Du pillage au don: Critique de l'idée de civilisation 9782343038698, 2343038694

« L'origine des États se perd dans un mythe auquel on doit croire et qu'on ne doit pas discuter », écrivait Ma

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Du pillage au don: Critique de l'idée de civilisation
 9782343038698, 2343038694

Table of contents :
Sommaire
Et si la civilisation était…
Des dieux aux hommes
Le don
Le Cinquième soleil
La fabrication de l’homme civilisé
Icono-Biblio-Filmographie chronologique

Citation preview

Q

Diane Baratier et Jean Monod

Questions contemporaines

DU PILLAGE AU DON

Questions contemporaines

Du pillage au don

Ouvrages de Jean Monod Essais Les barjots, Julliard, 1968 Le fœtus astral, avec Jean-Paul Dumont, Christian Bourgois 1970 Wora, la déesse cachée, Editeurs Evidant, 1987 Quipus, Editeurs Evidant, 1988 Le Poisson de Tolède, Éditeurs Evidant, 1990 Récits Un riche cannibale, 10/18, 1972 Pièces détachées, Christian Bourgois, 1974 Dionysos, Editeurs Evidant, 1986 Raid, Editeurs Evidant, 1990 Colonel FFI, Aiou, 1998

Illustration en couverture, peinture de Kamal Robinson.

© L'HARMATTAN, 2014 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03869-8 EAN : 9782343038698

Diane Baratier Jean Monod

Du pillage au don Critique de l’idée de civilisation

Sommaire Et si la civilisation était… .................................................. 9 Préhistoire .................................................................... 10 La fin d’une glaciation ................................................. 11 La métallurgie .............................................................. 13 À quoi sert l’histoire ?.................................................. 16 L’État armé ................................................................... 17 Le clergé....................................................................... 19 Le système pillard ........................................................ 22 Du pillage à la guerre généralisée ................................ 26 Des dieux aux hommes .................................................... 29 La Théogonie ............................................................... 32 La création d’un nouvel ordre ...................................... 33 Éros ou la disparition ................................................... 36 De la mère manipulatrice à la manipulation du mythe créateur ......................................................................... 38 Le don .............................................................................. 43 La civilisation néolithique............................................ 43 L’hypothèse kourgane .................................................. 45 Les survivants .............................................................. 45 Fondation ..................................................................... 52

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Le don premier ............................................................. 55 Principe ........................................................................ 58 Des chefs ...................................................................... 60 La réciprocité avec le monde, source de connaissance 62 La réciprocité dans l’organisation sociale.................... 64 Réciprocité alimentaire ................................................ 65 Origine possible des pillards ........................................ 67 Le Cinquième soleil ......................................................... 69 Coup d’état théologique ............................................... 73 La fabrication de l’homme civilisé .................................. 77 Nécessité d’une nature de l’homme mauvaise ............. 78 Nécessité de rendre la guerre naturelle ........................ 82 L’évolutionnisme ......................................................... 87 La lutte des classes ....................................................... 90 L’État ............................................................................ 93 Verrouillage du système ............................................... 98 Icono-Biblio-Filmographie chronologique .................... 103

Qui écrira l’histoire de ce qui aurait pu être ? Fernando Pessoa, Péché originel Tout bipèdes qu’ils fussent, ils n’étaient pas plus singuliers que l’éléphant, le rhinocéros, le renne, le lion, l’aigle ou l’aurochs. On a tout lieu de penser que l’humanité à ses « débuts » ne se conçut ellemême que comme une espèce parmi les autres, innombrables, infiniment variées par la taille et l’aspect, et douées des capacités les plus extraordinaires, qui firent de sa part l’objet d’une observation passionnée, dont elle nous a laissé la trace dans son art. La civilisation néolithique a duré environ 10 000 ans (cent siècles) et rien n’interdit de penser qu’elle a eu une gestation encore plus longue. S’il faut trouver un temps où, sous le nom de civilisation, s’exalte tout le bonheur que nous pouvons imaginer d’être au monde, c’est de loin la période la plus longue, notre réserve d’expériences la plus profonde. Albert Deschamps, Paradis retrouvé

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Et si la civilisation était… Au temps des rois, l’histoire commençait avec les rois. Ils descendaient du ciel. Dans les pays où la religion fait la loi, l’histoire se remonte jusqu’à la Création. Dans les leçons que nous avons apprises à l’école, l’histoire commence avec la civilisation. Depuis Uruk, qui a « sorti l’humanité de la préhistoire », depuis les Grecs, qui ont « inventé la démocratie », depuis Rome qui nous a « sauvés de la barbarie », et de nouveau depuis la Révolution française qui a « apporté la liberté au monde », la Civilisation, c’est la Cité. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que le terme devient d’un usage courant en Europe. Formé à partir du mot latin civis (citoyen), qui a donné naissance à civilis (poli, de mœurs convenables et raffinées), le nouveau substantif consacre une distinction qui s’est instituée entre citadins et campagnards, ces derniers étant considérés comme plus proches de l’ « état de nature ». Sous l’influence des Lumières, le mot « civilisation » devient l’incarnation d’un idéal vers lequel doivent tendre tous les peuples. L’histoire nous présente l’apparition de la civilisation comme un bond dans l’évolution des sociétés humaines à partir du moment où elles se constituent en unités politiques. Pas de civilisation sans cité, pas de cité sans État. Avec Uruk, comme avec Ur, comme avec Assur, avec toutes ces cités prestigieuses, il se serait produit comme une explosion : explosion des techniques, des arts, des

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métiers, du commerce… Telle Athéna surgissant toute armée de la tête de Zeus, la civilisation fait son apparition dans le monde. Le trait distinctif de la civilisation, ce qui la différencie des cultures antérieures, ce serait cette explosion qui en fait quelque chose de nouveau, de supérieur, d’unique : l’accès, avec la cité-État, à la dignité politique. Les conditions propices étant réunies dans certains endroits favorisés du monde, soudain, des États s’y seraient formés, par une sorte de prédestination. Sumer aurait surgi d’un coup, toute faite, sans gestation préalable, au IVe millénaire, dans l’actuel Irak. Mystérieusement. Même scénario en Égypte où la mythologie attribue à un dieu civilisateur l’apparition de la civilisation. Préhistoire Que s’est-il passé entre l’époque où nos ancêtres peignaient leurs visions dans des grottes et celle où ont été bâties les premières cités-États ? Le Néolithique, précédé du Paléolithique, suivi d’une Protohistoire ; avec entre elles une succession de périodes intermédiaires, tiraillées entre un « avant » archaïque, et un « après » riche d’avenir, dans un schéma fortement évolutif allant d’un « moins » vers un « plus », jalonné de changements climatiques, d’adaptations favorisant les innovations techniques, et de mouvements de populations dont la complexité contraste avec l’absence de site où l’on puisse dire : Voilà une civilisation ! La personnalité de chaque période de la Préhistoire est présentée rarement pour elle-même. Elle est donnée à voir par le progrès technique qu’elle marque sur la précédente. Trop de données manquent. Si la peinture, à Lascaux, à

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Altamira, nous parle par ses qualités esthétiques, nous ne savons pas pour autant ce que voulaient exprimer leurs auteurs. Sur chaque fait, l’interprétation court le risque de n’être qu’une projection anachronique. Pour le Néolithique, jusqu’à une date récente, l’archéologie était muette. On en était réduit à imaginer le genre de vie à partir de suppositions économiques fondées sur un schéma évolutif basé sur l’homme moderne. Une possibilité de sédentarisation liée à la domestication des plantes et des animaux aurait conduit à l’agriculture et à l’élevage, avec pour conséquence, à terme, l’agglomération des habitations en villages ; et, à l’horizon, la cité-État comme conséquence naturelle de l’évolution des sociétés. Uruk a une personnalité, pas le Néolithique. Pourquoi ? Parce qu’on le regarde avec les yeux de l’histoire écrite. S’appropriant pour la première fois par un rapport gravé dans la pierre une existence qui la précède, elle devient notre origine. L’écriture est arrivée à point pour glorifier l’apparition du deus ex machina : l’État-roi. Uruk par l’écriture consacre comme « civilisation » l’apparition des États armés. En réalité la seule évolution objective dont on trouve des traces est celle du climat. La fin d’une glaciation Commencée vers - 80 0001, la glaciation de Würm se stabilise à son maximum entre - 20 000 et - 16 000. C’est le temps des statuettes féminines qualifiées de « Vénus » par les préhistoriens à Brassempouy, à Lespugue, à Willendorf. Puis le climat s’adoucit progressivement. La civilisation magdalénienne s’épanouit dans l’art des cavernes. 1

Les dates marquées – n se comptent à partir d’aujourd’hui.

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La glaciation prend fin vers - 12 000. Les conséquences sont énormes. Elles ne concernent pas seulement l’huma-nité, mais toute la planète. Le réchauffement change complètement le paysage. Les glaciers fondent, libérant d’immenses plateaux. Le niveau de la mer s’élève de cent vingt mètres. Les rivages reculent. Les océans se ruent à l’intérieur des terres. Des civilisations sont englouties. C’est, littéralement, le Déluge. Et c’est la fin de la civilisation magdalénienne. Les survivants découvrent un luxe de végétation nouvelle. De grandes forêts de feuillus et de conifères ont recouvert le sol. Les gros mammifères des temps glaciaires ont disparu. Les rennes ont migré vers le nord. La raréfaction du gros gibier incite les chasseurs à s’installer sur les nouveaux rivages et à vivre de la pêche. La pratique antérieure de la chasse fait place à la domestication du chien, du mouton, du bouc, du porc. La découverte du cycle saisonnier de la vie des plantes tend à réguler les mouvements des groupes itinérants. L’agriculture fixe plus durablement leur habitat. En Europe de l’est et au Proche-Orient, où le réchauffement a produit des terres fertiles, sont apparus les premiers villages, les villages natoufiens. Il y a quatre-vingt-douze siècles (9200 ans), le travail du cuivre fait son apparition avec les premiers temples en Turquie à Çayönü Tepesi. Dès lors la vie humaine n’est plus assujettie aux mouvements des grands troupeaux, dont les flux et reflux saisonniers ont rythmé tout le Paléolithique. Le rythme humain tourne autour des phases saisonnières de la vie agricole, que la ronde des constellations indique dans le ciel et qui marque le calendrier des rites agraires. Tandis qu’un certain nomadisme lié à la cueillette et à la chasse au petit gibier se poursuit, un autre, lié au commerce, prend son essor.

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Un accroissement démographique s’en est suivi naturellement, et très probablement aussi une modification dans l’organisation sociale, qui s’oriente sur les travaux complémentaires de l’agriculture et de l’utilisation des animaux domestiques. L’abondance dans les ressources alimentaires qui en est résulté a permis le développement de nouvelles activités. « C’est cette disposition socio-économique, écrit le préhistorien André Leroi-Gourhan, qui explique pourquoi, après l’apparition de l’agriculture, on voit littéralement exploser des techniques totalement neuves comme la céramique, le tissage. Et plus tard, la métallurgie. » La véritable explosion des arts de la civilisation ne s’est pas produite à l’apparition des cités-États mais soixante siècles avant, à la fin de la glaciation de Würm. Le réchauffement de la planète est la cause naturelle du changement qui s’est produit partout il y a cent vingt siècles sur la Terre. Plus qu’un changement, ce fut un bouleversement pour tout ce qui était vivant. La fin d’une époque et l’avènement d’un temps nouveau. Un temps qui a duré soixante-cinq siècles avant qu’une autre nouveauté surgisse, celle-là d’origine purement humaine, grâce à la métallurgie : l’âge de fer évoqué au VIIIe siècle av. J.-C. par Hésiode. La métallurgie La métallurgie est le propulseur d’une nouvelle civilisation. Dans tous les endroits où elle est apparue, elle ne s’est pas ajoutée à l’industrie lithique qui lui préexistait, elle l’a supprimée, sauf en Égypte. Au milieu du IVe millénaire, la fabrication du bronze inaugure un nouvel âge. Mais, avant son invention, il n’y avait pas que des ornements de cuivre et d’or. Il y avait aussi des armes. Les

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Horiens du nord auraient-ils conquis le sud de l’Égypte avec des haches de pierre ? On sait que les Sumériens utilisaient des haches, des armures, des dagues, des chars de guerre et que Gilgamesh a rêvé d’une épée. Ce roi mythique, mélange de dieu et d’homme, passe pour avoir régné vers - 4650 et être le septième descendant du dieu fondateur d’Uruk. C’est lui qui a bâti ses grandes murailles. Il s’en glorifie dès les premiers vers de son épopée. Si l’on tient compte de l’extrême longévité des patriarches de l’antiquité, cette épopée remonterait à la même époque que la première unification de l’Égypte (5150). Grand, beau et fort, Gilgamesh était aussi un roi tyrannique. Le peuple d’Uruk s’étant plaint de ses excès aux dieux, ceux-ci décidèrent de lui envoyer un compagnon pour l’adoucir. Cet ami, créé d’une pincée de terre jetée dans le désert, a pour nom Enkidu, « né d’une motte d’argile ». La mère de Gilgamesh interprète le rêve de son fils comme une préfiguration de ce messager des dieux, de ce double qui « l’aimera comme une femme et le protégera comme un frère ». Cependant, dans son rêve, Gilgamesh n’a pas vu un homme, mais une épée. Il la compare à une météorite. L’épopée de Gilgamesh est la plus ancienne narration du monde qui nous soit parvenue sous forme écrite. Elle est antérieure à la Bible qu’elle a inspirée en partie. Son héros est un demi-dieu hanté par son éternité perdue. De guerrier devenu mystique, il erre, il va jusqu’aux confins du monde, il descend aux Enfers, dont il deviendra, après sa mort, le nouveau dieu. Aux douze tablettes d’argile où ce temps s’est inscrit s’ajoutent des bas-reliefs et des rouleaux gravés représentant des monstres sous-marins qui remontent au Déluge. En Égypte, dans les mêmes siècles, la vallée du Nil est recouverte par les eaux primordiales du

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Noun. Tout à coup, dans ce contexte mythique, des forteresses surgissent. Il y a quelque chose de troublant dans cette soudaineté. Ce que les historiens appellent cités-États, ce sont des forteresses. Le temps qu’elles apparaissent, les civilisations antérieures se sont évanouies. Et on voit une nuée de peuples sortis de nulle part apparaître à leur place : les « barbares ». Peuplades qualifiées par les historiens d’ignorantes et de malfaisantes, à qui on peut prendre leur terre et voler leurs femmes impunément. On a l’impression, à lire l’historien Godefroy Goossens par exemple, que les « peuples civilisés » du Croissant fertile vivent sous la menace permanente « de montagnards et de nomades », qu’il n’hésite pas à qualifier de peuples attardés. « Ces infiltrations, écrit-il, bien que constantes, ne représentent aucun danger, tant que l’Etat reste assez fort pour les contrôler2. » Mais il ne dit pas d’où viennent ces Etats forts ni comment ils se sont constitués. Dans ces nouveaux États, les arts de la civilisation explosent, nous dit-on. Pas du tout. Tous les arts de la civilisation existaient déjà, inventés par ces peuples qui viennent d’être conquis. Avec les cités on assiste plutôt à une régression de l’art de la céramique où excellait le Néolithique. La qualité chute. Ce qui augmente c’est la quantité, moyennant la mécanisation des techniques pour une production en série assurée par une main d’œuvre asservie. Quant à la liberté politique, on assiste, au lieu d’une organisation soucieuse de préserver entre la nature et les hommes de fécondes complicités, à l’instauration d’une violence institutionnelle, où se développe cette création incontestable de la cité : la transformation de l’homme en 2

in Histoire Universelle, t. I, La Pléiade, p. 294.

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marchandise. La nouvelle économie est entièrement basée sur le pillage et l’esclavage. Elle a pour conséquence un enchaînement de conflits incessants entre cités rivales luttant pour la suprématie. Ces conflits, nés avec les citésÉtats, dureront vingt siècles avant de réaliser, sur l’aire mésopotamienne où ils se répandent (l’actuel Irak), une hégémonie porteuse, dès le IIIe millénaire, des « guerres mondiales » qui finiront par embraser toute la planète. À quoi sert l’histoire ? Quatre-vingt-dix siècles séparent les villages natoufiens des premières cités. Que s’est-il passé pendant ces 9000 ans qui permette de comprendre la tournure prise par l’histoire avec l’apparition de ces premières cités ? Dans un film de vulgarisation sur l’histoire de l’homme qui a bénéficié d’une très large audience, l’Odyssée de l’espèce, le savant commentateur évoque « l’instinct conquérant de l’Homo Sapiens ». C’est cet instinct qui aurait poussé notre espèce, dès son apparition, à conquérir la planète. Le savant commentateur aurait pu aussi bien se demander pourquoi, à partir d’un certain moment, nos ancêtres se sont mis en marche. Pourquoi, plus tard, se sont-ils arrêtés ? on s’entend à l’expliquer : le chemin qui va de la chasse à l’agriculture passe par la sédentarité. Mais pourquoi, encore plus tard, se sont-ils remis en marche, jusqu’à ne plus pouvoir trouver d’endroit où se poser ? N’est-ce pas qu’ils ont été, à un moment, chassés ? Comment ne pas rappeler à ce propos les migrations évoquées par Thucydide avant la création des premières cités grecques ; ces populations, écrit-il, qui « abandon-

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naient sans résistance les terres qu’elles occupaient sous la pression de nouveaux arrivants ». Le commerce était inexistant. Par terre comme par mer, les communications étaient peu sûres. Seules existaient des petites communautés agraires. On ne tirait du sol que ce qui était nécessaire pour subsister et il n’y avait pas d’excédent qui permît de capitaliser. On ne faisait plus de plantations, car on se demandait toujours s’il n’allait pas survenir à un moment ou à un autre quelque intrus qui s’en approprierait le produit, et cela d’autant plus facilement qu’il n’y avait pas de murailles. Comme on pensait pouvoir trouver n’importe où la subsistance journalière, on décampait sans difficulté. Par conséquent, point de villes importantes ni aucune de ces ressources qui assurent la puissance. C’étaient surtout les terres les plus fertiles qui changeaient sans cesse d’occupants. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse. Ce qu’il y a de nouveau avec les cités-forteresses, ce n’est pas l’abondance dont jouissaient les habitants des vallées fertiles avant d’en être dépossédés, c’est qu’en s’y implantant, les tribus qui les ont pillées y ont installé leurs armées. L’État armé La seule vraie nouveauté, le seul trait distinctif sur lequel les historiens puissent s’appuyer pour distinguer la « civilisation » d’un état antérieur, c’est la ville fortifiée.

