Le binaire au bout des doigts: Un casse-tête entre récréation mathématique et enseignement 9782759830886

Le casse-tête du baguenodier, un simple jouet ? Certainement pas ! Le très sérieux magistrat Luc Agathange Louis Gros (1

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Le binaire au bout des doigts: Un casse-tête entre récréation mathématique et enseignement
 9782759830886

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE
AVANT-PROPOS
Chapitre 1 UNE PREMIÈRE APPROCHE DU BAGUENODIER
Chapitre 2 PREMIÈRES MANIPULATIONS SELON LOUIS GROS
Chapitre 3 LE SYSTÈME BINAIRE DE POSITION ET SON HISTOIRE
Chapitre 4 RÉSOLUTION DU BAGUENODIER AVEC LE SYSTÈME BINAIRE
Chapitre 5 LES RETOMBÉES MATHÉMATIQUES ET TECHNIQUES DU CODE DE BAUDOT-GROS-GRAY
Chapitre 6 LES RÉCRÉATIONS MATHÉMATIQUES DANS L’ENSEIGNEMENT
Chapitre 7 LES RÉCRÉATIONS MATHÉMATIQUES EN FRANCE (XVIIe-XIXe)
Chapitre 8 HISTOIRE DU CASSE-TÊTE
Chapitre 9 LUC AGATHANGE LOUIS GROS (1814- 1886) OU LA PASSION SECRÈTE D’UN JUGE D’INSTRUCTION
CHRONOLOGIE DE LA VIE BAGUENODIÈRE DE LOUIS GROS
REMERCIEMENTS
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE

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Le binaire au bout des doigts

Enseigner les sciences Collection dirigée par Michèle Gandit et Grégoire Charlot La collection « Enseigner les sciences » s’adresse aux enseignants des premier et second degrés, à ceux de l’université, aux formateurs, ainsi qu’à toute personne intéressée par les mathématiques, sciences et techniques, l’éducation ou la formation scientifique. Son objectif est de fournir des ressources (éclairages historiques, épistémologiques, fiches de travaux pratiques, fiches pour l’enseignant) pour mieux expliquer, enseigner ces disciplines. Il s’agit notamment de valoriser et diffuser les travaux de recherche-action des IREM, de Maths à modeler, ainsi que ceux qui sont menés dans tous les pays francophones, grâce au réseau des IREM et à ses liens avec l’Afrique, l’Amérique latine, l’Asie, le Québec et l’Europe francophone. Divers types de travaux, en langue française, peuvent être soumis, ainsi que d’autres types de supports (supports numériques, objets physiques) de médiation des sciences, s’accompagnant d’une réflexion sur les savoirs enseignés.

Le binaire au bout des doigts Un casse-tête entre récréation mathématique et enseignement

Lisa Rougetet

EDP Sciences UGA Éditions 2023

Dans la même collection Graines de scientifiques en maternelle. Explorer le monde du vivant, des objets et de la matière, sous la direction de Frédéric Charles, 2021. L’apprentissage de la critique. Développer l’analyse critique en physique, Laurence Viennot & Nicolas Décamp, 2019. Mathématiques récréatives. Éclairages historiques et épistémologiques, sous la direction de Nathalie Chevalarias, Michèle Gandit, Marcel Moralès & Dominique Tournès, 2019.

Photo de couverture : © iStock – Deagreez

Cet ouvrage a été publié avec le soutien du programme IDEX Université Grenoble Alpes.

ISSN 2680-8102 © EDP Sciences 17, avenue du Hoggar Parc d’Activité de Courtabœuf – BP 112 91944 Les Ulis Cedex A – France ISBN 978-2-7598-3087-9

© UGA Éditions Université Grenoble Alpes CS 40700 38058 Grenoble Cedex 9 – France ISBN 978-2-37747-391-5

TABLE DES MATIÈRES

Préface ......................................................................................................... 11 Avant-propos ................................................................................................ 13 1. Une première approche du baguenodier ................................................... Présentation de l’objet.................................................................................. Fonctionnement du casse-tête ...................................................................... Résolution du casse-tête : version courte sans binaire................................. Résolution du casse-tête : version courte avec un système binaire ............. Construction d’un baguenodier « maison » .................................................

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18 21 24 26 30

2. Premières manipulations selon Louis Gros ................................................. 35 Premières manipulations selon Louis Gros.................................................. 35 Quand les puissances de 2 sont convoquées ................................................ 40

3. Le système binaire de position et son histoire ............................................ 45

Introduction au système binaire de position ................................................ Une histoire brève du système binaire en Europe à partir du xviie siècle.................................................................................. Le système binaire et les autres systèmes de numération dans l’enseignement..................................................................................... Le système binaire dans les récréations mathématiques..............................

45

47 52 55

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4. Résolution du baguenodier avec le système binaire ................................... 63 Version de résolution de Louis Gros avec le système binaire...................... Explication du code de Baudot-Gros-Gray (ou code binaire réfléchi) ........ Quelques pistes d’activités à mener en classe avec le baguenodier............. Au sujet de la marche accélérée................................................................... Version de résolution du baguenodier en mobilisant la théorie des graphes...................................................................................

64 77 81 86 89

5. Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray ......................................................................................... 93 Le code de Baudot-Gros-Gray dans les télécommunications ...................... 93 Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray : du futile à l’utile, et vice-versa .................................................................... 99

6. Les récréations mathématiques dans l’enseignement .............................. 109 Les récréations mathématiques : qu’est-ce que c’est ? .............................. 109 Intérêt des récréations mathématiques dans l’enseignement ..................... 111 La manipulation comme aide à l’apprentissage......................................... 116

7. Les récréations mathématiques en France (XVIIe-XIXe) ............................... 121

Intérêt des récréations mathématiques pour l’histoire des mathématiques....... .....................................................................................................................122 L’émergence d’un genre littéraire et éditorial nouveau au xviie siècle : celui des récréations mathématiques ......................................................... 124 Les récréations mathématiques en France à la fin du xixe ........................ 127

8. Histoire du casse-tête .............................................................................. 137 Origines...................................................................................................... 137 Les mathématiciens européens qui se sont intéressés au baguenodier ...... 139 Popularité du casse-tête (du début du xvie siècle à nos jours)................... 165

9. Luc Agathange Louis Gros (1814-1886) ou la passion secrète d’un juge d’instruction ............................................................................................... 179 Un personnage haut en couleur.................................................................. 180 Une biographie sommaire .......................................................................... 187

Chronologie de la vie baguenodière de Louis Gros ....................................... 191

6 Table des matières

Remerciements ........................................................................................... 195 Annexes ...................................................................................................... 197 Bibliographie .............................................................................................. 205

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À Thierry Gauville, antiquaire de Gatteville-le-Phare, passionné de Louis Gros, sans qui tout ce travail n’aurait jamais vu le jour.

PRÉFACE L’ouvrage que vous tenez en main est un traité complet sur le code binaire de Louis Gros et tout ce qui s’y rapporte : usages récréatifs, outils éducatifs, système de codage mathématique et méthode utile en informatique, le tout accompagné d’éléments adaptés à une exploitation en classe, permettant d’en comprendre la naissance et l’évolution jusqu’à aujourd’hui. Certains jeux ou dispositifs de jeux portent en eux, parfois profondément cachés, des idées mathématiques. Le roi de ces dispositifs de jeux est le baguenaudier ou baguenodier. Il était devenu nécessaire de disposer d’un livre détaillé sur le sujet, car comme vous le verrez, de manière inattendue, il a pris de l’importance avec l’usage généralisé du binaire dans les sciences du numérique. La découverte, la mise à disposition de tous du manuscrit de Louis Gros de 1872 – qui le premier proposa une étude du code binaire associé au jeu – accroît l’intérêt du livre de Lisa Rougetet, car il en donne les clés et les éléments contextuels. Le premier chapitre va droit au but et pose d’emblée les questions qu’il est intéressant d’aborder quand on se trouve face à un baguenodier. La solution la moins technique du casse-tête est proposée, ainsi que la façon d’en fabriquer un pour soi, le tout richement illustré. Cette partie du texte sera particulièrement utile pour organiser des activités en classe avec des élèves dès l’âge de 10 ans. Tout est alors prêt pour une introduction aux codes binaires dont l’histoire est proposée. Avec la priorité attribuée, mais discutée, à Leibniz dans la compréhension complète de la théorie du calcul binaire, Lisa Rougetet montre à ceux qui en doutaient que rien n’est jamais linéaire et simple dans la naissance des idées et des théories. D’autres jeux dont les jeux de Nim sont présentés ; ils illustrent la prise de conscience progressive de l’importance des codages avec deux symboles

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qui se cachent en des endroits où on ne les attend pas. Un retour sur le baguenodier et sa solution faisant appel au tableau du système binaire permet alors d’unifier les éléments disparates tirés de la compréhension des jeux. Je ne commente pas en détail la suite du livre. Y sont abordés la fameuse Tour d’Hanoï, le code de Baudot-Gros-Gray, le thème des récréations mathématiques dans l’enseignement, les récréations mathématiques en France, l’histoire détaillée du baguenodier et le singulier personnage qu’est Louis Gros. L’auteure y réussit avec élégance à associer histoire des jeux, des sciences et des techniques et présentation de matériels mathématiques, le tout directement exploitable dans les collèges et les lycées grâce, en particulier, aux illustrations proposant une variété surprenante de dispositifs tous plus déconcertants les uns que les autres. La remarquable richesse des documents réunis et reproduits sont la meilleure façon peut-être de faire comprendre comment un sujet scientifique resté ignoré pendant tout le début de l’histoire humaine – l’importance du binaire – s’est petit à petit imposé en des lieux et à propos de sujets différents : il a pris alors sa place en s’unifiant en une théorie logique et algébrique d’une utilité indiscutable dans notre monde devenu en grande partie numérique. Source inépuisable d’images, d’informations sérieuses et anecdotiques, de contenus mathématiques et techniques, ce livre fera le délice des enseignants et de tous les amateurs de jeux ou d’histoire des sciences et des techniques. C’est un tour de force qu’a su opérer Lisa Rougetet en donnant d’un thème transversal d’histoire des sciences, dont elle est une experte reconnue par ses recherches, une version destinée à un très large public. Les enseignants y trouveront pour toutes les classes de quoi agrémenter, enrichir et préciser leurs cours qui nous n’en doutons pas fascineront et passionneront alors les élèves et étudiants. Les curieux qui liront le livre sans penser à l’enseignement se régaleront de cette aventure multiforme des codes binaires que le livre présente avec érudition sans jamais oublier d’en tirer l’amusement que, par nature, ce sujet suscite. Les historiens des sciences et des techniques disposeront avec ce texte et les documents inclus de tout ce qu’il manquait pour rendre pleinement intelligible l’apparition du binaire et sa diffusion.

Jean-Paul Delahaye, le 26 octobre 2022

12 Préface

AVANT-PROPOS L’enseignement des matières scientifiques cherche actuellement à s’ancrer davantage dans la pratique de la démarche scientifique et s’appuie de plus en plus largement sur l’histoire des sciences. Faire découvrir ce qu’est la science dans une vision systémique du monde ainsi que la profonde unité du savoir scientifique et de sa construction ; donner la possibilité aux élèves de faire de la science en favorisant la démarche d’investigation ; inviter à faire dialoguer les élèves autour de questions vives qui touchent à la science, en confrontant les différents points de vue adoptés par diverses disciplines en sciences humaines et sociales sont des enjeux qui amènent les professeurs, d’une part, à inclure dans leurs enseignements des éléments épistémologiques (en informatique, en sciences de la nature, en mathématiques) et, d’autre part, à expliquer comment ces sciences se sont construites au fil de l’histoire. Pour reprendre les propos de Pierre Léna, astrophysicien, membre de l’Académie des sciences : C’est en tissant ces sciences de la nature, ces mathématiques, cette informatique autour de l’enseignement scientifique que, j’espère, vous pourrez faire découvrir à nos élèves cette admirable aventure de l’esprit humain, empli de beauté, de raison, d’imagination, que l’enseignement scientifique va pouvoir développer dans nos classes en nous préparant une société de dialogue. 1

1. Vidéo disponible que le site de Canopé, à cette adresse : https://www.reseau-canope. fr/nouveaux-programmes/ressources-audiovisuelles/enseignement-scientifique.html [visionnée le 10/05/2022].

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Cette citation nous permet un lien direct avec le sujet qui anime cet ouvrage : découvrir les mathématiques d’un casse-tête vendu comme jouet pour enfants au milieu du xixe siècle en revenant sur les écrits d’un homme dont la passion inavouée pour le baguenodier l’a amené à représenter un code binaire nouveau, d’une grande utilité dans le domaine des télécommunications et aujourd’hui du numérique. Par l’histoire singulière, et surtout inédite de Louis Gros (1814-1886) et de sa relation avec le baguenodier, c’est un travail de nature historique, épistémologique et humaine qui peut être mené en classe ou en activité de médiation. Le baguenodier a en effet séduit les mathématiciens sur une longue période (Luca Pacioli au xve siècle, Jérôme Cardan au xvie, John Wallis au xviie ou Édouard Lucas au xixe) qui y ont immédiatement décelé les potentialités mathématiques, et son intérêt pour un usage pédagogique. L’étude de la résolution du casse-tête élaborée par Louis Gros à travers la lecture de son Traité, manuscrit inédit 2, permet une approche épistémologique extrêmement intéressante pour montrer à des élèves un cheminement de pensée mathématique particulier face à un casse-tête. L’exploitation de cette source primaire de près de 200 pages, chargée d’une réelle épaisseur de vie et détaillant le récit du processus d’invention de la résolution du baguenodier, a été rendue possible par M. Thierry Gauville, antiquaire-bouquiniste de Gatteville-le-Phare, qui a mis le texte à disposition de l’auteure. Qu’il soit ici à nouveau chaleureusement remercié. Les nombreuses anecdotes croustillantes, disséminées tout au long du manuscrit de Gros – totalement absentes de la Théorie, fascicule de 16 pages publié anonymement en 1872 – permettent en effet de dresser le portrait d’un amateur de sciences plein d’humour et d’autodérision, et de conter une aventure humaine emplie de raison et d’imagination. Par ailleurs, le baguenodier – de par son appartenance au domaine des récréations mathématiques, au côté d’autres casse-têtes mécaniques dont la résolution est fondée sur des notions mathématiques, comme le Taquin, le jeu du Solitaire ou la Tour d’Hanoï – permet également de faire entrer le jeu en classe, à une période où l’accent est porté sur l’importance du plaisir de faire des mathématiques, notamment par le jeu. Par la pratique du baguenodier, la dimension manipulation – au sens propre du terme – est également mise à contribution, favorisant ainsi la compétence « chercher » 3 et son engagement 2. Disponible en téléchargement sur la page dédiée du livre chez UGA Éditions (https:// www.uga-editions.com) et EDP Sciences (https://laboutique.edpsciences.fr). 3. Parmi les 5 autres compétences mathématiques qui traversent l’ensemble de l’enseignement primaire et secondaire : « modéliser », « représenter », « raisonner », « calculer » et « communiquer ».

14 Avant-propos

dans la démarche expérimentale par l’observation, le questionnement, l’expérimentation, l’élaboration d’hypothèses, leur test, leur validation ou invalidation, l’élaboration de nouvelles hypothèses, la verbalisation, l’abstraction, etc. L’utilisation que nous souhaitons faire du baguenodier s’inscrit ici dans une visée d’ouverture vers le monde mathématique via des objets manipulables, en apportant aux enseignants, aux jeunes, ou à toute personne intéressée par le sujet, des éléments de contextualisation d’ordre historique, épistémologique et culturel. Tandis que les premiers chapitres s’ouvrent concrètement sur des questionnements et des pistes d’enseignement, ceux qui suivent sont davantage destinés à mener une réflexion plus générale sur l’intérêt des récréations mathématiques pour l’histoire de la discipline, ainsi que leur place dans l’enseignement, du xixe siècle à aujourd’hui. Les deux derniers chapitres, quant à eux, permettent une immersion progressive dans l’univers de Louis Gros, et leur lecture prépare à celle du Traité manuscrit inédit de 1872, pour les personnes qui souhaiteraient s’y plonger.

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Chapitre 1

UNE PREMIÈRE APPROCHE DU BAGUENODIER

La connaissance actuelle que nous avons du casse-tête du baguenodier, à la fois concernant son histoire, mais surtout au sujet de son analyse mathématique en lien avec le système binaire, nous la devons essentiellement à un homme : Luc Agathange Louis Gros (1814-1886). Ce dernier s’inscrit en effet dans une « lignée » de mathématiciens parmi les plus reconnus de leur époque – nous les présentons, ainsi que leurs travaux dans le chapitre 8 – qui se sont intéressés au baguenodier, mais bien souvent sur quelques pages seulement au sein d’un ouvrage plus important, là où Louis Gros y consacre un manuscrit de plus de 200 pages. Ce personnage est aujourd’hui largement méconnu des historiens des sciences, des mathématiciens, voire des amateurs de jeux, pour la simple raison qu’il a toujours souhaité rester dans le plus strict anonymat au sujet de sa publication sur le baguenodier 1. Pourtant, c’est une véritable passion qui a poussé ce juge d’instruction au tribunal de première instance de Lyon à prendre sa plus belle plume pour rédiger le Traité du Baguenodier dans lequel le présent livre trouve ses origines et puise ses ressources. Le Traité est un document inédit révélant à la fois une analyse mathématique complète sans précédent du baguenodier et le chemin emprunté par son auteur pour la développer, mais apportant également de précieuses informations sur la personnalité et la vie de celui-ci.

1. La petite Théorie du Baguenodier (16 pages) est en effet publiée chez l’imprimeur Vingtrinier à Lyon en 1872, « par un clerc de notaire lyonnais » (Gros 1872b : 1).

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Ce premier chapitre s’attache à dresser un panorama de ce que Louis Gros appelle sa « science baguenodière » (Gros 1872a : 3). Dans un premier temps, nous décrivons l’objet qui le passionne tant, ainsi que les éléments qui le constituent, nous présentons également son fonctionnement et son but. Dans un second temps, nous donnons les premiers éléments explicatifs de la résolution du baguenodier pour réussir à le démonter rapidement (pour Louis Gros, un baguenodier de 5 anneaux peut se démonter en 20 secondes !), ainsi que les questions qui peuvent émerger lors de la manipulation et qui peuvent constituer les premières phases d’approche d’activités à mener en classe ou en action de médiation. Enfin, nous proposons aux lecteurs de construire leur propre baguenodier à 5 anneaux, à partir de matériel relativement aisé à se procurer.

Présentation de l’objet Le baguenodier (orthographe défendue par Louis Gros dans son Traité et que nous adoptons dans tout cet ouvrage 2) ou baguenaudier (orthographe usuelle) est un casse-tête mécanique composé d’une navette (longue tige de métal doublée et coudée) munie d’une poignée, et d’anneaux dont le nombre peut varier. Les anneaux sont enchevêtrés dans la navette et, comme le montre la figure 1, ils sont également solidaires entre eux (le premier avec le deuxième, le deuxième avec le troisième, etc.) par la planchette trouée à laquelle ils sont rattachés. L’objectif du baguenodier est de faire sortir tous les anneaux de manière à désolidariser l’ensemble pour avoir d’un côté la navette avec sa poignée, et de l’autre tous les anneaux (figure 2). Évidemment, une fois le baguenodier complètement démonté (figure 2), l’objectif est de le remonter en position initiale (figure 1).

2. Le choix de cette orthographe est expliquée au chapitre 9 ainsi que dans le manuscrit Traité du Baguenodier, au chapitre quatrième intitulé « Notes étymologiques » (Gros 1872a : 123-132).

18 Une première approche du baguenodier

Figure 1 : Baguenodier de 5 anneaux en position initiale (tous les anneaux sont montés). © L. R.

Figure 2 : Baguenodier de 5 anneaux entièrement démonté, avec la navette en haut de la photo et les anneaux solidaires en bas de la photo. © L. R.

Cet objet se trouve aujourd’hui assez facilement dans le commerce, notamment dans des boutiques en ligne de jouets pour enfants, ou encore dans des magasins de jeux de société. Les matériaux utilisés à sa fabrication sont variés et mêlent régulièrement de l’aluminium (pour les anneaux et la navette) et du bois (pour la poignée, la planchette trouée, et les tiges des anneaux). Au xixe siècle, le baguenodier pouvait se trouver dans des coffrets laqués présentant un ensemble varié de jeux et de casse-têtes à base de boules, de ficelles et d’anneaux, tous richement gravés de personnages ou de motifs floraux et arborescents 3, mais il pouvait également être vendu seul (figure 3). Le lecteur 3. Un exemple de coffret chinois laqué, rehaussé d’incrustations de nacre et de métal présentant un ensemble varié de jeux et de casse-têtes à base de boules, de ficelles

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intéressé trouvera l’histoire du baguenodier et de sa popularité du xvie siècle à aujourd’hui développée au chapitre 8.

Figure 3 : Photographie de baguenodiers : un français de 13 anneaux avec poignée (à gauche) et deux britanniques de 8 anneaux sans poignées (à droite), datant de la seconde moitié du XIXe siècle. (Hoffmann 1893 : 335)

Il est également tout à fait possible de fabriquer son propre baguenodier, quand on a le matériel, les outils nécessaires et un après-midi de libre. Nous vous proposons une notice de construction d’un baguenodier « maison » avec quelques anneaux de rideau et du fil de fer à la fin de ce chapitre, illustrée étape par étape. Cette activité de construction peut s’avérer profitable pour mieux comprendre comment les anneaux sont enchevêtrés entre eux et comment et d’anneaux (dont un baguenodier à 9 anneaux) peut être consulté dans (Van Delft & Botermans 1977 : 96) ou à cette adresse : http://collection.cassetete.free.fr/8_divers/1000_casse_tete/scans_van_delft/page_096.jpg [consulté le 05/09/2022]. Bien que fabriqués en Chine à la moitié du xixe siècle, ces coffrets étaient destinés à l’exportation vers l’Europe, où ils étaient dédiés à divertir les dames de la haute société.

20 Une première approche du baguenodier

fonctionne le casse-tête de manière générale, et peut être proposée en classe dès la fin du cycle 3. D’ailleurs, au xixe siècle, certaines personnes qui ne pouvaient pas s’offrir un baguenaudier en ivoire du commerce avaient certainement opté pour une fabrication artisanale (figure 4), tout comme Louis Gros qui en fabrique un avec son frère Francisque Claude à l’âge de 14 ans avec des « anneaux de rideau en cuivre fondu et brut » (Gros 1872a : 135).

Figure 4 : Baguenodier en bois de 6 anneaux, donné par Édouard Lucas au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) en 1889. Musée des Arts et Métiers, Cnam, Paris/© Michel Boutin, dans (Boutin 2019 : Planche X)

Fonctionnement du casse-tête Afin de clarifier les expressions que nous utilisons tout au long de cet ouvrage – et qui sont initialement celles introduites par Louis Gros dans son Traité (figure 5) – nous donnons ici les définitions des termes les plus courants.

Figure 5 : Introduction aux définitions de Louis Gros dans son Traité. (Gros 1872a : 9)

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On appelle premier anneau celui qui est indépendant de tous les autres et qui se situe à l’extrême droite sur la figure 1. C’est sur cet anneau que l’on effectue le plus grand nombre de changements. Les anneaux qui suivent – en remontant vers la poignée – sont respectivement le second anneau, le troisième anneau, etc. On dit ainsi que le premier anneau est inférieur à tous les autres anneaux, le second anneau est supérieur au premier anneau, mais inférieur au troisième (Gros 1872a : 9), etc. Baisser ou abaisser un anneau, c’est le dégager de la navette et le laisser pendre en dessous (figure 6). Élever ou monter un anneau, c’est faire passer la navette dans cet anneau (voir figure 7). Toucher un anneau, c’est l’élever s’il est abaissé, ou l’abaisser s’il est élevé. On appelle changement toute modification apportée à l’état du baguenodier par l’élévation ou l’abaissement d’un anneau. Enfin, monter le baguenodier, c’est engager de plus en plus la navette dans les anneaux, pour atteindre l’état de la figure 1 par exemple. Et démonter le baguenodier, c’est tendre à séparer entièrement la navette des anneaux, pour atteindre l’état de la figure 2. Les figures 6 et 7 illustrent respectivement l’abaissement et l’élévation du premier anneau.

Figure 6 : Pour abaisser le premier anneau, il faut le lever légèrement au-dessus de la navette, et l’orienter de sorte qu’il tombe ensuite entre les deux barres horizontales de la navette. Maintenant, une fois que le premier anneau est abaissé, est-il possible d’abaisser le second ? Ou un autre anneau ? © L. R.

22 Une première approche du baguenodier

Figure 7 : Pour élever le premier anneau, il faut tout d’abord l’enfiler, par en dessous, entre les deux barres transversales de la navette, puis l’orienter de manière à ce que la navette puisse ensuite passer dans l’anneau. Il faut bien penser à passer l’anneau dans la navette (entre les deux barres transversales) avant de l’engager, sinon on se retrouve rapidement bloqué. © L. R.

Après quelques instants de manipulation, on peut remarquer que les deux premiers anneaux du baguenodier peuvent être élevés ou abaissés en même temps, et se demander si cette action a une importance pour la résolution du casse-tête ou non. Bien que la manipulation simultanée – appelée marche accélérée, nous la discutons dans le chapitre 4 – permette parfois de gagner du temps lorsqu’on monte ou qu’on démonte le baguenodier, nous conseillons néanmoins de prendre l’habitude de ne toucher qu’un seul anneau à la fois, c’est-à-dire de ne faire qu’un seul changement à chaque toucher du casse-tête. Cela permet de mieux comprendre l’émergence de la résolution du baguenodier avec le code binaire réfléchi, tout comme Louis Gros a pu le montrer il y a près de 150 ans.

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Résolution du casse-tête : version courte sans binaire Dans un premier temps, il est tout à fait envisageable de démonter entièrement le baguenodier sans aucune connaissance du système binaire, réfléchi ou classique. D’ailleurs, lors de l’achat d’un baguenodier dans le commerce, des instructions sont souvent données pour réussir à résoudre le casse-tête, en donnant seulement la suite des manipulations à faire sur les anneaux pour les descendre les uns à la suite des autres, sans expliquer le principe général (figure 8).

Figure 8 : Instructions pour démonter entièrement un baguenodier de 7 anneaux, fournies à l’achat du casse-tête à la fin du XIXe siècle. (Gros 1872a : entre la p. 102 et la p. 103)

24 Une première approche du baguenodier

Assez intuitivement, une personne qui manipule le casse-tête pour la première fois a tendance à vouloir abaisser le premier anneau (on peut d’ailleurs se demander s’il est préférable de toujours commencer par abaisser le premier anneau ?), puis le second, puis le troisième, etc. mais elle se trouve rapidement bloquée par le mécanisme qui ne permet pas de travailler l’abaissement des anneaux les uns après les autres en les laissant en position abaissée. On le remarque à la lecture des premières lignes de la procédure de résolution décrite à la figure 8 : le premier anneau est abaissé, puis le troisième (et non le second !), puis le premier est à nouveau touché pour être élevé. Et plus loin, on peut également lire que le troisième anneau est à nouveau monté, etc. Il y a donc un ordre logique dans l’élévation et l’abaissement des anneaux, mais la lecture de ce document – en toutes lettres – permet difficilement de le comprendre… On peut être amené à se demander s’il est possible de toucher n’importe quel anneau à n’importe quel moment, dans n’importe quelle position du baguenodier. Un premier élément de réponse est donné dans le document de la figure 8 et n’aura pas échappé aux lecteurs qui ont suivi toutes les instructions jusqu’aux trois dernières lignes : « Il faut qu’il reste toujours deux anneaux sur la tringle pour en faire descendre un, et pour remonter le Baguenaudier, il ne faut qu’un anneau sur la tringle. » Cette phrase révèle une information importante qu’il est possible de formaliser après avoir manipulé le casse-tête pendant quelque temps, et qui s’énoncerait comme la condition nécessaire et suffisante suivante : Pour toucher un anneau de rang quelconque ≥ 2 (qu’il soit élevé ou abaissé), il faut et il suffit que l’anneau adjacent de rang inférieur soit élevé et que tous les autres anneaux de rangs inférieurs soient abaissés (le premier anneau pouvant être touché indépendamment de tous les autres).

Figure 9 : Condition pour pouvoir opérer sur un anneau, formulée par Louis Gros dans son Traité. (Gros 1872a : 12)

Ainsi, pour abaisser le troisième anneau, il faut et il suffit que le second soit élevé (car c’est l’anneau adjacent de rang inférieur) et que le premier anneau soit abaissé. Ou, si l’on souhaite élever le quatrième anneau, il faut et il suffit

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que le troisième soit élevé, et que le second et le premier soient abaissés. La position des anneaux de rangs supérieurs n’a donc pas d’influence sur le toucher d’un anneau d’un rang inférieur. Une première activité de découverte du baguenodier en classe – après éventuellement en avoir construit un à 5 anneaux comme ci-dessous – peut tout à fait être envisagée autour de la recherche et de la formulation de cette condition nécessaire et suffisante qui peut par ailleurs être éprouvée empiriquement. Nous proposons un tableau récapitulatif de séances pouvant être menées en classe dans le chapitre 2. Voyons à présent comment émerge le système binaire réfléchi dans la résolution du baguenodier de Louis Gros.

Résolution du casse-tête : version courte avec un système binaire Le baguenodier est composé d’un certain nombre d’anneaux qui peuvent être chacun dans deux positions distinctes : élevée ou abaissée. En partant de cette observation et en symbolisant un anneau élevé par un 1 et un anneau abaissé par un 0, chaque état du baguenodier peut ainsi être représenté par un nombre binaire. Par exemple, un baguenodier possédant 7 anneaux – comme dans l’exemple de la figure 8 – tous élevés s’écrit 1111111. Dans l’optique de démonter le baguenodier pour atteindre l’état 0000000, le premier mouvement à effectuer est d’abaisser le premier anneau (attention, ce n’est pas le cas pour un baguenodier ayant un nombre pair d’anneaux 4), c’est-à-dire d’obtenir l’état 1111110. Puis il faut abaisser le troisième anneau (1111010) et élever le premier anneau (1111011), etc. Les différents états par lesquels passe le baguenodier en train d’être démonté forment une séquence de nombres binaires dont la particularité est qu’un seul et unique chiffre change d’une position du casse-tête à l’autre, après avoir touché un anneau :(1111111) → (1111110) → (1111010) → (1111011) → (1111001) → (1111000) → (1101000), etc. Ceci correspond au fait que sur le baguenodier, dans la marche normale et non accélérée, on ne touche qu’un seul anneau à la fois (le premier anneau ou l’anneau directement supérieur au premier anneau élevé rencontré sur la navette). Cette séquence particulière de nombres binaires, dans laquelle on passe d’un terme à un autre en modifiant un seul chiffre constitue un codage binaire 4. D’où l’intérêt éventuel de se munir (ou de construire) également un baguenodier à 4 anneaux par exemple.

26 Une première approche du baguenodier

connu sous le nom de code binaire réfléchi ou code de Gray. On doit ce nom à Frank Gray (1887-1969), physicien et chercheur américain des laboratoires Bell, qui brevette le code en 1953 après l’avoir déposé en 1947. Mais d’autres personnes avant lui l’avaient identifié et utilisé : l’ingénieur français Émile Baudot (1845-1903) dans le domaine des télécommunications (chapitre 5) et ce juge d’instruction, grand amateur à la passion inavouable pour le baguenodier, Louis Gros. Pour représenter facilement les divers états du baguenodier, ce dernier propose le tableau suivant :

Figure 10 : Extrait du tableau de Louis Gros, dans son Traité du Baguenodier manuscrit. (Gros 1872a : 25)

La particularité du procédé de Louis Gros réside dans le fait qu’il considère en premier lieu le baguenodier complètement démonté (comme dans la figure 2), et que l’objectif est de le monter. Il va donc commencer par élever le premier anneau (car, à ce stade, c’est le seul anneau qui peut être touché), d’où le point en haut à droite du tableau. Il élève ensuite le second anneau, en schématisant la position par deux points au-dessus de la ligne de la feuille de papier. La suite des changements pour monter le baguenodier implique d’abaisser le premier anneau pour ensuite élever le troisième ; ces changements sont schématisés respectivement par les positions • • (le premier anneau abaissé, le second élevé) et • • • (les troisième et second anneaux élevés, le premier abaissé).

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Les points permettent une modélisation naturelle des états du baguenodier selon la position des anneaux dans la navette, et les nombres binaires écrits en dessous traduisent la représentation de ces différents états dans une numération binaire. À ce stade, il ne s’agit vraiment que d’une représentation, car aucun calcul n’est mené avec ces nombres binaires (nous discutons l’importance des symboles dans le processus de conceptualisation mathématique au cours du chapitre 4). C’est dans l’enchaînement des schémas avec les points au-dessus ou en dessous de la ligne – et non dans la suite des nombres binaires qui sont écrits sous les schémas – qu’émerge le code de Baudot-Gros-Gray : on remarque en effet qu’un seul point change de position à chaque toucher d’anneau. Les nombres écrits en binaire en dessous de chacun des schémas, quant à eux, forment la suite classique des entiers naturels en binaire (1, 10, 11, 100, etc.) et représentent le nombre de changements effectués depuis la position initiale (celle où tous les anneaux sont abaissés) jusqu’à la position en question. Ils traduisent donc le rang écrit à gauche du tableau, et non l’état atteint. On peut alors être amené à se poser la question du nombre minimum de changements nécessaires pour (dé)monter complètement le baguenodier, ou pour atteindre une autre position donnée. Par exemple, entre la position initiale dans laquelle le baguenodier est entièrement démonté, et celle où les troisième et second anneaux sont élevés et le premier abaissé ( • • •), on a effectué 4 changements, soit 100 en binaire. L’intérêt de ce tableau se manifeste dans le cas particulier – mais assez courant ! – où l’utilisateur ne sait plus quel mouvement il doit effectuer pour continuer à monter (ou à démonter) son baguenodier. Il lui suffit alors de schématiser la position dans laquelle se trouve le baguenodier et de la repérer dans le tableau de Louis Gros. À partir de là, deux options sont possibles : ou bien l’utilisateur est en train de monter le baguenodier, dans ce cas il va chercher à positionner son baguenodier dans la position qui suit celle dans laquelle il est bloqué ; ou bien l’utilisateur est en train de démonter le baguenodier, et dans ce cas, il va chercher à positionner son baguenodier dans la position précédant celle dans laquelle il est bloqué. Par exemple, arrivé à la position • • • • il est possible de monter le baguenodier en élevant le premier anneau (position • • •  • • • ) ou bien de le démonter en abaissant le quatrième (position • dans le tableau de la figure 10, le quatrième anneau abaissé n’est pas schématisé, car si l’on suit le procédé de Louis Gros, il n’a pas encore été élevé). Grâce au tableau, on remarque donc que monter (ou démonter) un baguenodier de 4 anneaux nécessite 10 changements (il manque la dernière élévation du second anneau dans le tableau de la figure 10), un baguenodier de 5 anneaux nécessite 21 changements, un de 6 anneaux nécessite 42 changements et un de

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7 anneaux 85 changements, etc. Louis Gros estimait qu’en moyenne 64 changements par minute pouvaient être effectués sur le casse-tête, donnant ainsi les temps nécessaires pour démonter entièrement un baguenodier de 5, 7, 9, 11, 13 et 25 anneaux (figure 11).

Figure 11 : Note manuscrite de Louis Gros ajoutée à la dernière page de l’exemplaire de sa Théorie du Baguenodier, reliée au Traité. Louis Gros ne considère ici que des baguenodiers avec un nombre impair d’anneaux, car ce sont les plus courants vendus dans le commerce à cette époque. (Gros 1872b : 16)

À la lecture de la première partie de ce chapitre, le lecteur a pu, nous l’espérons, se rendre compte du potentiel mathématique que révèle le baguenodier lorsqu’on s’intéresse de plus près à sa résolution, notamment par le biais de questions qui émergent assez naturellement lors de la manipulation : faut-il toujours commencer par abaisser le premier anneau ? Peut-on toucher n’importe quel anneau dans n’importe quelle position ? Y a-t-il un nombre minimum de mouvements pour démonter complètement le baguenodier ? Combien de changements sont-ils nécessaires pour passer d’une position à une autre du baguenodier ? Comment déterminer ces nombres ? Le fait de pouvoir toucher les deux premiers anneaux en même temps est-il important ? Les réponses à ces questions sont abordées dans les chapitres suivants, et renverront davantage à des considérations mathématiques et didactiques, accompagnées de ressources historiques permettant de contextualiser les propos. L’aspect culturel, ludique et historique du baguenodier est approfondi dans le chapitre 8, dans lequel est présentée la riche histoire de cet objet, les mathématiciens et savants qui se sont intéressés à sa résolution depuis le xvie siècle, sa possible adaptation en tant que système de fermeture de coffres, ainsi que sa popularité. Enfin, pour aborder pleinement la lecture du Traité manuscrit de Louis Gros 5, 5. Disponible en téléchargement sur la page dédiée du livre chez UGA Éditions (https:// www.uga-editions.com) et EDP Sciences (https://laboutique.edpsciences.fr).

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le chapitre 9 permet une incursion dans le monde de ce personnage haut en couleur, plein d’humour et littéralement passionné par le baguenodier depuis sa plus tendre enfance. Mais avant cela, nous proposons aux lecteurs de fabriquer eux-mêmes un baguenodier grâce à des anneaux de rideau, une lamelle de bois trouée (ou un carton épais), quelques perles en bois et du fil de fer.

Construction d’un baguenodier « maison » Nous décrivons ci-dessous les différentes étapes pour composer un baguenodier à 5 anneaux, mais une fois le processus de construction compris, vous pourrez tout aussi bien composer un baguenodier avec autant d’anneaux que vous le souhaitez (rappelez-vous seulement qu’il faut au minimum 1 h 25 min pour démonter entièrement un baguenodier à 13 anneaux !).

Matériel nécessaire, illustré figure 12 : • 5 anneaux de rideau en bois (de diamètre 5 cm maximum, au-delà le baguenodier sera vraiment colossal) ; • un morceau de champlat en bois d’une vingtaine de centimètres de longueur, percé de 5 trous espacés de 4 cm environ ; • 5 perles en bois ; • environ 2 m de fil de fer facilement maniable, découpés en 5 morceaux de 40 cm chacun ; • un cintre en fer pour la navette (ou un fil de fer relativement épais, qui ne se tord pas facilement) ; • une pince coupante.

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Figure 12 : Matériel nécessaire à la construction d’un baguenodier maison. © L. R.

Dans un premier temps, enrouler chaque morceau de fil de fer sur lui-même pour le doubler, en incluant un anneau (attention à laisser un peu de jeu pour que l’anneau puisse toujours circuler librement dans la boucle du fil de fer). Pour chaque anneau, laisser quelques centimètres de fil simple pour pouvoir l’enrouler autour de la perle en bois une fois passé dans le champlat. Sur la figure 13, le fil de fer est enroulé sur lui-même sur environ 9-10 cm en dessous de l’anneau. L’important est que cette longueur soit la même pour chacun des anneaux.

Figure 13 : Les 5 anneaux de rideau, pris dans une boucle par le fil de fer. La boucle du fil de fer est assez lâche pour que l’anneau puisse circuler librement, et le fil de fer a été enroulé sur lui-même sous l’anneau sur 9-10 cm. © L. R.

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Ensuite, il faut prendre le premier anneau, faire passer le fil de fer qui le tient dans le second anneau avant de le glisser dans le premier trou du champlat en bois, et de « verrouiller » le système en enroulant le fil de fer simple autour de la perle (figure 14).

Figure 14 : Passer le fil de fer qui enroule le premier anneau dans le second anneau, puis le glisser dans le premier trou du champlat, et verrouiller le bout de fil simple en le passant dans la perle. Couper au ras de la perle pour que ça ne soit pas pointu. © L. R.

Il suffit ensuite de réitérer cette étape, en faisant passer le fil qui tient le second anneau dans le 3e anneau avant de le glisser dans le 2e trou du champlat et de verrouiller avec la perle en bois. Le processus est le même pour les 3e, 4e et 5e anneaux, et le résultat final est illustré par la figure 15.

Figure 15 : Résultat final de l’ensemble des anneaux enchevêtrés entre eux et solidaires du champlat. © L. R.

Pour la navette, il est possible d’utiliser un cintre en fer (ou un fil de fer plus épais, mais qui ne doit pas se tordre facilement) et de lui donner la forme

32 Une première approche du baguenodier

d’une ellipse très aplatie, avec une partie plus serrée faisant office de poignée, comme le montre la figure 16 6.

Figure 16 : Le cintre est aplati en ramenant le milieu de la base du triangle près du crochet, ce point de pression étant maintenu par le fil de fer plus fin, utilisé pour les anneaux. La partie elliptique à droite forme la navette, la partie à gauche formera la poignée, le crochet sera coupé. © L. R.

Il est ensuite plus esthétique – et moins dangereux – de couper le crochet du cintre (haut de la figure 16) avec une pince coupante, et d’éventuellement entourer la poignée d’un ruban ou d’un fil de fer coloré pour rendre la préhension de l’objet plus agréable (figure 17).

Figure 17 : Entourer la poignée d’un ruban ou d’un fil de fer coloré pour rendre le baguenodier plus esthétique et plus agréable à manipuler. © L. R.

6. Pour les lecteurs adeptes du travail manuel, mieux outillés et de nature plus « bricoleuse », nous les invitons à consulter l’ouvrage de Van Delft et Botermans intitulé 1000 casse-tête du monde entier (1977 : 100-102), disponible à cette adresse : http://collection.cassetete.free.fr/8_divers/1000_casse_tete/1000_casse-tete_scans. htm [consulté le 05/09/2022].

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Vous voilà à présent en possession d’un baguenodier entièrement démonté avec un nombre impair d’anneaux (il est tout à fait envisageable d’en construire un autre avec un nombre pair d’anneaux 7). Nous vous invitons à le garder tel quel pour appréhender le chapitre 2 au sujet de la résolution du casse-tête sans faire appel au système binaire, ainsi que le chapitre 4 (car le code binaire réfléchi émerge de la résolution du casse-tête à partir d’une position initiale démontée) et de vous munir d’un baguenodier monté. Vous êtes prêts à affronter la suite du livre pour comprendre l’articulation entre les changements opérés sur le baguenodier et les mathématiques qui en découlent. N’hésitez pas à revenir souvent à la manipulation pour comprendre toutes les explications présentées.

7. Nous verrons dans le prochain chapitre que la parité du nombre d’anneaux se révèle déterminante pour savoir quel anneau il faut abaisser en premier pour démonter le baguenodier.

34 Une première approche du baguenodier

Chapitre 2

PREMIÈRES MANIPULATIONS SELON LOUIS GROS

Les différentes versions de résolution du baguenodier (sans et avec le système binaire) présentées ici sont toutes exposées par Louis Gros dans son Traité, mais nous avons fait le choix de les présenter dans un ordre différent – de la plus simple à la plus aboutie – pour permettre, d’une part, une meilleure compréhension des liens existant entre le baguenodier, le code de BaudotGros-Gray (code binaire réfléchi) et le système binaire, et, d’autre part, une progression des activités en classe de difficulté croissante. Le baguenodier constitue en effet un support matériel intéressant pour proposer des situations de recherche aux élèves, sous couvert que les questions posées soient guidées par l’enseignant et ne soient pas laissées à la seule charge des élèves.

Premières manipulations selon Louis Gros Celui qui ne connaît ni la théorie ni la pratique du jeu croit bien faire d’abaisser d’abord le plus grand nombre possible d’anneaux, puisqu’il s’agit de les abaisser tous : il abaisse donc les deux premiers, puis le quatrième ; mais il a fait trois pas en sens contraire ; s’il continue il arrivera bientôt à avoir la navette engagée au maximum, et il sera arrêté très loin de son but. (Gros 1872a : 105-106)

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La première façon de résoudre le casse-tête du baguenodier, sans avoir recours au système binaire ni au code de Baudot-Gros-Gray, repose sur deux considérations pratiques (vues au chapitre 1) qu’il est possible de déterminer une fois qu’on a eu suffisamment de temps pour manipuler le casse-tête et comprendre son mécanisme. Elles se résument ainsi (figure 18) : • quelle que soit la position du baguenodier, le premier anneau peut toujours être élevé ou abaissé (son toucher est indépendant de tous les autres anneaux) ; • pour toucher un anneau de rang quelconque (qu’il soit élevé ou abaissé), il faut et il suffit que l’anneau adjacent de rang inférieur soit élevé et que tous les autres anneaux de rangs inférieurs soient abaissés.

Figure 18 : Première remarque pratique de Louis Gros pour pouvoir toucher un anneau. (Gros 1872a : 101)

Ainsi, si l’on souhaite par exemple démonter un baguenodier de 5 anneaux, il faut envisager de pouvoir abaisser le 5e anneau. Or pour abaisser le 5e, il faudra que le 4e soit élevé et les trois premiers abaissés. Or pour abaisser le 3e, il faut que le 2e soit élevé et le premier abaissé. En ayant ainsi raisonné de façon rétrograde 1 (de la position qu’on cherche à atteindre à la position initiale), on sait qu’il faudra abaisser 1, abaisser 3, élever 1 pour abaisser 2, puis abaisser 1. Cet enchaînement de changements sur le baguenodier peut être résumé de la façon suivante : ↓1 ↓3 ↑1 ↓2 ↓1. Cette notation permet de faire ressortir davantage le côté algorithmique de la procédure, et d’y dégager éventuellement des schémas de démontage récurrents. On arrive à la position où le 4e et le 5e anneaux sont élevés (figure 19), et l’on abaisse le 5e (figure 20), ↓5.

1. Le raisonnement rétrograde est une façon de raisonner qui est classique en mathématiques, notamment pour l’analyse des jeux combinatoires (deux joueurs, information complète, pas de hasard), voir (Rougetet 2014).

36 Premières manipulations selon Louis Gros

Figure 19 : Les 4e et 5e anneaux sont élevés. © L. R.

Figure 20 : Le 5e anneau est abaissé. © L. R.

Ensuite, pour pouvoir abaisser le 4e anneau, il faut élever le 3e, mais pour élever le 3e, il faut élever le 2e et donc le 1er. Donc on remonte le 1er, on remonte le 2e, on abaisse le 1er, on élève le 3e, on élève le 1er pour abaisser le 2e, puis on abaisse le 1er. Cela revient à effectuer l’enchaînement de changements suivant : ↑1 ↑2 ↓1 ↑3 ↑1 ↓2 ↓1. On arrive alors à la position où les 4e et 3e anneaux sont élevés (figure 21) et l’on peut abaisser le 4e (figure 22), ↓4.

37

Figure 21 : Une fois qu’on a remonté le 3e anneau (après plusieurs changements) on se retrouve dans la position où le 3e et le 4 e anneaux sont élevés, dans l’optique d’abaisser le 4 e. © L. R.

Figure 22 : Le 4 e anneau a pu être abaissé, il ne reste que le 3e élevé. © L. R.

Ensuite, il faut pouvoir abaisser le 3e, donc il faut relever le 2e, et pour relever le 2e, il faut relever le 1er. Donc on élève le 1er, on élève le 2e, on abaisse le 1er et l’on peut abaisser le 3e. Il reste le 2e anneau à abaisser, il suffit alors d’élever le 1er anneau, d’abaisser le 2e puis d’abaisser le 1er, et le baguenodier est entièrement démonté. Cela se résume par l’enchaînement suivant : ↑1 ↑2 ↓1 ↓3 ↑1 ↓2 ↓1. La séquence complète des 21 changements qu’il faut effectuer pour démonter entièrement un baguenodier de 5 anneaux s’écrit alors : ↓1 ↓3 ↑1 ↓2 ↓1 ↓5 ↑1 ↑2 ↓1 ↑3 ↑1 ↓2 ↓1 ↓4 ↑1 ↑2 ↓1 ↓3 ↑1 ↓2 ↓1.

38 Premières manipulations selon Louis Gros

Cette façon de faire est plutôt efficace, sous couvert de se souvenir exactement quel anneau on veut toucher pour ne pas s’écarter de son objectif final et se retrouver à monter le baguenodier au lieu de le démonter ! Il faut également faire attention de commencer à abaisser le bon anneau en premier : par exemple, dans le cas du baguenodier à 5 anneaux, si l’on commence par abaisser le 2e puis le 1er, on se retrouve à abaisser le 4e anneau (car le 3e est élevé et les deux premiers sont abaissés, figure 23) et l’on se retrouve bloqué, car le 5e anneau ne peut plus être abaissé (figure 24).

Figure 23 : Dans cette position, on peut descendre le 4 e anneau, mais… © L. R.

Figure 24 : … une fois descendu, on ne peut plus descendre le 5 e. © L. R.

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Cette situation arrive assez fréquemment lorsqu’on manipule le baguenodier pour la première fois. Bien évidemment, le choix du premier anneau qu’on va toucher (le 1er ou le 2e) est conditionné par le nombre total d’anneaux que possède le baguenodier. Que ce soit un baguenodier à 5, 7, 9 ou 11 anneaux (il en existe rarement de plus grand dans le commerce), c’est-à-dire avec un nombre impair d’anneaux, il devra être démonté en commençant par abaisser le premier anneau. Ce qui permettra ensuite d’abaisser le 3e, le 5e, etc. jusqu’au dernier anneau de rang impair. En revanche, les baguenodiers qui possèdent un nombre pair d’anneaux – moins courants dans le commerce – devront commencer à être démontés en abaissant le 2e anneau (d’où l’intérêt éventuel d’avoir construit deux baguenodiers au chapitre précédent : un pair et un impair). Cette remarque peut tout à fait faire l’objet d’une question ouverte en classe lors d’une activité centrée sur le baguenodier après une séance de prise en main de l’objet : commence-t-on toujours par abaisser le même anneau, quel que soit le nombre total d’anneaux du baguenodier ? En effet, pour que les élèves soient placés dans une situation de recherche, il faut que cette dernière soit motivée par des questionnements qui incitent à l’émergence d’une activité mathématique, car le casse-tête en soi, donné tel quel, ne constitue pas nécessairement un problème de recherche pour les élèves (voir chapitre 6 pour plus de détails).

