Penser l'amitié au Moyen-Age: Étude historique des commentaires sur les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque (XIIIe-XVe siècle)
 9782503524672, 2503524672

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BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE DU MOYEN ÂGE 4 Collection dirigée par Nicole BÉRIOU et Franco MORENZONI

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Bénédicte SÈRE

PENSER L’AMITIÉ AU MOYEN ÂGE Étude historique des commentaires sur les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque (XIIIe-XVe siècle)

Cet ouvrage a reçu le prix Arconati Visconti – Lettres et Sciences Humaines de la Chancellerie des Universités de Paris (2005)

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D/2007/0095/4 ISBN 978-2-503-52467-2

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ABRÉVIATIONS

[...] (...) †...† cod.

rajout suppression d’un passage variantes dans d’autres manuscrits terme difficile à lire ou à identifier la leçon du ms.

AHDLMA Annales ESC BAV BM BnF CCCM CCSL CUP DTC PL RSPT RTAM RTPM SC SHMES

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REMERCIEMENTS

Cette publication est le remaniement des deux dernières parties d’une thèse de doctorat soutenue en décembre 2004, à l’Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, devant un jury composé de Claude Gauvard, directrice, JeanPhilippe Genet, président, Nicole Bériou, Ruedi Imbach, Jacques Krynen et Olga Weijers. À chacun des membres du jury, j’exprime ma profonde gratitude pour la qualité de leur lecture et la justesse de leurs conseils. C’est à Claude Gauvard que va bien sûr ma reconnaissance : je la remercie pour la confiance qu’elle m’a toujours accordée et pour la liberté qui découlait de cette confiance. Ma gratitude va également à Ruedi Imbach qui m’a soutenue de ses conseils et de sa sollicitude tout au long de cette recherche, me dispensant généreusement son temps et son savoir. Auprès d’Olga Weijers, j’ai trouvé un modèle de rigueur scientifique et de précision philologique. Je dois beaucoup à la Fondation Thiers et à son directeur, Philippe Contamine, grâce auxquels j’ai pu finir ce doctorat dans les meilleures conditions. La Mission Historique Française en Allemagne m’a permis la consultation de plusieurs manuscrits allemands et je dois à Pierre Monnet bien plus que des conseils pourtant très avisés. Grâce à l’École française de Rome, j’ai pu consulter les manuscrits sur l’Éthique qui se trouvent à la Bibliothèque Vaticane et dans d’autres fonds italiens. Sans l’IRHT enfin, cette thèse eût été irréalisable : l’exceptionnelle richesse des microfilms et des fichiers codicologiques et bibliographiques a permis de situer, de visualiser et de transcrire de nombreux manuscrits étrangers. Enfin, je remercie vivement Nicole Bériou et Franco Morenzoni d’avoir accueilli ce travail dans leur collection. Pour leurs remarques, leurs conseils, leurs encouragements et leur soutien, ma reconnaissance va également à Luca Bianchi, Damien Boquet, Olivier Boulnois, Alain Boureau, Iacopo Costa, Gilbert Dahan, Zénon Kaluza, Matthew Kempshall, Patricia Stirnemann. À Cédric Giraud, je dois le dévouement généreux et chaleureux des dernières heures. Envers Catherine Vincent, ma gratitude reste sans mot. Auprès de Jean-Baptiste Brenet et de Guillaume Cuchet, j’ai goûté de l’amitié ce qu’Aristote en enseignait.

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INTRODUCTION

Le nouveau n’est pas dans ce qui est dit, mais dans l’événement de son retour. M. FOUCAULT, L’ordre du discours, Paris, 1971, p. 28.

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Sans conteste, l’amitié innerve le monde médiéval. Le vocable sature les textes tant pratiques que théoriques. Il concerne toute la société, l’élite, les milieux princiers et la noblesse autant que les humbles et le monde ordinaire. À défaut de pouvoir capter la pratique vécue de l’amitié, les historiens se sont attachés à en suivre les traces lexicales pour jauger ses inflexions et ses évolutions. Déjà, en 1939, Marc Bloch remarquait que la société féodale des XIeXIIe siècles usait du mot en parlant à souhait d’ « amis charnels » pour signifier la force des liens du sang et la solidarité du lignage1. Dans les liens d’homme à homme, « “vassal” et “ami” sont le plus souvent synonymes2 », et, la littérature se fait l’écho de cette troublante proximité des registres : homme lige de Charlemagne, Girart en reçoit « amitié et seigneurie3 » ; Geoffroy, seigneur angevin, tient sa terre, « comme fief, en amitié4 ». Plus récemment, Régine Le Jan soulignait l’aspect de plus en plus contractuel de l’amitié : « Le caractère politique de l’engagement [d’amitié] se renforça à l’époque carolingienne : il devint plus nettement encore que par le passé un véritable pacte (pactus amicitiae), un traité, conclu entre deux puissants qui s’engageaient à se soutenir mutuellement5 ». Huguette Legros constatait elle aussi la nature contractuelle du lien amical en suivant les transferts du vocabulaire féodal sur le vocabulaire de l’amitié jusque vers 1220-1230 : dans les chansons de geste du XIIe siècle, l’amitié est « ce lien d’abord contractuel [qui] repose sur un engagement solennel dont la forme et les clauses varient selon le type de relation que nouent les deux personnages6 ». De fait, les sources littéraires célèbrent à souhait la force de ce lien social 1

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M. Bloch, La société féodale, Paris, 1ère éd. 1939, 1989, p. 184 : « Dans toute l’Europe féodale, existent des groupes consanguins. Les termes qui servent à les désigner sont assez flottants : en France, le plus ordinairement, “parenté” ou “lignage”. Par contre, les liens ainsi noués passent pour être d’une vigueur extrême. Un mot est caractéristique. En France, pour parler des proches, on dit communément les “amis”, tout court, et en Allemagne “Freunde” : “ses amis”, énumère au XIe siècle un acte de l’Ile-de-France, “c’est-à-dire sa mère, ses frères, ses sœurs et ses autres proches par le sang ou par l’alliance”. Ce n’est que par un souci d’exactitude assez rare que parfois l’on précise : “amis charnels”. Comme si, en vérité, il n’y avait d’amitié véritable qu’entre personnes unies par le sang ! ». Ibidem, p. 325. Ibidem, p. 326. Ibidem. R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, 1995, p. 84. Régine Le Jan énonce une définition de cette amitié pour l’époque concernée, p. 84 : « Relation librement et délibérément choisie par deux partenaires égaux, l’amitié engageait fermement et totalement les deux contractants. Parents et amis formaient un bloc indissociable dans les entreprises familiales ou politiques ». H. Legros, « L’amistié dans les chansons de geste d’oc et d’oïl au XIIe siècle », dans Amitié épique

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privilégié. Une chanson de geste, Ami et Amile, met en scène l’amitié extrême de deux jeunes nobles, nés le même jour et sosies7. Ils sont « compaingnons » et « amis », rarement « frères », ce qui spécifie l’adhésion volontaire qui les lie8. Plus populaire encore, La Chanson de Roland chante l’illustre paire d’amis, Olivier et Roland : l’amistiet y est centrale9. Au XIIe siècle, plusieurs chansons de geste, comme Garin le Lorrain ou Athis et Prophilias, multiplient les occurrences du vocable10. De même, la force du thème dans les romans chevaleresques a été soulignée au colloque d’Amiens, en mars 2000, intitulé Amitié épique et chevaleresque11. Explorant le long cours de la production littéraire, Reginald Hyatte s’est attaché à spécifier les différents visages du lien amical selon les époques et les genres littéraires abordés12. Parallèlement, plusieurs spécialistes de l’amitié ont exploré les monuments littéraires, comme le Roman de la Rose ou le Décameron pour ne citer qu’eux13. La poésie sur l’amitié a également ses histo-

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et chevaleresque. Actes du Colloque d’Amiens, mars 2000, éd. D. Buschinger, Amiens, 2002, p. 7689, ici p. 76. Cf. aussi Ead., L’amitié dans les chansons de geste à l’époque romane, Aix-en-Provence, 2001 ; Ead., « Le vocabulaire de l’amitié, son évolution sémantique au cours du XIIe siècle », Cahiers de civilisation médiévale, Xe-XIIe siècle, 23 (1980), p. 131-139. Ami et Amile, chanson de geste, éd. P. F. Dembowski, Paris, 1969. Cf. le recueil Ami et Amile. Une chanson de geste de l’amitié, études recueillies par J. Dufournet, Paris, 1987, notamment P. Dembowski, « Ami et Amile : une chanson de geste », p. 7-14 et M. de Combarieu, « Une extrême amitié », p. 15-38. Cf. également H. Legros, « Ami et Amile : compagnonnage épique et/ou amitié spirituelle », Bien dire et bien aprandre, 6 (1988), p. 113-129. M. de Combarieu, « Une extrême amitié », p. 33. La Chanson de Roland, éd. J. Dufournet, Paris, 1993. Cf. G. Fenwick Jones, « Friendship in the Chanson de Roland », Modern Language Quarterly, 24 (1963), p. 88-98. Cf. M.-M. Castellani, « L’amitié dans Athis et Prophilias », dans Amitié épique et chevaleresque, p. 28-25, notamment p. 28 : « Le roman d’Athis et Prophilias est particulièrement adapté à une réflexion sur l’amitié épique et romanesque car il est, avec la chanson de geste Ami et Amile, l’un des seuls textes qui ait précisément l’amitié pour sujet » ; M. de Combarieu, « Les amis charnels (Garin et Bègue dans Garin le Lorrain) », dans Histoire et société, Mélanges offerts à Georges Duby, vol. 1 : Le couple, l’ami et le prochain, Aix-en-Provence, 1992, p. 125-139. Amitié épique et chevaleresque. Actes du Colloque d’Amiens, mars 2000, éd. D. Buschinger, Amiens, 2002. Cf. notamment, outre l’étude citée plus haut de Marie-Madeleine Castellani, les contributions suivantes : M. de Combarieu, « La “loial compagnie” de Galehaut et Lancelot : de l’amitié comme moyen de salut », p. 8-27 ; M.-G. Grossel, « Existe-t-il une amitié féminine dans les romans du Moyen Âge ‘classique’ ? », p. 58-68 ; Ph. Haugeard, « Amitié et fraternité dans le Roman de Thèbes : Une étude de la scène de rencontre entre Polynice et Tydée », p. 69-75 ; H. Legros, « L’amistié dans les chansons de geste d’oc et d’oïl au XIIe siècle », p. 76-86 ; S. Lehmann, « La mort le roi Artu et la tradition de l’amitié passionnée entre hommes », p. 87-97 ; J.-M. Pastre, « L’ami et le double dans les romans médiévaux de Tristan », p. 98-105. R. Hyatte, The Arts of Friendship. The Idealization of Friendship in Medieval and Early Renaissance Literature, Leiden, 1994. D. Kelly, « Amitié comme anti-amour : au-delà du fin amour de Jean de Meung à Christine de Pizan », dans Anteros. Actes du Colloque de Madison (Wisconsin), mars 1994, éd. J. Miernowski, U. Langer, Orléans, 1994, p. 75-97 ; L. J. Friedman, « Jean de Meun and Ethelred of Rievaulx », L’esprit créateur, 2 (1962), p. 135-141 ; U. Langer, Perfect Friendship : Studies in Literature and Moral Philosophy from Boccaccio to Corneille, Genève, 1994.

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riens qui travaillent, eux aussi, à en spécifier la marque par rapport à l’amour14. Quant aux fabliaux, étudiés par Marie-Thérèse Lorcin, rares sont ceux d’où le vocable ‘ami’ est absent, bien que le mot puisse s’y trouver sans le concept et le concept sans le mot15. Parce qu’il est un lien social d’une vigueur propre au Moyen Âge, le lien amical se repère tout particulièrement dans les correspondances. En pointant le terme, Laurence Moulinier a retracé les relations d’affinités de Jean de Salisbury avec plusieurs ténors de la scène politique et diplomatique du XIIe siècle, tel le pape Adrien IV16. Pour ce qui concerne les sources judiciaires, notamment les lettres de rémission, Claude Gauvard a montré, pour le monde ordinaire, la force du lien amical au sein des réseaux de solidarités horizontales qui s’imposent à l’individu et le protègent17. On y parle de « voisin », « parent », « amis charnels », « affins », mais l’occurrence du mot « ami » dépasse les solidarités naturelles : il suppose un choix libre et volontaire. Dans les lettres de rémission, l’amitié se laisse saisir comme une relation privilégiée entre deux individus, indépendante du lien de sang, dans laquelle le contenu affectif prime et qui s’atteste publiquement dans un partage d’activités, souvent symboliques18. Dans le cadre de la société contractuelle des XIVe et XVe siècles, Claude Gauvard note la proximité d’autres vocables qui se distinguent de l’amitié pour mieux la conforter : « compagnons », « bienveillants », « partis », « alliance », « associé », « accointance »19. De même, Juliette Turlan, en précisant les contours des notions, insiste sur la densité du lien amical et des réseaux de solidarités à partir des actes du Parlement de Paris au XIVe siècle et d’autres sources plus variées20. Elle note, pour les XIIe et XIIIe siècles, « une sorte

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Sur le poème anonyme Parce continuis (début XIIe siècle), cf. F. J. E. Raby, « Amor et Amicitia : a Mediaeval Poem », Speculum, 40 (1965), p. 599-610. M. Th. Lorcin, « L’amitié dans les fabliaux », dans Histoire et Société, p. 141-146, ici p. 141 et p. 144 : « Le terme “ami” peut vouloir dire amant ; il peut avoir le sens actuel ; en style direct, il sert à interpeller autrui ; enfin il peut, s’il est au pluriel, désigner la parenté. [...] Mais lorsque la véritable amitié apparaît dans un fabliau, elle n’est point désignée par ce nom ». L. Moulinier-Brogi, « Jean de Salisbury : un réseau d’amitiés continentales », dans Culture politique des Plantagenêt (1154-1224). Actes du Colloque tenu à Poitiers du 2 au 5 mai 2002, éd. M. Aurell, Poitiers, 2003, p. 341-359. Sur la correspondance de Jean de Salisbury, cf. aussi J. Loughlin, « ‘Amicitia’ in practice : John of Salisbury (c. 1120-1180) and his circle », in England in the twelfth century. Proceedings of the 1988 Harlaxton Symposium, éd. D. Williams, Woodbridge, 1990, p. 165-181. Pour un autre exemple de correspondance, cf. G. R. Knight, « Uses and Abuses of “amicitia” : The Correspondance between Peter the Venerable and Hato of Troyes », Reading Medieval Studies, 23 (1997), p. 35-67. L’article, plus ancien, de Dom Leclercq reste un premier jalon dans l’historiographie, « L’amitié dans les lettres au Moyen Âge. Autour d’un manuscrit de la bibliothèque de Pétrarque », Revue du Moyen Âge latin, 1 (1945), p. 390-410. Cl. Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, 1991, ch. 15 : « Des solidarités limitées », p. 663-694. Ibidem, p. 675-676. Ibidem, p. 674-688. J. Turlan, « Amis et amis charnels d’après les actes du Parlement au XIVe siècle », Revue histo-

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d’ascension du mot “ami” et une relative éclipse du mot “parent”, ce qui peut suggérer de manière assez certaine l’assimilation entre les deux vocables21 ». Puis, elle ajoute pour les XIVe et XVe siècles : « L’expression passe au premier plan – avec une telle constance et une telle régularité qu’elle peut servir à dater un texte – c’est l’expression “amis charnels”, qui ne supplante pas le mot “ami”, mais le précise22 ». Parce qu’il envahit l’ensemble des relations sociales, le vocabulaire de l’amitié envahit tout autant les sources diplomatiques23. Les contrats d’alliance étudiés par Peter S. Lewis avaient déjà éveillé les historiens à la polysémie du terme d’amitié : l’appariement des notions n’y était pas pure redondance. Pour ne citer qu’un exemple, en 1434, l’alliance de Jean Ier, comte de Foix avec Jean, bâtard d’Orléans, comte de Périgord, énonce : « Par le moyen de bonne amistance et concorde [...] faisons bonne, ferme, aimable et loyalle amistance, ligue et confederation. [...] Nous serons a mondit sr. de Foix et parrin bon, parfait et loyal parent, ami et allié, et aurons ses amis pour amis et ses ennemis pour ennemis24 ». Décisive à ce sujet, l’étude de sémantique, menée par Nathalie Nabert, révèle la productivité du vocable et sa richesse polysémique. Autour de la notion d’alliance, l’auteur étudie le réseau morphologique d’amitié dans le moyen français25 : foncièrement, l’amitié médiévale est alliance. La société du temps organise ses solidarités sur le principe d’amitié, alors qu’elle est mue par la nécessité d’élargir le cercle des alliés naturels issus du sang et du mariage.

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rique de Droit français et étranger, 47 (1969), p. 645-698, voir p. 646 : « Bien que notre point de départ ait été le XIVe siècle, nous ne pouvions limiter notre enquête à ce siècle, ni à cette source [...]. Nous avons examiné les sources les plus variées : dictionnaires, glossaires, cartulaires, coutumiers, actes notariés, décisions de justice et textes littéraires ». Ibidem, p. 655-656. Ibidem, p. 656. Cf. les remarques d’André Tournon, « Amitié privée, amitié civique : l’essai d’un paradigme perdu », dans Amitiés. Anthropologie et histoire, éd. G. Ravis-Giordani, Aix-en-Provence, 1999, p. 119-128, notamment p. 105 où l’auteur parle du Moyen Âge comme d’une « époque où le vocabulaire de l’amitié, dans une sorte d’épanouissement hypertrophique, envahit l’ensemble des relations sociales ». P. S. Lewis, « Decayed and non Feudalism in Later Medieval France », Bulletin of the Institute of Historical Research, 37 (1964), p. 157-184, ici p. 179-180, repris dans Id., Essays in later medieval French history, Londres, 1985, p. 41-68. Cf. également Id., « Of Breton Alliances and Other Matters », in War, Literature and Politics. Essays in Honour of G. W. Coopland, éd. C. Allmand, 1976, p. 122-143, repris dans Id., Essays in later medieval French history, p. 69-90 ; Id., « Reflections on the role of royal clientèles in the construction of the French monarchy (mid-XIVth/end-XVth centuries) », dans L’État ou le Roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècle), éd. N. Bulst, R. Descimon et A. Guerreau, Paris, 1996 ; Id., « Être au Conseil au XVe siècle », dans Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, éd. J. Paviot et J. Verger, Paris, 2000, p. 461-469. N. Nabert, Les réseaux d’alliance en diplomatie aux XIVe et XVe siècles. Étude de sémantique, Paris, 1999, voir notamment 3ème partie : « Le réseau lexical d’alliance », § 3.2.2 : « Présentation du réseau morphologique d’amitié », p. 263-292.

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Dans la sphère publique comme dans la sphère privée, les liens contractuels viennent se fondre dans les principes de l’affection pour en assurer la permanence et l’étroitesse26. Nathalie Nabert pointe, à travers ses sources, la spécificité médiévale de l’amitié : l’amitié est constamment en rapport de sens avec le lexique des alliances contractuelles et de la paix27. Elle figure à la première place dans une procédure d’accumulation lexicale pour signifier le degré, l’étendue, la qualité et la stabilité des alliances : « Nous, considérans les amitiés et aliances, confederacions et bienveullances...28 ». Pour les médiévaux, le langage est clair : l’ami, c’est l’allié. Aussi faut-il se garder de l’anachronisme qui chargerait trop l’amitié médiévale de la dimension sentimentale et psychologisante que lui confère l’acception contemporaine. Qu’elles soient historiques, sociologiques, anthropologiques, littéraires ou philosophiques, nombre d’études modernes insistent en effet sur l’amitié comme sentiment de sympathie ou processus affinitaire, régie par des lois psychiques et affectives et relevant de la sphère de l’intimité29. 26

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Ibidem, p. 277 : « Qu’il s’agisse de politique, de vie communautaire ou domestique, l’amitié reste donc indéfectiblement attachée à l’étroitesse et à la permanence du lien ainsi engagé, à l’instar d’une véritable parenté qu’elle réalise souvent pleinement en diplomatie par la négociation seconde de mariages ». Ibidem. « L’habitude stylistique d’apparier des lexèmes de contenus similaires ou proches dans la rhétorique juridique, ou en relation de concomitance référentielle à travers des séries associatives, met constamment Amitié en rapport de sens, non seulement avec le lexique des alliances contractuelles et de la paix (Alliance, Confédération, Ligue, ... Paix, Concorde...), mais aussi avec celui de la parenté qui a un rôle considérable dans l’invocation des solidarités ». Th. Rymer, Foedera conventiones, 3ème éd., La Haye, III/2, p. 186, 1371, cité par N. Nabert, p. 271. En histoire, la notion traverse les périodes. Parmi de nombreuses études, voir notamment J.-C. Fraisse, Philia. La notion d’amitié dans la philosophie antique. Essai sur un problème perdu et retrouvé, Paris, 1974, et pour la période moderne, A. Vincent-Buffault, L’exercice de l’amitié, Paris, 1995 et M. Aymard, « Amitié et convivialité », dans Histoire de la vie privée. III. De la Renaissance aux Lumières, Paris, 2e éd., 1999, p. 441-484 ; Id., « L’histoire de l’amitié féminine, masculine et mixte aux XVIIIe et XIXe siècles, ou la loi des genres », dans Amitiés. Anthropologie et histoire, éd. G. Ravis-Giordani, Aix-en-Provence, 1999, p. 129-155. Pour l’approche sociologique, cf. Cl. Bidart, L’amitié, un lien social, Paris, 1997 ; Ead., « L’amitié, les amis, leur histoire : représentations et récits », Sociétés contemporaines, 5 (1991), p. 21-42 ; J. Maisonneuve et L. Lamy, Psychosociologie de l’amitié, Paris, 1993. Pour une approche anthropologique, voir la publication des actes du colloque Amitiés. Anthropologie et histoire, éd. G. Ravis-Giordani, Aix-en-Provence, 1999 ; R. Paine, « Anthropological Approaches to Friendship », Journal of the Institute of Man, 1 (1970), p. 139-159. Une perspective essayiste étudie le concept sous l’angle des émotions collectives et des sentiments humains : Francesco Alberoni, L’amitié, 1984, trad. fr. 1993. L’histoire de la littérature regorge d’études sur l’amitié chez les grands classiques, voir notamment celle d’A. Bloom, Love and Friendship, New York, 1993 sur Platon, Shakespeare, Rousseau ou celle d’Y. Charlier, Érasme et l’amitié d’après sa correspondance, Liège-Paris, 1977. Les études philosophiques et d’histoire de la philosophie tentent de rendre compte d’une des multiples facettes du concept. Déjà, Max Scheler réfléchissait sur l’amitié dans Nature et formes de la sympathie. Contribution à l’étude des lois de la vie affective, trad. A. Burdeau, Paris, 1971 (19131). L’aspect génétique et doctrinal est fréquemment envisagé, voir par exemple A. Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié. Essai de reconstruction, Fribourg, 2001. Les anthologies de textes philosophiques enfin

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De manière plus insolite, une frange du monde monastique entreprend la construction d’un discours sur l’amitié. L’étude de Damien Boquet s’attache à restituer la genèse et les conditions de possibilité de cette construction discursive dans le milieu cistercien30. L’auteur analyse les règles d’organisation du discours cistercien, autour d’un double vocable interchangeable, l’affectus-affectio à partir de six auteurs dont Aelred de Rievaulx est la figure de proue. Après une reconstitution lexicale et généalogique du concept d’affect et après une description de l’anthropologie cistercienne qui le sous-tend, Damien Boquet décrit les stratégies de mise en ordre discursive qui font de l’affectus une puissance d’action au service d’un progrès spirituel voire d’un enjeu sotériologique. Il montre comment les auteurs entreprennent de réguler la spontanéité constitutive de l’affect, inhérente au nouveau discours cistercien mais si potentiellement subversive : elle attentait en effet à la dialectique augustinienne de la chair et de l’esprit dans laquelle l’homme était théologiquement enfermé et ontologiquement clivé. Un contre-discours, celui de l’amitié spirituelle, vient rééquilibrer le risque de dérive : au sein de la communauté monastique, l’affect vécu dans l’amitié spirituelle devient ainsi le centre d’un processus de salut qui se joue dans le lien horizontal et dans la relation à l’autre. Par elle-même, l’amitié entre moines fonctionne comme une voie d’élévation spirituelle dont

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sont nombreuses, voir entre autres L’amitié. Textes choisis et présentés par D. El Murr, Paris, 2001 ; J. Follon et J. Mc Evoy, Sagesses de l’amitié. Anthologie de textes philosophiques anciens, Fribourg, 1997 et des mêmes, Sagesses de l’amitié II. Anthologie de textes philosophiques patristiques, médiévaux et renaissants, Fribourg, 2003. D. Boquet, L’Ordre de l’affect au Moyen Âge. Autour de la notion d’affectus-affectio dans l’anthropologie cistercienne au XIIe siècle, thèse dactylographiée, Paris IV – Sorbonne, 2002 publiée sous le titre L’ordre de l’affect au Moyen Âge. Autour de l’anthropologie affective d’Aelred de Rievaulx, Caen, 2005. Par ailleurs, rappelons que l’amitié est un thème très présent dans la littérature monastique spirituelle, thème qui a été bien étudié notamment par B. Mc Guire, Friendship and Community. The monastic Experience (350-1250), Michigan, 1988. Cf. aussi les monographies sur les grands auteurs, notamment saint Bernard, Aelred de Rievaulx et Guillaume de Saint-Thierry : J. Haseldine, « Friendship and Rivalry : the Role of Amicitia in Twelfth-Century Monastic Relations », Journal of Ecclesiastical History, 44 (1993), p. 390-414 ; A. Dotto, « ‘Caritas’ ed amicizia nella spiritualità del secolo XII : Bernardo di Chiaravalle ed Aelredo di Rievaulx », in Il concetto di amicizia nella storia della cultura europea. Atti del XXII Convegno Internazionale di Studio italotedeschi, Merano, 1994, éd. L. Cotteri, Merano, 1995, p. 546-559 ; R. Hyatte, The Arts of Friendship, p. 59-79 ; H. Talbot, Christian Friendship by saint Aelred of Rievaulx. Translated with introduction and notes, Londres, 1942 ; A. Squire, Aelred of Rievaulx. A Study, Londres, 1969, rééd. 1981 ; K. M. Te Pas, « Amor, Amicitia and Misericordia : a Critique of Aelred’s Analysis of Spiritual Friendship », The Downside Review, 112 (1994), p. 249-263. Pour une bibliographie exhaustive, cf. P.-A. Burton, Bibliotheca Aelrediana Secunda. Une bibliographie cumulative (1962-1996), Louvain-laNeuve, 1997, p. 81-90 et p. 133-135. Sur saint Bernard, cf. A. Fiske, « St Bernard de Clairvaux and Friendship », Cîteaux. Commentarii Cistercienses, 11 (1960), p. 5-26 et p. 85-103 ; J. de la CroixBouton, « La doctrine de l’amitié chez saint Bernard », Revue d’ascétique et de mystique, 29 (1953), p. 3-19. Sur Pierre de Celle, voir J. Haseldine, « Understanding the Language of “amicitia”. The Friendship Circle of Peter of Celle (c. 1115-1183) », Journal of Medieval History, 20 (1994), p. 237260. Sur Guillaume de Saint-Thierry, cf. A. Fiske, « William of Saint-Thierry and Friendship », Cîteaux, Commentarii Cistercienses, 12 (1961), p. 5-27.

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la capacité est peut-être supérieure à celle de la charité. Par cette synthèse, l’homme est unifié, sa sensibilité pacifiée. Il s’agit bien d’une « entreprise de pacification, d’encadrement et d’ordination de l’instance affective31 ». Tel est l’humanisme apaisé et apaisant de l’anthropologie cistercienne, caractéristique de la Renaissance du XIIe siècle : « En achevant de conférer à l’amitié une véritable et complète efficacité spirituelle, Aelred participe de ce courant émergent aux XIe-XIIe siècles qui légitime la possibilité d’un accomplissement spirituel dans l’horizontalité de la relation sociale32 ». L’auteur a retracé « l’histoire sociale d’un concept » et mis à jour les contours d’une anthropologie inédite et audacieuse, sous ses abords d’obédience à la tradition. L’entreprise, pour autant, ne concerne qu’un cercle infime de la société et de la pensée médiévales. La diffusion d’un tel discours reste limitée, circonscrite et typée. Rien ne transparaît, par exemple, dans les sermons de la même époque ou de la période qui suit. S’il est vrai en effet que l’amitié spirituelle est un topos très présent dans les sources homilétiques, celles-ci ne visent pas la même construction discursive33. Les schémas y sont plus didactiques, les classifications sommaires : les prédicateurs distinguent, de manière dichotomique, la « bonne amitié » de la « mauvaise amitié », comme le fait Gérard de Reims dans sa distinction sur Amicitia34. Le propos se veut parlant, hors de toute construction conceptuelle. Au regard de l’insistance des sources médiévales à dire l’amitié dans sa factualité et sa réalité – ou plus ponctuellement, on vient de le voir, dans une stratégie discursive précise –, il s’avère nécessaire de s’interroger sur la pensée de l’amitié au Moyen Âge. A-t-on pensé l’amitié au Moyen Âge ? Plus exactement posé : quels sont les cadres intellectuels, institutionnels et structurels qui poussent les hommes des XIIIe-XVe siècles à penser l’amitié ; quelles sont les conditions historiques et les événements culturels qui façonnent les contours d’une telle conceptualisation ? D’emblée, disons-le : l’arrivée au XIIIe siècle de l’Aristoteles novus en Occident latin produit un choc sensible. Une nouvelle donne culturelle désormais surgit. Entre autres œuvres nouvellement introduites, l’Éthique à Nicomaque est intégralement disponible à partir de 1246-1247. Le grand texte moral du Philosophe investit le monde de la pensée. Son traité sur l’amitié, aux livres VIII et IX de l’Éthique, se révèle l’autorité sur le sujet. Comment désormais dire l’amitié sans Aristote ? Entreprendre une étude sur le penser de l’amitié dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque laissait donc soupçonner une richesse de contenu 31 32 33

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D. Boquet, L’Ordre de l’affect au Moyen Âge, p. 304. Ibidem, p. 306. N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, 2 vol., Paris, 1998, notamment vol. 1, p. 557-566 : « Parents et amis ». Cité par Nicole Bériou, ibidem, p. 561, qui précise : « L’amitié n’est pas substantiellement différente de l’amour, tantôt appelé dilectio et tantôt amor, et quelquefois perçu comme le “fin’amor” des chantres de l’amour courtois ».

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jusque là inexploitée, puisque l’essentiel des textes était à l’état d’inédit. De plus, le genre offrait un intérêt historique indéniable du fait que l’œuvre morale d’Aristote était inscrite au programme de la Faculté des arts et des studia mendiants, non seulement à Paris, mais aussi dans l’ensemble de l’Occident. Tous ceux qui étaient passés par l’Université avaient lu l’œuvre. Les commentaires sur l’Éthique semblaient donc bien être ce lieu où un discours sur l’amitié pouvait s’élaborer : le discours de l’École. Discours certes technique, spécifique et typé, surtout éminemment rationnel, discours néanmoins diffusé, vulgarisé et réadapté à d’autres auditoires et à d’autres genres au fil de la production des maîtres et théologiens, du XIIIe au XVe siècle. Parce que l’œuvre pratique d’Aristote est par essence politique – au sens grec du terme –, les médiévaux puisent à cette source le matériau exceptionnellement riche d’une considération du lien social : la philia de l’Éthique est par excellence le lien social qui unit les citoyens d’une même cité et les associe aux mêmes desseins. Penser l’amitié au Moyen Âge à partir de l’auctoritas aristotélicienne, c’était, en quelque sorte, nommer l’expérience proprement médiévale de l’amitié elle-même, définie par la précellence de son acception sociale. La damnatio memoriae du Commentaire scolastique Le déchiffrement de cette source, insolite pour être si scolastique et technique, risquait de décourager. Hormis les trois textes d’Albert le Grand, de Thomas d’Aquin et de Nicole Oresme, l’ensemble des commentaires sur l’Éthique restait scellé dans d’épais manuscrits à l’écriture estudiantine cursive, souvent illisible et très brouillonnée. À la lecture des premières transcriptions, les commentaires déconcertent : que disent-ils, en effet, que n’eût dit Aristote, ou ses plus célèbres commentateurs, Thomas d’Aquin ou Buridan ? D’un texte à l’autre, tout ne semble que redites, reprises, répétitions, plagiat. Aucune pensée personnelle ne s’y dégage, aucune construction doctrinale digne de ce nom, aucune originalité authentique. Tous les commentaires se répètent, parfois mot à mot. Au fil de la lecture, les difficultés s’accumulent. À l’académisme et au formalisme s’ajoute le sentiment de statisme chronologique : repris sans cesse, un même discours sur l’amitié pouvait s’étaler dans le temps, sans qu’on puisse y déceler une évolution historique. C’est dire que face aux commentaires scolastiques, l’impression domine de stérilité et d’inintérêt. Ignorés des historiens pendant des siècles, ne l’avaient-ils pas été à juste titre ? Toute l’historiographie venait confirmer ce constat. Dès l’origine, une voix s’élève : Pétrarque (1304-1374). L’anathème est virulent35. Le poète italien est suivi d’un brillant épigone, Lorenzo Valla (140735

Par exemple, Pétrarque s’élève contre la conception des auctoritates et leur commentarisme systématique. En parlant des maîtres scolastiques, il écrit : « Sunt qui nihil per seipsos scribere

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1457). Avec eux, c’est l’habile invective, promise à une longue fortune, qui assimile le mépris du Moyen Âge et le refus du commentarisme. Commentaire, méthode scolastique, principe de tradition, argument d’autorité, académisme universitaire : telles sont les cibles de prédilection de l’humaniste qui sape l’auctoritas en l’opposant à la vérité, dont elle ne serait qu’un masque36. La critique est acérée. Avec Pétrarque, « aux origines d’un dénigrement », c’est l’invention du Moyen Âge, ce medium aevum, âge du style grossier qui assimile dans un même mouvement commentarisme de l’École et obscurantisme37. Par sa verve notoirement litigieuse, Lorenzo Valla a la hardiesse d’attaquer frontalement le principe d’autorité, en s’en prenant d’abord à Bartole, puis aux traditions du Nouveau Testament38. Il prône un retour aux sources, par-delà tout commentarisme. Le tableau était appelé à une grande fortune chez les humanistes du XVIe siècle39. Quand Rabelais donne la parole à Gargantua, la polémique est déjà mûre d’un siècle et les thèmes sont bien en place : les ténèbres gothiques et la barbarie scolastique sont écartées pour laisser cours à un nouvel âge d’or40.

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audeant, et, scribendi avidi, alienorum expositores operum fiant », De sui ipsius et multorum ignorantia, IV, in Opere latine, Turin, 1975, vol. II, p. 1114. Cf. P. Gilli, La Noblesse du droit. Débats et controverses sur la culture juridique et le rôle des juristes dans l’Italie médiévale (XIIe-XVe siècle), Paris, 2003, p. 171 : « Dans ce balancement de la pensée, se dégage une dimension paradigmatique de l’activité intellectuelle de Pétrarque : la critique de l’idée d’auctoritas, entendue comme ensemble de sources figées et à utiliser commme masque de la vérité ». Sur la critique pétrarquienne de l’auctoritas, cf. R. Fubini, « L’umanista : ritorno di un paradigma. Saggio per un profilo storico da Petrarca ad Erasmo », Archivio storico italiano, 3 (1989), p. 435-508, notamment p. 462-463. Sur la question de l’auctoritas dans la scolastique et sur les débats de la scolastique comme catégorie historique, voir les remarques de R. Schönberger, La Scolastica medievale. Cenni per una definizione, Milan, 1997 p. 94-98 et, surtout, celles de R. Quinto, Scholastica. Storia di un concetto, Padoue, 2001. En vis-à-vis, voir l’étude de Luca Bianchi sur les critiques scolastiques à l’auctoritas universitaire : « “Aristotele fu un uomo e poté errare” : sulle origini medievali della critica al “principio d’autorità” », in Filosofia e teologia nel Trecento : studi in ricordo di Eugenio Randi, éd. L. Bianchi. Louvain, 1994, p. 509-533 repris dans Id., Studi sull’aristotelismo del Rinascimento, Padoue, 2003, p. 101-124. Cf. P. Gilli, Au miroir de l’humanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge (c. 1360-c. 1490), Rome, 1997, p. 54. Cf. P. Gilli, La Noblesse du droit, p. 260-283 : « De la désacralisation à la contestation radicale. Les critiques frontales : Le Contra Bartoli libellum de insignis et armis de Lorenzo Valla », notamment p. 260 : « Le jeune Valla, à peine trentenaire alors, s’attaqua ainsi à “un monstre sacré” [Bartole], inaugurant une tradition personnelle qu’il poursuivra toute sa carrière de retour critique ad fontes au péril de la Tradition et de sa vie (plus tard Priscien, Boèce, Tite-Live, Aristote, ... la Bible, et d’autres encore seront aussi l’objet de son acribie) ». Sur les critiques humanistes envers la scolastique, cf. F. Bottin, « La polemica umanistica contro la scolastica : l’origine di un topos storiografico » in F. Bottin, La scienza degli occamisti, Rimini, 1982, p. 277-313, et A. Lanza, Polemiche e berte letterarie nella Firenze del primo Rinascimento (13751449), Rome, 1989, p. 2-25. Rabelais, Pantagruel, chapitre VIII, dans Œuvres complètes, éd. M. Huchon, avec la coll. de F. Moreau, Paris, 1994, p. 243 : « Le temps estoit encores tenebreux et sentant l’infélicité et calamité des Gothz qui avoient mis à destruction toute bonne literature. Mais par la bonté divine, la lumiere et dignité a esté de mon eage rendue es lettres ».

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Topos au long cours, le paradigme pétrarquien, « alternative anti-scolastique41 », trouve un terrain de choix dans l’historicisme romantique au milieu du XIXe siècle. En 1852, dans son célèbre manifeste de l’historicisme, Averroès et l’averroïsme, Ernest Renan (1823-1892) traduit l’idéologie romantique concernant le Moyen Âge, période de « décadence et de syncrétisme », « effroyable aventure » pour l’esprit civilisé42, « mille ans d’un douloureux silence de la Raison43 ». En dénonçant « la subtilité et la sècheresse » de l’averroïsme44, il ne fait que pointer l’épuisement de la scolastique : L’averroïsme n’est en un sens que le nom de cette scolastique épuisée des Quaestiones et des Quodlibeta, qui se traîne en expirant péniblement de vieillesse et de nullité jusqu’à l’apparition de la philosophie moderne45.

À cette lente décrépitude de la pensée, il associe le genre du commentaire, poussiéreux s’il en est, mortifère de surcroît46 : Paul de Venise, Fra Urbano, Gaetano de Tiene, Vernias lui-même ne sont que des commentateurs. Aucune vie, aucune pensée ne circule sous cette dure enveloppe. [...] Le langage philosophique vingt fois quintessencié en est venu à ne rien recéler : la psychologie n’est plus qu’un cliquetis de mots sonores et d’abstractions réalisées. Pomponat au contraire représente réellement la pensée vivante de son siècle. [...] Les bons esprits déclarèrent dès lors qu’il ne restait qu’une seule chose à faire, c’était de laisser dans leur poussière les traductions et les commentaires du Moyen Âge, pour chercher dans le texte seul le péripatétisme authentique47.

C’est que le ressort secret du mal réside dans l’indéfectible trilogie scolastique-commentaire-auctoritas. Pour Renan, c’est le règne de l’autorité qui tue la pensée ; plus exactement, qui l’enchaîne. À la contrainte insoutenable de l’autorité, Renan oppose la liberté de l’esprit, qui, coûte que coûte, par le biais de l’erreur, du contresens ou de « mille autres fuites » essaie d’y échapper et de s’en affranchir :

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P. Gilli, La Noblesse du droit, p. 268. E. Renan, Averroès et l’averroïsme, « Préface » de la première édition, dans Œuvres complètes, Paris, 1949, t. III, p. 17 et p. 14. Voir également la préface d’Alain de Libera dans la réédition de 2002, p. 7-19, ici p. 8. E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, dans Œuvres complètes, Paris, 1948, t. II, p. 756-757. E. Renan, Averroès et l’averroïsme, Paris, 2002, p. 261 : « La subtilité et la sécheresse sont les défauts communs de tous les averroïstes », et, plus loin, p. 273 : « Averroès est aux yeux de [Patrizzi] responsable de tous les défauts de la scolastique et de ce chaos de questions subtiles qui avaient envahi le champ de la philosophie ». Ibidem, p. 228. Ibidem, p. 269. Ibidem, p. 249 et p. 269. Et Renan de décrire l’impression première citée plus haut face aux commentaires scolastiques, p. 245 : « L’homme voué aux travaux de l’esprit éprouve une grande tristesse quand, parcourant les archives de ces longs siècles d’étude, il trouve ensevelis dans l’oubli ces monceaux de travaux surannés, dont rien ne reste, si ce n’est quelques noms que personne ne se soucie plus de retenir ».

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L’esprit humain sait toujours revendiquer son indépendance. Enchaînez-le à un texte, il saura retrouver sa liberté dans l’interprétation de ce texte. Il le faussera plutôt que de renoncer au plus inaliénable de ses droits, l’exercice individuel de la pensée. [...] Le contresens aux époques d’autorité est comme la revanche que prend l’esprit humain contre l’infaillibilité du texte officiel. L’homme n’abdique sa liberté sur un point que pour la regagner sur un autre. Il sait trouver mille fuites, mille subtilités pour échapper à la chaîne qu’il s’est imposée. On distingue, on commente, on ajoute, on explique, et c’est ainsi que sous le poids des deux plus grandes autorités qui aient régné sur la pensée, la Bible et Aristote, l’esprit s’est encore trouvé libre48.

La métaphore est donc à la libération : par une sorte de « ruse de la raison », l’esprit doit s’affranchir de l’auctoritas pour recouvrer son indépendance49. À peine trois ans plus tard, en 1855, Michelet (1798-1874) rédige la Préface de son Histoire de France au XVIe siècle : Renaissance et Réforme, préface qu’il intitule « L’agonie du Moyen Âge ». Mieux que quiconque, il y peint les trois derniers siècles du Moyen Âge comme l’ère « du vide et du rien », de l’ennui et de la servitude, où la liberté humaine et la Raison abdiquent leurs droits et où « l’humanité s’assit au pied, morne, silencieuse, renonçant à la Vérité50 ». Parce que la liberté n’y souffle plus, l’ère de la scolastique est décrite comme une « immuable école du Rien51 » et les hommes de l’École comme un « grand peuple de raisonneurs contre la Raison », « infinie légion des ergoteurs », « immense armée des fils d’Éole, nés du vent et gonflés de mots52 ». Et Michelet de poursuivre sur la tyrannie, pour l’esprit humain, de l’autorité, dont le commentaire symbolisait, au plus haut point, la contrainte : On procédait prudemment. On ne se mettait en route qu’avec un maître, un docteur, un guide, qui vous gardait à vue, répondait de vous. Ce maître était un manuscrit, plus ou moins falsifié, mauvaise traduction latine d’une mauvaise version arabe. Double obscurité, et déjà complète absence de critique, habitude de confusion. Cette nuit s’épaississait par le commentaire de l’école. [...] Des têtes nourries de telles pensées, sans aucune étude de faits, parfaitement préservées 48

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Ibidem, p. 77-78 et p. 299. Cf. les propos d’Alain de Libera, dans la préface à l’édition de 2002, où il parle de l’œuvre de Renan comme d’une « vaste, savoureuse et impertinente méditation sur la fonction sociale, idéologique et épistémologique du contresens dans l’histoire, qui produit le mythe, et dans l’historiographie, qui le reproduit. Car l’objet de Renan n’est au fond ici ni Averroès lui-même ni ses doctrines ou sa contribution à la philosophie, c’est l’esprit humain subjugué par l’autorité, les stratégies qu’il développe, les détours qu’il emprunte, les masques qu’il revêt, “pour échapper à la chaîne qu’il s’est [lui-même] imposée” ». Voir, à ce sujet, les remarques de J.-B. Brenet, Transferts du sujet. La noétique d’Averroès selon Jean de Jandun, Paris, 2003, p. 25. J. Michelet, « L’agonie du Moyen Âge », dans Renaissance et Réforme. Histoire de France au XVIe siècle, Paris, 1982, p. 35-81, ici p. 80. Ibidem, p. 49. Ibidem, p. 80.

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des lumières de l’expérience, grossissaient étonnamment, soufflées de vent et de vide53.

À l’image du dessèchement, Michelet joint donc celle du vide et du néant. L’atmosphère est à l’obscurité. À l’obscurantisme54. Comme le note Jean Jolivet, « les traits mordants de Renan contre la scolastique sont dépassés de loin par cette diatribe passionnée de Michelet55 ». En 1988, Eugenio Garin publie un recueil d’articles sur « l’homme de la Renaissance ». Lui-même en portraitise le philosophe56. D’un mot, il présente la situation médiévale : « Si les philosophâtres sont nombreux, les philosophes sont rares57 ». Pour le médiéviste italien, le philosophe n’existe pas au Moyen Âge : il ne s’y trouve tout au plus que des maîtres d’école. Il fallait, en effet, attendre la Renaissance pour voir surgir la figure du philosophe et la « philosophie nouvelle », « recherche libre et rationnelle de la vérité » et non plus « commentaire du “livre”, de l’“auteur”, et même d’un livre et d’un auteur : Aristote58 ». Eugenio Garin est ferme : En vérité, il faut avoir le courage de dire une fois pour toutes qu’il ne s’agit pas de nouveaux philosophes, mais de philosophes, parce que c’est précisément et seulement à l’époque de la Renaissance que naît le « philosophe » (ainsi que le savant) comme une figure qui jusqu’alors n’existait pas59.

Le philosophe, tel que l’entend Garin, part à la conquête de son autonomie, hors des universités, loin des commentaires et des auctoritates. Il peut enfin prétendre atteindre la vérité : La vérité, en somme – c’est-à-dire la philosophie (comme la science) – n’est pas quelque chose qui se trouve dans un livre à commenter ex cathedra, dont on commentera par la suite le commentaire (Averroès et saint Thomas commentent Aristote, Jean de Jandun et Thomas de Vio commentent Averroès et saint Thomas, et ainsi de suite). La recherche de la vérité n’est pas conditionnée par le rapport avec une « révélation » – hébraïque, chrétienne, ou musulmane, peu importe. La vérité est une réponse qu’il faut chercher dans l’expérience des choses et dans l’histoire des hommes60.

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Ibidem, p. 48-49. Ibidem, p. 46 : « Tant d’écoles, tant de chaires, tant de docteurs, tant de sottises ! Ah ! supprimer tout cela, quel coup à l’autorité ! Où trouver une création plus solide et plus massive, une plus épaisse muraille pour intercepter les rayons du jour ? » J. Jolivet, « La scolastique et ses entours vus par quelques auteurs français du XIXe siècle », dans Chemins de la pensée médiévale. Études offertes à Zénon Kaluza, éd. P. J. J. M. Bakker, Turnhout, 2002, p. 727-754, ici p. 753. E. Garin éd., L’homme de la Renaissance, Rome-Bari, 1988, trad. fr. Paris, 1990, Paris, 2002 (19911), notamment Id., « Le philosophe », p. 179-217. E. Garin, « Le philosophe », p. 180. Ibidem, p. 186. Ibidem, p. 192. Ibidem, p. 193. Dans L’éducation de l’homme moderne. La pédagogie de la Renaissance (1400-1600),

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Finalement, si les commentaires sont desséchés, c’est parce qu’ils sont soumis au règne de l’autorité. Le philosophe des temps nouveaux, c’est l’anticommentateur, celui qui s’est affranchi de la contrainte de l’auctoritas, « en libérant les voies de la raison des pièges de l’occulte61 » : Ils étaient rebelles à la tradition de l’École, ils avaient appris des Anciens qu’il n’y a pas de livre unique, mais que les livres sont très nombreux ; que, en outre, et avant les livres des hommes, il y a le grand livre de la nature ; que, pour le comprendre, l’autorité ne sert à rien, mais que la raison est nécessaire62.

Salutaire rebellion contre « la dictature opprimante d’Aristote63 ». Ce qui tue la pensée, c’est l’auctoritas. Commentaire et autorité, scolastique et Université participent du règne de l’occulte dont la Renaissance a libéré l’esprit humain. Le stéréotype pétrarquien dont l’historiographie contemporaine est encore redevable refroidit. La première rencontre avec les commentaires sur l’Éthique est peu engageante. Le bilan semble rédhibitoire : il n’y a pas de pensée vivante dans les commentaires scolastiques, a fortiori pas de pensée sur l’amitié. Le commentaire ne serait que desséchement de la pensée. Lieu d’une non-pensée. Le fonctionnement historique des commentaires sur l’Éthique Contre toute espérance et fort de la conviction que l’historien fait feu de tout bois, il faut alors faire confiance à la puissance d’historicité logée en tout objet du passé et ériger le commentaire sur l’Éthique en objet d’histoire. L’entreprise est malaisée et une autre difficulté surgit : comment lire en historien des textes foncièrement philosophiques ? Dans la constitution du corpus, la mise en série s’avère le geste salvateur. Rapprocher les commentaires les uns des autres, c’est les faire jouer les uns contre les autres, les voir travailler de l’un à l’autre, les observer se transformer, se reprendre, s’enchaîner, s’opposer. Ils se recomposent et se défont sans cesse. Surgissent des glissements et des récurrences, des latences et des retours, des refontes et des reconductions. Insoupçonnée, la vie y bruit. Des différences,

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trad. fr. Paris, 1968, rééd. 2003, Eugenio Garin formule autrement le même verdict, p. 69 : « Entre l’esprit et les choses, se dressait, telle une barrière de plus en plus épaisse et impénétrable, la montagne des textes, des commentaires, des commentaires aux commentaires ». E. Garin, « Le philosophe », p. 216. Ibidem, p. 215. Ibidem, p. 189 : « À travers la révolte contre la barbarie du latin scolastique, contre la stérilité de la logique des termes, contre la dictature opprimante d’Aristote, contre les traductions épouvantables et falsifiantes d’Aristote lui-même, ce sont les méthodes et les instruments du savoir qui étaient contestés ».

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infimes à l’œil nu, se font sentir, qu’il faut traquer. Incontestablement, une puissance d’historicité inopinée s’y cache, qui échappe à la première lecture. Il s’agit de voir « tourner » les commentaires dans leur environnement culturel et leur ancrage contextuel, au fil des générations. Se dessine alors, naturellement, une chronologie qui permet de rendre compte d’une évolution effective dans l’épaisseur des deux siècles considérés. Réfléchir sur l’amitié dans les commentaires, c’est chercher à comprendre le fonctionnement historique des commentaires dans l’anthropologie culturelle des médiévaux et en dévisser les ressorts les plus intimes pour y débusquer la pensée vivante à l’œuvre, puissamment64. Ainsi décodé, le commentaire informe l’historien sur le rapport médiéval de la pensée envers l’auctoritas : lieu premier de sa réception, le commentaire s’avère, par là même, le lieu d’une production de savoir. Sans préjuger de leur contenu, ou pire, de leur « originalité » et de leur valeur, il s’agit de laisser parler les commentaires entre eux pour voir ce que leur confrontation peut produire. Guidé par les sources elles-mêmes, il n’est qu’à les regarder pour voir émerger des insistances ou des silences, des apories et des incohérences, des connexions inattendues et des résolutions forcées, pour observer les reprises textuelles et les dérives silencieuses, pour assister à des reconductions et à des ruptures ainsi qu’à des « ententes souterraines » à travers les générations et les espaces géographiques65. Comprendre les commentaires, et chaque commentaire en particulier, exige de reconstituer l’environnement culturel du texte et son ancrage historique mais aussi l’horizon des discussions et la mise en place des traditions commentatrices qui les portaient. Un commentaire isolé est incompréhensible. Il ne peut donc jamais être appréhendé en lui-même, coupé de son réseau culturel et de son univers épistémique. Déjà, Alain de Libera préconisait de faire une histoire des corpus pour éviter l’écueil d’une sous-détermination historique des textes philosophiques en soulignant « le paradoxe qui veut que plus une question antique et médiévale devient “classique”, moins l’historien a de chances de comprendre immédiatement et la question elle-même et les supposées “réponses successives” qui lui sont apportées66 ». Sa méthode descriptive convient aux commentaires sur l’Éthique :

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Dans son étude sur Albert le Grand, Alain de Libera aboutissait en conclusion, aux termes d’analyses précises des corpus, à ce constat : « On espère avoir montré que cette biologie de l’action intellectuelle [chez Albert] était en même temps pensée vivante et vie de pensée », Albert le Grand et la philosophie, Paris, 1990, p. 295. Le mot est de Guy Lobrichon, dans « Conserver, réformer, transformer le monde ? Les manipulations de l’Apocalypse au Moyen Âge central », La Bible au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 109128, ici p. 109. A. de Libera, L’Art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, 1999, p. 628. L’auteur note par ailleurs, p. 625 : « L’étude de la structure d’un complexe constitué de questions et de réponses est le premier objet d’enquête de l’historien ».

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Faire l’histoire [des commentaires], c’est donc suivre un trajet épistémique réel, voir se former des réseaux, se distribuer, se défaire, se recomposer un certain nombre d’éléments, considérer des glissements, des récurrences, mais aussi des faits de structure déterminés par l’état des corpus accessibles. [...] La tâche de l’historien est de décrire autant que possible le jeu complexe des reprises, des transformations et des ruptures qui travaillent l’apparence du déroulement historique67.

Par delà la description des commentaires dans leur ancrage épistémique et culturel, il faut rendre compte de leur déconcertante répétitivité. En rendre compte historiquement. Comment comprendre qu’un même discours – ou à peu près – se reproduise, formellement identique sur plus de deux siècles ? Comment interpréter les reprises et les reformulations, les redites et les répétitions des mêmes schèmes, des mêmes quaestiones, des mêmes mots, du début à la fin de la période considérée ? Loin de conclure à un ressassement indéfini et sans intérêt, la notion de « réemploi », telle que Michel de Certeau la définit, est centrale : « C’est par la forme qu’il y a continuité, voire identité, entre le passé et le présent, non par les contenus68 ». Ailleurs, il écrit : « Les signes ne parlent pas de la même manière fût-ce lorsqu’ils disent la même chose69 ». Autrement dit, il s’agit de comprendre comment les commentaires, qui reproduisent peu ou prou le même discours, fonctionnent en réalité différemment au fil des siècles et des évolutions contextuelles. Les mêmes discours sont repris sur un autre régime. Les mêmes séquences textuelles sont réemployées dans une nouvelle configuration du savoir, « un autre monde s’insinue dans les mêmes signes70 ». Loin d’envisager les commentaires comme système de pensée, à la manière d’une classique ‘histoire des idées’, toujours avide de l’idée neuve, ériger les commentaires en objet d’histoire revient plutôt à les envisager en tant que pratique intellectuelle, comme il y a des pratiques sociales, culturelles, professionnelles ou religieuses. Ainsi distingue-t-on, dans cette pratique, une formalité – le texte tel qu’il se répète au fil des générations – et un sens – les représentations en cours dans une société. Quand Michel de Certeau parle d’une « formalité des pratiques », il montre que le travail de l’historien est de mesurer l’écart entre la formalité des pratiques et celle des représentations71. Analyser les commentaires en tant que pratiques intellectuelles, c’est analyser ces pratiques en tant qu’elles sont énonciatrices de sens. Aussi l’historien doit-il être à l’affût des moindres indices qui lui permettent de saisir les glissements. Il cherche à capter les mobilités cachées à l’inté67 68

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A. de Libera, La Querelle des universaux de Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, 1996, p. 13 et p. 25. M. de Certeau, La fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, Paris, 1982, p. 252. Sur le réemploi, cf. le récent colloque des Settimane de Spolète, Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto medioevo, 16-21 aprile 1998, 2 vol., Spolète, 1999. M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, 1975, p. 227. M. de Certeau, La fable mystique, p. 82. M. de Certeau, « La formalité des pratiques. Du système religieux à l’éthique des Lumières (XVIIe-XVIIIe) », dans L’écriture de l’histoire, p. 178-241, notamment ici, p. 193.

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rieur de la rigidité et du formalisme des systèmes discursifs. Il entend repérer les détails, minimes à première vue, mais décisifs quand ils remettent en cause les représentations culturelles d’une époque. La notion d’indice, chère à Michel de Certeau, est ainsi appliquée72. L’historien cherche à repérer les symptômes d’un ordre en train de se défaire. Il traque les moindres variations. Ainsi, pour les commentaires de l’Éthique mis en série, c’est l’écart qui est signifiant en tant qu’il signale un fonctionnement différent. Il s’agit de pointer la pertinence du détail qui fait exception, d’apprendre à lire ces mille et une ruses que déploient les maîtres ès arts dans le cadre du commentaire afin de s’y mouvoir plus librement et d’échapper à ses contraintes. Grâce au fil directeur de l’amitié, nous repérons le réemploi par de multiples indices : de 1250 à 1470, il y a reprise de la notion d’amitié mais sur différents régimes. En redéfinissant les conditions de possibilité de l’histoire culturelle, par l’étude des « pratiques de lecture », Roger Chartier, quant à lui, invite à articuler les deux pôles discutés ci-dessus : le commentaire comme pratique intellectuelle et le commentaire comme objet de réception73. À la croisée d’une histoire des pratiques intellectuelles et des pratiques culturelles, les variations sur le thème de l’amitié dans les discours commentateurs peuvent traduire certaines des représentations sociales qui avaient cours dans les périodes successives ponctuant les deux siècles étudiés. La construction de sens ne peut s’obtenir qu’en fonction de cette articulation entre le discours et son incarna72

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Ibidem, p. 226. Certeau prend l’exemple de l’idée du bonheur pour montrer le processus : « Cet indice ouvre une question plus large, dans la mesure où il montre que l’idée du bonheur s’insinue à l’intérieur des symboles collectifs traditionnels, qu’elles les altère du dedans, sans donner lieu à un type d’expression qui lui soit propre. Il y a perversion interne du langage, et non création d’une formalité nouvelle. [...] Un changement se formule dans les termes mêmes et selon la modalité d’un corpus constitué ; il ne refond pas les symboles collectifs ; il ne leur impose pas une organisation différente. [...] Les déplacements de mentalité se marquent seulement dans les représentations reçues ». À l’école de Michel de Certeau, Luce Giard précise la technique de l’indice, dans son introduction au recueil de Charles Schmitt, « Charles Schmitt et l’histoire de la Renaissance savante », dans Ch. Schmitt, Aristote et la Renaissance, Londres, 1983, Paris, trad. fr. 1992, p. V-XXXV, notamment p. XII : « Il faut s’intéresser aux détails de l’argumentation, au montage des références tirées des “autorités”, pour saisir comment l’auteur marque de menus écarts et fait dire subtilement aux grands Anciens autre chose qu’on ne pourrait le croire à première vue. Ici l’historien avance en recueillant de menus indices, comme les fragments d’une mosaïque jetés en désordre et dont nul ne saurait recomposer le dessin d’ensemble. À scruter les textes de près, l’historien apprend à discerner des nuances, glissements de sens et détournements qui, de proche en proche, finissent par infléchir la tradition et prendre des libertés avec les opinions reçues ». R. Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, 54/6 (1989), p. 1505-1520. Article repris dans Id., Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, 1998, ch. 2, p. 67-86, voir notamment p. 74 : « Donner ainsi attention aux conditions et aux processus qui, très concrètement, portent les opérations de construction du sens est reconnaître, contre l’ancienne histoire intellectuelle, que ni les intelligences ni les idées ne sont désincarnées et, contre les pensées de l’universel, que les catégories [...] philosophiques [...] sont à construire dans la discontinuité des trajectoires historiques ».

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tion contextualisée, entre « le monde du texte » et « le monde du lecteur » 74. Le mot d’ordre de Roger Chartier séduit qui préconise « [d’]arrimer la compréhension des œuvres, des représentations et des pratiques aux divisions du monde social, que, tout ensemble, elles signifient et construisent75 ». Dépasser l’histoire des idées qui s’arrête au jeu d’influences et aux enchaînements notionnels, à la surface des réalités, c’est précisément chercher à atteindre ce niveau de profondeur où les représentations collectives rendent compte du fonctionnement des sociétés et de leurs mouvements de fond. Les discours sur l’amitié s’avèrent les témoins et les acteurs de ces représentations76. Mieux, les commentaires de l’Éthique se découvrent comme le lieu d’une pensée en mouvement. Ils sont le laboratoire d’une véritable production de savoir. N’en déplaise aux pétrarquiens ou aux romantiques, ils sont authentiquement le lieu d’une pensée en acte. D’une pensée vivante. Pour suivre l’acculturation de l’amicitia et ses mutations discursives du au XVe siècle, nous avons choisi de procéder en deux temps. Dans une première partie, il s’agira de montrer comment les commentateurs s’approprient le concept aristotélicien d’amicitia. Le processus s’observe diversement : les médiévaux réemploient tout d’abord un topos, le thème de la vertu, pour mieux recevoir la notion d’amitié. Ensuite, rencontrant une aporie majeure – l’amitié égalise au sein d’une société inégalitaire – ils s’efforcent de réduire la contradiction. Enfin, ils rassemblent un matériau épars pour mettre en forme une doctrine de l’amitié royale, répondant ainsi à la question majeure : le roi peutil avoir des amis ? L’ensemble de ce travail de réception les conduit à pointer l’émergence de problématiques nouvelles, suscitées par le texte aristotélicien lui-même, notamment autour de la notion de sociabilité. Réemploi, résolution, mise en forme et ouverture : il fallait adapter et assimiler le concept étranger pour le rendre signifiant dans le cadre de la culture latine tardo-médiévale. XIIIe

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Cf. infra, Ie Partie, chapitre I, p. 58, note 120. R. Chartier, « Le monde comme représentation », p. 84. Dans notre emploi des notions d’epistémè, de « socle épistémique », de « substrat épistémologique », il ne s’agit pas pour nous de revendiquer une adhésion foucaldienne, mais d’employer un vocabulaire qui dit le niveau de profondeur dans lequel nous cherchons à nous situer. En ce sens, nous n’avons pas trouvé de meilleure notion que celle-ci. En revanche, nous écartons la notion de « structure » telle que Foucault la pratique, dans la mesure où précisément la « liberté créatrice » de nos commentateurs restitue aux agents toute leur responsabilité. La notion de liberté créatrice est précisément défendue par Roger Chartier contre Foucault, cf. R. Chartier, Au bord de la falaise, p. 73 : « Cette reformulation, qui met l’accent sur la pluralité des emplois et des compréhensions et sur la liberté créatrice – même si elle est réglée – des agents que n’obligent ni les textes ni les normes, s’écarte, en premier lieu, du sens que Michel Foucault donne au concept en tenant l’“appropriation sociale des discours” comme l’une des procédures majeures par lesquelles les discours sont assujettis et confisqués par les individus ou les institutions qui s’en arrogent le contrôle exclusif ».

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Dans un deuxième moment, plus résolument diachronique, il conviendra de suivre les métamorphoses discursives de l’amicitia, indices des mutations culturelles qui se jouent dans les derniers siècles du Moyen Âge. Au XIIIe siècle, les grands commentaires mendiants donnent le ton d’une approche théologale de l’amitié, comprise à la lumière d’une anthropologie théocentrique. Amitié et charité se confortent l’une l’autre. Au XIVe siècle, dans les années 1340-1350, le « moment Buridan » représente une rupture dans l’approche du concept : l’amitié s’autonomise par rapport à son vis-à-vis, la charité, et Buridan esquisse une refondation éthique de l’édifice moral. Enfin au XVe siècle, si la tendance didactique l’emporte, l’heure n’en est pas moins à la relance de la charité, par réaction à l’immanentisme de la période précédente. Dans l’Italie humaniste de ce même XVe siècle, cependant, l’utilisation de l’amicitia aristotélicienne y est au service d’une autre dynamique, la dynamique curiale et civique.

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PREMIÈRE PARTIE

L’ACCULTURATION D’UN CONCEPT :

RÉCEPTION ET ASSIMILATION DE L’AMICITIA ARISTOTÉLICIENNE

La chance du monde occidental latinophone aura ainsi été son inculture philosophique qui l’aura obligé à produire du sens avec des problèmes plutôt qu’avec des instruments. A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, Paris, 1993, p. 262.

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CHAPITRE PREMIER

LA RÉCEPTION DE L’ÉTHIQUE À NICOMAQUE EN OCCIDENT

Dans le grand mouvement de traductions qui court du Ve à la fin du XIIIe siècle, l’Aristoteles latinus s’est formé par vagues successives. La période de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge est celle de l’Aristote logique : si Boèce, entre 510 et 522, traduit l’ensemble de l’Organon à l’exception des Seconds Analytiques, seuls sont connus au début du XIIe siècle les Catégories, le De Interpretatione et, de manière fragmentaire, les Topiques, qui appartiennent à la Logica vetus1. À partir du XIIe siècle sont disponibles, sous plusieurs versions, les Libri naturales, c’est-à-dire la Physica, le De anima, le De Caelo et surtout la Metaphysica, ainsi que le De generatione et corruptione, les Meteorologica, le De sensu. Au XIIIe siècle enfin, les parties dites pratiques et les œuvres poétiques circulent dans des textes complets : c’est à cet ensemble qu’appartient la traduction de l’Éthique à Nicomaque en 1246-12472, puis de la Politique (v. 1260) et des Économiques (1295), mais aussi de la Rhétorique (par Hermann l’Allemand vers 1256 et par Guillaume de Moerbeke avant 1270), enfin de la Poétique (1278). L’Éthique à Nicomaque est donc tardivement connue par les Occidentaux du Moyen Âge latin. L’œuvre présente l’originalité d’être accueillie en Occident sans être passée par le filtre des grands commentaires péripatéticiens arabes, comme les autres textes aristotéliciens l’ont été, par exemple le De Anima ou la Métaphysique3.

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S. Ebbesen, « Boethius as an Aristotelian Scholar », in Aristoteles Werk und Wirkung. Paul Moraux gewidmet, II : Kommentierung, Überlieferung, Nachleben, éd. J. Wiesner, Berlin-New York, 1987, p. 286-311 ; Id., « Medieval Latin Glosses and Commentaries on Aristotelian Logical Texts of the Twelfth and Thirteenth Centuries », in Glosses and Commentaries on Aristotelian Logical Texts : The Syriac, Arabic, and Medieval Latin Traditions, éd. C. Burnett, Londres, 1993, p. 130-77. Voir aussi B. Dod, « Aristoteles latinus », in The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, éd. N. Kretzmann, A. Kenny, J. Pinborg, E. Stump, Cambridge, 1982, p. 45-79, notamment p. 53-54 et p. 74-75. Voir infra, p. 35 et suivantes. Sur la tradition médiévale du Grand Commentaire d’Averroès sur l’Éthique, voir P. Molnár, « Une étape négligée de la réception d’Aristote en Occident : Averroès, le Liber Nicomachie et la science politique », dans Averroès et l’averroïsme. Un itinéraire historique du Haut Atlas à Paris et à Padoue, éd. A. Bazzana, N. Bériou, P. Guichard, Lyon, 2005, p. 265-273 ; J. B. Korolec, « Mittle-

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Selon toutes les divisiones philosophiae et autres introductions à la philosophie, l’éthique est présentée comme le fondement de la science morale : elle en est le premier cercle concentrique. Elle relève en effet de la sphère de l’individu dite monostica (homo secundum se) ; l’économique (du grec oïkos, la cellule familiale) concerne la sphère domestique ; la politique enfin couronne la science pratique par la dignité et l’ampleur de son objet : l’État. Les commentateurs l’ont vite compris : l’Éthique à Nicomaque est indissociable des deux autres œuvres de philosophie morale et nombreux sont les scolastiques qui commentent l’Éthique avec la Politique4 ou l’Éthique avec les Yconomiques5 voire les trois œuvres ensemble6.

1. L’ÉTHIQUE DANS LA PHILOSOPHIE MORALE D’ARISTOTE Aristote (384-322 av. J.-C.), macédonien de Stagire, en Chalcédoine, écrit l’Éthique à Nicomaque dans le dernier tiers du IVe siècle avant notre ère. Fils de Nicomaque, le médecin personnel du roi Amyntas III, lequel est père de Philippe de Macédoine, Aristote dénomme son propre fils du même nom7. Les

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rer Kommentar von Averroes zur Nikomachischen Ethik des Aristoteles », Mediaevalia Philosophica Polonorum, 31 (1992), p. 61-118 ; voir Id., « Le commentaire d’Averroès sur l’Éthique à Nicomaque », Bulletin de Philosophie médiévale, 27 (1985), p. 104-107 et pour l’édition du livre IV ; L. V. Berman, Middle Commentary on the Nicomachean Ethics in Medieval Hebrew Literature, Multiple Averroès, J. Jolivet éd., Paris, 1978, p. 287-321, notamment p. 291-297 : « Ibn Rushd’s Middle Commentary on the Nicomachean Ethics » ; Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, XXVI 1-3, fasc. 2, p. 132-135 : « Averrois libri Nicomachiae nec non summae Alexandrinorum Hermanno Alemanno interprete particulae quae particulis superioribus respondent » ; fasc. 1 p. CXLVII-CLI : « Particula extrema libri tertii nova translatio vel vetus noviter edita ». Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Pierre d’Auvergne, Guiral Ot, Walter Burley, Guido Vernani de Arimino, Jean Buridan et Donatus Acciaiolus, Martinus Magistri, Petrus Martinez de Osma ont commenté l’Éthique et la Politique, cf. C. H. Lohr, Commentateurs d’Aristote au Moyen Âge Latin. Bibliographie de la littérature secondaire récente, Fribourg-Paris, 1988 et Id., « Medieval Latin Aristotle Commentaries », Traditio, 23-30 (1967-1974). Albert de Saxe a commenté l’Éthique et les Yconomiques, cf. C. H. Lohr, « Medieval Latin Aristotle Commentaries », Traditio, 23 (1967), p. 351-352. Nicole Oresme, Henri Totting de Oyta, Guillelmus Becchius Florentinus, Jean Versor, Paul de Worczyn ont commenté l’ensemble du corpus moral d’Aristote (Éthique, Économiques, Politiques). Chr. Flüeler a présenté une liste des commentateurs qui ont travaillé les Économiques et la Politique : Chr. Flüeler, « Mittelalterliche Kommentare zur Politik des Aristoteles und zur pseudo-aristotelischen Oekonomik », Bulletin de philosophie médiévale, 29 (1987), p. 193-229. C’est ainsi qu’il faut entendre le titre, Éthique à Nicomaque, que l’on devrait plus correctement appeler Éthique de Nicomaque, c’est-à-dire « Éthique éditée par Nicomaque », cf. R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque. Introduction, traduction et commentaire, Louvain-Paris, 19581959, 2e éd. 2002 avec introduction nouvelle, (2 tomes, 4 volumes). Tome 1 : Introduction, p. 84. Sur ce chapitre, voir notamment ibidem, tome 1, ch. II : « La composition et l’édition de l’Éthique à Nicomaque », p. 63-89 et ch. III : « L’exégèse de l’Éthique à Nicomaque : Essai d’histoire littéraire », p. 91-159 ; D. Lines, Aristotle’s Ethics in the Italian Renaissance (ca. 1300-1650). The Universities and

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ouvrages éthiques que la tradition attribuait à Aristote étaient au nombre de quatre : l’Éthique à Nicomaque, l’Éthique à Eudème, la Magna moralia et le De virtutibus et vitiis. Ce dernier opuscule, à écarter d’emblée, n’est pas d’Aristote mais d’un auteur chrétien du début de notre ère. La Grande morale ou Magna moralia ne peut pas non plus être attribuée à Aristote : elle est écrite au IIe siècle avant J.-C.8 L’important reste que, pour les médiévaux, ces œuvres appartiennent sans conteste au corpus aristotélicien9. En ce qui concerne les deux Éthiques, si leur authenticité semble acquise, la question de leur chronologie respective s’est longtemps posée. Faut-il penser une antériorité ou une postériorité de l’Éthique à Nicomaque par rapport à l’Éthique à Eudème10, dont plusieurs passages sont parallèles ?11 La chronologie que propose René-Antoine Gauthier12, à la suite de François Nuyens13, semble cohérente : l’Éthique à Nicomaque est le cours de morale professé par Aristote en 335-334 dans la nouvelle école qu’il vient de fonder à Athènes, le Lycée14. Cet exposé reprend des éléments du premier cours de morale, l’Éthique à Eudème, datant de la période d’Aristote à Assos et Mytilène (348/7-335/4)15. Mais une autre chronologie est proposée par Ingemar Düring, que l’on adopte aujourd’hui de façon générale16 : l’Éthique à Nicomaque est placée dans la deuxième période athénienne d’Aristote, soit de 334 à sa mort en 322. Cette œuvre reprend l’Éthique à Eudème que Düring situe avant le séjour à Assos, dans la première période athénienne (367-347). Quoi qu’il en soit, au sein du Corpus aristotelicum, l’Éthique à Nicomaque demeure la grande œuvre morale d’Aristote, exposé systématique sur le bonheur et la vertu. Jean Tricot parle d’une « œuvre sévère, à texture serrée,

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the Problem of Moral Education, Leiden-Boston-Köln, 2002, Part I, Prolegomena, ch. 1 : « Aristotle’s Ethics : Authorship, Nachleben, Doctrine », p. 29-54. R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique, p. 93-97. Cf. P. L. Donini, L’etica dei Magna Moralia, Turin, 1963. Au Moyen Âge, l’Éthique à Eudème (VIII, 2=VII, 14) joint à la Magna moralia (II, 8) circule sous le titre de Liber de bona fortuna et connaît un grand succès. Aujourd’hui, Anthony Kenny est un des seuls à maintenir que l’Éthique à Nicomaque est antérieure à l’Éthique à Eudème, cf. A. Kenny, The Aristotelian Ethics. A study of the relationship between the Eudemian and Nicomachean Ethics of Aristotle, Oxford, 1978, ch. 9 : « The Dating of the Aristotelian Ethical Treatises », p. 215-239. Voir aussi l’introduction de l’Éthique à Eudème par V. Décarie, Paris, 1997, p. 31 et J.-P. Dumont, Introduction à la méthode d’Aristote, Paris, 1992, p. 20 : « L’Éthique à Eudème (…) se situe à mi-chemin entre le Protreptique et l’Éthique à Nicomaque ». Pour les livres communs : E.E. IV= E.N. V ; E.E. V= E.N. VI ; E.E. VI= E.N. VII. R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique, p. 62-63. Fr. Nuyens, L’évolution de la psychologie d’Aristote, Louvain, 1948, p. 189-193. R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique, p. 43-44. Sur ces questions de chronologie, voir H. Flashar, « Aristoteles », in Die Philosophie der Antike, III, éd. H. Flashar, Grundriss der Geschichte der Philosophie, Basel-Stuttgart, 1983, p. 175-457. R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique, p. 36. I. Düring, Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines Denken, vol. 1, Heidelberg, 1966, p. 4842 : « Die relative Chronologie seiner Schriften ».

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[…] qui demande à être étudiée et présentée comme une œuvre strictement technique et didactique17 ». De plus, l’Éthique à Nicomaque est rédigée parallèlement à la Politique et en vue de celle-ci18. L’Éthique est donc subordonnée, dans le projet aristotélicien, à une perspective plus largement politique19.

2. LES TRADITIONS TEXTUELLES ET INSTITUTIONNELLES DE L’ÉTHIQUE EN OCCIDENT LATIN a. Les traditions textuelles de l’Éthique20 Lorsque Robert Grosseteste, l’évêque de Lincoln, traduit l’Éthique à Nicomaque en 1246-124721, les médiévaux disposent définitivement du texte aristotélicien. Il est vrai, plusieurs versions partielles circulaient dès le milieu du XIIe siècle dont il ne nous est parvenu que des fragments. Les livres II et III, disponibles sous le nom d’Ethica vetus, étaient complétés par une autre traduction dite Ethica nova ou translatio antiquior, dont il ne reste aujourd’hui que le livre premier22. Cette version, située au début du XIIIe siècle, comprenait également la fin du livre III et les livres IV-X23. Il est avéré aujourd’hui que Burgondio de Pise est l’unique et authentique traducteur de ces deux premières versions qui constituent ce que les médiévaux appellent le Liber ethicorum24. Un troisième texte, fragmentaire, contient également le livre I, une partie du livre VII et le premier tiers du livre VIII jusqu’au chapitre 1 : il est consigné dans le manuscrit de la Bibliothèque Vaticane, Borgh. 108, d’où son appellation d’Ethica Borghesiana. Enfin, un ultime témoin, l’Ethica Hoferiana, extraits des livres II-VIII est le texte du manuscrit Cambridge (Mass.), Harvard Univ., Typ 233 H. Derniers apports philologiques dans le dossier des premières traductions de l’Éthique en Occident : la version arabo-latine d’Hermann l’Allemand en 1243

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Cf. l’introduction de l’Éthique à Nicomaque par J. Tricot, Paris, 7e éd., 1997, p. 7. Rédigée au Lycée, à la même période (335-334), cf. R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique, p. 46. Si la distinction des deux domaines remonte à Aristote lui-même, on ne saurait pourtant démêler sans anachronisme la réflexion morale de son horizon politique, distinction qu’il convient de manier avec précaution. Voir tableau ci-contre, « Les traditions textuelles de l’Éthique à Nicomaque ». Pour la datation de cette traduction, voir D. A. Callus, « The Date of Grosseteste’s Translations and Commentaries on Pseudo-Dionysius and the Nicomachean Ethics », RTAM, 14 (1947), p. 186210. Aristoteles Latinus, XXVI, 1-3, fasc. 2 : Translatio Antiquissima Libr. II-III sive ‘Ethica Vetus’ et Translationis Antiquioris quae supersunt A. Liber I sive ‘Ethica nova’, ‘Hoferiana’, éd. R.-A. Gauthier, Leiden-Bruxelles, 1972. R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique, ici tome 1, p. 113. Cf. G. Vuillemin-Diem et M. Rashed, « Burgondio de Pise et ses manuscrits grecs d’Aristote : Laur. 87.7 et Laur. 81.18 », RTAM, 44/1 (1997), p. 136-198.

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ou 1244 dite Translatio alexandrina in X libros Ethicorum ou Summa Alexandrinorum25 et la version hébraïque de l’Éthique, en 1322, dans la traduction de Samuel de Marseille26. Pour Auguste Pelzer, la traduction de Robert Grosseteste est faite directement sur le texte grec27, alors que le Père Gauthier parle plutôt d’« une révision de l’ancienne traduction complète et que Robert semble avoir possédée en son entier28 ». Quoi qu’il en soit, Jean Dunbabin appelle cette traduction « the standard translation in the Middle Ages29 », bien que cette version présente un certain nombre d’erreurs dues au manuscrit grec de base30. Il s’agit là de la traduction de référence qui est pratiquée pendant toute la fin du Moyen Âge, même si, au XVe siècle, elle est fortement concurrencée par les versions de Bruni et d’Argyropoulos ; la traduction lincolnienne n’est véritablement supplantée qu’au XVIe siècle, en 1541, par la version du traducteur italien Giovanni Bernardino Feliciano (c. 1490-1554) dit aussi Jean-Bernardin Félicien31. Pour accompagner la lecture du texte d’Aristote qu’il vient de livrer, l’évêque de

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M.-Th. d’Alverny, « Remarques sur la tradition manuscrite de la “Summa Alexandrinorum” », AHDLMA, 49 (1982), p. 265-274. Surtout connu pour sa traduction latine de la Paraphrase ou Commentaire moyen sur l’Éthique d’Averroès, en 1240, Hermann l’Allemand est aussi le traducteur de la Rhétorique et de la Poétique d’Aristote, cf. J. B. Korolec, « Le commentaire d’Averroès sur l’Éthique à Nicomaque », Bulletin de Philosophie médiévale, 27 (1985), p. 104-107 et, pour l’édition du livre IV, voir Id., « Mittlerer Kommentar von Averroes » ; H. Daiber, « Lateinische Übersetzungen arabischer Texte zur Philosophie und ihre Bedeutung für die Scholastik des Mittelalters. Stand und Aufgaben der Forschung », dans Rencontres de cultures dans la philosophie médiévale. Traductions et traducteurs de l’antiquité tardive au XIVe siècle. Actes du Colloque international de Cassino, 15-17 juin 1989, éd. J. Hamesse et M. Fattori, Louvain-la-Neuve - Cassino, 1990, p. 204-250, notamment p. 236. Albert le Grand connaît et se réfère à cette version arabolatine et Roger Bacon, ami personnel d’Hermann, l’utilise même après la parution de la traduction de Grosseteste, cf. E. Massa, Rogeris Baconis Moralis Philosophia, Turin, 1953, p. 48-49. L. V. Berman, Middle Commentary on the Nicomachean Ethics in Medieval Hebrew Literature, Multiple Averroès, éd. J. Jolivet, Paris, 1978, p. 287-321, notamment p. 293-297 ; Ead., « Greek into Hebrew : Samuel ben Judah of Marseilles, Fourteenth Century Philosopher and Translator », in Jewish Medieval and Renaissance Studies, éd. A. Altmann, Cambridge Mass., 1967, p. 289-320. A. Pelzer, « Les Versions latines des ouvrages de morale conservés sous le nom d’Aristote en usage au XIIIe siècle », Revue Néo-Scolastique de Philosophie, 23 (1921), p. 316-341 et 378-400. Repris dans Id., Études d’histoire littéraire sur la scolastique médiévale. Recueils d’articles mis à jour à l’aide des notes de l’auteur par A. Pattin et E. Van de Vyver, Louvain-Paris, 1964, p. 120-187, ici p. 149 et p. 184. R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique, p. 121. J. Dunbabin, « Robert Grosseteste as Translator, Transmitter and Commentator : The Nicomachean Ethics », Traditio, 28 (1972), p. 461. A. Mansion, « La version médiévale de l’Éthique à Nicomaque. La “Translatio Lincolniensis” et la controverse autour de la revision attribuée à Guillaume de Moerbeke », Revue néo-scolastique de Philosophie, 41 (1938), p. 401-427, notamment p. 414. Johannes Bernardinus Felicianus, Moralia Nicomachia, cum Eustratii, Aspasii, Michaelis Ephesii, nonnullorumque aliorum Graecorum explanationibus, nuper a Joanne Bernardo Feliciano latinitate donata, Venise, 1541.

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Lincoln traduit une compilation de plusieurs commentateurs grecs de l’Éthique. Le recueil, élaboré à Byzance au XIIe siècle, comprend le commentaire des livres V et IX-X par Michel d’Éphèse (XIe siècle), des livres I et VI par Eustrate de Nicée (XIIe siècle), du livre VIII par Aspasius (IIe siècle), des livres II à V par un anonyme dit l’Anonyme ancien et du livre VII par un autre anonyme dit l’Anonyme récent32. Enfin, Robert Grosseteste n’hésite pas à clarifier et à justifier sa traduction en insérant des notulae personnelles dans le texte des commentateurs, d’une part, et dans les marges du texte aristotélicien, d’autre part33. À partir de cette version lincolnienne, Guillaume de Moerbeke opère une révision en deux étapes : vers 1250, l’Editio minor et, de là, dans la décennie 1260, la Revisio ou Recensio recognita34. Aujourd’hui perdu, le texte originel de la Recensio recognita reste repérable dans deux traditions manuscrites : l’une parisienne, l’autre italienne. Dès la deuxième moitié du XIIIe siècle, la traduction franchit le pas de la langue vernaculaire avec Brunetto Latini. Les extraits de l’Éthique à Nicomaque qui apparaissent dans la première partie du Livre II du Trésor (1266-67) sont les premiers essais pour traduire Aristote en langue française et, partant, la possibilité d’une première prise de contact, dans le royaume de France, avec l’œuvre du Philosophe par le public cultivé et laïque35. Cette traduction a beaucoup servi et fut très diffusée. Puis vient la grande entreprise de traductions, sous les Valois, qui donne lieu, en 1370, à la première véritable version française de l’Éthique à Nicomaque par Nicole Oresme, laquelle s’appuie sur la révision parisienne du texte latin de Grosseteste36. Si la translation d’Oresme reste proche du texte aristotélicien quant au sens, sa glose, originale, soutient l’orientation déjà interprétative de sa traduction37.

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H. P. F. Mercken, The Greek Commentaries on the Nicomachean Ethics of Aristotle in the Latin Translation of Robert Grosseteste, Bishop of Lincoln (d. 1253), vol. 3, Louvain, 1991 ; Id., « The Greek Commentators on Aristotle’s Ethics », in Aristotle Transformed. The Ancient Commentators and Their Influence, éd. R. Sorabji, London, 1990, p. 407-433. Il y a donc deux commentaires sur le livre V de l’Éthique dans le recueil des commentateurs grecs. Pour les notulae in margine, la tradition manuscrite varie d’un témoin à l’autre, selon l’intérêt et la lassitude du scribe à recopier ces remarques hors texte. J. Brams, « The Revised Version of Grosseteste’s Translation of the Nicomachean Ethics », Bulletin de Philosophie Médiévale, 36 (1994), p. 45-55 ; Id., « Guillaume de Moerbeke et Aristote », dans Rencontres de cultures, p. 317-336, notamment p. 320-322. Brunetto Latini, Li Livre dou Tresor, éd. F. J. Carmody, Berkeley, 1939-1948 (réimpr. Genève, 1975). Sur la culture des laïcs à la fin du Moyen Âge, voir R. Imbach, Dante, la philosophie et les laïcs, Fribourg-Paris, 1996, p. 72 ; R.-A. Gauthier, J. Y. Jolif, L’Éthique, p. 120. Cf. « Les traditions textuelles » ; Nicole Oresme, Le livre de Éthiques d’Aristote, éd. A. D. Menut, New York, 1940. La traduction semble se fonder sur le l’exemplar parisien de R p connu pour être le plus récent et conservé par le manuscrit Paris, BnF, lat. 16584. Traduire et commenter, au Moyen Âge, sont considérés comme des activités allant de pair, cf. F. Bérier, « La traduction en français », in Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII/1, 1988, p. 219-265, notamment p. 240.

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Aux XIVe et XVe siècles, d’autres traditions textuelles fleurissent. Les humanistes du XVe siècle infléchissent leur travail dans un sens plus résolument philologique et technique38. Plusieurs versions humanistes se succèdent dont deux émergent par leur diffusion. La version de Leonardo Bruni, dit l’Arétin (1374-1444), date de 1416-1417 et nous est parvenue aujourd’hui dans quelque 279 manuscrits, témoins de son indéniable succès39. Elle est une révision sur le grec de la Translatio Lincolniensis. En 1457, le grec Johannes Argyropoulos (1415-1487)40, alors qu’il inaugure son cours sur l’Éthique à Nicomaque à Florence, entreprend lui aussi à partir du grec, deux traductions latines, la deuxième étant une révision de la première à la demande de Sixte IV. C’est la version sixtine qui est abondamment éditée aux XVe et XVIe siècles, avec la dédicace de la première adressée à Cosme de Médicis41. D’autres humanistes participent au mouvement de traduction de l’Éthique ; ils appartiennent au milieu italien : Gianozzo Manetti (1396-1459) traduit la Magna moralia, l’Ethica Eudemia et l’Ethica Nicomachea, trois traductions qu’il dédie à Alphonse d’Aragon († 1458) alors qu’il se trouve à la cour de Naples dans les années 1450 ; les versions de Theodorus Gaza (1400-1476), Matteo di Simone Strozzi et de Roberto de Rossi ne nous sont pas parvenues. b. La place de l’Éthique dans les statuts d’enseignement La destinée de l’Éthique en Occident a d’abord partie liée avec l’Université de Paris. Les statuts de 1215 sont les premiers à autoriser l’enseignement de

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E. Garin, Le traduzioni umanistiche di Aristotele nel secolo XV, Florence, 1951, p. 1-50. Leonardus Bruni Aretinus, Aristotelis Ethica L. Bruni interprete, Argentine, 1457. En 1419-1420, Leonardo Bruni traduit les Économiques et, en 1438, la Politique. Sur la traduction de Leonardo Bruni, voir les récents travaux de James Hankins, « Translation Practice in the Renaissance : the Case of Leonardo Bruni », dans Méthodologie de la traduction : de l’Antiquité à la Renaissance, éd. C. M. Ternes et M. Mund-Dopchie, Luxembourg, 1994, p. 154-175 ; Id., « Traduire l’Éthique d’Aristote : Leonardo Bruni et ses critiques », dans Penser entre les lignes : Philologie et philosophie au Quattrocento, éd. F. Mariani Zini, Lille, 2001, p. 133-159 ; Id., « Notes on Leonardo Bruni’s Translation of the Nicomachean Ethics and its reception in the fifteenth century », dans Les traducteurs au travail. Leurs manuscrits et leurs méthodes, J. Hamesse, Turnhout, 2001, p. 427-447. Voir également H. B. Gerl, Philosophie und Philologie : Leonardo Bruni’s Übertragung der Nikomachischen Ethik in ihren philosophischen Prämissen, Münich, 1981. Sur la personnalité de Johannes Argyropoulos, voir le récent travail de Sylvestre Jardin, « La carrière de Jean Argyropoulos avant 1453. Contribution à l’histoire de la renaissance byzantine », Positions des Thèses de l’École nationale des chartes, Paris, 1999, p. 255-258. Johannes Argyropoulos, Opus Aristotelis de moribus ad Nicomachum a Joanne Argyropylo Byzantio, Florentiae, Nicolaus Laurentii de Alemania. Cette édition n’est pas datée. Plusieurs autres éditions ont suivi au XVIe siècle dont celle de Cologne : Ethicorum Aristotelis Stagiritae ad Nicomachum. Libri decem Johanne Argyropilo Byzantio interprete, Coloniae, 1535. Pour l’édition de la préface, voir A. M. Brown éd, « The humanist portrait of Cosimo de Medici pater patriae », Journal of the Warburg and Court. Institut., 24 (1961), p. 219-221 : « Eiusdem exordium in libros ethicorum ».

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l’Éthique. Le texte précise que l’enseignement n’a lieu que les jours fériés (in festivis diebus) et il ajoute si placet, « si l’on veut42 ». À cette époque, l’Éthique semble donc considérée comme un texte secondaire puisqu’on le place en dehors des heures de cours ordinaires et que son caractère optionnel laisse soupçonner un moindre intérêt. Il est vrai qu’en 1215, le texte se réduit aux trois premiers livres (Ethica Vetus), il n’a pas la cohérence que lui confère la version intégrale de 1246-1247 et les deux autres œuvres du corpus pratique d’Aristote (Économique et Politique) ne sont pas encore traduites. Les statuts de 1255 font entrer l’Éthique dans le cadre des cours ordinaires en en précisant la durée : quatre livres doivent être étudiés en l’espace de douze semaines si le texte est lu parallèlement à un autre, et en l’espace de six semaines si le texte est lu seul43. À Toulouse, au début du XIVe siècle (1309), les statuts et les programmes se modèlent sur la situation parisienne. La lecture de l’Éthique s’étale sur deux années44 : les cinq premiers livres de l’Éthique devaient être lus dans la période estivale la première année, et les cinq derniers la deuxième année45. Dans les Studia artium des frères prêcheurs, le programme des études se calque, dès 1259, sur celui de la Faculté des arts parisienne défini en 125546. Les livres lus y sont les mêmes. Le chapitre provincial de Toulouse, tenu en 1327, décide d’intégrer au Studium naturarum l’enseignement de la philosophie morale et recommande la lecture de l’Éthique comme lecture secondaire, trois années d’affilée, systématiquement (integraliter et perfecte) et obligatoirement47. 42

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CUP, I, n. 20, p. 78 : « Non legant in festivis diebus nisi philosophos et rhetoricas, et quadrivialia, et barbarismum, et ethicam, si placet, et quartum topichorum ». CUP, I, n. 246, p. 278. Le statut précise cependant : « Plus tamen temporis licebit cuiquam apponere ». M. Fournier, Les Statuts et Privilèges des Universités françaises depuis leur fondation jusqu’en 1789, Paris, 1890, I, n. 542, p. 465 : « Legantur uno anno quinque libri Ethicorum, et alio anno alii quinque per ordinem, et tertio anno Libri De Anima ». Du 24 juin au 18 octobre. Jacques Verger indique que c’est à la première place, la meilleure, en début de matinée, qu’étaient lus en « lecture ordinaire » les livres de la Logica nova et de l’Éthique, cf. « Remarques sur l’enseignement des arts dans les universités du Midi à la fin du Moyen Âge », Annales du Midi, 91 (1979), p. 355-381, ici p. 363. Sur l’enseignement dans les studia mendiants, voir A. Maierù, University Training in Medieval Europe, Leiden-New York-Köln, 1994, ch. 1 : « Regulations Governing Teaching and Academic Exercises in Mendicant Studia », p. 1-35. Pour les studia dominicains, voir W. A. Hinnebusch, The History of the Dominican Order, II. The intellectual and cultural life to 1500, New York, 1973, p. 27-28. Sur les studia dominicains, voir M. M. Mulchahey, « First the bow is bent in study » : Dominican Education before 1350, Toronto, 1998 ; Ead., « The Dominican Studium System and the Universities of Europe in the thirteenth Century. A relationship redefined », dans Manuels, programmes de cours et techniques d’enseignement dans les universités médiévales. Actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve (9-11 septembre 1993), éd. J. Hamesse, Louvain-la-Neuve, 1994, p. 277-324. C. Douais, Essai sur l’organisation des études dans l’ordre des frères prêcheurs au XIIIe et au XIVe siècle (1216-1342). Première province de Provence-province de Toulouse, Paris-Toulouse, 1884, p. 71-72, extrait du chapitre provincial de Toulouse de 1327, conservé dans le ms Toulouse, BM, 490 (I,

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En 1330, la province de Toulouse organise un enseignement spécialement consacré à la philosophie morale, en fondant deux Studia philosophie moralis, c’est-à-dire en séparant l’enseignement moral du reste du curriculum. L’Éthique y est alors consacrée en lecture principale la première année, accompagnée, en lecture secondaire, de la Magna moralia, de l’Économique et du Liber de causis48. La seconde année, le livre central est la Politique, accompagnée de la Rhétorique. Force est de constater que la philosophie morale s’impose de plus en plus, tendant à supplanter la métaphysique qui régnait en souveraine dans les études philosophiques au XIIIe siècle. Outre les Studia naturarum, la fondation à Toulouse d’un Studium philosophie moralis, atteste la valeur dont l’ordre crédite l’Éthique et laisse soupçonner la profonde connaissance que les frères pouvaient en avoir. C’est que la philosophie morale s’avère une pièce maîtresse pour les théologiens de l’ordre49. Pour l’ordre des frères mineurs, Bert Roest a récemment montré l’évolution de l’intérêt des franciscains pour l’Éthique50. Cet intérêt est stimulé par les propos de Roger Bacon, qui présente la philosophie morale comme « la fin, la maîtresse et la reine de toutes les sciences », la scientia dominatrix51. Très tôt, les franciscains ont considéré la philosophie morale comme une partie du savoir relevant autant de la philosophie que de la théologie. L’Éthique est donc au programme des Studia generalia philosophiae dès la seconde moitié du XIIIe siècle, avec les chapitres de Narbonne (1260), Assise (1279) et Paris (1292)52. En 1370,

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273), fol. 453A. Ce texte si important est repris avec quelques variantes au chapitre provincial d’Auvillars le 15 août 1335, il est édité par C. Douais, Les frères prêcheurs en Gascogne, au XIIIe et au XIVe siècle. Première partie : Chapitres, Paris-Auch, 1884, p. 224. Voir les Actes du Chapitre de Montauban en 1330, conservés dans le ms Toulouse, BM, 490 (I, 273), fol. 459v, édités par C. Douais, Essai sur l’organisation des études, p. 72. Voir M. M. Mulchahey, « First the bow is bent », p. 273-274. À ce sujet, voir les réflexions de Marian Michèle Mulchahey, « First the bow is bent », p. 271 : « Aristotle’s Ethica, as well as the Economica and the Politica, ultimately came to be used not in the order’s studia naturarum, but as the centrepiece for a series of extraordinary lectures in the studia generalia and in the provincial theology schools developped by the order from about 1260. Moral philosophy, as Albert the Great so readily perceived, is a field with enormous relevance for the theologian and for the friar ». B. Roest, A History of Franciscan Education (c. 1210-1517), Leiden, 2000, notamment p. 137-146, surtout p. 142 pour l’Éthique : « The arts and philosophy ». Voir également A. Poppi, Studi sull’etica della prima scuola francescana, (Centro Studi Antoniani 24), Padoue, 1996. Rogerus Bacon, Opus tertium, in Opera Quaedam Hactenus Inedita, éd. J. S. Brewer, Londres, 1859, vol. 1, ch. XV, p. 53. Voir A. Poppi, « La metodologia umanistica della ‘Moralis Philosophia’ di Ruggero Bacone », Schede Medievali, 24-25 (1993), p. 149-167, notamment p. 152 : « L’etica ‘scientia dominatrix’ ». Constitutiones Narbonenses (1260) : « Statuta Generalia Ordinis edita in Capitulis Generalibus celebratis Narbonae an. 1260, Assisii an. 1279 atque Parisiis an. 1292 », éd. M. Bihl, Archivum Franciscanum Historicum, 34 (1941), p. 13-94 et p. 284-358 ; Statuta Aquitaniae et Franciae (XIIIeXIVe siècle) : « Statuta Provincialia Provinciarum Aquitaniae et Franciae », éd. M. Bihl, Archivum Franciscanum Historicum, 7 (1914), p. 466-501. Voir aussi B. Kurtscheid, « De Lectorum Ordinis Minorum Formatione », Acta Ordinis Fratrum Minorum, 49 (1930), p. 360-377, ici p. 369.