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L’armée n’est pas une conséquence de la cité, un plus, un bonus dans la chaîne de l’évolution. Il faut expliquer son apparition. Il est curieux que les historiens n’en parlent pas pour expliquer la naissance des cités-États. Elles sont nées du besoin de se défendre contre les barbares, les nomades envieux, arriérés, qui rôdaient dans les environs, disent certains. Il est possible que des remparts aient été construits pour protéger des zones fertiles contre des incursions. Mais il y a trois choses que cette explication « défensive » n’explique pas : - La première, c’est qu’il y a une différence fondamentale entre une société qui se pourvoit d’une force défensive et une société toute entière organisée militairement. - La deuxième, c’est que la défense n’explique pas les guerres de conquête menées systématiquement et sans discontinuer à partir des villes fortifiées. - La troisième, c’est que cette « défense » n’explique surtout pas l’esclavage devenu la base de la civilisation qui s’est généralisée à partir de l’implantation des villes fortifiées. À la fin du IVe millénaire, en Mésopotamie, tout est joué. Les populations indigènes du sud du pays ont été absorbées par des envahisseurs d’origine inconnue, qu’on appellera plus tard, d’un mot akkadien, sumériens. En Égypte, à la même époque, tout ce qui pouvait rester de l’autonomie tribale de l’époque antérieure a succombé sous les efforts d’un gouvernement autoritaire et centralisateur. Non sans mal d’ailleurs : le nivellement des populations agricoles par l’autocratie royale fut une rude

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affaire. Sous la IIe dynastie, il fallait encore réprimer les révoltes du Delta3. Tandis que l’Égypte s’unifie, les cités-États de Sumer et d’Akkad sont en guerre les unes contre les autres pour l’hégémonie. Ce qu’il y a de nouveau avec les forteresses-États, c’est que l’armée y devient permanente et constitue la popu-lation dominante ; toute la vie est organisée autour d’elle. La ville l’héberge, les murs la protègent, les esclaves la nourrissent. En vérité c’est toute l’économie qui est militaire, depuis la construction des murailles, des fortifications et de toute la ville-garnison, consommatrice d’esclaves par milliers, jusqu’à la fabrication des armes, des harnachements, des engins de guerre. Les artisans locaux sont reconvertis dans l’industrie guerrière, surtout les forgerons. Quant à la partie somptuaire de l’économie, à l’étalage privé des produits du pillage, à ses rites et à ses fastes, elle est plus coûteuse encore, au sommet de la pyramide dont les esclaves sont le socle invisible. Un clergé imposant, formant une administration partout présente, recensant, prélevant l’impôt, prononçant les sentences, et comptabilisant la circulation de tous les produits commerciaux, complète le tableau. Le clergé Pendant dix siècles, à Sumer, on ne voit pas l’ombre d’un roi. La société est supposée être dirigée par une classe sacerdotale. D’où tire-t-elle son pouvoir ? De son ascendant moral ? 3

Jean Yoyotte, « Égypte ancienne », Histoire Universelle, t. I, La Pléiade, p. 117.

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Maîtresse, bien plutôt, dans l’art d’interpréter les croyances locales à travers l’astrologie, de les couler dans le moule de la théocratie que la force armée vient d’instaurer, il s’agit en réalité d’administrateurs autant que de prêtres, comme en témoigne leur copieuse comptabilité. Bureaucratie royale à Sumer comme celle que les premiers pharaons installent au même moment (début du IVe millénaire) en Égypte, ils travaillent pour un roi invisible, que le peuple est endoctriné à vénérer comme un dieu. Roi qui ne se montre que dans les batailles, à ses soldats, et aux barbares, pour les massacrer et réduire ceux qu’il épargne en esclavage. Pourquoi ne parle-t-on que de la classe sacerdotale, comme si elle était seule au pouvoir, dès le départ et pendant dix siècles ? Pourquoi le roi est-il invisible ? Pourquoi ce voile sur la guerre initiale ? A ne pas soulever ce voile, l’histoire perpétue la légende d’un pouvoir théocratique, où l’État, fondé par un dieu, est dirigée par des prêtres. Pourquoi des prêtres ? Pourquoi cette puissance de la religion dans les premières cités ? Pour répondre à ces questions, il faut commencer par comprendre pourquoi des peuples guerriers ont édifiées leurs premières forteresses entre le Tigre et l’Euphrate. La réponse à la dernière question est simple : c’était là que se trouvaient toutes les richesses en flore, en faune, en mines et en main-d’œuvre. Et en civilisation pleinement développée, toute prête à être pillée. Le mythe du Paradis vient de là. « On ne se rendra jamais trop clairement compte du fait que les produits fondamentaux, animaux et végétaux, de l’économie agricole des grandes civilisations eurasiatiques, de la Mésopotamie du Ve millénaire à l’ensemble des pays de civilisation européenne du XXe siècle, se trouvaient à l’état sauvage, rassemblés dans un

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quadrilatère de moins de 3000 kilomètres de côté, entre l’Égypte et l’Asie centrale », écrivait Leroi-Gourhan en 1956. Les cités-États n’ont pas poussé naturellement du sol. Pas davantage n’ont-elles évolué « naturellement » à partir de villages d’agriculteurs. Les pillards ont trouvé dans le développement technique de ces villages prospères les conditions idéales pour gérer leurs conquêtes et consolider leur ordre guerrier. Dotés d’un système d’irrigation qui n’avait pas attendu leur arrivée pour se mettre en place, ces villages assureraient la base alimentaire de leurs futures citésforteresses. Pourquoi le roi y est-il demeuré invisible pendant dix siècles ? Cette invisibilité a-t-elle été le moyen d’accréditer la fiction de sa divinité ? Ou bien est-ce une erreur des historiens, erreur qui serait due au fait qu’ils ne connaissent cette période qu’à travers les comptabilités des prêtres ? Erreur qui dissimule, du coup, le fait que cette partie de l’histoire n’est pas écrite à proprement parler : ce ne sont pas encore des textes, des récits, ce ne sont que des comptes. L’alphabet n’est pas encore constitué. Les plus anciens hiéroglyphes, découverts à Abydos en Égypte, sont contemporains des premières écritures cunéiformes trouvées à Sumer (- 5300). Mais l’écriture ne deviendra phonétique que huit siècles après. Et les écritures pré-alphabétiques ne commenceront à être déchiffrées qu’à la fin du XIXe siècle. L’histoire de la haute antiquité jusque-là n’est donc pas de l’histoire au sens strict, c’est de la chronique épigraphique. Elle n’est pas fondée sur des textes mais sur des images interprétées. Avant l’écriture urbaine on n’a que des traces muettes. L’écriture est prise au pied de la lettre comme « source historique », alors qu’elle n’est que glorificatrice – du pouvoir en place. Qui pouvait, il y a 5000 ans, s’offrir le luxe d’un livre de pierre ? C’est de ces pierres gravées

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qu’on a tiré l’histoire. Entre l’écriture = source historique et les Écritures = sources de la foi, il y a communauté de croyance. Les historiens la ratifient. Le système pillard Et c’est logique : l’histoire fait partie intégrante de la civilisation qu’elle glorifie. Dans ce système, l’idéologie tend vers le monumental. Nombreux et imposants sont les temples où elle se formalise. Un système d’idées, s’il devient officiel, ne peut pas être neutre. Plus l’autorité, dans un groupe, est forte, plus l’interprétation du réel est conditionnée. Dans les États-forteresses la pensée est sous l’autorité d’un seul : le roi. À cette autorité, tous doivent obéissance. Armée et clergé n’ont de compte à rendre qu’à lui. Il a tous les pouvoirs, militaire, religieux, législatif, administratif, judiciaire. Il possède toutes les terres, tout le territoire, les champs, les ouvrages, les mines, il en est le propriétaire. Son origine est divine, dès le pouvoir pris, et son titre héréditaire. Voilà ce qui est nouveau par rapport au temps qui précède, voilà le bond accompli par la « civilisation » : la privatisation d’un territoire, la divinisation d’un chef de guerre devenu roi, la croyance obligatoire, tous les pouvoirs rassemblés dans les mains d’un seul homme qui a droit de vie et de mort sur des millions d’hommes. Et son administration tentaculaire. Ce qu’on mettra soixantecinq siècles à appeler par son nom transhistorique : le totalitarisme. Ce qui est nouveau, ce n’est pas une société plus libre, plus riche, plus égalitaire, plus fraternelle. Ce ne sont, partout où ses armées passent, que sociétés piétinées, croyances dénigrées, cultures pillées ; et, partout où sa cour s’arrête, que murailles dressées, luxe réservé, divinité

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usurpée, esclavage organisé ; et, quant à la « grandeur », application à toutes les productions de l’art civil de l’ingénierie militaire. Quand, deux millénaires après la création des premières cités, suivant le même modèle, Alexandre ira de place en place avec son armée, dévastant les contrées qu’il traversera, y répandant la terreur et récoltant de quoi nourrir ses hommes, il ne cédera pas à la passion de la rapine. Il sèmera la révolte. Par la pression qu’il exercera sur les populations contraintes à fuir ou être massacrées, il créera les conditions d’un soulèvement armé où la totalité des hommes des contrées pillées finirait par se rassembler pour l’affronter. Et il saura – car, instruit par son père et son précepteur Aristote il se sera équipé en vue de tels affrontements – qu’il les détruirait alors jusqu’au dernier – ou non – à sa convenance ; et que dès lors, maître des conditions pour rétablir la paix, il étendrait sa souveraineté sur leur pays tout entier. Avant d’être une passion, le pillage est une méthode. Et le pillage itinérant n’est pas le pillage tout entier ; c’est une provocation. Le gros du pillage : le butin, vient après. La gestion de la conquête est le deuxième temps du pillage, le plus profitable. Le pillage organisé est le moteur de la nouvelle société. La guerre, d’abord employée pour s’approvisionner en matières premières, permet au roi de se constituer des alliés tributaires, d’agrandir son royaume, d’augmenter sa puissance. Tout en servant à payer l’armée, le pillage lui procure des esclaves et du butin (or, bijoux, artisanat) qui viennent grossir son trésor. Dans l’économie que la force armée organise, la population laborieuse est constituée uniquement d’esclaves, prisonniers de guerre dont des administrateurs gèrent l’activité dans toutes les parties du royaume. Cette activité est répartie entre les travaux agricoles, de voierie,

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d’irrigation, de transport, et les grands travaux d’urbanisme : construction de murailles, de palais, de temples, pyramides ou ziggourats. Les administrateurs, choisis dans la famille royale ou en récompense d’exploits guerriers, rassemblent les produits de l’activité agricole, dont ils expédient la plus grande partie dans les greniers du roi, eux-mêmes conservant pour leur entretien un pourcentage qui leur assure un train de vie confortable. Cette organisation, qui donne aux administrateurs une certaine latitude par rapport au pouvoir central, pouvant être source de séditions, un réseau de contrôle policier double l’administration provinciale. Administrateurs et inspecteurs sont intégrés dans un système hiérarchisé de type sacerdotal, dont la fonction est d’accréditer la fiction de la finalité divine du travail. Les denrées amassées dans les temples sont supposées être consommées par les dieux dans leurs sanctuaires. En réalité elles sont consommées par le roi et sa cour, dont toute l’organisation sociale, économique et religieuse a pour unique but de leur permettre de vivre effectivement comme des dieux, tout en cultivant, quarante siècles durant, une aspiration à l’immortalité coûteuse en millions de vies. Ce type d’économie, décrit par les historiens du XIXe siècle sous l’appellation de mode de production asiatique, était le même à Sumer, en Assyrie et en Égypte. C’était une économie non reproductive. La masse de ce qui était produit étant aspiré par une dépense illimitée au sommet, l’État se ruinait à mesure qu’il s’enrichissait, et même plus vite. De ce fait, la guerre, qui était sa condition initiale, était aussi celle de sa réactivation périodique. C’est pourquoi, l’eut-on voulu (comme ce fut le cas de la reine Hatchepsout au XVe siècle av. J.-C.), la guerre ne pouvait cesser. C’était un système porté par la mort qui le minait. C’est ce qui faisait de la guerre de pillage une institution qui demandait à être poussée à l’absolu.

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Les trois fonctions signalées par l’historien Georges Dumézil comme caractéristiques de la société indoeuropéenne devenue prédominante en Europe se retrouvent structurellement dans ce système : 1. l’armée avec à sa tête un chef divinisé ; 2. l’administration sacerdotale ; 3. les esclaves que sont d’abord les paysans dépossédés et que deviendront plus tard les serfs et après eux les ouvriers. Et que ne cesseront plus jamais d’être les peuples des nations « barbares » qui continueront d’être pillées, lorsque l’armée devenue républicaine et l’administration sacerdotale sécularisée, les prolétaires des pays industrialisés deviendront des privilégiés à l’échelle de la planète, avant de se retrouver, quand l’économie resserrera son filet, à la remorque d’un système dont la vocation n’a jamais été de les libérer, et encore moins de pousser leur émancipation jusqu’à la souveraineté. Dans un tel système, tant qu’il y aura des terres à conquérir, des denrées à piller et des hommes à exploiter, l’armée continuera à aller « faire du butin » dans le monde qu’elle rendra tributaire ou laissera exsangue, pendant que l’administration organisera, contrôlera et comptabilisera le profit gagné par ses dirigeants sur les populations condamnées au travail forcé. Constituer une classe laborieuse, s’enrichir de son travail, la maintenir dans un état de pauvreté qui l’oblige à continuer à travailler aux conditions que ses maîtres lui imposent, et du profit qu’ils en tirent augmenter sans cesse leur pouvoir : dès la première cité-forteresse, le modèle social de la civilisation conquérante, à base de servitude, était créé. Servitude d’abord agraire, domestique et militaire, il faudra attendre la Révolution française pour

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que la bourgeoisie, prenant le relais de l’ancienne noblesse, fasse de l’industrie le nouveau moteur de l’exploitation des pauvres devenus prolétaires. Du « despotisme oriental » à l’esclavage climatisé, le système est resté inchangé. Du pillage à la guerre généralisée La raison d’être des cités-États, c’est d’entretenir des armées pour maintenir une économie pillarde. Ayant besoin d’esclaves, les cités-États ont besoin de conquêtes. De ce fait, elles sont une menace pour tout ce qui les entoure. Dans un rayon qui s’étend de plus en plus, les communautés menacées sont obligées de fuir ou de s’armer pour se défendre. C’est ainsi que le modèle guerrier se met à essaimer. De nouvelles cités-États se construisent sur le modèle de celles par lesquelles elles sont agressées. A partir du moment où elles se multiplient, les cités-États entrent en guerre les unes contre les autres. La guerre pour l’hégémonie devient épidémique. A la suite de l’expansion asiatique, à partir du Ve siècle av. J.-C., toutes les cités grecques seront en guerre les unes contre les autres. La civilisation grecque ne survivra pas longtemps à cet état de guerre généralisé. Les cités qui se libèrent de la tyrannie ne se libèrent pas pour autant de la pression militaire, car le pillage reste la base de leur économie, et cette économie étant conflictuelle les oblige à se faire la guerre entre elles. Une égalité pouvait bien régner à Athènes au sein de l’oligarchie. En tant que système se voulant fondé en justice, la démocratie athénienne était minée aux deux bouts : au fondement de la société, par les esclaves qui en étaient exclus, mais étaient indispensables à son économie,

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et autour de la cité, par la guerre que lui imposait sa participation à une économie pillarde fournisseuse d’esclaves. La guerre s’étendant des pays aux continents, l’État pillard se développe par l’endoctrinement qui le fait prendre pour une condition naturelle. Tel est le système qui s’est mis en place il y a cinquante-cinq siècles à Uruk et qui n’a cessé depuis, de grandeur en décadence et de mort en renaissance, à travers les changements de régime et de latitude, de se développer jusqu’à nous. L’expansion de la civilisation pillarde a créé une situation où aucune société pacifique n’a plus la possibilité d’exister. La menace militaire organisée à l’échelle mondiale par les États pillards oblige tous les États de la planète non seulement à s’armer, mais à renouveler continuellement leurs armements au fur et à mesure des progrès techniques. Cette menace militaire, en augmentation constante avec une technologie qui ne cesse de se perfectionner, commande toute l’économie et rend pratiquement impossible la sortie du club des États surarmés d’un État qui voudrait développer un modèle pacifique. Toute velléité de passer à une économie non guerrière est ainsi bloquée dans la civilisation pillarde mondialisée. L’histoire de la civilisation aujourd’hui dominante est l’histoire du pillage du monde. C’est le dernier chapitre de l’histoire de l’humanité – et aussi le plus court. Il est à craindre qu’il n’en soit la conclusion. Ce chapitre commence il y a 5500 ans avec la création des premières cités-États-forteresses, dans lesquelles les historiens voient le début de la civilisation. L’écriture ayant été créée en même temps que cette civilisation, ce que l’on appelle l’Histoire commence avec elle.

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Dans cette vision, civilisation et histoire forment un seul bloc. Ce bloc est la négation de la longue histoire de notre espèce. Que nous admettions, avec les paléontologues, qu’il y a une parenté entre nous et l’Australopithèque, ou que nous n’acceptions de nous reconnaître qu’à partir des premiers hommes qui ont utilisé le feu, c’est par millions ou par centaines de milliers d’années que notre histoire se compte. Quand bien même nous restreindrions notre identité à l’Homo Sapiens, le chapitre du pillage ne recouvrirait qu’un soixantième de notre histoire. Comment peut-on nous dire que nous avons vécu 400 000 ans sans civilisation ?

Des dieux aux hommes Chez les anciens Égyptiens, la civilisation pouvait se remonter jusqu’à la création du Noun, le chaos primordial, d’où avait émergé le Tertre d’où étaient sortis le Soleil, l’Air et l’Humidité, lesquels avaient séparé le Ciel de la Terre, et les premiers dieux étaient nés. Les dieux accordèrent la possession du Nil à Osiris. Son frère cadet, Seth, jaloux, le tua pour s’en emparer. Horus, fils d’Osiris, devenu adulte, entra en guerre contre son oncle pour venger son père et reprendre son héritage. La victoire d’Horus mit un terme au conflit, ce qui lui permit d’établir son hégémonie sur tout le Nil, du nord au sud, et d’y fonder la première civilisation égyptienne. On peut déduire en partie la cosmogonie des Sumériens d’après celle des Assyriens rapportée dans l’Enuma Elish. C’est l’histoire d’un combat entre un dieu solaire, Mardouk, et un monstre aquatique, Tiamat, pour la domination du monde. Le combat cosmique se termine par la victoire du premier qui inaugure un temps nouveau. Comme les Sumériens et les Égyptiens, les Grecs avaient un mythe fondateur. Ce mythe était une mixture d’idéologie nouvelle et de croyances plus anciennes. C’est souvent le cas. Un mythe fondateur est une histoire dans laquelle un groupe humain se dit à lui-même d’où il vient : pas la plus petite tribu qui n’ait son mythe fondateur. Mais rares sont les identités qui se sont constituées dans des endroits où il n’y avait personne avant elles.

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Quand les prédécesseurs ont disparu, il y a des chances pour que leur histoire ait disparu avec eux. Surtout si ceux qui racontent le mythe fondateur sont ceux qui les ont fait disparaître. C’est ce qui semble s’être passé avec les Pélasges de l’ancienne Grèce, dont on ne trouve plus trace dans la Grèce du Ve siècle, où le culte de Zeus était devenu la religion officielle. Certaines de leurs légendes, cependant, ont été conservées par des poètes. C’est ainsi qu’une histoire a circulé selon laquelle, à l’origine, Eurynomé, principe féminin, dansait sur les eaux du Chaos primordial. S’unissant au Vent du Nord qui courait derrière elle, elle donna naissance à un serpent géant, Ophion. Puis elle s’unit avec lui pour façonner l’Œuf universel. La Terre, Gaïa, en sortit, piétinant son géniteur et l’enfouissant au plus profond d’elle-même. Les premiers hommes sont nés des dents de ce serpent. Ce sont les Pélasges. Il y aurait eu ainsi une race d’hommes avant la création de ceux que les Grecs venus après, les Achéens, attribuent à Prométhée. Ces hommes nouveaux créés par Prométhée (fils d’un des douze Titans) furent façonnés, dit-on, de terre et d’eau. Ce sont les ancêtres de l’humanité universelle. C’est pour elle que Prométhée vola le feu aux dieux. Pour le châtier, Zeus condamna Prométhée à avoir le foie éternellement dévoré par un aigle, et pour empêcher que les nouveaux hommes, dotés du feu, ne deviennent égaux aux dieux immortels, il leur envoya une femme artificielle, Pandore, qui les accabla de tous les maux, ne leur laissant que l’espérance pour se consoler. Il existe une troisième histoire, qui semble une tentative de synthèse des deux premières. Dans cette tentative les hommes furent créés en plusieurs fois. Dans cette création en plusieurs fois, tous les hommes sont associés à une espèce particulière de métal, du plus noble au plus vil.