Quand les puissances de 2 sont convoquées Une seconde façon de procéder pour démonter le casse-tête repose sur une comparaison entre les rangs des anneaux du baguenodier et les exposants des puissances de 2 qui apparaissent dans la suite des nombres entiers naturels, quand ils sont écrits sous la forme 2k × m, avec k entier naturel et m entier naturel impair. Elle est présentée par Louis Gros au début de son Traité (à partir de la page 12) qui explique que la condition pour toucher l’anneau n, évoquée précédemment, est équivalente à dire que l’on ne peut toucher l’anneau n que si l’anneau n − 1 a été touché un nombre impair de fois, et chacun des anneaux inférieurs un nombre pair de fois. En effet, en partant de la configuration initiale où le baguenodier est entièrement démonté – comme celui que vous avez construit –, si un anneau est élevé alors c’est qu’il a été touché un nombre impair de fois (au minimum une fois), et si un anneau est abaissé, alors c’est qu’il a été touché un nombre pair de fois (au minimum deux fois ou pas du tout).

40 Premières manipulations selon Louis Gros

Louis Gros fait alors le lien avec l’apparition des différentes puissances de 2 dans la suite des entiers naturels, lorsqu’ils sont décomposés sous la forme 2k × m, avec m entier naturel impair : […] je trouvais que la marche du baguenodier avait quelque analogie avec ces puissances […] je ne trouvais pas une similitude complète. Cependant il me resta à l’esprit l’intime conviction que le baguenodier et les puissances de 2 avaient une liaison étroite. (Gros 1872a : 135-136)

Par exemple, pour 8 = 23, l’exposant 3 de la puissance de 2 se présente pour la première fois dans la liste des entiers 1 = 20, 2 = 21, 3 = 20 × 3, 4 = 22, 5 = 20 × 5, 6 = 21 × 3, 7 = 20 × 7 quand l’exposant 2 de la puissance de 2 est apparu un nombre impair de fois (ici une fois, pour 4) et les exposants des puissances inférieures (20 et 21) sont apparus un nombre pair de fois (respectivement 4 et 2 fois). Louis Gros généralise cet exemple à n’importe quelle puissance de 2 : la puissance n-ième ne se présente dans la série des nombres entiers naturels que lorsque la puissance n − 1 s’est présentée un nombre impair de fois et toutes les puissances inférieures un nombre pair de fois. On pourrait même préciser « dès que la puissance n − 1 s’est présentée une fois, et les puissances inférieures un nombre pair de fois ». En effet, si l’on prend 2n, on a la relation 2n = 2n  − 1 × 2, ce qui signifie qu’entre les nombres 2n et 2n − 1 il n’y a qu’un nombre qui fasse intervenir 2n − 1 dans sa décomposition sous la forme 2k × m, avec m entier naturel impair, qui est 2n − 1 × 1. De même, du fait que 2n = 2n − 2 × 22, entre les nombres 2n et 2n − 2 il n’y a que deux nombres qui fassent intervenir 2n − 2 dans leur décomposition sous la forme 2k × m, avec m entier naturel impair, qui sont 2n − 2 × 1 et 2n − 2 × 3. Grâce à cette règle, il suffit ensuite de considérer la suite des entiers naturels, et leur décomposition sous la forme 2k × m, avec m entier naturel impair, faisant apparaître les puissances de 2 ; l’ordre d’apparition des différents exposants des puissances donnera l’ordre dans lequel toucher les anneaux du rang associé. Les nombres impairs – qui ne font donc apparaître que 20 – impliquent de toucher le premier anneau. Les nombres qui ne sont divisibles que par 2 – c’est-à-dire ceux qui ne font apparaître que 21 dans leur décomposition – impliquent de toucher le deuxième anneau. Les nombres qui font apparaître 22 dans leur décomposition impliquent de toucher le troisième anneau, et ainsi de suite (figure 25).

41

Figure 25 : Règle énonçant la correspondance entre les exposants des puissances de 2 et les anneaux correspondants qu’il faut toucher. (Gros 1872a : 14)

En partant donc d’une position initiale où tous les anneaux du baguenodier sont abaissés, la correspondance entre les exposants des puissances de 2 intervenant dans la décomposition en produit de la forme 2k × m (k entier naturel et m impair) des nombres entiers naturels et les rangs des anneaux qu’il faut toucher permet d’établir le tableau suivant (pour les 10 premiers changements) : Nombres entiers naturels

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

Décomposition en produit de la forme 2k × m *

20

21

20 × 3

22

20 × 5

21 × 3

20 × 7

23

20 × 9

21 × 5

Mouvement à effectuer sur les anneaux du baguenodier

↑1

↑2

↓1

↑3

↑1

↓2

↓1

↑4

↑1

↑2

*avec k entier naturel et m entier naturel impair

En somme, pour monter un baguenodier dont les anneaux sont tous abaissés, il « suffit » de connaître la comptine numérique jusqu’à n et la décomposition de chaque nombre en produit d’une puissance de 2 et d’un nombre impair. Avec l’ensemble des considérations présentées jusqu’à présent (la condition nécessaire et suffisante pour toucher un anneau, la suite des puissances de 2 dans la décomposition des nombres entiers naturels, l’anneau qu’il faut toucher en premier selon la parité du nombre d’anneaux), il est possible de proposer trois séances (voire quatre, la troisième pouvant être envisagée en deux temps) à un groupe en demi-classe de 12-15 élèves maximum pour, dans un premier temps, construire le baguenodier, se l’approprier et introduire

42 Premières manipulations selon Louis Gros

le vocabulaire associé et, dans un second temps, engager la réflexion autour de questions bien précises qui invitent les élèves à émettre des hypothèses, les tester, confronter leurs points de vue et verbaliser les actions qu’ils mènent sur l’objet.

Contenu abordé

Séance 0 « Construction » (optionnelle)

Séance 1 « Découverte »

Séance 2 « Approfondissement »

– construction d’un baguenodier à 5 anneaux comme expliqué au chapitre 1 ; – l’enseignant peut préparer la navette, ainsi que les anneaux chacun pris dans un fil de fer et prêts à être enchevêtrés puis fixés au champlat avec une perle ; – premières manipulations pour comprendre comment s’élève (et s’abaisse) le premier anneau dans la navette (car le baguenodier est, à ce stade, complètement démonté).

– premières manipulations du baguenodier monté (510 minutes) ; – appropriation du casse-tête et de son fonctionnement (510 minutes) ; – introduction du vocabulaire associé (5-10 minutes) ; – bilan de ce que les élèves observent (5 minutes).

– réactivation du vocabulaire associé au baguenodier, ainsi que de son fonctionnement (5 minutes) ; – découverte de la condition nécessaire et suffisante pour toucher l’anneau n par rapport à la position des autres anneaux (10 minutes) ; – l’appliquer pour démonter complètement le baguenodier et le monter à nouveau (10-15 minutes) ; – demander quel anneau doit être abaissé en premier selon le nombre d’anneaux initial (pair ou impair) du baguenodier et trouver la condition (10 minutes) ; – [optionnel] donner le tableau avec la décomposition des dix premiers entiers naturels sous la forme d’un produit 2k × m (k entier naturel et m impair), demander d’en construire la suite et d’émettre des hypothèses en lien avec l’ordre dans lequel il faut toucher les anneaux (1520 minutes).

Niveau/ Dès la fin du cycle 3 et Fin du cycle 3 âge niveaux supérieurs 10-11 ans minimum À partir de 10-11 ans

Fin du cycle 4 13-14 ans

Prérequis Aucun

Séance 1

Temps conseillé

Entre 30 et 55 minutes (en fonction de la préparation, ou non, du matériel)

Aucun

15-30 minutes 55 minutes (le temps de manipulation peut être allongé)

43

Nous avons été en mesure de tester les séances 1 et 2 auprès de lycéens en fin de classe de seconde participant à un stage Maths C2+, organisé par la structure de diffusion Plaisir Maths 2, lors de deux ateliers (par groupes de 5-6 élèves) avec des baguenodiers de 5 anneaux : un premier atelier « découverte » de 15 minutes a permis aux élèves de manipuler l’objet et de comprendre ce que signifie élever ou abaisser un anneau, puis un second atelier « approfondissement » de 30 minutes leur a permis de comprendre la condition nécessaire et suffisante pour pouvoir toucher un anneau. À la fin de ce 2e atelier, tous les élèves avaient réussi a minima à démonter entièrement le baguenodier, certains avaient réussi à le remonter également, et un seul commençait à réfléchir sur le nombre de changements qu’il avait effectués pour le démonter (et le remonter). Dans son Traité, dans le quatrième chapitre intitulé « Bavardages historiques », Louis Gros explique que c’est en travaillant la mise au même dénominateur des fractions en classe de quatrième – en cherchant donc le plus grand diviseur commun – qu’il a trouvé l’analogie entre la marche du baguenodier et les puissances de 2, ce qui l’a ensuite incité à regarder plus attentivement les propriétés du système binaire. Le fait que dans le système binaire, le rang n d’un nombre ne peut être 1 que si le rang n − 1 et tous les rangs inférieurs valent 1 dans le nombre précédent, et que lorsqu’il est possible de mettre un 1 au rang n, alors tous les rangs inférieurs prennent 0, n’était pas sans lui rappeler la condition nécessaire et suffisante évoquée précédemment pour pouvoir toucher un anneau quelconque du baguenodier…

2. https://www.plaisir-maths.fr [consulté le 05/09/2022].

44 Premières manipulations selon Louis Gros

Chapitre 3

LE SYSTÈME BINAIRE DE POSITION ET SON HISTOIRE

Ce chapitre est consacré au système binaire, celui-ci étant nécessaire pour présenter la prochaine résolution du baguenodier qui s’appuie sur le tableau de Louis Gros et sur le code binaire réfléchi. Après avoir introduit le concept du binaire et ses principales propriétés, nous verrons comment celui-ci a été introduit et diffusé en Europe, notamment grâce à un texte de 1703 du mathématicien et philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716). Nous montrerons ensuite comment et sous quelle forme le système binaire a fini par croiser le chemin des récréations mathématiques, et a pu être utilisé dans des situations plus « pratiques », comme dans les cartes perforées des métiers à tisser Jacquard au xixe siècle.

Introduction au système binaire de position Les nombres que nous employons dans la vie de tous les jours sont exprimés dans le système positionnel dit « décimal », c’est-à-dire qu’il repose sur la suite des puissances de 10 : 1, 10, 100, 1 000, etc. qui sont des regroupements par 10. En effet, l’expression d’un nombre quelconque, par exemple 234, est représentée par la séquence de chiffres 2, 3 et 4 dont la position est importante ; cela signifie que le nombre est composé de 2 centaines, 3 dizaines et 4 unités, soit encore qu’il est égal à la somme 2 × 102 + 3 × 101 + 4 × 100. Pour exprimer les nombres dans ce système, on utilise dix symboles (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9) qui, selon leur position dans l’expression du nombre,

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ne réfèrent pas à la même valeur, d’où l’importance du 0 pour compter une puissante absente de la décomposition du nombre en question (par exemple, le nombre 106 signifie qu’il y a 1 centaine et 6 unités, et pas de dizaine, mais sans ce 0 le nombre ne serait plus le même). La numération binaire fonctionne sur le même principe mais, au lieu de travailler avec les puissances de 10, elle le fait avec les puissances de 2 : 1, 2, 4, 8, 16, 32, etc. qui correspondent à 20, 21, 22, 23, 24, 25, etc. Elle ne nécessite que deux symboles pour représenter les nombres : 0 et 1. La liste des premiers nombres entiers écrits dans le système de position binaire est donc : Nombres entiers naturels et leur décomposition en somme de puissances de 2

Écriture en binaire correspondante (les nombres de cette écriture se lisent en épelant les chiffres utilisés : par exemple le chiffre 7 en décimal se lira « un, un, un » en binaire.)

1 = 1 × 20

1

2 = 1 × 21 + 0 × 20 1

0

2

1

10

3=1×2 +1×2

11 0

4=1×2 +0×2 +0×2

100

5 = 1 × 22 + 0 × 21 + 1 × 20

101

2

1

0

6=1×2 +1×2 +0×2

110

7 = 1 × 22 + 1 × 21 + 1 × 20 3

2

111

1

0

8=1×2 +0×2 +0×2 +0×2

1000

9 = 1 × 23 + 0 × 22 + 0 × 21 + 1 × 20 3

2

1

1001 0

10 = 1 × 2 + 0 × 2 + 1 × 2 + 0 × 2

1010

Les opérations élémentaires (addition, soustraction, multiplication et division) restent conceptuellement les mêmes dans la numération binaire que dans la numération décimale, leur mise en œuvre est en revanche drastiquement simplifiée, du fait qu’il n’y a que les deux symboles 0 et 1 ; il suffit en effet de savoir que 1 × 0 = 0 ; 1 × 1 = 1 ; 1 − 0 = 1, mais que 1 + 1 = 10. Les numérations décimale et binaire ne sont pas les premières numérations positionnelles 1 à avoir été utilisées par l’homme ; par exemple, au iiie millénaire av. J.-C., les Babyloniens utilisaient le système sexagésimal 2, en base 60. Cependant, les considérations théoriques concernant les systèmes de 1. On parle de numération positionnelle quand la position du chiffre ou du symbole dans le nombre donne une indication sur sa valeur (par exemple la position du 2 dans 32 et dans 325 ne lui donne pas la même valeur : 2 unités dans le premier cas et 2 dizaines, donc 20 unités, dans le deuxième cas). Ce n’est pas le cas de l’écriture en chiffres romains par exemple. 2. Voir (Chambon 2020) pour une histoire des nombres actualisée.

46 Le système binaire de position et son histoire

numération non décimale apparaissent plus tardivement dans l’histoire des mathématiques (Shirley 1951 : 452), notamment à partir du début du e xvii siècle.

Une histoire brève du système binaire en Europe à partir du XVIIe siècle L’introduction de la numération binaire en Europe est bien souvent associée à Leibniz (1646-1716) qui adresse en 1703 à l’Académie royale des sciences de Paris une Explication de l’arithmétique binaire, qui se sert des seuls caractères 0 et 1 ; avec des remarques sur son utilité, et sur ce qu’elle donne de sens aux anciennes figures chinoises de Fohy (Leibniz 1703). En fait, Leibniz n’est ni le premier ni le seul à s’intéresser au système binaire. Avant lui, l’astronome et mathématicien anglais Thomas Harriot (1560-1621), dont on a retrouvé des notes manuscrites dans les années 1950, montre clairement qu’il avait également compris la théorie et la pratique de la numération binaire, et ce près d’un siècle avant Leibniz (Shirley 1951).

L’Explication de Leibniz à l’Académie royale des sciences (1703) L’origine de l’Explication de Leibniz remonte à quelques années avant 1703, lors d’échanges épistolaires qu’il entretient avec le duc de Brunswick (17351806) ; dans une lettre datée de 1697, Leibniz adresse au duc un médaillon sur lequel sont représentés les nombres dans le système décimal et leur correspondance en binaire (jusqu’à 16) 3. Il insiste sur l’harmonie qu’il existe dans la façon de générer les nombres en répétant des motifs et sur la symétrie qu’on peut observer dans les suites de 0 et de 1 (Glaser 1981 : 31). Il adresse ensuite deux lettres à Christian Schulenburg, recteur de l’école de la cathédrale de Brême, en 1698, dans lesquelles il introduit la notation binaire (sans toutefois utiliser les puissances de 2 explicitement, seulement les nombres 1, 2, 4, 8, 16, 32, etc.) et présente la table des multiples de 3 avec leurs représentations en binaire, comme le montre le tableau ci-dessous.

3. Pour une représentation du médaillon, voir (Glaser 1981 : 32).

47

0

00000

3

00011

6

00110

9

01001

12

01100

15

01111

18

10010

21

10101

Leibniz remarque alors plusieurs choses : dans un premier temps, chaque colonne a une période caractéristique. Par exemple, la colonne constituée des chiffres des unités de la liste en question (la 1ère colonne à droite) révèle la période 01 ; la seconde 0110 ; la troisième 00101101, etc. Il remarque également que la période de la n-ième colonne (en partant de la droite) est de taille 2n et enfin que la seconde moitié de chaque période est obtenue en prenant le symétrique de la première moitié de la période, c’est-à-dire en transformant les 1 en 0 et vice-versa (Glaser 1981 : 33). Leibniz continue d’échanger à ce sujet avec le mathématicien Jean Bernoulli (1667-1748) en 1701, ce dernier identifiant clairement la position des 0 et des 1 dans l’écriture binaire avec les puissances de 2 correspondantes. C’est à l’issue de cet échange que Leibniz, alors âgé de 57 ans, adresse son Explication à l’Académie des sciences, qui aura un certain impact au sein de la collectivité scientifique (Glaser 1981 : 39). En effet, dans le commentaire éditorial rédigé par Bernard le Bouyer de Fontenelle (1657-1757) suite à la publication de sa Nouvelle Arithmétique, ce dernier explique que l’arithmétique binaire présentée par Leibniz n’avait pas été incluse dans l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences avant qu’il n’y trouve une application « concrète » : l’interprétation des figures chinoises de Fohi, premier empereur mythique de la Chine (Glaser 1981 : 43). Les figures chinoises en question représentent un ensemble de soixantequatre diagrammes composés de lignes pleines – et de lignes discontinues − −. Elles se trouvent dans un ouvrage intitulé Yi-jing, traité cosmologique occupant une place fondamentale dans l’histoire de la pensée chinoise, élaboré durant le Ier millénaire avant notre ère. Dans le diagramme du Yi-jing, les lignes pleines représentent les Yang et les lignes discontinues représentent les Yin. En considérant les lignes pleines comme des 0 et les lignes discontinues comme des 1, apparaît alors l’analogie entre les soixante-quatre diagrammes du Yi-jing et la représentation en binaire des 64 premiers nombres entiers (Zhonglian 2000 : 165). Leibniz

48 Le système binaire de position et son histoire

aurait alors formalisé le système binaire grâce aux échanges entretenus avec le père jésuite et missionnaire français Joachim Bouvet (1656-1732), ce dernier ayant immédiatement fait le rapprochement entre l’arithmétique de Leibniz et les hexagrammes chinois. Leibniz se serait alors inspiré du système binaire pour illustrer sa philosophie duale (et également pour promouvoir son idée d’écriture universelle) et le fait que tout phénomène du monde physique peut être expliqué sur l’hypothèse de deux forces opposées (1 = Dieu, 0 = le vide). Mais le principal usage que Leibniz voulait faire de la numération binaire était son application à la découverte des propriétés des nombres, car en fournissant l’expression la plus simple des nombres, elle devait révéler des propriétés plus ou moins manifestes dans d’autres systèmes, comme des propriétés de périodicité. Dans son commentaire éditorial de 1703, de Fontenelle précise que l’arithmétique binaire a été inventée au même moment par quelqu’un d’autre : Thomas Fantet de Lagny (1660-1734). Lagny est professeur d’hydrographie à Rochefort, il intègre l’Académie des sciences en 1695 et contribue fréquemment aux Mémoires par la publication d’ouvrages et de notes sur des sujets scientifiques. Ses recherches portent sur la navigation et il développe dans ce contexte une nouvelle trigonométrie qui l’amène à remédier à certains problèmes par la numération binaire, dont l’avantage majeur est de simplifier considérablement les multiplications et les divisions (Glaser 1981 : 44-45). Mais M. de Lagni prétend que cet avantage que la théorie promet si magnifiquement, se réduit à rien dans la pratique ; qu’au contraire comme les logarithmes […] il y a toujours plus de chemin à faire, quoique peut-être plus facilement […]. (Fontenelle 1703 : 62)

Les travaux antérieurs de Thomas Harriot (1560-1621) Un autre personnage souvent oublié de l’histoire de la numération binaire, réhabilité par John Shirley en 1951, est le mathématicien et astronome anglais Thomas Harriot (1560-1621). Ce dernier analysa plusieurs systèmes de numération de position : le binaire, le ternaire, le quaternaire, le quinquénaire, ainsi que des systèmes de numération à bases plus élevées. Ses manuscrits non publiés, qui contiendraient plusieurs milliers de pages (Glaser 1981 : 11), se trouvent actuellement au British Museum et un certain nombre de feuillets montrent la clarté avec laquelle il expose le système binaire, ainsi que

49

les opérations élémentaires qu’il est possible d’effectuer (Shirley 1951 : 453). Il commence par présenter un tableau avec la liste des premiers entiers naturels de 1 à 31 suivis de leur décomposition en puissances de 2 (sans toutefois faire usage de l’exposant, comme Leibniz, par exemple 15 | 8 + 4 + 2 + 1). Viennent ensuite des tableaux permettant de dénombrer les combinaisons de n éléments (pour n allant de 1 à 5) en utilisant des lettres. Par exemple, les combinaisons possibles d’au plus 3 éléments a, b, c sont : a, b, c, ab, ac, bc, abc, ce qui donne en tout 7 combinaisons. Il y a en une pour un ensemble à 1 élément, noté (a), il y en a trois pour un ensemble à 2 éléments, notés (a, b, ab), il y en quinze pour un ensemble à 4 éléments, notés (a, b, c, d, ab, ac, ad, bc, bd, cd, abc, abd, acd, bcd, abcd ) et trente-et-un pour un ensemble à 5 éléments (Glaser 1981 : 11-12). Afin d’énumérer systématiquement toutes les combinaisons possibles, Harriot développe une technique en colonne en utilisant les signes + et −. Le signe + signifie qu’on inclut la lettre dans la combinaison (la première colonne pour la lettre a, la deuxième pour b et la troisième pour c) et le signe – qu’elle n’est pas incluse. Toujours avec l’exemple de trois éléments, on obtient :

−−− −−+ ++− +++ −+− −++ +−− +−+ La première ligne, ne comprenant que des signes –, correspond au vide et représente le nombre 0 qui ne compte pas dans le dénombrement des combinaisons, mais constitue une sorte de point de départ à partir duquel on décline ensuite les symboles + et − pour retrouver l’ensemble à 7 combinaisons {a, b, c, ab, ac, bc, abc} (Glaser 1981 : 12). Harriot réordonne ensuite cette colonne de signes de manière à les générer plus facilement :

50 Le système binaire de position et son histoire

+++ ++− +−+ +−− −++ −+− −−+ −−− Harriot ne fournit que le tableau de signes pour générer les combinaisons d’ensembles à 1, 2, 3, 4 et 5 éléments et généralise son idée par un « etc. » qui, selon Glaser, montrerait qu’il aurait compris le théorème selon lequel il y a 2n − 1 combinaisons (non vides) d’un ensemble à n éléments. De même pour le fait que les entiers de 1 à 2n − 1 peuvent s’exprimer comme somme des nombres 1, 2, 4, 8, 16, etc. Par ailleurs, d’autres pages de ses manuscrits montrent explicitement qu’il connaissait la base binaire ; il fournit des exemples où il transcrit des nombres décimaux en binaire et procède à des opérations (addition, soustraction, multiplication, division) avec eux, voir (Glaser 1981 : 14) (Shirley 1951 : 453). Selon Shirley, aucun manuscrit mathématique antérieur à celui de Harriot ne montre d’intérêt similaire pour cette théorie abstraite des nombres, et la non réception de son travail montre également que ses contemporains ne s’en souciaient guère. Harriot n’a pas cherché à trouver une application concrète pour justifier le système qu’il a développé (contrairement à Leibniz qui en un sens justifie sa découverte avec des considérations métaphysiques) et l’a donc mis de côté (Shirley 1951 : 454). Ce fut également le cas pour l’abbé espagnol Juan Caramuel y Lobkowitz (1606-1682) qui consacre deux pages et demie à l’arithmétique binaire (ainsi qu’à d’autres systèmes de numération) dans un écrit de 1670, restées inconnues de ses contemporains.

La reconnaissance de l’intérêt du système binaire (fin du XVIIIe siècle) C’est à la fin du xviiie siècle et au xixe siècle que l’intérêt du système binaire est reconnu, d’abord pour des raisons économiques et politiques (unifications des systèmes de mesure), notamment en France et en Angleterre par les mathématiciens Adrien-Marie Legendre (1752-1833), Peter Barlow (1776-1862) et Auguste De Morgan (1806-1871). Dans ce contexte, on observe un intérêt marqué pour le système binaire et des discussions portant sur l’utilisation

51

d’autres numérations que la numération décimale sont dans l’air du temps ; en 1790, la commission métrique française, composée de scientifiques comme Joseph-Louis Lagrange (1736-1813), Antoine Lavoisier (1743-1794), Antoine de Condorcet (1743-1794) et d’autres, se réunit et propose à l’Académie des sciences d’adopter le système duodécimal pour le système métrique. Mais cela nécessitait de l’adopter également pour le système de poids, pour garder une certaine cohérence, et Lagrange refuse, ne voyant aucun apport théorique à l’utilisation de la base 12 (Glaser 1981 : 171). En 1857, l’inventeur britannique Isaac Pitman (1813-1897) s’oppose farouchement à l’adoption du système décimal pour les poids et les mesures préférant de loin le système duodécimal. En 1862, l’ingénieur civil américain John William Nystrom (1825-1885) propose d’adopter le système de numération en base 16, puis en base 12, refusant clairement le système décimal pour les poids et les mesures, tout comme Napoléon dans ses mémoires. La Grande-Bretagne sera le dernier grand pays à légaliser l’utilisation optionnelle du système métrique dans le commerce en 1897 (Glaser 1981 : 171-172). Ces désaccords concernant le système de numération qui présenterait le plus d’avantages pour une utilisation quotidienne se traduisent également dans quelques textes de scientifiques de l’époque, comme le mathématicien et logicien britannique De Morgan ou l’astronome et statisticien danois Thorvald Thiele (1838-1910) qui s’interrogent sur l’apprentissage de ces systèmes et cherchent à trouver la base qui serait la plus facile à enseigner.

Le système binaire et les autres systèmes de numération dans l’enseignement En 1830, dans ses Éléments d’arithmétique qui seront réédités de nombreuses fois, De Morgan présente (et il est parmi les premiers à le faire dans un manuel d’enseignement) une section sur les numérations non décimales. Il avance l’idée qu’à l’avenir la base 10 sera communément utilisée – et l’histoire lui donnera raison ! –, mais il pense néanmoins que chaque étudiant devrait avoir une certaine expérience des numérations non décimales pour améliorer sa connaissance de la base 10 (Glaser 1981 : 171). Il écrira plus tard, dans un autre ouvrage intitulé On the Study and Difficulties of Mathematics :

52 Le système binaire de position et son histoire

Un étudiant doit s’habituer à travailler sur des problèmes dans différents systèmes de numération qui lui donneront une meilleure connaissance de la nature des procédés arithmétiques […]. 4

Dans la même veine, dans un communiqué de la séance du 2 novembre 1888 de la Société des sciences danoise intitulé « Quel nombre serait à préférer comme base de notre système de numération ? », Thiele remet en question l’utilisation du système décimal : est-il bon en soi ou est-ce un mal nécessaire ? Il prend l’exemple du système en base 30 et conçoit qu’il n’est pas aisé à manipuler (Thiele 1889 : 26). De là émerge la question du système de numération avec lequel il serait le plus facile d’apprendre à calculer. Il compte alors le nombre de « propriétés de calculs » qu’il faut mémoriser si l’on est en base 2 (juste une : 1 + 1 = 10), en base 3 (quatre : 1 + 1 = 2, 1 + 2 = 10, 2 + 2 = 11 et 2 × 2 = 11), en base 4 (9), en base 6 (25), en base 10 (81) ou en base 16 (225) (Thiele 1889 : 33). Il envisage également le temps de travail pour faire des calculs : En comparaison avec le système décimal, l’exercice du calcul dans le système binaire ne coûterait donc aucune peine ; dans le système par quatre il exigerait un centième du travail, dans le système par six, un treizième […, il devient alors] nécessaire de s’exercer souvent. (Thiele 1889 : 35)

Pour Thiele, l’important est de savoir si la mémoire humaine est suffisamment développée « pour porter le fardeau du système décimal » : Je ne crois pas que personne veuille soutenir que le système décimal ait réussi à devenir la propriété commune de la partie civilisée de l’humanité. Ce système s’approche beaucoup trop de ce que la limite de la mémoire humaine peut s’approprier et retenir. (Thiele 1889 : 35)

Selon lui, si l’on veut que l’art du calcul devienne familier à chacun, il faut réduire et remplacer la base 10 par une base plus petite. Il prône alors la base 4 qui ne nécessite qu’un quart d’heure pour apprendre les tables, qu’on ne risque 4. (De Morgan 1898 : 19) : « The student should accustom himself to work questions in different systems of numeration, which will give him clearer insight into the nature of arithmetical processes […] », ma traduction.

53

pas de confondre avec le système décimal, et qui pourrait être enseignée à la place de ce dernier : […] le système décimal se présente comme étant la seule cause de cet enseignement si difficile du calcul qui a tourmenté et continuera à tourmenter nos enfants, sans aboutir, pour la plupart des cas […]. (Thiele 1889 : 38)

En revanche, pour l’utilisation d’une machine à calculer, le système binaire se révèle le plus commode : […] car la difficulté des opérations avec la machine croit avec la somme des chiffres qui est bien moindre dans le système binaire que dans tout autre. (Thiele 1889 : 38)

Hormis quelques exemples singuliers dans le contexte de l’enseignement, l’intérêt porté au système binaire et aux autres numérations non décimales n’est pas d’une grande ampleur jusqu’au début des années 1900, mais il ne disparaît pas non plus complètement des ouvrages publiés en mathématiques, notamment en théorie des nombres (Niedere Zahlentheorie de Paul Bachman en 1902, An Introduction to the Theory of Numbers de G. H. Hardy et E. M. Wright en 1938 ou encore Elementary Number Theory de J. V. Uspensky et M. A. Heaslet en 1939). Cette tendance se poursuit ainsi jusqu’à la première moitié du xxe siècle notamment grâce aux contributions dans le domaine des récréations mathématiques (que nous définissons plus amplement dans le chapitre 6), dont un intérêt mineur, mais continu, porté sur le système binaire permet de maintenir le sujet vivant (Glaser 1981 : 115), comme le jeu de Nim, dont la résolution fondée sur le binaire a permis la construction des premières machines électromécaniques destinées à jouer, dans les années 1940, ainsi que les premières programmations sur ordinateur. Le casse-tête du baguenodier et la découverte remarquable de Louis Gros se trouvent régulièrement mentionnés et présentés dans les ouvrages de récréations mathématiques du début du xxe siècle, en lien notamment avec d’autres problèmes faisant appel au système binaire.

54 Le système binaire de position et son histoire

Le système binaire dans les récréations mathématiques Bien qu’elle n’ait pas été publiée dans un ouvrage de récréations mathématiques, il nous faut néanmoins noter que la relation entre le système binaire et le baguenodier a été montrée pour la première fois en 1769 par Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), philosophe, écrivain et physicien allemand, dans une contribution qui est longtemps restée dans l’anonymat au sujet « du jeu avec les anneaux entrelacés artificiellement 5 ». Après avoir rappelé que cet instrument est manipulé par les enfants aussi bien que par les adultes et qu’il suppose son mécanisme connu du lecteur, Lichtenberg se propose d’étudier la « loi » (« das Gesetz »), c’est-à-dire de donner le nombre de « temps » (« Zeiten »), de changements pour démonter l’instrument selon son nombre d’anneaux initial. Il fournit pour cela un tableau donnant le nombre de changements nécessaires (pour la marche ordinaire) pour démonter un baguenodier possédant entre 1 à 9 anneaux et remarque ensuite que « la loi de la progression tombe déjà sous le sens 6 » : si un nombre de la liste est impair, alors le suivant est son double (on passe de 5 à 10 changements entre un baguenodier à 3 anneaux et un à 4 anneaux), si un nombre de la liste est pair alors le suivant est son double incrémenté de un (on passe 10 à 21 changements entre un baguenodier à 4 anneaux et un à 5 anneaux). Lichtenberg poursuit : « Si les nombres sont écrits dans le système dyadique de Leibniz, ils ressemblent à ceci […] 7 » : 1=

20

10 =

21

101 =

20 + 22

1010 =

21 + 23

10101 =

20 + 22 + 24

101010 =

21 + 23 + 25

1010101 =

20 + 22 + 24 + 26

10101010 =

21 + 23 + 25 + 27

101010101 =

20 + 22 + 24 + 26 + 28

5. (Lichtenberg 1769 : 144) : « Ueber das Spiel mit den künstlich verflochtenen Ringen », ma traduction. 6. (Lichtenberg 1769 : 146) : « Das Gesetz des Fortrangs fällt schon hier in die Augen […] », ma traduction. 7. (Lichtenberg 1769 : 146) : « Werden die Zahlen nach der leibnitzischen Dyadik geschrieben, so eben sie wie so […] », ma traduction.

55

Lichtenberg énonce alors la règle générale pour démonter un baguenodier de n anneaux : si n est pair, le nombre de changements à effectuer est égal à la somme de toutes les puissances impaires de 2 à partir de la puissance 20 jusqu’à la puissance de 2 dont l’exposant est immédiatement inférieur au nombre d’anneaux ; si n est impair, le nombre de changements à effectuer est égal à la somme de toutes les puissances paires de 2 à partir de la puissance 20 jusqu’à la puissance dont l’exposant est immédiatement inférieur au nombre d’anneaux. Dans le cas d’un baguenodier à 5 anneaux, il faut donc chercher la somme de toutes les puissances paires de 2, de 20 à 24, ce qui revient à faire 20 + 22 + 24 = 1 + 4 + 16 = 21 changements. Lichtenberg ne justifie pas davantage pourquoi cette formule de récurrence donne bien le nombre de changements à effectuer pour démonter le baguenodier. Il conclut sa contribution en évaluant à 11-12 minutes le temps nécessaire pour monter ou démonter un casse-tête à 9 anneaux (soit environ 2 secondes par changement), alors que Louis Gros estime ce temps à 5 minutes et 20 secondes, comme nous l’avons vu dans le chapitre 1. Par la suite, dans le très complet Mathematishe Unterhaltungen und Spiele de 1901 du mathématicien allemand Wilhelm Ahrens (1872-1927), ouvrage consacré aux récréations mathématiques de diverses natures, un chapitre d’une trentaine de pages est dédié aux différents systèmes de numération, dont neuf d’entre elles portent sur le baguenodier. Ahrens fait mention de Louis Gros et de sa petite Théorie, et présente également d’autres jeux faisant appel à la fois à des représentations en binaire dans leur résolution comme la Tour d’Hanoï, mais également à des calculs à effectuer en binaire comme L’éventail mystérieux, qui sont des récréations mathématiques proposées par le mathématicien Édouard Lucas (1842-1891). L’éventail mystérieux consiste à deviner le nombre qu’une personne aura choisi au préalable, souvent compris entre 1 et 31, en fonction de sa décomposition en somme de puissances de 2 (Lucas 1882). Dans la seconde édition du Mathematishe Unterhaltungen und Spiele de 1910, le chapitre dédié aux systèmes de numération est considérablement augmenté (près de 80 pages) et Ahrens y inclut le jeu de Nim et sa théorie.

Le jeu de Nim (1901) Le jeu de Nim est analysé pour la première fois en 1901 par Charles Leonard Bouton (1869-1922), mathématicien et enseignant à Harvard, qui publie un article dans le journal Annals of Mathematics intitulé « Nim, a Game with a Complete Mathematical Theory » (Bouton 1901). Le jeu de Nim oppose

56 Le système binaire de position et son histoire

deux joueurs, A et B, et se présente de la sorte : sur une table sont disposées trois rangées d’objets – disons des bâtonnets – chacune en contenant un nombre arbitraire et différent au début du jeu. À tour de rôle, les joueurs A et B sélectionnent une des rangées et retirent autant de bâtonnets qu’ils le souhaitent : un, deux,… ou la rangée entière (ils peuvent changer de rangée à chaque tour, ou jouer dans la même). Le gagnant est celui qui retire le(les) dernier(s) bâtonnet(s) de la table. La chose essentielle demeure la suivante : les bâtonnets ne sont retirés que d’une seule rangée, et au moins un bâtonnet doit être retiré. Dans son article, Bouton montre que si A, après avoir joué, laisse une certaine position de jeu à son adversaire, et qu’il ne commet ensuite aucune erreur, B ne peut pas gagner. La détermination de ces positions particulières, appelées par Bouton « safe combinations » (littéralement « positions sûres »), repose sur la traduction du nombre de bâtonnets de chaque rangée en… binaire ! Prenons par exemple la configuration initiale où il y a trois rangées contenant respectivement 3, 5 et 7 bâtonnets, comme le montre la figure 26.

Figure 26 : La position initiale d’une partie de jeu de Nim avec 3 rangées contenant respectivement 7, 5 et 3 bâtonnets. © L. R.

Ces trois nombres décimaux transcrits en binaire donnent : 011, 101 et 111 (le 0 à gauche du premier nombre est inutile, mais servira pour la suite). Ensuite, comme Leibniz qui recherchait les périodes dans les colonnes des nombres écrits en binaire de la table de 3 ou de la liste des premiers carrés, Bouton explique qu’il faut placer les nombres binaires obtenus en colonne (en alignant bien les mêmes unités entre elles), puis qu’il faut sommer chaque colonne en binaire, sans tenir compte des retenues (ainsi, les seules règles à appliquer sont que 1 + 1 = 0 et 1 + 0 = 1). On obtient alors le résultat suivant, aujourd’hui

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appelé Nim-somme ou Nim-addition dans le vocabulaire mathématique de la théorie des jeux combinatoires 8 : 011 101 111 001

Si le résultat de la somme de chaque colonne est égal à 0 (ce qui n’est pas le cas ici) alors la position en question est une position sûre pour le joueur qui vient de la jouer. L’idée est donc d’essayer de laisser à son adversaire une position dont la Nim-somme est nulle, car quoi qu’il joue par la suite, il nous laissera une position qui n’est pas une position sûre (dont la Nimsomme n’est pas nulle) et nous pourrons alors à nouveau lui laisser une position sûre. En reprenant l’exemple ci-dessus, la meilleure stratégie à adopter est de commencer la partie et de retirer un bâtonnet d’une des rangées. Cela aura pour conséquence de transformer un 1 en 0 dans la colonne de droite et rendre la Nim-somme nulle. Imaginons que nous enlevions un bâtonnet de la deuxième rangée (celle avec 5 bâtonnets). La position devient alors 3, 4, 7 qui donne en binaire : 011, 100, 111 (dont la Nim-somme est effectivement nulle). Si notre adversaire décide, par exemple, de retirer 6 bâtonnets de la troisième rangée, il reste alors la position 3, 4, 1 (dont la Nim-somme n’est pas nulle). Pour savoir quoi jouer pour se ramener à une position sûre, il faut commencer par traduire 3, 4, 1 en binaire : cela donne 011, 100, 001, dont la Nim-somme est 110. La seule possibilité pour transformer cette Nim-somme en 000, en n’agissant que sur une rangée (et sans augmenter le nombre de bâtonnets !), est de transformer la rangée 100 en 010, c’est-à-dire de passer de 4 à 2 bâtonnets. On obtient alors 3, 2, 1, ce qui donne 011, 010, 001 en binaire, dont la Nim-somme est nulle. Pour une analyse détaillée du jeu de Nim, de son histoire et de son utilisation en classe, voir (Rougetet 2016a) et (Pelay, Rougetet & Boissière 2017). Cette stratégie de résolution reste valable pour 8. Les jeux combinatoires sont des jeux qui se jouent alternativement à 2 joueurs, sans hasard et à information complète (pas de cartes cachées par exemple), et dont le gagnant est souvent déterminé par le dernier coup. Entrent dans cette catégorie le jeu de Nim et ses différentes variantes, mais également des jeux de plateau plus connus comme les Échecs, les Dames, le Go ou encore le Puissance 4. Ces jeux et leur analyse ont donné naissance à la théorie mathématique des jeux combinatoires qui tisse des liens avec la théorie des graphes et l’informatique. Pour une analyse détaillée d’une histoire de la théorie des jeux combinatoires, des premières récréations mathématiques (xvie siècle) à nos jours, avec la victoire d’un programme aux échecs, voir (Rougetet 2014).

58 Le système binaire de position et son histoire

un nombre de rangées supérieur à trois et pour un nombre arbitraire de bâtonnets, on peut même supposer que certaines rangées contiennent une infinité de bâtonnets (Delahaye 2010). Le jeu de Nim peut également se présenter sous une forme simplifiée dans laquelle il n’y a qu’une rangée de bâtonnets, par exemple 20, les joueurs pouvant retirer alternativement un ou deux bâtonnets. Cette variante n’est autre que la course à 20 proposée par Guy Brousseau dans sa Théorie des situations didactiques (1998), mais en version soustractive, car on retire des bâtonnets plutôt que d’ajouter au fur et à mesure 1 ou 2 au résultat précédent pour atteindre 20 le premier. La publication de Bouton suscite de l’intérêt dans le milieu professionnel mathématique en Europe et aux États-Unis. Plusieurs publications dans des revues mathématiques présentent des variantes du jeu de Nim. En 1907, le mathématicien néerlandais Willem Abraham Wythoff (1865-1939), spécialiste de théorie des nombres, propose un jeu de Nim dans lequel il n’y a que deux rangées d’objets et les joueurs peuvent en retirer autant qu’ils veulent d’une rangée ou bien le même nombre dans les deux rangées (Wythoff 1907). En 1910, le mathématicien de l’université de Chicago Eliakim Hastings Moore (1862-1932), présente le Nimk (lire « Nim indice k ») dans lequel il y a un nombre quelconque de rangées et les joueurs peuvent retirer les batônnets d’une seule ou de plusieurs rangées, sans excéder k rangées (Moore 1910). Les publications de ces résultats se font dans des journaux spécialisés de mathématiques : Wythoff publie dans Nieuw Archif voor Wiskunde, journal de l’Académie royale danoise de mathématiques et Moore dans The Annals of Mathematics. La circulation de l’analyse du jeu de Nim et de ses variantes permet la découverte de liens théoriques avec d’autres jeux. Par exemple, en 1935-1939, un important théorème est énoncé indépendamment par l’Allemand Roland Sprague (1894-1967) et le Britannique Patrick Grundy (19171959) pour généraliser la résolution de certains jeux combinatoires à partir de la solution fournie par Bouton en 1901. Pour un article centré sur le rôle du Nim de Bouton dans le développement de la théorie des jeux combinatoires, voir (Rougetet 2016b).

Les premières machines électromécaniques conçues pour jouer au Nim Au printemps 1940, une machine électromécanique destinée à jouer au jeu de Nim, le Nimatron, est inventée par deux employés des laboratoires de recherche de l’entreprise Westinghouse Electric durant leur pause déjeuner. Elle a été construite puis exposée au Westinghouse Building de New York durant une foire mondiale où elle a joué plus de 100 000 parties contre le public et gagné

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près de 90 000. La plupart des défaites du Nimatron ont eu lieu contre les organisateurs de l’exposition pour convaincre les gens que la machine pouvait être battue – ces derniers étaient persuadés du contraire… Le Nimatron était conçu pour jouer une partie de Nim de quatre rangées, chacune contenant au maximum sept jetons. Le succès du Nimatron a engendré la construction d’autres machines plus perfectionnées (la volonté première étant qu’elles prennent moins de place) et pouvant jouer à d’autres variantes du jeu de Nim. L’une d’elles a été conçue dans le département de mathématiques de l’université de Californie de Los Angeles par Raymond Redheffer (1921-2005) pour sa thèse de doctorat et, en 1951, l’entreprise britannique d’ingénierie électrique et d’équipement électronique Ferranti conçoit le Nimrod, premier ordinateur numérique destiné à jouer au jeu de Nim. Le Nimrod est exposé à un festival scientifique en Grande-Bretagne en mai 1951, puis pendant trois semaines à Berlin lors d’un salon industriel en octobre de la même année. Ces expositions publiques furent un réel succès, mais pas toujours dans le sens où les constructeurs l’entendaient : la plupart des gens étaient très impressionnés et restaient bouche bée devant les lumières clignotantes censées représenter l’activité pensante du Nimrod ! Rares sont les spectateurs qui s’intéressaient à l’algorithme – pourtant détaillé sur le côté de la machine – et persistaient à essayer de battre la machine. Les lecteurs curieux d’en apprendre davantage sur les aspects socioculturels du jeu de Nim et de ses variantes pourront consulter la thèse de (Rougetet 2014 : 293-324), ainsi que (Rougetet 2015) sur les machines à jouer des jeux combinatoires.

Au-delà des récréations mathématiques Les différents systèmes de numération ont joué un rôle dans les mathématiques récréatives ainsi que dans certains ouvrages consacrés à la théorie des nombres (Glaser 1981 : 118). Nous avons vu notamment qu’à partir du début du xxe siècle avec le jeu de Nim et ses variantes, le système binaire intervient dans la conception de programmes, du fait même de sa présence dans la résolution du jeu de Nim. Avant cela, peu de récréations mathématiques font appel explicitement au système binaire – ou tout du moins présentent de manière claire les liens qu’elles entretiennent avec lui. Lucas fut l’un des premiers à avoir conçu une récréation, la Tour d’Hanoï, dont la résolution est fondée sur la numération binaire. Et bien évidemment avant cela, le baguenodier, dont les origines et les premières analyses remontent au moins au xve siècle (chapitre 8).

60 Le système binaire de position et son histoire

Mais l’application du système binaire à des situations « concrètes » ne s’est pas seulement faite dans le cadre de casse-têtes ou de récréations mathématiques dénichés par quelques mathématiciens voulant torturer les esprits de ceux qui les pratiquaient. On trouve d’autres exemples à travers l’Histoire de personnages ayant utilisé le système binaire (à la fois pour représenter, mais aussi pour calculer) et ses propriétés dans des approches très différentes, qui montrent la diversité des applications qui peuvent en être faites. Le philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626) par exemple, l’emploie dans le cryptage de messages : à chacune des 24 lettres de l’alphabet (pas de v ni de j en anglais à cette époque), Bacon associe un code binaire – avec des a et des b – constitué de cinq caractères. Par exemple, le mot anglais flee (qui signifie « fuir ») se traduit aababababaaabaaaabaa dans le code de Bacon 9 qui aurait tout à fait pu utiliser des 0 et des 1 à la place des a et des b. L’inventeur français Joseph Marie Jacquard (1752-1834), quant à lui, met au point des cartes perforées pour les métiers à tisser pour contrôler l’élévation ou non des chaînes tandis que les fils de trame passent à travers la machine pour fabriquer le tissu. Selon le code imprimé sur la carte, défini par les différents endroits où elle est perforée, le motif de tissage n’est pas le même. Dans une vision plus « théorique », le logicien et mathématicien britannique George Boole (1815-1864) définit une algèbre basée sur le binaire, cette dernière constituant aujourd’hui la base logique des ordinateurs. Du côté « pratique », l’ingénieur français Émile Baudot (1845-1903) met en évidence un code binaire particulier qui révolutionnera le domaine des télécommunications, notamment dans la réduction des erreurs lors de la transmission des messages, nous le verrons dans le chapitre 5.

9. En effet, la lettre f, 6e lettre de l’alphabet, se traduit par aabab, la lettre l se traduit par ababa et la lettre e par aabaa. Voir (Heath 1972 : 80) pour l’alphabet complet dans le code de Bacon, ainsi que l’ouvrage de ce dernier intitulé De augmentis scientiarum, publié en 1623.

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Chapitre 4

RÉSOLUTION DU BAGUENODIER AVEC LE SYSTÈME BINAIRE

Pour bien aborder ce chapitre, nous conseillons d’avoir à portée de main : • un baguenodier entièrement démonté ; • une feuille de papier ; • un crayon ; • les premières pages du tableau de Louis Gros, commençant à la page 25 de son Traité. Nous l’avons évoqué brièvement dans le chapitre 1, c’est de la schématisation des positions du baguenodier, proposée par Louis Gros dans son Traité de 1872 qu’émerge le code binaire réfléchi, et c’est à partir de ces schémas que Louis Gros représente directement l’état du baguenodier par un nombre binaire correspondant, lui donnant ainsi le nombre de changements qu’il reste à effectuer pour entièrement monter (ou démonter) le casse-tête à partir de cette position. Il n’est question ici que de « représentations » mobilisant d’une part, des symboles vus comme de « simples marques sur un papier 1 » (les schémas) et, d’autre part, les symboles utilisés dans la numération binaire : 1. Nous reprenons ici la définition de « symbole » au sens large du terme, donnée par (Cobb 2000 : 18) et repris dans (Vlassis, Fagnant & Demonty 2015 : 358), selon lequel les symboles sont des entités concrètes devant être interprétées comme signifiant quelque chose d’autre. Les symboles ne se réduisent donc pas aux signes mathématiques conventionnels mais incluent aussi bien des graphiques, des tableaux, des diagrammes que des notations non standards comme de simples marques sur un papier voire un arrangement physique d’objets.

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0 et 1 (les nombres binaires). Mais ce processus de symbolisation de la manipulation de l’objet (on pourrait presque parler de double symbolisation dans le cas de Louis Gros) est essentiel à la conceptualisation mathématique qui en découle, le développement de l’algèbre au fil de l’histoire en est un exemple 2. Rappelons que Louis Gros part de la position initiale où tous les anneaux du baguenodier sont abaissés – autrement dit, le casse-tête est entièrement démonté – et que c’est par l’élévation successive de chacun des anneaux qu’il arrive à conceptualiser la résolution du baguenodier, en s’appuyant sur des représentations dans le système binaire.