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au chapitre général de Naples, les franciscains en prescrivent deux années d’études à côté des trois requises pour la logique53. Bien que l’on n’ait pas de statuts aussi détaillés pour l’ordre des ermites de Saint-Augustin, on sait que ces derniers laissaient à leurs cursores le choix de l’œuvre à commenter en philosophie54. Pour ce qui concerne les carmes, il n’est fait aucune mention à l’Éthique dans les constitutions de 1324, pas plus que dans la directive de 1336 énumérant une série obligatoire de livres55. En 1366, les nouveaux statuts parisiens de l’Université reportent l’étude obligatoire de l’Éthique de l’examen de la licence à celui de la maîtrise ès arts56. Une nette distinction est ainsi perceptible entre, d’un côté, la philosophie spéculative57, et de l’autre, la philosophie pratique, dont l’Éthique, prescrite pour la maîtrise, était la pièce maîtresse. Au fil des siècles, les règlements reconsidèrent donc l’Éthique, marginale en 1215 et de plus en plus centrale à partir de 1366. La réforme de l’Université de Paris, promulguée par le cardinal Guillaume d’Estouteville le 1er juin 1452, reprend les prescriptions traditionnelles : elle insiste sur les parties métaphysique et morale des œuvres au programme dont elle préconise un approfondissement de qualité (studiose et graviter)58. Dans les autres universités d’Occident, au XIVe et XVe siècle, la place de l’Éthique dans les statuts est également importante. À Oxford, les statuts antérieurs à 1350 prescrivent l’écoute de l’Éthique en son entier pour pouvoir être reçu à l’inceptio et un temps de lecture de quatre mois en comptant les jours fériés : la philosophie morale y est une matière primordiale59. Moins centrale, à

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Constitutiones Neapolenses (1379), éditées par G. Abate, « Costituzioni inedite dei Frati Minori del XIV secolo », Miscellanea Francescana, 29 (1929), p. 170, n. 6 ; cf. B. Roest, A History of Franciscan Education, p. 90, n. 307. E. Ypma, La formation des professeurs chez les Ermites de Saint-Augustin de 1256 à 1354, Paris, 1956, p. 40. Antiquae Ordinis Constitutiones anno 1324 exaratae, necnon Acta capitulorum generalium ab anno 1327 usque ad annum 1362, éd. B. Zimmerman, Monumenta historica Carmelitana, 2 vol., Lirinae, 1905-1906, p. 56-58 et p. 125 ; A. Maierù, University Training in Medieval Europe, Leiden-New York-Köln, 1994, p. 13. CUP, III, n. 1319, p. 143. Pour la licence étaient requis les libri naturales c’est-à-dire la Physique, le De generatione, le De Caelo, les Parva naturalia de même que « aliquos libros mathematicos », et la Métaphysique, cf. J. A. Weisheipl, « The Place of the Liberal Art in the University Curriculum during the XIVth and XVth Centuries », dans Arts libéraux et philosophie au Moyen Âge. Actes du Quatrième Congrès International de Philosophie Médiévale, 27 août-2 septembre, 1967, Montréal-Paris, 1969, p. 209-213, ici p. 211. CUP, IV, n. 2690, p. 713-734 : « Reformatio Universitatis Parisiensis facta per Cardinalem legatum Guillelmum de Estoutevilla », notamment p. 729 : « De licentiandis ». S. Gibson, Statuta Antiqua Universitatis Oxoniensis, Oxford, 1931, p. 33. Voir J. M. Fletcher, « The Faculty of Arts », History of the University of Oxford, I. The Early Oxford Schools, éd. J. I. Catto, Oxford, 1984, p. 369-399 ; Id., « Developments in the Faculty of Arts 1370-1520 », History of the

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Cambridge, l’Éthique y est proposée comme lecture au choix en troisième voire quatrième année d’études pendant le troisième trimestre (terminus), mais un statut de 1390 n’en prescrit pas moins aux bacheliers d’avoir entendu, en lectio ordinaria, l’ensemble des dix livres de l’Éthique, sur trois années, parallèlement à d’autres œuvres60. Dans les universités d’Europe centrale, toutes créées à partir de la seconde moitié du XIVe siècle61, les statuts imitent explicitement ceux de Paris62. À Heidelberg, d’après les statuts de 1387, réécrits en 1430-1438, les étudiants doivent jurer, pour obtenir la licence, qu’ils ont bien assisté aux cours sur l’Éthique63. À Erfurt, l’Éthique est lue pendant huit mois pour l’examen de la maîtrise, d’après les statuts de 1396 ou 139764. À Prague, elle est lue pendant plus de six mois, là où la Métaphysique n’occupe que cinq à neuf mois65. À Cologne, elle couvre sept mois66. Cette périodisation reflète bien la situation des universités d’Europe centrale où l’intérêt se déplace de la philosophie spéculative à la philosophie morale fondée sur les deux textes aristotéliciens, l’Éthique et la Politique. À l’université de Vienne, six livres seulement sont exigés pour la licence et cinq livres pour la maîtrise67. Les statuts instaurent ainsi une tradition commentatrice spécifique et locale, celle du commentaire sous forme de questions sur les cinq premiers livres de l’Éthique. Enfin, l’Éthique peut être étudiée les jours de fêtes, ce qui est une permission spéciale68.

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University of Oxford, II. Late Medieval Oxford, éd. J. I. Catto, Oxford, 1984, p. 315-345 ; J. M. Fletcher, « The Teaching of Arts at Oxford, 1400-1520 », Paedagogica Historica, 7 (1967), p. 417-454 ; J. A. Weisheipl, « Curriculum of the Arts Faculty at Oxford in the Early Fourteenth Century », Mediaeval Studies, 26 (1964), p. 143-185. M. B. Hackett, The Original Statutes of Cambridge. The Text and its History, Cambridge, 1970, p. 298-299, notamment ici p. 277. Pour l’université de Cambridge, voir D. R. Leader, A History of the University of Cambridge, éd. C. Brooke, vol I : « The University to 1546 », Cambridge, 1988. Prague en 1347-48, Cracovie en 1364, Vienne en 1365, Erfurt en 1379, Heidelberg en 1385, Cologne en 1388. E. Meuthen, Kölner Universitätsgeschichte. Herausgegeben von der Senatskommission für die Geschichte der Universität zu Köln, Band I : Die alte Universität, Köln, 1988, p. 141 : « secundum modum Parisiensem », « secundum ritum Parisiensem ». E. Winkelmann, Urkundenbuch der Universität Heidelberg, Heidelberg, 1886. I. Urkunden, p. 38 et p. 123. Acta decanorum facultatis artium . Domarchiv Marienstift, XIV, 16, fol. 11, cité par E. Kleineidam, Universitas studii Erffordensis. Überblick über die Geschichte der Universität Erfurt im Mittelalter 1392-1521. Teil I : 1392-1460, Leipzig, 1964, p. 229. P. Spunar, « La Faculté des arts dans les universités de l’Europe centrale », dans L’enseignement des disciplines à la Faculté des arts (Paris et Oxford, XIIIe-XVe siècle), éd. O. Weijers, L. Holtz, Turnhout, 1997, p. 471. E. Meuthen, Kölner Universitätsgeschichte, p. 115. R. Kink, Geschichte der kaiserlichen Universität zu Wien, II. Statutenbuch der Universität, Vienne, 1854, p. 198 ; A. Lhotsky, Die wiener Artistenfakultät. 1365-1497, Vienne, 1965, p. 199 et p. 242. R. Kink, Geschichte, p. 212, et A. Lhotsky, Die wiener Artistenfakultät, p. 252. Sur l’enseignement viennois, voir également C. Kren, « Patterns in Arts Teaching at the Medieval University of Vienna (1390-1460) », Viator, 18 (1987), p. 322-336.

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Dans le cadre des universités italiennes, l’appellation de « Faculté des arts » est impropre puisqu’au départ, les universités italiennes sont des universités de droit, les arts ne s’y étant ajoutés qu’ultérieurement. Aussi les Facultés des arts et de médecine sont réunies institutionnellement. La philosophie morale et la philosophie naturelle, laquelle fonde la science médicale, sont enseignées ensemble69. Les philosophes sont aussi médecins et à Bologne, on parle d’Universitas Artistarum et Medicorum70. Dans l’ensemble des statuts italiens, les mentions de l’Éthique sont relativement tardives. À Florence, en effet, les statuts universitaires de 1387 évoquent pour la première fois la philosophie morale sous le terme générique de Philosophia71. On note la part réduite de l’enseignement de l’Éthique, quatre livres, dont on ne sait s’ils sont choisis au hasard ou si ce sont les quatre premiers. À Florence, la philosophie morale ne fut jamais considérée comme une spécialisation à part entière, mais ses professeurs combinaient souvent leur chaire avec l’enseignement du grec, de la rhétorique ou de la philosophie naturelle72. À Bologne, l’étude des statuts de 1405 pour l’Université de médecine et d’arts révèle l’absence de toute mention du texte de l’Éthique et plus généralement de la philosophie pratique. Avec Charles B. Schmitt, David Lines insiste sur le fait que l’enseignement de l’Éthique à Nicomaque n’était pas central dans le système éducatif des universités italiennes et qu’il n’était dispensé à l’université que les jours fériés, hors curriculum et sans examen jusqu’au XVIe siècle73.

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Sur les structures institutionnelles italiennes, voir les travaux de Paul O. Kristeller, « The Curriculum of the Italian Universities from the Middle Ages to the Renaissance », in Studies in Renaissance Thought and Letters, t. IV, Rome, 1996, pp. 75-96 ; Id., « Die italienische Universitäten der Renaissance », in Studies in Renaissance, p. 97-113 ; A. Maierù, University Training in Medieval Europe, Leiden-New York-Köln, 1994, ch. 2 : « Academic Exercises in Italian Universities », p. 40 ; P. Kibre, « Arts and Medicine in the Universities of the Later Middle Ages », dans Universités à la fin du Moyen Âge. Actes du Colloque international de Louvain. (26-30 Mai 1975), éd. J. Ijsewijn et J. Paquet, Louvain, 1978, p. 213-227 ; P. Denley, « Recent Studies on Italian Universities of the Middle Ages and Renaissance », History of Universities, 1 (1981), p. 193-205. Très récemment, les travaux de David Lines ont mis à jour les connaissances, cf. D. Lines, Aristotle’s Ethics in the Italian Renaissance (ca. 1300-1650). The Universities and the Problem of Moral Education, Leiden-Boston-Köln, 2002, ch. 2, p. 80-108 ; Id., « The Importance of Being Good : Moral Philosophy in the Italian Universities, 1300-1600 », Rinascimento, n.s. 36 (1996), p. 139-166. Pour la période postérieure, voir P. F. Grendler, The Universities of the Italian Renaissance, Baltimore et Londres, 2001. C. Malagola, Statuti delle Università e dei Collegi dello Studio Bolognese, Bologna, 1888, p. 213 et p. 317. A. Gherardi, Statuti della università e studio florentino dell’anno 1387 seguiti da un’appendice di documenti dal 1320 al 1472, Firenze 1881 (Documenti di storia italiana VII), p. 78. D. Lines, « The Importance of Being Good », p. 163. Ibidem, p. 151 et 166 ; Id., « Faciliter Edoceri : Niccolo Tignosi and the Audience of Aristotle’s “Ethics” in Fifteenth-Century Florence », Studi medievali, 40/I (1999), p. 167.

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3. LES COMMENTAIRES SUR L’ÉTHIQUE (VIII-IX) : CONSTITUTION D’UN CORPUS a. Cohérence du corpus : le choix des livres VIII et IX À partir de la version lincolnienne disponible au milieu du XIIIe siècle, les médiévaux assimilent l’Éthique par la pratique du commentaire. Dès lors, l’historien devait affronter la masse des commentaires sur l’Éthique, s’y repérer et constituer un corpus cohérent. La thématique de l’amitié a permis de s’orienter dans ce dédale et d’organiser les sélections. Aussi le premier élément de sélection fut-il la présence ou non des livres sur l’amitié. Tous les commentaires ne contiennent pas la discussion sur l’amitié. En effet, dès l’époque de Théophraste, au IVe siècle, l’Éthique à Nicomaque est découpée en dix livres : situés en fin de texte, les livres VIII et IX sur l’amitié sont donc facilement victimes de la lassitude des scribes ou de l’ambition de commentateurs trop volubiles dans leurs premiers livres. Sur la masse des commentaires conservés de l’Éthique, tous ne sont donc pas complets et souvent ne dépassent pas la moitié du texte voire les premiers livres. Autrement dit, une grande partie des commentaires de l’Éthique dont on dispose actuellement ne contiennent pas les livres VIII et IX. La proportion de commentaires incomplets est forte. Sur un total de cinquante-trois commentaires de l’Éthique, vingt sont incomplets (37%) soit plus du tiers. Les commentaires sélectionnés dans le présent corpus ne représentent qu’une partie du grand mouvement exégétique sur l’Éthique à Nicomaque en Occident du milieu du XIIIe siècle au milieu du XVe siècle, dont ils traduisent les aléas de la transmission matérielle, des coutumes commentatrices et des choix délibérés opérés par les acteurs médiévaux eux-mêmes, scribes, compilateurs, commanditaires ou professeurs74. Au sein de l’œuvre, les livres VIII et IX, véritable traité sur l’amitié, forment un tout dont la césure artificielle de l’éditeur antique en deux livres ne doit pas masquer l’unité profonde. Étudier la place doctrinale de ces deux livres dans le contexte de l’œuvre permet de mieux mesurer l’impact de leur réception du XIIIe au XVe siècle. Dès les premières lignes du livre VIII, la 74

Il faut rappeler l’importance des six commentaires sur l’Ethica vetus (II-III), de la première moitié du XIIIe siècle, lesquels, non retenus ici car ils ne contiennent pas les livres sur l’amitié, pourraient pourtant avoir influencé les commentateurs postérieurs dans les livres II et III. Il s’agit d’Avranches, BM, 232 ; Paris, BnF, lat. 3804 A ; Paris, BnF, lat. 3572, Napoli, Bibl. Naz., VIII G 8 ; le commentaire du pseudo-Peckham (ap. 1240) (conservé dans Firenze, Bibl. Naz., Conv. Sopp. G. 4 853, fol. 1ra-77va et Oxford, Bodl. lat. misc., C. 71, fol. 2ra-52rb et quelques traces de témoins partiels : Praha, UB, III F 10, fol. 12ra-23va et Avranches, BM, 232), et celui de Robert Kilwardby aux environs de 1245, dont l’attribution n’est pas non plus certaine (conservé dans Cambridge, Peterhouse coll., 206, fol. 285ra-307vb et Praha, UB, III F 10, fol. 1ra-11vb), cf. P. O. Lewry, « Robert Kilwardby’s Commentary on the “Ethica Nova” and “Vetus” », dans L’homme et son univers au Moyen Âge. Actes du congrès international de philosophie médiévale (30 août-4 septembre 1982), éd. C. Wenin, Louvain-la-Neuve, 1986, p. 799-807.

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définition de l’amitié comme une vertu – ou une quasi vertu – légitime sa place dans la réflexion plus générale sur le bonheur. Ce qui reste en effet central dans l’Éthique, c’est bien la question de la félicité définie comme l’exercice de la vertu. Le livre premier ouvre le débat sur le Souverain bien, discutant du bonheur à partir des diverses opinions philosophiques et esquissant une amorce de définition. Le livre X conclut, au terme du long cheminement, sur le lien intrinsèque entre la félicité et la vie contemplative, couronnement de la vie vertueuse : le bonheur consiste dans l’exercice de la contemplation, apanage du philosophe. Les médiévaux ne s’y sont pas trompés, qui ont cristallisé les débats sur cette définition de la félicité, centre de toutes les polémiques et cible majeure des condamnations75. Les thèmes de la vertu, de la justice et de la prudence monopolisent eux aussi les réflexions. Les centres d’intérêt des historiens contemporains ne sont que les reflets de ceux des médiévaux76. Il ne faut donc pas craindre de constater la place secondaire de la thématique de l’amitié dans la réception de l’Éthique : elle n’est pas au cœur de la scène doctrinale et des discussions polémiques. Sans parler de désintérêt des commentateurs

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Pour une édition récente, voir La condamnation parisienne de 1277. Nouvelle édition du texte latin, traduction, introduction et commentaire, éd. D. Piché, avec la collab. de Cl. Lafleur, Paris, 1999, p. 71-147. Pour la littérature autour de la condamnation de 1277, voir surtout les travaux récents de Luca Bianchi, Censure et liberté intellectuelle à l’Université de Paris (XIIIe-XIVe siècles), Paris, 1999 ; L. Bianchi, E. Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Âge, Fribourg, 1993 ; L. Bianchi, Il vescovo et i filosofi. La condanna parigina del 1277 e l’evoluzione dell’aristotelismo scolastico, Bergamo, 1990. Voir aussi K. Flasch, Aufklärung im Mittelalter ? Die Verurteilung von 1277, Mayence, 1990 ; R. Hissette, Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277, Louvain-Paris, 1977. Sur l’enjeu du débat autour de la félicité à partir du XIIIe siècle, voir, selon l’ordre de parution, les travaux de Georg Wieland, « Happiness : The Perfection of Man », in The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, éd. N. Kretzmann, A. Kenny, J. Pinborg et E. Stump, Cambridge, 1982, p. 673-686 ; Id., « The Perfection of Man. On the Cause, Mutability and Permanence of Human Happiness in 13th Century Commentaries on the Ethica Nicomachea », in G. Fioravanti, Cl. Leonardi, S. Perfetti, Il commento filosofico nell’Occidente latino (secoli XIII-XV). Atti del colloquio Firenze-Pisa, 19-22 Ottobre 2000, Turnhout, 2002, p. 359-377. Voir également M. Corti, La felicità mentale. Nuove prospettive per Cavalcanti e Dante, Torino, 1983 ; A. J. Celano, « The “finis hominis” in the thirteenth century commentaries on Aristotle’s Nicomachean Ethics », AHDLMA, 53 (1986), p. 23-53 ; Id., « The Understanding of the Concept of Felicitas in the pre-1250 Commentaries on the Ethica Nicomachea », Medioevo, 12 (1986), p. 29-53 ; L. Bianchi, « La felicità intellettuale come professione nella Parigi del Duecento », Rivista di Filosofia, 78 (1987), p. 181-199 et Id., « Filosofi, uomini e bruti. Note per la storia di un’antropologia ‘averroista’ », Rinascimento, 32 (1992), p. 185-201 repris dans L. Bianchi, Studi sull’ aristotelismo del Rinascimento, Padoue, 2003, p. 41-61 ; R. Lambertini, « Felicità, virtù e “ragion pratica” : aspetti della discussione sull’etica », in La filosofia nelle università, secoli XIII-XIV, éd. L. Bianchi, Florence, 1997, p. 305-343. Sur la vertu, voir G. Wieland, Ethica - scientia practica. Die Anfänge der Philosophischen Ethik im 13. Jahrhundert, Münster, 1981, notamment le chapitre VI : « Tugend : der Weg zur Vollendung », p. 221-313 ; R. Lambertini, « Individuelle und politische Klugheit in den mittelalterlichen Ethikkommentaren (von Albert bis Buridan) », in Individuum und Individualität im Mittelalter, éd. J. A. Aertsen, Berlin-New York, 1996, p. 464-478 ; R. Saarinen, « Die heroische Tugend als Grundlage der individualistischen Ethik im 14. Jahrhundert », in Individuum und Individualität, p. 450-463.

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pour le thème de l’amitié, il faudrait plutôt souligner le caractère dépassionné de leur exposé. L’impression est celle d’un passage obligé dans tout commentaire intégral sur l’Éthique. Or, pour l’historien, c’est précisément la neutralité du thème qui en fait un observatoire privilégié pour les comportements intellectuels des commentateurs et l’analyse des différentes approches exégétiques. Pour constituer un corpus, il convenait de circonscrire le genre du commentaire. Ont été écartées toutes les œuvres de type didactique, résumés, florilèges, sommes, manuels ou compendia. Un commentaire, en effet, pour être digne de ce nom, doit s’appuyer directement sur une auctoritas dont il explicite, soit linéairement, soit ponctuellement sous forme de questions, la signification et dont il s’attache à élucider l’intentio auctoris. Bien plus qu’une simple collection de sentences à connaître, le commentaire entretient un rapport exégétique étroit avec le texte de base à commenter dont il cite régulièrement et abondamment les propos. La volonté de comprendre et d’assimiler Aristote et son Éthique est souvent un travail laborieux qui se différencie nettement des manuels pour étudiants. En suivant cette définition du commentaire au sens étroit du terme, et en écartant l’ensemble des commentaires qui ne contiennent pas les livres VIII et IX, la constitution du corpus aboutit à un ensemble de vingt-neuf commentaires dont la taille varie de deux ou trois folios à peine à plus de vingt voire trente pour les seuls livres VIII et IX77. Les commentaires sélectionnés sont tous des commentaires complets (livres I-X) dont on étudie exclusivement mais exhaustivement les livres VIII et IX sur l’amitié. Une fois le corpus des manuscrits établi, le problème philologique le plus important s’avère l’établissement de leurs contenus textuels. En effet, la plupart des commentaires sélectionnés sont inédits. La distinction élémentaire entre manuscrit et commentaire s’impose ici. Un commentaire sur l’Éthique n’existe pas en soi. Tout commentaire est d’abord un manuscrit. Le manuscrit précède toujours le commentaire. Autrement dit, la matérialité du tracé prime sur le contenu du texte, l’objet préexiste à l’énoncé, l’archive au pensable78. Le commentaire est donc toujours et avant tout une trace matérielle, copie unique d’une main médiévale qui, par ses méprises et ses compréhensions, en marque la spécificité. Chaque commentaire est une singularité. Une exclusivité. N’était l’excès de la proposition, nous oserions presque dire : autant de manuscrits, autant de commentaires. Du manuscrit au commentaire, le parcours doit aboutir à l’établissement d’un texte qui soit lisible pour l’historien. Or, il ne faut pas s’illusionner quant à la vérité historique du texte établi après les multiples opérations de l’édition critique : le texte obtenu est lisible pour nous mais n’a

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Cf. Annexe 1, « Liste des commentaires sur les livres VIII et IX de l’Éthique », p. 401-405. Cf. A. de Libera, L’Art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, 1999, p. 22 : « Dans sa matérialité ou, plutôt, dans son organisation matérielle, l’archive prescrit, c’est-à-dire aussi “préécrit”, le pensable, i.e. ce qui est à penser ».

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jamais été lu comme tel79. Sur un corpus de vingt-neuf commentaires, trois seulement ont fait l’objet d’éditions critiques : le premier commentaire d’Albert le Grand (c. 1250) dans l’édition de Cologne, celui de saint Thomas d’Aquin dans l’édition Léonine et la traduction glosée de Nicole Oresme éditée par Alfred D. Menut en 194080. Le reste demeure inédit à l’état manuscrit. Quelques incunables peuvent ponctuellement faciliter la transcription, mais ne sont pas toujours fiables : le manuscrit utilisé comme archétype de l’édition incunable peut être corrompu, il faut régulièrement consulter les manuscrits pour infirmer ou valider les leçons douteuses ou incohérentes. Cinq commentaires sont disponibles sous forme d’incunables : ce sont les commentaires de Guiral Ot, Walter Burley, Jean Buridan, Jean Versor et Donato Acciaiuoli81. Pour l’ensemble des commentaires inédits, des choix éditoriaux doivent être posés. Si la tradition manuscrite est abondante, l’historien doit décider sur quel manuscrit appuyer, sinon l’édition, du moins la transcription. Faut-il choisir le manuscrit le plus ancien, comme il semble historiquement naturel de le faire, ou le manuscrit le moins corrompu, choix qui serait philologiquement plus juste ? La plupart du temps, les commentaires ne sont disponibles qu’à partir d’un unique manuscrit (unicum) qui laisse subsister les hésitations et les incertitudes quand l’écriture est illisible ou les leçons à l’évidence corrompues. Une méthodologie peut alors être expérimentée pour un tel corpus. Par le jeu de la sérialité, la textualité des commentaires peut être confrontée par transversalité, d’autant plus que les commentaires se citent les uns les autres. Opérer ainsi une coupe au 79

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Ibidem, p. 9 : « À défaut de l’autographe, un “texte” médiéval n’est qu’une conjecture. […] Un texte bien établi est un texte lisible pour nous, cela n’en fait pas, loin s’en faut, un texte qui existe en soi, ni, a fortiori, un texte qui ait jamais été lu par d’autres ». Albertus Magnus, Super Ethica. Commentum et Quaestiones, Opera omnia, XIV, 2, Institutum Alberti Magni Coloniense Bernhardo Geyer, éd. W. Kübel, Münster, 1987 (éd. Prima). L’édition du second commentaire d’Albert par Auguste Borgnet en 1891 est fréquemment fautive : Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, vol. 7, éd. A. Borgnet, Paris, 1891 ; Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, éd. Léonine, t. 47, vol. 1-2, Rome, 1969 ; Nicole Oresme, Le livre de Éthiques d’Aristote, éd. A. D. Menut, published from the text of ms 2902 Bibliothèque royale de Belgique with a critical introduction and notes (1370), New York, 1940, p. 411-495. Geraldus Odonis, Expositio in Aristotelis Ethicam (ou Sententia et expositio cum questionibus super librum Ethicorum), Brescia 1482. La tradition manuscrite compte 19 témoins dont trois perdus ; Gualterus Burley, Expositio super libros Ethicorum, Venise, 1500. La tradition manuscrite comprend 27 témoins dont trois perdus ; Johannes Buridanus, Quaestiones super decem libros Ethicorum, Paris, 1513 ; réimpr. Francfort, Minerva 1968. La tradition manuscrite dépasse une centaine de témoins, cf. B. Michael, Johannes Buridan. Studien zu seinem Leben, seinen Werken und zur Rezeption seiner Theorien im Europa des späten Mittelalters, 2 vol., Berlin, 1985 ; Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum Aristotelis, Köln, 1494. La tradition manuscrite est formée de 23 témoins dont un perdu. À cela s’ajoutent trois éditions incunables du même commentaire de l’Éthique chez l’éditeur colonais de Jean Versor, Heinrich Quentell, cf. Hain 16053-55 : 1491, 1494, 1497 ; Donatus Acciaiuolus, Expositio super libros Ethicorum Aristotelis id est in novam traductionem Argyropuli Byzantii, Florence, Jacobus de Ripoli, 1478. La tradition manuscrite compte 13 témoins dont trois autographes, Firenze, Magl., VI 162 (XV), fol. 54-86v (I-III et IV part.), Firenze, Magl. Strozzi, XXI 136 (IV-V part.), Firenze, Magl. Strozzi, XXI 137 (VII-X).

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sein des différentes strates d’un même genre – le commentaire sur l’Éthique – permet ainsi de saisir les interpolations codicologiques, lexicales ou doctrinales, d’une manière quasi géologique. b. Les milieux de production et les publics de réception Les origines sociales et les cadres institutionnels dans lesquels les commentateurs travaillent ne coïncident pas nécessairement avec leurs appartenances doctrinales : tel commentateur séculier peut être influencé par tel théologien dominicain ; ou encore tel auteur curial peut réemployer un enseignement mendiant de l’Éthique ; mieux, tel maître ès arts s’appuie sur un modèle franciscain dans le cadre même de la Faculté des arts. Pour le dire autrement, il n’y a pas d’adéquation entre les adhésions dominicaines, franciscaines ou séculières des textes et les milieux institutionnels de production qui les engendrent. C’est dire que la seule analyse sociologique ne peut rendre compte des intentions d’un auteur : une analyse interne ou doctrinale s’avère nécessaire pour inscrire un texte sur l’Éthique dans la vague commentatrice qui le porte. Inversement, une analyse doctrinale, désincarnée de toute approche contextuelle des milieux de production, des publics de réception, des structures institutionnelles et de la géographie des commentateurs, n’éclaire en rien la compréhension historique d’un commentaire ; elle se réduit plutôt à un simple enchaînement conceptuel d’idées. Sans cette complémentarité serrée entre l’approche contextuelle et l’approche conceptuelle, il reste illusoire de prétendre pénétrer en historien les commentaires sur l’Éthique. Reconstituer les milieux des commentateurs – les vingt-six hommes de notre corpus – et les différentes traditions interprétatives qui se sont constituées du XIIIe au XVe siècle, est ainsi le dernier temps de cette description, préalable indispensable avant d’entrer, au chapitre suivant, dans les analyses textuelles. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, cinq commentateurs seulement nous ont livré un commentaire entier sur l’Éthique : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Gilles d’Orléans, l’anonyme du manuscrit Paris, BnF, lat. 16110 dit « l’Anonyme de Jacques de Padoue82 », enfin l’auteur anonyme qui a remanié 82

Il convient de ne pas confondre le commentaire anonyme du manuscrit Paris, BnF, lat. 16110, fol. 236ra-276rb dont nous étudions les livres VIII et IX (fol. 268ra-274rb), avec le commentaire du même manuscrit vraisemblablement attribué à Pierre d’Auvergne, situé aux fol. 276va277vb qui ne porte que sur les livres I et II de l’Éthique. Ce dernier texte a fait l’objet de deux études : R.-A. Gauthier, « Les Questiones supra librum Ethicorum de Pierre d’Auvergne », Revue du Moyen Âge latin, 20 (1964), p. 233-246 ; A. J. Celano, « Peter of Auvergne’s Questions on books I and II of the Ethica Nicomachea : a study and critical edition », Mediaeval Studies, 48 (1986), p. 1-110. Les deux commentaires se suivent. Nous parlerons, tout au long de l’étude, non pas de l’anonyme de Paris, terme un peu vague, mais de « l’Anonyme de Jacques de Padoue », puisque le manuscrit est un legs du maître parisien Jacques, originaire de Padoue, à la Sorbonne. Par cette appellation, nous suivons Iacopo Costa. Qu’il soit ici remercié pour ces remarques concernant l’Anonyme de Jacques de Padoue et le remaniement de Raoul le Breton.

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le texte de Raoul le Breton83. Aux commencements du genre s’imposent sans conteste deux grandes figures, Albert le Grand avec ses deux commentaires (le premier autour de 1250 et le second à la fin des années 1260) et Thomas d’Aquin, qui compose sa Sententia vers 1271-1272 à Paris. C’est dire que désormais leur ombre plane comme référence pour tout commentaire sur l’Éthique. Pour les commentaires des deux autres maîtres, la datation reste approximative, mais tous deux appartiennent au dernier quart du XIIIe siècle84. Neuf auteurs sont repérés au XIVe siècle. Henri de Frimare semble rédiger son commentaire avant 1310 dans le cadre parisien du studium des augustins dont il est maître-régent entre 1302 et 1312. Le commentaire du franciscain Pierre de Aquila pourrait avoir été produit lors des années d’études de cet Italien à l’université de Paris, vers 1302-1308, peut-être alors élève de Duns Scot85. Le commentaire de Guiral Ot est daté vraisemblablement d’avant son élection comme ministre général de l’ordre des franciscains, en 132986. Nombre d’éléments tendent à le relier au cadre du studium franciscain de Toulouse dans lequel il enseigna de 1326 à 1329. Grâce aux dates d’épiscopat de Bernard d’Albi (1336-1338), dédicataire du commentaire de Pierre de Corveheda, on situe cette œuvre en 1336. Au milieu du XIVe siècle, deux des plus grands commentaires sur l’Éthique sont à peu près contemporains mais ne semblent pas

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Sur les doutes quant à l’attribution du commentaire à Pierre d’Auvergne, voir aussi G. Fioravanti, « Desiderio di sapere e vita filosofica nelle Questioni sulla Metafisica del ms. 1386 Universitätsbibliothek Leipzig », in Historia Philosophiae Medii Aevi. Studien zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, éd. B. Mojsisch et O. Pluta, Amsterdam-Philadelphie, 1991, vol. 1, p. 271-283, notamment p. 271, note 3. Le commentaire sur l’Éthique du ms Paris, BnF, lat. 15106, contenant les livres VIII et IX, ne semble pas devoir être directement l’œuvre de Raoul le Breton. En effet, Raoul le Breton est certainement l’auteur du commentaire sur l’Éthique des manuscrits Città del Vaticano, B.A.V., Vat. lat., 832 et 2172, commentaire qui cependant contient les livres I à VII (première moitié) et le livre X. Autrement dit, il saute intégralement les livres VIII et IX. Or, deux manuscrits reprennent ce commentaire en le comblant de cette lacune : il s’agit de Città del Vaticano, B.A.V., Vat. lat., 2173 et Paris, BnF, lat. 15106. On l’aura compris : pour présenter un commentaire complet, l’auteur du remaniement est allé chercher ailleurs une série de questions portant sur les livres VIII et IX. On n’en connaît ni l’auteur, ni l’origine, mais, à coup sûr, elles ne sont pas de Raoul le Breton. Nous parlerons donc, tout au long de l’étude, de l’auteur du « remaniement de Raoul le Breton ». Sur la complexité de cette tradition manuscrite, voir R.-A. Gauthier, « Trois commentaires averroïstes sur l’Éthique à Nicomaque », AHDLMA, 16 (1947-1948), p. 187-336, notamment p. 193-213. Pour des éléments de datation, cf. ibidem, p. 224-229. D’après le témoignage d’un contemporain, lui aussi franciscain, Tommaso de Rossy, qui écrit en 1373 : « Petrus de Aquila Ordinis nostri, qui fuit famosus Doctor istius venerabilis Universitatis Parisiensis, qui legit hic sententias statim post Scotum, doctorem subtilem et eum quasi in omnibus imitabatur… », cf. Tommaso de Rossy, Tractatus de Immaculata Conceptione, éd. C. Piana, in Bibliotheca Franciscana Scholastica Medii aevi, t. 16, Quaracchi, 1954, p. 1-99, notamment p. 97. Voir aussi A. Chiappini, « Fra Pietro dell’Aquila “Scotello” O. Min. celebre scolastico del Trecento (m. 1361) », Miscellanea francescana, 61 (1961), p. 289. Cf. Ch. Trottmann, « Introduction » dans Guiral Ot, La vision de Dieu aux multiples formes, édition, traduction, introduction et notes par Ch. Trottmann, p. 9.

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avoir subi l’influence l’un de l’autre. En effet, le commentaire de Walter Burley a pour termini les années 1333-1345, dates de l’épiscopat de son dédicataire, Richard de Bury, évêque de Durham (1287-1345). L’Expositio librorum Ethicorum de Burley aurait été écrite en deux temps : les livres I à IV en 1334-1337 ; les livres VII à X dans les années 1338-1341/4387. Le commentaire de Jean Buridan, quant à lui, se situe dans une fourchette allant d’avant l’année 1349 aux environs de 1360. Le seul terminus ad quem certain pour Buridan est sa date de mort en 1360/61, puisque plusieurs colophons attestent que l’auteur n’a pu achever son commentaire, la mort l’ayant surpris88. Un terminus a quo antérieur à 1349 a été proposé par James J. Walsh, fondé sur la manière dont Buridan cite Guiral Ot : à partir du livre IX, il nomme désormais Gerardus celui qu’il appelait jusque là quidam, signe plausible d’une rédaction postérieure à la mort du franciscain lors de la peste de 134989. Connu pour être un disciple de Buridan, Albert de Saxe ne s’appuie curieusement pas sur le maître parisien mais sur Walter Burley, lorsqu’il compose son commentaire pendant ses années d’enseignement en tant que maître ès arts, de 1351 à 1362. Faut-il y lire l’indice que le commentaire sur l’Éthique de Buridan n’existe pas encore ? Dans une autre aire géographique, celle de l’Université de Prague, deux maîtres ès arts, Matthias de Legnicz et Johannes Langenwelt, rédigent un commentaire sur l’Éthique autour de l’année 1386. Il ne semble pas y avoir entre eux d’influence réciproque là où l’on aurait pu en attendre. Au XVe siècle, douze auteurs, dont les commentaires sont complets, ont retenu notre attention jusque dans les années 1470. Paul de Worczyn, Arthurinus Parisiensis et Nicolas d’Amsterdam écrivent dans les années 1420, respectivement en 1424, 1426 et 1427. Jean Versor produit son commentaire sur l’Éthique vraisemblablement avant 1446. Andreas de Goerlitz, quant à lui, produit son commentaire comme professeur à la Faculté des arts de Leipzig, entre

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Walter aurait écrit, plus tôt, un commentaire plus long sur les six premiers livres de l’Éthique qu’il a donc, dans ses derniers jours, avant 1343, retravaillé et complété, c’est l’hypothèse de G. Heidingsfelder, Albert von Sachsen : Sein Lebensgang und sein Kommentar zur nikomachischen Ethik des Aristoteles, Münster, 1927, p. 84, qui cite le texte suivant de Burley : « Scripsi pavidus super libros ethicorum, quae senili memoriae nunc occurunt, aliqua quae prius scripseram compendiosius recensendo : unde quia super sex libros primos ethicorum diffusius alias memini me scripsisse, nunc completo opere super quatuor ultimis libris revertor ad scribendum super sex libros alios modo breviori servando eundem modum in omnibus dictis libris ». Par exemple, Città del Vaticano, B.A.V., Urb. lat., 1367, fol. 224r : « Consequenter quaeritur sexto, in quo actu intellectus consistit humana felicitas… Et de ista questione nihil plus fecit nec per consequens super decimo, quia mors eum invasit, cuius anima requiescat cum beatis in sancta patria. Amen ». Voir d’autres colophons comme celui d’Erfurt, Bibl. Amplon., 2° 296, fol. 316v : « Non creditur plus scripsisse morte preventus, cuius anima requiescat in pace. Amen ». J. J. Walsh, « Some Relationships between Gerald Odo’s and Buridan’s Commentaries on Aristotle’s Ethics », Franciscan Studies, 35 (1975), p. 257.

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1442 et 145990. Andreas délivre son enseignement moral alors qu’il est un homme mûr, professeur depuis 1442 et étudiant la théologie parallèlement. Guglielmo Becchi, professeur à l’Université de Florence depuis 1440, rédige son texte en 145691. Vers 1460-1461, quand il compose son commentaire, Nicolas de Foligno, dit aussi Niccolò Tignosi, est professeur, depuis 1439, à l’université de Florence puis de Pise. Gauthier de Walma professe son Commentarius en 1463 alors que Donato Acciaiuoli donne une forme définitive à son premier cours sur l’Éthique en 1463-1464. Les manuscrits contenant les commentaires de Nicolas d’Orbellus et Bernard de Nyssa sont précisément situés en 1472. Sur quelque deux cents ans, on aura noté les disparités chronologiques, la diversité géographique et les écarts de notorioté allant des élites illustres de la pensée médiévale aux maîtres quasi anonymes du corpus. Pour une approche historique du genre, il fallait s’occuper de ceux-ci sans délaisser ceux-là. Un élément institutionnel et humain conditionne fondamentalement l’interprétation des commentaires de l’Éthique : il s’agit de la formation des commentateurs au moment de la rédaction de leur commentaire. Commente-t-on l’Éthique en philosophe ou en théologien voire en médecin ? Du statut des commentateurs dépend le propos, strictement réglementé par les textes officiels universitaires qui séparent sévèrement la philosophie de la théologie depuis le célèbre statut du 1er avril 127292. La séparation entre philosophie et théologie influence le rapport à l’auctoritas aristotélicienne et son interprétation. Déjà Albert ambitionnait de traiter de philosophie morale non pas en théologien mais en philosophe, c’est-à-dire en ayant recours aux seuls instruments de la rationalité : « Non iam de theologicis sed de phisicis disputamus93 ». Le cas de Buridan est particulièrement éclairant de cette césure institutionnelle. Jean Buridan est toujours resté à la Faculté des arts, sans poursuivre des études de théologie, nommé deux fois recteur de l’Université, en 1328 et en 134294. C’est ainsi qu’un même problème est, chez lui, traité avec toute la rationalité qu’exige la démonstration philosophique, sans aucun recours aux instruments conceptuels de la théologie ou aux auctoritates bibliques et patristiques. Aucun recours non plus à la théologie dans les commentaires artiens de Gilles d’Orléans, de l’auteur du remaniement de Raoul le Breton, d’Andreas de Goerlitz, de Matthias de Legnicz ou de Johannes Langewelt. Dans le milieu des studia mendiants, en revanche, il n’y a pas d’interdiction statutaire et les multiples

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Le colophon du seul manuscrit conservé l’atteste, München, SB, Clm 625 : « Anno Domini 1459 tempore aestivo ego, Hartmannus Schedel, propria manu, has questiones Ethicorum collegi in Lipczk a famosissimo magistro Andrea de Gerlicz sacrae paginae doctore ». Cf. Firenze, Bibl. Laur., Aedil 153, « Florentiae 1455 die 9. Februarii ». Style moderne. CUP, I, p. 499, n. 441. Cf. infra, IIe Partie, chapitre II. Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. I, tract. VII, c. 5. E. Faral, Jean Buridan maître ès arts de l’Université de Paris. Extrait de l’Histoire Littéraire de la France, t. 38/2, Paris, 1950, notamment p. 118-132 : « Ethica ». Cf. infra, IIe Partie, chapitre II.

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allusions théologiques ou références scripturaires sont autant d’indices qui peuvent aider l’historien à contextualiser un commentaire. Chez Guiral Ot ou Nicolas d’Orbellus par exemple, une plus grande abondance de citations bibliques parcourt leur commentaire. Jean Versor, théologien universitaire, s’autorise des excursus de théologie spirituelle au sein de son commentaire sur l’Éthique. Nicole Oresme reste, lui aussi, assez libre dans ses citations bibliques. Parfait aristotélicien et de formation universitaire, il sait aussi déployer une large érudition théologico-philosophique pour mieux parler à la société nobiliaire et politique autour de Charles V. En Italie, les structures institutionnelles donnent l’occasion à des médecins de commenter l’Éthique. La formation de médecin acquise par Nicolas de Foligno se fait sentir tout au long de ses analyses, notamment sur le thème des plaisirs corporels aux livres VII et X où il explicite physiologiquement les réactions du corps en lien avec la sensibilité. Au livre VIII, lorsque Nicolas aborde le thème de l’amitié parentale, il déploie des analyses très médicales dans l’explication physiologique des sentiments. Certains passages sont particulièrement intéressants pour l’histoire de la science naturelle et médicale du moment95. Régulièrement, il n’hésite pas à avancer l’autorité du corps médical : « Communis est opinio medicorum...96 ». On l’aura compris, prendre en compte les milieux, les destinataires, les publics et les visées de l’œuvre s’avère une nécessité pour l’interprétation des commentaires97. À ce propos, une dichotomie majeure s’impose, quoiqu’en 95

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Par exemple plusieurs considérations sur l’amour des parents envers l’enfant, cf. Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum, fol. 180v-181r : « Sed diutius parentes amant quia statim genitos amant cum nascuntur, ymo cum procreantur. Delectat parentem calcitratio quam genitus facit in ventre matris et ut sentiat sepius apponit manum. Illi vero post tempus antequam cognoscent amare non possunt » ; et plus loin, sur la différence entre amour maternel et amour paternel liée à une différence de fonction dans la conception parentale : « A matre vero esse materiale, cum pater iaciat spiritum gignitum in se animam virtute habentem et ex cuius seminis corpulentia, nervi, cartillagines et ossa et que dicuntur membra spermatica procreantur. Verum de matre dicunt vel non concurrere ad generationem sed ut foveat solum in utero vel concurrere secundum esse materiale ». Ibidem. En guise de remarque finale, notons que Donato Acciaiuoli et Nicolas de Foligno sont les seuls laïcs de notre corpus, que les juristes y sont absents, de même que, hormis le cas de Walter Burley, les commentateurs anglais et surtout les commentateurs espagnols. L’Éthique est pourtant bien connue en Espagne. Sur la présence des théories aristotéliciennes de l’amitié en Espagne et leur influence, voir C. Heusch, « Les fondements juridiques de l’amitié à travers les Partidas d’Alphonse X et le droit médiéval », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 18-19 (1993-1994), p. 5-48, notamment p. 10 ; M. Stone, Marriage and Friendship in Medieval Spain : Social Relations According to the Fourth Partida of Alfonso X, New York, 1990, notamment ch. 5 : « Friendship », p. 115-230. Voir aussi pour la diffusion des compendia, A. R. D. Pagden, « The Diffusion of Aristotle’s Moral Philosophy in Spain, ca. 1400-ca. 1600 », Traditio, 31 (1975), p. 287-313, l’auteur parle d’un « lack of interest in Aristotle’s moral writings », p. 289. Sur la notion de milieu de production et de public de réception, voir les travaux de Pierre Bourdieu, notamment Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, 1992, « La logique des champs », p. 71-90. Voir également J.-Ph. Genet, La genèse de l’État moderne. Culture et société politique en Angleterre, Paris, 2003, notamment ch. X : « Acteurs », § Les producteurs ; § Les consommateurs.

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partie artificielle. On distingue, d’une part, le milieu scolaire comprenant le monde universitaire de la Faculté des arts et le réseau des studia mendiants ; d’autre part, le milieu curial où les finalités culturelles et politiques instrumentalisent le commentaire sur l’Éthique. Le milieu scolaire comprend, sur un ensemble de vingt-six auteurs identifiés, six mendiants et vingt séculiers. Albert le Grand et Thomas d’Aquin sont dominicains. Trois franciscains sont représentés. Guiral Ot est le plus célèbre franciscain à commenter exhaustivement l’Éthique98. Pierre de Aquila (c. 1275-1361), lui aussi franciscain, ministre provincial de la province de Toscane en 1334-1336, ne dépend pas du commentaire de Guiral dont il ne dispose visiblement pas. Argument qui contribuerait à renforcer l’hypothèse d’une production de son commentaire dans le milieu parisien en 1302-1303, avant la rédaction de Guiral Ot99. Pourtant, dans son texte sur l’Éthique, qui est surtout un ensemble de conclusiones, il n’est pas question de scotisme. Nicolas d’Orbellus, dans la deuxième moitié du XVe siècle, est également franciscain conventuel puis passe, en 1465, chez les franciscains observants100. S’il revendique ouvertement une filiation scotiste, il est surtout redevable, dans son commentaire, à Guiral Ot et à la Somme théologique de Thomas d’Aquin101. L’ordre des Ermites de Saint-Augustin est représenté par deux personnalités : Henri de Frimare et Guglielmo Becchi102. Quelques carmes ont écrit des commentaires sur l’Éthique, comme Gui Terré de Perpi-

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Est-ce pour cette raison et parce que son œuvre a un retentissement très grand qu’on lui doit le surnom de Doctor moralis ? Il est connu pour être par ailleurs un des interprètes les plus fidèles de Duns Scot dont il répand la doctrine en Italie dès son retour de l’Université de Paris, ce qui lui vaut le surnom de Scotellus par antonomase. Sur Pierre de Aquila, voir M. Bernard, « Zu dem Schriftum des Petrus von Aquila OFM (g. 1361) », Franziskanische Studien, 25 (1953), p. 113-115 ; V. Doucet, « De operibus manuscriptis Fr. Petri Ioannis Olivi in bibliotheca Universitatis Patavinae asservatis », Archivum franciscanum historicum, 28 (1935), p. 184, n. 3 ; A. Teetaert, « Scotellus di Tonnaparte », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 14/2, 1941, col. 1730-1733. Sur la figure de Nicolas d’Orbellus ou d’Orbelles, voir E. Wegerich, « Bio-bibliographische Notizen über Franziskanerlehrer des 15. Jahrhunderts », Franziskanische Studien, 29 (1942), p. 177-178 ; E. Pasquier, « Deux auteurs angevins du XVe siècle », Mémoires de l’Academie des sciences, belles-lettres et arts d’Angers, 7/8 (1953-54), p. 85-98 ; S. Swiezawski, « L’anthropologie philosophique du XVe siècle sous l’aspect de l’influence du scotisme », in Studia mediaevalia et mariologica P. Carolo Balic, Rome, 1971, p. 361-375. Nicolaus d’Orbellus, Ethica, Colmar, Bibl. du Consistoire, 27 (1938) (XV), fol. 215ra : « Pertractis compendiose secundum mentem doctoris subtilis Scoti ». Nicolas d’Orbellus avait déjà ouvert l’ensemble de son compendium au fol. 12ra en annonçant sa filiation dans le prologue : « Utile est studere volentibus doctrinam doctoris subtilis Scoti que inter ceteras maximi extat roboris et veritatis in eius principiis a juventute introduci ». David Lines insiste sur la sur-représentation des Ermites de Saint-Augustin dans l’enseignement moral, cf. D. Lines, Aristotle’s Ethics in the Italian Renaissance, p. 95 : « The Augustinian Hermits are so strikingly over-represented in ethics teaching », et n. 170 : sur quinze religieux enseignant la philosophie morale, six sont Ermites de Saint-Augustin ; voir aussi Id., Teachers of Arts and Medicine in the Universities of Renaissance Italy (electronic database).

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gnan mais aucun commentaire entier ne nous est parvenu103. Pour finir, rappelons que la césure entre milieu universitaire des séculiers et milieu scolaire des mendiants correspond plus aux structures institutionnelles (la Faculté des arts et les Studia mendiants) qu’aux appartenances intellectuelles elles-mêmes, puisqu’une perméabilité dans les influences entre religieux et séculiers s’observe fréquemment. La circulation des manuscrits entre les différentes institutions scolaires est une réalité attestée aujourd’hui. Il suffit de penser au registre de prêt de la bibliothèque du Collège de Sorbonne : les commentaires de Thomas d’Aquin et Guiral Ot y font l’objet de nombreux emprunts104. Chez les séculiers, quoique tous aient peu ou prou une formation universitaire, on distingue, artificiellement là encore, plusieurs ensembles : les universitaires stricto sensu en fonction à la Faculté des arts, les dignitaires ecclésiastiques et les humanistes souvent liés au milieu curial. Universitaires au sens strict, certains sont éminemment des professeurs et la tonalité pédagogique de leur commentaire en signe la finalité. C’est ainsi que les commentaires d’Albert de Saxe ou de Jean Versor sont des modèles de pédagogie, destinés à un public d’étudiants et composés dans les règles de l’art didactique qui conjuguent la synthèse et la concision, la rigueur et la précision105. L’enjeu de tels commentaires n’est pas d’abord doctrinal. Ce qui prime, c’est la clarté de l’exposé, l’orthodoxie des solutions, la formulation synthétique qui en soutient l’assimilation et la mémorisation. Dans ce travail, la maturité entre en jeu. Il semble que Versor écrive son commentaire en pleine maturité et non comme étudiant théologien qui donne des cours aux artiens. En revanche, des maîtres artiens comme Matthias de Legnicz et Johannes Langewelt pourraient bien avoir rédigé leur commentaire comme jeunes maîtres ès arts. Plusieurs des commentateurs de l’Éthique, au sein de notre corpus, sont de grands dignitaires ecclésiastiques. Une question s’impose : y a-t-il une influence de leur fonction sur leur commentaire ? Il ne semble pas, car si la datation des manuscrits et des commentaires est délicate, il apparaît cependant que tous ont commenté l’Éthique avant d’être élus aux hautes charges ecclésiastiques qui ne leur laissèrent plus le loisir de telles activités intellectuelles : il ne convient donc pas de les considérer comme dignitaires au moment de leur rédaction. Ainsi Guiral Ot commente l’Éthique avant d’être ministre général de l’ordre, c’est-à-dire avant 1329 ; Nicole Oresme travaille à sa traduction glosée en 1370 alors qu’il n’est pas encore évêque de Lisieux (1377) ; Albert de Saxe 103

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Guido Terreni de Perpigniani, Questiones in libros I-VI Ethicorum (1313), Paris, BnF, lat. 3228 (XIV), fol. 1-59v [Livres I-VI]. M.-H. Jullien de Pommerol et J. Vielliard, Le registre de prêt de la Bibliothèque du Collège de Sorbonne (1402-1536), Paris, 2000. Au XVe siècle, on sait, par exemple, que le manuscrit Paris, BnF, lat. 16127, contenant le commentaire de Guiral Ot, sans le texte d’Aristote, est emprunté trois fois par trois lectores de morale, Johannes Germani en 1425, Johannes Hochet en 1430 et Allard Palenc en 1431. Cf. infra, IIe Partie, chapitre III sur les commentaires didactiques.

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écrit son commentaire alors qu’il est maître ès arts à Paris entre 1351 et 1362, bien avant d’être nommé évêque d’Halberstadt en 1366. La question doit alors se renverser : quel fut le poids de leur réflexion éthique dans l’exercice futur de leurs responsabilités ecclésiastiques, diplomatiques ou politiques ? Leur formation intellectuelle et éthique influence-t-elle la pratique gouvernementale des grands dignitaires ecclésiastiques ? Parallèlement au milieu scolaire, qu’il soit mendiant, universitaire ou humaniste, le milieu curial, quant à lui, fonctionne avec ses propres lois de production intellectuelle, tout en s’appuyant sur des hommes issus de la Faculté des arts. On relève, dans notre corpus, quatre milieux curiaux différents. Tout d’abord, le milieu d’un petit évêque méridional, Bernard d’Albi, évêque de Rodez de 1336 à 1338, à qui Pierre de Corveheda soumet son commentaire106. Bien plus prestigieuse est la grande cour pontificale d’Avignon où se trouve Richard de Bury à qui Walter Burley dédicace son commentaire sur l’Éthique, en plus de celui sur la Politique107. Depuis 1327, en effet, Walter Burley se trouve officiellement à la cour pontificale pour des missions diplomatiques que lui a confiées le roi d’Angleterre Édouard III. Il est à nouveau à la cour d’Avignon en 1343. Clerc séculier, il appartient, depuis 1333, à la maison de Richard de Bury, évêque de Durham, qui lui octroie divers bénéfices108. Le rôle de Walter Burley, théologien, diplomate mandaté par le roi Edouard III, membre de la familia de l’évêque de Bury et proche du pontife Clément VI, est décisif dans les jeux politiques et culturels à la fin des années 1330 et au début des années 1340. Ses deux commentaires sur l’Éthique et sur la Politique, loin d’être seulement les produits d’un enseignement, sont surtout les fruits de réflexions diplomatiques et politiques propres. Célèbre entre toutes, la cour de Charles V est un milieu foisonnant où se rencontrent intellectuels et penseurs, stimulé par la politique culturelle du roi Charles, dit le Sage, « ameur de sapience », selon le mot de Christine de

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Précisément, le commentaire est composé pour le jeune Pierre de Barrière, fils du baron de Barrière et futur cardinal, originaire de Rodez, mort en 1383. Il est soumis par Pierre de Corveheda au jugement de Bernard d’Albi. Le commentaire sur la Politique est contenu dans le ms Città del Vaticano, B.A.V., Borgh. lat., 129 (XIV), Inc., fol. 1r : « Sanctissimo patri et domino domino Clementi supernaque vocacione pape sexto creatura vestra Wualterus de Burleye inter doctores theologos minimus... ».../... Expl. : « Scriptum Avinioni in die sancti Clementis pape et martiris. Pontificatus vestri felicis Anno secundi (die 23 novembris 1343) [...] ». Sur ce manuscrit, voir A. Maier, Codices Burghesiani Bibliothecae Città del Vaticano, Vatican, 1952, p. 172-173. Pour l’édition entière de la dédicace voir Ead., « Zu Walter Burleys Politik-Kommentar », RTAM, 14 (1947), p. 332-336, notamment 333-334, repris dans Ausgehendes Mittelalter, II, Rome, 1967, p. 93-99 ; L. J. Daly, « Some Notes on Walter Burley’s Commentary on the Politics », in Essays in Medieval History Presented to Bertie Wilkinson, éd. T. A. Sandquist et M. R. Powicke, Toronto, 1969, p. 270-286. Cf. J. Ottman et R. Wood, « Walter of Burley : His Life and Works », Vivarium 37/1, 1999, p. 123 ; O. Weijers, Le travail intellectuel à la Faculté des arts de Paris : textes et maîtres (ca. 1200-1500). Turnhout, 1998, III. G., p. 7-62.

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Pizan109. L’entourage proche du roi se compose, en effet, d’hommes de lettres et de théoriciens comme Oresme mais aussi de conseillers du Roi, de conseillers au Parlement, notamment des avocats (Pierre d’Orgemont, Jean des Marets...) et d’autres grands, princes de sang et nobles, officiers, parlementaires, notables ou dignitaires ecclésiastiques. À la cour, Nicole Oresme, loin d’être un penseur stipendié et servile, est un proche du roi qui ne départit pas pour autant de son indépendance d’esprit et de sa personnalité intellectuelle110. François Avril a souligné à quel point la librairie de Charles V était « un foyer vivant d’attraction pour les artistes, les écrivains et les clercs », mais aussi « un centre où sur des documents du passé et du présent, sur l’Éthique, les Politiques et les Économiques d’Aristote [...] s’organisait la conduite du monarque et de ses conseillers111 ». Ce qui intéresse surtout Charles V et Nicole Oresme, c’est l’utilité politique de l’entreprise culturelle : les commandes royales concernent exclusivement les œuvres pratiques du corpus aristotélicien112. La glose sur l’Éthique de Nicole Oresme est donc fondamentalement marquée par le milieu de production et le public de réception qui la portent autant que par l’expérience humaine de son auteur : une expérience de penseur politique et d’homme de science113 ; une expérience de l’intimité royale, vécue en une amitié sans flagornerie ; une expérience du réseau de relations issues du Collège de Navarre où il a été boursier théologien (1348-1356) puis grand maître du Collège (13561361)114 ; enfin une expérience de la fréquentation des Grands du Conseil115. 109

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Voir F. Autrand, Charles V, Paris, 1994 et J. Krynen, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France. XIIIe-XVe siècle, Paris, 1993, p. 111-124 ; A. D. Menut, « Introduction », dans Nicole Oresme, Le livre de Éthiques d’Aristote, p. 3-91. Sur les sources iconographiques, voir Cl. R. Sherman, The Portraits of Charles V of France (1338-1380), New York, 1969 ; Ead., « Representations of Charles V of France (1338-1380) as a Wise Ruler », Medievalia et Humanistica, n.s. 2 (1971), p. 83-96. S. Shahar, « Nicole Oresme, un penseur politique indépendant de l’entourage du roi Charles V », L’information historique, 32/5 (1970), p. 203-209 et J. Quillet, « Nicole Oresme traducteur d’Aristote », Nicolas Oresme. Tradition et innovation chez un intellectuel du XIVe siècle, Paris, 1988, p. 8192. La librairie de Charles V. Exposition, Paris, Bibliothèque nationale, octobre-novembre 1968, Notices rédigées par M. François Avril et M. Jean Lafaurie, Paris, 1968, p. XIII. On sait que d’autres traductions d’ouvrages de base pour la science politique sont réalisées dans ces mêmes années : le Policraticus de Jean de Salisbury traduit en 1372 par Denis Foulechat et la Cité de Dieu de saint Augustin traduite de 1371 à 1375 par Raoul de Presles. Penseur politique, notons cependant que Nicole Oresme reste un dignitaire ecclésiastique et un universitaire qui n’a jamais participé à l’exercice du pouvoir, cf. F. Autrand, Charles V, Paris, 1994, p. 730 et S. Lusignan, « Intellectuels et vie politique en France à la fin du Moyen Âge », dans Les philosophies morales et politiques au Moyen Âge. Moral and Political Philosophies in the Middle Ages. Actes du IXe Congrès international de Philosophie Médiévale, Ottawa, 17-22 août 1992, éd. B. C. Bazàn, E. Andujar, L. G. Sbrocchi, 3 vol., Ottawa, 1995, p. 267-281, notamment p. 270. N. Gorochov, Le Collège de Navarre de son fondement (1305) au début du XVe siècle (1418), Paris, 1997, notamment p. 680-681. Pour l’histoire du procès de 1361 où Nicole Oresme est destitué de sa charge de Grand maître du Collège, voir p. 313-319. Claire Sherman, à partir de l’analyse iconographique des manuscrits d’Oresme, affirme :

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Au XVe siècle, la cour des Médicis à Florence est le cœur de l’humanisme italien et le centre de production de la majeure partie des commentaires italiens sur l’Éthique. Indéniablement, l’Éthique polarise, dans la Florence du XVe siècle, les intérêts de tous les humanistes116. Le texte sort des couvents religieux dans lesquels il était surtout resté au XIVe siècle et est désormais lu par un public élargi, tant de professeurs et d’étudiants que d’hommes de culture. De vrais commentaires apparaissent et non plus simplement des abrégés ou des résumés117. Guglielmo Becchi, quoique augustin, enseigne à l’Université de Florence depuis 1440 au moment où il compose son commentaire sur l’Éthique en 1456, et dans le même mouvement, ses commentaires sur la Politique et les Économiques ; Nicolas enseigne à partir de 1439 dans plusieurs universités célèbres : Bologne, Pérouse, Florence et Pise. Le commentaire sur l’Éthique résulte de son enseignement florentin. Le commentaire de Donato Acciaiuoli est lui aussi la matière d’un enseignement à l’université de Florence. Donato se serait référé, pour en écrire les six premiers livres, au cours de Johannes Argyropoulos. La rédaction de ce cours est définitivement fixée en 1463-1464 et s’étale, du début à la fin du texte, dans les trois autres manuscrits autographes de Donato. Il est alors aisé de mettre en relation le sens civique de ces penseurs et leur proximité avec les Médicis. Si l’on n’a pas d’indice pour attester que Guglielmo a dédié son commentaire à Pierre de Médicis, on sait par ailleurs qu’il lui offre, la même année, en 1456, son traité De cometa. En revanche, les préfaces des commentaires sur l’Éthique de Donato à l’adresse de Cosme de Médicis (13891464)118 et de Nicolas à l’adresse de Pierre de Médicis (1464-1469) traduisent bien leur engagement au service de la famille florentine au pouvoir et l’ardeur de leur patriotisme civique. Surtout, ce qui détermine l’unité de ces trois commentaires, c’est leur ouverture au-delà d’un public de spécialistes et de pro-

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« Oresme définit clairement aussi les lecteurs de ses traductions des œuvres morales d’Aristote comme étant le roi et ses conseillers », cf. « Les thèmes humanistes dans le programme de traduction de Charles V : compilation des textes et illustrations », dans Pratiques de la culture écrite en France au XVe siècle, éd. M. Ornato et N. Pons, Louvain-la-Neuve, 1995, p. 527-538, ici p. 531. Cf. infra, IIe Partie, chapitre III. Voir les travaux de David A. Lines, « The commentary literature on Aristotle’s Nicomachean Ethics in early Renaissance Italy : Preliminary considerations », Traditio, 54 (1999), p. 257-59 ; Id., Aristotle’s Ethics ; Id., « The Importance of Being Good » ; Id., « Ethics as Philology : A Developing Approach to Aristotle’s Nicomachean Ethics in Florentine Humanism », in Renaissance Readings of the Corpus Aristotelicum. Proceedings of the conference held in Copenhagen 23-25 April 1998, éd. M. Pade, Copenhagen, 2001, p. 27-42. Voir également, sur les savoirs académiques dans l’Italie du XVe siècle et les affrontements entre universitaires, les réflexions de Patrick Gilli dans La Noblesse du droit. Débats et controverses sur la culture juridique et le rôle des juristes dans l’Italie médiévale (XIIe-XVe siècle), Paris, 2003. A. M. Brown, « The humanist portrait of Cosimo de Medici », p. 199 : « We are told by Vespasiano, Vita III, that in the year before he died, Cosimo asked for the Ethics and Donato Acciaiuoli’s Commentary on them to be read to him by Bartolommeo Scala ». Voir aussi L. Martines, The Social World of the Florentine Humanists, 1390-1460, London, 1963, p. 326.

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fessionnels. Le fait que la lecture des livres sur l’Éthique soit prévue lors des jours fériés à Florence indique qu’ils ne visaient pas uniquement le public d’étudiants mais avaient une bien plus large audience. De plus, on le sait, les lectures étaient souvent données sur des places publiques119. Milieux de production et publics de destination déterminent donc bien les orientations et les déterminations des commentateurs de l’Éthique. L’articulation entre le « monde du texte » et le « monde du lecteur », selon le mot de Paul Ricœur, s’avère décisive pour interpréter un commentaire et pour en comprendre le fonctionnement120. La pluralité des pratiques commentatrices dépend donc de la pluralité des publics de réception et de ses « horizons d’attente », d’une part121, des emplois du commentaire et des intérêts des milieux de production ou de leurs « acteurs », d’autre part122. Le commentaire se doit d’être lu en sa double face : en tant qu’il est le produit d’un milieu et en tant qu’il est l’objet reçu par un public. Il est donc essentiel de remettre en situation les textes des commentaires pour en reconstruire les stratégies discursives et en retrouver les logiques de fonctionnement propres. Ainsi, la compréhension d’un commentaire sur l’Éthique est le résultat d’une conjonction de facteurs, tous historiquement déterminés. Elle varie selon les temps, les milieux, les publics, les époques et les pratiques locales. Bref, chaque commentaire doit être rigoureusement contextualisé, opération qu’il n’est pas toujours possible de réaliser au regard d’une documentation souvent parcellaire ou lacunaire.

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D. Lines, « Faciliter Edoceri : Niccolo Tignosi », p. 167. P. Ricœur, Temps et récit, Paris, 1985, t. 3, Le Temps raconté, p. 229 : « Monde du texte et monde du lecteur », où l’auteur écrit, p. 243 : « Une œuvre en agissant sur un lecteur, l’affecte. Cet être affecté a ceci de remarquable qu’il combine, dans une expérience d’un type particulier, une passivité et une activité, qui permettent de désigner comme réception du texte l’action même de le lire » ; voir aussi Id., Du texte à l’action, Paris, 1986, p. 112 : « Le monde du texte ». L’intersection du « monde du texte » et du « monde du lecteur » correspond, dans la théorie traditionnelle de l’interprétation, au moment de l’applicatio du texte à la vie et à la praxis. Le concept d’« horizon d’attente » ou d’« horizon d’expectative » est travaillé par Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, 1978. Hans R. Jauss l’emprunte, par ailleurs, à Edmund Husserl, Ideens I, § 27 et surtout § 82, dans la traduction française, Paris, 1950, p. 89 et p. 277-279. Dans une terminologie non moins phénoménologique, Jauss parle aussi d’« horizon du vécu », cf. Id., « Une approche médiévale : les petits genres de l’Exemplaire comme système littéraire de communication », dans La notion de genre à la Renaissance, éd. G. Demerson, Genève, 1984, p. 35-57, notamment p. 37. Cf. J.-Ph. Genet, « L’auteur politique : le cas anglais », dans Auctor et Auctoritas, Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque tenu à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), éd. M. Zimmermann, Paris, 2001, p. 553-567, notamment p. 553 : « L’auteur médiéval est un personnage mystérieux auquel on ne saurait appliquer sans danger le concept moderne d’auteur » et Id., La genèse de l’État moderne. Culture et société politique en Angleterre, Paris, 2003, ch. X : « Acteurs », p. 308 : « Le flou du texte médiéval, modifiable d’une copie à l’autre en fonction d’une multitude de critères, transforme profondément le concept même d’auteur. L’auteur […] n’est que l’un des acteurs qui “font” le texte. […] C’est pourquoi le terme “acteur” est plus juste ».

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c. Le fonctionnement d’un genre et la force des traditions interprétatives Parallèlement à la contextualisation socio-culturelle, les commentaires n’ont pas de sens en dehors des codes du genre et des traditions interprétatives auxquelles ils appartiennent123. Étudier les commentaires aristotéliciens sur l’Éthique exige d’en décoder les mécanismes internes de fonctionnement et l’architecture logique. Outre les gloses, la répartition des commentaires en deux grands types structurels commande l’approche des pratiques commentatrices : d’une part les commentaires continus, dits aussi littéraux ou linéaires, d’autre part les commentaires sous forme de questions. Génétiquement issu des gloses, le commentaire linéaire a pour finalité d’expliquer phrase par phrase l’ensemble du texte de l’auctoritas : les médiévaux parlent souvent de sententia pour désigner ce type de commentaire littéral124. Chaque passage à commenter est annoncé par un lemme, d’un mot ou d’un ensemble de mots : c’est la raison pour laquelle quelques historiens contemporains parlent de « commentaire lemmatique » ou « commentaire à lemmes »125. Plus élaborée, une forme particulière de commentaire linéaire est repérée dès les années 1270 : la Sententia cum questionibus est une forme transitoire entre la sententia et le commentaire sous forme de questions. Elle combine de façon systématique l’explication littérale avec les questions disputées126. Le meilleur exemple du corpus est la Sententia et expositio cum questionibus super librum Ethicorum de Guiral Ot. Sur l’ensemble des vingt-neuf commentaires du corpus, onze adoptent la forme du commentaire sous forme de questions. Les commentaires sous forme de questions apparaissent en Occident au moment où l’Éthique fait son entrée à la Faculté des arts, vers le milieu du XIIIe siècle127. La concomitance de ces 123

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Sur la notion de genre, voir également J.-Ph. Genet, « Matrices, genres, champs : une approche sur le long terme (1300-1600) », dans A. Vaillant, Mesures du livre, Paris, 1992, p. 57-74 ; Id., « La signification historique des genres littéraires : histoire et littérature politique en Angleterre », dans Théories et pratiques de l’écriture au Moyen Âge, Littérales, IV, éd. E. Baumgartner et Ch. Marchello-Nizia, Paris X-Nanterre, 1988, p. 101-116 ; J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, 1989. Les commentaires linéaires reçoivent diverses appellations dans les colophons. On parle de lectura, commentarius, expositio, sententia, sententia declarata, etc. À ce sujet, voir l’ensemble des travaux d’Olga Weijers, notamment Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (XIIIe-XIVe siècle), Turnhout, 1996 ; Ead., « La structure des commentaires philosophiques à la Faculté des arts : quelques observations », in Il commento filosofico, p. 17-41. Voir L. Holtz, « Le rôle des commentaires d’auteurs classiques dans l’émergence d’une mise en page associant texte et commentaire (Moyen Âge occidental) », dans Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du colloque international de l’Institut des traditions textuelles (Paris et Villejuif, 22-25 septembre 1999), éd. M.-O. Goulet-Cazé, Paris, 2000, p. 101-117. À ce sujet, voir l’étude d’O. Weijers, « Un type de commentaire particulier à la Faculté des arts : la sententia cum questionibus », dans La tradition vive. Mélanges d’histoire des textes en l’honneur de Louis Holtz, éd. P. Lardet, Turnhout, 2003, p. 211-222. O. Weijers, Le maniement du savoir, p. 62-69 ; Ead., « La structure des commentaires philosophiques », p. 24.

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deux phénomènes, indépendants historiquement, explique que le premier grand commentaire en Occident sur la version lincolnienne de l’Éthique à Nicomaque présente partiellement une forme questionnée. Albert le Grand, en effet, lorsqu’il professe son cours sur l’Éthique à Cologne, vers 1250, élabore son commentaire à partir de grandes quaestiones tout en conservant une phase d’explication littérale en fin de chaque lectio. La série des questions traitées par Albert inaugure l’ensemble du travail exégétique sur l’Éthique et en dresse une sorte de canonicité incontournable. Au XIVe siècle, le commentaire de Buridan est représentatif des évolutions du commentaire questionné : la question devient de plus en plus complexe, notamment la determinatio centrale qui se subdivise en plusieurs éléments : distinctions terminologiques, comparaisons, précisions conceptuelles... La determinatio présente un aspect de plus en plus technique. Le commentaire de Buridan appartient aux commentaires les plus denses qui existent sur l’Éthique. Vingt-trois questions sont traitées dans le livre VIII et onze questions dans le livre IX. Au XVe siècle, beaucoup de ces commentaires sous forme de questions semblent s’inspirer ou imiter l’un des commentaires les plus diffusés en Europe centrale, les Quaestiones super libros Ethicorum Aristotelis de Jean Versor. Modèle canonique en la matière, ce commentaire atteint un degré inégalé de polissage formel et structurel au point qu’il semble être le manuel qui fait autorité dans les Facultés des arts d’Europe centrale (Prague, Cracovie, Vienne…). Ce qui frappe, c’est l’invariabilité formelle de ses questions, leur régularité, leur canonicité. Chaque question est annoncée par un Queritur primo utrum, amorce mise en valeur graphologiquement dans les manuscrits par de grands modules qui contrastent avec le reste de l’écriture plus cursive. Tous les éléments canoniques de la question disputée sont infailliblement présents. Dans son évolution du XIIIe au XVe siècle, le commentaire sous forme de questions qui traite de l’Éthique à Nicomaque s’éloigne progressivement de l’auctoritas aristotélicienne pour ne se concentrer que sur un ensemble de plus en plus canonique de questions, passage obligé dicté par une tradition commentatrice désormais pluriséculaire128. Pour quiconque lit ne fût-ce qu’un folio d’un commentaire scolastique, le formalisme stylistique du genre est une évidence. Depuis les travaux du Père Marie-Dominique Chenu, il n’est plus nécessaire de rappeler les acquis concernant les formules stéréotypées, la déférence aux auctoritates citées, l’inélégance

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Le même phénomène a été observé pour les commentaires scripturaires et théologiques, cf. M.-D. Chenu, La théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, 1957, p. 25 : « L’on voit maintenant que la multiplication et l’intensification des quaestiones n’étaient pas que le renforcement et la normalisation scolaire de la dialectique dans la lecture des textes ; elles impliquaient un déplacement dans l’objet même de la curiosité et du travail du théologien : non plus curiosité textuelle sous la lumière de la foi, mais problème extra-scripturaire, spéculatif, dont l’Écriture n’était que le support… ».

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du latin universitaire, la lourdeur de l’arsenal argumentatif, etc129. Au fil de la lecture des commentaires, la technicité domine et confère aux données stylistiques un tour impersonnel. Les formules scolastiques s’avèrent des mécanismes qui, par leur fixité rituelle et l’anonymat du passif impersonnel (videtur, dicitur, arguitur, respondetur, concluditur…), désengagent apparemment l’auteur de tout positionnement. En réalité, ces accroches fonctionnent comme autant d’éléments signalétiques : signal d’une question (Queritur utrum, Consequenter queritur, Utrum…), signal d’un passage lemmatisé (Deinde queritur, Cum dicit, Deinde cum dicit…), signal d’une solution (Respondendum quod, Solvendum quod, Dicendum quod, Sciendum quod…), signal des parties d’une question disputée (Arguitur quod, Videtur quod, In contrarium, in oppositum, Ad rationes, Ad primam…). Emblématiques donc, les formules toutes faites soutiennent, en réalité, le déroulement de la démonstration. Réservoir pratique, elles balisent le raisonnement en ayant valeur de repères. Elles appartiennent à l’univers du rituel scolastique, à l’école duquel passent tous les étudiants et maîtres de la Faculté des arts et des studia mendiants. Langue vivante et orale, le latin scolastique accumule un vocabulaire uniformisé et codé, aux tournures idiomatiques et aux formules déjà faites qui entendent, par-delà tel ou tel commentateur, atteindre un sens et une portée universels. Comme l’a constaté Coloman Viola, le lien entre l’impersonnalité stylistique des quaestiones et la vérité relève d’une méthode scientifique de recherche typiquement médiévale130. Régi par les lois de la quaestio, le formalisme argumentatif n’est pas moins codifié131. La quaestio présente une structure fondamentalement tripartite, à la fin du Moyen Âge : elle est divisée en arguments préliminaires, solution (ou determinatio) et réfutations des arguments préliminaires. Elle peut être la rédaction écrite d’une disputatio orale où se sont affrontés un opponens et un respondens sous l’assistance d’un maître : on parle alors de Quaestio disputata. La quaestio, telle que nous la rencontrons dans les commentaires sur l’Éthique, du XIIIe au XVe siècle, relève d’une heuristique de la dispute scolastique, distincte de la dispute dialectique : elle est liée à l’interprétation et à l’élucidation d’un 129

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M.-D. Chenu, Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Paris, 5e éd., 1993, notamment ch. IIV. C. Viola, « Manière personnelles et impersonnelles d’aborder un problème : saint Augustin et le XIIe siècle. Contribution à l’histoire de la “quaestio” », dans Les genres littéraires dans les sources théologiques et philosophiques médiévales. Définition, critique et exploitation, Louvain-laNeuve, 1982, p. 29-30. O. Weijers, Le maniement du savoir, ch. 4 : « La méthode de la ‘questio’ », p. 61-75 ; Ead., La ‘disputatio’ à la Faculté des arts de Paris (1200-1350 environ). Esquisse d’une typologie, Turnhout, 1995, p. 25-40 : « Les ‘questiones’ à la Faculté des arts de Paris » ; Ead., La ‘disputatio’ dans les Facultés des arts au Moyen Âge, Turnhout, 2002 ; Ead., « L’enseignement du trivium à la Faculté des arts de Paris : la ‘questio’ », dans Manuels, programmes de cours et techniques d’enseignement dans les Universités médiévales. Actes du Colloque de Louvain-la-Neuve (9-11 septembre 1993), Louvain-laNeuve, 1994, p. 57-74 ; Ead., Terminologie des Universités au XIIIe siècle, Rome, 1987, p. 335-360 : « Questio, Disputatio, etc. ».

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texte de base, l’auctoritas, et non au dialogue sous forme de questions, entre un maître et son disciple, tel qu’on le connaît au moins depuis la maïeutique socratique132. Simple au XIIIe siècle, la quaestio se complexifie au cours des XIVe et XVe siècles pour s’éloigner du texte de base et s’accroître de dubia, de conclusiones et de notanda. Les dubia et les notanda sont des questions à l’intérieur de la question, sur le mode mineur, moins développées. Ils permettent d’extrapoler des points secondaires sans déployer la batterie argumentative de la question centrale. Ces paragraphes s’éloignent plus librement du texte de base par leur caractère annexe. Déjà au XIIIe siècle, mais, de plus en plus, à la fin du XIVe siècle et au XVe siècle, les quaestiones, et surtout les dubia, peuvent par moment ne plus avoir de lien avec la lettre du texte. Cette perte de contact avec l’auctoritas commentée est en réalité le résultat de la tradition commentatrice qui impose une série de questions canoniques, souvent reprises des commentateurs précédents. C’est ce que Sten Ebbesen et Irène Rosier appellent « une banque de questions et d’arguments » qui permet de reconstituer les questions standard à traiter sur un sujet133. De près ou de loin, toutes les questions s’inscrivent dans une histoire codifiée et nul ne songerait à traiter un problème sous forme de questions de sa propre initiative, c’est-à-dire sans se référer à cette profondeur historique de la tradition interprétative. Pour apprécier le contournement des contraintes argumentatives, l’historien doit donc déployer une double tactique. Tout d’abord, il lui faut reconstituer les chaînes de questions pour chaque tradition interprétative. Par là, il pourra assister aux écarts et aux préférences des commentateurs qui choisissent telles questions et en écartent telles autres. De plus, à l’intérieur du traitement d’une même question, l’historien jaugera les reprises et les omissions, les rajouts et les retraits qui en disent plus long sur les intentions propres du commentateur que n’en dit le contenu doctrinal lui-même. Ensuite, la tactique de l’historien doit s’attacher à l’ensemble du complexe argumentatif que constitue la question. Il ne s’agit pas seulement d’aller à la solutio énoncée pour comprendre la position du commentateur. Il faut étudier l’ensemble tripartite de la question. L’agencement des arguments préliminaires et leur omission sont parfois plus éloquents que la réponse canonique. Souvent les arguments préliminaires vont plus loin dans la réflexion sur le problème par les apories qu’ils soulèvent et sont d’autant plus novateurs qu’ils s’abritent derrière des 132

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O. Weijers, « De la joute dialectique à la dispute scolastique », Académie des Inscriptions et BellesLettres. Comptes rendus des séances de l’année 1999, Paris, 2000, p. 513 : « La dispute scolastique diffère […] de la dispute dialectique ». I. Rosier-Catach et S. Ebbesen, « Le trivium à la Faculté des arts », dans L’enseignement des disciplines à la Faculté des arts (Paris et Oxford, XIIIe-XVe siècle), éd. O. Weijers et L. Holtz, Turnhout, 1997, p. 97-128, notamment p. 121 : « On peut penser à une sorte de banque de questions et d’arguments, qui pouvait fournir un modèle pour savoir quelles étaient les questions standard à traiter dans un cours sur un ouvrage donné ainsi que pour trouver les arguments et “opinions” principales à discuter à propos d’une question particulière ».

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autorités. L’historien ne peut donc comprendre la touche personnelle du commentateur et en mesurer la portée qu’en s’attachant aux structures argumentatives d’ensemble de la quaestio, ce qu’Alain de Libera appelle, après Robin Collingwood, les CQR, « complexes questions-réponses » ou « complexes constitués de questions et de réponses »134. Décrire la quaestio dans son contexte argumentatif, c’est « aborder tout corps de doctrine comme un CQR135 », c’està-dire comme un tout, un complexe, d’où « la nécessité de reconstruire intégralement chaque CQR » et l’exigence de ne comparer entre eux que des CQR136. Autrement dit, ne prennent sens que les énoncés situés dans leur complexe argumentatif et non pas les thèses philosophiques isolées, détachées et considérées en soi137. Toute quaestio envisagée comme un complexe est ainsi chargée de mémoire et de pratiques dont il faut reconstituer l’ancrage au sein des différentes lignées interprétatives138. Deux lignées interprétatives se dessinent dans l’ensemble des commentaires de l’Éthique : la lignée albertino-thomasienne et la lignée buridanienne139. En amont de la grande aventure commentatrice de l’Éthique en Occident, le commentaire d’Albert le Grand constitue en effet le point de départ de toutes les questions concernant les livres VIII et IX que le texte aristotélicien suscite. Ce commentaire de 1250 inaugure une tradition commentatrice dont on aurait tort de penser qu’elle n’est assumée que par le seul Thomas d’Aquin. La paternité albertinienne se déploie dans deux directions : d’une part dans le milieu dominicain, surtout grâce aux notes de Thomas d’Aquin, mais aussi augustinien (notamment reprise par Henri de Frimare), d’autre part, dans le milieu des artistae, surtout chez l’Anonyme de Jacques de Padoue et l’autre anonyme qui remanie Raoul le Breton. Une deuxième lignée interprétative se met en place dans les premières décennies du XIVe siècle, avant 1329, lorsque le franciscain Guiral Ot compose son commentaire sur l’Éthique140. Remarquablement atypique, ce commentaire témoigne d’une indéniable assurance interprétative et d’une maturité certaine. Il garde une distance, dans son commentaire, par 134

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A. de Libera, « Le relativisme historique : théorie des “complexes questions-réponses” et “traçabilité” », Les études philosophiques, 4 (1999), p. 479-494. A. de Libera, L’Art des généralités, Paris, 1999, p. 629. A. de Libera, L’Art des généralités, p. 629. Voir aussi p. 625 : « L’étude de la “structure d’un complexe constitué de questions et de réponses” (CQR), tel est, selon moi, le premier objet d’enquête de l’historien ». Ibidem, p. 628. Et il ajoute, à l’adresse des philosophes, p. 629-630 : « La sous-détermination historique est l’ennemie de la philosophie ». Ibidem, p. 627 : « La ‘culture du commentaire’ est donc plus compliquée qu’on ne l’imagine : les concepts y sont non seulement chargés de théories et de mémoire, mais encore chargés de pratiques ». Voir le stemma influenciae au page suivante. Il semblerait, avec toutes les limites que nous impose la documentation, qu’il soit le premier franciscain à commenter l’Éthique, à moins que l’on ne situe le commentaire de Pierre de Aquila dans le milieu parisien.

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rapport à la filiation albertino-thomasienne, et notamment par rapport à Thomas d’Aquin, récemment canonisé en 1323 et dont il connaît à l’évidence le commentaire. Il inaugure à son tour une tradition commentatrice en reprenant directement contact avec le texte aristotélicien qu’il interprète avec une personnalité intellectuelle éclatante141. Désormais, le XIVe puis le XVe siècle disposeront d’une alternative interprétative à la tradition albertino-thomasienne : non seulement Guiral Ot offre à l’école franciscaine et scotiste l’œuvre que n’a pas écrite Duns Scot sur l’Éthique, mais il rayonne également dans le milieu artien de l’université, comme l’atteste le commentaire de Buridan, jusque dans la pensée d’un Nicole Oresme. Ainsi, entre le milieu du XIIIe siècle et le premier tiers du XIVe siècle, deux grandes lignées interprétatives sur l’Éthique se sont mises en place, dont l’arborescence irrigue la pensée éthique jusqu’à l’époque moderne. Le commentaire sur l’Éthique à Nicomaque apparaît bien comme une pratique intellectuelle dont le fonctionnement exige de l’historien une approche plurielle à la croisée de l’histoire culturelle et intellectuelle, de l’histoire sociologique et de l’histoire des institutions. Après avoir évoqué la réception de l’Éthique en Occident latin et les pratiques commentatrices qui en régissent la lecture, il s’agit désormais de pénétrer dans l’univers textuel des commentaires sur l’Éthique : de ce labyrinthe conceptuel, le thème de l’amitié sera le fil d’Ariane.

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Dans un autre contexte, celui des débats autour de la vision béatifique, Christian Trottmann avait déjà souligné l’originalité de Guiral Ot, et notamment sa mise à contribution d’une conception scotiste de la théologie, cf. La vision béatifique des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Rome, 1995, p. 722. Faut-il y lire le reflet de la polarisation intellectuelle entre les deux ordres ? Il ne faudrait pas se hâter de voir, dans ce geste novateur, une volonté franciscaine de s’opposer à la tradition dominicaine qu’incarneraient Albert et Thomas. Les réseaux intellectuels sont assurément plus complexes que l’adéquation « tradition albertinienne-tradition dominicaine ».

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CHAPITRE II

AMITIÉ ET VERTU : RÉEMPLOI D’UN TOPOS

En ce qu’elle est trilogique, la notion aristotélicienne d’amitié a séduit les médiévaux. Ils ont retenu la leçon. Il y a trois sortes d’amitié : l’amitié utile, l’amitié délectable et l’amitié vertueuse1. Chaque problème se décline selon ces trois modalités. Chaque caractère de l’amitié est passé au crible de ces trois catégories. À l’unisson, les commentateurs récitent l’axiome. Il y a trois sortes d’amitié parce qu’il y a trois types d’objets aimables : l’utile, l’agréable et l’honnête. Sans dissonance, tous s’accordent à définir les trois formes d’amitié. L’amitié utile consiste à aimer l’autre selon notre intérêt, c’est-à-dire pour autre chose que pour lui-même ; l’amitié délectable aime l’ami selon le plaisir qu’il nous procure ; l’amitié vertueuse aime autrui pour ce qu’il est, gratia ipsius. Imperceptiblement pourtant, la trilogie rhétorique tend à se muer en une opposition binaire : les amitiés imparfaites (utile et agréable) dites aussi accidentelles, d’une part, et l’amitié parfaite (vertueuse) ou absolue, d’autre part. Les premières visent un intérêt propre là où la dernière considère l’ami pour lui-même, de manière désintéressée. Tout un jeu de comparaisons s’ensuit, qui tourne toujours à l’avantage de l’amitié vertueuse. Dès les premières années, les commentateurs de l’Éthique ne se contentent donc pas de répéter la leçon du Philosophe. Ils en poussent l’esprit jusqu’à son terme : il n’est d’amitié digne de ce nom que l’amitié vertueuse. Les théoriciens médiévaux constituent l’amitié comme un problème exclusivement éthique. Mieux : ils réduisent l’amitié à l’amitié vertueuse. 1

Avant la réception de l’Éthique en Occident, Aelred de Rievaulx propose lui aussi, à la suite de Cicéron, une répartition des amitiés en trois espèces : l’amitié charnelle, l’amitié mondaine et l’amitié spirituelle : « Dicatur itaque amicitia alia carnalis, alia mundialis, alia spiritalis. Et carnalem quidem creat vitiorum consensus ; mundialem spes quaestus accendit ; spiritalem inter bonos vitae morum studiorumque similitudo conglutinat », Aelredus Rievallensis, De spiritali amicitia, éd. A. Hoste et C. H. Talbot, Turnhout, 1971 (CCCM 1), p. 295, § 38. Voir, à ce sujet, l’analogie que suggère Damien Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge. Autour de l’anthropologie affective d’Aelred de Rievaulx, Caen, 2005, p. 290 : « amitié charnelle (Aelred) / amitié agréable (Aristote) ; amitié mondaine (Aelred) / amitié utile (Aristote) ; amitié spirituelle (Aelred) / amitié vertueuse (Aristote) ? ». Damien Boquet esquisse une explication : « Ce genre de schéma ternaire et plus spécialement les catégories aristotéliciennes du bon, de l’utile et de l’agréable ont largement pénétré la pensée occidentale et, concernant la théorisation de l’amitié, on les retrouve en filigrane chez la plupart des auteurs païens ou chrétiens qui se sont penchés sur la question ».

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1. LA RÉDUCTION DE L’AMITIÉ À L’AMITIÉ VERTUEUSE Pour essayer de comprendre l’amitié dans l’Éthique à Nicomaque, les commentateurs médiévaux, initiés par Aristote, ont eu recours au concept nodal de vertu. Parce que leur intérêt s’est naturellement porté sur l’amitié vertueuse, la plus haute des trois amitiés, ils ont pu rendre aussi compte, par contraste, des deux autres formes d’amitié. Les trois types d’amitié sont alors compris, lus et intégrés à travers le thème de la vertu. En d’autres termes, l’assimilation d’un concept neuf, l’amicitia de l’Éthique, est réfléchie grâce à la notion bien maîtrisée de vertu. Cette réflexion, véritable jeu de reflets, structure leur compréhension même de l’amitié aristotélicienne : dans l’esprit des commentateurs, l’amitié vertueuse est la seule amitié qui soit. D’une réception orientée, les médiévaux ont fait une stratégie discursive. C’est ce qu’il faut démontrer. a. Le transfert du champ lexical de la vertu vers l’amitié D’emblée, l’omniprésence du champ lexical de la vertu dans les commentaires des livres VIII et IX de l’Éthique ne dépayse pas. Le vocabulaire est l’héritage de toute la tradition morale. En suivant le thème de la vertu pour pénétrer dans l’intelligence de la notion d’amitié, les commentateurs empruntent des chemins déjà balisés et utilisent un langage bien connu. En un sens, ils se laissent guider par le texte même d’Aristote qui, dès la première phrase du livre VIII, pose cette acception essentiellement morale de l’amitié : « Est enim virtus quaedam vel cum virtute », « l’amitié est en effet une certaine vertu ou ne va pas sans vertu2 ». Phrase fondatrice sur laquelle tous les commentateurs s’arrêtent, l’assertion a du poids. Dire que l’amitié est une vertu, c’est entendre qu’elle est un habitus electivus tel qu’Aristote l’a défini aux livres II et III de l’Éthique3. C’est encore dire qu’elle relève du genre de la justice. Thomas 2

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1155 a 3. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea XXVI, 1-3. Fasc. 3 : Translatio Roberti Grosseteste Lincolniensis sive ‘Liber Ethicorum’. A. Recensio Pura, L. VIII, cap. I, p. 298. Traduction de J. Tricot, Éthique à Nicomaque, Paris, 1990, p. 381. Voir, à titre de comparaison, la traduction de R.-A. Gauthier, L’Éthique à Nicomaque. Introduction, Traduction et Commentaire, Louvain-Paris, 1958-1959, 2e éd. 2002, Tome I, Deuxième partie, p. 212 : « N’est-elle pas une vertu, ou, tout au moins, n’est-elle pas intimement liée avec la vertu ? ». En général, nous choisissons la traduction française de Jean Tricot, dans l’édition de Vrin (septième tirage en 1990). La juxtaposition du texte latin de Grosseteste et du texte français de Tricot ne doit pas faire oublier que tous deux s’appuient sur le texte grec d’Aristote, d’ailleurs différent pour chacun des deux traducteurs. Le texte de Tricot ne doit donc pas être confronté mot à mot à celui de Grosseteste. Quand cela semble intéressant, nous signalons la traduction de René-Antoine Gauthier, aux éditions Peeters (rééd. 2002). 1106 b 36-1107 a 1. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. II, cap. VI, p. 404 : « Est ergo virtus habitus electivus in medietate existens que ad nos determinata racione, et ut utique sapiens determinabit ». Trad. de J. Tricot, p. 106 : « La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l’homme prudent ».

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résume cela clairement : « Amicitia autem est quaedam virtus, in quantum scilicet est habitus electivus et reducitur ad genus justitiae4 ». Nicole Oresme reprend mot à mot : « Amistié est un habit electif en la maniere que est vertu et aussi comme une espece de vertu reduite ou ramenee a justice5 ». Si la compréhension de l’amitié est intrinsèquement liée à la vertu et si l’amitié est facilement réduite à l’amitié vertueuse dès les premiers commentateurs, l’équation entre amitié et vertu n’est cependant jamais établie directement. Loin s’en faut. Les commentateurs travaillent le lien entre les deux notions avec grande finesse, respectant ainsi les réserves même du texte d’Aristote suggérées par l’adjectif quaedam et la préposition cum : l’amitié est une certaine vertu, quaedam virtus, ou du moins s’accompagne de vertu, vel cum virtute. Manière de dire qu’elle n’est pas purement une vertu. La position d’Albert est toujours l’inverse de ses formulations : « Videtur quod amicitia sit virtus6 » : pour Albert, l’amitié ne semble pas être une vertu. En effet, les premiers commentateurs ont soin de ne jamais poser l’équivalence amitié-vertu sans explication. Avec la même rigueur, Thomas d’Aquin mesure les précautions de la formulation aristotélicienne : « Ideo Philosophus supra non dixit absolute quod esset virtus, sed addidit ‘vel cum virtute’, quia videtur aliquid addere supra rationem virtutis7 ». Très sensibles aux nuances aristotéliciennes, les commentateurs poursuivent leurs analyses en affinant la nature du lien amitié-vertu. Dans l’exposé de sa solution, Albert adopte une même prudence en posant sa propre définition de l’amitié qu’il scande d’un double quodammodo : « Amicitia est quodammodo virtus et quodammodo cum virtute8 ». Comme Aristote, il refuse d’établir une synonymie trop abrupte. Le maître dominicain poursuit en un paragraphe dont la rigueur conceptuelle n’a d’égale que la logique des enchaînements : Si on la considère en effet, en tant qu’elle dispose à la vie commune, elle sera alors une vertu morale. Et cela de deux manières. Soit selon qu’elle dispose, en paroles et en actes, à vivre agréablement en compagnie des autres, dans les difficultés de la vie commune. Il s’agit alors d’un certain habitus, moyen terme entre la flagornerie et l’agressivité, comme il a été dit au livre IV. Or un tel habitus, comme on l’a dit au même livre, n’est pas l’amitié proprement dite, parce qu’il est sans passion et qu’il s’adresse pareillement aux personnes connues comme aux inconnus. Soit

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, éd. Léonine, Rome, 1969, t. 47, vol. 2, L. VIII, lectio 1, Post haec autem de amicitia, p. 442, l. 21-24. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques d’Aristote, éd. A. D. Menut, published from the text of ms 2902 Bibliothèque royale de Belgique with a critical introduction and notes, (1370), New York, 1940, p. 411, L. VIII, ch. 1, glose 2. Albertus Magnus, Super Ethica. Commentum et Quaestiones, Opera omnia, XIV, 2, Institutum Alberti Magni Coloniense, éd. Bernhard Geyer, Münster, 1987, 14/2, L. VIII, lectio I, p. 592, § 692, l. 22-23. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 5, Et amantes amicum, p. 458, l. 141-144. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio I, p. 592, § 692, l. 49-50.

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selon qu’elle modère le désir dans les passions, c’est-à-dire dans les affections ; il s’agit alors d’une vertu morale, que Cicéron appelle ‘bienveillance’. En tant qu’elle suit chaque vertu, elle est un effet de chaque vertu : telle est la vraie amitié qui fait tendre vers autrui à cause du bien qui est en lui. Et cela vaut autant pour les habitus intellectuels que pour la tempérance. En effet, soit la vertu intellectuelle perfectionne la raison en soi, et ce sont les habitus dont on a parlé au livre VI ; soit elle s’oriente vers la puissance inférieure par l’intermédiaire du bien de la raison, et il s’agit alors de la tempérance que l’on a traitée au livre VII ; soit elle s’oriente vers le prochain et il s’agit de l’amitié que l’on traite ici9.