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Les premiers de ces hommes sont nés de Gaïa, la Terre-Mère, par génération spontanée. Ce sont les hommes de l’Age d’or. Ils étaient en tout semblables aux dieux. Mais, étant des hommes et non des dieux, ils étaient mortels et ne survécurent pas : la terre les ravala. Cette race ayant disparu, Zeus forgea successivement trois autres races d’hommes (d’argent, d’airain et de bronze), mais elles étaient chaque fois moins bonnes, jusqu’à la dernière, la « race de fer », qui s’est perpétuée jusqu’à nous et qui est la pire que la terre ait jamais portée. Tel est le mythe raconté par Hésiode au VIIIe siècle av. J.-C., dans son livre Les Travaux et les Jours, Hésiode est aussi l’auteur d’un texte important dans lequel il établit la généalogie des dieux, la Théogonie. Ce ne sont pas les plus anciens mythes connus, ce sont les plus anciens dont nous ayons la trace dans le texte même de celui qui les a écrits. Un des charmes des mythes est de répondre à des questions enfantines. Le genre de questions que les adultes ne se posent plus et auxquelles ils ne savent pas quoi répondre, comme par exemple : d’où vient le monde ? Que sommes-nous venus y faire ? Cela peut être l’occasion de rappeler à partir de quels principes il nous conviendrait que le monde ait été créé. La Théogonie est un drame cosmique qui va des éléments primordiaux aux hommes en passant par des monstres et des géants. Une origine problématique fait peser sur les générations qui la suivent un héritage difficile à assumer ; on peut y voir la matrice de la future tragédie. Si l’histoire de la civilisation laisse inexpliquée l’apparition de forces armées organisées, l’origine de la guerre est clairement située dans ce mythe. Elle précède l’arrivée de la civilisation. Contemporaine du temps des dieux, elle parait liée aux conditions d’existence du monde et est déterminante du sort qui sera fait aux hommes.

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L’Épopée de Gilgamesh est le plus ancien récit au monde dont on ait retrouvé la trace écrite. Elle précède la Théogonie de vingt siècles (fin du IIIe millénaire), mais parle d’un temps postérieur à celui dont traite Hésiode. Le héros de l’épopée, le roi Gilgamesh, né d’un mortel et d’une déesse, est présenté comme un roi tyrannique, dont les excès doivent être tempérés. Cette hybridité est intéressante comme transition entre le temps des dieux et le temps des hommes. Elle explique psychologiquement l’impétuosité du roi contesté. Trop divin, trop violent. C’est le temps des héros, qui sont des demi-dieux : Achille et tous les personnages héroïques de la guerre de Troie. La guerre d’épopée est une guerre qui date déjà du temps intermédiaire entre les dieux et les hommes. Elle aboutit à la fin des demi-dieux. Quand elle est finie et qu’il n’y a plus que des hommes, la guerre, qui n’était pas un bien, est devenue une norme. Bien qu’Hésiode célèbre en Zeus le dieu de la nouvelle religion officielle qui a gagné toute la Grèce, il ne cache pas sa préférence pour les âges qui ont précédé son avènement. Mais pas dans le même livre. Il faudra attendre Les Travaux et les Jours pour qu’Hésiode évoque l’Age d’or, qui est pour lui un temps en train de disparaître, qui appartient à une culture préhellénique. La Théogonie C’est de Gaïa que naquit « la race des dieux » qui finira par peupler l’Olympe. Unie à Ouranos, elle donne naissance aux Titans. Le douzième, Chronos, castre son père et se saisit du pouvoir. Chronos uni à Rhéa donne naissance à Zeus. Adulte, Zeus invente la guerre pour prendre le pouvoir sur son père et le conserver.

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La création d’un nouvel ordre La guerre apparaît à la troisième génération des dieux. « Elle dura dix ans. » C’est la première mesure de temps qui nous soit donnée. Cette mesure, appliquée d’abord à la Guerre des Titans, servira après d’étalon pour la guerre de Troie. C’est le temps que la planète Jupiter (Zeus) met à traverser une constellation du Zodiaque. Le monde à conquérir n’est plus le monde indéterminé issu de la triade disparate de l’origine : le Chaos, Gaïa, Eros. Ce monde s’ordonne en devenant vertical sur trois étages: le Ciel en haut, la Terre au milieu, le Tartare (le monde souterrain) en bas. Pour faire de ces trois étages un seul monde, il faut les réunir dans une construction mentale. C’est-à-dire les concevoir. Dans le mythe d’Hésiode, la mise en ordre du monde et sa conquête procèdent de la même démarche. Le « pouvoir sur les immortels » appartiendra à qui tiendra Ciel, Terre et Monde Souterrain dans son esprit comme dans sa main. C’est Martin Heidegger qui, le premier, en 1938, a pointé ce fait décisif : « Ce qui caractérise les temps modernes, c’est la conquête du monde en tant qu’image conçue4. » Cette conceptualisation est à l’œuvre dès Hésiode. Une fois les trois mondes ordonnés verticalement, la mesure qui permet de les concevoir comme un seul monde est une mesure d’espace-temps. C’est le temps que mettrait à les atteindre l’un après l’autre une enclume en chute libre : « Roulant neuf nuits et neuf jours, une enclume d’airain, tombée de l’Ouranos, arriverait le dixième jour sur la Terre ; et, roulant neuf

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in « L'époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, 1950.

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nuits et neuf jours, une enclume d’airain, tombée de la Terre, arriverait le dixième jour au Tartare5. » Mesures d’un monde où l’on règne d’en haut, dont le pouvoir s’étend sur toute la surface du monde médian, et qui se calcule depuis le souterrain. Il aura fallu à cet ordre tripartite, pour s’imposer, trois tentatives, qui toutes ont eu Gaïa pour instigatrice et qui ont défini trois temps. La première tentative a été marquée par l’échec des Titans à prendre leur place dans le ciel. Les douze Titans symbolisent les douze mois de l’année à travers les douze constellations du Zodiaque inscrites par l’homme dans le ciel. Cronos, né en dernier, est le douzième. Des fêtes de fin d’année lui étaient consacrées à Rome, les « Saturnales », et c’est dans les cinq derniers jours de l’année (les jours épagomènes) qu’étaient nés les dieux fondateurs des dynasties égyptiennes6. En renfouissant les Titans dans le Tartare, Ouranos les empêche de s’installer dans le ciel. La castration d’Ouranos symbolise la séparation du Ciel et de la Terre ; c’est cette séparation qui va permettre aux Titans de s’extraire du fond de la Terre. Effectuée par Cronos représenté dans le ciel par la planète Saturne, cette séparation signifie la création de l’écliptique, dont la disjonction d’avec l’horizon, provoquant l’inclinaison de la Terre sur son orbite, est la cause des alternances saisonnières caractéristiques du temps terrestre. Cette action accomplie, Cronos règne avec ses frères et ceux-ci gagnent la partie qui leur revient de ciel. Deuxième tentative, Cronos, instruit par Gaïa, avale ses enfants. Ce n’est plus, comme son père, pour empêcher le temps des Titans d’advenir, c’est pour empêcher que ses 5

Théogonie, 722. Voir à ce sujet la belle histoire racontée par Plutarque dans Isis et Osiris.

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enfants n’y mettent fin. C’est le temps que, dans les Travaux et les Jours, Hésiode qualifie d’Age d’or. C’est le temps précédent l’arrivée des Achéens indo-européens (début du IIe millénaire). La troisième tentative a créé le temps de Zeus, le temps de l’immortalité dans le ciel. Le temps des Titans est donné par les mois lunaires. C’est la donnée élémentaire. Mais les Titans renvoient aussi à un temps plus long qui est donné par le fait que le soleil apparait le matin pendant 2147 ans, à un moment donné de l’année, dans la même constellation. C’est ce qu’on appelle une ère zodiacale. Le phénomène a été remarqué depuis très longtemps, avant d’être redécouvert au II e siècle av. J.-C. par l’astronome grec Hipparque. La distinction entre astronomie et astrologie n’avait pas de sens pour les astronomes de l’antiquité. Pour eux, un changement d’ère zodiacale (par ex. du Taureau au Bélier) signifiait un changement de civilisation. Plus près de nous, Giorgio de Santillana voit dans ce changement inscrit dans le temps long le moteur de la création, tous les 2147 ans, d’un nouvel ordre du monde, pour s’accorder au glissement d’une constellation dominante du Zodiaque à la précédente. La constellation dominante était celle dans laquelle le soleil se levait à l’équinoxe de printemps. D’après Santillana, ce glissement serait le générateur du renouvellement périodique des civilisations, moyennant des restructurations idéologiques exprimées à travers leur mythologie. A l’ère des Gémeaux, Gilgamesh régna quelque temps avec un double, Enkidu. Puis vint l’ère du Taureau que les Égyptiens exaltèrent en la personne d’Isis représentée par une vache. Le Bélier lui succéda avec le

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culte d’Amon représenté par un Bélier, puis les Poissons devinrent le symbole de l’ère chrétienne7. Éros ou la disparition Mythe d’origine de la surpuissance, la Théogonie est surtout, le bruit et la fureur passés, un mythe de la disparition d’Éros. Dans l’absolu, Éros signifie la coexistence des principes génératifs en un seul être. En tant que tel, il est antérieur à la division du Ciel et de la Terre. C’est la sphère du monde avant toute génération. Au commencement le Ciel et la Terre ne faisaient qu’un. Alors, il n’y avait pas de temps : celui-ci est né de leur séparation. À la fois mâle et femelle, réunissant en lui les deux sexes, Éros est représenté dans la peinture et la sculpture sous l’aspect d’un androgyne, monstre gracieux, vestige imaginaire d’un âge où homme et femme formaient un seul corps. Il n’y avait pas alors d’opposition entre eux, mais communion. D’après Aristophane, c’est de leur séparation (décidée par les dieux) que vient leur attraction mutuelle. L’image de cette séparation tragique est reprise dans le coup de faucille par lequel Cronos a tranché les embrassements de ses parents. Éros représente l’harmonie qui résulte entre les hommes et les femmes d’un désir commun qui les rend égaux et semblables aux dieux. Il n’y a personne, ni dieu ni homme, qui puisse résister à son pouvoir. Cette éternité jubilatoire répondant au don de la vie est un bien commun offert comme possibilité à toutes les créatures. Cette richesse entre toutes, le simple bonheur de vivre, d’aimer et d’être aimé, il importait aux conquérants qu’elle ne fut plus libre, à portée de tous, il 7

Voir Hamlet's Mill, de Giorgio de Santillana et Hertha von Dechend, 1969.

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fallait qu’elle disparaisse en tant que possible, et soit soustraite à l’imagination en désertant la mémoire. Entre rois, comme entre dieux avant eux, on ne se transmettait pas seulement la vie, on se transmettait un pouvoir. Or un pouvoir, ce n’est rien d’autre que le moyen d’acquérir et de défendre une propriété. Dans le cas des dieux supposés, et des rois réels venus après, il s’agissait de la propriété du monde. Dans la transmission du pouvoir de garantir une telle propriété, la question du partage était cruciale. La Théogonie pose la question de la filiation en termes divins, c’est-à-dire en termes de pouvoir. Elle se soucie moins de dire d’où vient le monde que de répondre à la question : « De qui est-on le fils légitime ? » C’est-à-dire : « Qui hérite, de qui et de quoi ? » Dans la Théogonie on voit des mères procréer toutes seules, des pères refuser leurs fils, une mère abusive armer ses fils et petit-fils contre leurs pères. Éros, grâce à qui les corps s’unissent, reste invisible tout au long du mythe. D’où viennent les désaccords ? De ce que la question de la filiation se complique d’un problème dynastique qui crée une rivalité entre les sexes, un rapport de force où il y aura un gagnant et un perdant. La manipulation commence avec la prétention de l’un ou l’autre sexe de posséder à lui tout seul les propriétés que la nature a réparties entre eux deux. Le principe naturel de la filiation à parts égales est alors subverti par un principe second, où la partenaire est tenue pour négligeable, et le multiple déclaré venir d’un seul. C’est à une semblable manipulation que se livre l’auteur de Gaïa. Cette manipulation, il la projette dans l’origine et en fait le dessein où Gaïa devient la mère de son époux : « Et, d’abord, Gaïa enfanta son égal en

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grandeur, l’Ouranos étoilé pour qu’il la couvrît toute entière8. » Dans cette manipulation théogonique, ce n’est pas tant la capacité parthénogénétique de Gaïa qui est problématique. Que Gaïa puisse engendrer seule est cohérent avec une conception de la Terre-Mère toute puissante. Ce qui est problématique c’est le destin qui voue ce fils à devenir son époux. Comment un pareil époux pourrait-il accepter de devenir le père des fils de sa mère ? Le passage de la logique filiale, grevée par l’absence de paternité vraie, à la logique dynastique, où la transmission d’un pouvoir est réservée, est marqué dans la formule par laquelle Hésiode explique l’avalement par Cronos de ses enfants : « Et il faisait ainsi afin que nul parmi les illustres Ouranides ne possédât jamais le pouvoir suprême entre les Immortels9. » Le pouvoir suprême vient du ciel et se transmet de père en fils : telle est la règle implicitement admise par Cronos. Face à cette règle, la prétention de Gaïa de donner le pouvoir avec la vie ne peut que créer un conflit entre père et fils. De la mère manipulatrice à la manipulation du mythe créateur En termes de fondation, de quoi s’agit-il dans le mythe d’Hésiode ? De poser un modèle de filiation permettant la transmission d’un droit de propriété sur le monde, en remontant aux dieux pour légitimer ce modèle aux yeux des hommes. Mais un mythe n’est pas un traité juridique, c’est un récit, et la Théogonie n’en ignore pas les 8 9

Théogonie, 129. Ibid, 460.

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pouvoirs. Dans l’ordre du récit, le pouvoir de la Théogonie est de remettre en ordre un « désordre » préexistant. De ce désordre, Gaïa apparait comme la principale responsable, depuis son accaparement du pouvoir génésique où elle fait du ciel son fils aîné avant d’en faire son époux pour le faire castrer par son dernier fils. Mais est-ce bien de Gaïa qu’il s’agit ? Est-ce la Terre-Mère originelle qui se conduit ainsi ? N’est-elle pas plutôt exposée comme agissant de cette manière par ceux qui refaçonnent son histoire pour légitimer la prise du pouvoir par le dernier dieu venu, Zeus ouranien ? Dans ce cas, on aurait moins à faire à une subversion patri-matriarcale des principes qu’à une manipulation théogonique, pour établir après coup la légitimité d’un peuple conquérant. En faisant de cette manipulation le ressort d’un drame à grand spectacle, à qui s’adresse Hésiode ? Et quel message veut-il faire passer ? Il ne s’en cache pas : il a la nostalgie du temps passé. L’Age d’or est son idéal, et son personnage principal, Cronos ou Chronos (le dieu du temps), convient à son dessein par son ambiguïté. Au siècle où Homère chante la guerre de Troie et compose l’Odyssée, Hésiode assiste, navré, à une détérioration des mœurs. L’héroïsation du passé n’est pas un bon exemple à ses yeux. La Guerre des Titans qui sert à Homère de modèle est rien moins que motivée. Une attirance vers de nouveaux modes de vie dont tout le monde parle à l’envi cache le fait que les paysans sont expropriés. Les citadins se livrent au commerce. L’usure sévit. Chaque fils de famille ne rêve que de voguer sur un puissant voilier. Hésiode rappelle ses petits-enfants à la simple réalité. Il exhorte les bergers indolents à étudier et les jeunes gens impatients de voyager à prendre d’abord soin du bien que leurs parents leur ont légué. Il incite à résister. Ecrivant dans la langue parlée en Béotie à son époque, qui est alors l’ionien, il s’adresse, officiellement, à un public gagné aux

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idées nouvelles ; mais c’est pour mieux faire passer des motifs anciens que ses contemporains ont oubliés, et pour montrer à ceux qui s’en souviennent comment ils ont été transformés. Un peu comme ce qui se passera douze siècles après au temps de la chrétienté : les prêtres feront la guerre au paganisme, mais les poètes réussiront à glisser dans les pieux récits d’anciens motifs qui leur permettront de traverser le temps sous le déguisement chrétien obligé. Réciproquement, des figures qui semblaient propres au christianisme laisseront transparaître leur archaïsme. C’est le mystère de ces vieux symboles que l’œuvre d’Hésiode nous offre toujours à déchiffrer. Sous le couvert du personnage maternel envahissant, la Théogonie est une histoire de pouvoir où l’on peut lire en filigrane la rivalité entre peuples différents. D’après le poète et historien Robert Graves, le mariage d’Ouranos et de Gaïa rappelle une ancienne invasion d’Hellènes dans le nord de la Grèce. « Ouranos, dont le nom signifie ciel, écrit-il dans les Mythes grecs, semble avoir acquis sa situation de Père Originel par identification avec le dieu berger Varuna, l’un des trois membres de la trinité mâle aryenne. Cette identification a permis au peuple de Varuna de déclarer qu’il avait donné naissance aux tribus indigènes trouvées sur les lieux, tout en reconnaissant qu’il était le fils de la Terre-Mère. » Ces « tribus indigènes » qu’ont trouvées les « dieux nouveaux » en arrivant, qui étaient-elles ? Robert Graves suggère que le mythe d’Hésiode pourrait être l’écho d’une alliance entre les tribus préhelléniques de la Grèce centrale et méridionale luttant contre les envahisseurs helléniques venus du Nord. Ces tribus autochtones de l’ancienne Grèce étaient en faveur du culte des Titans. C’est finalement au-delà d’Hésiode, dans les tragédies qu’Eschyle écrira trois siècles après lui, que l’enjeu de ces

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luttes sera pleinement explicité, lorsque, du temps des dieux, on sera passé à celui des hommes. Agamemnon, de retour du pillage de Troie, est assassiné par sa femme Clytemnestre. Oreste, son fils, la tue pour venger son père. C’est l’Orestie, portique de toute l’histoire tragique à venir. Elle a son origine dans les fils vengeurs, Cronos et Zeus, de la Théogonie. Avec cette différence de taille que, dans le procès qui est intenté à Oreste, à la question de savoir s’il devra subir le sort réservé aux matricides ou s’il pourra être traité comme un simple meurtrier, c’est Athéna, née du crâne de son père, déesse de la guerre, qui tranchera, en déclarant qu’il n’y avait pas de matricide, « car un homme n’est pas le fils de sa mère, mais de son père seulement ». Alors, rétrospectivement, le mythe d’Ouranos et de Gaïa pourra se lire comme l’histoire de la subversion d’un ordre où les femmes avaient encore leur place par un ordre nouveau opposant à un matriarcat forgé de toutes pièces le patriarcat promis à durer éternellement d’un peuple conquérant.