Version de résolution de Louis Gros avec le système binaire Au-delà de comprendre le fonctionnement du baguenodier pour élever ou abaisser tel ou tel anneau, en appliquant consciencieusement la condition nécessaire et suffisante évoquée précédemment, il est intéressant de faire également émerger la « question générale » du baguenodier, que Louis Gros énonce ainsi dans son Traité : Comment découvrir ce qu’il faut faire pour monter ou démonter un baguenodier qui se trouve dans un état quelconque ? (Gros 1872a : 107)

Cette question peut en fait se décliner en plusieurs autres que nous reprenons d’Édouard Lucas dans son article de 1880 dans La Revue Scientifique au sujet du casse-tête : On donne deux dispositions quelconques des anneaux, sur la navette d’un baguenaudier de grandeur arbitraire ; déterminer l’ordre et le nombre des déplacements à opérer, pour passer d’une disposition à une autre, en supposant que le nombre des mouvements des anneaux soit le plus petit possible. En 2. Voir (Vlassis, Fagnant & Demonty 2015) et les références citées pour un résumé de l’histoire de l’algèbre vue comme (r)évolution conceptuelle grâce à une découverte symbolique majeure. La notation littérale algébrique aurait permis de passer du particulier au général, « élevant la science algébrique à un niveau bien supérieur à celui de l’arithmétique ordinaire » (Vlassis, Fagnant & Demonty 2015 : 359). De manière générale, « les analyses historiques montrent combien ces symbolisations ont été constitutives de l’émergence des objets mathématiques eux-mêmes » (Vlassis, Fagnant & Demonty 2015 : 358).

64 Résolution du baguenodier avec le système binaire

particulier, déterminer l’ordre et le nombre minimum de déplacements des anneaux, pour monter ou démonter entièrement le baguenaudier. 3

Lucas précise ensuite qu’il va s’appuyer sur la solution développée par Louis Gros dans son petit fascicule publié anonymement en 1872, étant donné que : Le problème général du baguenaudier se résout immédiatement au moyen de la notation ingénieuse de chacune des dispositions du baguenaudier, qui a été imaginée par l’auteur lyonnais. (Lucas 1880 : 38-39)

Afin de bien comprendre la construction du tableau de Louis Gros ainsi que son fonctionnement, nous reproduisons à la figure 27 la première page du tableau présenté dans sa petite Théorie du Baguenodier publiée anonymement (le même tableau, bien plus élargi se trouve également dans son Traité manuscrit, à partir de la page 25). Sur la droite de la colonne, apparaissent les différents états par lequel passe le baguenodier lorsqu’il est en train d’être monté : élever 1, élever 2, abaisser 1, élever 3, élever 1, abaisser 2, abaisser 1, élever 4, élever 1, etc. Les points au-dessus de la ligne sont les anneaux qui sont élevés dans la navette, et ceux en dessous sont ceux qui sont abaissés hors de la navette. On remarque que d’un état à un autre, un seul anneau peut être touché pour permettre de continuer à monter le baguenodier, c’est la spécificité du code binaire réfléchi (détaillée plus loin) qui n’autorise le changement que d’un seul chiffre dans la suite des nombres binaires. Figure 27 : Extrait du tableau de Louis Gros, dans sa Théorie du Baguenodier publiée anonymement. (Gros 1872b : 13)

3. (Lucas 1880 : 38). Lucas emploie plus volontiers le terme « déplacement » que « changement » (terme employé par Louis Gros). Nous employons ici les deux sans distinction.

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Le code en question n’est pas explicité par Louis Gros avec des 0 et des 1, mais avec des points hauts et bas. Par exemple, pour passer de l’état où trois anneaux sont montés • • • à l’état suivant où seul le 2e anneau est abaissé • • • on n’a bien effectué qu’un seul et unique changement. À gauche de la colonne apparaît la suite des nombres entiers, décomposés en produit de facteurs premiers (pour notamment faire apparaître les puissances de 2 sur lesquelles Louis Gros s’appuie pour faire émerger la résolution du baguenodier sans utiliser le système binaire, comme on l’a vu au chapitre 2), qui indiquent le nombre de changements qui ont été faits sur le casse-tête pour arriver à la position schématisée. La colonne de droite du tableau présente ainsi deux symbolisations différentes d’un même état donné du baguenodier ; une première que nous appellerons « représentation schématique » qui correspond aux points situés au-dessus ou en dessous du trait horizontal pour signifier les positions respectives des anneaux par rapport à la navette 4, le tout formant un schéma, et une deuxième que nous appellerons « représentation symbolique binaire » pour parler de la suite de 0 et de 1, qui elle traduit les actions qui ont été menées sur le cassetête (donnant en quelque sorte son « passé »), sans que cela ne soit lisible dans la représentation schématique. Les symboles utilisés respectivement dans les deux représentations « sont considérés comme constitutifs de la conceptualisation mathématique », car ils permettent à Louis Gros à la fois de développer sa propre résolution du casse-tête, en étroite interaction avec le développement des symboles, mais aussi de communiquer sa démarche au lecteur 5. Ce processus de symbolisation nourrit la réflexion sur la dialectique conceptualisation/symbolisation comme étant propre à la pensée mathématique (Vlassis, Fagnant & Demonty 2015 : 358). Louis Gros le dit lui-même : Le tableau sera surtout utile lorsqu’on aura perdu la suite des changements et que l’on ne saura par où s’y prendre pour continuer ce que l’on faisait. (Gros 1872a : 89) 4. Ce sont les seuls éléments importants pour comprendre dans quel état se trouve le baguenodier. Par exemple, la poignée du casse-tête n’est pas représentée sur le papier, car elle n’apporte aucune information utile sur la position des anneaux par rapport à la navette. La représentation schématique avec les points hauts et bas est le choix de Louis Gros, d’autres auraient été envisageables. Par exemple, écrire une suite de nombres représentant les rangs des anneaux, chaque nombre étant placé en indice haut ou en indice bas selon si l’anneau correspondant est élevé ou abaissé : 4 3 2 1 pour •• • •. 5. En ce sens, « les symboles mathématiques constituent des signes en tant qu’outils de la communication mathématique », (Vlassis, Fagnant & Demonty 2015 : 361).

66 Résolution du baguenodier avec le système binaire

Voilà alors comment procéder si cette situation se produisait : admettons que nous avons un baguenodier de 11 anneaux dans la position • • • • • • • • • • •. En cherchant ce schéma dans le tableau élargi du Traité (qui se situe à la dernière ligne de la page 57), on trouve que le nombre binaire associé est 10000100000 qui, traduit en décimal vaut 1 056 (en effet, (10000100000)2 = 1 × 210 + 1 × 25 = 1 024 + 32 = (1 056)10) 6. Dès lors, si l’on veut monter le baguenodier, il faut lui donner la position de la représentation schématique du nombre immédiatement supérieur, 1 057, soit la position : • • • • • • • • • • • (le premier anneau a été élevé), puis la représentation schématique de 1 058, 1 059, etc. En revanche, si l’on cherche à démonter le baguenodier à partir de la position de 1 056, il faudra lui donner la représentation schématique de 1 055, soit • • • • • •• • • • • (le 6e anneau a été abaissé), puis la représentation schématique de 1 054, 1 053, etc. Louis Gros choisit volontairement un exemple avec un nombre d’anneaux assez conséquent, car c’est bien souvent dans cette situation que l’utilisateur du baguenodier peut se retrouver perdu, à ne plus savoir quel anneau toucher pour continuer à monter ou à démonter le casse-tête (quoique cette situation peut aussi se présenter avec un baguenodier à 5 anneaux). Il précise que chercher la position du baguenodier qu’on a sous les yeux dans le tableau serait « comme on cherche un mot dans le dictionnaire » (Gros 1872a : 91), et qu’il faut être vigilant à ne pas se tromper entre deux positions, car si par exemple le baguenodier est en position • • • • • • • • • • • mais que le 11e anneau est abaissé parce qu’il n’a pas encore été touché, alors la représentation schématique correspondante se trouvera au nombre 757 : ••• •••• (où jusqu’alors seuls les 10 premiers anneaux ont été touchés, le ••• e 11 n’est donc pas encore représenté). Maintenant que le tableau et son fonctionnement sont expliqués, la question générale posée par Louis Gros en début de section, à savoir : « Comment découvrir ce qu’il faut faire pour monter ou démonter un baguenodier qui se trouve dans un état quelconque ? » (Gros 1872a : 107) trouve des éléments de réponse, néanmoins quelque peu contraignants, car ils obligent à disposer de l’entièreté du tableau à portée de main, et le lecteur qui aurait construit (ou acheté) un baguenodier à plus de 11 anneaux serait dans l’obligation de compléter le tableau de Louis Gros, qui s’étend déjà sur plus de 80 pages :

6. Les chiffres 2 et 10 situés en bas à droite de la parenthèse fermée signifient que le nombre entre parenthèses est exprimé respectivement dans le système binaire et dans le système décimal.

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J’avoue que si l’on ne pouvait employer la théorie que de cette manière, il vaudrait mieux y renoncer : on serait donc obligé se s’astreindre à avoir toujours son tableau numérique à côté de son baguenodier et à le feuilleter à chaque fois que l’on se serait arrêté, et que l’on aurait eu la moindre distraction. (Gros 1872a : 111)

On est alors amené à s’interroger sur les points suivants : 1. comment, à partir d’une position quelconque du baguenodier, peut-on traduire directement sa représentation schématique par sa représentation symbolique binaire sans avoir recours au tableau ? 2. sachant que si l’on monte le baguenodier on ajoute 1 à la représentation symbolique binaire de la position dans laquelle est le casse-tête et que si on le démonte on soustrait 1, comment obtenir – une fois l’opération effectuée – la représentation schématique correspondante permettant de placer le casse-tête dans la bonne position ? (Remarquons qu’ici il s’agit de commencer à mener des calculs sur les nombres binaires – en tant que représentants symboliques binaires des états du baguenodier –, porteurs de sens vis-à-vis de la question posée.) Les réponses à ces questions sont apportées par Louis Gros à partir de la page 16 de son Traité (il présente la théorie arithmétique du baguenodier avant le tableau). Elles résultent d’un examen méthodique des différentes possibilités qui peuvent se présenter dans une position quelconque du baguenodier, relatif à un anneau n et aux relations qu’il noue avec son prédécesseur et/ou ses successeurs, car « Pour connaître la valeur d’un anneau, il faut faire attention à la position et à la valeur de l’anneau qui le précède immédiatement et à la position de l’anneau dont on veut connaître la valeur » (Gros 1872a : 152). La question 1) posée ci-dessus revient alors à savoir comment attribuer le symbole 1 ou le symbole 0 aux différents anneaux du baguenodier quand il est dans une position quelconque – afin d’obtenir sa représentation symbolique binaire – et que l’on cherche à savoir quel changement opérer par la suite. Différents cas de figure sont à analyser selon : si un anneau n est élevé ou abaissé, si c’est le dernier anneau qui a été touché ou non et si l’anneau n − 1 est élevé ou abaissé. Ils sont représentés par la figure 28.

68 Résolution du baguenodier avec le système binaire

position anneau n

dernier anneau touché

position anneau n – 1

n n+1 n n n+2 Figure 28 : Les 8 cas de figure selon : si l’anneau n est élevé ou non, s’il est le dernier anneau à avoir été touché et si l’anneau n − 1 est élevé ou abaissé. © L.R

Prenons le cas où l’anneau n est élevé (partie haute de la figure 28) : ou bien c’est le dernier anneau qui a été touché (il vient d’être élevé) ou bien l’anneau n + 1 a été touché après lui (car, par la condition nécessaire et suffisante, pour toucher l’anneau n + 1 il faut et il suffit que l’anneau n soit élevé et tous les autres anneaux inférieurs soient abaissés). Dans le cas où l’anneau n est le dernier anneau à avoir été élevé, il sera représenté par 1, car il n’a été touché qu’une seule fois pour être élevé (toujours dans l’idée qu’on part du baguenodier entièrement démonté et qu’on cherche à le monter). À partir de là, deux options sont possibles : ou bien l’anneau adjacent inférieur n − 1 est élevé, ou bien il est abaissé : • s’il est élevé, c’est qu’il n’a pas été touché depuis que l’anneau n a été monté (car pour toucher l’anneau n, l’anneau n − 1 doit nécessairement être élevé), il a donc la valeur 0 ; • s’il est abaissé, c’est qu’on a opéré sur lui après que n ait été élevé, il prend donc la valeur 1. Ainsi : • si l’anneau n vient d’être élevé et a la valeur 1, alors l’anneau n − 1 élevé vaut 0 ; • si l’anneau n vient d’être élevé et a la valeur 1, alors l’anneau n − 1 abaissé vaut 1.

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Admettons maintenant que l’anneau n est élevé, mais pour avoir permis de lever l’anneau n + 1 (deuxième branche possible à partir de n élevé sur la figure 28), il prend donc la valeur 0 (car il n’a pas été touché depuis que l’anneau n + 1 a été élevé). Là encore, deux options sont possibles pour l’anneau n − 1, ou bien il est élevé, ou bien il est abaissé : • s’il est élevé, c’est qu’on l’a touché juste après l’élévation de l’anneau n + 1, il prend donc la valeur 1 ; • s’il est abaissé, c’est qu’on ne l’a pas touché depuis que l’anneau n + 1 a été élevé (car pour toucher l’anneau n + 1, il faut que l’anneau n soit élevé et tous les anneaux de rangs inférieurs soient abaissés), il prend donc la valeur 0. Ainsi : • si l’anneau n élevé a la valeur 0, alors l’anneau n − 1 élevé vaut 1 ; • si l’anneau n élevé a la valeur 0, alors l’anneau n − 1 abaissé vaut 0. Les quatre possibilités pour les valeurs des anneaux n et n − 1 selon si l’anneau n, qui est élevé, est le dernier anneau touché ou non peut se schématiser par la figure 29 : position anneau n

dernier anneau touché n 1

n

position anneau n – 1 0 1

n+1 0

1 0

valeur anneau n

valeur anneau n–1

Figure 29 : Valeurs représentant les anneaux n et n − 1 selon si l’anneau n, qui est élevé, est le dernier anneau touché ou non. © L. R.

Un raisonnement similaire s’applique dans le cas où l’anneau n est abaissé (partie basse de la figure 28). Ou bien il a la valeur 1, car on vient d’y toucher après avoir élevé l’anneau n + 1, ou bien il a la valeur 0, car il n’a pas été touché depuis que l’anneau n + 2 a été élevé (en effet pour élever l’anneau n + 2, il faut que l’anneau n + 1 soit élevé et tous les anneaux de rangs inférieurs, dont n, soient abaissés). Si l’anneau n abaissé a la valeur 1, alors l’anneau n − 1 peut être lui aussi abaissé, il prend la valeur 1 (car cela signifie qu’on vient d’y toucher après avoir abaissé l’anneau n) ou alors il peut être élevé, il prend dans ce cas la valeur 0 (car cela signifie qu’on n’y a pas touché après avoir abaissé

70 Résolution du baguenodier avec le système binaire

l’anneau n). Si l’anneau n abaissé a la valeur 0, alors l’anneau n − 1 peut être lui aussi abaissé, il prend la valeur 0 (car cela signifie qu’on n’y a pas touché depuis que l’anneau n + 2 a été élevé) ou alors il peut être élevé, il prend dans ce cas la valeur 1 (car cela signifie qu’il a été touché depuis que l’anneau n + 2 a été élevé). Ainsi : • si l’anneau n abaissé a la valeur 1, alors l’anneau n − 1 élevé vaut 0 ; • si l’anneau n abaissé a la valeur 1, alors l’anneau n − 1 abaissé vaut 1 ; • si l’anneau n abaissé a la valeur 0, alors l’anneau n − 1 élevé vaut 1 ; • si l’anneau n abaissé a la valeur 0, alors l’anneau n − 1 abaissé vaut 0. Les huit règles énoncées correspondent aux combinaisons possibles selon les positions respectives et les valeurs des anneaux n et n − 1 et selon si l’anneau n est le dernier anneau à avoir été touché ou non ; elles peuvent se résumer par le schéma de la figure 30 : position anneau n

dernier anneau touché n 1

n

n+1 0 n 1

position anneau n – 1 0 1 1 0 0 1

n+2 0

1

valeur anneau n

valeur anneau n–1

0

Figure 30 : Valeurs des anneaux n et n − 1 selon leur position respective, et selon si l’anneau n est le dernier a avoir été touché ou non. © L. R.

Elles permettent alors de répondre à la question 2) que nous avons évoquée précédemment grâce à la généralisation suivante (figure 31) :

71

Figure 31 : Règle pour attribuer un 1 ou un 0 à un anneau selon s’il est élevé ou abaissé.(Gros 1872a : 18)

En effet, si l’on regarde par exemple la première branche du schéma de la figure 30, l’anneau n élevé a pour valeur 1 et l’anneau n − 1, élevé également, a pour valeur 0 (il y a eu changement de chiffre, car l’anneau n − 1 est élevé) alors que si l’anneau n − 1 est abaissé, il a pour valeur 1 (il y a conservation du chiffre employé au rang n). Il faut comprendre chez Louis Gros « rang précédent » par « rang supérieur », car on lit le nombre de gauche à droite. Ces deux nouvelles propriétés permettent alors à Louis Gros de traduire directement un état du baguenodier modélisé par une représentation schématique à l’aide de points hauts et bas en une représentation symbolique binaire. Par exemple, la représentation symbolique binaire de la position d’un baguenodier à 5 anneaux où tous les anneaux sont montés, soit • • • • •, est 10101. En effet, le 5e anneau est élevé (et il n’y a pas d’anneau supérieur), il prend la valeur 1. Le 4e anneau étant élevé, il prend la valeur 0 (on n’y a pas touché depuis que le 5e a été élevé). Le 3e anneau étant élevé et le 4e élevé valant 0, il prend la valeur 1. Le 2e anneau, élevé, prend la valeur 0 (car le 3e est élevé avec la valeur 1), et enfin, le 1er anneau prend la valeur 1 (car il a été élevé après que 3e a été élevé). Dans le cas évoqué au chapitre 2, dans lequel les élèves ont souvent l’impression d’être bloqués car ils ne peuvent plus immédiatement abaisser d’anneau, le baguenodier se schématise ainsi : • • • • • (figure 24). Pour représenter cette position symboliquement dans le système binaire, on attribue 1 à l’anneau élevé le plus à gauche, qui est ici le 5e anneau. Le 4e étant abaissé, on conserve la valeur du 5e, donc le 4e anneau sera représenté par un 1 également. Le 3e anneau étant élevé, on change la valeur du chiffre précédent, donc le 3e anneau sera représenté par un 0. Il en est de même pour les 2e et 1er anneaux, tous deux abaissés, on conserve ainsi la valeur 0 du 3e anneau. La représentation binaire correspondant à la position • • • • • est donc 11000. Ce nombre, traduit dans le système décimal, est égal à : (11000)2 = 1 × 24 + 1 × 23 = 16 + 8 = 24, qui correspond à la fois au nombre de changements qu’il reste à effectuer pour entièrement démonter le baguenodier, mais aussi au nombre de changements qui ont été effectués pour arriver à cette position si l’on monte le baguenodier (cette valeur se vérifie dans le tableau de Louis Gros, à la page 25).

72 Résolution du baguenodier avec le système binaire

Bien évidemment, la traduction en sens inverse est également possible, c’està-dire qu’à partir de la représentation symbolique binaire, on peut déduire la représentation schématique de la position du baguenodier correspondante. Par exemple, à partir de la position précédente (figure 24), qui se représente par 11000 en binaire, si l’on souhaite démonter le baguenodier, il faudra soustraire 1 à 24, donc obtenir 23. Le nombre 23 dans le système décimal s’écrit 10111 dans le système binaire, car (23)10 = 16 + 4 + 2 + 1 = 1 × 24 + 1 × 22 + 1 × 21 + 1 × 20 = (10111)2. Ensuite, on applique les règles de changement ou de permanence de chiffre mentionnées ci-dessus, sachant que le premier 1 à gauche du nombre correspond à un anneau élevé : s’il y a un changement de chiffre au rang inférieur, c’est que l’anneau inférieur est élevé, et s’il y a permanence du chiffre au rang inférieur, c’est que l’anneau inférieur est abaissé. Pour 10111, le premier 1 à gauche signifie que le 5e anneau est élevé, le 0 indique un changement de chiffre au 4e rang, donc le 4e anneau doit être élevé, le 1 indique ensuite un changement de chiffre au 3e rang, donc le 3e anneau est aussi élevé. Enfin, les deux 1 restants indiquent une permanence des chiffres aux rangs 1 et 2, donc ils sont abaissés. On obtient alors la position • • • • • ce qui signifie qu’il faut élever le 4e anneau pour continuer à démonter le baguenodier (ce qui peut se vérifier également dans le tableau). Cette « conversion » de la représentation schématique avec des points hauts et bas en une représentation symbolique binaire revient en réalité à faire une traduction d’un nombre exprimé dans le système binaire réfléchi à un nombre exprimé dans le système binaire normal, et vice-versa. Nous l’expliquons de façon plus formalisée dans la section suivante, consacrée au système binaire réfléchi. À ce stade, quand on souhaite simplement savoir quel anneau il faut toucher pour monter ou démonter le baguenodier à partir d’une position quelconque, il n’est pas vraiment nécessaire de savoir traduire un nombre décimal dans le système binaire (par exemple 23 en 10111 dans l’exemple ci-dessus) ni ensuite de le traduire dans sa représentation schématique. En effet, Louis Gros le précise dans son Traité : J’ai à proposer un meilleur emploi de la théorie, emploi avec lequel pas n’est besoin de chercher le nombre représenté par le baguenodier, ce que je vais dire est ce qu’il y a de mieux dans mon traité et depuis le commencement de ce chapitre je m’amuse à peloter en attendant cette grande partie. (1872a : 112)

73

Cet emploi repose sur le fait que pour chaque état du baguenodier représenté symboliquement dans le système binaire par des 0 et des 1, on ne peut toucher que deux anneaux (le premier et un autre), et de ces deux anneaux, l’un est représenté par 1 et l’autre par 0. Maintenant, si l’on touche l’anneau représenté par 1, on démonte le baguenodier (car on transformera alors le 1 en 0, ce qui diminuera la valeur du nombre en question), et si l’on touche l’anneau représenté par 0, on monte le baguenodier. Ces considérations permettent dans un premier temps de ne pas effectuer trop de conversions dans les différents systèmes de numération, et de pouvoir commencer à travailler sans le tableau, tout en pouvant régulièrement s’y référer pour vérifier ses conjectures. Nous verrons dans un instant comment introduire des questionnements intéressants pour une classe, qui permettent au contraire de travailler plus en profondeur les relations entre le système binaire réfléchi, le système binaire normal et le système décimal. Avant cela, nous présentons brièvement une autre façon de voir les choses, expliquée par Louis Gros dans son Traité à partir de la page 114, qui consiste dans un premier temps à découper artificiellement le baguenodier en « tranches » d’anneaux élevés et abaissés. Une tranche est constituée d’un anneau élevé et de tous les anneaux abaissés après lui sur sa droite (vers l’extrémité de la navette). Dès qu’un autre anneau élevé est rencontré, on change de tranche. Par exemple, un baguenodier de 5 anneaux dans la position • • • • • se découpe en 3 tranches : la première (en partant de la droite) composée du 2e anneau élevé et du 1er abaissé, la deuxième composée du 4e anneau élevé et du 3e abaissé, et la troisième tranche composée du 5e anneau élevé (•|• •|• •). Maintenant si l’on veut monter le baguenodier, on agit dans les tranches paires (on agit dans la première tranche paire possible, celle la plus à droite, en montant ou abaissant l’anneau qu’il est possible de toucher), et si l’on veut démonter le baguenodier, on agit dans les tranches impaires (on agit dans la première tranche impaire possible, celle la plus à droite, en montant ou abaissant l’anneau qu’il est possible de toucher). Par exemple, de la position • • • • • si l’on souhaite démonter le baguenodier, on agit dans la première tranche impaire en partant de la droite (celle qui est constituée du 1er anneau abaissé et du 2e anneau élevé) en élevant le premier anneau (car le 2e ne peut être touché en l’état). Cette action permet en effet d’abaisser ensuite le 2e anneau pour abaisser le 1er, pour abaisser le 5e, etc. On retrouve l’enchaînement classique des actions à effectuer sur le casse-tête. Les deux questions posées énoncées précédemment par Lucas au sujet, d’une part, de l’ordre et du nombre de changements à effectuer pour passer d’une position quelconque du baguenodier à une autre et, d’autre part, de

74 Résolution du baguenodier avec le système binaire

l’ordre et du nombre minimum de changements des anneaux nécessaire pour monter ou démonter entièrement le baguenaudier trouvent à présent des réponses précises. À partir du tableau et/ou de la règle permettant d’obtenir la représentation symbolique d’une certaine position du baguenodier dans le système binaire, on sait que le nombre binaire en question, traduit dans le système décimal, détermine le nombre de changements qu’il reste à effectuer si l’on souhaite démonter complètement le baguenodier. Par exemple, pour démonter un baguenodier de 3 anneaux, on souhaite passer de la position initiale montée 101 à la position finale démontée 000. Dans le système décimal, ce nombre correspond à (101)2 = 1 × 22 + 1 × 20 = (5)10. C’est le nombre de changements minimum pour démonter (ou monter) un baguenodier de 3 anneaux. Pour un baguenodier de 4 anneaux, il faudra (1010)2 = 1 × 23 + 1 × 21 = (10)10 changements, pour un baguenodier de 5 anneaux, il faudra (10101)2 = 1 × 24 + 1 × 22 + 1 × 20 = (21)10 changements, pour un baguenodier de 6 anneaux, il faudra (101010)2 = 1 × 25 + 1 × 23 + 1 × 21 = (42)10 changements, pour un baguenodier de 7 anneaux, il faudra (1010101)2 = 1 × 26 + 1 × 24 + 1 × 22 + 1 × 20 = (85)10 changements, etc. On remarque que le nombre de changements est à chaque fois doublé quand on passe d’un baguenodier avec un nombre impair d’anneaux à un baguenodier avec un nombre pair d’anneaux, et doublé puis additionné de un quand on passe d’un baguenodier avec un nombre pair d’anneaux à un baguenodier avec un nombre impair d’anneaux. Lucas fournit alors deux formules, selon la parité de n pour déterminer Pn le nombre de déplacements nécessaires pour monter ou démonter le baguenodier de n anneaux : En général, si l’on désigne par Pn le nombre de déplacements nécessaires pour monter ou pour démonter le baguenaudier de n anneaux, on a, pour n pair égal à 2k,

P2k = 22k – 1 + 22k – 3 + ... + 23 + 2 =

22k + 1 – 2 3

et pour n impair égal à 2k + 1,

P2k + 1 = 22k + 22k – 2 + ... + 22 + 1 =

22k + 2 – 1 . 3

[Qu’il résume par] Pn est toujours égal au plus grand nombre entier contenu dans le tiers de 2n+1. (Lucas 1882 : 180)

75

En

effet,

pour

un

22 × 3 + 2 – 1

baguenodier 28 – 1

à

7 anneaux,

on

retrouve

bien

255

= 85 changements. 3 3 3 Lucas répond ensuite au problème général sur le nombre de déplacements à opérer pour passer d’une disposition quelconque à une autre dans la marche ordinaire : P7 = P2 × 3 + 1 =

=

=

[…] on écrit les deux positions dans le système binaire, on prend la différence ; puis on transforme ce nombre dans le système décimal ; on obtient ainsi le nombre minimum de déplacements pour passer de l’une position à l’autre position. On effectuera ce changement en montant ou en démontant le baguenaudier, suivant que le premier nombre de la notation est plus petit ou plus grand que le dernier. (Lucas 1880 : 39)

Par exemple, prenons le cas où le baguenodier est situé dans cette position : • • • • • et qu’on cherche le nombre de changements qu’il faut effectuer pour arriver à la position • • • • • Commençons par représenter ces deux positions dans le système binaire, en appliquant les règles de changement et de permanence des chiffres : • • • • • se traduit par 11001, et • • • • • se traduit par 1111. On convertit ensuite ces deux nombres dans le système décimal : (11001)2 = 16 + 8 + 1 = (25)10 et (1111)2 = 8 + 4 + 2 + 1 = (15)10, et l’on soustrait les deux nombres décimaux obtenus (cela revient au même que de soustraire les nombres en binaire et de convertir ensuite en décimal). On obtient 10, qui est le nombre de changements nécessaires pour passer de la position • • • • • à la position • • • • • et vice-versa. Étant donné que le nombre décimal (et binaire) correspondant aux deux positions données diminue, cela signifie qu’on est amené à démonter le baguenodier pour passer du premier au second. Il est intéressant de noter qu’ici, il ne s’agit plus simplement de représentations symboliques binaires, mais bien de nombres binaires (et décimaux) avec lesquels sont menés des calculs porteurs de sens selon la situation donnée, et disponibles pour d’autres situations. Avant de proposer quelques pistes d’activités qu’il est possible de mener en classe, en plusieurs séances, sur le baguenodier, nous consacrons la prochaine section au code binaire réfléchi, à sa définition et à ses propriétés mathématiques plus formelles.

76 Résolution du baguenodier avec le système binaire

Explication du code de Baudot-Gros-Gray (ou code binaire réfléchi) L’introduction au code de Baudot-Gros-Gray est devenue aujourd’hui un chapitre incontournable des cours d’informatique, car il est essentiel de maîtriser les différents systèmes de numération sous toutes leurs formes, notamment ceux mobilisant le binaire. Il est remarquable de noter que certains domaines mathématiques qui étaient autrefois travaillés en dehors des sphères académiques ou universitaires (comme l’arithmétique ou la théorie des nombres à la fin du xixe siècle par exemple), sont devenus par la suite des fondamentaux de l’informatique moderne et des disciplines qui en découlent (comme la cryptographie par exemple). En un sens, on peut dire que Louis Gros, avec son tableau numérique et sa solution pour résoudre le baguenodier, a ainsi fait progresser les bases mathématiques de la future informatique, et même avant cela les télécommunications, le code ayant été utilisé de manière concrète dans ce domaine à la fin du xixe siècle. On souligne alors l’importance du « processus d’émergence des idées mathématiques […] plutôt que la connaissance de la succession des événements et des faits historiques pour eux-mêmes » (Vlassis, Fagnant & Demonty 2015 : 360). Cette section permet de présenter de manière concise comment est traité le code de Baudot-Gros-Gray aujourd’hui, mais également de montrer comment l’abstraction permet la concision. En effet, après la présentation de la solution de Louis Gros en début de chapitre, qui répond à un problème bien précis – sans application à une échelle plus globale – nous verrons que la généralisation du code montré par Louis Gros dans ses schémas ouvre le champ à la résolution de problèmes appliqués plus généraux. Au sens large du terme, un code de Gray est une écriture qui permet de symboliser les nombres entiers par une notation positionnelle telle que deux nombres adjacents ne diffèrent que d’un seul chiffre à une position donnée, et que la valeur absolue de la différence entre ces deux chiffres est 1. Par exemple, dans le code de Gray à base décimale, les nombres 193 et 183 pourraient être adjacents (car seuls les chiffres des dizaines diffèrent, de 1), mais pas les nombres 193 et 173 (la différence entre 9 et 7 est 2) ni les nombres 134 et 143 (car il y a deux chiffres qui diffèrent à deux positions différentes). Il existe en fait une infinité de codes de Gray, car ils peuvent s’appliquer à n’importe quelle base de numération. Cependant, le plus simple de tous est le code de Gray en base 2 ; c’est celui qui correspond au code montré par Louis Gros dans son Traité, représenté non pas par des 0 et des 1, mais par la schématisation des positions du baguenodier que nous avons vue précédemment, avec

77

des points hauts et bas. Dans la suite du texte, nous utiliserons indifféremment le terme « code de Gray » ou « code de Baudot-Gros-Gray » ou « code binaire réfléchi » (nous expliquons plus loin pourquoi l’adjectif « réfléchi » est employé) pour désigner le « code de Gray en base 2 ». Comme tout code binaire, le code de Gray se limite à l’utilisation de deux symboles : 0 et 1. Ainsi, pour générer les nombres de deux chiffres avec seulement 0 et 1, on obtient les 22 = 4 nombres suivants : 00, 01, 10 et 11. Rangés dans cet ordre, ces quatre nombres ne forment pas un code de Gray, car pour passer de 01 à 10, deux chiffres ont changé. Le code pourrait alors être : 00, 01, 11, 10 ou encore 00, 10, 11, 01 (nous verrons plus loin que le code binaire réfléchi vérifie des propriétés particulières qui rendent l’ordre du code unique). Pour un code de Gray avec des nombres à trois chiffres, on pourrait avoir (par exemple) les 23 = 8 nombres suivants rangés dans cet ordre : 000, 001, 011, 010, 110, 111, 101, 100. Le code de Gray est ainsi cyclique, car on peut retourner de 100 à 000 en une étape. Ces codes peuvent se représenter à l’aide de graphes sur lesquels on se déplace d’un sommet à un autre par une arête (comme il y a plusieurs chemins possibles dans un graphe pour se déplacer d’un sommet à un autre tout en restant sur les arêtes, il y a plusieurs codes possibles). 110 00

10

100

111 101

010 0

1

01

11

000

011 001

Figure 32 : Graphes correspondant aux codes de Gray à un chiffre (0 et 1), deux chiffres (00, 10, 11, 01) et à trois chiffres (000, 001, 011, 010, 110, 111, 101, 100). © L. R.

Ces chemins sont appelés des chemins hamiltoniens et les codes binaires de Gray à n chiffres correspondent en fait aux chemins hamiltoniens sur des hypercubes 7 de dimension n. La figure 32 représente les chemins possibles sur des hypercubes de dimensions respectives 1, 2 et 3 (les dimensions les plus classiques) et sur un hypercube de dimension 4, cela donne la figure 33 : 7. Dans le langage courant, un cube désigne un prisme (en trois dimensions donc) composé de six faces carrées (donc égales et superposables). En mathématiques, et plus particulièrement en géométrie, on peut construire des figures analogues de dimension n d’un carré (n = 2) et d’un cube (n = 3). On les appelle hypercubes ou n-cubes.

78 Résolution du baguenodier avec le système binaire

11

10

1110

1111

8

9

1100

1101

12

13

4

5

1010

1011

0110

0111

15

14

7

6

1000

1001

0100

0101

3

2

0010

0011

n=4 0

1

0000

0001

Figure 33 : Trajet possible sur un hypercube de dimension 4 pour un code de Gray binaire à quatre chiffres : 0000, 0001, 0011, 0010, 0110, 0111, 0101, 0100, 1100, 1101, 1111, 1110, 1010, 1011, 1001, 1000. On remarque qu’il y a 2 4 = 16 nombres composant ce trajet. Refaite d’après J.-P. Delahaye, « Voyageurs et baguenaudiers », Pour la Science no 238, p. 100-104, août 1997, p. 101.

Pour générer par récurrence un code de Gray unique, deux principes doivent être respectés : • le code de Gray de 0 est 0 ; • si l’on connaît le code de Gray des 2n premiers entiers, noté Gn, celui des 2n+1 suivants, noté Gn+1, est obtenu, d’une part, en leur ajoutant un 0 à gauche et, d’autre part, en les reprenant en ordre inverse (d’où le code dit « réfléchi ») et en les faisant chacun précéder d’un 1. On concatène ensuite ces deux nouvelles listes (Delahaye 1997 : 102). Par exemple, à partir de la liste des 4 nombres composant G2 : 00, 01, 11 et 10 : • on ajoute un 0 à gauche : 000, 001, 011, 010 (on obtient le début du code G3) ;

79

• on réfléchit l’ordre de la liste initiale : 10, 11, 01, 00 ; • on ajoute 1 à gauche : 110, 111, 101, 100 (on obtient la fin du code G3) ; • on concatène les deux listes en gras : 000, 001, 011, 010, 110, 111, 101, 100. On retrouve bien le parcours sur l’hypercube de dimension 3 représenté à la figure 32. Ainsi, le processus itératif pour générer Gn+1 à partir de Gn (avec G0 = (Λ) la chaîne de caractères vide, et G1 = (0, 1)) permet de dégager les propriétés suivantes, caractéristiques du code binaire réfléchi : • Gn est une permutation des nombres 0, 1, …, 2n − 1 (chaque nombre apparaît une seule et unique fois dans la liste). • Gn est intégré dans la première moitié de la liste de Gn+1 (le 0 à gauche n’étant pas réellement important). • Le code est stable dans la mesure où dès qu’un nombre binaire apparaît dans Gn, il apparaît à la même position dans toutes les autres listes de taille supérieure. • Chaque nombre dans Gn ne diffère que d’un seul chiffre par rapport à son précédent. • Le dernier nombre du code Gn ne diffère que d’un seul chiffre par rapport au premier. Voyons à présent comme passer d’un nombre écrit dans le système binaire classique à son équivalent dans le code de Gray, et vice-versa, pour faire le lien avec ce que nous venons de voir avec le baguenodier, le tableau de Louis Gros et sa règle sur la permanence et le changement de chiffre. Pour convertir un nombre binaire standard dans le code de Gray, on commence par garder le premier 1 en partant de la gauche. Ensuite, si le chiffre du nombre binaire au rang i (en partant de la gauche, pas comme pour le baguenodier) est identique à celui du rang i − 1 alors le nouveau chiffre au rang i dans le code de Gray sera 0. Sinon, si le chiffre du nombre binaire au rang i est différent de celui au rang i − 1 alors le nouveau chiffre au rang i dans le code de Gray sera 1. Par exemple, le nombre décimal 14 s’écrit 1110 en binaire (car 14 = 8 + 4 + 2). En partant de la gauche, le chiffre du premier rang vaut 1, celui du 2e rang vaut 1, celui du 3e rang vaut 1 et celui du 4e rang vaut 0. Pour convertir 1110 dans le code de Gray, on garde le premier 1 à gauche. Le deuxième chiffre sera un 0, car le premier et le second chiffre de 1110 sont identiques, de même pour le troisième chiffre qui sera aussi un 0. Enfin, le quatrième chiffre sera un 1, car le troisième et quatrième chiffre dans 1110

80 Résolution du baguenodier avec le système binaire

sont différents. Ainsi, 1110 en binaire normal s’écrit 1001 dans le code de Gray. Si l’on souhaite à présent convertir un nombre écrit dans le code de Gray en son équivalent dans le système binaire classique, on commence par garder le premier 1 en partant de la gauche. Puis, le chiffre à la position i dans le nombre binaire cherché sera la somme modulo 2 des chiffres du nombre binaire dans le code de Gray jusqu’au chiffre i. En appliquant cette procédure à 1001 on obtient bien le nombre binaire initial : 1110, soit 14 en décimal. En effet, le 1 en deuxième position est la somme modulo 2 du 0 et du 1 en première et deuxième positions du code de Gray (toujours en partant de la gauche), de même pour le 1 en troisième position, qui est la somme modulo 2 des trois premiers chiffres de 1001 et qui donne 1. Enfin, le 0 en quatrième position est la somme modulo 2 des quatre chiffres composant 1001, soit la somme des deux 1 en première et quatrième position du code de Gray, ce qui donne bien 0. Voilà donc les éléments théoriques mathématiques présents dans le manuscrit de Louis Gros (même si non formalisés de la sorte) et que nous avons réexpliqués de façon plus concise et moderne. Nous proposons à présent de voir comment ces données peuvent être mobilisées en activité en classe, ou en animation scientifique, par petits groupes de jeunes (12-15 au maximum, car au-delà, il faudrait non seulement se procurer un grand nombre de baguenodiers, mais il serait également difficile de pouvoir donner individuellement des indications aux élèves quand ils sont bloqués ou quand ils posent des questions).

Quelques pistes d’activités à mener en classe avec le baguenodier Nous l’avons vu au chapitre 2, le fonctionnement du baguenodier peut être compris sur un temps de découverte relativement court : entre 15 et 30 minutes suffisent pour appréhender l’objet, réussir à abaisser quelques anneaux au hasard (bien souvent, les personnes interrogées sur la façon dont elles ont réussi à atteindre telle ou telle position du baguenodier sont incapables d’expliquer comment elles y sont parvenues !), et comprendre l’objectif final à atteindre (le démontage complet du casse-tête). Cette activité de découverte peut être envisagée à n’importe quel niveau scolaire, n’importe quelle tranche d’âge d’élèves et d’adultes. Elle ne nécessite aucun prérequis, si ce n’est un minimum d’intérêt et de patience pour aborder le problème dans le calme. Elle peut être programmée à la fin d’une séance qui portait sur un thème tout à fait

81

différent. Au terme de cette activité, le vocabulaire relatif au baguenodier peut être introduit, de sorte qu’au cours de la prochaine séance, il puisse être réactivé et que tout le monde mobilise les mêmes termes : la navette, le rang des anneaux, élever un anneau, abaisser un anneau, toucher un anneau, monter le baguenodier, démonter le baguenodier, faire un changement. Ce vocabulaire se retrouve clairement décrit au début du Traité de Louis Gros, pages 9-10 et a été rappelé au chapitre 1. En complément de cette phase de découverte, il est intéressant de programmer une séance d’approfondissement, plus guidée, pour permettre aux élèves de se concentrer davantage sur les actions qu’ils font sur le baguenodier et pourquoi ils peuvent les faire ; dans le cadre du stage Maths C2+ de Lyon en juin 2019, nous avons orienté la recherche des élèves en leur demandant d’essayer de trouver une condition nécessaire et suffisante pour pouvoir toucher (élever ou abaisser) un anneau quelconque. Une fois l’euphorie et l’excitation d’avoir réussi à abaisser un nouvel anneau retombées, les élèves ont réussi à trouver la condition nécessaire et suffisante qui consiste à pouvoir toucher l’anneau n si et seulement si l’anneau n − 1 est élevé et tous les anneaux de rangs inférieurs abaissés. En l’appliquant scrupuleusement, tous ont été capables, a minima, de démonter entièrement le baguenodier de 5 anneaux sans trop d’aide, et pour certains de le remonter. Récemment, les potentialités mathématiques du baguenodier ont été exploitées dans un des sujets de 2015 des Olympiades académiques organisées chaque année par l’APMEP (Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public) pour des élèves en classe de première (toutes séries) 8 ; un exercice sur le « baguenaudier » a été proposé dans la deuxième partie par l’académie de Créteil et s’adressait à toutes les sections de premières (générales et technologiques). L’énoncé et les questions posées constituent une bonne approche de la théorie du baguenodier, qui pourrait être alors exploitée en classe, après avoir consacré un peu de temps aux séances de découverte et d’approfondissement que nous avons présentées au début du chapitre 2. En effet, l’énoncé donne d’emblée la condition nécessaire et suffisante qu’il faut

8. Les Olympiades touchent environ 20 000 lycéens en France et dans les établissements français à l’étranger. Elles peuvent se concourir individuellement ou par groupe de deux à trois candidats. L’épreuve se déroule sur deux temps de deux heures, avec une pause de dix minutes entre les deux, pour ramasser les compositions de la première partie et distribuer les sujets de la seconde partie. Cette dernière se compose d’exercices sélectionnés par les cellules académiques.

82 Résolution du baguenodier avec le système binaire

respecter pour pouvoir toucher un anneau, alors qu’elle peut faire l’objet d’un premier travail sur le baguenodier avec manipulations à l’appui 9. Une troisième séance pourrait ensuite être consacrée à la représentation schématique des états du baguenodier en adoptant la modélisation, somme toute assez intuitive, de Louis Gros avec des points hauts et bas de part et d’autre d’une ligne horizontale symbolisant la navette. Cette représentation schématique permettrait de travailler les propriétés du code de Baudot-Gros-Gray – sans qu’il soit nécessairement introduit de la sorte – en remarquant que : • dans un état quelconque du baguenodier, il n’est possible d’agir que sur deux anneaux distincts ; • de ces deux anneaux, l’un est abaissé (et l’on peut l’élever) et l’autre est élevé (et l’on peut l’abaisser). Ces particularités peuvent être rendues explicites dans des consignes données aux élèves leur demandant par exemple de représenter schématiquement les différentes étapes nécessaires au démontage d’un baguenodier de 3 anneaux ou de 5 anneaux, ou encore en leur demandant, à partir d’une position quelconque donnée d’un baguenodier à 7 anneaux de déterminer les deux positions qu’il est possible d’atteindre selon l’anneau qu’on touche. Par exemple : « À partir de la position • • • • • • • représenter les mouvements possibles à l’étape suivante. » La représentation schématique les aidera à visualiser le fait que dans le passage d’un état à un autre du baguenodier, un anneau et un seul a été touché (tout comme dans le code de Baudot-Gros-Gray). Cette activité trouverait sa place auprès de jeunes de 14-15 ans, en fin de cycle 4 ou au début du lycée (nous donnons plus loin un tableau récapitulatif des séances proposées avec leur durée, leur contenu, le public visé et les prérequis nécessaires). Enfin, une dernière séance avec des élèves en classe de première, a minima, consisterait à leur présenter comment traduire les états du baguenodier à partir de leur représentation schématique dans le système binaire (c’est-à-dire comment passer d’un nombre exprimé dans le code de Baudot-Gros-Gray à sa traduction dans le code binaire classique). Le codage consiste à expliquer – comme nous l’avons fait précédemment – que l’anneau élevé le plus à gauche prend la valeur 1, puis que tout anneau élevé entraîne un changement de valeur et que tout anneau abaissé entraîne une permanence de valeur par rapport à l’anneau précédent. Ensuite, transcrire ce nombre binaire dans le système décimal permet de donner le nombre de changements qu’il reste à faire pour démonter 9. Voir (Olympiades académiques 2015 : 69-71), disponible en ligne sur : https://www. apmep.fr/Olympiades-2015,7993 [consulté le 09/09/2022].

83

complètement le baguenodier. Par exemple, en travaillant sur les différentes étapes nécessaires au démontage d’un baguenodier à 3 anneaux, on trouve que la position initiale • • • requiert (101)2 = 1 × 22 + 0 × 21 + 1 × 20 = (5)10 changements au total. Une fois que le premier anneau est abaissé (car si l’on abaisse le 2e, on sera bloqué pour toucher le 3e), la position • • • indique qu’il reste (100)2 soit (4)10 changements à effectuer, etc. Pour aller plus loin, il est possible alors de constater que pour trouver le nombre de changements à effectuer entre deux positions quelconques du baguenodier, il faut soustraire les deux nombres décimaux, traduits en décimal à partir de l’écriture binaire, des deux états donnés (le plus petit des deux nombres soustrait du plus grand). Par exemple, si l’on souhaite savoir combien de changements sont nécessaires pour passer de l’état A • • • • • • • (baguenodier à 7 anneaux) à l’état B •••• • • • on traduit l’état A en binaire puis en décimal : (0010001)2 = (17)10, puis l’état B en binaire puis en décimal : (1010011)2 = (83)10. La différence des deux nombres est 83 − 17 = 66, qui correspond au nombre de changements nécessaires pour passer de l’état A à l’état B. De la même façon, on peut déterminer combien de changements seront nécessaires pour passer d’un baguenodier de 7 anneaux entièrement monté à un état entièrement démonté, soit de (1010101)2 = (85)10 à (0000000)2 = (0)10 : 85 changements. De même pour un baguenodier à 8 anneaux, on aura (10101010)2 = (170)10 changements à effectuer. Ces résultats peuvent être généralisés à n’importe quel nombre d’anneaux selon s’il est impair, ni, ou pair, np. En réécrivant (ou encore (1010101)2 = (85)10 = 26 + 24 + 22 + 20 = (1 + 41 + 42 + 43) (10101010)2 = (170)10 = 27 + 25 + 23 + 21 = 2(1 + 41 + 42 + 43)), calculer Sni ou Snp revient à calculer la somme des termes d’une suite géométrique de raison q = 4, de terme initial U0 = 1 (pour n impair, ni) ou U0 = 2 (pour n pair, np). Dans le cas général, on a : Sn = U0 × neaux n impair : Sni = dier à 7 anneaux : S7 = n 2

pair : Snp =

2(4 – 1) 3

8 anneaux : S8 =

=

29 – 2 3

n+1 2

4

–1

3 28 – 1 3

=

2n + 1 – 1 3

qn + 1 – 1 q–1

. Pour un nombre d’an-

, et l’on retrouve pour un bagueno-

= 85 changements. Pour un nombre d’anneaux n

2n + 1 – 2 3

, et l’on retrouve pour un baguenodier à

= 170 changements. On constate alors que le nombre

84 Résolution du baguenodier avec le système binaire

de changements double à chaque fois que l’on ajoute un anneau : si le nombre d’anneaux du baguenodier est pair, on double le nombre de changements précédent, et si le nombre d’anneaux est impair, on double le nombre de changements précédent et l’on ajoute 1 (pour 1 anneau, on fait 1 changement ; pour 2 anneaux, on fait 2 changements ; pour 3 anneaux, on fait 5 changements ; pour 4 anneaux, on fait 10 changements ; pour 5 anneaux, on fait 21 changements, etc.). L’intérêt de la manipulation du baguenodier permet de vérifier assez rapidement (pour des petites valeurs) si les calculs sont corrects ou non. Nous avons résumé l’ensemble des activités qu’il est possible de proposer à un groupe composé de 12-15 jeunes élèves (ou d’adultes) maximum dans le tableau ci-dessous, selon les descriptions que nous avons faites précédemment. Séance 3 « Représentation »

Séance 4 « Codage »

Contenu abordé

– réactiver le vocabulaire et la condition nécessaire et suffisante pour toucher l’anneau n par rapport à la position des autres anneaux (5 minutes) ; – modéliser les états du baguenodier avec les points hauts et bas (10 minutes) ; – l’utiliser pour représenter toutes les étapes nécessaires au démontage d’un baguenodier de 3 (et 5) anneaux (2530 minutes) ; – remarquer qu’un anneau et un seul a été touché à chaque mouvement (10 minutes).