D’une part, dans le cadre des relations quotidiennes, c’est-à-dire dans la vie commune, l’amitié est d’une certaine manière une vertu, qui plus est, une vertu morale. En ce sens et dans ce contexte, elle s’apparente à la « bienveillance », dit Cicéron. Parce qu’elle relève de la même essence que la vertu, l’amitié se définit comme un moyen terme entre les deux extrêmes que sont la flagornerie et l’agressivité, la flatterie et la grossièreté, précise Walter Burley10 . Semblable à la vertu, l’amitié joue ainsi le rôle de modératrice entre les passions et les désirs11. Dans le contexte social, l’amitié est donc envisagée dans son sens le plus large comme cette bienséance universelle qui assure le bon ordre des relations sociales et s’adresse à tous, les personnes connues et les inconnus. D’autre part, et en un sens plus technique, l’amitié est envisagée par Albert dans la relation intersubjective, de sujet à sujet, ou plus exactement de personne à personne. En ce sens, elle est un effet de la vertu et elle a la préférence implicite d’Albert, pour qui seul ce sens privé est authentique : « Est effectus omnis virtutis, et haec est vera amicitia ». Dans cette relation restreinte, en tant qu’elle tend vers autrui pris comme une personne, l’amitié revêt une orientation « intellectuelle ». Elle s’apparente au groupe des vertus intellec-

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Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de notre fait. Ibidem, l. 51-76 : « Si enim consideretur, prout ordinat aliquem in communi vita, sic erit quaedam moralis virtus. Et huiusmodi potest esse duplex : aut secundum quod ordinat in dictis et factis, ut delectabiliter aliis convivat miseriis communis vitae ; et sic est quidam habitus adjunctus medius inter blanditorem et litigiosum, ut dictum est in quarto, sed talis habitus, ut ibidem dicitur, non est proprie amicitia, quia est sine passione et eodem modo operatur ad notos et ignotos. Aut secundum quod mediat in passionibus affectionum, scilicet amationibus, et sic est moralis virtus, quam Tullius dicit benevolentiam. Secundum autem quod consequitur omnem virtutem, est effectus omnis virtutis, et haec est vera amicitia, quae facit tendere in alterum propter honestum, quod est in illo ; et sic est de habitibus intellectualibus adjunctis sicut et continentia. Virtus enim intellectualis aut perficit rationem in se, et sic sunt illae de quibus determinatum est in sexto, aut secundum quod per bonum rationis tendit in inferiorem potentiam, et sic est continentia, de qua determinatum est in septimo, aut secundum quod tendit in proximum, et sic est amicitia, de qua hic agitur ». Gualterus Burley, Expositio super libros Ethicorum, Venise, 1500, L. VIII, Tract. I, cap. 1, fol. 124va : « …quia est medietas inter duo mala scilicet inter adulationem et silvestritatem, vel inter amicitiam furiosam et habitum deficientem circa amare ». Sur la difficulté que pose la traduction du vocable d’affectus, voir D. Boquet, L’Ordre de l’affect, passim.

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tuelles dites dianoétiques (comme la prudence et la continence) par opposition aux vertus morales, précisément parce que la vertu morale ne relève pas de la relation à autrui mais seulement du sujet lui-même : « Nulla virtus moralis tendit in alterum, sed ordinat unumquemque in seipso12 ». Seule la vertu intellectuelle concerne la relation. Appliquée aux rapports interpersonnels, l’amitié s’avère une conséquence de la vertu morale en même temps qu’elle relève de la vertu intellectuelle. Si, pour Albert, l’amitié est un effet de la vertu, pour Thomas, la vertu est la cause de l’amitié : « Virtus est causa verae amicitiae13 ». Formulations différentes d’une même vérité : le rapport de la vertu à l’amitié est un rapport de cause à effet. Le remaniement de Raoul le Breton, suivant le modèle albertinien, explique que l’amitié s’édifie sur la vertu comme sur son fondement : « Amicitia simpliciter et perfecte fundatur supra virtutem, quare non est virtus14 ». Autre manière de dire qu’elle en est une conséquence, un fruit, c’est-à-dire qu’elle n’est pas elle-même une vertu. Buridan, lui aussi, choisit, dès la deuxième question du livre VIII, d’explorer la difficulté15. Au terme d’une longue analyse, il aboutit aux mêmes conclusions que celles d’Albert et de Thomas. L’amitié n’est pas une vertu mais ne peut exister sans vertu : « Talis amicicia non est virtus tamen ipsa non potest esse sine virtute16 ». Plus précisément, elle est un effet de la vertu, « ...non esse virtutem sed effectum virtutis17 », énonce Buridan. Ses précisions terminologiques font intervenir deux variations inédites. Buridan questionne la nature de l’amitié selon deux modalités : la passion et l’acte. L’amitié peut-elle être une passion, par opposition à la rationalité qu’exige toute vertu ? L’amitié peut-elle être un acte, par opposition à l’habitus qui définit la vertu ? Tout d’abord, l’amitié est une passion, c’est-à-dire un mouvement de la sensibilité – ou de l’appétit. C’est ce qu’affirme impérieusement Buridan, prenant appui sur le second livre de la Rhétorique aristotélicienne18. Or, le maître parisien établit une équivalence beaucoup plus directe que ne le voulait le texte

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio I, § 692, Contra, l. 33-34. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 1, Post hec autem, p. 442, l. 26. Anon. [Radulphus Britonis ( ?)], Quaestiones in libro Ethicorum, Paris, BnF, lat. 15106, L. VIII, fol. 58rb. Johannes Buridanus, Quaestiones super decem libros Ethicorum, Paris, 1513 ; réimpr. Francfort, Minerva, 1968, L. VIII, qu. 2, fol. 169rb : « Queritur secundo utrum amicitia sit virtus ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 2, fol. 169vb. Ibidem, fol. 170rb. Aristoteles Latinus, Rhetorica, II, 4, 1380 b 35, p. 228 : « Si itaque amare velle alicui que putat bona, illius gratia, sed non sui… ». Traduction de M. Dufour, Rhétorique, Paris, 1938, p. 68 : « Admettons donc qu’aimer, c’est souhaiter pour quelqu’un ce que l’on croit des biens, pour lui et non pour nous ». Voir également 1378 a 16-20, II, 1, p. 221 : « Unde quidam igitur prudentes et studiosi apparebunt utique, ex hiis que circa virtutes divisa sunt sumendum ; ex eisdem enim aliquis et alterum utique et se ipsum astruet talem ; de benivolentia autem et amicitia in hiis que circa passiones nunc dicendum ». Traduction de M. Dufour, Rhétorique, p. 60 : « Les moyens de se donner l’apparence de la prudence et de l’honnêteté se doivent tirer de nos dis-

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d’Aristote : « L’amitié est une passion de l’appétit poussant à vouloir le bien ou à faire le bien à l’ami considéré pour lui-même19 ». Référence obsessionnelle dans de nombreux commentaires tant elle est troublante : Aristote se contredirait-il en faisant de l’amitié, tantôt une vertu, mouvement de la volonté, tantôt une passion, mouvement de la sensibilité ? Buridan résout la difficulté conceptuelle en interprétant l’amitié comme la médiété qui régule l’amour et la haine20 : l’amitié est la passion modératrice de ces deux extrêmes. Bien qu’elle soit un mouvement de l’appétit, elle possède par rapport aux autres passions ce caractère de la mesure : elle tempère les autres passions. Mesure et médiété, tels sont bien les principes du mécanisme vertueux. Buridan s’en inspire pour mieux cerner l’amicitia : si l’amitié est une passion, elle se comporte pourtant comme une vertu. Dans la même ligne interprétative, Nicole Oresme revient, lui aussi, non sans précautions, sur cette apparente contradiction entre passion et vertu appliquée à l’amitié : Et quant est de ce que il dit ‘un a une vertu’, etc. l’en doit savoir que amitié puet estre prise ainsi comme Aristote la descript ou secont de Rhetorique, ou il dit que amistié est passion d’appetit qui encline a bien voloir et a bien faire a son amy pour la grace de lui. Et en ceste maniere, amistié n’est pas vertu ; car vertu n’est pas passion, si comme il fu dit ou .vi.e chapitre du secont livre21.

Les propos sont clairs : l’amitié n’est pas une vertu, elle est une passion. « En ceste maniere » seulement. Jean Versor enfin, en reprenant les définitions thomasiennes de la Somme Théologique, issues de la Secunda secundae22, distingue deux types d’affections, l’une sensible, l’autre vertueuse : un amor concupiscentie qui naît dans la sensibilité et un amor amicitiae qui naît dans la volonté et s’achève dans les sens23.

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tinctions relatives aux vertus : les mêmes moyens, en effet, permettent de représenter et autrui et soi-même sous tel ou tel jour. Quant à la bienveillance et à l’amitié nous aurons à en parler en traitant des passions ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 2, fol. 169rb : « Ista amicicia, ut apparet secundo Retorice, potest sic describi : amicicia est passio appetitus inclinans ad bene volendum et benefaciendum amico ipsius gracia. Isto modo autem certum est quod amicicia non est virtus ». Et plus loin : « Dicam igitur quod amicicia quandoque capitur pro passione appetitus, nam in secundo huius Aristoteles enumerat amiciciam seu amorem et odium inter passiones […] ». Ibidem, fol. 170ra : « Ita concedi debet quod hoc posset fieri de virtute que est ponenda circa amorem et odium… ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, c. 10, p. 427. Thomas Aquinas, Summa theologica, éd. Léonine, Rome, 1891, Ia IIae, qu. 26, art. 4, p. 190-191 « Utrum amor convenienter dividatur in amorem amicitiae et amorem concupiscentiae ». Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum, L. VIII, qu. 2, fol. 75rb : « Sciendum secundo quod amor et amicicia differunt, quia amor est passio quedam appetitus sensitivi, ut dictum est in secundo huius, sed amicicia est quidam habitus. Amor autem est duplex, scilicet amicicie quo quis vult bonum illius quod amat. Alius est amor concupiscentie quo quis amat

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Deuxième modalité par laquelle Buridan définit l’amitié : l’amitié peut être un acte, celui du don de soi mutuel et plénier. Les superlatifs sont denses : L’amitié s’entend au sens d’un acte de vertu éminent et très excellent qui consiste à se donner totalement à l’être aimé et à lui livrer parfaitement sa volonté24.

Le don de soi par amitié est authentiquement un acte parfait parce qu’il engage la liberté de la personne et sa volonté. Il est l’acte même de l’engagement conjugal ou de la profession religieuse et Buridan prend soin de ne pas en galvauder la portée en s’employant à préciser les conditions exceptionnelles qu’il requiert et la qualité de l’amitié qu’il exige25. Prononcé inconsidérément, un tel don de soi peut même être dangereux tant il est oblatif : « Aliter enim esset periculum se sic condonare amato ». Les commentateurs sont donc très rigoureux dans leur approche notionnelle et ne cèdent pas au schématisme des synonymies entre amitié et vertu. Tous rejettent le fait que l’amitié soit une vertu et souscrivent à la conclusion ramassée que l’on lit dans l’Anonyme de Paris, BnF, lat. 15106 : « Dico quod non est virtus26 ». Forts de ces précisions conceptuelles, ils peuvent désormais jouer sur le registre sémantique de l’amitié vertueuse, seule amitié au sens fort du terme, en opérant un transfert à partir du vocabulaire traditionnellement utilisé pour la vertu. L’amitié vertueuse reçoit ainsi plusieurs épithètes : on parle d’amicitia virtuosa, d’amicitia perfecta, d’amicitia honesta. L’association terminologique est souvent formulée : amicitia propter bonum, amicitia propter virtutem ou secundum virtutem. Les synonymies peuvent alors seulement être systématisées. L’amicitia virtuosa est l’équivalent exact de l’amicitia perfecta. On parle aussi d’amicitia perfecta et per se ou plus souvent d’amicitia simpliciter. Les génitifs sont également nombreux, amicitia virtuosorum, amicitia bonorum, amicitia honestorum, amicitia proborum, parfois en des expressions redondantes, per-

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aliquid gratia ipsius amantis et non gratia amati, sicut forte amat suum equum, et iste amor licet fundetur in voluntate, tamen incipit in appetitu sensitivo. Sed amor amicicie, licet quandoque incipiat in voluntate, tamen perficitur in appetitu sensitivo, quia nullus potest habere amorem absque transmutatione corporali virtutis appetitive ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 2, fol. 169va : « pro maximo et excellentissimo actu dicte virtutis qui est se totaliter condonare amato et in ipso perfecte suam transferre voluntatem ». L’ensemble du passage est éclairant : « Sed iterum sciendum est quod, cum nomina sint ad placitum, quod nomen amicitie non solum invenitur capi pro passione et virtute predictis, sed etiam pro maximo et excellentissimo actu dicte virtutis qui est se totaliter condonare amato ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 2, fol. 169va : « Et est sciendum quod amicitia sic accepta claudit in se condiciones quas Aristoteles in isto octavo attribuit amicitie. Ad hoc enim quod recta ratio dictet totaliter se condonandum amato et secundum voluntatem et secundum operationem, necesse est ut amatus sit plenus virtute et quod reamet amantem et quod hinc sint uterque manifesta et per longum convictum experta. Aliter enim esset periculum se sic condonare amato… ». Anon. [Radulphus Britonis ( ?)], Quaestiones in libro Ethicorum, L. VIII, fol. 58rb : « …aliqui ponunt amiciciam esse virtutem […]. Sed dico quod non est virtus ».

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fecta amicitia bonorum. On recourt volontiers aux termes grecs : amici epyichi id est virtuosi ; eutrapelus id est virtuosus, epieikeis hoc est excellenter justos et bonos27… Finalement, si l’amitié n’est jamais purement identifiée à la vertu, elle bénéficie de tous les attributs spécifiques qualifiant cette dernière. Les commentateurs réfléchissent donc sur l’amitié par un transfert de contenu, grâce à un arsenal de notions centrées sur la vertu, notions qu’ils maîtrisent déjà bien et depuis longtemps. Parce que, pour eux, la seule vraie amitié est l’amitié vertueuse, toutes les caractéristiques de la vertu sont ainsi appliquées à l’amitié. À partir des commentaires sur le lemme Perfecta autem, au troisième mouvement du livre VIII, on peut résumer une série de cinq conditions inhérentes à l’amitié vertueuse, lesquelles qualifient habituellement la notion de vertu28. Tout d’abord, l’amitié est fondamentalement désintéressée et tournée vers la personne même de l’ami : elle est propter amicum ipsum ou gratia illius, gratia alterius. Autrui, en tant qu’il est l’ami, est l’objet du mouvement intentionnel de l’amitié. Telle est la grande leçon de l’Éthique en matière d’amitié. Contrairement à d’autres relations sociales, l’amitié se veut étrangère à l’esprit de calcul, à tout intérêt propre. Albert décrit ce mouvement à plusieurs reprises : « Secundum amicitiam honesti fertur dilectio in alterum absolute, non referendo ad seipsum29 ». En amitié vraie, il n’y a pas de retour sur soi. « Amicitia, qua aliquis tendit in alterum sine reflexione ad seipsum30 ». C’est précisément en fonction de sa réflexivité ou de sa non-réflexivité que Nicole Oresme définit la qualité de l’amitié : Car ceuls qui s’entreaimment pour bien delitable veulent l’un a l’autre biens delitables, et les autres veulent l’un a l’autre bien proffitable. Mais chascun le retorque ou raporte principalment a soy meïsme. Et les autres veulent l’un a l’autre bien honeste ou bien de vertu senz retorquer a soy meïsme31.

Le décentrement de soi pour une prise en considération de l’ami est la conséquence naturelle de l’intentionnalité amicale. L’amitié considère la personne pour elle-même32. Le deuxième caractère de l’amitié, c’est-à-dire de l’amitié vertueuse, est sa permanence. Amitié et vertu se confortent l’une l’autre dans la durée : « Amicitia virtuosa diu permanet33 ». Dans l’ensemble des commentaires, plusieurs 27

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Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, vol. 7, éd. A. Borgnet, Paris, 1891, L. VIII, Tract. I, cap. II, p. 520. 1156 b 5. Aristoteles Latinus, Ethica, L. VIII, cap. IV, Perfecta autem, p. 302. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio III, p. 601, § 701, Solutio, l. 31-33. Ibidem, p. 599, § 700, l. 89-90. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, c. 3, p. 417. Nous soulignons. Cf. infra, Ie Partie, chapitre V. Geraldus Odonis, Expositio in Aristotelis Ethicam (ou Sententia et expositio cum questionibus super librum Ethicorum), Brescia, 1482, L. VIII, lectio 6, Maxime autem, fol. 5va. Les cahiers de l’incunable utilisé dans cette étude ne comportent pas de foliotation. Celle-ci est donc de notre fait et nous avons choisi de la faire commencer à partir du premier folio du livre VIII.

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épithètes rendent compte de cette stabilité de l’amitié vertueuse : diuturna, permansiva, immutabilis34, intransmutabilis35, perpetua et immobilis36. Autant de qualificatifs pour dire, par-delà une indéniable valeur morale, l’immutabilité quasi divine à laquelle peut parfois être élevée l’amitié vertueuse. Immobiliter permanent, écrit Thomas37. L’enseignement de Cicéron n’est pas loin, qui disait : « Verae amicitiae sempiternae sunt38 ». Pour être réputée parfaite, l’amitié comme la vertu doivent, en effet, faire l’épreuve du temps et les adverbes qui l’attestent sont pléthoriques : diu, longo tempore, multo tempore39… Il est une temporalité propre à l’amitié, nécessairement longue, dans une anthropologie où l’instabilité est marquée d’un sceau négatif. Par son exigence, la temporalité assure à l’amitié sa qualité la plus haute, la fidélité : « Multo tempore probatus est et fidelis semper inventus », dit Guiral Ot qui, plus loin, emploie l’adverbe : « fideliter diligentes40 ». Troisième caractéristique : l’amitié vertueuse est englobante des deux autres, l’amitié utile et l’amitié agréable, parce que la vertu inclut l’utilité et le plaisir41. Par rapport aux deux autres amitiés, elle en est donc le point de référence, comparatif et superlatif, optima et maxima42. Ensuite, c’est la rareté qui est constitutive de l’essence de l’amitié vertueuse, comme elle est constitutive de la vertu elle-même. Parce que rares sont les hommes vertueux, rares sont les vrais amis. Tous les commentaires le redisent : « Pauci homines sunt tales quales exigunt dicte amicitie43 ». Les amitiés parfaites ne sont pas courantes, Nicole Oresme le souligne, par une traduction imagée : « Teles amistiés clersemees et non pas communes44 ». 34

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 6, Quoniam autem, p. 462, l. 193-195 : « Perfecta amicitia est immutabilis et permansiva, aliae autem velociter transmutantur ». Ibidem, lectio 4, Et sola autem, p. 455, l. 85-86 : « Sola amicitia bonorum, quae est perfecta, est de se intransmutabilis ». Albertus Magnus, Ethicorum libri, L. VIII, Tract. I, cap. III, p. 523. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 6, Est autem talis, p. 522, l. 92. Cicéron, De amicitia, IX, 30. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Adhuc autem, p. 452, l. 254-256 : « amicitia talium indiget longo tempore et mutua assuetudine ut se invicem possint cognoscere et virtuosos et amicos… » ; Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 4, Et sola autem, p. 455, l. 91 : « multo tempore probavit ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 6, Et sola, fol. 6ra : « Sola ista bonorum amicitia est intransmutabilis, quia non facile est homini bono credere malum de amico qui multo tempore ab ipso probatus est, et fidelis semper inventus, et numquam inventus est facere aliquod injustum vel infidelitatem aliquam perpetrare, et probatus est facere quecumque alia que fieri oportet in ea tali amicitia que ut vere amicitia dignificatur dici sola simpliciter amicitia » ; L. IX, lectio 13, fol. 35rb : « Cognitio eius quod est inter amicos tanquam fideliter diligentes sibi complorare… » Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Et est uterque simpliciter, p. 451, l. 201202 : « Comprehendit in se ea quae sunt in aliis amicitiis ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 5, Maxime, fol. 5ra : « Hec amicitia est maxima et optima ». Ibidem. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 5, p. 419, pour traduire : « Raro autem conveniens tales esse » (1156 b 24).

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Pour finir, l’amitié se doit d’être une expérience vécue. Elle ne relève pas d’un idéalisme ou d’une pieuse intention de principe mais, pour être digne de ce nom, elle doit être effective. Une différence est ainsi posée entre le désir de l’amitié et la réalité de l’amitié. Il ne suffit pas de vouloir être amis pour l’être effectivement : « Cito fit in homine voluntas amicitiae, sed non ita est de ipsa amicitia45 » dit Thomas ; « Voluntas quidem velox fit, amicitia autem non46 », renchérit Buridan. Velléité d’amitié n’est pas amitié : « Hi per apparentiam exteriorum volunt quidem esse amici, sed non sunt47 ». En résumé, l’amitié, au sens plein du terme, est intrinsèquement liée à la vertu bien qu’elle n’en soit jamais l’exact équivalent. Dans les commentaires, l’amitié est appréhendée grâce à l’outillage conceptuel et sémantique de la vertu. Les commentateurs cherchent à cerner la nouvelle notion aristotélicienne en s’appuyant sur du déjà-vu. b. Le réemploi de l’héritage classique Arrêtons-nous un instant sur les acquis de la science morale à l’orée du siècle pour mieux percevoir les résonances entre l’héritage de la tradition sur l’amitié et la réception du concept aristotélicien dans l’Éthique. Avant la traduction de l’Éthique à Nicomaque par Robert Grosseteste, l’Occident a déjà produit une pensée très structurée sur la question de l’amitié. Point d’aboutissement de ce travail, le XIIe siècle a pu, à cet égard, être qualifié de « siècle de l’amitié », tant la production littéraire et théologique en déployait le thème avec fréquence48. C’est l’influence antique, notamment stoïcienne, qui marque le plus la réflexion médiévale sur l’amitié jusqu’au XIIe siècle. En effet, loin d’avoir attendu Aristote pour penser l’amitié, les médiévaux lisent Cicéron depuis bien longtemps, directement ou par le biais des Pères. Son De amicitia est la grande référence en la matière, qui imprègne profondément les esprits médiévaux. À strictement parler, Cicéron n’est pas lui-même un pur stoïcien, mais son éclectisme a pris soin de restituer les arguments des Stoïciens même lorsqu’il n’y adhérait pas49. Dès la fin de l’Antiquité, les Pères latins des IVe et Ve siècles, notamment Ambroise et Augustin, puisent, dans les écrits disponibles de Cicéron, de nombreux matériaux pour une réflexion sur l’amiXIIIe

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Qui autem cito, p. 452, l. 265-271 : « Et dicit quod illi qui cito sibi invicem exhibent opera amicitiae, manifestant quod volunt esse amici, non tamen adhuc sunt quousque sciant quod sint amabiles invicem. Et sic patet quod cito fit in homine voluntas amicitiae, sed non ita est de ipsa amicitia ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 2, fol. 169vb. Albertus Magnus, Ethicorum libri, L. VIII, Tract. I, cap. III, § 15, p. 523. C. Morris, The Discovery of the Individual, 1050-1200, London, 1972, p. 96 : « The twelfth century has been called the century of friendship ». Voir R. Sansen, La Doctrine de l’amitié chez Cicéron. Exposé. Source. Critique. Influence, Thèse de doctorat à l’Université de Paris IV-Sorbonne, 1975.

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tié50. Leur autorité a permis qu’à leur tour soient copiées et transmises leurs œuvres, d’abord au cours de la renaissance carolingienne du IXe siècle puis, sans cesser d’être lues et reproduites entre temps, lors de la renaissance humaniste du XIIe siècle51. La diffusion des manuscrits de Cicéron est un indice de sa pénétration dans les milieux cultivés52. Au XIIe siècle, l’influence cicéronienne atteint son acmé avec l’adaptation du De amicitia par deux grands auteurs : Aelred de Rievaulx dans son De spiritali amicitia et Pierre de Blois dans son De amicitia christiana53. L’œuvre d’Aelred, abbé cistercien de Rievaulx, écrite vers 1164-1167, propose une éthique monastique de l’amitié spirituelle ; elle connaît un succès immédiat et très large, qu’atteste le plagiat de Pierre de Blois lui empruntant l’essentiel de son texte, sans le dire. Ainsi, hormis quelques auteurs comme Aelred, la référence des médiévaux à Cicéron n’est pas toujours de première main. Que puisent-ils donc dans le De amicitia ? Lorsqu’il écrit le Laelius de amicitia en 44 av. J.-C., Cicéron (106-43 av. J.-C.) imagine un dialogue fictif rapporté par Quintus Mucius Scaevola à Cicéron, alors que celui-ci était plus jeune : ce dialogue à trois, entre Quintus, Strabo et leur beau-père Laelius, relate l’amitié de Laelius avec Scipion l’Africain. Par ce modèle, Cicéron loue sa propre amitié avec Atticus, à qui il dédie son essai. La doctrine du stoïcisme originel subit chez Cicéron une inflexion propre dans l’articulation qu’il établit entre l’activité vertueuse et le service de la res publica : Cicéron tente d’harmoniser l’amitié, constitutive de la bonne conduite de l’homme politique, avec la loyauté, première des vertus civiques. Il s’ensuit une casuistique très détaillée sur les conflits potentiels entre amitié et patriotisme. Si les considérations républicaines et contextuelles ne sont pas retenues par la suite, les médiévaux puisent surtout dans le Laelius un ensemble de citations, d’auctoritates et de florilèges, riche matériau que les siècles vont consacrer. Ainsi, la définition cicéronienne de l’amitié devient le topos de toute dissertation sur la question : « Est enim amicitia nihil aliud nisi omnium divi-

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M. Testard, « Introduction », dans Saint Ambroise, Les devoirs, vol. 1, Paris, 1984, p. 21-60 ; J. McEvoy, « Anima una et cor unum : Friendschip and Spiritual Unity in Augustine », RTAM, 53 (1986), p. 40-92. Voir surtout T. J. Van Bavel, « The Influence of Cicero’s Ideal of Friendship on Augustine », dans Augustiniana Traiectina. Communications présentées au Colloque international d’Utrecht, éd. J. Den Boeft, J. Van Oort, Paris, 1988, p. 58-72. Plus généralement, M. Testard, Saint Augustin et Cicéron, 2 vol., Paris, 1958. Voir J. Follon et J. McEvoy, « Introduction : la philosophie de l’amitié, de la période patristique à la Renaissance », dans Sagesses de l’amitié II. Anthologie de textes philosophiques patristiques, médiévaux et renaissants, Fribourg, 2003, p. 47. J. G. F. Powell, « Cicero, Philosophical works : Laelius de amicitia », in Texts and Transmission : a Survey of the Latin Classics, éd. L. D. Reynolds, Oxford, 1990, p. 121-124. Aelredus Rievallensis, De spiritali amicitia, éd. A. Hoste et C. H. Talbot, Turnhout, 1971 (CCCM 1), p. 279-350 ; pour la traduction française, L’Amitié spirituelle, trad. G. de Briey, Abbaye de Bellefontaine, Vie Monastique, 30 (1994) ; Pierre de Blois, Un traité de l’amour du XIIe siècle : Pierre de Blois, éd. M.-M. Davy, Paris, 1932. Voir l’étude de Ph. Delhaye, « Deux adaptations du De amicitia de Cicéron au XIIe siècle », RTAM, 15 (1948), p. 304-331.

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narum humanarumque rerum cum benevolentia et caritate consensio54 ». Souvent reprise, la citation ponctue de très nombreux commentaires55. Dès les premières lignes de son premier commentaire sur l’Éthique, Albert ouvre le propos par la citation cicéronienne au point que l’incipit de son livre VIII rend de luimême hommage au grand classique, « Tullius in libro De amicitia dicit » : Après ces considérations, venons-en à l’amitié. Tullius dans son livre De l’Amitié, dit que ‘l’amitié n’est rien d’autre qu’une entente des choses divines et humaines accompagnée de bienveillance et d’amour’. À partir de ces paroles, on peut déduire la nécessité du présent traité sur l’amitié et la manière de l’exposer. Parce que l’entente est un certain mouvement de l’esprit humain et, en cela, relève du domaine de l’éthique, il fallait nécessairement que l’éthique traitât de l’amitié. Dans la susdite définition de l’amitié, on trouve des éléments matériels au moyen desquels s’opère une division de l’amitié en parties, parce qu’il dit ‘les choses divines et humaines’, et des éléments formels qui disent l’essence de l’amitié, quand il parle d’’une entente accompagnée d’amour et de bienveillance’56.

Avant même la divisio textus, Albert s’emploie, dans ce paragraphe inaugural, à commenter mot à mot la définition cicéronienne, en en marquant les points forts. Buridan, quant à lui, dans son argumentation sur l’amitié, apanage des hommes vertueux, n’hésite pas à reprendre la phrase illustre, intervenant, d’un geste personnel, en l’accentuant par le superlatif summa : Tullius dans son livre De l’Amitié, dit explicitement : “Mon sentiment est d’abord que l’amitié ne peut exister que chez les hommes de bien”. Ce qu’il montre d’ailleurs par la description de l’amitié qu’il donne en disant : “L’amitié n’est en effet rien d’autre qu’une entente suprême des choses divines et humaines accompagnée de bienveillance et d’amour”. Une telle entente ne peut convenir au méchant57.

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Cicéron, De amicitia, VI, 20, Paris, 2001, p. 26. La définition cicéronienne de l’amitié parcourt également d’autres genres littéraires, écrits ou traités politiques. Elle est par exemple présente dans le Roman de la Rose, v. 4685-4688 : « Amitiez est nomee l’une : / C’est bone volenté comune / De genz entr’aus senz descordance, / Selonc la Dieu benivolence. /E seit entr’aus comunité / De touz leur biens en charité, / Si que par nule entencion / N’i puisse aveir excepcion ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio I, p. 591, § 691, l. 3-17 : « Post haec de amicitia. Tullius in libro De amicitia dicit, quod ‘amicitia nihil aliud est quam divinarum humanarumque rerum cum benevolentia et caritate consensio’. Ex quibus verbis potest trahi necessitas istius tractatus de amicitia et modus tractandi. Quia enim consensio quidam motus humani animi est et huiusmodi pertinet ad considerationem ethici, ideo necessarium fuit, ut ethicus de amicitia tractaret. Ponuntur autem in dicta amicitiae diffinitione quaedam materialia, penes quae attenditur divisio amicitiae suas partes, in hoc quod dicit ‘divinarum humanarumque rerum’, et quaedam formalia, quae dicunt essentiam amicitiae per hoc quod dicit ‘consensio cum caritate et benevolentia’ ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 5, fol. 173ra : « Quinto queritur utrum inter solos bonos possibile sit fieri amicitiam » : « Et Tullius in libro De amicitia dicit expresse : ‘Hoc primum sentio amicitiam nisi in bonis esse non posse’ [Cicéron, De amicitia, VI, 18, Paris, 2001, p. 22 : « Sed hoc primum sentio nisi in bonis amicitiam esse non posse]. Quod etiam patet per descriptionem amicitie quam assignat dicens : ‘Est enim amicitia nihil aliud nisi divinarum et humanarum rerum cum benivolentia et caritate summa consensio’. Tale autem viro malo convenire non potest ».

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Les médiévaux connaissent aussi Sénèque et ses Epistulae ad Lucilium qu’ils citent beaucoup, surtout au XIIe siècle58. Proche, quant à lui, du stoïcisme originel de Zénon de Citium (332-262) et de Chrysippe (280-208/204), Sénèque (1-65 ap. J.-C.) conçoit également l’amitié comme un exercice de la vertu : l’amitié ne peut exister qu’entre hommes parfaitement vertueux. Dans l’ensemble des traditions commentatrices, Sénèque est légèrement moins présent que Cicéron, mais Buridan le cite massivement59. Le maître ès arts revendique, en effet, l’autorité des deux auteurs classiques qu’il appelle les antiqui. Au cours de l’ensemble de son commentaire sur l’Éthique (I-X), les cent trois occurrences de Cicéron et les cent quatre-vingt-six de Sénèque l’attestent. Sa prédilection pour les deux philosophes, qui dépassent de loin toutes les autres auctoritates citées60, tourne au manifeste méthodologique, lorsque Buridan se justifie, au début du livre X, contre ses accusateurs : Certains de mes contradicteurs m’ont reproché d’avoir très souvent recours, dans mes raisonnements, à un grand nombre d’autorités, alors même que les autorités ne démontrent rien. Et pourtant, je dis que je ne renonce pas à cette manière de procéder dans le domaine moral, parce qu’il faut plutôt croire les docteurs anciens et célèbres en matière morale que les raisonnements modernes, superficiels et non travaillés. Comme il a été dit au livre VI, de tels docteurs en effet, parce qu’ils ont de l’expérience, saisissent les principes. De plus, là où l’on recourt aux autorités, ces autorités sont prouvées et démontrées. Donc, ceux qui désirent obtenir les démonstrations des propositions, peuvent recourir, s’ils le veulent, aux lieux où se trouvent les allégations : je ne pense pas les produire en vain61.

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Sur l’influence de Sénèque au XIIe siècle, voir l’éclairage de K.-D. Nothdurft, Studien zum Einfluss Senecas auf die Philosophie und Theologie des zwölften Jahrhunderts, Leyde-Cologne, 1963. Malgré son titre, le livre fournit aussi quelques éléments sur le XIIIe siècle ; cf. compte-rendu de M. Spanneut, « Sénèque au Moyen Âge. Autour d’un livre », RTAM, 31 (1964), p. 32-42, notamment p. 33-35 : « Sénèque était, au XIIe siècle, l’auteur païen le plus influent. [...] L’influence de Sénèque est essentiellement morale et le prétendu christianisme du philosophe l’a favorisée autant que la qualité humaine de ses théories. [...] Il a facilité pour les siècles suivants, l’ouverture du Moyen Âge à l’humanisme antique ». J. J. Walsh, « Buridan and Seneca », Journal of the History of Ideas, 27 (1966), p. 23-40. Buridan utilise de nombreuses œuvres de Sénèque dont, bien sûr, les Epistolae ad Lucilium, mais aussi le De beneficiis, le De clementia, le De divina providentia, le De ira, le De tranquilitate animae (= Ad Serenum), le De vita beata. J. J. Walsh, « Buridan and Seneca », p. 28. Les autres autorités sont loin derrière : Gilles de Rome (1), Augustin (3), Boèce (14), Platon (5), Albert (29), Thomas (15), etc… James Walsh remarque que, seul Averroès serait cité 113 fois. Or, il semble que l’historien américain, comme beaucoup, ait interprété la référence au Commentator comme une référence à Averroès, là où la tradition des commentaires sur l’Éthique est unanime pour nommer Commentator Eustrate de Nicée et l’ensemble des commentateurs grecs traduits par Grosseteste. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. X, qu. 1, fol. 204va. Cité par J. J. Walsh, « Buridan and Seneca », p. 27 : « Aliqui oblocuti sunt in me, quia sepius ad proposita mea tot auctoritates adduco, cum auctoritates non demonstrant. Et ego dicam, quod illum modum procedendi non dimittam in moralibus, quia plus est credendum antiquis doctoribus, et famosis in moribus, quam rationibus novis supervenientibus, et non exquisitis ; nam tales doctores, ut dicitur sexto

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De même, Sénèque est le seul auteur, aux côtés d’Aristote, à être explicitement invoqué par Buridan, dans le prologue de son commentaire sur l’Éthique62. Plus profondément encore, l’insistance du maître ès arts à recourir aux philosophes stoïciens semble relever d’une option heuristique : loin de revendiquer un stoïcisme doctrinal dont il mesure l’opposition de fond avec Aristote, Buridan est surtout intéressé par l’alternative que représentent par rapport à l’ensemble de la tradition médiévale, les deux auctoritates classiques. Le maître ès arts y trouve une orientation exclusivement éthique de l’amicitia sans référence chrétienne ni théologique, et pour cause, ce qui lui permet de fonder le plus rationnellement possible son système éthique centré sur l’amicitia. Pour Buridan, il en va d’une méthodologie et d’un enjeu philosophiques : construire une argumentation sans recourir à la théologie ni aux auteurs médiévaux traditionnels. Son souci constant est d’harmoniser ces deux grandes autorités, il le déclare souvent63. Dans sa volonté d’aller puiser à d’autres sources autoritatives, Buridan adopte une attitude éminemment respectueuse envers les deux antiqui, dignes de sa confiance intellectuelle64. Non seulement il parsème son commentaire de nombreux auctoritate Senece ou auctoritate Tulli, mais il déploie volontiers l’emphase : « Et ipse Seneca in epistola. Sic est : ad

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hujus, propter habere experientiam †visum†, vident principia. Et iterum, ubi ille auctoritates ponuntur, ibi auctoritates probantur et demonstrantur. Ideo qui propositorum demonstrationes habere cupiunt, recurrere possunt ad loca allegationum, si velint : non ergo puto frustra adducere eas ». Johannes Buridanus, Quaestiones, Proemium, fol. 2ra : « Hec est illa philosophia de qua Seneca loquitur in Epistola †liquere† ad Lucillium dicens : ‘Philosophia animum format et fabricat, vitam disponit, actiones regit, agenda et omittenda demonstrat’ » ; cf. Sénèque, Epistulae morales ad Lucillium, XVI, § 3, p. 48 : « Nec in hoc adhibetur, ut cum aliqua oblectatione consumatur dies, ut dematur otio nausia animum format et fabricat, vitam disponit, actiones regit, agenda et omittenda demonstrat, sedet ad gubernaculum et per ancipitia fluctuantium derigit cursum ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 2, fol. 170rb : « Ad auctoritatem Senece diceretur quod interdum philosophi effectum virtutis solent vocare virtutem. Cum ergo dicit Seneca “Ne tam magna virtus jaceat”, debet exponi ne tam magnus effectus virtutis jaceat. Ad auctoritatem Tullii dicunt multi quod ipsa est vera simpliciter, quia dicunt amicitiam aliquam, puta que est ad Deum, esse inter omnes actus humanos actum excellentissimum, quam dicunt esse formaliter ipsam felicitatem humanam. Alii autem dicunt felicitatem in actu sapientie consistere, propter quod Tullius notabiliter in illa auctoritate, preferendo amicitiam omnibus humanis bonis, excepit sapientiam, id est actum sapientie. Et sic esset intentio Tulli non quod amicitia preferatur simpliciter omnibus humanis, bonis sed omnibus exterioribus aut etiam ad morales virtutes pertinentibus. Et his dictis possumus etiam concordare auctoritatem primo allegatam ad partem negativam, scilicet quod excepta virtute ‘nihil sit prestabilius amicicia’. Potest enim dici quod non est intentio Tullii omnem virtutem excipere, sed excipere virtutem sapientie que secundum Aristotelem est virtus summa in cuius actu consistit humana felicitas ». J. J. Walsh, « Buridan and Seneca », p. 29 et p. 37 : « What is significant in Buridan’s treatment of Seneca, is neither adherence to doctrines nor utilization of formulations, but constant and respectful attention ».

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Lucilium, bene declarat quomodo65... », « Auctoritates Tullii arguunt bene quod66... ». À la suite de Buridan, une partie de la tradition interprétative reprend la même déférence envers Sénèque et Cicéron. S’il est vrai que Nicole Oresme ne cite Sénèque qu’une fois dans les deux livres VIII et IX, et Cicéron quelque quatre fois, l’annonçant d’un comme dit Tulles67, en revanche Nicolas d’Amsterdam est particulièrement soucieux de reproduire tous les propos des deux classiques qu’il trouve chez son modèle buridanien. Les citations prennent chez lui une proportion souvent démesurée et peuvent occuper plusieurs lignes. Par exemple, à la fin du livre VIII, dans la question Utrum omni benefactori est retribuendum, le corps de la solution commence par une référence à l’autorité de Sénèque, laquelle ne s’étend sur pas moins de dix-sept lignes manuscrites68. La même attitude révérencieuse se retrouve tout au long de son commentaire puisqu’il cite Sénèque en parlant systématiquement du venerabilis Seneca. Dans cette même question du livre VIII, l’autorité de Sénèque et de son De beneficiis n’est pas invoquée moins de six fois. Proportionnellement, les citations des deux classiques occupent une forte part du texte jusqu’à devenir le cœur même de l’argumentation69. À travers le réemploi des deux auteurs classiques dans la tradition médiévale, c’est le cœur de la notion antique et stoïcienne d’amitié qui est légué à la chrétienté : l’amitié est comprise à la lumière de la vertu et comme une école de vertu70. Le concept de vertu, tel que les siècles l’ont légué aux commentateurs des XIIIe-XVe siècles, s’avère donc le terreau de réception pour l’amicitia aristotélicienne.

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Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 4, fol. 196ra. Ibidem. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, c. 1, p. 410. Nicolaus d’Amsterdam, Questiones super libros Ethicorum, Leipzig, UB, 1451, L. VIII, fol. 173va173vb. Par exemple, dans la question Utrum inter solos bonos possibile sit esse amiciciam, Nicolas d’Amsterdam suit de près la réponse de Buridan, mais se concentre sur l’autorité argumentative de Cicéron plus que sur la démonstration rationnelle de Buridan. Sans jamais les utiliser de première main, il juxtapose les citations cicéroniennes au point que l’argumentation s’y réduit, Questiones, L. VIII, fol. 164ra : « Istam conclusionem exprimit Tullius sententialiter in libro De Amicicia dicens Hoc primum sentio amiciciam nec in bonis esse non posse. Et eadem conclusio patet sufficienter ex eiusdem descriptione, nam describendo amiciciam dicitur quod amicicia nihil aliud est quam divinarum humanarum rerum cum benivolentia et caritate consentio. Et eadem conclusio sufficienter patet ex hoc quod amicum predictum oportet esse virtuosum, nam, ut visum est prius, secundum Philosophum, in libro octavo : ‘Amicicia est quedam virtus vel cum virtute’. Ad eamdem sententiam laborant verba Tulii dicentes Hec ipsa virtus amiciciam genuit et continet nec sine virtute ullo pacto esse potest ». Le texte de Cicéron est le suivant : « ... sed haec ipsa virtus amicitiam et gignit et continet nec sine virtute amicitia esse ullo pacto potest » (De amicitia, VI, 20). M. Lapidge, « The Stoic inheritance », in A History of Twelfth Century Philosophy, éd. P. Dronke, Cambridge, 1988, p. 88-99 ; G. Verbeke, The Presence of Stoicism in Medieval Thought, Washington D. C., 1983. Il convient néanmoins de remarquer que Cicéron et Sénèque sont très peu cités

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c. L’option éthique de l’amicitia et l’atténuation de sa dimension affective Parmi les acquis de la tradition morale antérieure à l’Éthique, plusieurs éléments pourtant ont été écartés. Pour comprendre l’amicitia aristotélicienne, les commentateurs puisent au fonds commun, puis ils trient. Une manipulation est particulièrement révélatrice de cette compréhension sélective : la dimension affective de l’amitié est atténuée. Dans les commentaires des livres VIII et IX, l’acception foncièrement morale de l’amitié, induite par la doctrine aristotélicienne et renforcée par les autorités stoïciennes, étouffe l’autre acception en cours, l’amitié comme affectus. Au XIIe siècle en effet, Aelred de Rievaulx élaborait une anthropologie et une spiritualité dans lesquelles la vie affective jouait un rôle de premier plan71. La doctrine aelrédienne de la spontanéité affective articulait étroitement les enseignements classiques sur l’amitié vertueuse et la notion d’affectus. En exploitant la théorie des premiers mouvements de la sensibilité, Aelred situait l’ancrage de l’amitié dans l’affect qui en était à la fois la première cause d’ordre psychique et le fondement. Par là, non seulement il investissait puissamment le concept d’amitié d’une dimension affective, mais il légitimait la place de la sensibilité dans la relation amicale à autrui et en reconnaissait la valeur morale et eschatologique : désormais, la sensibilité de l’homme avait une place dans la stratégie du salut. Cette acception de l’amitié, fondée sur la sensibilité qui, comme le dit Damien Boquet, « prend appui sur les manifestations les plus primitives du dynamisme sensible72 », est emblématique du discours cistercien qui rayonne et marque fortement la tradition morale dès la fin du XIIe siècle. Or, dans l’aire scolastique, non seulement les commentateurs ne font aucune allusion à cet acquis majeur, mais certains vont même jusqu’à assourdir volontairement la dimension sentimentale de l’amitié. Chez Buridan, par exemple, l’affection amicale est pudiquement mise dans l’ombre et l’emploi systématiquement récurrent du verbe impersonnel oportet, appuyé de l’adverbe indecenter, tend à édicter une norme de comportement. En amitié, pas de manifestations sentimentales, pas d’effusions : les pleurs et les gestes, lors du décès d’un ami, sont déplacés et indécents73. Les impulsions du cœur doivent

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chez Thomas d’Aquin et de manière toujours insignifiante (trois occurrences à Cicéron dans l’ensemble des dix livres du commentaire et une seule à Sénèque). Sur cette question, voir J. Follon et J. McEvoy, « Introduction », p. 51. Voir D. Boquet, L’Ordre de l’affect au Moyen Âge. Autour de la notion d’affectus-affectio dans l’anthropologie cistercienne au XIIe siècle, thèse dactylographiée, Paris IV - Sorbonne, 2002, publiée sous le titre L’ordre de l’affect au Moyen Âge. Autour de l’anthropologie affective d’Aelred de Rievaulx, Caen, 2005. Ibidem, p. 581. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 2, fol. 169va : « Plures enim visi sunt apud novos adventus amicorum indecenter fletum emittere vel gestum et modum amittere tanquam impetu nimio passionis absorbente usum rationis, et interdum visi sunt aliqui propter mortem amici fuisse sponte sibi ipsis per modum desperationis causa mortis ».

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être refrenées car elles risquent de neutraliser l’usage de la raison74. Les mouvements de la sensibilité ne peuvent donc trouver leur place dans la construction de l’éthique buridanienne où maîtrise de soi et bienséance sont les figures normatives d’une morale rationnelle. Walter Burley, son exact contemporain, dresse la même éthique de la respectabilité75. Dans l’ensemble des commentaires, avec plus ou moins de force, il s’agit de désinvestir l’amicitia de son acception affective et sentimentale, par fidélité à l’intentio d’Aristote, d’une part, et pour faire de l’amitié ce lien social dans lequel les amis établissent leurs rapports sur un habitus rationnel et non pas sur un mouvement de leur sensibilité, d’autre part. En rigidifiant l’acception de l’amitié dans un sens éthique et en la déchargeant de son contenu affectif, les auteurs scolastiques remontent, à contre-courant, les mutations de sens dont la notion s’était successivement chargée. En effet, Huguette Legros a montré, pour l’époque antérieure, comment le mot « amiz » dans le registre des relations féodo-vassaliques avait, au départ, un sens juridique et social et a ensuite glissé vers une acception sentimentale et affective, jusqu’à se superposer au champ sémantique de l’amour76. Désormais, ce sont les commentateurs de l’Éthique qui entendent recodifier le lien amical en vue du lien social. Chassé-croisé d’un vocable. Cherchant à pénétrer pleinement l’amicitia d’Aristote, les commentateurs de l’Éthique, en triant soigneusement parmi les acquis et les acceptions en cours, optent donc pour l’acception la plus noble, à leurs yeux, du concept d’amitié : l’acception éthique.

2. L’IMPOSSIBLE AMITIÉ DES MÉCHANTS a. Vraie amitié et abus de langage L’insistance sur l’amitié vertueuse dans les commentaires crée une sorte d’omniprésence de la thématique : par leurs récurrences, les analyses édictent, peu ou prou, un paradigme normatif. Tout d’abord, la mise en parallèle systématique des trois espèces d’amitiés telle qu’elle est présentée par Aristote donne lieu à des jugements de valeur qui, pour être implicites, n’en sont pas moins sévères, sur la nature des deux amitiés non vertueuses, l’amitié utile et l’amitié délectable77. Par le jeu comparatif, le vocabulaire connote l’imperfection radicale de ces deux formes d’amitiés, dites imparfaites ou per accidens, là 74 75 76

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Ibidem. Voir infra, IIe Partie, chapitre II, § « Walter Burley : une éthique de la respectabilité ». H. Legros, « Le vocabulaire de l’amitié, son évolution sémantique au cours du XIIe siècle », Cahiers de civilisation médiévale, Xe-XIIe siècle, 23 (1980), p. 134. 1156 b 35-1157 a 35. Aristoteles Latinus, Ethica, L. VIII, cap. IV, Que autem propter delectabile, p. 303.

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où l’amitié vertueuse est amicitia simpliciter dicta ou secundum se78. Le vis-à-vis se prolonge, point par point, quant à l’objet de ces deux amitiés. On l’a dit, ce qui est implicitement condamné par tous les commentateurs, après Aristote, c’est l’intéressement propre, vice intrinsèque de ces deux amitiés. Par ailleurs, les amitiés imparfaites accusent une grande instabilité, cachet de suspicion pour les médiévaux. Le vocabulaire insiste à l’envi sur leur précarité : elles sont vite acquises et vite rompues79. Albert le Grand lance la métaphore du vent : « Non transfluunt instabiliter quemadmodum Eurus qui est ventus80 » ; Thomas choisit l’image de la marée : « in quo aqua fluit et refluit81 », image que reprend Oresme dans une glose plus scientifique : C’est un lieu emprés la mer qui est une fois tout plain d’eaue et tantost après est tout sec ; et ainsi se varie souvent selon les flos de mer qui ensuivent la lune ; et ainsi sont variables les volentés des mauvais82.

Comme la marée, les méchants sont fluctuants et instables. Inconstants, dit Guiral Ot83. Cyclothymiques, dirions-nous. Si on leur concède une certaine permanence, ce n’est qu’en fonction de la durée même de leur objet, non en fonction de leur valeur84. En effet, l’amitié imparfaite cesse dès que cesse son enjeu : « Dissoluta amicitiae causa, etiam amicitia dissolvatur85 ». Amitiés éminemment fugitives. En contraste, seule l’amitié vertueuse est une amitié vraie, amicitia vera86. En effet, en amitié utile et délectable, l’inadéquation entre la réalité des faits et le terme d’amitié est patente : « Non videntur esse verae amicitiae87 ». Les commentateurs répugnent à parler d’amitié en ce qui concerne ces relations-là. Hae amicitiae, aliae amicitiae : leur répugnance est au mieux de la condescendance

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Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 4, fol. 172ra-rb. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Facile solubiles, p. 450, l. 80-81 : « Ostendit huiusmodi amicitias facile esse dissolubiles ». Albertus Magnus, Ethicorum, L. IX, Tract. II, cap. IV, p. 577. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 6, Est autem talis, p. 522, l. 101-102. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 8, p. 472, glose 13. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 9, fol. 9ra : « Hoc autem probat excludendo […] peccata que faciunt amicitiam immanere que sunt inconstantia animi ad seipsum… » ; L. VIII, lectio 9, fol. 9rb : « Propter inconstantiam animi, quia non manent sibi ipsis similes, volentes nunc unum nunc alterum, sic quod in una hora non erunt tales in corde quales in altera ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 4, Maxime autem, p. 454, l. 26-30 et l. 4142 : « Primo ergo ponit primum modum permanentiae, dicens quod etiam in his qui sunt amici propter utile et delectabile maxime sunt amicitiae cum idem et aequale sibi invicem rependant, puta delectationem pro delectatione […] quibus cessantibus, quandoque cessat amicitia ». Ibidem, lectio 3, Facile solubiles, p. 450, l. 91-96 : « Quia ergo amicitia non habebatur ad ipsum hominem secundum se, sed ad utilitatem quae ab ipso erat, consequens est quod dissoluta amicitiae causa, etiam amicitia dissolvatur. Et simile contingit circa amicitiam delectationis ». Ibidem, lectio 4, Et sola autem, p. 455, l. 92-94 : « … et in quo invenit omnia quaecumque reputantur digna ad veram amicitiam ». Ibidem, lectio 6, Quoniam autem, p. 462, l. 197.

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rendue par les démonstratifs ou les pronoms88. Thomas écrit : « Sunt minus amicitiae89 ». Des amitiés au rabais. Au pire, les commentateurs dénoncent un abus de langage que le parler courant a diffusé. S’il note l’habitude orale, Thomas d’Aquin n’en souligne pas moins l’impropriété terminologique90. Non moins soucieux de la justesse des mots et de la précision des concepts, Henri de Frimare parle d’une locutio impropria91. Chez Buridan, le galvaudage du mot est précisément le fait du commun des hommes, le vulgus, qui parle ‘vulgairement’92 et auquel il oppose le vocabulaire scientifique du philosophe de métier, plus adéquat à la vérité : Le commun des hommes appelle ‘honnête’ les vertus, les œuvres vertueuses et les honneurs dans la mesure où on les considère comme le signe de la vertu […]. Et de cette manière, même l’amitié n’est pas considérée en absolu et selon la vérité de la res mais selon l’acception courante. Comme elle relève plus de l’acception courante que de l’acception rationnelle, on la divise en trois amitiés d’après les différences qui existent dans la réalité. Du fait que l’amitié est ainsi correctement divisée, dans l’acception courante, on peut s’amuser à employer le nom d’amitié pour chacune des choses susdites et pour nulle autre93.

Pour Guiral Ot, l’abus de langage tourne à la duplicité, laquelle déteint de la terminologie erronée à la relation elle-même, comme le suggère le rapprochement de deux qualificatifs bilingues et falsi94. La duplicité linguistique 88

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Ibidem, lectio 4, Et sola autem, p. 455, l. 99-102 : « Sed in aliis amicitiis nihil prohibet quod unus credat malum de alio et quod unus injustum faciat alii, unde non essent secundum has amicitias dicendi aliqui amici ». Ibidem, lectio 6, Quoniam autem, p. 462, l. 185-189 : « Et dicit manifestum esse ex praedictis quod sunt minus amicitiae et minus permanent quam perfecta amicitia, quae est bonorum, secundum cuius similitudinem et dissimilitudinem videntur esse amicitiae et non esse ». Ibidem, lectio 4, Et sola autem, p. 455, l. 101-110 : « … unde non essent secundum has amicitias dicendi aliqui amici. Sed quia homines consueverunt tales vocare amicos, tam illos qui propter utile amant, sicut dicitur esse amicitia inter civitates propter utilitatem compugnationis contra inimicos, quam etiam eos qui diligunt se invicem propter delectationem, sicut patet de pueris, ideo oportet quod etiam nos, sequendo consuetudinem communiter loquentium, tales nominemus amicos ». Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, Città del Vaticano, B.A.V., Urb. lat., 1488, L. VIII, 4ème mouvement, Et sola autem, fol. 263va : « Oportet et nos tales dicere et vocare amicos quamvis sit locutio impropria ». Entendons-nous : le concept de vulgaire n’est pas ici péjoratif sous la plume de Buridan. Il revêt au contraire un sens très précis, issu de son étymologie – vulgus, le commun des hommes – et s’oppose, dans ce contexte, à « scientifique ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 4, fol. 172ra : « Vulgus honestum vocat virtutes et opera virtutum et honores prout impenduntur in signum virtutis [...] ; et isto modo etiam amicitia, non simpliciter et secundum rei veritatem sed secundum vulgarem acceptionem, plus intendentem ad vulgarem acceptionem quam ad rationem dividitur in dictas tres amicitias tanquam realiter diversas. Quod igitur amicitia secundum vulgarem acceptionem bene sic dividatur, delectari potest per hoc quod nomen amicitie de qualibet predictarum dicitur et de nulla alia ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 6, fol. 6ra : « Ex hiis ergo patet quod bilingues et falsi

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tourne en duplicité morale. L’usage du mot amicitia pour les amitiés imparfaites n’est donc concédé que parce qu’il fonctionne par analogie : c’est la référence au paradigme de l’amitié vertueuse qui seule autorise à parler d’amitié pour les deux autres espèces95. Analogie et similitude par rapport au seul concept vrai, celui de l’amitié vertueuse, « secundum similitudinem96 ». Guiral Ot parle de métaphore, « secundum quamdam methaphoram97 » : les deux relations ne sont dites amitiés qu’en un sens métaphorique, c’est-à-dire par substitution analogique et transfert de sens. Jean Versor, quant à lui, use de l’antonomase pour qualifier la seule amitié vraie : Troisièmement, on dit que l’acception antonomastique d’amitié est son sens principal. Les amitiés utiles et agréables ne sont pas des amitiés mais plutôt des amours concupiscentes98.

L’amitié par antonomase, c’est l’amitié vertueuse. Les auteurs s’emploient donc à reconstruire le discours aristotélicien sur l’amitié en n’en tolérant que la forme la plus haute, la seule moralement acceptable, la seule conceptuellement juste. Finalement, la répartition traditionnelle en trois espèces d’amitiés n’est plus qu’une trilogie bancale voire fallacieuse. Par la radicalisation qu’opèrent les commentateurs des XIIIe-XVe siècles, la seule coupure réelle éclate plus manifestement entre amitié vraie et fausses amitiés, autrement dit entre bonne amitié et mauvaises amitiés99. L’alternative est exclusive et les assertions lapidaires : « Soli boni sunt simpliciter amici100 », « Soli boni fiunt amici propter se ipsos101 », « Amicitia bonorum sola vera et

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homines faciliter solvunt amicitias utiles et delectabiles ». Un siècle plus tard, Christine de Pizan fustige elle aussi la duplicité des faux-amis qu’elle assimile aux flatteurs, cf. Christine de Pizan, The ‘Livre de la paix’ of Christine de Pizan. A Critical Edition with Introduction and Notes by C. C. Willard, Gravenhage, 1958, p. 178 : « ‘Consultor procerum servos contempne bislingues’ Galterius in Alexandride. […] Et pour ce que environ princes en a tel fois avient de telz et qui plus sont curieux de leurs singuliers prouffis que du bien et honneur des seigneurs disoist Aristote : Toy, prince, qui dois demander conseil, c’est assavoir aux sages, desprises et deboutes de toy tous serviteurs, flateurs, et de doubles langues ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 4, Species autem amicitiae, p. 455, l. 116118 : « In tantum enim dicuntur secundum illas amicitias aliqui amici in quantum est ibi aliqua similitudo verae amicitiae ». Ibidem, l. 137-139 : « Alii sunt amici secundum similitudinem in quantum scilicet assimilantur bonis ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 6, fol. 6rb : « Reliquae vero secundum accidens et secundum quamdam similitudinem et methaphoram ». Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum, L. VIII, qu. 3, fol. 75vb : « Ad terciam dicitur quod capiendo amiciciam antonomatice pro principali eius significato. Amicicie propter utile et delectabile non sunt amicicie sed potius sunt amores concupiscentie ». Nous soulignons. Voir encore Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, Lectio V, p. 611, § 715, Praeterea, l. 44-46 : « Amicitia utilis et delectabilis, quae sunt condivisa contra amicitiam veram ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 4, Species autem amicitiae, p. 455, l. 137. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 6, fol. 6rb.

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perfecta est102 », « Non possunt fieri amici nisi boni103 », « Amicicia simpliciter non reperitur nisi in bono simpliciter104 ». En un mot, les commentateurs sont clairs : il n’est d’amitié authentique que vertueuse. b. Refus normatif d’une amitié de méchants On le voit, la rigidité d’un tel discours est à la mesure du refus d’une amitié entre mali : il s’agissait d’ériger la norme d’une ‘impossible amitié de méchants’. La construction de cette exclusion est graduée en trois temps. Trois acceptions de l’amitié à écarter absolument et normativement : l’amitié comme sentiment, l’amitié comme passion, l’amitié comme péché. Gradation dans le mal, gradation dans le danger, gradation dans l’obsession. L’amitié-sentiment est étroitement canalisée dans les textes, on l’a dit. Dans le cadre de la philosophie morale de Thomas, l’amitié se doit d’être mue par la raison et non par la sensibilité ou l’affectus. C’est le propre de la vertu d’opérer ce juste ordonnancement105. Tous les commentateurs s’inscrivent, peu ou prou, dans ce cadre moral et multiplient les formules qui disent l’autorité suprême de la raison : « secundum dictamen rationis », « secundum sententiam recte rationis106 », « secundum jussum rationis107 ». C’est que le grand problème de l’affectus réside dans son inconstance : « ...per diversa eorum affectus varietur108 ». L’affectus rend le cœur volage et la volonté instable. Les commentateurs ne nient certes pas la réalité du sentiment : l’affectus est une composante de l’amitié, mais il ne suffit pas à définir l’amitié, car il peut exister sans amitié, comme chez les vieillards109. Les commentateurs veulent seulement canaliser l’affectus, le « conduire » comme dit Nicole Oresme : « Mais pour ceste passion moderer et conduire afin que l’en en use deüement et prudenment si

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Albertus Magnus, Ethicorum libri, L. VIII, Tract. I, cap. III, p. 522. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 4, Propter delectationem quidem, p. 455, l. 80-81. Aegidius Aurelianensis, Quaestiones super decem libros Ethicorum, Paris, BnF, lat. 16089, L. VIII, fol. 225rb. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 6, Multis autem esse amicum, p. 460, l. 47-49 : « Non enim contingit virtutem et virtuosum ab alio virtuoso, qui ratione ordinat suos affectus, nimis amari ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 2, fol. 169va. Ibidem, fol. 169vb. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Mali autem, p. 469, l. 128-137 : « Et dicit quod homines mali non habent aliquid firmum et stabile in seipsis. Quia enim malitia, cui insistunt, est secundum seipsam odibilis, oportet quod per diversa eorum affectus varietur, dum nihil inveniunt in quo voluntas eorum quiescere possit, et ita neque sibi ipsis diu permanent similes, sed volunt contraria eorum quae prius voluerunt : et sic ad paucum tempus fiunt amici, quamdiu scilicet gaudent malitia in qua concordent ». Cf. ibidem, lectio 6, In severis autem et senibus, p. 460, l. 25-28 : « Senes et severi possunt esse benivoli, in quantum aliis bona volunt in affectu […] ; non tamen fiunt vere amici… »

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comme il appartient et selon toutes bonnes circonstances par raison...110 ». L’affectus n’est donc toléré que dûment contrôlé par la vertu, les rapprochements sémantiques en témoignent111. La proximité du champ lexical de la malignité et de la faiblesse avec celui d’affectus ne fait que confirmer l’impression d’une méfiance envers l’affectus chez nos commentateurs. L’affectus est tantôt appliqué à la relation amoureuse entre amants, éminemment entachée de vénalité112, tantôt appliqué à la relation des mères pour leurs enfants, laquelle pour être naturelle et bonne, n’en est pas moins inférieure à la relation des pères pour leurs enfants, plus forte car plus rationnelle113. Finalement, ce qui gêne dans l’acception de l’amitié comme sentiment affectif, c’est sa trop grande proximité avec la notion d’amour passionnel, que trahit une synonymie dans le texte de Thomas, « bonae passionis id est bonae affectionis114 » ou dans le remaniement de Raoul le Breton, « ex passione vel affectu115 ». D’où le deuxième degré dans la dangerosité des amitiés mauvaises, l’amitié-passion, ou comme dit suggestivement Walter Burley, l’amicitia furiosa116. L’expression d’amitié-passion est oxymorique, raison pour laquelle les commentateurs préfèrent d’ordinaire employer un autre registre que celui de l’amitié lorsqu’ils traitent de la passion. Ils se situent plutôt dans le champ sémantiquement plus vague de l’amour : amor, amatio, amativi, amare. Les amitiés utiles et délectables sont donc assimilées à des passions plus qu’elles ne sont des habitus vertueux, comme le dit explicitement Gilles d’Orléans117. La 110 111

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, c. 10, p. 427. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 4, Ad amicum autem, p. 514, l. 170-173 : « Et dicit quod virtuosus se habet ad amicum sicut ad se ipsum, quia amicus secundum affectum amici est quasi alius ipse, quia scilicet homo afficitur ad amicum sicut ad se ipsum ». Ibidem, lectio 1, In amicitia autem, p. 501, l. 59-66 : « Primo quidem quantum ad interiorem affectum amoris, et quantum ad hoc dicit, quod quandoque in amicitia contingit quod amator accusat eum quem amat, quoniam cum ipse superabundanter amet, non redamatur ab eo quem amat. Et quandoque sua accusatio est iniusta, puta si contingat, quod nihil habeat in se unde sit dignus amari ». Ibidem, lectio 12, Ex his autem, p. 486-487, l. 112-125 : « comparat maternam dilectionem paternae. Et dicit quod ex praedictis rationibus potest esse manifestum quare matres magis ament filios, quam etiam patres. […] Similiter etiam quantum ad tertiam ; prius enim tempore matres ex convictu concipiunt amoris affectum ad filios quam patres. Sed quantum ad secundam rationem partim quidem sic, partim autem aliter se habet. Nam pater dat filio principaliorem partem scilicet formam, mater vero materiam, ut dicitur in libro De generatione animalium ». Ibidem, lectio 8, Non propter se ipsum autem, p. 468-469, l. 46-53 : « Existimant enim ab his a quibus honorantur se adepturos aliquid quo indigent. Et ita gaudent de honore quasi de quodam signo bonae passionis, idest bonae affectionis honorantium ad eos. Alii autem sunt, qui appetunt honorari ab epiikibus, id est a virtuosis, et scientibus, quia per hoc appetunt firmare propriam opinionem de sua bonitate ». Anon. [Radulphus Britonis ( ?)], Quaestiones in libro Ethicorum, fol. 58rb. Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 1, fol. 124va. Aegidius Aurelianensis, Quaestiones, L. VIII, fol. 225ra, Post hec autem, « Queritur utrum amicitia sit virtus » : « Tunc dico quod amicicie propter utile et delectabile non sunt virtutes, immo sunt passiones. Ad hoc enim inclinat appetitus sensitivus non regulatus recta ratione ».

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différence est décisive si l’on revient à l’amitié vertueuse : « Amicitia propter honestum est habitus et non passio118 ». En amitié, l’acte d’aimer se tient sur la crête d’un double versant. Gilles d’Orléans l’explique : d’une part, il est un acte de la vertu quand il relève de l’appétit intellectif ; d’autre part, il est un acte passionnel lorsqu’il relève de l’appétit sensuel : Je dis qu’aimer est un acte de la vertu et de la passion parce qu’aimer selon le bien est un acte de la vertu, et l’amitié, dont il procède, est une vertu. Elle réside en effet dans l’appétit intellectif, comme il a été dit, dans lequel il n’y a pas de passion, comme on l’a montré. Or, aimer selon la sensibilité est un acte de la passion et donc aimer en vue de l’agréable et de l’utile ou de semblables amitiés sont des passions119.

Seul auteur à traiter explicitement la question sous forme canonique avec une batterie de neuf arguments préliminaires et donc neuf réfutations, Albert le Grand pose le problème de l’amitié-passion sur le modèle rhétorique de l’amitié-vertu120. L’amitié n’est pas une passion mais ne peut être sans passion : « ideo non est passio, non tamen est sine passione121 ». En effet, parce qu’elle réside dans la partie rationnelle de l’âme, l’amitié ne peut être passionnelle. Or, la raison commande les parties inférieures de la sensibilité. Dans l’acte même de l’amitié interviennent donc la raison et les puissances auxquelles la raison commande et qu’elle meut vers le bien. Dans l’acte d’amitié, les puissances sensibles et passionnelles sont ainsi mues vers le bien : Donc, lorsque la raison tend vers autrui par un acte d’amitié, le concupiscible tend aussi vers le bien que la raison lui montre, et donc la concupiscence se mêle à l’amitié. À cause de cela, certaines passions entrent dans la définition de l’amitié122.

L’amitié a donc une composante passionnelle même si elle-même n’est pas une passion. L’élément passionnel n’est pas mauvais en soi à condition d’être ordonné à la raison. Or, la menace, on le sent, pointe : l’élément passionnel est dangereux lorsque la raison n’est pas encore maîtresse. C’est le cas par exemple de la jeu-

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Ibidem. Ibidem, fol. 225rb : « Dico quod amare est actus virtutis et passionis quia amare propter honestum est actus virtutis et amicicia unde procedit est virtus. Est enim in appetitu intellectivo, sicut dictum est, in quo non est passio, ut ostensum est. Amare autem secundum sensum est actus passionis et ideo amare propter delectabile et utile vel amicicie tales sunt passiones ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, Lectio V, p. 611, § 715, l. 35 : « Videtur quod amicitia sit passio ». Ibidem, p. 612, § 715, Solutio, l. 16-17. Ibidem, l. 19-23 : « Et ideo, quando ratio tendit in alterum per actum amicitiae, etiam concupiscibilis tendit in bonum, quod ratio nuntiat in illo, et ideo miscetur amicitiae concupiscentia. Et propter hoc ponuntur quaedam passiones in diffinitione amicitiae ».

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nesse, qui est facilement associée au temps de la folie123. Passionnelles, les relations qui caractérisent la jeunesse sont souvent enfiévrées et véhémentes124, se jouant en l’espace d’un éclair : « Velociter tales fiunt, et velociter quiescunt ab amicitia125 ». Ephémères à la lettre : « Eadem die amicitiam ineunt et dissolvunt126 ». De l’éphémérité à l’épicurisme, il n’y a qu’un pas. La jeunesse le franchit qui lie plaisirs sensuels et instant présent127. À la fugacité se joint la légèreté rendue par le triple emploi de facile : « Passio facile transit sicut et facile advenit, inde est quod tales [...] de facili amare incipiunt128 ». Par-dessus tout, c’est l’excès qui condamne la passion129. Tout est excessif dans la passion : l’intensité, l’inconstance, jusqu’au plaisir lui-même d’être ensemble dont les redondances condamnent l’inséparabilité inconvenante : Mais aussi longtemps que dure l’amitié, de tels amis veulent rester ensemble l’un avec l’autre tout au long du jour et vivre l’un à côté de l’autre, dans la mesure où ils se plaisent l’un avec l’autre130.

La démesure est bien le grand danger des amitiés imparfaites comme elle l’est dans l’ensemble du système aristotélicien. Dernier pas dans la crispation normative des commentateurs : les amitiés imparfaites peuvent s’avérer explicitement peccamineuses. Comme le dit

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Et amativi autem, p. 451, l. 149-150 : « Et dicit quod juvenes sunt amativi ». Dans les actes de la pratique, comme les lettres de rémission, on retrouve des idées analogues, même s’il faut faire la part du topos, cf. Cl. Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, 1991, chapitre 3 : « Jeunes et vieux », p. 347-382, notamment p. 360-361 : « La jeunesse est, par excellence, et dans la pure tradition biblique, le temps de la folie. [...] Le “jeune” se révèle, par conséquent, incapable de se contrôler. La “chaleur” de son âge le pousse plus que d’autres à commettre un crime ; la “chaude cole”, expression de l’action bouillante et irréfléchie, est de préférence évoquée pour les vingt-trente ans ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Et amativi autem, p. 451, l. 149-153 : « …juvenes sunt amativi id est prompti et vehementes in amore quia scilicet amant non ex electione, sed secundum passionem et in quantum concupiscunt delectationem, et ideo vehementer et intense amant ». Albertus Magnus, Ethicorum libri, L. VIII, Tract. I, cap. III, p. 522. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Et amativi autem, p. 451, l. 156-157 : « Ita cito quiescunt ab amando et multotiens eadem die amicitiam ineunt et dissolvunt ». Ibidem, Juvenum autem, p. 451, l. 132-135 : « …ipsi maxime persequuntur id quod est eis delectabile secundum praesens tempus ; passiones enim pertinent ad partem sensitivam, quae maxime respicit praesens ». Ibidem, l. 153-157 : « Et quia passio facile transit sicut et facile advenit, inde est quod tales sicut de facili amare incipiunt, ita cito quiescunt ab amando et multotiens eadem die amicitiam ineunt et dissolvunt ». Dans les commentaires aristotéliciens, l’excès renvoie à l’idée de démesure, soit par abondance, soit par défaut, les deux extrêmes définissant le vice là où la vertu est une juste mesure. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Et amativi autem, p. 451, l. 157-161 : « Sed quandiu amicitia durat, volunt tales per totum diem sibi invicem commanere et convivere sibi ipsis, in quantum sunt sibi mutuo delectabiles ».

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Oresme, « l’amistié des mauvais est mauvaise131 ». Dans les discours, la radicalisation de la malignité tombe dans le registre du péché, voire du péché capital. En effet, si l’amitié utile est parfois présentée comme un négoce, quasi negotiatio quaedam132, amicitia negociatorum133, motivé par le gain ou l’esprit de lucre, la suspicion devient condamnation lorsque l’épithète cupidus est lâchée, comme dans la belle redondance, qui chez Thomas, mêle à souhait cupidité et appât du gain : « Unus cupidus lucri mores alterius134 ». Dans cette deuxième moitié du XIIIe siècle, la fermeté des commentaires de l’Éthique sur ce point précis s’inscrit dans le contexte plus large des mutations économiques, et notamment d’un essor de l’économie monétaire qui a marqué les sociétés occidentales dès la fin du XIe siècle. Déstabilisée par l’ampleur de ces nouvelles réalités économiques, l’Église, il est vrai, avait durci son discours, au XIIe siècle, notamment contre la figure du marchand dont le salut était fortement compromis : « Homo mercator vix aut numquam potest Deo placere », disait le Décret de Gratien vers 1140135. Au début du XIIIe siècle encore, la force des distinctions homilétiques imprégnait les esprits et l’on sait l’importance accordée

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, c. 16, p. 495. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 6, Magis enim in his, p. 461, l. 100-104 : « Prima est quia in amicitia delectabilis amici magis se liberaliter amant quam in amicitia utilis, in qua requiritur recompensatio lucri et sic huiusmodi amicitia videtur esse quasi negotiatio quaedam ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 4, In hiis autem, fol. 4ra : « Nota vero quod amicitiam vocat peregrinam que est inter peregrinos qui scilicet peregrinantur non visitando sanctuaria sed procurando negotia sua et specialiter mercimonia, unde vocat eam amicitiam negociatorum ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 4, Multi autem rursum, p. 454, l. 45-57 : « Et dicit quod etiam in amicitia utilis et delectabilis, multi permanent in amicitia si unus diligat mores alterius sicut luxuriosus diligit mores alterius luxuriosi, vel unus cupidus lucri mores alterius, non quod tales mores sint secundum se diligibiles sicut mores virtuosi, sed sunt diligibiles ex consuetudine, in quantum scilicet ambo sunt similis consuetudinis. Similitudo autem est per se causa amicitiae, nisi per accidens impediat privatum bonum, ut supra dictum est ; unde, cum mores etiam mali ex consuetudine acquisiti sint permanentes, sequitur quod talis amicitia sit permansiva ». Decretum, Ia pars, dist. 88, c. 11, éd. Friedberg, Corpus juris canonici, I, Leipzig, 1879, c. 308-309. Sur cet axiome, voir l’article d’A. Vauchez, « ‘Homo mercator vix aut numquam potest Deo placere’ : quelques réflexions sur l’attitude des milieux ecclésiastiques face aux nouvelles formes de l’activité économique au XIIe et au début du XIIIe siècle », dans Le marchand au Moyen Âge. XIXe Congrès de la SHMES (Reims, juin 1988), Saint-Herblain, 1992, p. 211-217, notamment p. 211-212: ce texte va « dans le même sens que certains canons des conciles de Latran II (1139) et Latran III (1179) : celui d’une condamnation par l’Église des nouvelles formes de l’activité économique». Et l’auteur cite, en note 5 de la même page, le canon 25 de Latran III, dans l’édition et la traduction de R. Foreville, Latran I, II, III et Latran IV, Paris, 1965, p. 221-222 : « Partout ou presque le crime de l’usure s’est insinué, au point que beaucoup négligent les autres affaires pour se livrer à l’usure comme si elle était licite, sans porter la moindre attention aux condamnations qui la frappent dans les deux Testaments. Nous statuons en conséquence que les usuriers notoires ne pourront être admis au sacrement de l’autel et que, s’ils meurent dans ce péché, ils ne recevront pas la sépulture chrétienne ».

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à la dénonciation de la cupidité dans les sermons parisiens, dès les années 1210136. La cupidité – ou avarice – y est fustigée comme un des trois grands vices, aux côtés de la luxure et de l’orgueil, pour bientôt détrôner superbement ce dernier au sommet des péchés capitaux137. Cependant, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, sous l’influence des ordres mendiants en contact avec les milieux urbains et commerçants, les positions ecclésiales s’assouplissent et s’affinent138. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est l’ordre des franciscains qui réhabilite les pratiques marchandes et repense, à nouveaux frais, l’éthique mercantile. Les travaux de Giacomo Todeschini et de Sylvain Piron l’ont montré139. Les commentaires appartiennent donc à un ensemble discursif plus vaste : désormais, il s’agit non pas de condamner le commerce mais seulement la cupidité qui en découle140. Dans leur traitement de l’amitié utile, les théoriciens moralistes lèvent l’anathème contre le marchand pour mieux dis-

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N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1998, vol. 1, p. 63 ; Ead., « L’esprit de lucre entre vice et vertu. Variations sur l’amour de l’argent dans la prédication du XIIIe siècle », dans L’argent au Moyen Âge, XXVIIIe Congrès de la S.H.M.E.S. (Clermont-Ferrand, 30 mai-1er juin 1997), Paris, 1998, p. 267-288, notamment p. 272 : « Les prédicateurs parlent peu de la liste des sept vices capitaux, mais sans cesse, de trois d’entre eux. L’orgueil, l’avarice et la luxure sont réunis en une trilogie que les praticiens de l’exégèse universitaire se sont ingéniés à distribuer un peu partout dans leurs commentaires ». C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, trad. fr., Paris, 2003, « L’avarice », p. 153-191, notamment p. 162 : « Un péché qui passe au premier plan chaque fois que se pose le problème du pouvoir… » ; L. K. Little, « Pride Goes before Avarice : Social Change and the Vices in Latin Christendom », Americain Historical Review, 76 (1971), p. 16-49, notamment p. 49 : « The encroachment of avarice on the pre-eminence of pride ». André Vauchez place très tôt le mouvement d’assouplissement de l’Église vis-à-vis des marchands, mouvement qui s’amorce, selon lui, dès les années 1150/60 chez les canonistes et entre 1180 et 1215 chez les théologiens moralistes. Ainsi, les Mendiants n’ont pas tant initié le mouvement qu’ils ne l’ont pleinement développé, dans la pratique et dans les mentalités, cf. A. Vauchez, « Homo mercator vix », p. 214. Et p. 217 : « Dans les premières décennies du XIIIe siècle, au moment où entrèrent en scène les ordres mendiants, le processus de réhabilitation du marchand était largement amorcé. Ceux-ci donneront bientôt une impulsion décisive, mais il convient de bien marquer qu’ils n’en ont pas été les initiateurs et que la voie avait déjà été ouverte par les juristes, tant canonistes que romanistes, et par certains courants de la théologie morale ». Voir G. Todeschini, I mercanti et il Tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002. Giacomo Todeschini montre comment l’Écriture, notamment la parabole des talents, est, entre autres, le puissant instrument d’une éthique économique, p. 43-44 ; Id., « Ecclesia e mercato nei linguaggi dottrinali di Tommaso d’Aquino », Quaderni Storici, 105/3 (2000), Etiche economiche, éd. M. L. Pesante, p. 585-621. G. Todeschini, I mercanti et il Tempio, p. 353 : « Tanto la capacità tecnica di approvvigionare la città, quanto l’intelligenza nel definire un equilibrio di prezzi non lesivo dell’accordo fra cittadini, fa del “buon mercante” un attivo promotore della caritas ». L’auteur donne, pour le début du XIVe siècle, l’exemple de la position de Duns Scot, p. 353-354 : « come tale Scoto, e dopo di lui altri dotti francescani e domenicani, lo riconoscono e lo esaltano individuando nella sua professionalità il momento di sacralizzazione dell’economico quotidiano ». Avec Buridan et Oresme, on parle même de negotia honorabilia (cf. p. 364).

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serter sur le comportement vertueux qu’exige son état et prévenir des dérives qui le menacent. Après le couple maudit de la cupidité et de l’orgueil, vient la luxure141. De la même manière, l’amitié délectable est intimement liée aux plaisirs charnels sous la plume des commentateurs qui parlent de delectationes corporis. Ici encore, les jeunes gens sont les plus exposés, tant ils sont enclins au vice de la chair : « Sunt proni ad concupiscentias delectationum142 ». Si le topos appartient à toutes les sociétés, les ‘jeunes’ au Moyen Âge compensent par ce désordre les frustrations d’une société, démographiquement contraignante, pour, ensuite, s’insérer naturellement dans l’ordre marital143. Mais les moralistes ne font que leur métier. Walter Burley insiste sur ce vice propre à la jeunesse, en accentuant le propos de Thomas : là où le dominicain écrivait que les jeunes étaient proni ad concupiscentias delectationum, Burley ajoute un jugement de valeur, par une infime modification graphique : ils sont désormais pravi ad concupiscentias delectationum144. Des plaisirs charnels, Burley clôt d’un sentencieux adjectif verbal : « …a quibus est abstinendum ». L’incise est personnelle, que l’on ne trouvait pas chez Thomas, son modèle. Concupiscence145, vénalité146 et luxure147 grèvent donc toute amitié délectable, d’emblée suspecte ou mauvaise. Un sommet peccamineux est atteint lorsque sont conjugués les vices du sexe et de l’argent, dans le registre de la prostitution et de la fornication. On parle alors d’amitié mixte :

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C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 229-273 : « La luxure ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 1, Adhuc maxime, p. 443, l. 47-50 : « Quia iuvenibus sunt necessarii ad hoc quod per amicos cohibeantur a peccato. Sunt enim secundum seipsos proni ad concupiscentias delectationum, ut in septimo dictum est ». Pour le XIIe siècle et le milieu de la noblesse, Georges Duby l’a montré dans un article célèbre : « Au XIIe siècle, les ‘jeunes’ dans la société aristocratique », Annales ESC, 19/5 (1964), p. 835-846; Pour le XVe siècle, voir l’étude de J. Rossiaud, « Prostitution, jeunesse et société dans les villes du Sud-Est au XVe siècle », Annales ESC, 31/2 (1976), p. 289-325, notamment p. 311 : « Dangereuse et trouble, l’adolescence masculine était à la fois le temps du ressentiment et des frustrations, mais également celui de l’aventure, des mascarades nocturnes et de la fornication libre. La littérature ne s’y est guère attardée, mais les poètes qui pleuraient sur le temps passé reniaient leur jeunesse tout en aimant rappeler qu’elle avait été folle », article repris dans la première partie de La prostitution médiévale, Paris, 1988, p. 17-63. Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 1, fol. 125ra : « Juvenibus enim sunt amici necessarii, ut cohibeantur a peccato, sunt enim secundum se ipsos pravi ad concupiscentias delectationum a quibus est abstinendum ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Et amativi autem, p. 451, l. 149-153 : « Et dicit quod juvenes sunt amativi, id est prompti et vehementes in amore, quia scilicet amant non ex electione sed secundum passionem et in quantum concupiscunt delectationem et ideo vehementer et intense amant ». Ibidem, lectio 4, Maxime autem, p. 454, l. 36-38 : « Non autem oportet sic esse sicut accidit inter duas personas se amantes amore venereo… ». Ibidem, Multi autem rursum, p. 454, l. 47-48 : « si unus diligat mores alterius sicut luxuriosus diligit mores alterius luxuriosi… ».

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Cinquièmement au lemme Qui autem non, il compare l’amitié utile à l’amitié vertueuse, l’amitié utile prise non pas en un sens absolu et universel mais en un sens spécifique, celle qui semble être un mélange d’agréable et d’utile, telle l’amitié de l’histrion envers l’homme riche et celle de la prostituée envers son client. Il dit donc que ceux qui n’échangent pas le plaisir pour le plaisir mais échangent plutôt l’utile contre des plaisirs aimables, ceux-là sont assurément moins amis et leur amitié dure moins. Par conséquent, ces amis-là sont les contraires des amis vertueux qui, comme on l’a dit, sont éminemment des amis et dont l’amitié demeure très durablement148.

En un mot, mieux vaut une absence d’amitié que la pratique d’amitiés dangereuses en ce qu’elles sont peccamineuses. Si, à la suite d’Aspasius, les tout premiers commentateurs du XIIIe siècle parlent encore d’amicitia malorum pour traiter la question, très vite l’expression disparaît complètement, comme si le bannissement terminologique correspondait à un bannissement normatif149. Albert déjà exprimait sa gêne : « Proprie enim non est amicitia malorum sed concordia aliqualis ad malum faciendum150 ». Au cours des analyses de ces deux amitiés, le registre du mal est obsédant, d’une omniprésence qui trahit l’inquiétude des commentateurs et leur hantise des factions. Après avoir parlé de l’homme cupide et du luxurieux, Thomas les réunit sous le terme de mali151. On parle d’amicitia malorum, d’amicitia pravorum, d’amicitia viciorum. La malice est le terme fort pour dire la nature perverse de l’homme moralement mauvais. Malice hautement détestable : « malitia cui insistunt est secundum se ipsam

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Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 6, Qui autem non, fol. 5vb : « Quinto ibi Qui autem non. Comparat amicitiam utilem amicitie virtuose non quidem utilem simpliciter et universaliter, sed specialiter illa que videtur mixta ex delectabili et utili qualis est amicitia ystrionis ad divitem et meretricis ad fornicantem. Dicit ergo quod illi qui non commutant delectabile pro delectabili sed utile commutant ibi pro amabilibus delectabilibus, isti quidem minus sunt amici et minus permanent et per consequens isti sunt contrarii virtuosis amicis qui, ut dictum est, maxime sunt amici et maxime permanent ». Sur la prostitution, voir J. Rossiaud, La prostitution médiévale, Paris, 1988, p. 306 : « La fornication était pour les jeunes une coutume [...]. Les “bons jeunes filz”, les paisibles compagnons se devaient d’aller “s’esbattre” ; cela pouvait constituer un des rites pratiqués dans les groupes d’adolescents organisés en abbayes ou non. C’était aussi une preuve de normalité sociale et physiologique. [...] Ainsi, presque tous les hommes mariés, même s’ils respectaient les commandements de mariage, avaient auparavant commercé avec les meretrices et cela pendant les cinq à dix années qu’avait duré leur “jeunesse” ». Cf. H. P. F. Mercken, The Greek Commentaries on the Nicomachean Ethics of Aristotle in the Latin Translation of Robert Grosseteste, vol. 3, The Anonymous Commentator on Book VIII and Michael of Ephesus on Book IX and X, Louvain, 1991, L. VIII, Cap. VIII, Comm., Mansivi etiam existentes, p. 147 : « Ex opposito autem malorum amicitia non est mansiva, quia mali nihil habent simpliciter firmum et stabile. Quia enim sibi ipsis non permanent similes sed secundum se ipsos sunt instabiles… ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, Lectio VIII, p. 625, § 734, l. 1-2 : « Videtur quod falsum dicat de amicitia malorum ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 4, Multi autem rursus, p. 454, l. 53-57 : « Unde, cum mores etiam mali ex consuetudine acquisiti sint permanentes, sequitur quod talis amicitia sit permansiva ».

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odibilis152 ». Le mal est partout latent en amitié utile et agréable, souvent sous la forme du vice, toujours en opposition au bien et à la vertu153. Il engendre des maux et des nuisances comme l’injustice ou la malveillance154. Injustice et malveillance qui deviennent chez Henri de Frimare injure et calomnie155. Pour fonder rationnellement leur condamnation et leur exclusion, les commentateurs s’appuient sur l’argument aristotélicien de l’inaptitude du méchant à l’amitié. Dès le quatrième mouvement du livre VIII, la justification est donnée : dans le méchant, rien d’aimable156. À la suite de Thomas, Walter Burley l’énonce sentencieusement : « Inter malos non potest esse amicitia157 ». Impossible amitié des méchants. Le méchant n’a pas d’amis. Le méchant est toujours un homme seul. Au fond de toute cette construction normative se trouve la hantise des factions chez nos théoriciens. Comment ne pas voir dans ces amitiés utiles ou délectables les solidarités horizontales fondées sur le serment158, qui ne sont 152

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Ibidem, lectio 8, Mali autem, p. 469, l. 128-131 : « Et dicit quod homines mali non habent aliquid firmum et stabile in se ipsis ; quia enim malitia cui insistunt est secundum se ipsam odibilis… ». Ibidem, lectio 4, Propter delectationem quidem, p. 455, l. 74-81 : « Primo ergo concludit ex praemissis, quod propter delectationem et utilitatem possunt sibi invicem fieri amici homines cuiuscumque condicionis, scilicet et mali malis et boni malis et etiam illi qui nec sunt virtuosi nec vitiosi, et ad utroslibet et adinvicem. Sed secundum perfectam amicitiam, qua homines propter seipsos amantur, non possunt fieri amici nisi boni… ». Ibidem, lectio 4, Et sola autem, p. 455, l. 99-102 : « Sed in aliis amicitiis nihil prohibet quod unus credat malum de alio et quod unus injustum faciat alii, unde non essent secundum has amicitias dicendi aliqui amici ». Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, Città del Vaticano, B.A.V., Urb. lat., 1488, fol. 263va : « Unde patet quod talis amicitia per linguam distrahentium dissolvi non potest. Similiter etiam nec homo facile de illo credet injuriam quem numquam vidit aliquid injustum facere. Et in quo etiam venit, omnia alia quecumque dignificantur, id est digna reputantur ad veram amicitiam, inter que maximum est nulli injuriam irrogare, quia lex amicitie secundum Tullium est pro amicis non nisi honesta facere. In aliis autem amicitiis nihil prohibet fieri utrumque horum et quod unus malum credat de alio et quod injuriam faciat alii, et ideo secundum istas amicitias non esset proprie aliqui dicendi amici sed quia homines communiter dicunt amicos ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 4, Propter delectationem quidem, p. 455, l. 81-83 : « Quia in malis non invenitur aliquid, unde possint se invicem amare aut in se delectari, nisi propter aliquam utilitatem ». Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 1, fol. 125vb, Naturalia quidem, qui s’inspire du même lemme thomasien, Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 1, Naturalia quidem igitur, p. 444, l. 167-168 : « ... utrum possit esse amicitia in omnibus hominibus vel non possit esse in malis... » Sur le serment en général, voir Le Serment, éd. R. Verdier, Paris, 1991, 2 vol. et Le Serment. Recueil d’études anthropologiques, historiques et juridiques, Paris, 1989. Pour la période médiévale, voir Serment, promesse et engagement : rituels et modalités, Actes du VIe colloque international du CRISIMA, Montpellier 21-24 nov. 2001 (à paraître) ; N. Offenstadt, Discours et gestes de paix pendant la guerre de Cent ans, Thèse de doctorat de l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, Paris, 2001, ch. XI : « Le serment », p. 370-400 ; B. Guenée, « Non perjurabis. Serment et parjure en France sous Charles VI », Journal des savants, 1989, p. 241-257, repris, pour les grandes lignes,

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que conjurationes sous la plume des théoriciens159 ? Si le serment est de plus en plus pratiqué à la fin du Moyen Âge – et donc galvaudé –, du serment au pacte il n’y a qu’un pas et ces « paix jurées » suscitent la suspicion des moralistes160. Déjà au XIIIe siècle, l’inquiétude est là. Toute association, societas, n’est pas condamnée bien sûr : ce qui est explicitement condamné, c’est l’association de malfaiteurs, la societas malorum. Les textes distinguent bien entre amicitia et amicitia malorum, entre societas et societas malorum, entre concordia et concordia ad malum faciendum, etc. Ces bandes factieuses sont définies comme une entente à l’envers, un consortium en vue de faire le mal, consortium a malitia161. Albert le formule : l’amitié des méchants est une concordia aliqualis ad malum faciendum162. Au XIVe siècle, Buridan est encore plus explicite : « Actus concordandi in opere malo potest pro aliquo tempore inter malos reperiri et ratione malicie ipsorum163 ». L’entente est ponctuelle, le temps de nuire. Ce qui les unit, c’est le goût de nuire, c’est l’entente dans le mal. Le danger des factions est d’autant plus inquiétant que les méchants y trouvent un vif plaisir. Thomas parle d’une jouissance dans le mal : « Gaudent malitia in qua concordent164 ». L’entente des méchants menace donc directement la cité. Destructeurs, ils le sont au plus haut point, notamment parce qu’ils méprisent le bien commun, si important

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dans Id., Un meurtre, une société. L’assassinat du duc d’Orléans. 23 novembre 1407, Paris, 1992, p. 114-118 : « Serments », notamment p. 116-117 : « Plus généralement, toute promesse, toute amitié, toute alliance était l’occasion d’un juramentum socialitatis, d’un juramentum confoederationis. Et la paix du corps politique reposait ainsi sur un réseau de serments multiples. [...] Un serment violé touchait Dieu qui avait été pris à témoin. [...] Il déshonorait aussi le parjure, et ruinait toute la chose publique. S’il était possible de violer un serment, il n’y aurait plus de stabilité dans le monde et dans la société politique. L’expérience prouvait malheureusement que si les serments étaient innombrables, les serments violés, les parjures ne l’étaient guère moins. [...] Leur fréquence ne marquait-elle pas leur impuissance ? ». P. Michaud-Quantin, Universitas. Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, 1970, cf. chapitre V, § 1 : « Conjuratio et conspiratio », p. 129-133. Cf. Cl. Gauvard, « Les révoltes du règne de Charles VI : tentative pour expliquer un échec », dans Révolte et Société. Actes du IVe Colloque d’Histoire au Présent (mai 1988), t. 1, Paris, 1989, p. 53-61, notamment p. 60, n. 7 : le Religieux de Saint-Denys à propos des événements de 1382 parle de « serments terribles » et de « conciliabules insensés » ; Ead., « De grace especial », p. 215 : « Parfois, l’alliance est scellée par des serments dont on ne peut pas savoir ce qu’ils doivent à l’imaginaire collectif, mais dont on perçoit le résultat qui est de faire basculer les criminels dans une redoutable “diablerie” ». Bernard Guenée cite Gerson disant « outre saint Thomas et plusieurs autres docteurs que violation de jurement c’est-à-dire parjurement, est plus grand pechié in genere suo que n’est homicide », dans J. Gerson, L’œuvre française, Œuvres complètes, vol. VII/2, éd. P. Glorieux, Paris, 1968, p. 1023 ; cité par B. Guenée, « Non perjurabis », p. 250. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 9, fol. 9rb : « Consortium autem et gaudium a malitia est quid violentum et innaturale, quare non est perpetuum ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, Lectio VIII, p. 625, § 734, l. 14-15. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 5, fol. 197rb. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Mali autem, p. 469, l. 135-137 : « Et sic ad paucum tempus fiunt amici, quandiu scilicet gaudent malitia in qua concordent ».

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pour Thomas et l’ensemble des commentateurs aristotéliciens165. En attentant au bien commun, ils attentent à la paix publique dans son ensemble. Les méchants sont ainsi des êtres dangereux et criminels, car ils portent la discorde en eux. « Accidit inter eos contentio », ajoute Thomas166. Ils sont querelleurs et belliqueux. Avec eux, la stabilité civique est en péril, car le conseil des méchants génère les insurrections et les désordres politiques167. Derrière la crainte des conspirations, dans les textes, se profile, cachée, la peur ancestrale du complot168. Guiral Ot le suggère : Ils ne veulent pas pratiquer la justice. De là, sourdent les accusations, les griefs et les combats qui ruinent toute concorde et toute amitié169.

De la société des méchants sourd le désordre sous toutes ses formes, qui ruine la concorde et la paix sociales. Il incombe précisément aux théoriciens de conjurer, au moins normativement, ces associations, à défaut de pouvoir les démanteler pratiquement : pour désarmorcer la peur, les théoriciens essaient de rendre compte des mécanismes du complot et de ses sources, le mal et la malice. Les réflexions de la philosophie morale, à l’œuvre dans les commentaires sur l’Éthique, pourraient peut-être, entre autres fonctions, avoir celle de calmer les angoisses latentes des sociétés170. Finalement, dénoncer par la description savante l’existence de ces coalitions subversives, c’est déjà pointer un bouc-émissaire responsable des désordres de la société171.

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Ibidem, L. IX, lectio 6, Pravos autem, p. 522, l. 116-117 : « Dum non servant bonum commune quod est justitia, destruitur inter eos communitas concordiae ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 6, Pravos autem, p. 522, l. 118. Cf. Cl. Gauvard, « Les révoltes du règne de Charles VI », p. 54 : « Les règles de l’alliance, biaisées, se teintent de subversion ». Sur la peur du complot et des conjurations, cf. Cl. Gauvard, « Les révoltes du règne de Charles VI » ; Ead, « De grace especial », p. 191-234, chapitre 5 : « La peur du crime », notamment p. 215 : « Car il y a, dans l’esprit de tous, une association de malfaiteurs qui fomente un complot. Les mots “alliance”, ou societas sont alors employés. Dans l’énumération des crimes, ils se rapprochent de uniones, conspirationes, monopolia, consilia, conventicula ; c’est dire que le crime et la révolte utilisent des mots identiques. La peur du danger commence avec le complot, quand les criminels ont “pris conseil ensamble”. Le crime peut alors être déclaré d’”aguet apensé” et, encore une fois, la catégorie juridique répond aux angoisses de l’opinion ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 7, fol. 27rb : « Ipsi nolunt justa facere et inde surgunt accusationes, vituperationes et pugne dissolventes omnem concordiam et amicitiam ». Le phénomène du lien entre idéologie et angoisses populaires a pu être repéré par Jean Delumeau, même s’il ne concerne, chez lui, que les exclus de la société, cf. J. Delumeau, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècle). Paris, 1978, ch. 4 : « Peur et séditions », p. 154 : « L’idéologie millénariste, en particulier dans sa version violente, était une réponse radicalement sécurisante à l’angoisse de gens qui se sentaient rejetés par la société et vivaient dans la crainte de perdre toute identité ». Dans sa translation des Politiques, Oresme définit ainsi la sédition au livre V, chapitre 1, A. D. Menut éd., Transactions of the American Philosophical Society, New Series, vol. 60, part, 6, Philadelphia, 1970, p. 203 : « Sedition si comme il me semble est conspiration ou conjuration ou commotion ou division ou dissention ou rebellion occulte ou manifeste d’un membre ou partie de la cité ou de la communité politique contre une autre ».

