Visages de la civilisation au Canada français 9781487582821

Inventaire des différents aspects de l'organisation sociale du Canada français, cet ouvrage était le premier d'

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French Pages 172 [161] Year 1970

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Visages de la civilisation au Canada français
 9781487582821

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Visages de la civilisation au Canada français

Visages de la civilisation au Canada francais

Études rassemblées par la Société royale du Canada

LÉOPOLD LAMONTAGNE,

M.S.R.C.

éditeur

OUVRAGE PUBLIÉ POUR LE COMPTE DE LA SOCIÉTÉ PAR UNIVERSITY OF TORONTO PRESS

ET LES PRESSES DE L'UNIVERSITÉ LAVAL

Droits réservés, Canada, 1970 University of Toronto Press et Les Presses de l'université Laval Imprimé au Canada SBN 8020-1659-6 (Toronto) Dépôt légal, premier trimestre 1970 (Québec)

Reprinted in 2018 ISBN 978-1-4875-8154-1 (paper)

La Société royale du Canada remercie le Conseil des arts du Canada de l'aide financière qu'il lui a accordée pour permettre la publication des Studia varia, dont le présent ouvrage fait partie. Le fait d'accorder une subvention ne rend toutefois pas le Conseil des arts responsable des vues exprimées dans les divers volumes de cette collection.

Avant-propos

du tome intitulé Structures sociales du Canada français, Guy Sylvestre faisait mention d' « un inventaire complet des ressources et des faiblesses de la civilisation française au Canada ,. . En effet, le projet initial de la Section des lettres et sciences humaines da la Société royale comportait une étude d'ensemble des cadres et des manifestations de la civilisation française en Amérique. Le plan parut trop ambitieux; il fallut le ramener à des proportions plus modestes et nous restreindre au Canada. Et même ainsi réduite, la perspective laisse encore dans l'ombre les éléments de civilisation et de culture qui débordent les frontières du Québec. Ce n'est certes pas mauvaise volonté de la part des auteurs, mais bien plutôt faute d'information précise et de renseignements disponibles. Tel qu'il est, le présent volume répond à un besoin. En effet, on ne manque pas de monographies portant sur la littérature et les arts du Canada français. Cependant, à ma connaissance, aucun ouvrage ne rassemble ces divers aspects de notre société qui méritent d'être connus du public tant de langue française que de langue anglaise au Canada. Au surplus, il n'est pas vain d'espérer que les Français de France, qui semblent, cette fois-ci, nous redécouvrir avec une sympathie plus agissante que de coutume, pourront trouver dans les trois ouvrages prévus des renseignements qui leur permettront de mieux comprendre pourquoi, venus il y a trois cents ans, « nous sommes restés ". Quant à nos compatriotes de langue anglaise qui, de plus en plus nombreux, apprennent notre langue, ils trouveront, dans ces études, des sources plus profondes de connaissance, propres à alimenter leurs efforts. D'autre part, on remarquera probablement l'absence de bibliographie à la suite de chaque étude. Quelques auteurs en avaient fourni une. Après DANS L'AVANT-PROPOS

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AVANT-PROPOS

consultation et mûre réflexion, il a été décidé de les supprimer pour ne pas alourdir le texte et en raison du fait qu'il existe maintenant un bon nombre d'excellentes bibliographies canadiennes bien connues. Ceux qui ont eu à diriger de pareils travaux d'équipe savent que, de la conception à la réalisation du plan, il y a une longue piste à parcourir, piste semée d'obstacles, de sollicitations, d'encouragements, de déceptions, de retards et de recommencements; la course, au reste, ne se termine que lorsque le dernier participant parvient à la ligne d'arrivée ! Je comprends fort bien l'impatience des spectateurs, mais je reconnais aussi le mérite de ceux qui, dans l'arène, ont accepté de fournir l'effort voulu pour se rendre jusqu'au terme de l'épreuve. Je les en remercie. LÉOPOLD LAMONTAGNE

Table des matières

Avant-propos/v LÉOPOLD LAMONTAGNE, M.S.R.C.

Table des illustrations/ix 1 Leroman/3 GUY SYLVESTRE, M.S.R.C.

directeur de la Bibliothèque nationale 2 La poésie/14 JEANNE D'ARC LORTIE

professeur, université Laval GUY SYLVESTRE, M.S.R.C.

directeur de la Bibliothèque nationale 3 Le théâtre/27 JEAN BÉRAUD, M.S.R.C.

journaliste

4 Le cinéma, la radio et la télévision/46 MARCEL VALOIS, M.S.R.C.

journaliste

5 1. Nos anciens historiens/52 JEAN-JACQUES LEFEBVRE, M.S.R.C. archiviste

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TABLE DES MATIÈRES

11. Historiens contemporains ( 1900-1965)/57 CHARLES-MARIE BOISSONNAULT, M .S.R.C.

bibliothécaire

6 L'éloquence politique/65 ANTONIO DROLET

bibliothécaire

7 La critique littéraire/7 4 YVES GARON

professeur, université Laval 8 Le journalisme/86 ADRIEN THÉRIO, M.S.R.C.

professeur, Collège militaire royal du Canada 9 Les arts plastiques/100 JEAN-RENÉ OSTIGUY

conservateur del'art canadien à la Galerie nationale 10 L'artisanat/119 ROBERT-LIONEL SÉGUIN, M.S.R.C.

professeur, université Laval Épilogue/131

LÉOPOLD LAMONTAGNE, M.S.R.C,

Table des illustrations

Entre les pages 118 et 119

FRANÇOIS BAILLAIRGÉ

OZIAS LEDUC

Ange avec un livre

Pommes vertes

FRANÇOIS-NOËL LEVASSEUR

AURÈLE DE FOY SUZOR-CÔTÉ

Ange agenouillé

Scène d'hiver

PAUL LABROSSE

JEAN-PAUL LEMIEUX

La Vierge et l'enfant FRANÇOIS BEAUCOURT

Esclave à la nature morte JOSEPH LÉGARÉ

Fête au couvent PAUL-ÉMILE BORDUAS

Parachutes végétaux ALFRED PELLAN

La Fête-Dieu à Nicolet

Jeune fille aux anémones

ANTOINE PLAMONDON

JEAN-PAUL RIOPELLE

Portrait de Sœur Saint-Alphonse

Aquarelle

THÉOPHILE HAMEL

Portrait de Madame Guay

GUIDO MOLINARI

Mutation tri-violet

LOUIS ARCHAMBAULT

Femme se coiffant

Visages de la civilisation au Canada français

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Le roman GUY SYLVESTRE,

M.S.R.c.

s'IL FALLAIT NE s'EN TENIR qu'à des critères esthétiques, une étude du roman canadien-français ne remonterait guère au delà de 1935. C'est, en effet, au cours des trente dernières années qu'ont paru tous les meilleurs romans canadiens. Jusque-là, les romans avaient été peu nombreux et, presque tous, de faible qualité littéraire. On pourrait compter sur les doigts d'une seule main ceux qui méritent encore d'être lus. Évidemment, en dépit de cette carence, ces premiers romans ne sont pas sans intérêt pour les sociologues, voire pour les historiens : ils restent des documents utiles à l'analyse et à la connaissance des idées, de la sensibilité et des mœurs de l'époque de leurs auteurs. A ce niveau, ces œuvres ne sont pas encore de la littérature et nous n'allons considérer que des romans qui ont une qualité littéraire assez élevée pour retenir l'attention de ceux qui s'intéressent aux belles-lettres. C'est en 1837 que parut le premier roman canadien-français, l'Infl,uence d'un livre ou le Chercheur de trésors de Philippe Aubert de Gaspé fils (1814-1841). Depuis cet essai d'un jeune auteur mort prématurément jusqu'aux romans qui ont paru à la veille de la deuxième guerre mondiale, un siècle s'est écoulé au cours duquel quelques écrivains ont commis quelques tentatives peu réussies. Cette lente et laborieuse évolution d'un genre littéraire, pour lequel on professait d'ailleurs un mépris presque général, ne constitue pas une histoire très intéressante; il faut toutefois en relever au moins brièvement les principaux jalons pour montrer le chemin parcouru depuis les origines jusqu'à la subite éclosion des derniers trente ans. Il ne faut pas oublier que la plupart des écrivains canadiens du dixneuvième siècle étaient des hommes d'action et qu'à leurs yeux la plume était d'abord et avant tout un instrument de survivance nationale. Cette

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GUY SYLVESTRE

production de ce qu'on a appelé « nos enfances littéraires > était une littérature engagée et elle était presque toute d'inspiration historique, patriotique et religieuse. On tenait d'ailleurs à l'époque la poésie, l'histoire et l'éloquence pour des genres nobles, et le roman pour un genre vulgaire. Une telle mentalité n'était certes pas de nature à favoriser l'éclosion de bons romans, et même ceux qui adoptaient cette forme d'expression le faisaient presque à rebours et en s'en excusant. C'est !'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau (1809-1866) qui a fourni aux écrivains de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle la plus grande partie de leurs sujets et de leur inspiration; l'influence profonde et étendue de ce grand livre se retrouve dans les ouvrages des romanciers comme dans ceux des poètes. Les romantiques avaient d'ailleurs mis le roman historique à la mode et quelques auteurs ont cherché ici à marcher sur les traces de Vigny, de Mérimée, de Hugo et de Walter Scott. Plusieurs romans de cette époque des débuts sont des essais de reconstitution d'épisodes de l'histoire canadienne, de certains événements de l'antiquité romaine et chrétienne comme le Centurion (1909) et Paulina (1918) d'Adolphe-Basile Routhier (1839-1920) . C'est la déportation des Acadiens qui a fourni à Napoléon Bourassa ( 1827-1916) le sujet de Jacques et Marie (1865), comme c'est la guerre canadoaméricaine de 1812 qui a donné à Joseph Doutre (1825-1886) le décor de son roman les Fiancés de 1812 (1844); c'est encore la rébellion de 18371838 qui a provoqué le drame des Fiancés de Saint-Eustache (1910) d'Adèle Bibaud, comme la pénétration du continent américain par les Français a permis à Georges de Boucherville (1814-1894) de promener à travers le temps et le nouveau monde les personnages d'Une de perdue, deux de trouvées (1865) . Quant à Joseph Marmette (1844-1895), archiviste de son métier, il a évoqué des personnages et les mœurs de la Nouvelle-France dans plusieurs romans dont François de Bienville (1870), l'intendant Bigot (1872), le Chevalier de Mornac (1873), le Tomahahk et l'Épée (1877). S'il est vrai que Laure Conan (1845-1924) a publié le premier roman d'analyse au Canada français, Angéline de Montbrun ( 1884), elle a néanmoins tiré ses autres romans de personnages historiques, saint Charles Garnier dans A l'œuvre et à l'épreuve (1891) et Lambert Closse dans l'Oublié ( 1902) . Ces romans inspirés par l'histoire avaient surtout pour objet d'entretenir dans le peuple le culte d'un passé dont on gardait la nostalgie, comme a voulu le faire aussi Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871) dans les Anciens Canadiens (1863), le plus charmant récit que nous ait laissé le dix-neuvième siècle, dont nous dirons un mot plus loin, et qui reste, avec Angéline de Montbrun, l'un des rares romans des débuts qu'on prenne encore plaisir à lire.

LE ROMAN

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Parmi les autres romans de l'époque qui méritent une mention, il y a encore le Jean Rivard (1862 et 1864) d'Antoine Gérin-Lajoie (18241882) qui, plus qu'un roman, est un récit didactique voulant établir, par l'exemple du succès du héros, que le salut du Canada français repose sur l'exploitation des ressources agricoles du pays. L'auteur n'a recouru à ce genre littéraire que pour exprimer ses vues sociales et économiques : Jean Rivard est un vrai roman à thèse. Un autre roman à thèse, et des pires, qui éclaire le lecteur sur les idées du groupe ultramontain est Pour la patrie (1895) de Jules-Paul Tardivel (1851-1905). Il y a peu à dire des romans de Pierre Chauveau ( 1820-1890), de Pamphile Lemay (1837-1918), non plus que de ceux d'Ernest Choquette (1862-1941), d'Hector Bernier (1886-1947), de Rodolphe Girard (né en 1879) et de quelques autres, sinon que, comme dans les précédents, l'affabulation y est gauche, les héros impersonnels, l'écriture incorrecte ou banale (mais parfois solennelle et alambiquée) ; en somme, ces romans ne sont pas seulement faibles au point de vue technique, mais ils ne nous donnent de l'homme et des réalités canadiennes que des vues superficielles et conventionnelles. Les deux seules exceptions sont les Anciens Canadiens et Angéline de Montbrun. Le premier est une chronique aimable et sans prétention de la vie du seigneur et de l'habitant à la fin du dix-huitième siècle, dont le style naturel, le ton familier et un certain stoïcisme nous touchent encore. Ce récit, qui abonde en légendes et en descriptions de mœurs d'autrefois, marque la naissance du roman canadien en même temps que la fin d'une époque. Le second, sans être un chef-d'œuvre, vaut par l'analyse de la crise intérieure que traverse une jeune femme qui, défigurée par un accident, renonce à l'amour et au mariage plutôt que de s'accommoder des sentiments amoindris de son fiancé; cette œuvre vaut encore par l'expression simple et sincère d'une expérience de la douleur physique et de la souffrance morale. Il faut attendre presque un demi-siècle pour trouver d'autres romans qui soient à la hauteur d'Angéline de Montbrun. II est assez difficile de comprendre pourquoi le roman a été aussi pauvre au Canada français à la fin du dix-neuvième siècle et pendant le premier quart du vingtième quand on constate, d'une part, que le roman français a alors connu un grand essor avec Flaubert, Maupassant, Huysmans, Zola, Daudet, Renard, Proust, Bourget et Barrès et que, d'autre part, la poésie se renouvelait ici-même grâce à Beauchemin, Nelligan, Lozeau, Morin, Chopin et Delahaye. C'est néanmoins un fait que la poésie a dominé longtemps la littérature canadienne et que le roman n'a commencé à sortir de l'enfance qu'après la première guerre mondiale, et surtout après 1934. Les romans peu nombreux de cette époque - dont ceux d'Hector Bernier, de Damase

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Potvin et d'Ubald Paquin - ont peu de mérite et il suffit sans doute d'ajouter que le seul récit des écrivains de cette génération qui sorte de la banalité totale est la Scouine (1918) d'Albert Laberge (1871-1960); description naturaliste de la misère désespérante d'une famille de paysans, cette œuvre, la première à rompre avec la tradition du roman moralisateur et apologétique, parut hors commerce et n'eut aucun retentissement. Ce n'est pas l'exemple de Laberge, c'est celui de Louis Hémon et les transformations sociales de la guerre de 1914-1918 qui ont amené des écrivains à produire des œuvres qui méritent au moins une mention. Maria Chapdelaine (1914) a prouvé qu'il était possible de tirer de l'observation des mœurs canadiennes une inspiration renouvelée; la guerre a contribué à transformer un peuple rural en un peuple urbain et provoqué des problèmes économiques, des bouleversements sociaux et des crises de conscience qui ont trouvé une expression littéraire dans quelques romans qui restent lisibles ou, du moins, qui ont modifié l'atmosphère dans laquelle évoluent les personnages de certains autres. Ainsi, le chanoine Groulx (1878-1967), sous le pseudonyme d'Alonié de Lestres, a transposé dans deux romans idéologiques ses vues sur des conflits suscités par la question scolaire en Ontario dans l'Appel de la race (1922) et sur la situation sociale et économique des Acadiens dans les provinces de l'Est dans Au cap Blomidon (1932). De même, JeanCharles Harvey (1891-1967) a beaucoup plus agité des idées que créé des personnages dans Marcel Faure (1922) où il préconise l'émancipation économique du Québec, dans les Demi-civilisés ( 1934) où il fait le procès du système d'enseignement qui ne propage que des idées conventionnelles et veut couler tout le monde dans un moule unique. A la même époque, Robert Choquette cherchait à peindre les mœurs d'un village des Laurentides dans la Pension Leblanc (1927) et Robert de Roquebrune perpétuait le roman historique avec les Habits rouges (1923) et D'un océan à l'autre (1924) avant de pousser une timide pointe vers le roman d'analyse avec les Dames Lemarchand (1927), tandis que Pierre Dupuy voulait peindre dans André Laurence (1926) le portrait d'un jeune intellectuel dans un monde étranger aux choses de l'esprit, que Jovette Bernier écrivait dans la Chair décevante ( 1931) le roman d''une fille-mère souffrant de la solitude où la rejetait une société sans pitié, que Harry Bernard reprenait sous divers aspects dans plusieurs de ses romans le même problème central du ménage inadapté en raison de la diversité de la religion, de la condition sociale, de la nationalité ou des goûts et des intérêts personnels. Un autre romancier du couple est Rex Desmarchais dont l'initiatrice (1932) et le Feu intérieur (1935) ne font toutefois qu'esquisser le drame profond d'un ménage qui aspire à l'unité; il écrira plus tard un

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curieux roman du dictateur qui veut libérer le Québec de la domination anglo-américaine, la Chesnaie ( 1942), comme Harvey analysera la hantise de la menace communiste dans les Paradis de sable (1953). Si donc, au début des années trente, avaient paru quelques romans historiques, quelques romans de mœurs et quelques romans à thèse qui avaient fait quelque bruit, aucun d'entre eux n'était encore une réussite qui pouvait commander l'admiration générale et attirer l'attention de l'étranger sur une œuvre d'intérêt universel. Mais, de 1933 à 1938; allaient paraître coup sur coup cinq romans supérieurs à tout ce qui s'était fait jusque-là : Un homme et son péché (1933) de Claude-Henri Grignon, la Forêt (1935) de Georges Bugnet, Menaud maître-draveur (1937) de FélixAntoine Savard, les Engagés du grand portage (1938) de Léo-Paul Desrosiers et 30 arpents (1938) de Ringuet. Au moment où fut déclenchée la deuxième grande guerre, le roman canadien-français venait donc de naître. Et il n'a cessé de grandir depuis lors. Un caractère commun aux cinq ouvrages que je viens de mentionner est qu'ils sont tous des tableaux de la campagne. Ces œuvres, ainsi que le Survenant (1945) de Germaine Guèvremont, sont restés l'aboutissement de la tradition du terroir qui a prévalu si longtemps dans notre littérature. Par contre, presque tous les meilleurs romans de la décennie suivante sont des tableaux de la ville: Ils posséderont la terre (1941), Au pied de la pente douce (1944), Bonheur d'occasion (1945), Au-delà des visages ( 1948), la Fin des songes ( 1950). Il y a là une évolution qui est naturelle et dont on retrouve l'équivalent dans la poésie : les transformations de la société ont toujours, avec quelques années de retard, une influence sur l'évolution de la littérature et l'urbanisation croissante de la population a naturellement modifié non seulement le milieu où vivent les personnages des romans, mais aussi le point de vue des auteurs. Le roman de mœurs a été graduellement remplacé par le roman d'analyse, tout comme la poésie est devenue plus intellectuelle, et l'art de plus en plus abstrait. Il y a ici une sorte de loi des vases communicants. Dans les années trente, la plupart des meilleurs romans étaient des études de mœurs dont le cadre se trouvait le plus souvent situé à la campagne. On y trouve certes une part d'analyse mais Un homme et son péché évoque avec réalisme la vie difficile de ceux qui ont colonisé la région des Laurentides du nord de Montréal, comme la Forêt fait sentir les épreuves que doivent traverser les immigrants venus coloniser le nord de l' Alberta. M enaud maître-draveur s'inscrit aussi dans la tradition de Maria Chapdelaine et, comme dans le roman de Bugnet, la forêt est ici un des personnages principaux; nous sommes plus près de l'épopée que du roman, ce qui est presque vrai aussi des Engagés du grand portage,

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récit historique inspiré par la grande aventure des compagnies de fourrure dans l'Ouest canadien. Le plus réussi de tous ces romans, c'est néanmoins 30 arpents, tableau réaliste, dur et sombre de la grandeur et de la misère d'une famille de cultivateurs qui, devant les malheurs répétés, finit par renoncer à la terre pour sombrer dans le prolétariat de la NouvelleAngleterre. Ces romans sont très divers par l'atmosphère et le style. Les deux derniers, publiés d'abord à Paris, ont contribué à mettre le Canada français sur la carte littéraire du monde. Claude-Henri Grignon n'a plus publié de roman depuis Un homme et son péché, et la Forêt était le dernier et le meilleur des romans de Bugnet; la Minuit de Savard, sorte de parabole au symbolisme discutable, peut difficilement être considérée comme un roman; mais Desrosiers et Ringuet ont ajouté à leur œuvre en se renouvelant. Desrosiers est le maître du roman historique chez nous - il est aussi l'auteur de Nord-Sud (1931) et des Opiniâtres (1941). S'il a su recréer l'atmosphère d'une époque et y animer des personnages, il est beaucoup moins heureux quand il pratique le roman d'analyse. Mais il est aussi l'auteur d'Un beau récit, /'Ampoule d'or (1951), sorte de miracle de poésie dans une œuvre qui s'impose surtout par son réalisme quasi documentaire. Quant à Ringuet, son deuxième grand roman, le Poids du jour ( 1949), est inférieur à 30 arpents, mais il a aussi une valeur de témoignage considérable : il raconte l'histoire d'un homme qui, élevé à la campagne, perd son unité et sa densité dans la grande ville où la vie l'a conduit. Le drame individuel prend ici valeur de symbole, c'est celui de toute une génération de ruraux qui ont quitté la campagne pour la ville et y ont perdu leur identité et leur bonheur. Toutes les tendances nouvelles indiquées plus haut allaient être accélérées et intensifiées au cours de la deuxième guerre mondiale et, surtout, au cours des dernières années. Le roman historique, populaire au dix-neuvième siècle et renouvelé par Léa-Paul Desrosiers, semble en voie de passer de mode. Pierre Benoît l'a cultivé (Martine Juillet) et, plus récemment, Bertrand Vac (la Favorite et le conquérant), mais ce genre n'occupe certes plus la place qui était la sienne autrefois. Le roman de mœurs paysannes a encore des adeptes comme Marcel Trudel (Vézine), Hervé Biron (Poudre d'or) ou Pierre de Grandpré (Marie-Louise des champs). Mais aucune de ces œuvres n'atteint à la qualité de celle de Germaine Guèvremont dont les deux premiers panneaux d'un triptyque (le Survenant et Marie Didace) sont l'histoire de l'extinction d'une famille terrienne. Ce double récit, plein de poésie et de tendresse, est un des sommets du roman canadien. Presque tous les meilleurs romans du dernier quart de siècle sont toute-

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fois des romans de la ville, des peintures de mœurs de citadins ou des analyses de leurs états d'âme. Ils sont évidemment fort différents les uns des autres par l'inspiration comme par le style, et nous n'avons pas encore le recul voulu pour porter un jugement définitif sur ces œuvres récentes, ni même pour les situer avec certitude et exactitude les unes par rapport aux autres. Il faut néanmoins essayer d'établir une sorte de classement provisoire en cherchant à saisir et à expliciter les tendances les plus fondamentales des divers romanciers, ce qui n'est pas toujours facile, surtout lorsqu'un auteur n'a publié qu'un ou deux livres. Gabrielle Roy est la romancière des petites gens sur les drames de qui elle se penche avec tendresse. Dès son premier livre, Bonheur d'occasion (1945), qui lui valut le prix Femina, elle prit une des premières places parmi nos romanciers. Ce gros ouvrage peint avec un réalisme attendri la vie pénible d'une famille pauvre de la banlieue de Montréal et les amours arides d'une simple fille. Le roman est, en même temps, une sorte de grand reportage sur la misère des années trente. Depuis, après avoir évoqué avec humour et sympathie les mœurs d'une famille de colons de son Manitoba natal dans la Petite Poule d'eau, elle s'est penchée avec autant de lucidité que de bienveillance sur la vie simple et monotone d'Une sorte de Salavin canadien (Alexandre Chenevert) et elle a recueilli dans Rue Deschambault des récits autobiographiques évoquant son enfance et sa jeunesse dans l'Ouest; c'est son plus beau livre. Parmi ceux qui ont surtout voulu peindre les mœurs des Montréalais, se trouvent le poète Robert Choquette avec son Élise V eider et Roger Viau avec Au milieu la montagne; c'est la même pâte humaine qu'on retrouve dans le Québec de Roger Lemelin, qui reste le satiriste le plus naturel que nous ayons eu. Ses deux premiers romans, Au pied de la pente douce et les Plou/je, sont des évocations riches en couleurs des mœurs pittoresques d'un quartier pauvre du vieux Québec. Il y avait dans ces deux romans une note plus grave qui venait de l'ambition de jeunes hommes voulant s'élever au-dessus de leur milieu; son troisième roman, Pierre le magnifique, est une peinture de l'ambition, mais il est moins réussi que les deux premiers car l'auteur en a situé l'action dans un milieu qu'il ne connaissait que de l'extérieur, celui de la politique. La satire n'a guère fleuri au Canada français, mais il faut néanmoins relever ici les noms de François Hertel, Berthelot Brunet, Pierre Baillargeon, Jean Simard et Jacques Ferron. François Hertel n'est pas un romancier véritable, mais on est étourdi par les loufoqueries des deux personnages de sa trilogie : Mondes chimériques, Anatole Laplante curieux homme et Journal d'Anatole Laplante. Pierre Baillargeon est, lui aussi, un moraliste et un satiriste et le personnage principal des Médisances de Claude Perrin,

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de Commerce et de la Neige et le Feu n'est que le porte-parole de l'auteur, juge sévère de son milieu. Jean Simard a débuté par des récits satiriques sur les mœurs familiales et politiques de Québec (Félix, Hôtel de la reine), mais il a dépassé, depuis, la pure satire pour aborder plus gravement des thèmes métaphysiques et religieux (Mon fils pourtant heureux, les Sentiers de la nuit) . Ni Berthelot Brunet ni Jacques Ferron ne nous ont donné de romans achevés, mais quelques-uns de leurs récits sont pleins d'heureuses trouvailles et en font des humoristes de qualité. Le roman d'analyse avait été fort peu pratiqué au moment où Robert Charbonneau fit un début très remarqué avec Ils posséderont la terre (1941) . Ici, les événements extérieurs sont rares et le roman n'exploite que les transformations psychologiques que subissent les personnages au contact les uns des autres. La voie de l'introspection était vraiment celle de Charbonneau; c'est pourquoi il a moins bien réussi ses deux autres romans, Fontile et les Désirs et les Jours, où il a aussi cherché à peindre les mœurs d'une petite ville. Le genre a été repris depuis par André Giroux qui, dans Au-delà des visages, a décrit par une suite de tableaux les réactions que provoque chez divers personnages la nouvelle d'un meurtre commis par un jeune homme de bonne famille. De la même manière, dans les Témoins, Eugène Cloutier a disséqué les divers aspects de la personnalité d'un meurtrier en le faisant s'analyser par divers côtés de lui-même constitués en témoins. Dans le Gouffre a toujours soif, Giroux a observé les états d'âme d'un cancéreux qui fait la somme de sa petite vie au moment où elle s'achève. Giroux est le romancier de la maladie et de la mort. De même, la Fin des songes de Robert Élie est l'analyse subtile et poussée de la déchéance spirituelle et morale d'un homme qui aboutit au suicide, faute de pouvoir trouver un sens à la vie. Son deuxième roman, Il suffit d'un jour, témoigne des mêmes exigences spirituelles mais est un échec. Dans les romans de Jean Filiatrault les personnages se torturent les uns les autres parce qu'ils s'aiment trop, d'un amour possessif et non libérateur. Après un début prometteur malgré les outrances de l'écriture dans Évadé de la nuit, André Langevin a donné avec Poussière sur la ville un des meilleurs romans canadiens. Ce bref récit raconte avec une rare économie de moyens la vie d'un médecin trompé dont la femme se suicide quand son amant épouse une autre femme. Ce roman a la rigueur d'une tragédie racinienne et est écrit dans un style d'une belle simplicité. Le troisième roman de Langevin, le Temps des hommes, n'a pas la même unité d'action et de style, mais elle ne manque pas de pathétique cette histoire d'un défroqué qui, cherchant une raison de vivre, croit l'avoir trouvée lorsqu'il rencontre et veut sauver un meurtrier qui fuit la justice. Langevin a un authentique tempérament de romancier et son univers est

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celui des déshérités qui, prisonniers de leur solitude, sombrent dans le désespoir : le romancier a pitié des êtres qui ne parviennent pas à communiquer avec leurs semblables. Parmi les romancières de plus en plus nombreuses à cultiver le roman d'analyse, Claire Martin apparaît en tête de file, encore qu'elle excelle davantage dans la nouvelle (Avec ou sans amour) que dans le roman. Elle a l'observation cruelle et sait surtout faire voir les tares de ses personnages en des raccourcis heureux; dans Doux-amer (plus amer que doux) et dans Quand j'aurai payé ton visage, elle a analysé les ressorts secrets des impossibles amours humaines. Un peu dans le même ton, Diane Giguère a peint dans le Temps des jeux la haine qu'une jeune fille en vient à éprouver pour sa mère libertine, haine qui la déchire elle-même et la pousse à faire souffrir les autres. Il y a plus de poésie et de fantaisie dans les romans de Louise Maheux-Forcier, Amadou et l'ile joyeuse, mais ici les rêves des jeunes héroïnes ne font qu'accentuer par contraste les laideurs d'un monde de jeunes artistes où abondent lesbiennes et alcooliques. Nous sommes dans un univers d'un autre âge quand nous lisons la Laure Clouet d'Adrienne Choquette, portrait d'une vieille fille de la bourgeoisie qui, au midi de la vie, est bouleversée en découvrant l'amour réciproque que se portent deux jeunes mariés qu'elle héberge. Il y a aussi beaucoup de poésie dans l'unique roman de la poétesse Anne Hébert, les Chambres de bois, où des personnages de légende s'agitent lentement dans un monde de rêve. Peut-être faut-il voir dans le geste de Catherine, qui abandonne son mari et se donne à un garçon simple et fort, une autre expression de la réconciliation de la poétesse avec la vie. Il y a dépaysement total aussi dans les romans de Marie-Claire Blais (la Belle Bête), mais nous nous rapprochons de la réalité quotidienne en lisant des romans de qualité comme la Fin de la joie de Jacqueline Mabit, roman des amitiés particulières, ou Un amour maladroit de Monique Bosco qui évoque la jeunesse malheureuse d'une Israélite française pendant l'occupation allemande et son dépaysement au Canada après la guerre. La guerre a peu inspiré nos romanciers mais il faut signaler au moins Neuf jours de haine de Jean-Jules Richard, un documentaire brutal et violent d'une écriture rapide comme l'action, et les Canadiens errants de Jean Vaillancourt. D'autres œuvres récentes méritent d'être retenues et, avec celles qui précèdent, montrent la grande diversité des sujets et des styles qu'on trouve dans le roman d'aujourd'hui. Maurice Gagnon est un habile artisan et réus1,it assez bien un roman sur n'importe quoi : la vie conjugale, la politique, les affaires, la médecine. Claire France sait développer à l'infini les plus romanesques intrigues (Autour de toi, Tristan), mais la mode est aux romans courts d'où le romanesque est d'ailleurs

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presque toujours banni. Jean Pellerin a pratiqué le roman populaire (le Diable par la queue), tout comme le poète Gérard Bessette (la Bagarre) à qui l'on doit encore un cruel petit roman satirique (le Libraire). Dans les Anges dans la ville, Wilfrid Lemoine a raconté avec pudeur l'amour incestueux d'un frère pour sa sœur, tandis que Clément Lockquell a voulu écrire le roman des frères religieux enseignants (les Élus que vous êtes) et Gilles Marcotte, celui du prêtre (le Poids de Dieu). C'est néanmoins Jean-Paul Pinsonnault qui a écrit le roman du prêtre le plus complexe et le plus pathétique (les Terres sèches), après avoir évoqué les troubles de la jeunesse (les Abîmes de l'aube). Pinsonnault œuvre dans la tradition du roman bien charpenté du dix-neuvième siècle tandis que Claude Jasmin raconte à la va-comme-je-te-pousse les aventures d'une jeunesse fébrile et anarchiste, depuis Et puis, tout est silence jusqu'à Éthel et le terroriste; Réal Benoit (Quelqu'un pour m'écouter) et Georges Cartier (le Poisson pêché) ramassent, dans un unique dialogue intérieur, le premier toute la vie d'un homme au moment où, désespéré d'avoir perdu un fils, il quitte sa femme et son autre enfant; le second, les huit années d'un boursier en séjour prolongé à Paris. Il n'y a rien de plus différent, à tous points de vue également, que le roman quasi documentaire de Pierre Gélinas sur le monde des syndicats ouvriers (les Vivants, les Morts et les Autres) et le récit de Jacques Godbout, l'Aquarium, microcosme situé en Afrique où s'agitent des hommes que ronge l'ennui et qui s'entredévorent comme des poissons de différentes grosseurs. Dans ce monde en décomposition, l'auteur a sans doute vu l'image de notre époque. Plus prolifique qu'eux tous et changeant comme Protée, Yves Thériault touche à tous les sujets et diversifie son style d'un roman à l'autre. Depuis la Fille laide, d'un primitivisme qui rappelle le premier Giono, il a donné le meilleur de lui-même dans trois romans qui peignent respectivement les mœurs des Esquimaux (Agaguk), des Indiens (Ashini) et des juifs de Montréal (Aaron). Thériault est certes le plus imprévisible de nos romanciers, celui dont l'œuvre est la plus abondante et la plus diverse. Ce palmarès ne laisse sans doute pas dans l'esprit du lecteur une image bien claire du roman canadien-français récent. Et pour cause. Il n'y a pas eu chez nous de grand maître qui ait fait école et la plupart de nos romanciers font cavalier seul. Faute d'une tradition locale, ils ont naturellement cherché leurs maîtres ailleurs, surtout en France, un peu aux États-Unis, en Russie et ailleurs. Aussi retrouve-t-on dans notre roman récent des thèmes, des attitudes spirituelles et morales, des styles de composition et d'écriture qui ont cours un peu partout dans le monde contemporain. Tout cela est d'une extrême diversité : comme l'est la réalité même. Les

LE ROMAN

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uns plongent leurs personnages dans l'action, les autres analysent les états d'âme de personnages désœuvrés ou inadaptés; chez les uns, le péché est une source de tourments et de remords, chez d'autres règne une indifférence morale ou un cynisme agressif; pour un personnage cherchant à conquérir la liberté spirituelle et la vie mystique, on en trouve cinq ou dix dont la vie est tout entière dominée par les sens et le sexe; on nous invite ici à partager les rêveries d'une poétesse en prose, et là, on nous plonge dans les horreurs de la guerre ou dans la peur viscérale d'un meurtrier traqué par la police; dans un autre ordre d'idées, tel roman est construit avec la logique qu'on admirait chez un Voltaire, tel autre coule comme la lave d'un volcan en éruption; chez l'un, il y a un visible effort d'objectivité, chez l'autre, tout est subjectivité et les personnages gardent leur mystère. On pourrait multiplier les contrastes à l'infini. Le roman canadien-français d'aujourd'hui a subi l'influence de l'époque, qui est une ère de transition où l'on remet tant de valeurs en question, où la pensée explore des terres mal connues et où l'écrivain, comme les autres artistes, invente des formes nouvelles. Il est sans doute trop tôt, non seulement pour savoir à quoi cette production conduira, mais même pour en saisir le sens et la portée. Ce qui est certain, c'est que depuis un quart de siècle quelques-uns de nos meilleurs romanciers ont tourné le dos à des traditions faibles et stériles et qu'ils ont produit des œuvres qui renouvellent notre vision de la société dans laquelle nous vivons et des hommes que nous sommes. Et ce qui n'est pas moins certain, c'est que rien n'est aussi simple qu'autrefois : nous sommes désormais sortis de la vision idyllique de l'enfance, même si on en retrouve la nostalgie jusque dans les œuvres les plus audacieuses. le 15 octobre 1967

2 La poésie JEANNE D'ARC LOR TIE

et GUY SYLVESTRE,

M.s.R.C.

RETRACER EN QUELQUES PAGES les cheminements de la poésie canadienne, du xvne au xxe siècle, ne peut se faire qu'en survol. A mi-chemin entre ces deux dates, notre poésie a subi une coupure : la Conquête. Avant 1760, elle est l'œuvre de Français séjournant en terre d'Amérique; après la Cession, privée de ses racines, elle se refait péniblement une existence autonome pour enfin s'épanouir dans la splendeur multiple qu'elle connaît aujourd'hui.

AVANT

1760 [J.D'A. L.]

L'avocat-poète Lescarbot, qui accompagne le sieur de Poutrincourt au Nouveau Monde en 1606, est un homme de la Renaissance et ses Muses de la Nouvelle-France (1607) trahissent l'empreinte de cette époque. L'esprit d'optimisme et d'enthousiasme les anime. Des thèmes propres à l'ère des découvertes y fourmillent : îles « fortunées », fleuve « infini » menant en Chine, sites majestueux, doux hiver, opulente nature, sauvages bons et avides de foi. La manière des renaissants en caractérise l'expression. Un poème épique, un divertissement dramatique qui fut joué sur les eaux du port « Royal », des épîtres d'adieu, une ode pindarique, des sonnets pétrarquistes, le voisinage d'allusions chrétiennes et païennes : tout cela rappelle Ronsard. Ces Muses de la Nouvelle-France constituent notre poésie de la Renaissance. Au xvne siècle la poésie dramatique exerce son attrait chez nous. Les pères jésuites et les ursulines composent de petits drames et jeux moraux à l'intention des étudiants et des pensionnaires. La vie de colon ne favorise pas les dramaturges, mais le goût du théâtre est vivace et les acteurs de « Kébec » étonnent par leur talent. En 1640, une tragi-comédie est pré-

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sentée en l'honneur du chevalier de Montmagny; en 1646 (1651 et 1652), on joue le« Scide > de Corneille; en 1650, sa tragédie Héraclius; en 1668, le Sage Visionnaire; et, en 1693, à l'occasion du carnaval, Nicomède de Corneille et Mithridate de Jean Racine. Mais lorsque, en 1694, on veut jouer le Tartuffe de Molière, Mgr de Saint-Vallier sévit et met fin à l'engouement pour la scène. Le xvrne siècle, aussi peu poétique au Canada qu'en France, est jalonné de pièces de circonstance. Le genre burlesque, illustré déjà en 1668 par René-Louis Chartier de Lotbinière, revit en 1728 autour de la tombe de Mgr de Saint-Vallier dans un groupe de pièces dont un Poëme héroïcomique par l'abbé Étienne Marchand. Le genre satirique inspire de courtes strophes à l'abbé de Glandelet et Jean Berger, ainsi que de nombreuses chansons à l'occasion du Naufrage de l'Isle-aux-Œufs en 1711, et de la guerre de Sept Ans en 1755. Le genre didactique produit l'excellente Relation de Voyage du sieur de Diéreville en 1708, et le Tableau de la mer du Canadien de naissance Jean Taché en 1734. Le genre lyrique est bien représenté par l'abbé Joseph Seré de La Colombière dans un Noël de 1694 ainsi que dans des couplets à la Vierge. APRÈS LA CONQUÊTE [ J. D'A. L.]