– réactiver ce qui a été vu dans la séance 3 (5-10 minutes) ; – traduire l’état du baguenodier en binaire (anneau élevé = changement de chiffre, anneau abaissé = permanence du chiffre) (15 minutes) ; – montrer que le nombre binaire traduit en décimal donne le nombre de changements qu’il reste à effectuer (20 minutes) ; – généraliser le résultat à un nombre quelconque d’anneaux (10 minutes).

Niveau Âge minimum

Fin de cycle 4 14-15 ans

Lycée 15-16 ans

Prérequis

Séances 1 et 2

Séances 1, 2, 3 et connaître le système binaire

Temps conseillé

55 minutes

55 minutes

Il est à noter que les séances 3 et 4 n’en sont encore qu’au stade théorique, n’ayant pas encore été testées en réalité.

En complément et approfondissement de la séance 4, il est également possible de réfléchir aux nombres de changements qui ont été faits sur chaque anneau pour amener le baguenodier à un état quelconque ; la moitié des changements a été faite sur le premier anneau, car on le touche une fois sur deux, le quart des changements a été fait sur le deuxième anneau, etc. Pour obtenir

85

des nombres entiers et éviter de travailler avec des quarts de changements, il suffit d’arrondir en gardant en tête que pour un anneau élevé, le nombre de changements doit être impair et que pour un anneau abaissé, le nombre de changements doit être pair (voir le Traité de Louis Gros à partir des pages 95-96). Par exemple, pour démonter un baguenodier de 5 anneaux en partant de la position initiale où tous les anneaux sont élevés, on sait qu’il faudra effectuer (10101)2 = (21)10 changements, mais on peut détailler le calcul, et dire que le premier anneau sera touché 21/2 =11,5 soit 11 fois, le second anneau sera touché 21/4 = 5,25 soit 5 fois, le troisième anneau sera touché 21/8 = 2,625 soit 3 fois, le quatrième anneau sera touché 21/16 = 1,3125 soit 1 fois, et enfin le cinquième anneau sera touché 21/32 = 0,65625 soit 1 fois. Ce total fait bien 11 + 5 + 3 + 1 + 1 = 21 changements.

Au sujet de la marche accélérée La théorie mise en place par Louis Gros dans son tableau, avec l’apparition du code de Baudot-Gros-Gray, est envisageable seulement parce qu’il considère que pour passer d’un état à un autre du baguenodier, un seul et unique anneau peut être touché. Or, en pratique, ce n’est pas vraiment le cas ; en effet, après quelques manipulations sur le casse-tête, on remarque qu’il est facile d’élever ou d’abaisser simultanément les deux premiers anneaux. C’est d’ailleurs une des raisons avancées par Louis Gros pour expliquer que la théorie n’a pas été découverte avant lui : Pourquoi cette théorie n’a-t-elle pas été reconnue plus tôt ? c’est, je crois, parce que le premier et le second anneau paraissent s’élever ou s’abaisser tous deux en même temps. (Gros 1872a : 102)

Cela permet notamment de travailler plus rapidement sur le montage ou le démontage du baguenodier, car tous les quatre mouvements (au maximum) ce sont ces deux anneaux qu’il faut toucher ; on peut donc gagner un temps assez considérable dans le cas d’une compétition internationale de démontage de baguenodier ! Lucas appelle cette manœuvre la « marche accélérée » pour la distinguer de la « marche ordinaire » où l’on ne touche qu’un anneau à la fois (Lucas 1880 : 40). La marche accélérée est soumise aux règles suivantes :

86 Résolution du baguenodier avec le système binaire

1. lorsqu’on élève le premier anneau, on doit monter en même temps le second ; 2. lorsqu’on a monté les deux premiers anneaux, on doit ensuite baisser le premier. (Lucas 1880 : 40) Lucas convient que la marche ordinaire – celle qui est considérée par Louis Gros – « est plus commode à considérer théoriquement » (Lucas 1880 : 38), car elle permet la construction du tableau représentant schématiquement les différents états du baguenodier ainsi que leur représentation symbolique binaire. Le fait que la suite des représentations schématiques soit en réalité une expression du code binaire réfléchi de Gray se révèle alors plus évidente, car d’un état à l’autre, un seul anneau (donc chiffre) change, comme nous avons pu le voir précédemment. Voici alors le début du tableau représenté par Lucas (figure 34), largement inspiré de Louis Gros, des seize premiers coups pour la marche ordinaire et accélérée d’un baguenodier à 7 anneaux :

Figure 34 : Tableau des deux marches du baguenodier pour les seize premiers coups (la colonne n est relative à la marche ordinaire, et la colonne N est relative à la marche accélérée). (Lucas 1882 : 185)

Le nombre de déplacements pour la marche accélérée est indiqué dans la colonne N du tableau ci-dessus (figure 34). Ce nombre est moindre que celui des déplacements dans la marche ordinaire, car « […] huit coups consécutifs de la marche ordinaire, de 1 à 8, de 9 à 16, correspondent à six dans la marche

87

accélérée » (Lucas 1880 : 40). Par conséquent, les formules pour n (nombre de déplacements dans la marche ordinaire) et N (nombre de déplacements dans la marche accélérée) sont les suivantes (Lucas 1880 : 40) : […] si q désigne le quotient et r = 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 ou 0 le reste de la division de n par 8, on a le tableau de correspondance n = 8q + 1, 2

N = 6q + 1

n = 8q + 3, 4, 5

N = 6q + 2, 3, 4

n = 8q + 6, 7

N = 6q + 5

n = 8q

N = 6q

Lucas donne ensuite une formule générale pour calculer le nombre de déplacements dans le montage ou le démontage accéléré du baguenodier : Qn [étant] le nombre des déplacements dans le montage ou le démontage accéléré [n étant le nombre d’anneaux du baguenodier] on trouve ainsi, selon que n est impair ou pair, Q2k+1 = 22k, et Q2k = 22k –1 – 1. (Lucas, 1880 : 42)

Dans le cas d’un baguenodier à 5 anneaux, on trouve que le nombre de déplacements pour le démontage accéléré du casse-tête est de Q5 = Q2×2+1 = 22×2 = 24 = 16, alors que pour la marche ordinaire, il faut 21 changements. Ainsi, bien que beaucoup plus efficace dans la pratique, la marche accélérée du baguenodier ne permet pas de découvrir la relation entre les rangs des anneaux et les exposants des puissances de 2 dans la décomposition des entiers naturels en produit de la forme 2k × m avec k entier naturel et m entier naturel impair ; c’est ainsi – en gardant rigoureusement en tête que le passage d’un état du baguenodier à un autre ne se fait qu’en touchant un seul anneau – que le code de Baudot-Gros-Gray se dégage des représentations schématiques et a permis à Louis Gros de construire toute sa théorie, illustrant à nouveau comment la symbolisation se révèle constitutive de l’émergence des objets mathématiques eux-mêmes.

88 Résolution du baguenodier avec le système binaire

Version de résolution du baguenodier en mobilisant la théorie des graphes Dans un article récent sur le traitement mathématique du baguenodier à 7 anneaux, Heeffer et Hinz (2017) donnent une interprétation des solutions présentées respectivement par les mathématiciens italiens Luca Pacioli (14451517) en 1508, qui adopte la marche normale pour démonter le baguenodier, et Jérôme Cardan (1501-1576) en 1550, qui adopte la marche accélérée, en modélisant le baguenodier par un graphe dont les sommets représentent les états du casse-tête après chaque mouvement (nous présentons en détail les textes de ces deux mathématiciens au sujet du baguenodier dans le chapitre 8). Leur approche diffère de la solution donnée par Gros dans son Traité. Nous en expliquons ici les grandes lignes, pour montrer aux lecteurs comment un simple casse-tête, objet de divertissement, peut dévoiler des aspects mathématiques qui ne seront développés que bien plus tard dans l’histoire de la discipline (la théorie des graphes fut en effet formalisée au début du xxe siècle). L’objectif de Heeffer et Hinz (2017) est de comparer les solutions données respectivement par Pacioli et par Cardan et de pointer dans leurs explications la présence implicite d’une sorte d’algorithme récursif non numérique. Les auteurs définissent un sommet du graphe par une suite de n caractères (n étant le nombre initial d’anneaux au baguenodier), chaque caractère prenant la valeur 1 (si l’anneau est élevé) ou 0 (si l’anneau est baissé). Par exemple, la position initiale (tous les anneaux sont abaissés) d’un baguenodier à trois anneaux est 000. Celle où le 2e anneau est élevé et les deux autres abaissés est 010. Le graphe modélisant l’enchaînement des mouvements pour élever les 3 premiers anneaux se représente ainsi (figure 35) :

000

001

011

010

110

111

101

100

Figure 35 : Graphe représentant les différents états du baguenodier pour élever les anneaux par la marche normale. Ici, la position la plus à droite permet ensuite d’élever le 4 e anneau. © L. R.

On visualise clairement la décomposition de chaque changement (au sens où l’entend Louis Gros, un seul anneau à la fois) alors que pour la marche accélérée, qui autorise de toucher simultanément les deux premiers anneaux, le graphe se représente de la sorte (figure 36) :

89

000

001

011

110

010

111

101

100

Figure 36 : Graphe représentant les différents états du baguenodier pour élever les anneaux par la marche accélérée. On remarque le gain dans le nombre de mouvements à effectuer. © L. R.

Heeffer et Hinz (2017) montrent alors, en exploitant des résultats de récurrence pour compter les longueurs respectives des chemins des deux graphes, c’est-à-dire le nombre de mouvements nécessaires pour arriver à l’état final (tous les anneaux élevés), que la solution donnée par Pacioli pour passer de 0000000 à 1111111 par la marche ordinaire est optimale (il minimise la longueur du chemin entre les deux sommets), même s’il ne mentionne pas dans son texte le nombre de changements nécessaires pour élever tous les anneaux. Il en est de même chez Cardan qui donne les valeurs exactes minimales pour la marche accélérée du baguenodier à 7 anneaux. Heeffer et Hinz (2017) soulignent alors une certaine forme de récursivité non numérique dans la procédure des deux mathématiciens, et bien qu’ils se restreignent à un baguenodier à 7 anneaux, cette dernière peut facilement être étendue à un nombre quelconque d’anneaux. La théorie des graphes figure à présent dans le programme de l’enseignement optionnel de mathématiques expertes de terminale générale depuis 2020, et une activité sur le baguenodier pourrait être envisagée dans ce cadre pour montrer aux étudiants l’articulation entre des objets issus des récréations mathématiques et des notions mathématiques plus théoriques, dont les applications sont nombreuses.

 *** L’utilisation du binaire décrite par Louis Gros dans son Traité manuscrit de 1872 fournit une solution des plus élégantes au casse-tête du baguenodier, et qui plus est inédite, car aucun de ses prédécesseurs n’a pensé à rapprocher les différents états du baguenodier à un code binaire, et à ensuite l’exploiter pour répondre à des questions plus générales sur le casse-tête. L’apparition du code binaire réfléchi n’est certes pas des plus explicites – seulement parce que Louis Gros ne traduit pas un anneau élevé par 1 et un anneau abaissé par 0 – mais la succession des états du baguenodier représentés schématiquement et méticuleusement dans un tableau sur soixante-quatre pages de son Traité, à

90 Résolution du baguenodier avec le système binaire

l’aide de points pour le montage et démontage d’un baguenodier à 11 anneaux (Gros 1972a : 25-88), montre bien les passages d’un nombre du code de Gray à un autre avec un seul changement de chiffre. Au moment où Louis Gros termine la rédaction de son Traité manuscrit – il semblerait que ça soit en 1882 (figure 37) – le code binaire réfléchi est également exploité dans un tout autre contexte par Émile Baudot, ingénieur dans le domaine de la télégraphie, qui perfectionne alors considérablement les appareils de transmission existants. Bien évidemment, cette coïncidence est fortuite et il ne faudrait pas se laisser à penser que Baudot ait été un grand pratiquant de la science baguenodière. Quoique…

Figure 37 : Note du 7 février 1882 concernant la publication des Récréations mathématiques de Lucas en 1882. Il semblerait que cette note soit la dernière que Louis Gros ait ajoutée. (Gros 1872a : 8)

91

Chapitre 5

LES RETOMBÉES MATHÉMATIQUES ET TECHNIQUES DU CODE DE BAUDOT-GROS-GRAY

Après avoir présenté les propriétés mathématiques du code binaire réfléchi et ses applications immédiates dans le cadre de la résolution du casse-tête du baguenodier, nous souhaitons nous intéresser ici davantage aux retombées mathématiques et techniques de ce code, afin de donner des éléments de contextualisation permettant de montrer comment la solution à une situation ludique (résoudre un casse-tête vendu comme jouet pour enfant dans le commerce) peut amener à des considérations utiles dans les applications des sciences et des techniques, tout en restant ancrée dans le domaine ludique.

Le code de Baudot-Gros-Gray dans les télécommunications Malgré le fait que le nom de Gray soit resté d’usage pour désigner le code binaire réfléchi, l’utilisation la plus ancienne du code en question fut celle développée par Émile Baudot (1845-1903) alors remplaçant dans l’administration des télégraphes à Chaumont, passionné par le côté scientifique de son environnement. Ses recherches remontent à 1872, il dépose sa première demande de brevet concernant un « Système de télégraphie rapide » le 17 juin 1874. Un crédit accordé par l’administration des Postes et Télégraphes permet de l’expérimenter en ligne en décembre 1875 sur un fil de 550 kilomètres. Les résultats obtenus sont satisfaisants et poussent Baudot à

93

améliorer son système qu’il brevette à nouveau en 1876 sous le titre « Système d’appareil télégraphique multiple imprimeur » (Lesaffre 1932 : 41). Le premier spécimen qui a été construit a permis de desservir la ligne ParisBordeaux pendant plusieurs mois. Cet appareil, permettant à cinq employés de travailler simultanément sur le même fil, pouvait transmettre ou recevoir en une heure 36 000 à 40 000 lettres ou chiffres imprimés en caractères topographiques (Anon 1879 : 354) 1. L’invention de Baudot concerne, d’une part, le système téléimprimeur et, d’autre part, le code avec lequel il fonctionne, qui n’est autre qu’un code binaire. Baudot fut le premier à introduire un tel code dans des signaux, composés de cinq moments successifs d’égale durée 2, contrairement au code Morse qui alterne des impulsions longues et courtes. Le clavier émetteur (figure 38) composé de deux touches pour le majeur et l’index de la main gauche et de trois touches pour l’index, le majeur et l’annulaire de la main droite permettait d’encoder 32 caractères (25), ce qui est insuffisant pour encoder les 26 lettres de l’alphabet, les 10 chiffres, les signes de ponctuation, les signes opératoires et les autres symboles (comme %, &). Le code Baudot utilise donc deux jeux de caractères, un pour les lettres, et un pour les chiffres et symboles, comme le montre la figure 39.

Figure 38 : Disposition des doigts de l’opérateur sur le clavier du télégraphe Baudot. (Pendry 1919 : 41)

1. Pour une description générale du télégraphe multiple imprimeur de Baudot et de son fonctionnement, voir (Anon 1879), ainsi que les articles publiés dans le journal La Lumière Électrique entre septembre 1881 et mars 1882. Ces derniers s’attachent à expliquer en détail les organes de transmission, de réception, de traduction et d’impression du télégraphe de Baudot. 2. La transmission était rythmée par métronome. Pour un résumé historique des principales transformations et applications de l’appareil télégraphique de Baudot, de ses origines à 1931, voir (Lesaffre 1932).

94 Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray

Figure 39 : Codage des lettres (à gauche) et des chiffres et symboles (à droite) selon les touches (IV, V pour gauche et I, II, III pour droite) du clavier de l’appareil de Baudot. Un point noir signifie qu’il faut enfoncer la touche correspondante sur le clavier. Par exemple, pour obtenir la lettre L, il faut enfoncer les touches IV et V de la main gauche (avec l’index et le majeur) et les touches I et II de la main droite (avec l’index et le majeur), soit 11110. (La Lumière Électrique 1882 : 80)

Bien que les claviers et les alphabets apparaissaient toujours en deux groupes (IV, V et I, II, III) du côté des émetteurs, le récepteur recevait le code dans l’ordre I, II, III, IV, V (figure 40), grâce notamment aux électro-aimants recevant l’information qui étaient arrangés dans cet ordre.

Figure 40 : Illustration du clavier émetteur (à gauche) et de l’ordre de réception du code (à droite). Le codage en langue française se lit à gauche (les deux premières colonnes). Reproduit par www.circuitousroot.com à partir de (Pendry 1919 : 43-44)

95

Dans le combiné récepteur, le code binaire à cinq chiffres était stocké dans une roue codée qui était directement connectée au disque imprimeur (figure 41). Quand le disque tournait, il finissait par atteindre un angle où le motif en dessous de la tête de lecture était identique à celui reçu par le combiné récepteur, après quoi la tête de lecture était activée et imprimait la lettre, le nombre ou le symbole transmis 3.

Figure 41 : Illustration de la roue codée qui reçoit l’information et imprime la lettre, le chiffre ou le symbole correspondant au code envoyé. (La Lumière Électrique 1882 : 178)

Le disque récepteur est composé de parties en métal (conductrices) représentant le 1, et de parties dans un matériau isolant, représentant le 0, ainsi que de frotteurs qui lisent les informations reçues. Le problème avec un simple code binaire (à gauche dans la figure 42), c’est que des erreurs de lectures peuvent survenir au niveau de certaines frontières, comme à la ligne A-A par exemple, où le frotteur peut lire 0000, 0001, 0010 ou 0011 (on lit de l’intérieur de la roue vers l’extérieur, une case blanche vaut 0 et une noire vaut 1). Avec le code binaire réfléchi (représenté à droite dans la figure 42), seul un chiffre change à une position donnée au niveau des frontières, réduisant 3. Au cours de la révolution des frotteurs sur le disque et à un moment, un seul, déterminé par les positions de travail ou de repos imposé, sous l’action du signal reçu, un circuit local se fermait par l’intermédiaire desdits frotteurs, contacts et butoirs, et provoquait le déclenchement du système imprimeur pour la traduction de ce système en un caractère typographique (Lesaffre 1932 : 41).

96 Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray

considérablement les erreurs de lecture. Certes, le code de Baudot n’est en soit pas complètement nouveau, mais il consiste en une réorganisation dans un certain ordre de nombres écrits en binaire, de manière à simplifier la lecture de la tête de lecture de la roue codée. A

A A

A

Figure 42 : À gauche est représenté le code binaire classique, à droite le code binaire réfléchi (et cyclique). Une case blanche représente un 0 et une case noire représente un 1. Le distributeur circulaire de gauche incrémente le code binaire de façon classique (dans le sens horaire) : 0000, 0001, 0010, 0011, 0100, etc. alors que le distributeur circulaire de droite incrémente le code de Gray : 0000, 0001, 0011, 0010, 0110, etc. réduisant ainsi considérablement les erreurs de lecture des informations envoyées. © L. R.

Les talents de Baudot furent immédiatement reconnus, et après avoir exhibé son équipement à l’Exposition universelle de Paris en 1878 4, il reçut la médaille d’or et fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. Son télégraphe devint alors un objet standard. Vers 1882, il y retravaille (partie codage) pour qu’il puisse opérer sur une chaîne de caractères complète (et non plus sur une lettre à la fois). Ce codage mécanisé de caractères fut mis en forme en 1887 sous le nom d’Alphabet international télégraphique (reconnu par l’Union internationale des télécommunications), et Baudot en fit la première démonstration en 1899 par une communication entre Marseille et Alger. Le code Baudot est standardisé en 1932 par le Comité consultatif international télégraphique et téléphonique, et il est maintenant connu comme l’alphabet international télégraphique no 2. Le télégraphe imprimeur de Baudot a fonctionné jusque dans les années 1950 et était considéré comme le meilleur des appareils télégraphiques de l’époque, avant d’être remplacé par le téléphone. 4. Notons qu’à cette date, Louis Gros est toujours en vie, il a 64 ans, et il n’est pas impossible qu’il soit allé visiter l’Exposition universelle de Paris. Nous savons en effet qu’il a visité celle de Lyon en 1872, car il dit avoir été déçu de ne pas y voir de jeux exposés (Gros 1872a : 205).

97

Il ne fait aucun doute que Baudot était un personnage précurseur. En effet, il peut être considéré comme l’inventeur à la fois du code cyclique permuté et du code à chaîne. 5

Par la suite, le code de Baudot-Gros-Gray fut breveté par le physicien et chercheur aux laboratoires Bell, Frank Gray (1887-1969), le 17 mars 1953 sous le nom « Pulse Code Communication » (« communication par impulsion codée »). Le brevet présente le code en question avec pour utilisation principale de réduire les erreurs de codes dans la transmission des informations. Gray souligne que plusieurs inventions ont tenté de remédier à ce problème, mais qu’elles impliquaient une complexification des appareils à plusieurs niveaux. Son idée est alors de réduire les erreurs de codage en modifiant le code en lui-même ; c’est ainsi qu’il introduit le code binaire réfléchi qui portera plus tard son nom. Quelques années auparavant, en 1943, George Stibitz (1904-1995), également chercheur aux laboratoires Bell – il sera reconnu internationalement comme l’un des pères du premier ordinateur numérique – dépose un brevet pour un « Binary Counter » (« compteur binaire ») ayant pour objectif de mesurer des intervalles de temps de différentes durées de façon précise et économique dans le domaine des communications. Le dispositif était constitué de balles élastiques et d’aimants, et des impulsions électriques déplaçaient les balles d’avant en arrière, faisant varier leur position selon le code binaire réfléchi. La deuxième page du brevet explique clairement la construction du code avec une liste faisant correspondre au nombre de pulsations (0, 1, 2, 3, etc. jusqu’à 16) leur équivalent dans le code binaire réfléchi 6. Selon Martin Garder, qui se serait entretenu avec Stibitz à ce sujet, la mention de ce brevet aurait poussé ce dernier à écrire ce poème : An ingenious fellow one day Wrote numbers a new-fangled way. As earlier had Stibitz, But that name inhibits, Historians who call the code “Gray”. 7

5. (Heath 1972 : 83) : « There is no doubt, however, that Baudot was the dominant figure. Indeed, he can be regarded as the inventor or both cyclic-permuted code and the chain code. », ma traduction. 6. Voir le brevet (Stibitz, George, Binary Counter, US. 2.307.868, 12 janvier 1843). 7. (Gardner 1986 : 20). Nous avons laissé le texte en anglais pour garder les rimes de ce petit poème, dont une traduction serait : « Un type ingénieux un jour/A écrit

98 Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray

Ces quelques lignes pourraient aussi bien s’appliquer aux personnages de Louis Gros ou d’Émile Baudot et conduiraient sans nul doute à d’autres belles rimes, mais elles permettent avant tout – de par leur légère poésie – de nous rappeler à des propos plus ludiques, et de revenir à des considérations baguenodières concernant l’application du code de Baudot-Gros-Gray aux casse-têtes.

Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray : du futile à l’utile, et vice-versa Aujourd’hui, le code de Baudot-Gros-Gray trouve des applications variées, essentiellement dans le domaine du numérique ; son utilisation première consiste à prévenir des états parasites, c’est-à-dire des erreurs susceptibles d’intervenir dans les communications (la transmission du signal TV par exemple) ou dans la lecture de séquences. On le trouve notamment dans l’exploitation des ordinateurs parallèles (optimisation des communications entre les ordinateurs branchés en réseau 8 ), dans la minimisation des circuits logiques (table de Karnaugh 9, expressions booléennes) dans les architectures en hypercubes, et dans la création de fonctions de hachage. En optique, le code de Baudot-Gros-Gray est fréquemment utilisé dans les capteurs angulaires ou de positionnement. D’autres codes continus – c’est-à-dire ayant la propriété que le passage d’un nombre au nombre suivant ne change qu’un seul chiffre – existent, mais ils conduisent à des chemins plus longs. Le code de Baudot-Gros-Gray est donc parmi les codes les plus utilisés en informatique et est « le plus élégant de tous les codes continus » (Delahaye 1997 : 101). En mathématiques, des recherches sur le code de Baudot-Gros-Gray ont été menées à partir des années 1970, notamment pour essayer de compter le nombre de codes binaires de Gray qu’il est possible de générer avec cinq chiffres (pour quatre chiffres et moins, les résultats étaient connus).

les nombres d’une façon ultramoderne./Comme Stibitz l’avait fait plus tôt,/Mais ce nom n’attire pas/Les historiens qui l’appellent le code “Gray”. » 8. Les unités de calculs de la machine sont placées sur un réseau correspondant à un hypercube, et le code de Baudot-Gros-Gray fournit une numérotation des sommets de cet hypercube permettant le contrôle et l’optimisation des communications (Delahaye 1997 : 101). 9. Une table de Karnaugh est une méthode graphique (qui passe par la création d’un tableau) pour trouver ou simplifier une fonction logique à partir de sa table de vérité (table utilisée pour représenter les expressions logiques et mesurer la valeur : VRAIE ou FAUSSE).

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Ronald Read (1924-2019), mathématicien britannique et professeur émérite en théorie des graphes, avait conçu un algorithme pour répondre à la question, mais ce dernier aurait mis 10 ans à faire les calculs… Le projet fut donc abandonné, puis résolu dans les années 1980. En 1986, le nombre de codes binaires de Gray à six chiffres était encore inconnu, mais estimé autour de 2,4 × 1025. De manière générale, trouver une formule pour le nombre de codes de Gray à n chiffres (en fonction de n) reste un problème combinatoire difficile à résoudre (Gardner 1986 : 22). Gardner (1986) mentionne également un article de 1984 de E. N. Gilbert qui montre comment le code binaire de Gray à trois chiffres peut être utilisé pour commencer une séquence qui génère une courbe de Hilbert qui remplira par passage à la limite un cube de dimension n. Le code binaire réfléchi constitue également un moyen élégant pour cheminer et compter le nombre de termes présents dans les diagrammes de VeitchKarnaugh, utiles pour représenter des ensembles lorsque le diagramme de Venn devient illisible, en général à partir de quatre ou cinq ensembles (Lefort 1974). Enfin, on peut remarquer qu’avec un baguenodier à 6 anneaux, le ratio entre le nombre de changements à effectuer dans la marche ordinaire et le nombre de changements à effectuer dans la marche accélérée est de 42/31, pour 7 anneaux il est de 85/64. Le ratio progresse de la sorte : 1,338 ; 1,332 ; 1,334… Le mathématicien américain Nathan Mendelsohn (1917-2006) a montré que cette série convergeait rapidement vers 4/3 (Gardner 1986 : 16). Les liens entre le code de Baudot-Gros-Gray et les chemins hamiltoniens sur des hypercubes de dimensions supérieures à 3 s’inscrivent plus généralement dans le domaine de la théorie des treillis en algèbre ainsi que dans la théorie des réseaux. Plus récemment, l’informaticien et mathématicien américain Donald Knuth (né en 1938) – connu pour ses travaux pionniers en algorithmique – a entrepris l’écriture d’une série de livres en plusieurs volumes 10 sur la programmation informatique : The Art of Computer Programming. Dans le volume 4A consacré à l’algorithmique combinatoire, Knuth dédie un chapitre à l’étude des n-uplets et des algorithmes intéressants qu’on peut mobiliser pour, dans un premier temps, générer tous les objets combinatoires qu’on souhaite observer et, dans un second temps, pour examiner individuellement chaque permutation d’un objet combinatoire à un autre. Il commence par regarder les n-uplets de nombres binaires (a1, a2, …, an), où aj = 0 ou aj = 1. Générer l’ensemble des n-uplets possibles revient en fait à trouver tous les sous-ensembles de l’ensemble {x1, x2, …, xn} en considérant que xj appartient au sous-ensemble 10. Pour l’instant, seuls les premiers volumes (1 à 4) ont été publiés sur les sept volumes prévus (soit plus de 2 000 pages).

100 Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray

en question si et seulement si aj = 1. Knuth précise qu’« […] un tel problème possède une solution ridiculement simple 11 », mais que néanmoins, « […] ce problème tout à fait trivial présente des points d’intérêt étonnants lorsque nous l’examinons plus en profondeur 12 ». Cette considération l’amène à présenter le code de Gray comme alternative la plus connue à l’ordre lexicographique pour visiter les n-uplets (Knuth 2004 : 2) et à faire le lien avec le baguenodier et sa résolution donnée par Louis Gros en 1972, et affirme que « Gros est le véritable inventeur du code binaire de Gray 13 ». Dans la suite du chapitre, Knuth étend l’analyse aux cycles de Gray puis aux codes de Gray non binaires, puis propose une liste de 112 problèmes (plus ou moins ouverts) à résoudre, en lien avec ce qui a été présenté précédemment. La richesse de ces considérations et des questionnements qui en découlent montrent comment des problèmes récréatifs peuvent être à l’origine de développements plus poussés en mathématiques, dans divers domaines. Revenons à présent à des considérations plus légères, mais non dépourvues d’intérêt, au sujet d’autres casse-têtes qui ont été inventés au cours du e xx siècle et dont la solution est également basée sur le code de Baudot-GrosGray. Le premier en date est très certainement le jeu de réflexion inventé par Édouard Lucas dans les années 1880, pour lequel il reçoit une médaille à l’Exposition universelle de Paris de 1889 : la Tour d’Hanoï.

Figure 43 : La Tour d’Hanoï, boîte de jeu, plateau et disques originaux de la fin du XIXe siècle. © Michel Boutin

11. (Knuth 2004 : 1) : « Of course such a problem has an absurdly simple solution. », ma traduction. 12. (Knuth 2004 : 1) : « We will see, however, that even this utterly trivial problem has astonishing points of interest when we look into it more deeply. », ma traduction. 13. (Knuth 2004 : 5) : « Thus Gros is the true inventor of Gray binary code. », ma traduction.

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Le but de la Tour d’Hanoï (figure 43) est de déplacer les disques de la tour de départ à la tour d’arrivée en passant par une tour intermédiaire, en un minimum de coups et en respectant les règles suivantes : on ne peut déplacer qu’un seul disque à la fois, et l’on ne peut placer un disque sur un autre disque que si celuici est plus grand (ou sur un emplacement vide). L’enchaînement des déplacements des disques est donné par le code de Baudot-Gros-Gray, et le nombre minimum de coups est de 2n − 1 pour un jeu composé de n disques. Dans sa version classique, la Tour d’Hanoï est constituée d’une planchette sur laquelle sont fixées 3 tiges (disposées en triangle comme le montre la figure 43 ou alignées – version plus répandue actuellement dans le commerce) ; sur l’une d’elles sont enfilés 8 disques de diamètres différents, du plus grand en bas au plus petit en haut. Le Conservatoire national des arts et métiers possède deux jeux de ce type donnés par Lucas en personne : le jeu classique (figure 43) et un jeu particulier avec 6 tiges et 8 disques (Boutin 2019 : 30). Dans le fascicule d’accompagnement de 1889, intitulé « Jeux scientifiques no 3 : la Tour d’Hanoï » et édité par Chambon & Baye, on trouve un paragraphe dédié aux variantes de la Tour d’Hanoï classique ; Lucas suggère de prendre une tour à 5 tiges et 16 disques, répartis en quatre couleurs différentes. Le problème consiste alors à enfiler les disques de même couleur sur les 4 autres tiges que la centrale. Malheureusement, le Conservatoire ne possède pas cette variante de la Tour (Boutin 2019 : 29-30). Dans les années 1970, plusieurs casse-têtes mécaniques ont également été commercialisés en utilisant le code de Baudot-Gros-Gray comme solution. Un exemple notable est The Brain, inventé par l’informaticien Marvin H. Allison Jr. et commercialisé par l’entreprise Mag-Nif (Gardner 1986 : 20). Le casse-tête consiste en une tour composée de disques transparents qui tournent horizontalement (rotation) par rapport à leur centre (figure 44).

Figure 44 : The Brain, inventé en 1973 par Marvin H. Allison et toujours commercialisé. © Jake Olefsky (puzzlesolver.com)

102 Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray

Les disques transparents sont fendus, avec huit tiges verticales passant à travers les fentes. Les tiges peuvent être déplacées selon deux positions : vers le centre du casse-tête ou vers l’extérieur, et le but est de faire tourner les disques dans des positions qui permettent de positionner toutes les tiges vers l’extérieur. Le code de Baudot-Gros-Gray fournit la solution à ce casse-tête en 170 coups (tel un baguenodier à 8 anneaux qu’on démonte par la marche ordinaire). Notons que les casse-têtes présentés jusqu’à présent sont constitués de matériaux solides : bois, plastique, métal avec certaines parties mobiles, mais néanmoins rigides. Il existe également d’autres casse-têtes présentant d’autres matériaux – ce qui implique une préhension de l’objet et des mécanismes de manipulation différents – par exemple avec une corde. Ces derniers, malgré le fait que l’analyse mathématique soit identique à celle du baguenodier, paraissent beaucoup plus difficiles à résoudre, à cause de la mobilité excessive de la corde qu’il n’est pas toujours possible de contrôler. C’est le cas par exemple du casse-tête figure 45, pour lequel la navette, qui se trouve être rigide dans le « vrai » baguenodier, est ici remplacée par une cordelette fermée en boucle, passant par un anneau libre à l’une des extrémités du casse-tête (anneau qui par ailleurs, est tout à fait inutile et qui a pour but de compliquer le démontage de l’objet !).

Figure 45 : Variante d’un baguenodier à 8 anneaux, dont la navette rigide est remplacée par une cordelette en boucle contenant elle-même un anneau (à gauche de la photographie). © L. R.

Un autre casse-tête dont la solution repose sur un code de Gray est le Loony Loop : l’objet est constitué de quatre boucles en acier (rigides) entrelacées d’une façon particulière et d’une corde de nylon qui d’apparence semble capturée dans les boucles de façon permanente. Le but est de libérer la corde en nylon. Le casse-tête est également référencé sous le nom de Nœud Gordien

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dans l’ouvrage 1000 casse-tête du monde entier de Van Delft et Botermans 14, car selon la mythologie grecque, le nœud gordien vient de Gordius, roi de Phrygie qui, à l’aide d’un nœud extrêmement compliqué, attacha le timon d’une charrette à un pieu. L’oracle aurait alors prédit que quiconque déferait le nœud deviendrait roi de toute l’Asie. Mais tous ceux qui essayèrent – et apparemment ils furent nombreux – échouèrent (Van Delft & Botermans 1977 : 146). Ce casse-tête se généralise à n boucles, et se résout en appliquant un code de Gray, mais ternaire (c’est-à-dire en base 3, utilisant les symboles 0, 1 et 2) à la séquence de mouvements. Selon Gardner, ce casse-tête curieux aurait une histoire qui mériterait de s’y attarder un peu (peut-être cela sera l’objet d’un prochain livre ?). En tout cas, les auteurs du conséquent ouvrage sur les jeux et casse-têtes mathématiques Winning Ways for Your Mathematical Plays (Berlekamp, Conway & Guy 2004) y consacrent un chapitre entier dans lequel on trouve d’autres variantes de ce type de casse-tête, notamment une qu’ils appellent The Chinese Strings, nom dérivé de l’appellation anglophone du baguenodier Chinese Rings. Cette variation originale – et facile à fabriquer – du baguenodier fut brevetée en 1914 par William Rutledge (on trouve plus tard d’autres brevets du même type, par exemple celui de Davies, Fay, P. Puzzle. Brevet US 2 324 566. 20 juillet 1943) et se présente sous la forme de la figure 46 :

Figure 46 : Le casse-tête de Rutledge, ici avec 4 anneaux. La navette est matérialisée par la cordelette blanche et les anneaux sont fixes. © L. R.

14. Il peut être consulté à cette adresse : http://collection.cassetete.free.fr/8_divers/1000_ casse_tete/scans_van_delft/page_146.jpg [consulté le 09/09/2022].

104 Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray

Le but du casse-tête est de réussir à sortir la cordelette du mécanisme. Là encore, le fait que les anneaux soient fixes et la navette très (voire trop) souple rend la manipulation complètement différente d’un baguenodier classique. En revanche, il se trouve que ce type de casse-têtes assez populaires, pour lequel il faut libérer une corde enchevêtrée dans une partie plus rigide avec des anneaux fixes, aboutit à d’intéressants problèmes dans le domaine mathématique de la topologie en basses dimensions. Par exemple, en 2002, les mathématiciens Józef Przytycki (Université George Washington) et Adam Sikora (Université de Buffalo) publient un article dans les Proceedings of the American Mathematical Society dans lequel ils prouvent une conjecture émise quelques années auparavant par Louis H. Kauffman (1996) de l’Université de l’Illinois concernant la solution la plus simple possible 15 pour résoudre un tel casse-tête à n anneaux fixes : « Théorème 1.1. La complexité minimale de la solution pour le Baguenodier à n colonnes […] est 2n − 1. 16 » Ils expliquent que la preuve apportée à cette conjecture implique la découverte de nouvelles techniques de compréhension concernant la topologie des graphes en dimension trois et qu’il est particulièrement amusant de s’intéresser à un casse-tête classique aussi fascinant que le baguenodier et d’y trouver dans sa résolution un problème majeur en topologie (Przytycki & Sikora 2002 : 895). La preuve repose sur une correspondance entre des résultats développés en théorie des nœuds (invariant de nœuds) par Kazuo Habiro (Université de Kyoto) en 2000 et la séquence de mouvements nécessaire pour libérer la corde du casse-tête. La dernière section de l’article est consacrée à présenter les problèmes étudiés en théorie des groupes qui sont impliqués dans la preuve de la conjecture de Kauffman, illustrant une nouvelle fois comment les mathématiques récréatives peuvent être à la source de recherches fondamentales en mathématiques, parfois également en lien avec des applications en physique ou en biologie moléculaire (Kauffman 1996). En 1972, William Keister, ingénieur au laboratoire Bell et ancien collègue de Gray, fait breveter un casse-tête intitulé Pattern-Machine Puzzle, plus connu maintenant sous le nom de Spin Out.

15. La complexité d’une solution donnée pour résoudre le casse-tête est définie par les auteurs de l’article comme étant le nombre minimal de fois où la corde passe par l’arc imaginaire connectant l’anneau le plus haut à la base du casse-tête (Przytycki & Sikora 2002 : 895). 16. (Przytycki & Sikora 2002 : 895) : « Theorem 1.1. The minimal complexity of a solution for the Chinese Rings with n columns […] is 2n − 1. », ma traduction.

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Figure 47 : Le Spin Out, avec 7 boutons pivotants. © Jake Olefsky (puzzlesolver.com)

L’instrument se présente sous la forme d’une règle avec une partie coulissante qu’il faut désolidariser, mais que les boutons pivotants bloquent. Dans la position initiale, tous les boutons sont placés à la verticale, et il faut réussir à tous les placer à l’horizontale pour faire sortir la partie coulissante. Seulement, il n’y a qu’un emplacement – fixe – où les boutons peuvent être pivotés (sur la droite de la figure 47, en bas, se trouve une petite encoche circulaire), en plus du bouton le plus à droite qui peut tout le temps être pivoté. Inutile d’entrer dans les détails de la résolution de ce casse-tête, l’analogie avec le baguenodier est assez évidente. Dans son brevet, Keister précise que le mécanisme peut être adapté pour créer d’autres casse-têtes qui demanderaient chacun une série de mouvements différents à effectuer (Keister 1972). Là encore, le Spin Out – en tant que variante du baguenodier classique – trouve sa place aux côtés d’autres casse-têtes du même genre dans un article récemment publié dans The Mathematical Gazette (Cooper 2019), notamment pour présenter leurs résolutions en lien avec le code de Baudot-Gros-Gray en base 2, mais aussi en base 3 (pour le casse-tête intitulé Crazy Elephant Dance par exemple), puis en base b quelconque 17. Tous ces casse-têtes purement mécaniques peuvent également se décliner sous d’autres versions nécessitant des composants électroniques ou programmées sur ordinateur. Cette situation est assez fréquente dans l’histoire des jeux mathématiques qui font appel au binaire dans leur résolution. Nous avons pu le voir dans le chapitre 3 par l’exemple du jeu de Nim qui s’est rapidement – dès que la technique l’a permis – retrouvé sous forme électromécanique dans les années 1940, puis a été programmé sur ordinateur. Une version électronique du baguenodier fut proposée en 1938 par Joseph Rosenbaum dans le journal américain American Mathematical Monthly sous la forme d’un problème posé de la sorte : une ampoule électrique est connectée à n interrupteurs de sorte que la lumière est allumée quand tous les interrupteurs sont fermés. Chaque interrupteur est contrôlé par un bouton-poussoir, mais il n’est pas

17. Voir (Cooper 2019) pour davantage de détails.

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possible de savoir si l’interrupteur est ouvert ou fermé. Quel est l’ordre dans lequel il faut pousser les boutons pour allumer l’ampoule ? Et quel est alors le nombre minimal de pressions d’interrupteurs nécessaire pour être certain d’allumer l’ampoule sans connaître la position des interrupteurs à l’état initial ? La solution est donnée à la suite de l’énoncé du problème par Rosenbaum qui généralise au cas où chaque interrupteur s’éteint après avoir enclenché le bouton poussoir p fois. Selon Gardner (1986), ce système n’a pas été breveté et l’inventeur est inconnu, mais il était disponible à la vente dans des magasins de magie avec trois interrupteurs et une ampoule. En 1971, le magazine Popular Electronics à destination des amateurs et expérimentateurs d’électronique propose au lecteur de fabriquer sa propre version – nommée Princeps Puzzle (Cuccia 1971) – avec huit ampoules et huit boutons-poussoirs, selon un modèle déjà décrit en 1944 par Albert Beiler dans un article intitulé An Electrical Chinese Ring Puzzle (Beiler 1944). Dans cette contribution, il y a initialement sept ampoules de couleur rouge, toutes éteintes, ainsi qu’une grosse ampoule verte également éteinte (celle-ci ne s’allume que quand toutes les ampoules rouges sont allumées). Chaque ampoule est dotée de deux boutons-poussoirs : un pour allumer l’ampoule, l’autre pour l’éteindre. Seulement, appuyer sur le bouton ON (ou le bouton OFF) d’une ampoule n’allume (ou n’éteint) pas nécessairement l’ampoule en question… Il faut effectuer le bon enchaînement sur les différents boutons-poussoirs pour que les ampoules s’allument au moment voulu. Une ampoule allumée correspond ainsi à un anneau de baguenodier abaissé (et une ampoule éteinte à un anneau élevé), et quand toutes les ampoules rouges sont allumées (c’est-à-dire quand la navette est libérée de tous les anneaux du baguenodier), la grosse ampoule verte s’allume signifiant que la position finale est atteinte. La condition pour allumer une ampoule est ainsi formulée par Beiler : Une ampoule peut être allumée ou éteinte seulement si la séquence qui a précédé a été suivie correctement et ensuite seulement par son propre bouton-poussoir. 18

Beiler présente ensuite un schéma de la construction du circuit électrique et détaille un exemple en retraçant le chemin emprunté par l’électricité pour allumer telle ou telle ampoule selon la séquence de boutons-poussoirs 18. (Beiler 1944 : 134) : « A lamp can be lit or extinguished only if the correct sequence has been followed previously and then only by its own push-buttons. », ma traduction, partie en italique dans le texte original.

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enclenchés. Il conclut en précisant que ce système peut être construit à prix raisonnable avec des matériaux de récupération et qu’il est du meilleur effet lors de soirées mondaines : […] de nombreuses soirées de bridge ont été interrompues par une dame qui refusait de jouer tant qu’elle n’avait pas réussi à allumer la lampe verte. 19

Enfin, en digressant légèrement vers des mondes plus imaginaires, les amateurs de Lewis Carroll (1832-1898) pourront apprécier certaines similitudes entre les codes de Gray et les jeux de mots inventés par l’auteur britannique appelés doublets ou échelles de mots. Les doublets consistent à relier deux mots par une série de mots semblables en un minimum de modifications. Les modifications possibles à chaque étape sont : ajouter une lettre ou enlever une lettre ou changer une lettre ou réordonner les mêmes lettres pour obtenir une anagramme du mot. Le joueur qui parvient à créer les doublets avec le moins de modifications possible est gagnant. Par exemple, pour obtenir « misez » à partir de « rime », il est possible de passer par les étapes suivantes : 1. rime 2. mire (réordonner) 3. mise (changement d’une seule lettre) 4. misez (ajout d’une lettre). Le code de Baudot-Gros-Gray intervient si l’on assigne un 0 à toutes les lettres du mot initial et un 1 à toutes les lettres du mot final. Le problème revient alors à construire un code de Baudot-Gros-Gray (en ne modifiant qu’un seul chiffre à la fois) qui permette de passer de 0000 à 11111 dans l’exemple ci-dessus. Nous renvoyons aux travaux de Martin Gardner à ce sujet (un chapitre de son New Mathematical Diversions from Scientific American, 1966) et à un article de Rudolph Castown (1968) intitulé : The Arithmetic of Word Ladders.

19. (Beiler 1944 : 136) : « […] many a bridge party has been disrupted by a lady who would refuse to play until she could get the green lamp to light. », ma traduction.

108 Les retombées mathématiques et techniques du code de Baudot-Gros-Gray

Chapitre 6

LES RÉCRÉATIONS MATHÉMATIQUES DANS L’ENSEIGNEMENT

Celui qui pratique des casse-têtes et se plaît à en chercher la résolution contribue à développer une certaine démarche de recherche dans laquelle, confronté à un objet qu’il peut manipuler et qui lui pose problème, il est amené à émettre des hypothèses et à les éprouver par la manipulation et la visualisation. De manière générale, c’est un des objectifs principaux des récréations mathématiques et c’est ce que nous allons montrer ici. Après avoir défini plus précisément ce que le terme « récréations mathématiques » désigne, nous montrons l’intérêt des récréations mathématiques dans l’enseignement actuel (situations problème, aspects ludique, historique et culturel) et en particulier celui du baguenodier, notamment avec le côté manipulatoire, l’importance du processus de symbolisation dans la conceptualisation des objets mathématiques ayant déjà été soulignée au chapitre 4.

Les récréations mathématiques : qu’est-ce que c’est ? Même si le terme « récréations mathématiques » en tant que tel n’apparaît dans la littérature qu’à partir du début du xviie siècle, ces dernières existent depuis plus longtemps, au moins depuis l’Antiquité (Sesiano 2014). Les récréations mathématiques ne sont pas évidentes à définir précisément, notamment parce qu’elles peuvent revêtir des formes diverses et variées : énoncés de problèmes écrits, casse-têtes mécaniques comme le baguenodier, jeux de stratégie, tours de magie, etc. Cependant, les récréations mathématiques, quelle

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que soit leur forme, peuvent se caractériser par les quatre aspects suivants 1. Tout d’abord, leur aspect populaire doit les rendre compréhensibles par n’importe qui ; le problème posé est présenté par un énoncé court, exprimé en des termes simples que chacun peut s’approprier afin de pouvoir entamer un processus de recherche pour trouver la solution au problème en question. D’ailleurs, même si un grand nombre de problèmes sont formulés dans la langue de tous les jours, ces derniers ne traitent souvent pas d’applications réelles (Høyrup 2008 : 1352). Ensuite, les récréations mathématiques présentent – comme leur nom l’indique – un aspect amusant/ludique/divertissant ; divertissant à la fois au sens moderne du terme, mais également au sens où l’entendait le mathématicien et philosophe Blaise Pascal (1623-1662) dans la mesure où les récréations mathématiques cherchent à détourner l’esprit des mathématiques considérées comme « sérieuses ». Par ailleurs, les récréations mathématiques peuvent être employées à des fins d’enseignement ; leur aspect pédagogique réside dans leur potentiel ludique qui peut se révéler être un levier fort dans l’apprentissage des élèves (et des adultes) 2. Enfin, les récréations mathématiques présentent un aspect historique important dans la mesure où certains problèmes ont traversé les siècles et sont encore actuellement connus sous leur forme d’origine. C’est le cas par exemple du problème du chou, de la chèvre et du loup : Un homme devait faire traverser un fleuve à un loup, une chèvre et une botte de choux. Il ne peut trouver qu’un bateau permettant seulement à deux d’entre eux de passer. Or il avait pour mission de les faire traverser tous trois sans aucun dommage. Que celui qui le peut dise comment il parvint à les faire traverser sans dommage. 3 1. Les différents aspects présentés ici sont inspirés du travail de thèse de Tereza Bártlová (Bártlová 2016). Malgré une description assez pertinente de la nature des mathématiques récréatives, illustrées d’exemples historiques intéressants, nous ne partageons pas la dichotomie qu’elle adopte lorsqu’elle distingue les « mathématiques récréatives » des « mathématiques sérieuses ». 2. Nous recommandons d’ailleurs à ce sujet le premier livre publié aux éditions EDP Sciences/UGA Éditions dans la collection « Enseigner les sciences », intitulé Mathématiques récréatives Éclairages historiques et épistémologiques (2019), qui interroge la notion de « mathématiques récréatives » du point de vue historique et épistémologique, tout en proposant des situations ludiques pertinentes, inspirées de l’histoire, pour l’enseignement des mathématiques d’aujourd’hui, en particulier en algorithmique et en probabilités. 3. Ce problème est présent dans le recueil de problèmes intitulé Propositiones ad acuendos juvenes ou « Propositions pour aiguiser l’esprit des jeunes » attribué à

110 Les récréations mathématiques dans l’enseignement

Il apparaît ainsi, par les quatre caractéristiques qui les définissent, que les récréations mathématiques sont à distinguer des « jeux mathématiques » dont l’usage est également conseillé dans l’enseignement des mathématiques actuel. Un jeu mathématique ne présente pas nécessairement un aspect historique – mais souvent un aspect pédagogique davantage revendiqué – et dès lors qu’il se trouverait dans des ouvrages consacrés aux mathématiques récréatives, historiquement datés, il basculerait alors dans la catégorie des récréations mathématiques (à condition de présenter également un aspect « populaire »).