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Dans la codification normative des commentateurs, la hantise des factions prend des proportions plus fortes à l’heure des partis qui déchirent cités et royaumes, à la fin du Moyen Âge. L’exemple italien du XVe siècle est éloquent. Dans les années 1460, à Florence, la situation est encore instable et les tensions subsistent. Cosme de Médicis (1434-1464) a éliminé l’essentiel des résistances et impose ses partisans par un habile système d’élections, mis au point par Luca Pitti en 1458. Au moment où écrivent Nicolas de Foligno et Donato Acciaiuoli, la république médicéenne est en réalité un principat masqué où le prince détient tous les pouvoirs. En 1464, quand Cosme Ier de Médicis meurt, son fils, Pierre, dit le Goutteux, ajoute aux fautes politiques des fautes économiques. Les principaux appuis de la famille se liguent alors contre lui pour rétablir l’ancienne république. Les rebelles tentent une expédition contre Florence, sous la direction de Bartolomeo Colleoni, mais la manœuvre échoue. Les prémisses de la conjuration des Pazzi s’annoncent déjà172. Chez Nicolas de Foligno, en 1461, la réflexion morale autour de l’articulation entre amitiés et factions, prend volontiers une tournure politique, d’autant plus qu’il dédicace son commentaire à Pierre de Médicis. Au début de son commentaire au livre VIII, Nicolas reprend un passage de Buridan en le dépouillant du lourd complexe de ses arguments pour n’en retenir que le thème des fauteurs de trouble : « Oportet quidem odire turbatores pacis ac civitatum destructores et multos similes173 ». La condamnation est sévère et le vocabulaire violent : il s’agit de haïr les destructeurs de la paix publique et les détracteurs de la concorde174. Cette détestation ne s’oriente pas vers les personnes en tant que telles mais bien vers la malignité de leur être dont la visibilité est manifeste175. En se concentrant sur le seul passage de Buridan qui y faisait allusion, Nicolas de Foligno stigmatise toute situation factionnelle et tout fauteur de troubles et soutient le pouvoir médicéen en condamnant les rebelles. Exact contemporain, Donato Acciaiuoli écrit son commentaire vers 14631464. Pour condamner les factions, il les nomme : « Excludende sunt prave

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Pour une approche générale, voir Y. Renouard, Histoire de Florence, Paris, 1974 ; C. Bec, I. Cloulas, B. Jestaz, A. Tenenti, L’Italie de la Renaissance : un monde en mutation (1398-1494), Paris, 1990. Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, Firenze B. Laur. Plut. LXXVI cod. 48, L. VIII, Post hec dicta, fol. 169r. Sur la catégorie des perturbateurs, voir N. Offenstadt, Discours et gestes de paix pendant la guerre de Cent ans, chapitre 2 : « Les fauteurs de guerre », notamment 75-76 : « Bien souvent, le discours pour la paix désigne en effet un perturbateur de la paix, sans spécifier son lien avec le malin. La réconciliation s’effectue en dénonçant une catégorie, celle des perturbatores et turbatores pacis. Il importe d’insister sur ce point. La paix se pense à la fin du Moyen Âge dans son opposition à ceux qui la rejettent ou l’empêchent. [...] À la fin du Moyen Âge, les termes de perturbateur /perturbator, troubleur/turbator de paix, violateur/violator de paix envahissent les discours du pouvoir ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, L. VIII, Post hec dicta, fol. 169r : « Non ratione personarum, saltem quia mali sunt propterea palam ».

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societates ut conjurationes et factiosorum hominum conventiones176 ». Conjurationes et conventiones, les mots sont lourds de sens. Le terme conjuratio, on le sait, est saturé de connotations négatives. À partir d’une étude sur des sources surtout juridiques, Pierre Michaud-Quantin peut éclairer, grâce à une définition très précise de la conjuration, la position des théoriciens moralistes : « La conspiration est un mode de groupement mauvais, parce qu’il ne peut se constituer qu’aux dépens d’une unité dont la valeur est plus grande et aurait dû être sauvegardée177 ». Ces associations jurées sont honnies, dans les discours, dès l’époque carolingienne, mais, ajoute Pierre Michaud-Quantin, « le double mouvement des serments collectifs urbains ou professionnels et des confréries a pris au XIIIe siècle une trop grande importance dans le monde chrétien pour ne pas obliger les juristes à l’enregistrer178 ». Or, au XVe siècle, à Florence, Donato Acciaiuoli est ferme : il faut dissoudre ces groupements pervers. On le voit, l’insistance des commentateurs à entendre l’enseignement aristotélicien sur la vertu, inhérente à l’amitié, relève fortement d’un contexte troublé et d’une crainte des réalités socio-politiques et factionnelles. Les commentateurs de l’Éthique, si théoriques soient-ils, n’en rejoignent pas moins les préoccupations de l’opinion179. Dans les commentaires sur l’Éthique s’entremêlent, synchroniquement, trois opérations herméneutiques : une assimilation de l’auctoritas aristotélicienne qui prend appui sur les acquis de la tradition médiévale, le thème de la vertu en est le support décisif ; une sélection subtilement pensée au sein de ces acquis ; une construction discursive qui réinvestit les acquis dans le sens d’une codification normative assez rigide. Que l’amitié soit vertueuse, rien que de très classique finalement. C’est l’insistance des commentateurs qui est troublante. Loin d’être des répétiteurs passifs, ils réinvestissent d’un sens nouveau les mots d’ordre du discours moral traditionnel. Vidant l’amitié de sa polysémie séculaire, les commentateurs de l’Éthique en circonscrivent vigoureusement le champ : désormais, l’amitié sera éthique ou ne sera pas. 176

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Donatus Acciaiuolus, Expositio super libros Ethicorum Aristotelis id est in novam traductionem Argyropyli Byzantii, Florence, Jacobus de Ripoli, 1478, L. VIII, Tract. II, cap. III, Fortasse autem neque contrarium, fol. 207r. P. Michaud-Quantin, Universitas. Expressions du mouvement communautaire, p. 132. Ibidem. Le terme conventio est assez proche de conventus, étudié par Pierre Michaud-Quantin, p. 107 : « Il se rattache à la racine du verbe convenire, “venir ensemble” et désigne la rencontre ou la réunion de deux ou plusieurs personnes, par métonymie le groupe qu’elles forment une fois ensemble ». Mais l’idée évolue dans le sens d’un groupement réuni autour de son chef et agissant collectivement avec lui. Il semble pouvoir être appliqué aux associations de malfaiteurs dont on parle ici. Sur la peur du crime dans le discours des théoriciens, d’une part, et les actes de la pratique, d’autre part, voir Cl. Gauvard, « De grace especial », p. 217 : « Le meilleur théoricien de la contagion du crime est incontestablement Nicolas de Clamanges [...]. La rencontre est scellée entre l’érudition et les interpellations de l’actualité, entre le discours théorique et les préoccupations de l’opinion ».

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Par une alchimie notionnelle, les commentateurs modifient la perception classique de l’amicitia en un jeu de réemplois et de décharges. Les indices de cette mutation de sens sont au nombre de quatre : la rigueur conceptuelle qui détermine le lien entre amitié et vertu ; l’usage rationalisant des auctoritates classiques, Cicéron et Sénèque ; la mise en sourdine des autres acceptions en cours, notamment affective et sentimentale ; la prégnance d’un contexte sociopolitique troublé qui induit une certaine crispation théorique. Le commentaire opère ce transfert de notions, de la vertu vers l’amitié. Il est le lieu d’un nouveau discours moral. Il en est le laboratoire.

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CHAPITRE III

AMITIÉ ET ORDRE SOCIAL : RÉDUCTION D’UNE APORIE

Comme beaucoup de points doctrinaux du corpus aristotélicien, la théorie de la philia soulève, pour les intelligences médiévales, nombre d’incompatibilités. Parce qu’il est le réceptacle de l’auctoritas, le commentaire sur l’Éthique à Nicomaque doit les affronter pour tenter de les réduire : les apories de l’amitié aristotélicienne y sont travaillées en profondeur. Au fil des siècles, les commentateurs parviennent à dépasser les irréductibilités doctrinales qui les avaient d’abord heurtés en harmonisant le concept grec avec les mentalités médiévales latines. De la contradiction à la conciliation, l’amitié de l’Éthique est transformée et adaptée dans le cadre du commentaire. Parmi d’autres, la question de l’amitié au sein de l’ordre social s’avère, pour notre propos, la plus démonstrative. Comment, en effet, articuler une vision de la société essentiellement hiérarchique avec un concept dont la puissance d’égalisation est indéniable ? Comment penser l’amitié aristotélicienne – qui égalise – dans la société médiévale fondamentalement inégalitaire ? Au cœur des commentaires, la visée des théoriciens est double : il s’agit de récupérer le lien amical pour fonder le lien social tout en ayant soin d’écarter la potentielle subversivité du concept vis-à-vis de l’ordre hiérarchique établi.

1. APORIE DE L’AMITIÉ AU SEIN D’UNE SOCIÉTÉ HIÉRARCHIQUE a. Difficulté : l’amitié égalise Sans ambiguïté, Aristote définit l’égalité comme l’essence et la conséquence de l’amitié : « Sic autem utique et inequales maxime erunt amici. Equabuntur enim utique1 », phrase lapidaire que Jean Tricot traduit ainsi : « C’est de cette façon surtout que même les hommes de condition inégale peuvent être amis, car ils seront ainsi rendus égaux2 ». Nicole Oresme, en traduisant le texte 1 2

1159 b 1-2. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. VIII, p. 310. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, 1990, L. VIII, c. 10, p. 405.

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de Robert Grosseteste, insiste sur cette idée d’une égalité consécutive à l’amitié par l’interpolation interprétative de l’adverbe meïsmement : « Ceuls qui sont inequalz peuent estre meïsmement amis ; car par ce ilz seront fais equalz3 ». Leonardo Bruni n’introduit pas de changement de fond par rapport à la version de l’évêque anglais : « Per hunc modum inequales quosque maxime erunt amici. Nam equari possunt4 ». Dans la traduction de Johannes Argyropoulos, l’antinomie entre les deux adjectifs inaequales – aequales est clairement mise en relief : « Hoc autem modo et qui sunt inaequales, maxime fuerint amici, aequales enim fieri possunt5 ». Dans la phrase suivante, Aristote en vient à poser une équivalence plus évidente encore entre amitié et égalité. La version de Grosseteste reste pudique qui sous-entend l’auxiliaire, « Equalitas autem et similitudo, amicicia6 ». Le texte de Leonardo Bruni adopte le même tour elliptique, « Et equalitas ac similitudo amicicia7 ». En revanche, la traduction de Johannes Argyropoulos est plus directe : « Aequalitas autem et similitudo est amicitia8 ». Celle de Nicole Oresme, si elle se refuse à établir une stricte équivalence, rapproche néanmoins les deux notions, non sans quelque ambiguïté dans la formulation : « Et amistié est aussi comme en equalité et en similitude9 ». L’embarras des traducteurs est éloquent. L’amitié égalise des personnes inégales, telle est bien l’aporie que les commentateurs doivent résoudre. La difficulté, en effet, pourrait bien être sans issue. Le défi des commentateurs consiste donc à soutenir une tension : d’une part, en travaillant la notion d’égalité et le contenu précis qu’elle recèle ; d’autre part, en maintenant le nécessaire respect de l’ordre hiérarchique. D’emblée, Albert le Grand aborde le problème et postule l’équation : « ...cum amicitia sit aequalitas10 », « Aequalissimum efficit amicitia11 ». Thomas reprend l’axiome, le nuançant d’un quaedam : « Amicitia quaedam aequalitas est12 ». De quelle égalité s’agit-il ? La réflexion sur l’égalité propre à l’amitié, dans les commentaires du livre VIII de l’Éthique, bénéficie des acquis amassés au livre V, lequel était exclusivement centré sur la vertu de justice. L’égalité y avait déjà reçu des éléments de définition lorsqu’elle était appliquée à la justice. Aussi les commentateurs choisissent-ils de mieux circonscrire l’égalité par le biais d’une comparaison entre 3 4 5

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 11, p. 430. Leonardus Bruni Aretinus, Aristotelis Ethica L. Bruni interprete, Argentine, 1457, fol. 77v. Johannes Argyropoulos, Ethicorum Aristotelis Stagiritae ad Nicomachum. Libri decem Johanne Argyropilo Byzantio interprete, Coloniae, 1535, p. 215. 1159 b 3 que Jean Tricot traduit : « Or l’égalité et la ressemblance constituent l’affection », Aristote, Éthique à Nicomaque, p. 405. Leonardus Bruni Aretinus, Aristotelis Ethica, fol. 77v. Johannes Argyropoulos, Ethicorum Aristotelis, p. 215. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 11, p. 430. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio V, p. 613, § 716, l. 65. Ibidem, lectio I, p. 592, § 692, l. 47. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 5, Et amantes amicum, p. 458, l. 135-137 : « …quia amicitia quaedam aequalitas est, inquantum scilicet requirit mutuam amationem ».

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amitié et justice. D’où la question qui traverse généalogiquement tous les commentaires : « Utrum amicitia sit circa idem justicie ». La distinction établie pour la justice autorise Albert à poser une autre distinction concernant l’égalité. Selon le principe fondateur, la justice doit rendre à chacun ce qui lui est dû. Deux modes s’observent. D’une part, la justice commutative relève d’une proportion arithmétique et règle les échanges entre individus selon un principe égalitaire. Elle rend à chacun ce qui lui est dû dans l’ordre quantitatif. C’est le principe de la monnaie. D’autre part, la justice distributive relève d’une proportion géométrique et règle les partages entre les individus selon leurs dignités. Elle rend à chacun ce qui lui est dû selon sa place dans la société. C’est le principe des honneurs. Ainsi, le coefficient varie selon que l’on considère l’individu ou la personne. Au septième mouvement du livre VIII, Albert distingue donc l’égalité en son double visage, arithmétique et géométrique : L’égal selon la quantité est l’égal selon une proportion arithmétique. L’égal selon la dignité est l’égal selon une proportion géométrique. Cet égal-là est le juste milieu de la justice distributive, laquelle est première et mesure de la justice commutative13.

L’égalité arithmétique ou quantitative est comparable à la justice commutative : elle rend à chacun selon une logique numéraire et mathématique. L’égalité géométrique est proche de la justice distributive qui considère les personnes selon leur dignité et rend à chacune selon son rang. Cela posé, en justice et en amitié, les deux égalités existent, mais c’est leur ordre de priorité qui diffère. En justice, l’égalité est d’abord proportionnelle qui considère le respect des dignités, elle est secondairement quantitative. Or, en amitié, l’égalité est d’abord une égalité quantitative entre les deux amis, elle ne s’intéresse que secondairement à leur statut social : En matière de justice, est première l’égalité selon la dignité et seconde l’égalité selon la quantité. Or l’amitié vraie fonctionne selon l’égalité de la chose, quand quelqu’un trouve en autrui la même chose qu’autrui trouve en lui-même. Et donc, en matière d’amitié, il y a d’abord égalité selon la chose et ensuite égalité selon la dignité14.

L’amitié entre deux personnes ne prend donc pas immédiatement en considération leur dignité sociale, tel est le premier point posé par Albert, 13

14

Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 621-622, § 728, Solutio, l. 89 et l. 1-5 : « Aequale secundum quantitatem est aequale secundum proportionem arithmeticam, aequale autem secundum dignitatem est equale secundum proportionem geometricam, cuius est medium distributivae justitiae, quae prior est et mensura commutativae ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 622, § 728, Solutio, l. 7-15 : « In justitia est primum quod secundum dignitatem est aequale, et secundum quod secundum quantitatem. Sed vera amicitia [...] est secundum aequalitatem rei, quando unus idem invenit in alio, quod alter in ipso. Et ideo in amicitia est primum aequale secundum rem et postremum aequale secundum dignitatem ».

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conclusion suggérée par la formulation apparemment contraire de sa question : « Videtur quod aequale dignitatis sit primum in amicitia15 ». Dans la comparaison entre amitié et justice, Thomas d’Aquin reprend fidèlement la position d’Albert mais pousse plus loin le parallèle pour serrer de plus près la notion d’égalité16. Un autre ordre d’antériorité se précise : l’égalité est à la base de l’amitié. Elle en est le point de départ alors qu’en matière de justice, l’égalité est la finalité, le but à atteindre : D’où il appartient à l’amitié, une fois l’égalité déjà établie, de l’utiliser alors qu’en justice il importe de réduire les inégalités à l’égalité. Quand l’égalité est obtenue, le travail de la justice cesse. Donc l’égalité est le dernier stade en justice mais le premier en amitié17.

À partir de cette précision de Thomas, il faut alors reconsidérer l’équivalence amitié-égalité. Désormais, il ne s’agit plus de comprendre simplement que ‘l’amitié égalise’. L’égalité n’est pas une conséquence de l’amitié : elle en est le postulat. Le déplacement qu’opère Thomas est alors décisif. La puissance égalisatrice de l’amitié est désamorcée. L’aplanissement que risquait d’opérer l’amitié entre les personnes de rang social différent est contourné. Si l’amitié requiert l’égalité comme sa condition de possibilité, elle ne peut alors que conforter les liens entre des individus de même rang social. La preuve : l’amitié ne peut pas exister quand les distances sociales sont trop grandes18. Nicole Oresme, en une longue glose, reprend mot pour mot le texte de Thomas pour attester que la neutralisation de l’amitié est doctrinalement assurée : « Justice tent a ramener ou remectre en equalité les choses inequales. Mais amistié est fondee en union et equalité ou pres ». Puis il enchaîne immédiatement : « Car […] trop grant difference de estas n’est pas convenable a amistié19 ». En résumé, parce que l’égalité la précède, l’amitié est devenue l’instrument qui conforte la cohésion des groupes sociaux dans leur stricte hiérarchisation.

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Ibidem, p. 621, § 728, l. 74-75. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 7, Non similiter autem, p. 465, l. 101-107 : « Circa justitiam oportet quod primo attendatur vel aestimetur dignitas secundum proportionem et tunc fiet commutatio secundum aequalitatem ; sed in amicitia oportet e converso quod primo attendatur aliqua aequalitas inter personas mutuo se amantes et secundo exhibeatur utrique quod est secundum dignitatem ». Ibidem : « Unde ad amicitiam pertinet aequalitate iam constituta ea aliqualiter uti ; sed ad justitiam pertinet inaequalia ad aequalitatem reducere, aequalitate autem existente cessat justitiae opus ; et ideo aequalitas est ultimum in justitia, sed primum in amicitia ». Ibidem, Certa quidem, p. 465, l. 143-145 : « Si multum distent, sicut homines a Deo, non adhuc remanet talis amicicia de qua loquimur ». Sur la distance entre Dieu et les hommes, cf. infra, § « Deuxième conciliation », p. 119 et suivants. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, p. 427, L. VIII, ch. 7, glose 5.

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b. Nécessité : maintenir l’ordre social et hiérarchique Pourtant, malgré cette habileté conceptuelle, la question est loin d’être réglée. En effet, l’aporie se veut toujours aussi insoluble, car Aristote affirme clairement qu’il existe une amitié entre inégaux. La deuxième partie du livre VIII y est exclusivement consacrée, des mouvements sept à quatorze, et correspond, dans les commentaires structurés en tractatus, au second traité du livre VIII. Les commentateurs doivent donc rendre compte d’une amitié entre inégaux en maintenant absolument l’ordre hiérarchique de la société médiévale et la reconnaissance des dignités sociales. Dans la première moitié du XIVe siècle, deux auteurs insistent particulièrement sur le respect des convenances sociales au sein d’une vision organique de la société. Dans les années 1320, Guiral Ot, en commentant l’Éthique, condamne le non-respect des convenances sociales dans les amitiés inégales. Le procédé se veut analogique et l’exemple qu’il choisit concerne l’attitude du fils envers le père. Les termes sont forts : « Indecens esset si filius vellet reverenciam ». Il serait indécent que le fils revendique pour lui-même le respect qu’il doit à son père. Indécence de l’inversion. Le choix du subjonctif suggère l’inconvenance d’un tel renversement de valeurs par rapport à la norme et son caractère irréel. Soucieux de défendre la dignité des supérieurs, Guiral Ot déploie une terminologie de la respectabilité et de la soumission des inférieurs dans un registre normatif, scandé par de nombreux oportet : Les enfants rendent à leurs parents ce qu’il convient de donner aux géniteurs, par exemple la sujétion, l’obéissance et la déférence. Les parents, quant à eux, rendent à leurs enfants ce qu’il convient de donner aux enfants, à savoir la nourriture, l’éducation et l’instruction…20.

La reconnaissance des fonctions importe plus que le lien affectif luimême. Il s’agit de respecter la justice sociale au sein de la relation amicale. Ainsi les devoirs d’amitié doivent « rendre à chacun ce qui lui est dû » selon la définition de la justice, en proportionnant l’affection à la dignité. C’est alors que se superposent les deux types d’égalité : l’égalité numérique selon la rétribution et l’égalité proportionnelle selon la dignité des personnes. Les expressions sont éloquentes puisqu’on parle d’« égalité de quantité », equalitas quantitatis et d’« égalité de dignité », equalitas dignitatis. L’originalité du franciscain tient précisément dans le dépassement de la lettre et de l’esprit aristotéliciens. Certes Guiral Ot assimile parfaitement la leçon du Philosophe :

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Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 8, Cum autem parentibus, fol. 8va-vb : « Filii retribuunt parentibus illud quod oportet generantibus dari, puta subjectionem, obsequium et reverentiam. Parentes autem retribuunt filiis que oportet filiis dari, puta nutrimentum, educationem et disciplinam… ».

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La justice concerne d’abord l’égalité selon la dignité et ensuite l’égalité selon la quantité, alors que c’est l’inverse en amitié puisque l’on doit d’abord à l’amitié l’égalité selon la quantité et ensuite l’égalité selon la dignité21.

Pourtant, il ne s’en tient pas là et entend « perfectionner » l’amitié en ajoutant à l’égalité de quantité l’égalité de dignité qui en parachève la valeur : L’amitié est issue de la rétribution quantitative des choses mais elle se perfectionne dans la mesure où elle s’adapte à la dignité des personnes. C’est pourquoi elle a pour principe l’égalité de quantité, qui est donc première, mais elle a pour terme l’égalité de dignité qui est donc dernière22.

Peut-on être plus clair ? En appliquant à l’amitié la mesure de la justice, l’ordre social est respecté. En appliquant aux liens amicaux le respect des convenances sociales, les dangers de confusion sociale sont écartés. Quand il compose son commentaire entre 1338 et 1341/43, Walter Burley, contemporain de Guiral Ot, adopte un ton beaucoup plus normatif que ses prédécesseurs du XIIIe siècle, notamment Thomas, son principal modèle. Par une différenciation à trois niveaux des espèces d’amitié, Walter Burley tente d’harmoniser le lien amical entre deux individus et le lien social des différentes conditions. Premier niveau de différenciation, l’amitié entre égaux se différencie de l’amitié entre inégaux. Ensuite, les amitiés entre inégaux se différencient entre elles : amitiés entre père et fils, entre mari et femme, entre maître et esclave, entre prince et sujet. Enfin, et ce dernier niveau est le plus intéressant, l’amitié change d’espèce selon le sens de la relation entre inférieur et supérieur : l’amitié de l’inférieur envers le supérieur n’est pas de la même espèce que l’amitié du supérieur envers l’inférieur23. Par exemple, l’amitié du fils pour le père n’est pas de même nature que l’amitié du père pour le fils. Par suite, les devoirs d’amitié diffèrent. Le père remplit envers son fils un devoir de nutrition et d’éducation, là où le fils doit manifester à son père révérence et respect24. Autrement dit, c’est l’orientation de la relation d’amitié qui en définit la nature. Le sens de l’intentionnalité amicale conditionne la nature du lien social. Walter Burley fonde son argumentation sur les deux notions de potentia et opus, qui rendent compte de l’idée de fonction sociale des personnes. Les dif21

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Ibidem, lectio 8, Non similiter autem, fol. 8ra : « Justitia concernit primo equalitatem secundum dignitatem et secundo equalitatem secundum quantitatem, e converso autem est de amicitia, quoniam amicitie debetur primo equalitas secundum quantitatem et secundo equalitas secundum dignitatem ». Ibidem, fol. 8rb : « Amicitia vero nascitur ex retributione quantitatis rerum. Perficitur autem secundum quod coaptatur ad dignitatem personarum ; quare equalitatem quantitatis habet ex principio et ideo prius, equalitatem vero dignitatis in termino et ideo posterius ». Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 1, Altera enim unicuique, fol. 132vb : « Amicitia superexcedentis ad superexcessum est alia specie ab amicitia que est superexcessi ad superexcedentem ». Ibidem, fol. 133ra : « Pater habet educare et nutrire filios, filii habent exhibere reverentiam patri ».

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férentes fonctions sociales déterminent des liens amicaux différents25. Le lien social n’est pas uniforme entre les individus, il n’est pas interchangeable puisqu’il est défini par la place des individus dans la société26. Il s’agit d’une vision organique et non pas numérique du lien social : Le fils ne doit pas exiger du père la déférence qu’il lui manifeste, de la manière dont, dans les autres amitiés, on exigeait plaisir pour plaisir et utilité pour utilité. Mais quand les enfants manifestent ce qu’ils doivent manifester à leurs parents, c’est-à-dire la déférence, l’obéissance, la reconnaissance, le service et le reste, les parents manifestent à leurs enfants ce qu’ils doivent manifester à leur progéniture. L’amitié est alors epyiches, c’est-à-dire vertueuse et stable27.

Les verbes normatifs sont très présents, ils aiment à rappeler les devoirs de convenance selon la position des parties. De même que le respect des dignités sociales influe sur les relations amicales entre personnes inégales, les liens d’amitié aggravent les atteintes à la justice. C’est dire à quel point lien social et lien amical ne peuvent être pensés indépendamment. L’offense est en effet plus grave lorsque le lien affectif – d’amitié ou de sang – est plus étroit. Les quatre auteurs de la tradition interprétative albertino-thomasienne le soulignent à leur manière, à la suite d’Aristote. Dans le neuvième mouvement, Aristote donnait trois exemples d’offenses aggravées par la proximité affective : priver un camarade de soutien financier est plus grave que priver un autre citoyen28 ; ne pas venir en aide à son frère est plus grave que de ne pas venir en aide à un étranger ; frapper son père est plus grave que frapper n’importe qui d’autre29. À partir de là, dans la partie 25

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Ibidem, fol. 132vb : « Quicumque habent virtutes, idest potestates, et opera diversa specie, illorum amicitie sunt specie diverse ». Sur tous ces développements liés au contexte de la société contractuelle, où les contrats entre personnes de rang social différent sont fréquents, cf. infra, Ie Partie, chapitre V. Le lemme dont il s’agit est Ergo quidem mais l’incunable porte Eadem quidem, Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 1, Eadem quidem, fol. 133ra : « Non enim debet filius requirere a patre reverentiam quam ipse ei exhibet sicut in aliis amicitiis supradictis requirebatur delectatio pro delectatione et utilitas pro utilitate. Sed quando filii exhibent que oportet exhibere generantibus, scilicet reverentiam, obedientiam, debitum, servitium et sic de aliis, parentes exhibent filiis que oportet exhibere genitis, tunc amicitia est epyiches idest virtuosa et permansiva ». Par des incises par rapport au texte de Thomas plus révélatrices que le reste de ses propos directement repris de l’Aquinate, Walter Burley dévoile le fond de ses préoccupations concernant l’ordre social : « scilicet reverentiam, obedientiam, debitum, servitium et sic de aliis ». Le terme latin etairus directement issu du grec est une notion typiquement grecque. L’hétairie était une forme de l’amitié vécue en association dans laquelle se grouper les personnes professant des goûts communs et s’entraidant financièrement. Cf. la définition de H. Rackham, The Athenian Constitution, trad. angl., Londres, rééd. 1992, XX, 1, p. 61 ; J. Tricot, Éthique à Nicomaque, p. 396, note 3. 1160 a 5. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. IX, p. 311-312 : « …puta pecuniis privare etairum durius quam civem, et non juvare fratri quam extraneo, et percutere patrem quam quemcumque alium ». Traduction de J. Tricot, p. 408 : « Par exemple, il est plus choquant de dépouiller de son argent un camarade qu’un concitoyen, plus choquant de refuser son assis-

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linéaire de son commentaire, Albert illustre l’idée par un exemple tout à fait personnel et éminemment politique concernant la personne du prince : « … quia plus punitur, qui injuriatur principi quam qui alii…30 ». Celui qui injurie le prince plutôt que quiconque doit être plus lourdement châtié. C’est dire que le respect de la justice sociale est avant tout d’essence politique. Commentant le même passage, Thomas d’Aquin choisit d’entremêler les deux champs sémantiques de la proximité affective et du délit : Le fait que quelqu’un prive d’argent, par vol ou rapine, un homme qui est son familier ou son frère de lait est plus cruel et plus injuste que s’il avait privé citoyen. Il en va de même s’il retire son aide à un frère plutôt que s’il la retirait à un étranger ; et de même s’il frappe son père plutôt que s’il frappait quelqu’un d’autre31.

L’interdépendance entre lien social de justice et lien affectif d’amitié s’avère ainsi beaucoup plus serrée. Justice et injustice fluctuent en fonction des liens affectifs. Walter Burley reprend le propos de Thomas en insérant un sévère adjectif verbal pour signifier la portée pénale de l’atteinte, puniendus est32. L’indistinction du domaine affectif avec le domaine social devient plus grande chez le quatrième auteur de la même lignée interprétative, Albert de Saxe, qui sans ambages passe du juridique au moral. Chez lui, le délit devient péché. Il est le seul à employer le terme : « Ce serait un plus grand péché de frapper son père plutôt qu’un étranger33 ». La loi naturelle et la loi juridique se confortent l’une l’autre. Qu’ils utilisent le registre juridique, pénal ou moral, les commentateurs ont surtout soin de réaffirmer l’infrangible réalité des statuts hiérarchiques et le respect des dignités sociales. S’il faut attendre le XVe siècle pour lire la formule, déjà l’idée pointe : l’ami est un proche plus qu’il n’est un égal. Jean Versor en effet le dira : « Amicus sit sicut ipse, si non equalis tamen propinque34 ». Proximité plus qu’égalité. Socialement, la nuance n’est pas vaine. Si l’amitié rapproche et crée une indéniable proximité affective, elle n’égalise pas, du

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tance à un frère qu’à un étranger, plus choquant enfin de frapper son père qu’une autre personne quelconque ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio IX, p. 630, § 741, l. 33-34. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 9, Et augmentationem, p. 473, l. 72-78 : « Sicut quod aliquis privet pecuniis per furtum aut rapinam hominem sibi familiarem et connutritum est durius et injustius quam si privaret civem, et similiter si subtrahat auxilium fratri quam si subtraheret extraneo, et si percutiat patrem quam si percutiat quemcumque alium ». Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Et augmentationem, fol. 135rb : « Aliter enim filius puniendus est de jure si percusserit patrem et aliter si percusserit fratrem vel alium amicum » Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Et augmentationem, fol. 144ra : « Maius peccatum esset percutere patrem quam extraneum ». Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum, L. IX, qu. 12, Dubitatur primo, fol. 102vb.

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moins socialement. L’aporie d’une amitié qui égalise dans une société d’ordres est, sinon résolue, du moins contournée. c. Danger : la transgression des frontières sociales par l’amitié Pour écarter définitivement le spectre d’une transgression des frontières sociales par l’amitié, les commentateurs s’emparent d’une question suscitée par Aristote : « Utrum sit verum amicum amico velle maxima bona35 ». Un ami souhaite-t-il à son ami les plus grands biens ? À partir d’Albert le Grand, presque tous les commentateurs choisissent prioritairement cette question au sein de ce septième mouvement du livre VIII, intitulé Altera autem36. L’Anonyme de Jacques de Padoue va même jusqu’à la traiter à deux reprises37.

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1159 a 5. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. VII, p. 309 : « Unde et dubitatur ne forte non volunt amici amicis maxima bonorum, puta deos esse ». Traduction de J. Tricot, p. 403 : « C’est même ce qui a donné lieu à la question de savoir si, en fin de compte, les amis souhaitent vraiment pour leurs amis les biens les plus grands, comme par exemple d’être des dieux ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 622, § 729, l. 22-23 ; Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 7, Unde et dubitatur, p. 465, l. 148-150 ; Anon., Questiones super librum Ethicorum, Paris, BnF, lat. 16110, fol. 269rb ; Aegidius Aurelianensis, Quaestiones, L. VIII, fol. 225vb ; Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, fol. 296ra ; Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 8, Unde dubitatur, fol. 8va ; Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 1, Unde et dubitatur, fol. 133vb ; Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 1, Unde et dubitatur, fol. 143ra ; Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 12, fol. 179ra ; Johannes Artzen Langewelt, Lectura super totum Ethicorum, Krakow, BJ, 1899, fol. 136 ; Nicolaus d’Amsterdam, Questiones super libros Ethicorum, L. VIII, fol. 168vb ; Paulus de Worczyn, Disputata librorum Ethicorum, Krakow, BJ, 2000, fol. 285r ; Bernardus de Nissa, Quaestiones super X libros Ethicorum, München, SB, Clm 520, fol. 117r ; Donatus Acciaiuolus, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 1, Qua propter et dubitatur si amici velint, fol. 206r ; Guillelmus Becchius, Commentum super X libris Ethicorum, Firenze, Bibl. Laur., Aedil. 153, L. VIII, Unde dubitatur, fol. 104va ; Johannes Versoris, Quaestiones, L. VIII, qu. 12, fol. 82rb ; Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, Firenze, Bibl. Laur., Plut. 76 cod. 48, L. VIII, Dubitatur, fol. 175r ; Nicolaus d’Orbellus, Ethica, Colmar, BM, Fonds du Consistoire, 27 (1938), L. VIII, cap. 3, Altera autem, fol. 260va. Il faut également noter que la question a fait l’objet d’une dispute quodlibétique, devenue célèbre, par le théologien Godefroid de Fontaines, à l’Université de Paris, lors de la fête de Noël 1285, cf. Godefroid de Fontaines, Quodlibet I, qu. 10, dans Les quatres premiers Quodlibets de Godefroid de Fontaines, éd. M. de Wulf et A. Pelzer, Philosophes belges, Louvain, 1904, t. 2, p. 24-27 : « Utrum unus amicorum debeat alteri amico velle maxima bona ». Une première fois comme question à part entière au folio 269rb : « Utrum amicus amico debeat velle maxima bona ». Une seconde fois, elle est abordée, sous une formulation légèrement différente, à l’intérieur d’un autre problème, véritable question dans la question, quelques lignes plus loin, au folio 269va. En effet, au cœur de la question « Queritur quid sit melius, aut amari aut amare », se trouve à la fin de la solution un nouveau paragraphe introduit par le dubium : « Quereret aliquis utrum amicus debeat sibi velle maxima bona quamvis suus amicus ea non habeat ». Sans argument préliminaire, la réponse suit directement par un Dicendum est. Non moins remarquables sont les divergences et les nuances de ces deux réponses chez le même auteur.

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Le contexte général de cette question est celui des amitiés entre personnes inégales. La question posée se situe en fin de mouvement et vient clore le problème du maintien de ces amitiés. Aristote enseigne qu’un trop grand écart entre deux amis peut entraîner la ruine de leur relation. D’où la difficulté soulevée ici : doit-on souhaiter à un ami les plus grands biens, comme par exemple d’être des dieux, car dès lors, la distance les séparant, il ne pourrait plus être un ami ? Thomas souligne bien le paradoxe en commentant : « Non remanebunt eis amici, et ita perdent ipsi magna bona, scilicet ipsos amicos38 ». Le souhait des plus grands biens pour l’ami est contradictoire avec le désir de conserver une amitié, puisque nos amis sont eux-mêmes nos plus grands biens. Remarquons-le d’emblée : pour Aristote, comme pour les théoriciens médiévaux, l’acception des « plus grands biens » a implicitement rapport avec une certaine ascension sociale. Ainsi l’ami ne serait plus notre ami, s’il venait à être placé à une telle distance de nous que nous en viendrions à perdre l’amitié. Dans la société médiévale, cette contradiction résume le cœur de la problématique sociale de l’amitié : peut-on vivre l’amitié sans respecter les frontières sociales ? L’intérêt de ce dubium, pour l’historien, est de mieux cerner la réalité que recouvre la notion d’égalité dans l’esprit des commentateurs de l’Éthique. Les propos de l’Anonyme de Jacques de Padoue sont assez représentatifs de la position d’ensemble des commentateurs : Autre réfutation : quand il dit que l’amitié est une certaine égalité entre les amis, il faut dire que cela est vrai, et quand il dit plus loin que les biens que l’on veut pour soi, on doit les vouloir pour l’ami, cela est vrai si les biens sont tels qu’ils ne bouleversent pas l’égalité. S’ils la bouleversaient, on ne devrait pas les vouloir39.

On l’a vu, l’égalité est à la base de l’amitié, elle en est la condition. Ici, le cas de figure envisage la situation où les plus grands biens souhaités à l’ami détruiraient l’égalité et donc l’amitié. Removere traduit l’idée d’un renversement de l’ordre social. C’est dire que l’égalité dont il s’agit ici est une égalité à l’intérieur d’un groupe social défini et non pas une égalité entre tous les membres d’une communauté sociale. Cette acception de l’égalité en amitié préserve ainsi la distinction des groupes sociaux et par là, les inégalités sociales. La rupture d’égalité n’est autre qu’une transgression des barrières sociales qui mélangeraient les individus de différentes catégories. La rupture d’égalité est, en ce sens, une atteinte à l’ordre social. Or précisément, c’est parce que l’égalité est comprise à l’intérieur d’un groupe social délimité qu’elle est une garantie pour

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 7, Unde et dubitatur, p. 465, l. 151-152. Anon., Questiones super librum Ethicorum, fol. 269rb : « Ad aliud cum dicitur quod amicicia est quedam equalitas inter amicos, dicendum est quod verum est et quod dicitur ulterius quod illa bona que vult sibi, debet amico velle, verum est si sint talia quod non removeant equalitatem. Si cum removerent, non deberet velle ».

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l’ensemble de la société inégalitaire. Renversement troublant pour des esprits contemporains. La conclusion de l’Anonyme de Jacques de Padoue rejoint celle de tous les commentateurs : « Si removerent , non deberet velle ». S’il y a un risque de rupture d’égalité entre les deux amis par ascension sociale, mieux vaut ne pas souhaiter à l’ami ces grands biens : il vaut mieux préserver l’ordre social, puisque, pour les théoriciens de l’Éthique, il n’est d’égalité que dans l’inégalité. d. Hantise : la confusion sociale et l’abolition des frontières Le danger qui inquiète les commentateurs prend, dans certaines descriptions, l’allure d’une véritable hantise, celle de la confusion sociale dont l’amitié serait le ferment. De la transgression des frontières à leur négation, les auteurs réfléchissent. Deux d’entre eux traduisent leurs craintes : Albert le Grand et Guiral Ot. À l’occasion de l’analyse exhaustive des différentes constitutions politiques40, Albert le Grand stigmatise violemment la démocratie qu’il assimile purement et simplement à l’anarchie. Ainsi énonce-t-il solennellement : « Democratia est simpliciter peius quam tyrannis41 ». Malgré un apparent accord final où Albert rejoint Aristote, « Tyrannis est peior secundum quod est oppositum maiori bono », le corps de la solution s’oppose nettement à la position aristotélicienne. Pour le philosophe grec en effet, parmi les trois régimes corrompus (tyrannie, oligarchie, démocratie), déviations des trois régimes bons (royauté, aristocratie, timocratie), le pire est la tyrannie et le moins mauvais, la démocratie. Les propos sont bien connus : « Et manifestius in quoniam pessima » et « Minimum autem malum est democratia42 ». En contraste, la position d’Albert : Pour la première objection, il faut dire que la démocratie est absolument pire que la tyrannie parce que, dans la tyrannie, au moins demeure l’ordre envers le supérieur et l’ordre du pouvoir, bien que < le supérieur > en abuse. Mais dans la démocratie, plus rien ne demeure, parce que l’ordre entier de la société est perturbé, parce que le peuple n’est plus soumis et ainsi le peuple devient le nonpeuple. Et c’est pourquoi, elle nuit davantage à l’ensemble de la communauté, bien qu’elle nuise moins au particulier. Quant à la tyrannie, elle est pire en ce qu’elle s’oppose au plus grand bien43.

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1160 a 31-1161 a 9. Cf. lemme Politiae autem, dixième mouvement du L. VIII. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio X, p. 632, § 743, Solutio, l. 16-17. Respectivement 1160 b 9 et 1160 b 19. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. X, p. 313. Traduction de J. Tricot, p. 412 : « On aperçoit plus clairement dans le cas de la tyrannie qu’elle est la pire des déviations » et p. 413 : « La démocratie est la moins mauvaise ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio X, p. 632, § 743, Solutio, l. 16-25 : « Ad primum dicendum quod democratia est simpliciter peius quam tyrannis, quia in tyrannide saltem

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L’argumentaire fonctionne autour du seul adverbe saltem. Au moins, la tyrannie conserve l’ordre établi, là où la démocratie ne respecte plus rien. Au moins, la tyrannie reste hiérarchiquement orientée et pyramidalement organisée : « … saltem manet ordo ad unum superiorem ». Certes l’essence intentionnelle de la tyrannie est l’abus de pouvoir, Albert le reconnaît : « quamvis ille abutatur ». Mais ce qui est pire que l’abus d’autorité, c’est l’absence d’autorité. L’anarchie est pire que la tyrannie. La suppression de tout pouvoir pire que son usurpation. Les mots qui s’opposent à la communitas, garante d’ordre et de paix sociale, traduisent assez la confusion politique et sociale du régime démocratique, tels multitudo et plebs : « Dicitur democratia, a demos, quod est multitudo, quia tota plebs vult dominari44 ». Les termes sont forts : « Totus ordo civilitatis confunditur », tout l’ordre de la société est perturbé. L’ordo civilitatis dépasse le plan strictement social pour englober l’ordre entier d’une société dans ses dimensions politiques mais aussi culturelles et axiologiques. Le trouble engendré, s’il se traduit en français par de la confusion, entend surtout rendre compte d’un indicible désordre, mélange confus d’individus au sein d’une société pêle-mêle. Dans sa description quasi scénographique de l’anarchie, Albert insiste sur la violation de l’ordre établi dont l’absence de soumission s’avère le mal profond : « Plebs non est subdita ». Il montre le renversement qui dissout jusqu’à l’entité déjà chaotique de plebs : « Plebs nonplebs efficitur ». Aussi la plus grande destruction qui puisse frapper une communauté est bien l’anarchie : « Magis nocet communitati ». Le tableau du théoricien, en ce milieu du XIIIe siècle, est vivant, qui envisage une révolution potentielle. Dans un autre style, Guiral Ot n’en est pas moins sévère envers la démocratie et l’aplanissement des distinctions sociales qu’elle risque d’entraîner. Une même hantise de confusion sociale dicte le discours du franciscain, structuré graduellement autour de trois pôles : la non-reconnaissance des dignités sociales ; l’abolition des structurations fondamentales de la société médiévale ; le renversement général de l’ordre hiérarchique de la société. Le premier temps de la confusion sociale est donc le non-respect des considérations sociales. Le vice de la démocratie est précisément d’égaliser les dignités : tous sont égaux dans les honneurs, « Sunt omnes equales in honoratione45 ». Plus qu’une nonreconnaissance des statuts, ce qui choque le plus Guiral Ot, c’est la non-déférence qui aplanit les rangs sociaux : « non defertur plus diviti quam pauperi, nec nobili plus quam ignobili ». Un égalitarisme de bon aloi qui annihile les

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manet ordo ad unum superiorem et manet ordo potestatis, quamvis ille abutatur. Sed in democratia nihil manet, quia totus ordo civilitatis confunditur, quia plebs non est subdita et sic plebs non-plebs efficitur et ideo etiam magis nocet communitati, quamvis minus noceat alicui privato ; sed tyrannis est peior secundum quod est oppositum maiori bono ». Ibidem, p. 633, § 744, l. 30-32. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, Lectio 11, Ex timocratia, fol. 11va.

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appréciations sociales est la ruine de l’ordre établi46. L’assertion est grave pour le théoricien. Ne pas avoir plus de déférence envers les riches qu’envers les pauvres, ni envers les nobles qu’envers les non-nobles, c’est tout simplement attenter aux structurations essentielles de la société médiévale divisée entre nobles et non-nobles et, de plus en plus en ce XIVe siècle, entre riches et humbles. L’indistinction radicalement mauvaise de la société démocratique tourne au péché lorsque les « démocrates » renversent l’ordre établi : Les démocrates accablent plus les riches que les pauvres. Et c’est tout leur péché, lequel n’est cependant pas grand parce que les riches peuvent supporter plus facilement les charges que les pauvres47.

Pour un esprit médiéval et politiquement conservateur comme celui de Guiral Ot, les principes de la démocratie tels qu’il les comprend frisent le nonsens : les riches sont plus accablés que les pauvres. Les réalités sont renversées. Plus haut, l’auteur formule la même idée : « Est democratia popularium principatus principantis ad conferens pauperum et ad damnum divitum48 ». L’inversion des valeurs est telle que la démocratie est non seulement peccamineuse mais, qui plus est, démoniaque. Par un procédé très médiéval, le franciscain recourt à l’étymologie pour signifier la vraie nature de la réalité démocratique dont il parle. L’étymologie médiévale prend tout son sens dans une conception du langage où il y aurait correspondance entre l’essence de la chose et sa désignation49 ; l’étymologie se veut alors interprétation. Par un simple tilde sur le ‘o’ de democratia, Guiral Ot laisse le lecteur à son discernement : democratia devient demoncretia50. Unique dans l’ensemble des commentaires, l’interpolation est loin d’être innocente puisque la même phrase est empruntée à Thomas d’Aquin qui l’orthographie correctement et Guiral Ot rétablit ailleurs la juste orthographe de democratia51.

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Ibidem, Lectio 11, Politice autem sunt tres species, fol. 11ra : « In hac politica, tantum apreciantur pauperes quantum divites, et tantum ignobiles quantum nobiles ac si omnes essent precipui ». Ibidem, Ex timocratia, fol. 11va : « Isti enim democratici magis gravant divites quam pauperes. Et hoc est totum eius peccatum. Hoc autem non est magnum, quia gravamina sustinere possunt divites levius quam pauperes ». Ibidem. Cf. G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval (XIIe-XIVe siècle), Paris, 1999, p. 308 : « L’objet de l’étymologie, tel que l’énonce la définition isidorienne, est de retrouver la vis des mots, leur force interne, l’essence des réalités auxquelles ils renvoient ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, Lectio 11, Ex timocratia, fol. 11va : « Hoc autem convenit cum timocratia in duobus. Primo quia ambo sunt continuabiles et equales. Timocratia enim vult esse principatus totius multitudinis sicut et demoncretia ». Tous les copistes n’auront cependant pas saisi la subtilité. Ainsi le copiste du manuscrit Paris, BnF, lat. 16127 écrit naturellement democratia, fol. 142rb (avant-dernière ligne de la colonne). Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 10, Ex timocratia autem, p. 478, l. 99101 : « Timocratia quae est de potestas pretiorum, est principatus multitudinis sicut et democratia ».

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Les commentateurs, quand ils reçoivent l’amicitia de l’Éthique, butent sur l’écueil du concept et l’auctoritas aristotélicienne les contraint à nommer la difficulté : l’amitié égalise. Chaque commentateur redit pourtant la nécessité d’un maintien de l’ordre social et signale les dangers d’une hypothétique transgression. En inscrivant la notion d’égalité dans une conception fondamentalement inégalitaire et hiérarchique de la société, les auteurs déjouent la potentialité subversive d’une amitié qui égaliserait ses partenaires. C’est qu’au fond de l’aporie gît la hantise du désordre social dont certains commentateurs peignent le tableau sinon apocalyptique, du moins révolutionnaire. Nommer la contradiction latente, c’est déjà la conjurer mais ce n’est pas la réduire. Au sein, précisément, de ce laboratoire du commentaire de l’Éthique, les penseurs médiévaux vont entreprendre de dépasser l’aporie en esquissant quatre voies.

2. DE LA CONTRADICTION À LA CONCILIATION : QUATRE TENTATIVES DE RÉSOLUTION

a. Première conciliation. L’analogie ou l’amitié proportionnelle d’Albert le Grand Pour résoudre l’aporie, le premier commentateur latin des livres VIII et IX de l’Éthique, Albert le Grand, tente une première voie de conciliation. Sa proposition philosophique le conduit à introduire, dans la réflexion sur l’amitié, le concept central d’analogie. Décisif dans la réflexion théologique au XIIIe siècle, le concept d’analogie, dont le maître colonais a esquissé la « première formulation médiévale », est une pièce maîtresse de l’ensemble du système albertinien52. Elle n’était bien connue jusqu’ici que pour les parties logique et métaphysique des écrits du maître dominicain. Désormais, on la découvre à l’œuvre dans la partie éthique, et peut-être là où on l’attendait le moins, dans les propos concernant l’affectivité et l’ordre social. Avant de voir comment Albert applique le concept aux propos éthique et politique, il convient de s’arrêter un bref instant sur la doctrine albertinienne de l’analogie. Comme l’a montré Alain de Libera, la notion d’analogie révèle l’arrière-fond épistémologique d’Albert qui est celui, sinon d’une « replatonisation » d’Aristote, du moins d’un univers hiérarchique de participations53. Ce n’est donc pas directement à partir d’Aristote qu’Albert élabore sa théorie de l’analogie mais à partir des matériaux travaillés par Avicenne et al-Ghaz–al–ı et reformulés grâce aux

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Cf. le cahier spécial « L’Analogie » des Études philosophiques, 3-4 (1989), notamment A. de Libera, « Les sources gréco-arabes de la théorie médiévale de l’analogie de l’être », p. 319-345, pour la citation, p. 330. Cf. également G. Dahan, L’exégèse chrétienne, p. 49. A. de Libera, Albert le Grand et la philosophie, Paris, 1990, p. 90.

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écrits du Pseudo-Denys. Le problème se posait en termes ontologiques : quelle est la relation entre Dieu et les créatures, c’est-à-dire entre l’Être incréé et l’être créé ? Pour une réponse cohérente à cette question, centrale depuis longtemps, il fallait respecter, en même temps, la notion de participation causale et celle de transcendance divine. L’être créé participe de l’Être incréé, comme l’étant participe de l’être, bien que l’Être incréé soit par essence imparticipable car précisément transcendant. La relation de la créature à Dieu relève d’une participation causale mais non d’une participation ontologique. L’impasse ontologique rejoint ce que nous constatons de l’impasse sociale. C’est alors qu’Albert élabore la notion d’« analogie théologique » qui articule, sans contradiction, la participation et l’imparticipation de la créature à l’Être incréé. Le rapport de dépendance de la créature envers le Créateur n’est pas univoque absolument mais univoque par similitude ou par analogie : c’est une « univocité analogique » qu’Albert appelle aussi « analogie théologique ». Cette solution se présente sans contradiction parce que le cœur de la notion d’analogie est entendu, grâce au Pseudo-Denys, comme une capacité réceptive, une réceptivité. Chaque créature a en elle selon sa propre analogie (c’est-à-dire selon sa capacité ou virtualité) une similitude de ce qui est en Dieu54. Autrement dit, Dieu tout entier est participé en tous mais selon la mesure propre de chacun. La transcendance absolue de Dieu est préservée et la participation est possible. La communication de Dieu aux créatures s’effectue donc selon une analogie réceptive de sorte qu’il y ait entre les deux extrêmes non pas une unité selon l’être d’une substance mais une union de proportion ou d’analogie55. Revenons sur notre problème, en termes politico-éthiques : comment concilier l’égalité requise par l’amitié et l’inégalité exigée par les dignités sociales ? Comment respecter la proximité affective et la distance sociale entre deux amis ? S’il n’est point question de distance ontologique, la préservation de la distance sociale n’en est pas moins capitale. L’introduction du concept intermédiaire d’analogia permet, en harmonisant les deux termes contradictoires, égalité et inégalité, de penser l’amitié entre personnes inégales. Dans le développement albertinien sur l’amitié, l’idée d’analogie recouvre plusieurs synonymes : proportionnalité, similitude, convenance. L’inégalité des conditions et des dignités se résorbe en une égalité dite proportionnelle, l’aequalitas secundum proportionem. L’analogie résout la contradiction entre l’égalité affective des 54

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Ibidem, p. 101 : « Le rapport des créatures à Dieu chez Albert est analogique au sens strict où “chaque créature a en elle, selon sa propre vertu”, ou analogie, “une similitude de ce qui est en Dieu” ». Ibidem, p. 107. Cf. Albertus Magnus, Metaphysica, Opera omnia, XVI, 1, Institutum Alberti Magni Coloniense, éd. Bernhard Geyer, W. Kübel, Münster, 1960, Lib. I, Tract. 4, cap. 10, p. 61 : « Cum enim sint secunda subjecta ipsius primi, constat, quod prima per esse multiplicantur in ipsis et sic multa fiunt in genere et specie et numero. Et unio, qua uniuntur secunda in primis, est unius secundum rationem principii unientis principiata ; et haec est unio proportionis sive analogiae, et non unitas secundum esse alicuius substantiae ». Nous soulignons.

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amis et l’inégalité nécessaire des rangs sociaux en introduisant la notion décisive d’ « affection analogique », c’est-à-dire d’une affection proportionnée à la dignité sociale de l’ami : Amatio analoga. Belle formule. Albert explicite : « Amatio analoga ut scilicet superior et melior plus ametur quam amet56 ». L’affection analogique consiste, selon le strict principe de la justice, à rendre à celui qui le mérite l’affection qui lui est due. Autrement dit, la considération des dignités sociales est fortement prise en compte dans le mouvement affectif grâce à l’analogie. Celui qui est plus haut placé dans l’échelle sociale a droit à une dose d’affection plus grande de la part de celui qui en est l’inférieur, socialement parlant. L’analogie fonctionne comme le barycentre de l’amitié entre personnes inégales. Et Albert pose la grande règle : « Si sint inaequales in dignitatibus, per hoc efficientur aequales secundum proportionem57 ». S’ils sont inégaux en termes de dignités sociales, ils sont rendus égaux selon un principe proportionnel ou analogique, en termes d’affection. L’analogie affective ou l’affection analogique rééquilibre les inégalités sociales en les consacrant. Égalité et inégalité s’articulent heureusement : « …tunc secundum dignitatem erit aliqua aequalitas58 ». Mieux : l’égalité est elle-même définie comme une « égalité analogique », aequalitas analogiae59, et non une égalité simple. Plus précisément la distinction entre une égalité arithmétique ou quantitative et une égalité géométrique ou proportionnelle rejoint les analyses du livre V sur la justice : L’égal selon la quantité est l’égal selon une proportion arithmétique. L’égal selon la dignité est l’égal selon une proportion géométrique. Cet égal-là est le juste milieu de la justice distributive, laquelle est première et mesure de la justice commutative60.

Cette mathématique de l’amitié qui travaille la notion d’équilibre et d’équilibrage est parfaitement rendue dans le vocabulaire d’Albert, en son deuxième commentaire sur l’Éthique, par le verbe aequari : En effet, les inégaux, par la distance entre leur personne et leur amitié, seront ainsi de grands amis car ils seront ainsi grandement égalisés, si l’un et l’autre aiment selon la dignité et selon toute la vertu de la dignité. En effet, l’amitié, comme nous l’avons dit, est une certaine égalité et similitude61.

Notons qu’en ce deuxième commentaire de la fin des années 1260, Albert affine sa perception de l’analogie, grâce au commentaire sur la Métaphysique 56 57 58 59 60 61

Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 623, § 730, l. 25-26. Ibidem, p. 626, § 736, l. 49-51. Ibidem, lectio VII, p. 623, § 730, l. 26-27. Ibidem, p. 621, § 727, l. 28. Ibidem, p. 621-622, § 728, l. 89 et l. 1-5, cf. supra, note 13, p. 103. Albertus Magnus, Ethicorum libri, L. VIII, Tract. II, cap. III, § 41, p. 534 : « Inaequales enim secundum distantiam personae et amicitiae, maxime sic erunt amici : sic enim maxime aequabuntur, si utrique ament secundum dignitatem et secundum totam virtutem dignitatis. Amicitia enim, sicut diximus, aequalitas est quaedam et similitudo ».

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d’Aristote qui lui permet d’approfondir et de travailler plus avant le concept. Il rédige le deuxième commentaire sur l’Éthique vraisemblablement dans les mêmes années que son commentaire sur la Métaphysique et l’on sent mieux l’assimilation de l’analogia et la maîtrise de son application à l’Éthique. Bref, la notion d’amitié analogique permet d’égaliser ce qui ne l’est pas au départ, mais d’une égalisation qui respecte sans les annihiler les inégalités sociales. L’analogie égalise les amis sans aplanir les distinctions sociales. La difficulté est vaincue. Pour autant, la résolution albertinienne de l’aporie n’écarte pas quelques objections. Premièrement, la conciliation obtenue reste souvent bien théorique et, en matière d’affection, la réalité atteste souvent le contraire : le père aime plus ses enfants qu’il n’en est aimé. Aristote lui-même envisageait l’objection et la suite des mouvements donne l’occasion à Albert de répondre sans difficulté à cet obstacle : celui qui est plus élevé en vertu est plus capable d’amour. La deuxième objection est plus sérieuse : lorsque la distance sociale est trop grande, le régulateur analogique ne fonctionne plus. Les termes sont clairs, fidèles au texte aristotélicien : Si la distance devient trop grande, ne demeure pas et l’un ne juge plus l’autre digne de son amitié, comme on le voit surtout en ce qui concerne les dieux et les rois qui siègent à une grande distance et donc, ne sont pas des amis62.

C’est dire que la réponse par l’analogie reste un essai de conciliation fragile dont les réalités sociales font ressortir toutes les limites. L’amitié reste niée quand les écarts sociaux sont trop grands, sicut in rege et rustico63. Le réalisme d’Albert ne le cède pas aux solutions théoriques. L’amitié est une réalité pratique que commandent les actes de la sociabilité :

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 623, § 730, l. 33-38 : « Si multa fiat distantia non remanet nec unus dignificat alium amicitia sua, sicut maxime patet in diis et regibus qui maxime distant, et ideo non sunt amici ». Ibidem, p. 621, § 727, l. 31-35 : « Notum est in extremis statibus hominum sicut in rege et rustico, utrum inter eos possit esse amicitia. Ergo et in mediis notum erit, et sic videtur, quod dicit falsum quod non est certum, quanta distantia solvat amicitiam et quanta non ». En revanche, dans les confréries, le lien spirituel prétend réunir les membres de statut social différent sans pour autant abolir les frontières, cf. C. Vincent, « Du roi au laboureur. La solidarité dans les confréries : l’Assomption de Gisors », Études normandes, 35/4 (1986), p. 5-18, notamment, p. 11 et 16 : « C’est parce qu’elle est avant tout union de prière que la confrérie [...] parvient à réunir des membres que séparent leurs lieux de résidence, leur âge, tout comme les distances sociales. […] vont du roi au laboureur, passant par les prélats, officiers et autres membres des métiers. Un bel exemple de fraternité, sans aucun doute, mais une fraternité qui n’abolit pas les différences entre les états de la société, qui, tout au plus, les rassemble chaque année le temps d’un banquet. Pourtant, confrères et consœurs se trouvent unis comme le sont tous les membres de l’Église ».

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Il faut dire qu’une trop grande distance selon la dignité détruit l’amitié en ceci qu’elle empêche l’acte d’amitié, lequel est convivialité et coopération mutuelle64.

Cet essai de conciliation est repris par l’ensemble de la tradition interprétative, notamment par Thomas qui, sur ce point, n’hésite pas à reprendre le vocabulaire du Colonais, notamment le verbe aequari : Même ceux qui sont de condition inégale pourront être amis parce qu’ils seront égalisés pourvu que l’un des deux, à qui la bonté ou quelqu’autre excellence fait plus défaut, aime plus. Et comme l’excès d’amour comble le déficit de condition, ainsi par une certaine égalité et similitude, qui relèvent proprement de l’amitié, ils deviennent et restent des amis65.

Thomas élargit le concept d’amitié analogique : l’acception des écarts entre amis déborde du champ social vers le champ moral de la vertu, même si la notion d’inégalité de condition trahit l’arrière-fond du vrai problème qui reste social. La clarté de la formulation thomasienne explicite la théorie albertinienne de l’analogie. Le rééquilibrage par analogie est ici concrètement décrit dans son fonctionnement : « Abundantia amoris recompensat defectum condicionis ». L’excès d’amour de l’inférieur comble le déficit de sa condition (morale ou sociale) ; la surabondance d’amour compense le manque de dignité sociale66. La notion de compensation, rendue par recompensare, traduit l’idée analogique de rééquilibrage. Autrement dit, l’inférieur doit aimer double pour rétablir l’égalité affective et maintenir l’amitié, c’est ce qu’affirme l’ensemble de la tradition interprétative issue d’Albert. Walter Burley est explicite dans ses formulations et ses démonstrations67. À l’expression très thomasienne per aequalitatem et similitudinem68, Albert de Saxe préfère une formule inédite :

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 621, § 727, l. 36-39 : « Dicendum quod nimia distantia secundum dignitatem solvit amicitiam ex eo quod impedit actum amicitiae, qui est convivere et cooperari ad invicem ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Magis autem, p. 469, l. 103-110 : « Etiam illi qui sunt inaequalis condicionis poterunt esse amici, quia per hoc aequabuntur, dum unus eorum, quo magis deficit in bonitate aut in quacumque excellentia, eo plus amat et ita abundantia amoris recompensat defectum condicionis, et sic per quandam aequalitatem et similitudinem, quae proprie pertinet ad amicitiam, fiunt et perseverant amici ». L’idée est intéressante quand on l’applique au domaine des rapports politiques entre le roi et le sujet, cf. infra, chapitre 4. Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 1, Non similiter, fol. 133rb-va : « Nam in justitia oportet quod attendatur primo dignitas secundum proportionem scilicet proportionem dignitatis persone ad personam quibus fieri debet justitia. Debet enim primo videri equalitas proportionis dignitatum personarum et secundo fiet ei distributio secundum quantitatem proportionalem dignitatibus personarum… » et Analogum autem, fol. 133rb : « Verbi gratia : si unus sit in duplico melior quam alter, amicitia que est ad meliorem debet esse in duplico maior quam amicitia que est ad minus bonum in duplico. Tunc enim salvatur equalitas proportionis ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Magis autem, p. 469, l. 108.

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equalitas proportionis69. Nicolas de Foligno, au XVe siècle, optera pour l’adverbe: amare proportionabiliter70. b. Deuxième conciliation. Penser l’inégalité sociale à partir des inégalités non-sociales On l’a vu, lorsque la distance sociale est trop grande, le régulateur analogique ne fonctionne plus. Autrement dit, pour concilier amitié et inégalités sociales, un seuil doit être considéré en-deçà duquel l’effort de conciliation est raisonnablement justifié et au-delà duquel il est inutile. Par cette réserve, les médiévaux nuancent leur effort doctrinal de conciliation et résolvent l’aporie par la suppression pure et simple du problème : il est des cas où l’amitié est tout simplement inenvisageable tant la distance est grande entre les partenaires. Pas d’amitié possible entre personnes de conditions trop inégales, telle est bien l’autre manière de régler l’aporie. Nicole Oresme est clair : Glose : Et ainsi appert que tres grant distance de condicions empeesche amistié ou n’est pas convenable a amistié71.

Pourtant, avant d’évacuer le problème, les commentateurs considèrent attentivement cet écart, sa nature et son degré, pour juger du seuil de distance sociale qui précisément rend l’amitié impossible. Quatre formes d’inégalités sont envisagées, d’Albert le Grand à Guiral Ot, avec un moment particulier autour de l’Anonyme de Jacques de Padoue à la fin du XIIIe siècle : distance entre les générations, distance morale, distance intellectuelle, distance ontologique. À partir de ces quatre formes d’inégalités, l’inégalité sociale est ainsi mieux appréhendée. Un trop grand écart entre les générations et entre les âges est dirimant pour une amitié vraie. Qu’il n’y ait pas d’amitié entre jeunes et vieux, le topos est bien connu dans la littérature classique et la prééminence du grand âge sur la jeunesse est un principe cher à la société médiévale qui traverse tous les genres d’écriture72. La réconciliation entre les âges ne sera vécue que dans la nou-

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Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 2, Quare in quibuscumque, fol. 143va. Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, L. VIII, Videnter plerique, fol. 176v : « Et quando dixit Cum vero ostendit quomodo amicitia sit permansiva in hoc quod est amare proportionabiliter, cum virtus magis laudetur ex proprio actu ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 11, glose 9, p. 430. Cl. Gauvard, « De grace especial », chapitre 3 : « Jeunes et vieux », p. 347-382, notamment p. 376 : « Le thème du conflit des générations, source de divisions politiques, est donc à la mode » ; l’auteur précise cependant, p. 382 : « La lutte entre les âges est un stéréotype nécessaire pour que l’ordre naisse du désordre » ; B. Guenée, « L’âge des personnes authentiques : ceux qui comptent dans la société médiévale sont-ils jeunes ou vieux ? », dans Prosopographie et genèse de l’État moderne. Actes de la table ronde organisée par le CNRS et l’École normale supérieure de jeunes filles (Paris, 1984), éd. Fr. Autrand, Paris, 1987, p. 249-279 ; Id., « ‘Scandalum inter antiquos et juvenes theologos’. Un conflit de générations à la Faculté de théologie de Paris au début du XVe

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velle Jérusalem, les hommes de lettres connaissent Jérémie73. Qu’il n’y ait pas d’amitié entre deux frères dont la différence d’âge est trop grande est un point beaucoup plus original, lancé par Aristote, repris chez Albert le Grand74 : Il faut dire que l’aîné, en tant que frère, est l’égal mais, en tant qu’aîné, doit recevoir plus. Et c’est pourquoi le Philosophe dit que l’écart d’âge peut être tel qu’il n’y a pas d’amitié fraternelle entre eux75.

La fraternité semblait, de prime abord, être par essence le lieu de l’égalité et, pourtant, une réserve de taille s’impose en son sein : la différence d’âges. Si l’aîné est trop éloigné des cadets, il n’y a pas d’amitié fraternelle. Plus largement, la fraternité d’une société bute sur la différence de ses générations76. Les citoyens ne seront jamais vraiment amis car il y aura toujours des écarts de générations qui empêcheront une amitié unanime. Un autre écart beaucoup plus travaillé par les commentateurs, parce qu’il est clairement posé par Aristote, les aide à mieux articuler distance sociale et proximité affective77. Il s’agit de la distance morale entre deux amis. Si Albert ne parle pas de cette situation, Thomas la développe volontiers : S’il y a une trop grande distance soit de vertu, soit de malignité, soit de quel-

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siècle ? », dans Histoire et société, Mélanges offerts à Georges Duby, vol. 1 : Le couple, l’ami et le prochain, Aix-en-Provence, 1992, p. 147-155, p. 148 : « L’hostilité qui dresse les jeunes contre les vieux, et la dépravation de la jeunesse sont plaintes si constantes qu’on peut d’abord se demander s’il y a lieu de d’attacher quelque importance à des thèmes si communément répandus ». Voir, pour une approche plus générale, l’Histoire des jeunes en Occident, éd. G. Levi et J.-Cl. Schmitt, Paris, 1996, vol. 1 : De l’Antiquité à l’époque moderne, p. 199-275. Ier. 31, 13 : « Tunc laetabitur virgo in choro, juvenes et senes simul » ; « La jeune fille dansera de joie, ainsi que les jeunes gens et les vieillards ». 1161 a 4-5. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. X, p. 314 : « Timocratico autem assimulatur qui fratrum. Equales enim preter inquantum etatibus, differunt. Propter quod si multum etatibus differunt, non adhuc fraterna fit amicicia ». Traduction de J. Tricot, p. 414 : « La communauté entre frères est semblable à une timocratie (il y a égalité entre eux, sauf dans la mesure où ils diffèrent par l’âge ; et c’est ce qui fait précisément que, si la différence d’âge est considérable, l’affection qui les unit n’a plus rien de fraternel) ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio XI, p. 637, § 750, l. 42-47 : « Dicendum quod primogenitus, inquantum est frater, est aequalis, sed inquantum est primogenitus, aliquid sibi plus debetur, et ideo dicit Philosophus, quod tanta potest esse distantia secundum aetatem, quod non erit inter eos amicitia fraterna ». Sur la notion de génération, cf. D. Herlihy, « The Generation in Medieval History », Viator, 5 (1974), p. 347-364 ; Cl. Gauvard, « Les jeunes à la fin du Moyen Âge : une classe d’âge ? », dans Les entrées dans la vie. Actes du XIIe Congrès de la SHMES, (Nancy 1981), Nancy, 1982, p. 225-244. 1158 b 33. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. VII, p. 308 : « Manifestum autem si multa distancia fiat virtutis vel malicie vel egestatis vel alicuius alterius. Non enim adhuc amici sunt, set neque dignificant ». Traduction de Jean Tricot, p. 403 : « Ce que nous disons là saute aux yeux, quand une disparité considérable se produit sous le rapport de la vertu, ou du vice, ou des ressources matérielles, ou de quelqu’autre chose : les amis ne sont plus longtemps des amis et ils ne prétendent même pas à le rester ». Notons que Thomas n’a pas retenu dans son explication l’écart économique entre riches et pauvres que suggère aussi le texte d’Aristote.

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qu’autre chose, les hommes ne restent pas amis et même il n’est pas digne, estimet-on, que certains aient une amitié avec ceux dont ils sont trop éloignés78.

Lorsque l’écart de vertu est trop grand, il n’y a donc pas d’amitié durable. L’impossibilité d’une amitié entre vertueux et méchants avait déjà été signalée du fait de leur dissemblance, dans la question « Utrum boni possint esse amici pravis79 ». Une concession était accordée pour les amitiés imparfaites dans lesquelles les méchants pouvaient être de quelque utilité aux gens vertueux80. Ici, ce n’est plus la dissemblance fondamentale entre vertueux et méchants, c’est le trop grand écart sur l’échelle même de la vertu qui explique l’incompatibilité et l’inconvenance d’une telle amitié. Ainsi l’évolution morale d’un des deux amis qui progresse plus vite que l’autre peut entraîner une rupture d’amitié. La trop grande distance intellectuelle entre deux personnes est un autre empêchement majeur d’amitié. Bien qu’Aristote évoque les sapientissimi, on remarque qu’aucun des deux maîtres dominicains ne traite de la comparaison. C’est en revanche l’Anonyme de Jacques de Padoue qui s’attarde sur cet écart par une question révélatrice dans sa formulation : « Queritur utrum sublimitas status secundum potentiam vel secundum virtutem moralem vel intellectualem auferat amiciciam ?81 ». Remarquons les registres successifs : politicosocial, moral, intellectuel. Ils permettent au commentateur de confirmer une réponse d’abord appliquée au domaine de l’amitié sociale. Notons également la tournure pour parler de la trop grande distance : sublimitas status. L’Anonyme de Jacques de Padoue exploite donc le registre de la distance intellectuelle entre deux personnes en parlant d’une « sublimité de statut due à la vertu intellectuelle82 » : Dans l’exercice de l’amitié, si l’un des deux fait des progrès et l’autre non, soit parce qu’il ne le peut pas, soit pour une autre raison, l’amitié est dissoute. En effet, celui qui possède la vertu ne peut pas aimer d’amitié honnête un autre qui ne la possède pas. Et celui qui n’a pas de vertu intellectuelle, ne s’adresse pas à l’autre comme à son ami mais plutôt comme à un ‘docteur’ ou à un ‘homme de savoir’83. 78

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 7, Manifestum autem, p. 465, l. 122-125 : « Si sit multa distantia vel virtutis vel malitiae vel cuiuscumque alterius, non remanent homines amici neque etiam dignum reputatur quod aliqui habeant amicitiam cum his qui multum a se distant ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio IV, p. 605, § 707, l. 92-93 : « Videtur quod secundum nullam amicitiam epieikes possit esse amicus pravo » ; Anon., Questiones super librum Ethicorum, L. VIII, fol. 268va : « Queritur utrum boni possint esse amici pravis ». Anon., Questiones super librum Ethicorum, L. VIII, fol. 268va : « Pravi possunt utilitatem boni aliquam vel delectationem… ». Anon., Questiones super librum Ethicorum, Livre VIII, fol. 269rb. Nous soulignons. Ibidem : « sublimitas status secundum virtutem intellectualem ». Ibidem : « Ad studium amici, si unus illorum proficiat, alter non, sive quia non possit, sive propter aliquam causam non adhibet, amicicia dissolvitur. Non enim qui habet virtutem, alium qui non habet potest diligere amicicia propter honestum. Unde et qui non habet virtutem intellectualem non vocat alium ‘amicum’ sed ‘doctorem’ vel ‘eruditorem’ ».

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Ce qui est mis en valeur dans sa démonstration, c’est la non-réciprocité de la relation. Par analogie, la trop grande distance intellectuelle, acquise par un décalage des avancées, empêche une réciprocité des biens intellectuels dans l’échange. Cette non-réciprocité est à la base d’une impossible amitié. Il ne faut donc pas s’adresser à l’érudit qui nous devance intellectuellement comme à un ami mais comme à un ‘docteur’ ou un ‘homme de savoir’. La perception qu’offre l’Anonyme de Jacques de Padoue du savoir intellectuel requiert une parité entre ses membres. Si Jacques Le Goff situe plus tardivement la prise de conscience corporative des « intellectuels », vers la fin du XIVe et le début du XVe siècle en parlant d’« aristocratie héréditaire » et d’« oligarchie universitaire84 », les travaux de Luca Bianchi et d’Alain de Libera ont montré que la conscience professionnelle des maîtres ès arts était vivace dès le XIIIe siècle85. Ici, le discours du maître ès arts parisien insiste sur cette touche intellectuelle, même s’il s’inspire fortement d’un passage d’Albert86. Toujours est-il qu’en matière intellectuelle, l’exigence de parité et l’écart excessif de savoir entre deux personnes légitiment bien l’exclusion de l’amitié en exigeant de marquer cette distance dans l’adresse : « non vocat ‘amicum’ sed ‘doctorem’ ». Dans le domaine juridique, une même prescription, remarquée par Patrick Gilli, préserve la dignité sociale du docteur en notifiant la distance respectueuse que l’on doit garder vis-à-vis d’un docteur : Lucca de Penne dans ses Commentaria in tres libros Codicis, affirme très nettement les privilèges moraux du docteur que l’on ne doit jamais appeler « frère » mais « maître », « Doctores legum ne debent ab aliis […] appelari fratres sed domini87 ». La pluridisciplinarité des exemples vient

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J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, 1985, p. 142. Voir, entre autres, les études suivantes, L. Bianchi, « La felicità intellettuale come professione nella Parigi del Duecento », Rivista di Filosofia, 78 (1987), p. 181-199 ; Id., Il vescovo e i filosofi. La condanna parigina del 1277 e l’evoluzione dell’aristotelismo scolastico, Bergame, 1990 ; Id., Censure et liberté intellectuelle à l’Université de Paris (XIIIe-XIVe siècle), Paris, 1999 ; A. de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, 1991, passim ; Id., « Faculté des arts ou faculté de philosophie ? Sur l’idée de philosophie et l’idéal philosophique au XIIIe siècle », dans L’enseignement des disciplines à la Faculté des arts (Paris et Oxford, XIIIe-XVe siècle), éd. O. Weijers et L. Holtz, Turnhout, 1997, p. 429444. Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. VIII, Tract. I, cap. I, § 34, p. 532 : « Similiter autem et illi qui ex habitu morali vel intellectuali nullo digni sunt, non se dignificant esse amicos sapientissimorum optimorum, sed potius venerabiles et cum honore dignos, tales vocant doctores et eruditores. Sicut et nos sanctos in deos translatos non dicimus amicos, sed clementes et vererabiles patres et dominos ». Lucca de Penne, Commentaria in tres libros Codicis, Lyon, 1597, C. de profol. Qui in urbe (C., 12, 15), fol. 231 : « qui etiam sunt ab omnibus honorandi ne debent quantumcunque ab aliis maximis in eorum litteris appelari fratres, sed domini ». L’exemple est cité par Patrick Gilli, La Noblesse du droit. Débats et controverses sur la culture juridique et le rôle des juristes dans l’Italie médiévale (XIIe-XVe siècle), Paris, 2003, p. 86-87, n. 50. Patrick Gilli ajoute : « Il faut rappeler que le titre Magistris des Clémentines (Clém., V, 1, 2) prévoit que le docteur doit être appelé ‘père’ et non ‘frère’. Lucca semble surenchérir sur la tradition […] » ; cf. aussi G. Le Bras, « Velut splendor firmamenti : le docteur dans le droit de l’Église médiévale », dans Mélanges

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confirmer l’exclusion d’une amitié dont les écarts intellectuels, et partant sociaux, seraient trop grands. La dernière distance étudiée par les commentateurs est la distance ontologique entre Dieu et les hommes. Question nodale aux réponses multiples. Le point de départ du débat est encore une fois l’affirmation aristotélicienne : entre les dieux et les hommes, il n’y a pas d’amitié possible tant la distance est grande88. Lieu privilégié d’une réconciliation entre les assertions du philosophe grec et le cadre de la révélation chrétienne, le sujet polarise les intérêts de tous les commentateurs. Le premier à avoir insisté sur ce point fut Robert Grosseteste, dont les trois gloses du septième mouvement sont exceptionnellement développées et portent toutes trois sur cette question de l’amitié de Dieu. Elles ne sont ni grammaticales, ni lexicales, ni philologiques, mais elles enclenchent, pour toute la tradition à venir, une véritable interrogation doctrinale : Des éléments disparaissant. C’est-à-dire plusieurs éléments disparaissant chez autrui, de sorte que la distance se creuse avec son ami. L’amitié peut quand même demeurer, si la distance n’est pas trop grande et c’est ce qui arrive la plupart du temps. Mais si la distance qui sépare les amis est trop grande, comme entre Dieu et l’homme, à ce moment-là, l’amitié ne se maintient pas, non pas que Dieu n’aime plus l’homme ou que l’homme n’aime plus Dieu mais parce que la distance est si grandiose que l’égalité ne peut absolument pas être sauvée selon la quantité ou l’analogie, tel que l’implique le nom d’’amitié’89.

L’excès de distance entre Dieu et les hommes est tel qu’il ne peut y avoir aucune égalité, ni quantitative, ni analogique et donc aucune amitié. Grosseteste concède pourtant une évidence : cette impossibilité ontologique d’une amitié entre Dieu et les hommes n’entraîne pas, loin s’en faut, l’absence d’amour, car Dieu peut aimer les hommes, et les hommes peuvent aimer Dieu mais l’on ne parle pas pour autant d’amitié. Dans le même mouvement, Gros-

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offerts à Étienne Gilson, Toronto-Paris, 1959, p. 373-388, ici p. 375 : « Seuls les hommes, majeurs, d’origine chrétienne, de bonne renommée, pourvus de la licence pouvaient prétendre au titre de docteur » ; ou encore cette phrase épinglée, dans un manuscrit universitaire, par Charles Haskins, Studies in Mediaeval Culture, Oxford, 1929, p. 55 : « Nec magistri ad utilitatem audiunt, legunt, nec disputant, sed ut vocentur Rabbi » et citée par J. Le Goff, « Dépenses universitaires à Padoue au XVe siècle », dans Un autre Moyen Âge, Paris, 1999, p. 143-157, ici p. 146, note 14. 1159 a 4 : « Multum autem diviso puta deo, non adhuc ». Traduction de J. Tricot, p. 403 : « Toutefois si l’un des amis est séparé par un intervalle considérable, comme par exemple Dieu est éloigné de l’homme, il n’y a plus d’amitié possible ». Robertus Grosseteste in Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, XXVI, fasc. 3 : Translatio Roberti Grosseteste Lincolniensis sive ‘Liber Ethicorum’. A. Recensio Pura, éd. R.-A. Gauthier, LeidenBruxelles, 1972-1974, L. VIII, cap. VII, p. 309 : « Multis enim ablatis. Id est aliquibus ablatis ab altero ita quod distet a reliquo, non tamen secundum plurimum, adhuc remanere potest et remanet plerumque amicicia. Set altero distante et diviso a reliquo secundum plurimum, ut Deo ab homine, non adhuc remanet amicicia, non quin Deus amet hominem et homo Deum, set quia tam superexcellens est distancia ut non possit omnino salvari equalitas secundum quantitatem vel analogiam, que significatur per nomen amicicie ».

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seteste énonce une deuxième glose sur la non-amitié entre Dieu et les hommes : Il sera un ami zélé et ‘ami-de-dieu’ selon l’amitié proprement dite qui est une amitié selon l’égalité. De fait, bien que les saints soient qualifiés d’’amis de Dieu’, il ne s’agit pas de ce type d’amitié, car les saints n’appellent pas Dieu leur ami90.

Ici, la non-réciprocité dans le langage traduit une non-réciprocité de fait dans la relation. Certes, accorde Robert Grosseteste, les saints sont généralement appelés « amis de Dieu », mais l’inverse n’est pas vrai : les saints n’appellent pas Dieu leur ami91. À l’inégalité foncière s’ajoute donc la non-réciprocité. L’amitié, telle qu’elle est strictement définie par Aristote puis les commentateurs, ne peut donc être vécue dans le cadre d’un tel fossé ontologique. La tradition albertino-thomasienne acquiesce : il ne peut y avoir d’amitié entre Dieu et les hommes. Précisons cependant. Albert refuse de partir sur le terrain théologique et entend demeurer dans le plan pratique. Il évacue la question plus qu’il ne la résout :

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Non adhuc] Glose de Robert Grosseteste, cf. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. VII, p. 309 : « Suple erit studiosus et theophilus amicus secundum proprie dictam amiciciam, que est secundum equalitatem. Quod enim dicuntur sancti amici Dei, hoc non est secundum huiusmodi amiciciam : neque enim sancti e converso vocant Deum amicum suum ». Sur l’expression « ami de Dieu », cf. N. Bériou, « L’intercession dans les sermons de la Toussaint », dans L’intercession du Moyen Âge à l’époque moderne. Autour d’une pratique sociale, éd. J.-M. Moeglin, Paris-Genève, 2004, p. 127-156, notamment p. 153, n. 77 où Nicole Bériou note que l’expression désigne les saints, et en premier lieu les apôtres, à qui les hommes adressent leurs prières ; elle est récurrente chez les prédicateurs, par exemple chez Étienne de Bourbon, Tractatus de diversis materiis predicabilibus, III, 7, § 230-235 (éd. J. Berlioz, thèse de doctorat de 3ème cycle, Université de Paris I, 1984, vol. 2, p. 593-596). Chez Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, éd. J. Ribaillier, Paris-Grottaferrata, 1986, L. III, tr. 27, cap. 6, p. 542 : « Sancti in patria sunt amici Dei, ergo possunt impetrare de facili ab ipso et sciunt – hoc constat –, et volunt, quia sunt amici nostri ; ergo cum possint impetrare et sciant et velint, possunt et orare ». Nicole Bériou précise : « Les saints sont à la fois les amis de Dieu et les amis des hommes ». Cf. aussi A. Chiquot, « Amis de Dieu », Dictionnaire de Spiritualité, 1, Paris, 1937, c. 493-500, notamment c. 494-495 : « L’ami de Dieu est le chrétien parfait, qui sans aucune dépendance de sa volonté propre, a appris par la renonciation à toutes les choses créées à s’attacher à Dieu seul, à s’abandonner tout entier à lui ». L’expression est surtout employée et consacrée par les milieux mystiques allemands du XIVe siècle et les petits groupements pieux (collegia pietatis) qui en sont issus, s’appelant eux-mêmes Amis de Dieu ; c’est Tauler qui conceptualise le mieux la notion. Avant lui, l’appellation est déjà apparue une première fois, au XIIe siècle, empruntée à la doctrine de saint Bernard, et par lui, à l’Écriture (Ioh. 15, 15 ; Ps. 138, 17) notamment en Iac. 2, 23 où Abraham est dit « ami de Dieu » : « Et amicus Dei appellatus est » ; aux XIIe et XIIIe siècles, le terme désigne « dans une acception plus étendue, tous les saints ou toutes les âmes pies au ciel et sur la terre. […] Il est plus fréquent au XIIIe siècle […] ; l’expression d’ami préféré ou choisi de Dieu est dès lors devenue courante pour désigner les âmes pieuses et craignant Dieu ».

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Dieu ne ressent pas envers nous une amitié politique, celle dont nous parlons ici, parce qu’il ne communique pas avec nous, dans nos actes, mais il nous aime d’une amitié de bienveillance ou de charité, celle dont il n’est pas question ici92.

La réponse est la même que celle de Grosseteste quoique précisée : pas d’amitié dans la relation avec Dieu, ce qui n’exclut pas que Dieu nous aime d’un amour de charité93. C’est que les commentateurs appliquent à la relation avec Dieu les critères de l’amitié tels qu’Aristote les fournit. C’est l’absence de convivialité avec Dieu qui exclut de pouvoir parler d’une authentique amitié. Saint Thomas le souligne : « non habent amicitiam cum hominibus, ut scilicet conversentur et convivant cum eis94 ». Quelques réserves rapides de saint Thomas suggèrent cependant que, fondamentalement, il ne s’en tient pas à cette position bien qu’il n’ait pas le temps d’en préciser la complexité. Il relève pourtant les contresens à ne pas faire : « Vocat autem deos more Gentilium substantias separatas ». Thomas cherche surtout à pénétrer au mieux l’intentio d’Aristote, et ses quelques remarques historiques lui permettent de contextualiser l’argument du Philosophe pour en limiter la portée. Nicole Oresme juxtapose, en les alternant, les deux auteurs dominicains : Il entend par les dieux les substances separees comme sont Dieu et les angels que les anciens appelloient dieux. Et veult dire que pour l’excellence que il ont en tous biens il ne ont pas amistié as hommes ; car ilz ne conversent pas et ne convivent pas avecques hommes si comme il appartient a amistié. Et selon verité, chascun homme doit amer Dieu sus toutes choses et Dieu aime les hommes. Mais l’amour que Dieu a as hommes n’est pas amistié en la maniere que amistié est prise ja. Mais est une benivolence par laquelle Dieu nous communique ses biens. Et aussi l’amour que les hommes ont a Dieu n’est pas amitié ; mais est une reverence, regraciacion et subjeccion non pas comme ami, mais comme a son createur, lequel est a honorer et a aourer. Et semblable chose dit Aristote ou livre appellé De grans Moralités95.

Après ces observations, on note que la position de Guiral Ot se démarque particulièrement de toutes les traditions commentatrices et que sa réponse s’y pose à contre-courant : il affirme qu’il existe une amitié entre Dieu et les hommes. Formellement, l’affirmation de Guiral Ot prend place au niveau d’un dubium intercalé dans le commentaire linéaire. Exposons l’intégralité du dubium pour une meilleure intelligence du raisonnement :

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 621, § 727, l. 44-48 : « Deus non habet amicitiam civilem ad nos, de qua hic loquimur, quia non communicat nobis in operationibus nostris, sed diligit amicitia benevolentiae vel caritatis, de qua non est hic quaestio ». Sur les liens entre amitié et charité, cf. infra IIe Partie, chapitre I. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 7, Manifestissimum autem, p. 465, l. 129130. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 10, p. 427-28, Glose 7.

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Cetera quidem. Il se justifie avec un dubium parce que quelqu’un pourrait demander quel est le seuil à partir duquel la distance supprime l’amitié et quel est le seuil à partir duquel elle ne la supprime pas. Pour répondre, le Philosophe se justifie en disant que, dans certains cas, la limite n’est pas claire pour savoir dans quelle mesure ils sont encore amis et dans quelle mesure ils ne le sont plus, parce que même en ôtant plusieurs caractères communs à l’une des deux parties, on voit qu’ils demeurent encore amis, par exemple, quand l’un des deux est glorifié et enrichi et que l’autre, au contraire, est appauvri et humilié. Cependant nous constatons que personne ne peut être ami de quelqu’un qui lui est séparé par une trop grande distance et qui lui est différent, par exemple personne ne peut être ami avec Dieu. Au contraire, on sait qu’Abraham, tout homme qu’il fût, a été appelé l’ami de Dieu, comme le dit Jacques dans son Épître, au chapitre deuxième. Il faut donc dire que l’homme peut être appelé l’ami de Dieu pour deux raisons ; la première en vertu d’une adéquation de l’amour humain à la dignité de Dieu ; l’autre en rapport avec la dignité de Dieu, qui reçoit l’amour de l’homme gratuitement. Selon la première raison, le Philosophe n’a pas jugé bon d’appeler l’homme ‘ami de Dieu’. Selon la seconde raison, en revanche, l’Apôtre n’a pas hésité à appeler l’homme ‘ami de Dieu’96.

Guiral connaît bien le commentaire de Thomas qu’il choisit pourtant de ne pas suivre. Il annonce donc la question suscitée par le lemme Certa quidem : « … forte quereret aliquis : usque ad quem gradum tanta distantia tolleret amicitiam et usque ad quem gradum non tolleret ». L’interrogation porte sur le seuil de la distance : jusqu’à quel seuil la distance tolère-t-elle l’amitié et jusqu’à quel seuil la détruit-elle ? Au même lemme, Thomas formulait le même problème : « Posset enim aliquis quaerere in quanta distantia possit amicitia salvari et in quanta non97 ». Guiral expose consciencieusement les arguments qu’on pourrait lui objecter. Il n’y a pas d’amitié entre l’homme et Dieu car la distance est trop grande et classiquement, il conclut : « Nullus vir erit amicus 96

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Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 8, Cetera quidem, fol. 8rb-va : « Consequenter ibi Cetera quidem. Excusat se super unum dubium quia forte quereret aliquis usque ad quem gradum tanta distantia tolleret amicitiam et usque ad quem gradum non tolleret. Super hoc autem Philosophus se excusat dicens quod in talibus non est certa distinctio usque quo sint amici et usque quo non, quia multis similitudinibus ablatis a parte una, adhuc videmus quod manent amici, puta si alter amicorum exaltetur et ditetur, alter vero depauperetur et humilietur. Videmus tamen quod nullus potest esse amicus alteri multum a se diviso distante et diverso, puta nullus vir erit amicus Deo. Sed contra quoniam Abraam homo existens amicus Dei appellatus est, ut dicit Jacobus in canonica sua capitulo secundo. Sed dicendum ad hoc quod hominem amicum Dei appellari, potest esse ex causa duplici : una quidem ex adequatione amoris humani ad dignitatem Dei ; alio modo enim (non cod.) ex dignatione Dei, quia scilicet acceptat amorem hominis gratuito. Ex prima vero causa non est visum Philosopho quod homo vere possit appellari amicus Dei. Ex secunda vero causa certum fuit Apostolo hominem appellari amicum Dei ». La négation de l’incunable Brescia 1482 (alio modo non etc...) est une mauvaise lecture de enim abrégé par .n. ou de vero abrégé par .uo. dans le manuscrit qui a servi à l’édition. Le sens est bien celui de enim, comme le confirme le manuscrit Paris, BnF, lat. 16127, qui écrit vero, cf. fol. 141rb. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 7, Certa quidem, p. 465, l. 138-139.

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Deo ». C’est alors qu’arrive un Sed contra qui s’enracine dans une double citation biblique (Genèse ; Épître de Jacques) pour appuyer l’idée que l’homme peut être l’ami de Dieu. Fondée sur une distinction, la solution est alors brève mais ferme : « Dicendum ad hoc quod hominem amicum Dei appellari potest esse ». Ce qui frappe l’attention de l’historien dans cette position, c’est la liberté avec laquelle Guiral Ot navigue entre les eaux de la théologie et celles de la philosophie, sans scrupule. Peut-être est-ce là un indice pour confirmer que l’enseignement de Guiral Ot sur l’Éthique relève d’un cadre religieux et non universitaire ? Il aurait donné son cours sur l’Éthique, non pas à l’université de Paris, mais dans un studium mendiant, celui des Mineurs de Toulouse, entre 1326 et 1329. Quoi qu’il en soit, là où d’autres n’ont pas franchi le pas d’une argumentation théologique pour répondre au problème, Guiral Ot maintient, avec toute la tradition spirituelle, la possibilité d’une amitié entre l’homme et Dieu, précisément parce qu’il part dans le domaine spirituel et choisit de ne pas s’en tenir à la stricte rationalité philosophique. Il souligne d’ailleurs la discordance entre son interprétation et l’analyse du philosophe païen que fut Aristote : « …Non est visum Philosopho quod homo vere possit appellari ‘amicus Dei’ ». Par là, il pointe la double limite de l’auctoritas aristotélicienne et de sa conciliation avec la Révélation chrétienne. Face à l’aporie d’une amitié socialement impensable, les médiévaux de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle essaient de comprendre l’articulation entre distance sociale et proximité affective sur le modèle de quatre autres distances (physique, morale, intellectuelle, ontologique). Lorsque, dans la distance, un certain seuil est dépassé, la difficulté est évacuée car l’amitié est niée. Pourtant, dans leur sincère et laborieux effort pour concilier la contradiction, les commentateurs sentent bien les fragilités de cette deuxième solution. Ils poursuivent, opiniâtrement, la recherche d’une conciliation pour réduire la contradiction. Le commentaire est le lieu de ce travail ingrat et difficile qui cisèle le concept aristotélicien pour l’adapter au contexte latin de l’Occident médiéval. De la philia à l’amicitia, l’histoire des livres VIII et IX des commentaires sur l’Éthique à Nicomaque est bien l’histoire de l’acculturation d’un concept. c. Troisième conciliation. Le jeu sur l’Universel et le singulier : l’ami ou l’Amitié ? L’articulation entre amitié et ordre social, c’est-à-dire entre égalisation affective et inégalités hiérarchiques, rejoint le terrain des discussions épistémologiques du XIVe siècle. Pour affronter l’aporie de l’amitié dans la société, les commentateurs du XIVe siècle transposent le débat dans les termes de la querelle des universaux98. Dans le cas d’écarts sociaux trop grands, faut-il sauver 98

A. de Libera, La Querelle des universaux de Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, 1996, passim. Les catégories de « nominalisme » et de « réalisme » restent anachroniques et maladroites. Nous ne les employons que pour leur commodité quant à la clarté de la démonstration.

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l’ami ou l’amitié ? Autrement posé, l’ami est-il plus grand que l’amitié ou l’amitié est-elle plus grande que l’ami ? Pour suivre les commentateurs sur ce point, il convient de revenir au cadre du dubium si dense dont nous avons déjà parlé : Utrum amici debent amicis maxima bona velle ? Désirer ou ne pas désirer pour son ami les plus grands biens, c’est-à-dire un sommet social (ou autre) qui entraînerait la ruine de l’amitié, c’est choisir entre l’ami ou l’amitié. L’alternative est la suivante : il s’agit soit de préférer la personne de l’ami et d’accepter la perte de la relation d’amitié au nom du bien de l’ami, soit de préférer l’amitié en tant que relation au détriment du progrès de l’ami et de son bien. Du choix que l’on opère dépend la conception que l’on se fait de l’amitié. Plus précisément, l’amitié existe-t-elle en tant que telle ? N’existe-t-il pas plutôt uniquement des amis ? La solution qu’adoptent les commentateurs découle de leur positionnement dans la querelle des universaux, c’est-à-dire qu’elle dépend de la réponse que chacun donne à la question : qu’est-ce qui est véritablement ? Le réaliste voit dans les choses singulières une entité universelle99. Le nominalisme ne voit rien hors des choses elles-mêmes. Pour ce dernier, seuls existent des individus. L’universel n’est qu’un signe et non une réalité subsistant en soi dans le réel100. Ainsi, de ces deux « manières de voir101 », l’amitié tire son statut : l’amitié est-elle une abstraction extra-réelle, qui relève de l’ordre du langage ou bien une forme existant en soi, extra-linguistique, qui relève de l’ordre du réel ? Le réaliste reconnaît à l’amitié un statut ontologique propre ; le nominaliste nie que l’amitié ne soit autre chose

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Sur la distinction des trois modes d’existence de l’Universel chez les réalistes, voir la mise au point très claire dans A. de Libera, Albert le Grand et la philosophie, ch. V : « Les universaux », § La doctrine de l’universel, p. 180-195, notamment cette introduction, p. 180-181 : « La distinction des universels ante rem, in re et post rem est un classique de la théorie médiévale des universaux : c’est la charte de tous les réalismes, qu’ils soient modérés ou extrêmes, c’est un stéréotype de la scolastique tardive et de la néoscolastique ». L’auteur commente les trois sortes d’universel, dans le réalisme albertinien inspiré d’Eustrate de Nicée et d’Avicenne, en présentant le texte du De intellectu et intelligibili, I, 2, 4 dans lequel Albert les décrit, p. 182-183 : « Platon distingue trois sortes d’universel : le premier est antérieur à la chose […]. Le deuxième universel est dans la chose seulement […]. Quant au troisième, il dit qu’il est postérieur à la chose ». La pluralité des « réalismes » et des « nominalismes » médiévaux et leur complexité subordonnée aux contextes présente comme réducteur le simplisme de cette définition. Les travaux d’Alain de Libera ont suffisamment insisté sur cette complexité et sur la subtilité des différentes positions philosophiques, cf. A. de Libera, La Querelle des universaux, p. 23 : « Aucune définition claire du réalisme ne s’impose a priori à l’historien. […] La même conséquence s’impose donc pour le réalisme et le nominalisme : à supposer que le réalisme soit une position philosophique déterminée, l’historien de la philosophie médiévale doit toujours, quand il parle des “réalistes”, définir d’abord un cadre, un domaine de problèmes, un langage conceptuel, un “univers théorique” où les doctrines, les arguments, les problématiques prennent leur sens, leur identité, leur physionomie propres ». Ibidem, p. 19 : « Le réalisme et le nominalisme correspondent, en général, à des “manières de voir” ».