La génération de la Conquête reçoit donc des devanciers un héritage : le goût de la poésie sous toutes ses formes. Par ailleurs, elle en hérite aussi des habitudes de surprotégés. Lorsque naît la province de Québec le 7 octobre 1763, elle doit faire du même coup et à l'aveuglette l'apprentissage de beaucoup de choses : l'usage de monnaie métallique, l'imprimerie, la presse, le rouage des institutions politiques anglaises. Elle obtient l' Acte de Québec (177 4), repousse l'invasion américaine (177 5), réclame l' Acte Constitutionnel ( 1791 ) . Malgré une vie atrophiée, elle ne délaisse pas la poésie, notamment la chanson orale qui longtemps sert de moule à la poésie écrite. Des couplets guerriers, antirévolutionnaires et antibonapartistes, des odes d'assez bonne facture, quelques épîtres d'alexandrins parsèment la Gazette de Québec. On y perçoit un sentiment national rudimentaire : simple conscience collective d'abord, puis sentiment de solidarité, particularisme ethnique qui s'oppose à la fois aux Américains rebelles et aux Français révolutionnaires. Les tout premiers rimeurs sont les officiers, soldats et miliciens d'origine canadienne. En 1765, le journal québécois parle d'un poète canadien célèbre : le sieur Lanoux, auteur d'une comédie; mais on ne trouve aucune trace de lui par la suite. Vers 1770, les élèves du séminaire de Québec

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ainsi que les petites pensionnaires de l'hôpital Général composent des strophes; en 1778 ce sont les écoliers du collège de Montréal, dont le jeune Louis-Charles Foucher, auteur de vers philosophiques. Le Français Valentin Jau tard fonde à Montréal une académie littéraire. Les membres de cette société admirent Voltaire et imitent Boileau, sauf le Québécois qui signe « Canadien curieux », et qui est fasciné par la poésie préromantique, les Nuits de Young dont il imite les vers, et par la Nouvelle Héloïse. Jautard l'en détourne, l'exhortant à s'en tenir aux vers légers. Joseph Quesnel (1749-1809) est sûrement le meilleur écrivain de la fin du xvme siècle. Poète, musicien, auteur de pièces de théâtre, il rêve en vain de fonder une académie des belles-lettres car les versificateurs ne sont pas rares à l'époque. En revanche il compose plusieurs dizaines de poèmes qui en font l'authentique représentant chez nous de la poésie badine et frivole du xvme siècle. C'est à cette époque, à compter de 1787 surtout, qu'il faut situer les premières infiltrations d'ouvrages préromantiques au Canada : Rousseau, Young, Gessner, Thomson, Ossian, Goldsmith, Gray, Scott, Ann Radcliffe, Southey, Richardson. Des traces de madame de Staël apparaissent en 1803. La génération de 1806 voit surgir le journalisme canadien, l'affrontement racial ainsi que le nationalisme. Elle fait la guerre de 1812, est témoin du complot d'Union des Canadas en 1822, mais également du triomphe progressif du droit des peuples en Europe. Forte de ce droit, elle traverse les années agitées qui mènent à 1830. Le militaire français Joseph Mermet (1775-1828?), en garnison à Kingston en 1813, suscite une effervescence littéraire chez les lecteurs montréalais du Spectateur qui publie anonymement ses vers jusqu'à son départ en 1816. Mermet représente la poésie héroïque (la Victoire de Châteauguay) et la poésie descriptive (Tableau de la cataracte de Niagara). Vers la même époque, le Montréalais Michel Bibaud (1782-1857), instituteur, poète, historien et journaliste, commence à publier des vers. Il déplore le départ de Mermet et tente à son tour de stimuler la vie intellectuelle en fondant successivement plusieurs revues littéraires telles /'Aurore (1817-1819) et la Bibliothèque canadienne (1825-1830) . Il publie le premier recueil poétique du Canada : Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et autres Pièces de Vers, composées depuis ses années de collège au début du siècle et publiées en 1830. Michel Bibaud excelle dans la satire en alexandrins classiques. Cela lui a valu d'être considéré comme l'incorrigible disciple de Boileau. C'est une demi-vérité. Il donne des preuves du malaise que lui causent les con-

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traintes classiques, et du goût qu'il professe pour la nouvelle littérature. L'examen attentif de ses propos montre qu'en ce classique attardé sommeille un véritable préromantique. On ne peut passer sous silence Isidore Bédard (1806-1833), jeune député et auteur d'un Hymne national ( 1829), qui jouit d'une grande vogue à l'époque. Secrètement attiré par l'Europe, il s'y rend en 1831, et meurt à Paris après une vie de bohème selon le type du héros romantique. Contemporaine de la révolution de Juillet à Paris, la génération de 1830 connaît les affres de la rébellion en 1837, l'humiliation profonde de l'Union de 1840. Mais elle voit renaître l'espoir après 1842. Ce climat de lutte ne la rend pas imperméable à l'influence des œuvres romantiques qui affluent au Canada depuis quelques années. François-Xavier Garneau donne l'exemple d'une poésie nouvelle. La chanson canadienne, sous l'influence de Béranger et Delavigne, devient plus littéraire; le lyrisme jaillit plus spontanément. Les formes poétiques traditionnelles ( épigramme, satire, épître, etc.) disparaissent, remplacées par des poèmes lyriques valables. Les auteurs, très souvent des hommes politiques, y chantent le pays, sa liberté, les multiples aspects de son malheureux destin. Parallèlement, ils exaltent Dieu, l'enfant, la mère, la nature, les légendes. Des strophes nouvelles et mieux rythmées remplacent les blocs compacts d'alexandrins. François-Xavier Garneau (1809-1866), par la qualité, le nombre, et la variété de ses vers, domine la décennie 1831 à 1841. Sa production entière baigne dans la mélancolie : tantôt douce et élégiaque comme dans le Voyageur, tantôt violemment désespérée comme dans Au Canada. Encore aujourd'hui on lit avec plaisir le Vieux chêne, le Dernier Huron et Louise, Une légende canadienne. D'autres poètes de cette époque, bien qu'ils n'aient pas publié de recueil, ont été remarquables en leur temps. Le Suisse Aimé-Nicolas dit Napoléon Aubin apporte à notre poésie un peu du romantisme de confidence (Tristesse, A Jenny, Souvenirs) . François-Magloire Derome crée un remous en 1841 par un poème jugé incendiaire : le Lendemain. Pierre Petitclair, poète funèbre et sombre, publie des romances ossianiques. Joseph-Guillaume Barthe chante les bois solitaires et l'amour. Quelques poètes passent à la postérité grâce à un seul poème : George-Étienne Cartier ( 0 Canada, mon pays, mes amours ! ) ; Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (l'Union des Canadas); Antoine-Gérin-Lajoie (le Canadien errant) . Les Canadiens de 1845 ont vu paraître !'Histoire du Canada de Garneau. Leur époque, celle du renouveau religieux inauguré en 1840, enregistre la montée du libéralisme. Époque de déploiement culturel, elle

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voit fonder l'Institut canadien de Montréal, elle est témoin du retour de la France concrétisé par l'arrivée de la Capricieuse en 1855. La poésie de cette génération cherche un équilibre entre deux pôles : le thème de la France et celui du progrès de l'humanité, le thème du passé et celui de l'avenir. Elle produit trois poètes de mérite : Joseph Lenoir, Charles Lévesque et surtout Octave Crémazie. Joseph Lenoir (1822-1861) commence à publier des vers en 1840; il cherche des modes nouveaux d'expression notamment des formes strophiques. Il fustige la société de son temps, dans le ton des Châtiments de Victor Hugo : les poèmes de cette veine n'ont pas été colligés. Ses Poèmes épars, parus seulement en 1916, contiennent une vingtaine de pièces dont quelques légendes, romances et essais exotiques. La venue de la Capricieuse ne lui a inspiré aucun vers. Charles Lévesque (1817-1859), inconnu de la plupart de nos historiens, cherche aussi des voies nouvelles. Vers 1845 il pratique le petit poème en prose. Nul mieux que lui à l'époque n'a chanté la femme, la fiancée, l'épouse, l'amour tendre, ardent et fidèle. Contrairement à Lenoir et à Lévesque, Octave Crémazie ( 1827-1879) est tout à la France et au passé canadien. Précurseur et âme de l'École québécoise de 1860, il publie ses vers entre 1849 et 1862 et comme poète il appartient à cette période. Il perçoit de façon aiguë la carence culturelle des siens; pour promouvoir le commerce du livre, il se ruine et par suite tue en lui le poète. Son œuvre comprend environ trente-cinq poèmes où l'Orient, l'alliance anglo-française, le thème des « deux drapeaux " ne parviennent pas à dissimuler son refus de la Conquête. Le peuple chante encore aujourd'hui le Drapeau de Carillon; la critique préfère les Morts et la Promenade de trois morts dont seule la première partie a paru. Ce qu'il a composé de mieux ce sont sans doute les deuxième et troisième parties de ce long poème : selon sa coutume, Crémazie les composa dans son esprit, attendant le déclic qui les lui eût fait écrire mais qui ne se produisit jamais. La génération de 1860 appartient à une époque sereine de notre histoire, au règne conciliateur qui entoure la confédération. On y exalte la grande patrie canadienne. Par un effet de quelque mécanisme inconscient, les poètes québécois se tournent instinctivement vers le passé canadien. D'ailleurs, un peu partout à travers le monde, la disparition d'anciennes dynasties inspire aux peuples la crainte de l'extinction. Épris de progrès et d'avenir, ils cherchent dans le passé une garantie de survie, garantie d'autant plus assurée que leurs origines se perdent plus loin dans le temps. Ce retour au passé, loin de leur sembler un refus du réel, apparaît comme un phénomène d'enracinement. Tel est le courant d'idées qui est à l'origine de l'École patriotique de Québec. Ses membres ont créé une

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tradition poétique chez nous : ils ont chanté le pays sous toutes ses formes. Ses meilleurs représentants sont Fréchette, Garneau, Lemay, Chapman, à qui nous joignons Beauchemin. Louis-Honoré Fréchette (1839-1908), poète, dramaturge, prosateur, publie environ sept ouvrages poétiques en trente ans. Il est le premier à rassembler un recueil lyrique : Mes loisirs (1863). Selon Fréchette, le poète est celui qui « ravit le feu du ciel » mais que le monde rejette. Ses Fleurs boréales, couronnées par l'Académie française en 1881, et son chef-d'œuvre la Légende d'un peuple (1887) font de lui notre poète national. Admirateur de Victor Hugo, il en imite parfois assez heureusement les procédés. Alfred Garneau (1836-1904), fils de l'historien, entre dans l'immortalité grâce à un mince recueil, Poésies ( 1906). Plus âgé que son groupe, il publie une œuvre plus jeune et remplie de rêve. L'intimité, l'amour, l'amitié, la femme, l'enfant, la nature, les souvenirs figurent parmi ses thèmes de choix. Romantique par les sentiments, sa poésie dénote un souci d'art tout parnassien et une légère tendance au symbolisme. Uon-Pamphile Lemay (1837-1918), poète de Lotbinière, publie onze recueils en un demi-siècle. Ses Essais poétiques ( 1865) émeuvent ses contemporains. Les Gouttelettes ( 1904) portent la marque de l'artiste qui a longuement ciselé ses vers. Lemay attire par sa grande sincérité et sa tendresse. William Chapman ( 1850-1917) rivalise de talent avec Fréchette. Ses cinq recueils publiés en trente-six ans révèlent un artiste inspiré par la vie rurale et les traditions canadiennes. Dans les Feuilles d'érable (1890) et les Aspirations (1904), il condense sa pensée et atteint à une intensité originale. Nérée Beauchemin (1850-1931), sans être d'aucune école, s'apparente au groupe de Québec. Il a quarante-sept ans lorsque paraît son premier recueil Floraisons matutinales (1897); il en a soixante-dix-huit à la parution de Patrie intime (1928). L'originalité de Beauchemin consiste à se dire lui-même. Lui qui n'a jamais quitté son village, il se caractérise par un certain universalisme. Vers 1880, la poésie traverse une crise chez nous. Les jeunes, avides d'intériorité, témoignent de l'impatience; après 1885 ils fondent quelques revues, comme l' Écho des jeunes qui reste exemplaire. Édouard-Zotique Massicotte, son rédacteur, est l'initiateur du décadentisme au Canada. En 1890 il découvre Verlaine dont il reçoit le coup de foudre. Vers 1893, un groupe d'amis publie des vers nouveaux dans le Samedi, tandis que Louvigny de Montigny et Jean Charbonneau jettent les fondements de l'École littéraire de Montréal. Cette école, vers la fin du siècle, brille d'un vif éclat : elle tient des

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séances publiques de récitation. En trente ans elle connaît trois temps forts d'activité poétique, rajeunit par deux fois son personnel et assiste à la publication de cent dix-neuf ouvrages de vingt et un de ses membres. Ses poètes sont tiraillés entre le thème du terroir et celui de leur propre univers intérieur. Émile Nelligan (1879-1941) constitue la plus belle gloire de l'École littéraire de Montréal. Son Œuvre, publiée en 1904 par les soins de Louis Dantin, et la première du genre au Canada, marque le début d'une libération poétique. Le rêve, la nature, l'angoisse, la hantise de la mort et du tombeau, la douceur de l'enfance se traduisent en rythmes inégalés jusqu'alors et placent Nelligan au rang des génies. Impossible d'énumérer ici les nombreux talents éveillés au sein de !'École littéraire de Montréal. Arthur de Bussières (1877-1913), dans les Bengalis ( 1931), manifeste un grand souci artistique. Charles Gill (1871-1918), poète aux ambitions dantesques, laisse un Cap Éternité (1919) qui, malgré certaines faiblesses, fascine par l'impression de puissance, de mystère et de magnificence qu'il traduit. Gonzalve Désaulniers (1863-1934), par la nouveauté des Bois qui chantent (1930), joue un rôle-clé dans le renouvellement poétique du premier tiers du xxe siècle chez nous. Albert Lozeau (1878-1924) est sans doute, après Nelligan, le plus artiste des poètes de cette époque; son Âme solitaire ( 1907) ainsi que le Miroir des jours (1912) en font le poète de l'amour. Lionel Léveillé (1875-1955) traite, en strophes légères, des sujets canadiens d'une profondeur saisissante comme dans Chante, Rossignol, chante (1925). Quelques poètes de cette école, particulièrement épris d'art, annoncent le renouveau de 1940 : tels sont Alphonse Beauregard, Albert Dreux ainsi que Jean-Aubert Loranger. En marge de l'École littéraire de Montréal prennent place quelques tenants de la primauté de l'art, en réaction contre le régionalisme étroit; leurs recueils ont fait choc lors de leur parution. Guy Delahaye ( Guillaume Lahaise) publie les Phases (1910), Paul Morin cisèle son Paon d'émail (1912), René Chopin fait paraître le Cœur en exil (1913), tandis que Marcel Dugas se fait l'apologiste de ce petit groupe. Invincibles, ces poètes collaborent au Nigog, revue littéraire destinée à dissiper l'ignorance des contemporains et à promouvoir l'art sous toutes ses formes. A la période de l'entre-deux-guerres appartiennent deux poètes parvenus à la célébrité. Alfred Desrochers, classique insigne et chantre passionné de l'Amérique, publie A l'ombre de l'Orford en 1929. Robert Choquette, dans « l'un des poèmes les plus profonds et les plus beaux de notre littérature», Metropolitan Museum (1931), dénote« une maîtrise consommée du langage ». Ces mêmes années sont marquées par la présence de nos « poétesses

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amoureuses » à la voix irremplaçable. Mère Marie Saint-Éphrem, aux accents mystiques, Jovette-Alice Bernier, Alice Lemieux-Lévesque, Éva Sénécal, Medjé Vézina et Simone Routier font entendre une parole porteuse de mystère. Depuis les francs accents d'un Marc Lescarbot jusqu'au langage poétique qui se veut vision de l'Univers, comme chez Robert Choquette, notre poésie résonne comme une orchestration lyrique réalisée par de multiples générations. Cette œuvre longue et laborieuse jette un peu de lumière sur la poésie récente. Elle atteste que nos poètes actuels sont venus de très loin. Elle dit que, si ces derniers figurent aujourd'hui parmi les meilleurs de la francophonie, c'est en partie parce qu'ils sortent d'une lignée ininterrompue de Canadiens pour qui faire des vers constitue une urgence vitale. LA POÉSIE D'AUJOURD'HUI [ G. S.]

Il était à prévoir que les progrès accomplis à l'époque de l'École littéraire de Montréal et entre les deux guerres allaient continuer pendant et après la deuxième guerre mondiale. L'exemple des aînés était un encouragement pour les jeunes. Ces progrès furent précipités par suite de la guerre et, si paradoxal que cela puisse paraître, par la défaite de la France en 1940. L'occupation allemande coupa la France métropolitaine du reste du monde libre et la littérature d'occupation resta presque toute inconnue au Canada jusqu'après la guerre; mais devant le silence de la France les Canadiens de langue française sentirent le besoin de s'exprimer davantage et de combler ainsi en partie le vide que créait ce qui, vu d'ici, semblait être un silence presque total. La guerre elle-même a remis en question les grands problèmes de l'homme et de la société, ce qui n'a pas été sans marquer la nouvelle littérature dont le ton est devenu plus grave. Ainsi, la poésie des années 40 et 50 est certes plus tourmentée que jamais auparavant; elle est plus ésotérique aussi. Quatre noms dominent la nouvelle poésie: Saint-Denys-Garneau, Alain Grandbois, Anne Hébert et Rina Lasnier. La plus grande partie de la jeune poésie s'inscrit dans le prolongement de ces quatre figures dominantes. En comparant leurs œuvres, et celles des plus jeunes, à celles de Choquette, de Desrochers ou de Simone Routier, on ne peut manquer de constater que nous entendons un langage nouveau : non seulement les sujets, ou les thèmes, qui retiennent l'attention des poètes, sont fort différents, mais les techniques ont évolué radicalement et, ce qui est encore plus important, la notion même de poésie a changé non moins considérablement. Il en est d'ailleurs ainsi dans tout l'Occident : qui compare Moréas à Guillevic, Francis Thompson à Dylan Thomas a peine à les réduire à

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un commun dénominateur, et cela est vrai aussi, au Canada, de Lozeau et de Giguère, de Morin et de Lapointe. Les poètes canadiens de langue française continuent à subir l'ascendant des poètes français et à réagir devant cette influence qui s'exerce toutefois avec un moindre retard qu'autrefois. On a vite fait de constater que plusieurs d'entre eux ont lu Michaux et Jouve, Char et Guillevic, Prévert et Bonnefoy, mais ils sont néanmoins des poètes canadiens ayant leur individualité propre. Ainsi, Pierre Trottier a beau publier des Poèmes de Russie, il n'en est pas moins un poète canadien par une certaine qualité de la sensibilité comme par son expérience de l'espace et du temps : on ne s'y trompe pas. En somme, l'attraction de la France se manifeste encore, influence multiple et diverse, influence souvent à retardement qu'on peut observer dans des œuvres qui ont un certain caractère anachronique. Ainsi, entre la fusée interplanétaire et la bombe à hydrogène, la voiture à traction animale et le vieux rouet inspirent encore certains poètes : les uns ne sont d'ailleurs pas plus poétiques que les autres, tout dépend de ce que le poète en fait. L'anachronisme, en définitive, n'est pas tant dans l'objet que dans le regard ou dans la pensée du poète. Aux deux extrémités de l'axe poétique on trouve un sentimentalisme indestructible et un ésotérisme non moins facile. Une partie importante de la production poétique récente est vraiment une poésie de l'âge atomique; il n'est peut-être pas étonnant que la désintégration des formes poétiques traditionnelles soit contemporaine de la fission de l'atome : il y a peut-être là un phénomène d'osmose naturel. En tout cas, on retrouve dans la poésie canadienne récente cette angoisse qui est le lot des hommes de notre temps, les premiers à posséder le redoutable pouvoir de mettre fin à toutes les civilisations et à l'espèce humaine elle-même. Une partie importante de cette poésie a un accent nettement tragique, même lorsque le poète aboutit au terme de son expérience à chanter la joie reconquise. Enfin, cette poésie n'est plus dominée par l'histoire ou la nostalgie du passé : elle est l'expression d'hommes et de femmes d'aujourd'hui. Les voix de Saint-Denys-Garneau, d'Alain Grandbois, d'Anne Hébert et de Rina Lasnier sont bien des voix de notre temps. Mort jeune après s'être réfugié dans le silence, comme Rimbaud et Nelligan, Saint-DenysGarneau (1912-1943) est devenu une figure poétique légendaire, un destin exemplaire. Son Journal ( 1954) est le plus beau et le plus tragique témoignage qu'ait laissé un Canadien sur l'angoisse que peut éprouver un homme qui se sent de plus en plus impuissant à accepter la vie quotidienne et à exprimer cette impuissance dans son œuvre poétique. D'un style simple et pur, ses Regards et Jeux dans l'espace (1937) touchent comme par jeu aux sujets les plus graves et ses poésies posthumes sont inspirées

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par le sentiment de la solitude spirituelle et par la hantise de la mort dans un monde ennemi dont il évoque la dure cruauté dans des pages d'un dépouillement extrême. Toute cette œuvre est la recherche vaine du paradis perdu et elle fut la première à faire éclater les cadres traditionnels, à apporter un accent totalement nouveau et à ouvrir la voie dans laquelle la jeune poésie s'est engagée à sa suite. Saint-Denys-Garneau marque la fin d'une époque et le commencement d'une autre. Plus grande encore aujourd'hui est l'influence d'Alain Grandbois; aucun poète canadien vivant ne jouit auprès des jeunes poètes d'un prestige égal au sien. Son œuvre poétique a été réunie en un seul volume ( 1963), qui est peut-être le volume de poèmes le plus beau de toute la poésie canadienne. Il groupe ses trois recueils : les 1les de la Nuit ( 1944), Rivages de l'homme (1948) et l'Étoile pourpre (1957) . Toute cette poésie est l'expression ésotérique d'une recherche de l'amour et du bonheur dans un monde traqué par la mort. La mort est au cœur de cette poésie et donne son caractère tragique à toute l'aventure humaine. Ces poèmes sont faits d'intuitions, d'expériences, de regrets, de visions, de souvenirs, de désirs et de rêves et disent sans cesse cette tristesse qu'inspire au poète la conscience du temps qui s'écoule vers la mort inévitable. Le sentiment de la solitude et la hantise de la mort sont encore plus troublants dans l'œuvre d'Anne Hébert. Depuis les Songes en équilibre (1942) jusqu'aux Poèmes (1960) en passant par le Tombeau des rois ( 1953) , l'évolution est grande et semble enfin avoir débouché sur la joie, grâce à la réconciliation du poète avec lui-même et avec la vie, après avoir longuement exploré toute la misère physique et morale que peut éprouver celui qui, prisonnier de son corps et de ses rêves, vit pour ainsi dire comme un séquestré. Il y a quelque chose de dur dans cette poésie nulle trace de sentimentalité ici - dont le thème central fut jusqu'aux derniers poèmes celui du mur, du mur qui isole, sépare, force à se replier sur soi et inspire au poète ce sentiment de dépossession en présence du monde qui l'attire mais qui lui reste étranger, voire ennemi. Ses derniers poèmes manifestent toutefois que le poète s'est réconcilié avec le monde, qu'il a choisi d'être du côté de la vie et non de la mort, de la réalité et non du rêve. La fenêtre est désormais ouverte sur le monde devenu habitable. Les poèmes de Rina Lasnier reprennent ces thèmes de la solitude et de la mort, mais en leur opposant toujours ceux de la joie et de l'amour. Son œuvre, abondante et diverse, est au premier rang de la poésie canadienne d'aujourd'hui, avec celle d'Anne Hébert, et ces deux femmes ont une voix d'une force, d'une assurance, d'une virilité plus grandes que celle de leurs confrères de l'autre sexe. Il y a chez Rina Lasnier une veine tendre, notamment dans les Madones canadiennes et dans les pièces courtes du

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Chant de la montée, mais il y a aussi des pages qui sont comme des coulées de lave qui charrient et brûlent tout sur leur passage. C'est pourquoi elle est l'auteur de quelques-unes des plus jolies poésies de la littérature canadienne, mais aussi de quelques-uns des poèmes les plus passionnés, les plus forts, les plus déchirants. Le thème central de cette poésie essentiellement religieuse est la lutte que se livrent dans le cœur du poète l'amour et l'Amour, et les moments les plus émouvants de cette œuvre sont ceux où elle crie son mal d'être une femme que se disputent la terre et les cieux. Mais toute son œuvre chante la joie reconquise au terme de la nuit des sens et du cœur. Son plus beau recueil est peut-être Présence de l'absence. Si Saint-Denys-Garneau, Grandbois, Anne Hébert et Rina Lasnier ont inventé un langage poétique nouveau, d'autres sont restés fidèles à des traditions bien établies. Ainsi Clément Marchand, dans les Soirs rouges, a repris le thème des villes tentaculaires et introduit celui du prolétariat dans la poésie canadienne; Alphonse Piché a retrouvé la veine populaire des poètes du moyen âge, tandis que Jeannine Bélanger restait une romantique impénitente. Parmi les plus jeunes, Gérard Bessette, avec ses Poèmes temporels, est plus près de Valéry que de Char; Éloi de Grandmont a publié des Premiers Secrets qui ont le charme des premiers poèmes de Ghéon; Sylvain Garneau, mort prématurément, avait opéré un retour en arrière qui n'était pas sans rappeler celui d'Aragon durant l'occupation; et la prolifique Suzanne Paradis écrit avec une facilité étonnante des tonnes de vers qui prouvent qu'elle a du souffle et le sens du rythme et qui redisent toujours la même chose, parfois avec un rare bonheur d'expression : la soif de vivre, le goût des êtres, le goût du risque, sentiments qui ne sont guère répandus parmi les jeunes poètes du jour. Il y a là un enthousiasme qui revalorise la vie, et cette poésie a une richesse tonique à une époque où tant de poètes nous donnent de la vie une image désespérante. En somme, ces poètes ont réussi à produire une œuvre de qualité écrite en vers réguliers et faite de poèmes à forme fixe. La plupart des jeunes poètes préfèrent cependant écrire des poésies aux formes plus libres, aux vers irréguliers et, en général, ils n'ont pas de souffle. On publie surtout depuis quelques années beaucoup de plaquettes minces qui ne renferment la plupart du temps que quelques pièces courtes. Les plus laconiques sont certes Cécile Cloutier (Mains de sable) dont les trois meilleurs poèmes n'ont que de trois à cinq vers, Maurice Beaulieu, aussi d'un dépouillement extrême (A glaise fendre, Il fait clair de glaise), et Jacques Godbout dont l'ironie coupe trop souvent les ailes à la poésie au moment où elle va s'envoler. Parmi les autres poètes pleins de promesses, on trouve encore le musicien Gabriel Charpentier, Georges Cartier, Ronald Després, Luc Périer, Michèle Lalonde, Fernand Dumont et le chansonnier Gilles Vignault. Ceux dont l'œuvre s'impose déjà par

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une certaine densité et qui semblent aux premiers rangs de la jeune poésie sont Gilles Hénault, Paul-Marie Lapointe, Gatien Lapointe, Jean-Guy Pilon, Pierre Trottier, Gaston Miron, Roland Giguère, Fernand Ouellette et Paul Chamberland. Gilles Hénault, depuis Théâtre en plein air (1946) jusqu'à Sémaphore (1962), n'a cessé de tenter de marier tendresse et violence dans des poèmes qui empruntent au folklore indigène des images imprévues pour chanter avec une densité croissante un érotisme brut qu'il veut accordé aux forces telluriques de la nature. Avec Paul-Marie Lapointe (Arbres), Hénault est le plus primitif des poètes canadiens-français. Fernand Ouellette, au contraire, est un des plus cérébraux et réfléchis. Pierre Trottier, pour sa part, a chanté successivement l'aventure amoureuse (le Combat contre Tristan), la conscience de l'écoulement du temps (Poèmes de Russie) et la hantise de la mort (les Belles au bois dormant). Trottier est un lyrique, il a inventé sa propre rhétorique et son imagerie ne ressemble à celle de personne, mais il lui arrive de plus en plus souvent de tomber dans « la littérature », la fabrication. A ses meilleurs moments, toutefois, son œuvre est certes une des meilleures de la poésie actuelle. L'œuvre du graveur Roland Giguère est aussi une des plus riches que nous ait donnée un jeune poète canadien. Depuis Y eux fixes ( 1951) à Adorable femme des neiges ( 1961), le poète a évolué : de l'évocation la plus sombre, la plus désespérée de la situation de l'homme bourreau de soi-même et des autres jusqu'à la réconciliation avec la vie grâce à la découverte et à l'expérience d'un amour partagé avec la femme adorée. S'il y a dans ce dernier poème des pages d'Une pureté édénique, le poète avait néanmoins évoqué toute l'horreur de notre époque dans des vers d'une cruauté peu commune. Presque toute son œuvre a été réunie dans l' Age de la parole ( 1965). Jean-Guy Pilon est, lui aussi, mais dans un tout autre style, un poète de son temps. Il n'y a dans ses poésies que des temps forts et, depuis la Fiancée du matin (1953) jusqu'à Pour saluer une ville ( 1963), il a évolué lui aussi, de cette insatisfaction congénitale qui le poussait à rechercher toujours ailleurs des bonheurs fragiles à cette acceptation consciente et virile de sa situation canadienne d'aujourd'hui, de son destin d'homme du nouveau monde au milieu du :xxe siècle. Encore une fois, la révolte a été surmontée et dépassée et, si le surréalisme a marqué plusieurs poètes de cette génération nouvelle, il est intéressant de constater que les meilleurs s'en sont libérés en s'acceptant eux-mêmes et en acceptant simultanément leur pays et leur temps. La poésie de Gatien Lapointe est, elle aussi, directe, simple, virile et, si on peut dire, souveraine. Comme chez Pilon, on ne trouve ici nul enjolivement, nulle complaisance pour les développements inutiles. Cette poésie est presque abstraite, elle est faite de vers qui sont souvent précis et durs comme des

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apophtegmes et qui définissent avec netteté la connaissance que le poète a du monde, connaissance qui est domination et possession et qui crée la beauté en même temps qu'elle engendre l'amour. Lumière, beauté, avenir sont les mots-clefs de cette poésie d'un classicisme nouveau. De ses premiers recueils à ce Temps premier ( 1962) et à cette Ode au SaintLaurent ( 1963) qui affirment sa maturité, Gatien Lapointe n'a cessé de grandir pour venir prendre sa place, une des premières, parmi les jeunes poètes canadiens. Paul Chamberland a débuté par des poèmes d'allure platonicienne, puis a cherché à incarner sa poésie dans la patrie (TerreQuébec), avant de publier une sorte de méditation poétique violente et cahotique dans laquelle il s'affirme étranger chez lui, sa patrie réelle ayant été aliénée par l'occupant (l'Afficheur hurle). Il faudrait citer encore Jacques Brault, André Major, Gemma Tremblay et quelques autres peutêtre qui assumeront la relève. Qu'elle soit recours à la magie pour échapper au réel et le retrouver dans le miroir grossissant du mythe comme chez Roland Giguère; qu'elle aspire à vaincre le temps en trouvant la parole capable de faire naître l'instant éternel, comme chez Pierre Trottier; qu'elle se contente de désigner la réalité et de la faire apparaître dans une lumière crue, comme chez Jean-Guy Pilon ou chez Gatien Lapointe, la poésie nouvelle est, en même temps qu'un art, un moyen de connaissance, une aventure intérieure, voire une manière d'être. Par là, elle rejoint la poésie française de notre temps et elle est à l'image des hommes d'aujourd'hui. Longtemps dominée par le thème de la solitude, la poésie canadienne fait de plus en plus de place au thème de la révolte contre l'ordre établi et à celui de l'appartenance à la terre. Plus sociale, plus collective, elle redevient dans une certaine mesure littérature engagée; mais elle ne se laisse pas enfermer dans une seule école : elle est polyvalente et diverse comme l'homme lui-même.

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LES HASARDS ET LES VICISSITUDES de l'histoire permettent parfois, tout de même, que les mères-patries spirituelles survivent aux mères-patries politiques. Cette survivance, sur le plan de l'art dramatique porteur de civilisation vers le Canada, n'a jamais été concertée en France, dans le cadre de ses organismes de diffusion artistique. Elle n'a jamais été non plus, au Canada français, l'objet d'une politique définie. Il se trouve seulement que le hasard a bien fait les choses, que la communauté de mœurs et de langue a joué en faveur du théâtre. Il n'est pas inutile de préciser qu'il ne pouvait être question, avant ces quelques dernières années, d'échanges artistiques, notre Canada québécois n'ayant rien à offrir à une France comblée. C'est donc à la loi naturelle qu'impose la même langue, mais surtout à des intérêts commerciaux, que nous devons d'avoir vu cette civilisation, cette culture, ce rayonnement se manifester chez nous. Les cas de patronage conjoint du ministère des Beaux-Arts de France et du gouvernement de la province de Québec, avec subsides à la clé, celles encore de la troupe Jean-Louis Barrault-Madeleine Renaud et du théâtre de l'Odéon, sous la direction de Firmin Gémier, en 1924, puis plus tard celles de Louis Jouvet et de la Comédie-Française aux années 50, celles encore de la troupe Jean-Louis Barrault-Madeleine Renaud et du Théâtre National Populaire, pour trouver enfin un accord officiel entre les deux pays. Dans cet essai historique sur la lente évolution du théâtre français au Canada, depuis ses frustes origines jusqu'au mouvement présent dû surtout à l'initiative de nos directeurs de théâtre, metteurs en scène et acteurs, sans collaboration ni encouragement de l'extérieur, nous essaierons de décrire l'influence latente de l'art dramatique français sur le nôtre selon

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le talent de nos artistes, les conditions dans lesquelles ils doivent jouer, sans oublier de mentionner les préjugés qui pendant longtemps ont retardé cette progression. Le théâtre de tournée tiendra dans ce tableau une place de premier plan. Le lecteur de France qui feuilletterait l'histoire du théâtre français au Canada serait certes impressionné par l'abondance et la variété du répertoire présenté dans une ville comme Montréal, et par la liste des noms prestigieux qui y ont été à l'affiche. Il pourrait se dire que ses plus grandes villes de province ne furent pas aussi choyées, et trouver admirable qu'à une telle distance de Paris des auditoires de langue française aient pu régulièrement se tenir au courant du répertoire dramatique de l'ancienne mère-patrie. C'est qu'en effet presque tous les noms d'auteurs et d'acteurs sont venus s'inscrire au programme des scènes montréalaises. Mais il faut retenir qu'en dehors de Montréal, métropole du Canada, et de Québec, capitale de la province, ces troupes rayonnèrent peu et rarement à travers le pays, et aussi que cette activité doit être répartie sur une période d'une soixantaine d'années. Il faut savoir que même à Montréal, ville de près de deux millions d'habitants, aux trois quarts française, on eut des saisons entières sans la visite d'un seul artiste parisien, et qu'en certaines saisons, par exemple en 1936, aucune troupe locale ne put maintenir un théâtre ouvert. Il ne se trouvait pas de comédiens parmi les premiers colons de la Nouvelle-France. Le théâtre aux armées n'avait pas encore été inventé. Le théâtre naquit grâce à des amateurs de bonne volonté jouant la comédie en société et dans les collèges. C'est en français que fut donné le deuxième spectacle de l'histoire du théâtre en Amérique, alors qu'en novembre 1606 Marc Lescarbot, avocat, historien, poète à ses heures, présenta sur mer et sur terre, à Port-Royal d'Acadie, sous le titre de Théâtre de Neptune, un divertissement en chansons et danses sur un sujet allégorique. Avec une distribution mixte de voyageurs et d'indiens, le fondateur de !'Ordre de Bon Temps, soucieux de « la confortance hibernale des découvreurs et traitants », avait imaginé d'accueillir Jean de Biencourt de Poutrincourt, à son retour d'une expédition au pays des Armochiquois (baie de Fundy), avec ce qu'il qualifia lui-même de gaillardise. Le premier spectacle en Amérique avait été donné le 30 avril 1598 en espagnol, comédie de circonstance composée par le capitaine Farfan pour célébrer l'arrivée de l'explorateur Onate aux rives du Rio Grande et la prise de possession du territoire devenu depuis le Nouveau-Mexique. Quant au théâtre de langue anglaise, il ne devait naître qu'en 1665 en Virginie. De ce premier établissement fixe des Français en Amérique, il

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faut faire un bond considérable, dans l'espace et dans le temps, jusqu'au deuxième, celui de Québec, pour assister, cette fois sous le signe de l'évangélisation, à une nouvelle manifestation théâtrale. Champlain a fondé la ville en 1608. En 1640, pour célébrer le premier anniversaire de naissance du dauphin, futur Louis XIV, le gouverneur de Montmagny fit « exécuter une tragi-comédie » dont le principal interprète s'appelait Martial Piraube, première vedette, ne fût-ce que d'Un soir, du théâtre au Canada. Dans cette moralité sans titre ni nom d'auteur, deux démons poursuivaient l'âme d'un infidèle et la précipitaient dans un enfer vomissant des flammes. Les démons parlaient en langue algonquine, et on nous apprend que l'enfer inspira aux Sauvages une grande frayeur, si bien que « ce pauvre peuple se vient rendre à Jésus-Christ de jour en jour... ». C'est par le répertoire cornélien que l'on s'attaqua véritablement au théâtre : le 31 décembre 1646, soit dix ans après sa création, représentation du Cid au magasin des Cent-Associés - « le tout se passa bien, et n'y eut rien qui pût mal édifier »; le 4 décembre 1651, aussi à Québec, Héraclius, quatre ans seulement après sa création à l'hôtel de Bourgogne; le 16 avril 1652, reprise du Cid appelé « le Seide » et, déjà, « le Sit »; le 17 février 1668, le Sage Visionnaire ( serait-ce une adaptation de l' Illusion comique?); le 21 mars 1668, une Passion de Notre-Seigneur, par les élèves du collège des Jésuites, sous la direction du père Pierson. A la même époque eut lieu la représentation d'un drame en français, en huron et en algonquin, dont on ne connaît ni l'auteur ni le titre. C'était une allégorie sur le génie universel de la Nouvelle-France et le génie des forêts, faite d'adresses, de compliments de collégiens, sans aucun rapport avec la composition dramatique, donnée pour saluer l'arrivée du gouverneur d'Argenson le 28 juillet 1658 dans le jardin du collège de Québec. « Les quatre Français (personnages), plus policés que leurs frères hurons, algonquins et nez-percés, parlaient en vers. » Il s'agissait plutôt, comme l'a fait observer Pierre-Georges Roy, de la prose où les vers s'étaient mis. C'était là, en tout cas, un bon départ : les Français du Canada suivaient le mouvement des classiques. La pratique de la scène se répandant hors des collèges, survint la première manifestation d'une censure ecclésiastique qui devait pendant tout le régime français, et même jusqu'au vingtième siècle, poursuivre le théâtre de ses avertissements et mandements. L'abbé de Saint-Vallier, alors vicaire de Mgr de Laval, jugea à propos d'enjoindre les fidèles à la prudence au sujet des festins, bals, danses, comédies et « autres déclamations ». Il écrivit au gouverneur et à Mme de Denonville, au sujet de leur fille : « On ne croit pas qu'il soit bienséant à la profession de christianisme de lui permettre la liberté de représenter un personnage

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de comédie et de paraître devant le monde comme une actrice déclamant des vers, quelque sainte qu'en puisse être la matière. ,. Cette direction morale allait naturellement s'appliquer aussi au répertoire, et l'occasion s'en présenta avec le plus fameux incident de notre vie théâtrale sous le régime français, un incident qui a prêté à de diverses et même contradictoires interprétations. De ce conflit entre le clergé et l'autorité civile résultera une invraisemblable prolongation chez nous de l'interdit lancé contre le Tartuffe de Molière dès le lendemain de sa création à Versailles en 1664. Chaque fois qu'il sera question de mettre la pièce à l'affiche, de discrètes interventions, à Québec et à Montréal, empêcheront que la comédie soit réhabilitée de cette mise à l'index, et il faudra attendre deux cents ans, soit jusqu'à la venue de la troupe de tournée dirigée par Coquelin, pour entendre Tartuffe sur une scène canadienne. On accuse généralement le gouverneur de Frontenac de taquinerie de mauvais goût à l'égard de Mgr de Saint-Vallier, pour avoir voulu présenter Tartuffe au château Saint-Louis, ainsi qu'au séminaire et dans les communautés religieuses. Cela se passait en 1694, alors que, depuis 1669, la protection du roi ayant fini par rallier d'assez puissants suffrages autour de Molière, la comédie était jouée librement en France. Mais Mgr de Saint-Vallier appuyait son interdiction sur l'argument que « ••• il y a des pièces qui sont honnêtes de leur nature mais ne laissent pas d'être très dangereuses par les circonstances». Il répondait en quelque sorte à un défi du gouverneur, et puis la jeune Église canadienne avait le souci de ne pas laisser porter atteinte à son prestige dans un cas-type comme l'était devenue la présentation du Tartuffe. On respectait en somme une bonne vieille tradition française, sachant que Boileau avait écrit tout juste vingt ans plus tôt : Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré. L'affaire tourna au drame : deux mandements, l'un contre le chevalier de Mareuil, pourvoyeur des plaisirs du gouverneur et metteur en scène de Tartuffe, qui dut rentrer en France, l'autre contre les comédies « impies, impures et injurieuses au prochain »; puis à la comédie, le gouverneur acceptant de l'évêque cent pistoles de dédommagement pour les frais engagés, ce pour quoi Frontenac fut blâmé par la cour. Molière devait être la victime ultime de l'incident, ses pièces ayant été dès lors toutes tenues en suspicion. Ce fut aussi un dur coup pour le théâtre en général car, sauf pour des spectacles occasionnels et de tout repos dans les maisons d'enseignement, le filon de la culture ou du divertissement par l'art dramatique se perdit pour toute la durée du régime français. Il faut faire encore un bond énorme dans le temps et dans l'espace pour retrouver