Intérêt des récréations mathématiques dans l’enseignement De manière générale, les récréations mathématiques permettent à la fois d’amener du plaisir par leur forme divertissante et d’apprendre des mathématiques autrement. Lovisa Sumpter (2015) les voit également comme un outil d’émancipation sociale, dans la mesure où les récréations mathématiques invitent à s’engager dans une activité dans laquelle la personne veut résoudre le problème posé sur la base d’une motivation positive (Sumpter 2015 : 123). Elle a examiné avec soin les documents officiels en vigueur (bulletins officiels, programmes, etc.) dans plusieurs pays (Chine, Inde, Angleterre, Finlande, Japon, Singapour, Suède et États-Unis) pour essayer d’identifier quelle place ont les récréations mathématiques dans l’enseignement des mathématiques. Ces pays représentent des lieux variés, dont les cultures liées à l’éducation sont également très différentes. Par exemple, en Inde, les récréations mathématiques occupent une place centrale dans l’enseignement ; d’une part, elles encouragent les élèves à penser et à raisonner mathématiquement et, d’autre part, elles jouent sur les aspects affectifs (émotion positive, émancipation des élèves vis-à-vis du professeur), les programmes mentionnent explicitement les jeux, les énigmes et l’histoire des mathématiques comme des outils pour augmenter l’émotion positive dans l’enseignement des mathématiques (Sumpter 2015 : 126). D’autres pays comme la Chine, l’Angleterre, la Finlande, le Japon ou Singapour mettent également en avant la dimension affective des mathématiques dans leurs programmes scolaires ou leurs recommandations institutionnelles ; certes les récréations mathématiques doivent aider à travailler le raisonnement et les processus de compréhension, mais

Alcuin d’York (735-804) (Sesiano 2014) (Bernard & Rocher 2019).

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il est également nécessaire qu’elles génèrent de la curiosité, de la joie, de l’imagination ou de la créativité (Sumpter 2015 : 124-129). En revanche, aux États-Unis, les récréations mathématiques sont complètement absentes des programmes, tout comme l’aspect affectif de la discipline qui est totalement passé sous silence, seule l’utilisation des mathématiques à proprement parler est mise en avant (Sumpter 2015 : 121, 129). En France, on ne trouve pas le terme « récréations mathématiques » expressément formulé dans les programmes, et même si des activités autour de jeux pour développer différentes connaissances et leurs compétences associées sont mentionnées – notamment dans le thème « algorithmique et programmation » à partir du cycle 4 par exemple (BO Cycle 4 2020 : 137) – l’utilisation de jouets en bois ou de cassetêtes mécaniques fait défaut 4. Aujourd’hui, les récréations mathématiques semblent davantage réinvesties par des structures de médiation et de diffusion des mathématiques, telles que Plaisir Maths qui réunit des animateurs mathématiques, des enseignants et des chercheurs (en histoire des mathématiques – tel est le cas de l’auteure – et en didactique) dans le but de développer des activités d’enseignement et de vulgarisation des mathématiques. Dans son projet « Les Récréations Mathématiques » 5, outre les objectifs de rendre les mathématiques plaisantes et amusantes, de développer la curiosité et le raisonnement, et de rendre les concepts mathématiques concrets et accessibles, Plaisir Maths s’attache également à partager la dimension culturelle et historique des mathématiques. Ainsi, l’aspect historique des récréations mathématiques est pleinement mis en valeur, et permet de mettre en évidence la dimension vivante et humaine des mathématiques. Par ailleurs, Plaisir Maths inscrit ses projets – dont celui des Récréations Mathématiques – dans une réflexion théorique 6 sur les possibilités d’intégrer des enjeux culturels (à travers l’histoire), ludiques et didactiques 4. Pourtant, les qualités pédagogiques du baguenodier, parmi d’autres casse-têtes mécaniques, sont reconnues dès la fin des années 1970 et au début des années 1980, mais davantage à l’étranger. En Angleterre par exemple, on trouve dans le journal The Mathematical Gazette une contribution du mathématicien Geoffrey Shephard sur les mathématiques d’un casse-tête dérivé du baguenodier qui explique que ce dernier peut être utilisé en classe pour aider à introduire la notation binaire, à développer le raisonnement par induction, mais aussi pour aborder quelques concepts de théorie des groupes. Le casse-tête en question est visible dans le chapitre 4 consacré au code Baudot-Gros-Gray (figure 46), celui présenté par Shephard comprenant en revanche 6 anneaux. 5. https://www.plaisir-maths.fr/recreations-mathematiques [consulté le 12/09/22]. 6. Cette réflexion s’appuie sur le contrat didactique et ludique – développé dans la thèse de Nicolas Pelay (2011), fondateur et responsable de Plaisir Maths – qui se définit comme « l’ensemble des règles et comportements, implicites et explicites, entre un

112 Les récréations mathématiques dans l’enseignement

dans des actions de diffusion des mathématiques, notamment sur le thème des jeux combinatoires (Pelay, Rougetet & Boissière 2017). Notons toutefois que le baguenodier, de même que la Tour d’Hanoï, sont devenus aujourd’hui des exercices classiques de programmation en informatique 7, confortant l’idée que les récréations mathématiques fournissent des situations pertinentes pour l’apprentissage de l’algorithmique et de la programmation, apprentissage qui figure maintenant à tous les niveaux, de la maternelle à l’université. Quand elles sont examinées plus précisément sous la forme de problèmes écrits, les récréations mathématiques sont assimilables à des situations de résolution de problème, dont la pratique est amplement encouragée aujourd’hui dans les programmes scolaires français, et ce dès le cycle 1 8. Les situations de résolution de problèmes sont des moments qui permettent aux élèves d’échanger et de réfléchir avec les autres pour construire les premiers savoirs et savoir-faire avec rigueur. Les situations de résolution de problème permettent de développer des techniques qui émergent naturellement quand on cherche à résoudre des récréations mathématiques, notamment sous forme écrite : clarification de l’énoncé pour en dégager les informations principales, introduction d’une notation ou d’un symbolisme particulier pour traduire les données et les manipuler, mobilisation des principes mathématiques ou logiques basiques, mais d’une façon novatrice pour avancer dans la résolution du problème. Par ailleurs, les récréations mathématiques fournissent des problèmes qui peuvent quasiment tous être modulés, transformés, enrichis et font émerger des généralisations naturelles, souvent non résolues. Les ouvrages de récréations mathématiques constituent ainsi une ressource quasi intarissable d’énoncés et offrent des opportunités d’enseignement pour mettre les élèves en situation de recherche. Un modèle de Situation de Recherche pour la Classe (SiRC) a été développé dans le domaine de la didactique des mathématiques par Grenier et Payan (2002) qui l’ont caractérisé de la manière suivante :

“éducateur” et un des “participants” dans un projet qui lie, de façon explicite ou implicite, jeu et apprentissage dans un contexte donné » (Pelay 2011 : 284). 7. On citera à titre d’exemple l’ouvrage de (Séroul 1995), traduit en anglais dans les années 2000, dans lequel est décrite la programmation du baguenodier au sein du chapitre sur la récursivité. 8. On trouve par exemple dans le Bulletin Officiel du 30 juillet 2020 des recommandations pour l’enseignant, pour « mettre en place dans sa classe des situations d’apprentissages variées : jeu, résolution de problèmes, entraînements, etc. » (BO Cycle 1 2020 : 4).

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1. La situation s’inscrit dans une problématique de recherche professionnelle. 2. La question initiale est facile d’accès. 3. Des stratégies initiales existent. 4. Plusieurs stratégies d’avancée dans la recherche et plusieurs développements sont possibles. 5. Une question résolue renvoie très souvent à une nouvelle question. 6. Les variables du problème sont laissées libres pour l’élève.

Néanmoins, concernant les récréations mathématiques se présentant sous une forme matérielle, comme un casse-tête mécanique, les travaux récents de Da Ronch (2019) sur la Tour d’Hanoï sensibilisent à faire une distinction entre « problèmes » et « casse-têtes » car, donnés tels quels – dans un dispositif d’exposition par exemple – ces derniers sont peu enclins à l’émergence d’une activité mathématique, a contrario des « problèmes » (Da Ronch 2019 : 49). Pour Da Ronch, un « casse-tête » se présente « sous la forme d’un couple formé d’une question particulière assimilée à une valeur d’une variable bien précise d’une situation donnée » (2019 : 51), contrairement au « problème » qui forme un couple « d’une question et d’un ensemble de variables dont les valeurs sont modulables par l’élève » (2019 : 51). Cette distinction, ainsi qu’une catégorisation des actions des élèves (expérimenter, questionner, généraliser, communiquer) marquant la relation entre la démarche expérimentale en mathématique (Giroud 2011 ; Perrin 2007) et l’activité mathématique (Lepareur, Gandit & Grangeat 2017), offrent à Da Ronch la possibilité d’élaborer des critères « qui permettent a priori de vérifier qu’une situation favorise l’accès au plus proche à la démarche expérimentale et donc a fortiori à la production d’une activité mathématique » (Da Ronch 2019 : 52). Ces critères, favorisant l’entrée dans une démarche expérimentale, sont les suivants : Cenrôlement : La situation suscite l’adhésion et l’envie des élèves d’entrer dans l’activité (Bruner 2015). Cdévolution : La situation facilite l’accès à l’activité et permet entre autres d’engager l’élève dans celle-ci via des essais, des conjectures ou autres (Brousseau 1990). Cmilieu : La situation favorise les actions de l’élève – milieu de la situation – et permet d’interpréter les rétroactions de ce milieu en informations – milieu de l’élève – (Sensevy & Mercier 2007).

114 Les récréations mathématiques dans l’enseignement

Cstratégie : La situation permet de mettre en avant une pluralité de stratégies permettant de la résoudre – au moins partiellement. Crésolution : La situation ne suggère aucune méthode de résolution. Cvariable.de.recherche : La situation met en jeu au moins une variable de recherche, qui est un paramètre modulable de l’activité laissé à la charge des élèves (Godot 2005). Cconnaissance.ordre.I : La situation fait intervenir des connaissances notionnelles, mais celles-ci ne sont pas un frein pour l’avancée dans la résolution de l’activité chez l’élève (Sackur, Drouhard, Assude, Paquelier & Maurel 2005). Cconnaissance.ordre.II : La situation favorise la mise en avant de plusieurs compétences et connaissances transversales développées sur les objets mathématiques ainsi que sur leur registre de représentation, mais favorise également une pluralité de raisonnements envisageables, autre que le simple raisonnement par essais-erreurs ou tâtonnements chez l’élève (Sackur et coll. 2005). (Da Ronch 2019 : 53)

Là où l’analyse a priori de ces critères pour la Tour d’Hanoï dans un contexte d’exposition scolaire permet de valider les critères Cenrôlement, Crésolution, Cconnaissance.ordre.I et Cconnaissance.ordre.II (et d’invalider de fait Cdévolution, Cmilieu, Cstratégie et Cvariable.de.recherche), l’analyse pour le baguenodier – basée sur ce que nous avons pu tester et présenté dans les chapitres 2 et 3 – permet de valider en plus les critères : Cdévolution et Cmilieu. Tour d’Hanoï Critère : Ci Cenrôlement

Validé

Baguenodier

Invalidé



Validé 

Cdévolution





Cmilieu





Cstratégie



Crésolution



Cvariable.

Invalidé

 





de.recherche

Cconnaissance.









ordre.I

Cconnaissance. ordre.II

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Le fait que les critères Ci ne soient pas tous vérifiés montre qu’a priori la situation proposée par Da Ronch – à savoir la Tour d’Hanoï dans un dispositif d’exposition scolaire – ne « favorise pas l’entrée dans une démarche expérimentale et donc affecte la production d’une activité mathématique chez l’élève » (Da Ronch 2019 : 62). En ce qui concerne le baguenodier, l’évaluation de ces mêmes critères dans les situations d’activités que nous avons proposées (avec un animateur actif qui pose des questions pour guider les élèves) montre notamment la validation des critères Cdévolution (ceci étant notamment dû au fait que l’enseignant/l’animateur de l’activité avec le baguenodier est plus actif que l’animateur passif lors de l’exposition avec la Tour d’Hanoï) et Cmilieu (car contrairement à la Tour d’Hanoï, le baguenodier ne permet pas de faire de changements/déplacements interdits), permettant ainsi de mettre en avant un potentiel de recherche et d’entrée dans une démarche expérimentale plus fort avec le baguenodier qu’avec la Tour d’Hanoï. D’ailleurs, Da Ronch (2019) souligne que le problème de la non-dévolution dans la situation avec la Tour d’Hanoï vient vraisemblablement de la non-compréhension/lecture des règles pour déplacer les disques ; ce problème ne peut pas s’observer dans le cas du baguenodier, car même sans aucune explication, l’objet invite intuitivement l’utilisateur à le démonter et aucun faux mouvement n’est possible. En revanche, les deux casse-têtes se rejoignent sur la question du nombre minimal de changements qu’il faut effectuer pour les résoudre : il n’est pas certain que les élèves se questionnent sur l’unicité de la solution, cette question n’étant pas du tout rencontrée dans leur curriculum mathématique (Da Ronch 2019 : 67). Ainsi, le baguenodier – de par sa composition et son fonctionnement favorisant le renvoi de rétroactions qui permettent d’autoréguler l’utilisateur afin de faire évoluer ses stratégies lors de la résolution – invite les élèves à expérimenter et à communiquer (comme dans la situation avec la Tour d’Hanoï), mais aussi à généraliser (pour dégager la condition nécessaire et suffisante du chapitre 2 par exemple) et à se questionner, sous réserve qu’ils soient accompagnés dans les questions intéressantes à se poser.

La manipulation comme aide à l’apprentissage De manière générale, l’utilisation et la manipulation d’instruments, qu’ils soient anciens ou non (comme les abaques, les bouliers, les pantographes ou les kaléidoscopes par exemple), permettent un retour visuel et tactile immédiat des actions qui sont opérées dessus. Bartolini Bussi (2000) souligne l’intérêt de ce genre d’activités en classe de mathématiques pour aider les élèves

116 Les récréations mathématiques dans l’enseignement

ou étudiants à expérimenter le travail du mathématicien (faire des conjectures, construire des preuves) ou pour les aider à développer leur compréhension d’une certaine connaissance spécifique. Selon elle, les enseignants peuvent avoir recours à des instruments ou des artefacts (historiques ou non) pour enrichir leurs cours et atteindre certains objectifs d’enseignement en se focalisant sur des activités où les élèves manipulent vraiment (pas une simple présentation de l’instrument en question). Ce facteur manipulatoire joue également sur la motivation – qui s’avère nécessaire dans tout apprentissage et qui, en mathématiques, est souvent loin d’être présente. Déjà en 1508 (nous détaillons sa contribution dans le chapitre 8), Luca Pacioli avançait, au sujet du baguenodier, que l’action sur l’objet permet de démontrer la méthode de résolution. Ainsi, la manipulation d’objets facilite l’apprentissage, voire constitue l’apprentissage en lui-même. Le mathématicien britannique John Wallis (1616-1703) partage cette opinion lorsqu’il dit qu’il est plus facile de comprendre le baguenodier avec les doigts qu’avec la plume. On retrouve cet intérêt dans la Théorie du Baguenodier de Louis Gros, et Lucas le souligne dans La Revue Scientifique, ainsi que dans le premier volume de ses Récréations mathématiques : […] le sujet est frivole, mais la théorie est neuve ; […] Cet opuscule aura atteint son but s’il montre que le baguenodier est un jouet instructif. (Lucas 1880 : 37)

Par ailleurs, il précise : […] en outre, nous y avons ajouté quelques considérations qui feront comprendre que ce petit appareil, que bien des personnes regardent comme un joujou stupide, renferme cependant, dans sa contexture variable à chaque instant, la représentation des différentes propriétés du système de la numération binaire et de la théorie des combinaisons. (Lucas 1880 : 37)

L’apprentissage par la manipulation et par la visualisation des actions mécaniques opérées sur un objet n’est donc pas nouveau, même si cet aspect pourtant encore bien ancré en 1950 disparaît des programmes dans les années 1960 (Chevallard 2001 : 2). En effet, en 1950, il y avait au programme un thème intitulé « machines simples » (levier, treuil, cabestan, bascule de commerce, etc.) qui s’inscrivait dans une tradition ancienne d’ouverture épistémologique, et qui montre l’importance de la pratique, notamment de l’arpentage et de

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la topographie, au début du xixe siècle en France. Ce thème disparaît dans les années 1960, « […] victime de la fureur purificatrice que, sans aucun doute, la “révolution des mathématiques modernes” contribua à accélérer […] » (Chevallard 2001 : 4). De fait, « la situation actuelle résulte d’un long processus de purification épistémologique […] » (Chevallard 2001 : 4). Aujourd’hui, l’apprentissage par la manipulation mobilise l’attention des chercheurs en didactique des mathématiques, dont les premiers travaux sur le sujet datent d’une vingtaine d’années. Yves Chevallard (2001) constate qu’on n’ose pas faire entrer des mathématiques mixtes 9 dans la classe de mathématiques « […] où le non mathématique, quelquefois évoqué, ou invoqué même, n’est jamais présent qu’in absentia » (Chevallard 2001 : 15). Selon lui, la manœuvre essentielle qui permettrait de désenclaver l’enseignement des mathématiques consisterait à intégrer dans le curriculum de mathématique un certain nombre d’activités permettant aux élèves d’aller au contact du monde. Une telle évolution suppose un enrichissement des instruments comme des lieux de travail “mathématiques”, ainsi qu’il en allait autrefois avec l’étude des éléments de la topographie par exemple. (Chevallard 2001 : 16)

Cette remarque permet de rebondir sur les recherches menées par Luc Trouche (2005) sur les relations que les mathématiques entretiennent avec les outils, de différents niveaux, qui interviennent dans leur pratique, dans leur enseignement et dans leur apprentissage 10. Ce dernier s’appuie sur les travaux de Vygotski, qui situe tout apprentissage dans un monde de culture où les instruments (matériels et pédagogiques) jouent un rôle essentiel, mais aussi sur ceux de Pierre Rabardel (1995) qui distingue l’artefact de l’instrument ; l’artefact est l’outil nu, celui qui est proposé à un utilisateur potentiel, par exemple un baguenodier de 5 anneaux entièrement monté. L’instrument quant à lui, est le résultat d’un processus d’appropriation, par une personne donnée, dans la confrontation à des situations données. Dans notre cas, il s’agit toujours du baguenodier de 5 anneaux, mais le processus d’appropriation de l’objet par la personne qui le manipule lui permet d’acquérir une connaissance intrinsèque 9. Mixtes, dans le sens où ce sont des mathématiques qui présentent des applications concrètes en lien avec des questions de physique, de mécanique, d’optique, etc. 10. Il faut néanmoins garder en tête que les outils dont Trouche parle sont surtout des outils de calculs, ainsi que des calculatrices. Néanmoins, nous verrons que de nombreuses similitudes peuvent être observées dans le cas du baguenodier, vu à la fois comme instrument et artefact.

118 Les récréations mathématiques dans l’enseignement

de ses propriétés mécaniques (par exemple, trouver la condition nécessaire et suffisante pour pouvoir élever ou abaisser un anneau quelconque, en fonction de la position des autres). Cette distinction entre artefact et instrument est fondamentale pour Rabardel : • •



elle met en évidence que les artefacts ne sont que des propositions, qui seront développées, ou non, pour un sujet ; elle met en évidence que ce développement se fait au cours d’un processus, la genèse instrumentale, où l’activité de l’usager et le contexte de cette activité sont décisifs ; elle met en évidence le fait que tout instrument a une partie matérielle (c’est la part de l’artefact qui a été sollicitée au cours de l’activité) et une partie psychologique (c’est l’organisation de l’activité, dans un but donné […]) (Trouche 2005 : 265).

Dans un contexte d’activités où le baguenodier serait par exemple présenté à un groupe d’élèves, ou de personnes néophytes en termes de casse-têtes à désenchevêtrer, il est intéressant de se concentrer plus particulièrement sur la 2e caractéristique qui distingue fondamentalement l’artefact de l’objet et qui concerne la genèse instrumentale. Dans ce processus de passage de l’artefact à l’objet, Rabardel distingue deux autres processus croisés qui sont l’instrumentalisation et l’instrumentation, et qui mettent tous deux en jeu l’artefact et le sujet. L’instrumentation est relative à la façon avec laquelle l’artefact va préstructurer l’action du sujet, pour réaliser la tâche ; l’artefact présente en effet certaines contraintes, certaines potentialités, qui vont conditionner l’action d’un sujet pour résoudre un problème donné (Trouche 2005 : 267). Rabardel précise qu’il n’y a pas d’automaticité stricte : un même artefact ne va pas nécessairement conditionner la même activité chez deux individus différents. En ce qui concerne le baguenodier, une position donnée ne permet que deux actions possibles, sur deux anneaux différents ; les possibilités d’actions sont donc assez réduites. Néanmoins, rien, mécaniquement parlant, ne suggère à l’utilisateur de préférer toucher tel ou tel anneau. Dans le cas du baguenodier, c’est sa structure même – avec les anneaux enchevêtrés entre eux par des tiges, elles-mêmes solidaires de la planchette qui les retient – qui conditionne les mouvements que peut opérer un utilisateur. L’instrumentalisation quant à elle, est relative à la personnalisation de l’artefact par le sujet ; c’est un processus de différenciation des artefacts par lequel chaque usager met l’artefact à sa main. Ainsi, l’instrumentalisation peut être considérée

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comme un détournement ou comme une contribution de l’usager au processus même des conceptions de l’instrument (Trouche 2005 : 267). Ce processus se révèle peut-être moins explicite que celui de l’instrumentation dans le cas du baguenodier, dans le sens où il n’y a pas réellement de détournement de l’objet… sauf dans le cas où l’enseignant (ou l’animateur de l’activité) choisirait de détourner le baguenodier de son utilisation initiale – celle de casse-tête pour se divertir – et de l’utiliser comme un instrument pour représenter les nombres dans le système binaire. C’est cette utilisation du baguenodier qui, selon nous, se trouve être d’un intérêt majeur dans un contexte d’enseignement : le moment où l’artefact devient un instrument pour l’élève, révélant son potentiel mathématique. On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec les travaux de thèse de Caroline Poisard (2005) sur la fabrication et la manipulation d’instruments à calculer tel le boulier chinois, travaux qui présentent une étude réalisée avec des questions relatives aux modes de fonctionnement d’objets mathématiques matériels, dont la manipulation donne un sens à des concepts mathématiques théoriques (Poisard 2005 : 9). Elle considère en effet les mathématiques comme une science expérimentale qui se construit autour d’expériences, de réalisations matérielles, d’observations, de mesures, et au sein de laquelle on peut observer des objets mathématiques intellectuels (algorithme, système de numération par exemple) et des objets mathématiques matériels (bouliers, bâtons à multiplier). Pour Poisard, c’est à l’enseignant de donner à ces objets matériels le statut d’objets mathématiques afin d’atteindre toutes les notions théoriques cachées a priori (Poisard 2005 : 30) : Un objet mathématique est intellectuel ou matériel, abstrait ou concret. Ce qui lui donne son caractère mathématique est le détour indispensable à la théorie pour comprendre son fonctionnement. (Poisard 2005 : 35)

En ce sens, même si le casse-tête du baguenodier ne peut être considéré comme un instrument de calcul à proprement parler, il est possible de l’envisager comme un objet mathématique matériel dont la manipulation – et la résolution notamment – permet de rencontrer le système binaire et le code de Baudot-Gros-Gray, et ce par des approches différentes que nous avons présentées dans les chapitres 2 et 4, illustrées d’exemples d’activités en lien avec les connaissances mathématiques mobilisées.

120 Les récréations mathématiques dans l’enseignement

Chapitre 7

LES RÉCRÉATIONS MATHÉMATIQUES EN FRANCE (XVIIe-XIXe)

À divers endroits de son Traité manuscrit, Louis Gros explique au lecteur que le sujet sur lequel il a choisi de « baguenoder » (Gros 1872a : 7) n’est pas assez sérieux pour qu’il puisse publiquement montrer tout l’intérêt qu’il y porte. Pourtant, il s’attache à expliquer la théorie du casse-tête avec application et méticulosité, pour montrer la richesse mathématique que ce dernier permet de travailler. Ce besoin constant de justifier l’intérêt des propos développés est assez caractéristique des auteurs de récréations mathématiques, comme s’il fallait montrer au lecteur, le convaincre, qu’il est possible de dévoiler et d’exploiter des résultats tout à fait intéressants et dignes des mathématiques, même parmi les choses les plus divertissantes. C’est tout du moins ce qu’il est possible de lire dans les préfaces des ouvrages issus de l’émergence d’un nouveau genre littéraire et éditorial français au xviie siècle : celui des récréations mathématiques. Nous retraçons ici l’évolution de ce genre au cours des siècles et abordons ensuite plus en détail les récréations mathématiques de la fin du e xix siècle en France, à travers notamment les travaux d’Édouard Lucas et de Charles-Ange Laisant (1841-1920) pour qui la visualisation et la manipulation sont fondamentales à l’apprentissage et à la compréhension des mathématiques discrètes.

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Intérêt des récréations mathématiques pour l’histoire des mathématiques Les récréations mathématiques occupent une place essentielle dans l’histoire des mathématiques elles-mêmes, mais ce rôle n’a été reconnu que tardivement dans l’historiographie des mathématiques (Chemla 2014). En effet, déjà en 1798, quand le mathématicien français Jean-Etienne Montucla (17251799) publie la première édition de son Histoire des mathématiques en deux volumes, il mentionne le mot « récréations » plusieurs fois, mais seulement pour préciser explicitement qu’il ne cédera pas à mener une discussion sur des sujets en relation avec les récréations, « afin de ne pas donner à des bagatelles de cette nature un temps que des matières plus intéressantes ont droit de revendiquer » (Montucla 1758 : 336). Pourtant, une vingtaine d’années plus tard, Montucla travaille à la réédition des Récréations mathématiques et physiques de Jacques Ozanam (1640-1718) qui paraît en 1778, mais de façon anonyme – même si l’on sait maintenant que l’autorisation de publication a été signée par Montucla en personne ! La seconde édition de l’Histoire des mathématiques en 4 volumes (par Jérôme de Lalande) entre 1799 et 1802 insiste également sur la futilité des récréations mathématiques et sur le besoin de garder de la place pour traiter des sujets plus intéressants. D’une certaine manière, l’historiographie des mathématiques a largement adopté la façon de penser de Montucla. Les récréations mathématiques n’ont pas fait l’objet de beaucoup de recherches historiques. Ceci est peut-être dû à leur dimension ludique et divertissante, qui les rend – tout comme pour Montucla – insignifiantes aux yeux des historiens. Ainsi, en histoire des mathématiques, Karine Chemla a identifié deux approches différentes pour lesquelles les récréations mathématiques ont fait l’objet de recherches. La première consiste à s’intéresser aux récréations dans des cas particuliers, quand l’analyse historique d’un sujet requiert une incursion dans la littérature connexe ; par exemple, analyser le problème des sept ponts de Königsberg 1 dans le cadre de l’histoire de la théorie des graphes. La seconde approche se manifeste dans des travaux généraux sur les mathématiques à une époque donnée, et pour lesquels les récréations 1. Le problème des sept ponts de Königsberg fut énoncé et résolu en 1736 par le mathématicien Leonhard Euler (1707-1783). Il repose sur le fait que la ville de Königsberg à cette époque était construite sur deux îles situées sur le fleuve Pregel, et connectées entre elles par un pont. Il existait six autres ponts (ce n’est plus le cas aujourd’hui) qui reliaient les rives à l’une ou l’autre des deux îles. Le problème consiste alors à déterminer s’il existe ou non une promenade qui permette, à partir d’un point de départ, de ne passer qu’une seule fois par chaque pont.

122 Les récréations mathématiques en France (xviie-xixe)

mathématiques ont été traitées séparément, comme si elles n’avaient aucune connexion historique significative avec les mathématiques en question. Un exemple est l’Enzyklopädie der Mathematischen Wissenschaften publiée de 1900 à 1935, largement soutenue par Felix Klein. Cette encyclopédie multivolumes, qui a pour objectif de fournir un panorama de l’état actuel des sciences mathématiques et de leur développement historique, contient un chapitre sur les jeux mathématiques, mais ce dernier est complètement déconnecté du reste de l’ouvrage ; il apparaît dans les annexes et ne soulève à aucun moment la question du rôle des récréations mathématiques dans l’histoire des mathématiques (Chemla 2014 : 368). Cette façon de considérer les récréations mathématiques dans l’histoire des mathématiques est en train de changer, depuis dix ans. L’idée aujourd’hui est d’approcher les récréations mathématiques en s’interdisant – le plus possible – de ne considérer que leur aspect ludique et divertissant, et en s’efforçant de les définir au sein d’une historiographie des mathématiques plus « classiques » pour voir ce qu’elles peuvent leur apporter. Les récréations mathématiques fournissent ainsi un contexte pour explorer la nature et le contenu des mathématiques, contenu qui ne se limite pas aux frontières strictes des disciplines académiques et des sous-disciplines académiques. Par exemple, par le biais de l’analyse des jeux de ficelle, dans son ouvrage Mathematical Recreations and Essays (un ouvrage sur les récréations mathématiques) le mathématicien et historien des mathématiques britannique Walter William Rouse Ball (1850-1925) utilise le contexte des récréations mathématiques pour explorer librement les caractéristiques mathématiques d’une activité dont la connexion avec les mathématiques n’est pourtant pas complètement comprise. Ce genre d’analyse amène ainsi à repenser, à redessiner les frontières des mathématiques. Par ailleurs, le champ des récréations mathématiques offre un espace dans lequel les différentes formes prises par les mathématiques en dehors du monde académique peuvent être envisagées et analysées sans risquer une stigmatisation institutionnelle ; cela permet parfois des incursions dans des territoires inconnus et de garder certaines pratiques vivantes. Nous rejoignons ainsi David Singmaster, mathématicien et auteur de multiples casse-têtes (né en 1939), qui voit les récréations mathématiques, sous toutes leurs formes, comme des marqueurs historiques qui permettent d’attester des mathématiques pratiquées à une certaine époque et de tracer leur évolution (Singmaster 2016 : 9). Le baguenodier, faisant partie intégrante des récréations mathématiques, s’inscrit ainsi pleinement dans l’histoire des mathématiques ; à l’instar d’autres problèmes récréatifs (qu’ils soient arithmétiques, géométriques, physiques

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ou mécaniques), les casse-têtes sont également des marqueurs historiques, témoins de la transmission des mathématiques – et d’une culture en général – dans le temps et l’espace, dont l’étude se révèle être d’un grand intérêt pour les historiens. Selon leur forme, les casse-têtes mécaniques peuvent mobiliser toutes sortes de notions mathématiques : visualisation dans l’espace, logique, algorithmique, etc. tout en mobilisant également une certaine dextérité (Singmaster 2016 : 6). On verra par exemple, dans le chapitre 8 consacré à l’histoire du casse-tête, que les premières analyses du baguenodier ne considèrent pas une résolution basée sur le système binaire, tout simplement parce que ce dernier n’est pas encore suffisamment connu des mathématiciens pour être mobilisé dans ce cas précis ; il faut attendre son enseignement dans le secondaire à partir de la seconde moitié du xixe siècle pour que Louis Gros, qui n’est pas mathématicien de surcroît, l’applique dans la Théorie du baguenodier, et ce de façon tout à fait novatrice.

L’émergence d’un genre littéraire et éditorial nouveau au e XVII  siècle : celui des récréations mathématiques L’expression Recreation mathematique (au singulier) apparaît pour la première fois en 1624 avec la publication du célèbre ouvrage portant ce titre 2, attribué au père jésuite Jean Leurechon (1591-1670) 3. Le sujet traite de mathématiques – au sens large des sciences fondamentales, incluant la mécanique, l’optique, etc. – et présente de façon attrayante des énoncés de problèmes faciles ou amusants, en lien avec les questionnements scientifiques promus par les jésuites dans leur enseignement (Métin 2019 : 67). Dans le domaine des mathématiques, l’idée de récréations se manifeste à travers de petits problèmes qui se trouvent dans les arithmétiques pratiques, par exemple comme applications directes de techniques liées à la proportionnalité. C’est le cas des arithmétiques commerciales de la Renaissance qui offrent souvent des 2. Bien sûr, il existe avant cette date des ouvrages portant le nom de récréations, mais qui sont davantage des recueils d’histoires plaisantes et de contes populaires. On citera par exemple Nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure des Périers de 1558. Le terme de récréation est ici synonyme de détente, de délassement et non d’application pratique de savoirs théoriques (Métin 2019 : 65). 3. L’identité de l’auteur de la Recreation mathematique publiée à Pont-à-Mousson en 1624 est assez mystérieuse ; il semblerait que le père jésuite n’ait fait que servir de prête-nom à l’imprimeur, Jean Appier Hanzelet, alors même que la dédicace est signée de H. van Etten, le neveu du dédicataire. Pour davantage de détails, voir (Heeffer 2006).

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exercices s’apparentant à des amusements de sociétés, sous la forme de jeux pour deviner un nombre pensé, ou de tours de passe-passe 4. Bien sûr, avant le xvie siècle, il existe également des auteurs qui ont collecté des énigmes, des devinettes, des problèmes propres à éveiller la curiosité de leurs lecteurs. Ces « récréateurs », pour reprendre le terme employé par Dominique Tournès (2019), sont par exemple Alcuin de York (732-804) et son recueil disparate de problèmes, dont certains proviennent de l’Antiquité tardive, intitulé Propositiones ad acuendos juvenes (Propositions pour aiguiser l’esprit des jeunes) ou encore Fibonacci (Léonard de Pise) au xiiie siècle, auteur du Liber abaci (Livre du calcul), dans lequel on trouve des problèmes de robinets et de tonneaux qui deviennent des classiques de l’enseignement des mathématiques sous la Troisième République française (Moyon 2019 : 232). Un des recueils les plus complets d’arithmétique commerciale est l’Arithmétique seconde du comptable et maître d’école anversois Valentin Mennher (1521 ?-1570 ?), publié en 1566, composée de plus de six cents problèmes liés à la numération, mais également à l’algèbre, la géométrie, ainsi qu’au jaugeage des tonneaux et à la mesure de distances inaccessibles (Métin 2019 : 66). Après sa mort, un autre mathématicien anversois, Michel Coignet (1549-1623), réédite les problèmes de Mennher sous le titre Cent questions ingenieuses et recreatives, pour delecter & aiguiser l’entendement. Il n’est plus question ici de problèmes, mais de récréation et de délectation. Délectation que l’on retrouve également au début du xviie siècle avec l’ouvrage de Claude-Gaspard Bachet de Méziriac (1581-1638) lorsqu’il fait paraître ses Problemes plaisans et delectables, qui se font par les nombres, en 1612. Soulignons néanmoins que les ouvrages de ces trois hommes, composés pour l’essentiel de questions d’arithmétique, étaient destinés à des amateurs érudits plus qu’à des curieux désirant se distraire (Métin 2019 : 66). C’est grâce aux commentaires des deux derniers ouvrages cités dans les années 1620 (puis de la Recreation mathematique de Leurechon en 1624) par Didier Henrion (?-vers 1640), mathématicien et professeur de mathématiques parisien, que les récréations mathématiques cherchent à se mettre à la portée des commençants et des élèves débutants (Métin 2019 : 73). La dédicace des Questions ingenieuses et recreatives de Henrion, publiées dans sa Collection mathematique de 1620, donne de précieuses indications sur la place des récréations mathématiques à cette époque, associées au plaisir de la recherche et à l’élégance supposée des solutions (Métin 2019 : 74). L’intérêt rapide qu’a 4. Par exemple, L’arismethique et maniere d’apprendre à chifrer & conter, par la plume et les getz… par Antoine Cathalan en 1566, voir (Métin 2019) pour d’autres références.

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suscité dans la capitale française la publication de la Recreation mathematique de Leurechon, notamment par ses rééditions corrigées et augmentées, nous renseigne sur le succès de ces premières tentatives d’acculturation aux sciences mathématiques (Chabaud 1994 : 58). Par la suite, les Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam, professeur de mathématiques à Lyon puis à Paris, contribuent également à ce mouvement : accueillies favorablement, mais de façon assez laconique par le Journal des Sçavans lors de leur première édition de 1694, leur réédition posthume est saluée en 1724 par ce même journal de manière bien plus prolixe. On décrit l’ouvrage en détail, mais surtout, on en fait le modèle d’un genre dont le succès ne devait pas se démentir avec la nouvelle édition de 1723 : Des Récréations Mathématiques & Physiques ont quelque chose de piquant. On les recherche avec empressement, parce qu’on y trouve ce que les Mathématiciens & les Physiciens, ont inventé de plus curieux ; & des tours ingénieux pour surprendre les ignorans, & s’en faire admirer : c’est ce qui a donné tant de vogue aux deux volumes de problêmes que Mr Ozanam publia il y a environ trente ans […]. 5

C’est ainsi que le genre éditorial et littéraire nouveau des récréations mathématiques se pérennise ; les écrits sont réédités de nombreuses fois, bien souvent reproduits à l’identique (les problèmes de plagiat ne sont pas aussi prononcés à cette époque qu’aujourd’hui, le terme n’existait d’ailleurs encore pas), mais font l’objet d’une création en continu, avec des augmentations et des épurations renouvelées à la suite de ces augmentations. Depuis la publication à Pont-à-Mousson, en 1626, de la Recreation mathematicque de Jean Leurechon, jusqu’à la dernière édition par Firmin Didot en 1790 de la refonte des Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam par Montucla, quelque quarante-trois éditions distinctes en langue française, ayant dans leur titre principal ce vocable de « récréation(s) mathématique(s) », ont été recensées, ce qui atteste du succès des récréations mathématiques dans le milieu éditorial français (Chabaud 1994).

5. Citation du Journal des Sçavants, 1724, Paris, N. Pissot, numéro du mois de juin, p. 383-387, reprise de (Chabaud 1994 : 227).

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Les récréations mathématiques en France à la fin du XIXe Selon les volontés des auteurs à travers les siècles, le genre des récréations mathématiques se situe à mi-chemin entre le pur divertissement, l’objet pédagogique à part entière, et le lancement de défis entre savants. Pour reprendre l’expression d’Évelyne Barbin, ce sont des mathématiques « à la marge » (Barbin 2007 : 22) qui n’ont pas les mêmes visées selon les époques ; autant les premiers ouvrages de récréations des années 1620 ont surtout pour but de « piquer la curiosité » (Barbin 2007 : 22), autant ceux qui paraissent au tournant des xixe et xxe siècles ont trois autres motifs que nous allons présenter plus en détail par la suite 6. Le premier est d’instruire aux mathématiques, non pas celles rencontrées dans l’enseignement scolaire secondaire et primaire français, mais à des mathématiques qui intéressent le lecteur et suscitent la recherche. Le deuxième est de diffuser des mathématiques nouvelles ou des mathématiques peu développées en France, et le troisième est de cultiver le lecteur en faisant connaître les recherches historiques récentes (Barbin 2007 : 22). Le dernier tiers du xixe siècle correspond en France à une période de restructuration des communautés scientifiques, en particulier après le choc de la défaite contre la Prusse en 1870 et l’instauration de la Troisième République, qui entraîne de nombreuses remises en question. La cause de la défaite est essentiellement attribuée au retard pris en France par la recherche et surtout par l’enseignement. Pourtant, déjà dans les années 1860, Victor Duruy (18111894), ministre de l’Instruction publique, propose à l’Empereur Napoléon III (1808-1973) une série de rapports sur les sciences et les lettres à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867. Il souhaite présenter les progrès accomplis en France depuis vingt ans, mais aussi ses défaillances. Le mathématicien Michel Chasles (1793-1880), chargé du rapport sur la géométrie, répond avec zèle à cette dernière demande. Il explique que les mathématiques « prennent à l’étranger des développements considérables » et que « nous devons craindre de nous laisser arriérer dans cette partie des sciences ». Après la défaite de 1870, les critiques se font encore plus vives, certains estimant même que

6. Au xixe siècle, ces récréations sont plutôt à la marge, d’abord parce qu’elles sont écrites en dehors du monde universitaire, des programmes et des institutions académiques. Ensuite, parce qu’elles concernent des sujets mathématiques qui ne trouvent leur place que dans les nombreuses revues, créées à partir des années 1870, à l’intention de publics qui ne sont pas des mathématiciens de profession. De plus, ces récréations sont parfois explicitement revendiquées comme plus attrayantes que les exercices scolaires et permettant de renouveler l’enseignement des premières notions mathématiques.

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la science et l’instituteur prussiens ont vaincu (Barbin 2007 : 22). Il devient alors nécessaire d’encourager l’avancement des sciences, à la fois par une politique d’instruction publique comprenant des sciences dans les matières enseignées, mais aussi par leur diffusion à un public élargi pour essayer d’encourager les jeunes à se tourner vers elles. Dans ce contexte spécifique, l’intérêt développé par certains mathématiciens – notamment Édouard Lucas, et ses collègues et amis – pour les récréations mathématiques, leur découverte et leurs applications pédagogiques est le résultat d’une volonté de renouveler les mathématiques et leur enseignement, tout autant que de les populariser. Par exemple, dans ses Récréations mathématiques, Lucas privilégie les applications de la théorie des nombres en mathématiques sous la forme de jeux, de manière à populariser cette dernière et à favoriser son étude. Décaillot (2014) envisage la possibilité de voir les Récréations mathématiques de Lucas comme une tentative d’action en faveur de la modernisation des contenus et des programmes d’enseignement des mathématiques à la fin du xixe siècle, en cherchant à rénover les méthodes pédagogiques. Le succès du premier livre témoigne d’une demande sociale pour ce genre de savoir récréatif et ludique, et lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889, de nombreux jeux scientifiques présentés par Lucas sont primés, c’est le cas par exemple de la Tour d’Hanoï ou de la Pipopipette 7. Les constructeurs d’appareils à calculer et de jeux scientifiques Chambon & Baye éditent en 1889 une série de fascicules, rédigés par Lucas, intitulés Jeux scientifiques pour servir à l’Histoire, à l’enseignement et à la pratique du calcul et du dessin (Décaillot-Laulagnet 1998 : 169). Cette série sera récompensée lors de l’Exposition universelle de 1889 dans le Groupe II « Éducation et enseignement. Matériel et procédés des arts libéraux », Classe 2 « Éducation de l’enfant. Enseignement primaire. Enseignement des adultes ». Certains de ces jeux se trouvent actuellement au Conservatoire national des arts et métiers de Paris ; Michel Boutin a publié une série d’articles consacrés à ces jeux dans la revue Le Vieux Papier et l’un d’eux traite plus particulièrement de « La Tour d’Hanoï et du Baguenaudier » (Boutin 2019). À l’issue de l’Exposition,

7. (Autebert, Décaillot & Schwer 2003 : 51) et (Décaillot-Laulagnet 1998 : 169). La Pipopipette est un jeu davantage connu de nos jours sous le nom « Les petits carrés ». Il se joue sur une feuille de papier quadrillé, sur laquelle chacun des deux joueurs trace alternativement un trait, correspondant à un côté d’une case du quadrillage initialement délimité (par exemple de taille 5 cases sur 5). Quand un joueur a fermé une case, il la marque de son initiale et peut rejouer. Le but est de posséder à la fin de la partie le maximum de cases. Pour une étude historique détaillée de la Pipopipette et de ses développements mathématiques en lien avec l’informatique, voir (Rougetet 2017).

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Lucas fait don de plusieurs casse-têtes au Conservatoire national des arts et métiers de Paris, dont deux baguenodiers : un est présenté dans le chapitre 1 à la figure 4, l’autre à la figure 48. À cette date-là, Louis Gros n’est déjà plus de ce monde (il meurt en 1886), et ne peut voir les instruments et récréations exposés par Lucas. Pourtant, cela lui aurait certainement beaucoup plu, lui qui, après sa visite à l’Exposition universelle et internationale de Lyon en 1872, s’étonne : « Qui, D.…. ! là-dedans peut bien penser au baguenodier et à sa théorie ! » (Gros 1872a : 205) 8

Figure 48 : Baguenodier en ivoire de 11 anneaux (il en manque 2 ici) donné par Lucas au CNAM en 1889. (Musée des Arts et Métiers CNAM, Paris/© Michel Boutin) dans (Boutin 2019 : Planche X).

Charles-Ange Laisant (1841-1920), quant à lui, mathématicien, député et collaborateur de Lucas, crée en 1894 une éphémère Société des sciences récréatives qui cherche, par les récréations, à porter un nouveau regard sur l’activité mathématique dans sa globalité : intuition de la recherche, clarté de la preuve, attrait de l’enseignement (Auvinet 2019 : 113). Entre 1899 et 1903, il développe l’idée de renouveler l’enseignement des premières notions mathématiques, alors qu’il vient de fonder la revue internationale L’Enseignement mathématique (1899).

8. Le livre d’or des industriels et des exposants, exposition de Lyon 1872 recense en effet les différents exposants présents lors de cet événement (dans les domaines industriels des produits chimiques, des arts photographiques, des mines et de la géologie, des arts physiques et des instruments, etc.) et aucun d’eux n’a trait à des récréations mathématiques ou des casse-têtes.

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Dans son Initiation mathématique (première édition en 1906), Laisant prône une première initiation rationnelle fondée sur l’observation d’objets concrets ; il écrit qu’il se sert de « questions amusantes comme moyen pédagogique » (Laisant 1910 : 7), que les pontifes mécontents « pour lesquels le mot “instruire” est synonyme d’“ennuyer” – et quelques fois de “torturer” – sont de véritables malfaiteurs publics » (Laisant 1910 : 8), et que « partout, il faut se placer en dehors des programmes si on veut libérer l’enfance » (Laisant 1910 : 8). Il reprend les propos de son ami Lucas, pour qui les récréations arithmétiques permettent de « s’exercer à faire rapidement et sûrement des additions de tête » (Barbin 2007 : 23), et les exercices géométriques qui sollicitent la vision ont une grande vertu pédagogique. Laisant se plaît à parler à l’imaginaire du jeune enfant pour l’extraire des exercices répétitifs 9 et l’ensemble des récréations qu’il propose « sollicite le regard du lecteur » (Auvinet 2017 : 178) par des représentations visuelles liées aux récréations. La visualisation permet alors à la fois de dépasser le symbolisme, en justifiant par exemple des égalités numériques par une schématisation parlante (figure 49), mais elle permet aussi de raisonner, notamment par l’utilisation de graphiques (Auvinet 2017 : 180). G

D

A

H

E

B

I

F

C

Figure 49 : Sur la figure 49, on « voit » l’égalité remarquable (a + b)2 = a2 + 2ab + b2, en posant AB = a et BC = b et en décomposant l’aire du grand carré par la somme des quadrilatères qui le composent. On a alors : (AB + BC)2 = DE2 + BC2 + AB×AD + EF×FI avec DE2 = AB2, AB×AD = EF×FI et AD = BC. On retrouve bien : (AB + BC)2 = AB2 + 2×AB×BC + BC2. © L. R.

9. Du côté de l’enseignement, il est surtout reproché de faire trop appel à la mémoire, et d’enseigner des routines : l’enseignement est malade de « trinomite » – l’étude excessive des équations du second degré – et du rabâchage des éléments de géométrie (Barbin 2007 : 22).

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De façon similaire, les casse-têtes géométriques « instruisent par les yeux » (Barbin 2007 : 24) et font l’objet de nombreuses récréations. On peut citer par exemple l’ouvrage d’Émile Fourrey de 1907 (seconde édition), intitulé Curiosités géométriques, pour qui l’opération d’addition correspond à une juxtaposition et celle de soustraction à un découpage, c’est-à-dire à des opérations géométriques (Barbin & Guitart 2016 : 282). Pour Laisant, les récréations mathématiques sont alors perçues, non seulement comme des applications habiles et originales de théories parfois récentes et ardues, ou peu considérées par le milieu académique français – nous le développons juste après – mais également comme de véritables innovations pédagogiques au service d’un enseignement plus fécond et de qualité. Toujours dans cette perspective de reconstruction nationale et de diffusion de ces nouvelles conceptions scientifiques, vont être fondées, d’une part, des sociétés savantes comme la Société mathématique de France (SMF) et l’Association française pour l’avancement des sciences (AFAS 10) en 1872 et, d’autre part, une presse militante favorable à l’utilisation et à la diffusion des récréations mathématiques 11. Tandis que les congrès annuels de l’AFAS s’adressent à un public élargi aux enseignants, aux ingénieurs, aux industriels, aux militaires, mais aussi aux simples « amateurs » de sciences 12, de nombreuses revues mathématiques paraissent dans le but de favoriser les échanges 10. L’AFAS est créée en 1872 par un groupe de scientifiques de renom (parmi lesquels Louis Pasteur, Marcelin Berthelot, Claude Bernard) et se développe pendant les premières décennies de la Troisième République. La volonté première est la diffusion des connaissances par la décentralisation afin de renouveler l’alliance entre science et pouvoir après la défaite de 1870 (Gispert 2002). 11. La diffusion des sciences constitue déjà un genre prospère au xviiie siècle ; par exemple, le Spectacle de la nature de l’abbé Pluche, huit volumes parus en 1732, a été sans cesse réimprimé tout au long du siècle. Au début du xixe siècle, dans le domaine de la presse bon marché, le pionnier est le Journal des connaissances utiles, fondé en 1831. Sous la monarchie de juillet, il compte 132 000 abonnés qui reçoivent le journal pour 1 franc à Paris et 2 francs en province avec la volonté de mettre la science à la portée de tous, ce qui signifie en premier lieu de la mettre à la portée de toutes les bourses (Bensaude-Vincent 1993 : 49-50). 12. C'est dans le cadre de ses congrès annuels que l’AFAS met en scène son projet. Les volumes des Comptes rendus témoignent des ambitions envisagées dans les discours des scientifiques, des industriels, des banquiers, des maires des nombreuses villes qui ont reçu les congrès. Tous prônent la rénovation du pays par la pratique et la diffusion des sciences et de ses bienfaits auprès des classes riches et oisives comme des classes laborieuses, bien au-delà du cercle étroit du monde académique parisien. L’AFAS s’ouvre alors à tous les domaines : sciences mathématiques, sciences physiques et chimiques, sciences naturelles et sciences économiques. Toutes sont l’objet des communications présentées dans les différentes sections par une très grande diversité de congressistes (Décaillot 2014 : 511).