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qu’un signe. L’amitié n’a pas de statut autre que sémantique pour lui. Le nominaliste se plonge dans le monde des signes pour comprendre comment l’Amitié comme signe se réfère au monde composé d’étants singuliers, c’est-à-dire d’amis concrets, de personnes individuelles et précises. Pour lui, seuls existent tel et tel ami. L’Amitié ne lui est qu’une abstraction linguistique, extra-réelle102. Dans l’analyse en détail du corpus, deux développements illustrent respectivement les deux options doctrinales. La tradition albertino-thomasienne croit en l’entité Amitié présente dans les personnes amies et dans l’expérience vécue concrètement. Pour les deux maîtres dominicains, l’Amitié est une réalité, une catégorie réellement existante. Il est donc préférable de ne pas désirer les plus grands biens pour l’ami afin de ne pas rompre la relation amicale103. Pour Guiral Ot, en revanche, l’ami est plus digne d’intérêt que l’entité Amitié104. Pour Buridan, l’amitié n’existe que comme un « terme » dans l’ordre sémantique : seul s’offre à l’expérience l’ami. Dans ces deux cas, l’ami prime sur la relation dans l’ordre du réel. Guiral Ot, pour traiter le dubium, choisit de manière tout à fait exceptionnelle dans l’ensemble des commentaires sur l’Éthique, de considérer l’au-delà béatifique de la condition humaine dans son rapport avec l’amitié : Premièrement, l’ami aimé doit rester tel qu’il a été aimé, c’est-à-dire qu’il doit rester homme, raison pour laquelle il dit que peut-être l’ami ne désire pas pour son ami les plus grands biens parce que chacun désire pour lui-même les plus grands biens, biens qu’il perdrait si son ami était transféré d’un statut humain vers un statut divin. Et c’est la raison pour laquelle, de nos jours, beaucoup ne veulent pas que leurs amis leur soient retirés de cette vie mortelle et deviennent bienheureux dans la vie éternelle, et ce, non pas pour le préjudice de leur ami, mais pour leur propre préjudice105.

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Bien qu’ici aussi, la démarche soit réductrice, on peut cependant repérer le nominalisme à deux traits caractéristiques : 1. L’Universel n’est qu’un signe ; 2. Rien n’existe en dehors du particulier, cf. A. de Libera, « Nominalisme », dans Dictionnaire du Moyen Âge, éd. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, 2002, p. 992-996, notamment p. 993 : « Un texte anonyme émanant de la Secta Nominalium, édité sous le titre Positiones Nominalium, l’énonce clairement : “Nos théorèmes concernant les universaux sont au nombre de deux : premièrement, nous nous accordons à penser que les universaux comme les genres et les espèces sont des noms ; deuxièmement, nous posons, contre l’opinion des Reales, que rien n’existe en dehors du particulier (nihil est praeter particulare)” ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 7, Si itaque, p. 466, l. 162-165 : « Unusquisque vult maxime sibi ipsi bona, unde non oportet quod velit amico illa bona per que ipse perdet amicum quod est magnum bonum ». Il ne s’agit pas, bien sûr, ici, de faire de Guiral Ot un nominaliste. Sa position n’est simplement pas celle du réalisme albertino-thomiste. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 8, Si utique, fol. 8va : « Propter primum debet manere amatum talem qualis amatus est, puta quod maneat homo, propter quod dicit quod forte amicus non vult amico omnia bona quia unusquisque sibi ipsi vult maxima bona que tamen per-

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Les termes de l’alternative retombent toujours sur la nature du mouvement intentionnel de l’amitié : mouvement centripète de type égotiste – voire égoïste – qui tend à ramener à soi l’intérêt ; mouvement centrifuge de type vertueux qui considère l’ami pour lui-même. La première partie de la conclusion constate, avec un sens psychologique mâtiné d’un certain réalisme cynique, qu’il ne convient pas de vouloir les plus grands biens pour son ami, car chacun veut pour soi les plus grands biens, biens qu’il perdrait si l’ami changeait de statut (par ascension du statut humain au statut divin). Ici, la sauvegarde de l’amitié est préférable au bien de l’ami. La relation prime sur la personne. L’amitié est plus grande que l’ami. L’intérêt propre prend le pas sur l’intérêt de l’ami. Guiral Ot prolonge sa conclusion, en un deuxième temps, par une condamnation implicite de cette attitude. Il pousse jusqu’au bout la logique d’une telle attitude en transférant le problème dans les termes de la béatitude éternelle. L’enjeu est ciblé, en ces premières décennies du XIVe siècle106. Le commentaire sur l’Éthique de Guiral Ot est vraisemblablement antérieur à la Toussaint 1331, date à laquelle s’ouvre la controverse sur la vision béatifique. Cependant, Christian Trottmann note le précoce intérêt du franciscain pour ces thématiques : « On sait que ce sujet préoccupait déjà Guiral Ot bien avant la controverse puisqu’il professa dès avant 1329 chez les frères mineurs de Toulouse une leçon Sur les signes du Jugement dernier107 ». Chez lui, le procédé est audacieux : l’état de bienheureux au ciel est préférable à la vie mortelle ici-bas ; il faut donc souhaiter pour l’ami le bonheur éternel plutôt qu’une vie pénible dans la condition actuelle. Souhaiter la mort de l’ami pour qu’il accède à l’audelà béatifique revient donc, dans la pensée de Guiral Ot, à lui souhaiter le bonheur parfait, ce qui lui est un avantage et non un préjudice. Appliqué à l’amitié, le dilemme devient cornélien avant l’heure : faut-il préférer la relation amicale, c’est-à-dire la jouissance de la présence aimée en sa condition mortelle, douloureuse et ingrate ? Ou bien faut-il désirer la mort de l’ami pour qu’il accède à la vision béatifique en sacrifiant la jouissance de la relation avec lui ? Derrière la question, une autre interrogation se profile : la relation amicale relève-t-elle d’une jouissance pour soi ou engendre-t-elle un sacrifice pour autrui ? Quand Guiral Ot choisit de traiter la difficulté en termes sotériologiques, il considère l’alternative entre amitié et salut. Le salut éternel de l’ami est-il préférable à la jouissance terrestre de son amitié ? La personne prime-t-elle sur la

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deret si amicus eius transferetur ab humanis ad divina. Et hoc est causa quare hodie multi nolunt amicos suos esse sublatos ab hac mortali vita et esse beatos in eterna vita, non propter amicorum damnum sed propter proprium ». Ch. Trottmann, La vision béatifique : des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Rome, 1995, passim. Guiral Ot, Lectio de signis diei judicii, dans le manuscrit Paris, BnF, lat. 8023, fol. 59sq. cité par Ch. Trottmann, Introduction à Guiral Ot, La vision de Dieu aux multiples formes. Quodlibet tenu à Paris en décembre 1333. Édition, traduction, introduction et notes par Ch. Trottmann, Paris, 2001, p. 9-81, voir p. 10, n. 3

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relation ? L’ami est-il plus grand que l’amitié ? S’il ne se prononce pas explicitement, le franciscain oriente cependant sa conclusion par un désapprobateur hodie qui laisse entendre sa position : l’ami est plus grand que l’amitié ; son salut est plus précieux que la jouissance que nous tirons de sa présence. Seul auteur à envisager, dans les commentaires sur l’Éthique, l’alternative entre amitié et salut, Guiral Ot n’est pourtant pas le premier, dans la littérature médiévale, à évoquer le thème de l’amitié par-delà la mort. Dans le cadre d’une autre thématique, déjà saint Augustin, endeuillé de la mort de son ami, considérait le problème. Il hésitait devant l’exemple d’Oreste et de Pylade : « Je ne sais si j’eusse consenti, même pour lui, à imiter le trait d’Oreste et de Pylade, […] eux qui souhaitaient mourir ensemble l’un pour l’autre, parce que d’être séparés leur paraissait pis que la mort elle-même108 ». C’est en des termes exactement inverses à ceux de Guiral Ot qu’Héloïse, dans ses lettres passionnées à Abélard, soulevait l’alternative. Entre le salut en étant séparée de l’ami et la damnation en lui étant unie, Héloïse a choisi : « Moi, qui, sur un mot, Dieu le sait, t’aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dans les abîmes enflammés des enfers !109 ». Il ne s’agit pas ici du sacrifice de la relation amicale au nom du salut de l’ami mais de l’acceptation de la damnation éternelle au nom de la sauvegarde de la relation amicale. Si d’aucuns ont pu y voir un « chantage à la perdition110 », il faudrait plutôt y lire l’absolu d’une relation qui brave les ténèbres pensant qu’il n’est d’autre enfer que la séparation d’avec l’aimé. « Mon cœur, s’il n’est pas avec toi, n’est nulle part, car il lui est impossible d’être sans toi111 ». Parce qu’il connaît bien le commentaire du maître franciscain, Jean Buridan reprend la question avec une orientation qui lui est propre. D’emblée et selon son habitude, il refuse de considérer une dimension autre qu’humaine dans sa réflexion. Aussi parle-t-il sans ambiguïté des maxima bona humana. Il décharge systématiquement toutes les données spirituelles ou théologiques qu’il rencontre dans le commentaire de son prédécesseur pour se cantonner au 108

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Saint Augustin, Confessions, éd. et trad. P. de Labriolle, Paris, 1990, t. 1, L. IV, c. 6, §. 11, p. 74 : « …et nescio an vellem vel pro illo, sicut de Oreste et Pylade […] qui vellent pro invicem simul mori, quia morte peius eis erat non simul vivere ». Héloïse et Abélard, Correspondance, Trad. O. Gréard, éd. E. Bouyé, Paris, 2000, Lettre deuxième, p. 120 ; Pour le texte latin, cf. Abélard, Historia calamitatum, Paris, éd. J. Monfrin, Paris, 1978, Appendice I, p. 116 : « Eque autem (Deus scit) ad Vulcania loca te properantem precedere vel sequi pro jussu tuo minime dubitarem ». P. Bourgain, « Héloïse », dans Abélard en son temps. Actes du colloque international organisé à l’occasion du 9e centenaire de la naissance de Pierre Abélard, éd. J. Jolivet, Paris, 1981, p. 211-237, voir p. 232 : « Elle mène une sorte de chantage à la perdition : occupe-toi de moi, sinon je vais perdre mon âme, et tu es responsable d’elle... ». Héloïse et Abélard, Correspondance, Trad. O. Gréard, reformulée ici par É. Gilson, dans Héloïse et Abélard, Paris, 1938, 3e éd. 1997, p. 114. Pour le texte latin, cf. Abélard, Historia calamitatum, Paris, éd. J. Monfrin, Paris, 1978, Appendice I, p. 116 : « Sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est : esse vero sine te nequaquam potest ».

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strict horizon rationnel. La réponse de Buridan consiste à pousser jusqu’au bout le principe du gratia illius, c’est-à-dire la considération de l’ami pour luimême et en tant qu’il est un ami : J’affirme donc que l’ami authentique, c’est-à-dire celui qui pratique l’amitié vertueuse, veut et doit vouloir pour son ami les plus grands biens, à savoir les biens des vertus, et l’ami veut cela pour son ami parce qu’il l’aime lui-même. De même, aimer en vérité, c’est vouloir des biens à l’ami pour lui-même et non pas pour soi112.

On le voit, chez Buridan, la radicalisation du décentrement intentionnel – du sujet vers l’ami – est maximale. Elle constitue la logique même de l’amitié : aimer autrui pour lui-même, telle est l’amitié en vérité. Buridan insiste : amare secundum veritatem, amicus verus, vere amare… Par essence, l’ami décentre. À l’instar de Guiral Ot, Buridan s’oppose lui aussi à la conclusion adoptée par la tradition albertino-thomasienne : pour le maître nominaliste, l’ami seul a une consistance concrète dans mon expérience vécue ; l’entité Amitié n’en est que le signe : elle n’est pas en soi une substance concrète, ni extra-mentale, digne que je lui sacrifie la personne amie. Dans l’effort de conciliation entre amitié et ordre social, les commentateurs tentent d’affronter la contradiction par le jeu entre l’ami et l’Amitié. Amicus versus amicitia, pourrait-on dire. Une position audacieuse dicte de sacrifier la relation au nom de la personne, c’est-à-dire de sacrifier l’Amitié au nom de l’ami. Plus que les présupposés épistémologiques, ce qui nous intéresse ici concerne plutôt les corollaires pratiques d’une telle position. Dans le souhait des plus grands biens pour l’ami, au risque d’une perte de la relation, il faut lire le souci de conserver in fine l’ordre social. Si le bien de l’ami conduit à une alternative exclusive entre amitié et ordre social, il faut accepter de perdre l’amitié pour conserver l’ordre social. La position nominaliste trace la voie du sacrifice de l’amitié au nom de l’ordre social. d. Quatrième conciliation. Dépassement de l’aporie : la distance sociale ne supprime pas l’amitié Il fallait l’audace de Buridan pour tenter une quatrième voie de conciliation dans le traitement de la difficulté. Pour Buridan, la distance sociale, même extrême, ne supprime pas l’amitié. Au septième mouvement du livre VIII, au cœur de la réflexion sur les maxima bona qu’il faut ou non souhaiter à l’ami, Buridan insère une dubitatio : Utrum alter deberet velle alterum fieri regem vel papam ? Faut-il souhaiter à l’ami de devenir roi ou pape, soit d’atteindre le 112

Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 12, fol. 179rb : « Dicam ergo quod amicus verus, scilicet secundum amicitiam virtuosam, vult et velle debet amico maxima bona humana, scilicet bona virtutum, quia illud vult amicus amico propter quod amat ipsum […] Item amare secundum veritatem est velle amico bona ipsius gratia et non sui ».

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sommet du pouvoir dans l’ordre temporel et dans l’ordre spirituel ? Comme il sait le faire, Buridan commence par exposer la solution canonique du problème en renvoyant à des positions antérieures : À ce doute, certains répondent par une distinction : selon l’habitus de l’amitié, il ne faut pas le vouloir, parce que l’amitié en serait détruite. Or, avec un habitus bon en absolu et bon pour soi, personne n’est porté vers ce qui détruit cet habitus. Mais selon l’habitus de la justice, il faut le vouloir, parce que nous devons désirer pour l’homme bon le bien dont il est digne, surtout si ce bien qui est en lui est utile à l’ensemble de la communauté. Or, voici quelqu’un qui est digne d’être pape et il conviendrait à l’ensemble de la communauté qu’il le fût, parce que celui-là est parfaitement vertueux et prudent. Dans ce cas donc, tous doivent désirer, selon un habitus de justice, qu’il devienne pape113.

En termes d’amitié, il n’est pas bon de souhaiter à l’ami de devenir roi ou pape car, alors, l’amitié serait ruinée. En termes de justice, il convient de souhaiter à l’ami qui en est digne d’accéder aux charges de roi ou de pape et c’est même un devoir de justice de le lui souhaiter. Ici l’amitié s’oppose à la justice. Plus précisément, le sommet social détruit la relation amicale. Nous sommes au cœur de l’aporie entre amitié et distance sociale. Mais la réponse traditionnelle n’aura pas satisfait Buridan, dont le bon sens objecte que l’amitié vertueuse ne peut s’opposer à la justice114. D’un vigoureux credo ergo, il pose son point de vue : Je crois donc que par l’habitus d’amitié, un ami désire pour son ami ce qu’il croit lui être bon et ne désire pas ce qu’il ne croit pas lui être bon, si l’on comprend qu’aimer en vérité, c’est vouloir le bien à son ami pour lui-même. L’argument des contradicteurs ne tient pas car l’amitié n’est pas dissoute quant à la vertu et à la bienveillance ni quand la droite raison impose une affection bienfaisante et réciproque…115.

Buridan structure sa solution en deux temps. Le premier part de la logique du ipsius gratia, l’ami doit être aimé pour lui-même, abstraction faite de

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Ibidem, fol. 179va : « Ad quam dubitationem respondent aliqui distinguendo quod secundum habitum amicitie non deberet hoc velle quia dissolveretur amicitia. Nullus autem secundum habitum simpliciter bonum et sibi bonum inclinatur ad illud per quod ille habitus dissolveretur. Sed deberet hoc velle secundum habitum justitie, quia bono viro debemus velle bonum quo ipse est dignus, specialiter si illud in esse ipsi sit toti reipublice expediens. Sed ille est dignus papatu et expediret toti reipublice quod ipse esset papa, cum ipse sit perfecte virtuosus et prudens, ergo omnes secundum habitum justitie deberent velle ipsum esse papam ». Ibidem : « Credo tamen quod hoc non sit bene dictum. […] Virtutes enim inclinant in id quod recta ratione sensatum fuerit, quod non potest esse nisi verum. Ergo nullomodo dicendum est quod amicitia virtuosa inclinat ad oppositum eius ad quod justitiam inclinabit ». Ibidem : « Credo ergo quod per habitum amicitie, amicus amico vellet quod crederet ei esse bonum et non vellet quod non crederet ei esse bonum, si vere amare sit velle amico bonum ipsius gratia. Nec valet ratio illorum, quia non dissolveretur amicitia quantum ad virtutem et benivolentiam et secundum quod recta ratio dictaret benefactivam amationem et readamationem… ».

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l’intérêt propre. Ce principe d’ex-centration radicale accepte d’aller jusqu’à perdre la relation d’amitié au profit de la personne de l’ami. L’ami vraiment aimé pour lui-même peut entraîner le sacrifice de l’amitié, mais ce sacrifice de l’amitié est l’acte le plus haut que l’amitié puisse engendrer au nom de l’ami. Ce premier élément acquis, un second dépasse encore toute analyse : Je dis que, bien qu’une convivialité uniforme leur soit ôtée, une convivialité proportionnée ne leur est pas ôtée. En effet, Platon devenu pape ne rejetterait pas Socrate son ami mais le prendrait pour conseiller, pour familier, pour ministre et pour ami. Ainsi ils exerceront ensemble leurs actions : l’un en tant que prince, l’autre en tant que ministre. De plus, il semblera plus grand et plus excellent à Socrate d’être le proche ministre du pape Platon plutôt que d’être dans une égale pauvreté avec lui116.

Le propos défie, on le voit, le conformisme de toutes les solutions antérieures. Non seulement, l’ami n’est pas nié dans l’écart social mais finalement, l’amitié elle-même peut être sauvée. Ce qui était la cause d’une ruine de l’amitié dans l’écart social, c’était la non-convivialité. Il n’était plus possible et même inconvenant de fréquenter l’ami qui était trop élevé dans l’échelle sociale. Or, Buridan maintient la possibilité de convivialité entre les amis dont l’un des deux est parvenu au sommet de la hiérarchie sociale. Ce qui change désormais, c’est la modalité de la convivialité. Il ne s’agit plus d’une convivialité uniforme mais d’une convivialité proportionnée. C’est la création d’un nouveau concept. Autrement dit, la fréquentation entre les deux amis, d’égalitaire et uniforme qu’elle était, reste, bien que marquée de déférence et de respect, une authentique sociabilité. Il n’y a donc pas destruction de l’amitié, puisque la convivialité demeure, quoique sur un autre mode. Dans cet élément de réponse, Buridan ne revient pourtant pas sur l’essai de conciliation par l’analogie ou la proportionnalité que nous avons analysé en premier. Il va en réalité beaucoup plus loin. La fréquentation dite proportionnelle entre les deux amis s’avère en réalité une véritable pratique de gouvernement. Parce qu’il est l’ami, le proche devient le ministre dont l’intimité au service du prince s’appuie sur la proximité affective, la confiance et le dévouement. Éminence grise, l’ami a l’oreille du prince117. Dans le couple des amis, 116

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Ibidem : « Dico […] licet ab eis auferatur uniformis convictus, tamen non aufertur ab eis convictus eis proportionatus. Plato enim, effectus papa, non expelleret a se Sortem amicum, sed teneret eum in consiliarium et familiarem ministrum et amicum, et ita simul exercebunt actus suos. Ille tamen principaliter, iste autem ministerialiter. Et iterum videbitur Sorti maius et excellentius quod sit minister propinquus Platoni pape quam quod erat sibi pauperi uniformis ». L’exemple – scolastique s’il en est – du pape Platon plaira à Paul de Worczyn qui, au XVe siècle, reprend sous forme de dubium l’exemple : « An Socrates vellet Platonem esse papatum », Paulus de Worczyn, Disputata librorum Ethicorum, Krakow, BJ, 2000 (1424), L. VIII, fol. 285r. F. Foronda, La privanza ou le régime de la faveur. Autorité monarchique et puissance aristocratique en Castille. XIIIe-XVe siècle, Thèse de doctorat d’Histoire à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2003, ch. IV, p. 96 : « Un lien de bouche … à oreille ». Sur l’amitié du prince, cf. infra, notre chapitre IV.

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l’accès aux dignités de l’un bénéficie à l’ascension sociale de l’autre en l’associant à l’exercice de la dignité. Le binôme du prince et du ministre est hautement signifié par la symétrie des deux adverbes : principaliter – ministerialiter. L’amitié devient presque un idéal de gouvernement : de quel meilleur conseiller le roi peut-il rêver sinon de son ami le plus authentique, son ami de toujours ? Non seulement l’amitié n’est pas rompue par l’écart social mais elle est associée à la pratique du pouvoir. La contradiction est dépassée. Amitié et ordre social se confortent et s’appuient. Dans un commentaire presque contemporain, Albert de Saxe disserte lui aussi à partir de l’exemple de l’ami devenu pape. Sans pouvoir discerner de lien entre les deux commentaires, Albert de Saxe, dans un paragraphe tout à fait personnel, défend pourtant la même idée d’une convivialité ponctuelle pour sauvegarder la relation envers un ami devenu pape : Si mon ami devenait pape, il ne conviendrait pas que je partage sa chambre avec lui comme avant, mais il suffirait pour conserver notre amitié que je le fréquente et échange avec lui une ou deux fois par an118.

Pour Albert de Saxe, la consécration de l’ami au sommet du pouvoir, en l’occurrence ecclésial, n’interdit pas la permanence de l’amitié. Il concède des changements de comportement dans les relations amicales : « Non oporteret quod secum connuberem sicut ante ». Pourtant, la conservation de l’amitié est maintenue grâce à une fréquentation minimale : une ou deux fois par an suffisent. La situation ayant changé, les exigences de l’amitié s’y adaptent sans pour autant ruiner l’amitié. La première personne employée ici, de manière unique et imprévue dans l’ensemble du commentaire d’Albert de Saxe, laisset-elle entendre, derrière ce passage si personnel, une expérience authentiquement vécue par Albert de Saxe ? Albert a-t-il eu pour ami un pape ?119 Avec persévérance, les commentateurs médiévaux, d’Albert à Buridan, c’est-à-dire de 1250 à 1350 environ, cherchent à réduire l’aporie d’une amitié 118

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Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 2, Si utique, fol. 143rb : « Si amicus meus factus esset papa, non oporteret quod secum connuberem sicut ante, sed sufficeret pro tali amicitia conservanda quod semel vel bis in anno sibi conviverem colloquendo ». Dans l’état actuel des connaissances, il n’est pas possible de répondre de manière certaine. Lorsque Albert rédige son commentaire, il est maître ès arts, fonction qu’il exerce de 1351 à 1362. On a dit qu’il aurait même pu rédiger son commentaire avant 1351. Le fait est que ses missions diplomatiques et ses passages à la cour d’Avignon, qui attestent qu’il est lié à Urbain V dont il reçoit plusieurs bénéfices et dont il obtiendra la fondation de l’Université de Vienne, sont postérieurs à la date de 1362. Faut-il en conclure, sur cette seule supposition, que le commentaire est en réalité plus tardif ? Ou remanié ? Faut-il tout simplement penser qu’Albert de Saxe a pu connaître personnellement les papes antérieurs, Clément VI (1342-1352) ou Innocent VI (1352-1362), alors qu’il n’est encore que maître ès arts à Paris ? Sur la question « le pape peut-il avoir des amis ? », voir, pour le XIe siècle, l’article sur les relations de Grégoire VII, de I. S. Robinson, « The friendship network of Gregory VII », History, 63 (1978), p. 1-22.

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qui égalise au sein d’un ordre social qui différencie hiérarchiquement les statuts. Parce que la contradiction dérange, le travail d’une conciliation emprunte toutes les voies possibles. Quatre tentatives de résolution de l’aporie aboutissent, plus ou moins heureusement. Conciliations par l’analogie, par les inégalités non-sociales, par le jeu entre Universel et singulier, par la négation pure et simple de l’aporie. Le commentaire est le lieu de cette réduction. Il concilie en même temps la lettre aristotélicienne qu’il entend pénétrer et le travail théorique, politique et social, que celle-ci suscite. L’articulation entre le lien amical et le lien social prend une acuité toute particulière dès lors que le thème de l’honneur est envisagé.

3. HONNEUR ET AMITIÉ Utrum melius est amari aut honorari ? Entre honneur et amitié, il arrive souvent que l’alternative soit exclusive. Comment les médiévaux résolvent-ils cette autre aporie ? Du lien social au lien amical, les commentateurs de l’Éthique dépassent, encore une fois, la contradiction réelle pour aboutir à une conciliation constructive. L’amitié conforte l’honneur sans le supplanter. a. L’honneur des grands, signe de leur vertu À souhait, les commentateurs insistent sur le rapport entre la vertu, repensée dans les commentaires sur l’Éthique, et l’honneur, cette « valeur centrale pour expliquer les comportements médiévaux120 ». Ils fondent ce rapport à partir de celui qui existe entre le signe et la réalité. Dans les commentaires, Thomas d’Aquin est le premier à théoriser la correspondance entre honneur et vertu. Parce qu’il s’appuie sur une conception du langage où le mot est le signe d’une réalité, il peut émettre l’axiome suivant : l’honneur est un certain signe de la bonté intrinsèque de celui que l’on honore121. Cette conception réaliste du signe comme révélateur d’une essence, ici une intériorité, est appliquée dans le domaine éthique, où la vertu est une essence cachée mais signifiée et manifestée extérieurement par l’honneur. Alors qu’Albert définissait l’honneur comme une « récompense de la vertu », en modifiant légèrement la définition d’Aristote, issue du livre IV de l’Éthique, Thomas choisit de parler, à propos de l’honneur-honor, d’un signe de la vertu122. À la relation de cause à effet, il substitue

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Cl. Gauvard, « Honneur », dans Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, p. 689. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Amari autem, p. 468, l. 33-35 : « Honor est quoddam signum bonitatis eius qui honoratur ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VIII, p. 624, § 732, l. 46-47 : « …honor, inquantum est quoddam praemium virtutis… » ; cf. 1123 b 35. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea,

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celle de signifiant à signifié. Relation significative, dira Jean Versor123. Le rapport entre honneur et vertu est un rapport entre une réalité invisible et sa manifestation aux yeux de tous. Aussi l’excellence des grands est-elle fréquemment louée, qui mêle la magnanimité à la libéralité, la noblesse d’âme à la noblesse sociale. Dans le discours buridanien, la parfaite synonymie entre nobilitas et bonitas renvoie à l’adéquation entre ordre social et vertu morale124. Les médiévaux aiment citer Juvénal pour qui « Nobilitas sola est atque unica virtus125 ». Sans contredit, la vraie noblesse, c’est la vertu. Le débat, on le sait, passionne126. Il n’est qu’à se rappeler les mots du Songe du Vergier : « Celluy qui est anobli pour sez propres vertus doit plus estre honoré que celluy qui l’est par lygnage127 ». Les grands se doivent d’être vertueux s’ils veulent être authentiquement nobles. L’influence stoïcienne et l’origine dantesque de la conception

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Recensio pura, L. IV, cap. IX, p. 13 : « Non erit autem utique dignus neque honore, pravus existens. Virtutis enim premium, honor ; et attribuitur bonis ». Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum, L. IX, qu. 8, Ad terciam, fol. 99rb : « Honor est […] significative ratione virtutis honorati ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 13, fol. 180rb : « Agit enim ratione forme et patitur ratione materie et ratione forme dicitur nobilius quam ratione materie. Ita, licet sit idem amans et amatum, tamen restat dubitatio secundum quam rationem attribuitur ei maior nobilitas vel bonitas ». Juvénal, Satires, éd. P. de Labriolle et F. Villeneuve, Paris, 1996, Sat. VIII, v. 19-20, p. 103 : « Tota licet veteres exornent undique cerae / Atria, nobilitas sola est atque unica virtus » ; « C’est en vain que, de toute part, de vieilles figures de cire ornent / Ton atrium entier. La seule et unique noblesse, c’est la vertu ». Sur l’influence de Juvénal dans le débat, cf. Ph. et G. Contamine, « Noblesse, vertu, lignage, et “anciennes richesses” : jalons pour l’histoire médiévale de deux citations : Juvénal, Satires, 8, 20 et Aristote, Politique, 5, 1 », dans La tradition vive. Mélanges d’histoire des textes en l’honneur de Louis Holtz, éd. P. Lardet, Paris-Turnhout, 2003, p. 321-334, notamment p. 326 : « La formule dont l’impact demeura longtemps assez faible prit place au sein d’un véritable débat qui agita longuement et fortement bien des humanistes italiens au XIVe et plus encore au XVe siècle quant à la définition de la vraie noblesse ». Sur le débat à propos de la vraie noblesse, cf. P. Gilli, La Noblesse du droit. Débats et controverses sur la culture juridique et le rôle des juristes dans l’Italie médiévale (XIIe-XVe siècle), Paris, 2003, ch. I : « De la noblesse militaire à la noblesse du droit », p. 30-67 ; Ph. Contamine, La noblesse au royaume de France de Philippe le Bel à Louis XII. Essai de synthèse, Paris, 1997, notamment § « Débats et controverses sur la noblesse », p. 298-305 ; T. Jorde, Cristoforo Landinos, De vera nobilitate. Ein Beitrag zur Nobilitas-Debatte im Quattrocento, Stuttgart et Leipzig, 1995 ; A. J. Vanderjagt, « Qui sa Vertu anoblist ». The concept of « noblesse » and « chose publicque », in Burgundian Political Thought, Groningue, 1981, notamment p. 181 : « La controversie de noblesse » ou p. 163 : « le débat de honneur » ; C. C. Willard, « The Concept of True Nobility at the Burgundian Court », Studies in the Renaissance, 14 (1967), p. 33-48. Le Songe du Vergier, vol. I, L. I, ch. CLIII, p. 307 et, quelques lignes plus loin : « L’en doit donques, quant a noblece, plus considerer lez euvres et lez vertus d’une personne que son lygnage ». Cf. également les chapitres CXLIX-CLIV, p. 294-314, notamment ch. CL, p. 296 : « La noblece dez parens et de lygnie, vint primierement de la noblece dez meurs et dez vertus, car, quant aucuns estoient bons et vertuelx, le pueple leur assegnet aucunes terres ou possessions, en signe et en remuneracion de leurs vertus […] ainssi, eulx qui sont descendus de ceulx vertuelx et mesmement qui ont continué lez vertus de leurs parens, puent estre diz et appellés nobles, de lygnie et de nativité ».

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de la noblesse-vertu trouve dans le cadre de la philosophie morale aristotélicienne le terreau pour une reformulation idéale de la nobilitas perfecta128. Les vertus de bienfaisance et libéralité, par essence, superposent la hiérarchie morale à la hiérarchie sociale. Pour l’auteur du remaniement de Raoul le Breton, la forme active de la bienfaisance est le signe d’excellence qui définit le puissant comme un modèle de vertu en même temps qu’une élite sociale : « Notandum est quod benefacere est signum excellentie129 ». Pour appuyer sa démonstration, il force le contraste : La seconde raison montre que le bienfaiteur fait une bonne œuvre parce qu’il a conféré purement un bienfait – ce qui est une bonne œuvre – et le recevoir est un signe de pusillanimité et d’imperfection. Or personne ne se complaît dans un état pusillanime ou défectueux130.

Ainsi s’opposent terme à terme la bienfaisance et la vertu face à la pusillanimité et l’imperfection. L’application sociale est implicite dans l’échelle hiérarchique. La bienfaisance et l’amitié lui sont un impératif moral131. La pratique de la bienfaisance atteste donc la valeur morale de ceux qu’à partir de Thomas on appelle les excellentiores dans les passages concernant la bienfaisance. Fautil y reconnaître l’influence du vocabulaire grec qui définit les aristocratoi dans la double acception des élites sociales et des plus vertueux des hommes ? La diffusion de ce vocabulaire est accélérée, on le sait, par la lecture non seulement de l’Éthique (L. VIII, ch. 10 et 11) mais surtout par celle de la Politique (L. III et IV) sur les différentes constitutions politiques. Dans les commentaires, superlatifs, comparatifs et adverbes attestent la supériorité absolue des bienfaiteurs : Les bienfaiteurs dépassent absolument les bénéficiaires en ce qui concerne l’acte de communication amicale ; c’est pourquoi dans l’acte d’aimer et dans les expressions de l’amitié, ils aiment par conséquent davantage. De là, donne comme raison première la vertu du plus grand, en supposant que l’agent est plus digne que le patient, comme on le trouve au troisième livre du De anima. Par

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Sur l’acception dantesque de la noblesse, cf. D. Consoli, « Nobiltà et nobile », in Enciclopedia Dantesca, t. 4, Rome, 1973, p. 58-62. Anon. [Radulphus Britonis ( ?)], Quaestiones in libro Ethicorum, L. VIII, fol. 64vb. Ibidem, fol. 64va-vb : « Secunda patet quia benefactor facit opus virtutis quia contulit simpliciter beneficium quod est opus virtutis. Alter habet benepati quod est signum parvificiente et defectus et nullus delectatur in statu parvo vel defectuoso ». Le mot vient de S. C. Jaeger, « L’amour des rois : structure sociale d’une forme de sensibilité aristocratique », Annales ESC, 3 (1991), p. 547-571, notamment p. 556 : « Il s’agit d’une autoconsécration et en même temps d’un impératif moral : l’aristocratie se définit comme détentrice de la vertu, il lui faut donc se montrer vertueuse. La capacité à se créer des amitiés et à les conserver était un signe de supériorité morale et de classe. Cette équivalence eut une grande influence sur la constitution des idéaux sociaux de l’aristocratie occidentale ».

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conséquent, dans la relation active et passive, celui qui œuvre et qui agit l’emporte en termes d’excellence132.

Finalement, la relation amicale qui lie les bienfaiteurs à leurs bénéficiaires reste fondamentalement pensée à partir d’une relation inégalitaire. Le dénivellement entre les deux amis doit être senti : « Amistié est en communicacion [...]. Et en ceste communicacion, le bienfaicteur est le plus excellent133 ». Au XVe siècle, Jean Versor systématise l’approche comparative lorsqu’il disserte sur les élites sociales : Il faut noter deuxièmement qu’aimer d’un amour d’amitié, comme il a été démontré au livre VIII, relève du mode le meilleur et le plus excellent, le mode du bienfaiteur, comme il le dit. Mais aimer d’un amour de concupiscence concerne plutôt le mode inférieur et défectueux, qui est celui du bénéficiaire, comme ici. Et parce qu’aimer d’un amour d’amitié est plus grand et plus rare qu’aimer d’un amour de concupiscence, donc etc134.

Le vocabulaire de l’excellence des grands permet donc de renvoyer autant à l’excellence sociale qu’à l’excellence morale. Si la pratique de la bienfaisance est, au plus haut point, le signe de l’excellence des puissants, l’amitié, quant à elle, contient la bienfaisance – et la bienveillance : amicitia virtualiter continet ipsas135. Les grands témoignent donc de leur vertu en pratiquant l’amitié. La question s’impose alors : qu’est-ce qui garantit le mieux l’ordre social, l’honneur ou le lien amical ? b. Vaut-il mieux être aimé ou honoré ? À partir d’un rapprochement anodin chez Aristote, les commentateurs épinglent le verbe honorari pour en faire un point majeur de leur questionnement136. Pourtant, la question n’est jamais formulée dans les termes où on l’attendrait, à savoir Utrum melius est amari quam honorari ? L’ensemble des traditions commentatrices opère le détour par deux autres questions pour 132

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Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 8, Et amatio, fol. 29ra : « Sed benefactores simpliciter excellunt beneficiatos circa actum communicationis amicitie, quare et in amare et in amicabilibus magis ergo amant. Huius rationis ponit primo virtutem maioris, supposito quod agens sit prestantius patiente, ut habetur tertio De anima. Et per consequens, in communicatione activi et passivi, superexcellit faciens et agens ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX ch. 9, p. 476, glose 17. Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum, L. IX, qu. 8, fol. 98vb : « Notandum secundo quod amare amore amicicie, ut patuit in octavo, pertinet ad meliorem et excellentiorem, cuius modi, ut dicit, est benefactor. Sed amare amore concupiscentie magis spectat ad inferiorem et defectuosiorem, cuius modi est beneficiatus, ut sic. Et quia amare amore amicicie est magis et rarius amare quam amare amore concupiscentie, igitur etc ». Ibidem, fol. 99ra. 1159 a 16. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. VIII, p. 310 « Amari autem, prope esse videtur ei quod est honorari ». Trad. J. Tricot, p. 404 : « Or être aimé et être honoré sont, semble-t-il, des notions très rapprochées ».

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aborder le problème. Premier détour : Utrum amare sit melius quam amari ?137 Deuxième détour : Utrum amari sit prope honorari ?138 Seul le remaniement de Raoul le Breton condense en une seule question les deux détours : Utrum melius sit amare quam amari et honorare quam honorari ?139 Cette gêne unanime des commentateurs n’est que partiellement levée par Guiral Ot qui, dans son commentaire continu, annonce, sinon une question, du moins un paragraphe : « Secundo incidenter comparat amari et honorari140 ». Incidenter, l’adverbe est insolite. La comparaison entre l’amitié et l’honneur est présentée comme accessoire, annexe, à la manière d’une « incise », là où, avouons-le, elle est décisive dans l’anthropologie des médiévaux. Pourquoi une telle pudeur ? C’est qu’en réalité la réponse ne va pas de soi. Il se pourrait même qu’elle aille à l’encontre de la position d’Aristote lui-même. Entrons plus avant dans la complexité de la quaestio pour déceler les mécanismes commentateurs mis en œuvre pour la résolution du problème. Apparemment, la réponse est simple, dans la ligne de la démonstration aristotélicienne : il vaut mieux être aimé qu’être honoré141. À l’époque médiévale, la chose est certaine. Être aimé est désirable en soi, per se, là où être honoré est désirable per accidens, d’une manière imparfaite, à cause de quelque honneur que l’on convoite142. Albert formule la même conclusion dans son deuxième commentaire de la fin des années 1260 : « Melius ergo est amari eo quod est honorari143 ». La variante est intéressante : il vaut mieux être aimé parce que, par là, on est aussi honoré. Dans la pensée d’Albert, amari contient honorari. Le fait d’être aimé est englobant du fait d’être honoré. Après Albert, tous les commentateurs reprennent la conclusion, en passant par Guiral Ot144 jusqu’à Jean Versor145 et Nicolas d’Orbellus146. 137

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Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 13, fol. 179vb. Ou bien selon la formulation d’Albert : « Utrum amicitiae sit magis amare quam amari », cf. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VIII, p. 623, § 731, l. 66-67. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VIII, p. 624, § 732, l. 15-16 : « Videtur quod non videantur prope esse amari et honorari ». Anon. [Radulphus Britonis (?)], Quaestiones in libro Ethicorum, L. VIII, fol. 60ra. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 9, Non propter ipsum, fol. 8vb. 1159 a 13-16 : « Multi autem videntur propter amorem honoris velle amari magis quam amare ; propter quod amatores adulationis multi. Superexcellens enim amicus adulator vel fingitur talis et magis quam amari. Amari autem prope esse videtur ei quod est honorari… » ; Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VIII, p. 626, § 736, l. 20-21. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Non propter se ipsum autem, p. 468, l. 40-46 : « Et dicit homines videntur desiderare honorem non propter ipsum honorem, sed per accidens. […] Multi enim gaudent, si honorentur a potentibus, non propter ipsum honorem, sed propter spem quam inde concipiunt… ». Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. VIII, Tract. II, cap. II, § 38, p. 533. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 9, Non propter ipsum, fol. 8vb : « Melius esse amari quam honorari et amicitia esse bonum eligibilius quam honor ». Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum, L. VIII, qu. 11, Conclusio prima, fol. 83vb : « Amari est melius quam honorari. Probatur quia amicicia est secundum se eligibilis […] honorare autem est bonum per accidens, igitur ».

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Pourtant, l’analyse plus approfondie de la structure des quaestiones démasque une autre réalité, cachée dans les propos d’Albert le Grand. La position d’Albert est en fait à l’opposé de celle d’Aristote. D’où les gênes et les maladresses. Pour Albert en effet, le fond de la pensée résiderait en la formule: melius est honorari quam amari formule qu’il s’interdit de prononcer tant elle contredit l’auctoritas aristotélicienne. Précisons. Dans un premier temps, Albert se demande s’il vaut mieux aimer ou être aimé, Utrum amicitie sit magis amare quam amari147. Il conclut sans grande difficulté que le propre de l’amitié réside dans l’acte d’aimer plus que dans le fait d’être aimé, l’agir l’emportant sur le subir148. Au cœur du raisonnement pourtant, en dernière phrase de la solution, pointe une affirmation, introduite timidement par la locution adverbiale « Nihil est inconveniens quod » : D’où il n’y a rien d’inconvenant à ce que les supérieurs soient plus parfaits dans l’ordre du bien et moins pourvus en lien amical149.

Apparemment anodin, le propos est en réalité explosif. S’il s’appuie, traditionnellement, sur le postulat d’une adéquation entre hiérarchie morale et hiérarchie sociale, les supérieurs – qui deviennent les excellentiores par la suite chez Thomas – sont dignes d’être aimés en vertu de leur perfection, de leur valeur morale et non pas en vertu du lien amical qui nous lierait à eux. Les supérieurs doivent donc être aimés en tant que supérieurs – c’est-à-dire en tant qu’hommes de bien – et non en tant qu’amis. La considération du bien en soi l’emporte sur la pratique de l’amitié. Placer le propos à cet endroit et non dans la question qui compare amitié et honneur, c’est, pour Albert, renverser le problème. Il ne s’agit plus de savoir s’il vaut mieux être aimé ou honoré, mais bien de définir quel est cet amour dont sont aimés les supérieurs en tant que supérieurs. La manœuvre est subtile, à la mesure de la position de fond du maître dominicain : les supérieurs doivent inspirer un amour de respect plus qu’ils ne doivent entrer dans des liens affectifs ou amicaux. Conformément à l’auctoritas aristotélicienne, Albert « récite » que, pour le supérieur, il vaut mieux être aimé qu’honoré, mais le jeu interstitiel entre les deux quaestiones et la manipulation des mécanismes de la quaestio permettent à Albert d’insinuer en réalité la conclusion opposée : pour le puissant, il vaut mieux être aimé d’un amour de respect qu’être aimé d’un amour d’amitié. Ce qui revient à dire : pour le puissant, il vaut mieux être honoré qu’être aimé. Dans une société où l’honneur et la hiérarchie jouent un rôle essentiel dans les rapports sociaux et les codes de 146

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Nicolaus d’Orbellus, Ethica, Colmar, BM, Fonds du Consistoire, 27 (1938), L. VIII, cap. 3, Altera autem, fol. 260va : « Melius tamen est amari quam honorari, quia amicitia secundum seipsam est eligibilis et homines gaudent in amari secundum seipsum ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VIII, p. 623, § 731, l. 66-67. Ibidem, p. 624, § 731, Ad quartum, l. 13-14 : « Virtus amicitiae in amare et non in amari ». Ibidem, Solutio, l. 4-6 : « Unde nihil est inconveniens quod superiores sint perfectiores in bono et minus habentes de vinculo amicitiae ».

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comportement, Albert a le souci de privilégier le respect de l’ordre établi et des codes de l’honneur par rapport à l’amitié et au lien affectif. La défense de l’ordre social importe plus, dans sa construction normative, que la pratique sociale de l’amitié. Sa conclusion concernant l’amitié du roi se situe exactement dans la même logique150. Thomas, qui suit en ce point son maître, ne dit pas autre chose, bien qu’il le dise différemment151: « C’est, en effet, le propre des grands à qui l’on doit honneur d’être plus aimés que d’aimer ». S’il reprend l’idée qu’il revient aux excellentiores d’être plus aimés que d’aimer, il sous-entend lui aussi qu’il s’agit d’un amour de respect au sein d’une relation où l’honneur est dû. Chez Thomas, ce qui doit être considéré et sauvé en premier lieu, c’est donc le principe de justice, rendre à chacun ce qui lui est dû, tel que l’atteste le verbe debetur. Plus qu’un choix électif, le témoignage rendu à l’honneur est un devoir. L’honneur relève du registre de la justice plus que de l’amitié. Pour Thomas, les grands doivent être aimés en tant qu’ils sont excellentiores, c’est-à-dire dignes d’honneurs car vertueux, et non en tant qu’ils sont nos amis. Chez les deux maîtres dominicains, le respect que l’on doit témoigner envers les puissants relève donc plus de l’honneur qui leur est dû que du lien d’amitié au sens strict. Cette forme de relation respectueuse est une garantie de l’ordre social et de sa reconnaissance. Les objections surgissent pourtant dès que l’on confronte la théorie à la réalité. Dans les faits, le problème majeur est celui de l’inadéquation entre l’honneur dû aux grands et leur vertu, là même où la noblesse devrait servir de référence et de modèle pour l’ensemble de la société152. C’est pourquoi le décalage entre honneur et vertu vient ruiner la construction normative qui impose d’aimer le supérieur d’un amour de respect. Aussi nos deux auteurs discutent-ils longuement sur ce décalage comme sur le contre-exemple qui vérifie la règle. Thomas s’attarde sur ce point. Il le sait, l’honneur relève du paraître et non pas de l’être. Dans un jeu de contrastes sémantiques, il réfléchit sur l’adéquation entre la visibilité que requiert l’honneur pour être attesté comme tel et l’authenticité de la vérité qui ne se phénoménalise pas, c’est-àdire qui ne se manifeste pas. L’honneur se vit fondamentalement sous le regard d’autrui. Comme l’écrit Claude Gauvard, « l’honneur n’existe que par le regard des autres. Porter honneur, c’est voir l’honneur153 ». Thomas joue sur 150 151

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Cf. infra, Ie Partie, chapitre IV : « Amitié et royauté ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Multi autem videntur, p. 468, l. 18-19 : « Pertinet enim ad excellentiores quibus debetur honor quod magis amentur quam ament ». A. J. Vanderjagt, « Qui sa Vertu anoblist », p. 243-244 : « Chascun doit estre aincoys vertueux que honnourez, car honneur est guerredon de vertu. […] noblesse et dignité est ung resplendissement a qui honneur et reverence est deue. Et ne doit estre donnee seulement que aux vertueux ». Cl. Gauvard, « De grace especial », p. 706. Cf. aussi J. Pitt-Rivers, Anthropologie de l’honneur. La mésaventure de Sichem, trad. de l’anglais J. Mer, Paris, 1997, p. 18 : « L’honneur est la valeur

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l’ambivalence de l’impersonnel videtur qui renvoie à la phénoménalité et à l’opinion : « Videntur dicere eos esse bonos154 ». Le regard d’autrui, c’est aussi le jugement, l’opinion qui se fonde sur la visibilité. Thomas n’est pas dupe et il entend démasquer l’illusion qui consiste à paraître vertueux pour mériter honneur : D’autres, en revanche, désirent être honorés par les hommes de bien – c’est-à-dire les vertueux – et par les hommes de savoir. Ils cherchent par là à affermir l’opinion qu’ils se font de leur valeur et ils se réjouissent ainsi d’être bons, comme s’ils accordaient crédit au jugement des prudhommes, qui dans la mesure où ils les honorent, ont l’air d’attester qu’ils sont bons155.

Ce que Thomas fustige, c’est la fragilité sur laquelle repose la fama. Est réputé vertueux, celui qui passe pour vertueux aux yeux des autres. Or, la vérité qu’il entend défendre ne dépend pas du regard des autres. La vérité n’est pas l’opinion ni le registre de la fama156. Thomas parle de judicium, d’opinio, de credentes, de videntur, autant de termes qui s’attachent au paraître plus qu’à la vérité de l’être. Walter Burley déploie le même registre sémantique pour approfondir les propos de Thomas : Il dit que beaucoup préfèrent être aimés plutôt qu’aimer. La raison en est qu’ils désirent être honorés ce qui revient aux meilleurs, qui doivent être aimés plus qu’ils n’aiment. Donc puisqu’être aimés plutôt qu’aimer convient surtout aux meilleurs qui sont dignes d’honneur, les amateurs d’honneurs désirent plus être aimés qu’aimer afin d’être ainsi reconnus comme les meilleurs et honorés comme des gens dignes d’honneur157.

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qu’une personne possède à ses propres yeux mais c’est aussi ce qu’elle vaut au regard de ceux qui constituent sa société. C’est le prix auquel elle s’estime, l’orgueil auquel elle prétend, en même temps que la confirmation de cette revendication par la reconnaissance sociale de son excellence et de son droit à la fierté ». Et il ajoute, p. 26 : « Puisque ce qui engage l’honneur d’un homme est fonction de l’idée qu’il se fait de l’intention d’autrui, tout est affaire d’interprétation ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Non propter se ipsum autem, p. 469, l. 55. Ibidem, p. 468-469, l. 50-55 : « Alii autem sunt qui appetunt honorari ab epiikibus, id est a virtuosis, et scientibus, quia per hoc appetunt firmare propriam opinionem de sua bonitate et ita per se gaudent de eo quod sunt boni, quasi hoc credentes judicio proborum qui hoc ipso quod eos honorant, videntur dicere eos esse bonos ». Cf. Cl. Gauvard, « La fama, une parole fondatrice », Médiévales, 24 (printemps 1993), p. 5-13. Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 2, Multi autem videntur, fol. 134ra : « Dicit quod multi magis volunt amari quam amare et causa huius est quia appetunt honorari, quia hoc pertinet ad excellentiores quibus debetur hoc, scilicet quod magis amentur quam ament. Unde, quia amari magis competit excellentibus qui sunt digni honore magis quam amare, ideo amatores honoris magis appetunt amari quam amare, ut per hoc credantur excellentiores et per hoc honorentur tanquam digni honore ».

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Le commentateur anglais dénonce l’ambition de ceux qui convoitent les honneurs dus à une dignité qu’ils ne possèdent pas. La manœuvre est doublement condamnable qui joint à la tromperie la convoitise. Plus grave encore est la confusion impliquée par les pratiques sociales et les codes de comportement dans la société médiévale entre l’être et l’apparaître : « Unusquisque desiderat esse bonus vel apparere bonus158 ». C’est dire à quel point la fama l’emporte sur la vérité dans les faits. L’ensemble des pratiques sociales de l’anthropologie médiévale fonctionne bien sur la phénoménalité de l’être plus que sur son authenticité. L’honneur relève de la fama plus que de la vérité philosophique telle que l’entend Thomas. Aussi, dans la relation sociale envers les élites de la hiérarchie, l’honneur l’emporte-t-il sur l’amitié ; son respect garantit le bon ordre établi plus que n’importe la relation amicale. c. L’amitié, parure de l’honneur Non moins complexe que l’aporie entre ordre social et amitié, celle entre honneur et amitié donne aux commentateurs plus de difficultés dans leur effort de conciliation. Les logiques de l’honneur et de l’amitié s’opposent autant que s’opposent entre elles l’auctoritas aristotélicienne et l’anthropologie d’une société à honneur telle que le fut la société médiévale. Les analyses théoriques qui traversent les commentaires sont bien souvent fondées sur une très lucide observation des réalités sociales qu’en hommes de leur temps, les penseurs connaissent bien. Dans la trame sémantique des développements, chacune des variations de vocabulaire fait sens. C’est ainsi que Thomas adopte une formule hautement significative pour tenter de réduire le nœud problématique entre honneur et amitié : Habere amicos. Le tour est subtil. L’auxiliaire éloquent. Jusqu’ici et ailleurs, tous les commentateurs, Thomas compris, parlent d’amitié en terme de vécu, d’expérience, d’état. Il s’agissait d’être ami, de vivre l’amitié, de « convivre » avec ses amis. L’emploi du verbe habere suggère qu’il est une modalité de la relation où les amis sont considérés comme des biens : Avoir des amis semble être un bien de tout premier rang parmi les biens extérieurs159.

Littéralement, l’ami est compté parmi les biens extérieurs. Le pluriel accentue la place de l’ami parmi les richesses accumulées, là où le singulier 158

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Ibidem. Le même principe fonctionne pour les non-nobles dont la renommée est constitutive de l’identité, cf. Cl. Gauvard, « La fama, une parole fondatrice », p. 11 : « Dans cette société du paraître, ces hommes n’existent que par les yeux des autres, et par conséquent, par la réputation qui leur est faite. Nous dirions qu’ils sont sans cesse en représentation, alors qu’en fait l’être et le paraître sont parfaitement confondus ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, In amari autem, p. 469, l. 58-59 : « Habere amicos videtur esse praecipuum inter exteriora bona ».

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aurait restitué à l’amitié toute sa valeur morale. Un bien extérieur dont l’acquisition est hautement désirable : Avoir des amis semble être, parmi les biens extérieurs, un bien de tout premier rang et au plus haut point désirable160.

Précieuse richesse donc, l’ami est le premier des biens extérieurs, ou plus précisément, « un bien de premier rang » : l’épithète renvoie avec ingéniosité au vocabulaire de l’honneur. Dans le paradoxe pointe une fine ironie : l’ami a la prééminence mais en tant qu’il est un bien que l’on acquiert ; à ce titre précisément, il n’est pas considéré en tant que personne. Au sens propre, l’ami est objectivisé plus qu’il n’est reconnu pour lui-même. Dérogeance au sacro-saint principe du gratia illius. Thomas n’est pas dupe. Dans le code du paraître, les amis sont nécessaires et comptent parmi les richesses indispensables à l’honneur. Pour le dire en d’autres termes, l’amitié est la parure de l’honneur. L’ami appartient à la panoplie nécessaire à l’honneur du grand. L’amitié est une des conditions de l’honneur. Pas d’honneur sans amis161. Avec Thomas, on se trouve ainsi autorisé à douter de l’authenticité de cette amitié. Les normes de comportements honorifiques l’emportent ainsi sur la considération de l’ami en tant que personne. Bien plus, dans la théorisation de l’amitié des puissants, c’est l’honneur qui détermine le comportement amical. Tout d’abord, ce qui caractérise hautement la noblesse et le comportement de l’honneur plus généralement, c’est la largesse162. Tous les commentateurs de l’Éthique, qui sont arrivés aux livres VIII et IX, ont préalablement commenté le livre IV où la vertu de libéralité, chère à Aristote, y est centrale qui enrichit de précisions conceptuelles la perception médiévale de la largesse nobiliaire. La libéralité est avant tout une vertu de l’esprit. Albert parle d’une certaine « libéralité de l’esprit » : « … procedit ex quadam animi liberalitate163 ». Dans la 160

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Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 2, Non propter se ipsum autem, fol. 134rb : « Habere amicos videtur esse praecipuum et desideratissimum inter bona exteriora ». Le phénomène est valable dans l’ensemble des aires géographiques considérées. L’étude des magnats italiens à la fin du Moyen Âge confirme ces conclusions, cf. Chr. Klapisch-Zuber, « Honneur de noble, renommée de puissant : la définition des magnats italiens (1280-1400) », Médiévales, 24 (printemps 1993), p. 93 : « La puissance d’une famille se mesure en effet autant au nombre des hommes qu’elle peut regrouper – qu’ils en partagent le sang ou fassent partie de la suite des serviteurs et d’hommes de main qu’elle peut utiliser dans l’étalage de son prestige et dans ses razzias ou ses violences. […] À Rome, les Statuts des Marchands définissent les “nobiles viri” comme ceux “qui induunt et habent familias” ». Ph. Contamine, La noblesse au royaume de France, p. 295 : « Plus que d’un autre, on attendait d’un noble […] la générosité, la largesse, la libéralité : c’est cette disposition d’esprit en effet qui le mettait à même d’accomplir de grandes choses pour sa propre renommée, pour son maître et souverain, pour le bien commun. Telle est la quatrième dimension de l’état de noblesse selon Chastellain : sans libéralité, “nul ne peut estre utile a la chose publicque ne parataindre a haute fin” (Œuvres t. VI, p. 417). À l’état de noblesse “appartient largesse et libéralité”, dit L’Imagination de vraie noblesse ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VIII, p. 680, § 807, Solutio, l. 67-69 : « Sed liberalitas

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ligne interprétative d’Albert, Henri de Frimare relie intimement la réflexion sur la bienfaisance à celle sur la libéralité. De manière assez exceptionnelle dans l’ensemble des commentaires, il parle de « bienfaisance libérale » : La bienfaisance libérale est ce par quoi quelqu’un, en vertu d’une libéralité de l’esprit et non pas en vertu d’un élan d’amitié, dispense gratuitement ses propres biens, non seulement à un ami mais aussi à un étranger164.

Ici, l’attitude de largesse est bien plus constitutive du comportement nobiliaire qu’elle n’est liée au comportement amical. Autrement dit, le grand ou le puissant est libéral envers tous et non pas seulement envers ses amis. Henri de Frimare ne confond donc pas la générosité nobiliaire avec la bienfaisance amicale, conséquence du lien affectif. La largesse nobiliaire relève du geste extérieur, là où la bienfaisance amicale est de l’ordre du sentiment intérieur et du domaine de l’intériorité165. Ce qui prime dans l’attitude et le code honorifique, c’est la dépense généreuse, car la libéralité est en réalité un moyen de puissance, un signe de l’influence. Si Aristote condamnait le gaspillage, l’éthique chevaleresque en fait une vertu et la libéralité, ainsi entendue, n’a pas toujours conservé la juste mesure des définitions aristotéliciennes. Guiral Ot, dans un bref notandum, le souligne : Il faut noter que les hommes ont généralement plus tendance à donner qu’à recevoir, aussi sont-ils continuellement en manque. Or il semble que l’émission d’argent soit une certaine perte de l’être-même, comme si la vie humaine tenait son existence de l’argent, comme on l’a dit plus haut au livre IV, au traité sur la libéralité. C’est absolument ce que dit le Seigneur : ‘Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir’ (Act. XX) [Act. 20, 35]166.

Le franciscain ironise sur la conséquence de la dite libéralité chevaleresque : Continue deficiunt. Il est vrai, les grands sont toujours à cours d’argent !

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non respicit aliquam communicationem, sed datio ipsius procedit ex quadam animi liberalitate ». Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, L. IX, Benefactores autem, § Simul autem, fol. 294rb : « Beneficientia liberalis est qua aliquis ex liberalitate animi et non ex affectione amicicie sua bona gratis communicat, non tantum amico sed etiam extraneo ». Ibidem : « Dicendum quod beneficientia ut hic de ea loquitur Philosophus est amicicie, non autem liberalitatis. Cuius ratio est amicicie enim duplex actus consequitur. Primus consistit in interiori affectione qui est bonum velle amico. Et secundum istum actum benivolentia consequitur amicitiam secundum quod consistit in exteriori communicatione amicabili, qui est benefacere amico bona sua sibi amicabiliter communicando. Et istum consequitur beneficientia… » Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 8, Epycharus, fol. 27va : « Notandum etiam quod (...) communiter homines appetunt magis dare quam recipere, ita (quia cod.) continue deficiunt. Videtur autem quod pecuniarum emissio sit perditio quedam ipsius esse, tamquam existente humana vita per pecunias, ut supra libro quarto tractatu de liberalitate. Quod autem simpliciter Beatius sit dare magis quam accipere, dicit Dominus (Act. XX) ».

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C’est l’engrenage même du mode de vie nobiliaire avec son train de vie dispendieux qui implique la constante impécuniosité des nobiles167. De la largesse découle un autre point de l’éthique nobiliaire : la non-réciprocité. Au sein des relations interpersonnelles, le code de l’honneur impose, tacitement, un dégagement complet de tout retour et surtout un refus de toute attitude débitrice. Qu’il n’y ait pas d’intéressement en amitié, on ne saurait en douter, Aristote l’enseigne. En revanche, le non-retour dont il s’agit ici relève de l’orgueil nobiliaire qui entend donner sans accepter de recevoir168. La nonréciprocité, contraire en un sens à la définition aristotélicienne de l’amitié, relève de l’honneur de celui qui aide. S’avouer dans la nécessité de faire appel à ses amis est une atteinte à l’image de marque. L’honneur exige plutôt une surenchère de la générosité pour éviter d’être le débiteur d’autrui. Que l’ami demeure l’obligé169. Tout intéressement prend immédiatement la couleur de la cupidité. Par la pratique de la largesse et de la libéralité, sans retour, l’éthique nobiliaire rejoint l’idéal de la magnanimité170. Nicole Oresme le formule : « Le liberal n’est pas demandant ne requerant171 ». Une construction du comportement honnête est pensée en harmonie avec le code de l’honneur. En ce sens, honnêteté et honneur relèvent d’une même éthique de l’excellence où la bien-

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L’exemple de Gilles de Rais que décrit Philippe Contamine est révélateur au plus haut point de la constante impécuniosité des nobles, cf. Ph. Contamine, La noblesse au royaume de France, p. 126-127 : « Gilles de Rais avait un train de vie d’un luxe assez extravagant […] une activité de mécène : à grands frais, sans aucun souci d’économie, il finançait des jeux, des farces, des morisques, des mystères ». Bref, « il n’en voulait jamais ouïr compte ni raison ni savoir même comment et en quel usages se distribuaient ses deniers, car il ne s’inquiétait nullement comment il en allait, pourvu qu’il eust toujours de l’argent a follement despenser », d’après Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, vol. 2, col. 1338, Paris, 1744, réimpr. 1974. Gualterus Burley, Expositio, L. IX, Tract. III, cap. 2, fol. 154rb : « Homo debet benefacere amico suo, et maxime quando est in necessitate et non requirit auxilium ab amico », « L’homme doit faire du bien à son ami, surtout quand celui-ci est dans la nécessité et qu’il ne demande pas d’aide à son ami ». Claude Moussy explique comment l’amitié, en ce sens, est à la base de l’influence sociale et politique, cf. Cl. Moussy, Gratia et sa famille, Paris, 1966, p. 359-360 : « L’obligé est à strictement parler celui qui est beneficio obligatus, beneficio obstrictus ou encore beneficio devinctus, c’est-à-dire celui qui est “lié”, “enchaîné” par le bienfait reçu, et qui est tenu, selon le protocole de la bienfaisance, de payer le bienfaiteur de retour par des officia. Plus un personnage compte d’obligés, et plus nombreux sont les officia qu’il est en droit d’attendre pour l’appuyer dans son action politique, plus importants par conséquent sont ses “moyens de puissance”, son “influence”, réalités que le mot gratia désigne concurremment avec d’autres termes, tels que par exemple, auctoritas et potentia ». Cf. R.-A. Gauthier, Magnanimité. L’idéal de la grandeur dans la philosophie païenne et dans la théologie chrétienne, Paris, 1951, passim. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 15, p. 493, glose 17 : « Nul ne se doit ingere pour prendre ; car, si come il fu dit ou tiers chapitre du quart, le liberal n’est pas demandant ne requerant ».

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séance nobiliaire s’ajuste aux règles tacites du bon comportement172. Ainsi le code de l’honneur marque profondément les relations amicales. Au sein des commentaires sur l’Éthique s’articulent l’éthique aristotélicienne, filtrée d’une lecture chrétienne, et la culture nobiliaire de la société médiévale. d. Amis ou dépendants ? L’amitié des puissants est donc une réalité bien ambiguë, les commentateurs le laissent entendre au tournant de chaque phrase. Finalement, dans cette amitié, l’égalité n’est jamais acquise. Il y a toujours dissymétrie entre les deux amis. Tel le veut le code de l’honneur. Tel le veut le lien féodo-vassalique. La difficulté d’une amitié des puissants est réfléchie par les commentateurs dans le cadre de la notion de bienfaisance et surtout de celle de beneficium. Nous sommes au septième mouvement du livre IX. La question décisive est posée dans l’explication du texte aristotélicien173 : « Les bienfaiteurs doivent-ils plus aimer leurs bénéficiaires que l’inverse ?174 » Parce que l’on parle de bienfaisance amicale, la question a du sens : il semble qu’il faille déterminer quelles sont les exigences d’une amitié entre bienfaiteur et bénéficiaire. Or la question recèle une portée bien plus large. Il s’agit de circonscrire la nature du lien qui unit le bienfaiteur à son bénéficiaire. Au cours du développement de la question, un point, dont l’allure d’exemple n’éveille pas au premier abord l’attention, s’avère hautement révélateur après analyse. En effet, dans l’effort pour qualifier la relation qui unit le bienfaiteur à son bénéficiaire, Aristote prenait l’exemple du rapport entre l’artiste et son œuvre175. Guiral Ot, pourtant, ne manque pas de noter : Le bénéficiaire dont il a été question ne relève pas de sa propre juridiction mais de celle d’un autre, c’est-à-dire de son bienfaiteur, comme sa chose et son bien176. 172

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Cl. Gauvard, « Honneur », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 688 : « Pour être honorable, il faut que l’individu soit d’”honnête conversation”. L’honnêteté n’a pas exactement une connotation morale, mais se réfère au suivi des règles établies, en particulier dans le domaine sexuel. […] Le rapprochement des deux termes très fréquent pour désigner un bon comportement implique bien un jugement qui signe la bonne conduite ». 1167 b 16. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. VIII, p. 333 : « Benefactores autem beneficiatos videntur magis amare quam bene pacientes, operantes ». Traduction de J. Tricot, p. 451 : « Les bienfaiteurs aiment ceux auxquels ils ont fait du bien, semble-t-il plus que ceux auxquels on a fait du bien n’aiment ceux qui leur en ont fait ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 6, fol. 197ra : « Queritur sexto utrum benefactores debeant magis amare beneficiatos quam econtra ». 1167 b 34-35. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. VIII, p. 333 : « … quod in artificibus accidit. Omnis enim proprium opus diligit magis quam diligatur utique ab opere, animato facto ». Traduction de J. Tricot, p. 452 : « En fait, le cas est exactement le même chez les artistes : ils ont tous plus d’amour pour l’œuvre de leurs mains qu’ils n’en recevraient de celleci si elle devenait animée ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 8, Simul autem, fol. 28rb : « Beneficiatus ut sic non est sui juris sed est juris alieni scilicet benefactoris sui tanquam res eius et bonum eius ».

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Par le beneficium qui lui est donné, le bénéficiaire devient littéralement «la chose et le bien » de son bienfaiteur. Les mots sont forts : tanquam res eius et bonum eius. L’octroi d’un bénéfice crée une dépendance du bénéficiaire envers son bienfaiteur. La bienfaisance ainsi comprise est une création d’hommes. Et Guiral Ot enchaîne sur des considérations juridiques à propos de ce lien de dépendance. Le bienfaiteur n’est lié à personne. Il est indépendant et libre de tout lien juridique. Sa seule attache est de l’ordre du devoir moral177. Le bénéficiaire, en revanche, dépend du droit de son bienfaiteur. Comment ne pas lire dans ces quelques considérations l’arrière-fond structurel d’une société féodale où les liens féodo-vassaliques sont fondés sur l’hommage, la fidélité et l’investiture178 ? Même si les éléments égalitaires sont présents dans le rite, par l’hommage, le vassal devient l’homme de son seigneur et entre d’une certaine manière dans sa dépendance179. Une dépendance qui abaisse : La réception d’un bienfait abaisse l’homme qui le reçoit par rapport au donateur. Il est réduit à la servitude à l’égard du donateur, par l’obligation qu’il contracte envers lui180.

La réception du bénéfice oblige, qui pourrait peut-être relever de la pratique du don/contre-don, engageant celui qui reçoit à servir, voire à s’asservir181. Elle implique une entrée au service du bienfaiteur. Or, le supérieur est d’une certaine manière lié par la nécessité d’avoir des dépendants qui le reconnaissent comme tel. Le principe féodal, on le sait, fonctionne tant dans la société laïque des grands que dans la société ecclésiastique avec le même sys177

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Ibidem : « Est autem sciendum quod ideo benefactor habet bonum in beneficiato et non e converso, quia ex debito et ex jure morali, benefactor ut sic est sui juris et non alieni ». Cf. J. Le Goff, « Les gestes symboliques dans la vie sociale, les gestes de vassalité » in Simboli e Simbologia nell’alto Medioevo. Settimane du studio del centro italiano di studi sull’alto medioevo, 23, Spolète, 1976, p. 679-788, repris sous le titre « Le rituel symbolique de la vassalité », dans Un autre Moyen Âge, Paris, 1999, p. 333-399. Cf. également Mittellateinisches Wörterbuch, München, 1967, § VI, « In re feodali », p. 1438-1442 : « A. proprie 1. cessio jure feodali facta ; 2. cessio in feodum ; B. meton. i.q. feodum. 1. de rebus immobilibus […] 2. de honoribus (fere una cum bonis) […] C. translate i.q. possessio jure feodali data vel accepta, status feodalis ». Sur l’acception féodo-vassalique du terme homo, cf. J. Le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », p. 351 : « N’oublions pas que, dans une société où longtemps l’homme est peu de chose face au dominus, le seigneur terrestre n’étant que l’image et le représentant du Seigneur céleste, le terme marque la subordination, avec, aux deux bouts de l’échelle sociale des homines, les sens spécialisés de vassal d’un côté, de serf de l’autre ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 8, Epycharus, fol. 27va : « Receptio beneficii hominem recipientem humiliat donanti et in eius servitutem ipsum redigit obligans eum danti ». La traduction de humiliare est délicate. Il est un peu excessif de traduire par « humilier » mais l’idée d’une soumission est très forte. Lorsqu’il évoque l’immixtio manuum, geste constitutif de l’hominium, hommage, Jacques Le Goff est réservé sur l’emploi de la notion d’humiliation, il préfère parler de « signe de déférence ou d’infériorité », cf. J. Le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », p. 350 : « Dans le geste, si l’on regarde du côté du vassal, il y a, sinon humiliation, du moins signe de déférence et d’infériorité, par le simple geste ‘manus alicui dare’ ». J. Le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », p. 352.

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tème bénéficial. Les magnats ont besoin de clientèles, véritable faire-valoir à la mesure de leur prestige. D’où les distributions de pensions. Être « puissants d’amis » et contourner le pouvoir ou la justice en usant des solidarités relève des codes de l’honneur182. Que Guiral Ot ait tout cela en tête, nous pourrions le supposer : c’est le modèle du rituel féodo-vassalique qui pourrait l’autoriser à penser la relation en termes d’une « hiérarchie d’égaux » où égalité et inégalité peuvent coexister sans contradiction. Un indice iconographique dans un des manuscrits enluminés de Nicole Oresme confirme cette interprétation. Le manuscrit Paris, BnF, fr. 541 qui contient la traduction glosée de l’Éthique par Nicole Oresme ouvre le livre VIII, au folio 143, par une miniature représentant les trois formes d’amitié entre personnes inégales : Amitie entre prince et subge ; amitie entre parens ; amitie entre mariez183. La mise en scène de l’amitié entre le roi et son sujet atteste bien la configuration mentale qui conditionne, au Moyen Âge, la relation décrite par Aristote : le roi, couronné et drapé de son magnifique manteau royal, bleu fleurdelysé, est debout et se penche légèrement pour recevoir l’hommage de son sujet, lequel, un genou en terre, place sa main droite entre celles du roi. La scène est à l’évidence celle de l’immixtio manuum, acte constitutif de l’hommage, première phase de l’entrée en vassalité. Elle est intitulée : Amitie entre prince et subge. Indéniablement, au XIVe siècle, l’amitié entre inégaux est encore foncièrement lue comme une relation féodo-vassalique. En filigrane du discours des commentateurs, ce qui meut l’acculturation du concept d’amicitia, ce sont bien les stratégies sociales184. Dans l’articulation du lien social et du lien amical, la bienfaisance joue un rôle d’harmonisation. L’amitié vécue par les élites nobiliaires et les puissants de la société médiévale des XIIIe et XVe siècles reste déterminée par les exigences 182

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Cf. Cl. Gauvard, « Entre justice et vengeance : le meurtre de Guillaume de Flavy et l’honneur des nobles dans le royaume de France au milieu du XVe siècle », dans Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, éd. J. Paviot et J. Verger, Paris, 2000, p. 291-311, notamment p. 311. A. D. Menut, « Introduction », dans Nicole Oresme, Le livre de Ethiques d’Aristote, p. 50. Le manuscrit est réalisé en 1441, comme l’indique le fol. 206r : « Achevé d’escrire le iiiie jour de may, M.CCCC.XLI ». Son possesseur est un conseiller et chambellan du roi, fol. 206r : « Cest livre de ethiques est de messire Bertran de Beauvau, seigneur de Precigny, conseiller et chambellan du roy nre sgr. Et le acheta a Paris le xviii jour de may lan mil CCCC quarante sept ». L’enluminure de ce manuscrit de 1441 pourrait bien être inspirée d’une autre représentation de « l’Amistié entre prince et subjez », sur fond de fleur de lys, qui se trouve dans le manuscrit Den Haag, Rijksmuseum Meermanno-Westreenianum, 10. D. 1, fol. 150r, réalisé en 1376. Pour un commentaire de la représentation, cf. C. R. Sherman, Imaging Aristotle. Verbal and Visual Representation in Fourteenth-Century France, Berkeley-Los Angeles-London, 1995, p. 150 : « The scene of the king receiving homage clearly conveys the superior authority of the prince. Similar to the depiction of the virtuous clerics of the upper register, the representation of a medieval ceremony translates Aristole’s concepts to familiar, contemporary contexts. Especially telling are the upright position of the king, identified by the crown, the kneeling posture of the fashionably clad subject and the hand gestures ».

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de l’honneur. L’égalité n’y est pas pratiquée. Le dénivelé est toujours maintenu au sein de la relation. C’est la relation féodo-vassalique qui permet de comprendre l’amitié entre inégaux, lien de dépendance d’homme à homme qui n’exclut pas le lien affectif. L’honneur l’emporte en définitive sur l’amitié, le lien social sur le lien amical, celui-ci confortant celui-là. Entre amitié et honneur, les commentateurs de l’Éthique travaillent à dépasser l’aporie en replaçant l’enseignement de l’Éthique à Nicomaque dans le cadre structurel de leur temps. Ils s’appuient sur les réalités sociales qui sont les leurs pour essayer de comprendre les concepts aristotéliciens et, inversement, ils jugent des pratiques sociales à l’aune de leur assimilation d’Aristote. Au sein du commentaire, l’essentiel de l’acculturation de l’amicitia se joue en un siècle, de 1250 à 1350 environ, d’Albert le Grand à Buridan. À l’issue de ce travail, le concept d’amicitia en sort transformé. Le commentaire est l’atelier de cette transformation dont nous essayons de suivre, pas à pas, les progrès. L’acculturation ne se traque pas et il faut excuser le caractère quasi chimique de l’observation et des analyses là où les médiévaux affrontent leur auctoritas en un seul élan, quoiqu’en des rapports complexes. Ce qui est contraignant dans l’assimilation d’une auctoritas, ce n’est pas, quoi qu’on dise, l’auctoritas elle-même dont les commentateurs savent désamorcer ou contourner les impasses, modeler le profil par leurs manipulations et leurs silences. L’auctoritas de l’Éthique n’a rien d’un carcan pour l’intelligence des médiévaux. Ce n’est pas non plus le genre du commentaire dont ils maîtrisent les ressorts et dont ils exploitent magistralement les mécanismes des quaestiones. Ce qui est contraignant plus que tout, c’est l’idéal herméneutique qui vise, coûte que coûte, la conciliation. La contradiction est intolérable. Il faut la réduire ou la dépasser. Le commentaire ne peut se satisfaire d’explications contradictoires qui laissent subsister les apories. Nous croyons avoir retracé ce long et laborieux effort de conciliation qui s’avère à terme le puissant moteur des métamorphoses de l’amicitia.

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CHAPITRE IV

AMITIÉ ET ROYAUTÉ : MISE EN FORME D’UN MATÉRIAU ÉPARS

Le roi peut-il avoir des amis ? Parce qu’elle est centrale dans l’arsenal normatif des théoriciens médiévaux, la question de l’amitié du roi court au fil des folios, souterraine mais toujours présente, pour rejaillir lors de la discussion sur l’amitié entre personnes inégales. Irriguant le réseau des réflexions sur l’amicitia, elle disparaît par endroits pour reparaître plus loin dans une résurgence occasionnée par le texte aristotélicien. Professeurs – mendiants et universitaires –, clercs du roi ou hommes de cour, tous les commentateurs dissertent sur l’amitié du roi et les livres VIII et IX fournissent nombre d’éléments fertiles pour la théorie politique des derniers siècles de l’époque médiévale. Pourtant, quand il écrivait au IVe siècle avant J.-C., Aristote n’avait pas pour dessein de traiter l’amitié du roi en un exposé méthodique et réglé. La royauté, rappelons-le, n’était qu’une des six formes de gouvernement dans la classification aristotélicienne. À la fin du Moyen Âge, en revanche, une relecture polarisante révèle les préoccupations de fond des commentateurs qui se concentrent sur la figure royale et sur la question monarchique. D’Albert le Grand à Nicole Oresme, la question accumule, au cours de son trajet, une série de matériaux inédits et traverse divers terrains contextuels, tant théoriques que pratiques. D’un commentaire à l’autre, la question de l’amitié du roi évolue de manière patente : de 1250 à 1370, les positions s’inversent. Pour Albert le Grand, le roi ne doit pas avoir d’amis. Pour Nicole Oresme, un siècle après, il est de la plus haute nécessité que le roi ait des amis. Remaniement de l’auctoritas et interprétation doctrinale aux issues extrêmes, tel est le constat de l’historien qui fait travailler les commentaires entre eux, en les resituant dans les progrès de la théorie politique du XIIIe au XVe siècle.

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1. LES DANGERS DE L’AMITIÉ ROYALE : LA POSITION ALBERTINIENNE AU XIIIe SIÈCLE

a. La familiarité affaiblit la sacralité Première version : Albert le Grand Albert le Grand adopte, envers l’amitié royale, une attitude très réservée. La thématique de l’amitié royale ne fait, dans les deux commentaires d’Albert, l’objet d’aucune question explicitement formulée ; de même, ce serait en vain qu’on y chercherait quelque exposé en bonne et due forme. C’est qu’en toute rigueur, la lettre aristotélicienne, qui se résume à un mot, rex, n’autorise pas un développement à part entière du sujet1. Pourtant, au septième mouvement du livre VIII, au lemme Altera autem, des éléments apparaissent à l’occasion de la réflexion sur la distance entre les amis. La sixième des huit questions de ce mouvement en témoigne : Sexto videtur quod distantia non solvat amicitiam2. Derrière la question, apparemment anodine, sourd toute une réflexion sur la position royale dans l’édifice hiérarchique. Ainsi débusque-t-on la position très tranchée d’Albert, à la fin de la Solutio : Il faut dire qu’une trop grande distance en termes de dignité dissout l’amitié en ce qu’elle empêche l’acte même d’amitié qui consiste à vivre ensemble et à œuvrer ensemble. En effet, il ne convient pas que des personnes éminentes, établies dans de hautes charges, vivent en commun avec les autres, et ce, afin d’éviter l’affaiblissement de l’autorité du gouvernement, car la familiarité engendre le mépris, et cela en viendrait à nuire à la chose publique3.

S’il ne nomme pas directement la figure du roi, Albert ne raisonne pas moins sur les plus hautes sphères du pouvoir : personas excellentes, in praelatiis constitutae, rei publicae. L’expression auctoritas regiminis, « l’autorité d’un gouvernement », semblerait directement renvoyer à l’autorité royale elle-même tant la racine du verbe rego, formée à partir du substantif rex, le suggère. Ne nous laissons donc pas abuser : derrière les excellentes personas, quae sunt in

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1159 a 1. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. VII, p. 308-309 : « Manifestum autem et in regibus ; non enim dignificant esse amici qui multum defectiores, neque optimis vel sapientissimis, qui nullo digni ». Traduction de J. Tricot, Éthique à Nicomaque, p. 403 : « Mais on le voit aussi quand il s’agit des rois : en ce qui les concerne, les hommes d’une situation par trop inférieure ne peuvent non plus prétendre à leur amitié, pas plus d’ailleurs que les gens dépourvus de tout mérite ne songent à se lier avec les hommes les plus distingués par leur excellence ou leur sagesse ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 621, § 727, l. 1-2. Ibidem, l. 36-43 : « Dicendum quod nimia distantia secundum dignitatem solvit amicitiam ex eo quod impedit actum amicitiae, qui est convivere et cooperari ad invicem. Excellentes enim personas, quae sunt in praelatiis constitutae, non convenit convivere aliis, ne per hoc enervetur auctoritas regiminis, quia familiaritas parit contemptum, et hoc cederet in nocumentum rei publicae ».

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praelatiis constitutae, il faut voir le roi4. L’argumentation que mène Albert, dans ce passage, sur la question de l’amitié du roi, est brève et concise. L’amitié n’existe pas quand la distance sociale est trop grande entre deux individus. Le constat d’Albert renvoie non seulement à une impossibilité pratique (pas d’amitié car pas de fréquentation), mais surtout à une inconvenance politique : l’amitié envers les grands diminuerait leur respectabilité en engendrant le mépris. Appliqué au roi, l’axiome fait sens : l’amitié affaiblirait l’autorité royale. Regardons pourtant de plus près. Le raisonnement d’Albert se déploie, en réalité, autour d’un glissement de notion : l’amitié semble glisser vers la familiarité, d’un glissement par dégradation. L’enchaînement de deux subordonnées permet à l’auteur de parer aux objections. La proposition circonstantielle de but, « ne per hoc enervetur auctoritas regiminis », est dense en son vocabulaire. Albert choisit ses mots : enervare, formé à partir de nervus, se traduit par la notion d’affaiblissement mais recouvre surtout l’idée d’un é-puisement de vigueur. Anémie ou é-nervement au sens premier du terme. L’affaiblissement de l’autorité politique dont il s’agit ici se présente comme le résultat d’une exhaustion dont la pompe réside précisément dans la familiarité amicale. C’est ce que montre la seconde subordonnée, causale : « ...quia familiaritas parit contemptum ». La familiarité suscite le mépris, elle l’engendre. Albert est donc subtilement passé de la convivialité amicale, cœur de l’amitié aristotélicienne, à la familiarité, suggérant par là que toute fréquentation amicale se dégraderait inéluctablement en familiarité. L’emploi du terme familiaritas est très rare chez Albert et par la suite, dans l’ensemble des commentaires sur l’Éthique. C’est que le mot n’a pas la noblesse du terme amicitia. L’acception scolastique de la notion de familiarité ne recouvre pas exactement le sens technique du terme tel qu’il est employé dans l’entourage des grands5. Dans les commentai4

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Ce qui nous intéresse ici est la figure royale, mais nous veillons à ne pas exclure, derrière les mots d’Albert, l’autre sommet, ecclésial celui-là, de la papauté ou de l’épiscopat. Sur la notion très précise de familiarité, cf. l’étude de Pierre Jugie, « Les familiae cardinalices et leur organisation interne au temps de la papauté d’Avignon : esquisse d’un bilan », dans Aux origines de l’État moderne : le fonctionnement administratif de la papauté d’Avignon, Rome, 1990, p. 41-59, notamment p. 46 : « § Définition d’une familia cardinalice au XIVe siècle » où l’auteur définit la familia cardinalice au XIVe siècle comme « l’ensemble des personnes, ecclésiastiques ou laïques que le cardinal – par la délivrance d’une lettre patente de familiarité, au moins pour les clercs – retenait à son service personnel et auxquelles il assurait le logement sous son propre toit (dans sa ou ses livrées), la nourriture, une rétribution régulière directe (« salaire »), et indirecte (obtention de bénéfices ecclésiastiques), une part de vêtement (essentiellement la livrée) et des gratifications diverses (cadeaux, dons, ...) ». Cf. également Id., « Le cardinal Gui de Boulogne (1316-1373) : biographie et étude d’une “familia” cardinalice », Positions des thèses de l’École Nationale des Chartes, Paris, 1986, p. 83-92, notamment p. 90. Pour la première moitié du XIIIe siècle, cf. A. Paravicini Bagliani, Cardinali di curia e « familiae » cardinalizie dal 1227 al 1254, Padoue, 1972, 2 vol., notamment p. 452 où pour Agostino Paravicini Bagliani, la familia est « l’ensemble de toutes les personnes qui se trouvent au service d’un cardinal, pendant une légation ou non, qu’elles soient laïques ou ecclésiastiques, chapelains ou serviteurs ». Pour une

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res, la familiarité est un avatar dégradé de la convivialité. Pour Albert, si la familiarité engendre le mépris, c’est bien que la fréquentation amicale a dégénéré en une privauté trop libre et cette liberté, s’autorisant d’une intimité affective entre les personnes, s’affranchit du respect dû aux convenances sociales6. Concernant la personne royale, le danger est alors grand, car il y va de l’autorité monarchique elle-même et de la majesté du roi. La position doctrinale d’Albert s’appuie sur l’idée décisive de majestas. Récemment construite par les inquisiteurs du XIIIe siècle férus de droit romain, la notion est volontiers reprise par les théoriciens politiques et les officiers royaux dans le domaine de l’État. Drapés de majesté et séparés du reste des hommes, les rois de France, d’Angleterre mais aussi l’Empereur germanique, relèvent du sacré7. D’évidence, la

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acception plus classique de la notion de familiaritas dans la littérature romaine, cf., à titre de comparaison, J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1972, § « Familiaritas », p. 68-71, notamment p. 68 : « Familiaritas apparaît assez souvent comme un équivalent approximatif de amicitia et sa présence dans les textes semble alors surtout due à la volonté d’éviter une répétition malencontreuse » et plus loin : « Le familiaris, c’est celui qui fait partie de la familia, c’est-à-dire d’une façon générale de ceux qui vivent dans l’entourage immédiat du maître de maison. Pourtant, dans la terminologie politique en particulier, familiaritas semble s’être dégagé rapidement de ce qu’il pouvait comporter de quelque peu péjoratif et s’être appliqué essentiellement à ceux des amici qui vivaient dans l’entourage immédiat de leur patronus et pouvaient ainsi paraître faire partie de sa familia. [...] Ce qui caractérise ainsi la familiaritas, c’est la fréquence des relations. [...] Aussi trouvons-nous fréquemment le mot associé à l’adjectif intimus qui en marque plus fortement la nuance ». La privauté dite privanza dans la Castille médiévale est l’objet de la littérature sapientiale adressée au roi, cf. F. Foronda, La privanza ou le régime de la faveur. Autorité monarchique et puissance aristocratique en Castille. XIIIe-XVe siècle, Thèse de doctorat d’Histoire à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2003, p. 53. L’auteur ajoute : « Rareté et distance telle est la formule, selon Aristote, censée protéger le roi et son autorité contre tout mépris ». cf. infra, n. 140, p. 198. Depuis l’étude monumentale d’Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Princeton, 1957, trad. fr. Paris, 1989, l’histoire des théories politiques et des représentations du pouvoir a beaucoup travaillé la notion de majesté. Cf. notamment les travaux suivants : Y. Thomas, « L’institution de la majesté », Revue de Synthèse, 112 (1991), p. 331-386 ; J. Chiffoleau, « Sur le crime de majesté médiéval », dans Genèse de l’État moderne en Méditerranée, Rome, 1993, p. 183-213 ; Id., « Majesté », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 869871 ; La royauté sacrée dans le monde chrétien. Colloque de Royaumont, mars 1989, éd. A. Boureau et C. S. Ingerflom, Paris, 1992 ; J. Krynen, Idéal du Prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380-1440). Étude de la littérature politique du temps, Paris, 1981 ; Id., « Souveraineté », Dictionnaire du Moyen Âge, p. 1349-1351. Voir également les propos de Bernard Guenée, Un meurtre, une société. L’assassinat du duc d’Orléans. 23 novembre 1407, Paris, 1992, p. 51 : « L’essentiel dans cette société d’apparences, est de bien faire voir sa majesté. Naturellement, le roi passe toute une partie de sa vie en privé à manger ou s’ébattre comme un simple mortel. Mais il est capital de “montrer le roi” (regem ostendere). […] L’important est d’éviter toute familiarité, de marquer les distances, de respecter un protocole déjà bien développé, d’assurer une belle “representacion” du prince, bref, de bien montrer le roi “en estat royal”, “en sa majesté royale” ». Pour quelques applications pratiques de l’idéologie élaborée, cf. B. Guenée, Les Entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris, 1968 ; S. Hanley, Le « lit de justice » des rois de France. L’idéologie constitutionnelle dans la légende, le rituel et le discours, Princeton, 1983, trad. fr., Paris, 1991, chapitre I, p. 25-45 ; J.-M. Moeglin, « Henri VII et l’honneur de la majesté impériale.

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familiarité ruinait cette image d’un prince isolé, trônant en majesté au sommet de la policie. Comme le résume Jacques Krynen, « la majesté ne tolère pas l’humanisation de la personne royale8 ». Pour finir, Albert insiste sur la nuisance que représente un roi affaibli – en l’occurrence par la familiarité – pour la chose publique et le bien commun, « Hoc cederet in nocumentum rei publicae ». Bilan : quoique vertueuse, l’amitié reste trop proche de la familiarité et ne risque que trop d’y glisser à tout instant. Son instabilité déclenche la suspicion d’Albert. Donc pas d’amitié pour le roi. Le maître est ferme. Dans la même question, au détour d’une réfutation du deuxième argument préliminaire, Albert précise sa conception de l’amitié royale. Deuxièmement, il faut dire que les rois se réservent pour eux-mêmes des amis utiles et agréables, comme il l’a dit plus haut, mais, si l’on considère l’amitié dans sa perfection, il ne leur convient pas d’avoir des amis et surtout pas ceux qui sont très loin d’eux dans l’échelle sociale9.

L’auteur reprend la division binaire entre amitiés imparfaites et amitié parfaite pour raisonner sur l’amitié du roi. Le roi peut à la rigueur disposer d’amis utiles et délectables, bien que l’on sente la concession de la part de l’auteur. Le verbe n’en reste pas moins évocateur qui implique un mouvement d’élévation : ceux que le roi se réserve sont élevés en dignité. En revanche, toute amitié au sens fort du terme est exclue. Le propos est explicite : le roi ne doit pas avoir d’amis vrais, « Non convenit sibi amicos habere ». Une précision subséquente dévoile le mobile profond de l’interdit : « Maxime illos qui ab ipsis maxime distant in statu civilitatis ». Si le roi fréquentait des personnes qui lui étaient très inférieures dans l’échelle sociale, il dérogerait aux convenances de son rang et entacherait ainsi l’image de sa majesté. Dans la construction albertinienne, l’attention accordée à la sacralité royale surveille tous les éléments susceptibles de l’avilir ou de l’amoindrir. Albert, en tant que théoricien politique, prend soin d’écarter de la sphère royale l’amitié précisément parce qu’elle risque de diminuer le prestige de la fonction royale. Le roi peut s’appuyer sur des amis utiles ou agréables, réseaux de relations ou distractions bienvenues, mais il convient de ne pas contracter d’amitié profonde ou sincère qui engagerait trop sa personne et, ainsi, le lierait. Albert dresse l’image d’un

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Les redditions de Crémone et de Brescia (1311) », dans Penser le pouvoir au Moyen Âge (VIIIeXVe siècle). Études d’histoire et de littérature offertes à Françoise Autrand, éd. D. Boutet et J. Verger, Paris, 2000, p. 211-245 : « La majesté ne se dit pas ; elle se constitue en se montrant et en se mettant en scène ». J. Krynen, « Idéologie et royauté », dans Saint-Denis et la Royauté. Études offertes à Bernard Guenée, F. Autrand, Cl. Gauvard, J.-M. Moeglin coord., Paris, 1999, p. 609-620, ici p. 619. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 621, § 727, l. 49-53 : « Ad secundum dicendum quod reges assumunt sibi amicos utiles et delectabiles, sicut supra dixit, sed secundum perfectam amicitiae rationem non convenit sibi amicos habere et maxime illos qui ab ipsis maxime distant in statu civilitatis ».

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roi de majesté, dé-lié des siens, donc sans amis, sans vrais amis. Le théoricien colonais semble par là viser une double construction : il lui faut, d’une part, purifier l’espace, autour de la personne du roi, de ses éléments les plus proches affectivement ou relationnellement ; d’autre part, il entend hisser le roi au-dessus de toute relation personnelle, en une souveraineté qui se pense déjà absolue10. Étonnons-nous donc de ce tableau, là où, par ailleurs l’amitié vertueuse est comprise par les commentateurs comme le signe d’une qualité d’âme. Il eût été didactique que le roi fût par excellence l’homme de l’amitié et qu’il alliât la vertu de sa personne à la dignité de sa fonction. Avant de conclure trop hâtivement à un pragmatisme politique qui prendrait le pas sur le Miroir du prince, peut-être faut-il plutôt comprendre la position albertinienne en mesurant son degré de maturation du concept d’amicitia. L’assimilation du concept aristotélicien n’est pas encore assez avancée, à cette date, pour que l’amitié ne suscite pas de méfiance et de réticence lorsqu’on la confronte à la majesté royale. Dans son travail d’assimilation, Albert le Grand n’a pas encore pleinement déployé les virtualités de l’amicitia aristotélicienne pour pouvoir l’appliquer sans danger à la figure royale. Pour l’heure, le rapprochement entre l’amicitia et la majestas reste politiquement risqué voire périlleux. Dans le premier commentaire autour de 1250, la compréhension de l’amicitia, directement héritée d’Aristote, y est encore trop étroitement définie par la vie en commun et l’intimité pour pouvoir être appliquée sans préjudice à la personne du roi. Précisément parce que les « deux Corps du Roi » sont indissociablement unis, corps de chair de la personne royale, affective et contingente et corps politique de la fonction du Roi, intemporel et transcendant, Albert appréhende le danger d’une amitié qu’il conçoit encore trop à la lettre d’Aristote. Si le roi a des amis intimes – de vrais amis – avec qui il se lie, inévitablement la fonction royale en serait affaiblie d’un coefficient de contingence et d’humanité. Pour l’heure, l’amicitia d’Albert concerne trop exclusivement la personne du roi et se définit encore trop strictement par la vie d’intimité pour ne pas nuire à la majesté du prince. C’est donc surtout l’amitié vraie qui doit être écartée, les autres amitiés n’engageant pas aussi intensément. Exact contemporain d’Albert, le roi Louis IX, conscient de sa haute fonction et de sa mission royale, s’entoure volontiers d’un cercle de personnes morales liées à sa personne et qui forme sa mesnie. « Roi d’équilibre », il prend pourtant soin de purifier l’espace qui est le sien. Jacques Le Goff l’explique bien : « Il chasse de ces deux cercles qui le touchent de près , dont les membres peuvent matériellement le toucher, tous ceux qui risqueraient d’en altérer la pureté. Ainsi se crée autour du roi un espace purifié,

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Cf. J. Krynen, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France. XIIIe-XVe siècle, Paris, 1993, Troisième partie : l’absolutisme, p. 339-455.

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pur, sacré. Par ces voies détournées se constitue l’espace de l’État sacralisé dont le roi est le centre, le soleil. Le roi et ses hommes forment une famille sacrée dans un hôtel sacré11 ». L’exceptionnalité de ce roi n’est certes pas exemplaire, et Albert le Grand préfère ne pas prendre de risque : au nom de la dignité du Roi, pas d’amitié du roi. b. La familiarité affaiblit la sacralité Deuxième version : l’Anonyme de Jacques de Padoue Parce qu’il suit de très près la position albertinienne, l’Anonyme de Jacques de Padoue dans les Quaestiones super librum Ethicorum adopte la même ligne, quelques années plus tard. Ce commentaire du maître ès arts parisien est plus concis que celui d’Albert, exceptionnellement prolixe on le sait. D’où un exposé plus concentré sur l’amitié du roi, plus clair et dont on décèle plus facilement les mécanismes. Le propos tient en une seule question au septième mouvement du livre VIII, sur une demi-colonne manuscrite : « Queritur utrum sublimitas status secundum potestatem vel secundum virtutem moralem vel intellectualem auferat amiciciam12 ». Si l’ombre du commentaire d’Albert est omniprésente, la démonstration de l’Anonyme est fondée, quant à elle, sur le parallèle entre l’amitié royale envers ses sujets et l’amitié de Dieu envers les hommes, ce qui donne au passage une originalité propre. D’Albert, l’Anonyme de Jacques de Padoue n’hésite pas à reprendre, dans une orthographe fluctuante13, la phrase la plus forte du dominicain, la renforçant personnellement de l’adverbe nimia : « Nimia familiaritas parit contemtum14 ». La position 11

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Cf. J. Le Goff, Saint Louis, Paris, 1996, p. 744. La réalité nuance donc bien souvent les savantes élaborations théoriques sur la question. Un témoignage plus vivant, quoique lui aussi construit, nous dresse le tableau d’un saint Louis, roi entouré d’amis : c’est la Vie de saint Louis par Joinville, cf. Joinville, Vie de saint Louis, éd. J. Monfrin, Paris, 1995. Par excellence familier et proche du roi, Joinville a été « bien vingt-deux ans en sa compagnie » (§ 686), lui, l’intime : « Quand nous étions là en privé, il s’asseyait au pied de son lit » (§ 668). Anon., Questiones super librum Ethicorum, Paris, BnF, lat. 16110, fol. 269rb. Les variations orthographiques ne doivent pas surprendre. L’assertion d’Albert le Grand fait florès dans l’ensemble des écrits universitaires et médiévaux. Elle prend l’allure d’un proverbe que l’on cite facilement, à moins qu’Albert ne l’ait lui-même emprunté à un florilège de proverbes ? On la rencontre, par exemple, dans le Songe du Vieil Pèlerin, Philippe de Mézières met en garde le roi contre le conseiller qui risque de devenir favori : « Et se par la bonte de mon Pere tu en auras un qui soit bon, saige et loyaulx, ayme le bien et garde toy bien que avecques lui tu n’ayes pas une extreme amitie. Car il se dit en proverbe que trop grant familiarite si engendre contens et riote », Philippe de Mézières, Le Songe du Vieil Pèlerin, éd. G. W. Coopland, Cambridge, 1969, vol. 2, Livre III, § 232, p. 231 et encore : « Encores est il expedient pour le gouvernement du royaume que ta noble personne royalle ne soit pas trop commune ne publique a toute maniere de gens. Car il se dit en proverbe que blanc pain aucunesfoiz ennuye et trop grant familiarite engendre comptent et vilté », ibidem, § 235, p. 245. Dans l’Espagne médiévale, l’un des deux principaux traités castillans du XIIIe siècle, le Secreto de los secretos du Pseudo-Aristote, reprend les paroles d’Albert : « …et conuyent al Rey que no huse muyto la conpanya de sus subdictos et mayormente delos uiles car la grant

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est ferme : « Inter sublimitatem potestatem et inferiorem non est amicicia » et en début de Solutio : « Intelligendum est quod sublimitas status aufert amiciciam ». L’argumentaire est strictement le même que celui d’Albert. Pourtant, une première variation par rapport au texte du dominicain enrichit la position de l’Anonyme de Jacques de Padoue sur l’amitié du roi : Il faut comprendre que la sublimité du statut annule l’amitié, et la raison en est que pour pratiquer l’amitié il faut vivre ensemble avec plaisir. Or les supérieurs n’ont pas beaucoup de plaisir à vivre avec leurs inférieurs. D’où ceci : le roi qui vit avec un inférieur s’attriste et se réjouit moins. Il est dit ailleurs qu’une trop grande familiarité engendre le mépris. Donc entre et l’inférieur, il n’y a pas d’amitié. Et le signe en est que, comme le dit la lettre du texte, les hommes n’appellent pas Dieu leur ‘ami’ mais disent qu’il doit être honoré à cause de l’excellence de sa puissance 15.