Le don Comme nous le rappelle opportunément Hésiode, d’autres sociétés ont existé avant ces histoires de castration, de dévoration et d’enfermement dans le Tartare. Elles ont duré beaucoup plus longtemps que celles qui leur ont succédé. Peu survivent aujourd’hui ; il y en aurait beaucoup plus si la civilisation conquérante n’avait tout fait pour les éliminer, moyennant l’appropriation de leurs richesses. Qu’il y eût des sociétés opulentes avant l’apparition des pillards, cela tombe sous le sens. Sinon, pourquoi auraientils pris la peine de les piller ? Que ces sociétés aient été pacifiques, c’est ce qu’une longue histoire de guerres nous rend difficile à concevoir. Où sont-elles donc, demandonsnous, ces sociétés pacifiques ? Quelles traces ont-elles laissées ailleurs que dans notre inconscient ? La civilisation néolithique C’est à une archéologue lituanienne, Marija Gimbutas, que l’on doit de pouvoir se faire une idée un peu plus claire sur la société qui a précédé l’apparition des pillards. Née à Vilnus en 1921, survivante des régimes soviétique et nazi, réfugiée en Autriche puis aux EtatsUnis où elle devient professeur d’archéologie, Marija Gimbutas entreprend à partir des années 1950 des fouilles dans son pays d’origine. Elle découvre des milliers d’objets en os, en ivoire, en pierre, en terre cuite,

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récipients, vases, et surtout statuettes incisées, gravées et peintes, dont les formes généreuses rappellent les déesses de la fertilité de la civilisation magdalénienne. Ses découvertes ont élargi la connaissance de la civilisation néolithique au-delà du simple inventaire des objets issus du polissage de la pierre. Elle a découvert et fait connaitre une société à travers sa céramique, support d’un langage symbolique dont elle entreprend le déchiffrement. Ce langage, découvre-t-elle, était centré sur le mystère de la vie, pas seulement la vie humaine, mais toute vie sur la Terre et dans l’univers. C’est le thème général. Il reflète le culte d’une déesse, mère du monde, dont la Nature est le corps vivant. Cette notion de corps vivant de la déesse est exprimée par un foisonnement de symboles. D’après Marija Gimbutas, la Terre contient un langage qui divinise l’acte de reproduction du don de la vie. Toutes les créatures qui vivent sur la Terre, étant nées d’elle, participent de sa divinité. Cet art reflèterait une société égalitaire, pacifique, où les biens produits par la Nature auraient été partagés. C’était une société gylanique, écritelle (ni patriarcale, ni matriarcale), dans laquelle les rôles des femmes et des hommes étaient équilibrés. Elle poursuit : Ces gens ne produisaient pas d’armes et ne construisaient pas de forteresses comme firent leurs successeurs, même quand ils acquirent la métallurgie. A la place, ils construisaient des tombeaux et des temples magnifiques, des maisons confortables dans des villages de dimensions modérées, et créaient des sculptures et des poteries superbes. Ce fut une longue période de créativité et de stabilité, un âge libre de conflits. Leur culture

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était une culture d’art… Ils se réjouissaient des merveilles de ce monde. Marija Gimbutas, Le Langage de la déesse, 1989. L’hypothèse kourgane Pendant que cette société poursuivait le cours de son existence pacifique, atteignant le sommet de son art au Ve millénaire, une culture très différente se formait entre la mer Caspienne et la mer Noire : la culture des kourganes, appelés ainsi parce qu’ils enterraient leurs morts dans des tumulus (en russe kourgan, mot d’origine turque). D’où venaient-ils ? On commence à voir leurs traits se dessiner au VIIe millénaire. C’est, alors, la mobilité gagnée par la domestication du cheval, s’ajoutant à la possession d’armes en métal, qui a permis la constitution de groupes de cavaliers combattants. Ils formèrent une société exaltant un idéal guerrier, honorant des dieux célestes maîtres de la foudre. Ces caractéristiques sont celles de la culture qui a été reconstituée par les linguistes et les mythologues comme proto-indo-européenne. Les Proto-indo-européens sont les ancêtres des Indo-européens qui, du IVe au Ier millénaire, se sont répandus en Asie et en Europe où ils ont imposé un nouveau type de civilisation, la civilisation conquérante. Sur une période d’environ mille cinq cents ans, entre 6300 et - 4800, leurs incursions répétées finissent par effacer la civilisation néolithique de la vieille Europe. Les survivants Malgré la violence de leurs destructions, ils n’ont pas réussi à l’anéantir. L’Europe de l’ouest couverte de forêts, les îles britanniques, les pays nordiques et quelques

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endroits de la Méditerranée et de la mer Egée échappèrent plus longtemps à l’invasion indo-européenne ; là, particulièrement dans des îles comme Théra (Santorin), la Crète, Malte, la Sardaigne et les îles britanniques, la vieille société européenne persista. Le culte de la déesse continua à être célébré à l’écart des religions officielles. Nombre de ses symboles restent présents dans notre littérature et dans notre art, où leurs motifs perpétuent une mythologie souterraine que la civilisation dominante n’a pas pu étouffer complètement. Archétype ou mémoire, il en reste une étincelle dans notre inconscient. Nous vivons sous le coup d’invasions guerrières, dans une vision du passé faussée par l’histoire écrite sous la dictée des vagues de conquérants successifs. Notre nation s’est construite sur la négation de ses origines préhistoriques, que nos arrière-grands-parents ont préféré oublier, parce qu’elle s’est terminée par une effroyable défaite. On a évalué à 400 000 hommes le coût humain de la conquête de la Gaule par Jules César ; proportionnellement à la population de l’époque (évaluée à quatre millions), c’est plus que les guerres de 14-18 et de 39-45 réunies. Romanisés, christianisés, puis germanisés et devenus à notre tour des conquérants, colons chassés, le temps venu, de nos colonies, nous ne faisons plus aujourd’hui tant les fiers et prêtons moins complaisamment l’oreille aux propagandes bellicistes. Après tout, si nous avons perdu contre les Romains, c’est parce que nous n’avons pas réussi à nous allier. Expérience que revivront mille cinq cents ans après, face aux Européens, les Indiens d’Amérique. Grâce à l’archéologie, nous commençons à découvrir notre héritage préhistorique. Les peuples « premiers », dont l’art est exposé aujourd’hui anonymement dans les musées, apportent une lumière complémentaire sur cet héritage, tout en nous

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donnant une vision plus proche de ce qu’était la vie dans l’ancienne société : Nous avons toujours vécu dans l’abondance. Nos enfants n’ont jamais pleuré de faim et notre peuple n’a jamais manqué de rien… Les rapides de Rock River nous fournissaient d’excellents poissons en abondance et la terre très fertile a toujours porté de bonnes récoltes de maïs, de haricots, de citrouilles et de courges. Notre village s’est tenu ici pendant plus de cent ans, et pendant tout ce temps nous avons été les possesseurs incontestés de la Vallée du Mississipi… Si un prophète était venu alors dans notre village et nous avait dit ce qui allait arriver, et qui est effectivement arrivé, personne parmi nous ne l’aurait cru. Black Hawk, Sauk & Fox, 183210. Des livres ont été écrits sur la vision des peuples conquis. Ces livres ont conservé leur parole. L’entendre aujourd’hui est une curieuse expérience. Aucun objet commercialisé, aucun trophée de musée ne produit un tel effet. C’est une résistance qu’elle nous fait entendre, pas une défaite. Elle ne nous plonge pas dans un passé révolu, elle nous réveille. La liberté dont parlent les Indiens d’Amérique, combien l’avons-nous perdue ! Au moins nous redonnent-ils à sentir ce que nous avons un jour possédé. Que nous disent-ils ? Nous voyons l’œuvre du Grand Esprit dans pratiquement tout : le soleil, la lune, les arbres, le 10

Les déclarations des chefs ou porte-paroles indiens qui suivent sont données dans notre traduction.

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vent, les montagnes… Parfois nous l’approchons par leur intermédiaire. Nous pensons que nous avons une vraie croyance dans l’Etre Suprême, une foi plus forte que celle de la plupart des Blancs qui nous traitent de païens. Les Indiens vivent près de la nature et du maître de la nature, ils ne vivent pas dans l’obscurité. Liberté de croyance avant tout. Et clarté de vision qui n’empêche pas le sentiment du mystère. Tatanga Mani, l’auteur de ces paroles, un Indien de la tribu Stoney né en 1871, dit aussi que son peuple a conscience de participer à ce mystère. De cette participation, il tire une morale à portée sociale : C’est à ce pouvoir mystérieux que nous devons nous aussi notre existence. C’est pourquoi nous reconnaissons à nos voisins, y compris nos voisins animaux, autant de droit qu’à nous d’habiter cette terre. Droit qu’ils ont accordé aux nouveaux arrivants. Ils ne les ont pas rejetés comme des intrus ou des ennemis ; ils les ont accueillis, nourris. Ils leur ont donné à partager tout ce qu’ils avaient. Mais les blancs n’ont pas respecté ce don, cette offre de partage ; au contraire, ils en ont profité et abusé. Sitting Bull est un chef Lakota devenu mondialement célèbre ; sa résistance acharnée aux troupes américaines dans les années 1860 l’a fait entrer dans la légende. Lors d’une assemblée avec les siens dans les dernières années avant la guerre qui se terminera par le massacre de Wounded Knee (1890), il fait une analyse lucide de la civilisation des envahisseurs :

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Écoutez-moi mes frères. Nous devons maintenant compter avec une autre race. Elle était petite et faible quand nos pères l’ont rencontrée pour la première fois, mais aujourd’hui elle est devenue nombreuse et oppressante... Fort étrangement, ils ont dans l’esprit la volonté de cultiver le sol, et l’amour de posséder est chez eux une maladie. Ces gens ont fait des lois que les riches peuvent briser mais non les pauvres. Ils prélèvent des taxes sur les pauvres et les faibles pour entretenir les riches qui gouvernent. Ils revendiquent notre mère à tous, la terre, pour eux seuls et ils se barricadent contre leurs voisins. Ils défigurent la terre avec leurs constructions et leurs déjections. Cette nation est comme un torrent de neige fondue qui sort de son lit et détruit tout sur son passage. Cette civilisation qui se déverse en vagues dévastatrices a une vision du monde opposée à la leur : Les vastes plaines, les collines ondoyantes et les rivières qui poussaient leurs courants sinueux ne sont pas « sauvages » à nos yeux... Seul l’homme blanc trouvait la nature sauvage, et pour lui seul la terre était « infestée » d’animaux « sauvages » et de peuples « sauvages ». Pour nous, la terre était douce et abondante, et nous vivions entourés des bienfaits du Grand Mystère. Luther Standing Bear, Lakota, 1898. A force d’être trompés, de résister et d’être massacrés, les Indiens ont fini par comprendre : leur mode de vie, leurs tribus, leur monde, leur pensée allaient disparaître.

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Le cercle sacré est brisé. Nous sommes des prisonniers de guerre. Mais il y a un autre monde… Black Elk, Lakota, 1931. Paroles qui, cent cinquante ans après, vibrent comme au jour où elles ont été prononcées. Au nom de la civilisation, des peuples ont été éliminés, un continent a été volé à ses habitants. On en a fait des Indiens pour oublier que c’étaient des êtres humains. Aux yeux des survivants, le moteur de la civilisation qui s’est acharnée à les annihiler est la rapacité (en américain, greed). Ils y reviennent souvent. Ils ne parviennent pas à se l’expliquer. Les Hopis, considérés par toutes les tribus d’Amérique du nord comme dépositaires de leur philosophie commune, sont pacifistes. C’est la tribu qui a le mieux résisté aux tentatives d’assimilation des États-Unis. Voici dans quels termes – toujours actuels – ils se sont adressés il y a quarante-trois ans (en 1970) au président Nixon : L’homme blanc, dans son insensibilité à la nature, a profané la face de notre Mère la Terre. Sa capacité technologique avancée est une conséquence de son manque d’intérêt pour la voie spirituelle et pour la signification de tout ce qui vit. Son désir de possessions matérielles et de pouvoir l’a aveuglé sur le mal qu’il a causé à notre Mère la Terre, dans sa quête de ce qu’il appelle les ressources naturelles. Et la voie du Grand Esprit est devenue difficile à voir pour presque tous les hommes, y compris pour beaucoup d’Indiens qui ont choisi de suivre la voie de l’homme blanc.

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Aujourd’hui, les terres sacrées où vivent les Hopis sont profanées par des hommes qui cherchent à tirer du charbon et de l’eau de notre sol, pour créer plus d’énergie pour les villes de l’homme blanc. On ne doit pas permettre que cela continue. Sans quoi notre Mère la Nature réagirait de telle manière que presque tous les hommes auraient à subir la fin de la vie qui a déjà commencé. Le Grand Esprit a dit qu’on ne devait pas laisser cela arriver, même si la prédiction en a été faite à nos ancêtres. Le Grand Esprit a prescrit de ne rien extorquer à la terre et de ne pas détruire les choses vivantes. Aujourd’hui, presque toutes les prophéties se sont réalisées. Des routes larges comme des rivières traversent le paysage ; l’homme parle à travers un réseau de lignes téléphoniques et il parcourt le ciel en avion. Deux grandes guerres ont été faites par ceux qui arborent le Swastika ou le Soleil Levant. Le Grand Esprit a dit que si une gourde de cendres était renversée sur la terre, beaucoup d’hommes mourraient, et que la fin de cette manière de vivre était proche. Nous interprétons cela comme les bombes atomiques lâchées sur Hiroshima et Nagasaki. Nous ne voulons voir cela arriver dans aucun autre pays, pour aucune nation ; cette énergie devrait servir à des fins pacifiques, non pour la guerre. Nous, chefs religieux et porte-paroles légitimes de la Nation Indépendante Hopi, avons été chargés par le Grand Esprit d’envoyer au président des Etats-Unis et à tous les chefs spirituels du monde

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une invitation à nous rencontrer pour discuter du bien-être de l’humanité, afin que la Paix, l’Unité et la Fraternité soient partagées par tous les hommes11. Cette déclaration n’a obtenu aucune réponse. Elle a été faite par les Hopis après qu’ils aient été désignés par toutes les tribus nord-américaines pour être leur porteparole auprès du gouvernement américain. Ces tribus parlent différentes langues et ont des cultures diverses, mais elles appartiennent toutes à une seule et même société. Ce n’est pas une société accidentelle ; ce n’est pas une société qui subit sa civilisation. C’est une société pensée et volontaire, fondée sur une réflexion portant sur la meilleure manière pour les hommes et les femmes de se conduire dans le monde. Fondation On ne connaît pas le fondement historique de ces types de sociétés, il n’a pas été écrit. Il existe dans la transmission des mythes. Les Osages (peuple de langue sioux vivant aujourd’hui dans le Nebraska) se souviennent que leurs ancêtres formaient des groupes distincts avant de se réunir. Après s’être longtemps observés de loin, ils se sont rapprochés et ont constaté : « Aucun de nous n’est entier. » Et ils se sont demandé : « Comment faire pour devenir une société complète, pour accomplir notre humanité ? » Aujourd’hui les Osages sont « assimilés » à la société américaine. Un de leurs descendants, John Joseph Mathews, a écrit un très beau livre où il raconte leur mythe fondateur. Des vieux sages un peu effrayés par la 11

New York Times, Août 1970.

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turbulence de la jeunesse, assis en cercle, se demandent si ces jeunes gens atteindront jamais le seuil de l’humanité. Comment les éduquer ? Comment les amener à se constituer en société ? Ils réalisent alors qu’une société, pour devenir humaine, doit devenir le miroir du monde. Quatre clans sont formés : un pour l’Eau, un pour la Terre, un pour le Ciel et un pour le Milieu des Eaux… « Encourageons nos jeunes à développer une relation spirituelle avec un animal de chacun de ces milieux pour former des clans dont chacun sera responsable d’une partie du monde. Nous formerons ainsi un ensemble qui sera une représentation vivante du monde. » Les Iroquois sont les premiers peuples autochtones que les Blancs ont rencontrés lorsqu’ils ont débarqué en Amérique du Nord dans ce qui deviendra l’état de New York – qu’ils leur achètent pour un dollar symbolique. Les coutumes des Iroquois et l’abondance dans laquelle ils vivaient ont grandement impressionné les immigrants. Les Iroquois formaient une confédération de tribus dont l’organisation a plus tard inspiré la Constitution américaine. Elle regroupait cinq nations. Parmi leurs voisins du nord, dans la région des Grands Lacs, les mieux connus sont les Hurons. Chez les Hurons, la propriété du sol était collective, comme chez les Iroquois. Disposant d’autant de terre qu’il leur était nécessaire, ils pouvaient en attribuer une part à chaque famille tout en conservant un large surplus possédé en commun. Tout homme était libre de défricher et d’ensemencer la terre. Il en avait la possession aussi longtemps qu’il continuait de la cultiver. Une fois abandonnée, elle rentrait dans le domaine commun et chacun pouvait la reprendre pour lui-même. Les Hurons étaient très conscients de leur supériorité sur les nouveaux arrivants, passés en quelques décennies

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de la posture de quémandeurs à celle d’envahisseurs. C’est surtout leur absence de liberté qui les frappait. Vous êtes déjà si misérables que je ne vois pas comment vous pourriez le devenir davantage… Quel genre d’hommes sont donc les Européens ? Quelle espèce de créature choisissent-ils d’être, forcés de faire le bien et n’ayant pour éviter le mal d’autre raison que la peur de la punition ?... Un homme n’est pas seulement un être qui marche sur deux jambes, qui sait lire et écrire et ne peut pas s’empêcher d’étaler de toutes les manières possibles son industrie… En vérité, mon bien cher frère, je te plains du plus profond de mon âme. Suis mon conseil et deviens Huron… Kondiaronk, chef Huron, s’adressant au baron de Lahontan, lieutenant français en Terre-Neuve, vers 1688. L’organisation collective se combinait chez les Iroquois à une culture de l’individualité. L’éducation visait à former des hommes autodisciplinés, autonomes et stoïques. Les Iroquois cherchaient à éliminer pendant l’enfance tout sentiment de dépendance et à susciter le désir de la responsabilité. Comme on impliquait les enfants dans des pratiques collectives, ils apprenaient à la fois à penser en tant qu’individus et à travailler pour la collectivité. Hormis quelques outils de base et instruments assez répandus, un homme possédait peu de choses. La richesse était collective. C’est pourquoi le vol chez les Iroquois était très rare. Lorsque cela se produisait, cet acte était considéré comme l’un des principaux crimes, qui