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et de diffuser les mathématiques 13. Ces nouvelles revues, tout comme les Comptes rendus de l’AFAS (entre 1872 et 1914), accueillent des articles d’amateurs, d’élèves ou de professeurs, souvent sous la forme de questionsréponses (Barbin 2007 : 23). Dans la presse quotidienne, de nombreux journaux, sollicitant parfois des mathématiciens comme Henri Auguste Delannoy (1833-1915), publient des énigmes mathématiques. Citons, entre autres, L’Illustration, Le Siècle, La Revue illustrée, L’écho de Paris, Gil Blas, Les tablettes du chercheur, Sphinx-Œdipe, journal mensuel de la curiosité, de concours et de mathématiques dans lesquels on trouve notamment des jeux de combinaisons 14. Cet engouement pour les jeux scientifiques ne se cantonne pas aux mathématiques : entre la fin du xviiie siècle et le milieu du e xix , les auteurs d’ouvrages de jeux scientifiques se diversifient et se multiplient, et l’on assiste par exemple à un essor des publications périodiques pour enfants, ces jeux trouvant de nouveaux supports et formats de diffusion. Des personnages dont les carrières ont été consacrées aux sciences, comme Gaston Tissandier (1843-1899), chimiste attiré par toutes les sciences de la nature, ou Camille Flammarion (1842-1925), astronome de renom, ont donné une impulsion décisive à la diffusion de principes scientifiques simples, observables chez soi, suscitant la curiosité de son public (Sablonnière 2015 : 1). Tissandier crée en 1873 la revue La Nature chez l’éditeur Georges Masson, puis en novembre 1880 Récréations scientifiques ou l’enseignement par les jeux, la physique sans appareils, la chimie sans laboratoire, la maison d’un amateur de science qui connaît un succès immédiat. Tissandier publie ses récréations scientifiques au même moment que Lucas ; il y décrit des jeux accessibles à tous avec un matériel réduit disponible à la maison ; il n’est pas toujours l’auteur de ces jeux, mais il leur donne une forme et une portée inédites (Sablonnière 2015 : 3). Tissandier innove en apposant à des récréations scientifiques le sous-titre « enseignement par les jeux » dont le contenu s’oriente vers une réflexion pédagogique moderne. Les jeux deviennent ainsi des composantes entières de l’enseignement, et non plus des récréations, au sens de délassement entre deux moments d’étude. L’enseignement n’est plus scolaire et répétitif, il est désormais possible de lire des ouvrages scientifiques 13. Par exemple, la Revue scientifique de la France et de l’étranger de 1871, la Nouvelle correspondance mathématique de 1875, le Journal de mathématiques élémentaires et l’Éducation mathématique en 1876, l’Intermédiaire des mathématiciens en 1894. 14. Pour une étude détaillée sur les jeux de combinaisons à la fin du xixe et au début du e xx siècle, voir (Rougetet 2017).

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plaisants offrant une autre structure narrative de raisonnement. Le succès de Tissandier s’explique notamment par des facteurs sociaux et culturels, parce qu’il « a su entrer en résonnance avec les attentes particulières d’un certain lectorat bourgeois à la fin du xixe siècle, en termes de didactique, d’esthétique et de pensée » (Sablonnière 2015 : 5). On ne peut s’empêcher de penser ici à Louis Gros, qui a pu faire partie de ce lectorat bourgeois, à la recherche et à la découverte d’une science accessible, et qui a pu s’inspirer des trames narratives romanesques soumises à des fins didactiques des ouvrages de récréations scientifiques pour la rédaction de son Traité dont le contenu, très pédagogique, permet de découvrir par la pratique la science baguenodière. Dans ce contexte politique et scientifique se crée alors un continuum entre les ouvrages d’enseignement et les publications de récréations, qui comportent parfois les mêmes problèmes. Mais les publications de récréations mathématiques diffusent également des recherches mathématiques nouvelles, généralement peu développées dans le milieu académique 15, ainsi que des recherches historiques récentes. De fait, ces ouvrages servent de passerelle entre un enseignement et des recherches marginales. Les 4 tomes des Récréations mathématiques de Lucas parus entre 1882 et 1894 en sont un exemple, ainsi que son Arithmétique amusante parue en 1895 à titre posthume, ou que les Récréations mathématiques de 1899 et les Curiosités géométriques de 1907 (seconde édition) de Fourrey. On trouve dans les Récréations mathématiques de Lucas des problèmes qui relèvent de la « géométrie de situation », comme le jeu des ponts et des îles, le jeu des labyrinthes, le jeu des dominos, le jeu icosien de Hamilton ou le problème des 4 couleurs. Ils sont résolus par la géométrie des régions, les théorèmes des impasses et des carrefours qui sont des mathématiques relevant des mathématiques discrètes, fondamentales aujourd’hui en informatique et pour la théorie des graphes ou celle des réseaux (Schwer 2019 : 103). La géométrie de situation, souvent rattachée à des situations récréatives, va par exemple devenir un champ d’investigation majeur pour Laisant, pour qui le traitement des problèmes repose, au-delà d’une approche calculatoire, sur une visualisation des procédés à l’aide d’une 15. Les problèmes classés « récréations mathématiques » ont souvent fait l’objet d’un certain ostracisme de la part des universitaires, car ils mobilisent des mathématiques qui ne sont pas au cœur des préoccupations du moment (calcul algorithmique et calcul mécanique en arithmétique par exemple), contrairement à l’analyse. Lucas est une figure représentative du groupe des arithméticiens qui disparaissent des publications françaises à partir de 1900, considérés comme des marginaux du milieu académique et universitaire (Décaillot 1998 : 192). C’est pourtant un auteur prolifique sur le plan scientifique, mais considéré comme « décalé » des recherches en mathématiques menées à la même époque.

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figure omniprésente dans ses travaux et récurrente pour la communauté des récréations, celle de l’échiquier (Auvinet 2019 : 117-118) (Décaillot 2002). En 1889, sous l’impulsion de la Société mathématique de France (SMF), est créée une commission internationale chargée de réaliser un Répertoire bibliographique des sciences mathématiques, dont Henri Poincaré (1854-1912) est le premier président. Les récréations mathématiques de Lucas (parues dans la Revue scientifique, 8 récréations au total entre 1879 et 1881 dont une sur le baguenodier le 10 juillet 1880) ainsi que les travaux de son ami Delannoy autour des échiquiers y trouvent leur place dans cette nomenclature internationale des mathématiques, dans les rubriques J1 : « Combinatoire » et Q4 : « Géométrie de situation ou arithmétique de situation ». Dans ce répertoire, le domaine des mathématiques est divisé en trois grandes catégories : « Analyse » (classes A à J), « Géométrie » (classes K à Q) et « Mathématiques appliquées » (classes R à X), reflétant de fait une certaine hiérarchisation des travaux mathématiques de l’époque. La SMF conserve la présidence de la commission jusqu’en 1898, le Répertoire passe ensuite sous l’autorité de la Société mathématique d’Amsterdam en 1908 (Schwer 2019 : 102). Par ailleurs, nous l’avons évoqué précédemment, les récréations mathématiques s’inspirent aussi souvent de l’histoire des mathématiques. Et ce, toujours dans le but d’instruire. En 1892, l’historien Paul Tannery (1843-1904) présente un projet d’enseignement des mathématiques qui inclut l’histoire des mathématiques. Pour convaincre les mathématiciens, il leur explique lors du Congrès de 1903 que « les indications historiques plaisent aux élèves, et, en ouvrant leur intelligence, facilitent la compréhension des théories et de la portée des expériences », mais meurt l’année suivante sans que son projet ait vu le jour (Barbin 2007 : 25). Dans la même veine, en 1903, Laisant et Fehr appellent à leur tour à « laisser une large place aux questions de philosophie, de méthodologie, d’histoire » dans l’enseignement des élèves et des professeurs (Barbin 2007 : 25). On relève par exemple chez Lucas une abondance de références historiques qui émaillent ses Récréations. Elles vont de Fibonacci, Bachet, Fermat, Leibniz, Euler, à Gauss et Hamilton, pour ne citer que ces noms-là. L’auteur souhaite visiblement insérer les formes de raisonnement ludique dans une tradition ancienne et savante qui est à prendre très au sérieux. Il se réfère à des traditions arabes, à d’autres qui nous sont parvenues de Chine, d’Inde, de Grèce, et à l’héritage de Mersenne ou de Fermat. L’intérêt de grands noms des mathématiques pour les questions récréatives permet à Lucas de mettre en valeur les champs théoriques nécessaires à leur résolution (Décaillot 2014 : 514-515).

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Les récréateurs du xixe siècle privilégient ainsi les applications d’une discipline, essentiellement sous la forme de jeux et de leur histoire, de manière à populariser cette dernière et inciter à son étude, en dehors du cadre institutionnel et académique classique. On retrouve chez Louis Gros cette volonté d’inscrire la pratique et l’analyse du baguenodier dans une tradition plus ancienne ; sa consultation méthodique et intéressée des travaux de Cardan et Wallis – relatée en détail dans le cinquième chapitre, intitulé « Bavardages historiques », de son Traité manuscrit – lui permet de se placer dans la lignée de ces grands hommes qui ont contribué à approfondir la théorie du casse-tête. La France de cette fin de xixe siècle, ouverte sur les sciences et leur diffusion, offre à Louis Gros un contexte propice pour se consacrer à la science baguenodière. Les récréations mathématiques invitent à s’intéresser à la mathématisation d’objets variés du quotidien, des jeux de société au tissage industriel, et les acteurs dans ce domaine présentent de nouvelles méthodes, souvent élémentaires, mais originales et fécondes qui permettent parfois l’émergence de certains concepts bien particuliers qui n’auraient pas été développés dans d’autres contextes et qui sont utiles à d’autres disciplines. Le baguenodier constitue ainsi un bel exemple de marqueur historique des récréations mathématiques, renfermant un véritable microcosme des mathématiques, au sein duquel s’articulent les dimensions ludique, pédagogique et créatrice. Le prochain chapitre contribue à dévoiler ces différentes dimensions, en se concentrant sur l’histoire du casse-tête, essentiellement en Europe, de la fin du e xv siècle à nos jours.

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Chapitre 8

HISTOIRE DU CASSE-TÊTE Au-delà de ses aspects purement mathématiques et pédagogiques, le baguenodier est un objet qui présente une riche histoire, et dont l’intérêt ludique – dans la catégorie des « jeux de patience » en France au début du xixe siècle – a amené le dépôt de nombreux brevets de baguenodiers classiques, et « détournés ». Ce chapitre s’attache ainsi, après être remonté à ses origines les plus lointaines selon les sources disponibles, à présenter les premiers écrits sur le cassetête, notamment en Europe à partir du xvie siècle avec Luca Pacioli (c. 544c. 496), puis ceux de ses savants successeurs en Angleterre et en France. Nous montrons que le casse-tête est parfois qualifié « d’instrument inutile », mais « d’une admirable subtilité » (Gros 1872a : 173) de par les mathématiques sous-jacentes qu’il présente. Et, chose possiblement futile, néanmoins intrigante, nous dévoilons qu’il est souvent mentionné comme mécanisme de fermeture de coffres ou de bahuts. Enfin, pour essayer d’attester de la popularité du casse-tête depuis les premiers écrits du xvie siècle à nos jours, nous présentons l’ensemble des ouvrages, notamment de récréations mathématiques, et des brevets se rattachant au baguenodier (en Europe et aux États-Unis au e xx siècle).

Origines Le baguenodier est connu et pratiqué depuis des siècles aussi bien en Europe qu’en Asie, même si pour cette dernière les origines restent assez confuses (Heeffer & Hinz 2017 : 6). En effet, un texte chinois datant du ive av. J.-C. fait référence à des anneaux, des anneaux liés ou entremêlés, mais ne précise

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pas si cet instrument correspond au casse-tête que nous connaissons actuellement 1. Le sinologue britannique Joseph Needham (1900-1995) mentionne le casse-tête sous le nom Ring of linked rings, mais reste prudent quant à son origine et sa datation. Il précise qu’il est connu des Chinois au début du xxe siècle, mais admet que ses origines sont obscures (Needham 1959 : 111). L’ethnographe Stewart Culin (1858-1929) lui consacre une section dans son ouvrage dédié aux jeux coréens et à leurs analogues japonais et chinois sous l’intitulé « Ryou-Kaik-Tyjo – Delay Guest Instrument (Ring Puzzle) » (Culin 1895 : 31). Il précise que les Chinois l’appellent communément « nine connected rings » (« neuf anneaux connectés »). Culin précise – par l’intermédiaire de son correspondant coréen – que selon une tradition chinoise, le casse-tête aurait été inventé entre le iie siècle et le e iii siècle apr. J.-C. par le héros Hung Ming qui l’aurait donné à sa femme avant son départ pour la guerre. L’histoire relate qu’elle aurait occupé son temps et noyé son chagrin en essayant de le résoudre. Singmaster (2004) ajoute que dans un ouvrage chinois de 1958, traduit en 1981 sous le titre Ingenious Ring Puzzle Book, il est précisé que le casse-tête est bien connu sous la dynastie Song (960-1279). Ce fait est en contradiction avec l’article de Heeffer et Hinz (2017) pour qui la première représentation du baguenodier dans un ouvrage chinois apparaît dans une peinture de Yu Ji (17381823) représentant une femme tenant une version du casse-tête avec 9 anneaux (Heeffer & Hinz 2017 : 6). Au Japon, il semblerait que le casse-tête fasse son apparition au xviiie siècle ; on le retrouve dans des compilations de poèmes haïkus (un haïku est un poème extrêmement bref), et le symbole d’anneaux entremêlés apparaît dans des emblèmes héraldiques (Gardner 1986 : 21 ; Singmaster 2004). Culin (1895) précise qu’il existe au Japon une grande variété de casse-têtes avec des anneaux, connus sous le nom « rings of ingenuity » (« anneaux d’ingéniosité »), dont une forme simplifiée est représentée figure 50. Figure 50 : Illustration d’un casse-tête japonais à 9 anneaux. (Culin 1895 : 31)

1. Le texte en question s’intitule The Art of War de Sun Tzu (544-496), traduit en 1990 en anglais par Yuan Shibing. Selon Singmaster (2004), l’image des anneaux entremêlés était courante à cette époque. Par ailleurs, Heeffer et Hinz mentionnent l’existence d’un tour de passe-passe du même nom avec des anneaux de métal passant les uns dans les autres et qui apparaissent tantôt liés tantôt non liés (Heeffer & Hinz 2017 : 6).

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Le manque cruel de sources primaires chinoises décrivant le baguenodier, ainsi que l’introduction tardive du terme anglais Chinese Rings à la fin du e xix dans des catalogues de vente de jeux et de divertissements aux États-Unis et en Angleterre laissent à penser que les origines du casse-tête se situeraient davantage en Europe, plutôt qu’en Asie (Heeffer & Hinz 2017 : 9). Aussi, dans la suite de ce chapitre, l’intérêt sera porté sur les origines occidentales et les analyses mathématiques qui ont pu être données au sujet du baguenodier. Ceci nous amène à remonter à la Renaissance italienne, au début du xvie siècle.

Les mathématiciens européens qui se sont intéressés au baguenodier Luca Pacioli (1445-1517), De Viribus Quantitatis, 1508 En Europe, la plus ancienne occurrence au sujet du casse-tête du baguenodier date du début du xvie siècle et se trouve dans le traité manuscrit du mathématicien italien Fra Luca Bartolomeo de Pacioli (1445-1517) intitulé De Viribus Quantitatis, rédigé entre 1496 et 1508. Pacioli fut l’un des mathématiciens les plus célèbres de son époque : il participe à l’émergence et la pratique de la perspective – dont il montre les rapports avec la géométrie dans sa Divine proportion publiée en 1509 – et rédige d’importants travaux mathématiques dans la lignée de Leonardo Fibonacci (c. 1170-c. 1250) 2. Selon David Singmaster, De Viribus Quantitatis peut être considéré comme l’un des premiers ouvrages entièrement consacrés aux récréations mathématiques, bien que l’expression ne soit utilisée de la sorte qu’à partir de 1624, comme nous l’avons vu au chapitre 7. L’écriture de ce manuscrit commence à Milan où Pacioli est professeur entre 1496 et 1499 (Singmaster 2008 : 81-92). Il est à cette époque au sommet de sa carrière, membre éminent de la communauté intellectuelle réunie autour du duc de Milan Ludovico il Moro (1452-1508) (Singmaster 2008 : 81-92). Pacioli s’inscrit dans le courant humaniste de la Renaissance qui cherche, d’une part, à faire renaître la culture de Cicéron par un retour aux textes antiques comme modèles de pensée et, d’autre part, à mathématiser le monde qui l’entoure par la déclinaison du jeu des possibles. Les humanistes sont en 2. En 1495, Pacioli publie le plus grand ouvrage mathématique depuis Fibonacci (1202), Summa de Arithmetica, Geometrica, Proportioni et Proportionalità qui est son œuvre capitale. Elle contient de nombreux problèmes d’arithmétique, de géométrie, de trigonométrie et d’algèbre, que Pacioli a mis près de vingt ans à recueillir (Singmaster 2008 : 77 ; Heeffer 2006 : 101 ; Pacioli 1508 : 1r).

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accord pour renier la culture médiévale et les conceptions aristotéliciennes, et sortir des milieux cléricaux pour s’adresser au peuple des villes, dans la langue des villes (langue vernaculaire). De Viribus Quantitatis est, par exemple, rédigé en italien. La culture se décléricalise, et des hommes jeunes participent à sa diffusion au sein de l’élite (Maitte 2014 : 66). Pacioli vit à la cour d’un prince, fréquente cette élite à qui il transmet un savoir acquis grâce à l’impression et à la diffusion des ouvrages qu’il conserve dans sa bibliothèque. Les collections privées du Moyen-Âge ouvrent leurs portes et se transforment en studioli (début du xve siècle en Italie), en Wunderkammer (chambres des merveilles chez les princes allemands vers la fin du xve siècle) ou en cabinets de curiosités (au xvie siècle en France). Ce sont dans ces lieux que se retirent les humanistes pour lire, étudier, réfléchir, écrire (Maitte 2014 : 74), et très certainement aussi se divertir en s’adonnant à des problèmes récréatifs, énigmes et casse-têtes. Par exemple, les marqueteries des portes du studiolo du duc Frédéric de Montefeltro dans son palais à Urbino exposent ses visions humanistes. Construit entre 1473 et 1476, le studiolo est la pièce la plus célèbre du palais ducal et les marqueteries réalisées sur les murs représentent une succession de portes entr’ouvertes, révélant des armoires contenant des instruments de musique, des instruments de mathématiques, des jeux, des faits d’armes, des statues, etc. De Viribus Quantitatis est un manuscrit opisthographe, actuellement conservé à la bibliothèque de Bologne. Il comporte 309 feuillets (soit 618 pages) de dimensions 24 sur 16,5 cm, organisés en trois parties. La première comporte 120 problèmes de nature arithmétique (« Delle forze naturali cioé de Arithmetica »), la seconde 139 problèmes de nature géométrique (« Della virtu et forza naturali lineale et geometrica »), et la troisième contient un peu moins de cent proverbes, poèmes, devinettes (« De documenti morali utilissimi »). Un des objectifs de Pacioli est de révéler la puissance que présentent les nombres, « de démontrer les effets étonnants et prodigieux qui procèdent desdits nombres, à la fois discrets et continus [c’est-à-dire l’arithmétique et la géométrie], qui devraient être estimés non pas humains mais divins aux yeux de tous 3 ». Il précise que jusqu’à présent, ses travaux n’avaient pas été mis à la disposition d’un public élargi, car rédigés en latin, mais qu’à l’approche de ses derniers jours cet ouvrage en langue vernaculaire s’adresse

3. (Pacioli 1508 : 1v) : « Ma solo in epso atendaremo aponere et demonstrare li ad mirandi estupendi effecti ch de ditta quantita procedano si della discreta como della continua. », ma traduction.

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également aux « idioti » 4, non pas parce que Son Excellence ne mérite pas un style littéraire encore plus élevé que celui de Cicéron, « mais parce que nous nous sommes limités par compassion à vos inférieurs 5 ». Parmi les 139 problèmes de nature géométrique proposés par Pacioli dans De Viribus Quantitatis, nous en avons identifié entre 15 et 20 (soit 11 % à 14 %) qui s’apparenteraient à des casse-têtes, mobilisant des cordes, des boutons, des boucles, des anneaux, des nœuds qu’il faut démêler. Par exemple, Pacioli présente un casse-tête (connu à la fin du xixe siècle en Angleterre sous le nom Victoria Puzzle ou Alliance Puzzle) dont l’objectif est de retirer une corde passée dans les trois trous d’un morceau de bois 6. Dans le texte qui l’accompagne, Pacioli explique au lecteur comment placer la corde en première instance pour qu’elle paraisse impossible à enlever pour qui ne connaît pas l’astuce. Un artefact similaire à celui-ci est reproduit dans l’édition posthume de 1723 des Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam, mais il n’est pas réellement présenté comme un casse-tête ou comme un défi ; Ozanam décrit seulement comment insérer la corde dans les trous de la planche (de bois, d’ivoire ou d’os) et comment la retirer (Ozanam 1723 : 435). Selon Singmaster (2008), d’autres problèmes décrits par Pacioli seraient en fait les premières descriptions européennes (voire internationales pour certaines) de casse-têtes encore vendus actuellement (Solomon’s Seal Puzzle, Cherries Puzzle par exemple). Venons-en à présent au casse-tête du chapitre CVII, toujours dans la partie dédiée aux problèmes géométriques : « Do cavare et mettere una strenghetta salda in al quanti anelli saldi, difficil caso » (Pacioli 1508 : 211v), que l’on pourrait traduire par : « retirer et placer une barre solide dans un nombre quelconque d’anneaux, un cas difficile ». Pacioli commence par décrire physiquement l’objet en question, qui présente initialement un nombre indéterminé d’anneaux, avec beaucoup de détails sur les différentes composantes de l’objet et comment ils s’articulent : « annello » (« anneau ») ; « gambo » (« tige »), qui est fixée à l’anneau par une petite boucle et qui passe également dans l’anneau d’à-côté ; « steccha » (« lamelle »), qui permet de solidariser entre elles toutes les tiges accrochées aux anneaux, de sorte qu’aucune ne puisse se 4. En tant qu’humaniste, Pacioli n’utilise pas le terme idioti dans le sens italien actuel (qui signifie littéralement « idiots »), mais plutôt au sens premier latin « qui ne sait pas », « qui n’est pas initié ». 5. (Pacioli 1508 : 2v) : « […] ma strecto da compasione a suoi inferiori. », ma traduction. 6. (Singmaster 2008 : 96). L’illustration se situe dans la marge du manuscrit de Pacioli et est visible en ligne sur : http://www.uriland.it/matematica/DeViribus/Pagine/440.JPG [consulté le 12/09/2022] ainsi que l’ensemble de l’ouvrage qui a été numérisé.

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libérer ; « strengheta » (« barre ou boucle ») sur laquelle il faut enfiler tous les anneaux, en commençant par le premier qui est libre. Pacioli précise qu’il peut y avoir 3 anneaux, ou plus si l’on veut, mais pas moins, sinon « le jeu ne serait pas beau 7 ». Il fait référence à une illustration, qui malheureusement est inexistante dans l’ouvrage. Sans elle, la description n’est pas toujours évidente à comprendre, mais en la comparant au baguenodier que vous avez construit, ou à celui de la figure 1 du chapitre 1, la nature de l’objet décrit ne fait aucun doute. Après avoir précisé que l’enfilage des anneaux se fait par « une belle technique et de l’ingéniosité 8 », il donne ensuite l’ensemble des instructions, sorte d’algorithme, qu’il faut suivre pour enfiler convenablement les anneaux les uns après les autres : élever 1, élever 2, abaisser 1, élever 3, élever 1, abaisser 2, abaisser 1, élever 4, élever 1, élever 2, abaisser 1, abaisser 3, élever 1, abaisser 2, abaisser 1, élever 5, etc. que nous pourrions schématiser ainsi, pour reprendre la notation introduite dans le chapitre 2 : ↑1 ↑2 ↓1 ↑3 ↑1 ↓2 ↓1 ↑4 ↑1 ↑2 ↓1 ↓3 ↑1 ↓2 ↓1 ↑5, etc. Pacioli s’arrête au montage d’un baguenodier à 7 anneaux. Il conclut la liste des instructions en avertissant le lecteur que « […] non seulement en écrivant la méthode, mais également par l’action de la démontrer, en fournissant un effort, une jeune personne peut apprendre 9 ». Pacioli voit ainsi la manipulation d’objets comme une aide à l’apprentissage, mais également une façon de « démontrer » les arguments qui sont avancés. Notons que Louis Gros, qui n’a pas eu connaissance des travaux de Pacioli, adopte des propos similaires quant à la preuve d’une règle « par l’action » ; dans les pages qui précèdent son tableau numérique, on trouve en effet : […] je dois attendre que mes lecteurs (si j’en ai) après examen du premier chapitre diront : est-ce bien vrai ? peut-être ? celui qui a écrit ça est un honnête homme, incapable de nous tromper […]. Mais quand on aura vu à l’œuvre la double règle qui termine la page 18, quand on aura remarqué qu’elle donne constamment des résultats exacts, on ne pourra s’empêcher de dire : elle est vraie ! (Gros 1972a : 20-21)

7. (Pacioli 1508 : 211v) : « […] giuco non seria bello. », ma traduction. 8. (Pacioli 1508 : 212r) : « […] con bellissimo modo et ingegno », ma traduction. 9. (Pacioli 1508 : 212v) : « […] non solo ascruere el modo ma actu mostrandolo con fatiga el giovinelo a prende […] », ma traduction.

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Cet aspect a été développé dans le chapitre 6 consacré aux intérêts des récréations mathématiques dans l’enseignement et aux intérêts pédagogiques qu’offre le baguenodier pour des activités en classe. La dernière phrase du chapitre CVII de Pacioli suggère d’utiliser le casse-tête, qui se pratique de façon solitaire, à deux joueurs : chacun possède un instrument, l’un est entièrement monté, l’autre entièrement démonté, et le joueur qui arrive en premier à atteindre l’état opposé de l’état initial de son baguenodier gagne contre son adversaire. Selon Heeffer et Hinz (2017 : 13), c’est là la première description proposée d’un jeu compétitif à deux joueurs basé sur un casse-tête. Cette description est d’ailleurs l’unique variante que nous ayons retrouvée, les auteurs postérieurs à Louis Gros ayant travaillé sur le baguenodier ne la mentionnent pas. Tournons-nous à présent vers la deuxième source européenne qui présente un instrument composé d’une navette et de sept anneaux, ainsi que la démarche à suivre pour les monter sur cette navette, moins de cinquante ans après De Viribus Quantitatis de Pacioli. Cette source fut consultée par Louis Gros lors de la rédaction de son Traité, et nous indiquons au fil du texte la traduction (libre) qu’il a faite de certaines expressions, ainsi que ses remarques personnelles.

Jérôme Cardan (1501-1576), De Subtilitate, 1550 Jérôme Cardan est un mathématicien, astrologue, philosophe, inventeur et médecin italien, un des plus grands esprits de son siècle. Le récit de sa vie est extrêmement bien documenté, Cardan ayant entrepris de rédiger son autobiographie ou plutôt « l’analyse de son existence » (Demerson 1992 : 141), De vita propria (la première édition en latin, de 1575-1576, eut une influence énorme), au cours de sa soixante-quinzième et dernière année. Né à Pavie en 1501, il grandit à Milan et apprend les mathématiques et l’astronomie avec son père, Fazio Cardano (il en est le fils illégitime). Après ses études à Padoue et Pavie, il est reçu docteur en médecine en 1526 et commence son activité à Saccolongo. Les premières années ne sont pas faciles pour Cardan (en tant que fils illégitime, il ne peut entrer au collège des physiciens à Milan (Bayle 1820 : 439)), il gagne sa vie en donnant des cours de mathématiques et sa grande passion pour les jeux de dés et de cartes (il apprécie aussi les échecs) lui fait perdre argent et réputation. Selon Bayle, Cardan jouait même ses meubles et les bijoux de sa femme (Bayle 1820 : 437). Un des moyens dont il se serait également servi pour subsister aurait été de faire des almanachs. Cardan conte qu’il a aussi une fois perdu ses bagues et ses habits (Bayle 1820 : 445). Au cours de ces

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nombreuses années de paris, Cardan accumule des informations sur la pratique des jeux de hasard avec des dés et des cartes (Bellhouse 2005 : 184) et rédige un ouvrage rassemblant ses observations sur près de 40 ans, intitulé Liber de ludo aleae. Ce manuscrit, publié tardivement en 1663, constitue le traité le plus complet au sujet du calcul des probabilités, rédigé près d’un siècle avant le fameux De Ratiociniis in ludo aleae de Christiaan Huygens en 1657. Cardan est souvent connu pour sa personnalité extravagante, « c’était un homme d’une trempe singulière » (Bayle 1820 : 437) qui « croyait être sous la direction d’un génie particulier » (Bayle 1820 : 445) et ses relations tendues avec ses contemporains, qui ne manquent pas de le critiquer ouvertement : rappelons par exemple le fait qu’il a publié ses résultats et ceux du mathématicien Niccolò Fontana Tartaglia (1499-1557) sur la résolution des équations du troisième degré sans en avoir averti ce dernier – et sans le citer – alors qu’il avait promis de faire silence. Ses travaux sont lus et cités par de nombreux savants en France et à l’étranger (Francis Bacon en Angleterre par exemple), mais aussi par des poètes (Pierre de Ronsard (1524-1585), Jean de La Ceppède (1548 ou 1550-1623)), des écrivains et philosophes (Montesquieu (16891755), Goethe (1749-1832), Baudelaire (1821-1867)), et par des religieux (le déiste Charles Blount (1654-1693)) (Wolff 1991). En 1550, Cardan publie les vingt-et-un livres en latin de son De Subtilitate, initialement à Nuremberg, puis à Lyon, chez G. Rouillé, et à Paris, chez R. Granjon et M. Fezandat. À ce moment de sa carrière, Cardan est déjà assez reconnu pour ses travaux en astrologie et en médecine (Holtz 2014 : 18). Le succès de l’ouvrage est immédiat, même si certains passages sont rapidement censurés (notamment ceux qui concernent les démons et l’exorcisme). Richard le Blanc le traduit en 1556 sous le titre Les livres de Hierome Cardanus médecin milannois, intitulés de la Subtilité, et subtiles inventions, ensembles les causes occultes et les raisons icelles. La publication du De Subtilitate marque un tournant dans la carrière de Cardan : celle-ci prend une ampleur internationale, et cela est notamment dû à l’ambition « encyclopédique » de son enquête (Holtz 2014 : 19). En effet, dans cet ouvrage, Cardan traite d’une multitude de sujets tous aussi variés les uns que les autres : de l’alchimie, de la putréfaction, des minéraux et des métaux, des anges et des démons, des écritures cryptées, des instruments hydrauliques, etc. mais aussi d’« instrument de passe-temps » (Cardan 1556 : 291r) 10. Le texte traduit en français par Richard Le Blanc est reproduit en annexe (annexe A). 10. Holtz s’est intéressé à la signification du terme « subtilité » qui est couramment employé au cours du xvie siècle, notamment à partir des années 1550 où cette notion, qui

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Le livre comprenant la description et l’analyse du baguenodier, appelé instrument de passe-temps (instrumentum ludicrum), est Le quinzième livre (Liber decimusquintus), intitulé Des subtilités incertaines et inutiles (De incerti generis aut inutilibus subtilitatibus). La version latine de 1550 (édition de Paris chez Granjon et Fezandat) et la version française de 1556 (chez Guillaume Lenoir à Paris) correspondent sur ce passage : il n’y a pas eu d’ajouts ou de suppressions, ni même de modifications majeures entre les deux éditions. Cardan introduit l’objet du baguenodier en le décrivant ainsi : « L’instrument composé de sept anneaux est inutile, et est tel » (Cardan 1556 : 291r). Louis Gros, dans son Traité, le traduit de la sorte : « Un instrument de sept anneaux n’est d’aucune utilité » (Gros 1872a : 173). Puis, comme Pacioli – qu’il ne cite pas 11 – Cardan commence par une description assez précise des différents éléments qui composent le baguenodier : ce que Pacioli appelle « steccha » et que nous avions traduit par « lamelle », Cardan la nomme « paillette de fer » (Cardan 1556 : 291r), Louis Gros la traduit par « feuille de fer » (Gros 1872a : 173), ou « lamine » (Cardan 1556 : 291v), et en donne les dimensions (large d’un doigt, longue d’une paume, mince). Cette dernière est percée de sept trous étroits, d’espaces égaux, sur la longueur de la paillette, chacun recevant une « vergette » (Cardan 1556 : 291v), que Louis Gros traduit plus simplement par « verge » (Gros 1872a : 173) (« gambo » chez Pacioli), de la hauteur d’une once – Louis Gros traduit cette expression « altitudine unciæ fermè » (Cardan 1550 : 247) par « hautes d’un peu près un pouce » (Gros 1872a : 173) – mobile en bas, circonflexe en haut « afin qu’elles retiennent les anneaus enclos de la grandeur d’un doigt » (Cardan 1556 : 291v). témoigne de la crise herméneutique que traverse cette période, est « revendiquée dans des genres aussi différents que le dialogue satirique et le traité de philosophie naturelle parce qu’elle est utilisée comme un argument essentiel pour établir une nouvelle forme, supérieure, de lucidité et d’expertise » (Holtz 2014 : 59). Pour Cardan, un objet subtil est un phénomène complexe et difficile à appréhender, mais que l’on peut s’efforcer d’élucider par l’expérience (le poids de l’empirisme est très présent dans l’ouvrage de Cardan où il se met en scène dans des anecdotes en train d’expérimenter des matières subtiles) (Holtz 2014 : 21). Le primat accordé à l’expérience et à l’ingéniosité dans la pratique des subtilités proposées dans l’ouvrage marque la position de Cardan face aux textes d’autorités, et est revendiqué pour affirmer un nouveau discours d’expertise. 11. Cardan est connu pour ne pas vraiment citer les sources qu’il a exploitées. À notre connaissance, les deux hommes ne se sont pas rencontrés (Cardan avait 16 ans à la mort de Pacioli), mais le manuscrit De Viribus Quantitatis est resté à Bologne à la fin de sa rédaction (il est d’ailleurs actuellement conservé dans les archives de l’université), et Cardan y a passé quelques années de sa vie, entre 1562 et 1571. Il n’est donc pas impossible que Cardan ait consulté l’ouvrage de Pacioli. Par ailleurs, les deux textes mentionnent un baguenodier à 7 anneaux (mais peut-être était-ce la version « la plus courante » du casse-tête à cette époque).

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Notons que les dimensions données par Cardan laissent imaginer un baguenodier d’assez petite taille. Tous les anneaux, excepté le premier, sont « engardés par le précédent qui ne sautent librement hors de la verge intérieure » (Cardan 1556 : 291v), Louis Gros dit que chaque anneau « est retenu par le précédent » (Gros 1872a : 173). Cardan précise que l’instrument complet est en fer, de même que la « navette ou navicule » (« strengheta » chez Pacioli, que nous avions traduit par « boucle »), et il la représente par une forme ovale visible en annexe (annexe A). L’illustration en question ne permet pas vraiment une visualisation très représentative de l’objet en question… Dans l’édition de Bâle de 1553, la figure en marge du texte et représentant la navette est plus parlante, car elle contient en toutes lettres le mot « Navicula » et se présente à l’horizontale (donc plus allongée). Malgré l’inutilité de l’instrument soulignée par Cardan en début de description, ce dernier déclare : « Par cet instrument un jeu est inventé de subtilité admirable » (Cardan 1556 : 291v). Cependant, il n’explique pas la règle dudit jeu ni l’objectif que la personne qui manipule l’instrument est censée atteindre. Il enchaîne directement sur les mouvements à effectuer pour monter les quatre premiers anneaux : élever 12 les anneaux 1 et 2, abaisser 1, élever 3, abaisser 1 et 2, élever 4. On remarque que Cardan agit simultanément sur les deux premiers anneaux – il précise plus loin qu’aucun anneau n’empêche d’agir sur les deux premiers. Pour Louis Gros – qui est un personnage très exigeant concernant tout ce qui touche de près ou de loin à la théorie du baguenodier – le texte de Cardan est « irréprochable » 13 en ce qui concerne cette description ainsi que les trois préceptes suivants sur lesquels repose « toute cette industrie ». Ce sont les règles générales qu’il faut respecter, quel que soit l’anneau considéré sur le baguenodier, que Cardan énonce dans la foulée, se figurant certainement que la procédure qu’il a décrite pour quatre anneaux suffit à trouver le processus général : Le premier, que l’anneau qu’on doit attirer en haut, ou abesser, en ait un seulement devant soi, auquel la navicule est enclose : le second precepte, que quand tu abesse toujours ensemble les 12. Cardan parle plutôt « d’attirer un anneau en haut » (Cardan 1556 : 291v). 13. (Gros 1872a : 177). Louis Gros précise également qu’il « aime beaucoup dans Cardan l’emploi du mot vices » et qu’il a « adopté le mot vices en le traduisant par changements. Avant d’avoir lu Cardan, j’employais le mot opération pour exprimer l’acte très simple d’élever ou abaisser un anneau. Je l’ai abandonné, il me faisait entrevoir quatre médecins me coupant la jambe. Brrr ! Ce n’est pas gracieux. » (Gros 1872a : 176-177), souligné dans le texte original.

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deux premiers, & que tu en attires un : ou en abessant un, que tu attires les deux premiers : le troisième précepte est, que quelque anneau qui soit attiré en haut, ou abaissé : il est donc nécessaire d’attirer en haut tous ceus qui sont devant, & derechef les abaisser. (Cardan 1556 : 291v)

Dans son Traité, Louis Gros les traduit de la sorte : 1° Un anneau ne peut être élevé ou abaissé que lorsque la navette est contenue seulement dans celui qui le précède. 2° Souvent vous élevez le premier et le second anneau pour abaisser tout de suite le premier ; de même vous élevez le premier pour l’abaisser immédiatement avec le second 14. 3° Quand un anneau a été élevé ou abaissé, tous les anneaux inférieurs doivent être à nouveau élevés et abaissés. (Gros 1872a : 175)

Ensuite, Cardan s’intéresse au nombre de « tournées » 15 nécessaire pour passer de l’état où tous les anneaux sont abaissés à celui où les sept anneaux sont élevés sur la navette. Sans aucune justification, il annonce le nombre 64, qui vérifie la formule donnée par Lucas en 1880 dans son analyse de la marche accélérée du baguenodier (voir chapitre 4). Puis, avec 31 autres tournées, on arrive à l’état du baguenodier où le 7e anneau est élevé et tous les autres 14. Cette formulation n’est pas particulièrement claire (et celle de Cardan l’est encore moins), mais nous avons vu avec Lucas, quand il traite de la marche accélérée, que cette dernière est soumise aux règles suivantes : « 1° Lorsque l’on monte le premier anneau, on doit monter en même temps le second ; 2° Lorsque l’on a monté les deux premiers anneaux, on doit ensuite abaisser le premier » (Lucas 1880 : 40). 15. (Cardan 1556 : 291v). Nous gardons ici volontairement le terme de la traduction française de Le Blanc pour le mot « vicibus ». Louis Gros le traduit par « changements », qu’il trouve d’ailleurs parfaitement approprié, mais ce terme l’amène ensuite à ne pas comprendre les valeurs trouvées par Cardan : « Mais à partir de ces mots : primum voco, c’est un véritable galimatias, et ce que l’on peut comprendre est une erreur. » (Gros 1872a : 177-178), souligné dans le texte original. En effet, dans le premier chapitre consacré aux définitions des expressions souvent utilisées dans son Traité, Louis Gros annonce qu’un « changement c’est toute modification apportée à l’état du baguenodier par l’élévation ou l’abaissement d’un anneau » (Gros 1972a : 10). Pour lui, chaque changement ne concerne donc qu’un seul et unique anneau, alors que dans la marche accélérée de Cardan, explicitée ultérieurement par Lucas, une action menée simultanément sur les deux premiers anneaux ne compte que pour une « tournée ». Ceci explique l’incompréhension de Louis Gros (il dit lui-même au début de sa transcription qu’il ne comprend pas parfaitement certains passages) qui compte 85 changements pour monter les sept anneaux du baguenodier, alors que Cardan n’en compte que 64.

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abaissés. Cardan conclut alors qu’il faut 64 + 31 = 95 tournées pour élever le 7e anneau et que « le cercle donc sera tout complet en 190 tournées » (Cardan 1556 : 291v). La description de l’instrumentum ludicrum s’achève sur « ceci de soi est inutile : toutefois, on peut le transférer aux serrures artificielles des coffres » (Cardan 1556 : 291v). Cette dernière phrase retiendra l’attention de Louis Gros qui, avec sa touche d’humour habituelle, ne pourra s’empêcher de commenter : « Cardan, pour utiliser son instrumentum ludicrum propose de l’employer comme un cadenas ; cela donnerait à supposer que les voleurs n’étaient pas malins dans ces temps-là » (Gros 1872a : 179). Nous verrons dans la section dédiée aux travaux de Lucas que cette phrase de Cardan ne passe pas inaperçue et interroge le mathématicien français quant à l’utilisation du baguenodier comme système de fermeture de coffres ou de bahuts. Nous reviendrons alors sur le possible emploi du mécanisme du baguenaudier comme système de fermeture. La popularité du baguenodier à l’époque de Pacioli et Cardan est difficile à attester, et nous ne pouvons dire si l’instrument était plutôt répandu (si oui, qui le pratiquait ? Qui le fabriquait ? Était-il vendu ?) ou non. Pourtant, il est indéniable que cet objet et son mécanisme particulier ont suscité l’intérêt de deux des plus grandes figures mathématiciennes de leur époque, au point d’y consacrer un chapitre ou un passage dans leurs écrits, permettant ainsi à Louis Gros, plusieurs siècles plus tard, de prendre conscience de la riche théorie qu’il était en train d’élaborer. Examinons à présent deux autres auteurs qui tiennent une place importante dans les écrits de Louis Gros : dans un premier temps John Wallis, que Louis Gros découvre avant le De Subtilitate de Cardan, et dont la lecture est due à un refus de publication d’un article soumis par Louis Gros pour le magazine Le Magasin pittoresque 16, et dans un second temps Édouard Lucas, contemporain de Louis Gros, qui rencontre un franc succès avec la publication de ses Récréations mathématiques (comparé à La théorie du baguenodier publiée anonymement par Louis Gros en 1872), publication bien évidemment scrupuleusement examinée et commentée par Louis Gros en personne.

16. Initialement hebdomadaire, puis mensuel, Le Magasin pittoresque est une revue française, publiée entre 1833 et 1938. Son succès fut rapide et des personnages célèbres, tel Georges Sand, Camille Flammarion ou Gaston Tissandier y contribuèrent. 148 Histoire du casse-tête

John Wallis (1616-1703), De Algebra Tractatus, Oxford, 1693 Dans une lettre que Louis Gros adresse au magazine Le Magasin pittoresque pour présenter sa théorie baguenodière, datée du 12 décembre 1847, ce dernier avance trois raisons pour lesquelles il n’y a pas eu, jusqu’à présent, de théorie générale du baguenodier 17 : La première est que les mathématiciens ne se sont guère occupés de ce jeu. (Gros 1872a : 145)

Il cite l’Encyclopédie méthodique, dictionnaire des jeux mathématiques (1799) qui est en effet très descriptive et ne donne aucun élément de théorie. Rappelons qu’au moment de la rédaction de sa lettre, c’est la seule référence que Louis Gros ait consultée – avec les Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam (Récréations qui, selon les éditions, ne contiennent rien en rapport avec un baguenodier : seule l’édition de 1723 chez Jombert (puis de 1750 chez Rollin), dans les planches du Tome IV, contient des illustrations représentant un baguenodier de 7 anneaux dans des états différents). La seconde cause est que l’on a considéré l’action de démonter le baguenodier avant celle de le monter. Or la théorie ne se laisse pas voir dans le premier cas aussi facilement que dans le second. (Gros 1872a : 146)

Cette remarque nous amène à souligner un point important : nous avons pu constater que, dans les textes de Pacioli et Cardan – et c’est le cas aussi chez Wallis –, le but du casse-tête est d’engager la navette dans tous les anneaux, c’est-à-dire de monter le baguenodier. Louis Gros a donc tort sur ce point, on n’a pas toujours considéré l’action de démonter (jusqu’à présent, c’est même plutôt le contraire). Ceci nous amène à penser qu’il y a eu un changement de pratique dans la manipulation du casse-tête au cours du temps, certainement lié à sa commercialisation : en effet, il est plus aisé de donner le casse-tête 17. Il y a pourtant la publication du philosophe et physicien allemand Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) qui, dans le Göttingische Anzeigen von gemeinnützigen Sachen, présente une solution – que nous avons vu dans le chapitre 3 – pour le montage d’un baguenodier à n anneaux (Lichtenberg 1769), mais il semble que Louis Gros n’a pas eu connaissance de cette référence. D’ailleurs, elle ne figure pas non plus dans la – pourtant très complète – bibliographie annotée de Singmaster (2004) et il semblerait que ce soit l’ouvrage de Hinz, Kalvžar, Milutinović & Petr (2013) qui l’ait remise au goût du jour. 149

entièrement monté et de demander à quelqu’un de le démonter, que de présenter les anneaux désolidarisés de la navette et d’expliquer qu’il faut ensuite tous les engager (ceci est quasiment impossible à expliquer, à l’écrit, sans schéma ; le manque d’illustration chez Pacioli et Cardan le montre bien). À l’époque de Louis Gros, et c’est encore le cas actuellement, le baguenodier se vend déjà monté. Lucas (1882) présente par exemple un baguenodier entièrement monté, et dans son premier article de 1880, il décrit la « navette du baguenaudier complètement monté, ainsi qu’on le vend dans le commerce » (Lucas 1880 : 38). Nous l’avons vu également dans le chapitre 1, Hoffmann (1893) expose trois baguenodiers des années 1880 venant de France et d’Angleterre, eux aussi entièrement montés (figure 3). Ce fait nous amène donc à émettre l’hypothèse qu’aux époques de Pacioli, Cardan (xvie siècle), et Wallis (xviie siècle), l’instrument n’était pas commercialisé (sinon ils auraient expliqué comment le démonter et non le monter) et que c’était probablement davantage un jeu qu’on présentait à une personne en main propre en lui expliquant l’objectif à atteindre (élever tous les anneaux), voire en montrant comment procéder sur un ou deux anneaux. Enfin la troisième cause est, lorsque l’on touche le second anneau, on le regarde comme élevé ou abaissé simultanément avec le premier ; or rigoureusement le premier est élevé avant le second, et le second est abaissé avant le premier […]. (Gros 1872a : 146)

Là encore, Louis Gros n’a pas tout à fait raison, car il est possible – comme le font Cardan et Lucas – d’envisager la marche accélérée du baguenodier, pour laquelle on compte comme un seul mouvement l’action menée sur les deux premiers anneaux. Cependant, la marche accélérée ne permet pas d’aboutir au code binaire réfléchi développé par Louis Gros dans son Traité, et ce dernier l’explique clairement par ces propos : Ces changements paraissent tellement simultanés, lorsqu’on a l’habitude du jeu, que l’on ne pense pas à décomposer ce que l’on fait : cela est cependant nécessaire pour découvrir l’exactitude de la théorie. (Gros 1872a : 102)

La lettre de Louis Gros adressée au rédacteur du magazine Le Magasin pittoresque ne sera jamais publiée (Gros 1872a : 146). Pourtant, trois ans plus tard, en 1850, paraît dans le même journal un article sur « Le baguenaudier »

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qui reproduit fidèlement le texte, les illustrations et les explications de Wallis dans son ouvrage De Algebra de 1693. La comparaison de la lettre de Louis Gros et de l’article du magazine Le Magasin pittoresque laisse à penser que l’auteur de l’article ne s’est en effet pas du tout inspiré de ce que Louis Gros avait soumis (l’article en question est reproduit en annexe B). John Wallis compte parmi les mathématiciens les plus importants de son temps avant Isaac Newton (1643-1727). Il entre à l’université de Cambridge en 1632 où il étudie, en plus des mathématiques, la physique, l’astronomie, l’anatomie et la géographie. Wallis raconte que son intérêt pour les mathématiques s’est développé vers les années 1647-1648 à la lecture du Clavis mathematicae de William Oughtred (publié en 1631) qu’il s’approprie et complète. En 1655, il publie son Arithmetica infinitorum, ouvrage qui le rend célèbre et lui permet d’être reconnu comme l’un des mathématiciens les plus influents en Angleterre. Dès 1645, Wallis est un personnage très actif dans les rencontres scientifiques hebdomadaires au London Club qui mèneront à la création de la Royal Society of London en 1662, mais il est également impliqué dans de nombreuses querelles et controverses qui courront toute sa vie 18. Son dernier grand ouvrage mathématique, et le seul qui soit initialement publié en langue vernaculaire, est le Treatise of Algebra, both historical and practical édité en 1685 au cours de sa soixante-dixième année. Comme le titre le suggère, le livre combine une présentation complète de l’algèbre avec son histoire depuis les écrits de François Viète (1540-1603). Il sera réédité en 1693 dans une seconde édition latine, amplement augmentée, De Algebra Tractatus, dans laquelle on trouve, à la toute fin du traité, le chapitre CXI consacré aux « De Complicatis Annulis » (Wallis 1693 : 472-478). Le Magasin pittoresque traduit ce titre par « des anneaux enroulés », que Louis Gros juge comme un véritable contresens : […] le mot enroulé contient une idée de courbe revenant sur ellemême ; or les anneaux du baguenodier n’imitent point une spirale, ils sont toujours dans le même plan vertical. Je traduirais donc complicatis, par enlacés, enchevêtrés ou même tout simplement par compliqués. (Gros 1872a : 164, souligné dans le texte)

18. Ses principales disputes publiques furent avec le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), le mathématicien, physicien et astronome néerlandais Christiaan Huygens (1629-1695), le mathématicien et philosophe français René Descartes (1596-1650) et le mathématicien et magistrat Pierre de Fermat (v. 1610-1665). La riche correspondance avec ses contemporains est éditée par Philip Beeley et Christoph Scriba en quatre volumes entre 2003 et 2014, voir les références aux entrées (Beeley & Scriba).