Dans sa réflexion sur l’impossible convivialité entre le supérieur et l’inférieur, l’Anonyme de Jacques de Padoue centre la démonstration sur la notion de plaisir. La convivialité amicale se situe avant tout dans l’ordre du plaisir, de l’agrément, de la joie : « Oportet ipsos convivere delectabiliter ». Or, pour lui, à la différence d’Albert, ce qui est dirimant dans la convivialité amicale entre le roi et ses inférieurs, ce n’est pas la distance sociale en tant que telle, c’est surtout le manque de plaisir que le roi trouverait à partager une vie commune avec un inférieur : « Nec autem superiores non multum delectabiliter vivunt cum inferioribus ». L’Anonyme de Jacques de Padoue déplace l’impossibilité d’une amitié royale qui résidait, chez Albert, dans la distance sociale, vers une impossibilité qui a pour cause l’ennui. « Rex vivat cum inferiori tristatur et minus gaudet ». Le roi qui fréquente son inférieur – c’est-à-dire toute personne

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familiaridat opriuadança delos honbres engendra menospreçiamineto », Pseudo-Aristote, Secreto de los secretos, Escurial Z.I.2. Archivo Digital de Manuscritos y Textos Espanoles, (Admyte II), fol. 271r, cité par F. Foronda, La privanza ou le régime de la faveur, p. 53. En Italie, un juriste bolonais du deuxième XVe siècle, Ludovico Bolognini (1446-1508), écrit dans son Additio Domini Bolognini, fol. 29 : « Quia ad hoc respondeo quod ex amicitia vel affectione non iudicatur praelatio, immo familiaritas nimia parit contemptum », cité par P. Gilli, La Noblesse du droit, p. 100, n. 100. On la retrouve même dans la littérature, comme chez Alain Chartier, Ballade de l’amitié trop confiante, dans Anthologie poétique française, Moyen Âge, éd. André Mary, Paris, 1967, tome 2, p. 197 : « Se j’aime aucun de bonne affection /Je me fie qu’il soit loyal ami ; /Et quant je treuve a ce deception, /Qu’il descueuvre les secrès que je dy, /Je n’en lieve ne grant hu ne grant cry, /Mais je refrains ma langue soulz mes dens /Et m’estrangë un petiot de ly, /Car priveté sy engendre contens ». Pour le poème en entier, cf. Annexe 5, « Ballade de l’amitié trop confiante », p. 425. Anon., Questiones super librum Ethicorum, fol. 269rb : « Intelligendum est quod sublimitas status aufert amiciciam. Et ratio huius est quia ad hoc quod amicicia sit inter aliquos oportet ipsos convivere delectabiliter. Nec autem superiores non multum delectabiliter vivunt cum inferioribus. Unde in hoc quod rex vivit cum inferiori tristatur et minus gaudet. Unde dicitur alibi quod nimia familiaritas parit contentum (sic). Inter igitur sublimem potestate et inferiorem non est amicicia. Et signum huius est, ut dicit littera, quia homines non dicunt Deum ‘suum amicum’ sed dicunt ipsum esse honorandum propter excellentiam sue potentie ».

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qui lui est sujette – s’ennuie. Dans la description d’une telle relation dominent les sentiments de lassitude, de morosité, voire de mélancolie. Entre le roi et autrui, la convivialité n’est pas tant impensable, elle est simplement ennuyeuse. Or qu’est-ce qu’un roi d’ennui ? Tous les théoriciens et moralistes ont soin de ménager au roi cet équilibre de vie fait de divertissements et de détentes, car un roi de mélancolie est une ruine pour le royaume16. L’Anonyme, plus qu’Albert, s’attache au bien-être du roi, nécessaire au rayonnement de son image. S’il envisage aussi l’amitié en fonction de la personne du roi, intrinsèquement unie à sa fonction, ce qui l’empêche de penser ensemble l’amitié et le pouvoir, il souligne cependant qu’un roi, dont les amitiés engendreraient mélancolie plutôt que détente, mettrait en péril l’intégrité de sa santé physique et morale, et partant, le bon accomplissement de sa fonction politique. Il n’y a plus tant conflit entre les deux corps du roi, entre la personne du roi capable d’amitié et sa dignité qui risquerait d’en être ternie, mais plutôt support d’un corps par l’autre : l’équilibre humain et physique est nécessaire à la dignité politique. C’est qu’en vrai aristotélicien, l’Anonyme de Jacques de Padoue applique à la réflexion sur l’amicitia du prince, cet autre concept aristotélicien puisé dans l’Éthique à Nicomaque et qu’il vient d’assimiler au livre IV : l’eutrapélie, c’est-à-dire la gaîté, l’enjouement, une joie toute teintée de mesure17. Le roi de l’Anonyme parisien se doit d’être un roi qui respire l’équilibre et la gaîté bienséante pour mieux rayonner la majesté de son statut. Parallèlement, le souci de construire un espace purifié autour de la personne royale intéresse aussi le maître parisien. La familiarité engendre le mépris, répétait l’Anonyme de Jacques de Padoue à la suite d’Albert – sentiment de l’inférieur envers le roi dans leur relation amicale. À cela, l’Anonyme ajoutait une note personnelle : une telle fréquentation engendre l’ennui – sentiment du roi envers son inférieur dans une relation amicale. Dans ces conditions, l’amitié du roi envers un inférieur n’a pas d’intérêt. Derrière le non-sens de l’amitié royale se tient, en réalité, le discours sur la transcendance royale et sa sacralité. C’est la référence à l’impossible amitié entre Dieu et les hommes qui permet à l’Anonyme de Jacques de Padoue d’asseoir solidement le respect envers la personne royale et sa majesté. Albert déjà refusait que l’on puisse parler d’une amitié, au sens éthique, entre Dieu et les hommes18. Dans son

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Cf. J. Blanchard, « Le corps du roi : mélancolie et “recreation”. Implications médiévales et culturelles du loisir des princes à la fin du Moyen Âge », dans Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge, éd. J. Blanchard, Paris, 1995, p. 199-211. Cf. 1128 a 10 sq., Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IV. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 621, § 727, l. 44-48. « Deus non habet amicitiam civilem ad nos de qua hic loquitur, quia non communicat nobis in operationibus nostris, sed diligit amicicia benevolentiae vel caritatis, de qua non est hic quaestio », cf. supra, chapitre 3.

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deuxième commentaire, Albert reformule plus précisément son idée en s’appuyant sur les gloses de Grosseteste : Il n’est donc pas digne que l’homme appelle Dieu ‘son ami’ mais plutôt le Seigneur à qui l’on doit culte et honneur. Cela est évident aussi en ce qui concerne les rois. Il ne convient pas en effet que les rois soient appelés des ‘amis’ par ceux qui leur sont de très loin et sans commune mesure inférieurs en tous biens19.

Il suffisait à l’Anonyme de pointer le parallèle entre l’amitié divine et l’amitié royale, en énonçant : Et le signe en est que, comme le dit la lettre du texte, les hommes n’appellent pas Dieu leur ‘ami’ mais disent qu’il doit être honoré à cause de l’excellence de sa puissance. De même, les rois ne sont pas appelés ‘amis’ mais ‘seigneurs’20.

«Reges non vocantur amicos sed dominos ». Le roi doit être abordé comme seigneur et non comme ami. Sa majesté est en jeu. Donc pas d’amitié pour le roi, les termes sont clairs. Pour préserver solidement la transcendance royale, il fallait évacuer de la sphère politique le concept d’amitié, trop lié à une acception personnelle et intime. Dans la tradition albertinienne, l’affirmation de la majesté royale, dans laquelle les rois sont au-dessus du lien social, exclut de tout lien amical. Ce qui importe, c’est le respect que les rois doivent inspirer. D’où l’importance de l’image du roi, de la mise en scène et de la « théâtralité » de sa présence21. Gilles d’Orléans le disait à sa manière, dans son commentaire sur l’Éthique de la fin du XIIIe siècle, en parlant d’Alexandre le Grand qui devait être démonstratif, afin de manifester au peuple sa magnanimité : « ut magnanimum se ostenderet plebi22 ». Il s’agit bien de démonstration. En

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Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. VIII, Tract. II, cap. I, § 34, p. 532 : « Ideo non est dignum hominem Deum appellare amicum, sed potius colendum ac honorandum dominum. Manifestum etiam est in regibus : reges enim non se dignificant amicos vocari, qui multum et sine proportione defectiores sunt regibus in omnibus bonis ». L’édition Borgnet omet eis avant qui, là où nous pensons devoir l’ajouter. Anon., Questiones super librum Ethicorum, fol. 269rb : « Et signum huius est, ut dicit littera, quia homines non dicunt Deum ‘suum amicum’ sed dicunt ipsum esse honorandum propter excellentiam sue potentie. Item reges non vocantur ‘amicos’ sed ‘dominos’ ». Comment ne pas voir ici un renversement symétrique de la parole évangélique du Christ à ses disciples au soir du dernier repas : « Jam non dicam vos servos [...] Vos autem dixi amicos… » (Ioh., 15, 15). Sur l’importance de la péricope Ioh., 15, 15, cf. infra, IIe Partie, chapitre I. J. Barbey, Être roi. Le roi et son gouvernement en France de Clovis à Louis XVI, Paris, 1992, IIème partie, ch. 1, § Le roi campé en majesté, p. 187-208, notamment p. 198, § Être vu : « Le loyalisme des sujets est réchauffé, le consensus autour du monarque renforcé quand la majesté royale est contemplée, non plus à travers les insignes du pouvoir, mais directement à travers la personne physique du monarque. L’intuition que le peuple a de la grandeur particulière de l’autorité royale est confortée par cette pédagogie spéciale produite par l’exposition physique du prince ». Aegidius Aurelianensis, Quaestiones, fol. 226vb : « Et ideo suadebat Philosophus Alexandro ut magnanimum se ostenderet plebi ».

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cette seconde moitié du XIIIe siècle, parce que la notion de majestas est décidément centrale et que l’amitié est encore trop comprise comme la fréquentation intime – et donc comme un risque toujours possible de déviation en familiarité –, l’application de l’amitié à la fonction politique n’est pas mûre23. Les deux notions s’excluent parce qu’elles s’adressent chacune à un des deux corps du roi en des intérêts divergents : familiarité contre grandeur. Amiticia versus maiestas. Derrière les mots d’Albert puis ceux de l’Anonyme de Jacques de Padoue, se cache l’idée que la familiarité lèse la majesté royale, non pas en y attentant mais en la ternissant. Peut-être faut-il attendre que les commentateurs abordent la Politique d’Aristote pour y trouver la distinction qu’Aristote établit nettement entre les amis du principat et les amis du prince ou, suivant Plutarque dans sa Vie d’Alexandre, entre l’ami d’Alexandre (philoalexandros) et l’ami du roi (philobasileus)24. Or, dans son deuxième commentaire sur l’Éthique, alors qu’il a assimilé entre temps la Politique25, Albert affine ses analyses, mais pour autant ne

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À sa manière, Gilles de Rome tient les mêmes propos sur la familiarité du prince dans son De Regimine principum, Rome, 1607, réimpr. 1967, III pars, lib. II, ch. 19, p. 396-397 : « ... persona Principis non debet apparere severa, sed reverenda. Non ergo decet Principem tam familiarem se exhibere ministris, ut habeatur in contemptu et ut non appareat persona reverenda, nec debet se sic excellentem ostendere, ut omnino appareat austerus et onerosus. [...] Est tamen advertendum, quod aliqua familiaritas esset laudabilis in cive vel milite, quae non esset laudabilis in Rege : omnino enim decet Reges et Principes minus se exhibere quam caeteros et ostendere se esse personas magis graves et reverendas quam alios, non ad ostentationem, sed ne regia dignitas contemnatur ». Aristoteles Latinus, Politica, III, 1287 b 29-34 dans la traduction de Guillaume de Moerbeke reproduite dans Albertus Magnus, Liber Politicorum, éd. A. Borgnet, t. 8, Paris, 1891, p. 297 : « Quoniam et nunc oculos multos Monarchae faciunt sibi, et aures, et manus, et pedes. Eos enim qui principatui, et ipsius sunt amici faciunt comprincipes. Non amici quidem igitur existentes non facient secundum Monarchae voluntatem : si autem amici illius, et principatus quoque amicos forte, et similes. Quare si hos aestimat oportere principari aequales, et similes principari aestimat oportere similiter. Quae quidem igitur dicunt dubitantes adversus regnum, fere haec sunt ». Traduction de J. Tricot, La Politique, Vrin, 1989, p. 251 : « Nous voyons les monarques se donner à eux-mêmes des yeux, des oreilles, des mains et des pieds en grand nombre, en associant à leur pouvoir ceux qui sont amis de leur gouvernement et de leurs personnes. Assurément, si ces agents ne sont pas des amis, ils n’agiront pas selon la volonté du monarque ; mais s’ils sont amis du maître et de son gouvernement, et s’il est vrai que l’ami est égal et semblable à son ami, il en résulte que le monarque en pensant que ses amis doivent gouverner, pense que ceux qui sont égaux et semblables doivent tous pareillement gouverner » ; Plutarque, Vies. Alexandre, t. IX, Paris, 1975, éd. et trad. R. Flacelière et E. Chambry, 47, 10, p. 90 : « …Héphaestion aimait Alexandre (philalexandron) et [...] Cratère aimait le roi (philobasilea) ». James A. Weisheipl situe le commentaire d’Albert sur la Politique entre 1261 et 1263, cf. J. A. Weisheipl, « Appendix 1 : Albert’s Works on Natural Science (Libri naturales) in Probable Chronological Order », in Albertus Magnus and the Sciences : Commemorative Essays 1980, Toronto, 1980, p. 575-76. Christoph Flüeler propose de situer la connaissance de l’œuvre par Albert après son premier commentaire sur l’Éthique (1250/52) et avant la rédaction de son commentaire sur le De Praedicamentis (avant 1260/1261) cf. Chr. Flüeler, Rezeption und interpretation der Aristotelischen Politica im späten Mittelalter, Amsterdam, 1992, vol. 1, p. 22-23.

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modifie en rien sa position26. Il confirme plutôt l’interprétation précédente : l’acception encore très littérale du concept aristotélicien d’amicitia l’empêche d’appliquer la notion à la figure royale. Ernst Kantorowicz relève en note que c’est dans le commentaire sur la Politique du continuateur de Thomas d’Aquin, que la distinction est traitée27 : Le bien du Prince est donc ordonné au bien du Principat. Et donc celui qui aime le Prince en tant que Prince aime le principat. Mais celui qui gouverne peut être considéré de deux façons : ou bien en ce qu’il est un prince, ou bien en ce qu’il est un homme. On peut donc l’aimer soit en tant que prince, soit en tant qu’homme. Celui qui l’aime en tant que Prince aime le principat et, œuvrant pour le bien de l’un, il œuvre au bien de l’autre. S’il aime le Prince en tant que cet homme-ci ou cet homme-là, il n’est pas tenu d’aimer le principat ; il œuvre alors pour un tel ou un tel, sans œuvrer pour le bien du principat28.

Pour clore ce point, disons simplement que les premiers commentateurs de l’Éthique n’ont pas utilisé la précision que donne Aristote dans la Politique, même si la théorie des deux Corps du roi – non formulée comme telle – fonctionne bien dans leur esprit. S’ils distinguent clairement, quand ils parlent d’amitié, la personne du prince de sa dignité, ils n’envisagent pourtant pas une amitié qui s’adresserait au Corps politique, ce que la Politique d’Aristote appelle l’amitié du Principat. Seule est entendue l’amitié du prince, c’est-à-dire 26

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Dans son commentaire sur la Politique, Albert ne semble pas vraiment soulever de problème dans le passage en question, bien qu’il note clairement la différence entre les amici principatus et les amici principis : « Et subdit quomodo, ibi Eos enim qui principatui, supple, congruunt, et ipsius, scilicet principis, amici sunt, faciunt comprincipes. Et quare amicos faciant, ponit rationem, ibi Non amici quidem igitur existentes non facient secundum monarchae voluntatem : et ideo non assumunt tales ad comprincipandum : si autem amici illius, scilicet monarchae sint, et principatus, supple, etiam sint amici, ita scilicet quod diligant rectitudinem principatus, quoque amicos tales, supple, habet, forte, et similes, supple, tot habet », Albertus Magnus, Liber Politicorum, p. 308. E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, p. 264-265. Autour de l’année 1300, le continuateur de Thomas d’Aquin – c’est-à-dire Pierre d’Auvergne – dans son commentaire sur la Politique, opère la distinction entre le roi en tant que Roi et le roi en tant qu’individu privé, sans pour autant les opposer. Au contraire, sa démonstration articule très soigneusement le Prince et le principat. Et Ernst Kantorowicz de commenter : « Le commentateur arrivait à une distinction des deux capacités du souverain, le Prince en tant que Prince et le Prince en tant que personne privée, ce par quoi la capacité princière et le principat restaient concentriques ». Pseudo-Thomas Aquinas [Petrus de Alvernia], Expositionem in VIII libros Politicorum seu de rebus civilibus, Parme, 1876, vol. 4, L. III, lectio XV, p. 500 : « Et ideo bonum principis est in ordine ad principatus bonum et ideo qui diligit principem secundum quod princeps est, diligit principatum. Sed ille qui principatur, duobus modis potest considerari : vel secundum quod princeps, vel secundum quod homo talis ; et ideo potest aliquis diligere ipsum, vel secundum quod princeps, vel secundum quod talis homo. Si diligat ipsum secundum quod princeps, diligit principatum ; et procurando bona unius, procurat bona alterius. Si diligat ipsum secundum quod talis vel talis, non oportet quod diligat principatum ; et tunc procurat secundum quod talis vel talis non procurando de bono principatus ». Traduction d’après celle de J.-Ph. Genet dans E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, p. 265.

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de sa personne physique, précisément parce que l’amicitia est encore comprise dans la stricte définition qu’en donne l’Éthique à Nicomaque : une amitié de personne à personne qui requiert l’intimité, la convivialité et la fréquentation régulière. Dans leur mise en forme doctrinale de l’amitié du roi, les deux commentateurs sont conditionnés par le degré d’acculturation du concept d’amicitia auquel ils sont, à cette date, parvenus.

2. LA PERVERSION DE L’AMITIÉ DANS LA FIGURE DU FLATTEUR Dans la réflexion normative sur l’amitié royale, les théoriciens décrivent le danger de la flatterie comme la plus haute perversion de l’amitié. Topos obligé de toute littérature politique sur l’amitié, de l’Antiquité au Moyen Âge, la dénonciation du flatteur, proche de la satire des curiales, est un genre saturé, depuis Cicéron, Sénèque et Plutarque jusqu’au XIIe siècle avec le Policraticus de Jean de Salisbury29. Parce que le danger de la flatterie augmente en fonction de la grandeur du pouvoir, la figure du flatteur est envisagée relativement à la question de l’amitié royale. Trois essais de définition, du XIIIe au XVe siècle, permettent de circonscrire la notion et montrent son évolution d’Albert le Grand à Donato Acciaiuoli. En retracer le trajet permettra de mieux saisir le lien entre l’amitié du roi et la figure du flatteur. Pour Albert le pionnier, la flatterie est lue dans sa dimension d’inversion par rapport à l’amitié. La flatterie est la perversion de l’amitié, au double sens du terme : inversion et perversité. Ensuite, au tournant du XIIIe au XIVe siècle, avec Thomas d’Aquin et Guiral Ot, la flatterie est assimilée à l’adulation et le concept est travaillé grâce au couple antinomique ‘vérité-fausseté’. Au XVe siècle enfin, avec Donato Acciaiuoli, la flatterie verse plus résolument dans l’ambition, au point que les deux champs sémantiques se confondent.

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Cicéron, De amicitia, § 92-100, p. 55-59 ; Sénèque, Epistulae morales ad Lucillium, éd. F. Préchac, Paris, 1947, XLV, 7, p. 11 : « Adulatio quam similis est amicitiae ! » ; Ioannis Saresberiensis, Policraticus I-IV, éd. K. S. B. Keats-Rohan, (CCCM 118), Turnhout, 1993. Pour la flatterie, cf. notamment M. Vincent-Cassy, « Flatter, louer ou comment communiquer à Paris à la fin du Moyen Âge », dans La Ville et la Cour. Des bonnes et des mauvaises manières, Paris, éd. D. Romagnoli, 1991, p. 117-152 ; F. Autrand, « De l’Enfer au Purgatoire : la cour à travers quelques textes français du milieu du XIVe à la fin du XVe siècle », dans L’État et les Aristocraties (France, Angleterre, Écosse, XIIe-XVIIe siècle). Actes de la table ronde organisée par le CNRS, Maison française d’Oxford, 2627 septembre 1986. Textes réunis et présentés par Ph. Contamine, Paris, 1989, p. 51-78 ; Ph. Contamine, « Pouvoir et vie de Cour dans la France du XVe siècle : les mignons », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 1994, p. 541-554 ; C. Casagrande et S. Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, trad. fr., Paris, 1991, chapitre VIII, § Adulatio, p. 253-263.

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Quand Albert le Grand définit la figure du flatteur comme une perversion de l’ami, il s’appuie, pour nourrir sa réflexion, sur les outils conceptuels qu’il puise au sein même de l’Éthique. Les trois notions qu’il enchaîne le prouvent : le flatteur est un homme de la démesure ; il détourne l’amitié par sa perversité ; il relève d’une logique de l’intérêt et de l’égotisme. Le flatteur est un homme de la démesure : « Ille autem qui est excedens in amatione penitus extra medium est adulator30 ». Il est excessif. C’est dire d’emblée qu’il n’est pas vertueux puisque le propre de la vertu est la médiété. D’entrée de jeu, l’hybris du flatteur le condamne dans le discours moral du commentateur. Deuxièmement, la flatterie est directement synonyme de perversité31. L’attitude de ceux qui préfèrent les honneurs à l’amitié est une perversion : l’amitié est détournée de sa finalité pour être instrumentalisée au service de l’appât des honneurs. Inversion d’une valeur vertueuse et perversion morale, la flatterie s’avère donc dangereuse. Enfin, c’est l’intérêt qui meut et corrompt le flatteur. Ainsi Albert peut opposer terme à terme l’ami au flatteur puisque tous deux relèvent de logiques contraires, celle du désintéressement face à celle de l’intéressement. Dans la matière de leur acte, l’ami et le flatteur ne se distinguent pas : même comportement, même extériorité. Ce qui les différencie, c’est l’intention, c’està-dire la forme de leur acte. Le flatteur ne vise que les honneurs pour lui-même sous couvert d’une amitié pour autrui. À partir de Thomas d’Aquin, la flatterie se confond avec l’adulation et se définit autour de l’idée d’offense à la vérité. Parce qu’il joue de la tendance qu’a tout homme à aimer les louanges, le flatteur manie l’encensoir avec aisance : Du fait que beaucoup d’hommes préfèrent être aimés qu’aimer, il s’ensuit que beaucoup sont enclins à aimer les louanges, c’est-à-dire qu’ils prennent plaisir à ce qu’on les loue. Quant au flatteur, ou bien il est en vérité l’ami suprême par excellence, car la louange est le lot d’une minorité ; ou bien, par la flatterie, il feint d’être tel et d’aimer plus qu’il n’est lui-même aimé32.

Ce qui est fustigé par Thomas dans la notion d’adulation, c’est la fausseté : les flatteries ne correspondent pas à la vérité. Non seulement elles ne correspondent pas à la vérité de la réalité mais elles ne correspondent pas non plus à la vérité de son jugement puisque le flatteur vise la construction d’une parole séduisante et non la transcription de ses propres sentiments33. Nous 30 31 32

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VIII, p. 626, § 736, l. 8-10. Ibidem, l. 31-33. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, Propter quod amatores, p. 468, l. 2228 : « Ex hoc enim quod multi volunt magis amari quam ament, procedit quod multi sunt amatores adulationis, qui scilicet delectantur in hoc, quod aliquis eis adulatur. Adulator enim, vel in rei veritate est amicus superexcessus, quia minorum est adulari, vel adulando aliquis fingit se talem et quod magis amat quam ametur ». C. Casagrande, et S. Vecchio, Les péchés de la langue, p. 254-55 à propos d’Alain de Lille et de son

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sommes au cœur du mécanisme mensonger d’où dérivent l’hypocrisie et la duplicité. Au tout début du XIVe siècle, le mécanisme de la flatterie est analysé avec plus de pénétration encore autour du couple ‘vérité-fausseté’ par Guiral Ot. La parole de séduction joue précisément sur l’un des caractères constitutifs de l’amitié, sa visibilité. Parce que, pour pouvoir parler d’amitié, le sentiment intrinsèque doit s’extérioriser et se phénoménaliser, le flatteur travaille sur la face apparente de l’amitié en singeant l’apparaître amical sans qu’il y ait correspondance intérieure du sentiment. Guiral Ot lâche le mot, il s’agit d’une fiction : Soit le flatteur est un excellent ami, soit il se fait passer pour tel, cherchant plutôt à créer une fiction d’amitié qu’à être aimé. C’est pourquoi beaucoup préfèrent être aimés qu’aimer : tous les amateurs de louanges en effet aiment être flattés parce que par la flatterie, ils croient être aimés34.

Le flatteur s’emploie donc à reproduire la phénoménalité de l’amitié par un mimétisme trompeur, une singerie coupable. Le phénomène ne traduit pas l’adéquation entre le sentiment amical et sa manifestation comportementale : il n’est que pure illusion. La faute est grave puisque la vérité est profanée alors même qu’elle est parfaitement connue par le flatteur, le plus habile illusionniste étant toujours celui qui connaît le mieux la vérité35. La victime est d’autant plus leurrée que la flatterie est habile et le goût des louanges profond. Reprenant à la fois le commentaire de Thomas et celui de Guiral Ot, Nicole Oresme évoque la feintise : Et pour ce, pluseurs aiment que l’en leur face adulacion, car celui qui est adulateur ou flatëeur est ami ou aimme superexcedanment ou il faint estre tel, et que il aime plus que il n’est amé36.

Ainsi, la flatterie attente gravement au lien social en s’établissant sur la duplicité et le mensonge. Elle en mine les fondements. Dans d’autres genres discursifs, elle est souvent considérée comme un péché social37. Le danger est

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35

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De Planctu naturae : « Alain de Lille, qui réfléchit sur la flatterie dans la perspective augustinienne, décrit les flatteurs comme des personnages qui ont tranché tout lien entre intériorité et extériorité, qui ont séparé la parole de l’intellect, la langue de l’esprit, les mots de l’âme, le visage de la volonté et qui célèbrent par des éloges extérieurs ce dont ils se moquent et ce qu’ils méprisent dans leur for intime ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 9, Multi autem videntur, fol. 8vb : « Adulator autem vel est vel fingitur superexcellens amicus, magis studens ad amare secundum fictionem quam ad amari, quare multi magis volunt amari quam amant : omnes enim amatores adulationum amant adulari (amari cod.) quia per adulari credunt amari ». Plusieurs manuscrits et incunables portent la leçon amari. Tel Renart en son Roman, le plus lucide de tous les protagonistes, cf. Le Roman de Renart le Contrefait (1340), éd. G. Raynaud et H. Lemaître, 2 vol., Paris, 1914, passim. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 11, p. 429. C. Casagrande et S. Vecchio, Les péchés de la langue, p. 258 : « L’adulatio est considérée essentiellement comme un péché social [...]. La flatterie mine en effet l’ordre des rapports humains : non

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décuplé lorsqu’il s’agit du royal ami, le grand dispensateur des honneurs. L’amitié royale porte en elle le risque de la flagornerie des courtisans. Si tous les moralistes se sont attachés à prévenir le prince du danger, les commentateurs de l’Éthique définissent la flatterie comme un mal en s’appuyant sur les implications de l’amitié aristotélicienne38. Au XVe siècle, dans les commentaires, surtout italiens, la flatterie devient de plus en plus synonyme d’ambition. La superposition doit être soulignée, puisqu’à la fin du XIIe siècle encore, Jean de Salisbury distinguait clairement l’adulatio de l’ambitio39. Or, dès 1417, la première traduction humaniste de l’Éthique à Florence avait opté pour la notion d’ambition. En effet, là où Robert Grosseteste traduisait propter amorem honoris40, l’Arétin interprétait : per ambitionem41. L’amour des honneurs devient résolument l’ambition avec son cortège peccamineux car, péché multiforme, l’ambition est une forme de la convoitise et l’acolyte invariant de l’orgueil42. Pour Donato Acciaiuoli, l’ambi-

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seulement elle change l’amitié en son contraire, mais très souvent elle ne respecte même pas l’ordre social, se révélant un moyen très efficace de contester la distribution des biens du pouvoir ». Jean Gerson, « Contre les fausses assertions des flatteurs », vol. VII/1, L’œuvre française, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, Paris, 1966, § 325, p. 360-363 ; Id., « Vivat Rex. Pour la réforme du royaume », vol. VII/2, L’œuvre française, § 398, p. 1161-64 ; Philippe de Mézières, Le Songe du Vieil Pèlerin, vol. 2, § 208, p. 163-164 : « Les grans flateurs, notayres et chanceliers, evesques et conseilliers, pour acquerir la grace et benivolence des roys et des empereurs, et finalement pour venir a grans estaz, par fine flacterie ont trouve ceste doulce armonie de tres redo(u)te… » et § 237, p. 252 où la cour est qualifiée de « foire ordonnee, en laquelle on vent et achapte, en pourchassant les dons, les graces et les offices » ; Christine de Pizan, The ‘Livre de la paix’ of Christine de Pizan, A Critical Edition with Introduction and Notes by C. C. Willard, Gravenhage, 1958, Livre III, c. XLIII, p. 178 « Cy dit comment prince ne doit avoir chiers flatteurs » : « Toy, prince, qui dois demander conseil, c’est assavoir aux saes, desprises et deboutes de toy tous serviteurs, flateurs, et de doubles langues » ; Le Songe du Vergier, ch. CXXXVII-CXXXVIII, p. 233-238 ; Alain Chartier, De vita curialis, dans Les œuvres latines d’Alain Chartier, éd. P. Bourgain-Hemeryck, texte et traduction, Paris, 1977, p. 345-375. Ioannis Saresberiensis, Policraticon I-IV, éd. K. S. B. Keats-Rohan, Turnhout, 1993, L. III, ch. 4, 5, 6, 13, 14 et Policraticon, éd. C. C. I. Webb, 1909, L. VII, ch. 17, 18, 21 qui distingue adulatio et ambitio, cf. M. Vincent-Cassy, « Flatter, louer ou comment communiquer à Paris à la fin du Moyen Âge », dans La Ville et la Cour, p. 140. 1159 a 13, Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. VIII, p. 309 : « Multi autem videntur propter amorem honoris velle amari quam amare ». Leonardus Bruni Aretinus, Aristotelis Ethica, fol. 77r : « Videntur plerique per ambitionem amari magis velle quam amare ». Cf. Chronique du Religieux de Saint-Denis, éd. M.-L. Bellaguet, Paris, 1839, rééd. Paris, 1994, avec introd. de B. Guenée, t. IV, p. 354 : « In hanc sentenciam ibant nobiles et ignobiles universi, quod non rei publice zelo duces ducti, sed ostentacione inanis milicie ambarum parcium ambicioneque superioritatis moti, et cupiditate excitati ut gazas augere possent, discordabant » ; p. 372 : « ... vulgo dicitur quod ambicio dominandi et thesaurizandi cupiditas est causa dissencionis nostre et cognatorum nostrorum... » ; p. 420 : « ... Johannem, dictum ducem Burgundie, ob latens odium cordialiter conceptum, pessimam invidiam, cupiditatem et ambicionem dominandi singulariter in regno... ».

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tion manie la flatterie comme le moyen de sa politique. Elle est d’autant plus redoutable que les princes sont puissants : Parce que tous ceux qui désirent être honorés, le convoitent pour quelque chose d’autre, comme il apparaît chez ceux qui recherchent cela par utilité auprès des princes et de ceux qui sont haut placés dans les sphères du pouvoir43.

Le rapprochement des champs sémantiques de la convoitise et de la puissance politique a pour effet, dans la rhétorique des commentateurs, d’accentuer la gravité du mal et l’instabilité politique44. Dans l’Italie des cités, au XVe siècle, l’ambition est au cœur d’une réflexion sur le pouvoir princier tant elle était liée à l’amitié45. Carla Casagrande et Silvana Vecchio ont bien montré comment l’ambition est précisément liée à la lutte pour le pouvoir46. Pour le Royaume de France, Bernard Guenée dresse le portrait de Pierre d’Ailly (13511420) pour qui « le noble sentiment de l’amitié était l’efficace levier de l’ambition légitime47 ». À la même époque, en 1427, lorsque Alain Chartier compose Le Curial, il définit l’ambition comme la course au pouvoir et l’instinct de domination sur autrui, laquelle est en réalité servitude48. Sa dénonciation, plus incisive qu’ailleurs, rend bien compte de l’évolution générale du « délit de flatterie » qui affecte, plus que jamais, le lien social : la lutte pour le pouvoir et le désir de domination ayant pris la place de la cupidité, l’ambition est ainsi l’exacte antithèse de l’amitié. 43

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Donatus Acciaiuolus, Expositio super libros Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 2, Plerique autem ob ambitionem magis amari, fol. 206r : « Quia omnes qui cupiunt honorari expetunt id ob aliquid aliud, si a principibus et iis qui sunt in potestatibus constituti propter utilitatem expetere videntur ». Le commentaire de Donato Acciaiuoli s’appuie sur la traduction de Johannes Argyropoulos qui emploie le terme : « Plerique autem ob ambitionem magis amari quam amare velle videntur ». À la même époque, dans le royaume de France, Jean Muret fait de l’ambition la cause des malheurs de son temps : « Omnium malorum caput est – pro frugi mediocritate inexplebilis ambitio » (Montpellier, BM, H. 87, fol. 45r-v), cité par E. Ornato, Jean Muret et ses amis, Nicolas de Clamanges et Jean de Montreuil. Contribution à l’étude des rapports entre les humanistes de Paris et ceux d’Avignon (1394-1420), Genève-Paris, 1969, p. 78 ; A. Murray, Reason and Society in the Middle Ages, Oxford, 1978, ch. 4 : « Ambition », p. 81-109. Sur le contexte culturel et politique des commentaires italiens, cf. les travaux de Patrick Gilli, notamment La Noblesse du droit ; Id., Au miroir de l’humanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge (c. 1360-c. 1490), Rome, 1997. C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 162. B. Guenée, Entre l’Église et l’État. Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle), Paris, 1987, p. 162 et 183. Alain Chartier, De vita curiali, dans Les œuvres latines d’Alain Chartier, éd. P. Bourgain-Hemeryck, texte et traduction, Paris, 1977, p. 345-375, notamment ici p. 352-353 : « ... emulaberis potestati aliorum... : tu seras envieux de leur pooir » et p. 360-361 : « Infelix enim est amibicio que hominium servicia servitutibus emit passionum... : Et a proprement parler ambition est trop maleureuse qui se rent serve a achetter les servicez des hommes sy chierement que d’en avoir les angoisses au ceur ». Cité par F. Autrand, « De l’Enfer au Purgatoire : la cour à travers quelques textes français », p. 63 : « Ce qui les attire à la cour n’est plus tant la cupidité que l’ambition […]. La cour est un lieu de pouvoir, Alain Chartier le dit plus clairement que tout autre ».

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Le discours sur la flatterie se joue à l’articulation exacte entre théorisation politique et réflexion sur l’amitié. La thématique est donc toujours le signal de la mise en forme doctrinale d’une amitié du roi, tant la figure du flatteur est, en creux, dépendante de celle du prince. Si les éléments que l’on trouve dans les commentaires contribuent à forger une théorie politique sur l’amitié du roi, la mise en forme doctrinale ne s’avoue jamais comme telle. C’est ici qu’intervient, dans la construction du discours politique, l’équilibre que les théoriciens entendent implicitement prôner quant à l’amitié du roi : pour tenir son rang et asseoir son autorité, le roi doit éviter le double écueil de la familiarité qui attenterait à sa majesté et de la flagornerie qui l’aveuglerait dans son gouvernement. Il doit à la fois cultiver l’image de sa majesté mais ne pas céder à l’illusion de sa puissance. Aussi, pour les premiers commentateurs de l’Éthique, mieux vaut pour le roi ne pas avoir d’amis car les dangers sont grands. L’amitié avilit la sacralité royale ; en l’ami peut toujours se cacher le flagorneur. Double menace qui pousse les commentateurs à évacuer l’amitié du champ politique et gouvernemental49.

3. LA NÉCESSITÉ DES AMIS POUR LE ROI : L’ORIGINALITÉ ORESMIENNE Le roi peut-il avoir des amis ? Au XIIIe siècle, Albert le Grand puis son disciple l’Anonyme de Jacques de Padoue, optaient pour la négative. En revenant, régulièrement, ici et là, sur les dangers de l’amitié royale, les deux maîtres laissaient émerger, à fleur de texte, la cohérence de leur doctrine sur l’amitié du roi. Leurs commentaires sur l’Éthique contenaient de solides arguments sur la question sans, pour autant, en être le lieu d’un exposé systématique. L’amitié du roi était l’arrière-plan omniprésent et structurant de leur réflexion politique qui se dérobait pourtant à toute rubrication. Au XIVe siècle, vers les années 1370, la traduction glosée de Nicole Oresme, adressée à Charles V, apparaît plus clairement encore le prétexte d’un enseignement sur l’amitié royale, mais à la différence de ces prédécesseurs, Nicole Oresme n’hésite pas à affirmer le bien-fondé de l’amitié royale. Non seulement, le roi peut avoir des amis, mais il le doit, d’une nécessité impérieuse. 49

Ce discours trouve un prolongement chez le plus célèbre des théoriciens florentins du XVIe siècle, cf. N. Machiavel, Œuvres Complètes I, Le Prince, Texte et traduction. Introduction, traduction nouvelle, bibliographie et notes de Christian Bec, Paris, 1987, chapitre 23, p. 422-423 : « Je ne veux pas laisser de côté un point important et une erreur dont les princes se défendent difficilement, s’ils ne sont pas très sages ou s’ils ne savent pas faire le bon choix. Ce sont les flatteurs, dont les cours sont pleines. Car les hommes se complaisent tant à leurs propres choses et s’y trompent à tel point qu’ils se défendent difficilement de cette peste, et à vouloir s’en défendre on court le risque de devenir méprisable. Car il n’y a pas d’autre manière de se garder des flatteries, si ce n’est que les gens sachent que l’on ne vous offense pas en vous disant la vérité ; mais lorsque chacun vous dit la vérité, le respect vous fait défaut... ».

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a. Le roi doit avoir des amis Pour composer le chapitre onzième de son livre VIII, qui correspond au huitième mouvement dit Multi, Nicole Oresme dispose indéniablement des deux grands commentaires sur l’Éthique, celui de Guiral Ot et celui de Thomas d’Aquin50. Il connaît également le commentaire de Jean Buridan dont il remanie volontiers les propos dans l’optique qui est la sienne. Remarquablement libre par rapport à ses prédécesseurs, Nicole Oresme s’exprime très personnellement et ses positions sont souvent inédites et originales. Ainsi, la troisième glose de ce chapitre ne se retrouve ni en amont, ni en aval dans les traditions interprétatives, et Nicole Oresme recourt à un vers du Pseudo-Caton pour révéler son point de vue : : Amistié est eslisible selon soy. : Car avoir amis est un tresgrant bien entre les biens dehors nous ; et pour ce dit Caton : Utilius est regno multos acquirere amicos51.

La première partie de la glose reprend l’affirmation qui court chez tous les commentateurs : l’ami est le plus grand des biens extérieurs52. Oresme ne restitue même plus la nuance thomasienne du videtur. L’affirmation est abrupte. Pour renforcer son propos, Oresme n’hésite pas à citer une deuxième fois le propos du Pseudo-Caton, qui résume sa position, au chapitre douzième du livre IX : Mais les autres dient que il semble inconvenient, car ilz actribuent au beneuré tous biens et si ne li assignent nulz amis. Et toutesvoies, entre les biens de hors ce semble le plus tresgrant. Et pour ce dit Caton : Utilius est regno meritis acquirere amicos. Et aussi dit l’en : ‘Mieulx vault amy en voie que denier en courroie’53. Double redondance de la citation et de la formulation : l’ami est le plus 50

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 11, p. 429 : « En le .xi.e chapitre il compare ensemble amer et estre amé et parle de la permanence d’amistiés et de amistié de gens dessemblables ». Il est possible aussi que Nicole Oresme connaisse le commentaire de Thomas d’Aquin par celui de Walter Burley. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 11, p. 429, glose 3. Le vers en question est bien emprunté au Pseudo-Caton, Disticha, éd. M. Boas, Amsterdam, 1952, Disticha Catonis, Lib. II, 1, p. 97 : « Si potes, ignotis etiam prodesse memento : / Utilius regno est, meritis adquirere amicos ». La citation se trouve également dans le Polythecon à deux reprises, cf. Polythecon, éd. A. P. Orban, (CCCM 93), Turnhout, 1990, Lib. II, cap. XLIV : « De succurrendo miseris », v. 603 (et Lib. III, v. 336) : « Si potes, ignotis etiam prodesse memento :/Utilius regno est, meritis acquirere amicos ». Remarquons pour commencer que la citation est donnée en latin, rareté à souligner chez Oresme. La glose pourrait bien être la traduction remaniée du texte de Thomas : « ... quia […] habere amicos, videtur esse praecipuum inter exteriora bona », Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 8, In amari autem, p. 469, l. 58-59. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 12, p. 484, glose 4.

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tresgrant des biens extérieurs, préférable de loin à cet autre bien extérieur qu’est l’argent, comme le suggère, en un tour proverbial, la deuxième citation54. Le réemploi du Pseudo-Caton est décisif : il constitue un hapax dans l’ensemble des traditions interprétatives des commentaires sur l’Éthique. En n’oubliant pas que Nicole Oresme écrit à Charles V, la petite citation prend l’allure d’un propos de Miroir du prince. Double dans sa visée, la phrase peut se présenter comme un conseil au roi – il convient qu’un royaume ait beaucoup d’amis – comme elle peut revêtir la forme d’un panégyrique – éloge d’un roi qui pratique déjà l’amitié en ses conseillers et proches55. La position personnelle d’Oresme réside toute entière dans cette citation : pour lui, les amis sont d’une grande utilité pour le roi. En d’autres termes, le bon roi, vertueux et prudent, doit pratiquer l’amitié pour le bien de son royaume. Notons encore la nuance : ce qui est en jeu, c’est la monarchie ou le gouvernement royal plus que la personne elle-même du roi. Il s’agit en effet de regnum et non de rex. L’amitié est alors conçue comme une pratique de gouvernement, en régime monarchique, plus que comme un fait affectif inhérent à l’intimité du roi. Oresme se hisse au plan de la politique générale du royaume et de l’État, plus qu’il ne considère le cas de Charles en tant qu’homme. Utilius, écrit Oresme. D’une utilité, pourrions-nous dire, qui concerne l’ensemble du corps social, du royaume et non pas strictement le roi seul. En un mot, l’amitié contribue au Bien Commun du royaume plus qu’elle ne relève du comportement privé du roi. C’est dire que, dépassant le corps physique de la personne royale, Nicole Oresme élargit l’amicitia aristotélicienne à l’entité politique, la libérant de son sens premier, celui de vie d’intimité. Quels sont, pour Oresme, ces amis dont il convient d’acquérir la bienveillance pour le Bien commun de l’État tout entier ? Les amis utiles au

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Cf. J. Morawski éd., Proverbes français antérieurs au XVe siècle, Paris, 1925, p. 45, n. 1241 : « Mieuz vault amis en voie que deniers en courroie ». Ainsi aimait le peindre Christine de Pizan en évoquant les privilégiés qui vivaient dans l’entourage proche de Charles V, partageant ses affaires intimes. Pour l’époque de Charles VI, Bernard Guenée décrit l’entourage proche du roi à la cour dans Un meurtre, une société, p. 136 : « Mais il y avait des degrés dans la familiarité. Il y avait ceux qui servaient le roi et lui étaient plus familiers (qui regi familiarius serviebant), ceux qui lui étaient des plus familiers (familiarissimi). Il y avait donc à la Cour un groupe de privilégiés qui vivaient dans la familiarité du roi (assidue familiariter assistebant), s’ébattaient avec lui, partageaient ses secrets (a suis secretis familiaribus) », citant respectivement le Religieux de Saint-Denys (Michel Pintoin), cf. Chronique du Religieux de Saint-Denis, éd. M.-L. Bellaguet, Paris, 1839, introd. de B. Guenée, rééd., Paris, 1994, tome I, p. 100 ; p. 392 ; Paris, 1842, tome III, p. 30 : « ... dux Aurelianis, frater regis, et attendens quod actores sibi assidue familiariter assistebant... » ; tome VI, p. 32 : « Et cum a suis secretis familiaribus sepius culparetur quod nimiam prodigalitatem amplectens... » ; Christine de Pizan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, éd. S. Solente, Paris, 1936-1940, vol. 2, p. 74 : « Comme souventes fois avenist que le roy Charles s’esbatoit et desrenoit avec ses familliers ».

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royaume doivent-ils être compris comme des entités : telle cité, telle monarchie, tel empire ? Cette amitié politique dont parle Oresme pourrait alors rejoindre la pratique diplomatique des alliances. Acquérir des amis prend le sens, d’ailleurs très médiéval, de sceller des alliances dites « pactes d’amitié56 ». L’amitié lue comme une diplomatie57. Dans la formulation oresmienne, remarquons la discrète variante de la première citation : multos au lieu de meritis. Déformation consciente du vrai distique, hautement révélatrice pour l’historien : il s’agit non seulement d’acquérir des amis mais d’en acquérir beaucoup. La quantité d’amis est donc soulignée par Oresme lui-même. L’idée d’une multiplication des alliances et des réseaux, internes au royaume ou avec des États étrangers, correspond aux pratiques contractuelles tant vassaliques que matrimoniales, spirituelles, diplomatiques, politiques ou économiques, qui pratiquent à souhait la redondance des liens contractuels. Pour Nicole Oresme, théoricien du pouvoir et éminent aristotélicien, l’amitié, conçue en termes politiques et diplomatiques, peut désormais être aussi bien pensée en fonction du Bien Commun de l’État qu’en fonction de la personne royale elle-même. Pourtant, dans l’interprétation de cette position, pointe un risque de malentendu qu’il importe d’emblée de conjurer. Dans la deuxième occurrence de la citation, au livre IX, Oresme s’attache à restituer, cette fois-ci, la citation originale, ce qui exempte d’un contresens : « Il est très utile à un royaume d’ac-

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Cf. E. Coornaert, « Alliances », dans Mélanges d’histoire du Moyen Âge dédiés à la mémoire de L. Halphen, Paris, 1951, p. 131-136. L’auteur note « l’habituelle préoccupation de l’ordre public qui sous-tend l’usage du mot », p. 134 ; P. S. Lewis, « Of Breton Alliances and Other Matters », in War, Literature and Politics. Essays in Honour of G. W. Coopland, éd. C. Allmand, 1976, p. 122143 ; Id., « Decayed and non Feudalism in Later Medieval France », Bulletin of the Institute of Historical Research, 37 (1964), p. 157-184 ; Cl. Gauvard, « De grace especial », p. 636-643 : « Sang et alliance ». Sur les contrats d’alliance et l’amitié, cf. infra, IIe Partie, chapitre V. Au XIIIe siècle déjà, la politique étrangère de saint Louis lie indissociablement le réalisme politique et la sympathie naturelle. Ainsi le traité de Paris avec l’Angleterre, conclu le 28 mai 1258 à Paris et ratifié le 4 décembre 1259 par Henri III, qui faisait du roi d’Angleterre le vassal du roi de France pour la Guyenne, étonna les conseillers du roi qui n’y voyaient qu’une politique ruineuse. La réponse de saint Louis, relatée par Joinville est désormais célèbre : « Le saint roi répondit en telle manière : “Seigneurs, je suis certain que les devanciers du roi d’Angleterre ont perdu tout à fait justement la conquête que j’occupe ; et la terre que je lui donne, je ne la donne pas en raison d’une obligation à laquelle je serais tenu envers lui et envers ses héritiers, mais pour établir l’amour entre mes enfants et les siens (pour mettre amour entre mes enfans et les siens), qui sont cousins germains. Et il me semble que je fais un bon emploi de ce que je lui donne, parce qu’il n’était pas mon homme et que maintenant il entre en mon hommage” », cf. Joinville, Vie de saint Louis, p. 339, § 678 ; J. Le Goff, Saint Louis, p. 260-261. De même, Charles V essaie de poursuivre des relations « d’alliance et d’amitié » avec Édouard III, duc de Guyenne et roi d’Angleterre, en lui faisant parvenir, en avril 1369, de luxueux présents, cinquante pipes de vin de Beaune, cf. F. Autrand, Charles V le Sage, Paris, 1994, p. 564. Les exemples diplomatiques sont nombreux : en 1399, Louis, duc d’Orléans et Henri, duc de Lancastre, ne scellent-ils pas une “confederacion”, sorte d’alliance d’amitié, « desirans avoir plus ferme amitié et aliance ensemble », cf. Chronique d’Enguerrand de Monstrelet, éd. L. Douët-d’Arcq, Paris, 1857, vol. I, 50. Pour le préambule de l’alliance, cf. p. 49-51.

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quérir des amis par ses mérites58 ». On aurait pu croire que le conseil d’une acquisition d’amis nombreux relevait d’une politique plus pragmatique que morale. Il n’en est rien. Pour Nicole Oresme, le domaine du politique s’articule étroitement, et plus que jamais, au domaine moral. Le clerc français ne perd pas de vue l’importance de la pratique de la vertu à l’échelle du royaume, c’està-dire dans l’effort de tous vers le Bien Commun. En pratiquant l’amitié et en cultivant les alliances, notamment diplomatiques, le roi œuvre pour le Bien commun du royaume dont la paix est un des fondements. Il exerce sa fonction de rex pacificus et produit une image du pouvoir justificier et pacificateur, porteur de concorde et maître des événements, soucieux du bien de ses sujets, de leur « bonne amour et union », de leur « bonne justice » et « bonne tranquillité59 ». Art politique et pratique vertueuse s’harmonisent au service du gouvernement de l’État pour la paix et le bien public. En cette fin de XIVe siècle, l’amitié est suffisamment assimilée par les commentateurs pour pouvoir être appliquée aux notions abstraites que sont l’État, le Royaume, le Corps politique du roi. L’acception s’est élargie : l’amicitia n’est plus seulement lue en termes d’intimité, elle concerne tout ce qui fonde le lien politique, social ou diplomatique. b. L’amitié, nécessaire à l’exercice des vertus royales Indéniablement utile pour le Royaume, l’amitié n’en est pas moins nécessaire au roi lui-même, dans ses deux corps indissociablement unis. Lorsqu’il traite du roi, Nicole Oresme déplace l’accent de l’intimité à l’excellence de l’amitié, ce qui lui permet de conjuguer avec aisance amitié et autorité royale. Parce que l’excellence, dont l’amitié est le signe, se veut la qualité d’un roi de majesté, le roi doit avoir des amis pour le bien commun de l’État et l’assise de son autorité politique. Au service de sa thèse, le penseur rassemble trois gran-

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 12, p. 484, glose 4. Nous soulignons. Cf. N. Offenstadt, « La paix d’Arras, 1414-1415 : un paroxysme rituel ? », dans Arras et la diplomatie européenne, XVe-XVIe siècle, éd. D. Clauzel, C. Giry-Deloison, C. Leduc, Arras, 1999, p. 65-80, notamment p. 78-79. L’auteur cite des extraits de l’ordonnance du 2 février 1415, dite Paix d’Arras », dont les propos sont éloquents quant à la fonction royale de justice et de paix et à la description idéale de l’ordre du royaume où chacun vit paisiblement : « ... que bonne amour et union soient dores en avant entre nosdis subgetz tel que ceulx nos subgetz puissent retraire et de demonrer seurement chacun en son lieu et habitacion et soubs confiance de bonne justice vivre soubs nous et nostre seygneurie en bonne tranquilité que les laboureurs puissent faire leurs labourages et tous marchans et autres gens puissent aler et mener leurs marchandises et autres biens par nostredit royaume et dehors ou il leur plaira sans peril ou empeschement aucun ». Sur la notion de paix, dans ses implications rituelles et dynamiques, entre le pouvoir et les sujets, cf. N. Offenstadt, Discours et gestes de paix pendant la guerre de Cent ans, Thèse de doctorat de l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, Paris, 2001, notamment ch. VIII : « Le roi de paix », cf. p. 255 : « La paix, tous les discours le répètent, est un des premiers devoirs du souverain ».

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des thématiques. Premièrement, la thématique de la bienfaisance royale : le roi a besoin d’amis envers qui exercer sa libéralité, laquelle est définie comme une vertu par Aristote, au livre IV de l’Éthique60. Deuxièmement, la conception d’un art politique dans lequel le pouvoir est partagé et, par là, modéré. Enfin, la thématique, non moins classique et centrale, de la tyrannie : parce que le tyran n’a pas d’amis, le roi se doit impérieusement d’avoir des amis. Le thème de la libéralité-bienfaisance est très présent dans les commentaires pour approcher le concept d’amicitia. Désormais, il s’agit de faire jouer la notion de bienfaisance sur le cas très particulier, non plus des puissants, mais du roi. Parce qu’il connaît bien les commentaires antérieurs et qu’il a fréquenté la grande tradition des Miroirs du prince, Nicole Oresme peut dresser le portrait d’un roi libéral qui pratique la bienfaisance royale, c’est-à-dire la bienfaisance politique, distincte de la bienfaisance amicale. Chez Oresme, l’amitié est nécessaire pour pratiquer la bienfaisance, c’est-à-dire pour pratiquer la vertu. Relisons cette glose exceptionnellement longue, qui adopte le style d’une quaestio disputée : Glose [14]. Mais aucun pourroit argüer au contraire. Car donner une chose est tantost passé et aussi tost comme est recevoir la. D’autre partie, le benefice ou le proffit dure plus longuement que ne fait le donner. Et aucune fois demeure il au beneficié toute sa vie. Je respon que Aristote n’entend pas yci par le fait du bienfaicteur l’operacion dehors, si comme donner ou baillier une chose de sa main ; mais il entent par tel fait le bien dedenz, le bien de vertu et honesté, lequel il acquiert en donnant benefice. Et tel bien de vertu est permanant, si comme il fu dit ou .xviii.e chapitre du premier livre. Mais le proffit receü par aucun est bien temporel et subject a fortune, et est souvent tost passé. Et donques le bienfaicteur doit plus amer son fait, et par consequent il doit plus amer celui en qui est son fait et qui ly est occasion de son fait et ouquel il excercite sa vertu que le beneficié ne doit amer son proffit ou celuy de qui il l’a. Après il met la quinte raison61.

La glose correspond au septième mouvement du livre IX sur la bienfaisance, plus connu ailleurs sous le lemme Benefactores autem. Bien qu’il ne l’évoque pas nommément, Nicole Oresme pense à la figure royale dans l’ensemble du passage et le roi y est fondamentalement le bienfaiteur de ses sujets62. L’amitié royale s’offre par excellence comme l’exercice de la bienfaisance et, partant, l’exercice de la vertu. Les termes sont explicites : « doit plus amer celui en qui est son fait et qui ly est occasion de son

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61 62

Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IV, cap I-VI, 1119 b 20-1123 a 18, p. 202-211, notamment 1119 b 20, p. 202 : « Dicamus autem deinceps de liberalitate ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 9, p. 475, glose 14. Ibidem, p. 476, glose 17 : « Donques doit plus amer son bénéficié. Car pour cause doit le roy plus amer son subject et le pere son filz que converso ; si comme il fu dit ou .xve. chapitre du .viii.e livre ».

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fait et ouquel il excercite sa vertu que le beneficié ne doit amer son proffit ou celuy de qui il l’a ». La bienfaisance a donc besoin d’amis pour s’exercer ; l’amitié est une ‘occasion’ pour l’exercice de la vertu, comme l’enseigne Aristote63. Les amis donnaient sens à la prospérité des riches, laquelle ne demandait qu’à se répandre. Ce qui est donc premier dans cette perception de l’amitié royale, c’est le développement de la vertu intérieure et l’exercice du bien, le bien dedenz ou bien de vertu et de honesté. Oresme rejette explicitement une bienfaisance qui ne serait que formalité extérieure et n’engagerait pas le progrès de l’âme : « Aristote n’entent pas yci par le fait du bienfaicteur l’operacion dehors, si comme donner et baillier une chose de sa main ». Seule l’acquisition de la vertu est l’objet de la bienfaisance royale : « Le bien de vertu et de honesté, lequel il acquiert en donnant benefice ». Par là, ni la bienfaisance, ni l’amitié ne sont considérées comme des finalités en soi, mais bien au contraire comme des moyens en vue de l’exercice de la vertu et de son acquisition. Si l’amitié est une occasion pour l’exercice de la vertu (occasion de son fait et ouquel il excercite sa vertu), les amis sont alors compris comme le réceptacle d’une bienfaisance en acte. Oresme lit Buridan, qui déjà posait le problème en un intitulé substantiel « Decimaquarta questio erit de amore regis ad subditos » : Chez le roi, grâce à son abondance de richesses et de puissance politique, la puissance d’exercer sa bienfaisance surabonde, donc etc. De même, plus on est vertueux, plus on doit exercer sa bienfaisance puisque la vertu est la puissance de faire le bien, pour beaucoup – grands et autres – en toutes choses, comme il est dit au premier livre de la Rhétorique. Mais le roi doit surabonder en vertu, comme il a été démontré à partir du premier livre de la Politique. Donc le roi doit déployer ses bienfaits en surabondance64.

Riches propos qui nourrissent la thèse de Nicole Oresme et lui insufflent sa logique. L’abondance de richesses et de puissance est au service de l’exercice de la bienfaisance et de la libéralité. En un mot, les richesses permettent l’exercice de la vertu. D’où leur nécessité en vue d’acquérir la vertu. Depuis le début, Buridan et les autres commentateurs jouent sur la racine des termes benefacere, benefactiva, beneficium. Chez les grands, la vertu est une potentia bene63

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1155 a 8-9. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. I, p. 298 : « Que enim utilitas talis bone fortune, ablato beneficio, quod fit maxime et laudabilissimum ad amicos, vel qualiter utique servabitur et salvabitur sine amicis ? ». Traduction de J. Tricot, Éthique à Nicomaque, p. 382 : « À quoi servirait une pareille prospérité, une fois ôtée la possibilité de répandre des bienfaits, laquelle se manifeste principalement et de la façon la plus digne d’éloge, à l’égard des amis ? Ou encore comment cette prospérité serait-elle gardée et préservée sans amis ? ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 14, fol. 181rb : « In rege, propter abundantiam divitiarum et civilis potentie superabundat potentia benefaciendi, igitur etc. Item magis virtuosi est magis benefacere, cum virtus sit potentia benefactiva multorum et magnorum et omnium circa omnia, ut dicitur primo Rhetorice. Sed rex superabundare debet virtute, ut allegatum fuit ex primo Politice. Ergo rex superabundare debet in beneficiis ».

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factiva. Puissance de faire le bien, puissance de pratiquer la bienfaisance mais aussi puissance de distribuer des bénéfices, de dispenser ses richesses, autrement dit d’étaler son autorité et sa force. L’ambiguïté polysémique de la ‘bienfaisance’ oscille entre la recommandation de la vertu au roi, la légitimation de sa puissance et la démonstration de ses richesses65. Quoi qu’il en soit, pour Buridan, le lien entre vertu et richesses est direct. Pour pratiquer la vertu (de libéralité ou de bienfaisance), le roi doit absolument disposer de richesses, la conclusion est forte : « Rex superabundare debet virtute [...], ergo rex superabundare debet in beneficiis ». La richesse sous-tend l’exercice de la vertu ; celle-ci légitime celle-là. Résumons. Deux moyens sont à la disposition du roi pour pratiquer la vertu : en amont, les richesses qui fournissent à la bienfaisance sa matière ; en aval, les amis qui représentent l’objet intentionnel de l’acte de bienfaisance royale, son réceptacle. Pour le dire d’une formule : sans amis, pas de bienfaisance possible. Sans amis, pas de vertu. C’est que seule la vertu peut garder le roi d’un mauvais gouvernement et d’une dérive absolutiste. L’amitié, occasion de grandir en vertu, est donc nécessaire à l’excellence du roi, d’une nécessité non essentielle mais accidentelle. La nécessité de l’amitié sur laquelle insiste Nicole Oresme, après Buridan, renvoie surtout à la nécessité de l’excellence du roi. Jean Buridan expose le principe dont il s’agit ici : Troisièmement : parce qu’il vaut mieux aimer qu’être aimé, comme on l’a dit, aimer plutôt qu’être aimé revient donc en priorité aux personnes excellentes. Or le roi est une personne excellente, donc etc66.

Parce que le roi se doit d’être en position de supériorité morale, son excellence doit être plénière et, par là, sa bienfaisance ne souffre pas d’égale. Le roi doit être le plus généreux dans la distribution sociale de ses bienfaits pour correspondre à l’exigence d’excellence qui lui incombe : Amistié est en communicacion, si comme il fu dit ou .xvi.e chapitre du .vii.e livre. Et en ceste communicacion, le bienfaicteur est le plus excellent. Donques doit il plus amer son beneficié. Car pour cause doit le roy plus amer son subject et le pere son filz que converso : comme il fu dit ou .xv.e chapitre du .viii.e livre67.

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66

67

Sur cette idée, cf. A. Strubel, « Le ‘chevauchier’ de Charles V. Christine de Pizan et le spectacle de la majesté royale », dans Penser le pouvoir au Moyen Âge, p. 397 et 399. « La demonstrance de l’autorité royale » : « L’exercice du pouvoir se confond de plus en plus avec l’étalage de la richesse, face visible de la noblesse et de la puissance ». Et p. 391 : « , le prestige des apparences et l’ostentation de la puissance n’ont ici qu’une seule et noble finalité : exprimer en toute circonstance la dignité et la solennité de la fonction royale ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 14, fol. 181ra-rb : « Tertio quia amare est melius quam amari, ut dictum est ; ergo ad excellentiores magis spectat amare quam amari. Rex autem est excellentior, igitur etc ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 9, p. 475, glose 17.

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D’où la nécessité de l’exutoire des amis. L’amitié n’est pas nécessaire au roi d’une nécessité d’indigence mais bien d’une nécessité de vertu. La figure royale s’oppose à la figure de l’indigent dans l’infortune et les verbes le signifient. Pour le roi, il s’agit d’une exigence morale ; pour l’indigent, il s’agit d’un besoin matériel lié à sa misère : « Infortunatus indiget amicis beneficiosis sibi68 ». Buridan, plus que d’autres, établit un vis-à-vis saisissant entre nécessité morale et nécessité matérielle : Dans l’infortune, on a davantage besoin d’amis pour le salut du corps et le maintien en vie, mais dans la bonne fortune, on a davantage besoin d’amis pour exercer la bienfaisance, c’est-à-dire pour pratiquer la vertu69.

Les contingences matérielles sont clairement opposées aux conditions favorables à la pratique de la vertu. Buridan utilise le couple corps-âme pour signifier l’excellence de la bienfaisance pour l’exercice de la vertu, et sa requête, le besoin d’amis, « Opus est amicis ad benefaciendum id est ad virtuose operandum ». Pour appuyer plus fortement son idée, Buridan suggère une quasisynonymie entre ‘nécessité de vertu’ et ‘bonté’ de l’âme : Il faut savoir que, dans l’exposé, ‘bonté’ et ‘nécessité’ peuvent ainsi être distinguées. Premièrement, en effet, la nécessité d’un homme concerne plutôt son salut corporel et son maintien en vie. D’où dans le livre V de la Métaphysique, ‘nécessaire’ veut dire ‘ce sans quoi on ne peut pas être ou vivre’. La bonté, quant à elle, concerne plutôt les vertus et les œuvres vertueuses. Deuxièmement, la nécessité concerne plus les moyens en vue d’une fin, comme le livre II de la Physique le démontre. Donc ‘nécessaire’ se comprend habituellement comme ‘utile’. La bonté, au contraire, relève absolument et essentiellement de la finalité70.

La nécessité corporelle est une nécessité contingente, un moyen en soi. La bonté, sœur de la vertu, est considérée comme une finalité, un but en soi. La nécessité vertueuse est incomparablement plus haute que la nécessité ‘nécessiteuse’. À partir de là, Nicole Oresme revient à souhait sur cette double acception de nécessité dont il peint un diptyque contrasté : Donques avon nous .ii. conclusions. Une est que en males fortunes l’en a plus 68

69

70

Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio X, p. 692, § 823, l. 32-33. « L’homme dans l’infortune a besoin d’amis qui lui soient des bienfaiteurs ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 9, fol. 201ra : « infortuniis magis est opus amicis ad salutem corporis et sustentationem vite. Sed in bonis fortunis magis est opus amicis ad benefaciendum, id est ad virtuose operandum ». Ibidem : « Sciendum est quod in proposito ‘bonitas’ et ‘necessitas’ sic possunt distingui. Primo quia necessitas hominis attenditur quoad salutem corporis et sustentationem vite. Unde quinto Metaphysice ‘necessarium’ dicitur ‘sine quo non contingit esse vel vivere’. Bonitas autem attenditur quoad virtutes et opera virtutum. Secundo quia necessitas magis attribuitur ordinatis ad finem, ut patet in fine secundi Physicorum. Ideo etiam necessarium pro utili solet capi. Bonitas autem simpliciter attribuitur fini et principaliter ».

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mestier d’amis quant a neccessité, c’est-à-dire pour supplier et pour secourir as deffautes des biens de fortune ou des biens corporelz : l’autre conclusion est que l’en a plus mestier d’amis en bonnes fortunes quant a bonté et quant as biens de l’ame. Et la tierce puet estre que simplement a parler l’en a plus mestier d’amis en bonnes fortunes que en autres, et vault mieulx de tant comme les biens de vertu et de l’ame sont meilleurs que ne sont les biens corporels71.

L’exigence morale qui s’impose au roi est d’autant plus libre que la nécessité n’est pas une nécessité de dépendance : Le beneficié n’est pas tenu au bienfaicteur par obligacion legal et de justice, mes seulement pas obligacion moral et d’amistié. Car le bienfaiteur ne vent ne ne preste, mais il donne gratif et liberalment72.

Ainsi, le portrait que dresse notre clerc se veut celui d’un roi éminemment bon parce que mû par les exigences intérieures qui l’orientent vers le bien. Dense formulation de Nicole Oresme qui parle d’une obligacion moral et d’amistié. Par là, la libéralité royale est le signe de la liberté intrinsèque du roi : « Le bienfaiteur ne vent ne ne preste, mais il donne gratif et liberalment ». Non seulement le roi donne librement mais, dans sa libéralité, il n’attend aucun retour. Cette orientation vers le bien n’existe que librement voulue. Et, dans un cercle vertueux, plus il choisit le bien, plus le roi devient libre, d’une liberté vraie au service du bien. En définitive, ce qui intéresse Nicole Oresme, dans la mise en place de son discours sur la nécessaire amitié royale, c’est non seulement la vertu du roi en soi mais, tout autant, l’image d’un roi vertueux. En ce sens, l’amitié est nécessaire à l’image d’un roi libéral. Les amis sont ainsi pour la majesté royale les signes de sa vertu. La libéralité, en effet, et la bienfaisance, importent autant par leur visibilité que par leur effectivité. Pour le roi, dispenser des bienfaits et pratiquer la bienfaisance sont des gestes hautement politiques, qui traduisent une option éthique. Encore une fois, nous constatons combien chez Oresme, politique et morale sont indissociablement liées. L’extériorité libérale est signe d’une intériorité morale. Aussi Oresme peut-il, mieux que quiconque, articuler l’amitié vertueuse avec l’exercice politique, et faire de l’amitié vraie une pratique de gouvernement. c. L’amitié vraie comme pratique de gouvernement Pour mieux saisir le rôle politique de l’amitié vraie chez Nicole Oresme, il faut mesurer l’écart de son texte par rapport à plusieurs commentaires antérieurs. Pour ce faire, arrêtons-nous un temps sur trois commentaires qui relèvent tous de la position albertinienne sur l’amitié du roi. Directement issus, en

71 72

Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 15, p. 491, glose 2. Ibidem, ch. 9, p. 473, glose 2.

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effet, de cette première tradition interprétative, les commentaires de l’Anonyme de Jacques de Padoue, de l’Anonyme d’Erlangen, Univ. Bibl., 213 et d’Henri de Frimare refusent de reconnaître, entre le roi et ses sujets, un authentique lien amical. Tous les trois dépendent d’un passage d’Albert le Grand dont ils développent l’idée dans la question Utrum beneficentia sit virtus separata ab aliis virtutibus73. Placée en tête des six questions de la lectio VIII du livre IX, c’est-à-dire du septième mouvement de ce même livre, Benefactores, la question consacre, en réalité, l’essentiel de sa problématique à la distinction entre bienfaisance et libéralité. Les commentateurs ne s’y sont pas trompés qui ont reformulé la question d’Albert pour être plus fidèles à son esprit. L’Anonyme de Jacques de Padoue annonce : « Queritur utrum beneficentia simpliciter distincta a liberalitate74 », et l’anonyme d’Erlangen : « Deinde queritur utrum beneficentia differenter a liberalitate est75 ». Le cœur de la détermination d’Albert s’appuie donc sur l’opposition entre bienfaisance et libéralité : On montre ainsi que, malgré le fait que l’acte et l’objet de la libéralité et de la bienfaisance soient identiques matériellement, ils ne le sont cependant pas formellement parce que l’objet de la libéralité est un bien de fortune – c’est-à-dire un bien propre – et son acte est la donation en tant que donation, tandis que l’objet de la bienfaisance est un bien de fortune mais son acte est la donation à cause de la relation amicale 76.

Techniquement, Albert compare la bienfaisance et la libéralité en fonction du couple matière-forme de chacune des deux vertus. Pour les deux vertus, la matière est la même : l’octroi concret d’un bien et l’acte de donner ce bien, la donation. Seule l’intention, c’est-à-dire la forme de la vertu, diffère : la bienfaisance donne par amitié, là où la libéralité donne par générosité. Plus décisive encore, la différence entre les deux vertus est surtout une différence d’ordre : La libéralité et la bienfaisance sont des vertus différentes. [...] Le bienfait politique diffère du bienfait amical, parce que l’un relève de l’ordre du pouvoir et l’autre relève du lien d’amour qui fait de l’ami un autre soi-même et rend ainsi toutes choses communes77.

Quoique la matière des deux vertus soit la même (l’octroi d’un bénéfice),

73 74 75 76

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VIII, p. 680, § 807, l. 32-33. Anon., Questiones super librum Ethicorum, L. IX, 7ème mouvement, fol. 272rb. Anonyme, Super Ethycorum, Erlangen, UB, 213, L. IX, 7ème mouvement, fol. 78va. Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VIII, p. 680, § 807, Solutio, l. 69-76 : « Et sic patet quod liberalitatis et beneficentiae quamvis actus et objectum sint idem materialiter, tamen non sunt idem formaliter, quia objectum liberalitatis est bonum fortunae, secundum quod est proprium suum, et actus eius datio secundum quod est datio, sed objectum beneficentiae est bonum fortunae et actus datio, secundum quod habent formam communicationis amicitiae ». Ibidem, l. 78-86 : « Liberalitas et beneficentia sunt diversae virtutes [...]. Beneficium autem politeiae differt a beneficio amicitiae, quia illud est ex ordine potestatis, hoc autem est ex vinculo amoris, quod facit amicum alterum se et sic facit omnia communia ».

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la ratio de chaque vertu diffère : la ratio politique ne s’identifie pas à la ratio amicale. Dans la logique albertinienne, la bienfaisance n’est donc pas un acte politique. L’ordre du politique et l’ordre de l’affectif sont disjoints. Au sens strict, la bienfaisance n’est qu’amicale et la libéralité relève de l’acte politique. Le roi est libéral, il n’est pas bienfaisant, car il n’y a pas de lien d’amitié authentique entre le roi et ses sujets, pour ces auteurs-là. L’Anonyme de Jacques de Padoue accentue la thèse du maître dominicain : Il faut comprendre que la bienfaisance dont traite ici Aristote, est distincte de la libéralité, car elle est une conséquence de la relation amicale selon laquelle chacun de ceux qui aiment donne à son ami, sans attendre de rétribution. En effet, le bienfait doit être gratuitement dispensé, cette bienfaisance-là est donc une conséquence de l’amitié et de la relation qu’elle établit et provient de l’amitié. Ainsi on montre comment le don et l’acte de donner relèvent de la bienfaisance. En revanche, relèvent de la libéralité le don et l’acte de donner quand quelqu’un donne non pas par amitié mais par libéralité. Et le don fait par libéralité – et non à un ami – est fait à tout homme, quand il convient et comme il convient et ainsi de suite pour les autres circonstances. Il faut comprendre aussi que la bienfaisance amicale diffère de la bienfaisance politique parce que la bienfaisance amicale provient d’un lien d’amour et la bienfaisance politique relève de l’ordre du pouvoir ou du prince exerçant la bienfaisance envers ses sujets. Comme réfutation des arguments préliminaires, il faut dire que le don et l’acte de donner bien qu’identiques matériellement en tant qu’ils relèvent de la bienfaisance et de la libéralité, sont cependant différents formellement et selon ce qui convient rationnellement à la libéralité et à la bienfaisance78.

Pointons pourtant les écarts. L’Anonyme de Jacques de Padoue parle explicitement de ‘bienfaisance de l’amitié’ et de ‘bienfaisance de la politique’ là où Albert était plus prudent dans la distinction, préférant parler d’un ‘bénéfice de l’amitié’ et d’un ‘bénéfice de la politique’. Autrement dit, l’Anonyme de Jacques de Padoue est le premier à établir la claire synonymie entre la bienfaisance politique et la libéralité qui s’opposent toutes deux à la bienfaisance ami-

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Anon., Questiones super librum Ethicorum, L. IX, 7ème mouvement, fol. 272rb-va : « Et intelligendum est quod beneficentia de qua agit hic Aristotelis distincta est a liberalitate, nam ipsa consequitur communicationem amicicie secundum quod uterque amantium dat amico, non ut intendat retributionem. Beneficium enim debet esse gratis impensum. Unde hec beneficentia de qua agit hic consequitur amiciciam et communicationem eius, et provenit ex amicicia. Et sic apparet qualiter donum et dare pertinent ad beneficentiam. Ad liberalem autem pertinet donum et dare cum ipse dat non ex amicicia set ex liberalitate, et non tamen amico dat ex liberalitate sed79 qualicumque quando oportet et ut oportet, et sic de aliis circumstanciis. Intelligendum etiam quod beneficentia amicicie differt a beneficentia policie quia beneficentia amicicie est ex vinculo amoris, beneficentia policie ex ordine potestatis vel principis secundum quod benefacit subditis. Et ad rationem dicendum est quod donum et dare quamvis sint eadem materialiter secundum quod sunt beneficentie et liberalitatis, differunt tamen formaliter et secundum rationem secundum quod conveniunt liberalitati et beneficentie ».

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cale ou bienfaisance au sens strict. Une deuxième interpolation est non moins révélatrice. Il développe le mot d’Albert, ex ordine potestatis par le procédé de la glose, « atome » exégétique79, introduit par vel et inséré dans la trame textuelle du commentaire : « vel principis secundum quod benefacit subditis ». Comprenons : la bienfaisance qu’exerce le roi est un geste politique et non une relation d’amitié. Conformément à la position albertinienne, l’Anonyme de Jacques de Padoue exclut de l’ordre politique le lien affectif, il dénie au roi une pratique amicale de la bienfaisance selon son principe : pas de lien d’amitié entre le roi et ses sujets. Pour le roi, il n’est de bienfaisance que politique, jamais amicale, on ne peut être plus clair. Le commentaire anonyme du manuscrit d’Erlangen, Univ. Bibl. 213, est un texte que l’on situe dans la décennie 1270, entre 1271-1272 et 1277 80. Il dépend lui aussi très fortement du modèle albertinien dont il s’emploie à approfondir la thèse. Nous donnons la détermination de la question et la réfutation des arguments préliminaires : Il faut dire que s’accorde avec l’amitié, car elle est un effet de l’amitié. En effet, il appartient à l’ami de vouloir du bien à son ami, car tel est le premier acte de l’amitié ; il s’ensuit un autre acte qui est de faire du bien . L’agent pose, par la volonté, l’acte qu’il veut quand il peut. La bienfaisance est donc un effet de l’amitié selon que l’ami donne à son ami, à cause de l’ami luimême, gratuitement et non en forme de rémunération ou en vue d’une rémunération. Ainsi cette bienfaisance diffère de la bienfaisance qui se rapporte à l’acte de libéralité. La libéralité, en effet, est un habitus rectifiant le désir quant au don d’argent et par conséquent quant à son acceptation et à sa réception. Une certaine bienfaisance découle de cet habitus, comme lorsque l’on donne à qui en a besoin, quand il faut et autant qu’il le faut. Il s’ensuit que la bienfaisance qui découle de la libéralité et celle qui découle de l’amitié ne sont pas du même ordre. C’est pourquoi la bienfaisance n’est pas la même chose que la libéralité81.

Malgré une transcription difficile due à la copie corrompue d’un texte

79

80

81

G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible, p. 123 : « La glose. C’est la structure la plus élémentaire de l’exégèse, son “atome”, si l’on peut dire : un mot du texte biblique suivi de son explication ». K. Giocarinis, « An Unpublished Late Thirteenth-Century Commentary on the Nicomachean Ethics of Aristotle », Traditio, 15 (1959), p. 300-301. Anonyme, Super Ethycorum, Erlangen, UB, 213, L. IX, 7ème mouvement, fol. 78va-vb : « Dicendum quod ipsa convenit cum amicicia. Est enim effectus amicicie. Ad amicum enim pertinet bene velle amico. Hoc enim est primus actus amicicie et ad hunc sequitur alius actus qui est benefacere. Agit enim agens per voluntatem illud quod vult quando potest. Unde beneficentia est effectus amicicie secundum quod amicus amico dat, et hoc illius gracia et gratis et non gracia remuneracionis, nec attendit ad remuneracionem. Hic (hec cod.) enim differt ista beneficentia a beneficentia que consequitur ad actum liberalitatis. Liberalitas enim est habitus appetitum rectificans circa dationem pecuniarum et ex consequenti circa accepcionem et receptionem earum, et hunc habitum consequitur quedam beneficencia, ut cum aliquis dat cui oportet et quando et quantum. Unde alterius rationis est beneficencia que sequitur ad liberalitatem et que sequitur amiciciam, et ideo beneficencia non est eadem cum liberalitate ».

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consigné dans le seul manuscrit d’Erlangen, on peut néanmoins dégager plusieurs précisions quant à la distinction entre bienfaisance et libéralité. Quatre caractères sont assignés aux deux vertus, les opposant terme à terme. La bienfaisance, au sens strict, découle de l’amitié : elle en est un effet, « est enim effectus amicicie ». Deuxièmement, la bienfaisance amicale n’attend pas de retour, elle est désintéressée et gratuite aussi fondamentalement que l’est amitié vraie. Troisièmement, la bienfaisance amicale, comme l’amitié, considère l’ami, non seulement exclusivement mais surtout, quatrième caractéristique, pour luimême. La bienfaisance amicale est exclusive et elle décentre. Contrastant terme à terme, la libéralité est premièrement un habitus qui concerne l’argent et sa mesure : « Liberalitas est habitus appetitum rectificans circa dationem pecuniarum ». Deuxièmement, la libéralité attend une rétribution de son acte : « Liberalitas dat [...] aliquando non gratis ». Son manque de gratuité l’exclut de la sphère amicale. Troisièmement, la libéralité ne s’adresse pas à une personne en particulier mais à toute personne : « Liberalitas dat non solum amico sed alii cui oportet ». Ce n’est pas l’exclusivité du lien affectif qui commande sa motivation mais une triple convenance des circonstances. Enfin, la libéralité ne regarde pas autrui pour lui-même mais elle est un exercice de vertu pour soi, en vue du propre progrès moral de celui qui la pratique. Ainsi, la distinction albertinienne franchit un pas supplémentaire, grâce à l’Anonyme d’Erlangen, chez qui la libéralité est fortement opposée à tous les principes de l’amitié, c’est-à-dire de la bienfaisance amicale. C’est Henri de Frimare enfin qui pousse le plus loin la position albertinienne en introduisant le concept d’« amitié politique ». La question s’insère après un paragraphe de commentaire continu sur le lemme Simul autem et s’annonce tel un dubium : « Dubitaret forte aliquis cuius virtutis actus sit et videatur quod sit actus liberalitatis » : Il faut savoir que la bienfaisance consécutive à l’amitié est différente et relève d’un autre ordre que la bienfaisance consécutive à la libéralité et à l’amitié politique parce que cette dernière l’imite pour la communication plus que gratuite par laquelle un ami, dans un élan d’amitié, communique ses biens à son ami. La bienfaisance libérale est celle par laquelle quelqu’un, par libéralité d’esprit et non pas par affection amicale, communique ses biens gratuitement non seulement à un ami mais aussi à un étranger. Et la bienfaisance politique est celle par laquelle quelqu’un communique ses biens à autrui, en considération et selon l’ordre du pouvoir et non selon un pur lien d’amour. C’est pourquoi cette bienfaisance diffère des deux précédentes82. 82

Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, L. IX, 7ème mouvement, Benefactores autem, § Simul autem, fol. 294rb : « Sciendum tamen quod beneficentia ista que consequitur amicitiam est alia et alterius rationis ab ea que liberalitatem et politicam amicitiam consequitur, quia ista simulatur supra gratuita a communicatione qua affectione amicicie amicus amico sua bona communicat. Beneficentia liberalis est qua aliquis ex liberalitate animi et non ex affectione amicicie sua bona gratis communicat, non tantum amico sed etiam extraneo. Beneficentia

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Dans ce dubium très riche, Henri de Frimare radicalise l’écart entre l’ordre affectif et l’ordre politique en construisant une progression bien étagée de trois espèces de bienfaisance : la bienfaisance amicale, la bienfaisance libérale et la bienfaisance politique – dite aussi amitié politique. La première seule relève du lien affectif ; la seconde relève d’une vertu de l’âme, d’une grandeur d’âme ; la dernière relève d’une ratio politique. Dans cette trilogie, l’amitié politique est clairement mise à part et distinguée des deux autres : « Ista beneficientia differt ab utraque predictarum ». C’est dire que le domaine de l’intime, affectif et intérieur, ne se confond aucunement avec le domaine du politique. Par la progression d’une bienfaisance à l’autre, Henri de Frimare en arrive à présenter comme contraire la bienfaisance amicale et l’amitié politique jusqu’à glisser dans l’opposition entre ‘amitié’ au sens strict et ‘amitié politique’. L’amitié politique se voit vidée du contenu propre à l’amitié pour entrer dans une logique strictement politique. Par un paradoxe sémantique qui n’est qu’apparent, l’amitié politique n’est pas une amitié. En résumé, ce qui ressort clairement de la position albertinienne, explicitée et approfondie par ses épigones les plus habiles, c’est la radicalité de l’opposition entre amitié et libéralité, c’est-à-dire entre le lien affectif et le lien politique, opposition travaillée par le thème nodal de la bienfaisance : la bienfaisance amicale est motivée par l’affection pour l’ami, exclusivement et de manière désintéressée ; la bienfaisance politique est motivée par une pratique de l’art politique, qui s’adresse à tous les sujets sans distinction ni particularisme. En définitive, les retranchements d’une telle doctrine sont lourds de conséquences en ce qui concerne le roi, dans l’ensemble de cette tradition interprétative issue d’Albert le Grand : l’amitié du roi est essentiellement une bienfaisance politique, c’est-à-dire une « amitié politique » au sens où le roi agit sans motivation affective, envers tous les sujets, selon les règles de l’art politique. En un mot, l’amitié politique du roi n’est pas une amitié au sens plein du terme. Dans la ligne doctrinale de ces auteurs, il n’y a pas de bienfaisance amicale en ce qui concerne le roi et le lien affectif reste fermement écarté de la relation entre le roi et ses sujets. L’ordre affectif et l’ordre politique s’excluent l’un l’autre. Forts de ces développements, nous pouvons mieux mesurer le renversement doctrinal qu’opère Oresme en 1370. Pour lui, il existe un authentique lien affectif d’amitié entre le roi et ses sujets. Mieux : cette amitié plénière s’avère une pratique de gouvernement pour le roi. La relation du roi pour ses sujets n’est donc pas seulement pensée en termes politiques : elle implique toujours une dimension affective. L’amitié politique dans l’acception oresmienne, reste une amitié au sens fort, même si elle ne peut en satisfaire, et pour cause, touautem policie est qua quis ex ratione et ordine potestatis, non autem ex simplici vinculo amoris, alteri sua bona communicat. Et ideo ista beneficentia differt ab utraque predictarum ».

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tes les obligations de convivialité. La bienfaisance que pratique le roi envers ses sujets est en même temps une marque de la vertu du roi et un signe de son amitié pour les siens. Dans son discours, il y a superposition entre la bienfaisance amicale et la bienfaisance libérale que la tradition albertinienne disjoignait. Amitié et libéralité s’articulent, lien affectif et lien politique se soutiennent et veulent s’harmoniser heureusement. L’originalité de la position oresmienne sur la question de l’amitié royale, en cette fin de XIVe siècle, réside précisément dans l’harmonisation entre l’authentique amitié et l’art du gouvernement. Le lien affectif contribue à construire le lien politique. Pour apprécier la force de la prise de position oresmienne, mesurons-la aux discours de ses contemporains, dans des genres différents. Comment, en effet, ne pas penser à cet autre texte, l’exact contemporain des travaux d’Oresme, lui aussi produit dans l’entourage érudit de la cour de France, autour de Charles V : Le Songe du Vergier 83. Grâce aux travaux de Marion Schnerb-Lièvre, on sait aujourd’hui que l’artisan principal du Somnium Viridarii est Évrart de Trémaugon qui achève le texte latin le 16 mai 1376. Traduit moins de deux ans plus tard, en 1378, vraisemblablement par le même auteur et sur commande de Charles V, le texte français réorganise le matériau latin pour en présenter une version plus travaillée et plus élégante 84. Évrart de Trémaugon défend lui aussi la thèse de l’amitié comme pratique gouvernementale mais dans un sens tout différent de celui d’Oresme. Le passage, dont il s’agit dans le Songe du Vergier, se situe au Livre Premier, chapitre CXXVII, § 16. Le Clerc prend la parole et le contexte de l’argumentation est celui d’une légitimation des propriétés temporelles du roi au nom du service du Bien Commun85. Voici le texte : Mez entre lez vertus pollitiques, c’est chose neccessaire a un Impereur ou a un roy que il soit liberal et que il excerce liberalité, car, comme dist Aristote octavo Ethycorum : ‘A ceulx qui ont et gouvernent seignories souveraines, amis sont tres nec-

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Somnium Viridarii, éd. M. Schnerb-Lièvre, 2 vol., Paris, 1993 ; Le Songe du Vergier, éd. M. Schnerb-Lièvre, 2 vol., Paris, 1982. Jacques Krynen s’interroge sur les influences réciproques : « Oresme l’a-t-il lu ? » Et il note : « En tout cas, les gloses oresmiennes paraissent avoir directement influencé certains passages du Songe », cf. J. Krynen, L’empire du roi, p. 120 et n. 48, p. 472. Sur Évrart de Trémaugon, voir la récente notice bibliographique de Marion Schnerb-Lièvre dans l’Histoire littéraire de la France, où l’auteur confirme qu’Évrart est bien l’auteur du Songe du Vergier : « Évrart de Trémaugon », Histoire littéraire de la France, t. 42/2, 2002, p. 281-296 ; Ead., « Songe du Vergier », Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, éd. G. Hasenohr, Michel Zink, Paris, 2ème éd., 1992, p. 1402-1403 ; Ead., « L’auteur du “Somnium Viridarii” en est-il le traducteur ? », Revue du Moyen Âge latin, 42 (1986), p. 37-40 ; Ead., « Évrart de Trémaugon et le Songe du Vergier », Romania, 101 (1980), p. 527-530. Le Songe du Vergier, vol. I, L. I, chap. CXXVII, p. 204 : « Le Clerc. Le Clerc dit que le Pape puet deposer touz les Roys et princes seculiers, et met plusieurs choses assez notables en ceste matiere ; et touche aussi de plusieurs manieres de seignories, et met aussi se lez seignories seculieres sont du Pape sanz moyen, ou de Dieu ».

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cessaires’ ; car, come le Philosofe dist la : « En tant que fortune est plus grande, en tant elle est mains secure ». [...] Amis, donques, sont aux princes, et plus que a nulz autres, neccessaires, tant pour celle cause que pour plusieurs aultres. Et certes, par largesce, amis sont acquis, gardés et tenus, car, conme dit le sage Salemon Proverbiorum decimo nono : « Plusieurs font reverence au roy, mez quoy ? ceulx sont sez vrays amis a qui il donne de ses biens et eslargit ». Et la, il dist aussi que lez richesces si font plusieurs amis. Et un Pouëte si dist : « Munera sumpta ligant, placant hominesque deosque86 » : « lez dons si lient lez honmes qui lez prenent, et si n’est ne Dieu ne saint qui ne praingne offrendre ». Et dist un Versifieur : « Sepius audivi dando retinentur amici87 ». Donques c’est chose neccessaire au Roy de excercer la vertu de largesce, sanz laquelle il ne puet bonement vrays amis avoir ne acquerir. L’Impereur, donques ou le Roy, doit avoir seignorie proprement propre, sanz laquelle il n’aroit de quoy donner ne de quoy amis neccessaires acquerir88.

Pour Évrart de Trémaugon, comme pour Nicole Oresme, l’amitié est nécessaire pour le gouvernement du roi. Sa formulation est forte et ramassée : « A ceulx qui ont et gouvernent seignories souveraines, amis sont tres necessaires89 ». Il insiste : « Amis, donques, sont aux princes, et plus que a nulz autres, neccessaires ». Il termine en reprenant la locution comme si l’épithète ‘nécessaire’ était indissociable de la notion d’’amis’ : amis neccessaires acquerir. La thèse est claire : pour le prince, les amis sont indispensables, d’une nécessité sans conteste. Nicole Oresme ne disait rien d’autre : « Item, amistié est une chose tres grandement neccessaire en vie humaine90 ». Pourtant, à y regarder de plus près, les divergences de fond sont grandes. Oresme disait, fidèlement à Aristote, que les amis étaient nécessaires en tant que réceptacle et occasion pour l’exercice de la vertu du roi. L’amitié vraie fondait et préparait la pratique vertueuse du roi en matière politique. La nécessité de l’amitié était en vue d’une nécessité de la vertu. Chez Évrart de Trémaugon, on constate une complète inversion du paradigme aristotélicien. Désormais,

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Citation identifiée par M. Schnerb-Lièvre, Le Songe du Vergier, p. 459 : « placant homines deosque : réunion d’un adage (cf. Walther, Proverbia sententiaeque latinitatis medii aevi, t. II, Göttingen, 1964, n°15706) et d’un vers d’Ovide : « Munera, crede mihi, capiunt hominesque deosque », in Ars amatoria, III, v. 653 […] ». Note de M. Schnerb-Lièvre, Le Songe du Vergier, p. 459 : « Retinentur amici : non identifié ; peut être rapproché de Dionysius Cato, Disticha, I, 34 ». Le Songe du Vergier, vol. I, L. I, chap. CXXVII, § 16, p. 208. La comparaison des deux traductions en langue vulgaire, datant de la même décennie est intéressante à plus d’un titre et fait ressortir, chez Évrart de Trémaugon, l’idée que la traduction est au service de la démonstration. Grosseteste énonçait : « Et enim ditantibus et principatus et potentatus possidentibus, videtur amicis maxime esse opus » (1155 a 6-10, Ethica Nicomachea, p. 299). Oresme traduit : « Car par especial ceuls qui ont les grans richesces et optiennent les principautéz et les grans puissances, il ont tres grandement mestier d’avoir amis » (Livre de Éthiques, p. 410). Évrart de Trémaugon reprend en latin : « Principatus et potentatus possidentibus neccessarii sunt amici » (Somnium Viridari, p. 219) et en français : « A ceulx qui ont et gouvernent seignories souveraines, amis sont tres neccessaires ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 1, p. 410, texte 1155 a 4.

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l’exercice de la libéralité – ou la largesse – est le moyen d’acquérir des amis : « par largesce, amis sont acquis, gardés et tenus », et plus loin, « dando retinentur amici ». La nécessité de la vertu de libéralité est en vue de l’acquisition d’amis. Autrement dit, les amis sont plus « nécessaires » au roi que ne l’est la vertu. Dans cette logique, la légitimation des richesses est en vue, non pas de l’exercice en soi de la vertu, mais bien de l’acquisition des amis : « Les richesces si font plusieurs amis ». C’est l’argumentation principale du Clerc dans ce passage : « Le Roy doit avoir seignorie proprement propre, sanz laquelle il n’aroit de quoy donner ne de quoy amis neccessaires acquerir ». Dans la logique de sa démonstration, libéralité et richesses ont pour finalité l’acquisition des amis, c’est-à-dire l’acquisition de soutiens pour le roi. Les amis sont nécessaires au roi pour gouverner. Ils sont un moyen de gouvernement. Le pragmatisme politique de l’auteur évacue la vertu au second plan et instrumentalise l’amitié en en faisant un moyen de gouvernement politique au service d’un pouvoir fort voire absolu. Une amitié, avouons-le, utile. Les deux discours s’opposent donc de fond et le réemploi pragmatique des catégories aristotéliciennes par Évrart de Trémaugon (vertu, libéralité, amitié, gouvernement) détruit l’harmonisation qu’avait tentée Nicole Oresme entre pratique politique de la vertu et conception de l’amitié vraie, c’est-à-dire entre art politique et vertu. Si l’amitié du roi est conçue comme une pratique gouvernementale au service du bien politique, les approches sont antithétiques91. Chez Oresme, la vertu soutient l’art politique et l’amitié du roi doit être authentique et vraie pour participer à l’art du gouvernement. Chez Évrart de Trémaugon, la pratique de l’amitié est instrumentalisée en vue d’un pragmatisme politique et non d’un progrès en vertu. Les amis relèvent d’une utilité politique et non d’un fondement moral. Harmonisation entre éthique et politique ici, disjonction là. L’originalité d’Oresme se situe donc non seulement par rapport aux traditions précédentes mais aussi par rapport aux discours contemporains. Sa force lui vient d’une compréhension large – en même temps que fidèle – de l’amicitia aristotélicienne. En mettant l’accent sur l’excellence de l’amitié plus que sur son caractère d’intimité, Oresme peut non seulement étendre la notion à la personne du roi sans attenter à sa dignité mais surtout proposer l’idéal d’une monarchie modérée où le roi gouverne, entouré de ses gens, conseillers et familiers. Parce qu’il est un parfait aristotélicien, fort d’une tradition déjà séculaire, Oresme a assimilé le concept d’amicitia et peut désormais l’employer,

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Sur le parallèle entre les deux œuvres, cf. J. Krynen, L’empire du roi, p. 120 : « Le fossé qui sépare les deux traités est éloquent : en moins de dix ans, deux ouvrages issus de la commande royale, deux monuments de la production politique médiévale française, ont en effet accouché de deux conceptions radicalement antithétiques de la monarchie. L’une extrait de la philosophie d’Aristote une doctrine de la “posté modérée”. L’autre, éprise d’efficacité, est tendue vers l’affirmation de la “puissance absolue”. Il n’y a pas de meilleur témoignage du bouillonnement des idées et, sous Charles V, de leur affrontement ».