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une certaine continuité dans les manifestations du genre. Mais dès le début du régime anglais Molière prenait sa revanche. Car c'est avec ses comédies qu'à Montréal les officiers anglais en garnison faisaient renaître le théâtre en le jouant en français. Ils le parlaient couramment, ce qui fut aussi le cas des premiers gouverneurs délégués à la nouvelle colonie anglaise, les Murray, Carleton, Haldimand, Prescott, Prevost et Craig. Il est curieux que ce soit Molière qui fasse le pont, avec le Bourgeois gentilhomme, le Médecin malgré lui (1774) et les Fourberies de Scapin (1780). A la mode élizabéthaine, on jouait entre hommes : il ne pouvait être question de distributions mixtes, car ni les Canadiennes, par crainte de faire scandale, ni les Anglaises nouvelles venues, par peur de déchoir, ne pouvaient se risquer à monter sur scène. L'exemple vient de haut; le théâtre va renaître dans les collèges. A celui de Saint-Raphaël, installé dans l'ancien château de Vaudreuil, a lieu la création de la première pièce imprimée à Montréal, la tragédie en vers du père Pierre Brumoy, parue en 1776 chez Fleury Mesplet et Charles Berger, dont les interprètes appartenaient aux grandes familles du temps. Si l'incident de Tartuffe avait rendu le théâtre fort suspect à l'Église, aggravant au pire, en France comme ici d'ailleurs, une nette rupture de cette fraternité des deux États dont on avait été témoin au moyen âge, il n'en reste pas moins que pendant une bonne période de notre histoire ce sont nos collèges et nos couvents, dirigés par des communautés religieuses, qui en opposition aux scènes et aux troupes naissantes perpétuèrent le goût de l'art dramatique comme l'instrument de culture et le moyen de maintenir le prestige et la pureté de la langue française. On tient par ailleurs, de M. de Salaberry, un joli témoignage sur la valeur des amateurs de l'époque. On l'invitait à Québec, en 1786, à entendre le Barbier de Séville. Il se récria qu'il ne voulait pas entendre massacrer une pièce qu'il avait vu jouer par les meilleurs acteurs de Paris. Mais, s'étant laissé entraîner au spectacle, étonné par la qualité du jeu et de la diction, il ne put se retenir, dès la première scène entre Almaviva et le Barbier, de se lever et de crier au jeune acteur Ménard : « Courage, Figaro ! on ne fait pas mieux à Paris ! » Le théâtre de société reprend aussi ses droits, et le plus important des auteurs à s'y manifester est le voyageur, poète et musicien Joseph Quesnel, homme de la facilité en tous genres, qui a donné naissance à notre dramaturgie avec des pièces comme !'Anglomanie, Colas et Colinette (1790), les Républicains Français, publiée à Paris mais qui n'y fut pas jouée, ainsi qu'un Traité de l' Art dramatique à l'intention des amateurs de Québec. De Quesnel, que l'on avait surnommé « le Père des Amours >, l'historien Benjamin Sulte a dit :

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Nous lui devons la principale part du réveil littéraire qui se manifesta parmi nous après la fin des hostilités en Amérique ( 1783) . Il arrivait à propos, car dans l'isolement où nous étions, la visite d'un écrivain français, quelle que fût sa valeur, était une bonne fortune, puisqu'il apportait des idées nouvelles [ ...] Entre la guerre américaine, terminée depuis sept ans, et les transes de la révolution française qui allaient survenir mais toutefois sans nous déranger, on s'amusait à Québec et à Montréal, on dépensait de l'esprit, on créait une petite littérature de genre provincial, tout intime, toute gaie, sans prétention, mais de vive source ... et avec beaucoup d'imitation. Pourvoyeur des plaisirs de la jeune colonie anglaise comme l'avait été de la jeune colonie française le chevalier de Mareuil, Quesnel fut comme lui en butte aux vexations de l'Église. Le cas est plutôt drôle, car s'occupant de musique d'église le jour et de musiquette le soir, Quesnel, semoncé par le curé de Notre-Dame, devenait ainsi avant la lettre le CélestinFloridor de Mam'zelle Nitouche. On commençait du reste à trouver le clergé exagérément sourcilleux sur le sujet, ce dont témoigne cette ruade dans les brancards de la Gazette, à la suite d' « avertissements » de l'abbé Plessis : « On voudrait persuader que le théâtre est dangereux pour la jeunesse qui le fréquente, mais cela n'est point du tout vraisemblable; au contraire, un peu de réflexion nous convaincra que les acteurs et les spectateurs mêmes [sic] pourraient employer le temps qu'ils donnent à ces spectacles à des amusements beaucoup moins décents, beaucoup plus préjudiciables aux bonnes mœurs, à leurs intérêts, à leur santé et à l'édification du prochain. » Un haut patronage, celui du père de la reine Victoria, le prince Édouard duc de Kent, pouvait à la même époque épargner à Molière une nouvelle indignité à l'occasion d'une représentation de la Comtesse d'Escarbagnas et du Médecin malgré lui donnée par les Jeunes Messieurs Canadiens, le 18 février 1792, à Québec. Le dix-huitième siècle se terminait en tout cas sur des spectacles sans danger pour l'âme des spectateurs : des marionnettes et du cirque. Il faut attendre 1825 pour que s'ouvre au théâtre une nouvelle époque. Le Canada est passé d'un régime politique à un autre et pendant cette période de tâtonnements rien de durable ne s'est créé au point de vue artistique. Mais comme en toute chose rien ne se perd, il y a déjà les ferments, qui resteront encore longtemps endormis sous les neiges, sinon d'une dramaturgie, au moins d'une pratique du théâtre qui puisera désormais, aux sources les plus diverses, des enseignements utiles. On ne suit qu'avec quelques années de retard l'évolution du théâtre français, mais

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faute de tradition continue, à cause de soucis immédiats et beaucoup plus graves auxquels il faut faire face, aucun de ces efforts isolés ne pouvait atteindre à une stabilité fructueuse. Le commissaire spécial envoyé de Londres pour analyser la situation politique du Canada, lord Durham, s'étonnera de notre indigence artistique dans le rapport qu'il soumettra en janvier 1839 au Parlement impérial : « Bien qu'elle descende d'une nation qui a le plus aimé et le mieux cultivé l'art dramatique, et qu'e1le vive sur un continent où presque chaque ville, grande ou petite, possède un théâtre anglais, la population française du Bas-Canada, séparée de tout un peuple qui parle sa langue, est incapable de maintenir une scène nationale. » L'explication de ce phénomène est pourtant là, sous sa propre plume : lord Durham oubliait que la rupture avec la mère-patrie avait été absolue, complète, sur tous les plans. En 1825 se construit enfin un théâtre, le Royal, avec une scène bien aménagée, qui changera d'avec les salles de fortune utilisées jusque-là. Ce sera un théâtre anglais, mais on y verra voisiner les Canadiens des deux langues, depuis qu'un Te Deum les a réunis à l'église Notre-Dame pour célébrer la victoire d'Aboukir et que, en 1809, les fidèles partisans de Louis XVIII se sont joints aux souscripteurs de langue anglaise pour élever un monument au vainqueur de Trafalgar. C'est au Royal que, en 1843, on chanta pour la première fois des œuvres du répertoire de !'Opéra-Comique de Paris : les Diamants de la Couronne, d'Auber, et le Chalet, d'Adam. Déjà en 1827 une troupe d'acteurs français était venue à Montréal, non de France mais de la Nouvelle-Orléans. Elle avait à sa tête un acteur du nom de Scevola Victor, qui s'enfuit avec la caisse, laissant ses sept camarades démunis de tout. C'est un journal anglais, le Mercury, qui lança une souscription pour faire rentrer les exilés en France. Le répertoire de Victor comprenait Michel et Christine, de Scribe et Dupin, Frontin Mari-Garçon et la Jeunesse d'Henri V, de l'académicien Duval, le mélodrame les Brigands de la Calabre, le Délire ou les Folies de l'amour, de M. Alvic, « joué par lui et dans laquelle il imitera Talma », pour couronner le tout par « la chanson patriotique God Save the King en français ». Des amateurs donnent de Regnard le Retour imprévu et de Molière l' Avare; le premier auteur dramatique de naissance canadienne-française, Pierre Petitclair, fait entendre sa voix dans des comédies faciles; dans les maisons d'enseignement, Molière, Racine, Beaumarchais, Destouches trouvent de fervents interprètes; la grande Rachel vient en tournée aux États-Unis mais ne se rend pas au Canada; en 1878 une troupe venue

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encore de la Nouvelle-Orléans, parcourant le circuit Boston-PhiladelphieNew York-Montréal, apportait aux Montréalais un autre répertoire : Mademoiselle de la Seiglière, Rose Michel, le Gendre de M. Poirier, les Crochets du Père Martin, tandis que les artistes lyriques Paola-Marié et Victor Capou} venaient chanter la Fille de Mme Angot, les Brigands, le Pré-aux-Clercs; et à Québec les Maugard, mari et femme, tentaient d'instituer une Compagnie Lyrique et Dramatique permanente, mais une lettre de Mgr Taschereau lue dans les églises mettait le théâtre français à l'index et interdisait en conséquence aux catholiques de le fréquenter. Les Maugard devinrent restaurateurs ... C'est en décembre 1880 que vient nous visiter, pour la première fois, une troupe parisienne. C'est celle de Sarah Bernhardt dont le répertoire comprend Adrienne Lecouvreur, Frou Frou, la Dame aux Camélias et Hernani. Sa troupe, plutôt médiocre, comprenait notamment Jean Angelo et Marie Colombier, celle-ci, la rosse de la troupe, ne manquant pas de noter la déception du jour de Noël, alors que les Canadiens préférèrent rester en famille. Sarah venait à Montréal en vertu d'un accord entre Henry Thomas, directeur de l'Académie de Musique, et les impresarios Jarrett et Abbey. Nous étions pour longtemps tributaires des États-Unis pour le théâtre français comme pour les autres troupes, et les programmes del' Académie étaient rédigés en anglais ... Sarah fut accueillie dans un enthousiasme délirant. Elle était la première artiste illustre à venir de France et sa visite fut, tout autant qu'un événement de théâtre, une nouvelle occasion pour les Canadiens français de donner libre cours à leur expansion patriotique : après la passion du conquis non résigné qui avait explosé en l'honneur du Papineau de Louis Fréchette, c'était celle de l'exilé conservant le regret et l'amour de l'ancienne mère-patrie. Cet enthousiasme fut à peine atténué par la dénonciation de la pièce de Scribe et Legouvé sur Adrienne Lecouvreur, formulée dans une lettre de Mgr Édouard Fabre. Sarah a elle-même rapporté l'incident dans ses Mémoires: Il a fallu la colère de l'évêque de Montréal pour me rendre ma gaieté. Ce prélat, après avoir tonné en chaire contre l'immoralité de la littérature française, a défendu à ses ouailles de paraître au théâtre. Il fit un mandement violent, haineux, contre la moderne France [... ] Il s'écria avec une fureur doublée par l'outrage : « Il y a, dans cette infâme élucubration des auteurs français, un abbé de cour qui, grâce au dévergondage de ses propos, est une insulte directe au clergé. > c Le public canadien a été trompé >, écrivait par ailleurs un critique qui, avec plusieurs de ses confrères, se plaça sur le terrain moral. C'était

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la première friction entre artiste et public sur le choix du répertoire, conflit qui n'allait pas cesser de se répéter. Le problème restait entier dès qu'il s'agissait de servir à la fois le public américain et le public canadienfrançais, ce qui explique pour une bonne part la rareté des classiques dans les programmes de tournées françaises, tandis que, par ailleurs, les troupes anglaises et américaines, mésestimant moins le public, n'hésitèrent jamais à jouer partout, par exemple, du Shakespeare. Sarah avait eu tout de même quelque mérite à venir aux États-Unis et au Canada, après l'avertissement que lui avait servi le chroniqueur Arsène Houssaye, ancien administrateur de la Comédie-Française : Ayant dépensé 500,000 francs pour son hôtel de l'avenue de Villiers, M 11e Sarah Bernhardt a besoin d'argent et alors, elle part pour l'Amérique. Prenez garde, Mademoiselle. [ ... ] Qu'est-ce qu'un public d'occasion qui ne comprend rien à votre langue, ni à votre génie? L'éléphant marchant sur des bouteilles, du cirque de l'impératrice, ferait bien mieux son affaire.

Voilà comment on concevait alors le rayonnement de la pensée et de l'art français à travers le monde. Sarah a donné le signal : toutes les grandes vedettes du temps vont suivre son itinéraire. C'est ainsi que viennent à Montréal Judie et Théo, reines de l'opérette; en 1888, Coquelin aîné et Jane Hading dans la Joie fait peur, le Maître de forges, Don César de Bazan et, entre autres pièces, un classique, les Précieuses ridicules; Sarah Bernhardt encore dans le même genre de répertoire; et Coquelin, de retour avec cette fois le Tartuffe qui, ô merveille, passe comme lettre à la poste ( 1893). On reçoit encore la visite de Mme Segond-Weber et de Mme Jane Hading, en compagnie d'un Mounet-Sully qui, lui, nous offre un répertoire extraordinaire : Hamlet, Antigone, Ruy-Blas, Œdipe-Roi, Hernani, le Cid et Andromaque. De toutes les étoiles du théâtre parisien qui vinrent au Canada avant 1900, c'est Réjane qui s'entoura des meilleurs artistes. On trouve en effet, dans la troupe qu'elle présenta à l'Académie de Musique en mai 1895, les noms de Duquesne, Candé, Gildès, Maury, Numès, Rambert, Rhode, Montcharmont, Andrelys, Prévost, Duvelleroy, Jean Kemm, Donnet, Gaillard, Pelio, Courcelles, Darmand, Chotard, Leroy, Germain, Taillary, André, ceux de Mme• Aimée-Martial, Duluc-Laury, AiméeSamuel, Dauville, Marchetti, Darcy, Netza, Ramie et autres, trente-six artistes en tout, non plus recrutés au hasard de scène en scène, mais venant directement du théâtre du Vaudeville, dont ils constituaient la troupe régulière; ne jouant pas, comme tant d'autres alors et depuis, dans des décors de fortune mais bien dans la mise en scène complète des représentations parisiennes. Aussi y eut-il foule, et grande satisfaction de toutes

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parts, avec un répertoire composé de Madame Sans-Gêne, la Cousine, Divorçons, Sapho et Lolotte. C'est à compter de 1900 que des troupes de comédie française s'instalque le Canada, avec un répertoire soigneusement et longuement mis au théâtre National- qui ne l'était, du reste, que de nom - d'artistes français, belges et canadiens, et voués au répertoire violent de l'époque : Hugo, Dumas, Sardou ... C'est l'époque héroïque de l'histoire théâtrale à Montréal : le drame au National, les pièces boulevardières aux Nouveautés; les troupes de Paul Marcel à l'Académie de Musique, d'Edgar Beeman, d'Yvonne Garrick, de Lilian Greuze à l'Orphéum. La guerre de 1914 éclate : les artistes étrangers nous quittent pour le front et les acteurs canadiens qui ont fait leur apprentissage dans les seconds emplois deviennent têtes d'affiche. Ils maintiendront tant bien que mal le courant dramatique français, si bien que, installés à leur tour, mais en vedette, au Chanteclerc, au National, à l' Arcade, ils réussiront à y donner des saisons entières avec le seul appoint, d'année en année, de quelques « importés » démobilisés. Désormais ces artistes locaux assureront la continuité du répertoire parisien avec des fortunes diverses, tirant souvent un étonnant parti d'un métier acquis par la pratique du plateau, mais qu'aucune étude de Conservatoire n'a mis au point; s'astreignant à changer de pièce chaque semaine, passant de Géraldy à Bataille, de Coolus à Deval, et plus souvent qu'à leur tour de Véber à Verneuil, et répétant l'un tout en jouant l'autre; annonçant fièrement, et un peu imprudemment en de telles conditions de travail, « la même mise en scène qu'à Paris ». La somme de travail fournie par ces comédiens, abandonnés à leurs propres moyens, sans jamais la moindre subvention des pouvoirs publics, ne devait pas tarder à les épuiser. Aussi l'avènement de la radio devait-il, avec l'appât de tâches plus aisées et d'un gagne-pain plus substantiel en bien des cas, et d'autre part l'attachement du public à la nouvelle mécanique, susciter chez nos artistes la débandade générale. D'autant que, entre les deux guerres, de nombreuses tournées d'artistes parisiens venaient leur créer périodiquement une concurrence redoutable. C'est tour à tour de Féraudy, Sorel, Lambert, Ravet, Rachel, Bérendt, Cahnettes, Didier, Magnier, Pascal, Gémier, Vanel, Vitray, Géniat, Capellani, Guitry et. .. alors Printemps, Dorziat, Ève Francis, Arnaudy, Rissler, Morlay, entourés de façon fort inégale, offrant des répertoires souvent discutables, nous apportant, eux, la mise en scène de Paris au sens exact du terme, mais déterminée le plus souvent au cours de la traversée en mer, souvent dans une présentation matérielle de fortune et assez décevante. Ce qui était d'autant plus regrettable que le théâtre His Majesty's, où se donnaient leurs spectacles, accueillait dans le même temps de non

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moins excellentes troupes de tournée anglaises et américaines, constituées celles-là pour des mois puisqu'elles parcouraient aussi bien les États-Unis que le Canada, avec un répertoire soigneusement et longuement mis au point, ainsi que les ressources scéniques les plus variées et les plus nouvelles. Il y a lieu de signaler que, durant toute cette période, seuls Gémier, de Féraudy, Sorel et Lambert, à la suite de Mounet-Sully et de Coquelin, songèrent à jouer les classiques et, entre Molière et Corneille, exceptionnellement, un Musset ou un Marivaux. A propos de répertoire, il est bien difficile de ne pas évoquer sans sourire le cas de Mme Gaby Morlay venant de Paris avec l'idée qu'elle passionnera les Canadiens français en leur présentant la biographie dramatisée de la reine Victoria. Surtout que la pièce, dans sa version originale de Housman, avait été jouée précisément la semaine précédente par Helen Hayes et sa troupe américaine, sur la même scène et en des décors somptueux ... Cette nouvelle ère de grandes tournées prit encore fin avec une guerre. Le film français faisant défaut - car dans l'intervalle, ici comme partout, le cinéma avait délogé le théâtre - la direction de !'Arcade éteignit son écran et remit sa scène entre les mains de quelques comédiens désireux, entre leurs engagements de la radio, de demeurer en contact avec le public, contact rompu par la défection du théâtre Stella après plusieurs saisons de grand succès. D'autres troupes se constituèrent - l'Équipe que dirigeait Pierre Dagenais, les Compagnons que dirigeait le père Émile Legault, pour révéler de « nouveaux » auteurs au public montréalais : Claudel, Giraudoux, Cocteau, Anouilh, Ghéon, Ohey, et lui révéler presque Molière, Marivaux, Musset, tandis que quelques exilées comme Ludmilla Pitoeff et Madeleine Ozeray faisaient leur part pour le compte de Racine, Péguy ou Ibsen, et Vera Korène pour la résurrection de ... la Dame aux Camélias. L'Équipe et les Compagnons disparus, le Rideau Vert, le Théâtre du Nouveau-Monde et le Théâtre-Club prenaient la relève. Dans l'intervalle, tout de même, il n'est que justice de le mentionner, on avait marqué quelque intérêt en France pour ce qui se faisait au théâtre canadien. Pas officiellement, bien sûr. «On», c'était deux membres de la Société des Auteurs dramatiques : Pierre Decourcelle et Henry Kistemaeckers répondant à une consultation rapportée dans un Annuaire théâtral publié à Montréal. Pierre Decourcelle écrivait : Pourquoi les Canadiens - qui aiment tant la France et qui y sont tant aimés ne se décident-ils pas à faire comme toutes les autres nations, et à payer des droits d'auteurs aux écrivains français ? La gloire du succès est flatteuse, mais la rémunération de tout travail est équitable. Si !'Annuaire théâtral le fait

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comprendre à nos amis de Montréal et de Québec, il aura bien mérité des lettres.

Kistemaeckers, sur le même ton de sympathie, souhaitait • que les théâtres, les revues, les journaux, les imprimeries de Montréal veuillent bien renoncer à la mauvaise pratique qui consiste à piller cyniquement les écrivains de France et d'ailleurs ... » . La nomination d'un représentant de la Société à Ottawa régla la question et, depuis, les droits d'auteur sont strictement réglés sans que, cependant, la Société n'étant pas organisme de propagande, on ait jamais, sauf en de bien rares exceptions, accordé un tarif préférentiel à ceux qui, de ce côté de l'Atlantique, assurent au théâtre français un rayonnement dont la France elle-même ne s'est jamais souciée. Il y a quelques années, j'entreprenais une série de quarante articles sur le théâtre français de tournée au Canada. Ce n'était pas une histoire complète du théâtre français à Montréal, loin de là ! J'y parlais surtout des • comédiens en visite ». Il en est venu de très grands, autour desquels on ne fit guère de publicité; il en est venu aussi de médiocres, qui furent présentés au public dans un tintamarre épouvantable. Tout au long de ces soixante ou quatre-vingts années, on avait pu observer que le manque de mesure pouvait expliquer bien des échecs. Nous étions alors en 1936, nous trouvant sans un seul théâtre français au Canada. Les comédiens français qui nous visitaient, c'est à l'écran qu'on les verrait : Madeleine Renaud, de la Comédie-Française alors, Blanche Montel, Suzanne Després, Jean-Pierre Aumont, Jean Gabin, venus au Lac-Saint-Jean pour tourner Maria Chapdelaine. Il ne se trouvait personne pour songer à nous les présenter, même un soir en passant, sur une scène montréalaise. En revenant sur le passé, on trouvait à diverses époques des comités de citoyens constitués pour assurer une suite régulière de spectacles français. Ces citoyens, véritables amateurs de théâtre, sincères dans leur entreprise, secondés par des acteurs locaux qui montaient sur la scène pour se divertir et se cultiver et non pour gagner le cachet, n'avaient qu'un défaut : celui de croire que le premier venu peut s'improviser directeur de théâtre. Puis il y avait eu la période des grandes tournées organisées par l'impresario J.-Albert Gauvin : de Féraudy, Sorel, Calmettes, de la Porte Saint-Martin et autres. Comment s'expliquer qu'un tel passé, aussi riche en initiatives louables, n'ait rien laissé de durable ? Avait-on songé à inculquer le goût de l'art dramatique aux jeunes gens du temps, le public d'aujourd'hui ? Pourquoi ne leur avait-on qu'en de rares circonstances offert des matinées spéciales, à tarif réduit, au cours desquelles on

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leur eût fait voir et comprendre les beautés du répertoire, des classiques surtout, qu'ils ne connaissaient le plus souvent que par les pensums de par-cœur imposés au collège ? Ce répertoire de troupes en visite, quel avait-il été de façon générale ? Puisé le plus souvent parmi les pièces à recette, les moins susceptibles de faire voir ce qui, dans l'art dramatique français, peut contribuer à la culture, au raffinement, à la civilisation de l'homme. Quand ce répertoire a été de qualité et que le public, moins attiré que par le mélo ou la bouffonnerie, s'est montré récalcitrant ou indifférent, s'est-il trouvé en France ou au Canada un ministre des Beaux-Arts ou de l'Éducation ayant vraiment à cœur les intérêts de la propagande artistique pour venir en aide à l'imprésario ou aux artistes ? Revenons sur la carrière de J.-Albert Gauvin. Il nous amena, à ses frais, sans jamais la moindre subvention, plus de trois cents comédiens, d'excellents, de bons, de moins bons. Il allait les chercher à Paris, les faisait jouer un peu partout dans la province, les rapatriait, connaissant tour à tour les plus vifs succès et les plus pénibles échecs. Il a fait des erreurs. Qui n'en fait pas? ... Mais il avait fait sa large part pour le compte du théâtre français et, lorsqu'il prit sa retraite, il estimait avec raison que si la France tenait vraiment à faire connaître et aimer son art dramatique au Canada, c'était au tour de son gouvernement d'en faire les frais et d'en assumer les risques. Mais quelle fut, en somme, la faute majeure de tous ceux qui depuis 1880 vinrent animer la vie théâtrale à Montréal ? Le plus couramment, ce fut celle de croire qu'au théâtre seul l'acteur compte, par-dessus tout. Celle de ne pas se rendre à l'évidence, sauf dans les cas d'exception de Louis Jouvet, de Jean-Louis Barrault, de Jean Vilar et de la ComédieFrançaise, que sans metteur en scène une troupe peut devenir invalide, qu'elle risque la faillite, scénique et financière. Enfin, que nous avions l'occasion de comparer ces troupes parisiennes avec les meilleures de New-York et de Londres, de Dublin ou d'Édimbourg. Par ailleurs, une réaction s'imposait, dans le sens que, même sans dramaturgie propre à lui, notre peuple devait au moins chercher à se suffire sur le plan de la représentation théâtrale. Des avertissements sévères nous avaient été donnés périodiquement par nos hommes de lettres, quelques-uns de ceux-ci emboîtant le pas avec les censeurs ecclésiastiques. Ainsi le sénateur L.-0. David, qui écrivait : Pourquoi offrirait-on à notre honnête population des spectacles recherchés ailleurs par les esprits blasés, les imaginations dévoyées ? Je souhaite qu'avant longtemps nos poètes et nos littérateurs fournissent à nos théâtres des pièces

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bonnes pour le cœur comme pour l'esprit, des pièces où tous les bons sentiments, le patriotisme, l'amour pur et la vertu, seront honorés et glorifiés. Je souhaite qu'ils puisent dans notre histoire, notre glorieuse histoire, l'inspiration d'œuvres fortes et morales dont l'effet sera bienfaisant. Nos directeurs de troupe, nos metteurs en scène et acteurs n'ont pas suivi la voie du chauvinisme, mais des groupements comme !'Équipe, les Compagnons, le Rideau Vert, le Théâtre du Nouveau-Monde, le ThéâtreClub ont renoncé aux Bataille, Porto-Riche et autres pour aborder Molière, Corneille, Shakespeare, Claudel, Giraudoux, Montherlant, tout en faisant le meilleur sort à des auteurs mineurs détachés des analyses maladives du cœur et de l'esprit. Ce n'est pas qu'ils soient plus qu'il ne faut soucieux de morale, mais les Pierre Dagenais, père Legault, Yvette Brind' Amour, Jean Gascon, Monique Lepage et Jacques Létourneau ont voulu servir le théâtre avec respect et dévouement. Ils ont servi ainsi la civilisation française. Aussi mériteraient-ils que l'on suivît mieux en France le mouvement qu'ils ont créé et orienté, et qu'à l'occasion on trouvât moyen de le soutenir. Les valeurs économiques jouent un tel rôle dans l'exploitation théâtrale d'aujourd'hui qu'il est bien difficile de prévoir ce que sera l'avenir sur le plan de l'art dramatique français. Pour le moment le contact semble rompu entre Paris et Montréal. La guerre, le cinéma, la radio, la télévision ont fait renoncer pendant longtemps à la construction de salles de spectacles, et les pouvoirs publics, qui sont chez nous le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial et le conseil de ville, avaient trouvé là de faciles prétextes à une magnifique apathie. Nos propres comédiens, condamnés pendant si longtemps à jouer dans des salles en location, en sous-sols d'église ou en auditoriums d'école, devaient accomplir des prodiges de mise en scène sur des plateaux de fortune. Pour les troupes de tournée, c'est encore chaque fois un problème angoissant que de les loger dignement, à des dates favorables, dans le seul théâtre assez vaste pour les accueillir, ce théâtre, le Her Majesty's, étant d'ailleurs situé dans la partie anglaise de la ville et se trouvant pour bientôt menacé de destruction. Il existe heureusement un fort beau cinéma, le Saint-Denis, qui dans les grandes occasions redevient théâtre et permet, par sa capacité, de défrayer artistes et imprésarios de spectacles exceptionnels. Les perspectives deviennent meilleures depuis la constitution de conseils des arts qui accordent des subsides aux entreprises canadiennes (mais pas encore à des troupes de tournée), ces Conseils d'Ottawa, de Montréal et de Québec permettant d'envisager une continuité dans l'effort de nos troupes pour perpétuer l'art dramatique de France et, éventuelle-

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ment, susciter la création d'un art dramatique de caractère canadien. Sur ce dernier plan, le nouveau théâtre de la Comédie Canadienne nous donnait des espoirs qui ne se sont pas encore matérialisés de façon continue, en même temps qu'il pouvait devenir un foyer de tournées, si celles-ci aujourd'hui n'exigeaient pas d'aussi fortes mises de fonds. Ce n'est pas sans amertume que l'on voyait tant d'artistes de France, pendant tant d'années, se diriger en tournées subventionnées vers les pays d'Amérique du Sud, alors que le Canada français, plus au courant qu'on ne le croyait à Paris du mouvement dramatique français, restait livré à ses propres moyens - ceux de petites troupes sans argent - pour garder vivantes des traditions artistiques qui nous sont tout particulièrement chères. C'est que le théâtre comporte chez nous des prolongements qui touchent aux sources vives de la survivance française : dans la langue, dans le goût, dans l'éducation, dans une manière de vivre et dans la culture générale. N'est-il pas anormal, dans ces conditions, que la visite chez nous d'un Jouvet, d'un Barrault, d'un Vilar, de la Comédie-Française, prenne chaque fois les proportions d'un événement historique ? N'est-il pas anormal aussi que, de ce pays où vivent plus de cinq millions de gens de langue française, ne soit pas allée avant 1955 se produire à Paris une compagnie d'acteurs canadiens, celle du Théâtre du Nouveau-Monde, sur invitation officielle non du gouvernement français, mais du Festival international d'Art dramatique? Un art, une culture ne peuvent vivre seulement de phénomènes; la continuité de leurs manifestations en demeure une condition essentielle. Les Canadiens ont et conservent, dit-on couramment, la cote d'amour en France. N'empêche qu'ils y restent de grands inconnus comme Français d'Amérique. La France jouit également de la cote d'amour au Canada français. Mais, on le sait bien, l'amour exige beaucoup de précautions, des attentions suivies, un attachement constant qui se manifeste plus souvent qu'à tous les trois ou dix ans. L'amour du théâtre, par lequel on peut exercer une action puissante au Canada, aussi bien dans ses provinces anglaises que dans sa province française, est aussi chose fragile. Aussi faudrait-il que ces sentiments réciproques se fortifient davantage, de part et d'autre, par des échanges d'artistes, de documentation, d'expériences, par certaines facilités qu'accorderaient à nos comédiens les auteurs dramatiques français. On se fait, au Canada, une très haute idée de Paris et de la France : hautes traditions artistiques, chic, esprit, goût. Aussi cette réputation est-elle engagée chaque fois qu'un artiste, qu'une troupe se présentent chez nous. Il ne faut pas oublier que les termes de comparaison ne nous

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manquent pas : que nous voyons à Montréal, ou même sur le Broadway new-yorkais à une heure d'avion, dans leurs versions originales, nombre de pièces anglaises ou américaines dont on ne peut applaudir en France que des traductions, souvent imparfaites; que nous pouvons voir jouer à Stratford, en Ontario, le répertoire shakespearien par exemple comme on ne le joue pas mieux en Angleterre même; que des acteurs comme Charles Laughton, sir Cedric Hardwicke, Maurice Evans, Jose Ferrer, Helen Hayes, Katharine Cornell, Julie Harris, Judith Anderson, nous sont déjà connus autant par la scène que par l'écran; et que, si un journaliste de Toronto demande naïvement si Molière vit toujours à Paris, il n'en reste pas moins que, par la force des circonstances, nous devons au Canada suivre de fort près, par les voyages, par la lecture, par le répertoire de nos artistes et les tournées des artistes de France, le mouvement dramatique parisien. Déjà, au temps où paraissait la Petite Illustration, à peu près tout ce qui se jouait à Paris nous était connu, soit par la représentation soit par la lecture. Lecture qui nous rassurait sur le sort de l'art dramatique en France, puisque à chaque livraison les extraits des critiques nous affirmaient qu'un nouveau chef-d'œuvre était né. Les chefs-d'œuvre des Porto-Riche et des Bernstein, ceux des Méré et des Mouézy-Éon, nous y avons cru ... comme le lecteur français, pendant un certain temps. Et puis l'évolution s'est faite, au Canada comme en France. Alors que Firmin Gémier et sa troupe de l'Odéon avaient joué le Bourgeois gentilhomme devant des salles à demi remplies, plus tard Louis Jouvet a fait des salles combles avec ['École des femmes. Le temps où Ève Francis jouait aussi devant des banquettes une pièce de Jean Giraudoux n'est plus, et je ne pourrais reprendre aujourd'hui ce titre de mon article au lendemain de la première de Siegfried : « Un public, s'il vous plaît, pour une pièce de Giraudoux » ••• Les Compagnons, déjà aux années trente, pouvaient donner en même saison quatre-vingts représentations du Malade imaginaire, et le Théâtre du Nouveau-Monde, un peu plus tard, pouvait jouer avec succès le Tartuffe trente-neuf fois et le Don Juan trente-six fois de suite. Avec le temps aussi, quelques-uns de nos auteurs dramatiques n'ont plus voulu faire les Deux orphelines ou !'Épervier à la canadienne, et nous avons eu Gratien Gélinas qui, sous le nom de Fridolin d'abord, a écrit des revues et deux pièces, Tit-Coq et Bousille et les justes, qui ont atteint plusieurs centaines de représentations. Nous avons un tout jeune auteur, Marcel Dubé, qui eût pu obtenir avec sa Zone le Prix Populiste du théâtre, et Paul Toupin, auteur de Brutus, écrivain de style que Montherlant impressionne beaucoup, et qui devrait être un de ces jours joué à Paris. Mais ici se pose un problème sérieux, qu'il importe de signaler au

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moins en passant, si l'on veut rechercher les chances qu'a le Canada français de se créer un art dramatique autonome, qui soit tout de même inspiré aux sources de l'ancienne mère-patrie et qui, ainsi, soit la résultante au moins indirecte de la civilisation d'où nous sommes issus. Si l'on se reporte à l'ouvrage de l'historien du théâtre Lucien Dubech, on constate que ce problème n'est pas neuf, puisqu'il se posa à l'origine même du théâtre latin. Parlant de Térence au chapitre des comiques, Dubech écrivait: Il arriva donc à sa comédie ce qui arrive aux genres plus fins que forts : elle ne se reproduisit pas. Elle accusa la cassure entre la foule qui restait romaine et les lettrés qui rêvaient à la Grèce. Elle fit paraître qu'un théâtre national n'était pas possible à Rome ... Nous sommes fondés à supposer, écrit-il plus loin à propos des tragiques latins, que l'enveloppe seule, si on peut dire, de ce théâtre était latine et que des souvenirs grecs la dirigeaient. On ne pouvait forger de toutes pièces un théâtre national l\lors qu'on avait la tête pleine des chefs-d'œuvre athéniens.

Or, quelle est la situation du dramaturge et du comédien canadiensfrançais devant la tâche d'écrire et de jouer des pièces d'inspiration nationale ? N'est-elle pas précisément celle de ces Latins qui avaient la tête pleine des chefs-d'œuvre étrangers ? Nos dramaturges pourront-ils, à l'instar de leurs collègues américains devant la culture britannique, se garder d'imiter la façon de voir et le langage des dramaturges français ? Nos comédiens ne sont-ils pas tout naturellement séduits d'abord par le prestige des dramaturges parisiens qui servent de modèles aux nôtres ? A ce problème s'en rattache un autre, tout aussi difficile à affronter et à résoudre : celui de la langue, de la langue écrite et de la langue parlée. Comment faire parler des personnages canadiens au théâtre sans « accuser la cassure entre la foule et les lettrés » ? Faut-il ne les faire évoluer que dans les milieux où la langue est soignée, châtiée ou, au contraire, n'aller chercher ses personnages que dans la classe moins instruite et moins attentive, dont le langage courant n'est rien moins que littéraire, même s'il possède d'indéniables qualités de pittoresque ? Ce serait se fermer, d'un côté comme de l'autre, bien des portes. Comme chez les Romains, ce fut pendant longtemps la pièce forte, la comédie un peu grosse, qui plut davantage chez nous, au détriment de l'œuvre savante et fine. Et quand on s'arrête à analyser le fond et la forme des pièces écrites par les nôtres, ne voit-on pas bien vite que, sauf en des cas d'exception, seule l'enveloppe a un caractère distinctif, que pour le reste elles sont nourries de souvenirs du théâtre français ? Puisque nous avons la tête pleine non pas tellement des chefs-d'œuvre

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de l'art dramatique français, mais des drames et des comédies à succès dont le thème et l'action sont généralement très étrangers à notre conception d'un mode de vie particulier, serons-nous jamais capables de créer un art dramatique national? Voilà donc ce que représente pour nous cet héritage culturel : à la fois un atout et un danger. Un héritage aussi redoutable ne vaut que par l'emploi qu'on en sait faire. Le prodigue le dissipe, l'avare ne le fait pas fructifier. Je me garderai bien d'insinuer que le théâtre français puisse à jamais chez nous annihiler les chances d'un art national. On ne peut se passer de modèles. Mais ces modèles, il faut savoir les choisir. Et surtout, il ne faut pas croire que l'on puisse vivre éternellement à même un héritage. Celui-là, qui est fort beau, doit porter des fruits mûris en terre canadienne. Il faut retenir que le Canada est, par ailleurs, un pays à double culture, que si beaucoup de Canadiens de langue française parlent et comprennent l'anglais, la grande majorité du peuple canadien ne parle et ne comprend que l'anglais, et l'on admettra que la situation se complique ainsi singulièrement. Il est évidemment avantageux d'avoir à sa disposition un héritage culturel, mais d'en avoir deux, et d'être tenu de les faire fructifier en deux camps qui s'entendent bien mais se comprennent moins bien, porte à croire qu'abondance de biens peut devenir nuisible. Aussi, faute de scènes, de salles de concert, d'opéras, de subventions des pouvoirs publics, de mécènes confiants, avons-nous dû longtemps nous résigner à voir nos artistes, acteurs, chanteurs, musiciens, faire carrière à l'étranger. Nous faisions en somme des prodigalités en faveur de ceux qui avaient tout, alors que nous étions privés du nécessaire. Il faudrait en venir un jour à nous payer le luxe de ne plus prêter aux riches. Mais de là à savoir nous-mêmes exploiter à fond ces « richesses naturelles » que sont nos talents d'auteurs et d'acteurs il reste encore une marge. Pour que le théâtre français soit en tout temps actif et significatif au Canada, il faut d'abord recréer chez le grand public, de toutes classes, l'habitude perdue d'aller au spectacle régulièrement; il faut aussi que, tout en soutenant d'un encouragement manifeste nos directeurs et comédiens qui traitent le théâtre français comme un important moyen de diffusion culturelle, le monde français du théâtre poursuive de façon plus suivie et plus intelligente le mouvement de décentralisation amorcé déjà par les Jouvet, Barrault, Vilar et par la direction de la Comédie-Française. On aurait tort de croire, outre-mer, que le Canada est définitivement pays acquis, à jamais, au fait français. Dans ce monde d'aujourd'hui ouvert, par portes, fenêtres et même par les caves, à toutes les idées en cours, il n'est pas de pays qui ne doive être conquis et reconquis sans cesse à une influence donnée.