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comprenaient également le meurtre, l’adultère, la trahison et la sorcellerie. Le groupe du coupable assumait le dédommagement de la victime, mais le récidiviste était frappé de bannissement. Les Iroquois utilisaient le don plus souvent qu’aucun autre mode d’échange. L’échange commençait par l’offrande d’un présent par un clan à un autre clan. Il n’était jamais question d’accord explicite, encore moins de prix, mais un service était rendu en escomptant du bénéficiaire, à terme, un don en retour. Ce système de don et de contredon différé reflétait l’esprit de réciprocité qui prévalait dans la société iroquoise. Le don premier Dans un texte fameux publié en 1925, Essai sur le don, Marcel Mauss a fait du don la base de l’économie des sociétés qu’on ne sait plus très bien comment qualifier et qu’il appelle, quant à lui, « archaïques ». Et nous, réciprocitaires. L’essai de Mauss se présente comme une critique de l’économisme dominant à son époque ; une tentative de comprendre qu’une société peut être fondée sur une valeur positive, dégagée de tout « utilitarisme ». Le don, écrit Mauss, n’est pas un acte isolé. Il engage toutes les institutions de la société. C’est un « phénomène social total », en incluant dans le social l’économique et le religieux : on y voit la société tout entière en mouvement. L’institution du don se caractérise par l’obligation de donner, de recevoir et de rendre. D’où vient cette triple obligation qui fait circuler les objets, les valeurs, les corps entre les différents groupes dont se compose la société ? Mauss appuie son analyse sur deux exemples : le kula mélanésien, système de circulation des biens (princi-

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palement masculins et féminins) observé et décrit par Bronislaw Malinowski en 1922 dans son livre légendaire Argonauts of the Western Pacific ; et le potlatch, cérémonie de distribution et de destruction de biens (principalement des couvertures et des objets en cuivre) découverte par Franz Boas chez les Indiens de la côte ouest de l’Amérique du Nord. Il y a quelque chose de fascinant dans cet essai de Marcel Mauss, dans la voie qu’il ouvre, dans ce qu’il dit en partie ; mais surtout dans ce qu’il ne dit pas. Mauss ne voit pas que le premier don vient de la nature. Il cherche son fondement uniquement dans les relations sociales. Lorsqu’il se demande d’où vient l’obligation de rendre, il croit trouver une explication dans une force contraignante, que les Mélanésiens appellent mana. Mais ce mana, cette puissance vaguement mystique associée à l’objet qui circule, il n’y voit qu’une émanation de ses possesseurs successifs ; à aucun moment il ne l’envisage comme la conscience et le rappel de sa provenance naturelle. C’est pourtant cette provenance qui explique comme offrandes aux dieux les destructions de biens appelées potlatch. Foisonnant, stimulant, livre-culte de l’ethnologie, l’Essai sur le don est exemplaire par la multiplicité des faits qu’il lie. Voici en quoi il est unique dans la littérature ethnographique : Dans le chapitre intitulé Le présent fait aux hommes et le présent fait aux dieux, Mauss remarque que « les échanges de cadeaux entre les hommes incitent les esprits des morts, les dieux, les choses, les animaux, la nature, à être généreux envers eux ». C’est ainsi que l’échange des cadeaux produit l’abondance des richesses. Mauss évoque ici les « fêtes qui exercent une action sur les morts aussi bien que sur le gibier » et ajoute :

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L’un des premiers groupes d’êtres avec lesquels les hommes ont dû contracter, et qui par définition étaient là pour contracter avec eux, c’étaient avant tout les esprits des morts et les dieux. En effet ce sont eux les véritables propriétaires des choses et des biens du monde. Après cette remarque, Mauss cite un chant chamanique de la danse des esprits chez les Kwakiutl, une tribu célèbre pour ses potlatch, de la côte ouest du Canada (en particulier de l’île de Vancouver en Colombie britannique) : Vous nous envoyez tout de l’autre monde, esprits qui ôtez le sens aux hommes ! Vous avez entendu que nous avions faim. Nous recevons beaucoup de vous… Le système du don et du contre-don ne commence pas avec les dons que les humains se font entre eux, il commence avec les dons qu’ils reçoivent des esprits. Mais parce que les premiers esprits invoqués sont ceux des morts, Mauss rabat sur les vivants la société des morts : pour lui le sens du don ne peut être que social. Or c’est d’au-delà que vient le sens, avec l’offrande, où les esprits des morts rentrent dans le sein de la nature qui est la cause du renouvellement inépuisable de tout ce qui vit. À partir de là tout coule de source. Le don que les humains font à la nature n’est pas le premier don : c’est le premier contre-don. Le don commence avec celui que les humains reçoivent de la nature, et le contre-don est sa reconnaissance. Entre le don reçu de la nature et l’acte qui le restitue, il y a le temps que ce premier don circule. C’est ce contre-don, ce don rendu à la nature, cette reconnaissance à venir, qui ouvre le champ de la réciprocité.

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Cette ouverture se fait dans un délai où le premier don, une fois reçu, passe de main en main, chargé de la force qui le ramènera obligatoirement, par une aimantation quasi physique, à son origine. C’est ainsi que les échanges de cadeaux que les gens se font entre eux ont la capacité d’inciter les esprits des morts, les dieux, les animaux, toute la nature, de qui ils ont reçu ces cadeaux en premier, à être généreux envers eux. C’est ainsi que l’échange des cadeaux produit l’abondance des richesses. Principe Le principe sur lequel sont fondées les sociétés réciprocitaires a une portée universelle : il affirme l’existence du monde. C’est par cette affirmation que ces sociétés commencent, c’est en posant en premier l’existence du monde et en se posant, soi, en second. C’est en donnant au mot « existence » la plénitude de son sens qu’elles se reconnaissent elles-mêmes comme existantes, qu’elles se fondent. Cette affirmation est la base consciente et volontaire d’un ordre social qui n’est pas en rupture, mais en harmonie avec le monde. Ce ne sont pas les hommes qui ont créé ce monde. C’est ce monde qui a créé, entre autres, l’humanité. Une fois la séquence des causes mise en ordre, la réciprocité peut commencer à tourner dans le sens où les humains se partagent entre eux les biens que la nature leur a donnés. La réciprocité n’est pas une religion. Elle ne résulte pas d’une croyance imposée. Elle n’est pas venue d’un « ciel » dont les prêtres seraient les seuls interprètes autorisés. C’est plutôt « de tout ce qui pousse » que les peuples libres auraient tendance à tirer une religion. L’esprit est dans tout ce qui vit. Il n’y a pas lieu de détacher l’esprit du réel, de le placer en dehors du monde,

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de le mettre en réserve. Le sentiment que tout ce qui vit a un esprit témoigne d’un esprit autant en accord avec le monde qu’avec lui-même. C’est n’avoir aucun esprit que de se croire seul à avoir de l’esprit. Loin d’être une pensée antiphilosophique, cette concep-tion de l’esprit met toute philosophie qui réserve l’esprit à l’humain au défi d’aller à l’essentiel. Car c’est une pensée qui témoigne de la plus grande liberté d’esprit. En effet, l’oppression la plus grande n’est pas celle qui nous vient de la nature, mais d’autres hommes. Lorsque Spinoza écrivait : « Le corps humain est selon moi une partie de la nature. En ce qui concerne l’esprit humain, j’estime que lui aussi est une partie de la nature. Car je considère qu’il y a également dans la nature une puissance infinie de penser qui, en tant qu’infinie, contient en soi objectivement la nature tout entière, et dont les pensées procèdent de la même manière que la nature » (lettre à M. Henry Oldenburg du 20 novembre 1665), il savait qu’il le pensait au péril de sa vie. Car une telle pensée allait à l’encontre de l’enseignement, tant de l’église chrétienne que de la communauté juive, qui l’excommunia. Un tel déni du partage, une telle privatisation de l’esprit, est l’équivalent mental de la privatisation de la nature, qui procède de sa négation comme bien commun à toutes les créatures, et pas seulement les humains, mais aussi celles qui vivent dans l’eau, dans la terre et dans l’air. D’après John Trudell, une telle négation procède d’une seule cause : la cupidité12. Le pillard ne nie l’esprit de la nature que pour s’approprier le monde. C’est un être avide, ce n’est pas un esprit libre. Pour un être humain disposant de sa liberté de conscience, la réciprocité 12

John Trudell, Les Indiens n'ont plus rien à perdre, Aiou, 1995.

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commence avec la reconnaissance envers tout ce à quoi il doit son existence. C’est sa responsabilité comme être vivant doué de conscience. Le premier don, incontestable et d’une évidence absolue, pour toute créature née sur la terre – à moins d’être sous le coup d’une intimidation – c’est celui que la nature, à travers ses parents, lui a fait de la vie. La conscience humaine est la reconnaissance de ce don de la vie. C’est cette conscience qui rend chacun responsable de son existence. Elle est donnée à méditer comme ce qui situe toute créature par rapport à une cause créatrice dans un ensemble où chacun est responsable non seulement de lui-même mais de tout ce qui est autour. La conscience de la préexistence du monde est le fondement de la réciprocité. C’est la première réalité. Que la conscience de cette réalité s’absente, l’homme est diminué, séparé du monde et de sa propre réalité. Des chefs Dans les sociétés qui pratiquent la réciprocité, la relation est inversée par rapport aux sociétés conquérantes : le chef n’est pas celui qui amasse le plus mais celui qui donne le plus. Et ce n’est pas lui qui prend le pouvoir sur les gens : c’est une responsabilité que les gens lui confient. Un État est fait de gouvernants et de gouvernés. Une tribu est composée d’alliés ; le pouvoir n’y a pas le même sens et ne fonctionne pas de la même manière. Dans les sociétés qui pratiquent la réciprocité, les gens ne travaillent pas pour produire des marchandises à des conditions qui leur sont imposées dans l’indifférence à leurs besoins, comme le font ceux qui n’ont pas d’autre moyen d’y subvenir qu’en travaillant pour augmenter le

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profit et le pouvoir de leurs employeurs. Ils travaillent pour eux-mêmes, librement, sur des terres dont l’usage ne leur est pas contesté. N’étant contraints par personne, la question qui pourrait se poser à leur sujet n’est pas : Qui leur commande ? Mais pourquoi vivent-ils ensemble, eux qui pourraient aussi bien vivre séparés sans personne pour les diriger ? La réponse est dans le choix d’une personnalité appréciée pour sa capacité à faire régner la paix autour d’elle : paix entre les gens, paix avec les esprits, paix avec le monde. Arbitre des différends, une telle personnalité doit être reconnue comme étant la plus apte à maintenir le groupe en équilibre entre tous ses membres, comme avec les morts et les autres vivants qui vivent autour de lui. C’est cet équilibre entre les trois sphères, les gens, les esprits et les autres gens (animaux compris), qui permet à tous le libre accès aux biens dont la nature est prodigue, sans conflits d’intérêts entre les parties. Cette autorité non coercitive ne peut être que contractuelle, acceptée par tous les membres de la société, et assez prestigieuse pour être respectée au-delà du groupe. Chez les Piaroa (peuple du Venezuela), où une pareille autorité s’exerce, elle est incarnée dans des conseils qui débattent aussi bien des questions sociales que spirituelles. L’équilibre entre les gens étant proportionné à l’équilibre qu’ils entretiennent avec le territoire dont ils se considèrent comme responsables, les membres de ces conseils, hommes et femmes, sont tous à quelque degré des chamanes. C’est d’ailleurs, au départ, sur leurs capacités vérifiées en tant que guérisseurs, que se fait entre tous l’accord sur leurs pouvoirs. Chez les Piaroa on les appelle menyerua, maîtres des chants, en les distinguant des märi, qui ne sont pas moins qu’eux des chamanes ; mais ce sont des chamanes qui se sont laissé prendre au

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piège de la sorcellerie. Vivant seuls en général, c’est à eux qu’on attribue les accidents, mortels ou non, et toutes les maladies qui ne sont pas d’origine alimentaire. La réputation des maîtres des chants comme mainteneurs de paix est un facteur important dans le choix que font les jeunes gens quant à leur lieu de résidence. L’habitude étant, au mariage, d’aller vivre chez sa femme au moins pour un temps, le beau-père, qui souvent est un oncle, est un personnage important. Les beaux-pères les plus prisés, si l’on peut dire, sont de fameux maîtres de chants. Leur réputation s’étend au-delà des frontières tribales. Fameux entre tous, homme à la voix exceptionnelle, l’un d’eux, Büré, dit Capitan Bolivar, a même été convié par John Lennon pour soigner sa femme à New York ! Loin cependant de chercher à régner sur le plus grand nombre, ces chefs malgré eux, indifférents au pouvoir, ont assez à faire à maintenir la concorde entre ceux qui se rassemblent autour d’eux pour ne pas souhaiter augmenter leurs charges. La réciprocité avec le monde, source de connaissance L’intelligence réciprocitaire fait corps avec le tableau animé du monde, où le mouvement que le soleil fait en se levant à l’horizon – de solstice d’hiver en solstice d’été, en passant deux fois par l’équinoxe – trame les saisons, d’où viennent la croissance et la décroissance des plantes et les migrations des oiseaux et des grands troupeaux, avec, treize fois par an, l’action de la lune, croissante et décroissante dans sa ronde opposée au soleil, dont elle marque, de plénitude en plénitude, le chemin à travers les constellations du Zodiaque, se fragmentant et se recomposant, donneuse de nombres, cause des marées, et montrant le passage de la géométrie ordonnée du monde

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aux lois que doivent observer ceux qui y vivent pour y être conformes – tout un enseignement jalonné de symboles, où la connaissance du temps permet d’agir à bon escient, et le cycle de la vie et de la mort se poursuit en renaissances. Une société qui ignorerait ces fondamentaux serait pauvre, et de plus, avare, car elle priverait ses enfants du contact avec une source inépuisable de connaissances et de merveilles offertes, qui font de la nature un tableau bien éloigné du cliché d’une « nature hostile » contre laquelle l’homme, réduit à l’état de bête apeurée, aurait eu, pour survivre, dans les premiers temps de son existence sauvage, à se défendre. Le Lakota était empli de compassion et d’amour pour la nature, et son attachement grandissait avec l’âge... Les anciens se tenaient à même le sol pour ne pas être séparés des forces de la vie. S’asseoir ou s’allonger par terre leur permettait de penser et de sentir plus profondément et plus vivement. Ils contemplaient alors avec une plus grande clarté les mystères de la vie et se sentaient plus proches de toutes les forces vivantes qui les entouraient… Le vieux Lakota était un sage. Il savait que le cœur de l’homme qui s’éloigne de la nature devient dur. Il savait que l’oubli du respect dû à tout ce qui pousse et à ce qui vit amène aussi à ne plus respecter l’homme. C’est pourquoi il maintenait les jeunes sous la douce influence de la nature. Luther Standing Bear, 193813.

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My People the Sioux.

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La réciprocité dans l’organisation sociale La répartition des clans chez les Iroquois reflétait la dualité caractéristique de leur culture, où les dieux jumeaux Hahgwehdiyu, Jeune Arbre, et Hahgwehdaetgah, Silex, personnifiaient la partition du monde et de la société entre deux moitiés complémentaires. L’un était le dieu de l’Est, l’autre le dieu de l’Ouest. Le monde tournait entre eux. Les hommes de l’est épousaient des femmes de l’ouest et réciproquement. Ils échangeaient entre eux des cadeaux selon cette partition élémentaire. Contrairement à la religion de l’Un, qui n’admet qu’un seul principe, et voit dans tout opposé une menace bonne à détruire, à commencer par le « bas » qui doit être écrasé par le « haut », la dualité admet la complémentarité des contraires. Le monisme débouche sur le dualisme, l’opposition des contraires ; la dualité, condition de l’alliance, génère le trois comme sa conséquence naturelle. Le principe de la dualité appliqué aux femmes et aux hommes chez les Iroquois attribuait à chaque sexe un rôle clairement défini. Les femmes accomplissaient les tâches liées aux champs et les hommes celles attachées à la forêt. Les hommes se chargeaient principalement de la chasse, de la pêche, du commerce et du combat, alors que les femmes s’occupaient de l’agriculture, de la cueillette et des tâches ménagères. Les activités artisanales étaient réparties également entre les sexes. Dans les sociétés où il n’est pas nécessaire de justifier une suprématie abusive, la différence entre les sexes n’a pas lieu d’être problématisée, et l’égalité entre les sexes est observée comme la chose la plus naturelle. C’est la réciprocité entre homme et femme qui fonde la réciprocité entre humains. Sans la première, la seconde ne peut exister. Une réciprocité entre hommes qui refuserait celle avec les femmes serait limitée par la négation qui la

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minerait. Elle exclurait toutes les différences. D’où le racisme, l’homophobie, le rejet de l’autre : la destruction. Réciprocité alimentaire Avec les règles favorables aux liens sociaux, les principales règles que la civilisation réciprocitaire reconnaît concernent les conditions qui doivent être observées pour se nourrir. Un des rites les plus courants exprimant la réciprocité alimentaire est la cérémonie des prémices, où les premiers fruits de la récolte sont offerts aux dieux des champs. Des danses aussi sont offertes, des « mystères », où la mort et la renaissance des plantes nourricières est réactivée et mise en scène. Les participants ont une conscience aigüe d’œuvrer à travers ces cérémonies au mystère de la reproduction du don de la vie. La nourriture animale pose un autre problème. Ce n’est pas seulement une affaire entre les humains et la nature. C’est avant l’agriculture et sa découverte, dès la chasse, que se pose la question du semblable et de l’autre dans toute son acuité. La plante meurt et renaît d’elle-même. Le problème est que pour se nourrir d’un animal il faut le tuer. Or, toute mise à mort est un meurtre. Et tout meurtre entraîne des conséquences néfastes. Comment le problème du meurtre est-il posé dans les sociétés où la pensée jouit de toute sa liberté ? Peut-il se faire qu’un meurtre n’entraîne pas de conséquence néfaste dans un monde dont toutes les parties sont liées ? Comment concilier chasse et réciprocité ? C’est un problème que les Piaroa se sont posé.

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Deux règles ont été établies. La première est de prudence : pas de massacre. Un animal ne peut être tué que pour être mangé. Si, à l’échelle de la société toute entière, tout peut être mangé, comme tout est mangé par tout dans la chaîne complète du cycle alimentaire, c’est à l’échelon individuel que se détermine la responsabilité. De même que, pour les mariages, certains types d’alliances sont préférés, car ils favorisent entre les clans des circuits de réciprocité, pareillement, dans le rapport avec le monde animal, certaines relations sont favorisées. Ces relations ont un caractère spirituel ; elles résultent de l’encouragement qui est donné aux jeunes gens d’entrer en contact, au cours d’expériences visionnaires ritualisées, avec l’esprit des animaux de telle ou telle espèce. Chacun doit s’abstenir d’attenter à la vie et de manger les animaux de l’espèce avec laquelle il est lié, espèce qui du coup le protège dans « l’autre monde » et dont il est dans celui-ci le protecteur. C’est pourquoi il faut d’abord régler la question des différences entre clans, relativement au monde animal. C’est la première organisation conceptuelle de la société. Les Piaroa disent que leur ancêtre Wahari, une fois son œuvre de création accomplie, s’est changé en tapir. C’est la raison pour laquelle les Piaroa s’abstiennent de le chasser. Soustraire une espèce du champ du comestible – en l’occurrence, la plus grosse et la plus succulente – en la déclarant tabou, parce qu’à la fois « semblable » et « divine », est tout sauf un acte irréfléchi. L’interdit alimentaire s’appuie sur une reconnaissance identitaire qui en fait un acte générateur de réciprocité. L’animal épargné se fait intercesseur entre le visible et l’invisible. En retour de la vie épargnée pour lui et sa descendance, une familiarité se crée avec son protecteur.