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avec souplesse et rigueur, à la défense de ses positions politiques en faveur d’une monarchie modérée. L’amitié vraie y est le contre-poids indispensable à la dérive absolutiste, menace latente dans le gouvernement de Charles V92. d. Le spectre du tyran : le tyran n’a pas d’amis donc le roi doit avoir des amis La construction normative de Nicole Oresme sur l’amitié du roi et sa nécessité politico-morale n’hésite pas à recourir à un des thèmes centraux de toute la tradition antique et médiévale en matière de théorie politique : la tyrannie93. Pour appuyer sa thèse de la nécessaire amitié du roi, Nicole Oresme procède selon une déduction élémentaire : le tyran n’a pas d’amis donc le roi se doit d’avoir des amis. Le sujet s’inscrit dans la présentation des constitutions politiques, célèbre classification des politeiai dans l’œuvre du Stagirite : Il y a trois espèces de constitutions et aussi un nombre égal de déviations, c’est-àdire de corruptions auxquelles elles sont sujettes. Les constitutions sont la royauté, l’aristocratie et en troisième lieu celle qui est fondée sur le cens, et qui semble-t-il peut recevoir le qualificatif approprié de timocratie, quoiqu’en fait on a coutume de l’appeler la plupart du temps république. La meilleure de ces constitutions est la royauté, et la plus mauvaise la timocratie. La déviation de la royauté est la tyrannie. […] De l’aristocratie, on tombe dans l’oligarchie. […] De la timocratie, on tombe dans la démocratie94.

Quelques remarques sur la tyrannie se prolongent dans le douzième mouvement du livre VIII qui compare les amitiés politiques et les amitiés domestiques (ou familiales) et au sixième mouvement du livre IX sur la

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O. Guillot, A. Rigaudière, Y. Sassier, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale. Des temps féodaux aux temps de l’État, vol. 2, Paris, 1998, 2e éd, p. 110 ; J. Kerhervé, « Prince », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 1146. M. Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris, 2001, cf. les chapitres 11 à 14. 1160 a 30 sq. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. X, p. 313. Traduction de J. Tricot, Éthique à Nicomaque, p. 410-413 : « Politie autem sunt species tres. Equales autem et transgressiones, puta corrupciones harum. Sunt autem politie quidem regnum, et aristocratia, tercia autem que a preciis, quam timocraticam dicere conveniens videtur, politiam autem consueverunt ipsam plures vocare. Harum autem optima quidem regnum, pessima autem timocratia. Transgressio autem regni quidem, tirannis [...] Ex aristocratia autem in oligarchiam. [...] Ex timocratia autem utique in democratiam ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 13, p. 435, glose 7, ou encore, p. 434, glose 2 : « Et de ces .iii. bones et des .iii. autres determine il plus a plain en Politiques ». Considéré en effet comme la suite des Éthiques, le Livre des Politiques est traduit par Nicole Oresme entre 1370 et 1374. Dans l’ensemble des commentaires, les exposés comparant les différentes constitutions politiques entre elles trouvent leur correspondance dans deux passages parallèles : le dixième mouvement du livre VIII de l’Éthique (1160 a 301161 a 10), annoncé par Politie, est complété par l’exposé du sixième mouvement du livre III de la Politique (1279 a 22-1279 b 10), dont le lemme est Determinatis autem hiis où le sujet est traité ex professo.

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concorde95. Dans son analyse glosée, Nicole Oresme n’invente rien. Il rassemble un matériau déjà maîtrisé chez les commentateurs précédents sur le thème de la tyrannie. Sa part d’originalité tient dans l’agencement de ce matériau épars dont il tire une cohérence doctrinale quant à l’amitié du roi. Chez Aristote et l’ensemble des traditions médiévales, la tyrannie s’opposait à la royauté96 ; chez Nicole Oresme, la tyrannie, en son essence même, est désormais l’antithèse de l’amitié97. Trois nœuds ponctuent sa construction discursive : la malignité du tyran lui rend impossible la pratique de l’amitié ; la tyrannie se définit essentiellement par sa logique centripète, opposée à la logique centrifuge de l’amitié ; la tyrannie enfin relève d’une volonté de puissance dans le rapport à autrui. Le tyran n’a pas d’amis. Sa malignité intrinsèque l’en empêche, d’une impossibilité quasi logique avant même d’être morale. La traduction oresmienne du texte d’Aristote est éloquente : Et tele chose est plus manifeste en ceste policie tyrannique pour ce que elle est tres mauvaise. Car a ce qui est tres bon, ce qui est tres mauvais lui est contraire. Et de policie royal l’en tourne par transgression et corrupcion en tyrannie comme en son contraire ; car tyrannie est corrupcion et mauvaistié ou empirement de monarchie. Et quant le roy est fait mauvais, il devient tyrant98.

La tyrannie se définit par l’essence même du mal et relève résolument de la déviation : le vocabulaire en déploie les variations : transgression, perversion, conversion en mal, corruption, déviation. Policies corrompues ou obliques, explique Oresme99. La dégénérescence de la royauté en tyrannie est une perversion au sens le plus fort du terme. La tyrannie est une conversion en mal de la royauté. Corruption, dans l’acception quasi biologique :

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1161 a 10-1161 b 10, Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. XI, p. 315-16, Secundum unamquamque ;1167 a 22-1167 b 15, Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. VII, p. 332333, Amicabile autem. J. Krynen, L’empire du roi, p. 206 : « L’opposition du roi et du tyran est un ressort classique de la pédagogie des miroirs du prince depuis la redécouverte d’Aristote » ; J. Barbey, La fonction royale. Essence et légitimité d’après les Tractatus de Jean de Terrevermeille, Paris, 1983, p. 256 : « Le Moyen Âge fut toujours dominé par une définition du Rex opposé au Tyrannus, dont le principe formel est la valeur morale de direction ». Jean-Philippe Genet note le même point, dans son étude du vocabulaire dans le Policraticus. Il parvient à ce résultat grâce aux analyses factorielles et au programme Hyperbase : une occurrence est avérée où tyrannus s’oppose à amicus, au Livre III, § 230, cf. J.-Ph. Genet, « Le vocabulaire politique du Policraticus de Jean de Salisbury : le prince et le roi », dans La cour Plantagenêt (1151-1204). Actes du Colloque tenu à Thouars du 30 avril au 2 mai 1999, éd. M. Aurell, Poitiers, 2000, p. 187-215, notamment p. 208 : « Le tyran et ses contraires : le prince, le citoyen, l’ami ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 13, p. 435. Ibidem, ch. 15, p. 439, glose 14.

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Car aussi comme char vive par corrupcion est convertie en charoigne et purté en pourreture, en ceste maniere est converti royaume en tyrannie100.

L’image est crue. Violente même. Elle renvoie à l’altération de la matière par décomposition. Nicole Oresme lisait déjà chez ses prédécesseurs cette idée d’une évolution, exposée avec clarté : « Rex cum efficitur malus fit tyrannus101 » ou encore : « Rex quando fit malus dicitur tyrannus ; unde patet quod tyrannus est pessima102 ». Liée à une évolution, l’idée de perversion rejoint celle de la décomposition, de la corruption, de la dépravation : « Nihil est aliud quam pravitas monarchiae103 », commentaire de « Pravitas enim est monarchiae tyrannis104 ». Le terme pravitas relève de la racine pravus dont on a vu à quel point elle rendait formellement impossible toute amitié chez l’homme méchant. Parce qu’il est une impossible amitié du méchant, le tyran est voué à la solitude et à l’isolement. Le tyran est un homme seul, hors du lien social et du lien politique. Son isolement n’est pas tant dû à sa majesté qu’à sa malignité105. Terme à terme, la malignité du tyran s’oppose donc à l’image du roi vertueux et l’incapacité tyrannique à vivre une amitié authentique impose, en retour, au roi d’avoir des amis. Bien plus, c’est en termes d’intentionnalité que la tyrannie s’oppose à l’amitié, plus profondément peut-être qu’elle ne s’oppose à la royauté. Certes, Aristote concède un point commun entre la royauté et la tyrannie, le fait d’être le gouvernement d’un seul, « ambo enim monarchie106 », mais les deux régimes s’éloignent, dès la racine, par leur intentionnalité respective, entencion dit Oresme :

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Ibidem, ch. 13, p. 435, glose 7. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 11, Transgreditur, fol. 11rb. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 10, Transgressio autem, p. 477, l. 46-47, 48, 49, 50, 52-53 : « … agit de corruptione sive transgressione praedictarum politicarum », « de corruptione regni », « de corruptione aristocratiae », « de corruptione timocratiae », « Et dicit quod transgressio sive corruptio regni vocatur tyrannus ». Ibidem, l. 79-80. 1160 b 10. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. X, p. 313. Dans le cas du tyran, la distance se vit dans la détestation ; dans le cas du roi, la distance est signe de respect et d’amour. Cf. les réflexions de Marcel Gauchet, « Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique », Le Débat, 14 (1981), p. 133-157, notamment p. 144 : « Plus le hiérarque suprême aspire à la grandeur, ambitionne l’accroissement de son pouvoir, plus il lui faut se montrer dissemblable d’essence par rapport au commun des hommes, inhumain, surhumain, au-delà de l’humain, que ce soit en accusant l’écart de nature en général entre maîtres et sujets, en se faisant reconnaître comme participant des puissances de l’invisible ou en exerçant une violence sans merci ». Ce que Thomas explicite plus clairement en invoquant l’étymologie : « Ambo enim sunt monarchiae, id est principatus unius », Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 10, Transgressio autem, p. 477, l. 55-56. Et il poursuit, l. 56-57 : « Sicut enim in regno principatur unus, ita et in tyrannide ».

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L’une et l’autre sont monarchies. Mais il different tres grandement ; car le tyrant quiert et a entencion a son propre proffit ou gaaing. Et le roy entent et quiert le proffit de ses subjectz. [...] Il ne met pas son entencion a querir ses proffiz, mais les proffiz de ses subjectz107.

Mouvement centrifuge dans la royauté, où le roi tend vers le bien de ses sujets. Mouvement centripète dans la tyrannie, où le tyran est à lui-même sa propre finalité. Sur ces deux logiques, antithétiques s’il en est, les commentaires abondent. Classiquement, Albert dénonçait déjà le désintérêt du tyran pour ses sujets : « Tyrannus non curat utilitatem subditi108 ». Thomas paraphrasait Aristote, en en déployant la lettre, pour une plus grande clarté : Le tyran vise, dans son gouvernement, ce qui est utile à lui-même alors que le roi vise ce qui est utile à ses sujets. […] Le tyran se comporte à l’inverse du roi, parce qu’il recherche le bien pour lui-même109.

Guiral Ot, quant à lui, pointe la force morale de ces deux mouvements intentionnels : , il assigne une différence en disant que, bien qu’il s’agisse dans les deux cas de monarchie, la différence majeure réside dans l’intention puisque le tyran recherche ce qui est utile pour lui là où le roi recherche ce qui est utile pour ses sujets110.

C’est dire que la direction intentionnelle, réflexive et accaparatrice dans le cas du tyran, décentrée et altruiste dans le cas du roi, si elle permet de caractériser la qualité morale du gouvernement, renvoie surtout à l’essence même de l’intentionnalité : amicale dans le cas du décentrement, ou tyrannique dans le cas de l’accaparement111. L’amitié vraie, on l’a vu abondamment et Aristote n’a 107

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 13, p. 434, traduction de 1160 b 1, Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. X, p. 313 : « Ambo enim monarchie. Differunt autem plurimum. Tirannus quidem enim, sibi ipsi conferens intendit ; rex autem, quod subditorum [...] Utilia igitur sibi ipsi quidem non utique intendent, subditis autem ». Traduction de J. Tricot, Éthique à Nicomaque, p. 412 : « Toutes deux sont des monarchies, mais elles diffèrent du tout au tout : le tyran n’a en vue que son avantage personnel, tandis que le roi a en vue celui de ses sujets ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio XI, § 752, p. 638. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 10, Transgressio autem, p. 477, l. 62-63 et 75-76 : « Tyrannus intendit in suo regimine quod est utile sibi ipsi, rex autem intendit id quod est utile subditorum [...] Tyrannus se habet per contrarium ad regem, quia quaerit bonum sibi ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 11, Differunt autem, fol. 11rb : « Assignat eorum differentiam dicens quod quamvis ambo sint monarchie, tamen plurimum differunt in intentione, quia tyrannus intendit conferens sibi ipsi, rex autem intendit conferens subditorum ». La gloutonnerie du tyran participe de la même logique accaparatrice, comme l’a montré JeanClaude Mühlethaler, « Le tyran à table. Intertextualité et référence dans l’invective politique à l’époque de Charles VI », dans Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge, p. 58 : « L’appétit du tyran est la métaphore de son égoïsme, source de cette cupidité qui le pousse à tout s’approprier ».

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de cesse d’y revenir, se définit intrinsèquement par ce mouvement de décentrement vers une altérité considérée pour elle-même. L’amitié est une sortie de soi où l’ami est envisagé gratia illius, en tant que personne. La logique rayonnante de l’amitié entraîne une incompatibilité radicale avec la logique égotiste de la tyrannie. Par une impossibilité logique avant d’être morale, le tyran est donc bien incapable d’avoir des amis. Précisément, pour Nicole Oresme, le roi est celui qui sait entrer dans le mouvement même de l’amitié. Comme l’écrit Jacques Krynen, l’idéal de perfection du prince « consiste dans le renoncement personnel pour un plus grand dévouement au bien public112 », et, ailleurs, il ajoute : « Quel que soit le procédé utilisé, tous les intellectuels s’emploient à marteler une éthique dirigeante faite d’oubli de soi et de quête exclusive du bien public113 ». En ce sens, l’amitié est consubstantielle à la royauté en ce qu’elle participe de la même essence114. Par sa double face, maligne et accaparatrice, la tyrannie recoupe les caractéristiques négatives des amitiés imparfaites, dont les commentateurs ont assez dit qu’elles étaient mauvaises justement parce ce qu’elles ne considéraient pas les personnes en tant que personnes. Le propre de la tyrannie est précisément d’instrumentaliser les personnes, les niant par là même dans leur qualité d’être autonome et moral. Les verbes reviennent superposant les notions d’utilité et d’utilisation : Mais le seigneur a tel regart au subject comme le menesterel a son instrument, et comme l’ame a a son corps et comme le seigneur a a son serf ; car ilz se aident de ces choses et en usent a leur proffit et utilité. : C’est a savoir, le menestrel de son instrument ; si comme le charpentier de sa hache, l’ame de son corps, et le seigneur de son serf. Et semblablement fait le tyrant de ses subjects desquelz il use comme de ses sers115.

La glose d’Oresme traduit l’idée de Thomas : « Domini utuntur servis intendendo ad sui ipsorum utilitatem116 ». En tyrannie, la négation des personnes et leur instrumentalisation au sens propre conduit à l’asservissement des sujets dans un royaume.

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J. Krynen, Idéal du Prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380-1440). Étude de la littérature politique du temps, Paris, 1981, p. 117. Et p. 136 : « L’idéal du prince. […] C’est un homme supérieur qui par une domination constante de ses pulsions humaines, atteint une claire conscience des devoirs de sa charge, place ses qualités et vertus au service de sa fonction. Le bon prince en effet n’a qu’une seule passion : son métier de roi ». J. Krynen, « Idéologie et royauté », dans Saint-Denis et la Royauté. Études offertes à Bernard Guenée, F. Autrand, Cl. Gauvard, J.-M. Moeglin coord., Paris, 1999, p. 609-620, ici p. 618. On notera que les réflexions sur l’amitié s’attachent au point de vue du pouvoir et non pas de la sujétion. Peu de développements, en effet, traitent directement du lien entre amitié et sujétion. Oresme entend surtout enseigner le roi. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 15, p. 439, glose 16. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 10, In Persis autem, p. 478, l. 135-136.

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Plus grave, le contexte tyrannique engendre la discorde dans le royaume. Incapable d’amitié par son intentionnalité égotiste, le tyran est incapable d’instaurer la concorde, c’est-à-dire l’amitié politique au sein de la communauté politique : Et quant l’un et l’autre veult pour soy la seigneurie adonques est contencion, si comme il est escript ou livre appellé Formissa ouquel est dit que quant chascun veult avoir tout le bien pour soy lors n’y puet il avoir concorde117.

Le théoricien, fidèle à Aristote, assimile le mouvement intentionnel de la tyrannie à la discorde, puisqu’en creux le mouvement de décentrement propre à l’amitié est seul à assurer la concorde. Pourtant, la glose sur ce passage va beaucoup plus loin : A cest propos dit Saint Augustin que ‘libido dominandi’, c’est a dire, trop grand desir de dominacion, est cause de guerres et des granz maulz qui aviennent en cest monde118.

Parce qu’il pousse avec plus de pénétration son analyse de la tyrannie, Nicole Oresme, à la suite de tous les moralistes, démasque dans l’intention du tyran une authentique volonté de puissance : la libido dominandi de saint Augustin, le « trop grand desir de dominacion ». Foncièrement, la tyrannie ne relève pas tant de l’ordre du politique que du désir de pouvoir, dans sa brutalité et ses pulsions instinctives. La figure despotique du tyran ressort du désir de pouvoir plus que de la rationalité politique. D’où sa violence et ses excès, ses débridements et sa cruauté, source de dérèglements. Telle est l’origine de la discorde civile. Là encore, Nicole Oresme n’innove pas mais il reformule les constats des tout premiers commentaires sur l’Éthique. Aspasius déjà définissait la tyrannie en la dénonçant comme un abus de pouvoir : Transgressio autem regni quidem tyrannis. Le roi, en effet, quand il abuse de son pouvoir de régner et de diriger le peuple, cet abus de pouvoir – ou ce pouvoir abusif – relève de la tyrannie et le tyran est celui qui abuse de la puissance royale119.

Albert le Grand, quant à lui, parlait de spoliation des sujets : « exspoliare »120. Dans ce contexte de discorde civique où l’amitié ne peut régner entre

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 8, p. 471. Ibidem, glose 9. H. P. F. Mercken, The Greek Commentaries on the Nicomachean Ethics, L. VIII, cap. X, Politiae autem sunt species tres, p. 160 : « Transgressio autem regni quidem tyrannis. Cum enim abutitur ex potestate regnandi et regendi populum, ipsa potestatis abusio seu ipsa potestas in suo abusu tyrannis est, et tyrannus qui regia abutitur potestate ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio XI, p. 637, § 751, l. 64-71 : « Sed in tyrannide nulla est communicatio, quia tyranus operatur ad utilitatem sui et similiter subditus ad utilitatem tyranni, et totum redigitur in commodum privatum tyranni, et ideo nulla est ibi amicitia vel

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le prince et ses sujets, l’amour y est exclu : c’est la crainte qui préside aux relations, non pas une crainte au sens théologique de respect, mais bien au sens politique d’une suspicion mêlée de peur. Le pouvoir cherche à inspirer la crainte, il se fait honorer pour ne pas se faire renverser, comme le remarque judicieusement Walter Burley au détour d’une phrase : « Honorantur [...] etiam propter timorem121 ». « Politique de l’effroi », eût dit Foucault122. Dans son traitement du thème tyrannique, Nicole Oresme ne fait que s’inscrire dans la grande tradition des Miroirs du prince123. Avant lui et après lui, en effet, tous les Miroirs des princes mettent en garde. La Reine, mise en scène par Philippe de Mézières dans le Songe du Vieil Pèlerin, ne prévient-elle pas le jeune Charles VI de s’abstenir du titre de « très redouté roi », « car redoubte emporte tirannie » ; et Christine de Pizan ne précise-t-elle pas la juste crainte que le roi doit susciter : « Si ay plus chier que on me porte crainte par amour que par raison de ma cruaulté124 » ? Froissart écrit que Gian Galeazzo Visconti « se fist cre-

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modica, inquantum communicat cum aliis qui iuvant ipsum ad excoriandum alios, et ditat eos quos tamen et ipse postmodum exspoliabit ». Gualterus Burley, Expositio super libros Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 2, Multi autem videntur, fol. 134ra. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, 1975, par exemple p. 53. Sur la littérature secondaire concernant les Miroirs de Prince, voir entre autres et par ordre de parution L. K. Born, « The Perfect Prince : a study in 13th and 14th century ideals », Speculum, 3 (1928), p. 470-504 ; W. Berges, Die Fürstenspiegel des hohen und späten Mittelalters, Stuttgart, 1938 ; D. M. Bell, L’idéal éthique de la royauté au Moyen Âge, Paris-Genève, 1962 ; J. Krynen, Idéal du Prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380-1440). Étude de la littérature politique du temps, Paris, 1981 ; J.-Ph. Genet, « L’évolution du genre des Miroirs des princes en Occident au Moyen Âge », dans Religion et mentalités au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur d’Hervé Martin, Rennes, 2003, p. 531-541. Philippe de Mézières, Le Songe du Vieil Pèlerin, éd. G. W. Coopland, Cambridge, 1969, Vol. 2, Livre III, § 208, p. 163-164 : « ‘O’, dist la royne, ‘que ceste parolle et superscripcion qui de nouvel a este trouvee des clercs par flacterie, c’est assavoir tres redoubte, est fort desplaisant a Dieu et a preudommes subgiez. Quel merveille ! car redoubte emporte tirannie. Bien sont contraires en sentence serenissimo et metuentissimo, c’est assavoir tresdebonnayre et tresredoubte. Les grans flateurs, notayres et chanceliers, evesques et conseilliers, pour acquerir la grace et benivolence des roys et des empereurs, et finablement pour venir a grans estaz, par fine flacterie on trouve ceste doulce armonie de tresredoubte, voyre pour donner aux roys, qui communement sont orgueilleux, matiere d’estre plus redoubte que ayme […] Quel merveille ! dist la royne, car ilz gouvernent leurs subgiez come tyrans et pource, par la permission divine, ilz sont appellez tresredoubtez. Mais s’ilz gouvernassent leurs subgiez naturelement en equite, en vraye amour, et en humanite, ilz seroient appellez serenissimi, come leurs benois predecesseurs et treamez. Soit doncques, jeune Moyse courone, Beau tresdoulz Filz, ceste offrande mal sonant et perilleuse a l’ame, en dit, en fait, et en escripte condemnee par toy et entierement effacee de tes escriptes » et § 34, p. 240 : « A comme a tirant appartenoit le tiltre, c’est assavoir tresredoubte, que tes subgiez par flaterie, Beau Filz, sans cause et contre raison, a ta magnificence royale ont attribue, comme il fut dit en son propre chappitre » ; Christine de Pizan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, éd. S. Solente, Paris, 1936-1940, vol. 1, p. 68. Et portraitisant les Visconti, Christine écrit : « L’un avoit nom Galiache, l’autre Bernabò on nommait que l’on craignait plus qu’on aimait », dans Le libre de mutacion de Fortune, éd. S. Solente, Paris, 1961, t. 2, v. 23463-23466.

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mir trop plus qu’amer125 ». Le tyran gouverne par la crainte et non par l’amour126. Le pouvoir tyrannique est donc un pouvoir inquiet où la suspicion règne, raison pour laquelle le tyran ne veut pas se faire conseiller. Ce portrait de la figure tyrannique n’a d’autre finalité que celle de disserter, en creux, sur la figure du bon roi. Précisément, le propre du roi vertueux est de savoir s’entourer de conseillers qui lui apportent aide et conseil. « Adjutorium plurium coadjuvantium », disait déjà l’auteur anonyme qui remaniait Raoul le Breton à la fin du XIIIe siècle127. Pour Oresme, la tyrannie n’est pas une vaine frayeur, il en mesure les dangers imminents et toujours latents. Dans sa construction normative, l’amitié se veut alors un contre-poids à la tentation absolutiste de la monarchie : les amis conseillent le roi et participent au pouvoir dans une certaine mesure et dans une certaine égalité. Les conseillers sont des remparts à la tyrannie. Gerson reprendra la ligne oresmienne en disant : « Roy sans le prudent conseil est comme le chief en ung corps sans yeulz, sans oreillez et sans nez128 ». Le caractère inédit de la position oresmienne dans son commentaire sur l’Éthique peut encore être éclairé par un autre discours normatif de la même époque. Quelques années plus tard, en 1394, le Songe du Vieil Pèlerin atteste en 125 126

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Froissart, Chroniques, éd. K. de Lettenhove, Bruxelles, 1872, t. 15, p. 259. P. Boucheron, « De la cruauté comme principe de gouvernement. Les princes “scélérats” de la Renaissance italienne au miroir du romantisme français », Médiévales, 27 (1994), p. 95-105, notamment p. 104 : « Les fondements anthropologiques du pouvoir tyrannique sont donc radicalement différents de ceux que la monarchie française entend alors se donner, autour du roi comme incarnation du corps social. Ne pouvant prétendre à cette incarnation, le tyran ne recherche pas l’amour de ses sujets. La cruauté lui est donc principe de gouvernement, et peutêtre même principe de légitimité » ; P. Gilli, « Politiques italiennes, le regard français (c. 13751430) », Médiévales, 10 (1990), p. 109-123. Anon. [Radulphus Britonis ( ?)], Quaestiones in libro Ethicorum, L. VIII, 10ème mouvement, fol. 61ra. Jean Gerson, « Vivat Rex. Pour la réforme du royaume », vol. VII/2, L’œuvre française, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, Paris, 1968, § 398, p. 1166. Le thème des conseillers-amis comme rempart à la tyrannie du roi est très développé dans la traduction commentée d’Oresme à la Politique d’Aristote, qu’il rédige juste après l’Éthique entre les années 1370 et 1374. Au livre III, chapitre .xx., un passage y est entièrement consacré : « Tex. […] Ceulz qui tiennent monarchies funt pour eulz meismes moult de yex et moult d’orelles et de piés et de mains, parce qu’il funt compaignons de leur princey ceulz qui sont amis du princey et de eulz. Car se il ne estoient amis de celui qui tient la monarchie, il ne feroient pas selon sa volenté, et se il sunt amis du prince, il sunt amis du princey. Glo. Mes aucune foiz au contraire tel est amis du prince qui ne aime pas le prince ; si comme aucun veult bien la tirannie qui het le tirant et en vousist bien un autre. Et aucun aime le royalme qui ne aime pas le roy, se il ne est bon. Mais quicunques aime le roy de vraye amisté, il ayme le royalme ; et qui ne aime le royaulme, il ne aime pas le roy. Car si comme dit Tulles, la premiere lay d’amisté est que nul ne faice chose deshonneste a son ami [De amicitia, § 44]. Et doncques quicunques conseille au roy pour lui faire plaisante chose qui est contre le bien publique de son royalme, il ne est pas ami du roy », Nicole Oresme, Le Livre des Politiques d’Aristote, éd. A. D. Menut, Transactions of the American Philosophical Society, New Series, vol. 60, part, 6, Philadelphia, 1970, p. 162.

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effet la permanence d’une méfiance envers l’amitié du roi. Comme Albert le Grand et l’Anonyme de Jacques de Padoue, mais dans le genre du Miroir du prince, Philippe de Mézières reprend, par deux fois, la sentence albertinienne qui prend l’allure d’un proverbe : « Car il se dit en proverbe que trop grant familiarite si engendre contens et riote129 ». L’ensemble de l’arsenal argumentatif établi par Albert le Grand est repris par Philippe de Mézières à l’adresse de Charles VI pour préserver le jeune roi de toute amitié vraie : « Garde toy bien que avecques lui tu n’ayes pas une extreme amitie130 ». La raison en est la même : l’amitié, par une fréquentation trop grande, avilit la majesté : « Encores il est expedient pour le gouvernement du royaume que ta noble personne royalle ne soit pas trop commune et publique a toute maniere de gens. Car il se dit en proverbe que blanc pain aucunesfoiz ennuye et trop grant familiarite engendre comptent et vilte131 ». La familiarité non seulement avilit mais lasse. Le roi doit donc dispenser modérément sa présence aux siens : « Entre tes serviteurs et tes priviez amis tu ne dois pas estre trop commun, mais tu dois aucunes fois en paresonne absenter, voire pour faire plus ardamment desirer la presence et veue de ta face royalle, en laquelle se doit demoustrer une humilite et ardamment divine auctorite de ta royalle dignite132 ». Et plus loin : « Ta digne personne ne doit pas estre si commune en conversation a table, ne ailleurs, que l’amour et reverence de ta grant et singuliere dignite soit defaillant133 ». Les textes théoriques mais aussi les textes officiels insistent sur cet équilibre royal : le roi doit dispenser sa présence avec discrétion et discernement de la même manière d’ailleurs qu’il doit dispenser son droit de grâce avec mesure et ne pas passer pour un roi débonnaire qui ne saurait exercer la justice134. 129 130 131 132 133

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Philippe de Mézières, Le Songe du Vieil Pèlerin, Vol. 2, Livre III, § 232, p. 231. Ibidem. Ibidem, § 235, p. 245. Ibidem. Ibidem, p. 246. Jacques Krynen note : « Au prince familier que l’on aime approcher, toucher, on substitue par instants un prince distant, confiant en son pouvoir, désireux d’en révéler la grandeur. Certes le bon prince doit toujours se montrer. Il est doux au peuple de sentir très proche la présence du roi. Mais trop de familiarité ne sied point », cf. J. Krynen, Idéal du Prince et pouvoir royal en France, p. 129. Cl. Gauvard, « De la théorie à la pratique : justice et miséricorde en France pendant le règne de Charles VI », Revue des Langues romanes, Christine de Pizan, 92 (1988), p. 317-325, notamment p. 319 : « Les réformateurs ne remettent pas en cause le pardon royal. Ils tentent de le limiter. Le Journal des États de 1356 et l’Ordonnance de réforme de mars 1357 lient les abus de grâce à la faveur et à l’anarchie des requêtes qui rendent le souverain d’un abord trop facile » ; Ead., « De grace especial », p. 916 : « Quant à la complexité des rouages administratifs, elle contribue à rendre archaïque un système où le roi, facilement abordé, peut pardonner. Il faut définir des distances entre le roi justicier et le peuple. Cette réflexion lie donc les abus de la grâce à la familiarité et à la facilité avec laquelle on aborde la personne royale » ; Ead., « Le roi de France et le gouvernement par la grâce à la fin du Moyen Âge. Genèse et développement d’une politique judiciaire », dans Suppliques et requêtes. Le gouvernement par la grâce en Occident (XIIe-XVe siècle), éd. H. Millet, Rome, 2003, p. 371-404, notamment p. 380.

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La permanence doctrinale des principes albertiniens jusqu’au cœur des et XVe siècles met en relief le discours atypique d’Oresme, dans ses forces et ses limites. En effet, en insistant sur la nécessité de l’amitié, Oresme n’évoque aucun des écueils possibles de sa théorie, notamment dans la figure du favori. Parce qu’il a conquis la confiance et l’affection du roi, le favori, son confident et son intime, autrefois appelé secretarius, était celui qui avait accès à la sphère privée du roi voire à sa chambre à coucher135. Or le favori est si proche du roi qu’il en vient précisément à être associé au pouvoir, tel un « second roi », comme le dit l’Écriture dans l’exemple de David et Jonathan136. Philippe de Mézières parle de « mahomet », ce conseiller principal qui, ayant gagné l’affection du roi, en aveugle le jugement137. L’ancêtre des mignons138. Dans ses

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B. Guenée, L’Occident aux XIVe et XVe siècles, p. 194-195 : « Secretarius, c’est uniquement, à la fin du XIIIe siècle encore, l’ami de cœur, le confident, le conseiller intime. Le mot conserve ce sens en Allemagne jusqu’à la fin du Moyen Âge. […] En Angleterre, les secrétaires sont au début du XIVe siècle des conseillers intimes du roi, membres de son Hôtel, siégeant à son Conseil, et qui gardent le sceau privé par lequel le souverain manifeste sa volonté personnelle. En France […], au moment où le roi et la Chancellerie commencent à vivre plus loin l’un de l’autre, quelques notaires sont désignés pour suivre le roi (1291). C’est l’origine des clercs du secret (1316), des “notaires suivant le roi” qui dès le milieu du XIVe siècle prennent couramment le nom de secrétaires » ; Ph. Contamine, « Pouvoir et vie de Cour dans la France du XVesiècle : les mignons », p. 548 : « Louis de Crussol en 1466 est dit “primo in camera” du roi ». Sur l’emploi du mot favori qui n’est attesté qu’à partir du milieu du XVIe siècle, cf. N. Le Roux, La faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Paris, 2000, notamment p. 23. Plus loin, l’auteur distingue la faveur de l’amitié, p. 33 : « le roi peut scinder sa personnalité en deux parts, la publique et la particulière, chaque moitié évoluant dans une sphère autonome. [...] En retour, le prince n’accordait pas aux deux hommes, , les mêmes sentiments et il ne les traduisait pas par les mêmes signes de faveur. La majesté récompensait l’un des favoris par des honneurs, quand la privauté offrait à l’autre la familiarité et l’amour ». I Sam. 23, 17 : « Et tu regnabis super Israhel et ego ero tibi secundus ». Cf. surtout P. Chaplais, Piers Gaveston, Edward II’s adoptive brother, Oxford, 1994, notamment, ch. 2 : « England’s second king ? » qui cite la Vita Edwardi Secundi¸ éd. N. Denholm-Young, Londres, 1957, p. 1 : « quasi secundus rex » ; J.-P. Boudet, « Faveur, pouvoir et solidarités sous le règne de Louis XI : Olivier le Daim et son entourage », Journal des Savants, 1986, p. 219-257. En ce qui concerne l’époque moderne, voir l’ouvrage collectif The World of the Favourite, éd. J. H. Elliott et L. W. B. Brockliss, New Haven-Londres, 1999. Le mot a fait fortune d’abord dans le Songe du Vieil Pèlerin, vol. 2, p. 228-234, puis au XVe siècle sous la plume de Froissart qui le transforme volontiers en « marmouset » (Chroniques, L. IV, t. 3, ch. 18, p. 147, éd. Buchon, Paris, 1837), terme qui plut tant à Michelet (cf. Le Moyen Âge, Histoire de France, t. IV, Paris, 1840, rééd. Paris, 1981, p. 589). Pourtant la première occurrence de « mahomet » est antérieure puisqu’on la trouve chez Jean de Condé dès 1315 dans les Dits et contes de Baudoin de Condé et de son fils Jean de Condé (1315), éd. A. Scheler, Bruxelles, 1867, t. 3, v. 199, p. 161-166 : « Des mahommés aux grans seigneurs ». Il y désigne les conseillers des princes et plus spécialement Enguerrand de Marigny, modèle du « parvenu » au pouvoir ; cf. M. Vincent-Cassy, « Flatter, louer ou comment communiquer à Paris », p. 132 : « C’est la confusion voulue du vocabulaire des témoins de cette époque (favoris, mauvais conseillers, mignons ou mahomets) qui conduisit Michelet à surnommer Marmouset les conseillers de Charles VI. Il adoptait ainsi le point de vue de leurs détracteurs […] Les Marmousets furent en

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conseils au jeune Charles VI, le moraliste de Mézières n’a pas de mot assez fort pour mettre en garde son destinataire tant le danger lui paraît grand pour le Bien commun : « Garde toy bien de telx mahommez », car « pour la singueliere amour et familiarite secrete qu’il a a lui, le roy ne lui cele riens. Il sera le principal conseillier, voire secretement, et, que pis est, il semblera au roy par maintesfois, pour l’amour et affections mains pesee, que les oppinions du dit mahommet seront plus substancieuses aucunes foiz que l’opinion de son grant conseil139 ». Du danger des favoris, Nicole Oresme ne disait pourtant rien140. Éloquent silence qui dévoile la vigueur de ses positions anti-absolutistes. Dans le discours oresmien, isolé des autres constructions normatives, l’amitié ne risque donc plus de ternir la majesté du pouvoir : elle est au contraire devenue un contre-pouvoir qui entend en limiter la dérive absolutiste. Parce qu’il a déployé les potentialités contenues dans l’amicitia aristotélicienne et parce qu’il en maîtrise pleinement les différents aspects, Oresme peut insister sur l’excellence de l’amitié – et non plus sur son caractère de convivialité – pour appliquer la notion à la personne royale, sans difficulté, en son corps personnel et en son corps politique. Le commentaire oresmien sur l’amitié est le témoin remarquable et original d’une double évolution : premièrement, il atteste la maîtrise grandissante du concept d’amicitia et le progrès de son acculturation en l’espace d’un siècle. Deuxièmement, il est le reflet des réactions normatives face à la montée d’un pouvoir royal fort contre lequel l’amitié est devenue l’antidote. L’arme est redoutable pour qui sait la manier dans les débats politiques où s’affrontent les théoriciens absolutistes et les partisans d’un pouvoir modéré141.

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réalité des hommes compétents » ; F. Autrand, Charles VI. La folie du roi, Paris, 1986, p. 191 : « Que voulait dire Froissart par ce mot ? […] Le marmouset-mahomet signifiant idole, désignait le favori du prince, celui qui a accès à son intimité, qui est “de la chambre du roi” ». Ph. Contamine, « Pouvoir et vie de Cour dans la France du XVe siècle : les mignons », p. 553. Philippe de Mézières, Le Songe du Vieil Pèlerin, Vol. 2, Livre III, § 232, p. 231 et p. 230. Le favori, c’est souvent aussi le mauvais conseiller dans la littérature théorique et sapientiale. Par exemple dans l’Estoria de Espana d’Alphonse X, le roi de Castille invoque les figures de quelques empereurs romains, comme Claude, Néron, Galba, Othon ou Vitellius pour signifier à quel point la privanza fonctionne comme un danger majeur de déstabilisation du pouvoir, cf. F. Foronda, La privanza ou le régime de la faveur, p. 114 : « Désormais, la privanza désigne la relation entretenue entre l’empereur et ses intimes, en réalité ses mauvais conseillers. […] Ainsi, la privanza est-elle perçue comme un facteur d’instabilité, de trouble et parfois même de désintégration ». Peter S. Lewis, à sa manière, met en lien le vocabulaire du « favori » avec l’instabilité politique d’un règne, cf. P. S. Lewis, « Être au Conseil au XVe siècle », dans Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, éd. J. Paviot et J. Verger, Paris, 2000, p. 461-469, ici p. 468 : « En temps de “stabilité” politique, on parle de “ministres” ; en temps d’instabilité, on parle de “favoris” ». De manière extrêmement codée, il est vrai, il semble donc que l’on puisse lire les réflexions sur l’amitié de Nicole Oresme comme un frein, subtil et diplomatiquement suggéré, aux ambitions absolutistes de la monarchie. Tel pourrait être un élément de réponse à la suggestive remarque de Jacques Krynen dans un article de 1988, « De nostre certaine science. Remarques sur l’absolu-

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4. L’AMOUR DU ROI POUR SES SUJETS D’APRÈS NICOLE ORESME Dans le commentaire oresmien, l’amitié du roi atteste la qualité morale du régime et du prince. Que les amis royaux soient de haute nécessité, nous pensons l’avoir montré. Si Nicole Oresme ne précise cependant pas qui sont les amis du roi, il reste possible de glaner, çà et là, des indications : tantôt les cités alliées, tantôt les conseillers du roi, tantôt les membres de l’entourage ou familiers. Il reste pourtant que l’aptitude du roi à l’amitié se concentre, avant tout, sur sa relation envers ses sujets. Amitié éminemment verticale, le lien entre le roi et ses sujets relève du lien affectif tout autant que du lien politique : ce lien préside à l’ensemble de la construction doctrinale de Nicole Oresme édifiée à partir de tous les matériaux épars des traditions antérieures. Amitié entre le roi et ses sujets ou amour du roi pour ses sujets, le clerc emploie indifféremment les deux expressions qu’il articule autour de l’acte central, amare142. Quatre épithètes qualifient la nature de cette relation politico-affective : l’amour du roi pour ses sujets est un amour paternel, naturel, moral et spirituel. a. Un amour paternel En parfait aristotélicien, Nicole Oresme se plaît à lire dans l’Éthique à Nicomaque la comparaison que le Philosophe établit entre le roi et le père, s’appuyant sur le double exemple homérique de Jupiter et d’Agamemnon143 :

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tisme législatif de la monarchie médiévale française », dans Renaissance du pouvoir législatif et genèse de l’État, éd. A. Gouron et A. Rigaudière, Montpellier, 1988, p. 131-144, à la page 143 : « Obsédé par l’évolution possible de la monarchie vers la tyrannie, Oresme ne fait pour autant aucune suggestion pour contenir l’action législative du prince dans des bornes tangibles ». Cf. F. Autrand, « La succession à la couronne de France et les ordonnances de 1374 », dans Représentation, pouvoir et royauté, p. 25-32 : « L’effort pour dégager la couronne de la personne royale, pour séparer le public et le privé, la marche vers l’autonomie de l’État n’empêchent pas la royauté de reposer essentiellement sur un lien personnel entre le roi et la communauté, une relation qui s’appelle amour. […] C’est bien là ce qui rend difficile le partage entre la personne et la fonction royale. L’amour va au roi, vient du roi. Cela ne vient ni du sacre, ni du droit. C’est un amour naturel qui tient à la naissance et à la nation, au lien charnel entre le roi et la communauté du pays. Charles V aurait été heureux s’il avait su qu’un jour, son fils, […] serait appelé Charles le Bien Aimé ». 1160 b 26. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. X, p. 314 : « Patris quidem enim ad filios communicacio, regni habet figuram ; filiorum enim, patri est cura. Hinc autem et Homerus Iovem patrem appellat » ; 1161 a 15, Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. XI, p. 315 : « Unde et Homerus Agamemnona pastorem populorum dixit ». L’image du roipère et le passage de l’Éthique est très présent dans la littérature politique des XIVe et XVe siècles, comme par exemple chez Gerson : « Aristote, par l’autorité d’Omere, VIII° Eth., determine que la seignourie royalle est comme le pere aux enfans ou comme du pasteur aux brebis, selon ce que Omere nomme Agamenon, roy des Grez, pasteur du peuple. Et Dieu veult que nous le nommons pere et pasteur… », cf. Jean Gerson, « Vivat Rex. Pour la réforme du royaume », vol. VII/2, L’œuvre française, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, Paris, 1968, § 398, p. 1160.

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L’affection du roi pour ses sujets réside dans une supériorité de bienfaisance, car un roi fait du bien à ses sujets si, étant lui-même bon, il prend soin d’eux en vue d’assurer leur prospérité, comme un berger le fait pour son troupeau. De là vient qu’Homère a appelé Agamemnon pasteur des peuples. De même nature est aussi l’amour paternel144.

Bien qu’il n’innove pas là non plus, Nicole Oresme reprend, en y insistant, l’image de la paternité du roi envers ses sujets au point que le thème s’énonce comme une idée-force de sa doctrine politique : « Le Roy doit gouverner son peuple par tel amour comme pere governe ses filz ». Il ne s’agit pas de réfléchir sur l’aspect royal de la paternité dans le gouvernement domestique mais de codifier la royauté comme un gouvernement de type paternel. Aristote écrit : « Paternus enim principatus vult regnum esse145 », la royauté se veut sur le modèle du gouvernement paternel. Oresme traduit : « Car royaume ou gubernacion royal veult et desire estre princey paternel146 ». Autrement dit, la codification de l’amitié entre le roi et ses sujets conserve à la relation sa double exigence : être une relation de supériorité en même temps qu’elle est une relation d’affection. L’harmonisation du lien politique et du lien affectif sauvegarde l’ordre hiérarchique du corps de policie. Le roi, au cœur même de son affection pour ses sujets, garde sa supériorité en tous points, en matière de bienfaisance, de vertu et d’autorité : Et premierement l’amistié du Roy a ses subjectz est en superhabondance de benefice. C’est-à-dire que le Roy doit plus de bien faire a ses subjeez que ses subjectz a luy ; car il est plus vertueus et plus puissant et les doit plus amer, si comme il sera dit après. Et se aucun disoit que amistié ne puet estre entre le roy et son subject pour la tres grant distance de leur condicions jouste ce qu’il fu dit ou .x.e chapitre, la response est que la distance puet estre si grande que entre eulz n’est pas amistié quant a conversacion et a similitude d’amour, et toutesvoies y est elle quant a bien vouloir et a bien faire. Et l’amour du Roy au subject est amour d’amistié pour la grace du subject et pour li bien faire ; mais l’amour du subject est plus amour de concupiscence en raportant a soy et pour bien recevoir. Et donques ne sont pas teles amitiéz semblables si comme sont celles d’entre .ii. vertueus equalz et compaignons147.

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1161 a 12-15. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. XI, Secundum unamquamque, p. 315 : « regi quidem ad subiectos in superhabundancia beneficii. Beneficit enim subditis, si quidem bonus ens, curam habet ipsorum ut bene operentur, quemadmodum pastor ovium. Unde et Homerus Agamemnona pastorem populorum dixit. Talis autem et paterna ». Traduction de J. Tricot, Éthique à Nicomaque, p. 382. 1160 b 26. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. X, p. 314. Traduction de J. Tricot, Éthique à Nicomaque, p. 413 : « La royauté a pour idéal d’être un gouvernement paternel ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 14, p. 436. Ibidem, ch. 15, p. 437-38, glose 2.

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Magnifique passage qui ramasse en quelques phrases tous les ressorts discursifs de l’édifice oresmien sur l’amitié du roi. Tout d’abord, le défi que Nicole Oresme entend relever rejoint la solution buridanienne sur la distance et l’amitié : il faut dépasser l’aporie entre distance sociale et lien amical. Le clerc français, parce qu’il connaît les traditions interprétatives antérieures et le traitement du problème par les autres commentateurs, pare à l’objection en la formulant lui-même : « Et se aucun disoit que amistié ne puet estre entre le roy et son subject pour la tres grant distance de leur condicions… ». Vient ensuite le cœur de sa réponse quant à l’amitié entre le roi et un sujet, réponse qui manie la distinction : « ...la response est que la distance puet estre si grande que entre eulz n’est pas amistié quant a conversacion et a similitude d’amour, et toutesvoies y est elle quant a bien vouloir et a bien faire148 ». On se souvient que l’argument tournait déjà autour de la notion de convivialité. La concession est bien l’absence de convivialité, mais Nicole Oresme affirme qu’une amitié de ce type, exceptionnelle il est vrai, peut se passer de vie commune. L’amitié du roi avec ses sujets ne réside pas dans la fréquentation intime, moins encore dans l’égalité, elle est surtout dans la pratique du bien qui se manifeste dans les sentiments de bienveillance et de bienfaisance. Parce que le cas tout à fait particulier du personnage et de sa situation l’autorise, l’amitié royale est ainsi exemptée de convivialité et d’intimité. Dans un discours où le puriste aristotélicien cède le pas devant le penseur politique, l’accent est mis sur l’excellence de l’amitié, source de vertu, plus que sur la convivialité définie par le Philosophe comme l’âme de la relation amicale. Par cette torsion, Nicole Oresme peut tenir ensemble la supériorité intouchable du roi sur ses sujets et la réalité d’un lien amical et affectif entre eux. En un péremptoire toutesvoies y est elle, il réduit en poussière la difficulté. C’est dire que le concept d’amicitia tel que le proposait Aristote est suffisamment assimilé pour être réemployé à des fins argumentatives et, avec quelle souplesse, élargie par rapport à sa stricte littéralité. Sans y paraître pourtant, dans cette glose ramassée et claire, est réinvesti l’ensemble du débat sur le lien affectif entre le roi et ses sujets tel que Jean Buridan l’avait longuement exposé dans la question 14 du livre VIII, article premier : Utrum rex magis debet amare subditos149. La solution, on l’a vu, articulait qualité de l’amour et supériorité morale du roi : Aussi conclut-on absolument qu’il appartient au roi d’aimer ses sujets plus qu’inversement et, en règle générale, que celui qui est meilleur doit aimer son inférieur plus qu’inversement. […] Il me semble cependant que les inférieurs sont plus tenus d’aimer leurs supérieurs ou ceux qui leur sont meilleurs que l’inverse150.

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Sur le lien entre la convivialité entre égaux, cf. supra, IIe Partie, les analyses du chapitre III. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 14, fol. 181rb. La question se prolonge en réalité : « … et omnino utrum excellentior magis debet amare inferiorem quam econtra ». Ibidem : « Ideo concluditur simpliciter quod regis est magis amare subditos quam econtra et

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Plus précisément, un élément de réponse nuançait la conclusion. En s’annonçant par un personnel et ferme tamen michi videtur, Buridan distingue, d’une part la réalité de l’amour du roi pour ses sujets, amour authentique et de qualité indéniablement supérieure à l’amour de ses sujets pour lui et, d’autre part le devoir de l’amour des sujets pour leur roi : les sujets sont plus tenus d’aimer leur roi que l’inverse. C’est qu’il fallait tenir ensemble la supériorité morale du roi et le respect qui lui était dû. Deuxième nœud conceptuel de notre glose, la distinction entre ‘amour d’amitié’ et ‘amour de concupiscence’ appliquée à la relation affective entre le roi et ses sujets est elle aussi directement tirée de Buridan, qui l’emprunte luimême à la Somme Théologique de Thomas d’Aquin151. Anodine sous ses apparences explicatives, la thèse d’Oresme est la suivante : le roi aime ses sujets d’un amour d’amitié et le sujet aime le roi d’un amour de concupiscence. Ce qui importe, c’est de souligner la qualité morale de l’amour d’amitié par rapport à l’amour de concupiscence, c’est-à-dire la supériorité morale des sentiments du roi dans la relation. Pour ce faire, les deux outils traditionnellement utilisés pour attester la qualité morale de la relation sont requis. Premièrement, le mouvement intentionnel dans l’amitié du roi, mouvement de décentrement, est qualitativement et moralement supérieur au mouvement égotiste, mû par la concupiscence du sujet. Deuxièmement, la supériorité de l’acte sur la puissance s’applique ici : l’amour du roi est en acte là où l’amour du sujet est en réceptivité. Il y a sans contredit supériorité et qualité morale de l’amitié du roi sur l’amitié du sujet. Parce qu’elle s’inscrit au cœur de l’argumentation buridanienne de cet article, la distinction entre ‘amour d’amitié’ et ‘amour de concupiscence’ permet de décoder la glose oresmienne dans laquelle se retrouvent, en un saisissant condensé, tous les éléments du texte buridanien : On a, en effet, l’habitude de distinguer entre deux formes d’amour : l’amour d’amitié et l’amour de concupiscence. On parle d’’amour d’amitié’ pour l’amour par lequel nous aimons quelqu’un non pour nous mais pour lui-même. Cet amour relève de l’amour vertueux, comme on l’a vu dans une autre question. On parle en revanche d’’amour de concupiscence’ pour l’amour par lequel nous aimons autrui non pas principalement pour lui-même mais pour nous, et cette forme d’amour, en ce qu’elle est utile et agréable, tend vers l’amitié152.

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universaliter melioris inferiorem quam econtra [...] tamen michi videtur quod inferiores magis obligantur ad amandum superiores et meliores quam econtra ». Thomas Aquinas, Summa Theologica, Ia IIae, q. 26, art. 4 : « Utrum amor convenienter dividatur in amorem amicitiae et amorem concupiscentiae », éd. Léonine, Rome, 1891, t. VI, p. 190. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 14, fol. 181rb : « Solet enim distingui duplex amor, scilicet amicitie et concupiscentie. Et vocatur ‘amor amicitie’ quo amamus aliquem non nostri sed ipsius gratia, et iste pertinet ad amicitiam virtuosam, ut visum est in alia questione. Vocatur autem ‘amor concupiscentie’ quo amamus alium non principaliter ipsius sed nostri gratia, et ille amor iam spectat ad amicitiam propter utile et delectabile ».

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b. Un amour naturel De paternel qu’il est, l’amour du roi pour ses sujets s’avère par là fondé en nature. Alors que le texte aristotélicien de l’Éthique à Nicomaque, avant celui de la Politique, officialisait la célèbre comparaison entre le père et le roi, Nicole Oresme pousse le parallèle jusqu’en des retranchements dans lesquels Aristote lui-même ne s’était pas aventuré : parce qu’il est père, le roi est seigneur naturel pour ses sujets. Et le pere a par aventure princee et seigneurie sus ses filz, et les progeniteurs sus leur neveus, et semblablement le roy sus ses subjectz. Et donques puet l’en dire que le roy est seigneur naturel ; car, combien que il soit accepté par la volenté du pueple, toutesvoies, aussi comme en un home droite raison a naturelment seigneurie sus la partie sensitive et la regule, semblablement le roy gouverne par raison et par justice ses subjectz et reprime et corrige leurs mauvais mouvemens153.

La déclaration oresmienne de la neuvième glose est au cœur du mouvement et de la pensée politique de notre auteur : « Le roy est seigneur naturel ». Grâce aux travaux de Jacques Krynen, on connaît bien la force de l’argument, central dans l’arsenal idéologique et normatif des théories politiques à l’époque de Charles V154. Ce thème, « Nicole Oresme en est l’un des principaux propagateurs155 ». Si Jacques Krynen s’est surtout intéressé à la traduction glosée de la Politique par l’évêque de Lisieux, il nous revient de s’arrêter sur l’Éthique qui lui est antérieure156. C’est en effet dans l’Éthique que Nicole Oresme fonde le mieux la naturalité de la fonction royale et surtout la naturalité du lien politique entre le roi et ses sujets, lien naturel d’affection. Premièrement, Nicole Oresme recourt à l’anthropologie aristotélicienne, à la suite de Buridan, pour fonder la naturalité de la seigneurie royale sur ses 153 154

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 15, p. 438, glose 9. J. Krynen, « Naturel. Essai sur l’argument de la nature dans la pensée politique française à la fin du Moyen Âge », Journal des Savants, avril-juin 1982, p. 169-190, notamment p. 186 : « Familiers du gouvernement de princes “naturels”, les Français considèrent la royauté avec une affection et une obéissance “naturelles” ». Cf. aussi Id., « “Le mort saisit le vif”. Genèse médiévale du principe de l’instantanéité de la succession royale française », Journal des Savants, juilletdécembre 1984, p. 187-221, notamment § C. – « Le “naturel seigneur” », p. 216-221 ; Id., L’empire du roi, p. 331 : « Sous Charles V, la nécessité d’être gouverné par un “roi naturel” devient un thème de premier plan au sein de l’idéologie monarchique et nationale » ; cf. également Cl. Gauvard, « De grace especial », p. 636-643 : « Sang et alliance », p. 643-651 : « Amour naturel et amis charnels » et p. 651-662 : « Amour paternel, amour filial » ; B. Guenée, L’Occident aux XIVe et XVe siècles, p. 130 : « Le mot naturel, naturalis, était utilisé aux XIe et XIIe siècles dans un contexte féodal. Le lien qui unissait le vassal au seigneur était dit naturel s’il était héréditaire et légitime. Au XIIIe siècle, le mot commence à être employé pour caractériser les rapports complexes mais évidents qui se sont noués entre un peuple, un prince et une terre ». J. Krynen, L’empire du roi, p. 331. Ibidem, p. 331 : « Sa traduction commentée de la Politique d’Aristote offre le premier exemple d’un effort soutenu pour attacher la royauté française à une nécessité voulue par la nature ».

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sujets : « Comme en un home droite raison a naturelment seigneurie sus la partie sensitive et la regule, semblablement le roy gouverne par raison et par justice ses subjectz et reprime et corrige leurs mauvais mouvemens ». L’argument de nature est indéniable : le roi domine ses sujets par un pouvoir régulateur conforme à l’ordre de la nature. Bien plus, la naturalité de son pouvoir se conforme à la plus haute rationalité, dont on sait la valeur dans la pensée philosophique et politique au Moyen Âge et notamment sous la plume d’un aristotélicien. En une seule phrase, Nicole Oresme file les équations entre naturalité, rationalité et bonté intrinsèque du gouvernement royal. L’exercice de la raison n’est autre que celui de la vertu et de la justice et le roi est tout à la fois le seigneur naturel, le roi justicier, le régulateur des passions et la personnalisation de la raison. Légitimée et exaltée en vertu de l’ordre naturel, la seigneurie royale se prolonge d’une manière spécifique dans le lien affectif : à la légitimité naturelle du pouvoir royal s’ajoute l’affection naturelle du lien politique entre le roi et ses sujets. C’est ainsi que prend tout son sens le parallèle établi entre l’amitié royale et l’amitié paternelle : il s’agit de fonder en nature l’affection politique. Les commentaires d’Oresme sont saturés de cette idée : Joves ou Jupiter fu un roy qui gouverna son pueple par affeccion paternel. Et disoient les paiens que il estoit Roy du ciel et roy des dieux. Car le Roy doit gouverner son pueple par tel amour comme pere governe ses filz157.

Et au chapitre suivant : Amistiés royal et paternel sont semblables, comme il sera dit après. Après il met les communiences de amistié royal et de amistié paternel. C’est a dire que le roy doit plus amer ses subjectz et le pere ses filz que converso [...] Car le roy doit une chose faire a ses subjectz et les subjectz au roy une autre. Et aussi est il du pere et des filz. Or avon donques que amistié paternel est tele comme l’amistié qui est en policie Royal158.

En un mot, l’affection entre le roi et ses sujets est, au plus haut point, une relation naturelle, donc légitime et bonne, en ce qu’elle s’enracine dans le modèle de l’affection paternelle et filiale. En cela, explique Jacques Krynen, « le roi naturel peut être présenté comme l’exacte antithèse du tyran. [...] Gilles de Rome expliquait déjà qu’un roi naturel ne pouvait être un tyran159 ». À l’heure 157 158 159

Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 14, p. 436, gloses 1 et 2. Ibidem, ch. 15, p. 438-439, gloses 5, 8, 10, 12. J. Krynen, L’empire du roi, p. 333 et p. 337 ; Jacques Krynen montre que d’autres auteurs, au début du XVe siècle, dressent aussi un tableau contrasté entre le roi naturel et le tyran, cf. J. Krynen, « Naturel. Essai sur l’argument de la nature », p. 186 : « Christine de Pizan s’interroge sur les avantages procurés par le prince héréditaire, le prince naturel. Elle en donne une image exactement contraire à celle traditionnellement abhorrée du tyran […]. Puis il cite plus loin un

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où écrit Nicole Oresme, en 1370, sous Charles V, le « roi naturel » n’a pas encore la force du slogan qui sera la sienne dans les années 1420, après le traité de Troyes et avec la division de la France en trois royaumes. Alors qu’il s’agit là de fonder la succession dynastique pour sauver la couronne des Valois, ici, l’argument oresmien vise essentiellement à dresser un contre-modèle tyrannique. c. Un amour moral et spirituel Dernier temps dans la définition normative du lien politique qui unit le roi à ses sujets : la qualité morale et spirituelle de l’affection royale. S’il se rapproche de l’amour paternel, l’amour du roi envers ses sujets s’en distingue par sa supériorité morale : le roi aime d’un amour moral et vertueux, incomparablement plus noble que la simple affection paternelle. Le tour de force que réalise Nicole Oresme consiste à ancrer la naturalité de l’amitié politique entre le roi et ses sujets dans le modèle paternel sans pour autant tomber dans l’aspect sensible de la relation. Le théoricien confère tout à la fois naturalité et rationalité à l’amitié royale. Chez lui, « naturel » veut dire légitime et non pas sensuel ni charnel. Pour son argumentation, Nicole Oresme emprunte, ici encore, aux développements de son prédécesseur Jean Buridan. Le célèbre maître ès arts distinguait nettement l’amour naturel et l’amour moral, au troisième article de la question 14, livre VIII, intitulé : « Tertius utrum rex benefaciendo subditis excedit patrem in benefaciendo filiis160 ». Plus qu’une comparaison, le tableau de Buridan est surtout un vis-à-vis161. Terme à terme, il s’emploie à opposer les deux amours, naturel et moral, c’est-à-dire à opposer l’amour paternel (naturel) à l’amour royal (moral) : « amore naturali pater filium amat ; amore morali [...] rex plus amat subditos quam pater filios ». Citons l’ensemble de l’argumentation : Pour le troisième article, il apparaît d’emblée clair que le père aime plus ses enfants d’un amour naturel que le roi, parce que le père est naturellement plus proche de ses enfants que le prince ne l’est de ses sujets. En tant que roi, il n’aime pas ses sujets d’un amour naturel parce qu’il n’est pas conforme à la nature qu’un tel soit roi de ses sujets comme il est conforme à la nature qu’un tel soit le père de ses enfants. Mais c’est d’un amour vertueux et moral que le roi aime ses sujets, davantage, à mon sens, que le père n’aime ses enfants, car c’est au meilleur qu’il revient le plus d’aimer d’un tel amour vertueux. Or le roi en tant que roi se doit d’être meilleur que le père en tant que père puisqu’il lui faut posséder une vertu parfaite, comme on l’a dit. De même, il est clair que l’amour intense qui est celui

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passage du Livre du corps de policie qui rapproche l’affection du peuple et sa naturalité : “Le peuple de France est le plus naturel et de meilleur amour et obeissance a leur prince” », cf. Christine de Pizan, Le Livre du corps de policie, éd. R. H. Lucas, Genève-Paris, 1967, p. 171. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 14, fol. 181rb. Ibidem, fol. 181va.

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du père pour son fils n’est pas un amour moral ni vertueux parce qu’à égalité d’intensité, nous voyons un homme mauvais aimer ses enfants mauvais, comme l’homme bon aime ses enfants bons. En outre, il apparaît que cet amour du père en tant que père pour ses enfants, on le trouve aussi et de la même manière chez les animaux et chez les hommes. On peut donc dire que, bien que l’amour du père pour ses enfants soit plus intense, l’amour du roi pour ses sujets est cependant beaucoup plus noble ; bien plus, l’amour du père s’enracine dans la sensualité, là où l’amour du roi s’enracine dans la raison162.

L’amour du roi pour ses sujets est meilleur en qualité et en noblesse que l’amour du père pour ses enfants. Meilleur, et de loin : « Amor regis ad subditos est multo nobilior ». Premièrement, parce que c’est un amour moral : « Amore virtuoso et morali rex amat subditos magis, ut credo, quam pater filios163 ». Surtout, l’amour royal s’enracine dans la raison là où l’amour paternel s’enracine dans la sensualité : « Amor paternus in sensualitate fundatur, regalis vero in ratione164 ». Dans le discours buridanien, la rationalité s’oppose à la naturalité car ‘naturel’ est pris au sens de ‘sensible’, ‘sensuel’ ou encore ‘charnel’. La manipulation qu’opère Nicole Oresme par rapport à son prédécesseur consiste à récupérer l’argument d’un amour royal meilleur que l’amour paternel car plus moral et éminemment vertueux et à écarter l’acception de ‘naturel’ au sens péjoratif de ‘sensuel’. Ainsi, chez Oresme se rejoignent les deux arguments pour exalter la haute qualité du lien affectif entre le roi et ses sujets : c’est un lien naturel et, par là, légitime, bon et honorable ; c’est un lien de vertu, car éminemment rationnel, au sommet de la hiérarchie morale. Naturel et moral ne s’opposent donc pas chez Oresme. Loin s’en faut. Ils se soutiennent pour qualifier la valeur du lien politico-affectif qui unit le roi à ses sujets. Finalement, la qualité du lien qui unit le roi à ses sujets est celle-là même du lien spirituel entre le pasteur et son peuple, voire du lien spirituel entre Dieu et son peuple. L’exemple d’Agamemnon, « pasteur des peuples », exem-

162

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Ibidem : « De tertio articulo statim quantum ad amorem apparet manifeste quod amore naturali pater magis amat filios quam rex subditos, quia naturaliter propinquior est pater filiis et magis propinquus eis quam princeps subditis ; immo inquantum rex, non amat subditos amore naturali, quia non est a natura quod ille est rex subditorum sicut est a natura quod ille est pater istorum filiorum. Sed amore virtuoso et morali rex amat subditos magis, ut credo, quam pater filios, quia ad meliorem magis spectat amare tali amore virtuoso. Sed rex, inquantum rex, debet esse melior quam pater inquantum pater, cum oporteat ipsum habere perfectam virtutem, ut dictum fuit. Et iterum manifestum est quod ille amor intensus qui est patris ad filium non est amor moralis neque virtuosus, quia eque intense videmus virum malum diligere filios suos malos ut bonum bonos, et omnino apparet quod ille amor, scilicet patris inquantum pater ad filios, illo modo ita in bestiis ut in hominibus invenitur. Potest ergo dici quod licet amor patris ad filios sit intensior, tamen amor regis ad subditos est multo nobilior, immo amor paternus in sensualitate fundatur, regalis vero in ratione ». Ibidem. Ibidem.

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ple qu’Aristote emprunte à Homère, fournit aux médiévaux un point d’appui pour faire du roi le guide spirituel de ses sujets, le « pasteur » au sens biblique puis ecclésiologique du terme. Au service de cette idée, Nicole Oresme traduit : Car se il est bon roy, il a la cure de eulz et met grant diligence a ce que euls facent bien et que ilz soient bons et les aime de grant affeccion aussi comme le pasteur a la cure de ses oailles et les aimme. Et de ce disoit Homerus le poëte que le roy Agamenon estoit pasteur des peuples165.

Les libertés exégétiques dont s’autorise notre auteur sont patentes : par deux fois, l’interpolation d’Oresme renvoie à l’amour du pasteur pour ses brebis, là où rien dans le texte aristotélicien ne l’indiquait. Traduction largement interprétative. L’amour du pasteur, amour de grande affection, est un amour de sollicitude qui prend soin de ses brebis pour les guider vers le bien : « que eulz facent bien et que ilz soient bons ». Le roi, pasteur de ses sujets, leur est un guide dans la voie de la vertu. Parce qu’il est un guide moral, le roi est surtout un guide spirituel et les mots de l’évêque de Lisieux ne trompent pas : le roi a la cure de ses sujets, cura subditorum chez Thomas, de la même manière que le prêtre, guide spirituel s’il en est, a la cure des âmes, cura animarum, ou que l’évêque a la cure de ses diocésains et le pape la cure des fidèles chrétiens. Les sujets du roi deviennent dans la translation oresmienne ses oailles (oves chez Thomas), et la métaphore évangélique se joint au vocabulaire ecclésiologique pour hisser le roi au rang de conducteur d’âmes166. Il les dirige certes dans les voies de la vertu167 mais plus encore dans les voies de la vie, c’est-à-dire qu’il a pour rôle de les conduire au salut. Parce qu’il imite directement le Christ, pasteur de ses brebis, le roi guide ses sujets en les aimant ou plutôt parce qu’il les aime. À l’image du Christ, il est prêt à donner sa vie pour ses brebis et la glose évoquant les loups renvoie directement à l’épisode évangélique168 : … comme le pasteur a la cure de ses oailles et les aimme. Et se expose as perilz pour elles contre les leups et les mauvaises bestes. Et aussi doit faire le roy pour ses subjectz169.

Substantielle glose qui, précédée par la double interpolation de la traduc165

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 15, p. 438, traduction du passage 1161 a 13-15, Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. XI, p. 315 : « Benefacit enim subditis, si quidem bonus ens, curam habet ipsorum ut bene operentur, quemadmodum pastor ovium. Unde et Homerus Agamemnona pastorem populorum dixit ». Ioh. 10, 1-11 : « Ego sum pastor bonus ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 11, Regi quidem, p. 481, l. 30 : « Dirigit subditos sicut pastor oves ». Ioh. 10, 1-11 : « Bonus pastor animam suam dat pro ovibus suis » et Ioh. 10, 1-15 : « … et animam meam pono pro ovibus meis ». En contraste, le portrait du tyran comme dévoreur de brebis est un topos de la littérature politique, cf. par exemple Christine de Pizan, The Livre de la paix, p. 87 : « Le tirant est comme le loup ravissable entre les brebis ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 15, p. 438, glose 3.

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tion, constitue indubitablement le point ultime de la doctrine oresmienne sur l’amitié du roi : l’affection du roi pour ses sujets relève éminemment du modèle christologique. Sans médiation et sans concession. Ainsi la construction normative de Nicole Oresme, après avoir requis tous les arguments de la plus haute rationalité de son temps, en vient à fonder l’amitié royale dans un registre christologique. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une comparaison de l’amour royal et de l’amour paternel de Dieu le Père, rien de tel. Le roi n’est pas à l’image du Père, il est à l’image du Christ. Exigeante nuance qui impose au roi de donner sa vie pour ceux qu’il aime, terme absolu de la logique de décentrement qui qualifiait son amitié. Quelle leçon pour Charles V !170 Le roi peut-il avoir des amis ? Pour traiter la question de l’amitié royale, l’historien doit appréhender le commentaire de l’Éthique à Nicomaque en son double remaniement doctrinal. Premièrement, on observe la mise en forme doctrinale d’un matériau épars : les commentateurs, d’Albert le Grand à Nicole Oresme, élaborent leur synthèse doctrinale à partir de la multiplicité des éléments textuels d’Aristote relatifs au roi. Ils rassemblent, en un tout cohérent, des allusions éparpillées au fil de l’enseignement des livres VIII et IX de l’Éthique dans lesquels Aristote n’a jamais eu pour dessein de disserter sur l’amitié du roi. Parce qu’elle est investie de la force même de l’auctoritas du Philosophe, cette poussière d’éléments n’en donne pas moins corps à des constructions doctrinales solides et fondées, au cours des XIIIe et XIVe siècles. Ainsi, au cœur même du processus de réception, s’observe une recomposition de la masse textuelle de base, l’Éthique, en un agencement épistémologiquement médiéval qui s’articule autour de la figure du roi. Deuxièmement, cette mise en forme est sous-jacente à toutes les analyses mais ne s’offre jamais comme un exposé en bonne et due forme ; elle se situe toujours à un niveau de profondeur plus fondamental qui sous-tend et soutient toutes les affirmations de surface mais qui, pour n’émerger que ponctuellement, n’en irrigue pas moins l’ensemble discursif offert à la lecture. Cette double reconstitution doctrinale d’un matériau éclaté s’observe en une évolution historique remarquable, de 1250 environ à 1370. Du point de départ, le premier commentaire sur l’Éthique en Occident, celui d’Albert le Grand, au point d’arrivée, la traduction glosée de Nicole Oresme en 1370, le renversement doctrinal est spectaculaire. La position d’Albert le Grand et de

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Charles V aura-t-il entendu la leçon de Nicole Oresme ? Françoise Autrand indique que Charles V voulut que ses amis et conseillers les plus proches soient enterrés auprès de lui à SaintDenis. Le tombeau du connétable Bertrand Du Guesclin s’y trouve encore. Bureau de la Rivière fut enterré aux pieds du roi, conformément aux dernières volontés de celui-ci, cf. F. Autrand, « Un certain sens de l’État : les conseillers de Charles V », dans Vincennes aux origines de l’État moderne, éd. J. Chapelot et É. Lalou, Paris, 1996, p. 343-353, notamment p. 353 ; Ead., Charles V, Paris, 1994, p. 688-712

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ses épigones – l’Anonyme de Jacques de Padoue, l’Anonyme d’Erlangen et Henri de Frimare –, était foncièrement motivée par une méfiance envers l’amitié du roi : le roi ne pouvait pas avoir d’amis. Au service de cette thèse, une série de dangers était avancée pour écarter l’amitié de la sphère royale et en préserver le roi. La familiarité risquait d’affaiblir l’autorité royale, c’est-à-dire la majesté royale ; l’amitié enfin pouvait être pervertie en flatterie dans le cadre d’une relation avec le roi. Un siècle plus tard, Nicole Oresme réalisait une mutation doctrinale décisive en défendant hautement la nécessité de l’amitié pour le roi. Il réquisitionnait tous les outils conceptuels et tous les arguments dont il pouvait disposer pour soutenir sa thèse. Nécessité logique : le roi doit avoir des amis pour le Bien commun de l’État et du Royaume. Nécessité morale : le roi doit avoir des amis sans lesquels il ne peut exercer sa vertu de libéralité et de bienfaisance. Nécessité politique : le roi doit avoir des amis pour satisfaire une pratique gouvernementale selon les règles de l’art politique. Nécessité idéologique : le roi doit avoir des amis parce que le tyran est incapable d’amis dans les constructions doctrinales classiques. Nécessité théologique enfin : le roi est l’image du Christ qui donne sa vie pour ses amis. De plus, la relation du roi envers ses sujets se dote d’un ensemble de caractéristiques précises : il s’agit d’un amour paternel, d’un amour naturel et d’un amour moral et spirituel. Naturel parce que paternel et par là légitime ; moral sans conteste pour n’en être que plus spirituel, c’est-à-dire d’une qualité supérieure et éminente. L’évolution des positions doctrinales sur l’amitié du roi dépend étroitement de l’assimilation du concept d’amicitia : c’est le degré d’acculturation qui conditionne la réflexion des commentateurs. Avant le XIVe siècle, l’acception de l’amicitia aristotélicienne n’a pas encore déployé toute sa mesure pour pouvoir être rapportée sans crainte à la personne du roi sans préjudice pour sa dignité politique. Son contenu s’attache à la stricte lettre aristotélicienne qui insiste sur la vie en commun et la fréquentation intime, ce qui ruine la majesté politique que les théoriciens soutiennent par ailleurs. Un siècle plus tard, au terme de plusieurs générations de commentateurs, l’amitié est parfaitement envisagée pour le roi lui-même parce que l’acculturation du concept a atteint un niveau de maturité qui étend son champ d’application. Le concept d’amicitia a non seulement développé toutes ses virtualités, mais son déploiement est pleinement maîtrisé par les commentateurs qui jouent de ses différentes tonalités au service de leurs théorisations politiques.

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CHAPITRE V

AMITIÉ ET SOCIABILITÉ : ÉMERGENCE DE PROBLÉMATIQUES NOUVELLES

Dans le lent processus d’assimilation de l’Éthique à Nicomaque en Occident, le commentaire fonctionne comme le lieu d’une prodigieuse transformation de l’amicitia aristotélicienne où réception et assimilation engendrent la production d’un savoir aux opérations intellectuelles diverses : réemploi, réduction, réorganisation. Objet d’acculturation, l’auctoritas est tout autant, par sa puissance d’engendrement conceptuel, le point de départ de problématiques nouvelles. À son contact, les esprits médiévaux sont fécondés en leur questionnement même ; des thématiques neuves surgissent, parmi lesquelles la sociabilité amicale n’est pas la moins dynamique. Centrées sur la societas amicorum, les analyses se précisent et s’affinent, atteignant des profondeurs jusque là insoupçonnées.

1. SOCIABILITÉ DE L’INTIMITÉ a. Amitié et sociabilité Fondamentale dans l’essence de l’amitié aristotélicienne, la relation y est structurante. Grâce aux apports de l’Éthique à Nicomaque, les médiévaux déploient une pensée plus systématique en ce qui concerne la catégorie de la relation ou du lien1. Dès le commentaire d’Albert le Grand, la notion de lien est perçue comme l’essence de la sociabilité amicale ; elle y est signifiée par le terme très augustinien de vinculum2. En creux, Albert définit l’amitié comme 1

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Dès le début du livre VIII, Jean Tricot précise une question philologique et culturelle d’importance, cf. p. 381, n. 1 : « Conformément à l’usage, et sauf en quelques endroits, nous traduirons philia par amitié. Mais ce terme exprime, d’une façon plus générale, tout sentiment d’affection et d’attachement pour les autres, qu’il soit spontané ou réfléchi, dû aux circonstances ou au libre choix : amitié proprement dite, amour, bienveillance, bienfaisance, philanthropie. C’est en somme l’altruisme, la sociabilité. L’amitié est le lien social par excellence, qui maintient l’unité entre les citoyens d’une même cité, ou entre les camarades d’un groupe, ou les associés d’une affaire ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 697, § 828, Solutio, l. 51-53 : « Dicendum

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un vinculum : lien d’attache, liaison. Sa spécificité, par rapport à d’autres types de relations ou de vertu relationnelle, est précisément d’être affectif. Attachement, dirait-on. Par exemple, la distinction entre la vertu de justice et la vertu d’amitié ne s’effectue pas en fonction de la relation, puisque toutes deux sont des vertus qui regardent vers autrui et se définissent par leur dimension relationnelle. Leur différence se joue autour de la notion d’affection : En effet, bien que l’amitié et la justice ont rapport aux mêmes objets, l’amitié ajoute cependant à la justice un lien affectif, lien par lequel elle en diffère formellement3.

L’amitié ajoute à la justice une dimension affective. Différence de forme et non de nature, l’affection donne sa forme à la relation amicale4. L’affection donne à l’amitié son visage, elle lui insuffle son caractère, elle lui façonne sa silhouette ; l’affection est la couleur propre de l’amitié, sa tonalité particulière5. L’affection est le propre de l’amitié6. Ainsi l’affection – c’est-à-dire le lien affectif – transfigure en une communauté amicale tout type d’association ou de juxtaposition d’invididus7. Les individus qui s’unissent, sans attache affective, en vue d’un intérêt commun – intérêts techniques, intérêts commerciaux ou intérêts militaires – sont motivés par des finalités pratiques. Leur association est strictement ordonnée au résultat qu’ils se proposent d’atteindre ainsi plus efficacement, car l’union fait la force. Les membres de ces associations non affectives ne forment qu’une somme d’individus, lesquels sont perçus comme de simples exécutants qui œuvrent à la réalisation commune d’un même objectif. Tout autre est la communauté amicale par laquelle les membres communient en une même volonté8. C’est dire que le lien affectif, non seulement unit intimement les

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quod, in amicitia, utilis est considerare utilitatem quaesitam et super hoc vinculum amicitiae ». Cf. saint Augustin, De Civitate Dei, éd. B. Dombart et A. Kalb, Turnhout, 1955 (CCSL 48), L. XV, ch. 8, l. 66-67, p. 464 : « Civitas quae nihil aliud est quam hominum multitudo aliquo societatis vinculo conligata ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 697, § 828, Solutio, l. 62-65 : « Etsi enim amicitia sit circa idem justitiae, tamen addit affectus vinculum supra justitiam, per quod ab ipsa formaliter differt ». Ibidem, L. VIII, lectio IX, p. 628, § 737, Solutio, l. 21-22. Le Colonais développe la comparaison entre amitié et justice dans la question : « Utrum amicitia sit circa idem justitiae ». Cf. D. Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge, § « Affect, amour, charité, amitié », p. 281-284, notamment p. 283 : « L’amicitia, par le biais de la théorie de l’amor, repose sur le socle de l’affectus ». Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. II, cap. III, § 19, p. 574 : « Motio affectus sine qua non est amicitia ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 697, § 828, Solutio, l. 65-69. « Et hoc intelligendum est de amicitia, quae est inter aequales ; alias enim, qui cooperantur ad utile, sunt sicut famuli, et tales possunt esse multi et in negotiationibus et in compugnationibus civitatum ». Ibidem, p. 628, § 737, l. 13-19 : « ... uniunt utrumque in voluntate, quia unus vult lucrum alterius sicut suum, secundum quod adhuc indivisum est huius lucrum a lucro istius ».

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membres entre eux, mais plus encore, il engendre une entité supérieure à la simple somme des individus. Les amis ne sont pas simplement associés, ils font corps. Entité corporative plus qu’association d’intérêts, dans laquelle le lien affectif prime sur la finalité recherchée. Ainsi voit-on avec quelle justesse les médiévaux ont pensé l’amitié comme une authentique sociabilité au sens où Maurice Agulhon en faisait une catégorie historique opératoire et convaincante9. Confirmé dans ses analyses par Georg Simmel, Maurice Agulhon définissait en effet la sociabilité par la primauté de la relation sur la finalité, de l’être-ensemble sur le faire-ensemble : « L’étude de la sociabilité s’impose là où la forme l’emporte sur le fond10 ». Sans qu’il faille attendre l’époque moderne et les XVIIe et XVIIIe siècles, le Moyen Âge avait compris la force du lien social cultivé pour lui-même : l’amitié comme relation affective permet de penser, non sans quelque modernité, l’essence de la vie sociale qui réside dans le fait même du groupement. Si la relation affective spécifie la forme de l’amitié, c’est la convivialité qui en est l’acte principal. Aristote y tenait. La convivialité est le grand finale du traité sur l’amitié11. Les médiévaux auront parfaitement retenu la leçon du Phi9

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M. Agulhon, La sociabilité méridionale. Confréries et associations en Provence orientale à la fin du XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, 1966, repris sous le titre Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, Paris, 1968, nouv. éd. 1984 ; Id., « La sociabilité, la sociologie et l’histoire », dans Le cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848. Étude d’une mutation de sociabilité, Paris, 1977, p. 7-14 : Id., « La sociabilité est-elle objet d’histoire ? », dans Sociabilité et société bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse (1750-1850), éd. É. François, Paris, 1986, p. 13-23 ; N. Racine, « Maurice Agulhon : sociabilité et modernité politique », Cahiers de l’IHTP, Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux, 20 (mars 1992), p. 30-34. Sur l’historiographie de la notion, cf. G. Gemelli et M. Malatesta, « Le avventure della sociabilità », in Forme di sociabilità nella storiografia francese contemporanea, éd. G. Gemelli et M. Malatesta, Milan, 1982, p. 9-120 ; S. Van Damme, « La sociabilité intellectuelle. Les usages historiographiques d’une notion », Hypothèses, 1 (1997), p. 123-132. M. Agulhon, « La sociabilité est-elle objet d’histoire ? », p. 17 ; Id., Pénitents et Francs-Maçons, Préface, p. XII : « La vie mondaine lui paraît caractérisée par le primat de la forme de la relation sur son contenu (exemple de la conversation : on échange des propos qui doivent être agréables et réciproquement plaisants, et non pas des propos importants, savants ou convaincants), cette vie mondaine met sur la voie de la relation cultivée pour elle-même, avec les règles générales qui la rendent possible, qui sont préalables aux relations de fond ; la civilisation, aurait dit Elias. La phénoménologie de la conversation met ainsi sur la voie de l’essence même de la vie sociale ». Nous soulignons. Cf. G. Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, trad. fr. 1981, notamment ch. 3 : « La sociabilité. Exemple de sociologie pure ou formale », p. 121136 ; D. Pelletier, « Georg Simmel : la sociabilité, ‘forme ludique des forces éthiques de la société concrète’ », Cahiers de l’IHTP, Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux, 20 (mars 1992), p. 34-41, notamment p. 34 : « La sociologie simmelienne repose au premier chef sur l’opposition entre forme et contenu des relations d’interaction entre individus ». 1171 b 30-36. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIV, p. 343-44 : « Sic et amicis eligibilissimum est convivere. Communicacio enim, amicicia, et ut ad se ipsum habet, sic et ad amicum. Circa se ipsum autem sensus quoniam est eligibilis, et circa amicum utique. Operacio autem fit ipsius, in convivere. Quare convenienter hoc appetunt. Et quod aliquando est singulis esse vel cuius gracia eligunt vivere, in hoc cum amicis volunt conversari. Propter quod hii

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losophe : la convivialité est l’acte de l’amitié, elle en est l’actualisation. Saint Thomas le formule solennellement : La convivialité est requise pour l’amitié comme son acte propre. Et il dit que rien n’est plus propre à des amis que le fait de vivre ensemble. […] Il est donc clair que le principal acte de l’amitié est la convivialité avec l’ami12.

Ailleurs, il redit : « Convivere videtur esse maxime proprium et delectabile in amicitia13 ». Nicole Oresme adapte : « Convivre est la plus principal et la plus delitable chose qui soit en amistié14 ». Guiral Ot énonce le mécanisme fondateur : la convivialité est à elle seule sa propre finalité. Nous sommes au cœur de l’acception de sociabilité : « Finem ponunt in convivere et conversari, quare hoc est eis eligibilissimum15 ». D’où cette magnifique définition médiévale de la sociabilité : « Amici simpliciter ut amici maxime appetunt convivere16 ». Le latin, plus éloquent que ne pourra jamais l’être le français, signifie bien la gratuité de la relation amicale qui n’a d’autre sens qu’elle-même. Sur l’invite d’Aristote, les commentateurs se plaisent à décrire le contenu de la convivialité, ses activités et sa modalité. Thomas paraphrase en insérant des allusions aux mœurs médiévales, comme le tournoi : Avec leurs amis, certains veulent boire ensemble, d’autres veulent jouer ensemble aux dés, d’autres faire du sport ensemble, par exemple des tournois, des luttes ou d’autres entraînements du même style, d’autres veulent même chasser ensemble

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quidem conpotant, hii autem colludunt ad aleas, alii autem et coexercitantur et convenantur vel conphilosophantur, singuli in hoc commorantes quodcumque maxime diligunt eorum que in vita. Convivere enim volentes cum amicis, hec faciunt et hiis communicant quibus existimant, convivere ». Traduction de J. Tricot, p. 474 : « … pareillement aussi pour les amis, la vie en commun n’est-elle pas ce qu’il y a de plus désirable ? L’amitié, en effet, est une communauté. Et ce qu’un homme est à soi-même, ainsi l’est-il pour son ami : or en ce qui le concerne personnellement, la conscience de son existence est désirable, et dès lors l’est aussi la conscience de l’existence de son ami ; mais cette conscience s’actualise dans le vie en commun, de sorte que c’est avec raison que les amis aspirent à cette vie commune. En outre, tout ce que l’existence peut représenter pour une classe déterminée d’individus, tout ce qui rend la vie désirable pour eux, c’est à cela qu’ils souhaitent passer leur vie avec leurs amis. De là vient que les uns se réunissent pour boire, d’autres pour jouer aux dés, d’autres encore pour s’exercer à la gymnastique, chasser, étudier la philosophie, tous, dans chaque groupement, se livrant ensemble à longueur de journée au genre d’activité qui leur plaît au-dessus de toutes les autres occupations de la vie : souhaitant, en effet, vivre avec leurs amis, ils s’adonnent et participent de concert à ces activités, qui leur procurent le sentiment d’une vie en commun ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 5, Nihil enim, p. 457-458, l. 70-73 et l. 84-85 : « Probat quod supposuerat, scilicet quod convivere requiratur ad amicitiam sicut proprius actus eius. Et dicit quod nihil sic est proprium amicorum sicut convivere. […] Sic ergo patet quod praecipuus actus amicitiae est convivere amico ». Ibidem, L. IX, lectio 14, Communicatio enim, p. 549, l. 32-33. « La convivialité semble bien être ce qui est le plus propre et le plus agréable en amitié ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 16, p. 495, glose 7. Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 14, Et quod aliquando, fol. 36va-vb. Ibidem, Et ut ad seipsum, fol. 36va.

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ou philosopher ensemble, de telle sorte que tous veulent demeurer en compagnie de leurs amis pour faire ce qu’ils préfèrent par-dessus tout dans les occupations de la vie17.

Plus que les noms communs, ce sont les verbes, systématiquement construits à partir du préfixe con- ou co-, qui illustrent la convivialité. Chez Guiral Ot, la série est pléthorique : Convivunt, commanent, corrident, colloquuntur, congaudent18 et, plus loin, connutriuntur, conversantur, communicent19… Les néologismes français de Nicole Oresme, dans l’ensemble du passage où le traducteur s’appuie sur Guiral Ot, sont évocateurs. Le plus littéral n’en est pas le moins délicieux en son tour pléonastique, convivre ensemble20. Guglielmo Becchi poursuivra la construction des vocables, au XVe siècle, sur le même préfixe : compatiendo, condolendo21. L’amitié est donc essentiellement une sociabilité. Être ami, c’est relever de la société de l’autre22. Être ami, c’est faire société. Le XVe siècle des humanistes emploie souvent le terme societas pour désigner l’amitié : Leonardo Bruni influence ainsi tous les commentateurs en lançant son lapidaire Nam et amicicia societas est23. Ainsi, l’enseignement de Nicolas de Foligno trouve sa formule la plus concise dans l’énoncé : Amicitia societas est24 et Donato Acciaiuoli propose en titre : De societate amicicie25. Les commentateurs sont clairs : toute amicitia implique l’existence d’une societas. Au cœur de la convivialité humaine se tient la parole26. Les actes et les 17

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 14, Et quod aliquando, p. 549, l. 60-61 : « Quidam cum amicis volunt simul potare, quidam autem simul ludere ad aleas, quidam autem simul exercitari, puta in torneamentis, luctationibus et aliis huiusmodi, vel etiam simul venari vel simul philosophari, ita quod singuli in illa actione volunt commorari cum amicis quam maxime diligunt inter omnia huius vitae ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 4, Commanenter autem, fol. 4rb. Ibidem, lectio 10, Videtur autem quemadmodum, fol. 10ra. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 16, p. 494, glose 3 : « Si comme il fut dit ou .xiii.e chapitre du .viii.e Et il est certain que communicacion est en convivre ensemble ». Guillelmus Becchius Florentinus, Commentum super X libris Ethicorum, Firenze, Bibl. Laur., Aedil, 153 (XV), fol. 118rb : « Dicit quod non est simpliciter iocunda si mixta habens voluptatem a viso, collocutione et presentia amici et dolorem quia amicus eius dolet ei compatiendo et condolendo ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 13, Propter quod, p. 545, l. 43-46 : « Quarum sumitur ex exemplo eorum qui portant aliquod pondus grave, quorum unus alleviatur ex societate alterius onus illud secum sumentis ». Leonardus Bruni Aretinus, Aristotelis Ethica, fol. 88r, traduction de « Communicatio enim, amicicia », 1171 b 32. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIV, p. 343. Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, L. IX, In ergo, fol. 205v. Donatus Acciaiuolus, Expositio, L. IX, Tract. III, cap. III, At est ne ut ad amantibus amabilissum, fol. 232r : « Hoc est tertium capitulum huius tractatus in quo Philosophus affert aliam questionem de societate, idest si in amicitia proprie dicta est aliquid expetibile vehementer… ». 1170 b 10-14. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomache, L. IX, cap. XI, p. 340 : « Consentire ergo oportet et amicum, quoniam est. Hoc autem fiet utique in convivere et communicare sermonibus, et mente. Sic enim utique videbitur convivere in hominibus dici, et non quemadmodum

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paroles sont à l’amitié sa matière, c’est-à-dire son contenu. C’est ainsi que la « conversation » semble l’activité la plus caractéristique de la convivialité amicale : « Et pour ce il entent de delectacion propre a nature humaine et a amistié qui est en convivre, compaignier et converser ensemble27 ». Le « compagnonnage » recouvre ici son sens originel de partage du repas, cum panaticum. Boire et manger ensemble fondent la sociabilité. Le terme compaignier reste proche de son étymologie : la nourriture prise ensemble fonde « le sentiment qui pour un temps unit les hommes »28. Avec le compagnonnage, la conversation est entendue ici dans son sens le plus moderne où l’on s’entretient et dialogue spontanément dans un échange intime et amical29. Dans les commentaires des livres VIII et IX, « Convivre, compaignier et converser ensemble » forment la douce trilogie de la sociabilité amicale. Faire sociabilité relève par essence de l’homme, à qui appartient le logos, la parole, sa marque la plus authentique, là où les animaux ne peuvent au mieux que vivre en société. Nos auteurs le soulignent : Éprouver les sentiments avec l’ami comme il les éprouve lui-même se réalise dans l’échange des amis entre eux, et dans l’échange entre eux de paroles, et dans l’échange par la pensée, laquelle mesure toute chose à l’aune de la vérité. En effet, échanger par la pensée, c’est-à-dire « convivre », est précisément le propre des hommes en tant qu’ils sont hommes. « Convivre » pour les hommes n’est pas la même chose que pour les bestiaux, dont on dit qu’ils vivent ensemble lorsqu’ils

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in pecoribus in eodem pasci ». Traduction de J. Tricot, p. 468 : « Il a besoin, par conséquent, de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu’en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées : car c’est en ce senslà, semblera-t-il, qu’on doit parler de vie en société quand il s’agit des hommes, et il n’en est pas pour eux comme pour les bestiaux chez qui la vie en société consiste seulement à paître dans le même lieu ». Cf. aussi Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 698, § 829, Ad tercium, l. 24-26. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 16, p. 494, glose 1. Cf. Cl. Gauvard, « Cuisine et paix en France à la fin du Moyen Âge », dans La sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges. Actes du Colloque de Rouen, 14-17 novembre 1990, éd. M. Aurell, O. Dumoulin, Fr. Thélamon, Rouen, 1992, p. 325-334, notamment p. 328 : « La nourriture partagée scelle l’alliance. On est compagnon quand on a bu et mangé ensemble et le mot reste, encore à la fin du Moyen Âge, proche de son origine, cum panaticum. La boisson ou le repas fondent le contrat et ils font naître aussi le sentiment qui pour un temps unit les hommes. On boit alors ‘par bonne amour’ ». Serge Lusignan signale l’acception de conversacion et converser, dans le sens usité à la fin du Moyen Âge, de « fréquentation », cf. S. Lusignan, « ‘De communité appellee cité’. Les lectures de Gilles de Rome et de Nicole Oresme de la Politique I, 1 d’Aristote », dans Chemins de la pensée médiévale. Études offertes à Zénon Kaluza, éd. P. J. J. M. Bakker, Turnhout, 2002, p. 653-674, notamment p. 671-72 : « “Conversacion” et “converser” signifient “habiter un lieu et vivre en société”. […] “Converser” et “conversacion” désignent l’état d’habiter un lieu, d’entretenir des relations harmonieuses avec les autres et d’avoir un comportement conforme à la norme sociale ». Or, précisément, l’acception s’avère ici plus résolument actuelle et moderne : il s’agit bien d’un échange de paroles paisible et amical.

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paîssent dans un même pâturage ou un même lieu. Or « convivre » pour l’homme, c’est communiquer par la pensée30.

On le voit, pour Albert, en son deuxième commentaire, outre l’échange de paroles, la convivialité humaine réside dans l’échange de pensées : échanges de propos, de vues, conversations, partages, discussions, débats. Communion aussi par la pensée, mente, en paroles et en consideracions de pensee31. La sociabilité humaine revêt sa forme la plus noble dans la sociabilité intellectuelle. En ce sens, l’intellectualisme d’Albert pose le premier jalon de cette longue tradition à l’intérieur des commentaires de l’Éthique à Nicomaque. Dans ses exemples, Albert le Grand ne retient de l’énumération aristotélicienne que la seule activité louable du conphilosophare32. À sa manière, Guiral Ot insiste lui aussi : « Alii comphilosophantur ut sapientes et scolastici viri et universaliter singuli homines33 ». b. Présence de l’ami et qualité de l’amitié L’amitié est un champ privilégié pour creuser les potentialités de la notion de personne dont les médiévaux viennent récemment d’élaborer le contenu, dans le domaine théologique d’une part et dans le domaine juridique d’autre part34. Parce qu’il est considéré pour lui-même, l’ami est pensé comme

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Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. III, cap. III, § 38, p. 592 : « Tale autem consentire amicum cum suo fiet in communicare amicos, et in communicare eos sermonibus ad invicem, et in communicare mente, quae omnia mensurat et accipit secundum veritatem. Mente enim communicare, hoc est convivere, quod in hominibus est secundum quod homines sunt. Non enim convivere hominum est sicut pecorum, quae convivere dicuntur quando pascuntur in eodem pabulo vel loco, sed convivere hominum operationibus mentis communicare ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 13, p. 488 : « Et ceste apparcevance ou cest sentement est fait en convivre et en communiquer avecques ses amis en paroles et en consideracions de pensee ; car en ceste maniere doit len dire les hommes convivre ensemble ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XIV, p. 706, § 840, Solutio, l. 53-55. « C’est pourquoi il donne même un exemple pour l’amitié : pour l’amitié des méchants, le jeu de dés ; pour l’amitié des bons, l’échange philosophique ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 14, Et quod aliquando, fol. 36vb. Cf. É.-H. Weber, La personne humaine au XIIIe siècle. L’avènement chez les maîtres parisiens de l’acception moderne de l’homme, Paris, 1991, notamment p. 494-509. Malgré un titre très suggestif, l’ouvrage d’Édouard-Henri Weber ne traite pas directement de la personne mais surtout de l’anthropologie noétique qui conjugue l’âme et le corps. Voir la recension d’A. de Libera, « Une anthropologie de la grâce. Sur La personne humaine au XIIIe siècle d’É.-H. Weber », RSPT, 77 (1993), p. 241-254 ; J.-P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel. Initiation 2, Fribourg, 1996, notamment p. 411-418 ; A. Boureau, « Droit et théologie au XIIIe siècle », Annales ESC, novdéc. 6 (1992), p. 1113-1125, notamment p. 1117 : « La théologie scolastique du XIIIe siècle a travaillé la notion de personne hors du champ juridique, selon une forme à la fois analogue et autonome » et p. 1120 : « La notion de personne est le pivot même de la nouvelle epistémè scolastique ».