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La plus éloignée des trois cultures qui nous touchent - car il faut compter encore avec cette fonnidable machine à idées qui fonctionne chez nos voisins des États-Unis - la plus lointaine des cultures auxquelles nous sommes exposés est, sinon dans l'esprit en tout cas dans l'espace, la culture française. Nous sommes sujets, quotidiennement, aux deux autres; la civilisation française, il faut ou qu'elle nous soit apportée ou que nous allions y puiser. Nous avons là, de part et d'autre, un devoir et un agrément réciproques, auxquels il serait désastreux de nous dérober.

4 Le cinéma, la radio et la télévision MARCEL VALOIS,

M.S.R.C.

dans un relevé du rôle qu'ont joué sur notre civilisation propre au pays les techniques d'enregistrement et de diffusion des sons et des images, il faut remonter jusqu'au phonographe. Au début du siècle, les sexagénaires d'aujourd'hui ont écouté les cylindres Edison sur lesquels avaient été gravées de la musique vocale et de la musique instrumentale. Du cornet en forme de corolle de lys bien ouvert sortaient des sons nasillards et magiques. Déjà cette invention nous offrait des chansons dans les deux langues officielles du Canada. En famille on écoutait les airs écossais de Harry Lauder (sans en comprendre le dialecte) et les refrains polissons des Caf'Conc' de Paris (sans en saisir tout le sens) . Peu à peu la musique eut sa place dans les catalogues des premiers disques. Les extraits d'opéra pullulaient avant et après la guerre de 1914. Sur les disques Pathé on trouvait les romances de Mignon aussi bien que des airs et duos de Rigoletto et de la Traviata en langue française. Sur les disques His Master's Voice, Caruso, Farrar et Journet triomphaient dans les scènes principales de Carmen et de Faust. Des embryons de symphonies et des pages de musique de chambre faisaient leur apparition. Avant l'établissement de concerts symphoniques réguliers à Montréal, on faisait connaissance par le phonographe avec la Cinquième de Beethoven et la Symphonie en sol mineur de Mozart. Le cinéma avait paru avec les premiers disques de phonographe. Au Ouimetoscope, vers 1905, on voyait, en spectacles quotidiens, des films Pathé, courts métrages de poursuites saccadées et naïves. Des commentaires en français étaient faits par un bonimenteur placé sur scène, tout près de l'écran. Plus tard on vit au Nickie les premiers films de Mary Pickford. Avec la construction de trois grandes salles de cinéma dans la métropole, entre 1918 et 1920, survint un événement imprévu des entreEN TOUTE JUSTICE,

LE CINÉMA, LA RADIO ET LA TÉLÉVISION

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preneurs de spectacles, américains d'origine. Le public de langue française réclama des traductions des titres et textes qui apparaissaient sur l'écran. Le public eut gain de cause. Cela se passait naturellement du temps du cinéma muet dont les acteurs étaient des sortes de mimes ne recourant que le moins possible à la parole, qui ne parvenait au spectateur que par un texte énorme prenant subitement toute l'étendue de l'écran. Pendant une dizaine d'années dans toutes les salles de cinéma un double texte, français d'un côté, anglais de l'autre, complétait l'action dramatique des films. Ce fut une importante invasion de la langue américaine en même temps que la reconnaissance de notre langue propre. Les spectateurs qui lisaient rapidement avaient le temps de parcourir tout le texte. Nombre de Canadiens français se familiarisèrent ainsi avec une langue seconde. Les Anglo-Saxons, eux, ne jetaient même pas les yeux sur le texte offensant en langue étrangère. L'américanisation se fit beaucoup plus par l'image que par le texte. Les riches demeures où vivaient des femmes irréelles aux toilettes magnifiques, l'optimisme de nos voisins, leur foi en l'avenir, leur culte de la réussite en affaires, leur naïveté et leur hypocrisie en matière de morale imposant des courtisanes vierges et des dénouements heureux, tout cela faisait accepter aux Canadiens français un luxe, une assurance, un orgueil qui leur auraient paru détestables s'ils étaient venus de Toronto. Ils venaient de New-York et d'Hollywood. Un coup de barre fut donné au début des années 30 par la naissance du film parlant. Aux sous-titres bilingues succéda un dialogue uniquement en langue anglaise. Mais la France entra bientôt en jeu. Le film français, qui jusque-là avait été à Montréal une rareté, fut en peu d'années présent sur tous les écrans de la province. Personne ne songeait cependant à cette anomalie de voir dans la seconde ville française du monde deux salles françaises présentant des films en primeur tandis que cinq autres n'affichaient que des nouveautés américaines, parfois britanniques. L'apparition du film parlant français à Montréal et à Québec, puis partout dans la province, créa une joie et un emballement comparables à la passion que devait susciter, vingt ans plus tard, la télévision en langue française. L'influence du film tourné en France fut considérable sur la langue parlée et la mentalité des Canadiens français. Comme ils étaient flattés de retrouver sur des lèvres d'acteurs, personnifiant autant des provinciaux que des Parisiens, des expressions qui étaient leurs ! Avec une fierté oubliée, les descendants des vaincus de 17 60 redressaient la tête. Ils s'avouaient que dans un milieu anglophone ils n'étaient jamais devenus des Britanniques, à peine des Américains. Ils sentaient que les mots, les sentiments et les idées exprimés dans des films venus de Paris

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étaient ceux qu'ils partageaient avec leurs lointains cousins de France. Mieux que n'avaient pu le faire les louables campagnes de la Société du bon parler français, ce film fut un exemple vivant pour tous. En quelques mois la langue des serveuses de restaurants et des commis de magasins s'était allégée et enrichie. Dans un zèle intempestif, trop de gens copiaient l'argot de Paris ou l'accent du Midi. Mais dans l'ensemble tous les milieux profitèrent de ce retour de la France sur nos bords. Cette invasion pacifique du Québec, au nez des Anglo-Saxons, fit presque oublier les dures épreuves de la crise économique. Preuve était faite que l'américanisation inéluctable ne menaçait plus pour lors la population canadienne-française. L'écran montrait des intérieurs, des scènes de rue et des paysages de l'ancienne mère-patrie. Le journal parlé, de brèves entrevues, des documentaires scientifiques, artistiques, politiques et touristiques permettaient de voir et d'entendre les chefs de file de la pensée française. Chacun pouvait dans un fauteuil faire à l'année longue son tour de France. On peut mesurer la détérioration qu'a subie notre langue parlée depuis la dernière guerre en songeant que la dénonciation du parler « joual ,. aurait avant 1940 paru une calomnie. Peu de gens auraient reconnu alors la vérité de l'alarme sonnée à la porte de nos écoles tranquilles. Mais il faut revenir en arrière pour parler de la radio en langue française qui était née en 1923, au temps des films d'Hollywood portant dans le Québec des sous-titres en deux langues. Dans les foyers, un écho de la vie mondiale était apporté chaque jour. Les frontières, imposées aux gens du Québec pour la prétendue sauvegarde indissoluble de leur foi et de leur langue, tombaient une à une. Le Canada français cessait d'être un État clérical. A la radio on pouvait entendre des pièces de théâtre. Le répertoire classique de la Comédie-Française y passa généreusement. Qu'on était loin du temps où de rares privilégiés réunissaient quelques amis pour entendre sur disques le Cid ou le Malade imaginaire. Les textes à la radio étaient dits par des voix canadiennes pour la presque totalité. Les rôles étaient renversés depuis le temps du Théâtre des Nouveautés ou du National où la présence d'un Canadien français dans la troupe était une rareté. Les annonceurs de la radio furent forcés de soigner leur langage pour ne pas passer pour des paysans auprès des comédiens surveillant leur diction et ayant appris à bien dire. Sauvés, semblait-il, de l'américanisation, les Canadiens français furent mis en face d'un ennemi dangereux venu de l'intérieur sous le couvert d'un faux folklore et d'une vulgaire phonographie du parler populaire. Des

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scripteurs apparurent qui flattèrent le bas peuple et les ignares. Leur influence fut, hélas ! aussi grande que celle d'un Robert Choquette ou d'un Claude-Henri Grignon qui respectaient la langue tout en gardant les vocables, les tournures et l'accent provincial qu'exigeaient les personnages de leurs radio-romans. Ainsi fut combattue l'enrichissante influence du film français par la radiophonie canadienne-française dans une large mesure. Des programmes culturels, comme l'Heure provinciale qui faisait entendre des universitaires et des hommes de lettres, n'étaient écoutés que par une minorité agissante et alertée. Après les insinuantes invites américaines qui voulaient nous faire croire que nous étions frères par le comportement comme nous l'étions déjà par nos vêtements et nos ameublements, voilà que la France au cinéma venait, elle, nous rappeler que nous étions réellement apparentés à nos cousins d'autrefois. En regardant un film français, nous nous sentions à la fois chez nous et agréablement dépaysés. Prenant conscience d'avoir été des Français de France au temps de Rabelais, de NouvelleFrance à l'époque de Molière, les Canadiens français redressèrent la tête en face de l'Anglo-Saxon. Malheureusement notre confiance retrouvée en notre destin nous masquait le succès de cabots et de publicitaires sans scrupules qui flattaient la masse en lui dressant d'elle-même un reflet médiocre de sa peu sûre image. La télévision chez nous ne fit qu'amplifier les qualités et les défauts de la radio. La fenêtre sur l'univers s'ouvrait plus grande. Ce que des voix invisibles nous suggéraient, des personnages vinrent nous le dire en gros plan. L'image parle plus qu'un texte aux enfants grands et petits. Aussi l'emprise de la télévision sur la population tout entière fut telle qu'on a pu parler d'une drogue et d'un ensorcellement. Dix ans après, il y a encore des femmes qui ouvrent leur appareil dès la première heure pour ne le fermer qu'à la fin des émissions. Trop de richesses nuit. La télévision est une marée qui charrie tout. Dans d'humbles cuisines on va parler de politique étrangère et la science montre ses expériences à des téléspectateurs qui ne pourraient épeler « poliomyélite " ou « radar ,. . Aussi la masse confond-elle et n'apprend, si elle est intelligente, que son ignorance de tout. Chez les jeunes alors est née cette contestation, un dévorant appétit de connaître. Pour reprendre le temps perdu, on va dans les bibliothèques, on achète des ouvrages de vulgarisation, on discute entre soi, on apprend à s'exprimer à force de parler. Ç'aura été l'un des plus grands bienfaits de la télévision que d'avoir donné aux nôtres, à tous les échelons, la faculté de converser en public, aux gens instruits de parler enfin sans texte, à tout le monde d'apprendre à s'exprimer avec aisance. On est porté à oublier que le réseau français de la télévision, répandu

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partout au Canada, est une preuve de la reconnaissance du biculturisme et du bilinguisme de notre pays. Reconnaissance par les Anglo-Saxons qui assument leur part du coût de ces programmes en langue française de beaucoup les plus nombreux réalisés au pays, puisque le réseau anglais importe presque tout des États-Unis. A ceux et celles qui seront l'élite de demain la télévision a permis d'acquérir la confiance en soi et de créer une soif de connaissances que ne pourrait étancher le seul programme des études. Pour la masse des téléspectateurs l'effet de choc persiste encore. Elle reçoit pêle-mêle par les yeux, les oreilles, la sensibilité et l'imagination. Elle confond la science amusante et les hautes spéculations de l'esprit, la chansonnette et l'art vocal, la danse d'école et l'exhibitionnisme, l'art dramatique et le feuilleton télévisé. Le culte de la vedette, jusque-là réservé aux étoiles du cinéma, a pris une telle ampleur à la télévision que des comédiennes et des comédiens, identifiés d'abord avec les personnages du petit écran, ont attiré dans une salle des spectateurs qui n'y avaient jamais mis les pieds. La crainte de voir la télévision porter un coup mortel au théâtre s'avéra aussi vaine que celle d'autrefois au sujet de la radio qui devait détrôner le cinéma. L'ennemi de ce dernier se révéla la télévision. Si à Montréal il arrive, certaines semaines, de voir sept spectacles français à l'affiche en même temps, c'est parce que la télévision a fait connaître les comédiens et les auteurs dramatiques. Et parmi ceux-ci, il en est de Canadiens qui n'avaient rien produit avant l'éclairage du petit écran ou qui, déjà lancés, ont vu se multiplier leur popularité par l'occasion qui leur était offerte de jouer leurs pièces devant des milliers de spectateurs en un seul soir au lieu de dix fois dans un théâtre à moitié vide. Des romanciers ont porté leurs œuvres au petit écran en les découpant en tranches égales. D'autres ont créé des œuvres originales pour la télévision. De sorte qu'à côté de la littérature écrite il y a une production dramatique née de la technique de la transmission des images parlantes. Au point de vue de la langue, la même menace parut à la télévision comme elle l'avait fait à la radio. Dans une proportion moindre, heureusement. Les téléromans bébêtes ou vulgaires sont rares. Les radio-romans de même acabit foisonnent au micro. La faveur de la télévision française n'empêche pas les Montréalais d'être devenus des bilingues dans une grande proportion. Ce sont eux surtout qui de semaine en semaine vont remplir les salles de cinéma où sur les écrans géants ou triplés ils contemplent des aventures pseudohistoriques racontées en anglais. Quelle autre influence bonne ou néfaste en ce domaine subira le Canada

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français dans sa langue et sa culture ? On ne saurait le prédire. Mais on pourrait souhaiter que, pour chaque comédien français venu s'établir à Montréal, dix professeurs français ou formés en France soient engagés dans nos écoles primaires et secondaires. Le français écrit est la matière dans laquelle les élèves se montrent actuellement partout les plus faibles. A l'Université de Montréal, on vient d'exiger un examen de français oral avant l'inscription à certains cours avancés. • La grammaire est l'art de parler et d'écrire correctement», lisait-on autrefois dans les dictionnaires. Si le professeur parle mal, il ne pourra inspirer à ses élèves le respect de la langue écrite. Justement des cours sont donnés à la télévision à tous les degrés de l'enseignement. Des professeurs du Québec y prouvent qu'ils ont été formés à bonne école en France ou chez nous. Nous voilà bien loin, dira-t-on, du phonographe de 1900, du cinéma apparu en 1905, de la radio née en 1923 et de la télévision en 1952. En rappelant succinctement l'influence des techniques de transmission orale et visuelle on a pu parallèlement suivre la marche de la nation canadiennefrançaise dans son désir profond de se libérer d'elle-même et des autres.

5 1. Nos anciens historiens JEAN-JACQUES LEFEBVRE, M.s.R.c.

• Nos historiens ... Le sujet me sourit, car il est si beau; il m'effraie, car il est si difficile ... • HENRI D'ARLES, Nos historiens JUSQU'À 1940, il n'y a sans doute pas eu de genre littéraire plus heureusement cultivé au Canada français que l'histoire. C'était logique. Un peuple, né à l'apogée de la puissance des deux métropoles politiques qui lui donnèrent le jour, se devait de rechercher d'abord les lignes de force sur lesquelles fonder sa conscience nationale. Au retour de sa première exploration à pied à travers toute la province comme il aimait à s'en vanter, et dont il donna des impressions sommaires à des femmes du monde réunies à l'hôtel Ritz à Montréal sous les auspices de l'Alliance française, le grand géographe Raoul Blanchard, qui restera, avec André Siegfried, parmi les penseurs français qui ont le mieux compris l'évolution politique et sociale de notre pays, proclamait que l'école historique canadienne est excellente. C'est un témoignage qui devrait inciter à la réflexion de jeunes débutants qui, à chaque génération, semblent tenir que rien n'a existé avant leur entrée dans le monde des lettres. Il serait oiseux de rechercher ici une définition de l'histoire, de tenter même de circonscrire son objet, à compter des conceptions anciennes où histoire et géographie se confondaient, en passant par l'histoire-rhétorique à la mode au temps de Tite-Live ou des Girondins de Lamartine, jusqu'aux thèses d'aujourd'hui sur l'histoire non événementielle, une histoire qui dégénère souvent en simple essai de sociologie quand ce n'est en maîtresseservante de fins idéologiques douteuses. Quand a commencé l'histoire du Canada ? Elle recule incessamment dans le temps. Longtemps datée des Relations de Jacques Cartier, elle

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est passée à l'imago Mundi du cardinal d'Ailly, remise à la mode par Edmond Buron. Enfin, avec le récent ouvrage de Gustave Lanctot, il faut remonter aux sagas des Scandinaves, à l'évangélisation de nos bords par les missionnaires du Groenland, aux explorations de l'An 1000, aux Eric père et fils. Serait-il plus sage de s'en tenir à la chronique de la fondation de PortRoyal de Marc Lescarbot, aux Œuvres de Champlain, aux Relations édifiantes des Jésuites, à Nicolas Denys, au P. Leclercq, et surtout au maître de beaucoup de ceux qui l'imitèrent, le décalquèrent, au P. de Charlevoix, dont l'œuvre traduite en anglais était, hélas ! aux mains des conquérants de 1760 ? Il est bien connu que les premiers Canadiens de naissance, qui tentèrent de se créer des sentiers dans nos annales encore éparses avant l'organisation de nos services d'archives, furent presque des amateurs, comme un docteur Jacques Labrie (1784-1831), médecin de campagne, député à la Chambre législative, créateur d'écoles primaires. Son manuscrit, très célébré par ses contemporains, est censé avoir été incendié dans le feu de la Rivière-du-Chesne - ou le siège de Saint-Eustache en 1837 mais cette opinion a été contestée par Mgr Arthur Maheux. Un autre amateur au siècle dernier, Joseph-François Perrault ( 17531844), qui fit carrière dans l'administration judiciaire à Québec. Fondateur lui aussi d'écoles primaires, il est l'auteur d'un Abrégé d'histoire du Canada qui servit de manuel aux écoliers pendant le deuxième tiers du siècle dernier. Un polygraphe montréalais, Michel Bibaud ( 17 82-1857), fut le premier Canadien de naissance à tenter une histoire générale du pays. Les critiques, dont Henri d'Arles, ont été sévères à son endroit. On a souligné que le premier tome de son ouvrage n'est guère qu'un décalque du P. de Charlevoix. On a reproché à l'auteur des méthodes par trop sommaires, de ne s'en tenir qu'à une simple relation des faits. Et, surtout, les nationalistes d'aujourd'hui ne peuvent lui pardonner d'avoir soutenu que le changement de régime de 1760 pût être bénéfique aux générations qui le subirent. Pourtant, Bibaud s'entendait fort bien avec la majorité de ses contemporains, dont le grand Papineau, Denis-Benjamin Viger et tant d'autres. Enfin, au troisième tome de son Histoire paru en 1878 après son décès, le fonctionnaire public qu'était Bibaud ne se montra guère sympathique à l'insurrection, non spontanée certes, des années 1837-1838. A son crédit retenons, d'Henri d'Arles, l'appréciation suivante : Bibaud fut un pionnier, sa réalisation est défectueuse, mais elle n'est pas

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négligeable, mais elle est si touchante... Si nous avons eu depuis tant d'historiens, et de si remarquables, ses travaux d'approche n'ont pas été sans leur faciliter l'accès de la carrière ... Le travail de Michel Bibaud est l'essai le plus considérable qui ait signalé nos origines littéraires, le premier élan de notre pensée nationale vers le grand art, élan irrégulier, vigoureux toutefois, et dont les imperfections ne doivent pas faire oublier la hardiesse et le mérite. Sept ans après les événements de 1837-1838, paraissait à Québec le premier volume d'une nouvelle tentative d'histoire générale du Canada par un auteur qui n'avait encore signé que quelques poésies dans les recueils du temps. Complété trois années plus tard, l'ouvrage s'arrêtait à la naissance du régime parlementaire au Bas-Canada ( 1792). L'auteur avait nom François-Xavier Garneau. Autodidacte, il avait eu le privilège, à titre de secrétaire, d'accompagner en Europe de 1831 à 1833 un homme politique, Denis-Benjamin Viger, délégué par ses compatriotes pour surveiller leurs intérêts au cœur de la métropole politique, à Londres. Garneau put séjourner également à Paris et il avait rapporté de ses contacts dans la ville-lumière un souci des idées générales et une méthode qui devaient bien le servir. Son œuvre, faible de présentation, sinon dans l'ordonnance du moins dans la langue, fut menée à terme en 1848; Garneau la reprit et put en donner, en 1852, une édition revisée qui éveilla des échos sympathiques jusque dans les grands périodiques parisiens, comme la Revue des Deux Mondes et le Correspondant. Enfin, parut en 1859 une troisième édition qu'on devrait considérer comme l'édition définitive de ce maître-ouvrage, nonobstant les essais de rééditions faites en 1882eten 1915. Inspiré des écrivains français d'alors, comme Augustin Thierry, voire Michelet, l'ouvrage de Garneau se distinguait par une ampleur sinon une profondeur de vues qui tranchait agréablement sur son prédécesseur Bibaud. Malgré, peut-être, son manque de sources originales - nos Archives étaient à peine ouvertes, non encore aménagées ni ordonnées - l'histoire de Garneau présente en synthèse le déroulement des événements politiques et militaires au Canada. Aux lendemains de la régression que constituait pour les Canadiens de langue française l'adoption du régime d'Union des provinces de 1840, Garneau formulait, en conclusion de son ouvrage, les lois de la survivance sur lesquelles la nationalité devait s'appuyer : la conservation de notre religion, de notre langue et de nos lois. « Le sens patriotique qui l'anime communique à son œuvre une ardeur et un frémissement où l'on sent passer un pur amour pour son pays et sa nationalité. » (Henri d'Arles.) Ses contemporains lui décernè-

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rent le beau titre d'historien national. La génération suivante lui éleva une statue sur les terrains des édifices parlementaires de la province. Au centenaire de la publication de son ouvrage, en 1945, les historiens rendaient encore un hommage unanime à sa mémoire, comme à l'artisan de génie qui orienta l'histoire et infléchit le sens même où devaient se tourner les recherches pendant les générations suivantes jusqu'à nos jours. Un contemporain de François-Xavier Garneau, messire Jean-BaptisteAntoine Ferland, né à Montréal avec le siècle ( 1805) - fils d'un aubergiste et petit-fils, par sa mère, d'un praticien du droit du Régime français, Lebrun de Duplessis, resté au pays après 1760 - un temps préfet des études et supérieur au Collège de Nicolet, devint le premier professeur titulaire d'histoire du Canada à l'université Laval. Plus près des sources originales que Garneau, Ferland eut également le privilège de se rendre à Paris et de se faire ouvrir les Archives de la Marine ( des Colonies), dont il ramena quantité de documents inédits qu'il sut utiliser, par la suite, dans le plus important de ses ouvrages. Il avait débuté par une polémique, en relevant les inepties d'un auteur français de passage au Canada, Brasseur de Bourbourg. Dans un essai sur l'histoire de l'Église au Canada, ce dernier avait accumulé une série de bourdes qui touchaient plus au pamphlet qu'à la vérité. Inaugurant la série de ses cours à l'université Laval, l'abbé Ferland eut le temps, dans les six ou sept années que durèrent ses leçons, de traiter de la domination française. Moins inspiré, faut-il dire moins éloquent que Garneau, Ferland est plus nourri, mieux appuyé sur les sources documentaires. Il est aujourd'hui trop oublié. Plus d'un chercheur aurait encore profit à rouvrir son œuvre qui n'est peut-être pas, comme le prétend Henri d'Arles, « la synthèse ... la plus puissante que nous ayons, la plus compréhensive, la mieux équilibrée, la mieux étoffée... », mais qui reste majeure notamment en ce qui a trait aux expéditions lointaines des explorateurs et de ces officiers, souvent sans mandat précis, qui s'avancèrent jusqu'au fond du continent, sans cartes ni boussoles, avec leur seul instinct du voyageur, à l'affût de tous les indices nouveaux que leur révélait ce territoire sauvage. Si le style périodique rebute quelque peu aujourd'hui, il faut tout de même revenir à Ferland et remettre en lumière les sources qu'il livre. A la mort de Garneau et de Ferland, la production historique marqua le pas au Canada français. Il faut pourtant rappeler la mémoire d'un historien politique, Louis-Philippe Turcotte (1842-1878), l'un des premiers noms du martyrologe des lettres canadiennes, qui, à la suite d'une baignade forcée dans le fleuve vis-à-vis de l'île d'Orléans, une veille de

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Noël, resta perclus tout le reste de sa brève existence. Nous devons à Turcotte, outre une monographie de son petit pays, l'île d'Orléans, un essai portant sur le régime politique du Canada, qui se solda par un échec, et qui précéda l'adoption de la constitution de 1867. Le Canada sous l'Union de Turcotte, malgré des faiblesses de langue trop évidentes, est resté, au jugement de l'un de nos meilleurs critiques, Henri d'Arles, « une manière de chef-d'œuvre, dont le style est bon, sobre, clair, direct... ». Un contemporain de Turcotte, l'abbé Raymond-Henri Casgrain ( 18311904), auteur de monographies, est beaucoup plus littérateur qu'historien. Il fallut, par la suite, attendre une reviviscence de l'étude de l'histoire nationale au pays avec un Benjamin Suite (1840-1920), sorte de reporter de l'histoire, touche-à-tout, polygraphe, qui commençait parfois ses relations par la conclusion et semblait s'amuser beaucoup en écrivant. Avec toute sa dispersion, Suite sut éveiller l'intérêt de ses contemporains aux questions économiques, jusque-là trop négligées. Avec Casgrain et Suite, la monographie était née. Elle vit éclore par la suite de savantes études portant en particulier sur l'histoire religieuse canadienne. L'Histoire de l'Église au Canada de l'abbé Auguste Gasselin mérite plus que l'attention distraite qu'on lui accorde trop souvent. L'un des premiers à aborder l'histoire sociale, Joseph-Edmond Roy (1858-1913), devenu l'archiviste adjoint du Canada en 1908, année de son élection à la présidence générale de la Société royale, donna à la fin du siècle deux œuvres magistrales avec son Histoire de la seigneurie de Lauzon (1897) et son Histoire du notariat au Canada (1899-1902). Antérieurement, l'érudition avait trouvé son expression dans l'édition canadienne des Relations des Jésuites (1858), œuvre des abbés L.-E. Bois et Honoré Laverdière, des Œuvres de Champlain (1870) de C.-H. Laverdière, enfin dans le monumental Dictionnaire généalogique ... (18701891) de l'abbé Cyprien Tanguay, unique en son genre, où la nationalité va encore retracer les sources de ses origines européennes. Ces monographies devaient enfin s'étendre à l'histoire de nos paroisses et des personnages qui participèrent aux événements publics comme l'intendant Jean Talon, et le Marquis de Montcalm, de sir Thomas Chapais; elles donnèrent naissance à quelques œuvres majeures, comme ['Histoire de Longueuil de MM. Jodoin et Vincent, l'Histoire de Baie-duFebvre du chanoine Bellemare, ou encore celle de Saint-Denis-sur-Richelieu de l'abbé J. -B. -A. Allaire.

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n. Historiens contemporains (1900-1965) CHARLES-MARIE BOISSONNAULT,

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1900 paraît une deuxième génération d'historiens canadiens. Dè; le début du xxe siècle, les derniers précurseurs disparaissent. Théophile Bédard, auteur d'une Histoire de cinquante ans, 1791-1841, s'éteiut en 1900. Un an plus tard, Hospice-Anthelme Verreau, érudit, cherc 1eur inlassable, et Cyprien Tanguay, généalogiste scrupuleux et patieut, succombent à leur tour. Les suivent de près Henri-Raymond Casgiain, alors aussi connu en France qu'au Canada, Joseph Royal, auteur d'une Histoire du Canada, 1841 à 1867, Edmond de Nevers, disciI le de Mommsen, qui eut l'honneur d'une longue étude, publiée dans la Re· 1ue des Deux Mondes, par l'un des plus illustres critiques de l'époque, Ferdinand Brunetière, Joseph-Edmond Roy, érudit des mieux renseignés et de:; plus respectueux des prescriptions de la méthodologie historique, Erneit Gagnon qui assimilait avec une facilité sans égale les pièces d'arc;1ives les plus arides et composait des monographies fort agréables malgré l'abondance extraordinaire de sa documentation, témoin le Fort et le Château Saint-Louis (1895) et Louis Jolliet (1902). NHcisse-Eutrope Dionne (1848-1917), bibliographe, Laurent-Olivier Davitl (1840-1926), biographe, Ernest Myrand (1854-1921), Henri Têtu (1849-1915) et Georges Dugas (1833-1928) ont publié la majeure parti,: de leur œuvre au xixe siècle. Quand on juge de la production historique de cette époque révolue, on omet trop aisément de tenir compte des conditions infiniment pénibles auxq 1elles étaient assujettis nos historiens qui ne disposaient encore d'aucun répertoire bibliographique et guère de collections de documents class,:s et analysés. Ils devaient se contenter d'explorer de rares dépôts d'arcllives non organisés, de rédiger leurs études pendant leurs loisirs et de les publier souvent à compte d'auteur. En histoire, comme dans les autres disciplines intellectuelles, la situation matérielle influence beaucoup plus ~u'on ne l'imagine les recherches préliminaires et la publication. N,:anmoins, dans les milieux politiques de la fin du xrxe siècle, on se rend:ût compte de la nécessité d'encourager les écrivains. Par arrêté mini:,tériel, le 2 juin 1898, le gouvernement de la province de Québec AVEC

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créait le premier prix littéraire, historique et géographique qui ait été institué par un gouvernement canadien. Le 11 juin 1900, un journal de Montréal annonçait qu'un jeune avocat de Québec, Ludovic Brunet, venait d'obtenir ce prix avec un ouvrage intitulé la Province du Canada. Il s'agissait d'une histoire du Canada sous le régime En fait, c'est dans les débats qu'excella Cartier, plus que dans les discours. Il présentait des exposés simples, sans hautes envolées, mais inspirés par un jugement politique de tout premier ordre et une connaissance approfondie des questions discutées. Sincérité, franchise, information sérieuse, conviction, courage, optimisme, ce sont les caractéristiques qui marquèrent ses interventions oratoires, souvent prolongées, mais toujours claires, directes et logiques. Ce furent donc des qualités sérieuses plutôt que brillantes qui valurent à Cartier l'influence qu'il exerça dans les affaires du pays, le rôle primordial qui fut le sien dans l'élaboration de la politique qui conduisit à la Confédération, et le renom que ses contemporains et l'histoire lui ont accordé. Il fut, à son époque, la personnalité politique par laquelle s'exprima vraiment le Canada français et l'agent d'une nouvelle constitution propre à assurer la réalisation de la dualité canadienne. WILFRID LAURIER

La Fontaine et Cartier ont tour à tour joué un rôle de premier plan dans l'évolution du pays vers la liberté politique, le premier dans l'obtention du gouvernement responsable, le second dans l'établissement d'une nouvelle constitution. Cependant, c'est de concert avec des collègues de langue anglaise qu'ils purent exercer le pouvoir, et on imagine difficilement qu'ils eussent accédé seuls à la direction unique d'un parti comprenant des gens des deux races et, encore moins, à la tête du gouvernement. Il appartiendra à Wilfrid Laurier de parvenir au premier rang. La conception qu'il s'était faite du Canada le préparait bien à cette tâche. Il fut le champion de la liberté politique à l'intérieur d'une constitution d'inspiration et de principes britanniques; il fut aussi le défenseur d'une certaine autonomie des provinces et des libertés minoritaires des Canadiens français, mais dans le contexte plus large et plus vaste d'un nationalisme non pas simplement racial mais vraiment canadien. Né dans un coin de la province de Québec où les deux races voisinaient quotidiennement dans une vie commune, Laurier put dès ses années d'enfance acquérir l'usage de la langue anglaise à l'école même. Dès avant ses études secondaires et ses études de droit dans une université anglaise, il avait acquis la langue et surtout il avait vécu en contact fréquent avec les gens de l'autre race. Ces circonstances fournissent l'explication, au moins partielle, du phénomène que fut Laurier. La connaissance du milieu, les influences subies ou recherchées, peuvent faire comprendre l'attrait qui le porta vers les institutions politiques anglaises et le désir

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ANTONIO DROLET

d'une compréhension et d'une union entre les deux races qui furent à l'origine du Canada et à la base de la Confédération. Quant au succès auquel il atteignit, il le dut particulièrement à ses qualités d'orateur exprimant un idéal vaste comme le pays. La faveur qu'il devait recevoir du peuple se précisa dès son premier discours parlementaire. Les anciens qui avaient reconnu une grande importance à l'art oratoire exigeaient de hautes qualités de ceux qui s'y adonnaient. Wilfrid Laurier avait reçu le don, mais il le porta à sa perfection par l'étude, la discipline, les connaissances; le premier jugement que l'on porta sur lui était bien fondé, par ce qu'il manifestait déjà de qualités que l'avenir ne ferait que confirmer. A des dons naturels évidents : physique élégant, voix harmonieuse, à un goût inné pour le jeu de la politique, Laurier ajouta un intérêt primordial aux institutions britanniques, nourri au surplus par des études sérieuses. Il s'attacha à une conception du Canada comme une nation à unir, à former. Ce sont là les éléments qui en firent un chef reconnu et assurèrent une réussite exceptionnelle, celle d'un Canadien français accepté comme chef de tout le pays. Il garda sans doute un attachement sentimental d'homme cultivé à la civilisation d'expression française, mais sa mentalité fut celle d'un homme d'État de tradition britannique. Libéralisme, canadianisme furent les deux pôles autour desquels Laurier axa sa pensée et son action. Il définit le libéralisme, en fait il le conçut à nouveau et, à partir de l'étude qu'il en fit, cette doctrine prit un simple aspect politique, se soutenant et se justifiant par elle-même, fondée sur l'idée de liberté et de progrès, sans attaches ni liens avec tout autre élément doctrinaire. Le canadianisme de Laurier se fonda sur l'idée d'autonomie du pays et, à l'intérieur, de l'autonomie des provinces. C'est à la défense de ces idées qu'il se révéla l'orateur parlementaire le plus prestigieux qu'ait connu le pays et dont le leitmotiv fut l'unité nationale fondée sur le respect mutuel et la liberté. Cependant, bien qu'il ait paru, pendant une certaine période, convaincre le pays de son idéal, l'opinion publique anglaise lui échappa lorsque des périodes de crise firent resurgir les sentiments profonds toujours latents alimentés par les oppositions foncières de langue et de race. HONORÉ MERCIER

Sir Wilfrid Laurier commença sa carrière politique à la Législature de Québec en 1871; en 1873, Honoré Mercier siégeait pour la première fois au Parlement fédéral. Cependant, c'est dans l'arène fédérale que le premier devait faire sa marque et le second reviendrait très tôt à la scène provinciale où il se distingua. Ces deux hommes, bien qu'unis à l'occasion

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dans une action commune à l'intérieur d'un même parti, - et ce pourrait être une preuve que c'était bien celui de la liberté, - devaient se faire les protagonistes chacun d'un idéal politique bien différent, sinon opposé. Dès son premier discours en Chambre, Mercier, se portant à la défense des droits scolaires des catholiques du Nouveau-Brunswick, émit l'idée de l'indépendance possible du Canada, en quoi il se montrait le continuateur de la pensée de Papineau, ce qui n'avait rien d'étonnant pour un fils de patriote. Honoré Mercier naquit d'un père qui avait fait le coup de feu en 1837 et fut mis en prison pour avoir caché et conduit à l'étranger deux révolutionnaires. C'est donc un milieu patriote ou libéral, les deux termes ayant même acception à l'époque, un milieu très ardent même, que Mercier connut dès sa jeunesse; il en devait subir une influence qui marquerait toute sa vie et sa carrière. Au nom des principes libéraux, ou plutôt nationalistes, il s'opposa d'abord au projet de la Confédération, pour ensuite s'y rallier et, comme LaFontaine avait fait pour l'Union, y continuer la lutte pour le salut et le progrès de la race canadiennefrançaise, idéal de ses entreprises politiques. Dès 1871, il s'intéresse activement à un projet de Parti national, tentative par laquelle voulurent se libérer des deux partis ceux qui se rattachaient à un idéal nationaliste. En 1873, au début de sa carrière parlementaire, il se posa en défenseur des droits des minorités et fit appel à la solidarité des citoyens de langue française de tout le pays. Cette solidarité, ce groupement, il devait les rechercher sans relâche et les réussir enfin pour un moment, en formant le parti national, avec lequel il prendra le pouvoir dans sa province. Ce que devait être Laurier pour le Canada, partisan de l'unité du pays, Mercier le fut pour le Québec. Son patriotisme, son nationalisme en firent le champion des droits provinciaux et il voulut faire de sa propre province le lieu où les Canadiens français deviendraient, en toute liberté, une forte nationalité. À l'époque où les écrits étaient moins influents parce que n'atteignant directement qu'une partie de la population, l'éloquence, chez Mercier, en fit l'égal de son contemporain Wilfrid Laurier, et lui donna la supériorité sur tous les autres. Né orateur, à l'instar de Papineau et de Laurier, il brilla, comme le premier, dans l'art d'émouvoir les foules et, comme le second, sur la scène parlementaire. Conscient de son talent et des avantages qu'il en pouvait tirer, il le mit au service de son unique ambition d'homme d'État et de chef incontesté des siens, qui fut de porter sa province au premier rang par le progrès de la race française unie dans un but commun. Ses conceptions d'avant-garde reviendront au premier plan chaque fois que le Québec français, reprenant conscience de luimême, voudra ressaisir la direction de ses destinées. « Fasse le ciel que l'esprit de parti n'étouffe pas la voix du patriotisme. ,. « Dès l'instant où

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le peuple a conquis sa liberté, le seul moyen de le gouverner est de l'instruire ,. ; on pourrait glaner dans les discours de ce tribun maintes directives qui ont gardé un caractère de permanence, parce qu'elles expriment la pensée d'un grand patriote dont l'éloquence s'inspirait d'un esprit ouvert sur l'avenir. Berthelot Brunet a écrit, entre autres paradoxes, « L'éloquence a fait un tel mal à notre poésie et à notre prose qu'il est temps de l'oublier. » C'était parler d'une certaine éloquence dans la littérature, où elle n'a que faire, et exprimer un point de vue de littérateur et non d'historien. Le premier siècle de notre histoire politique ne peut se comprendre que si l'on tient compte du rôle joué par quelques hommes, pour qui la parole a été le moyen indispensable d'exprimer leurs doctrines nationalistes et politiques et d'imposer leurs vues pour diriger l'évolution de nos institutions. Pour d'autres raisons que celle que voulait Brunet, l'éloquence a perdu son caractère et vu diminuer son influence, jusqu'à tomber peu à peu dans un oubli d'où elle ne sort plus que rarement. Il y a, par exemple, le fait que ce n'est plus uniquement dans l'arène politique que se sont manifestés des chefs de file au rôle comparable à celui qu'ont joué leurs prédécesseurs. Il y a aussi que l'imprimé de toutes sortes, la radio et la télévision sont devenus les moyens autrement plus puissants, par lesquels on peut atteindre et former l'opinion publique, ce qui a imposé de nouvelles formes d'expression à la parole, auparavant uniquement oratoire. Les quelques orateurs qui se sont révélés depuis le début du siècle ont dû compter pour beaucoup sur le rayonnement et le prolongement permanent que l'imprimé a donnés à leur parole; bien qu'une partie de leur influence doive beaucoup à leur éloquence, ce n'est que dans quelques rares circonstances qu'elle a obtenu un effet particulier et gagné une audience unanime et immédiate. L'éloquence canadienne-française au XX" siècle a connu quelques moments vraiment historiques où elle a concrétisé les sentiments profonds du peuple. L'influence et la pensée d'Henri Bourassa ont donné lieu à des interprétations différentes sinon opposées, suivant les diverses étapes de sa vie et de l'évolution de sa pensée. Sous l'influence d'idées religieuses, il avait peu à peu accédé à une conception très atténuée de son nationalisme premier. D'ailleurs, on pourrait le considérer, malgré l'opposition apparente de leurs idées, comme un disciple de Laurier, au moins par le canadianisme raisonné et ouvert auquel il se rattachait et par son opposition aux entreprises de l'impérialisme anglo-saxon. Comme son ancêtre Papineau, il ne put ou ne voulut jamais parvenir à l'exercice du pouvoir,

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ce qui lui permit une grande liberté dans l'expression de ses idées et les démarches de son esprit. Une carrière politique conduite en toute indépendance et une activité vouée aux intérêts nationaux lui donnèrent maintes occasions, jamais trop fréquentes pour son tempérament de polémiste et de lutteur, d'exposer par la parole ses doctrines et ses observations; mais il eut soin d'élargir son auditoire à tous ceux que pouvait atteindre l'imprimé. Une circonstance particulière, le Congrès eucharistique international de 1910, fut le moment historique où il atteignit au sommet d'une renommée acceptée par tous, sans cette contradiction qu'il ne pouvait s'empêcher de soulever d'ordinaire par sa grande liberté d'expression et d'opinion. Prononcé dans une église, au cours d'une cérémonie et devant une assemblée de caractère international, le discours de Bourassa, réponse improvisée à une allocution de la plus haute autorité religieuse de l'empire britannique, portait sur le rôle de la langue dans l'apostolat religieux. Il constituait une véritable profession de foi dans les droits du français en Amérique. En déployant un art consommé, l'orateur se fit vraiment le porte-parole de tout un peuple. On aurait pu voir là une nouvelle preuve que les Canadiens français, suivant l'opinion de Laurier, tenaient davantage encore à leur langue qu'à leur foi religieuse. Quoi qu'il en soit, Henri Bourassa, en cette occasion unique et de l'avis de tous, consacra sa réputation d'orateur et de défenseur de la langue et de la nationalité françaises au Canada. Un autre discours, quelques décennies plus tard, fut un autre moment de l'éloquence canadienne-française, en ce qu'il emporta l'assentiment de tous les nationalistes en exprimant les espérances les plus vastes et les plus optimistes de la survivance française. Il présenta, comme en contrepartie, quelques-unes des caractéristiques de la réplique historique de Bourassa au cardinal Bourne; prononcé par un ecclésiastique devant le représentant de l'autorité royale au Canada, lors d'un congrès national, il fut l'affirmation du sentiment national canadien-français et la promesse d'un État français, faites par un homme qui a galvanisé les énergies de sa race en les alimentant aux sources dont elle est issue. Le chanoine Lionel Groulx, historien, professeur, sociologue, leader, n'a en rien sacrifié à la politique et, cependant, il a comme synthétisé, personnifié ce qui a motivé l'action de ses prédécesseurs en nationalisme, de Papineau à Bourassa. En somme, dans notre histoire, l'éloquence politique a constitué une arme défensive efficace, mais aussi un instrument de rayonnement de la langue et de l'esprit français au Canada.