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Le tapir est un inépuisable donneur de rêves dont les visions inspirent les conteurs, les chanteurs et les guérisseurs. C’est le partage de l’esprit commun à tout ce qui vit. Quant aux autres animaux comestibles, il fut décidé par leur ancêtre Wahari que les Piaroa pourraient les chasser et les manger, à une condition : chanter leur histoire. Pas seulement la raconter : la chanter, dans un langage spécial, archaïque, chaque nuit avant d’aller chasser – s’adresser à l’esprit de l’animal et renouveler la reconnaissance d’une très ancienne parenté : « Au commencement, tous les vivants étaient semblables. Puis les espèces ont bifurqué… » Origine possible des pillards Dans une société où règne un pareil esprit, que faire des mauvais coucheurs ? Qui font ce qu’il ne faut pas. A qui on explique. Qui recommencent. A qui on réexplique. Qui récidivent. Qu’on punit. Qui ne veulent rien entendre. Prenant plaisir à accaparer, à crier, à se démener, à menacer, à frapper, à violenter. Il y a un moment où, avant qu’ils ne volent, violent et ne se mettent à tuer, il faut les arrêter. Tout ce qu’il peut y avoir de pénible, tout ce qui fait appel à la résistance à la douleur, dans l’initiation, on l’a essayé, que ce soit la danse du soleil, le jeûne, les piqures de fourmis, on a tenté de les rendre responsables, qu’ils prennent conscience de leur humanité. Rien n’y a fait. La question n’est pas de savoir d’où ils viennent. Ils sont nés, on ne peut pas les tuer. On ne tue que pour manger. En ce qui concerne la mise à mort des animaux, un compromis a été trouvé : négocier avec l’esprit ancestral de l’espèce, et ne tuer que le nécessaire.

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On ne peut négocier avec aucun esprit la mise à mort du semblable. On ne peut pas non plus les enfermer. Ce n’est pas la coutume. Ne pouvant ni les tuer, ni les enfermer, une seule solution restait : les bannir. C’est ce que nos ancêtres ont dû faire. Ils ont dû bannir les mauvais coucheurs. Or le bannissement a des conséquences. On touche ici à une limite de la réciprocité. On peut imaginer que les bannis ont fini par se rassembler, qu’ils se sont forgé une identité hostile à ceux qui les avaient rejetés en se créant un dieu à leur image. Ce dieu glorifiait la mort, par opposition à ceux qui les avaient bannis. Ils ont fabriqué un mythe dont ils ont fait la nouvelle origine. Cette nouvelle origine, il leur restait à la faire passer dans les faits. Ils ont institué la guerre. Ils ont fait un dieu conquérant du dieu qui les avait chassés du paradis. Un Dieu qui promet le paradis après la mort.

Le Cinquième soleil Avant de devenir les maîtres de tout le Mexique, les Aztèques étaient une tribu tenue à l’écart de celles qui fondèrent les premières cités-États sur ce continent. Dans cette situation, ils ont développé une idéologie du ressentiment. Une des premières choses que firent les Aztèques lorsqu’ils eurent pris le pouvoir sur les Toltèques fut de brûler tous leurs livres d’histoire. Puis ils écrivirent les leurs, dans lesquels ils glorifiaient leurs propres actions. Une des premières choses que firent les Espagnols quand ils eurent conquis les Aztèques fut d’agir de la même façon. Longtemps avant eux, pratiquant la damnatio post mortem qui accompagna toujours, dans l’Égypte ancienne, les crises dynastiques, le pharaon Sémerkhet avait fait détruire les monuments de son prédécesseur ; et son successeur Qaâ avait fait subir aux siens le même sort. De dynastie en dynastie, de civilisation en civilisation, de guerre en guerre, et de continent en continent, l’effacement de l’histoire qui le précède est le socle sur lequel le vainqueur dresse ses monuments. Les Aztèques sont un exemple impressionnant de la façon dont une société pillarde se crée un dieu à l’image de sa volonté de puissance. Rien ne montre mieux l’importance du divin dans la formation de la conscience de soi d’un peuple que la création de leur dieu Huitzilopochtli.

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Sans lui, ils ne formaient pas encore un peuple. Sans l’image du divin qui les exalte, ces Chichimèques qui n’existeront comme peuple, comme Aztèques, que dans la conquête, ne sont pas assurés d’être ce qu’ils voudraient être, et peut-être ne savent-ils pas encore vraiment qui ils sont. Sans la voix de Huitzilopochtli, sans ses interprètes, ils se demandent quoi faire, où aller, ne parviennent pas à se décider quand plusieurs possibilités s’offrent. Sans son image divine sous les yeux, sans ses prêtres devant eux, sans ses ordres qu’ils leur transmettent, ils resteraient indécis. Foyer de leur identité concentrée dans un nom mystérieux qui a sa racine dans un autre monde – « entre le proche et le joint » – il les guide – « entre le vent et la nuit » – les met dans les pas de leur destin, leur donne conscience de qui ils doivent être et les force à conformer à cette conscience toutes leurs actions. A cette condition, il les protège. Sans dire encore ce qu’il leur demande en échange. Cela viendra plus tard. Le scénario divin est en avance sur le temps humain. Seuls parmi les hommes, les prêtres le connaissent. En attendant d’en dérouler les deuxième et troisième actes, les yeux fixés sur leur vision, ils mettent le peuple en chemin. Inconnus partout, accueillis nulle part, chassés de ville en ville, les Aztèques apprennent à être identifiés comme « ceux dont personne ne connaît le visage ». Pour les former dans leur ascension vers le pouvoir, Huitzilopochtli ne fait pas que guider son peuple. Il le provoque en le jetant dans des situations dont il ne peut se sortir qu’en allant toujours plus loin. Tel est le sens qu’il faut donner à la première atrocité à laquelle il les contraint : dépecer vivante la fille du roi de Culhuacan à qui ils l’ont demandée pour en faire leur déesse de la guerre, Yaocihuatl. Et l’ayant fait, inviter son père à venir

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l’adorer, accompagné de toute sa cour, dans le temple où un prêtre s’exhibe revêtu de sa dépouille. Le roi ne la reconnaît pas tout de suite, la vue brouillée par des fumées d’encens… Ce n’est pas seulement un acte atroce, c’est une déclaration de guerre identitaire, sans retour possible en arrière, avec laquelle aussi bien les Aztèques que leur entourage est averti d’avoir désormais à compter. En se manifestant comme « créateurs de dieux » par un sacrifice, les Aztèques s’ancrent dans un courant profond de l’ancienne culture toltèque : le courant où les dieux ont fait se mouvoir le monde en se sacrifiant. Telle est l’origine du cinquième soleil ; il est né du dieu Nanahuatzin qui s’est jeté dans le feu restant du dernier soleil à Teotihuacan, ce lieu sacré dont le nom signifie créateur de dieux. Telle est la clé de l’atrocité commise par les Aztèques. S’ils veulent atteindre la grandeur que leur dieu leur promet, ils savent qu’ils doivent s’enraciner dans le passé grandiose de la culture toltèque, quitte à lui rappeler son origine mythique par un rite qui l’exprime littéralement. En vérité, les Aztèques éprouvent une admiration démesurée pour la civilisation toltèque, son passé, son art, ses fleurs et ses chants. Admiration mêlée d’envie et d’un ressentiment nourri par l’expérience répétée du mépris que leur vouent les seigneurs et les rois qui se partagent le pouvoir dans la vallée de Mexico. Qui sont-ils donc, ces seigneurs, ces rois hautains, pour revendiquer pour eux seuls la culture de leurs ancêtres communs ? Ne sont-ils pas tous sortis de la même caverne aux sept orifices, Chicamaztoc ? Lorsqu’enfin les Aztèques se seront rendus maîtres de la vallée de Mexico, ils prendront une série de mesures qui stupéfieront. Cet accès au pouvoir des Aztèques illustre bien le deuxième temps de l’idéologie. De miroir de leur identité

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ténébreuse, le dieu Huitzilopochtli devient le destinataire mystique de leurs pillages. Le meilleur du butin lui revient ; il en reçoit les prémices. Commence alors le temps de la religion du sacrifice. Les nouveaux maîtres réorganisent toute la société comme s’ils n’étaient que les administrateurs de leur dieu sanguinaire. Ils auraient pu se contenter de massacrer tout le monde sur place et poursuivre leur route vers d’autres pillages. Tel n’était pas leur but. Leur but était de s’approprier une civilisation prestigieuse et de faire de ses biens leur richesse. Parmi les biens disponibles, le plus grand, mais qui doit rester toujours le moins considérable, ce sont les gens. Quand la vie humaine est considérée comme n’ayant aucune valeur, l’élimination d’un peuple n’en fait pas une richesse : ce qui en fait une richesse, c’est la soumission des survivants. Dans le schéma classique du pillage, c’est la réduction des vaincus en esclavage et leur conservation comme masse laborieuse privée de droits, reproductible indéfiniment. Aux yeux des Aztèques, ce bénéfice n’était pas suffisant. Quand la vie de tout un peuple est considérée comme ne valant rien, il faut une fiction pour faire de son élimination une source infinie de richesses. C’est cette fiction que les Aztèques étaient destinés à inventer. C’est la raison de leur apparition dans le monde, de leur conquête. Cette fiction est celle qui transforme en nourriture pour dieu le cœur des gens, parce qu’il contient la seule chose précieuse aux yeux de ce dieu : le sang humain. Le sacrifice volontaire du peuple au dieu de ses vainqueurs est le but suprême de l’idéologie. C’est ce sacrifice qu’ont organisé les Aztèques. Acte terrible que des pillards qui ne massacrent pas les vaincus sur place, si, comme les Aztèques, ils ne les épargnent sur le champ de

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bataille que pour les immoler plus tard au cours de cérémonies. Coup d’état théologique L’idéologie qui préside à cette divine économie a un auteur. Cet auteur a un nom : Tlacaélel. L’histoire l’a retenu. Il a vingt-neuf ans. La victoire des Aztèques lui est due. A l’heure où, acculés, tous parlaient de se rendre, il a ranimé les cœurs. La grandeur aztèque sera son œuvre ; elle durera à peine plus que les quatre-vingt-dix ans de son existence. Désormais, ce n’est plus le dieu tutélaire des Aztèques, Huitzilopochtli, qui parle par la voix des prêtres : c’est lui. Le clergé, le roi, la noblesse, l’armée, tout lui obéit. C’est pourquoi il ne revendiquera jamais le pouvoir. Une image populaire le montre flottant derrière le trône où siège le roi comme un fœtus endormi. Trois rois se succéderont qui ne seront que les instruments de son esprit. Sa réforme religieuse porte la marque du génie. Elle hausse le dieu des Aztèques au même rang que les dieux de l’ancienne civilisation toltèque, en faisant de lui un dieu créateur. Cette promotion est lourde de conséquences. Jusque-là, Huitzilopochtli n’était que le dieu tribal des Aztèques. Il n’était pas reconnu par l’ancienne société toltèque. Avant la victoire des Aztèques, les gens de la vallée de Mexico ne le considéraient pas comme dieu, mais comme un sorcier. En en faisant un nouveau Soleil, Tlacaélel le fait entrer dans le panthéon toltèque. C’est un coup d’état théologique. Pour en prendre toute la mesure, il faut se rappeler que, selon une ancienne tradition toltèque, quatre temps se sont succédé depuis la création du monde. Le premier temps

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était dit de Terre, le second de Vent, le troisième de Feu, le quatrième d’Eau. Tous ont fini dans des cataclysmes. Le temps actuel, appelé Soleil du Mouvement, est le cinquième. C’est la métamorphose sacrificielle du petit dieu Nanahuatzin, le dernier des anciens dieux, le seul qui osa se jeter dans le feu. Comme les précédents, ce cinquième Soleil aussi devra finir. Et il n’y en aura pas d’autre après lui. Cette fin du monde programmée est la pierre de touche de l’idéologie toltèque traditionnelle. Suivant cette idéologie, la seule façon d’affronter la fin du monde était la voie du perfectionnement individuel. Tlacaélel reprend cette idéologie et la subvertit, en remplaçant les destins individuels, impuissants à changer le cours du monde, par un destin collectif : le destin du peuple aztèque, promis à une action de portée cosmique. Cette action : empêcher la mort du soleil – et transformer du coup ce cinquième et dernier Soleil en « Soleil du Mouvement perpétuel ». Ainsi Huitzilopochtli remplaça-t-il Nanahuatzin. Accomplissement et innovation bouleversant l’ordre cosmique, Huitzilopochtli, seul de tous les soleils, pourra surseoir à sa fin inéluctable, parce qu’il a un peuple sur la Terre pour lui rendre le bénéfice de la protection qu’il lui a accordée en le guidant sur le chemin du pouvoir. Ce bénéfice est le remède que ce peuple – son peuple, qu’il a envoyé sur la terre pour accomplir cette mission – va apporter à sa condition mortelle en lui apportant l’énergie vitale contenue dans le précieux liquide qui maintient les hommes en vie. Tant qu’il y aura des peuples à conquérir, des ennemis à sacrifier, des cœurs à arracher de leurs poitrines, du sang humain à offrir à Huitzilopochtli, le cinquième Soleil continuera à se mouvoir dans le ciel. Du même coup, il donne un sens à la vie des Aztèques, tout en donnant à leurs ennemis un sens à leur mort. A

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l’immortalité garantie au peuple élu par l’accomplissement d’une mission éternelle, répond l’immortalité de ses victimes, nourriture du soleil. C’est ainsi une économie sacrée que mettait en place Tlacaélel. Le besoin en sang du cinquième Soleil justifiait les conquêtes qui fournissaient les indispensables victimes sacrificielles. Raffinement suprême, pour supprimer les aléas de la conquête, Tlacaélel inventa la « guerre fleurie », en organisant avec des royaumes tributaires des conflits rituels périodiques. « Il n’est pas bon que notre dieu attende que s’offre une occasion de guerre pour se nourrir, expliqua-t-il. Nous devons organiser la guerre de telle manière qu’il puisse s’y rendre comme au marché, pour s’acheter des gens à manger à sa guise. » Corollairement à cette mission cosmico-mercantile, un profond sentiment mystico-guerrier fut instillé, par tous les moyens de l’éducation et de la formation, dans la jeunesse aztèque. Sentiment qui devint pour les Aztèques le sens même de la vie. Etre aztèque, sous Tlacaélel, c’était être un soldat du cosmos. De l’armée du dieu suprême dépendait que l’univers continuât à exister. Plus spécifiquement, c’était être un soldat du dernier Soleil, dans la lutte que l’astre de lumière menait quotidiennement contre les puissances des ténèbres. Etre Aztèque, au XVe siècle, c’était être un soldat de l’armée du Bien luttant contre le Mal. De façon plus terre à terre, c’était être un bénéficiaire dans un système de pillage organisé jusqu’à la minutie. En plus des victimes sacrificielles toujours plus nombreuses à mesure que s’étendaient les conquêtes, MexicoTenochtitlan, la capitale aztèque, s’enrichissait de toutes les denrées arrachées aux populations tributaires. Sur ce fond de richesses inouïes refleurirent les lettres et les arts. Floraison qui fit de Mexico cette Ville-Lumière dont la

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vue abasourdit les Conquistadores lorsqu’ils la découvrirent. Tlacaélel eut la chance de ne pas assister à sa destruction. Il mourut chargé d’ans, au faîte de sa gloire, en 1486. Deux ans plus tôt en Europe, le pape Innocent VIII avait lancé sa bulle Malleus Maleficarum contre les sorcières, qui fit huit millions de victimes. Trente-cinq ans plus tard, l’empire de Tlacaélel sera balayé par cinq cents Espagnols mieux armés que lui. Et Huitzilopochtli remplacé par Jésus-Christ. Les jésuites arrivant sur les pas des Conquistadores, l’effigie du dieu mort sur la croix se répand dans toutes les Amériques. Les Indiens n’auront pas besoin qu’on leur apprenne que la mise en croix était le traitement réservé par Rome aux esclaves insoumis. Délivrés du joug aztèque, ils seront sacrifiés par millions au dieu nouveau qui leur renverra l’image de leur supplice.

La fabrication de l’homme civilisé L’esclavage était si peu remis en question au temps des premières cités qu’il a fallu trente siècles avant qu’un philosophe soit obligé de le justifier. C’est Aristote, le précepteur d’Alexandre le Grand, le maître à penser de Saint Augustin, l’idole de la chrétienté, qui le premier a entrepris cette justification. Il l’a théorisée dans son essai Politique. C’est la Nature qui, par des vues de conservation, a créé certains êtres pour commander et d’autres pour obéir. La Nature a voulu que barbare et esclave, ce fût tout un. On suit très bien dans Politique le chemin qui va de la nature à l’esclave, de l’esclave à la femme, de la femme à la famille et de la famille à l’État : « Ces deux premières associations, du maître et de l’esclave, de l’époux et de la femme, sont les bases de la famille. » D’après Aristote, la nature fait si bien les choses que « l’État vient toujours de la Nature, dont il est la fin dernière. » La Nature pousse instinctivement tous les hommes à l’association politique. Le premier qui l’institua rendit un immense service ; car, si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est aussi le dernier quand il vit sans

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lois et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice armée, ajoute Aristote. Mais l’homme a reçu de la Nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Les armes de la sagesse et de la vertu ! Voilà la clé du système, qui retourne en droit l’injustice et justifiera son disciple, le fougueux Alexandre, dans ses conquêtes, avant de passer, précieux legs, à Rome, dont ce mot résume toute l’idéologie : La vertu a droit, quand elle en a le moyen, d’user, jusqu’à un certain point, même de la violence. La victoire suppose toujours une supériorité, louable à certains égards. Il est donc possible de croire que la force n’est jamais dénuée de mérite. La « vertu » est le pilier de l’ordre romain qui universalisera le droit de pillage de la démocratie conquérante. La conclusion coule de source, la différence de nature entre les hommes : Il faut, de toute nécessité, convenir que certains hommes seraient partout esclaves, et que d’autres ne sauraient l’être nulle part. Nécessité d’une nature de l’homme mauvaise Pour Saint Augustin venu quatre siècles après Aristote, c’est l’homme qui est mauvais. Il est mauvais car il a péché « par libre arbitre », souligne Augustin. C’est pourquoi, dit-il, l’homme mérite son châtiment. Il a perverti sa nature qui, émanant de Dieu, était initialement bonne.

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Saint Augustin ne dit pas que la nature a été créée mauvaise ; il déclare seulement que l’homme n’a rien de bon à apprendre d’elle. C’est ce qu’annonçait avant lui le mythe biblique du jardin d’Eden. Lorsque Yahwé avait placé Adam dans le Paradis, il lui avait interdit de manger le fruit de l’arbre de la connaissance. À l’instigation de la première femme, séduite par le serpent, Adam ayant désobéi, l’humanité toute entière en subit les conséquences. Elle ne pourra être sauvée que par le Christ, fils unique du Dieu unique, après qu’il aura été crucifié pour ressusciter d’entre les morts. Et c’est désormais la seule chose au monde qui importera pour l’humanité : être sauvée. Avec Saint Augustin, la nature est dé-spiritualisée, au profit de Jésus-Christ, par la désobéissance qui en a banni l’homme. À l’esprit, l’homme a préféré la pomme. Chassé du jardin d’Eden, notre ancêtre est condamné, et toute sa descendance à sa suite, à gagner sa vie à la sueur de son front. Les peuples que l’idéologie pillarde n’a pas touchés ignorent une pareille condamnation. Le Dispensateur de vie que les Lakota appellent le Grand Esprit leur a donné l’abondance sans restriction : Le Grand Esprit nous a donné de la terre en abondance pour y vivre, et des bisons, des cerfs, des antilopes et d’autres bêtes. Mais vous êtes venus et vous me volez ma terre, vous exterminez notre gibier et vous mettez nos vies en péril... Maintenant vous nous dites que pour vivre, il faut travailler. Or le Grand Esprit ne nous a pas faits pour travailler, mais pour vivre de la chasse. Nous ne voulons pas de votre civilisation. Crazy Horse, Lakota, 1877.