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Wallis commence par présenter le baguenodier en reprenant les termes de Cardan dans son De Subtilitate, c’est-à-dire comme une de ces subtilités inutiles « qui ne touchent pas au gain, et qui se recommandent seulement comme pouvant mettre l’esprit en action […] 19 ». Il reproche à Cardan d’en parler en des termes si obscurs que celui qui ne connaît pas l’instrument ne pourrait que difficilement deviner de quoi il s’agit. Selon lui, « il serait plus facile de le faire connaître avec les doigts plutôt qu’avec la plume 20 ». Cette remarque fait penser à ce que Pacioli avait dit à la fin de son chapitre concernant l’apprentissage par la manipulation de l’instrument : ici, il est clair que la compréhension du mécanisme se trouve simplifiée si la personne manipule réellement l’objet de ses propres mains. Wallis précise qu’il lui est impossible de dire quelle est l’ancienneté de l’instrument en question, mais qu’il est certain qu’il n’est pas nouveau à l’époque de Cardan, car celui-ci en parle comme d’une chose déjà connue. Pour Wallis, « […] la chose est d’une si grande subtilité, et va si bien de pair avec l’algèbre, qu’il est impossible de lui refuser ici un refuge 21 ». Il en décrit donc la composition et la manœuvre « avec un soin et une clarté qui ne laissent rien à désirer » (Le Magasin pittoresque 1850 : 99). En effet, les différentes pièces qui composent le baguenodier sont soigneusement décrites et illustrées : la « lamina » (traduit par « tablette » dans l’article du magazine Le Magasin pittoresque et qui correspond à la « steccha » chez Pacioli), une « clavus » (traduit par « broche » ou « clavette » dans Le Magasin pittoresque), une « broche » munie de son anneau, la navette seule. Ensuite, pour la première fois parmi les auteurs rencontrés jusqu’à présent, Wallis énonce clairement le problème (« problema ») que pose l’instrument : « on demande de placer la navette de façon qu’elle traverse tous les anneaux en étant elle-même traversée par toutes les clavettes, puis ensuite de l’enlever à nouveau » (Le Magasin pittoresque 1850 : 99). Il explique minutieusement comment faire pour élever les anneaux sur la navette et compte le nombre de « mouvements » nécessaires pour monter puis démonter le baguenodier de 9 anneaux. Pour davantage de détails, l’article du magazine Le Magasin pittoresque est reproduit en annexe B. Les illustrations sont les mêmes que chez Wallis, seulement le baguenodier représenté possède sept anneaux alors que celui de Wallis en possède neuf. Le terme

19. (Wallis 1693 : 472), traduction libre de Louis Gros (Gros 1872a : 160). 20. (Wallis 1693 : 472), traduction libre de Louis Gros (Gros 1872a : 160). 21. (Wallis 1693 : 472), traduction libre de Louis Gros (Gros 1872a : 161).

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« mouvements » est à prendre ici avec précaution, car il présente une signification différente des « changements » définis par Louis Gros, ce qui aboutit à des calculs différents : pour Wallis, le premier anneau est élevé en 2 mouvements, à savoir passer l’anneau à travers l’échancrure de la navette puis faire passer la navette à l’intérieur de l’anneau, tandis que pour Louis Gros, on ne compte qu’un seul changement pour élever le premier anneau. Pour élever deux anneaux, il faudra 4 mouvements chez Wallis, et 2 changements chez Louis Gros. Pour élever les trois premiers anneaux, il faudra 8 mouvements chez Wallis, et 5 changements chez Louis Gros. Ceci implique que « les mouvements sont en nombre triple des changements, car on double une moitié de ces derniers et on quadruple l’autre » (Gros 1872a : 165). Ceci en soi n’est pas très important, car les résultats restent cohérents chez les deux hommes 22 : Wallis trouve un total de 1533 mouvements pour monter et démonter le baguenodier tandis que Louis Gros trouve un total de 511 changements, mais « 1533 est en effet le triple de 511 » (Gros 1872a : 165). En revanche, selon Louis Gros, Wallis commet une profonde erreur quand il dit que lorsqu’on élève le premier anneau et qu’on l’abaisse aussitôt, on peut omettre l’un et l’autre mouvement : « non ! non ! non ! ce serait supprimer non pas un mouvement mais un changement, or j’ai déjà fait remarquer que c’était impossible » (Gros 1872a : 167). Omettre des mouvements ou des changements n’est en effet pas compatible avec la façon dont Louis Gros procède pour établir sa règle générale, et ne permet pas d’aboutir au code binaire qu’il présente dans son Traité. Ce profond désaccord avec Wallis pousse Louis Gros à soumettre un nouvel article pour le Magasin pittoresque pour signaler le malentendu ainsi qu’une erreur « du cru du chercheur du magasin pittoresque » 23, mais son courrier restera à nouveau sans réponse. Nous sommes en 1853. Cette expérience doit certainement être ressentie comme une déception pour Louis Gros, qui laisse de côté le baguenodier pendant quelque temps. C’est la perspective de passer les deux mois entiers de l’été 1871 sans voyager qui le pousse à ressasser toutes ses vieilles idées :

22. Louis Gros décèle néanmoins de petites erreurs dans les calculs de Wallis – n’impactant pas le résultat final – et présente un tableau avec les calculs rectifiés, voir (Gros 1872a : 166). 23. (Gros 1872a : 156) : « page 100, deuxième colonne, ligne 17, il faut lire 381 au lieu de 371 […] ».

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Je ne peux faire de voyage ; et bien ! je me promènerai dans le passé. Je ne suis point mécontent de mon projet, et l’exécution que je lui donne me procure même plus de satisfaction que je ne l’aurais pensé. (Gros 1872a : 157)

Voilà comment Louis Gros, avant d’entamer la rédaction de son Traité du Baguenodier, fait la connaissance de Wallis et de son traité d’algèbre que nous avons détaillé précédemment : Ce projet était dans mon esprit depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis que je connaissais l’article du magasin pittoresque et j’avais toujours négligé de le mettre à exécution. (Gros 1872a : 158)

La présentation et l’analyse de ces trois auteurs montrent l’intérêt suscité par le baguenodier à travers l’Europe sur une période de plus de deux siècles : d’abord en Italie, puis en Angleterre, et par des personnages reconnus parmi les plus grands mathématiciens de leur époque. Leurs contributions respectives présentent comment monter les anneaux du baguenodier un à un dans la navette et, avec plus ou moins de clarté selon les auteurs, les règles générales qu’il faut suivre pour pouvoir agir sur tel ou tel anneau. La solution qui fait le plus couler d’encre – au sens où elle fut ensuite largement analysée et commentée – est celle donnée par Louis Gros dans sa petite Théorie du baguenodier, publiée anonymement en 1872 et dont les premiers commentaires sont écrits par Édouard Lucas dans un article pour La Revue Scientifique.

Édouard Lucas (1842-1891), La Revue Scientifique (1880) et Récréations mathématiques (1882) La vie et l’œuvre d’Édouard Lucas, mathématicien français longtemps considéré comme de second ordre, font l’objet de nombreuses publications depuis les premières recherches d’Anne-Marie Décaillot sur le personnage (publiées dans sa thèse en 1999). Pourtant, Lucas est une des figures représentatives du milieu des arithméticiens 24 français de la seconde moitié du xixe siècle 24. À cette époque, les arithméticiens constituent un groupe plutôt marginal par rapport au milieu académique français, et traitent de questions négligées par les autres mathématiciens. L’arithmétique pratique a notamment trait aux problèmes de combinatoire appliquée, au calcul des probabilités, aux jeux (dames, échecs, taquins, etc.), aux calendriers, aux carrés magiques, et à la diffusion de récréations mathématiques (Décaillot 1998, p. 196).

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(Décaillot 1998 : 191). C’est un auteur très prolifique qui publie notamment dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences et rédige de nombreuses notes lors des congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences (AFAS). La diffusion et la popularisation de la science comptent ainsi parmi les préoccupations majeures de Lucas, notamment par ses quatre volumes Récréations mathématiques, publiés entre 1882 et 1894, ainsi que L’Arithmétique amusante, imprimée en 1895 après son décès 25. Les ouvrages s’adressent à tous, les dernières lignes de la préface du premier volume des Récréations disant : Si ces pages plaisent à quelques savants, si elles intéressent quelques gens du monde, si elles inspirent à quelques jeunes intelligences le goût du raisonnement, et le désir des jouissances abstraites, je serai satisfait. (Lucas 1882 : viii)

D’un point de vue chronologique, la première publication, sous la forme d’un article, de Lucas au sujet du baguenodier date du 10 juillet 1880 dans La Revue scientifique, soit huit ans après la publication anonyme de la Théorie du Baguenodier de Louis Gros. Lucas, citant scrupuleusement ses sources d’inspiration et aimant retracer historiquement les récréations qu’il présente, reprend les descriptions biographiques de Cardan et Wallis, et précise dans quels ouvrages les deux hommes traitent du baguenodier. Il consacre ensuite un paragraphe intitulé « invention d’un clerc de notaire » (Lucas 1880 : 37) 26, dans lequel il qualifie Louis Gros « d’auteur ingénieux qui avait gardé l’anonyme » (Lucas 1882 : 37), mais précise un peu plus loin que « l’estime continuateur de Cardan et de Wallis est M. Aimé Gros, vice-président au tribunal civil de Lyon » (Lucas 1880 : 37). Lucas décrit le contenu du petit opuscule de seize pages en expliquant pourquoi Louis Gros écrit le mot baguenodier avec un o, et précise que ce dernier « expose une notation aussi simple qu’élégante 25. Les deux derniers volumes des Récréations mathématiques ont été publiés à titre posthume par les amis de Lucas, en hommage à ce dernier : le député et mathématicien Charles-Ange Laisant, le géomètre et ingénieur civil Émile Lemoine (1840-1912) et le mathématicien et historien Henri Delannoy – cité de nombreuses fois par Lucas comme contributeur aux solutions des récréations qu’il propose – tous membres de la Société mathématique de France. Les volumes 3 et 4, ainsi que L’Arithmétique amusante, étaient presque déjà entièrement prêts (sauf les récréations 3 et 7 du volume 3), et c’est la famille de Lucas qui a demandé à la Société mathématique de France de s’occuper de son héritage scientifique. Une commission fut alors réunie pour dépouiller et classer les manuscrits scientifiques laissés par Lucas (Autebert, Décaillot & Schwer 2003). 26. Selon les ouvrages, le paragraphe en question s’intitule également « imagination d’un clerc de notaire » (Lucas 1882 : 168) ou encore « ingéniosité d’un clerc de notaire » (Lucas 1895 : 173).

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des diverses configurations du baguenaudier, qui permet de fixer à chaque instant l’ordre du déplacement des anneaux » (Lucas 1880 : 37). Le ton et les termes employés par Lucas sont bienveillants et très respectueux envers l’auteur de la Théorie ; il qualifie la notation imaginée par Louis Gros de « si ingénieuse » qu’elle « simplifie considérablement la théorie du jeu » (Lucas 1880 : 24). Lucas ne cherche vraiment pas à s’approprier la découverte de la théorie sous son nom et attribue, justement, à Louis Gros le mérite qui lui revient. Après avoir décrit scrupuleusement la nature des différents éléments qui composent le baguenodier : « navette », « anneau », « planchette rectangulaire », « tige ou verge métallique » (Lucas 1880 : 37-38), Lucas explique la procédure pour déplacer un anneau (l’élever ou l’abaisser) en partant de la position initiale où le baguenodier est entièrement monté. Les principes à respecter sont les suivants, et s’appliquent aussi bien lorsque l’on souhaite monter ou démonter le baguenodier : 1.

2.

dans une position quelconque des anneaux du baguenaudier, on peut toujours baisser le premier anneau s’il est levé, ou le lever s’il est baissé ; pour qu’un anneau de rang quelconque puisse être déplacé, c’est-à-dire levé ou baissé, il faut et il suffit qu’il se trouve placé immédiatement à la gauche d’un anneau monté, et que celui-ci soit le seul anneau monté, à la droite du premier (Lucas 1880 : 38).

Ces principes correspondent aux préceptes fournis par Cardan dans son livre De Subtilitate, notamment les premier et troisième, et constituent la condition nécessaire et suffisante montrée au chapitre 1. D’ailleurs, l’ensemble de l’article de Lucas dans la Revue scientifique et le chapitre dans les Récréations mathématiques reprennent essentiellement ce qui est expliqué par Louis Gros dans sa Théorie publiée de 1872. Dans son article de la Revue scientifique, à la suite du baguenodier, Lucas consacre deux paragraphes à la numération binaire, intitulés « des systèmes de numération » et « avantages du système binaire » 27. Dans le premier, il donne quelques informations historiques concernant les différents systèmes de numération ; le système tétractique d’Erhard Weigel (1686), l’arithmétique binaire de Gottfried Wilhelm Leibniz (1703) et la numération duodécimale de 27. On les retrouve dans la sixième récréation du volume 1 des Récréations, dédiée à la numération binaire (Lucas 1882 : 145-160), juste avant celle consacrée au baguenodier.

156 Histoire du casse-tête

Simon Stevin (1585), que nous avons évoqués au chapitre 3. Dans le second, Lucas souligne l’intérêt des calculs menés dans le système binaire, notamment par la simplicité des opérations ordinaires de l’arithmétique (addition et multiplication) – même si celui-ci « est incommode à cause de la grande quantité de caractères nécessaires pour figurer un nombre peu considérable » (Lucas 1880 : 39). Il précise que ce système lui a permis de trouver des nombres premiers « beaucoup plus grands que ceux que l’on connaissait jusqu’à présent » et qu’il en a « déduit le plan d’une machine qui donnerait des très grands nombres premiers » (Lucas 1880 : 39). Le plan de ladite machine, appelée « machine arithmétique » (Décaillot-Laulagnet 1999 : 163), est présenté pour la première fois à Clermont-Ferrand en 1876 et est destiné à vérifier la primalité des nombres de Mersenne (les nombres de Mersenne sont de la forme 2n − 1). La construction du mécanisme repose, d’une part, sur l’utilisation du système binaire et, d’autre part, sur les lois mathématiques du tissage (Décaillot-Laulagnet 1999 : 87-100 ; Décaillot 2002). Cette invention s’inscrit dans la volonté qu’a Lucas de dynamiser les travaux mathématiques dans le domaine de l’arithmétique, notamment appliquée : […] pour ce qui concerne la théorie [des tables arithmétiques], je compte faire une conférence prochaine là-dessus, et plus particulièrement sur la publication des œuvres de Fermat, n’ayant d’ailleurs pour autre but que de chercher à imprimer une impulsion nouvelle dans notre pays, vers l’Arithmétique et ses applications. […] Donc continuons de travailler, d’observer, penser, concevoir, par la Science, pour la Patrie 28. (Lucas 1893 : 84-85)

Au vu de l’intérêt de Lucas pour l’arithmétique binaire et les machines à calculer, il n’est pas surprenant que la solution de Gros pour expliquer la marche du baguenodier lui ait plu et qu’il lui ait consacré un chapitre entier dans ses Récréations mathématiques. Selon certains auteurs, le baguenodier pourrait en effet être considéré comme un instrument de calcul particulier, une sorte d’abaque (Needham 1959 : 111) qui permettrait de compter en binaire « d’une façon déguisée 29 ». Lucas le précise d’ailleurs dans sa Théorie des nombres de 1891 (publiée à titre posthume) : 28. « Par la Science, pour la Patrie » est la devise de l’Association française pour l’avancement des sciences (AFAS) (Gispert 2002). 29. (Afriat 1982 : 7-8) : « It does indeed provide a way of counting, but it is a bizarre way and not one suited to arithmetic. […] It is a disguised way of binary counting […] », ma traduction. 157

Aux divers systèmes de numération se rapportent le baguenaudier, qui est une transformation du boulier du système binaire, ainsi que la Tour d’Hanoï, que nous avons publiée en 1882, et le jeu indien de Tchonka-Rouma, d’ailleurs, on peut imaginer des appareils du même genre pour tous les systèmes de numération. (Lucas 1891 : xxxii)

Une autre utilisation possible du mécanisme du baguenodier – nous l’avons évoquée brièvement à l’issue de l’analyse de Cardan – semble connectée à certains systèmes de fermeture de coffres, de bahuts, voire de sacs. Ce constat est trop fréquemment mentionné pour que nous ne présentions pas aux lecteurs les différentes curiosités que nous avons pu trouver à ce sujet.

Le baguenodier comme serrure de coffre ? Rappelons que Cardan termine la description de l’instrumentum ludicrum en envisageant de transférer le mécanisme aux serrures des coffres. On retrouve cette idée chez les lecteurs de Cardan, comme Wallis, puis chez Lucas, qui connaît leurs textes par l’intermédiaire de la Théorie publiée par Louis Gros. Lucas précise d’ailleurs dans une note de bas de page, en lien avec la citation de Cardan sur l’inutilité de l’instrument, la chose suivante : M. le docteur O.-J. BROCH, président de la commission du royaume de Norvège à l’Exposition universelle de 1878 m’a dit dans son pays que les habitants des campagnes se servent encore du baguenaudier pour fermer leurs bahuts et leurs sacs. (Lucas 1882 : 165)

Connaissant le caractère fantaisiste de Lucas et sa propension à inventer toutes sortes d’histoires, parfois farfelues (par exemple autour de l’origine du cassetête de la Tour d’Hanoï, voir (Hinz, Kalvžar, Milutinović & Petr 2013) ou (Boutin 2019)), les auteurs postérieurs qui se sont également intéressés au baguenodier se sont penchés sur la question. Rouse Ball, dans la première édition de son Mathematical Recreations and Essays de 1892 dit qu’il semblerait que les Chinese Rings soient utilisés en Norvège pour fermer les couvercles de boîtes, mais qu’il n’a jamais pu constater une telle utilisation dans les différentes parties du pays qu’il a pu visiter. Ce commentaire disparaît d’ailleurs à partir de la 3e édition de l’ouvrage (Singmaster 2004). Un peu plus tard, Ahrens (1901) consacre un paragraphe au baguenodier (il reprend le terme français

158 Histoire du casse-tête

« baguenaudier », en citant Lucas et Louis Gros) dans lequel il explique avoir discuté avec un professeur d’ethnographie norvégien et que l’utilisation du baguenodier en tant que serrure est infondée (Singmaster 2006). Il semblerait donc que l’emploi du mécanisme du casse-tête comme système de fermeture soit encore une élucubration de monsieur Lucas… malgré le fait que le docteur Ole Jacob Broch (1818-1889) ait bel et bien existé et fut effectivement président de la Commission du Royaume de Norvège pour l’Exposition universelle de Paris en 1878. Dans les années 1980, Afriat affirme à nouveau – sans en présenter la preuve – que l’instrument est connu en Scandinavie depuis le Moyen-Âge comme une sorte de cadenas à combinaisons et qu’à Venise il était appelé « Il Sigillum Salomonis, o Sigillo Salamone » (c’est-à-dire Seal of Solomon en anglais, ou Sceau de Salomon en français) et était utilisé dans le même but (Afriat 1982 : ii). Or le Sceau de Salomon n’a pas grand-chose à voir avec le baguenodier ; c’est également un casse-tête mécanique, souvent composé de bois et de ficelle, mais le but est de déplacer l’anneau situé dans une boucle dans la boucle d’àcôté (la figure 51 montre un Sceau de Salomon composé de 4 boucles avec chacune un anneau).

Figure 51 : Sceau de Salomon avec 4 boucles contenant chacune un anneau. L’objectif est de faire passer tous les anneaux sur une même boucle. © L. R.

159

Nous ne pouvons affirmer ou infirmer l’utilisation du mécanisme du baguenodier dans la fermeture de bahuts et de coffres, si ce n’est dans le brevet français déposé par Michel Reusse en 1977 (figure 52) et destiné à être utilisé dans la réalisation de tirelires ou de coffrets cadeaux, mais qui ne témoigne en rien d’une éventuelle pratique aux époques de Cardan, Wallis ou Lucas.

Figure 52 : La clé pour ouvrir le coffre constitue l’embout de la navette d’un baguenodier de 3 anneaux qu’il faut alors désenchevêtrer pour libérer la clé (en 5 mouvements). Le système de blocage n° 5 de la première tige permet d’emprisonner à nouveau la clé sans avoir à refaire le jeu à l’envers. (Reusse 1977)

En revanche, pour le Sceau de Salomon, il est plus difficile de se prononcer ; en effet, on trouve dans le De Viribus Quantitatis de Pacioli un ensemble de problèmes dans la partie géométrique qui posent la question de désolidariser un anneau attaché à une corde ou de faire passer un anneau retenu dans une boucle dans une autre boucle (la description correspond bien au Sceau de Salomon, il s’agit du problème CI (Singmaster 2006)). Ce sont en fait les descriptions de casse-têtes dont nous avons parlé précédemment, qui reposent sur des propriétés topologiques (avec des boucles et ce qu’on appelle plus communément des « nœuds magiques »). Au sein de cet ensemble de problèmes de nature topologique (soit environ une quinzaine de problèmes sur l’ensemble des 139 problèmes de nature géométrique), on trouve également un énoncé qui propose de défaire un bouton de sac qui est initialement attaché à une ceinture de cuir formant une boucle sur elle-même. Le manque d’illustration ne rend pas la lecture aisée de prime abord, mais il semblerait que ce problème soit identique à celui proposé plus d’un siècle plus tard par Leurechon dans sa Recreation mathematique de 1627 (édition augmentée de 1624 chez Rigaud et Obert, Lyon). Le problème LX, intitulé « D’une jolie façon de

160 Histoire du casse-tête

bourse, difficile à ouvrir » (Leurechon 1627 : 75), consiste à concevoir le système de fermeture d’une « escarcelle » 30 au moyen de deux courroies de cuir qui ne peuvent être séparées l’une de l’autre, mais qui coulissent. Les courroies sont dotées à leurs extrémités d’anneaux qui permettent le coulissement. Le problème est illustré par la figure 53.

Figure 53 : Illustration du problème LX dans la Recreation mathematique de 1627, intitulé « D’une jolie façon de bourse, difficile à ouvrir ». (Leurechon 1627 : 74)

Toute la finesse pour ouvrir et fermer cette bourse, consiste à insérer l’autre courroie BC dans cette fente [la fente I], ou à l’en mettre hors, quand elle y est insérée. Pour cet effet, il faut couler l’anneau B jusqu’à I puis faire passer le bout de la bande AI par cet anneau, et finalement faire aussi passer l’anneau D avec sa courroie, par la fente qui est au bout d’AI, par ce moyen, la bourse demeurera fermée, et remettant les courroies en leur premier état, il sera difficile de découvrir l’artifice. (Leurechon 1627 : 75)

Cet artifice ingénieux de fermeture de bourse se trouve également dans la réédition posthume des Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam. Cette réédition de 1723 a un statut un peu particulier : elle est revue et considérablement augmentée pour occuper à présent quatre volumes (la première

30. C’est une grande bourse qu’on portait autrefois pendue à la ceinture.

161

édition de 1694 ne contenait que deux volumes). Les trois premiers sont publiés sous le nom de « feu M. Ozanam, de l’Académie Royale des Sciences, & Professeur en Mathématique ». En revanche, le quatrième volume, entièrement nouveau, ne fait mention d’aucun auteur. Rioult et Taillefer (2018) expliquent que c’est Martin Grandin, professeur de philosophie au collège de Navarre, qui a mis à jour l’œuvre d’Ozanam en s’appuyant sur les découvertes scientifiques récentes, en retravaillant les formulations obscures, en retranchant les problèmes les moins intéressants et en ajoutant quelques chapitres, dont sans doute celui sur les tours de gibecière, qu’on lui attribue par défaut (Rioult & Taillefer 2018 : 444-445). Le 4e volume contient, après des développements sur les phosphores naturels, les phosphores artificiels et les lampes perpétuelles, un chapitre sur les « tours de gibecière ». Un soin tout particulier a été apporté à ce dernier chapitre, car c’est le seul à être abondamment illustré dans ce volume, avec non moins de quatorze planches, hors texte, gravées spécialement (Rioult & Taillefer 2018 : 444). On y trouve les illustrations des tours de gibecière qui consistent non seulement en des tours de passe-passe avec des gobelets, des cartes, mais aussi à réaliser des bourses (escarcelles ou gibecières) dont la fermeture est ingénieuse, voire invisible pour certaines. Pour chaque tour, est d’abord présenté le matériel nécessaire, puis sont données les explications précises pour le réaliser. La qualité des descriptions et la variété du répertoire décrit par Grandin tient sans doute en partie au fait que l’auteur a cherché avec détermination à comprendre et à reproduire les tours par lui-même, loin de se contenter de reproduire les médiocres descriptions des livrets de colportage de l’époque (Rioult & Taillefer 2018 : 448). Le problème XLII au sujet d’une « bourse […] qui est difficile à fermer et à ouvrir » (Ozanam 1723 : 440) vient se glisser au milieu d’autres problèmes tels que « Voici la manière de nouer une corde à deux nœuds, et de faire voir en tirant les deux bouts de la corde qu’il n’y a rien de noué » (Ozanam 1723 : 422) (figure 54), « Le Sigillum Salomonis ou Sceau de Salomon » avec 4 boucles (comme sur la figure 57), ou encore « Deux personnes s’étant attaché chacune une corde aux deux poignets, et l’ayant passée l’une dans l’autre […]. L’on peut gager de les ôter l’une dans l’autre. » (Ozanam 1723 : 438) (figure 55).

162 Histoire du casse-tête

Figure 54 : Illustration du problème XIV. (Ozanam 1723 : planche 9)

Figure 55 : Illustration du problème XXXVIII. (Ozanam 1723 : planche 15)

La solution à ce dernier problème consiste à faire passer la partie B de la corde du personnage de droite (figure 55) dans la boucle C du poignet du personnage de gauche. Tous ces tours avec des nœuds coulissants où « l’astuce » réside dans le fait de passer des boucles les unes dans les autres pour libérer des anneaux (ou des poignets !) sont associés à des systèmes ingénieux pour la fermeture de bourses. Nous pensons que ces mécanismes topologiques, notamment le Sceau de Salomon, ont été mis en pratique de manière effective à cette époque, voire antérieurement 31. La reconstitution de la bourse en question (en tissu) d’Em31. D’après Mathieu Linlaud (communication personnelle), spécialiste des serrures au Moyen-Âge, les mécanismes de fermeture à nœud sont très anciens. Malheureusement on ne les connaît pas par l’archéologie, car ils sont en matériaux organiques (bois, corde, etc.).

163

manuelle Soual-Hoebeke montre que le principe est tout à fait applicable, et relativement facile à manipuler (figure 56).

Figure 56 : Reconstitution d’une bourse avec le système de fermeture décrit dans les Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam. Réalisation : Emmanuelle Soual-Hoebeke. © L. R.

Du côté des sources orientales, Singmaster (2006) réfère à un drame musical chinois joué au xive siècle, intitulé The Stratagem of Interlocking Rings, cité dans un livre de 1977 de Marguerite Fawdry. Cette dernière reprend apparemment la légende du héros Hung Ming évoquée par Culin et que nous avons mentionnée plus haut. Singmaster mentionne également le personnage de Gennai Hiraga (1729-1780) qui aurait déverrouillé un sac fermé par des Chinese Rings. Le sac en question aurait appartenu au Capitaine Jan Crans, un postier danois, vers 1769. Cette anecdote serait décrite dans l’ouvrage d’études hollandaises intitulé Rangaku Kotohajime de Genpaku Sugita, érudit japonais, en 1815, et nous ramène une fois de plus aux serrures scandinaves (drôle de coïncidence…). Chong En (1981), cité par Afriat (1982 : 7), remonte un peu plus loin et affirme que le casse-tête du baguenodier, notamment à 9 anneaux, est assez populaire durant la dynastie Sung (960-1279 apr. J.-C.), et qu’à cette époque, les personnes essayaient de l’utiliser comme serrure : une partie du casse-tête serait fixée sur le montant de la porte (les anneaux enchevêtrés) et l’autre partie constituerait la poignée, fixée sur la porte (la navette). Ainsi, pour ouvrir ou fermer la porte, il « suffirait » de démonter ou monter le baguenodier. Chong En conçoit que ce système de fermeture est très chronophage, aussi le mécanisme avec des anneaux aurait été rapidement

164 Histoire du casse-tête

remplacé par des serrures classiques et serait devenu un casse-tête (Chong En 1981) cité dans (Afriat 1982 : 4-5). À défaut donc de pouvoir affirmer que le mécanisme du baguenodier ferme efficacement un sac, une bourse, ou une porte, nous présentons dans la section suivante quelques éléments permettant de fournir des informations quant à la popularité du casse-tête en Europe et en Chine.

Popularité du casse-tête (du début du XVIe siècle à nos jours) Quantifier et qualifier la pratique et la popularité d’un casse-tête, ou d’un jeu de manière générale, n’est pas chose aisée ; savoir qui possédait un exemplaire du baguenodier, qui le pratiquait réellement et dans quel cadre, où il se vendait, à quel prix, le nombre d’anneaux qui le composait, etc. sont des questions auxquelles nous allons essayer de fournir des éléments de réponses selon les époques et les pays, en nous appuyant sur les sources écrites qui le mentionnent, mais aussi en prenant en compte l’important corpus de brevets de baguenodier déposés à partir des années 1910 à travers le monde.

Les traces écrites et les illustrations Nous l’avons mentionné précédemment, la plus ancienne trace écrite européenne du casse-tête avec sept anneaux, sans illustration, se trouve dans le manuscrit De Viribus Quantitatis de Luca Pacioli en 1508. Aucune indication ne précise si l’instrument est commercialisé – le fait que Pacioli explique comment monter le baguenodier, et non le démonter, laisse à penser que ce n’est pas le cas – ni s’il est largement répandu ou non. L’absence d’illustration pourrait étayer l’idée que l’objet était suffisamment connu pour seulement le décrire textuellement. Cardan, qui a très probablement consulté l’ouvrage de Pacioli, donne également une description assez détaillée du casse-tête à sept anneaux, et ne souligne pas non plus le fait qu’il s’agisse d’une nouveauté, d’une découverte ou d’une création de sa part. Ce fait est corroboré par Wallis quand il décrit le casse-tête et la façon dont Cardan le présente (Wallis 1693 : 473). Il semblerait donc que l’objet soit commun au xvie siècle en Italie. Dans ces deux cas, l’élément qui compose l’instrument est majoritairement le fer (Pacioli évoque éventuellement le bois pour la planchette rectangulaire qui solidarise les tiges métalliques). Le nombre de sept anneaux pour le baguenodier semble être le cas classique de composition de l’instrument entre le xvie et le xviiie siècle dans les pays

165

méditerranéens. Seuls Wallis et Lichtenberg envisagent un baguenodier composé de 9 anneaux. Nous montrons également dans la section suivante qu’au début du xxe siècle, selon les brevets, le nombre d’anneaux composant le baguenodier varie, et ce même au sein d’un pays. En effet, les représentations trouvées dans les ouvrages de récréations mathématiques d’Ozanam, du géomètre italien Giuseppe Antonio Alberti (1712-1768) et de l’écrivain et compositeur espagnol Pablo Minguet é Irol (vers 1733-1778) montrent toutes un baguenodier avec sept anneaux (Minguet 1733) (Alberti 1747). Dans le livre d’Ozanam réédité de façon posthume avec des compléments, l’illustration située en fin d’ouvrage avec l’ensemble des planches ne fait l’objet d’aucun commentaire dans le corps du texte (figure 57).

Figure 57 : Illustration d’un baguenodier à 7 anneaux (et du Sceau de Salomon au-dessus), sans aucune mention de l’instrument ni de son utilisation dans le corps du texte. (Ozanam 1723 : planche 16)

166 Histoire du casse-tête

Dans le Dictionnaire des jeux mathématiques de l’Encyclopédie méthodique de 1799 – qui est la seule référence, selon Louis Gros, qui mentionne le cassetête, outre Ozanam qui ne fait que l’illustrer 32 – une colonne classée dans les « jeux d’adresse » est consacrée au « jeu du baguenaudier » ; il est expliqué comment démonter un baguenodier composé de 7 anneaux en touchant simultanément les deux premiers (la marche accélérée) puis comment le remonter. Aucune remarque générale n’est faite sur la théorie de l’instrument et la colonne s’achève sur la mention d’un point de vente pour acheter le cassetête : « ce jeu se trouve rue des Arcis, au Singe Vert » (Lacombe 1799 : 20). Aujourd’hui, cette rue n’existe plus, car elle est fusionnée en 1851 avec la rue Saint-Martin (ex 6e et 7e arrondissements de Paris). Là encore, la concision dans la présentation du baguenodier et l’absence d’illustration laissent à penser que le jeu est connu du lecteur. Par ailleurs, la référence au magasin Le Singe Vert et le fait que la colonne commence à expliquer comment démonter le casse-tête avant de le remonter corroborent l’hypothèse que nous avions émise précédemment sur la relation entre la commercialisation de l’instrument et le sens dans lequel on doit le pratiquer. Dans l’article de 1850 du périodique Le Magasin pittoresque, l’auteur reprend amplement le texte et les explications de Wallis concernant le baguenodier, mais en l’adaptant à 7 anneaux – alors que celui de Wallis en possède 9. Il semble donc que le modèle français le plus courant en possède 7, ce que confirme Louis Gros : […] j’en ai racheté un autre qui est de onze anneaux, il est rare d’en trouver d’aussi grand ; ordinairement ils ne sont que de sept anneaux ; j’en ai même vu de cinq ; ceux-là ne vont que jusqu’à 31, ce n’est pas la peine de dire que l’on a un baguenodier. (Gros 1872a : 140-141)

Apparemment, le casse-tête se trouve facilement à cette époque : « Je crois inutile de faire une plus ample description d’une chose que l’on trouve dans le commerce. » (Gros 1872a : 11) Tout au long de son Traité, Louis Gros mentionne les différents baguenodiers qu’il a eus en sa possession, de celui qu’il a fabriqué à l’âge de 14 ans avec son frère Francisque avec des anneaux 32. L’Encyclopédie méthodique de 1799 et les Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam de 1723 sont les deux références que Louis Gros consulte au moment où il envoie sa première lettre au magazine Le Magasin pittoresque à la fin des années 1830, « pour savoir si des auteurs s’étaient déjà occupés du baguenodier » (Gros 1872a : 140).

167

de rideau en cuivre fondu et brut, une planchette de bois et du fil de fer (Gros 1872a : 135), à celui qu’il avait acheté chez Commoy, rue St Dominique à Lyon, avant de le donner à une loterie à Paris et d’en racheter un à 11 anneaux (Gros 1872a : 135), en passant par celui qu’un camarade lui prête pendant la récréation, « un joli baguenodier acheté chez un marchand » (Gros 1872a : 137). Lucas confirme le fait qu’« on le trouve facilement dans le commerce » (Lucas 1880 : 36), et recommande l’emploi d’un baguenodier à 7, 8 ou 9 anneaux, car au-delà, le nombre de changements pour monter ou démonter le baguenodier devient trop important. Du côté anglais, Rouse Ball (1905) affirme que le casse-tête est « en vente dans la plupart des magasins de jouets anglais 33 » sous le nom de Chinese Rings, et présente une illustration d’un baguenodier avec 10 anneaux (Rouse Ball 1905 : 93). Selon Gardner, au début des années 1970 aux États-Unis, il est possible de se procurer un « magnifique 34 » baguenodier de 6 anneaux, en aluminium, manufacturé par l’entreprise Watson Products. Dans les instructions fournies avec le casse-tête, on pouvait trouver la question suivante : Supposons que la position d’un casse-tête à n anneaux soit telle que le dernier anneau (celui le plus proche de la poignée) soit élevé et tous les autres abaissés. […] quelle est la formule qui donne le nombre minimum de coups requis ? 35

Le gérant de l’entreprise, Jesse R. Watson, qualifiait en effet cette position comme celle de « l’effort maximum 36 » dans la mesure où elle requiert le plus de changements que n’importe quelle autre pour enlever tous les anneaux. Dans les années 1980, en revanche, l’instrument semble plus difficile à trouver :

33. (Rouse Ball 1905 : 93) : « which is on sale in most English toy-shops », ma traduction. 34. (Gardner 1986 : 17) : « handsome », ma traduction. 35. (Gardner 1986 : 17) : « Suppose the initial position for a n-ring puzzle has the last ring (the one nearest the handle) on and all other rings off. […] what simple formula requires the required minimum number of moves? », ma traduction. 36. (Gardner 1986 : 17) :« maximum effort », ma traduction.

168 Histoire du casse-tête

[…] il était vendu dans les magasins de jouets anglais. Il était petit, bon marché et facile à trouver. Maintenant il faut chercher pour le trouver. 37

Dans son ouvrage Puzzles Old and New de 1893, l’avocat et écrivain de tours de magie Angelo John Lewis (1839-1919) – connu sous le pseudonyme Professor Louis Hoffmann – présente le baguenodier sous le nom « Cardan’s Rings » (« Les anneaux de Cardan ») et précise que ce casse-tête est l’un des plus anciens casse-têtes connus, dont la première analyse remonte à Cardan (nous savons maintenant que c’est Pacioli qui fournit en fait la plus ancienne référence européenne au sujet du baguenodier), ce qui explique qu’il ait été « pendant de nombreuses générations associé à son nom » 38. Cependant, les personnes le connaissent à présent sous le nom de Puzzling Rings et « […] il est dit qu’on peut le trouver de temps à autre à une plus large échelle dans les provinces rurales anglaises, en fer forgé […] 39 ». En 1901, le puzzlist 40 britannique Henry Dudeney (1857-1930) présente le casse-tête avec 7 anneaux sous le nom de « The Tiring Irons » (Dudeney 1901). Il explique qu’en France ce dernier est appelé « Baguenaudier » et précise qu’« aucun foyer ne devrait se passer de ce casse-tête fascinant, historique et instructif » 41. Dans son ouvrage de 1917 intitulé Amusements in Mathematics, on retrouve le casse-tête dans la rubrique « Unclassified problems » (Dudeney 1917). Dudeney reprend les informations données par Rouse Ball (qu’il cite, ainsi que Louis Gros, dans la solution du problème) selon lesquelles l’instrument se pratique dans les villages anglais et qu’il se trouve parfois « […] déposé en des endroits étranges, comme dans un beffroi d’église […] 42 ».

37. (Afriat 1982 : 19) : « […] used to be sold in English toyshops. It was small, cheap and easy to find. Now you have to look for it. », ma traduction. 38. (Hoffmann 1893 : 334) : « […] it was for many generations associated to his name. », ma traduction. 39. (Hoffmann 1893 : 334) : « […] it is said to be now and then found on an enlarged scale in English rural districts, forged in iron […]. », ma traduction. 40. Un puzzlist est un terme anglais qui, à notre connaissance, ne connaît pas d’équivalent français. On pourrait le traduire littéralement par inventeur d’énigmes ou de cassetêtes, ceux-ci étant de nature numérique et logique. 41. (Dudeney 1901 : 13) : « Certainly no home should be without this fascinating, historic, and instructive puzzle. », ma traduction. 42. (Dudeney 1917 : 142) : « […] (sometimes deposited in strange places, such as a church belfry) […] », ma traduction.

169

Toutes ces explications concernant le baguenodier et sa pratique dans les campagnes anglaises les plus reculées sont difficiles à vérifier, mais la présence du casse-tête et de sa solution dans les ouvrages majeurs recensant énigmes et casse-têtes à cette époque laisse à penser qu’il était assez couramment répandu et commercialisé en Europe. Pour ce qui est de la Chine, il est attesté que les jeunes filles jouaient au baguenodier à 9 anneaux dans les années 1930 dans la ville de Suzhou à l’ouest de Shanghai (Chong En & Zhang 1999 : 12). Ruan Liuqi, dans la préface de l’ouvrage Ingenious Rings (1999) dédié aux casse-têtes avec des anneaux à dénouer, témoigne de l’activité de son père et de toute sa famille dans la fabrication et dans la création de ces instruments qui prenaient des formes diverses et variées (figure 58). Ruan Liuqi explique que l’histoire a commencé à Suzhou avec son père, puis à Shanghai en 1951 quand il décide de s’y installer pour y vendre ses propres productions et enfin à Wuxi en 1955 où sa clientèle se compose d’étudiants, mais également d’enseignants. Les créations de M. Liuqi sont reproduites dans les années 1990 par Peter Rasmussen et son épouse Wei Zhang (coéditrice de Ingenious Rings) et connaissent depuis un regain d’intérêt dans le monde entier en tant qu’objets d’art issus de la tradition chinoise (Chong En & Zhang 1999 : 16).

Figure 58 : Casse-têtes mécaniques avec des anneaux à dénouer : papillon, libellule, poisson, lapin et pomme. © Peter Rasmussen

Aux États-Unis, Afriat mentionne un modèle qui, au lieu d’avoir des tiges reliant les anneaux à la planchette en bois, présente des anneaux fixes, montés et pliés sur une base circulaire en plastique et au travers desquels passe une corde. Cette corde est nouée aux extrémités du support et le but est de l’enlever des anneaux. C’est une variation du modèle traditionnel du baguenodier, tel qu’on a pu le voir au chapitre 5, figure 46.

170 Histoire du casse-tête

Nous pouvons constater, grâce aux différents ouvrages faisant mention du baguenodier sous ses diverses formes à travers les siècles et les pays, que le casse-tête qui fascine tant Louis Gros n’est pas un objet totalement inconnu des magasins de jouets et des auteurs de récréations. Une autre manière d’attester de la popularité du baguenodier consiste à regarder l’ensemble des brevets déposés internationalement à partir du début du xxe siècle au sujet du casse-tête (même si plus généralement, les premiers brevets de casse-têtes à assembler ainsi que les casse-têtes à dénouer datent des années 1890) et de ses variantes que l’on retrouve parfois dans des situations inédites…

Les demandes de brevet déposées pour des baguenodiers ou des cassetêtes inspirés du baguenodier Le baguenodier est un représentant de la grande famille des ring puzzles et est considéré comme « le plus connu, le plus austère et le plus fondamental de la famille 43 ». Il est alors peu surprenant que de nombreux brevets soient déposés à son sujet dès le début du xxe siècle. Entre 1912 et 1965, nous avons recensé 11 demandes de brevet déposées pour le casse-tête, dont 5 françaises, 5 américaines et une suisse. Il semblerait également qu’une demande de brevet britannique et une autre italienne aient été déposées respectivement en 1907 et 1962, mais nous n’avons pas été en mesure de les consulter. Parmi les 5 demandes de brevets américaines, 3 consistent en un détournement du baguenodier initial, nous les présentons plus en détail par la suite. Le tableau ci-dessous restitue les informations des différents brevets au sujet du baguenodier « pur » selon leur nationalité, leur date, et le nombre d’anneaux qui les compose. Dans la colonne « remarques », nous relevons les principaux commentaires des déposants de demande de brevet au sujet du casse-tête qui pourraient fournir quelques informations sur le jeu au moment de son dépôt.

43. (Afriat 1882 : 103) : « […] the most widely known, the most austere and fundamental of the family », ma traduction.

171

Numéro de brevet

Pays

Date de Nombres publication d’anneaux

437 330

France

1912

9

La demande de brevet est classée dans la catégorie « XX. Articles de Paris et industries diverses. 1. Jeux, jouets, théâtres et courses » en tant que « jeu de patience ». La demande de brevet a été déposée par procuration par un couple suisse pour l’entreprise Gobillon et Cie.

1 133 061

ÉtatsUnis

1915

10

Le déposant précise que la solution du casse-tête est intéressante et amusante, mais également difficile. L’objectif ici n’est pas de monter ou démonter entièrement le baguenodier, mais d’amener la navette à n’être passée que dans une certaine tige (verge), par exemple dans la sixième (les explications et les illustrations de ce brevet sont peu claires).

118 993

Suisse

1927

10

Cette demande de brevet rédigée en allemand classe le casse-tête dans la catégorie « Klasse 54d » comme un « jeu de patience 44 ». L’illustration montre une poignée plutôt travaillée pour tenir le baguenodier, ce qui n’est pas le cas pour tous les brevets.

722 734

France

1932

variable, jusqu’à 8

Le but du jeu est clairement explicité pour cette demande de brevet : démontage et libération complète de la navette si celle-ci a déjà été engagée et inversement lorsqu’elle a été enlevée. Les différentes illustrations montrent un nombre d’anneaux variable, mais l’explication du déposant est donnée pour un baguenodier à 6 anneaux. Pour la première fois parmi les demandes de brevets consultées, le déposant explique comment monter l’anneau An de façon générale, selon les trois règles suivantes : – dégager successivement les anneaux An – 2… A1 ; – engager l’anneau An sur la tringle ; – engager successivement les anneaux A1… An – 2 sur la tringle. Les autres demandes de brevets ne font que donner l’enchaînement des changements à effectuer pour démonter un baguenodier avec un nombre d’anneaux précis. Albert Brochetelle est le déposant du brevet par procuration de l’entreprise Armengaud Jeune.

44. « Geduldspiel », ma traduction.

172 Histoire du casse-tête

Remarques

Numéro de brevet

Pays

749 311

France

Date de Nombres publication d’anneaux 1933

7

7

Remarques Cette demande de brevet est également classée dans le Groupe 20 – Classe 1 des brevets d’invention sous l’intitulé « Jouet scientifique et procédé de fermeture ». Le déposant précise que « La présente invention dénommée “les anneaux magiques” a pour objet un appareil constituant à la fois une récréation mathématique et un procédé de fermeture […] » (Flavignaud 1933 : 1). Il insiste sur le fait que cette invention n’est pas un jouet pour bébé, mais une récréation scientifique, un véritable problème scientifique à résoudre, dont la série de manipulations à effectuer (64) semble a priori irréalisable. La précision sur le nombre de changements – dans le cas de la marche accélérée – et le nombre d’anneaux considéré (7) montrent que le déposant a très probablement eu connaissance des Récréations mathématiques d’Édouard Lucas. Il présente l’ensemble des manipulations nécessaires pour démonter puis remonter le baguenodier puis explique très succinctement que « la présente invention s’applique à tout procédé de fermeture appliquant le principe de la double broche et d’un certain nombre d’anneaux, dont la position pourra varier, tout en conservant la même combinaison » (Flavignaud 1933 : 3).

754 143

France 1933

Dans le résumé de la demande de brevet, la déposante précise que « ce jeu de patience constitue un jeu du plus haut intérêt. Il suscite la réflexion et force au raisonnement. Il est basé sur la logique simple » (Adolf 1933 : 3). Pour la première fois parmi les demandes de brevets antérieures, le premier anneau est de taille inférieure aux autres, et constitue « […] la clé, la porte d’entrée du jeu » (Adolf 1933 : 3).

1 172 588

France

1957

10

Cette demande de brevet d’une extrême concision précise uniquement que le cassetête peut être fabriqué en cuivre chromé (mais également en d’autres métaux) ainsi qu’en cristal ou qu’en plastique.

2 998 253

ÉtatsUnis

1961

9

Le déposant précise que ce jeu procure beaucoup d’amusement tout en exerçant l’ingéniosité, et peut être facilement construit de façon économique.

173

Ce tableau montre que le nombre d’anneaux varie selon les pays, mais aussi au sein d’un même pays. Il ressort des descriptions que le baguenodier est un jeu de patience mobilisant de la réflexion et de l’ingéniosité pour dégager les anneaux de la navette. Pour la majorité des brevets, les déposants donnent la liste des différents mouvements qu’il faut effectuer pour résoudre le cassetête. Seul un brevet français de 1932 explique les règles générales à appliquer quel que soit le nombre d’anneaux composant l’instrument. Par ailleurs, des demandes de brevets de baguenodiers « détournés », dont le mécanisme de résolution est similaire à celui du baguenodier classique, ont également été déposées aux États-Unis ; nous en avons recensé trois entre 1926 et 1965. La première a été déposée par Adam Sendek Junior en Pennsylvanie (US 1589305A) sous l’intitulé « puzzle » et se présente sous la forme d’un double baguenodier avec deux rangées de 7 anneaux (figure 59).

Figure 59 : Baguenodier à double rangées, chacune présentant 7 anneaux. (Sendek 1926)

La seconde date de 1927 (US 1625452A) et brevette un tour de magie avec une personne vivante qui doit se libérer des anneaux dans lesquels elle est emprisonnée : quatre anneaux lui encerclent les bras et quatre anneaux lui encerclent les jambes, comme le montre la figure 60.