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LA CRITIQUE LITTÉRAIRE n'a pas eu, n'a pas, au Canada français, meilleur ni pire sort que dans les autres littératures. Comme ailleurs aussi, elle suit la courbe des lettres. Maladroite et clairsemée au début, elle se révèle aujourd'hui abondante, vivante et avisée comme notre littérature tout entière. Pour la commodité de cet exposé, nous diviserons ce court précis d'histoire littéraire en quatre parties : la première, des débuts jusque vers 1860, la seconde jusqu'au tournant du siècle; la dernière grande guerre sépare les troisième et quatrième périodes. En 1830, paraît notre premier recueil de vers, puis, en 1837, 1844 et 1853, nos trois premiers romans. Dans cet étroit pays qu'était alors le Canada français, cette publication, surtout celle des romans, aurait dû, semble-t-il, provoquer une critique relativement ample, d'encouragement tout au moins, surtout que des voix insistantes conviaient depuis des décennies les jeunes esprits à la création littéraire. La réaction fut décevante. La critique des Epîtres, Satires, Chansons, Épigrammes, et autres pièces de vers se réduit à une sorte d'autocritique, plaidoyer pro domo, de Michel Bibaud lui-même dans son propre Magasin du Bas-Canada, en janvier 1832. Il n'y a guère qu'un étudiant de seize ans, Romuald Cherrier - il signe Pierre-André - qui donne publiquement et d'une façon élaborée son avis sur notre premier roman, l'lnfiuence d'un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils. Son long article, dans le Populaire du 11 octobre 1837, est tatillon sans doute, mais il révèle aussi un talent précoce qui a bien profité de l'enseignement, évidemment tout classique, de ses maîtres. Les Fiancés de 1812 de Joseph Doutre n'éveilleront aucun écho avant 1848, et chez un moraliste encore, dans les Mélanges religieux, quand l'auteur aura commencé de faire paraître des tendances libérales.

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Charles Guérin de P.-J.-0. Chauveau, ouvrage bien supérieur au précédent et non sans intérêt, au moins sociologique, encore aujourd'hui, ne sera analysé un peu longuement que plus tard. Seul H.-E. Chevalier lui consacre dès sa parution, en 1853, un article, au surplus favorable. Ce quasi-mutisme s'explique cependant : des handicaps nombreux gênent, paralysent presque, en ce temps, la vie intellectuelle chez nous. Et puis nous n'en sommes qu'aux toutes premières œuvres d'une petite communauté, œuvres qui s'impriment et se diffusent d'ailleurs difficilement, dans un milieu qui avait le plus souvent des préoccupations autrement importantes, vitales. Toute l'activité de l'esprit, à cette époque, ne s'est d'ailleurs pas limitée à ces quatre ouvrages. Une œuvre majeure, entre autres, avait soulevé une vaste émotion : !'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau. D'autre part, avec les années, des poèmes, des contes ou des récits plus longs, paraissent de plus en plus fréquemment dans les journaux ou les revues et provoquent parfois la critique d'un lecteur ou du rédacteur d'une feuille rivale. Mais dans l'ensemble, ces œuvres, longues ou brèves, restent clairsemées et fort pâ1es le plus souvent. Il était impossible, dans ces circonstances, que la critique prît un peu de métier et d'ampleur. Le Journal de Québec tenta bien de présenter régulièrement une chronique littéraire et la confia à E. de Fenouillet, émigré français et professeur à l'École normale récemment rétablie. Une trentaine d'articles parurent sous sa signature entre décembre 1854 et décembre 1855, une demi-douzaine d'entre eux consacrés à des ouvrages canadiens, ce qui épuisait à peu près la matière. La critique de Fenouillet est positive, brève, polie, élogieuse, quelquefois trop, n'exprimant que de rares réserves. « L'indulgence, écrivait le chroniqueur, est une grande vertu. ,. Cet essai de feuilleton littéraire fut sans lendemain immédiat. L'ensemble des critiques, recensions, essais concernant la littérature, mettons avant l'apparition de ce qu'on a appelé l'École patriotique de Québec, laisse paraître les soucis suivants : tout d'abord un vif intérêt pour la littérature considérée comme une haute manifestation de civilisation et un gage de prestige extérieur; en second lieu, un constant désir de voir naître et se développer une littérature canadienne, une littérature « à nous ». Celle-ci devait être nationale par ses « sujets •, soit, au gré des uns, les mœurs paisibles du temps, le vaste paysage canadien; pour d'autres, comme L.-A. Olivier et François-Xavier Garneau qui envient les succès de Fenimore Cooper, nos écrivains auraient avantage à emprunter leurs sujets à la vie et à la nature canadiennes primitives, à la vie au désert; moyen très sûr, pensaient-ils, de piquer la curiosité du lecteur européen. Sans que toujours on s'en réclame explicitement, l'école classique

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française marque profondément les œuvres et davantage les rares critiques. C'est une conséquence de la formation traditionnellement donnée dans les collèges. L'influence romantique ne se fait sentir que partiellement et peut-être sans qu'on la reconnaisse comme telle. Vers la fin de cette période, des critiques se montrent particulièrement sévères à l'endroit de certaines œuvres, mais c'est moins pour des raisons esthétiques qu'idéologiques : libéraux et ultramontains commencent de s'affronter. La longue et systématique critique que E.-L. de Bellefeuille fait du Pirate du SaintLaurent de H.-E. Chevalier, dans /'Ordre, en avril 1859, en est une excellente preuve. Malgré le petit nombre et la piètre qualité - le plus souvent - des œuvres, Maximilien Bibaud, en 1858, croit que nous en sommes assez pourvus et écrit : « Abordons franchement notre littérature, - car nous en avons une ... »; et il tente, dans son Tableau historique des progrès matériels et intellectuels du Canada, d'en dresser un premier inventaire. Vers 1860, un ensemble de circonstances et l'heureuse rencontre à Québec de quelques fervents des lettres sont à l'origine d'un mouvement littéraire qu'on a fort justement appelé !'École patriotique de Québec. Celle-ci pousse effectivement à la création, au développement d'une littérature nationale qui puiserait son inspiration, ses sujets, dans notre histoire et plus particulièrement dans nos légendes. L'ultramontanisme n'est pas encore triomphant et si les membres de !'École sont croyants, ils ne subordonnent pas explicitement la littérature à leur foi. A l'écart, Hector Fabre, dans un essai sur la littérature canadienne, propose, comme moyen de se doter d'une littérature originale, un plan qui laisse à la littérature son autonomie. De 1860 à 1900, la critique ne brille pas particulièment, mais elle prend cependant quelque importance. Les œuvres qui paraissent sporadiquement d'abord, puis plus nombreuses, éveillent un intérêt accru. Mais ce n'est pas encore une critique qui accueille l'œuvre avec toute l'attention souhaitable dès sa parution. Ce n'était sans doute pas chose aisée à l'époque. Des recensions soulignent dans les journaux et les rares revues l'apparition de tel ou tel volume, mais elles sont rapides, stéréotypées, banales. Les véritables critiques ne viendront que plus tard. C'est un peu tout le monde qui se mue occasionnellement en critique. Mais si tous les écrivains ont commis au moins un article sur tel ouvrage ou tel confrère, aucun n'est assidu, à l'exception de P.-J.-0. Chauveau qui suit attentivement le mouvement littéraire dans son Journal de l'instruction publique; encore ne s'agit-il que de « revues bibliographiques ». Ces critiques ne sont d'ailleurs pas des écrivains de métier; médecins, juges, fonctionnaires, ils ne cultivent les lettres qu'en amateur. Leur con-

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naissance de la littérature, de la technique littéraire ne dépasse guère celle d'un homme cultivé. Quelques rares recueils de critiques et d'essais littéraires verront le jour au cours de cette période. En 1874 toutefois, Edmond Lareau, qui n'a que vingt-cinq ans, publie une Histoire de la littérature canadienne. Ce volumineux ouvrage de cinq cents pages s'intéresse aux deux littératures canadiennes. Il ne s'agit cependant que d'une compilation : Lareau transcrit, démarque, paraphrase journaux et revues. Deux auteurs de cette période retiennent traditionnellement l'attention, en relation avec la critique littéraire. Le poète Octave Crémazie (18271879) est parfois considéré comme le plus lucide des critiques de son temps. Toutefois sa pensée ne s'est exprimée que dans des lettres à l'abbé Casgrain, et son influence, si influence il y eut, fut fort limitée. Il ne s'agit d'ailleurs que de brefs jugements sur une œuvre ou un écrivain et de sentiments généraux sur nos lettres. Crémazie, exilé en France, communiait profondément à la poésie romantique et, face aux classiques canadiens, prônait l'éclectisme. Il ne partageait pas l'optimisme de Casgrain et croyait que notre littérature ne se développerait que si !'écrivain pouvait s'y consacrer totalement. Il ne lui accordait que peu de chances de laisser une trace dans l'histoire. « Ce qui manque au Canada, écrivait-il, c'est d'avoir une langue à lui. Si nous parlions iroquois ou huron notre littérature vivrait. » En ce point, Crémazie rejoint certaines préoccupations contemporaines. L'abbé Henri Raymond Casgrain (1831-1904), son correspondant, donna d'abord tous ses soins à la littérature canadienne naissante. Une bonne part de ses écrits intéresse la critique. Dès 1866, il publiait le Mouvement littéraire au Canada français et, en 1872, Critique littéraire, mince plaquette qui, dans son esprit, devait être la première d'une série consacrée aux auteurs canadiens. Il ne poursuivit cependant pas son projet. Cas grain a également laissé un volume de biographies, entre autres, celles de François-Xavier Garneau, Philippe Aubert de Gaspé père, Octave Crémazie, Antoine Gérin-Lajoie. Mais sauf un article sur Angéline de Montbrun, en 1883, toutes ces œuvres sont des études dans lesquelles l'essai ou la biographie l'emporte sur la critique proprement dite. Bref, Casgrain qui avait beaucoup prêché la critique littéraire, qui voulait en donner l'exemple, laisse derrière lui une œuvre critique fort mince. Quand, dans un article, il y vient enfin, elle se limite presque toujours à des jugements rapides, voire superficiels. Et l'on n''est pas tellement injuste en affirmant que toutes ses idées littéraires se résument à peu près uniquement dans le souhait que notre littérature fût essentiellement croyante et canadienne. Le rôle de Casgrain fut moins celui d'un critique littéraire que celui d'un animateur d'une relative largeur d'esprit, ouvert en tout

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cas au romantisme, - celui de l'exotisme et de la couleur, - et il fut, de diverses manières, à l'origine de plus d'une publication. Les écrivains de cette période - ce sont aussi les critiques - ont des goûts conservateurs. L'un ou l'autre formulent bien quelques réserves à l'endroit des auteurs de l'école classique française, qu'on trouve parfois peu chrétiens ou peu « nationaux», mais l'on a de bien plus grandes réticences à l'endroit des écrivains romantiques. Non sans les avoir d'abord goûtés, on dénonce chez eux les excès de la sensibilité et de l'imagination, l'indiscipline, l'outrance, l'incohérence, mais on blâme encore plus fermement leurs idéologies politique ou religieuse. Le romantisme gardait pourtant quelques partisans et des affrontements eurent lieu. Mais on s'en prenait moins aux « romantiques » canadiens qu'à certains ouvrages français jugés dangereux. La critique est unanime à souhaiter une littérature vraiment nationale. Elle pourra l'être, croit-on, si elle s'applique à chanter le pays, son passé héroïque, sa grande nature, ses mœurs paisibles. La préoccupation d'une littérature canadienne-française se perpétue donc et propose les mêmes moyens : les « su jets » canadiens. Mais la situation des Canadiens français en Amérique et certains autres facteurs font bientôt que la foi chrétienne est explicitement donnée comme le trait principal de la nation. La littérature ne sera donc nationale que si elle est croyante et canadienne comme le voulait Casgrain, mais d'abord croyante. On proclame « l'alliance de la religion et des lettres »; l'expression se retrouve encore sous la plume du jeune critique Charles Ducharme en 1888. Une telle subordination de la littérature à une idéologie dévalue évidemment, en pratique du moins, les considérations strictement esthétiques. On sera tenté de dénier une réelle valeur à une œuvre qui ne sera pas morale; on l'écartera en tout cas. Le romantisme avait été, en partie du moins, toléré; le réalisme, ou plus exactement le naturalisme, fut violemment dénoncé. Chez les critiques, les considérations esthétiques cédèrent éventuellement le pas aux considérations morales. La littérature se trouva presque réduite à se chercher des modèles parmi les seuls classiques français, à Louis Veuillot près. Le roman en particulier sera l'objet de constantes suspicions. L'œuvre romanesque n'osera plus s'inspirer que de l'histoire, et certains critiques n'accepteront le roman historique que parce qu'il peut être un auxiliaire à l'enseignement de l'histoire ou, comme Routhier, parce qu'il peut illustrer le rôle de la Providence dans la vie du monde. La Revue canadienne est le principal véhicule de cette pensée, et le fait qu'elle ait été la seule à traverser indemne toute cette période, survivant à toutes les autres revues, est une indication de la puissance du

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courant qui la portait. Effectivement les écrivains les plus répandus, Routhier, Legendre, Tardive!, Chapais, et autres, tous laïcs, soutinrent à qui mieux mieux ces thèses. C'était l'alliance du classicisme, du loyalisme, de l'ultramontanisme, du conservatisme. Tout le monde, bien sûr, n'acceptait pas cette idéologie et ce rigorisme mais, quand l'opposition ne croyait pas plus avisé de se taire, elle ne parvenait pas toujours facilement à se faire entendre. Elle comptait pourtant quelques opposants vigoureux et célèbres, Louis Fréchette, entre autres, et Arthur Buies. Pendant cette période, la critique a donc connu en l'abbé Casgrain un promoteur plein de bonne volonté, mais elle ne s'est pas épanouie vraiment. La troisième période va de 1900 environ à la deuxième guerre mondiale. Le Canada français continue d'évoluer sous l'influence de facteurs politiques, sociaux, économiques, intellectuels. L'un des ferments les plus actifs est le nationalisme, qui est d'ailleurs divers. La vie littéraire, tout en progressant et se transfigurant par son dynamisme propre, est affectée par le sentiment nationaliste. Une certaine prise de conscience se fait jour chez les écrivains et les critiques, mais des divergences apparaissent dans la conception qu'ils se font de la littérature nationale, de la littérature canadienne-française. En simplifiant, on pourrait dire que les uns mettent l'accent sur« canadienne», les autres sur« française». La critique doit fréquemment, tout au long de cette période, prendre position en face de ces deux tendances. Une polémique mettra d'ailleurs aux prises, vers 1920, «régionalistes» et « exotiques ». Ce dernier vocable désignait cependant fort mal ce groupe qui, ayant à sa tête Olivar Asselin et Victor Barbeau, considérait comme un danger pour notre survie une rupture avec la culture française. S'en isoler, c'était pour les « exotiques » s'exposer à une prompte assimilation par le reste de l'Amérique. Ils souhaitaient, en conséquence, une plus grande pureté de la langue, des relations plus étroites avec la France littéraire, et réclamaient pour les écrivains la liberté de l'inspiration. De l'autre côté, les « régionalistes » n'avaient pas un souci moindre de notre survie, mais, au nom de l'enracinement, ils prêchaient une inspiration strictement canadienne, un usage étendu de la langue du terroir, et paraissaient négliger parfois la qualité proprement littéraire pourvu qu'on fît « canadien ,. . L'enjeu débordait la littérature, mais cette querelle entre « régionalistes » et « exotiques », plusieurs fois renaissante, était tout de même d'un ordre plus littéraire que celle qui avait opposé les écrivains et critiques ultramontains et libéraux aux dernières décennies du siècle précédent. C'était un progrès. Autre fait encourageant : les œuvres se multiplient,

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se diversifient et sont de qualité supérieure. Les critiques sont plus intensément présents, et l'on en comptera même plusieurs, sinon de métier, du moins assidus et mieux armés. Le premier, et des plus méritants, est Mgr Camille Roy (1870-1943). Patriote, apôtre, homme d'action, - il n'avait rien d'un dilettante - il fut trois fois recteur de l'université Laval et son influence s'y fit constamment sentir. Jeune, il fut chargé de l'enseignement de la littérature et put aller se perfectionner en France, d'où il revint, après trois ans, licencié ès lettres. Dès son retour, il s'intéresse plus particulièrement à la littérature canadienne, entreprend l'étude de ses premiers âges, et, pour cela, remonte à travers les collections de journaux jusqu'aux premières œuvres. En 1906, l'université Laval, qui vient d'inscrire à l'examen du baccalauréat la littérature canadienne, lui demande de préparer un manuel. Cette Histoire de la littérature canadienne, constamment mise à jour, servira pendant un demi-siècle à plusieurs générations d'élèves. Les premières entreprises de Camille Roy furent donc des travaux d'histoire littéraire. Mais peu à peu, il passa à la critique littéraire proprement dite. Ses articles, élaborés au début, se feront plus brefs à mesure que des tâches plus pressantes viendront accaparer son temps. Une de ses premières conférences ( 1904) portait sur la « nationalisation » de la littérature. Sans prêcher un régionalisme exclusif, il avait cru alors que les écrivains canadiens devaient exploiter plus ordinairement la matière canadienne, comme un moyen de se garder de l'imitation livresque des maîtres français. Après les excès du régionalisme et du terroirisme, il écrivait en 1939 : « Il vaut mieux insister maintenant sur le vigoureux caractère d'humanité, qu'il convient de donner à nos oeuvres.,. Ses goûts étaient nettement classiques. Il accordait la première place à la qualité de la pensée, au « fond », et prisait surtout l'unité, la cohérence et la clarté. La littérature étant pour lui un « service national », il n'estimait que médiocrement les œuvres frivoles, mais se montrait indulgent pour l'expression quand les idées étaient saines et justes. Il avait eu à Paris des maîtres comme Faguet et Lanson; il fit même une série de conférences sur les grands critiques français du x1xe siècle. Sa méthode ne diffère pas toutefois sensiblement de celle de ses contemporains canadiens; ses études éclairent l'œuvre par la biographie, mais sans rien de systématique. Pendant quarante ans, il joua un rôle de premier plan dans nos lettres, par son attention constante à la littérature, par son souci passionné de servir ses compatriotes et par le zèle déployé pour assurer leur promotion surtout intellectuelle. Camille Roy a laissé quelque cinquante ouvrages,

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dont une bonne douzaine touchant la critique littéraire. Il fut donc un diligent serviteur de nos lettres et il est, par plus d'un aspect, le pionnier de la critique littéraire au Canada français. Maurice Hébert (1888-1960) le remplaça peu à peu comme critique attitré à la revue le Canada français. Il avait été son élève et fut un peu son disciple, avec plus de sensibilité et des goûts plus nettement littéraires. D'un autre côté, Séraphin Marion, professeur à l'Université d'Ottawa, a repris sur une base plus large l'étude de Camille Roy sur le x1xe siècle, et l'a poussée jusqu'à ses toutes dernières années, dans ses Lettres canadiennes d'autrefois (1939-1952), sans se désintéresser pour autant de la production courante. Jeune, Marcel Dugas (1883-1947) se rend à Paris et il est aussitôt ébloui et conquis par la vie intellectuelle de la capitale française. Il veut s'y intégrer et y intégrer s'il se peut la vie littéraire de son pays. Du moins va-t-il s'efforcer de la faire connaître aux Français. La France qu'il aime, c'est celle de la me République et les œuvres qu'il admire ce sont les œuvres contemporaines. Il n'est pas à la fine pointe de l'avant-garde, mais son ami de Roquebrune peut quand même parler de sa« quotidienneté,., c'est-à-dire de son effort pour être de son temps. Dugas goûte Verlaine, Le Cardonnet, Péguy. Il est dilettante. De là pour une part son opposition à la littérature du terroir, au « localisme ». Le principal mérite de Dugas aura tenu à son effort persévérant pour faire connaître notre littérature en France et pour amener le public canadien-français à goûter les œuvres françaises de son temps. Jean-Charles Harvey (1891-1967) a laissé une œuvre critique assez mince, mais qui a de précieux mérites. Il semble qu'il ait trouvé le ton juste : en cette période où il est assez courant chez les critiques de s'accuser mutuellement de complaisance ou de brutalité, il échappe à l'un et l'autre reproches. Il s'est montré exigeant sans jamais être odieux. Il souhaitait que notre littérature fût profondément humaine, et a combattu fermement le « terroirisme doctrinaire ". Il a prêché infatigablement le travail assidu et il a dénoncé l'à-peu-près. Mais surtout il a réclamé avec vigueur, insistance et courage, la liberté pour !'écrivain, liberté qui n'était pas la licence et aurait dû exister. On considère généralement Louis Dantin ( 1865-1945) comme le meilleur critique de cette période. Il publia d'abord, en 1902, une remarquable analyse de l'œuvre d'Émile Nelligan et, en 1920, commença une carrière de critique qui dura jusque vers 1940. Dantin doit son succès à son respect et à sa sympathie pour l'œuvre et pour l'auteur, à sa probité intellectuelle, à ses analyses élaborées et consciencieuses, à sa compréhension, à l'ouverture de son esprit, à son dévouement réel. Il était pour la

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liberté absolue de l'inspiration et n'accepta jamais qu'on emprisonnât les talents dans une formule. Il considérait la littérature régionaliste comme une province des lettres, mais une province seulement, et s'opposa vivement et constamment à l'usage étendu des « provincialismes >, croyant ferme qu'une langue à nous était une dangereuse chimère. Ouvert à tous les genres, il était cependant réticent à l'endroit des modes littéraires, et les dernières écoles l'eussent sans doute déconcerté et trouvé sceptique. Dans ses articles, toujours soigneusement composés, il paraît s'adresser davantage à l'auteur qu'au lecteur, et les écrivains l'entendirent ainsi qui vinrent nombreux solliciter ses avis. Harry Bernard, journaliste et romancier, a été l'un des grands défenseurs du régionalisme. Il fut un temps directeur de l'Action nationale et partageait les idées du chanoine Groulx sur les conditions d'Une littérature originale. Comme l'historien, il ne voyait une littérature vraiment canadienne-française que catholique, française et canadienne. « L'idée catholique, à vrai dire, écrivait-il, ne se sépare point de l'idée canadienne. » La France, d'autre part, lui paraissait « le seul foyer de culture en harmonie avec [les] aspirations » du Canada français. Enfin, notre littérature devait être canadienne dans ses réalisations. « Cela veut dire, expliquait-il, que nos livres, faits par des Canadiens, s'évertueront à rendre l'âme de nos gens, à peindre et à interpréter le milieu où ils vivent, le paysage qui les entoure, et cela de façon si précise, qu'il ne saurait y avoir de doute, dès le premier contact, sur la nationalité de leurs auteurs. » C'est à faire triompher ce dernier point qu'il consacrera ses efforts. Il tentera de convaincre nos écrivains par l'exemple américain, dans une thèse publiée en 1949, le Roman régionaliste aux États-Unis, 19131940. Il se méfiait aussi des « délectations moroses > des littératures décadentes et n'espérait de bel avenir, pour le roman en particulier, que dans un sain réalisme. Claude-Henri Grignon poussera plus loin qu'Harry Bernard la thèse régionaliste, et avec moins de ménagement. Il croit au « roman de la terre •, mais il ne pense pas qu'en littérature un bon « sujet > suffise : il y faut aussi la manière, c'est-à-dire le talent et l'art. En 1933, il publiait son roman, Un homme et son péché, qui démontrait que le critique pouvait être aussi créateur. Après avoir collaboré, comme critique, à de nombreux journaux, il lança sa propre revue les Pamphlets de V aldombre, dont il donna cinq séries de 1936 à 1943. Grand admirateur de Léon Bloy, il se fit une spécialité de « tomber » les auteurs; ses indignations et ses admirations sont également étonnantes. Albert Pelletier fut un critique vigoureux, dont le côté abrupt et les idées à contre-courant déconcertent d'abord. Il détestait particulièrement l'aca-

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démisme, le livresque, l'imitation. Il lui fallait, dans le roman par exemple, des lieux, des êtres, véritablement individualisés et vivants. C'est aussi ce qui lui faisait désirer une langue plus nettement canadienne : le français de France n'était pas selon lui une langue capable de rendre adéquatement la réalité canadienne. Dans une œuvre, il s'attachait d'abord à la pensée et tenait par-dessus tout à l'unité; dans un sonnet comme dans un roman, tout devait être « mortaisé ». Il avouait avoir fait siennes quelques idées de Maurras et il acceptait qu'on le trouvât dogmatique, mais distinguait soigneusement le dogmatique du sectaire. Ce rapide panorama ne retient des critiques que ceux qu'une activité particulière distingua. Malgré certaines attitudes divergentes - nous en avons signalé quelques-unes - ils se ressemblent. Tous sont soucieux d'aider au développement d'une littérature originale. Ils sont tous plutôt conservateurs, esthétiquement parlant, à une exception près : Marcel Dugas. Le classicisme les a formés et marque leur critique; ils font sans doute large la part de la sensibilité et de l'imagination, mais leur ouverture au symbolisme et aux formes nouvelles reste malgré tout réservée. La clarté, la cohérence, la mesure, leur paraissent des valeurs littéraires immuables. Dans ces limites, leur goût est remarquablement sûr, et les conseils qu'ils prodiguent aux écrivains, avec plus ou moins d'humeur, sont pertinents. Bref, il s'agit d'une critique intelligente, voire sensible, sage, à l'image, en somme, de la littérature canadienne-française ellemême. Depuis la guerre et singulièrement au cours de ces toutes dernières années, la littérature canadienne-française a progressé manifestement tant en quantité qu'en qualité. Elle n'est plus une activité en marge de la communauté. Un public nettement gagné à l'œuvre « d'ici » suit avec intelligence l'effort souvent courageux de ses écrivains. La critique est devenue en quelque sorte universelle. Les revues lui font la part large et tout journal se voit tenu de consacrer hebdomadairement une page au moins à la vie littéraire. Les œuvres reçoivent ainsi une immense attention et, le plus souvent, l'accueil est franchement sympathique. Les horizons de la critique antérieure se limitaient à l'aire nationale; presque immobile, elle vivait sur un acquis intellectuel remontant individuellement ou collectivement à des temps plus ou moins lointains. Aujourd'hui elle est bien au fait des démarches les plus récentes de la littérature et de la critique européennes et américaines. Précédemment les critiques s'étaient formé un goût et constitué un système de références critiques presque exclusivement dans le commerce des œuvres de création. De nos jours, même si le critique n'est pas un

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professeur, il est familier des récentes orientations de la critique, surtout française, et sa pénétration de l'œuvre littéraire utilisera à l'occasion, avec liberté sans doute, les voies néo-critiques. Il y a trente ans, on aurait pu partager nos critiques d'après leur attitude à l'endroit du régionalisme, donc par une relation aux œuvres. On trouvait encore des traces de préoccupations semblables, il y a une vingtaine d'années. Mais aujourd'hui si le partage des critiques au seul niveau des méthodes ne pourrait les enclore tous ou même la majorité d'entre eux, il reste que bon nombre peuvent se ranger dans telle ou telle école, et cela est une indication claire de l'évolution de la critique au Canada français. Il serait délicat de tenter dès maintenant un inventaire un peu détaillé de la critique des vingt dernières années, surtout avec les progrès récents. On se limitera donc à une vue très générale. La critique journalistique compte de brillants représentants; quelques noms plus répandus : René Garneau, Pierre de Grandpré, Gilles Marcotte et Jean-Éthier Blais. Depuis dix ou vingt ans, ils ont été assidus à la tâche, passant du journal à la revue. Il se veulent, comme l'a dit l'un d'eux, « témoins de vie intellectuelle autant que d'art pur »; ils n'ignorent pas les expériences de la nouvelle création et de la nouvelle critique et les reconnaissent à l'occasion. Cette critique compte nombre d'autres écrivains qui d'Une plume plus fugitive présentent chaque semaine, et de façon intéressante et personnelle, les œuvres récentes à leurs lecteurs. Elle est parfois impressionniste, ce qui ne veut pas dire désinvolte ou superficielle. Cette critique témoigne hautement de la vitalité, parfois un peu exaspérée, de la littérature au Canada français. Certaines œuvres de Camille Roy et de Séraphin Marion pouvaient se rattacher à la critique universitaire, mais il semble que cette critique érudite n'a vraiment commencé qu' avec les travaux de Luc Lacourcière et de Paul Wyczynski. Le premier a publié, en 1952, la première édition critique d'une œuvre canadienne, celle d'Émile Nelligan. L'intérêt à l'endroit du poète s'en est trouvé renouvelé, et des études plus approfondies ont pu être entreprises grâce à ce précieux instrument. Paul Wyczynski a cherché les sources de l'œuvre de ce même Émile Nelligan et distingué son originalité. C'était sans doute la première fois qu'on tentait aussi savamment de découvrir les jeux de l'inspiration chez un poète. Ce genre de vérification a tenté quelques chercheurs, mais le grand nombre s'est tourné vers la monographie littéraire. De nombreuses études, brèves ou longues, paraissent sur les auteurs tant du x1xe siècle, qui regagne quelque faveur, que du xxe, les vivants étant les favoris. La « nouvelle critique » compte quelques adeptes. Les œuvres majeures

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sur des auteurs canadiens sont encore à venir, mais déjà l'un ou l'autre essai, de Gérard Bessette ou d'André Brochu par exemple, se sont révélés fructueux. La critique du théâtre, par le vif intérêt qu'elle porte à ce genre bien nouveau chez nous, soutient l'effort des jeunes créateurs. Rappelons enfin que la littérature française n'a jamais été négligée par les critiques canadiens, qui, le plus souvent, partagent leur intérêt entre « nos » deux littératures. La critique de Roger Duhamel est, depuis vingtcinq ans, un bon exemple de ce double intérêt. Les écrivains français sont occasionnellement l'objet d'études plus étendues et plus approfondies; et parmi les ouvrages récents, il faut signaler le Roger Martin du Gard et la religion de Réjean Robidoux et le Temps et l'Espace dans l'œuvre de Paul Claudel d'André Vachon. La littérature a toujours joui chez nous d'un prestige étonnant, compte tenu des circonstances. L'idéal littéraire n'était pas un concept, mais une réalité concrète : la littérature, ce fut pendant longtemps et presque uniquement la littérature française. La communauté de langue entraînait les risques de l'imitation. A la fois pour parer à ce danger et, aussi, par un réflexe de défense, on eut souci de créer une littérature nationale. Dire son pays était une voie normale; on en fit une recette, alors que l'originalité véritable sourd de la puissante individualité du créateur. L'originalité à tout prix ne pouvait que desservir la réalité littéraire. La critique débattit longtemps cette question, mais il appartenait et appartient encore aux œuvres de la trancher. Aujourd'hui, la critique s'efforce plutôt à l'interprétation qu'à l'orientation; c'est le signe du progrès de la littérature et de la sensibilité de la critique. Avec la poésie et le roman, la critique littéraire au Canada français atteint la maturité.

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Le journalisme ADRIEN THÉRIO,

M .s.R.C.

que la littérature canadienne est née du journalisme. C'est tout à fait dans l'ordre des choses. Une colonie, et par surcroît une colonie qui passe aux mains d'étrangers, ne peut se permettre d'évoluer, sur le plan intellectuel et littéraire, comme l'ont fait les vieux pays. Un peu remis de la guerre de la conquête, après 1760, les Français du Canada pensèrent d'abord à vivre, non à s'exprimer dans des livres. Mais ils se rendirent vite compte que, s'ils voulaient vraiment demeurer Français en terre d'Amérique, il leur faudrait défendre leurs droits. C'est pour défendre ces droits que le Canadien vit le jour au commencement du dix-neuvième siècle. Ce n'était pourtant pas notre première feuille. Le premier journal publié au Canada fut la Gazette de Québec fondée en 1764. Puis, la Gazette du commerce et littéraire qui commença sa carrière le 3 juin 1778 et la termina le 2 juin 1779, son directeur Fleury Mesplet ayant été mis en prison par Haldimand. Fleury Mesplet remet son journal en circulation en 1785 sous le titre de la Gazette de Montréal. La Gazette de Québec, bilingue de 1764 à 1832, publiera une édition française et une édition anglaise de 1832 à 1842 et deviendra par la suite anglaise. La Gazette de Montréal sera bilingue jusqu'en 1822. Les propriétaires la transforment alors en un journal unilingue anglais. Les rédacteurs de ces journaux ne publient pas tout ce qu'ils veulent. Ils doivent s'abstenir de critiquer le gouvernement. Avant la constitution de 1791, il fallait une permission spéciale pour imprimer les nouvelles du jour. Jusqu'en 1806, on se contenta de publier de brefs rapports des séances de la Chambre.

C'EST UN TRUISME DE DIRE

Le vrai journalisme canadien-français commence avec le Canadien, fondé en 1806 par Pierre Bédard. Il avait à ses côtés comme collaborateurs

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Denis-Benjamin Viger, François Blanchet, Jean-Thomas Taschereau et quelques autres mécènes qui contribuèrent autant de leur argent que de leur plume à cette œuvre qu'ils jugaient nécessaire. Notons que l'année précédente, soit en 1805, un autre journal, anglais celui-là, le Mercury avait été fondé à Québec et ne se gênait pas pour répéter que le pays était encore beaucoup trop français et qu'il fallait se hâter de l'angliciser. C'est en partie pour répondre à cette feuille que le Canadien parut. Même si les éditoriaux de ce journal n'étaient pas signés, le ton était trop osé pour le gouvernement du temps et, en 1810, les principaux collaborateurs furent arrêtés et mis en prison. Fleury Mesplet avait donné l'exemple, lui qui avait goûté de la prison pour les mêmes raisons. La tradition ne devait pas se perdre. La plupart de nos journalistes d'envergure iront un jour ou l'autre faire leur tour en geôle. Le Canadien reparut pendant quelque temps en 1819, mais c'est en 1820 avec Flavien V allerand qu'il entreprend la deuxième étape de sa vie qui devait se terminer en 1825. C'est pendant cette deuxième étape, en 1822, qu'Étienne Parent en devient le rédacteur. Après 1825, six ans de silence. Étienne Parent se préparait à sa tâche en faisant son droit. En 1831, sous l'impulsion de Parent, le Canadien renaît pour de bon. Il a pour devise : c Nos institutions, notre langue et nos lois ». C'est à ce moment que s'engage vraiment la lutte entre le parti anglais et le parti français au sujet de la langue française, des écoles françaises, de la constitution, de la représentation canadienne-française à l'Assemblée et surtout du gouvernement responsable. Étienne Parent ne s'est pas intéressé qu'à la politique et à l'éducation. Le commerce et l'industrie l'ont préoccupé toute sa vie. Un des premiers chez nous, il a conseillé aux Canadiens français de se mêler à la vie économique du pays. Un des premiers aussi, il a réclamé « l'instruction obligatoire pour tous les enfants ». Fin styliste ? Peut-être pas, mais la prose de Parent garde encore aujourd'hui une certaine distinction. On peut sourire en parcourant ses conférences où il essaie de jouer au grand philosophe, mais cela ne diminue en rien son mérite comme journaliste de combat. Sa prose sobre et claire, son talent de polémiste nous permettent de relire ses articles sans impatience. Avant que ne paraissent d'autres journaux de combat, mentionnons-en quatre qui voulurent donner plus de place aux arts, aux lettres et aux sciences : le Spectateur, fondé en 1813, /'Aurore en 1817, l'Ami du peuple en 1832 et l'Aurore des Canadas en 1839. Michel Bibaud eut l'audace de publier dans /'Aurore, à côté des textes d'auteurs classiques, les poèmes et les chansons des premiers bardes canadiens. C'est encore lui qui fit paraître en 1825 l'une de nos premières revues périodiques : la Bibliothèque canadienne qui changea plus tard de nom et s'appela successivement /'Observateur, le Magasin du Bas-Canada, /'Encyclopédie

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canadienne. Michel Bibaud reste, parmi nos premiers journalistes, l'un de ceux qui firent le plus pour répandre au pays le goût des lettres et des arts. C'est dans sa Bibliothèque canadienne qu'il fit paraître son Histoire du Canada et des fragments de l'Histoire du Canada de Jacques Labrie. La Minerve, toute dévouée aux intérêts du parti conservateur, a été fondée en 1826 par Augustin-Norbert Morin qui la céda peu après à Ludger Duvernay. La Minerve a fait longue carrière et plusieurs journalistes s'y illustrèrent. Mentionnons Gérin-Lajoie, Oscar Dunn, A. Decelles, R. Bellemarre. Elle s'était donné pour but de défendre les intérêts des Canadiens français et de l'empire. Dès son premier numéro, elle louait le système représentatif qui « a couvert l'Amérique de nouveaux États composés de citoyens honnêtes et libres ... ». Elle devait aussi faire large part à l'instruction, à sa nécessité et à ses bienfaits dans une société démocratique. La Minerve publiait aussi des albums consacrés à la littérature et à la musique. C'est presque un miracle qu'elle ait tenu le coup pendant près de soixante-quinze ans. Elle soutint la cause de la Confédération et celle des ultramontains contre le Pays et l'A venir. Elle eut comme alliés des journaux franchement ultramontains comme le FrancParleur, les Mélanges religieux et le Nouveau Monde. Un des journaux les plus populaires de cette époque et que peu de gens connaissent aujourd'hui fut sans doute le Fantasque qui, fondé en 1837, mourut à différentes reprises pour renaître à l'heure où on s'y attendait le moins. Le propriétaire et rédacteur en chef de ce journal humoristique était Napoléon Aubin, un Suisse qui, après un court passage aux ÉtatsUnis, reprenait la route du Canada en 1834. Si nous voulons trouver de l'humour dans nos lettres, c'est surtout dans le journalisme qu'il faut l'aller chercher. Napoléon Aubin est le premier de nos journalistes à savoir manier l'ironie. Dans le Fantasque, feuille qui avait à peu près la grandeur d'un livre, il s'est attaqué à tous les hommes politiques du temps, surtout à nos gouverneurs. A l'exemple de Fleury Mesplet, Napoléon Aubin connut les honneurs de la prison. Aubin a aussi fondé le Télégraphe, le Castor, le Canadien indépendant, la Sentinelle du peuple et la Tribune. Il a été collaborateur au Canadien, à la Minerve, au Pays, à l'Ami du peuple et au National. Il a enfin publié les Soirées du Père Bon Sens. Aubin, autant par son humour que par sa fine ironie et son patriotisme, mérite d'être mieux connu. Après avoir fait son droit, Joseph-Édouard Cauchon était entré comme directeur adjoint au Canadien, alors dirigé par Étienne Parent. Cauchon oublia le droit pour s'adonner au journalisme et à la politique. Il fut tour

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à tour député, ministre, président du sénat, président de la compagnie du Chemin de fer du Nord, et même lieutenant-gouverneur du Manitoba en 1877. Il a mené sa carrière politique de concert avec sa carrière de journaliste. Désireux dans ce domaine de voler de ses propres ailes, il fonda en 1842, avec son beau-frère Augustin Côté, le Journal de Québec, une feuille qui devait par la suite prendre de l'importance à cause du ton emporté de son directeur. Cauchon s'en est pris à tout le monde et ses colères ont parfois été terribles. Il n'a pas craint en maintes occasions de se contredire. C'est ainsi qu'il écrivit une brochure pour prouver que la confédération n'était pas une chose possible et que, quelques années plus tard, il en écrivit une autre pour prouver le contraire. Dans ses polémiques, il usait parfois de termes assez grossiers, mais il avait souvent de l'esprit malgré lui. N'ayant aucun sens de la mesure, n'ayant jamais rien compris à la grammaire française, il s'aventurait souvent dans des comparaisons et des métaphores qui frisaient le ridicule. Il a quand même réussi à faire trembler plusieurs de ses ennemis.