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Dans la tradition qui va de Sumer à Aristote, il y a la légitimation de l’esclavage par la nature qui a créé l’inégalité entre les hommes ; dans la tradition qui va de la Thora à la chrétienté, il y a la conquête du monde justifiée par le péché. C’est en effet le péché commis par l’homme qui lui donne le droit de conquérir le monde. Comment expliquer ce paradoxe ? Par Dieu. C’est que le péché n’est pas venu tout seul, malgré le saint homme, qui, ardent coureur dans sa jeunesse, en attribue peu généreusement la faute aux femmes, et invente le libre arbitre chez le premier homme condamné à l’obéissance pour en disculper Dieu. Le péché vient de la contradiction du Dieu des prêtres avec lui-même. Son jumeau Satan, s’étant emparé de la nature, celle-ci est devenue mauvaise, et Dieu s’en est retiré. C’est donc dans une nature déjà habitée par le mal qu’il a placé la perle de sa création, l’homme. Naturellement, la nature l’a contaminé, par l’intermédiaire du serpent et de la femme, naturels alliés. En conséquence, Dieu les a chassés tous deux du Paradis – qui n’en était plus un. Ce qui va faire de l’homme le conquérant légitime de la nature, c’est la diabolisation de la nature comme séjour du mal, et le nouveau contrat que Dieu passe avec l’homme en légiférant sur son péché. Aux termes de ce nouveau contrat, Dieu impose à l’homme les conditions qui lui permettront d’obtenir son pardon dans ce monde et son salut dans l’autre monde. Moyennant quoi il sera son allié. La première condition est la nouvelle définition de la condition humaine : le travail comme punition. Cette condition est adossée à une stérilisation de la terre qui a besoin du travail de l’homme pour retrouver sa fécondité, et ce travail sera pénible, comme preuve, la pénibilité pour les femmes dans le travail de l’accouchement. La condi-

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tion paradisiaque d’abondance naturelle et de plaisir innocent est terminée : telle est la peine encourue pour le péché de désobéissance et de curiosité. Mais cette condition n’est pas suffisante pour assurer leur salut. Travailler dans la pleine conscience de son indignité ne suffira même pas à l’homme pour obtenir le rachat de son péché. Le travail auquel l’homme déchu de sa première innocence est condamné est le travail de l’esclave par lequel rien n’est gagné d’autre que la vie sauve. Pour se racheter, il lui faudra faire plus. Il lui faudra mener une guerre contre le Diable, il lui faudra chasser le mal de la nature habitée et dominée par le démon. Guerrier de Dieu contre Satan qui s’est emparé du monde avec sa permission, il lui faudra le conquérir et restaurer la loi divine : telle est la nouvelle condition, où l’appropriation par la violence de toutes les terres habitées et la destruction des peuples « infidèles » qui y vivent sont légitimées dans une même injonction. En réalité, cette injonction se décline en trois ordres : il y aura ceux qui devront travailler et ceux qui conquerront. Pour les prêtres qui tiennent ce discours et forment le troisième ordre, ce sont les gens qui seront dépossédés de leurs terres qui devront la travailler à la sueur de leur front. Quant à l’homme de la parole bien entendue, il devra être un soldat de Dieu ; maître, avec les prêtres, auteurs de cette fable, de l’ordre qui règnera sur le troupeau humain. Le mythe de l’homme originellement mauvais recouvre ainsi une réalité historique où une société guerrière a pris le pouvoir sur une civilisation égalitaire qui lui préexistait. Cette société guerrière a projeté sa culpabilité sur la femme en faisant d’elle son esclave naturelle et la raison de la domination masculine indispensable à l’élévation de l’humanité. Que le drame intime de l’homme de Dieu soit de devoir tuer et asservir pour être sauvé en fera cet être

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affiné, pervers et singulier, le « noble », le « chevalier », créature fictive au service d’une société fictive œuvrant à la libération de l’homme par la domination de la nature mauvaise, leitmotiv à venir de l’idéologie occidentale. Nécessité de rendre la guerre naturelle Idéal « noble », comment la guerre en est-elle venue à devenir quelque chose de naturel ? La guerre a toujours été là, nous disent les évolutionnistes. Elle fait partie de la nature humaine. Quand bien même elle serait la mère de toutes les horreurs, en un certain sens elle est bonne. N’est-elle pas civilisatrice en fin de compte ? Pas seulement pour ceux qui la subissent – qu’elle tire de leur barbarie. C’est en devenant comme nous qu’ils se mettent à exister – à prendre de la « valeur ». Mais aussi pour ceux qui s’en glorifient : leur suprématie ne dépend-elle pas des progrès technologiques qui leur assurent la possession des armes les plus destructrices ? Les théoriciens ne manquent pas qui font de la guerre un art et expliquent aux dirigeants la meilleure façon de la faire. Peu d’auteurs en revanche ont fouillé la question de savoir d’où elle vient. L’homme est né guerrier : voilà l’axiome. Que nous enseignent à ce sujet les guerres archaïques ? D’abord, que toutes les guerres ne sont pas conquérantes, ni par conséquent asservissantes. Les Celtes en 390 av. J.-C. ont pillé Rome sans s’y installer. Echouant à s’emparer du Capitole, ils se sont contentés d’une rançon pour déguerpir. Attila en 452 renonça à Rome pour douze chariots d’or. Pour une bande armée, le pillage est suffisant. C’est un but en soi. Le passage du pillage à la conquête territoriale suppose une administration qui prolonge la puissance

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militaire. Et un dessein. Une idée. Cent onze ans après avoir mis Rome à sac, les Gaulois sont allés piller Delphes, puis ils se sont à nouveau éparpillés. Dans le langage des historiens, pour qui l’empire est l’aboutissement naturel de la guerre civilisée, les Gaulois n’avaient ni l’esprit de discipline ni l’ambition appropriée pour transformer leurs victoires en conquêtes. Autre façon de dire qu’ils n’étaient pas porteurs de civilisation. Les ethnologues de leur côté nous apprennent que certaines sociétés primitives se livrent à des raids pour se voler des femmes ; ou par représailles, pour venger des morts. Cette pratique installe entre groupes voisins un état permanent d’inimitié réciproque. Telle serait la guerre chez les Yanomami par exemple. C’était, dans les années 1960, la dernière grande tribu « sauvage » découverte en Amérique du Sud. La guerre qu’ils pratiquaient constamment ne leur rapportait rien. Elle les entraînait au contraire, au coup par coup, dans un système de vendetta perpétuel. Quelle pouvait bien être la raison d’une pratique dont aucun parti ne tirait avantage ? Le manque de femmes, écrivait l’ethnologue américain Napoleon Chagnon, leur spécialiste de l’époque, dans son bestseller Yanomamö : The Fierce People (1968) ; tout en précisant que ce « manque de femmes » était délibérément provoqué par les hommes, qui tuaient leurs filles à la naissance, obligeant leurs fils à aller chercher des femmes chez des voisins à qui ils les volaient – s’exposant par-là à des représailles. Pourquoi agissaient-ils ainsi ? « Parce qu’ils sont guerriers dans l’âme », nous disait Chagnon. Il n’était pas le seul. Presque tous les ethnologues, après des mois d’enquêtes sur le terrain et des années de recherches subventionnées, continuent à aboutir à la même conclusion : La guerre est dans la nature de l’homme.

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Comme nous voilà avancés ! Après que la sociologie ait tout fait pendant un siècle pour exorciser le spectre de la « nature humaine » – parce qu’il paraissait plus noble d’asseoir les institutions sociales sur un socle « culturel » – le voilà qui revient ! Voilà qu’on ressort le vieux singe du placard pour nous expliquer le vieil « instinct conquérant » de l’homme… Il ne semble venir à l’esprit d’aucun de ces ethnologues de se demander jusqu’à quel point cet « instinct » est partagé par les femmes. Ni de s’aviser que la guerre, ils enquêtent dans sa foulée : c’est leur civilisation qui l’a apportée aux gens qu’ils vont étudier. Eux-mêmes arrivent sur les pas des armées qui ont obligé les dernières tribus à se terrer au plus profond de la forêt. L’exercice même de leur métier ne s’accompagne d’aucune réflexion sur son absence de réciprocité. Que font-ils des choses – objets et informations – qu’ils prennent ? Que donnent-ils en échange ? Pillards inconsidérés des cultures qu’ils dissèquent, la plupart d’entre eux admettaient, pendant tout le XXe siècle, que les peuples chez qui ils enquêtaient étaient voués à disparaître. A partir de là, toute violence indigène n’estelle pas à prendre avec des pincettes ? Surtout quand elle est filmée d’après un scénario basé sur la théorie de « l’escalade » développée au même moment par l’Etat américain en guerre (c’était alors celle du Vietnam). Tel est le principe de construction de la série de films auxquels Chagnon dut sa notoriété. Ses films répondaient à l’attente d’un public préparé à recevoir ce genre d’images qui le confortaient dans l’idée que la propagande américaine encourageait à se faire du « guerrier sauvage ». L’image est indéfiniment réactualisable – comme la théorie aristotélicienne de la catharsis qui justifie son éternel recyclage. D’après cette théorie devenue le pilier

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idéologique du story telling, quelles que soient les horreurs représentées, une œuvre dramatique est bénéfique en ce qu’elle opère une purgation, ou libération des passions, chez le spectateur, en lui inspirant crainte et pitié. Comme si le spectacle de la guerre libérait du désir de la faire ! En montrant plus que ne peut faire un être humain dans les circonstances ordinaires, un tel spectacle aboutit plutôt à vider sa cervelle pour le rendre disponible à toutes sortes de sollicitations compensatoires. L’histoire se répétant en pire et en accéléré, mettons les choses au point. Les Yanomami n’ont jamais fait la guerre : ils n’ont fait que se livrer au moment de leur contact avec les Américains, par petites bandes, à des raids, qui ravivaient périodiquement et reconduisaient une hostilité dont une vraie guerre, menée jusqu’à son terme, aurait épuisé les possibilités. Les sociétés dites « guerrières » par les ethnologues ne sont jamais mobilisées tout entières dans une pareille aventure. Elles n’ont pas conscience que cette aventure pourrait changer leur destin – comme ce fut le cas des Sumériens, des Grecs, des Aztèques ou des Latins. Elles n’ont jamais rêvé ni de conquérir un territoire pour en dépouiller leurs occupants, ni de reconquérir par la guerre leur territoire sur leurs conquérants ; encore moins d’agrandir le leur à leur détriment. Dans le plus fameux des combats que Chagnon nous donne à voir, The Axe Fight (filmé par Timoty Asch en 1975), le sous-texte, que des enquêtes ont fait entendre par la suite, indique que des distributions inéquitables de haches effectuées par Chagnon, plutôt qu’une dispute à propos d’une femme, est la cause de la jalousie qui fit se dresser quelques poignées d’hommes les uns contre les autres. Si la démonstration par les « primitifs » avait pour but de nous convaincre que la guerre est dans la nature de l’homme (parce qu’ils seraient restés plus près de la nature

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que nous), elle tourne court : ce ne sont pas des guerres que les ethnologues nous donnent à voir, c’est du cinéma. Autrement dit et pour conclure : il reste à prouver qu’il existe des guerres primitives. Mais on peut se poser la question : Pourquoi cette insistance à faire passer la guerre pour naturelle dans l’évolution humaine ? Pourquoi cette « naturalisation » de la guerre qui empêche de la remettre en question ? C’est, nous semble-t-il, qu’il y a dans cette question de la guerre quelque chose qui s’oppose à ce qu’elle soit pensée jusqu’au fond. En donnant à la question : D’où vient la guerre ? Une réponse qui va en chercher la cause dans les profondeurs de notre nature, la raison se renonce et la science s’avoue incompétente. On est dans l’ordre de l’insondable. La réponse « par la nature » fonctionne comme un mythe idéologique. Quel est ce mythe ? Le mythe grec, on l’a vu, n’attribue pas la cause de la guerre à la nature, mais à la subversion d’un ordre par un autre, renvoyant à deux types opposés de civilisation. Sumer, à l’horizon de l’histoire, va dans le même sens. Il s’agit donc d’un autre mythe. Quel mythe ? Sans histoire, sans nature et sans narration, un mythe est une idéologie. La réponse selon laquelle la guerre est fondée en nature coupe court à la question : D’où vient la guerre ? en donnant à la place une autre réponse. La guerre, historiquement venue d’ailleurs, est censée venir de nous maintenant. Il n’y a rien à faire pour l’éviter, et il n’y a pas lieu de discuter de son fondement. En se servant de la nature comme d’une explication de notre propension à faire la guerre, une telle réponse efface une histoire au profit d’une autre qui la rend de plus en plus impensable, guerre après guerre. Cette procédure, scientifiquement injustifiable, n’est pas fondée en raison ; elle procède à la façon d’une intimidation. Notre histoire profonde oubliée se fond ainsi à une question non posée,

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impensée, devenue impensable. Cette question est : Est-ce qu’on ne fait pas la guerre… à la nature ? Les hommes s’ingénient aujourd’hui à ne pas voir que la guerre, c’est d’abord contre la nature qu’ils la font. Pourtant c’est l’aboutissement logique d’une idéologie antinaturelle qui fait corps avec leur civilisation. Mais entre l’ancienne idéologie, teintée de philosophie, et sa réalisation actuelle, l’écart est stupéfiant. La pensée perd le fil. Les destructions causées dans la nature par les guerres que se font les hommes sont plus dévastatrices que jamais. Et comme si cela ne suffisait pas, leur industrie, leur activité pacifique, leur génie créateur de civilisation, l’est encore davantage. En vérité les deux concourent, s’épaulent et se rejoignent dans la perspective d’une totale destruction. Mais le pire, c’est peut-être la cause renouvelée, inconsciente, de cette marche vers la destruction totale. En ne voyant pas qu’ils font la guerre à la nature, les hommes voient encore moins que c’est à la nature en eux, à leur propre nature, qu’ils la font. Guerre dont le but n’est pas seulement de les délivrer de la culpabilité, sur laquelle le christianisme a fondé pendant deux mille ans son empire, mais d’échapper, en la détruisant, à la nature, à ses lois, à toute nature, de créer un ordre supérieur qui bouleverse les conditions universelles : c’est l’idéologie de l’acte créateur, qui commence par faire table rase de tout ce qui existe. La science a été déterminante dans la formation de cet impensé manipulable massivement. L’évolutionnisme Revenons en arrière. Avec l’ère industrielle, une nouvelle religion va naître : l’évolutionnisme. Histoire

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« naturelle », elle se présentait au XIXe siècle sous des allures qui convenaient à la bourgeoisie alors triomphante : des allures scientifiques. Selon cette nouvelle religion, la matière était douée de la capacité intrinsèque de se transformer. Cette transformation, par une disposition innée, se faisait au bénéfice des individus les mieux aptes à répondre aux contraintes naturelles. Eux seuls survivaient, les moins adaptables étaient éliminés. Et les plus adaptables, au final, étaient déclarés les meilleurs. Cette explication devait d’abord enthousiasmer Karl Marx, avant qu’il ne relève le caractère idéologique de la « sélection naturelle ». Il est curieux de voir comment Darwin retrouve chez les bêtes et les plantes sa société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés, les « inventions » et la « lutte pour la vie » de Thomas Malthus… C’est le bellum omnium contra omnes [la guerre de tous contre tous] de Hobbes, et cela fait penser à la phénoménologie de Hegel, où la société bourgeoise figure sous le nom de « règne animal intellectuel », tandis que chez Darwin, c’est le règne animal qui fait figure de société bourgeoise. Lettre de Marx à Engels du 18 juin 1862. Le darwinisme devenu le nouveau credo de la société bourgeoise provoqua les débats d’usage entre frères ennemis. Le problème, c’est que quand on parle de l’avènement de la civilisation, on entend bien évidemment le passage de l’inférieur au supérieur ; ce qui permet de faire l’impasse sur le fait que ce passage est celui de sociétés libres

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à un type de société fondée sur l’exploitation du travail d’autrui. Ce que la bourgeoisie voyait encore moins à l’époque de Marx, c’était la contradiction qu’il y avait entre la conception de la sélection naturelle, où la nature choisit pour l’homme, et l’exaltation de la civilisation prométhéenne, où l’homme impose sa volonté à la nature. On ne peut pas dire à la fois que la société résulte d’une évolution naturelle et qu’elle est le fait d’une espèce ou d’une race supérieure. Contradiction que Nietzsche ne manqua pas de relever. Qui est l’homme supérieur ? demanda-t-il. Celui qui s’adapte, ou celui qui résiste ? Celui qui se conforme aux contraintes formatrices de masses, ou celui qui agit de son propre chef et transforme le monde par son génie ? Nouvel avatar de la « vertu » aristotélicienne justifiant l’inégalité entre les hommes, le « génie » légitime le passage de sociétés libres à une société fondée sur l’exploitation du travail d’autrui. Cette exploitation étant celle du plus grand nombre par une minorité, cette minorité peut s’estimer fondée à se considérer comme supérieure, non seulement en force, mais dans les facultés les plus élevées, puisque, bien qu’elle soit numériquement inférieure à la multitude, elle la domine. La tentative humaniste de recentrer l’homme sur luimême, en faisant de lui la mesure de toute chose, ne tiendra pas devant la redécouverte par l’astrophysique de l’insignifiance de l’homme dans l’univers ; pas plus que l’idée que l’homme puisse s’améliorer avec les progrès de la civilisation ne survivra à Hiroshima et aux camps de concentration. Pourtant, il faudra attendre le XXIe siècle pour que l’idée de la marche ascensionnelle de l’espèce humaine vers un avenir radieux commence à être remise en

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question. Qui croit encore aujourd’hui à la perfectibilité de l’espèce humaine ? Marx, qui n’avait prévu ni le totalitarisme ni les camps de concentration, ni la bombe atomique, ni Tchernobyl, y croyait encore. Et la classe ouvrière avec lui. La lutte des classes Quand Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes », ils savaient qu’ils allaient bouleverser le monde. Le Manifeste communiste fut, dans l’Europe du XIXe siècle saturée d’idéalisme, un coup de tonnerre. La Ligue communiste existait depuis un an ; elle n’avait pas encore pris le nom de parti. C’est dans cette Ligue, appelée d’abord « Ligue des Bannis », parce que s’y retrouvaient des exilés politiques de différents pays, que Marx et Engels avaient fait connaissance à Paris. Association internationale alors clandestine, ses membres avaient demandé à ces deux jeunes philosophes, d’origine et de fortune diverses, mais pareillement engagés et dont la capacité d’argumentation impressionnait, de rédiger un programme théorique et pratique détaillé du parti en train de naître. Telle est l’origine du Manifeste, dont le manuscrit partit à l’impression pour Londres quelques jours avant la Révolution de février 1848. Le mouvement prolétarien n’avait encore que peu d’extension, mais l’histoire battait le pavé, à Paris en particulier, où la Révolution de 1789 suivie de Napoléon, celle de 1830 suivie de Louis-Napoléon, et bientôt celle de 1848, montraient la violence de révolutions à répétition suivies d’empires. L’histoire y faisait sentir aussi une intensification du conflit entre la croissance industrielle et

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l’exploitation de la classe ouvrière luttant pour son émancipation. Cette histoire de luttes de classes, qu’ils voyaient se dérouler à Paris comme à Berlin, à Londres, partout en Europe, n’était pas un phénomène nouveau aux yeux de Marx et d’Engels. Ils la voyaient commencer dans l’Antiquité avec l’opposition entre hommes libres et esclaves, se poursuivre à Rome avec l’opposition entre patriciens et plébéiens, se développer au Moyen Age avec la lutte entre barons et serfs, et culminer sous leurs yeux avec l’opposition de la bourgeoisie et du prolétariat. Ignorant la préhistoire, passant rapidement sur les premiers temps historiques, Marx et Engels ne commencent à cerner de près l’histoire qu’au XVIe siècle, lorsque la bourgeoisie s’élève sur les ruines de la société féodale. Pour eux l’histoire moderne commence avec la conquête de l’Amérique. Cette conquête ayant agrandi l’aire des marchés, c’est pour répondre aux nouvelles possibilités qu’ils offraient que les manufactures ont été créées. Avec l’accroissement de la production industrielle une nouvelle classe est née : la bourgeoisie. Classe urbaine, faite d’industriels et de commerçants, à la richesse toujours plus grande, impatiente de s’émanciper de la tutelle de la noblesse. Ainsi s’explique la Révolution française, subversion de la bourgeoisie attisant la révolte populaire, la canalisant et, par un habile maniement du langage et des idées, prenant sa tête, pour faire sauter le verrou qui l’empêchait de se déployer, et, sur les ruines de l’ancien système décapité, de prendre le pouvoir – au nom du peuple et sur le peuple. La bourgeoisie parvenue au pouvoir, les inventions vont se multiplier. La vapeur amène la révolution industrielle et la grande industrie moderne. Cette révolution crée les millionnaires de l’industrie qui deviennent les chefs des armées industrielles.