174 Histoire du casse-tête

Figure 60 : Illustration de brevet pour un tour de magie échappatoire. (Brunner 1927)

Le corps de la personne joue le rôle de la navette et les anneaux situés respectivement autour de ses jambes et de ses bras sont solidaires de la même façon que le sont ceux d’un baguenodier classique. Le déposant de la demande de brevet précise que la personne peut se libérer toute seule du mécanisme, car elle dispose de suffisamment de liberté pour dégager ses bras dans un premier temps, s’asseoir, puis libérer ses jambes. Cela revient en fait à démonter deux baguenodiers de 4 anneaux chacun, nécessitant ainsi 10 changements (par la marche ordinaire) pour chaque baguenodier, soit 20 mouvements au total. Ce tour de magie est également publié la même année dans le magazine Science and Invention 45 et présente en illustration une femme emprisonnée sur une table avec les anneaux autour des bras et des jambes (figure 61). Il est précisé que le tour est basé sur le casse-tête du baguenodier (bien qu’aucun nom spécifique ne lui soit attribué), constituant ainsi un « tour très ingénieux 46 ».

45. Science and Invention est un magazine de technologie populaire édité dans les années 1920 et 1930 présentant également des récits de science-fiction. 46. (Science and Invention 1927 : 397) : « It is a very ingenious trick. », ma traduction.

175

Figure 61 : Tour de magie d’évasion présenté en 1927 dans le magazine Science and Invention. Le mécanisme pour se libérer est basé sur celui du baguenodier. (Science and Invention 1927 : 397)

176 Histoire du casse-tête

Le troisième brevet de baguenodier détourné date de 1965 et est déposé par Ingvald H. Ringstad à Miami (US 3198524A). Ce dernier précise que le jeu en question (un « ring puzzle ») demande un certain degré de dextérité et que la solution est « hautement intéressante et intrigante 47 ». L’instrument consiste en une navette avec plusieurs rangées d’anneaux qu’il faut désolidariser par le même principe que le baguenodier classique (figure 62). Il est simple de construction, et relativement peu coûteux à manufacturer 48.

Figure 62 : Illustration d’un baguenodier détourné avec trois rangées d’anneaux. (Ringstad 1965)

Dans les années 1970, seront également déposées des demandes de brevet pour apporter des améliorations aux baguenodiers déjà existants : par exemple, la navette constituée habituellement d’un ovale en métal complètement fermé sera par la suite formée de deux morceaux emboîtés qu’il est facilement possible de désolidariser pour libérer ou pour monter les anneaux 47. (Ringstad 1965 : 1) : « […] the solution of the puzzle is highly interesting and intriguing. », ma traduction. 48. Cet argument économique est souvent avancé par les déposants de demande de brevets à partir des années 1960, notamment aux États-Unis, pour montrer qu’il est possible de créer des instruments ingénieux à partir de matériaux simples.

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sans devoir résoudre le baguenodier en entier (et de fait remettant en cause la définition même d’un casse-tête !). Louis M. Winslow, un des déposants de ce type d’améliorations en 1972, regrette que ce genre de casse-têtes ne soit pas davantage apprécié, et ce malgré leur âge et la fascination que les personnes leur portent. Le but de son invention est alors d’aider les détenteurs de baguenodiers à revenir à la position initiale du casse-tête (quand tous les anneaux sont montés) afin « d’augmenter leur intérêt et leur plaisir 49 ». Ce commentaire aurait très certainement été loin de satisfaire Louis Gros, défenseur acharné de la pratique classique de son casse-tête favori…

49. (Winslow 1972 : 1) : « […] increase their interest and enjoyment », ma traduction.

178 Histoire du casse-tête

Chapitre 9

LUC AGATHANGE LOUIS GROS (18141886) OU LA PASSION SECRÈTE D’UN JUGE D’INSTRUCTION Je voudrais que l’on pût établir une statistique déterminant l’occupation favorite de chaque magistrat en dehors du service : certainement je serais le seul à qui l’on donnerait pour note le substantif : baguenodier […]. (Gros 1972a : 183-184)

Luc Agathange Louis Gros (1814-1886)

Figure 63 : Portrait de Louis Gros.

Quelques dates : – 9 août 1814 : naissance à Frans (Ain) ; – vers 1828 : fabrication d’un baguenodier avec son frère ; – 1835 à 1837 : clerc de notaire chez son cousin, se résout à écrire un traité sur le baguenodier ; – 20 avril 1837 entre 18 h 59 et 22 h 41 : début de la rédaction de son traité manuscrit ; – 1844 : avocat à Lyon ; – 1851 : juge de paix du canton de Pont d’Ain ; – 1855 : juge à Belley ; – 1859 : juge aux ordres à Saint-Étienne ; – 21 décembre 1870 : juge à Lyon ; – 10 septembre 1871 : rédige les dernières lignes de son traité manuscrit ; – 22 avril 1872 : reçoit les exemplaires publiés de la Théorie du Baguenodier ; – de 1872 à 1882 : ajout de nombreuses notes à son traité manuscrit.

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Un personnage haut en couleur En 1982, dans son ouvrage dédié au casse-tête du baguenodier, Afriat qualifie Louis Gros comme « […] ayant été une sorte de casse-tête lui-même 1 », dans la mesure où il n’y a aucune trace de son nom dans les listes usuelles des scientifiques de l’époque – et pour cause, il n’en était pas un – et qu’il publie anonymement ses écrits sur le sujet derrière le titre de la fonction qu’il, soi-disant, occupe : « Par un clerc de notaire lyonnais » (Gros 1972b : frontispice). Ce n’est en effet pas du tout la position qu’il occupe à cette époque, et il le dévoile dans son Traité : […] Il est impossible d’avouer, de laisser voir que l’auteur est juge d’instruction. […] Il vaut mieux prendre la qualité de clerc de notaire. (Gros 1872a : 199)

Louis Gros lui-même ironise à son sujet, quand il se remémore une lettre que lui avait envoyée son frère Léo, le 24 avril 1872, au sujet de la distribution de sa petite Théorie publiée : Après avoir lu cette lettre, je me suis demandé si je ne serais point un peu chinois moi-même. Il faut bien qu’il en soit ainsi pour que je marie deux choses d’origine chinoise : le baguenodier et l’arithmétique binaire. (Gros 1872a : 205)

Afriat pense même qu’on aurait pu douter de l’existence de Louis Gros si Martin Gardner (1914-2010), rédacteur de la colonne mensuelle « Jeux mathématiques » du Scientific American pendant vingt ans, n’avait pris la peine de consulter les Récréations mathématiques de Lucas pour y découvrir la véritable identité de l’auteur de la Théorie du Baguenodier – Lucas l’ayant lui-même appelé Aimé Gros dans sa première publication sur le baguenodier dans la Revue Scientifique en 1880. Lucas aurait d’ailleurs été une des rares personnes à avoir lu la Théorie de Louis Gros d’une part et, d’autre part, à s’être entretenu avec lui de sorte qu’il connaisse sa véritable identité. Malgré cela, les informations concernant Louis Gros restent minces et, jusqu’à présent, les travaux faisant mention de sa contribution se cantonnent, faute de sources, à le voir naître à Frans dans l’Ain, le 9 août 1814… Mais son Traité

1. (Afriat 1982 : 51) : « […] he has been a bit of a puzzle himself. », ma traduction.

180 Luc Agathange Louis Gros (1814-1886) ou la passion secrète d’un juge d’instruction

manuscrit de 1872 nous en apprend bien davantage, car il est l’occasion pour Louis Gros de présenter non seulement de façon détaillée la théorie du baguenodier (que nous avons disséquée dans les chapitres précédents), l’histoire de sa propre relation avec le casse-tête qui a occupé une place importante tout au long de sa vie (détaillée plus loin), mais il nous permet également de découvrir – et ce de façon tout à fait inédite – la vie de ce personnage haut en couleur, qui n’hésite pas à poser, assis très sérieusement à son secrétaire (figure 64), avec un baguenodier de 9 anneaux.

Figure 64 : Portrait de Louis Gros, posant très sérieusement à son secrétaire avec un baguenodier de 9 anneaux. « […] le vieux magistrat, chauve, barbu, moustachu et ventru se trouve heureux […] ». (Gros 1872a : 156) © Ville de Bourg-en-Bresse, Médiathèque Vailland – FA 115409

Dès les premières lignes de son Traité, dans la dédicace très sérieuse qu’il fait à son neveu Joseph à qui il souhaite offrir le manuscrit, « […] je ne transmets ma science qu’à ceux qui la reçoivent avec la devise : silence et mystère » (Gros 1872a : 5, souligné dans le texte original), Louis Gros fournit une explication à l’anonymat qu’il a mis un point d’honneur à garder concernant la publication de sa petite Théorie :

181

Hein ! Tu vois que je ne plaisante pas, mais aussi mon honneur dépend du sort de cet écrit : que dirait-on d’un juge d’instruction de Lyon qui passe son temps à approfondir la théorie du baguenodier ? » (Gros 1872a : 4-5)

Le poste qu’il occupe ne lui permet pas de s’adonner, surtout en public, à des loisirs récréatifs : « Ne jugeons pas les juges. C’est bien assez d’avoir un ridicule et de m’y complaire. » (Gros 1872a : 184) On retrouve ces propos dans le dernier chapitre du Traité, intitulé « Bavardages de 1872 » dans lequel Louis Gros fait le récit des événements qui l’ont conduit à publier une version condensée de son manuscrit, et où il justifie à nouveau l’emploi de l’anonymat : Mon projet fut bientôt mis à exécution ; mais il est impossible d’avouer, de laisser voir que l’auteur est juge d’instruction. Mes collègues me montreraient du doigt. Il vaut mieux prendre la qualité de clerc de notaire : j’avais cette qualité quand j’ai découvert ce qu’il y a de mieux dans mon œuvre ; le nombre de clercs de notaire est très grand à Lyon ; enfin on ne peut que louer un jeune homme de cultiver l’arithmétique binaire. (Gros 1872a : 199)

La passion de Louis Gros pour le baguenodier apparaît ainsi comme un passetemps inavouable pour un homme de sa condition ; ce qui serait acceptable et compréhensible pour un jeune clerc de notaire ne le serait pas pour un juge d’instruction chevronné. Par ailleurs, le baguenodier est un casse-tête qui se vend et s’achète dans des magasins de jouets pour enfants ; il porte en effet le nom « jeu du baguenaudier » et Louis Gros l’a pratiqué dès son plus jeune âge. Bien que la solution fasse émerger des propriétés binaires tout à fait inédites, malheureusement inconnues des personnes pratiquant le baguenodier à cette époque avant la publication de Louis Gros, il n’est pas raisonnable de divulguer cet engouement aux yeux de tous. Pourtant, nous l’avons vu précédemment, la fin du xixe siècle et le début du xxe voient naître un grand nombre de journaux ou de rubriques centrés sur des jeux et des problèmes mathématiques. Cependant, le contenu de ces rubriques reste purement intellectuel, le lecteur cherche la solution de la façon dont le ferait un chercheur en mathématiques : avec du papier, un crayon, et sa matière grise (et non en manipulant un jouet !).

182 Luc Agathange Louis Gros (1814-1886) ou la passion secrète d’un juge d’instruction

La passion inavouée de Louis Gros pour le baguenodier ne transparait que dans le style de rédaction du Traité, comparé à celui de la petite Théorie. Alors que celle-ci se veut très sérieuse et concise – certainement lié à la volonté de Louis Gros que son travail soit pris en considération, mais aussi à des coûts éditoriaux élevés dont Louis Gros se plaint (figure 65) – le Traité apparaît comme une sorte d’exutoire, une page blanche où il peut laisser libre cours à ses pensées dans un style enjoué et montrer son adoration et son enthousiasme pour le casse-tête dans la présentation du tableau et des résultats. Il précise d’ailleurs qu’à la suite de son Traité relié, il « ajoute un cahier de papier blanc en prévision de l’avenir » (Gros 1872a : 205).

Figure 65 : Facture détaillée pour l’impression de la Théorie du Baguenodier, publiée en 200 exemplaires à la date du 24 avril 1872 pour un total de 79 francs. Louis Gros se plaint de ces coûts de publication à la fin du Traité : « Je transcris la note de Vingtrinier pour constater que j’ai payé cher pour être mal servi. » (Gros 1872a : 203)

Le lecteur le constatera au fil des pages : le style d’écriture de Louis Gros est savoureux. Le manuscrit ne ressemble guère à un traité mathématique classique, rédigé sobrement et formellement, comme aurait pu l’être la Théorie. Le texte est extrêmement détaillé, enrichi de nombreuses notes personnelles qui permettent de se représenter facilement le personnage et ses traits de caractère. La dédicace et les bavardages sont croustillants. Par exemple, il fait des recommandations à son neveu : J’ai fait des efforts pour que ce manuscrit soit correct et propre ; tâche de ne pas le salir, et pour cela ne le lis jamais en mangeant. (Gros 1872a : 6)

183

Neveu à qui il fait un autre clin d’œil, plus loin dans son Traité, lorsqu’il utilise la schématisation du baguenodier, avec les points hauts et bas, pour encoder les lettres de l’alphabet et glisser un : « bonjour Joseph » (Gros 1872a : 100). Louis Gros apparaît ainsi comme un homme plein d’humour et d’autodérision : Mon pauvre Sioul Sorg 2, arrête-toi ! les explications que tu entasses feraient croire que tu parles d’une chose difficile à comprendre. Terminons ce chapitre ennuyeux par une note peu intéressante, un bavardage anticipé. (Gros 1872a : 116)

Car Gros aime bavarder : Le titre de ce chapitre [Bavardages historiques] me met à l’aise : si je parle sans suite et sans ordre, si je m’égare sur des détails étrangers à mon sujet, personne ne pourra me faire des reproches ; ma réponse sera bien simple, je dirais : je bavarde. (Gros 1872a : 133)

Dans les diverses touches d’humour qui ponctuent ses propos, Louis Gros se révèle également être une personne cultivée ; quand il cite Montaigne juste avant de présenter le contenu de son Traité : « C’est à nous à resver et baguenauder, et à la jeunesse à se tenir sur la réputation et sur le bon bout. Montaigne, Essais, LIII, Ch V » (Gros 1872a : 7) ce qui l’incite à se consacrer pleinement au casse-tête : « Je vais donc me donner à cœur joie de baguenoder pendant ces vacances. […] Mon travail, que dis-je ? mon amusement […] » (Gros 1872a : 7) ; quand il cite Rabelais en latin après avoir cherché le baguenodier dans la liste des jeux de Pantagruel (Gros 1872a : 196) ; ou encore quand, dans les « Notes étymologiques », il explique d’où provient selon lui le mot baguenodier : « Pour moi, le mot baguenodier dérive donc du vieux français bague et du mot latin modus, nœud » (Gros 1872a : 128), montrant ainsi les différentes références qu’il a consultées pour étayer ses propos. Mais le baguenodier reste avant tout une passion et il souhaite pouvoir la transmettre à son neveu : « […] cela me met dans l’idée que tu pourrais bien devenir un adepte de ma science baguenodière […] » (Gros 1872a : 3), malgré le peu d’intérêt manifesté par son entourage à ce sujet : « […] au mois d’octobre elle [Cécile, la nièce de Louis Gros] avait reçu avec une grande indifférence

2. Louis Gros lu à l’envers.

184 Luc Agathange Louis Gros (1814-1886) ou la passion secrète d’un juge d’instruction

le résumé que j’avais fait spécialement pour elle » (Gros 1872a : 203). C’est donc aussi avec un grand sérieux qu’il en parle quand il s’agit de détailler ses résultats. Ceci se traduit par une rigueur extrême dans les faits qu’il présente ; tout est daté, minuté, extrêmement détaillé, et il choisit ses mots avec méticulosité : « Je n’écris point ce traité pour faire des phrases, je ne veux point chercher à varier les expressions. » (Gros 1872a : 9) Le vocabulaire employé est donc, nous l’avons vu, clairement défini au début du manuscrit, en deux pages, avant toute considération d’arithmétique théorique. La construction du Traité a été mûrement réfléchie : Voilà la partie difficile de mon affaire : aussi je n’ai voulu commencer ma rédaction qu’après avoir mis au net le tableau : sans ce tableau les explications sont insignifiantes […]. (Gros 1872a : 20)

Louis Gros montre également tout le travail d’investigation qu’il a mené pour trouver les premiers écrits sur le baguenodier à partir des textes de Wallis et de Cardan en latin, que nous avons également étudiés dans le chapitre précédent, mais également d’Ozanam ou de l’Encyclopédie Méthodique. Par ailleurs, le fait qu’il ne cesse, çà et là, d’ajouter des notes à son ouvrage – et ce des années après la fin théorique de la rédaction de son Traité en hiver 1872 – montre qu’il a des difficultés à l’achever, à clôturer le travail de toute une vie. Malgré un texte relativement bien abouti, Louis Gros ne peut s’empêcher de l’amender en l’augmentant de diverses notes datées du 23 juillet 1872 (sur le temps mis pour monter ou démonter le baguenodier en fonction du nombre de changements à effectuer (Gros 1972a : 209)) ; du 14 juillet 1880 (suite à la parution du premier volume des Récréations mathématiques de Lucas, note dans laquelle il donne son avis sur les explications fournies par ce dernier, qu’il juge d’ailleurs « plus embrouillées que les miennes » (Gros 1872a : 2)) ; ou encore du 7 février 1882 (note indiquant que Lucas lui a envoyé un exemplaire du journal Le Siècle, dans lequel il est rendu compte des Récréations mathématiques de Lucas et où le nom de Louis Gros est mentionné (Gros 1972a : 8)). L’article en question est visible en annexe (Annexe C). Ces petites notes éparses, mais néanmoins parfaitement situées dans le texte, témoignent de son intérêt toujours ardent pour le casse-tête, malgré l’insuccès de la publication de sa propre Théorie une dizaine d’années auparavant : La vente ne va pas : En sept semaines il a été vendu un exemplaire et c’est mon frère Léo qui l’a acheté. (Gros 1872a : 211)

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Dans le chapitre consacré aux « Bavardages de 1872 » (Gros 1872a : 183-211), Louis Gros confesse que malgré la publication de sa Théorie au printemps 1872, il n’a cessé de ruminer son baguenodier (Gros 1872a : 183). Pendant l’hiver, il décide donc de le traiter « du point de vue de l’algèbre » (Gros 1872a : 184). Rappelons que l’intérêt de Louis Gros pour l’arithmétique se manifeste dès son plus jeune âge : […] Je savourais les douceurs de la recherche du plus grand commun diviseur ; je m’abreuvais, comme d’un nectar, de la réduction des fractions au même dénominateur et à leur plus simple expression. (Gros 1872a : 135)

Cet intérêt, couplé au sérieux qu’il manifeste pour la théorie du casse-tête, le mène à fournir des explications d’une grande pédagogie ; chaque calcul est détaillé, le passage d’une ligne à l’autre n’est pas laissé au seul loisir du lecteur. Et même quand il dit avoir perdu la pratique du peu d’algèbre qu’il a su et qu’il ne voit pas comment s’y prendre pour obtenir ce qu’il désire (Gros 1872a : 193), il consulte son frère Léo, professeur de mathématiques spéciales à Paris, pour l’aider. Cette envie de comprendre les mathématiques cachées derrière le baguenodier, et surtout de les faire comprendre à son lecteur, se traduit par une méticulosité accrue dans les calculs et dans leur interprétation en rapport avec la manipulation des anneaux (nombre de fois où l’on touche les anneaux, temps mis pour monter ou démonter un baguenodier de n anneaux, etc.). On retrouve également cette méticulosité quand il explique qu’il a « […] fait régler exprès du papier par M. Denis de la rue de Lyon […] » et « […] fait mettre onze lignes verticales […] » (Gros 1872a : 22-23) à son tableau, de sorte que chaque colonne contienne 16 nombres et que les 11 lignes soient bien représentatives de son baguenodier à 11 anneaux. En somme, nous ne pouvons que recommander de plonger dans la lecture du Traité manuscrit, mais pour qui souhaiterait accéder rapidement aux informations biographiques de Louis Gros, nous proposons ici un récit condensé de sa vie, basé sur les notes inédites disséminées dans le manuscrit, nous permettant de préciser ses études, sa carrière, son milieu d’origine, etc. dont on ne sait que très peu de choses 3, mais également l’histoire de sa relation avec le baguenodier qui remonte à son adolescence.

3. Le lecteur trouvera à la fin de ce chapitre une biographie factuelle de Louis Gros retracée selon les indications fournies au fil du texte (avec le numéro des pages où se trouve

186 Luc Agathange Louis Gros (1814-1886) ou la passion secrète d’un juge d’instruction

Une biographie sommaire Luc Agathange Louis Gros est né le 9 août 1814 à Frans dans l’Ain d’un père employé des contributions indirectes. À partir de ses 4 ans, ses parents s’installent à Lyon, puis il sera élève au collège de Thoissey, près de Mâcon. Pendant l’année scolaire 1829-1830, Louis Gros est alors en 4e, il fabrique avec son frère Francisque Claude, l’aîné de la famille, un baguenodier avec des anneaux de rideau. Déjà, le baguenodier le fascine et il y voit une relation avec les cours d’arithmétique donnés par son professeur M. Trouet, basés sur le traité de Bourdon 4 : « […] je trouvais que la marche de baguenodier avec quelques analogies avec ces puissances [de 2] » (Gros 1872a : 135). Cette idée sommeille en lui jusqu’en 1833, où elle est ravivée au contact d’un baguenodier prêté par un de ses camarades pendant les récréations : C’est alors que je reconnus clairement qu’il y a une analogie parfaite entre la marche du baguenodier et celles des puissances de 2, si l’on part de l’état où le baguenodier est entièrement démonté. Sur ce, nouveau somme de mes idées à ce sujet. (Gros 1872a : 137)

Quelques années plus tard, en 1836, il devient docteur en droit et travaille comme clerc de notaire chez son cousin Maître Jean-François Viennot à Lyon. Louis Gros s’achète un baguenodier, parvient à retrouver la formule qu’il s’était faite dans sa jeunesse et se résout à écrire un traité sur le baguenodier. Ses premières notes personnelles remontent au 20 avril 1837, entre 18 h 59 et 22 h 41, lors d’une éclipse totale de Lune (Gros 1872a : 138), il a alors 23 ans. Louis Gros mène ensuite ses études à Grenoble en 1838, puis à Paris entre 1839 et 1841. En 1844, il s’établit comme avocat à Lyon où il décide de s’installer en 1847 avec sa femme, enceinte de leur premier fils, au no 9 rue trois Maries (aujourd’hui rue des Trois Maries, dans le 5e arrondissement de Lyon). C’est à cette période qu’il travaille à nouveau sur le baguenodier et soumet un article pour Le Magasin pittoresque en décembre 1847, article qui se voit refusé : l’information dans le manuscrit), ainsi qu’un arbre généalogique avec les membres de sa famille proche. 4. Pierre Louis Marie Bourdon (1779-1854) est un mathématicien français. Polytechnicien, inspecteur de l’Académie de Paris, membre du conseil royal de l’Université (Havelange, Huguet & Lebedeff-Choppin 1986), Bourdon publie en 1821 les Éléments d’arithmétique, ouvrage qui sera réédité vingt-quatre fois jusqu’en 1857. En 1828, Louis Gros, qui a alors 14 ans, a certainement travaillé sur la 6e édition.

187

« […] mon article a été jeté au panier comme sans valeur » (Gros 1872a : 154). Pourtant dit-il, « […] un chercheur du magasin pittoresque a mis la main sur l’algèbre de Wallis et y a trouvé matière à un article sur le baguenodier » (Gros 1872a : 154). Un article sur le baguenodier sera en effet publié en 1850, dans le dix-huitième numéro du magazine (reproduit en annexe, Annexe B). Cette parution laisse à Louis Gros un léger sentiment d’amertume et il laisse de côté ses réflexions baguenodières pour un temps, prenant ses fonctions de juge de paix à Pont d’Ain en 1851, fonctions qui l’occupent beaucoup. Cependant, malgré toutes ses occupations, Louis Gros trouve le temps au mois de décembre 1853 d’écrire un nouvel article pour Le Magasin pittoresque pour signaler une erreur dans l’article de 1850 : « Ma nouvelle élucubration est allée rejoindre la première au panier. » (Gros 1872a : 156) Après ce second refus, Louis Gros cesse de s’intéresser au baguenodier – ou du moins, il n’écrit plus rien à ce sujet. Il enchaîne successivement les fonctions de juge à Belley en 1855, de juge des ordres à Saint-Étienne en 1859 ; puis en 1864 à Lyon où il termine sa carrière comme juge d’instruction à partir de 1872. On trouve un grand nombre d’indications concernant la carrière de Louis Gros dans la lettre d’accompagnement (figure 66) qu’il rédige pour relier l’exemplaire des Récréations mathématiques d’Édouard Lucas à sa petite Théorie du Baguenodier, le tout qu’il destine ensuite à la bibliothèque de Bourg-en-Bresse le 12 avril 1882 (Gros 1872a : 8). C’est au cours de l’été 1871 qu’il décide de mettre en œuvre ce projet qui « était dans son esprit depuis vingt ans » (Gros 1872a : 158), à savoir coucher sur le papier toutes ses réflexions sur le baguenodier accumulées depuis sa prime jeunesse. Il consulte alors le texte de Wallis – mentionné dans l’article du magazine Le Magasin pittoresque – le 24 juillet 1871 puis celui de Cardan – lui-même mentionné par Wallis – le 25 juillet 1871, dont il consigne scrupuleusement les lectures dans son Traité en recopiant les passages qui l’intéressent en latin, et en les traduisant librement. Louis Gros passe tout son été 1871 à la rédaction de son manuscrit, et initialement, celle-ci s’achève provisoirement le 10 septembre 1871 : J’ai écrit pour la première fois ces dernières lignes le 10 septembre 1871, veille du jour où a été signé l’acte d’acquisition du pourpris de côté brune. Lorsque l’idée m’est venue de terminer ainsi le traité du baguenodier, j’étais assis sur le banc qui se place au bas de l’allée Louis, à l’ombre d’un cognassier et du paulonia qui a été planté, gros comme un manche à balai en novembre 1849. (Gros 1872a : 181)

188 Luc Agathange Louis Gros (1814-1886) ou la passion secrète d’un juge d’instruction

Mais la passion de Louis Gros pour le casse-tête et son envie insatiable de consigner la moindre information ou le moindre calcul au sujet du baguenodier l’amènent à poursuivre son écriture et à bavarder, comme il dit si bien, pour le plus grand plaisir du lecteur. En effet, les notes qu’il ajoute au fur et à mesure des années nous permettent de suivre le processus de publication de sa petite Théorie ainsi que ses réflexions ultérieures menées notamment sur certaines propriétés des nombres rencontrés dans le tableau arithmétique.

Figure 66 : Lettre d’accompagnement rédigée par Louis Gros lorsqu’il adresse un exemplaire des Récréations Mathématiques d’Édouard Lucas relié à sa Théorie du Baguenodier à la bibliothèque de Bourg-en-Bresse le 12 avril 1882. © Ville de Bourg-enBresse, Médiathèque Vailland – FA 115409

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Ainsi, le Traité du Baguenodier de Louis Gros peut être vu comme une sorte de mémorial de toute sa vie baguenodière, constitué d’anecdotes que le lecteur découvre au fil du texte, çà et là, par petites touches ponctuelles, parfois même au détour d’une explication théorique. Ceci est purement volontaire, et motivé par Louis Gros lui-même : J’ai enrichi cette troisième édition de notes sur les lieux et les personnages dont il est accidentellement question dans mon écrit : cela pourra augmenter la valeur de l’œuvre, en fixant le souvenir de divers faits et en te rappelant des parents dont le temps effacerait peu à peu la mémoire. Quant à moi, cette édition sera en quelque sorte un mémorial de toute ma vie […]. (Gros 1872a : 5)

De ce fait, la lecture du traité est agréable et divertissante : « Voilà un épître dédicatoire où ne brille pas le grand style à la mode du siècle de Louis XIV » (Gros 1872a : 6), tout en ayant un contenu scientifique sérieux et pédagogique, enrichi de nombreux exemples. Les anecdotes permettent de comprendre davantage quels étaient le caractère et la personnalité de Louis Gros, un homme charmant, humain et attachant, qui disait : Il y a des personnes qui disent de tout : à quoi cela sert-il ? J’avoue que la théorie du baguenodier ne peut servir à faire trouver cinq milliards ; mais elle sera utile si on veut évaluer le temps qui est nécessaire pour passer d’un état du baguenodier à un autre. (Gros 1872a : 122)

Aussi, nous n’en dirons pas plus ici et laissons le lecteur qui le souhaite plonger dans l’univers « groèsque » (et non grotesque !), à la découverte de la passion d’un homme pour un casse-tête dont l’écriture de la théorie est une longue histoire, pleine de découvertes, d’espoir, de déception, d’attentes, de redécouvertes, d’enrichissement… l’histoire d’une vie en réalité.

190 Luc Agathange Louis Gros (1814-1886) ou la passion secrète d’un juge d’instruction

CHRONOLOGIE DE LA VIE BAGUENODIÈRE DE LOUIS GROS • vers 1828 : fabrique un baguenodier avec son frère Francisque Claude (p. 134-135) ; • 1833 : il manipule le baguenodier d’un camarade, reconnaît l’analogie avec le système binaire (p. 137) ; • 1835-1836-1837 : se résout à écrire un traité (p. 138) ; • 20 avril 1837 entre 18 h 59 et 22 h 41 : début de la rédaction de son traité manuscrit (p. 138) ; • décembre 1847 : envoie un premier article au magazine Le Magasin pittoresque, refusé (p. 142) ; • décembre 1853 : envoie un second article au magazine Le Magasin pittoresque, refusé (p. 155) ; • 24 juillet 1871 : consulte Wallis (p. 158) ; • 25 juillet 1871 : consulte Cardan (p. 171) ; • 10 septembre 1871 : écriture (officielle) des dernières lignes du traité (p. 181) ; • nuit du 1er au 2 octobre 1871 : retrouve la règle pour savoir quel anneau toucher (p. 157) ; • mars 1872 : consulte à nouveau Wallis (p. 164) ; • 29 mars 1872 : porte son manuscrit chez Vingtrinier (la Théorie) (p. 199) ; • 22 avril 1872 : reçoit les exemplaires de la Théorie (p. 202) ;

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• 27 avril 1872 : paie à Vingtrinier, trop cher (p. 203) ; • 28 avril 1872 : retranscription de la lettre de Léo au sujet de sa publication (p. 204) ; • 12 juin 1872 : donne le Traité manuscrit à relier (p. 205) ; • 23 juillet 1872 : travaille sur le nombre de changements et le temps mis pour monter et démonter le baguenodier (p. 209) ; • 31 mars 1873 : fin de la note sur l’algèbre (p. 195) ; • 31 mars 1873 : note sur les calculs (p. 206) ; • 23 juin 1873 : supplément à la note sur les calculs du 31 mars 1873 (p. 182) ; • 24 avril 1874 : ajout de calculs à la note du 31 mars 1873 (p. 206) ; • 15 mars 1879 : revient sur ses remarques faites dans les notes étymologiques au sujet de la prochaine édition du dictionnaire de l’Académie (qui paraît en 1879, 7e édition) (p. 132) ; • 1879 : note sur les différentes fonctions qu’il a exercées (p. 205) ; • 14 juillet 1880 : note suite à la lecture de l’article de Lucas dans la Revue Scientifique (p. 2) ; • 7 février 1882 : note suite à la lecture des Récréations mathématiques de Lucas, Volume 1. Ce dernier lui envoie un exemplaire du Siècle où l’on parle de lui (p. 8) ; • 12 avril 1882 : dernière note pour dire qu’il a acheté 2 exemplaires des Récréations mathématiques de Lucas, et a fait don d’un exemplaire à la bibliothèque de Bourg-en-Bresse qu’il a relié avec sa théorie (p. 8).

Chronologie de la vie de Louis Gros • 9 août 1814 : naissance à Frans (Ain) ; • février 1818 : a passé 8 jours à Charolles à l’âge de 3 ans et demi où son père était employé des contributions indirectes (p. 213) ; • 1821 à 1824 : parents se sont établis au Manteau Jaune à St Irénée à Lyon (p. 5) ; • 1829-1830 : fin 1829, début 1830 élève au collège de Thoissey (en 4e) (p. 133-135) ; • 1830-1831 : en pension aux Chartreux (Lyon) (p. 5-6) ; • 1832 : aux minimes (p. 21) ; • 1833 : Petit séminaire, cours de rhétorique à l’Argentière (p. 136) ;

192 Chronologie de la vie baguenodière de Louis Gros

• 1835 à 1836 ou 1837 : clerc de notaire chez son cousin Maître Jean François Viennot (Lyon), né en octobre 1797 (p. 137) ; • 1838 : étudiant à Grenoble (p. 156) ; • 1839-1840-1841 : étudiant à Paris (p. 156) ; • 1844 : édite un ouvrage Succession et réserve des enfants naturels à Lyon, chez Dorier. Autres éditions en 1849, 1875 et 1882 ; • 1844 : avocat à Lyon (p. 140) ; • décembre 1847 : habite à Lyon, n°5 rue trois Maries, sa femme est enceinte (p. 143) ; • 24 juin 1851 : juge de paix du canton de Pont d’Ain (p. 155) ; • 1er décembre 1855 : juge à Belley (p. 155) ; • 12 mars 1859 : juge aux ordres à Saint-Étienne (p. 155) ; • 16 décembre 1864 : vice-président (p. 155) ; • 21 décembre 1870 : juge à Lyon (p. 155).

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? grand-mère paternelle de GROS

? - 1830 ?

époux

enfant(s) ?

Claude Louis GROS 1777-1836

grand-père paternel de GROS

Claude MICHALLET

fils

Cécile Marie Antoinette MICHALLET 1785-1824

1747-?

?

enfants

mariage le 17 septembre 1807

grand-père paternel de GROS

mariage le

Gaspard Marie RICHE

mariage le 24 juillet 1753

Claudine JACQUET 1730-1776

Pauline Célestine 1822-1822

Marie-Pierette de la POIX de FRÉMINVILLE 1754-1822

Aimée Louise 1812-1827

mariage le 10 mai 1782

Marie Claudine 1812-1866

filles

Gaspard Clair François Marie RICHE baron de Prony 1755-1839

Léonice Jeanne 1808-1811 Marie Antoinette 1809-?

Claude Antoine Gaspard RICHE 1762-1797

enfants (11 en tout, 6 ont survécu)

Jean Léopold (Léo) GROS 1823-1874

Léopold MICHALLET 1792-1860

1756-?

grand-mère maternelle de GROS

Jeanne Marie (RICHE) MICHALLET

1726-1783

arrière grand-père maternel de GROS

époux

enfants

Agathange MICHALLET ?-1836

enfant

auparavant. Cécile Marie Alexandrine Joséphine Manque d’information pour placer Alexandre Agathange Marie Joseph (NOM DE FAMILLE?) (1852-?). Il a reçu GROS l’exemplaire destiné à Joseph Gabriel ETIENNE, probablement son frère ou son père. 1850-?

Manque d’information pour placer un neveu : Joseph Gabriel ETIENNE (1856-?) : - soit il est le fils d’une des sœurs de GROS qui s’est mariée à un ETIENNE (mais on ne sait pas si cette sœur existe), - soit il est le fils d’une des sœurs de la femme de GROS qui s’est mariée à un ETIENNE. C’est le neveu à qui le Traité manuscrit est destiné, il a 16 ans en 1872, Louis GROS a perdu ses fils 10 ans

mariage le Francisque Anne 2 octobre 1845 Claude François Emmanuelle GROS de GRIGOYTY 1816-1894 1816-1881

Françoise Léonie Marie Pauline 1855-?

Marie-Antoinette 15 décembre 1845 Luc Agathange Louis GROS (Antonia) BUGET 1818-1889 1814-1886

enfants

Pierre Antoine Marie Léopold GROS Marie Agathange 1851-1862 GROS 1846-1862

Manque d’information pour placer un cousin germain : Jean-François VIENNOT (1797-?) : - soit il est le fils d’une des sœurs du père de GROS qui s’est mariée à un VIENNOT, - soit il est le fils d’une des sœurs de la mère de GROS qui s’est mariée à un VIENNOT.

194 Chronologie de la vie baguenodière de Louis Gros

REMERCIEMENTS Je tiens à remercier chaleureusement les personnes suivantes qui m’ont accompagnée de près ou de loin pendant ce travail d’écriture et de relecture : Bernard Maitte, Jean-Paul Delahaye, Hervé Ferrière, Grégory Chambon, Marie-Morgane Abiven, Nathan Godet, sans oublier mes parents et Rémy, ainsi que Michel Boutin, Tiago Hirth et Peter Rasmussen qui m’ont aidée à trouver quelques-unes des illustrations présentes dans cet ouvrage.

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ANNEXES

Annexe A – Jérôme Cardan, De Subtilitate, 1556 Annexe B – Article du journal Le Magasin pittoresque, 1850 Annexe C – Article du journal Le Siècle du dimanche 18 décembre 1881

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Jérôme Cardan, De Subtilitate, 1556, traduit du latin par Richard le Blanc, p. 291-292.

199

200 Jérôme Cardan, De Subtilitate, 1556

Article du journal Le Magasin pittoresque, 1850, dix-huitième année, p. 99-101.

201

202 Article du journal Le magasin pittoresque, 1850

203

Article du journal Le Siècle du dimanche 18 décembre 1881

FEUILLETON DU SIÈCLE – 18 DÉCEMBRE

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REVUE SCIENTIFIQUE Récréations mathématiques par M. E. Lucas. (1 vol. chez Gauthier-Villars.) La Chalotais, ce grand précurseur de la Révolution, l’adversaire fameux des jésuites, dans son Essai d’éducation nationale insiste à diverses reprises sur la nécessité et sur l’utilité d’instruire les enfants au moyen de récréations physiques et mathématiques, qui l’amusent et l’instruisent facilement parce qu’elles sont à sa portée et tombent sous ses sens. « La géométrie, ajoute La Châlotais, ne demande pas plus d’application que les jeux de piquet et de quadrille » ce qui est parfaitement vrai. Un de nos mathématiciens, celui peut-être qui cultive avec le plus de succès en France l’arithmétique supérieure, vient de publier des Récréations mathématiques qui répondent au vœu de l’auteur de l’Essai d’éducation nationale. Le livre est publié chez Gauthier-Villars, c’est dire que rien n’a été épargné pour en faire une œuvre typographique élégante ; l’ouvrage traite en apparence de jeux et de choses futiles ; le baguenaudier, le jeu du taquin, le solitaire, le jeu du labyrinthe, des ponts et des îles, de la traversée en bâteau, défrayent autant de chapitres ; et pourtant ce livre est des plus savants. Nos lecteurs seront peut-être étonnés quand nous leur dirons que nombre d’entre eux ont, sans le savoir, un goût très prononcé pour la mathématique, et touchent à certains jours et d’une main gaillarde aux plus ardus problèmes de cette science transcendante. Quand notre excellent collaborateur Feisthamel leur trace un carré magique ou leur propose la marche d’un cavalier, il ne leur demande rien de moins que la solution partielle de problèmes qui ont préoccupé les plus grands esprits dont se puisse honorer l’humanité, les Fermat, les Leibnitz, les Pascal et bien d’autres.

M. Edouard LUCAS, l’auteur du livre que nous recommandons d’une manière si particulière à l’attention de nos lecteurs, passe en revue, tour à tour divers jeux de l’ordre de ceux que nous avons indiqués. A côté de pages hérissées de chiffres donnant des solutions numériques, il se trouve d’autres pages toutes pleines d’intérêt à lire. La troisième récréation, celle du jeu du Labyrinthe, par exemple, débute par le petit Poucet et le fil d’Ariane ; on passe au labyrinthe légendaire de la Crète ; puis voilà l’histoire du célèbre botaniste Tournefort, perdu en 1702 dans une caverne compliquée du mont Ida et prenant les précautions qu’il croit utiles pour ne pas s’égarer. Il est même question des deux seuls labyrinthes qui existent à Paris, celui de l’ossuaire des Catacombes, et le petit labyrinthe du Jardin des Plantes. Après cette partie descriptive, nous passons à la définition géométrique du problème des labyrinthes. Et M. Edouard Lucas nous démontre qu’un labyrinthe n’est jamais inextricable, en d’autres termes qu’on peut toujours parcourir les avenues d’un labyrinthe sans passer plus de deux fois par chacune d’elles. Dans une galerie de mine, dans un labyrinthe effectif, par exemple, il suffira toujours au promeneur isolé de déposer une marque quelconque à l’entrée et à la sortie de chaque carrefour dans l’allée qu’il vient de quitter et dans celle qu’il vient de prendre, en observant de ne jamais s’engager dans aucun chemin à l’entrée duquel il y aura deux marques, pour finir ainsi par avoir exploré le labyrinthe entier, conséquemment pour en trouver les issues. Nous citons cet exemple, qui dit bien dans quelle donnée et sur quel plan est construit l’ouvrage de M. Edouard Lucas. La septième récréation qui a trait au jeu du baguenaudier n’est pas moins intéressante. Le jeu est signalé pour la première fois dans le Traité de la subtilité de Cardan qui vivait au XVIe siècle. On trouve aussi le baguenaudier décrit avec un grand nombre de figures fort bien exécutées dans le second volume du traité d’algèbre du mathématicien anglais Wallis, qui vivait au XVIIe siècle. Enfin, en 1872, au moment d’une exposition qui

avait lieu dans la ville de Lyon, parut une brochure intitulée : Théorie du baguenodier par un clerc de notaire lyonnais. On remarquera que le nom du jeu est écrit Baguenodier et non Baguenaudier, par cette raison que le nom vient des deux mots Bague et nodus nœud. Ce prétendu clerc, continuateur de Cardan et de Wallis, était en réalité M. Louis Gros, conseiller à la cour d’appel de Lyon, et qui avait trouvé dans ce sujet frivole en apparence la matière d’un travail fort savant et fort intéressant. Nous laissons de côté la théorie du jeu, mais M. Louis Gros a aussi indiqué le temps qui est nécessaire pour monter ou démonter le baguenodier. Et ceci déjà est assez curieux. En allant vite, on peut faire 64 changements par minutes. Or, un baguenodier de 5 anneaux exige 21 changements, soit 20 secondes ; mais un baguenodier de 13 anneaux exige 5,466 changements soit 1h. 25 minutes 20 secondes. Pour un baguenodier de 25 anneaux, il faudrait, à raison de 10h. par jour, plus de 582 jours, c’est-à-dire environ 18 mois. Il existe à paris, aux alentours de la place Pigalle, un malheureux aveugle qui sollicite la charité publique tout en dégageant les anneaux d’un énorme baguenodier. Nous ne serions pas étonné que son jeu ait, si nos souvenirs sont précis, une vingtaine d’anneaux. Peu de personnes en voyant ce malheureux se livrer à son travail machinal, se doutent qu’il accomplit une œuvre de longue haleine et qu’il doit peut-être travailler au mois pour libérer la broche de fer ou l’engager de nouveau dans les anneaux de sa machine à patience. Dans l’introduction de son livre, M. Edouard Lucas nous donne de fort curieux détails sur l’histoire de ces sortes de récréations. Leibnitz avait étudié le jeu du solitaire : le géomètre Euler publie, lui, en 1759, un curieux travail sur la marche du cavalier au jeu des échecs et la manière de lui faire parcourir toutes les cases de l’échiquier sans qu’il passe deux fois sur la même. Bien qu’Euler n’ait pas donné la solution générale, il a indiqué une méthode qui permet de résoudre le problème en partant d’une case quelconque. Un autre mémoire d’Euler a pour titre ;

Recherches sur une nouvelle espèce de carrés magiques. Il débute par rappeler une question fort curieuse qui a été souvent posée. Cette question roule sur une assemblée de trente-six officiers de six différents grades et tirés de six régiments différents. Il s’agit de les ranger en carré de manière que sur chaque ligne tant horizontale que verticale, il se trouve six officiers, de grade différent et appartenant aux différents régiments. Or, après toutes les peines qu’on s’est donné pour résoudre ce problème, il a fallu reconnaître qu’un tel arrangement est absolument impossible, et le plus curieux c’est qu’on ne peut pas démontrer que cela soit impossible. Au cours de ce mémoire, Euler donne la solution du problème des carrés magiques. Nos lecteurs savent bien ce que c’est qu’un carré magique. Ce qu’on ignore c’est leur origine. On en attribue la découverte aux Indiens mais rien ne prouve que ce soit à raison. En 1687, alors que M. de la Loubère, envoyé extraordinaire auprès du roi de Siam, revenait en France, il s’amusait un jour par distraction à bord du navire à disposer des chiffres en carrés magiques. Un certain M. Vincent, qui l’accompagnait, lui dit que les Indiens du Surate les rangeaient avec bien plus de facilité, et il lui indiqua aussitôt la méthode pour les carrés impairs ; M. Vincent avant oublié celle qui permet de tracer les carrés pairs. Les carrés magiques ont certainement tiré leur nom de l’usage qu’en firent en Occident les magiciens, les nécromanciens, astrologues, etc… On les retrouve sur maints talismans et dans le célèbre Melancholia d’Albert Durer, il y a un carré magique de seize chiffres. Pour les hommes de science, et même Franklin qui s’est aussi occupé des carrés magiques, ceux-ci n’ont été jusqu’à notre époque qu’un jeu d’une extrême difficulté mais d’aucun usage.  D’après les recherches de M. Edouard Lucas, il n’en est plus ainsi dès que l’on ajoute aux conditions extraordinaires du carré magique de nouvelles conditions qui en font ce qu’on appelle un carré diabolique. Le carré diabolique est un carré magique dans lequel on peut déplacer les rangées horizontales ou les rangées verticales ; mettre par exem-

ple la rangée horizontale du bas en haut et réciproquement, la rangée de droite à gauche et réciproquement, sans que la disposition nouvelle cesse de former un carré magique. Or il se trouve que l’étude des carrés diaboliques a son application dans la science des étoffes. Qui s’en serait douté ? Déjà en 1774 un savant mathématicien qui devait être un des serviteurs les plus zélés de la Révolution, Vandermonde publie un mémoire où il montre quels avantages on retirerait d’une notation permettant de représenter les contours d’un fil engagé dans une tresse, dans un réseau, dans un nœud ; on aurait ainsi à la fois un moyen facile de décrire ces contours et avec un peu d’habitude l’ouvrier lui-même serait bientôt en état de les reproduire exactement d’après les formules données. Vandermonde avait posé les bases de ce qu’on pourrait appeler la géométrie du tissage, applicable aux procédés qui servent à tricoter, à fabriquer les filets et les diverses espèces de nœuds en usage dans l’artillerie, dans la marine, dans le tissage, etc… C’est encore à cette géométrie qu’il faut rattacher les problèmes de la nature de celui du nœud gordien : on dessine sur le papier un trait croisant plusieurs fois lui-même ; on indique par un signe quelconque quelle est celle des deux parties du fil qu’on admet placée au-dessus de l’autre à chacun des points de croissements ; et cela posé, il faut savoir quel est le minimum de nœuds qui resteront fermés quand on cherchera à débrouiller le fil. Cette géométrie des tissus, appliquée à des fils rectilignes, devient l’expression même de tous les systèmes possibles d’entrecroisement des fils de chaîne et de trame. M. Edouard Lucas a donné un premier essai des applications de cette géométrie dans un opuscule intitulé : Application de l’arithmétique à la construction de l’armure des satins réguliers.. Dans un autre ouvrage, il indique la disposition et la construction des armures fondamentales, qui reproduisent toutes les autres par combinaison et par mélange. Les armures fondamentales sont divisées elles-mêmes en deux classes : les sergés et les satins réguliers en considérant l’armure de la toile comme le sergé le plus simple.

Georges POUCHET.

Or, si l’on numérote successivement les différents points de croisement des fils d’un satin, ainsi que ceux des satins parallèles soumis à certaines lois, de manière à couvrir le quadrille de l’armure, on obtient précisément les carrés diaboliques. Inversement, ceux-ci représentent toutes les combinaisons des armures fondamentales : c’est ainsi que le carré diabolique à seize cases représente l’armure du satin contredit sur quatre fils de croisé, et le carré magique à vingt-cinq cases, l’armure du satin carré sur cinq fils. Ce n’est pas tout, M. Edouard Lucas a constaté l’identité de construction des carrés magiques des Indiens et des armures de sergés composés. Faut-il voir là un effet du hasard ? Il est fort peu probable que des mathématiciens émérites aient appris aux pauvres tisseurs des vallées de l’Indus et du Gange à monter leurs métiers. Mais on peut se demander si l’observation de la structure des anciens châles du royaume de Cachemir n’aurait pas conduit, par hasard, certains esprits éclairés à la conception des carrés magiques ? Nous ne trancherons pas la question, et d’ailleurs peu importe ; nous avons seulement voulu montrer, par ces exemples, quelles singulières relations existent entre toutes les choses de la vie et les mathématiques, parce que tout est subordonné à des spéculations de quantités et de situation. Quand nous voyons une scie nous ne doutons pas que la longueur, la largeur, l’écartement des dents, sont autant de sujets dont les mathématiques pures donnent la formule la plus usuelle et la plus économique. Quand nous jouons aux dominos, aussi bien qu’au taquin et au baguenodier ou au solitaire, nous faisons, sans le savoir, des mathématiques et des plus hautes. Nous espérons bien, pour notre part, que les récréations déjà publiées par M. Edouard Lucas forment seulement une première série et que l’aimable volume qui vient de paraître sera suivi de plus d’un autre, car le nombre est grand de ces sortes de jeux qui reposent sur des combinaisons géométriques ou mathématiques.

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