A Montréal, vers la même époque, un vent de libéralisme soufflait dans les voiles. Papineau était à l'origine de ce mouvement. En 1844, un groupe de jeunes gens à l'esprit ouvert avait fondé l'Institut canadien qui s'était donné pour mission d'instruire et d'éduquer le peuple. Le libéralisme chez quelques-uns devint bientôt de l'anticléricalisme. Il fallut établir une distinction entre les libéraux et les rouges qui faisaient presque tous partie de l'Institut canadien et dont les porte-parole furent l' A venir et plus tard le Pays. L'âme de cette école libérale à tendance anticléricale est sans aucun doute Louis-A. Dessaules qui dirigea ces deux journaux pendant plusieurs années. Il eut à ses côtés, à l'Avenir, Eric Dorion surnommé « l'enfant terrible», Joseph Doutre, Rodolphe Laflamme, Labrèche-Viger, Charles Laberge, Joseph Papin, Charles Daoust, C.-F. Papineau et Auguste Papineau. L'A venir avait pour devise : « Le travail triomphe de tout. » Son programme comprenait vingt et une réformes. Entre autres : l'abolition de la tenure seigneuriale, l'élection des membres du Conseil législatif, l'élection de la magistrature, le suffrage universel, le scrutin secret, la représentation fondée sur la population, l'abolition de la dîme, l'annexion aux États-Unis, la sécularisation des réserves du clergé, l'élection de tous les fonctionnaires importants. Mais le parti libéral menaçait de se diviser en deux camps. L'A venir disparut en 1852 (pour renaître deux ans plus tard) et fut remplacé par le Pays qui devait chercher à rallier les suffrages de tous les libéraux, en se présentant comme le défenseur des idées démocratiques. La rédaction

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du Pays fut d'abord confiée à Louis-Antoine Dessaules, remplacé plus tard par Labrèche-Viger, Charles Daoust, Arthur Buies, Alphonse Lusignan, Napoléon Aubin et Napoléon Bienvenu. Mais c'est Dessaules qui a inspiré tous les autres et c'est peut-être lui qui a poussé le plus loin dans l'anticléricalisme. Il s'est battu avec une ardeur de croisé pour faire triompher les idées libérales ou démocratiques de l'Institut. Il faut relire certains de ses articles pour comprendre la fureur anticléricale du temps. Ceux qui veulent en avoir une idée pourront consulter la Grande Guerre ecclésiastique qu'il publia en 1873. Dessaules savait remettre à leur place le pape et les conciles, indiquer la voie aux évêques. Il n'a peut-être pas réussi à faire marcher M'• Bourget selon ses principes, mais il est parvenu à réveiller toute une jeunesse qui, à sa suite, s'enthousiasma pour l'idéal démocratique. Un grand nombre de ses disciples acceptèrent plus tard de quitter l'Institut canadien, devant les menaces d'excommunication de l'évêque de Montréal. Dessaules a certainement bien mérité du Pays et de l'Institut canadien. Si les idées qu'il a défendues nous intéressent encore aujourd'hui, il faut ajouter que le style du journaliste n'était pas toujours à la hauteur de la tâche. C'est le juge Adolphe-Basile Routhier qui, après avoir analysé sa Grande Guerre et prouvé que Dessaules écrivait mal, demandait : « Que dites-vous d'un homme qui fait de telles phrases, et qui se croit plus fort que le Pape et les Conciles ? ,. Avant d'aller plus loin, il serait peut-être bon de mentionner quelques journalistes qui, collaborateurs à temps perdu de certains journaux, se sont illustrés dans des revues littéraires et scientifiques. J'ai déjà mentionné Michel Bibaud et sa Bibliothèque canadienne. Jrunes Huston a réuni, entre 1848 et 1850, les meilleurs articles publiés chez nous depuis la cession du pays à l'Angleterre dans un recueil qu'il a appelé le Répertoire national. En 1852, Émile Chevalier fonde la Ruche littéraire, revue mensuelle qui devait durer sept ans. Le Journal de l'instruction publique voit le jour en 1857. P.-J.-0. Chauveau en était l'animateur. C'est d'ailleurs dans les pages de cette revue que Chauveau s'est fait un nom comme éditorialiste de talent. Ses collaborateurs ont été Joseph Lenoir, Auguste Béchard, André Montpetit, Napoléon Legendre et Oscar Duon. Les Soirées canadiennes, publiées entre 1861 et 1865, se sont surtout préoccupées de littérature. Y collaborèrent Joseph-Charles Taché, GérinLajoie, l'abbé Casgrain, l'abbé Ferland et Octave Crémazie. C'est en

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quelque sorte une suite au Répertoire national. Dans la même veine, les fondateurs du Foyer canadien (1863-1866) publièrent la Littérature canadienne en 1864. Les principaux collaborateurs sont Étienne Parent, P.-J.-O. Chauveau, l'abbé Ferland, F.-X. Garneau et Philippe Aubert de Gaspé fils. Enfin, en 1864, la Revue canadienne prend la relève. C'est, de toutes les revues publiées au Canada, l'une des plus importantes et probablement celle qui a fait la plus longue carrière. La plupart des bons écrivains du temps y ont collaboré : Georges de Boucherville, Napoléon Bourassa, Faucher de Saint-Maurice, Benjamin Suite, Adolphe-Basile Routhier et Félix-Gabriel Marchand. Revenons maintenant au journalisme proprement dit. L'ère du rougisme est presque disparue. Les derniers membres de l'Institut canadien devaient se séparer après le règlement de compte qui s'est appelé l' Affaire Guibord, en 1875. Le libéralisme était encore vivace et Arthur Buies sera là pour le prouver. Deux journalistes qui représentent une tendance modérée feront leurs premières armes à la fin de cette période. Le premier, Hector Fabre, qui avait publié une biographie à l'âge de vingt-deux ans, commença sa carrière à l'Ordre, passa au Nouveau Monde et fondait /'Événement à Québec en 1867, journal dans lequel il devait s'illustrer par ses chroniques. On oublie peut-être trop que /'Événement a été pendant plusieurs années un journal très populaire, grâce à son directeur. Hector Fabre y déployait toutes les ressources de sa verve, de son humour, de son ironie. Il savait aussi s'attaquer à des sujets sérieux. La plupart des questions politiques de son temps ont retenu son attention. C'est lui qui a dit de la confédération qui venait de naître : « Ce n'est pas encore tout-à-fait un mariage d'amour que nous faisons là; c'est un mariage de convenance. L'âge, la position des époux sont assortis. Si nous ne ressentons pas une grande passion pour les provinces qui nous sont unies, du moins nous n'en aimons pas d'autre. » A l'occasion, Fabre devenait même un polémiste de talent. Aujourd'hui, on se souvient surtout de Fabre, humoriste. C'est déjà beaucoup. Il écrivait bien et il mérite une place d'honneur parmi nos bons journalistes. Oscar Dunn, descendant d'une famille anglaise, commença à collaborer au Courrier de Saint-Hyacinthe, à partir de 1863, alors qu'Honoré Mercier en était le rédacteur en chef. Il succéda à Mercier à la rédaction en 1865 et y resta jusqu'en 1868. Par la suite, il devait prêter son concours au Journal de Paris, à la Minerve, à ['Opinion publique, au Journal de l'instruction publique et au Journal de Québec, pour devenir en 1875

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directeur-propriétaire de la Revue canadienne. Dunn s'est intéressé à la politique, à l'éducation et à la langue française. Il n'avait pas l'envergure de Dessaules ni l'originalité de Napoléon Aubin. Il a eu quand même une certaine influence sur sa génération. Ses éditoriaux bien construits, écrits dans une langue claire et sobre, ne passaient pas inaperçus. Il a publié lui-même ses meilleurs articles dans un recueil intitulé Dix ans de journalisme. Le nom de L.-O. David reste surtout associé au journal ['Opinion publique qu'il a fondé en 1870 et dirigé pendant plusieurs années. David, qui était bon orateur, s'est taillé une place enviable dans le journalisme. Son ton agressif lui a attiré plusieurs ennemis, ce qui ne l'a pas empêché de continuer le bon combat, même en se reniant à l'occasion. L'arrivée d'Arthur Buies sur la scène marque une date importante dans l'histoire du journalisme canadien-français. Après avoir étudié quelques années en France, Buies rentra au pays, devint avocat et fonda ensuite plusieurs journaux. Revenu d'Europe avec des idées très libérales, il entreprit d'éclairer le peuple canadien qui vivait encore dans les ténèbres de l'ignorance. Il fonda, en 1868, pour propager ses idées, la Lanterne, à l'instar de la Lanterne de Rochefort, puis l'indépendant et le Réveil. C'est avec la Lanterne qu'il s'est fait une réputation de polémiste violent. Mais la Lanterne ne devait compter que vingt-sept numéros. Buies l'avait définie ainsi : « l'organe des gens d'esprit, l'ennemi instinctif des sottises, des ridicules, des vices et des défauts des hommes ». Buies prit part à la querelle qui opposait l'Institut canadien à Mgr Bourget et il n'y alla pas de main morte. L'évêque de Montréal, le clergé en général et les jésuites en particulier furent plus d'une fois les cibles de ce franc-tireur. Il accuse les prêtres de tenir les Canadiens français dans l'ignorance. Il réclame à grands cris un nouveau système d'éducation. Buies savait écrire. On l'a souvent comparé à Rochefort et à Paul-Louis Courrier et il faut admettre que le disciple canadien n'était pas indigne de ses maîtres français. L'auteur de la Lanterne s'est aussi illustré comme chroniqueur. On retrouve dans ses nombreux articles des phrases lourdes, mais certaines de ces pages peuvent encore figurer dans une anthologie. Buies avait aussi de l'esprit, ce qui n'est pas un tort pour un journaliste. Cet esprit l'a servi et desservi. En dépit des réserves qu'on peut faire à son égard, il reste un de nos grands journalistes. A l'opposé d'Arthur Buies, Jules-Paul Tardive} s'est fait, quelques années plus tard, le champion de la presse catholique et ultramontaine. Après avoir collaboré au Canadien sous la direction d'Israël Tarte, Tar-

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divel fonde en 1881 un journal pour propager ses idées, la Vérité. Après Buies qui s'était fait le protagoniste de la liberté de pensée et d'expression, Tardive! entreprit une campagne de purification .. Il prêcha, comme il est dit dans l'Évangile, à temps et à contretemps. S'appuyant sur les encycliques et les directives pontificales qu'il interprétait à sa façon, il pourchassa les ennemis de l'Église avec des élans de néophyte. Il ne dédaignait pas, emporté par son zèle, de faire la leçon aux évêques et il a souvent croisé le fer avec d'autres journalistes rattachés à des organes catholiques. Il s'est opposé à l'école gratuite et obligatoire, « une manœuvre chère à la franc-maçonnerie >. De la franc-maçonnerie, il en a vu un peu partout. Elle lui a permis d'écrire quelques-uns de ses meilleurs articles. Tardive! a aussi courtisé la langue française. Il a publié une brochure intitulée : la Langue française au Canada qui fut répandue avec les bénédictions de presque tous les évêques et archevêques du Canada. Il en veut aux anglicismes, mais il défend avec brio la langue paysanne et ses archaïsmes. Malgré les exagérations de son directeur, la Vérité garde encore une place de choix parmi nos meilleurs journaux. Frère d'armes de Tardive!, F.-X.-A. Trudel a aussi mené le bon combat dans !'Étendard qu'il avait fondé en 1883 et qui tint le coup jusqu'en 1893. Trudel était tellement ultramontain qu'on l'avait surnommé le « Grand Vicaire », titre qu'il méritait bien un peu. Israël Tarte ? Il faudrait plusieurs volumes pour raconter sa vie. Tous les régimes politiques, ceux de Mercier, Chapleau, de Boucherville, Joly, Lanrier, y passeraient. Aucun homme n'a passé du rouge au bleu et du bleu au rouge avec plus de facilité. Il a attaqué tout le monde et s'est fait le défenseur de tout le monde. C'est au Canadien surtout, dont il était directeur, qu'il a mené toutes ses campagnes. En 1897, à la demande de Laurier, il achète la Patrie et en devient directeur. Il s'agissait de ramener le journal à un libéralisme modéré. Honoré Beaugrand, qui en était alors le propriétaire, était trop radical pour les libéraux de l'époque. Tarte avait, comme journaliste, moins d'envergure que Buies et Tardive}, mais sa prose se lisait sans difficulté. Avant de quitter le dix-neuvième siècle, je voudrais dire quelques mots d'un journaliste qui n'a appartenu à aucun parti politique, mais dont le nom, presque inconnu aujourd'hui, mérite de revivre. Il s'agit d'Hector Berthelot. Berthelot a fait du journalisme à peu près toute sa vie, mais il a donné dans une veine tout à fait particulière : l'humour. Il débuta au Pays.

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Continuant son chemin, il s'arrêta au Courrier de Montréal, et se promena ainsi de journal en journal jusqu'au moment où il se mit en devoir d'en fonder. Il en a ainsi lancé quatre : le Canard en octobre 1877, le Vrai Canard en août 1879. En novembre 1881, le Vrai Canard était remplacé par le Grognard. Enfin, en septembre 1886, le Grognard devint le Violon. Le Grognard devait grogner avec tout le monde; le Violon devait faire danser les gens. En fait, tous les journaux de Berthelot ont fait danser un grand nombre de gens. Plusieurs de ses articles ont peu d'intérêt aujourd'hui, car ils attaquaient des gens qui sont complètement entrés dans l'oubli. D'autres nous sont encore connus, tels que de Boucherville, Joly de Lotbinière, F.-X.-A. Trudel, et Jules-Paul Tardivel. Les articles de Berthelot pouvaient devenir assez méchants car il maniait l'humour et l'ironie comme personne. Il a tellement ridiculisé de politiciens, de journalistes, d'hommes de lettres qu'à la fin tout le monde avait appris à craindre son petit journal qui se vendait, paraît-il, comme des petits pains chauds. Ses Évangiles politiques ont dû être lus et relus dans le temps, pour la plus grande gloire de son auteur. Berthelot a eu son heure de célébrité. Ses articles ne sont pas tous écrits dans un français classique; ils contiennent quand même d'excellentes pages et l'humour de l'auteur n'a rien perdu à l'usure des années. Nous entrons maintenant dans la période précontemporaine avec Olivar Asselin, Jules Fournier et Henri Bourassa. Ces journalistes ont illustré la période de nationalisme intense des années 1900-1920. Olivar Asselin a été le fondateur de la Ligue nationaliste en 1903. Il lui fallait un journal pour défendre ses idées. Il fonda le Nationaliste en 1904. Avec Fournier qui était passé par la Presse et le Canada avant d'arriver au Nationaliste, Asselin a fait campagne après campagne pour défendre la politique de la Ligue qui s'accordait assez bien avec celle de Bourassa. Voici les trois premiers articles du programme : « 1. Pour le Canada, dans ses relations avec la Grande-Bretagne, la plus large mesure d'autonomie compatible avec le maintien du lien colonial. 2. Pour les provinces canadiennes, dans leurs relations avec le pouvoir fédéral, la plus large mesure d'autonomie compatible avec le maintien du lien fédéral. 3. Adoption par le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, d'une politique de développement économique et intellectuel essentiellement canadienne ». Le Nationaliste devint le journal de l'élite intellectuelle du jour au lendemain. Il soutint, pendant cette période, des luttes épiques contre le gouvernement Laurier à Ottawa, d'une part, et le gouvernement Gouin à Québec, d'autre part. Les polémiques furent si rudes que Fournier et

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Asselin connurent eux aussi la prison. Comme ils n'y séjournèrent jamais en même temps, le Nationaliste survécut. Bourassa préférait avoir un porte-parole bien à lui et fonda le Devoir en 1910. Asselin et Fournier y entrèrent comme rédacteurs, mais en sortirent au bout de quelques mois. Habitués d'avoir leurs coudées franches, ils ne pouvaient accepter de se voir dicter une ligne de conduite par Bourassa. Le Nationaliste continua sa carrière jusqu'en 1922 mais, après le départ d'Asselin et de Fournier en 1910, c'est le Devoir qui devint le véritable organe des nationalistes militants. On ne saurait trop insister sur l'importance du Devoir dans notre vie nationale. Il a été et reste encore, malgré certaines tendances politiques passagères bien compréhensibles, un journal indépendant. Bourassa s'adjoignit, à la rédaction, des journalistes comme Omer Héroux qui s'est fait le champion des minorités françaises au Canada, et Georges Pelletier qui y signa d'excellents éditoriaux. Ce dernier succéda plus tard à son maître à la direction du journal. L'influence de Bourassa comme journaliste s'est fait sentir durant des années. Il a conservé la direction de son journal pendant vingt-deux ans. Ultramontain et grand seigneur, il ne semblait se plaire qu'en compagnie des gens d'élite. Député à Ottawa et à Québec, il n'a pas pour autant cessé de faire du journalisme. Il s'est battu contre l'impérialisme britannique, contre l'impérialisme américain; il a défendu les droits des provinces et harassé tous les politiciens véreux. Il s'est parfois contredit et Jules Fournier l'a bien montré dans la Faillite du nationalisme. Tellement qu'on peut se demander aujourd'hui si son nationalisme a fait plus de tort que de bien au Canada français. Rendons-lui justice : il fut bon journaliste. La carrière d' Asselin et de Fournier ne s'est pas arrêtée à leur brève expérience au Devoir. Après avoir collaboré quelque temps à la Patrie, Fournier fondait l'Action en 1911. Ses polémiques furent moins retentissantes que celles qu'il avait engagées au Nationaliste, mais les critiques littéraires qu'il publia dans cet hebdomadaire firent connaître un nouvel aspect de son talent. Le journal s'intéressait encore à la politique, mais faisait une plus large part à la littérature. Plusieurs écrivains français y ont collaboré. A n'en pas douter, Jules Fournier est l'une des plus belles intelligences qui aient illustré le journalisme canadien. L'Action est probablement le journal le mieux écrit que nous ayons eu au Canada. Fournier est mort à trente-trois ans au moment où d'autres commencent leur carrière. Asselin, pour sa part, revint au journalisme avec ['Ordre, en 1934. Il s'était entouré de journalistes de réelle valeur, tels que Lucien Parizeau, Georges Langlois, Jean-Marie Nadeau, Albert Pelletier, Valdombre et

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Berthelot Brunet. Mais l'Ordre quitta l'arène après que l'archevêque de Québec en eut déconseillé la lecture. Asselin cependant n'avait pas dit son dernier mot. Il fonda encore la Renaissance qui ne fit pas long feu et passa enfin au Canada pour servir un maître qu'il avait combattu pendant longtemps. Il prit soin de conserver cependant une indépendance à peu près complète. Asselin a eu beaucoup d'influence sur la jeunesse et les écrivains de son temps. Il a prêché toute sa vie l'amour de la langue française et du travail bien fait. Il a exhorté les Canadiens français à retourner aux sources de l'esprit français. Ses idées avancées le firent passer, à certains moments, tout comme Fournier d'ailleurs, pour anticlérical. Par son style autant que par sa pensée, il a été l'inspirateur de plusieurs générations. Un disciple d'Asselin, Jean-Charles Harvey, entreprit de suivre les traces du maître. Il fonda le Jour en 1937, journal qui n'a jamais été vu d'un bon œil par les catholiques et plus particulièrement les catholiques de droite. Harvey a montré beaucoup de courage et mérite une place dans la galerie de nos journalistes. Ses phrases ne sont pas toujours aussi coulantes qu'on le souhaiterait, mais il écrivit, quelques fois, des articles remarquables. Au Jour, il avait su s'entourer de travailleurs compétents. Mentionnons Charles Doyon, Émile-Charles Hamel, Henri Tranquille, Pierre Gélinas, Carmel Brouillard et André Bowman. La Patrie, disons, pour être plus précis, la deuxième Patrie, fondée en 1879 par Honoré Beaugrand, a joué un rôle dans notre vie nationale. Journal à l'origine libéral, devenu en 1925 « franchement et nettement conservateur», il se transforme, par la suite, en journal indépendant mais qui n'arrive pas à perdre tout à fait une tendance plutôt libérale. Ce qu'il est intéressant de noter, c'est la phalange de journalistes qui se sont succédé à la Patrie. A côté de Beaugrand il y eut, comme rédacteur en chef, Napoléon Bienvenue. A sa mort, il était remplacé par Godfroy Langlois. Charles Robillard vint ensuite. Parmi les collaborateurs : Louis Fréchette, Marc Sauvalle, Edmond Lareau, Édouard Chauvin, Victor Barbeau, Louis Francœur, Maurice Gagnon, Jean Nolin, Lucien Parizeau, Léon Trépanier et Letellier de Saint-Just. Il ne s'agit là que des noms les plus connus. Quelques-uns, comme Victor Barbeau, Louis Francœur et Letellier de Saint-Just, mériteraient certainement qu'on s'y attarde davantage. Enfin, le Canada a été pendant une cinquantaine d'années un journal d'envergure. Né d'une révolte d'un groupe de libéraux contre Israël Tarte, il a toujours par la suite continué à servir le parti libéral. Godfroy Langlois en a été le premier rédacteur en chef. Il fut remplacé par Fernand Rinfret. Puis, ce furent Olivar Asselin, Edmond Turcotte, Eustache Letellier de Saint-Just, Guy Jasmin et Willie Chevalier. Ce journal a eu aussi la chance

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d'avoir des chroniqueurs de la trempe de René Garneau, de Berthelot Brunet, de Robert Élie et de Charles Hamel. Quelques écrivains ont réussi à se faire un nom dans divers journaux. Roger Duhamel a commencé à publier ses chroniques littéraires dans le Devoir. Il a collaboré à plusieurs publications par la suite, et sa prose a toujours été égale è elle-même. Victor Barbeau a fait moins de journalisme mais a réussi à s'imposer comme styliste et penseur. ClaudeHenri Grignon a publié des articles dans un grand nombre de journaux. Il a fondé les Pamphlets de Valdombre où l'on retrouve les chroniques virulentes de l'auteur. Ces cahiers ont obtenu un grand succès. Valdombre a aussi utilisé la radio pour mieux se faire connaître. Enfin, Fernand Denis, au Petit Journal, s'est acquis une bonne réputation. Parmi les journaux qui, de nos jours, méritent de retenir notre attention, il y a d'abord le Droit d'Ottawa qui a été fondé pour défendre les minorités françaises de !'Ontario. Toute une pléiade de journalistes s'y sont fait la main. Les plus connus sont probablement Camille L'Heureux et Guy Sylvestre. Le Nouvelliste de Trois-Rivières est digne de mention. C'est un des seuls journaux de province à posséder une page littéraire avec l' Écho du Bas Saint-Laurent de Rimouski et le Canada français de Saint-Jean. L'Action (hier encore l'Action catholique) et le Soleil, les deux journaux les plus importants de la ville de Québec, ont, eux aussi, depuis quelques années, leur page littéraire dirigée souvent par des professeurs de l'université Laval. J'insiste peut-être trop sur ce côté littéraire. Dans un pays où toutes les petites villes peuvent se vanter d'avoir une élite, il semble naturel que le journal de l'endroit se pique de culture. La classe intellectuelle canadienne-française était beaucoup moins nombreuse au dix-neuvième siècle et, pourtant, la plupart des journaux de l'époque faisaient une large part aux choses de l'esprit. Je veux bien que, dans un journal destiné au grand public, les nouvelles aient la première place. Mais s'ensuit-il qu'on doive pour autant délaisser la littérature et les arts ? Il est vrai que la première raison d'un journal, c'est de faire de l'argent. Comment le blâmer de donner si peu de place aux rêveries des littérateurs ? Les journaux les plus importants à l'heure actuelle sont sans doute le Devoir et la Presse à Montréal, le Soleil à Québec. Le Devoir a perdu depuis quelques années des journalistes de valeur, tels que Gérard Filion qui ne soignait pas toujours sa langue mais qui avait toujours quelque chose à dire; André Laurendeau qui ne faisait jamais de grandes colères mais réussissait, peut-être même à cause de sa pondération et de sa distinction, à tenir tête à des adversaires bien en place. Filion a été remplacé par Claude Ryan à la direction du journal. Avant de passer à la Presse,

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Gilles Marcotte a signé pendant longtemps la chronique littéraire du Devoir. Jean-Marc Léger y a livré d'excellents articles. Ses chroniques de politique internationale ne manquaient jamais d'intérêt. C'est le défenseur par excellence des minorités françaises dans le monde. La Presse n'a pas toujours été aussi soignée qu'elle l'est aujourd'hui. Elle a été pendant longtemps un journal d'information, ce qui est déjà beaucoup dire. C'est Jean-Louis Gagnon, grand voyageur et journaliste d'envergure, qui a pour ainsi dire nettoyé la maison et refait sa toilette pour ensuite se lancer, avec le Nouveau Journal, dans une aventure qui n'a pas duré un an mais qui a soulevé beaucoup d'enthousiasme. Il a été remplacé par un autre journaliste de carrière, Gérard Pelletier, qui a continué de réorganiser la maison. Son écriture nerveuse, jointe à son talent de polémiste ardent, en font un des meilleurs éditorialistes du Canada français. J'emploie le présent à son égard, car même si Pelletier a quitté le journal, il continue encore à présenter des éditoriaux dans d'autres publications. Parmi les autres collaborateurs de la Presse, il faut au moins mentionner Jean Béraud, Marcel Valois et Jean Vallerand. Les journalistes dont la voix est la plus écoutée, de nos jours, semblent être Claude Ryan, Gérard Pelletier, Yves Michaud, Jean-Marc Léger, Pierre Vadboncoeur et Vincent Prince. Il est juste d'ajouter que plusieurs collaborateurs de revues comme Cité libre, Liberté, Parti-Pris, Socialisme et Recherches sociographiques se sont fait un nom enviable parmi notre élite intellectuelle. Quelle différence y a-t-il entre le journalisme d'aujourd'hui et le journalisme d'hier? Le journalisme est devenu depuis quelques années une profession au Canada français. Je veux dire par là qu'il est devenu un gagne-pain au même titre que la profession de médecin ou d'ingénieur. Ceux qui le pratiquaient autrefois n'étaient jamais sûrs du lendemain. C'étaient, pour la plupart, des gens qui avaient le goût du risque. La profession n'a jamais été de tout repos, mais elle est devenue assez rentable pour retenir les candidats qui s'y sentent attirés. Un grand nombre de nos journalistes, à l'heure actuelle, sont des gens cultivés et plusieurs d'entre eux écrivent bien. Il y en eut dans le passé qui savaient manier la langue, mais ils faisaient plutôt figure d'exception. Quant à la matière traitée, elle ne diffère peut-être pas tellement d'autrefois, si on tient compte du temps et de l'histoire. Au dix-neuvième siècle, on parlait de l'Union des Canadas, de la Confédération, des relations entre les provinces, des Métis de l'Ouest, d'autonomie provinciale et de pots-devin, des difficultés scolaires et linguistiques des minorités françaises du pays, de la trop grande influence du clergé dans plusieurs domaines,

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notamment dans l'éducation, de l'instruction gratuite et obligatoire, d'un ministère de !'Éducation, de la création d'une université à Montréal, d'un drapeau national, d'une loterie nationale, de cercles d'étude, de fermes expérimentales, d'effort de guerre, du cours classique où il faudrait mettre plus de sciences exactes et naturelles, de notre langue qui dégénérait au point de n'être plus reconnaissable; on discutait de graves questions économiques et sociales comme la construction de chemins de fer, l'organisation d'une année canadienne; on craignait la franc-maçonnerie, le communisme et le socialisme à peu près également. Y a-t-il beaucoup de différence avec les sujets qui retiennent l'attention des journalistes aujourd'hui ? Sans doute, avons-nous évolué et les sujets d'actualité, que ce soit en politique, en économie, en sociologie, en éducation, en matières religieuses, sont traités avec plus de savoir-faire. Les moyens techniques modernes nous ont aussi permis de relever le niveau de l'infonnation. Mais il ne fait pas de doute que nous sommes liés à une tradition. Cette tradition obligera encore longtemps nos meilleurs -journaux à combattre pour la défense de nos droits et le redressement de notre vie nationale.

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AU SEUIL D'UNE CIVILISATION NOUVELLE, différente de celle que l'Europe a connue et, de toute évidence, inspirée principalement de l'exemple des États-Unis, le Canada français s'interroge sur son propre destin. Dans le domaine des arts plastiques en particulier, il possède une riche tradition qui s'est renouvelée au contact de la France, même si la qualité des échanges et surtout leur régularité ont quelquefois laissé à désirer. Peutêtre objectera-t-on que l'art canadien ancien se résume pratiquement à celui qui se trouve dans les musées et qu'il ne s'impose pas beaucoup à l'attention de tous. Il n'en demeure pas moins que le Canada français, dès les débuts de la Nouvelle-France et jusqu'à nos jours, a produit abondamment des œuvres d'une rare qualité et a, par le fait même, vécu pleinement une expérience créatrice originale tout au long de son histoire. On a déjà noté la supériorité artistique de la colonie française à ses débuts sur sa voisine de la côte atlantique, la Nouvelle-Angleterre. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui, mais la nette avance du début et l'évolution intelligente qui se manifeste jusqu'à nos jours ne peuvent qu'entretenir la foi dans la possibilité de réalisations distinctives à l'intérieur de la civilisation américaine. Dès 1670 débarque à Québec, mandé par Mgr de Laval, le frère Luc (1614-1685), un récollet qui a étudié la peinture sous Simon Vouet à Paris en 1632, puis à Rome pendant près de cinq ans. Il a décoré quelques églises pour le compte de son ordre, a fait un stage à la manufacture des Gobelins et a travaillé à la décoration du Louvre sous Nicolas Poussin. Comme la majorité des artistes professionnels de son temps, il possède de solides notions d'architecture et, à la demande de l'évêque de Québec, il dessine les plans de plusieurs édifices. Cela ne constitue pas la raison principale de sa venue, cependant. Monseigneur de Laval veut que les

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églises et institutions religieuses de la jeune colonie - celle-ci atteint peutêtre dix mille âmes - possèdent des tableaux et sculptures propres à stimuler la piété tout en rappelant la culture du monde européen. Frère Luc dessine les plans du monastère de récollets qui deviendra l'Hôpital Général, ceux du séminaire de Québec, mais il exécute plusieurs peintures durant les quinze mois de son séjour à Québec. L'Assomption de la Vierge, aujourd'hui au-dessus du maître-autel de Noël Levasseur à l'Hôpital Général, est peut-être sa plus belle œuvre. Il peint plusieurs autres tableaux avant de repartir en France en 1671, puis, dans les années qui suivent, il exécute des commandes pour la Nouvelle-France. LA SCULPTURE

L'année même de la mort de Claude François dit frère Luc, soit en 1685, Mgr de Laval conçoit le projet audacieux d'ouvrir à Saint-Joachim, tout près de Sainte-Anne-de-Beaupré, une véritable école d'arts et métiers. Il espère ainsi que la colonie pourra pourvoir elle-même à la décoration de ses églises. Cette nouvelle école s'ajoutera à celle du séminaire peu après l'arrivée du sculpteur Jacques Leblond dit Latour en 1690. Celui-ci enseigne d'abord au séminaire avant de passer à Saint-Joachim pour y demeurer jusqu'en 1705, alors que l'école cessera pratiquement ses activités. Il reste aujourd'hui très peu d'œuvres du sculpteur bordelais. Pourtant son rôle fut de première importance dans l'histoire de la sculpture sur bois au Québec. Denis Mallet (1670-1740) et Charles Vézina (1685-1755) furent ses élèves, et Noël Levasseur (1680-1740) l'Un de ses disciples. Sept ans à peine après la mort de Jacques Leblond dit Latour, à Baie-Saint-Paul, en 1715, Noël Levasseur sculpte le tabernacle de l'Hôpital Général. En 1732, il entreprend la décoration du mur de chevet de la chapelle des ursulines. La première de ces deux œuvres a été l'objet de remarques fort judicieuses montrant comment l'artiste a pu s'inspirer d'une gravure reproduisant le dôme de la bibliothèque Mazarine pour le couronnement de son tabernacle1 • On sait que ce célèbre monument, aujourd'hui connu sous le nom de l'Institut de France, avait été construit en 1660 par l'architecte Louis Le Vau. La deuxième peut être considérée comme le chef-d'œuvre de Noël Levasseur; elle prouve une plus grande originalité dans l'utilisation des éléments décoratifs de style Louis XIV et se dégage de l'imitation de monuments proprement architecturaux. Ces deux ensembles ajoutés à bien d'autres du même genre qu'on sait avoir existé mais qui demeurent tronqués suffisent à prouver l'existence d'une forte tradition sculpturale en Nouvelle-France avant le Traité de Paris. 1 R. H. Hubbard, L'évolution de l'art au Canada (Ottawa, 1963), pp. 37 et 38.

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Même après 1760 cette tradition se poursuit. On remplacera le style Louis XIV par le Louis xv, on inventera des mélanges savoureux; on introduira des éléments personnels, tel le motif de la rose trémière et du lys cultivé, mais, en sculpture tout particulièrement, la tradition demeurera française jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle. En 1781, François Baillairgé (1759-1830) revient de Paris où il a étudié à l'Académie royale sous Jean-Baptiste Stouf et Jean-Jacques Lagrenée. Il entreprend plusieurs projets dont le retable de l'église de Saint-Joachim et, en 1887, le baldaquin de la cathédrale de Québec. De 1815 à 1828, il complète le grand ensemble de Saint-Joachim avec l'aide de son fils Thomas alors âgé de vingt-quatre ans. Il s'agit du plus grand ensemble de sculpture décorative québécoise resté intact. Les Baillairgé, François et son plus jeune fils Thomas ( 1791-1859), parfois aidés de Pierre-Florent, ont œuvré dans un très grand nombre d'églises, mais, nulle part ailleurs, trouverait-on pareil ensemble aujourd'hui. Celui-ci se compose d'un retable du plus pur style Louis XVI où le crucifix et les chandeliers constituent l'un des plus beaux exemples de sculpture ornementale canadienne. Le tombeau d'autel lui-même est généreusement orné et comporte en son centre un médaillon sculpté montrant les trois Marie et l'ange au tombeau. Quatre hautes colonnes disposées en demi-cercle autour de ce point central portent à leur sommet une guirlande conduisant à un grand tableau surmonté d'Une croix et de deux gloires. Les quatre évangélistes sculptés grandeur nature et accompagnés de leurs attributs figurent deux à deux de chaque côté de l'autel. Quatre grands reliefs de forme circulaire et deux en forme de rectangle cintré complètent l'ensemble sur les murs du chœur. Ces reliefs et les quatre statues de Thomas Baillairgé comptent parmi les plus beaux morceaux de sculpture sur bois au Canada. Un groupe d'excellents sculpteurs travaillent très tôt dans la région de Trois-Rivières. Il faut surtout retenir les noms d'Augustin Quintal et de Gilles Bolvin (1711-1766), auteur du grand retable de l'église de Berthier-en-Haut. Montréal possède un équivalent de l'école de Saint-Joachim dans l'école des frères Charron où enseigne Charles Chaboillez (1654-1708). Les trois grands noms de la sculpture montréalaise demeurent cependant Paul Labrosse (1697-1760), Phillipe Liébert (1732-1804) et Louis Quevillon (1749-1823). Ce dernier a fondé une maîtrise d'art à SaintVincent-de-Paul dès la fin du dix-huitième siècle. A l'atelier des Écorres, Louis Quevillon et ses compagnons, Joseph Pépin, René Saint-James et Paul Rollin, soumettent les élèves à un apprentissage de sept ans. Les œuvres de ces artistes sont aujourd'hui dispersées dans nos musées.

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Il reste tout de même quelques églises dont la visite complète nos connaissances artistiques un peu comme les églises de Saint-Joachim et de Charlesbourg dans la région québécoise. Citons tout d'abord l'église Saint-Michel de Vaudreuil également célèbre pour ses sculptures de Liébert. La petite église de Saint-Mathias-sur-Richelieu, du plus pur style Quevillon, constitue un exemple parfait de ce que chez nous l'on nommait autrefois le « quevillonnage ». Au cours du dernier quart du dix-neuvième siècle, deux sculpteurs se distinguent dans la région québécoise, Jean-Baptiste Côté et Louis Jobin, respectivement nés en 1834 et 1844. L'un se situe bien près de l'artisan et l'autre, Louis Jobin, tout en exécutant des ensembles assez considérables, comme ceux de l'église de Montmagny, laisse voir comment il donne déjà dans le néo-gothique. A la même époque la grande sculpture académique voit le jour avec Philippe Hébert (1850-1917) et Alfred Laliberté (1878-1953). ARCHITECTURE ET ARTS DÉCORATIFS

Les maîtres d'œuvre, entrepreneurs et maçons de la Nouvelle-France se sont inspirés de modèles de leurs pays d'origine. Certaines petites églises de campagne du nord de la France et de la Belgique ressemblent singulièrement à celles de l'île d'Orléans. Bien souvent, cependant, on devine que le maître sculpteur a servi de conseiller, soit en corrigeant les proportions générales de l'édifice, soit en traçant les plans lui-même. L'église de la Sainte-Famille ( 1743) à l'île d'Orléans n'est-elle pas l'œuvre de sculpteurs ? Semblablement, le type d'habitation le plus répandu le long du fleuve Saint-Laurent se rattache à des traditions campagnardes de France, mais les maîtres maçons ont ici avivé leur art en terre canadienne. Le même type de maison semble ennobli en terre canadienne, sa simplicité et son dépouillement prennent une vigueur nouvelle. La maison Villeneuve ( c. 1700) n'aurait pas pu être construite en Europe. Le galbe des clochers des petites églises et celui des toitures des petites maisons ont pris au Canada français une rare distinction. Nos musées conservent avec orgueil l'ancienne orfèvrerie canadienne. Les orfèvres furent tout aussi féconds que nos maîtres sculpteurs, comme plusieurs collections en témoignent. D'abord celle du Musée du Québec, l'une des plus complètes depuis l'acquisition de la collection Louis Carrier en 1960, puis celle du Musée royal de !'Ontario et de la maison Henry Birks de Montréal. Dans ces mêmes musées trouve place le meuble ancien qui a fait l'objet d'un très beau volume publié en 1964 par Jean Palardy.