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A partir de là, la bourgeoisie a joué, d’après Marx et Engels, un rôle révolutionnaire, en domptant les forces de la nature comme cela n’avait jamais été fait auparavant, en promouvant l’industrie dans des dimensions que n’avait connues aucune époque antérieure, et en détruisant tous les anciens liens sociaux pour ne garder que l’intérêt comme seul et unique lien entre les hommes. Pressée par le besoin de débouchés toujours plus étendus pour ses produits, l’industrie se répand sur la terre entière. L’exploitation mondiale génère les mouvements des matières premières et des marchandises. La création de nouveaux besoins crée l’interdépendance des nations. Le perfectionnement des instruments de production et des moyens de communication constituent un entraînement brutal de toutes les sociétés pour les contraindre, sous peine de disparition, à adopter ce que la bourgeoisie appelle la civilisation. Cette civilisation n’est rien d’autre que le monde que la bourgeoisie a créé à son image. Ce nouveau monde est caractérisé par une soumission de la nature à la production industrielle, de la campagne à la ville, une concentration de la population dans des villes de plus en plus grandes, une concentration entre les mains de la bourgeoisie des moyens de production, non pour répondre aux besoins de la population, mais pour accroître le capital, qui aboutit au renforcement continuel de l’assujettissement des travailleurs au système de production. Dans la vision de Marx et Engels, si la bourgeoisie fut révolutionnaire en son temps, elle n’est qu’une classe transitoire entre la noblesse décapitée et la « société sans classes » à venir. Elle n’aura été finalement, dans l’histoire de l’ascension des peuples vers leur émancipation, qu’un relai. Elle n’est porteuse en elle-même d’aucun projet de

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civilisation, d’aucune société nouvelle, mais seulement d’une idéologie qui a les limites de ses propres intérêts. Avec la création de la grande industrie et du marché mondial, la grande bourgeoisie s’arroge la suprématie politique exclusive dans l’Etat moderne. A partir de ce moment, les pouvoirs publics administrent les affaires communes de la bourgeoisie. L’État A l’époque où Marx et Engels récrivaient l’histoire, le courant de pensée dominant était l’hégélianisme. Et l’idée dominante de ce courant était que l’État était l’incarnation de la Raison – idée qui pour la bourgeoisie était un absolu, l’équivalent d’une deuxième religion. Si, pour Aristote, l’État était la fin dernière de la Nature, pour Hegel l’État était la fin dernière de la Raison se réalisant dans l’Histoire. On n’aurait su mieux réconcilier l’Histoire, l’État, la Raison et la Nature. Le coup de maître de Marx et Engels, « remettre Hegel sur ses pieds », consista à dire que l’histoire n’était pas commandée par la raison mais par les rapports de production. Marx et Engels ont identifié un moteur de l’histoire : la lutte des classes. Mais, en faisant commencer l’histoire des antagonismes évolutifs dans une société de classes sans dire d’où vient cette société de classes, ils n’ont expliqué qu’une partie de l’histoire. Si la théorie de la lutte des classes n’explique pas le début de l’histoire, comment peut-elle en prédire la conclusion ? Quarante ans après avoir co-écrit le Manifeste avec Marx, Engels, conscient des limites de leur théorie, tentera de l’ouvrir à une histoire plus profonde. La fameuse thèse selon laquelle « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » n’est vraie que

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pour la partie couverte par l’histoire écrite, précisera-t-il en 1884 dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. S’appuyant sur la théorie développée par Lewis H. Morgan dans League of the Ho-de-no-saunee or Iroquois (1851), Systems of Consanguinity and Affinity (1871) et Ancient Society (1877), il admettra l’existence, dans une période antérieure à l’histoire écrite, d’un autre type de société, dans laquelle la famille était l’institution principale. Cette société ignorait la propriété privée, source de conflits et origine, selon Morgan, des classes conduisant à la naissance de l’État. Dans le marxisme d’Engels d’après 1884, l’histoire de la lutte des classes n’est donc plus l’histoire de toute l’humanité. Ce n’est son histoire qu’à partir de la « dissolution de la société tribale primitive ». Malheureusement, dans cette ultime tentative, Engels définira l’ancienne société en la qualifiant par son « degré de développement » conformément au schéma de Morgan, où l’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours n’est que l’histoire de ses progrès depuis sa sortie du stade de la « sauvagerie », pour passer au stade de la « barbarie », avant d’accéder enfin à la « civilisation ». Le correctif d’Engels, qui voulait faire sa place à une notion de la civilisation moins limitée, manquera son objectif en enfermant celle-ci dans un schéma évolutionniste dont il ne soupçonnera pas plus le caractère idéologique qu’il ne tiendra compte du conflit historique entre différents types de civilisations. Dans ce livre de 1884, écrit en deux mois, Engels affirme que l’État est issu de la lutte des classes. Il explique la lutte des classes par la propriété privée. La propriété privée s’explique à son tour par le stockage de surplus rendus possibles par l’agriculture. C’est ainsi par un enchaînement à la fois « naturel » et « logique » que les sociétés sont passées, dès leur accès à l’agriculture, du

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surplus au stockage, du stockage à la propriété, de la propriété aux classes et des classes à leurs antagonismes d’où l’État est sorti. Dans le souci de manifester la logique matérialiste de cet enchaînement qui en fait une contrainte naturelle d’où résulte une évolution nécessaire, Engels exclue formellement que les forces formatrices de l’État puissent être venues et imposées du dehors par une armée. Or il n’y a pas d’exemple à notre connaissance d’une société passée par simple accumulation ou enchaînement logique de l’organisation clanique à une organisation en classes antagonistes. Pourquoi cette absence ? Parce que la réciprocité ne se change pas naturellement en exploitation. Ces deux formes sont incompatibles. La seconde nie le don, sur lequel la première se fonde. Pour passer de l’une à l’autre, pour que la réciprocité cède à l’exploitation, il faut que la première soit brisée par une force qu’ellemême ne peut pas produire. Sans doute, l’État a-t-il toujours été l’instrument de domination des classes qui détiennent les moyens de production. Encore faut-il qu’il se soit approprié ces moyens pour pouvoir en faire usage. Historiquement, une telle appropriation est attestée dans la création des premières cités-États. Le pillage des civilisations environnantes a été leur moteur sans discontinuer. Pourquoi inventer une contrainte évolutionniste pour rendre la nature responsable de ce que l’histoire prouve de manière surabondante avoir été le fait d’une volonté ? Si Engels avait vu que le pillage était l’acte fondateur de la civilisation conquérante, il aurait pu dire que la société qui avait pris pied dans l’humanité avec les premières cités-États n’avait pas seulement privatisé les moyens de production, mais qu’elle avait aussi installé la civilisation dans un temps qui débordait le temps de la luttes des classes : le temps du pillage.

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Engels s’est trompé en se contentant d’une explication naturaliste pour expliquer la création des États. Il s’est aussi trompé en imaginant que la dictature du prolétariat allait engendrer une société sans classes, sans conflits et sans exploitation. Tout au contraire, en préconisant avec Marx la formation d’armées industrielles, la déforestation intensive, l’augmentation accélérée des forces productives, le travail obligatoire, il est resté dans la droite ligne de la pensée conquérante. Par militantisme, schématisme et fétichisme du prolétariat dans lequel ils ne pouvaient s’empêcher de voir la classe « salvatrice », Marx et Engels ont abandonné le champ de l’analyse historique pour faire une théorie messianique de la révolution ; ce faisant, ils sont passés à côté de tout un pan de l’humanité. Leur théorie ne fait aucune place aux sociétés qui n’obéissent pas à leur exigence d’évolution. Pour eux comme pour les régimes qui se fondront sur leur théorie, ces sociétés sont vouées à disparaître par « la nature des choses ». Contrairement à ce que Marx et Engels ont dit, les écrits socialistes et communistes n’attaquent pas tous les fondements de la société établie. Il y a un fondement auquel ces écrits ne touchent d’aucune façon : le droit de piller. C’est pourquoi la révolution portée par ces écrits ne peut aboutir au but qu’elle revendique, de libérer le monde de toute oppression. Aucune révolution n’y parviendra tant qu’elle ne mettra pas en question le rapport de l’homme à la nature et aux civilisations qui s’en réclament. C’est ce pillage, cette appropriation sans contrepartie, et cette négation, cette prétention d’être la seule civilisation digne de ce nom, qui expliquent que, dans la civilisation conquérante devenue productrice de déchets radioactifs, la révolution prolétarienne ne suffira pas à

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abolir le capitalisme. La légitimité de cette appropriation n’est pas plus remise en question par le marxisme que par le capitalisme. C’est cette appropriation injustifiable, et la négation de la nature comme bien commun, qui sont créatrices de l’oppression d’une majorité d’êtres humains, comme elles sont génératrices de dommages pour la nature et d’une dette insolvable pour leurs descendants. Pousser le prolétariat à la révolution sur de telles prémisses, c’est le tromper sur ses chances de changer la société de fond en comble, comme l’ont fait les bourgeois avant les marxistes, en se servant de la révolte des plus opprimés pour prendre le pouvoir à leurs dépens, et mieux les réprimer ensuite ; ce qui se passa effectivement lorsque les dirigeants du mouvement prolétarien privatisèrent la révolution. Dans son ouvrage de fond, Le Capital, entrepris vingt ans après le Manifeste, Marx s’interrogera sur la capacité du capitalisme à se reproduire indéfiniment. Puis, au milieu de son ouvrage, il abandonnera cette piste pour celle selon laquelle le capitalisme était voué à aller de crise en crise jusqu’à son effondrement. C’était la première intuition qui était juste. Oui, le capitalisme peut se reproduire et se développer indéfiniment – sous réserve de la disponibilité des ressources. Et oui, il a besoin de crises. Mais ces crises ne le rapprochent aucunement de sa fin ni ne favorisent la montée d’une classe destinée à l’anéantir. Les catastrophes annoncées peuvent avoir lieu sans dommage pour les possédants. Ils sont à l’abri. Ils disposent des moyens de gérer les lendemains de crise à leur avantage et aux plus grands dommages de leurs opposants. C’est avec l’œil fixé sur cet avenir qu’on peut mesurer la différence que cela fait, d’être et de se savoir du côté de ceux qui s’en tireront de toute façon. Cette différence expliquerait la persistance des États à ne pas

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résoudre le problème du fondement de la civilisation, dont le report sempiternel est la condition de leur perpétuation. Verrouillage du système Qui écrira l’histoire de ce qui aurait pu être ? Nous sommes partis d’un rêve… c’est un cauchemar que nous vivons. Les menaces que ce cauchemar fait peser sur notre avenir ont un rapport évident avec le mode de production industriel ; or celui-ci n’est jamais sérieusement remis en question. Qu’elle soit capitaliste ou socialiste, tant que l’économie reste prédatrice, comment peut-on espérer que la condition de la planète, et pas seulement celle de l’humanité, cesse de se dégrader ? On pourrait multiplier les exemples. Qu’il s’agisse de l’épuisement des ressources, de l’augmentation de la pollution, des inégalités croissantes, du gaspillage, ou de la démocratie prise en otage par la finance, dans aucun cas les problèmes ne sont rapportés à une cause qui leur serait commune. Pourtant ces problèmes ne sont pas tombés du ciel. Nous ne sommes plus, comme l’étaient (paraît-il) nos ancêtres, dans la situation d’avoir à lutter contre une « nature hostile ». Ce n’est pas une adversité naturelle que nous devons affronter. Le naufrage planétaire dont nous vivons aujourd’hui les prémisses, c’est cette civilisation qui l’a créé. D’où vient la difficulté à envisager cette civilisation dans sa globalité ? Une raison pourrait être l’écart entre l’image que cette civilisation donne d’elle-même et ce qu’elle est réellement. Cet écart est invisible, il a pour conséquence une façon de penser inadaptée de la part de ceux qui subissent et

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occasionnellement se révoltent, qui donne toute latitude aux dirigeants pour continuer à exercer leur domination. Or cet écart n’a rien de nouveau. Il est né avec cette civilisation. Les éléments constituant cette civilisation ont évolué au cours du temps. En revanche, la structure qui les lie ensemble n’a pas changé depuis sa création : 1 - Des États qui disposent de la force armée ; 2 - Une économie qui repose sur le pillage ; 3 - Une main-d’œuvre indéfiniment renouvelable dont les droits partent de zéro. Le pillage de la nature et l’exploitation du travail humain ne sont possibles que par un pouvoir disposant de la puissance militaire. Il faut prendre acte de cette structure et de son écart avec l’idéologie qu’elle génère pour imaginer de nouvelles formes de résistance.

MERCI À CELLES ET CEUX QUI NOUS ONT ACCOMPAGNÉS DANS L’ÉCRITURE DE CE MANIFESTE Néna Baratier, infatigable relectrice Arthur Dreyfus Catherine Baratier Catherine de Gourcuf Hélène et Jean-Pierre Piéchaud Kenji Monod Francine Neyrac Michel Charlot Chris et Speedy Philippe Collin Jean-Baptiste Thierrée Daniel Borenstein Michèle Levieux

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Icono-Biblio-Filmographie chronologique Grotte de Lascaux, Dordogne, - 18 000. Gilgamesh, Sumer, - 4 700. Textes des pyramides, Égypte, - 4 600. Enuma Elish, Assyrie, - 3 200. Hésiode, Théogonie ; Les Travaux et les Jours, Grèce, - 2 800. Homère, Hymnes, - 2 800. Orphée, Hymnes, - 2 700. Eschyle, L’Orestie, - 2 458. Hérodote, Enquête, - 2 430. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, - 2 411. Platon, Le Timée, - 2 360. Aristote, Politique, - 2 323. Plutarque, Isis et Osiris, IIe s. ap. J.- C. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Carthage, 426. Spinoza, Lettres, 1661-1676. Hegel, La Positivité de la religion chrétienne, 1795. Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, 1848. Lewis H. Morgan, League of the Ho-de-no-sau-nee, 1851. Bachofen, Das Mutterrecht, 1861. (Le Droit maternel, 1996.) Lewis H. Morgan, Ancient Society, 1877. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884. Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887. J. E. Harrison, Prolegomena to the Study of Greek Religion, 1903. Rosa Luxembourg, l’Accumulation du Capital, 1913. Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, 1922.

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Marcel Mauss, Essai sur le don, 1925. John Neihardt, Black Elk speaks, 1932. Van Gennep, Manuel du Folklore français, 1937-1958. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, 1950. Robert Graves, The Greek Myths, 1955. Samuel Noah Kramer, l’histoire commence à Sumer, 1956. Godefroy Goossens, André Leroi-Gourhan, Jean Yoyotte, Histoire Universelle, 1956. Miguel Léon-Portilla, La vision de los vencidos, 1959 ; Los Antiguos Mexicanos, 1961. John Joseph Mathews, The Osages, 1961. Frank Waters, Book of the Hopi, 1963. Napoleon Chagnon, Yanomamö : The Fierce People, 1968. G. de Santillana & H. von Dechend, Hamlet’s Mill, 1969. T. C. McLuhan, Touch the Earth, 1971. Don Katchongva, From the Beginning of Life to the Day of Purification, 1972. Harold Courlander, The Fourth World of the Hopis, 1972. Club de Rome, The limits to growth, 1972. Tim Asch, N. Chagnon, The Axe Fight, film, 1975. Hau de no sau nee, A Basic Call to Consciousness.1977. Jean Monod, Wora, la déesse cachée, 1986. Marija Gimbutas, Le Langage de la déesse, 1989. Georges Dumézil, Mythe et Épopée, 1995. John Trudell, Les Indiens n’ont plus rien à perdre, 1996. Michel Beaud, Le basculement du monde, 1997. Leonard Peltier, Ecrits de Prison, 2000. Jacques Malaterre, L’Odyssée de l’espèce, film, 2003. Patrick Tiernay, Au nom de la civilisation, 2003.

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

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Questions contemporaines

DU PILLAGE AU DON

« L’origine des États se perd dans un mythe auquel on doit croire et qu’on ne doit pas discuter », écrivait Marx en 1848. En rapportant l’invention de la civilisation à la création des États il y a 5 500 ans à Uruk, Du pillage au don aide à comprendre dans quel temps nous vivons.

Formée à l’école Louis Lumière, Diane Baratier apprend son métier auprès de Raoul Coutard. Elle est engagée par Eric Rohmer en 1991. C’est le début d’une longue collaboration puisqu’elle signe dès lors l’image de l’ensemble des films du cinéaste, à la lumière comme au cadre. En 2009, elle réalise son premier documentaire et poursuit depuis son travail de réalisatrice et d’enseignante. Du Pillage au don est un premier essai né de la confrontation avec Jean Monod. Ethnologue, ancien assistant au Collège de France sous la direction de Claude Lévi-Strauss et maître-assistant à l’Université Paris 7 dans l’équipe de Robert Jaulin, Jean Monod démissionne de la fonction publique en 1979. Il s’intéresse aux rapports entre mythes et idéologie, écrit des essais, des récits et de la poésie et a réalisé six documentaires, dont Histoire de Wahari avec Vincent Blanchet et Catherine Poitevin, qui a reçu le Prix Georges Sadoul en 1974.

ISBN : 978-2-343-03869-8

12 €