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LA PEINTURE

Le premier peintre professionnel à travailler en Nouvelle-France fut le frère Luc. Il a laissé des œuvres comme ['Assomption de la Vierge, à la chapelle de l'Hôtel-Dieu, et l'Ange Gardien, à l'église du même nom. Elles rappellent Nicolas Poussin ou les peintres de l'école de Bologne. Un nombre imposant de tableaux furent peints à Québec, à la fin du dixseptième siècle, par des mains moins expertes. Ceux de Jean-Antoine Aide-Créquy ne sont pas à dédaigner, non plus que ceux de l'abbé Hugues Pommier. Les ex-votos et les peintures votives de tout genre possèdent également des qualités de naïveté, de candeur ou de simple franchise. Il faut citer l'ex-voto de Mme Riverin conservé à Sainte-Anne-de-Beaupré et celui de Notre-Dame de Liesse, aujourd'hui au Musée du Québec. Voulant perpétuer la mémoire des ecclésiastiques et des religieuses voués au service de la collectivité, les artistes ont peint nombre de portraits dont plusieurs posthumes, tel celui de la mère Marie-Catherine de SaintAugustin attribué à Hugues Pommier2 • La tradition du portrait s'est perpétuée jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle et certains historiens en parlent comme de l'âge d'or de la peinture au Bas-Canada. La peinture d'église a suivi une lente évolution grâce à ces mêmes artistes qui ont excellé dans le portrait. Quant au paysage, il ne sera pratiqué, avant la fin du dix-neuvième siècle, que par les artistes de la tradition topographique anglaise, exception faite de Joseph Légaré. Fort cultivé dans le Bas-Canada, l'art du portrait connaît une grande faveur aussi dans les provinces de la côte atlantique où se retrace aisément l'influence de la tradition anglaise. Peu après son retour d'Europe, François Baillairgé ouvre une école de dessin et de peinture. Lui-même pratique cet art jusqu'en 1805 au moment où son travail de sculpteur le captivera entièrement. On attribue sans grande difficulté une dizaine de portraits à François Baillairgé. On peut ainsi le considérer comme notre premier portraitiste avec François Beaucourt à Montréal. Alors que ses tableaux religieux ont beaucoup en commun avec les tableaux historiques de Jean-Jacques Lagrenée, son maître parisien, ses portraits sont empreints, selon les termes mêmes de Gérard Morisset, d'un « réalisme paysan, naïvement sincère, plein de familiarité et de bonhomie3 ». On retrouve un peu de cette attitude directe chez François Beaucourt 2 Il faut lire : Gérard Morisset, • Portraits de cadavres •, Vie des Arts, n° 1, 1956. Aussi, Jules Bazin, • Le vrai visage de Marguerite Bourgeoys •, Vie des Arts, n° 36, 1964. 3 Gérard Morisset, La revue technique, avril 1948, pp. 227-32.

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(17 40-1794). Il étudia sous Joseph Camagne à Bordeaux et, de retour au Canada en 1786, il exécuta plusieurs portraits dans un esprit non loin de celui de Quentin-Latour et Fragonard. Si on n'y sent pas l'élégance rococo dans une égale mesure, il semble que ce soit attribuable à son respect de la vérité. François Beaucourt fraie avec une société plus élégante que celle de François Baillairgé, mais il s'agit tout de même d'une société qui suit de très loin la mode française. Son portrait d'Eustache Trottier dit Desrivières, celui de son épouse, tous deux au Musée du Québec, la célèbre Esclave noire du Musée McCord, montrent clairement des attaches à la peinture française du dix-huitième siècle. Louis Dulongpré et Louis-Chrétien de Heer émigrent à Montréal en 1783 et deviennent portraitistes à cette époque. Le premier se situe entre Baillairgé et Beaucourt, le deuxième s'exprime d'une façon franchement plus naïve. Bien qu'ayant étudié quelques mois avec François Baillairgé, Jean-Baptiste Roy-Audy (1778-1848) est un autodidacte. D'abord menuisier et« meublier " à Québec, il devient bientôt peintre d'églises et portraitiste. Ce qui reste de son œuvre religieuse, tels les trois tableaux de la collection de Jean Soucy, témoigne d'une inspiration des plus saines. Dans Saint Joseph et L'Enfant Jésus, l'artiste fait montre d'une foi simple comme celle des paysans. Aucune fausse retenue dans cet art comme dans celui de ses portraits, mais une approche directe du sujet, sans vulgarité. Son œuvre se rattache donc facilement à celle de son premier maître. L'ÂGE D'OR DU PORTRAIT

Avant d'en venir aux deux portraitistes dont l'extraordinaire productivité autorise à parler d'un c âge d'or du portrait>, il faut noter un événement d'importance se rattachant à l'histoire des contacts culturels entre la France et le Bas-Canada. La mise aux enchères de plus de cent cinquante tableaux de la collection Desjardins au séminaire de Québec en 1817 devait avoir une influence considérable. Parmi ces tableaux retirés des églises et monastères de France à l'époque de la Révolution, la majorité étaient d'école française 4 • Joseph Légaré (1795-1855) en achète un bon nombre. Il les admire longuement et invite à les voir dans son propre musée, à Québec. Il copie certaines toiles, en restaure d'autres avec l'aide de son élève Antoine Plamondon. On assiste donc à la naissance d'une activité picturale légèrement dégagée d'une fonction utilitaire immédiate et voici la production du premier peintre paysagiste canadien-français. 4 Voir Gérard Morisset • La peinture française à l'Université Laval •• Vie des Arts, no 9, 1960, pp. 12-18.

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Des paysages narratifs si l'on veut, commentant des événements tels Une scène d'élection, l'incendie du faubourg Saint-Roch, mais tout de même des paysages. L'exemple le plus typique est bien le Désespoir d'une Indienne, tableau tout aussi romantique que les poèmes de son contemporain François-Xavier Garneau. L'élève de Légaré, Antoine Plamondon (1804-1895), continuant la tradition du voyage d'études à Paris commencée par François Baillairgé, travaille sous Jean-Baptiste-Paulin Guérin en 1826. Dès son retour en 1830, il peint plusieurs portraits où se perçoit son admiration pour Jacques-Louis David; mais il retrouve bientôt, malgré son habileté de peintre professionnel, cette façon bien canadienne d'aborder ses sujets sans détours, centrant son attention sur la figure de ses modèles. Cela ne veut pas dire qu'il laisse de côté les parures de ses modèles féminins, car il sait en montrer le côté brillant comme dans le très beau portrait de madame Joseph Laurio ( 1839) au Musée du Québec. Il sait se rapprocher des pompeux portraits d'apparat à la manière anglaise, tel le portrait du premier maire de Québec, Elzéar Bédard, et celui de son épouse ( 1842). Trois portraits de religieuses, dont l'un appartient à la Galerie nationale d'Ottawa, montrent bien comment il a admiré la peinture classique de Philippe de Champagne. Ils rappellent le célèbre portrait de la mère Catherine-Agnès Arnauld et sœur Catherine de Sainte-Suzanne sans receler une aussi forte dose de mysticisme. Certaines scènes de la passion du Christ, le Baiser de Judas ( 1839) par exemple, maintenant au Musée des Beaux-Arts de Montréal, font penser aux personnages gesticulants de Honthorst; et pourtant, on y sent aussi l'influence de Jacques-Louis David ou de son maître Paulin Guérin. L'Ecce homo vient d'une peinture de l'italien Cicoli et la Pieta, du Français Jean Jouvenet. Toutes surprenantes qu'elles sont, ces grandes toiles destinées à l'église Notre-Dame et dont six seulement nous sont connues n'ajoutent rien à la renommée de Plamondon. Elles rappellent tout juste comment les artistes canadiens ont toujours consenti à travailler sur des sujets religieux même si leur goût ou leur talent ne les portaient pas toujours de ce côté. Les stations du chemin de croix ont assurément donné à Plamondon l'idée de peindre des grands formats. En 1853, il exécute un portrait de groupe intitulé la Chasse aux tourtes. Ce tableau qui mesure six pieds carrés ne compte pas parmi ses meilleures réussites; le paysage y apparaît comme un décor superflu. Après 1850, Plamondon retrouve bien rarement le meilleur de lui-même. La Nature morte aux pommes et raisins datée de 1880 de la collection de la Galerie nationale est une exception; elle montre un goût bien français dans l'usage de la lumière. De 1837 à 1843, date de son départ pour l'Europe, Théophile Hamel

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(1817-1870), toujours élève ou disciple de Plamondon, s'initie à son art de portraitiste et évolue selon la plus pure tradition canadienne. Son auto-portrait de la collection du séminaire de Québec contraste avec celui du Musée du Québec. Ce dernier montre un assouplissement de la composition et se rattache facilement à l'école romantique française; on y chercherait vainement la candeur et la simplicité du premier. Hamel retrouvera bientôt sa personnalité et il saura adapter son style au caractère de ses modèles encore mieux que Plamondon. Il réussit bien des portraits d'enfants apparentés à ceux du Français Boilly. Tandis que Ludger Ruelland (1827-1896) peint dans un style plutôt naïf les gens de classe moyenne, Napoléon Bourassa (1827-1916), élève de Théophile Hamel, continue au Québec jusqu'à la fin du siècle la tradition du portrait des personnages en vue. Son portrait de Louis-Joseph Papineau, aujourd'hui exposé aux Archives d'Ottawa, est bien connu. Disciple de Flandrin, admirateur des Nazaréens, Bourassa s'intéresse principalement à la peinture religieuse. A l'occasion de la décoration de la chapelle de l'immaculée-Conception de Montréal, dont il fut tout aussi bien l'architecte que le peintre, il fonde une maîtrise d'art qui rappelle celle de l'atelier des Écorres. LA PEINTURE DE PAYSAGE

La peinture paysagiste ne s'est pas développée au Canada français avant le début du xxe siècle. Cornélius Krieghoff (1815-1872) importe au Québec une peinture de genre se rattachant aux petits maîtres hollandais et allemands. Intéressé à la vie des « habitants » canadiens-français, il en relève uniquement le côté jovial. Seul Allan Edson (1846-1888) représente la tradition française du paysage après son voyage d'Europe entre 1864 et 1866. Il adapte alors ici avec beaucoup d'intelligence la manière d'Edmond Pelouse. De 1880 à 1910, la peinture marque une période creuse au Québec. Ozias Leduc, à cette époque, en est, somme toute, à la phase préparatoire de sa carrière et, des cinq artistes qui ornent la chapelle du Sacré-Cœur à l'église Notre-Dame de Montréal, soit Henri Beau, Joseph Pranchère, Joseph Saint-Charles, Ludger Larose et Charles Gill, il est bien peu à retenir pour la gloire de la peinture. Cependant, Ludger Larose ( 18681915) n'est pas mauvais paysagiste. Pour tous ces artistes, genre « artistes français», dont Charles Delfosse (1869-1939) et Charles Huot (18551930), les œuvres les moins prétentieuses sont les meilleures. Un petit tableau de Huot, la Bataille des plaines d'Abraham, vaut mieux que ses grandes toiles historiques ou religieuses. En ceci Huot ressemble à son

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maître Meissonier. Edmond Lemoyne, élève de Charles Huot (18771922), meurt avant d'avoir pu affirmer sa personnalité d'artiste. Henri Julien (1852-1908) a laissé quelques bonnes toiles dans la manière d'Auguste Raffet mais il accorde le meilleur de son temps soit à la caricature, soit à l'illustration. LE XX" SIÈCLE

Certains artistes canadiens, tels Horatio Walker (1858-1938) et Homer Watson (1855-1936), conservent, au début du vingtième siècle, une esthétique fortement influencée par l'École de Barbizon, mais, en général, c'est plutôt l'impressionnisme et le symbolisme, ou d'autres formes apparentées qui s'infiltrent alors dans la peinture canadienne. On ne suit plus, sauf au Québec où il faut toutefois distinguer entre les diverses phases de la production de chaque artiste, la peinture de goût français. Toronto, avec le groupe des Sept, assimile des influences post-impressionnistes, mais le style décoratif scandinave, le « jugendstill > et un certain fauvisme mêlé d'expressionnisme dominent dans cette ville. Consciemment ou non, plusieurs peintres québécois ont suivi, au cours du premier quart du vingtième siècle, la ·tradition symboliste française. Lorsque l'on voit Clarence Gagnon (1881-1942) s'établir à la BaieSaint-Paul en 1909 et s'éprendre d'artisanat canadien, on ne peut s'empêcher de penser à Paul Gauguin cherchant en Bretagne avec ses amis du groupe de Pont-Aven une qualité d'âme inexistante dans le grand Paris. Un tableau de Gagnon, daté de 1913 et intitulé Jour de boucherie (Musée du Québec), permet d'ailleurs un rapprochement avec certaines toiles de Gauguin. On sait que Gagnon ne s'est pas toujours tenu à cette hauteur. Il a choisi des influences scandinaves susceptibles d'aider son art d'illustrateur pur et simple, mais même là, parmi ces illustrations, soit pour le Grand Silence blanc (1927), soit pour Maria Chapdelaine (1933), le meilleur vient du synthétisme de Gauguin ou du symbolisme de Maurice Denis. Les scènes d'intérieur, nombreuses dans Maria Chapdelai.ne, rappellent tout particulièrement Maurice Denis. Il serait difficile de prouver une influence de Puvis de Chavannes sur la peinture d'Ozias Leduc (1864-1955). Celui-ci n'en croyait pas moins cependant, tout comme le grand muraliste français, qu'à chaque idée claire correspond un équivalent plastique qui peut la traduire. De plus, une visite à l'église du Saint-Enfant-Jésus ( 1916), à Montréal, ou à la chapelle de l'évêché de Sherbrooke (1922-1933) suffit à nous convaincre de la parenté de l'artiste canadien avec Gustave Moreau, Maurice Denis et Georges Desvallières. Les toiles de chevalet de Leduc, celles qui sont

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datées entre les années 1912 et 1922, sont dans l'esprit du Sidaner, quand ce n'est pas dans celui des adhérents au groupe de la Rose Croix. Le Portrait de Guy Delahaye, la Fin du jour, les Pommes vertes, le Pont de béton, Lueurs du soir, le Bon Pasteur, Neige dorée, l'Heure mauve, sont toutes des œuvres évoquant un au-delà d'une manière bien particulière. D'ailleurs, la critique d'art y a toujours dégagé ce côté contemplation de la nature teintée d'idéalisme. Déjà en 1916, Robert de Roquebrune, écrivant la préface du catalogue de l'exposition Leduc à la bibliothèque SaintSulpice, note cette caractéristique chez l'artiste et décrit du même coup ce qu'il y a de surréaliste chez lui. "' Certains, dit-il, aiment surprendre la nature brutalement et à la transposer toute nue. Elle est assez belle pour l'être encore dans la copie de ce que l'on en fait ainsi. Mais d'autres veulent l'arranger selon un idéal et selon un rêve; Leduc fait de même. ,. Les paysages de Marc-Aurèle Fortin de la région de Sainte-Rose et de Piedmond se rattachent bien sûr au fauvisme, mais ils sont si personnels qu'on ne voit pas clairement de qui il faut les rapprocher. L'artiste dit avoir beaucoup admiré Brangwyn, Bastida y Sorolla et sir Alfred East, mais en fait, ses paysages évoquent plutôt ceux de Gustav Klimt. Cependant, Fortin fait français par la qualité de sa symbolique. On retrouve dans les images poétiques un côté rêveur et chaleureux. On pourrait accoler à plusieurs tableaux de Fortin un vers ou deux de Jules Supervielle, quand ce n'est pas tout un poème. Fortin ayant surtout traité le thème de la maison protectrice, il faut citer en exemple ce très beau poème intitulé la Demeure entourée ou encore la Ville natale. James Wilson Morrice (1865-1924) avait noté, dit-on, cette phrase de l'écrivain juif Israel Zangwill : « L'art est un stimulant qui agit sous le couvert des formes voluptueuses. » Ceci ne suffit évidemment pas à faire de Morrice un peintre symboliste. Tout ce qu'il a pris à Harpignies ne le range pas non plus chez les impressionnistes. Cependant, cette citation ne laisse-t-elle pas entrevoir à quel point Morrice se rapproche de Renoir, même s'il n'accorde pas autant d'importance à la lumière que ce dernier. La lumière, Morrice l'introduira vraiment dans son œuvre après 1911, au moment où il rencontrera Matisse à Tanger. Jusqu'à cette date, il s'approche plutôt de Marquet et des nabis également, après avoir complètement assimilé l'influence de James Whistler. Morrice a fort peu peint au Canada même, une trentaine de sujets tout au plus. Son influence sur la peinture canadienne n'en est pas moindre pour cela. Elle a agi surtout de façon posthume, au moment où un autre disciple de Matisse, John Lyman ( 1886-1967), fondait à Montréal en 1939 laSociété d'Art contemporain. Mais avant d'en arriver à cette époque des années quarante, il faut revenir au début du siècle, car bon nombre d'artistes contribuent encore

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en ce temps-là à l'expression de la pensée française, même s'ils n'atteignent pas le niveau d'excellence des précédents. Suzor-Côté (1869-1937) a été l'un des artistes canadiens les plus doués, comme en témoignent ses natures mortes des débuts du siècle qui rappellent Manet, puis Sisley, et même le Matisse de la Desserte. Mais l'artiste est versatile; le monde ne lui offre pas de résistance. Il risque la technique pointilliste de Paul Signac ou d'Henri Martin et n'en tire rien de neuf, se contentant d'une adaptation à des sujets canadiens. Pourtant, Suzor-Côté a parfois des accents de sincérité comme dans son Paysage d'hiver de 1909 ( Galerie nationale). Certains de ses bronzes, tels Indiennes de Caughnawaga ( 1924), le Trappeur (c. 1907), le Portage (1911) et !'Évêque (1928), montrent, aussi clairement que les meilleures œuvres de Louis-Philippe Hébert (18501917) ou d'Alfred Laliberté (1879-195 3), une grande admiration pour Rodin. Maurice Cullen (1866-1934), de quatre ans seulement l'aîné de SuzorCôté, a lui aussi emprunté à l'impressionnisme mais pas autant que ce dernier. Il a su s'en dégager pour trouver une formule personnelle, un peu fade parfois mais généralement sensible et rattachée aux paysages canadiens. VERS UNE INDIVIDUATION

Les importations françaises, comme on l'a vu, ont pris une couleur particulière au Canada. Or, le phénomène s'accentuera avec la croissance des milieux artistiques canadiens. Évidemment, on peut déceler des influences françaises ici et là, celle de Matisse chez John Lyman et Alfred Pellan, celle de Magnelli chez Fernand Leduc, de Nicolas de Staël et Léon Zack chez Edmund Alleyn; mais, en général, ces influences viennent tout autant de New York ou d'ailleurs. En fait, à partir des années quarante, les Canadiens évoluent à leur manière propre, suivant, par les moyens qui leur sont donnés, la scène artistique mondiale. Il reste que les tableaux québécois possèdent un goût français et se distinguent de ceux de leurs confrères des autres provinces. Toronto donnera dans l'expression lyrique la plus tapageuse ou dans les arcanes de la psychologie intime, alors que Montréal pratiquera toujours un art plus ou moins axé sur la pure beauté plastique. Pour cette raison, plusieurs critiques de langue anglaise qualifient souvent l'art québécois de « décoratif "· Le peu d'échanges directs avec la France nous a peut-être forcés à évoluer d'une façon personnelle. Dès 1940, Alfred Pellan rentre au pays et ne manque pas d'évoquer la richesse du milieu artistique parisien. Le père Alain Couturier et le célèbre peintre Fernand Uger viendront donner un élan à la vie artistique montréalaise. Mais ceci constaté, il n'en demeure pas moins que les

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échanges seront bientôt coupés. L'on ne peut croire que le groupe d'artistes qui exposaient à Paris en 1941, sous le titre « les peintres de la tradition française», aient été méconnus à Montréal jusqu'en 1955 ainsi que tous les plasticiens qui, au même moment, exposaient à la Galerie Denise Renée 11• Toutefois, l'influence française se manifeste clairement d'une triple manière à Montréal, en 1940 : d'abord dans le fauvisme de John Lyman, puis dans le synthétisme tel qu'exposé par les meilleurs professeurs des écoles des beaux-arts de Montréal et de Québec dont Jean-Paul Lemieux, et finalement, dans le surréalisme abstrait ou l'écriture automatique qu'illustrent Paul-Émile Borduas et même Alfred Pellan, en un certain sens. John Lyman ( 1866-1967), dont on a décrit l'influence précédemment, peint dans le goût français. Il refuse la peinture narrative et s'inspire d'Henri Matisse, mais il n'osera jamais suivre ce dernier sur la voie de la conquête d'un nouvel espace par la couleur. Poursuivant calmement sa petite sensation en peignant toujours les mêmes lieux et les mêmes gens de son entourage, il réussit une œuvre intimiste où les qualités chaleureuses se manifestent dans l'utilisation des tons chauds ainsi que dans une technique souple, caressante, toute en largesse. Jean-Paul Lemieux n'a pas compté comme une force marquante avant 1956. Pour comprendre son apport, il faut retourner au début de sa carrière, alors qu'il enseignait à Montréal. Professeur à l'École des BeauxArts, puis à l'École du Meuble, à Montréal, il connaît bien l'esthétique qui gouverne l'enseignement dans ces écoles. Il en garde ce qui lui plaît, en fait état de 1941 à 1951, alors qu'il exécute à Québec, où il enseigne par la suite, les travaux qui ont pour titre le Repas d'Emmaüs (1941), la Procession de la Fête-Dieu à Québec (1944), puis les Ursulines (1951). Ces trois œuvres résument parfaitement la peinture décorative que croyaient possible les écoles des beaux-arts de Montréal et de Québec. Fonds plats, stylisation et synthétisme inspirés de Gauguin et de Maurice Denis, éléments symboliques bien choisis et évocateurs. Malgré les autres influences subies, l'artiste perfectionnera cette manière pour en faire la meilleure part de son œuvre. Dès 1955, il se dégage du décoratif pur dans Fête au couvent en ajoutant un dosage approprié d'expressionnisme. Suivent des œuvres comme les Champs blancs (1956), les Grandes Personnes (1960), Glaces au bord de la mer (1962), Paysage en Gaspésie (1962), les Perles (1963) et, tout récemment, Julie et l'univers (1965). Au cours de cette évolution, l'artiste s'est trouvé une formule extrêmement personnelle, mi-expressive, mi-décorative. Elle rappelle, par sa grande simplicité, la manière de certains peintres nabis. Peu de couleur, 5 Rodolphe de Repentigny, critique au journal la Presse, fut le premier défenseur de l'abstraction géométrique à Montréal.

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des personnages au premier plan, de vastes espaces quasi abstraits se découpant à l'arrière-plan et prenant de plus en plus d'importance une fois qu'on les a découverts. L'art de Lemieux reste plus triste cependant. Tous ses personnages sont des isolés, s'interrogeant sur leur identité, sur leur destin. Lemieux, comme Balthus et Morandi, est hanté par le temps. « Ce qui me hante le plus, dit-il, c'est la dimension du temps; le temps qui s'écoule, l'homme devant cet écoulement. ,. Ici et là dans son œuvre, on trouve des tableaux d'une veine encore plus acerbe et caricaturale. Supermarché, la Vieille Servante et les Noces d'or en sont des exemples. Ils dévoilent un pessimisme auquel l'auteur se laisse parfois aller. Artiste indépendant lui aussi, J eau-Philippe Dallaire ( 1916-1965) adopte tout de même une esthétique convenable à celle des écoles des Beaux-Arts. L'influence de Maurice Denis, d'André Lhote et de Jean Lurçat chez qui il a étudié tour à tour le marque sérieusement. Après son retour au pays en 1945, sa personnalité se dégage peu à peu. Aidé par un métier des plus solides, il invente une imagerie surréaliste du ridicule ou du dramatique inspirée de la vie canadienne. Tout comme Lemieux, Dallaire s'intéresse à la figure humaine; comme lui, il est amer. Ses talents de coloriste donnent tous leurs feux à compter de 1955, au moment où il ne lui est plus nécessaire de s'appuyer sur Lurçat, Picasso ou Dali pour inventer de larges compositions. C'est Jean-Paul Lemieux qui présenta Paul-Émile Borduas à Alfred Pellan en 1940. Ces deux hommes devaient s'intéresser sérieusement au surréalisme. Le premier en esthète et en philosophe, le second, moins intellectuel, en admirateur passionné et capricieux. Borduas (1905-1960) a pris pleinement conscience de la force du surréalisme en lisant la revue française Minautore. Comme Pellan, il n'a pas manqué d'éloges pour Jean Miro. Les gouaches qu'il exécute en 1942, toutes personnelles qu'elles sont, rappellent soit Miro, soit Matta, soit André Masson. Elles ont été exécutées en toute spontanéité, gardant la raison à l'état de veille, un peu comme dans le cas de l'écriture automatique que recommande André Breton. Compris en ce sens, l'automatisme est bien l'idée force de Borduas et de ses disciples Barbeau, Fauteux, Leduc, Mousseau, Riopelle; mais d'autres problèmes le préoccupent également, ceux de la lumière et de l'espace. En 1944, il prend contact avec l'œuvre de Mondrian : douze ans plus tard, alors qu'il vivait à Paris, il commentera ainsi cet événement : Ce fut un ravissement ... J'ai reconnu spontanément la plus fine lumière que j'avais encore jamais vue en peinture ... Avant Mondrian, nous avions l'habitude

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du cheminement dans la lumière d'un dégradé à l'autre. Depuis Mondrian, nous gardons notre faculté millénaire, mais en plus, nous pouvons à l'occasion goûter sans l'intermédiaire de la perspective aérienne la totalité imaginable de l'espace.

Borduas ajoute alors au sujet de la peinture tachiste de Pollock : « Ces petites gouttes sont-elles, oui ou non, des phénomènes constants du monde visible et extérieur ? Avant Pollock, elles étaient sans pouvoir expressif. Maintenant, elles sont chargées de sens. C'est une nouvelle addition... » En 1948, l'artiste publie Refus global, manifeste du groupe des « automatistes,. dont il a été l'instigateur. Forcé de quitter son poste de professeur à l'École du Meuble de Montréal, il décide finalement d'émigrer à New York en 1953. Enfin libre de donner tout son temps à sa peinture, il cherche une nouvelle qualité d'espace : espace ouvert et mobile, obtenu par un jeu de pâtes lumineuses diversifiées dans leurs textures. Ayant atteint un maximum d'intensité expressive par l'éclatement de plus en plus vif de la forme, Borduas, peu après son arrivée à Paris en 1955, hésite entre la tendance la plus « informelle » qu'il entrevoit dans l'œuvre de Wols et la recherche d'une pensée moins exacerbée. Il opte pour le plus grand dépouillement et veille à faire compter chaque élément de sa composition. Il refuse les effets faciles de la couleur, se concentrant sur la qualité de l'architecture dynamique des plans. C'est ce style d'un lyrisme appuyé, riche des plus fines prouesses plastiques, que Borduas conserve jusqu'à sa mort. Son œuvre évoque parfois l'image de réalités astro ou microphysiques. Elle est doublement émouvante lorsque ces mêmes images apparaissent comme des équivalents de réalités psychiques. L' Américain Franz Kline fut le seul à poursuivre une recherche toute semblable à celle de Borduas. Pourtant les deux œuvres demeurent très différentes. Les structures des tableaux de Kline, violentes, provoquent le vertige; celles de Borduas, lancées dans une lumière éclatante, commandent le silence. De plus, malgré son désir d'expression, Borduas a toujours harmonisé ses tableaux avec beaucoup de goût. Dès son arrivée à Montréal, après quatorze ans d'absence, Pellan ( 1906) a montré un dynamisme extraordinaire. Il a stimulé tous les milieux car il apparaissait à l'occasion des expositions que lui accordaient le Musée des Beaux-Arts de Montréal et celui de Québec comme la preuve vivante de la possibilité pour l'artiste canadien de se tenir à l'heure de Paris sans perdre sa propre personnalité. Son apport était celui d'un art où domine la pure plastique de la couleur. Mieux qu'aucun autre artiste canadien, il avait su s'inspirer de l'évolution des arts plastiques durant la période de l'entre-deux-guerres. Dans une série de portraits et de têtes

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des mieux campés dont la Jeune Fille aux anémones (c. 1932), de la collection de la Galerie nationale, il montre comment il peut s'approcher de Matisse, de Delaunay, de Picasso, tout en demeurant lui-même. Respectueux de la valeur classique du dessin, il expose en compagnie de Pierre Tal-Coat avec le groupe parisien « Forces nouvelles ». En 1943, cependant, au moment de son accession au poste de professeur à l'École des Beaux-Arts de Montréal, la peinture de Pellan se canadianise de plus en plus. L'artiste se met à peindre de grandes « machines » inspirées soit par son entourage immédiat, soit par son intérêt pour les arts amérindiens. Encouragé dans cette direction par la commande d'une murale pour les usines Corbeil à Montréal, puis par des projets de décors et costumes de théâtre tels ceux de Madeleine et Pierre (1944) et de la Nuit des rois (1946), il rêve d'Une peinture vibrante, électrique, dépaysante. En d'autres termes, il veut se dépasser et réveiller la torpeur de ses compatriotes qui ne sentent pas le dynamisme de l'époque contemporaine. Cette attitude est, soit dit en passant, très près de celle qu'adoptait Robert Delaunay vingt ans auparavant. Mais Pellan n'est pas puriste, il se méfie de l'art abstrait. Comme Picasso, comme Max Ernst, comme Miro et Klee surtout, il aime rassembler dans ses œuvres les éléments qui l'ont fasciné dans les arts primitifs et chez les artisans du Québec. Il aime raconter, résumer une histoire, un événement, même si la lecture en devient difficile par l'effet de la transposition poétique. Les larges compositions exécutées alors, et aussi celles de petit format pour illustrer des recueils de poésie, sont faites d'éléments juxtaposés qui se font ou se défont ensemble. Elles s'apparentent ainsi aux cadavres exquis surréalistes. Le surréalisme de Pellan est tout autant canadien-français que celui de Miro est espagnol. Pellan peint halluciné et risque des incohérences et des bizarreries évoquant celles du langage populaire au Québec. L'exemple le plus frappant de ce côté naïf et populaire chez Pellan se voit dans des éléments décoratifs élaborés, qualifiés par Guy Viau « d'un surréalisme très particulier fait d'une conscience artisanale extrême et candide mise à fabriquer le toc le plus séduisant6 ». Une grande admiration pour le Carnaval d'Arlequin et l'Intérieur hollandais de Miro, pour les nouveaux tableaux de Picasso, tels la Pêche à Antibes ainsi que le contact de Fernand Léger en 1943 et en 1945 ont poussé Pellan à entreprendre de grands tableaux comme Surprise académique ( 1943). Pellan regrettait chez Léger le manque d'intensité vibratoire dans la couleur; il cherchait une organisation plastique plus serrée. Il parle d'une qualité de synthèse compacte et, à l'occasion d'un concours d'art mural pour le City Centre de Montréal en 1957, présente ainsi son 6 Guy Viau, La Peinture moderne au Canada français ( Québec, 1964), p. 44.

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projet. Le texte de présentation vaut pour tous les grands tableaux de Pellan: Ma conception de l'art mural se compose de quatre éléments qui sont indissolubles, plastique, esthétique, poésie, magie de la couleur. Lorsque le sujet est imposé, ... ma première démarche est d'inviter des symboles pouvant recréer le thème proposé... Et c'est dans le dépaysement féerique, c'est-à-dire par une certaine transposition de la réalité, que je me propose d'atteindre à la poésie qui doit se dégager de l'œuvre, aidé en cela par la magie de la couleur...

Alfred Pellan et Paul-Émile Borduas demeurent les deux principaux instigateurs d'un renouveau des arts plastiques au Québec. Jusqu'en 1948, alors qu'ils publient chacun leur manifeste, Prisme d'Y eux et Refus global, la majorité des peintres montréalais et même québécois frayent plus ou moins dans le sillage de l'un ou de l'autre de ces deux artistes. Leur influence immense s'est fait sentir jusque dans les arts décoratifs. Ils n'ont pas toujours agi par des influences directes, mais ils ont créé un esprit nouveau, en ouvrant de larges horizons du côté du surréalisme abstrait et de l'abstraction lyrique. Des artistes comme Jacques de Tonnancour, Léon Bellefleur, Albert Dumouchel et Louis Archambault d'une part, comme Jean-Paul Riopelle, Fernand Leduc, Marcel Barbeau et JeanPaul Mousseau d'autre part, avouent une dette de reconnaissance particulière envers l'un ou l'autre de ces deux grands. Jean-Paul Riopelle a été le premier artiste à affirmer sa personnalité et même à se distinguer sur le plan international. Il attire l'attention des critiques européens lors de son exposition à la Galerie du Luxembourg, à Paris, en 1947. D'abord jugée surréaliste, comme en fait foi un écrit d'Élisa, André Breton et Benjamin Péret, daté de février 19497, sa peinture évolue vers une forme particulière d'abstraction lyrique qui prendra nom de « tachisme » en France vers 1954. Par la qualité de sa présence au monde, l'artiste méritera peu après le qualificatif de « paysagiste abstrait » tant la nature manifeste sa présence dans ses œuvres. Fernand Leduc, un autre disciple de Borduas, débouche sur l'abstraction géométrique en 1957. Il dut, pour ce faire, entrer en conflit avec toutes les opinions de son milieu car, sauf chez de tout jeunes artistes, il était généralement admis que la géométrie limitait nécessairement les possibilités d'expression lyrique. Alfred Pellan avait enseigné à ses disciples un grand respect de Paul Klee. Albert Dumouchel s'en servira pour évoluer vers un art qui s'appuie 7 Voir • Riopelle a parlé •, dans André Breton, Le Surréalisme et la peinture (Paris, Gallimard, 196S), p. 218.

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sur une poétique nouvelle où le mystère des monstres de son imagination l'amène, en passant près de Dubuffet au monde de James Guitet, et finalement, dans un nouveau réalisme qui se souvient de Cobra. Léon Bellefleur débute de la même manière, mais chez lui la lumière surréaliste persiste plus longtemps. Celle-ci cependant ne joue plus le rôle de la magie noire; elle invite plutôt à la découverte d'un univers en merveilleuse expansion. Chez Bellefleur, l'inconnu se fait aimable et ne tend pas de pièges. Jean McEwen, tachiste dès sa première exposition en 1951, réaffirme cette direction en 1955. De là, il passe vite aux matières les plus riches dans une série de « tapis veloutés » qui le situent entre Rothko et Riopelle. Depuis deux ans des marges apparaissent plus nettement. Elles se métamorphosent parfois en de belles nappes de couleurs plates, distançant ou invitant à l'envol les longs rectangles découpés dans les ciels tachistes de son imagination colorée. Ainsi s'achève, grâce à McEwen, la première scène du dernier acte de la peinture surréaliste-expressionniste-tachiste à Montréal. L'irréconciliable est réconcilié ! Le mythe de l'opposition irrémédiable entre le formel et l'informel, entre le chaud et le froid, entre Ingres et Delacroix perd ainsi de sa force. PROBLÈME DE GÉNÉRATIONS

L'idée d'une séparation franche et nette entre deux générations d'artistes à Montréal apparaît de plus en plus fausse. McEwen n'est pas le seul en cause. Fernand Leduc, dès 1957, se joint à Molinari et à Tousignant pour défendre l'esthétique néo-plasticienne après avoir rompu avec le milieu automatiste montréalais. Avec Molinari, Tousignant et quelques autres, il représente le point de vue géométrique abstrait à l'Association des artistes non-figuratifs de Montréal. Cette association joue à Montréal, de 1956 à 1960, _un rôle semblable à celui du mouvement parisien Abstraction-Création, en ce sens qu'elle permet des rencontres et des échanges de vues qui autrement n'auraient pas lieu. Ainsi, neuf peintres abstraits géométriques exposent en 1959 à l'École des Beaux-Arts de Montréal sous le titre : « Art abstrait ». Cette manifestation doit être considérée comme un événement majeur à Montréal. Suivie de discussions enrichissantes et de prises de positions nouvelles, elle permet, entre autres, une meilleure connaissance des idées de Guido Molinari, jeune artiste de vingt-six ans. Celui-ci expose dès 1956 des tableaux noir-blanc où se devine déjà un désir sérieux de prolonger la plastique de Mondrian. Exposition d'une importance capitale parce que tout le mouvement abstrait à Montréal est alors tributaire du surréalisme abstrait. Reprenant sa recherche à partir des idées de Malevitch, de Delaunay et surtout de Mondrian, Mali-

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nari élargit grandement l'angle des préoccupations possibles. Sa peinture, totalement dénuée de romantisme, uniquement rattachée aux effets optiques des bandes verticales colorées qu'il organise sur sa toile, réussit le miracle annoncé par Robert Delaunay. La couleur, en effet, est ici tout le sujet du tableau. Claude Tousignant, Yves Gaucher, Denis Juneau et Jacques Hurtubise se rapprochent aujourd'hui de ce point de vue. ARCHITECTURE, SCULPTURE, ARTS GRAPHIQUES ET DÉCORATIFS

En étudiant l'œuvre de Jean-Paul Lemieux, on a évoqué la contribution des écoles des beaux-arts. Il faut ajouter que ces mêmes écoles, soit à Québec, soit à Montréal, ont beaucoup aidé à un renouveau dans le domaine des arts décoratifs en appuyant l'action de l'École du Meuble et de l'École des arts graphiques. Il faudrait tout un chapitre pour étudier en détail les meilleures créations dans le domaine du meuble, de la tapisserie, de la céramique, du vitrail, de l'émaillerie et de la reliure. On y verrait, peut-être mieux qu'en peinture, les plus beaux reflets du goût français. On se bornera à rappeler ici le nom du peintre-graveur Albert Dumouchel, l'instigateur du renouveau de la gravure à Montréal. Son œuvre gravée commence à prendre de l'ampleur dès 1951 et, bientôt, plusieurs de ses anciens élèves se feront connaître. Certains d'entre eux, tel Roland Giguère, également poètes, illustrent eux-mêmes leurs recueils. La sculpture et l'architecture n'ont pas connu de réveil tout aussi vif que la peinture et les arts graphiques. Cependant, Louis Archambault se distingue en 1948 et 1950 aux concours artistiques de la province de Québec et se montre digne de ces honneurs par la suite. Ses Dames lunes (1955) offrent un merveilleux exemple du côté surréaliste de son art qui s'accommode bien de formes mystérieuses et animistes tout comme chez Germaine Richier. Robert Roussil qui découpe des formes mi-organiques, mi-abstraites dans le bois expose à Montréal dès 1953. En 1958, Armand Vaillancourt montre à sa première exposition solo à la Galerie Denyse Delrue comment il peut exprimer dans le métal l'éclatement de la forme. A la même époque, Ulysse Comtois délaisse graduellement la peinture pour se consacrer à la sculpture. En 1964, Charles Daudelin exécute pour l'église Saint-Jean à la Pointe-Saint-Charles un ensemble en bronze comprenant les fonds baptismaux, le tabernacle, l'ostensoir et le crucifix. Il collabore par la suite avec divers architectes et exécute des projets sculpturaux dont une fontaine pour le palais du gouvernement provincial de l'Île-du-PrinceÉdouard et une immense sculpture pour le Centre national des arts à Ottawa. Depuis 1950, un nombre considérable d'édifices audacieux ont été

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réalisés au Canada et dans chaque région chacun s'enorgueillit de ces contributions nouvelles au décor de la vie journalière. Depuis 1952, l'Institut royal d'architecture, à l'occasion des concours Massey pour l'architecture, accorde tous les trois ans de nombreux prix et mentions honorables pour les meilleurs édifices et constructions de toutes catégories. Parmi ceux-ci, certains s'inspirent visiblement d'exemples français. Le Corbusier, entre autres, compte de fervents admirateurs au Canada. La participation des artistes à la décoration de nouveaux édifices préoccupe plusieurs architectes canadiens. Ainsi les mouvements d'enthousiasme suscités en large mesure par les créations artistiques du Canada français, ne laisseront pas de traces que dans les faits et gestes, non plus que dans les habitudes mentales. Des monuments architecturaux bien implantés dans la vie garderont, tout aussi bien que les musées, des témoignages d'une vie de l'esprit qui profite encore aujourd'hui de qualités bien françaises.

Illustrations

Toutes les œuvres ici reproduites appartiennent à la collection de la Galerie nationale, à l'exception de celle de François Beaucourt, qui est la propriété du McCord Museum de l'université McGill, Montréal

François Baillairgé Ange avec un livre

François-Noël Levasseur Ange agenouillé

Paul Labrosse La Vierge et l'en/ant

François Beaucourt Esclave à la nature morte

Joseph Légaré La Fête-Dieu à Nicolet

Antoine Plamondon Portrait de Sœur Saint-Alphonse

Théophile Hamel Portrait de Madame Guay

Ozias Leduc Pommes vertes

Aurèle de Foy Suzor-Côté Scène d'hiver

Jean-Paul Lemieux Fête au couvent

Paul-Émile Borduas Parachutes végétaux

Alfred Pellan Jeune fille aux anémones

Jean-Paul Riopelle Aquarelle

Guido Molinari Mutation tri-violet

Louis Archambault Femme se coiffant

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L'artisanat ROBERT-LIONEL SÉGUIN,

M.S.R.C.

en Nouvelle-France? Comme l'appellation n'est pas encore connue, il serait plus juste de parler de travaux domestiques. Quoi qu'il en soit, toute cette activité manuelle est d'abord l'affaire des femmes, à l'exception de certains ouvrages comme le tissage, généralement réservé aux hommes jusqu'au xvme siècle. Ce monopole féminin explique la pauvreté de l'industrie familiale de l'époque. La Canadienne ne s'est jamais vraiment intéressée aux tâches domestiques avant le milieu du xvme siècle. Pouvait-il en être autrement ? Dans les provinces métropolitaines, les ouvrages de crochet et d'aiguille sont les passe-temps des dames de la bourgeoisie et de la petite noblesse. Les paysannes ont d'autres soucis. Au Canada comme en France, la terrienne devra d'abord satisfaire aux impératifs du sol. Les travaux de broderie resteront l'apanage des filles de qualité. Cet art d'agrément ne sera pas enseigné par la mère, mais plutôt par les éducatrices dans les couvents de Québec, de Montréal et de TroisRivières. Marie de l'Incarnation s'en occupera l'une des premières. c J'ai commencé, dit-elle, à leur montrer [ aux Indiennes et aux Canadiennes] à travailler à l'aiguille 1 • > Ces ouvrages seront désormais au programme de l'éducation des filles de famille. Songeons que madame de la Peltrie, si intimement liée à l'histoire des ursulines du Canada, est native d'Alençon. Nul doute qu'elle favorise dans le monastère la pratique du fameux point du même nom. La dentelle sert surtout à l'ornement des habits sacerdotaux et à la décoration des autels. L'un de ces plus anciens travaux, conservé à l'HôtelDieu de Québec, est un bandeau d'autel orné au point de Venise. Il fut EST-IL QUESTION D'ARTISANAT

1 Lettres/de la venerable/Mere Marie/de l'Incarnation/première superieure!des Ursulines/de la Nouvelle-France./, A Paris, chez Louis Billaine, au second Pillier de la grande Salle/du Palais, au grand Cesar,/M.DC.LXXXI./,94.

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confectionné sur place, en 17422, pour orner le reliquaire du fameux « crucifix outragé3 ». Quelques années plus tard, en 1749, le Suédois Kalm convient que l'enseignement des arts domestiques revient ordinairement aux religieuses. « Leur mission, précise-t-il en parlant des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal, est d'élever les jeunes filles dans la religion chrétienne, de leur apprendre la lecture, l'écriture, les ouvrages à l'aiguille et les arts d'agrément qui font partie del' éducation des femmes 4 • » Ces ouvrages sont pareillement florissants chez les ursulines de Québec. Ayant obtenu de l'évêque la permission de pénétrer dans leur cloître, le naturaliste écrit en 1749 : « Il y a des chambres, dans l'étage du milieu, où elles [les religieuses] passent la journée ensemble, surtout dans la salle de couture, qui est spacieuse, joliment peinturée, bien ornée, et rechauffée par un poële de fonte. Elles s'y livrent à des travaux d'aiguille, de broderie, de dorure, à la fabrication de fleurs artificielles en soie qui imitent très bien les fleurs naturelles 5 • » Cette tradition artisanale reste bien vivante dans les institutions religieuses. Se trouvant à Québec en 1785, le voyageur Joseph Handfield se rend à l'Hôpital Général où les hospitalières, pour augmenter leurs revenus, dispensent également l'enseignement. « Les jeunes filles, précise le visiteur, s'occupent des ouvrages à l'aiguille, à la broderie6 ••• ». On ne peut malheureusement pas en dire autant du peuple. C'est dommage, car le désintéressement mène souvent à l'indolence. Le 12 novembre 1683, le ministre informe Denonville que « les femmes et les filles [canadiennes] y sont assez paresseuses faute de menus ouvrages7 ». Néanmoins elles ne dédaigneraient pas la couture, puisque « les menus ouvrages de capots et de chemises de traite les occupent un peu pendant l'hiver 8 ••• ». Le troc des fourrures a du moins un bon côté : celui d'avoir incité la Canadienne au tissage des toiles et des étoffes. Depuis toujours, on souhaitait que toute la maisonnée se vêtit de tissus provenant de l'industrie domestique. Dès 1630, Champlain préconise la 2 Cahiers d'Art Arca, 111 : 15. 3 Ce crucifix fut profané au cours d'une mémorable séance de magie qui s'est déroulée à Montréal, chez le cordonnier Charles Robidoux, dans la soirée du 28 juin 1742. 4 Pierre Kalm, Voyage en Amérique. Mémoires de la Société historique de Montréal (2 vol.; Montréal, 1880), 11 : 56. 5 Ibid., 11 : 99. 6 Joseph Handfield, An Englishman in America, 1785 (Ottawa, 1933), p. 155. 1 Nouvelle-France. Documents historiques, 1 : 226. 8 Archives canadiennes, correspondance générale, C. 1 lA, vol. 7, 57-60.

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culture des plantes textiles 9 : " Les chanuvres & lins apportent aussi vn notable revenu, qui se peuuent semer & re-cueillir és terres quy sont propres & bonnes, outre que la terre en plusieurs endroits appor-te d'elle mesme de ladite culture sans estre se-mée : on en pourroit faire toiles, comme celles de V al, Ollone, Vitré & autres ouvrages ... ». Mais à quoi bon produire des fils si personne ne peut faire des toiles ? Talon, qui l'a vite compris, voudrait que toutes les femmes et les filles apprennent à tisser. A cette fin, il fait distribuer des métiers dans les maisons pour favoriser la fabrication des étoffes domestiques 10• Mais les habitants ne se montrent pas plus empressés à la culture des plantes textiles. D'aucuns prétendent que cette activité nuirait à la bonne administration de leur ferme. Les autorités n'abandonneront cependant pas leur projet pour autant. Denonville voudrait faire venir plusieurs tisserands de France. Installés dans les paroisses canadiennes, ces artisans enseigneraient leur art aux enfants. Déjà on sait qu'il n'est pas de plus sûr moyen d'implanter une coutume que de l'inculquer à la jeunesse. Cette pratique, si efficace soit-elle, nécessite un laps de temps assez long. Malheureusement le succès de la Nouvelle-France ne souffre aucun retard, et le gouverneur convient qu'il est de toute urgence de montrer d'abord « à filer aux femmes et aux filles, car il y en avait très peu capable de manier le fuseau 11 " · A quoi sert d'apprendre à tisser si on ne sait pas filer ? Et Denonville d'insister le 8 mai 168612 : Je me persuade toujours de plus en plus de la nécessité qu'il y a d'obliger le peuple à s'adonner à faire des chanvres pour les convertir en toiles. La longueur de l'hiver pendant tout lequel le peuple ne fait rien que se chauffer, vivant dans une extrême oisiveté, la nudité où sont tous les enfants, la fainéantise des filles et des femmes, tout cela, Monseigneur, demande un peu de sévérité pour que l'on sème du chanvre et que l'on s'applique aux toiles. Cette carence de toiles " du pays », en partie responsable de la cherté de la vie, inquiète l'intendant Jean-Bochart de Champigny, qui écrit au ministre le 16 novembre 168613 : "L'habitant serait heureux s'il n'estoit pas obligé d'achepter des Estoffes et des thoilles de france qui coutent icy le double, ce qui les oblige d'employer tout ce qu'ils ont à s'en fournir ». L'indolence générale des femmes et des filles du peuple n'échappe pas 9 Mémoire en requête de Champlain pour la continuation du paiement de sa

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pension. Paris, Librairie Tross, M occc LXXXVI, pp. 23, 24. Archives canadiennes, Correspondance générale, C. 1 lA, vol. 7, 57-60. Archives canadiennes, op. cit., 51. Loc. cit. Rapport de /'Archiviste de la Province de Québec, 1927-1928, 50.

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au gouverneur Denonville. On vit pauvrement, faute d'une production trop saisonnière et d'un manque d'industrie vestimentaire. Malgré les efforts antérieurs de Talon, il n'y a pratiquement pas plus de métiers à tisser en activité, exception faite de ceux qui se trouvent à la côte de Beaupré. Mais là encore c ce ne sont que chez quelques particuliers >, précise le gouverneur14• Jusqu'ici nous n'avons écouté que des hommes. Une femme joindra sa voix à ce concert de reproches. Dès 1709, madame de Vaudreuil informe le ministre qu'il c seroit aussy nécessaire pour le bien du pays et pour occuper les femmes et les filles d'obliger les habitans de semer du chanvre, et d'en fournir tous les ans une certaine quantité au Magasin du Roy qui leur seroit payée15 ». Cette suggestion parviendra-t-elle à la cour? A tout événement, la même narratrice revient à la charge dès l'année suivante16 : c Il seroit bon aussy Monseigneur pour occuper les femmes et les filles des habitans qui ne font rien la plupart du temps et pour le bien du pays d'obliger chaque habitant de semer du chanvre et d'en fournir magasin du Roy tous les ans une certaine quantité que l'on leur payeroit. » Le peu d'intérêt que l'on porte généralement à l'artisanat explique la rareté d'instruments domestiques chez le Canadien. Comme la récolte des plantes textiles se pratique aux premières heures de la Nouvelle France, on disposera d'abord des principaux outils utilisés pour le lin. La plupart de ces opérations sont réservées aux hommes. La présence d'un premier instrument, la broie, est notée chez le Montréalais Léonard Barbeau en 1651 17• Le seran ne serait pas d'usage courant avant le xvnie siècle. Les dents de l'outil sont de bois ou de fer 18 • Notons que le bois est souvent employé par mesure d'économie. En 1708, on trouve un des premiers serans chez Joseph Dumay, de la Prairie Saint-Lambert19 • L'écochoir ne servirait pas avant le xixe siècle. On ne s'intéresserait pas sérieusement à la préparation de la laine avant le début du xvme siècle. Cette nouvelle activité implique diverses opérations, telles le cardage, le filage et le tissage. Plusieurs femmes préfèrent carder leur laine plutôt que de l'envoyer au moulin à carder qu'on trouve déjà en différents endroits. Elles se servent de sortes de planchettes emmanchées recouvertes de fines brosses d'acier. De fabrication facile, 14 Archives canadiennes, C lla, 7 : 48. Mémoire de Denonville, 13 novembre 1685. 15 RAPQ, 1942-1943, 416. Résumé d'une lettre de Madame de Vaudreuil au Ministre, 1709. 16 RAPQ, 1946-1947, 904. Mémoire de Madame de Vaudreuil au Ministre, 1710. 17 Inventaire Des meubles de deffunt Leonnard Barbeau - Du 2e juillet 1651 . Greffe de Jean de Saint-Père. Archives judiciaires de Montréal. 18 Ce bois est utilisé par mesure d'économie. 19 Inventaire de Joseph Dumay. 4 juin 1708. Anthoine Adhémar, 7992. AJM.

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les cardes coûtent néanmoins plus cher que le rouet. A l'été de 1710, celles d'Urbain Gervaise sont estimées à « quinze Livres de France fait vingt du pais ... 20 > Exceptionnellement, d'aucunes utiliseront la main à carder au xixe siècle. L'instrument est une sorte de main de bois qui s'attache au poignet de la cardeuse. Laine et lin se filent au fuseau ou au rouet. Lorsqu'on file le lin, un gobelet de bois ou de fer-blanc est fixé au plateau du rouet. La :fileuse s'y humecte régulièrement le pouce et l'index, ce qui facilite le glissement du fil sur les doigts. Le fuseau consiste ordinairement en une tête de petit conifère ( sapin ou épinette) dont les branches, trempées dans l'eau chaude, sont ensuite repliées et attachées sur la tige centrale. La pièce est quelquefois de facture plus soignée. C'est une rondelle de bois dans laquelle glisse une petite baguette. Des languettes ou éclisses, passant sur la rondelle, sont attachées à la baguette précitée. Jeanne Mance a pareil fuseau en juin 167321 • La plupart des rouets sont façonnés au pays; quelques-uns sont importés de France. En Nouvelle-France, l'usage de l'instrument ne remonterait qu'au début du xvme siècle. Il s'agit de petits rouets à pédale. Les roues sont à jantes ou à éclisse, c'est-à-dire cerclées. Dans la région de Montréal, une première présence de rouets est signalée en juin 1708, alors que Joseph Dumay, un habitant de la Prairie Saint-Lambert, a « trois Rouets vieux a :filler Estimés à 7 L 10 S Les trois 22 >. D'influence anglaise et américaine, le grand rouet n'apparaîtra qu'à la fin du même siècle. Le dévidage suit le filage. La laine sera mise en écheveaux sur le dévidoir ou le travouil. Grande est la variété de ces deux instruments. L'épouse de Jacques Pepin, la Montréalaise Élisabeth Dufresne, en a de fort beaux vers 173223 • Peut-on reprocher à l'habitant du xvne siècle d'être sommairement équipé pour les travaux domestiques alors que le paysan métropolitain ne l'est pas davantage ? La situation n'a guère changé au cours des ans. Présentement pareil outillage est quasi inexistant en France, sauf en quelques régions traditionalistes. C'est ainsi qu'on trouve des rouets, des 20 Inventaire des biens de la succession de deffunt Le sr urbain Gervaise. 14 & 16 Aoust 1715. Anthoine Adhémar, 9303. AJM. 21 Inventaire des biens meubles, titres et Enseignements de deffunte Damoiselle Jeanne Mance vivante administratrice de L'hopital de Montréal. 19 juin 1673. Bénigne Basset, 927. AJM. 22 Inventaire de Joseph Dumay. 4 juin 1708. Anthoine Adhémar, 7992. AJM. 23 Inventaire de biens meubles de Jacques Pepin et de defunte Marianne Élizabeth Dufresne son épouse. 23 janvier 1732. René C. de Saint-Romain. AJM.

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fuseaux et des dévidoirs en Bretagne, notamment en pays Bigouden24 , où les coiffes25 témoignent de l'adresse des dentellières. Un matériel semblable, plus des cardes, se retrouve en Normandie, en Touraine, en Lozère, au Périgord, au Béarn et en Provence. Le lin est particulièrement traité en secteur limousin, où il y a encore quelques bargues2 6 et mâches2 1 à piètement fait d'une fourche d'arbre. Reste enfin la passette, sorte de peigne de bois joliment sculpté, à l'usage des dentellières. Mais c'est à peu près tout.

Le tissage est l'une des premières activités artisanales en Nouvelle-France. C'est d'abord l'affaire de l'homme; on n'y intéresse la femme que plus tard. Mais dès 1670, Marie de l'Incarnation voudrait que la Canadienne et l'indienne apprennent à tisser 28 • Une décennie plus tard, la colonie compte quatre tisserands, dont un à Montréal 29 • Le plus connu, François Séguin30, habite Boucherville, où il tisse des étoffes lorsque les intempéries l'empêchent de « déserter » sa terre31 • Le prix élevé des tissus d'importation rendra l'habitant plus industrieux. Bégon le constate vers la mi-novembre 1712, puisqu'on fabrique désormais des droguets32 avec du fil et de la laine du pays. On confectionne également la toile de lin. Cette production locale suffirait désormais à habiller une bonne partie de la famille. Détail intéressant: Montréal compte près de vingt-cinq métiers à tisser, tant pour le lin que pour la laine33 • Fait de pièces de pin chevillées, le métier reste le plus imposant des instruments utilisés par !'artisane. Nous en connaissons au moins cinq variétés. Le mécanisme est toujours le 24 25 26 27 28

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Pont-l'Abbé. Hautes et relevées. Longue broie à deux bras ( un à chaque extrémité) . Petite broie. Marie de l'Incarnation ( Marie Guyard, Mme Claude Martin, en religion, R.M.) ursuline, Lettres de la venerable/ Mere Marie/ de l'Incarnation/première superieure/des Ursulines/de la Nouvelle-France .!Divisées en deux Parties./ Publiées par Dom Claude Martin, o .s.b./A Paris, chez Louis Billaine, au second Pillier de la grande Salle/ du Palais, au grand Cesar,/M.DC.LXXXI./ Avec Approbation des Docteurs, & Privilege de Sa Majesté. Lettres de 1670. Benjamin Suite, Histoire des Canadiens-Français, vol. v. Recensement général de 1681. Né à Saint-Aubin~n-Bray, diocèse de Beauvais, le 4 juillet 1644. Il avait obtenu cette terre le 22 septembre 1672, par acte d'échange passé devant le notaire Thomas Frérot. Archives judiciaires de Montréal. Étoffe tramée de laine sur chaîne de fil ou de coton. On connaît les droguets de Rouen, foulés, à doubler et à tablier. Joseph-Noël Fauteux, Essai sur l'industrie au Canada sous le régime français, Québec, Imprimé par Ls-A. Proulx, imprimeur du roi, 1927, 2v. u: 475.

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même, mais la cage est construite différemment. A tout événement, on ne se servira pas couramment du métier avant le xvme siècle. Les premiers métiers seront utilisés à la fabrication des toiles. Dès la mi-juillet 1710, Gabriel Giard, de Contrecœur, possède c un mestier de Tisserand a la grossier Garny dUne simple Garniture Les lames fort usées Estimé le tout à dix livres34 ». A l'été de 1717, il y a c un mestier a toille garnis de trois Ros35 » dans la boulangerie de René Monteilt, au fief Bellevue. Jusqu'à 1759, les minutiers révèlent la présence d'une bonne douzaine de métiers dans le secteur montréalais. Le' châssis du métier prend le nom de cage. Les chaînes, enroulées sur les ensouples, passent dans le ros et les lisses, communément appelées lames. Un jeu de pédales fait entrecroiser les chaînes entre lesquelles passe la navette. Une fois tissée, l'étoffe est étendue à sa largeur à l'aide d'un templet. Le ros est de jonc ou de fer, tandis que les lisses sont faites de fils de lin ou de cordes. On ne tisse pas au métier sans l'ourdissoir, le canelier3 6 , la paletonneuse ou la main. L'ourdissoir serait le plus ancien de ces instruments. En juillet 1717, il y a déjà « Un hourdissoye » au fief Bellevue37 • Avant la fin du xvme siècle, point de trace d'outils servant au foulage des étoffes. L'opération sera d'ailleurs toujours accomplie par les hommes. L'auge et le foulon sont partout en usage au x1xe siècle. Deux fouleurs manœuvrent chaque côté de l'auge. Un autre, à chaque extrémité, tourne le tissu à l'aide d'un foulon à long manche nommé demoiselle 38 • A l'île d'Orléans, à Saint-Pierre par exemple, les étoffes sont généralement c frappées ,. au maillet au lieu d'être c foulées » au foulon. Dans un cas comme dans l'autre, le tissu est mis dans un grand cuvier de bois rempli de savonnure chaude. Après le battage ou le foulage, l'étoffe est tirée de l'auge. On la laisse dégoutter sans la tordre39 • 34 Inventaire de Guyart & hennegrave sa deffunte femme. 17 Juillet 1710. Greffe d'Anthoine Adhémar, minute n° 8555. AJM. 35 Inventaire des biens de la Communauté du sr. Rene Monteilt et deffunte margte Chicouenne sa fee. Le 7 Juillet 1717. Greffe de Jean-Baptiste Tetro. AJM.

36 Bobines tournant sur un axe et disposées et rangées sur un support. 37 Inventaire des biens de la Communauté du sr Rene Monteilt, etc. 38 L'outil est • un gros cylindre de bois feré par le bout & pesant •· Les paveurs l'utilisent pour enfoncer les pierres. Voir Antoine Furetière, Dictionnaire Universel,!Contenant généralement tous les/mots français/tant vieux que modernes, & les Termes des/sciences et des arts, etc./ A La Haye et à Rotterdam, Chez Arnould et Reinier Leers,/1701. 3v. 39 Nora Dawson, La vie traditionnelle à Saint-Pierre (île d'Orléans), • Les Archives de folklore•, 8, Québec, Les Presses universitaires Laval, 1960.

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Fait-on du tricot en Nouvelle-France ? Rien ne l'indique, du moins jusqu'au xv11ie siècle. On attendra en novembre 1740 avant de trouver « deux vielles broches de Bois ( à tricoter) " chez Henri Bélisle, de la Pointe-aux-Trembles de Montréal 40 • Plus ancien est l'usage de balances de bois pour peser la laine. Dès le 25 octobre 1675, il y a« Deux balances de bois avec Leurs poix luN de fer et laue de plomb » dans les bâtiments de la seigneurie de Dautray4 1 • La fabrication des chapeaux de paille nécessite la présence de trois instruments : l'auge, la tordeuse et le gabarit ordinairement appelé forme. L'artisane mouille d'abord dans l'auge les lanières de paille tressée. Ces lanières sont ensuite écrasées entre les rouleaux d'une petite tordeuse de bois, fonctionnant à manivelle. L'instrument est quelquefois fixé à un banc. La dernière opération consiste à enrouler les lanières autour du gabarit, tout en les cousant l'une sur l'autre. Ce gabarit, qui épouse la forme de la tête, est généralement taillé dans une bûche d'érable ou de frêne. Rappelons que le port du chapeau de paille semble antérieur à l'apparition de l'outillage précité. Jean Pineau, par exemple, a déjà pareil couvre-chef en 17 6042 • En la Nouvelle comme en !'Ancienne France, les travaux d'aiguille et de crochet sont ordinairement réservés au personnel des couvents ou aux dames de qualité. Tel n'est point le cas pour les tissus d'usage courant. Dès le xvne siècle, des paysannes se livrent au tissage d'étoffes et de toiles du« pays"· Ce sont véritablement nos premiers ouvrages d'artisanat. Il est normal qu'on ait d'abord fabriqué des toiles puisque l'habitant s'est adonné à la culture des plantes textiles dès la première tentative de peuplement. En novembre 1657, il y a déjà sept aunes et demie de toile de chanvre chez le Montréalais Nicolas Godé43 • Il est probable que ce tissu n'ait pas été fait chez Godé, mais chez un tisserand du voisinage. En Nouvelle-France, la toile de lin semble postérieure à celle de chanvre. L'énumération des biens de Guillaume Lagarde le confirmerait en janvier 17Q9H. 40 Invantaire (.rie) des biens de la Comte qui a Esté Entre Sr feu Bellille et Jeanne arChambault- Le 14 9bre 1740. François Comparet. AJM. 41 Inventaire des biens et Batiments de la seigneurie de Dautray - 25 Sbre 1675. Thomas Frerot. AJM. 42 Inventaire des biens de la Communauté de Catherine Perrié veuve de Jean Pineau dit Deschatelets. 16 décembre 1760. Louis Barrette de Courville, minute N° 22. AJM. 43 Inventaire des biens meubles de deffunt Nicolas godé - 7 novembre 1657. Bénigne Basset. AJM. 44 Inventaire des biens de deffunt Guillaume Goyau Lagarde - Janvier 1709. Anthoine Adhémar. AJM.

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Viennent ensuite le droguet et surtout le droguet « foulé45 > . Dès la fin de mars 1685, il y en a trente-trois aunes chez le sieur Le Moyne 46 • Les étoffes, tant« à capot» que« du pays», datent à peu près du même temps. Les premières sont ordinairement de couleur bleue. Un marchand montréalais, le sieur Legay, en possède trente-neuf aunes au printemps de 1697 47 • Par contre, l' c étoffe du pays >, de création et de confection vraiment paysannes, ne remonterait qu'au xvme siècle. A l'automne de 1724, François Rochon, de Saint-François (Île Jésus), a « une aulne destoffe du pais 48 ,. qui vaudrait deux livres. Le coutil ne devait intéresser nos artisanes que plus tard. Au début de juillet 1732, Marie-Joseph Bourgeau dispose de « Cinq aue Couty du pais estime a 45 S Laue49 ». Enfin la flanelle ne serait pas utilisée avant le xvme siècle. Et encore, rien n'indique qu'il s'agit de tissus domestiques. A vrai dire, il ne sera généralement pas question de flanelle « du pays ,. avant la fin du même siècle. La catalogne reste un des premiers ouvrages d'artisanat de la Canadienne. Il s'agit d'une couverture de lit et non d'un tapis ( comme on l'entendra par la suite) . Probablement d'origine catalane, cette pièce aurait été importée en France par les mercenaires de Charles Quint. Dès 1611, Cotgrave décrit la catalogne comme « A white Spanish rug or, a crouse coverlit of Catalogna50 ,. • Oudin est plus laconique en 1681; selon lui, la catalogne n'est qu'une simple couverture de lit51 • Mais Furetière est plus précis en 1701 : « A Lyon, dit-il, on les nomme catalognes, parce qu'elles sont venues de Catalogne52 .,. Plusieurs Français guerroyaient sous la bannière des rois d'Espagne. 45 Inventaire des biens de Monsieur Le Moyne - 27~ mars 1685. Bénigne Basset, 1617. AJM. 46 Inventaire Des biens de Monsieur Le Moyne - 27~ mars 1685. Anthoine Adhémar. AJM. 47 Inventaire des biens & Effectz de La Comte de deffunt Le s• Legay de Beaulieu & dam 11e Just Cy devant sa veuve. z4e & z5e may 1697. Anthoine Adhémar. AJM.

48 Inventaire a La Requeste de françois Rochon Tuteur de Lenfant mineur Issu de Luy Et de deffunte mariane filiastro. Du 23e 7bre 1724. François Caron. AJM.

49 Inventaire des hardes de Marie Joseph Bourgau femme de françois Guay. 8 juillet 1732. René C. de Saint-Romain. AJM. 50 A Dictionary of the French and English Tangues compiled by Randle Cotgrave (London : printed by A. Isly, 1611). 51 Dictionnaire Italien et François Mis en lumiere par Antoine Oudin, Secretaire interprete du Roy. Continué par Laurens Ferretti, Romain, etc., A Paris, M.DC.LXXXI. 2v. u : 100. 52 Furetière, op. cit.

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Une fois licenciés, ces soldats rentraient au pays avec les couvertures dont ils se servaient au bivouac. Les tisserands, et particulièrement les femmes des fermes et des villages, ne tardèrent pas à en fabriquer de pareilles. La catalogne sera d'abord en vogue dans le Midi, notamment à Lyon, puis en Normandie et finalement au Canada avec les premiers colons. En France, la catalogne est d'usage courant dès le début du xv1e siècle. Bonaventure des Périers le note un des premiers53 dans le Cymbalum Mundi, lorsqu'il narre la curieuse aventure survenue à un marchand lyonnais qui avait épousé une jeune et jolie femme. Comme le négociant doit laisser sa compagne enceinte pour aller régler des affaires, un voisin, sire André, se charge de parachever l'œuvre du mari absent en invoquant toutes sortes de prétextes. Le séducteur apaisera ensuite l'époux outragé en lui offrant une couverture de catalogne. Voilà un compromis pour le moins singulier. La présence de catalogne est signalée tôt en Nouvelle-France. Séjournant en Huronie en 1634, le père Le Jeune rapporte que des hommes dressent un pavillon ou tente « de Castalognes54 » au centre de la cabane où logent les missionnaires. Jeanne Mance posséderait l'Une de ces premières couvertures dans la région de Montréal. Parmi ses biens inventoriés en juin 1673, il se trouve « une grande Couverture blanche de Catalogne 55 ». Vers le même temps, la couverture de Normandie (grosse laine blanche) connaît une vogue particulière chez les colons. Enfin, au x1xe siècle, la catalogne deviendra un tapis de plancher. Dès le xvme siècle, la Canadienne « piquera » des courtepointes à l'aiguille56• Cette sorte de couverture protège davantage le dormeur contre les rigueurs du climat. Furetière, en 1701, décrit déjà la courtepointe comme une grande couverture57• L'appellation serait une corruption de contrepointe. Plus tard Bescherelle la désigne comme une « couverture de parade, échancrée et ordinairement piquée avec ordre et symétrie, 53 Né à Arnay-le-Duc en Bourgogne, vers la fin du xve siècle, des Périers est un littérateur de la lignée des Rabelais, Marot et Montaigne. 54 Relation/de ce qvi s'est pass'/en la/Novvelle France, en l'anne'e 1634/ Envoyee au/ R. Pere Provincial/ de la Compagnie de levs/ en la Province de France./Par le P. Paul le Jeune de la mesme Compagnie Superieur de la residence de Kébec. (A Paris, Chez Sebastien Cramoisy, Imprimeur/ ordinaire du Roy, ruë S. Jacques, aux Cicognes/M.DC.xxxv. Avec Privilège du Roy), 48-49. 55 Inventaire des biens meubles, titres et Enseignements de deffunte Damoiselle Jeanne Mance vivante administratrice de L'hopital de Montréal. 19 juin 1673. Bénigne Basset, 927. AJM. 56 Les principaux modèles, dont plusieurs existent encore de nos jours, sont le chemin de l'ivrogne, le pied de lampe, l'éventail, le cerceau et les sapins. 57 Furetière, op. cit., 1.

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qu'on place sur un lit58 ». Et Georges Musset de conclure que courtepointe désigne couverture piquée dans le langage de l'Aunis et de la Saintonge59 • La courtepointe tirerait également son nom de ses multiples petits carreaux d'étoffe ordinairement de forme triangulaire. Les tissus de qualité, comme le satin et le taffetas, serviront occasionnellement à faire des courtepointes. L'indienne sera cependant d'usage plus courant. La serge, le coton, le droguet et les toiles d'Allemagne viennent ensuite par ordre de fréquence. Exceptionnellement il y a quelques courtepointes à Montréal vers la fin du xvne siècle. En novembre 1689, il s'en trouve une sur le châlit de Denis Sabourin, dont la maison a pignon sur la rue Notre-Dame 60 • Le prix des couvertures est assez prohibitif. Il dépasse même quelquefois celui d'une vache laitière ou d'une charrue. Telle « Une Courtepointe de satin doublée de toille delaimaigne Aurore 61 ... » appartenant à la famille Nolan à l'été de 1708. Jusqu'ici rien n'indique que la courtepointe soit faite de tissus de différentes couleurs. Mais, en juin 1733, les héritiers du sieur de Repentigny disposent d' « une Courtepointe de Satin fond Cramoisy piquée de différentes Couleurs62 ... ». D'autre part, il ne paraît pas qu'on ait confectionné des courtepointes de tissus « du pays » avant le deuxième quart du xvme siècle. On utilisera d'abord des toiles. A l'hiver de 1732, « une Courtepointe de toille du pays63 » se trouve déjà chez Pierre Janot dit Lachapelle, de la Pointe-aux-Trembles (Montréal). La Canadienne préfère indiscutablement l' « étoffe » à la toile domestique. Vers le milieu du xvme siècle, une bonne vingtaine de courtepointes d'étoffe« du pays» sont inventoriées dans les seuls secteurs de la Pointeaux-Trembles et de la Longue-Pointe. Au mois de juin 1741, le notaire Comparet aperçoit « une Courte pointe detoffe du pays64 » chez André Bombardier, un habitant de la Pointe-aux-Trembles. Le droguet est 58 Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national ou dictionnaire universel de la langue française. Paris, 1858. 2v. 1: 818. 59 Georges Musset, Glossaire des patois et des parlers de l'Aunis et de la Saintonge. La Rochelle, 1929-1948. 6v. 11: 280. 60 Inventaire des biens & Esfects de deffunt Le sr Sabourin Chaunière. 24 & 25e 9bre 1689. Anthoine Adhémar, 1545. AJM. 61 Inventaire fait chez Mr Nolan de Maricour - 20 aoust 1708 & jours suivants. Anthoine Adhémar, 6880. AJM. 62 Inventaire de monsieur de Repentigny, fils - 13e juin 1733. Charles-René Gaudron de Chevremont. AJM. 63 Inventaire des biens de defunt Pierre Janot dit Lachapelle a la requete de Petronille Tessier son épouse - 7 avril 1732. René C. de Saint-Romain. AJM. 64 Inventaire et acte de partage Des biens de la Communauté qui a Esté Entre André Bonbardié Et Marguerite De Merces (Demers) - Le lle juin 1741. François Comparet. AJM.

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ROBERT-LIONEL SÉGUIN

également utilisé aux mêmes fins. A l'été de 1751, « une Courtepointe de droguet du pays65 » sera prisée à la ferme d'Anne Vandry. Ne confondons pas courtepointe et couvre-pieds. Comme son nom l'indique, celui-ci est une sorte de petite couverture d'étoffe s'étendant sur une partie du lit et servant à couvrir les pieds. Ordinairement faits d'indienne, de taffetas et même de satin, le couvre-pieds et la courtepointe sont de facture à peu près identique. Aussi seront-ils vite confondus dans le langage populaire. Vers la mi-juin 1733, le sieur de Repentigny a« un Couvrepied aussy piqué doublé de Taffetas Rayé66 ». Arrêtons-nous là. L'artisanat, comme nous l'entendons présentement, connaîtra son véritable essor au x1xe siècle. Mais il fallait s'attendre à mieux encore. Enrichis de diverses disciplines, les arts populaires québécois comptent présentement parmi les plus beaux et les plus riches du monde. Cette brève rétrospective révèle les débuts modestes de l'artisanat en Nouvelle-France. Sauf exception, l'industrie familiale dépend de la maîtresse de maison. Contrairement aux femmes de la bourgeoisie et de la noblesse, les paysannes s'intéressent aux ouvrages d'aiguille par nécessité plutôt que par plaisir. La longueur et la rigueur de l'hiver ont grandement contribué à l'avènement des travaux domestiques sur les bords du Saint-Laurent. Le premier souci de l'artisane est de fabriquer des vêtements et des couvertures qui préserveront la maisonnée du froid et de la neige. Catalogne et courtepointe sont façonnées au foyer. Si fonctionnelle soit-elle, la courtepointe n'en est pas moins un remarquable travail de patience et d'adresse. La diversité des modèles et le choix des couleurs en font une véritable pièce d'art populaire. Les traditions artisanales des provinces métropolitaines vont d'abord satisfaire aux impératifs de la Nouvelle-France, mais elles devront bientôt s'enrichir de nouvelles techniques répondant aux besoins de chaque génération. Transposées en terre laurentienne, ces disciplines anciennes et contemporaines vont largement contribuer à l'éclosion et au rayonnement d'une civilisation française au Québec. 65 Inventaire des Biens de deffunte Anne Vandry - Le 20 juin 1751. François Comparet. AJM.

66 Inventaire de monsieur de Repentigny, fils.

Épilogue

TOUT COMPTE FAIT, la civilisation que la poignée de colons français a implantée en Amérique du Nord au xvne siècle ne s'est pas éteinte avec le retrait de la France en 1760. Au contraire elle a longtemps résisté, s'est raffermie et elle offre aujourd'hui des marques de vigueur et des indices de rayonnement non équivoques. La création d'un ministère de l'Éducation, d'un ministère des Affaires culturelles, d'un Conseil des arts, de centres de culture, les modifications profondes que subit le système d'enseignement à tous les niveaux, les phénomènes de l'urbanisation et de l'industrialisation, les accords France-Québec et surtout l'éveil de la population aux réalités d'aujourd'hui constituent des signes prometteurs. Ils indiquent la fin d'un régime de repliement et révèlent une prise de conscience de valeurs dynamiques nouvelles. Ainsi le rideau tombe sur une ère de soumission traditionnelle pour s'ouvrir sur une période de libéralisation globale. La civilisation française au Canada ne sera jamais plus la même. A ce grand tournant, il nous a semblé utile de faire le point sur le cheminement de notre évolution et de marquer cette étape par une prochaine étude qui s'appliquerait à dégager les traits saillants de la situation actuelle du Canada français ainsi que certaines perspectives d'avenir. Cette étude, qui sera de nouveau présentée par les membres de la Section des lettres et sciences humaines de la Société royale, fera l'objet du troisième tome de la Civilisation française au Canada. Ce sera en quelque sorte l'aboutissement des deux premiers volumes qui faisaient l'histoire des cadres et des manifestations de cette vie française qui a si longtemps refusé de disparaître et qui, en ce moment, accepte assez vigoureusement de s'affirmer.

Société royale du Canada COLLECTION STUDIA VARIA

1 Studia Varia: Literary and Scientific Papers / Études littéraires et scientifiques (1956). Edited by E. G. o. MURRAY

2

Our Debt to the Future: Symposium presented on the Seventy-Fifth Anniversary, 1957 / Présence de Demain : Colloque présenté au Soixante-quinzième Anniversaire, 1957. Edited by E . G. o. MURRAY

3

The Canadian Northwest: lts Potentialities; Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1958 / L'Avenir du Nord-Ouest canadien: Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1958. Edited by FRANK H. UNDERHILL

4

Evolution: lts Science and Doctrine; Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1959 / L'Évolution: La Science et la Doctrine; Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1959. Edited by THOMAS W. M. CAMERON

5

Aux sources du présent: Études présentées à la Section 1 de la Société royale du Canada / The Roots of the Present: Studies presented to Section I of the Royal Society of Canada ( 1960). Sous la direction de LÉON LORTIE et ADRIEN PLOUFFE

6

Canadian Universities Today: Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1960 / Les Universités canadiennes aujourd'hui: Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1960. Edited by GEORGE STANLEY and GUY SYLVESTRE 7

Canadian Population and Northern Colonization: Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1961 / La Population canadienne et la colonisation du Grand Nord: Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1961. Edited by v. w. BLADEN

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Higher Education in a Changing Canada: Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1965 / L'Enseignement supérieur dans un Canada en évolution: Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1965. Edited by J . E. HODGETTs 9

Pioneers of Canadian Science: Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1964 / Les Pionniers de la science canadienne: Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1964. Edited byo. F. o. STANLEY 10 Structures sociales du Canada français : Études de membres de la Section I de la Société royale du Canada. Édité par GUY SYLVESTRE 11

Water Resources of Canada: Symposia presented to the Royal Society of Canada in 1966 / Ressources hydrauliques du Canada : Colloques présentés à la Société royale du Canada en 1966. Edited by CLAUDE E. DOLMAN 12 Scholarship in Canada, 1967: Achievement and Outlook; Symposium presented to Section ll of the Royal Society of Canada in 1967. Edited by R. H. HUBBARD 13

Visages de la civilisation au Canada français : Études rassemblées par la Society royale du Canada. Édité par LÉOPOLD LAMONTAGNE