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une personne. En définissant l’amor amicitiae de saint Thomas, James McEvoy propose une définition de la personne : « Aimer quelqu’un pour lui-même, c’est respecter sa nature substantielle, en tant qu’il est une réalité indépendante possédant sa propre individualité, qu’il a un droit autonome à exister et qu’il constitue un centre de valeurs irréductible. Un amour de cette sorte se caractérise par l’amitié. Il est tout à fait différent de l’amour d’une chose, lequel consiste à vouloir rattacher celle-ci à une personne comme une sorte de réalité dépendante et accidentelle35 ». La personne, constituée par son âme raisonnable et libre, intelligente et responsable, relevant du registre de la perfection, est digne d’attention pour elle-même36. Or précisément, la personne se distingue par un trait essentiel et constitutif : sa dignité. « Il n’y a de personne que dans la nature intellectuelle qui fait précisément la dignité de l’homme37 ». En raison même de sa nature intellective et libre, la personne se définit par la relation : « Hoc nomen persona significat relationem in recto38 ». Ainsi, l’amitié en tant que relation de personne à personne – unius ad alterum écrit Burley39 – réalise au plus haut point l’essence de l’être humain. Plus que tout autre lien, l’amitié fait acception des personnes et se fonde sur ce que Donato Acciaiuoli appelle, au XVe siècle, la ratio personarum40, domaine du qualitatif dans le champ rela35

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J. McEvoy, « Saint Thomas d’Aquin », dans J. Follon et J. McEvoy éd., Sagesses de l’amitié II. Anthologie de textes philosophiques patristiques, médiévaux et renaissants, Fribourg, 2003, p. 316-317. Thomas Aquinas, Summa Theologica, Ia, q. 29, art. 3, ad secundum, p. 332 : « Quia enim in comoediis et tragoediis repraesentabantur aliqui homines famosi, impositum est hoc nomen persona ad significandum aliquos dignitatem habentes. Unde consueverunt dici personae in ecclesiis, quae habent aliquam dignitatem » ; Resp., p. 331 : « Persona significat id quod est perfectissimum in tota natura, scilicet subsistens in rationali natura » ; Summa contra Gentiles, III, c. 113, p. 359 : « Creatura rationalis propter seipsam gubernatur » et p. 360 : « Actus personales rationalis creaturae sunt proprie actus qui sunt ab anima rationali ». S. Pinckaers, « La dignité de l’homme selon saint Thomas d’Aquin », dans De Dignitate hominis, Mélanges offerts à C.-J. Pinto de Oliveira, éd. A. Holderegger, R. Imbach, R. Suarez de Miguel, Fribourg, 1987, p. 89-106, notamment p. 91 : « La personne se distingue donc des autres substances singulières par cette propriété qui constitue le trait essentiel de sa définition : sa dignité ou sa noblesse. […] C’est pourquoi il n’y a de “personne” que dans la nature intellectuelle, qui fait précisément la dignité de l’homme. Voilà donc un premier résultat d’importance : la personne se définit par sa dignité qui provient de sa nature intellectuelle. […] va faire de ce caractère de dignité l’élément prédominant de la personne. Plus grande sera la dignité et mieux méritée sera la qualification de la personne » ; H. Seidl, « The Concept of Person in St Thomas Aquinas. A Contribution to Recent Discussion », The Thomist, 51 (1987), p. 435-460. Thomas Aquinas, Summa Theologica, Ia, q. 29, art. 4, p. 333 : « Utrum hoc nomen persona significet relationem », notamment Resp. : « Hoc nomen persona in divinis significat simul essentiam et relationem. Quorum quidam dixerunt quod significat essentiam in recto, et relationem in obliquo. […] Quidam vero dixerunt e converso, quod significat relationem in recto, et essentiam in obliquo : quia in definitione personae, natura ponitur in obliquo. Et isti propinquius ad veritatem accesserunt ». Cité par É. H. Weber, La personne humaine au XIIIe siècle, p. 502 et p. 508 : « L’homme est social par nature : reprise d’Aristote, cette affirmation est confirmée en soulignant que la notion de personne implique à titre essentiel relation ». Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Videtur autem, fol. 135rb. Donatus Acciaiuolus, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. I, Equale autem in justis ac amicitia,

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tionnel, par opposition au quantitatif qui regarde les individus. Dans la relation amicale en effet, l’ami est envisagé comme une finalité en soi selon le principe du gratia illius ; il est, en un sens, pris comme un absolu. Or la conception thomasienne de la personne, dont héritent Burley et Donato Acciaiuoli, la pose comme un être-de-relation et comme une finalité en soi, un absolu. Par conséquent, la réfléxion sur la thématique de l’amitié a permis aux commentateurs de creuser leur perception de la personne et de l’altérité. La personne de l’ami donne sens à la relation d’amitié par sa seule présence. Ce point est d’importance. La logique est celle d’une sociabilité amicale où l’être-ensemble compte plus que le faire-ensemble. En une approche quasi phénoménologique, les commentateurs jouent de variations sur le thème de la présence de l’ami, source de joie, de détente, de réconfort. Source de joie d’abord. La joie, que procure la présence de la personne amie, est constitutive de la convivialité amicale au point qu’elle s’y identifie. En une phrase révélatrice, saint Thomas écrit : « Sic in eisdem ad invicem gaudent, quod est proprium amicitiae. Est enim signum quod sit eorum una anima qui in eisdem gaudent41 ». La joie est l’atmosphère de l’amitié. Elle est le signe d’une communion profonde des cœurs. La définition augustinienne de l’amitié, n’est pas loin, pour laquelle les amis ne forment qu’une seule âme42. Communion par la joie et dans la joie, telle est l’amitié. La présence de l’ami est ensuite source de détente. Thomas avance la notion très théologique de recreatio43, que translate Oresme, recreacion44, et que glose Donato Acciaiuoli en relaxatio45. Il est vrai que la détente liée à la sociabilité amicale relève surtout de l’amitié délectable, la plus apte des trois espèces d’amitié à fournir agréments et distractions, mais l’amitié parfaite est englobante, on l’a vu, de l’agrément et de la détente, laquelle ne doit pas être visée pour elle-même comme une finalité, mais doit être vécue comme un fruit de l’amitié, surérogatoire. De la récréation au divertissement, il n’y a qu’un pas. En un tour déjà pascalien, l’amitié est envisagée

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fol. 205v : « Dicit igitur Philosophus quod equale in jure loco attenditur equalitas secundum similitudinem rationis ubi consideratur dignitas, secundario vero et secundo loco equalitas quantitatis ubi non habetur ratio personarum ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 6, Horum autem, p. 461, l. 92-94. La définition augustinienne de l’amitié est à la fois d’inspiration biblique et cicéronienne, cf. De amicitia, XXV, 92 : « Nam cum amicitiae vis sit in eo, ut unus quasi animus fiat ex pluribus ». Diogène Laërce (D.L. V, 20) rapporte ce fait à propos d’Aristote : « Quand on lui demandait ce qu’était l’amitié, il répondait ‘une seule âme résidant en deux corps’ ». La formule ne se repère pourtant pas comme telle dans les textes. Cf. sur ce sujet, J. McEvoy, « Anima una et cor unum : Friendschip and Spiritual Unity in Augustine », RTAM, 53 (1986), p. 40-92. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 12, His quidem igitur, p. 542, l. 43-45 : « …pauci amici sufficiunt homini ad delectationem, ut cum eis per aliquod tempus recreetur ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 14, p. 489, glose 5 : « Semblablement a un bon homme peu de tels gens comme sont juglëeurs souffisent pour recreacion ». Donatus Acciaiuolus, Expositio, L. IX, Tract. II, cap. II, Aut per parum, fol. 226v : « … felix interdum indiget relaxatione et recreatione propter defatigationem corporis ».

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comme un divertissement qui détourne de la douleur, de l’épreuve et de l’affliction. De la misère et de la peine. Buridan précise cette définition de l’amitié comme divertissement, en insistant sur la présence de l’ami : On a l’habitude d’assigner une autre cause à l’allègement de la tristesse : la présence de l’ami. Un ami qui voit son ami partager sa douleur se tourne vers lui. Or, en se tournant vers la personne de l’ami, il est moins centré sur son malheur et il le ressent moins. Donc il est moins triste. […] Ainsi l’homme infortuné se réjouit de la présence de l’ami, espérant s’évader de son malheur grâce à son ami46.

La présence de l’ami est ici un dérivatif, une sortie de la tristesse présente. Les verbes sont choisis : advertit, evadat. Il s’agit de se détourner, c’est-à-dire de se divertir, de quitter par évasion sa propre douleur. La présence de l’ami est le pôle attractif qui provoque une sortie de soi. Joie, détente, divertissement, réconfort enfin. Plus que tout, la présence de l’ami est source de réconfort. Dans l’épreuve, la seule présence de la personne amie est une douceur. Solacium, dit Albert47. La sociabilité amicale adoucit les rigueurs de la vie48. La présence soulage la douleur. Elle l’atténue49. Ce qui apaise dans la présence de l’ami, c’est la chaleur cordiale50. La vue seule est une douceur51. Une grande douceur : dulcissimus52. Apaisement, douceur, la présence de l’ami est, bien sûr, une consolation. Albert précise le mécanisme consolateur de l’amitié : l’ami ne vient pas ôter la cause de la souffrance ni apporter de solution au motif de la peine : sa présence seule suffit à en apaiser l’intensité53. « Presentia amici 46

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Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 10, fol. 202ra-rb : « Alia causa alleviationis tristitie per presentiam amici solet assignari, scilicet quod amicus videns condolere amicum advertit ad ipsum. Inquantum autem advertit ad ipsum, minus advertit ad proprium infortunium et minus sentit ipsum. Ideo minus tristatur. […] Ita infortunatus gaudet de amico presente, sperans quod per ipsum ab infortunio evadat ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 698, § 829, l. 21-23 : « Taedia vitae relevantur per delectationes naturales, sed delectatio amicitiae est tantum ad solacium convictus ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 13, Alleviantur enim, p. 545, l. 38-40 : « Homines qui sunt in tristitia alleviationem quamdam sentiunt ex presentia amicorum eis condolentium ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XIII, p. 703, § 835, Ad secundum, l. 59-63 : « …inducit dolorem secunda intentione, inquantum facit condolere, et hic etiam attenuatur, inquantum in amico non est etiam secundum primam intentionem » ; Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 13, Muliebriter autem, fol. 35va : « Si ergo infortunati allevientur ex amicorum presentia vel propter hoc vel propter illud vel propter aliquid aliud, dimittatur ad presens usque ad partem sequentem, quia qualiscumque causa fit quod infortunati aleviantur ex presentia cordialium amicorum ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 13, Est enim, fol. 35vb : « ... ex presentia cordialium amicorum ». Leonardus Bruni Aretinus, Aristotelis Ethica, L. IX, f. 87v : « Nam et aspectus ipse amicorum dulcis presertim in rebus adversis ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, L. IX, In ergo, fol. 205r : « … ut amatoribus aspectus ipse dulcissimus est et magis expetunt hunc sensum quam alios utpote amore in hoc potissimum existente ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XIII, p. 703, § 835, Praeterea (5), l. 25-26. « La pré-

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condolentis […] magis est consolativa quam contristativa54 ». Guiral Ot, plus que d’autres, enchaîne les constructions terminologiques à partir de la notion d’affliction : coangustatis, condolentibus, coafflictis, condolentes, condolor55. Consolation n’est pas affliction partagée56. La question est en effet soulevée dans le texte par Aristote : comment l’ami peut-il ôter la peine alors qu’il en est luimême affligé ? Le risque eût été que la peine de l’ami augmentât la douleur initiale. Aussi convient-il de distinguer consolation et tristesse. Il faut dire que l’ami peut être consolateur, s’il n’est pas dans une angoisse semblable ou égale, parce que, s’il est lui aussi accablé, il ne peut pas soulager son ami, mais il faut que l’ami qui console soit dans la consolation d’une manière absolue et dans la tristesse d’une manière relative. […] La présence de l’ami partage plus le réconfort que la tristesse57.

Toute la délicatesse de l’amitié réside dans cette nuance : il s’agit de consoler sans contrister. La compassion console, elle n’afflige pas ni n’augmente le chagrin. Ainsi, la douceur de la consolation est bien liée à la personne même de l’ami dont la présence suffit, car elle manifeste une intériorité de sentiments58 ; elle signifie une authenticité de sentiments59 ; elle extériorise une intériorité affective60. La présence « démontre » l’affection profonde61. Bien

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sence de l’ami ne diminue pas la cause de la tristesse, comme la mort d’un enfant ou quelque cause de ce genre ». Ibidem, Ad secundum, l. 49-50 et l. 56-57. Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 13, Muliebriter autem, fol. 35vb. Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XIII, p. 703, § 835, Praeterea (6), l. 27-29 : « Si dicas, quod minuitur, inquantum transumitur in amicum, sicut pondus grave divisum in duas… ». Ibidem, Solutio, l. 33-38 et Ad secundum, l. 56-57 : « Dicendum quod amicus potest esse consolativus, qui non est in simili vel in aequali angustia, quia cum sit oppressus, non potest alium sublevare, sed oportet, quod amicus consolans sit simpliciter in consolatione et secundum quid in tristitia. […] magis est consolativa quam contristativa ». Ibidem, lectio XIV, p. 706, § 839, Solutio, l. 9-12 : « Nullus autem sensus ita manifestat operationes alterius sicut visus, qui fertur super rem praesentem, et ideo visio amici est maxime delectabilis ». Ibidem, p. 703, § 835, Ad secundum, l. 51-53 : « ... inquantum enim nuntiat unionem affectus amici ad ipsum, sic facit delectationem in hoc bono percepto… ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 3, Si autem memoriam, p. 510, l. 133-137 : « … sicut existimamus quod magis debeat homo aliquid exhibere amicis quam extraneis, ita etiam et his qui in praeterito fuerunt amici debet homo se magis exhibere propter praeteritam amicitiam ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XIII, p. 702, § 834, Solutio, l. 79-84 : « … tristitia amici mitigat tristitiam non per se, sed per accidens, inquantum scilicet demonstrat vinculum amicitiae, quod est maxime delectabile ; ipsa etiam praesentia est delectabilis, inquantum ut alter quidam ens est extra talem tristitiam » ; Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 14, Iam igitur quemadmodum, fol. 36va : « Est ergo sciendum quod ideo visus apud amantes est dilectissimus sensuum quia sicut plura nos scire facit, plures rerum differentias nobis demonstrat ut habetur prohemio Metaphisice, sic etiam amantes plura scire facit de amato et plures conditiones et differentias amabiles de amato demonstrat ».

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plus : elle la phénoménalise. Parce que l’amitié en tant que telle ne se voit pas, la présence de l’ami en est la phénoménalité. C’est donc par la présence de l’ami que seul s’avère le phénomène de l’amitié. D’où, chez tous les commentateurs, l’équivalence posée entre la vue et la présence. Le sens de la vue est le plus apte à saisir l’amitié, précisément parce que la présence phénoménalise l’amitié. Albert assimile la vue à la présence, tant les deux sont liées62. Dans la question suivante, il détermine en affirmant que l’amitié tire sa joie de la vue, c’est-à-dire de la présence63. Autour du thème classique de la consolation, les médiévaux aiment à décliner les modalités de la présence amie64. Tout d’abord, l’ami console par des mots65. Parce que la conversation est lue comme un des plaisirs essentiels de la convivialité amicale, un des actes élémentaires de la sociabilité entre amis, la parole de l’ami est la plus apte à détourner de la peine66. Divertissement et agrément se conjuguent. Les paroles de consolation se veulent délicates et réconfortantes : Un tel ami en effet connaît les mœurs de son ami infortuné et il sait ce qui lui plaît et ce qui l’attriste et par conséquent, il prend soin dans ses paroles de ne pas causer de désagréments mais de dire des choses agréables67.

D’un degré plus raffiné est la consolation sans paroles. Dans la peine, l’ami se tient en silence aux côtés de l’ami. Sa présence suffit. D’une formule synthétique, Albert écrit : « Ex ipso est delectatio ». Enfin, l’art de la consolation trouve sa perfection grâce à la connaissance intime : plus on connaît, mieux on console. La fréquentation de longue durée et l’expérience ont appris à connaître les mœurs et les réactions de l’ami68. La connaissance intime engendre un savoir-faire qu’une longue fréquentation parfait. Il est ainsi un art consommé de la consolation :

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XIV, p. 706, § 839, Solutio, l. 7-12 : « Dicendum quod sicut aliquis maxime delectatur in operationibus propriis, ita etiam maxime delectatur in operationibus amici ; nullus autem sensus ita manifestat operationes alterius sicut visus, qui fertur super rem praesentem, et ideo visio amici est maxime delectabilis ». Sur l’importance de la vue dans la naissance du sentiment affectif d’amitié ou d’amour, cf. Y. Carré, Le baiser sur la bouche au Moyen Âge. Rites, symboles, mentalités, XIe siècle-XIVe siècle, Paris, 1992, p. 62. Ibidem, § 840, Solutio, l. 51-52. Sur le thème de la consolation, cf. P. von Moos, Consolatio. Studien zur mittellateinischen Trostliteratur über den Tod und zum Problem der christlichen Trauer, Munich, 1971-1972, 4 vol. 1171 b 2. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIII, p. 342. Traduction de J. Tricot, p. 472 : « … car un ami est propre à nous consoler à la fois par sa vue et ses paroles… ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 13, In bonis fortunis autem, p. 546, l. 114117. Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 13, Videtur autem presentia, fol. 35va : « Alius enim novit morem infortunati socii et novit in quibus delectatur et tristatur et per consequens in sermone fit cavere displicentia et dicere placentia ». Anon., Questiones super librum Ethicorum, L. IX, fol. 273vb.

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Par une longue fréquentation amicale, l’ami connaît toutes les habitudes de son ami et par conséquent, il sait quels sont les paroles et les gestes qui lui font d’ordinaire plaisir ou qui l’attristent. Et c’est ainsi qu’il peut grandement le consoler et par des paroles et par des gestes agréables69.

Connaissance et fréquentation sont liées l’une l’autre et l’énumération ne les distingue plus qu’à peine70. La délicatesse préside aux relations amicales. L’ami est par essence délicat et les traducteurs ont hésité sur le terme d’Aristote : Grosseteste ne traduit pas le grec, epidexius71 ; Albert tente une définition : « epidexius, idest sciens proferre convenientia tempori et personae et maxime amico, cuius mores cognoscit72 » ; Thomas en glose la teneur, « epidexius, id est idoneus ad consolandum73 » ; Guiral Ot en donne l’étymologie : « epidexius sive superopinativus ab epi quod est super et dexia quod est opino, quia super moribus alienis opinativus74 » ; Oresme traduit, non sans embarras, par habile75. L’idée générale est celle d’une finesse pénétrante qui lit à l’intérieur des pensées de l’ami. Une finesse intuitive. C’est que, délicate et consolatrice, l’amitié connaît. Elle est connaissance intuitive. Pénétration affective. Intuition au sens le plus fort du terme. L’amitié pénètre l’intimité, elle atteint à l’intériorité. Puissante est donc la force de l’amour amical, tel que le comprennent les commentateurs médiévaux au contact de l’Éthique aristotélicienne, se faisant ainsi les continuateurs des auteurs spirituels du XIIe siècle qui déjà élaboraient la doctrine de l’amourintellection76. L’amitié est intelligence de l’autre, comme le dit, en une belle formule, Guiral Ot, « intellectus seu cognitio eius77 ». Plus profonde que la 69

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Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 10, fol. 202rb : « Propter assuetum convictum amicorum amicus novit omnes mores amici sui et per consequens scit in quibus verbis aut gestis amicus suus solet gaudere aut tristari et sic potest maxime consolari eum et per verba aut gesta delectabilia ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 698, § 830, Ad primum, l. 75-79 : « Amicitia non sequitur tantum virtutem, sed multa alia, scilicet notitiam, experientiam, communicationem in operibus et huiusmodi, quae non contingit ad plures habere ». 1171 b 2. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIII, p. 342 : « Consolativum enim amicus et visione et sermone, si sit epidexius ». Traduction de J. Tricot, p. 472 : « Car un ami est propre à nous consoler à la fois par sa vue et ses paroles, si c’est un homme de tact ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XIII, p. 704, § 837, l. 49-51. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 13, Videtur autem, p. 545-546, l. 80-83 : « …inquantum amicus consolatur suum amicum et ex visione et etiam ex sermone, si sit epidexius, id est idoneus ad consolandum… » Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 13, Videtur autem presentia, fol. 35va. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 15, p. 492 : « car la presence de son amy luy fait aide a soy moins trister, pour ce que son amy luy fait consolacion en ce que il le voit et par ses paroles, se tel amy est habile et que il sache bien reconforter ». C’est surtout chez Guillaume de Saint-Thierry que l’on trouve la théorie de l’amour-intellection ou de la connaissance d’amour (« Amor ipse intellectus est »), cf. J.-M. Déchanet, « Amor ipse intellectus est, la doctrine de l’amour-intellection chez Guillaume de Saint-Thierry », Revue du Moyen Âge latin, 1 (1945), p. 349-374. Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 13, Est enim, fol. 35rb : « [...] sed ideo, quia amicorum

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sympathie, l’amitié est littéralement empathie. L’ami se tient auprès de l’ami en une présence compréhensive, seul vrai soulagement dans l’épreuve78. Connaissance intuitive, intelligence par pénétration affective, empathie compréhensive : telles sont les virtualités de l’amitié comme sociabilité de l’intimité. Considérant l’ami pour lui-même en tant que personne et se suffisant de sa seule présence, la relation amicale, lien de personne à personne, exige une intimité. Aristote s’interrogeait sur la question du nombre des amis79 À sa suite, les commentateurs médiévaux s’arrêtent longuement. Ils énoncent l’axiome : en amitié, tout se joue en termes de qualité. L’affection est exclusive de la quantité. La dynamique amicale focalise, alors que la dispersion affaiblit l’affection et l’attiédit80. Cette intensité amicale correspond à l’idéal albertinien d’une amitié à deux81. Deux voire trois amis, pas plus, précise le maître colonais82. Et pour mieux servir son propos, il recourt aux grands exemples de la mythologie classique qu’illustrent les couples d’amis : « Et sic amici hymnizati sunt Patroclus et Achilles, et Pylades et Orestes, et Theseus et Pyrithous83 ». Convaincante énumération dont la célébrité des héros n’a d’égal que l’indissolubilité de leur amitié. La concession d’une troisième personne est accordée comme limite maximale, là où quelques années après, Henri de Gand, dans un programme néo-augustinien qui emprunte au De Trinitate de Richard de Saint-Victor, en fait une limite minimale en inscrivant la relation amicale dans le modèle trinitaire : il ne faut pas moins de trois personnes pour que l’amitié parfaite puisse exister, « Perfecta amicitia […] inter pauciores quam inter tres esse non potest84 ». Chez Thomas, l’intensité prend la forme de la profondeur qu’il

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presentia existens delectabilis et intellectus seu cognitio eius, quod est amicos tanquam fideliter diligentes sibi condolere… » Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. III, cap. V, § 47, p. 595. 1170 b 20. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea,. IX, cap. XII, p. 340. Traduction de J. Tricot, p. 468 : « Est-ce que nous devons nous faire le plus grand nombre d’amis possible ? ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 698, § 830, Solutio, l. 65-70 : « Oportet quod affectus secundum superabundantiam feratur in verum amicum, semper autem affectus, secundum quod in plures fertur, debilitatur et tepidior fit ». Ibidem, p. 699, § 830, Ad sextum, l. 18-24 : « Ad unum habetur perfecta amicitia, eo quod impetus amoris intensissime in unum fertur, et sic est amicitia est inter duos ». Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. III, cap. IV, § 42, p. 594 : « Si enim duo sint, unus est alter : si tertius accedit, efficitur ut duorum vinculum : quartus autem in perfecta amicitia locum non habet ». Ibidem. Henricus de Gandavo, Quodlibet X, in Henrici de Gandavo Opera Omnia, éd. R. Macken, vol. XIV, Louvain-Leyde, 1981, p. 278. Henri de Gand s’appuie sur la théologie trinitaire de Richard de Saint-Victor : « Perfectio unius exigit adjunctionem alterius, et consequenter in geminis perfectio utriusque requirit cohaerentiam tertiae », De Trinitate, éd. J. Ribaillier, Paris, 1948, III, 15, p. 150. Sur la théologie trinitaire de Richard de Saint-Victor, cf. Nico den Bok, Communicating the Most High. A systematic study of person and Trinity in the theology of Richard of St. Victor († 1173), Turnhout, 1996. Sur la question de Henri de Gand, cf. J. McEvoy, « The Sources and the Significance of Henry of Ghent’s Disputated Question ‘Is Friendship a Virtue’ ? », in Henry of Ghent, éd. W. Vanhamel, Louvain, 1996, p. 121-138, notamment p. 134-136 : « Henry’s Augus-

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oppose à la superficialité d’une relation où les amis sont trop nombreux : « Manifestum est quod non est possibile quod homo convivat immoderatae multitudini hominum85 ». Dans cette surabondance quantitative, il y a une inéluctable superficialité qui disperse et dissipe86. En se donnant inconsidérément, l’homme éclaté se vide, il se répand87. Dans cet éclatement, il perd la maîtrise de lui-même88. L’argument de la finitude ontologique est de bon sens : on ne peut pas « convivre » avec l’ensemble de ses amis, s’ils sont trop nombreux, dit Guiral Ot89. Nicolas de Foligno formule aussi qu’on ne peut pas tenir une conversation quotidienne avec tous ses amis90. L’intimité est donc la garantie de la qualité intrinsèque et essentielle de l’amitié. Intimius et essentialius, écrit Guiral Ot91. Intrinsecum et intimum, précise Nicolas de Foligno92. L’ultime argument sur la dynamique exclusive de l’amitié s’enracine dans un substrat scripturaire. Pour démontrer que l’amitié requiert une logique exclusive, opposée en cela à la logique inclusive de la charité, universelle s’il en est, Guiral Ot n’hésite pas à fonder l’amitié sur un double ancrage évangélique : la citation d’un verset et le rapprochement d’un vocable. À l’appui de son analyse, en effet, le maître franciscain cite explicitement le verset de saint Matthieu dont il décalque ensuite la règle pour l’amitié : « Nemo potest duobus dominis servire, Matth. 593 ». Cette citation, qu’il avait déjà énoncée au livre

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tinian Dimension » et p. 137-138 : « Henry’s Originality » ; J. Follon et J. McEvoy, Sagesses de l’amitié II, p. 417-426 et notamment p. 418 : « L’amour (dilectio) ne peut donner de la joie que s’il est un amour mutuel (redilectio) et celui-ci même ne peut être parfait que si les deux amis en aiment un troisième (dans la condilectio). […] Richard de Saint-Victor avait cherché à expliquer pourquoi il ne pouvait y avoir que trois personnes, ni plus ni moins, dans la divine communion d’amour. Pour sa part, Henri en tire la conclusion qu’il faut au moins trois personnes pour qu’une amitié parfaite se réalise sur cette terre » ; R. Macken, « Human Friendship in the Philosophy of Henry of Ghent », Franziskanische Studien, 70 (1988), p. 176-184. Sur la théorie trinitaire de l’amour mutuel chez Richard de Saint-Victor, Paul Vignaux écrit : « On a, en termes du XXe siècle, une “théorie sociale” de la Trinité », dans La Philosophie au Moyen Âge, Castella, 1987, rééd. Paris, 2004, p. 140. Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 12, Et amicorum, p. 542, l. 74-76. Ibidem, His quidem igitur, p. 542, l. 24 ; l. 31-33 : « Plures amici utiles […] nimis distrahunt hominem et impediunt ipsum a bona vita ». Ibidem, Et amicorum, p. 542, l. 76-77 : « ... quodammodo distribuat se inter multos ». Ibidem, His quidem igitur, p. 542, l. 35-36 : « Non possit debitam curam gerere de se ipso ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 12, Quantum autem non possibile, fol. 34va. « Unus homo non potest simul personam propriam et se ipsum multis distribuere, idest presentem exhibere, maxime si illi non sint simul in eodem loco ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, L. IX, In ergo, fol. 205v : « Difficile est in multitudine posse simul usu quotidiano conversari ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 14, Communicatio, fol. 36va. Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, L. IX, Et fortasse, fol. 204r. Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 12, Quantum autem non possibile, fol. 34va. Déjà cité au L. VIII, lectio 7, Multis autem : « Huic autem simile est ei quod dicitur in Evangelio : ‘Nemo potest duobus dominis servire’ (Matth. 6, 3) ». Dans l’édition de la Clémentine, le verset se trouve en Matth. 6, 24.

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VIII, Guiral Ot l’affectionne particulièrement et en reprend la tournure dans le domaine affectif : « Nullus homo potest valde amare plures amasias94 ». Lui aussi prône un nombre extrêmement restreint d’amis : « vel ad unum tantum, vel saltem ad paucissimos95 ». Ainsi le don de soi à la personne amie exige un choix, un renoncement. L’exclusivité est imposée par l’exigence de qualité, comme l’impose la sequela Christi évangélique. Dans une même logique, le franciscain assimile l’ami au prochain et décline le vocabulaire de la ‘proximité’ évangélique sur le mode de l’amitié : Il faut savoir qu’être l’ami de quelqu’un et partir en voyage loin de lui sont deux manières opposées de se comporter envers quelqu’un. Être l’ami de quelqu’un implique lui être associé, dans une même domesticité ou une même familiarité, lui être proche et être dans son intimité. En revanche, partir implique vis-à-vis de quelqu’un de lui être étranger, de se retirer et de s’éloigner de lui. […] Il n’agirait pas avec prudence celui qui voudrait se comporter envers l’ensemble de ses concitoyens comme un pèlerin étranger ou se comporter envers tous comme l’ami familier et intime96.

L’ami et le pèlerin sont aussi différents que le sont le proche et l’étranger. Comme pour la notion de « prochain », le vocabulaire mêle ici la spatialité et l’intimité. L’ami, c’est le proche et le proche, c’est l’intime. Ainsi l’amitié jouxte la charité en ce qu’elle spatialise l’intimité, celle du prochain, objet du grand commandement97. Lien social d’une grande valeur, délicat et solide, intense et pourtant vertueux, le lien amical est exclusif pour n’en être que plus noble. Quand ils réfléchissent sur l’amitié comme sociabilité à partir de l’Éthique, les commentateurs s’ouvrent ainsi à de nouvelles audaces : jamais auparavant l’on n’avait ainsi rapproché la réflexion sur l’intimité de l’amitié et les considérations politiques sur l’entité civile. Désormais, la hardiesse consiste, en s’avançant sur la base de l’auctoritas aristotélicienne, à fonder le lien politique à partir du lien amical, précisément parce qu’il est d’une exceptionnelle qualité. Si l’amitié est une societas amicorum, peut-on penser la société comme une amicitia civilis ?

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Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 12, Forte igitur, fol. 34vb. Ibidem. Ibidem, Utrum igitur plures amicos, fol. 33vb-34ra : « Est autem sciendum quod amicari alicui et peregrinari ab aliquo sunt modi contrarii se habendi ad aliquem. Amicari enim illi includit domestice ac familiariter associari ei et appropinquare ac intimare se illi. Peregrinari vero ab illo includit extraneari, recedere, elongare se ab eo. Pro eodem enim sumitur peregrinari et extraneari ut ibi in Psalmo : ‘Extraneus factus sum fratribus meis, et peregrinus filiis matris mee’, quia sicut sunt habendi fratres mei et filii matris mee, sic etiam idem est extraneum eis vel peregrinum eis fieri, quare Philosophus secundum quamdam proportionem arguit ex modo se habendi ad unum contrarium modum se habendi ad alterum ut visum est, quia non faceret prudenter qui vellet se habere ad omnes concives suos sicut peregrinus extraneus, vel ad omnes sicut amicus familiaris et domesticus ». Sur l’articulation entre amitié et charité, ami et prochain, cf. infra, IIe Partie, chapitre I.

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2. SOCIABILITÉ DE CONCITOYENS : AMITIÉ POLITIQUE OU UTOPIQUE CONCORDE

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a. Amitié fraternelle ? Première cellule, originaire et fondatrice : la famille. Traitée explicitement par Aristote dans le texte de l’Éthique, la question d’un parallèle entre le lien affectif et le lien consanguin se pose et ouvre ainsi aux médiévaux des perspectives nouvelles dans l’articulation des deux thématiques que sont l’amitié et la famille. À la fin du livre VIII, en trois longs mouvements98, de minutieux développements établissent les parallèles entre les formes d’amitiés familiales et les formes de régimes politiques : la royauté est un gouvernement paternel ; l’aristocratie, un gouvernement conjugal ; la timocratie, un gouvernement fraternel. À l’occasion de ces parallèles, les analyses des commentateurs s’arrêtent longuement sur ces différentes formes d’amitiés : l’amitié parentale et filiale, l’amitié conjugale, l’amitié fraternelle. De la première ressortent de fastidieuses considérations sur les devoirs mutuels du père envers ses enfants et des enfants envers leurs parents. L’amitié conjugale est l’occasion de grands excursus sur le thème du mariage et le rapport entre amitié vertueuse et amour sensible au sein du couple. Sur ce point, une question arrête l’historien : qu’en est-il de l’amitié au féminin ? La notion est presque totalement absente de l’ensemble des commentaires sur l’Éthique. Furtivement, quelques phrases effleurent le thème de l’amour des mères pour leurs enfants dont le propre est de n’exiger aucune réciprocité : les mères aiment leur enfants sans attendre de retour, elles ont plus de joie à aimer qu’à être aimées99. Amour maternel plus qu’amitié au sens strict. Rien de bien substantiel. Que l’amitié au féminin ne soit donc pas pensée par les commentateurs, le fait est certain. La remarque s’imposait100. En revanche, l’amitié fraternelle donne lieu à des exposés dont les flottements attestent la nouveauté de la problématique aristotélicienne et son manque de maturité dans la réflexion des théoriciens. Regardons de plus

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10ème, 11ème, 12ème mouvements qui correspondent au passage 1160 a 31-1162 a 29. 8ème mouvement du livre VIII, Videtur autem. La question a été posée pour la littérature épique et romanesque du Moyen Âge, cf. M.-G. Grossel, « Existe-t-il une amitié féminine dans les romans du Moyen Âge ‘classique’ ? », dans Amitié épique et chevaleresque. Actes du Colloque d’Amiens, mars 2000, éd. D. Buschinger, Amiens, 2002, p. 58-68. L’auteur conclut, p. 68 : « L’amitié existe bien dans les romans, le plus souvent elle n’est cependant qu’une des voix les plus ténues dans la symphonie ». Marie-Thérèse Lorcin est plus catégorique, qui écrit : « L’amitié est, depuis Cicéron, et même auparavant, une valeur masculine... », cf. M.-Th. Lorcin, « L’amitié dans les fabliaux », dans Histoire et Société. Mélanges offerts à Georges Duby, vol. : 1. Le couple, l’ami, le prochain, Aix-en-Provence, 1992, p. 141-146, ici p. 145. Sur l’affectivité féminine et notamment la sociabilité féminine autour du personnage de la recluse, cf. D. Boquet, L’ordre de l’affect, ch. 9, p. 255-274 : « L’affect au féminin ».

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près la progression théorique du débat qui se joue autour de l’amitié fraternelle dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque101. Au départ, on observe une assimilation des idées d’amitié et de fraternité, par le double biais de l’égalité et de l’identité. Dans l’analyse des constitutions, la timocratie est toujours le prétexte d’un développement sur l’amitié fraternelle, dans les trois mouvements cités. Pour Albert, il s’agit de discuter l’assimilation entre l’amitié fraternelle et le régime timocratique102. L’égalité autorise une assimilation entre l’amitié fraternelle et le régime timocratique : Les amitiés des frères, de ceux qui sont du même âge et de tous ceux qui sont unis par une éducation ou des mœurs communes sont des amitiés semblables car elles sont du même type. C’est pourquoi on les assimile à la timocratie dans laquelle les citoyens veulent être égaux et justes et où chacun veut gouverner à sa place et sur un pied d’égalité avec autrui. Il en est ainsi dans cette forme d’amitié103.

Être sur un pied d’égalité, tel est le propre de la relation fraternelle et timocratique. L’unité d’âge, d’éducation, de mœurs y contribue. Égalité et fraternité se tutoient. D’où la question décisive : comment s’articule le rapport entre le vinculum consanguinitatis et le vinculum amicitiae ? Albert n’y répond qu’en son deuxième commentaire en faisant intervenir, non plus l’idée d’égalité, mais le concept, déjà plus approfondi, d’identité. L’identitas fratrum se fonde sur un vocabulaire physique voire médical : On dit en effet que ‘les frères sont issus d’un seul et même sang et d’une seule et même souche’ ; on dit aussi beaucoup d’autres choses semblables. En effet, ils sont d’un seul et même sang et d’une seule et même souche en un sens et en même temps ils sont distincts. Bien qu’ils ne soient pas identiques par leur individualité, leur forme et leur substance d’origine sont identiques. En tant qu’ils ne sont pas identiques, un degré s’instaure entre eux quand ils s’éloignent de la souche d’un seul degré, c’est-à-dire qu’aucun des deux frères ne trouve quelque chose qui lui est propre dans l’autre. En revanche, c’est le même sang qui unit les deux dans une parenté fraternelle104. 101

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio XII, p. 641, § 757, l. 17-18 : « Videtur quod amicitia fratrum non sit naturalis » ; Anon., Questiones super librum Ethicorum, L. VIII, fol. 270rb : « Queritur utrum inter fratrem sit aliqua amicitia naturalis magis quam inter non fratres » ; Aegidius Aurelianensis, Quaestiones, fol. 226rb : « Queritur utrum amicicia fratrum sit quiddam naturale » ; Anon., [Radulphus Britonis ( ?)], Quaestiones in libro Ethicorum, fol. 61vb : « Utrum fratres diligant se per naturam » ; Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum, L.VIII, qu. 15, Secundo dubitatur, fol. 88rb-va : « Dubitatur quare fratres amant se invicem ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio XI, p. 637, § 750, Praeterea (2), l. 18-19 : « Ergo videtur falsum dicere quod regimen fratrum sit regimen aequalium ». Ibidem, p. 638, § 752, l. 38-44 : « Amicitia fratrum et coaetaneorum et omnium qui sunt unius disciplinae aut unius moris, sunt similes amicitiae, quia sunt aequales inquantum huiusmodi ; et ideo assimulantur timocratiae, in qua cives volunt esse aequales et justi et unusquisque vult principari in parte sua ex aequali cum alio, et sic est in tali amicitia ». Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. VIII, Tract. III, cap. VI, § 66, p. 548 : « Dicitur enim quod “fratres sunt unus et idem sanguis, et una et eadem radix” et alia talia multa dicuntur.

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Physiologiquement semblables par leur origine principielle, les frères sont distincts. Par là, la relation amicale entre les deux frères peut se penser sur le mode de la gémellité105. C’est en référence au tiers commun que les frères ont une relation entre eux. En conséquence, l’amitié fraternelle prend sa source dans l’amitié envers le père : Chez les frères, l’amitié naturelle est fondée sur l’amitié paternelle, car, en tant qu’ils ont l’un et l’autre la même origine, ils ont l’un et l’autre une relation avec ce principe unique. C’est pourquoi l’amitié est fondée sur la relation des deux au principe unique, beaucoup plus que sur leur relation entre eux106.

L’identité se greffe donc sur une origine commune et engendre l’amitié fraternelle de sorte qu’Albert puisse affirmer : « Fratres igitur diligunt se ad invicem107 ». S’il parle volontiers du vinculum consanguinitatis, Albert élargit cependant l’affection fondée sur la consanguinité en évoquant l’exemple des connutriti et des coaetanei, les frères-de-lait (ou les « nourris » ) et les égaux-enâge108. L’amitié appuie la fraternité en s’y superposant. Deux frères sont plus unis entre eux que deux étrangers109. Si la tradition albertino-thomasienne semble unanime à souligner l’affermissement du lien naturel par le lien amical, il revient à la tradition buridanienne de se positionner différemment. Chez Buridan, la méfiance envers l’amitié fraternelle l’emporte : le commentateur pointe plus volontiers la discordance entre le lien naturel et le lien amical que leur harmonie. Pour lui, la fraternité peut se vivre sans amitié110. La fraternité n’est pas la condition

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Sanguis enim et radix et idem aliqualiter sunt et in divisis. Quamvis enim numero non idem sint, forma tamen et substantia originis idem sunt : et in quantum non idem sunt, gradus est inter eos, in quantum uno solo removentur a radice ; scilicet quod neuter fratrum in altero aliquid sui habet, sed in utroque unus sanguis est parentalis fratrum ». Sur les « nourris » au Moyen Âge, cf. A. Guerreau-Jalabert, « Nutritus / oblatus : parenté et circulation d’enfants au Moyen Âge », dans Adoption et fosterage, éd. M. Corbier, Paris, 2000, p. 263-290. Cf. D. Bohler, « Fantasmes de l’indivision : la gémellité métaphorique dans la culture littéraire médiévale », dans La parenté spirituelle, éd. F. Héritier-Augé, É. Copet-Rougier, Paris, 1995, p. 205-263. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio XII, p. 641, § 757, Solutio, l. 39-45 : « In fratribus est amicitia naturalis fundata supra amicitiam paternam, inquantum enim uterque habet principium ab uno, uterque habet relationem ad unum. Et ideo amicitia fundatur super relationem utriusque ad unum et magis quam super relationem eorum ad invicem ». Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. VIII, Tract. III, cap. VI, § 66, p. 548. Ibidem. « Postea multum confortat et magnum aliquid confert ei ad vinculum amicitiae, quod connutriti sunt et quod in communi secundum unam sunt aetatem. […] Diligit enim coaetaeneus coaetaneum per hoc quod coaetaneus est ». Anon. [Radulphus Britonis ( ?)], Quaestiones in libro Ethicorum, fol. 62ra : « Duo fratres magis uniuntur quam duo extranei ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 182va : « Dicendum quod sine dubio necesse est omnes amicos, secundum quod sunt amici, communicare sibi adinvicem quedam bona sua interiora, scilicet suas voluntates vel saltem benivolas et gratiosas collocutiones, si fuerit eis possibile, et si aliqui talia bona sibi invicem non communicent, ipsi non sunt amici quamvis essent fratres ».

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suffisante d’une authentique amitié. Déjà, le proverbe courait : « Tel est parent qui n’est amis111 ». Évidence certes, mais que l’auteur se plaît à accentuer car l’enjeu est d’enraciner l’amitié dans un vouloir rationnel plus que dans un lien naturel ou génétique112. L’amitié est une décision. Au service de la même thèse, Nicolas de Foligno, dont on sait la filiation buridanienne, recourt à tous les couples célèbres de frères fratricides, Etéocle et Polynice, Atrée et Thyeste113. L’inimitié des deux frères est bien due à leur origine principielle : la thèse est valide mais la démonstration est inversée114. Dans l’optique de l’école buridanienne, la disjonction entre le fondement naturel et le fondement affectif s’accuse : l’amitié relève avant tout du domaine rationnel, volonté et intelligence, plus qu’elle n’est induite par les dispositions naturelles. Elle se choisit plus qu’elle n’est donnée. Elle est un acte libre que ne conditionne aucun déterminisme naturel115. b. Amitié de compagnons De l’amitié fraternelle à l’amitié hétairique, la distinction est imperceptible : « Fraterna amicitia assimilatur etairikè116 ». Typiquement grec, le terme n’est pas traduit mais glosé : « etairike, id est amicitiae coaetaneorum117 ». « Famillier compaignon », s’autorise Oresme dans une traduction très libre, mais qui rend bien compte de la fréquentation assidue et de la camaraderie118. Proche de l’ami, l’hétaire se veut le compagnon, le familier, le proche119. Satis111

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Chronique de Perceval de Cagny, éd. H. Moranvillé, Paris, 1902. Cité par B. Guenée, Un meurtre, une société, §« Alliances », p. 107. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 16, fol. 183va : « … amicitia est humana que fundatur in voluntate mediante intellectuali ratione et multi dicunt quod tali amicitia filius magis amat patrem quam econtra propter hoc quod recta ratio respicit ad obligationem ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta in Ethicorum libros, L. VIII, Videtur autem, fol. 177r : « Patet inductive quia fratribus sunt omnia communia. Summa potestas tamen impatiens consortis erit et fraterno primi morduerunt sanguine muri et Ethiocles et Polinices, Athreus et Thiestes, omneque regnum orientale oppositum videtur affore. Sed Phylosophus intelligit de fratribus donec ut fratres vivant, cum facti sunt inimici, cessa justitia et amor ». D. Bohler, « Fantasmes de l’indivision : la gémellité métaphorique », p. 206 : « L’idée même de fratrie implique celle d’harmonie mais aussi celle de discorde éventuelle ». Il convient cependant de ne pas perdre de vue que dans la pratique, « amis » et« frères » sont souvent confondus, cf. entre autres, J. Turlan, « Amis et amis charnels d’après les actes du Parlement au XIVe siècle », Revue d’Histoire du Droit français et étranger, 47 (1969), p. 645-698. Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. VIII, Tract. III, cap. VI, § 66, p. 548. « Diligit enin coaetaneus coaetaneum per hoc quod coaetaneus est: et etaïros etaïron diligit, eo quod unius moris sint. Et propter quod fraterna amicitia assimilatur etairikè ». « En effet, un tel aime celui qui est du même âge que lui précisément parce qu’il est du même âge et le compagnon aime son compagnon précisément parce qu’il ont les mêmes mœurs. Et c’est pour cela que l’amitié fraternelle est assimilée à l’amitié “hétairique” ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 11, Quod autem fratrum ; p. 482, l. 93-95 : « Et dicit quod amicitia quae est inter fratres assimulatur etairikae, id est amicitiae coaetaneorum». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 12, p. 432. Sur la difficulté de traduire etairikè en français, voir les réflexions de René-Antoine Gauthier,

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fait-il pour autant à toutes les conditions de l’amitié ? La sociabilité des hétaires est-elle une sociabilité amicale ? L’hétairie est une sociabilité plus « consortiale », voire « confraternelle », qu’amicale au sens où elle relève d’un groupement qui prend en charge ses membres pour en assurer les besoins sociaux120. Comme la confrérie, la sociabilité hétairique « demeure une structure sociale élective121 ». Groupement qui n’exclut certes pas l’amitié mais mêle le sentiment et l’intérêt. Ce n’est pas une amitié au sens puriste du terme. La sociabilité des hétaires ressemble à une sociabilité de cercles, de réseaux, où les soutiens financiers, judiciaires, voire politiques, fonctionnent bien, au sein de l’espace civique. Aux hétaires incombe le devoir de prêter de l’argent, en cas de nécessité. Les médiévaux présentent ce devoir comme un devoir d’amitié122. C’est l’assistance spécifique qui relève du devoir de l’hétaire123. À ce niveau infra-politique, la sociabilité des hétaires ressemble à la sociabilité confraternelle et pratique authentiquement le soutien mutuel et une forme d’amitié, mais sans référence à des valeurs spirituelles : par exemple, l’assistance funéraire, « terrain d’élection de l’action caritative confraternelle124 », n’est jamais évoquée dans les textes à propos de la sociabilité hétairique. Si elles ont quelques accointances, on ne peut donc pas superposer les deux formes de sociabilités. Autre acception de la société des hétaires, les associations professionnelles et les corporations, ces universitates dont a parlé Pierre Michaud-Quantin125. La sociabilité dont il s’agit est due aux intérêts professionnels unis par la même spécialité. S’il ne note pas de marque d’amitié explicitement signalée au sein des universitates, Pierre Michaud-Quantin insiste sur l’union des volontés et la

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L’Éthique à Nicomaque, t. II, deuxième partie, p. 687 : « Il est difficile de traduire en français le mot hétaïros, dès lors qu’on emploie pour traduire philos le seul mot qui le rendrait exactement: “ami”. En fait, les philoï ne sont pas seulement ceux que nous appelons les “amis”, ce sont tous ceux qui nous sont chers, les parents par le sang ou par alliance aussi bien que les amis proprement dits ; les hétaïroï, au contraire, ce sont ceux qui nous sont chers sans être nos parents, donc très exactement ceux que nous appelons aujourd’hui nos “amis”, avec souvent toutefois la nuance d’”amis d’enfance”. [...] Le mot de “camarade” est assurément très insuffisant pour rendre hétaïroï : la camaderie est pour nous beaucoup moins que l’amitié, tandis que pour Aristote l’hétaïrikè philia n’est pas loin d’être l’amitié type ». C. Vincent, Les confréries médiévales dans la royaume de France XIIIe-XVe siècle, Paris, 1994, p. 10-11. Ibidem, p. 114. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 10, Videtur autem quemadmodum, fol. 10rb : « Privare pecuniis etharicum, socium, connutritum est durior injuria quam privare alium civem ». Cf. par exemple J. Turlan, « Amis et amis charnels », p. 682 : « La solidarité familiale entre en jeu encore davantage dans le domaine du droit pénal et l’action des “amis” ou des “amis charnels” peut s’y regrouper sous quatre chefs ; ils interviennent pour aider, pour répondre, pour intercéder, pour venger. [...] Le devoir d’aide est profondément ressenti, notamment dans la guerre ou la vengeance privées ». C. Vincent, Les confréries médiévales, p. 77. Cf. à ce sujet, l’ouvrage classique de P. Michaud-Quantin, Universitas. Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, 1970.

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conscience de former une unité chez les membres de ces collectivités126. Les commentateurs l’ont saisi. Quand Aristote parle des connavigantium, l’Anonyme de Jacques de Padoue comprend qu’il faut entendre par là tous ceux qui ont même profession127. La question est alors plus large que sa formulation128. La sociabilité des corporations est-elle une sociabilité amicale ? Peut-on parler d’une ‘amitié corporative’ ? Les potiers et les membres d’un même équipage, quand ils ont un but commun, comme celui de procurer l’huile aux citoyens, vivent alors l’amitié. Quand, dans leur travail, ils ont en vue leur propre profit, alors cela leur est une cause d’hostilité, parce que l’un gagne plus que l’autre et que l’un entrave le profit de l’autre129.

Amitié par similitude de métier s’ils recherchent le bien commun ; inimitié par concurrence d’intérêt s’ils recherchent leur bien propre. Qu’on ne s’y trompe pas, dit Thomas, quand elles existent, ces amitiés corporatives sont d’autant plus fragiles et moins parfaites qu’elles sont souvent mêlées à l’argent et à l’intérêt130. Thomas nous le laisse entendre : les associations de navigateurs peuvent tout simplement être des associations commerciales, dont la mise en commun des sommes financières implique une finalité mercantile. Les contrats économiques en relèvent131. Les associations maritimes et les contrats d’assurances ne laissent pas d’intéresser les commentateurs. Au XVe siècle, lorsque les commentateurs florentins évoquent les associations de navigateurs, comment pourraient-ils ne pas inscrire cette amitié dans le contexte du développement commercial des cités italiennes, dont Florence est une figure de proue ? En 126

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Ibidem, p. 57 : « Une collectivité dont les membres ont la volonté et la conscience de former une seule personne dans leur existence et leur action commune ». Anon., Questiones super librum Ethicorum, fol. 269vb : « Intelligendum tamen quod per ‘navigantes’ non solum intelliguntur nautas sed quoscumque in eodem officio ». Ibidem ; Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio IX, p. 628, § 738, l. 48-49 : « Videtur quod connavigantium non sit aliqua amicitia ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio IX, p. 628, § 738, Solutio, l. 66-72 : « Inquantum intendunt unum commune sicut satisfacere civibus in ollis, et sic est in eis ratio amicitiae ; aut inquantum utriusque opus ordinatur ad proprium lucrum, et sic inter eos est causa odii, inquantum unus plus lucratur quam alius et unus impedit lucrum alterius ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 9, Alie quidem igitur, p. 473, l. 108-111 : « Intendunt aliquod particulare conferens, puta connavigantes intendunt acquirere pecuniam si sint mercatores ». Sur les contrats économiques en général et la réflexion théorique qui les entoure, voir les travaux de Giacomo Todeschini et Sylvain Piron, autour du De contractibus de Pierre-Jean Olivi déjà cités supra, Ie Partie, chapitre II, notamment G. Todeschini, I mercanti e il Tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002 ; S. Piron, «Vœu et contrat chez Pierre Olivi », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 16 (1996), p. 4356 ; Id., « Marchands et confesseurs. Le Traité des contrats d’Olivi dans son contexte (Narbonne, fin XIIIe siècle) », dans L’argent au Moyen Âge, XXVIIIe Congrès de la SHMES (Clermont-Ferrand, 30 mai-1er juin 1997), Paris, 1998, p. 289-308.

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effet, ces « amitiés où tout est commun » correspondent aux associations d’intérêts mises au point par les pratiques mercantiles les plus techniques et les plus avancées : Guglielmo Becchi écrit des navigateurs qu’ils satisfont au proverbe, « ‘Amicorum communica’ recte, in communione enim amicitia est132 ». L’amitié, dans ce contexte culturel et économico-social, nourrit l’éthique marchande en train de se former : l’amitié comme valeur et l’association commerciale comme pratique se confortent l’une l’autre. Le crédit, par exemple, repose sur des valeurs humaines plus que sur des techniques purement financières ou bancaires : la confiance en l’autre, même accompagnée de déceptions, est le ressort des associations financières, des contrats d’assurance ou des mises en commun de capitaux. On mise sur l’autre avec la même part de foi humaine que l’on peut investir dans une relation amicale. L’amitié devient alors la valeur – humaniste, mercantile et éthique – à partir de laquelle les nouveaux entrepreneurs règlent leurs rapports sociaux et articulent l’économique et l’humain. L’éthique mercantile puise ainsi dans l’outillage intellectuel que les théoriciens élaborent aux prises avec les réalités économiques, grâce à l’imbrication des deux milieux, universitaire et marchand, et à l’« étroite participation des marchands florentins à la vie universitaire de leur cité133 ». L’amitié est à l’articulation des phénomènes de société. Donato Acciaiuoli parle de « contrat d’amitié », pactus amicitiae, contrahere amicitiam et de societas maris134, à l’heure où la Toscane multiplie le contrat appelé compagnie. En effet, dans les propos de Donato Acciaiuoli sur l’amitié, le modèle de la compagnie n’est pas loin : on contracte amitié quand des intérêts communs sont en jeu, comme s’il fallait superposer ces deux liens pour affermir une entente, le lien commercial signifié dans le contrat et le lien amical, garantie morale de respect et de fidélité, au moins ponctuellement. Sur le même plan que l’amitié corporative et professionnelle, la sociabilité des hétaires peut aussi recouper la sociabilité militaire, celle des commilitones, ou comme dit Oresme, « ceuls qui communiquent ensemble pour fait d’armes135 ». Saint Thomas définit le sens de ce groupement :

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Guillelmus Becchius Florentinus, Commentum super X libris Ethicorum, L. VIII, Videtur enim, fol. 105va. C. Bec, Les marchands écrivains, affaires et humanisme à Florence (1375-1434), Paris-La Haye, 1967, p. 364. L’auteur écrit ailleurs : « Appartenant à une même communauté d’intérêts (sinon de valeur) que les marchands, les humanistes peuvent fournir à leur public, en partie bourgeois, une éthique correspondant à ses aspirations et inspirée par quatre motifs essentiels : vie active, socialitas, libertas, dignité de l’homme », dans Le siècle des Médicis, Paris, 1977, p. 21. Donatus Acciaiuolus, Expositio super libros Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Atque societates omnes similes, fol. 208r : « Alie quoque societates particulares similes sunt in eo quod utilitatem commodumque affectant, ut nautarum et militum societas et alie quas in textu aperte tangit Philosophus ». Sur contrat et amitié, cf. infra. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 12, p. 432.

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Ils cherchent à acquérir une ville, s’ils sont guerriers. Et les compagnons de guerre cherchent à acquérir ce qui cause la guerre : soit de l’argent, soit la victoire pour elle-même, soit la possession de telle ville136.

Ce qui unit les gens d’armes, c’est une finalité commune137 : butin, fait d’armes, victoire, conquête d’une ville, enrichissement sur le pays… C’est dire que les commilitones ne sont pas tant des amis qui se considèrent pour euxmêmes que des compagnons, compagnons « d’aventure », ponctuellement unis par le même but, au service d’une même cause138. D’ailleurs, pour évoquer cette solidarité militaire, amitié et fraternité sont des lexèmes interchangeables : on parle aussi bien de « fraternité d’armes » que d’amitié139. La définition aristotélicienne de l’amitié s’articule autour de trois caractères constitutifs : l’amitié, digne de ce nom, requiert bienveillance, visibilité et réciprocité140. Dans le contexte politique et diplomatique de la société contractuelle de la fin du Moyen Âge, ce dernier point est essentiel : la réciprocité implique l’alliance. Elle rapproche l’amitié de toute entente conventionnelle. L’amitié est alors en lien sémantique avec l’alliance, la confédération, la ligue, l’union, le pacte, le contrat, la convention141. Déjà, chez Homère, comme l’ex- est mise sur le plan de hórkia “serments”, plique Émile Benvéniste, « la philótes c’est un rapport de groupe, consacré par un acte solennel. Ce vocabulaire est celui qu’on emploie pour conclure des pactes scellés par un sacrifice. La - apparaît comme une “amitié” de type bien défini, qui lie et qui comphilótes porte des engagements réciproques, avec serments et sacrifices. […] Le com136

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 9, Aliae quidem igitur, p. 473, l. 110-115 : « Intendunt acquirere […] civitatem aliquam si sint bellatores ; commilitones autem intendunt acquirere illud propter quod est bellum, sive hoc sit pecunia sive sola victoria sive dominium alicuius civitatis ». Ibidem, l. 105-107 : « Primo ostendit quomodo quaedam aliarum communicationum ordinantur ad aliquam particularem utilitatem ». Sur ces réalités, voir Ph. Contamine, « Les compagnies d’aventure en France pendant la guerre de Cent Ans », Mélanges de l’école française de Rome, Moyen Âge et Temps Modernes, 87/2 (1975), p. 365-396, notamment p. 369 : « Lorsque les Compagnies se formèrent, après la trêve conclue en mai 1360 à Brétigny entre Anglais et Français [...] ce furent elles-mêmes qui se baptisèrent ainsi [...]. Afin d’impressionner les populations et les pouvoirs et de souligner leur importance numérique, elles s’appelèrent même “La grande compagnie”. Ses membres se désignèrent entre eux sous le nom de “compagnons”. Solidarité et puissance : tels sont les deux éléments qui transparaissent ici ». N. Nabert, Les réseaux d’alliance en diplomatie, aux XIVe et XVe siècles. Étude de sémantique, Paris, 1999, notamment p. 263-291, ici p. 270 : « Le lexème se double souvent du sens spécialisé de “fraternité d’armes”, issu des mœurs germaniques et qui implique une structure d’union fortement solidaire, englobant et transcendant dans l’univers de la chevalerie la relation d’amitié traditionnelle ». Gualterus Burley, Expositio super libros Ethicorum, L. VIII, Tract. I, cap. 2, Oportet igitur, fol. 127ra : « Amicitia est benivolentia in contrapassis non latens » commentant 1156 a 3-4, Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. III, p. 300 : « Oportet ergo bene velle ad invicem et velle bona, non latentes, propter unum aliquod dictorum ». N. Nabert, Les réseaux d’alliance en diplomatie, p. 263-291.

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portement indiqué par phileîn a toujours un caractère obligatoire et implique toujours réciprocité142 ». Et le linguiste prévient contre tout anachronisme : « La - est susceptible de se réaliser […] comme une convention solennelle à philótes laquelle le sentiment d’ ”amitié”, au sens banal, n’a aucune part143 ». L’amitié ainsi comprise relève de la relation conventionnelle dans le cadre communautaire plus qu’elle n’est affaire de sentiments ou de psychologie affective. Dans l’Antiquité et, en partie encore au Moyen Âge, l’acception de l’amitié comme lien social n’implique donc pas nécessairement la charge affective et sentimentale que l’époque contemporaine lui attribue exclusivement144. C’est dire que le sens d’amitié dans les commentaires sur l’Éthique oscille du pôle diplomatique au pôle affectif. S’il veut saisir les réalités qui se cachent derrière le vocable, l’historien doit considérer le contexte de la société contractuelle des XIVe et XVe siècles dans laquelle amistié et amistance viennent fonder la stabilité des alliances diplomatiques et politiques. En effet, à partir du XIVe siècle, un mouvement s’amorce : la société se contractualise et les contrats d’alliance se multiplient, dans le domaine militaire comme dans le domaine civil. Ils impliquent un échange de services et de devoirs ; une série de clauses plus ou moins précises ; ils peuvent se conclure entre égaux ou entre un supérieur et un inférieur145. Contrat et amitié ont en commun de reposer sur un libre choix. Peter S. Lewis, en éditant les contrats d’alliances du comté de Foix, a montré comment la superposition des vocabulaires juridiques et affectifs entendait souligner la bienveillance mutuelle requise pour la fermeté des alliances : « bonne amistance et concorde », « bonne, ferme, aimable et loyalle amistance, ligue et confederation », « bon, parfait et loyal parent, ami et allie », « linhadge, amor et amistance », « mon bon et vray seigneur et ami », « en la bonne grace et amour du roy mon souverain seigneur », « nostre ame et feal chevalier146 ». Grâce à la force rituelle des formules, pléonastiques à l’excès, le lien contractuel se nourrit des valeurs de la fraternité fictive et de l’amitié147. L’alliance diplomatique 142

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E. Benvéniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 2 vol., Paris, 1969. 1. Économie, parenté, société, ch. 4 : « Philos », p. 335-353, notamment ici p. 343. Ibidem, p. 342. Ibidem, p. 340 : « Pour comprendre cette histoire complexe, il faut se rappeler que, chez Homère, tout le vocabulaire des termes moraux est fortement imprégné de valeurs non individuelles mais relationnelles. Ce que nous prenons pour une terminologie psychologique, affective, morale, indique, en réalité, les relations de l’individu avec les membres de son groupe ». O. Mattéoni, « Alliance », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 42-43 ; Cl. Gauvard, « Féodalité bâtarde », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 523 ; B. Guenée, Un meurtre, une société, p. 107-114 : « Alliances », notamment p. 111 : « Le temps de Charles VI est bien le temps des alliances ». P. S. Lewis, « Decayed and non Feudalism in Later Medieval France », Bulletin of the Institute of Historical Research, 37 (1964), p. 157-184. Pour l’édition des contrats d’alliance, cf. l’appendix, p. 178-184. N. Nabert, Les réseaux d’alliance en diplomatie, p. 276 : « La société féodale, dans ses relations publiques ou privées, ne cesse d’organiser ses solidarités fondées sur le principe de l’amitié

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recourt à la solidarité affective, en une redondance elle-même stratégique. Plus que l’endenture anglaise ou les alliances bretonnes148, le contrat d’alliance tel qu’il se pratique dans l’espace français induit le sentiment d’amitié pour se voir conforté. Du réseau d’alliances au parti, il n’y a qu’un pas. Dans les archives judiciaires, on parle, pour signifier les devoirs d’assistance mutuelle impliqués par les partis, de « gens de son amitié » ou de « ceux de son amitié149 ». Quelle est la valeur de ces « amitiés » contractuelles ? Chez les premiers commentateurs du XIIIe siècle, la réflexion sur l’amitié n’a pas pour arrière-plan les principes de la société contractuelle qui n’a pas encore pris son envol. En 1370, en revanche, au cœur des pratiques contractuelles, Nicole Oresme reste étonnamment discret sur la question. Une fois, il emploie le mot en cherchant à traduire composicio : Car il semble que tout home puisse avoir aucun juste a tout autre homme avecques lequel il puet communiquer en loy ou en composicion ou contract. Et donques, en tant comme il communique avecques lui en juste ou en justice, il puet avoir amistié avecques lui selon que il est homme150.

Oresme n’épilogue pas. Son absence de commentaire sur les pratiques contractuelles qu’appellait le terme de contract est éloquente. Il entend ne pas superposer les deux discussions. L’amitié garde sa valeur morale et psychologique, elle ne glisse pas sur le terrain socio-politique. Il faut attendre la production florentine du XVe siècle pour trouver des rapprochements explicites entre amitié et contrat. Les expressions y sont éloquentes : contrahere amicitiam, pactus amicitiae ; Nicolas de Foligno parle de fedus amicitiae. Donato juxtapose

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reproduisant, à travers les liens contractuels et les principes de l’affection, une fraternité de fait, reflet de la parenté. [...] L’amitié reste donc indéfectiblement attachée à l’étroitesse et à la permanence du lien ainsi engagé, à l’instar d’une véritable parenté qu’elle réalise souvent pleinement en diplomatie par la négociation seconde de mariages ». P. S. Lewis, « Of Breton Alliances and Other Matters », in War, Literature and Politics. Essays in Honour of G.W. Coopland, éd. C. Allmand, 1976, p. 122-143. Les contrats d’alliance en Bretagne ne retiennent pas explicitement le vocabulaire de l’amitié et de l’affectivité. Cl. Gauvard, « De grace especial », ch. 15 : « solidarités limitées », §« Le jeu des partis », p. 683684 : « Le vocabulaire qui désigne ces groupes appelle une nouvelle comparaison avec la structure sociale de type contractuel qui caractérise la société des XIVe et XVe siècles. Les archives judiciaires parlent des “compagnies”, “alliances”, “amitiés” auxquelles appartiennent les suppliants ou encore plus brièvement de “la partie de”. [...] Les membres de ces groupements sont “amis”, “familiers” ou “alliés” et “complices ou adherens” ; le vocabulaire latin plus riche que la langue vulgaire, ajoute satellites et socii à adherentes. Les sentiments qui les unissent manifestent leur “accointance”, “familiarité”, “amitié”. Enfin, leur action les associe. [...] Cette référence à l’existence de véritables “partis” permet de mieux comprendre l’originalité de la structure sociale en France aux XIVe et XVe siècles. En milieu rural comme chez les nobles ou les clercs, il existe des regroupements, des coalitions ou encore des alliances qui ont autour des individus une fonction de protection. Le but est de rassembler le plus grand nombre de gens et la puissance se mesure au nombre des amis comme à leur influence ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 15, p. 439-440.

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le vocable du pacte et celui de l’amitié151. Les mots l’attestent : la sociabilité amicale peut s’entendre comme une pratique contractuelle, dans un certain contexte. Une chose est certaine : amitié et contrat ne s’opposent pas mais s’affermissent. Dans la théorisation politique des commentateurs, l’aspect contractuel vient soutenir l’aspect affectif des relations, alors que dans la pratique, c’est l’inverse152. c. Amitié et Bien Commun Après avoir considéré la sociabilité amicale au niveau interpersonnel, sorte d’« atome de l’organisation sociale » selon le mot de Julian Pitt-Rivers, puis la sociabilité des corps intermédiaires au niveau infra-politique, il s’agit enfin de s’interroger sur la sociabilité amicale entre concitoyens au niveau politique, c’est-à-dire étatique153. Terme ultime d’une conception génétique de l’État où toute communauté est ramenée à la communauté politique, selon le principe aristotélicien : « Omnes hee sub politicam consueverunt esse154 ». Chaque société particulière, amicale ou hétairique, est une partie du tout politique qu’est l’État. Forts de ce principe fondamental, les commentateurs construisent l’ensemble de leur théorisation politique autour du thème nodal du Bien Commun, « maître-mot de la pensée médiévale155 ». 151

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Donatus Acciaiuolus, Expositio super libros Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Videtur autem amicitia et justum, fol. 207v : « Ostendit quod pacto amicitia consistit in societate ». Dans ces développements, on mesure les difficultés méthodologiques que l’historien rencontre à confronter les sources discursives du monde scolastique aux sources non-discursives de la pratique. Comment opérer le passage, en toute rigueur ? Pour les sources scolastiques, dont on pense avoir montré la technicité, la complexité et les subtils codages, la confrontation avec les sources de la pratique paraît encore plus difficile. Confronté au même problème, Jacques Le Goff esquissait un élément de réponse à propos de la notion de « personne » en 1996 : « Il faut résister à la tentation de faire déborder dans la mentalité commune des concepts qui restent limités au monde des théologiens. Je crois que, de façon générale, l’univers de la théologie scolastique [...] n’éclaire pas l’outillage mental de la grande majorité des laïcs et même des clercs de l’époque. Seule, sans doute, la pensée politique d’un Thomas d’Aquin se diffusera (mais après saint Louis) ainsi que certaines formes de pensée “rationnelle” », cf. Saint Louis, p. 500, n. 1. J. Pitt-Rivers, « Le paradoxe de l’amitié », dans Amitiés. Anthropologie et histoire, éd. G. RavisGiordani, Aix-en-Provence, 1999, p. 17-27, ici p. 17 : « L’amitié est vraiment “l’atome de l’organisation sociale”, c’est-à-dire, l’élément de base au-delà duquel il est impossible de réduire davantage les comportements de rejet ou d’accueil de l’autre. C’est la base constitutive des liens sociaux pour la bonne raison que toute solidarité implique, toute coopération exige, une certaine indulgence, celle des relations amicales ». 1160 a 20. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. IX, p. 312. Traduction de J. Tricot, p. 409 : « Toutes ces communautés semblent bien être subordonnées à la communauté politique ». B. Guenée, L’Occident aux XIVe et XVe siècles, p. 105. Sur le bien commun, voir, parmi une bibliographie très riche, M. S. Kempshall, The Common Good in the Late Middle Ages, Oxford, 1999 ; A. Guéry, « L’État. L’outil du bien commun » dans Les lieux de mémoires, III, les France, éd. P. Nora, Paris, 1997, p. 4545-4587, notamment §« Utilité publique, commun profit, bien commun », p. 4551-4555 et §« Juste et bien commun », p. 4555-4557.

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De saint Thomas à Nicole Oresme, en passant par Guiral Ot et Buridan, le Bien Commun est pensé dans la même logique de décentrement que celle qui préside à l’amitié, mais dans le domaine politique désormais. Il s’agit de préférer le Bien Commun au bien particulier. En un siècle, de 1270 environ à 1370, l’évolution des réflexions sur le Bien Commun prend une tournure résolument normative. Le contexte socio-politique change et durcit les constructions doctrinales. Critère du bon gouvernement sous Thomas, le Bien Commun devient le mot d’ordre du salut public chez Nicole Oresme. Entrons dans le détail des analyses. Chez saint Thomas, la pénétration de l’intentio aristotélicienne conditionne son effort de compréhension et ses définitions sur le Bien Commun. Quand Thomas commente le principe d’ordination à la communauté politique, il déploie la notion d’utilité publique, avec une prolixité peu commune au regard du reste de son commentaire. Le cœur de l’argumentation s’articule autour d’un seul mot, celui de communicatio, qui revêt en français une double acception : communauté, d’une part, communication ou relation, d’autre part. La communicatio permet de lier la sphère de l’amitié et la sphère politique pour ordonner la première à la seconde. En un syllogisme simple et clair, Thomas résume les données : Toute amitié consiste en une certaine communauté. Or toute communauté se ramène à la communauté politique. Donc toutes les espèces d’amitié sont à entendre en fonction des communautés politiques156.

Les communautés amicales se ramènent, se réduisent à la communauté politique qui les contient toutes. Elles lui sont ordonnées. Pour Thomas, le lien amical ne prend place qu’en fonction du lien politique configuré dans cet ordo politicus. Plus précisément, ce qui fonde la supériorité de l’État sur les communautés particulières, c’est la finalité du Bien Commun. Le Bien Commun l’emporte indéniablement sur le bien particulier157. Tel est le critère du bon gouvernement, que le régime tyrannique inverse dans une perversion du mouvement intentionnel qui rapporte à soi ce qui est pour la communauté158. Le Bien Commun est l’objet de la communauté politique : rien ne résiste à ce principe. Le lien politique vise une finalité plus large et plus générale par rapport au lien amical, quantitativement plus réduit. Ce dernier fait alors figure de relation particulière au sein de la cité. Chez Thomas, la logique de décentre156

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 9, Videtur autem, quemadmodum in principiis, p. 472, l. 10-14 : « Omnis amicitia in communicatione quadam consistit ; omnis autem communicatio reducitur ad politicam ; ergo omnes amicitiae species secundum politicas communicationes sunt accipiendae ». Ibidem, Omnes autem, p. 473-474, l. 138-139 : « Politica non intendit aliquod particulare ». Donatus Acciaiuolus, Expositio super libros Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 4, Transgressio autem regni tyrannis est, fol. 209r : « Rex omnia agit pro utilitate et communi bono eorum qui reguntur » ; « Rex agit omnia pro communi commodo et bono populorum qui regnantur ab eo ».

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ment à l’œuvre, bien qu’elle soit similaire à celle de l’amitié, ne fait cependant pas du lien politique une vraie amitié entre tous les citoyens. En 1370, Nicole Oresme franchit un pas de plus dans la construction théorique sur le Bien Commun, à partir du passage d’Aristote. Il s’agit, comme le dit sa traduction, de « querir le commun proffit est juste chose159 ». Dans une situation où le lien personnel et le lien politique ne sont pas compatibles, voire s’opposent, Oresme enseigne qu’il faut toujours sacrifier le lien amical au nom du bien public. Préférer le bien d’autrui au sien propre prend la forme de la visée du bien commun. Oresme consacre à cela une expression dont la force ne se retrouve chez aucun des autres commentateurs : « Pour l’amour du bien publique ». Et il applique implacablement le principe : « pour l’amour du bien publique qui est preferer au propre ». Dans son exemple, la conservation de l’amitié est mise en cause par l’accession de l’ami à la dignité politique suprême, roy ou emperëeur. Que faut-il choisir : l’amitié ou le bien de l’État dont l’ami, devenu roi, assure le bon gouvernement ? Et est a savoir que quant est au mouvement et au fait qui vient de l’abit d’amistié et pour amistié sauver et garder et continuer, un homme de simple estat ne vouldroit pas que son ami fust fait roy ou emperëeur. Car par ce ne pourroit il plus convivre ne converser avecques lui comme aveques ami familiairement. Mais quant est a justice et selon verité simplement a parler, se son ami estoit digne de tel excellence il le devroit vouloir, tant pour l’amour de ce que en voulant il œuvre selon vertu, tant pour l’amour du bien publique qui est a preferer au propre, comme il fut dit ou premier chapitre. Et c’est le bien publique de promouvoir le digne a principalté [...]160.

Le propos se colore d’une tonalité fortement morale, motivée par la recherche du juste et du vrai. Ce qu’il convient de vouloir, ce n’est pas ce qui satisfait les plaisirs personnels et privés mais ce qui relève du bien de la communauté : telle est la volonté droite, « en ce voulant il œuvre selon vertu ». La volonté droite tend au bien public et à tout ce qui y contribue : « C’est le bien publique de promouvoir le digne a principalté ». L’issue de l’alternative ne se discute donc pas : il faut résolument préférer le bien de l’État à son bien propre et donc, préférer le lien politique au lien amical, s’il y a conflit : « Il doit plus vouloir perdre l’usage de ceste amistié ». Le dévouement au Bien Commun impose de savoir sacrifier ses affections personnelles selon l’engagement moral de la volonté. Au-delà du sacrifice personnel de l’amitié au nom de l’amour du Bien Commun, Oresme pousse encore plus loin sa conception du service public. D’un enseignement moral, il s’oriente surtout vers une approche spirituelle de la communauté politique. Ainsi, dans ses propos, le Bien Commun se hisse

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. VIII, ch. 12, p. 432. Ibidem, ch. 10, p. 428-29, glose 12.

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facilement au niveau du salut de la communauté au point que les deux notions se confortent l’une l’autre : « pour le salut de la communité et pour le bien publique161 ». En temps normal, le lien social s’appuie sur la sociabilité de l’amitié, garantie de la vertu et de la cohésion au sein des citoyens162. De cette sociabilité, Oresme a grandement souci en enseignant qu’il convient de garder amistié. Pour lui, la sociabilité amicale s’exerce surtout dans les assemblées liturgiques, dont les sacrifices d’Israël figurent la réalité au livre du Lévitique. Ces réunions de l’ensemble de la cité sont l’occasion de réjouissances et, par là, de convivialité. Pourtant, par-delà le plaisir d’être ensemble de la sociabilité amicale, le lien social se veut communion entre les citoyens, unis par la même sollicitude pour le bien public : « faire oroisons pour le salut de la communité et pour le bien publique ». La prière prend en charge le salut de la communauté, véritable personnalité corporative dans le discours oresmien. Communion mystique et cohésion politique s’articulent chez Oresme pour soutenir la marche de l’État. Le salut public n’est pas à entendre au sens romain de l’expression politique, mais bien au sens spirituel dans une conception où le royaume est le corps mystique de l’État. Parce qu’ils collaborent à une fin commune, tant morale (c’est-à-dire politique) que spirituelle (ou mystique), les membres sont unis entre eux par des relations d’attachement qui relèvent autant de l’amicitia que de la communion spirituelle. Dans les faits, la sociabilité amicale et la communion dans la prière au cours des célébrations liturgiques, surtout eucharistiques, sont les deux formes qui actualisent ces liens. d. Amitié politique et concorde À l’échelle de la cité, la question d’une amitié de concitoyens s’est posée aux commentateurs de l’Éthique. Du XIIIe au XVe siècle, le discours sur l’amitié politique – ou concorde – se chante à l’unisson, quelles que soient les traditions commentatrices, les appartenances doctrinales, les origines géographiques, les lieux d’enseignement et les formations disciplinaires. Tous s’accordent à faire de la concorde l’idéal politique des cités. Pour ce faire, les commentateurs cherchent à comprendre quelle est exactement cette sociabilité de concitoyens : l’amitié politique est-elle une authentique amitié ? En précisant les rapports entre la vertu d’amitié et la concorde civique, les commentaires se présentent comme le lieu de formulations inédites répondant à des questionnements nouveaux. La concorde est définie, dans nos textes, comme un consensus dans le domaine du pratique, une entente pratique. L’acception est bien aristotélicienne qui renvoie au domaine de l’action par opposition à la contemplation, c’est-à161 162

Ibidem, ch. 12, p. 433, glose 8. Ibidem : « Et ce faisoient les Juyfs, si comme il est escript en Levitique. Et par ce appert que les assemblees faites pour les sacrefices sont pour delectacion. Et avecques ce, ilz sont pour garder amistié et pour faire oroisons pour le salut de la communité et pour le bien publique ». Cf. notamment Lev. 1-7 sur les rituels des sacrifices.

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dire au politique, terrain de l’action pratique qui vise des résultats concrets et utiles163. Albert, le premier, entonne le refrain, la concorde est un consensus concernant les affaires publiques d’importance : La concorde est une entente en vue du bien commun. [...] De là, il conclut finalement qu’il ne s’agit pas d’être d’accord sur toutes les questions pour pouvoir parler de concorde, comme chez ceux qui sont du même avis sur les phénomènes célestes, par exemple quand ils disent que le soleil est plus grand que la terre. Au contraire, on parle de concorde quand les cités s’entendent sur leurs intérêts, c’està-dire dans le domaine de l’utile, ordonné au bien. Elles s’entendent ainsi en choisissant les mêmes actions et en œuvrant à l’unisson, s’accordant sur une même ligne de conduite. Il ne s’agit cependant pas de s’entendre sur n’importe quelle action, mais seulement sur les actions importantes, celles qui concernent deux personnes, ou davantage ou l’ensemble de la cité164.

Parce qu’elle n’est pas « homodoxie », la concorde concerne les hommes politiques et non les savants165. L’action rassemble, dit Oresme : les cités font « œuvres de commun consentement166 ». Elle requiert ainsi de poser des décisions167, telle une élection politique ou une déclaration de guerre168. Pratique donc, la concorde est fondamentalement une entente : concordantia, conciliatio, unitas, consensus, consonantia, conveniencia, commodum. Les 163

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La concorde couvre le champ sémantique de la praxis : circa operabilia, circa utilia, utilis, conferens, practica opinione, contingentia et pertinentia, publicas utilitates, ea quae conveniant ad vitam humanam… Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VII, p. 679, § 805, Ad tertium, l. 18-19 et § 806, l. 3140 : « Concordia est consensus in bonum commune. [...] Et ex hoc ulterius concludit quod non circa quodcumque aliqui consentiunt, dicuntur concordare, sicut si consentiant de caelestibus, ut quod sol est maior terra, sed sicut de civitates consentiunt de conferentibus, idest utilibus ordinatis ad honestum, et sic concordant circa operabilia eligenda et operanda communiter ea in quorum practica opinione consentiunt ; non tamen circa quaecumque operabilia sed circa magna, et quae sunt duorum vel plurium vel totius civitatis ». 1167 a 22. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. VII, p. 332 : « non est omodoxia ». Traduction de J. Tricot, p. 449 : « n’est pas simple conformité d’opinion ». La tradition commentatrice, à partir d’Albert, soulève la question : « Utrum concordia sit homodoxia », cf. Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VII, p. 677, § 803, l. 66-67 et, pour la réponse, p. 678, l. 27-31 : « Concordia […] magis potest referri ad practica, quae sunt ex parte nostra, quam ad speculativa in quibus sumus sicut suscipientes magis quam sicut agentes ; unde quamvis in eis sit consensus, non tamen proprie dicitur in eis concordia ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 8, p. 471. Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VII, p. 678, § 803, Solutio, l. 31-33 : « Concordia est unitas amicorum in aliquo decreto operabili ». Ibidem, l. 33-34 : « ... sicut quando plures consentiunt, quod unus dominetur vel quod sit pugnandum ». Cf. aussi Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 6, Et horum circa quae, p. 521, l. 51-57 : « Ponit exemplum de civitatibus, in quibus dicitur esse concordia quanto omnibus civibus idem videtur, puta quod principes assumantur per electionem, non autem sorte vel per successionem, vel cum videtur Atheniensibus quod ineant societatem cum Lacedaemoniis ad simul pugnandum contra hostes… ». De même, Gualterus Burley, Expositio super libros Ethicorum, L. IX, Tract. I, cap. 6, Superabundantia, fol. 147va : « Primum objectum concordie est quoddam complexum in quo concordantes consentiunt ut patet in electione episcopi vel principis ».

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adverbes le confirment : concorditer, convenienter et unanimiter169. Étymologiquement, les commentateurs se plaisent à revenir sur l’idée d’une union des cœurs : « Concordia dicitur quasi unitas cordium170 ». Une seule âme en deux individus, aime-t-on redire avec saint Augustin171. Conformité des âmes, suggère Pierre de Corveheda172. Parce que le cœur est siège de la volonté et donc de l’action, la concorde touche la volonté173. Accord des volontés et synchronie des cœurs, la concorde est ainsi concordance174. Mieux : unitas concordantium175. Aussi la concorde éduque-t-elle à la vie communautaire qui bannit le repli sur soi et dans laquelle l’individualisme n’est ni pensé, ni pensable : Si quelqu’un voulait s’élire lui-même comme roi ou prince, il n’y aurait pas de concorde : pour cela, il faut que tous s’accordent sur le choix d’un seul. C’est ainsi que fait le peuple vertueux quand il élit les meilleurs des hommes pour gouverner. Quand ils gouvernent, ces hommes-là donnent à tous les citoyens ce qu’ils désirent, c’est-à-dire la justice176. 169

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Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 7, Est autem talis, fol. 27ra : « Ex quibus omnibus sequitur quod boni viri sint concordes hec predicta bona concorditer, convenienter et unanimiter appetunt ». Act. 4, 32 : « Multitudinis autem credentium erat cor unum et anima una » ; Phil. 2, 2 : « Si qua ergo consolatio in Christo, si quod solatium charitatis, si qua societas spiritus, […] implete gaudium meum […] eamdem charitatem habentes, unanimes, id ipsum sentientes » ; I Petr. 3, 8 : « In fine autem, omnes unanimes, compatientes, fraternitatis amatores, misericordes, modesti, humiles » ; Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VII, p. 678, § 803, Praeterea (1), l. 24-25. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio IV, p. 606, § 708, Ad secundum, l. 81-82 citant saint Augustin, Confessions, éd. et trad. P. de Labriolle, Paris, 1990, t. 1, L. IV, c. 6, § 11, p. 74 : « Nam ego sensi animam meam et animam illius unam fuisse animam in duobus corporibus ». Traduction de P. de Labriolle : « Oui, j’ai senti que son âme et la mienne n’avaient été qu’une âme en deux corps ». Cf. aussi H. Pétré, Caritas. Étude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Paris, 1948, p. 318 : « selon un procédé qui lui est familier, s’efforce de restituer à concordia son sens plein en rappelant son étymologie. Elle est l’union des cœurs : ”Quomodo enim consors dicitur qui sortem jungit, ita ille concors dicendus est qui corda jungit. Nos ergo [...] quibus Christus pacem reliquit... ut concordes simus, jungamus invicem corda et cor unum sursum habeamus” (Tract. In Ioh. 77, 5, PL 35, 1835). Il n’y a donc pas de doute que concordia, concors aient été admis dans le langage chrétien, pour désigner cette forme de la charité qui consiste à rejeter toute division, à réaliser l’idéal d’unité si cher au christianisme ». Petrus de Corveheda, Sententia declarata super librum Ethicorum, L. IX, Pravos, fol. 284rb : « Concordia est conformitas animae aliquorum plurium ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VII, p. 678, § 803, Solutio, l. 24-26 : « Concordia dicitur quasi unitas cordium, cor autem est principium motus et operationis » ; Ad tertium, l. 37, 3940 : « Concordia dicitur consonantia voluntatem in pluribus hominibus super aliquo operabili ». Ibidem, p. 679, § 806, l. 51-52. Gualterus Burley, Expositio super libros Ethicorum, L. IX, Tract. I, cap. 6, Superabundantia, fol. 147va : « Hoc nomen ‘concordia’ significat relationem fundatam super unitatem consensus concordantium vel est unitas concordantium ». Petrus de Corveheda, Sententia declarata super librum Ethicorum, L. IX, Et horum, fol. 284ra-rb : « Si quilibet velit seipsum eligere regem vel principem, non esset concordia. Sed oportet quod omnes conveniant in unum et sicut facit plebs virtuosa quia eligit optimos principari, et illi qui principantur dant omnibus civibus quod appetunt, scilicet justitiam ». L’idée renvoie au concept cicéronien de concordia ordinum remplacé peu après par celui de consensus bonorum omnium.

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Amitié et concorde sont comparables : « Conciliatio enim quaedam cordium est et unitas consensus, quemadmodum et amicitia177 ». Entente cordiale au sens propre, la concorde peut être comprise comme une amitié politique, « concordia dicitur politica amicitia178 ». Une amitié politique au sens où la cité vit dans la bonne entente. « Amistié politique n’est autre chose que concorde », dit simplement Oresme179. La concorde ou amitié politique concerne l’ensemble des affaires politiques d’une cité, tant la politique intérieure que la politique extérieure. Elle est une entente à l’échelle étatique ou diplomatique : Il montre comment la concorde se situe par rapport à l’amitié politique. Et il dit que l’amitié politique, soit l’amitié entre citoyens d’une seule cité, soit l’amitié entre plusieurs cités, semble être identique à la concorde. Ainsi les hommes ont coutume de dire que des cités ou des citoyens qui s’entendent sont amis entre eux, car l’amitié politique concerne les choses utiles pour la vie humaine, à propos desquelles nous parlons de concorde180.

Aussi, est-elle, pour Guiral Ot, synonyme de paix et de tranquillité civiques181. Parce que l’amitié politique vise la paix, vœu de tous les citoyens, concorde et paix se côtoient dans les textes182. Chez les méchants, incapables d’amitié, il ne se trouve ni paix, ni concorde, tant cette dernière est un effet de

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Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. II, cap. IV, § 22, p. 576. Cf. J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1972, § « Concordia », p. 125-127, notamment p. 125 : « Par le sens, la notion de concordia est voisine de consensus et de consensio et, comme l’on peut s’y attendre, il arrive que ces mots forment un groupe coordonné. [...] Comme eux, il exprime bien un accord entre groupes et individus, mais, comme l’indique l’étymologie, cette communauté se place avant tout sur un plan affectif. En effet, nous venons de voir que consensus et consensio dérivent du vocabulaire administratif ; au contraire, concordia, qui ne s’appuie d’ailleurs point sur un verbe, appartient au vocabulaire général de l’amicitia ». Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. II, cap. IV, § 26, p. 577. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 8, p. 471, glose 10 : « Et semble que amistié politique n’est autre chose que concorde ; et ainsi le dit l’en des citoiens, que ilz sont amis quant ilz sont a acort des choses qui sont proffitables et convenables a vie politique ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 6, Politica autem, p. 521, l. 74-83 : « Ostendit qualiter se habeat concordia ad amicitiam politicam. Et dicit quod amicitia politica, sive sit civium unius civitatis ad invicem, sive sit inter diversas civitates, videtur idem esse quod concordia et ita etiam homines dicere consueverunt, scilicet quod civitates vel cives concordes habent amicitiam ad invicem. Est enim amicitia politica circa utilia et circa ea quae conveniant ad vitam humanam, circa qualia dicimus esse concordiam ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 7, Politica, fol. 26vb-27ra : « Habere [...] potest amicitiam politicam ad omnes, idest pacem et tranquilitatem cum omnibus ». Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, L. IX, 6ème mouvement, § Pravos autem, fol. 293ra : « Iterum quod legispositivum secundum Philosophum magis oportet ad pacem et concordiam quam ad justitiam, quare etc ». Sur le syntagme, cf. A. Guerreau-Jalabert, « Saint Gengoul dans le monde : l’opposition de la cupiditas et de la caritas », dans Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (IXe-XIIe siècle), M. Lauwers, Antibes, 2002, p. 265-283, notamment p. 273 : « L’association pax, concordia et caritas, établie dès les temps patristiques, se retrouve durant tout le Moyen Âge ».

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l’amitié. La position est originale et unique qui suggère que l’amitié elle-même engendre la concorde. En d’autres termes, le lien interpersonnel, solide et ferme de l’amitié est au fondement du lien politique, plus large, entre les citoyens. La concorde se construit sur l’amitié183. Guiral Ot pose explicitement le parallèle entre l’impossible amitié des méchants et leur inaptitude à la concorde : « Non est possibile homines pravos esse concordes, quemadmodum non est possibile eos esse amicos184 ». Impossibilité liée à la disharmonie intérieure que vit le méchant. « As mauvais ne a paix ne concorde185 », dit Oresme, et il insiste « Ce n’est pas possible que les mauvais aient concorde186 ». Le méchant est un être clivé. Pourtant, tous les commentaires le disent : la concorde n’est pas l’amitié ; l’amitié politique n’est pas une amitié au sens strict187. Trois raisons démontrent la pertinence de la distinction. D’abord, l’amitié politique concerne le bien commun et donc relève du domaine public, là où l’amitié proprement dite concerne la sphère de l’intimité et donc le domaine privé. Albert précise : Il faut dire que l’amitié politique n’est pas une amitié au sens absolu du terme mais seulement une amitié relative en ce qu’elle ne se rapporte pas au bien privé d’une seule personne mais au bien de l’ensemble de la communauté. C’est pourquoi, il n’en a pas été fait mention plus haut à propos des espèces d’amitié. On peut dire qu’il a été question au livre IV de cette amitié-là, qui consiste, il est vrai, en une affabilité extérieure188.

Intime et privée, l’amitié rejette la concorde dans le domaine des relations publiques, au sens le plus moderne de ce terme. L’amitié politique serait une affabilité extérieure et de façade, versant facilement dans la démagogie. La jux183

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Anon. [Radulphus Britonis ( ?)], Quaestiones in libro Ethicorum, L. IX, fol. 64va : « Est amicicia vel concordia vel convictus et ista sunt effectus amicicie et ideo concordia est effectus amicicie ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 7, Politica, fol. 27ra. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 8, p. 472, glose 17 : « Et ainsi appert que les mauvais ne pueent bonnement avoir concorde, ne chascun a soy ne ensemble. Et pour ce dit l’Escripture : ‘Inpiis non est pax’. ‘As mauvais ne a paix ne concorde ». La citation est tirée de Is. 48, 22 : « Non est pax, dicit Dominus, inpiis ». Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 8, p. 472. Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 699, § 831, Solutio, l. 51-53 : « Dicendum ad primum quod amicitia politica non est simpliciter amicitia sed secundum quid » ; Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 7, Politica, fol. 27ra : « Amicitia politica non est simpliciter amicitia » ; ou encore Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, L. IX, 6ème mouvement, § Pravos autem, fol. 293ra : « Dubitaret forte aliquis quare Philosophus non dixit absolute concordiam esse amicitiam politicam » ; Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 8, p. 472, glose 11 : « Et pour ce n’est pas amistié proprement ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 699, § 831, Solutio, l. 51-58 : « Dicendum […] quod amicitia politica non est simpliciter amicitia, sed secundum quid, eo quod non fertur in privatum bonum unius, sed in bonum communitatis, et ideo supra de ipsa inter species amicitiae non facit mentionem. Vel potest dici quod haec est illa amicitia de qua determinatum est in quarto, quae consistit tamen in affabilitate exteriori ».

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taposition entre l’amitié, nécessairement intime et privée, et le domaine politique, par essence public, frise l’oxymore189. Deuxième raison qui refuse à la concorde les titres de noblesse de l’amitié : l’impossibilité pratique d’une convivialité entre tous les citoyens, laquelle conduit à la troisième raison, décisive et centrale entre toutes190. La concorde n’est donc pas un sentiment affectif et les citoyens n’ont pas besoin de s’aimer pour s’entendre. L’entente n’est que pratique et décisionnelle. La nuance est d’importance qui permet de réunir les deux extrêmes dans l’échelle sociale d’une cité pour un consensus strictement politique191. Guiral Ot souligne le point : « … quand les plus simples gens du peuple veulent et s’entendent pour que l’élite sociale et vertueuse gouverne, alors assurément la concorde est réalisée ». Par la concorde, et par elle seulement, la cohésion du groupe politique et social, dans son ensemble, peut se réaliser. Les commentateurs de l’Éthique sont fermes : paix et amitié sont deux choses bien différentes. L’historien interroge les textes : les médiévaux ont-ils donc cédé à l’utopie d’une société où tous les citoyens seraient amis, c’est-à-dire où le lien interpersonnel fonderait, par la base, la stabilité politique de l’État et de la société ? Amitié de concitoyens et fraternité civique telles que les a rêvées Saint-Just, peut-être marqué par la définition kantienne de la « société civile universelle ». Saint-Just entend faire de l’amitié le fondement de la paix et la racine de l’entente civique dans une logique égalitaire192. Lorsqu’en 1793, il propose à tous les citoyens de prononcer un serment d’amitié, le révolutionnaire tombe dans l’idéal utopique d’une société où tous les hommes seraient frères et amis. Au sens fort du terme puisqu’il élabore l’ensemble de son système sur la notion de vertu. Quand les commentateurs médiévaux développent le parallèle entre gouvernement timocratique et amitié fraternelle, ils suivent Aristote pour dire qu’il y a une certaine amitié fraternelle entre les citoyens : Une telle amitié est assimilée à l’amitié qui existe dans le régime timocratique, dans laquelle les citoyens qui président au gouvernement sont égaux et vertueux. […] Ainsi, il y a même amitié entre 193.

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Sur les notions médiévales de « public » et « privé », cf. P. Von Moos, « Die Begriffe “offentlich” und “privat” in der Geschichte und bei den Historikern », Saeculum, 49/1 (1998), p. 161-192. Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, L. IX, 6ème mouvement, § Politica autem, fol. 292vb : « Non est possibile in policiis sive politica amicitia quod affectus uniuscuiusque in omnes transponatur ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 7, Cum autem uterque, fol. 26vb : « cum plebei simplices volunt et consentiunt viros epiekes et optimos principari, tunc quidem fit concordia ». Cf. R. Rémond, La vie politique en France, 1789-1848, Paris, 1965, chapitre IX : « Terreur et vertu», p. 189 : « Saint-Just suggérait de poser comme une obligation civique d’avoir des amis et prévoyait une déclaration publique d’amitié, analogue à la célébration du mariage, devant un officier d’état civil, car l’homme qui n’a pas d’amis ne saurait être un bon citoyen ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 11, Quod autem fratrum, p. 482, l. 99-105: « Tali amicitiae assimulatur amicitia quae est secundum timocratiam,

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Il est vrai, Thomas l’écrit : l’amitié existe entre citoyens dans le régime timocratique. Pourtant, ne nous y trompons pas. Le contexte de la discussion est celui de l’amitié fraternelle qui s’intéresse aux relations entre frères et non entre citoyens. Thomas ne disserte pas sur le lien civique, il ne l’utilise que pour mieux éclairer le lien familial entre frères. Plus tard, Guiral Ot, sur le même passage, note avec réalisme la faible valeur d’une amitié de citoyens, au regard de l’amitié fraternelle : Entre ceux qui ont de fréquentes relations, comme les frères, il y a une grande amitié. Entre ceux qui n’ont que de rares fréquentations, comme les citoyens ou d’autres, l’amitié est moindre194.

Que le lien entre la fréquentation, plus ou moins assidue, et l’intensité de l’amitié, plus ou moins forte, soit évident, nul besoin d’y revenir. En revanche, ce qui est notable ici, c’est la faible valeur d’une amitié de concitoyens, faiblesse due à leur manque d’intimité et de convivialité. Pour le franciscain, l’amitié entre citoyens n’est ni fraternelle, ni chaleureuse. En ce sens, Guiral est représentatif de l’opinion générale des autres commentateurs. Les médiévaux semblent dubitatifs et sceptiques face à une authentique amitié de concitoyens. En cette fin de Moyen Âge, l’utopie d’une grande fraternité civique n’existe pas. Cette absence est révélatrice. Dans l’anthropologie chrétienne qui est celle des médiévaux, il n’est d’universalité que la charité. Le lien charitable balaie le lien amical dans l’embrassement inclusif de tous les hommes. La suite devrait le montrer.

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in qua cives qui praeficiuntur sunt aequales et epiikes, id est virtuosi. […] Et sic etiam est amicitia inter ». Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 10, Videtur autem quemadmodum, fol. 10 ra : « Inter magis communicantes, puta inter fratres, sunt maiores amicitie ; et inter minus communicantes, puta inter cives et alios, sunt minores ».

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DEUXIÈME PARTIE

LES MÉTAMORPHOSES DISCURSIVES DE L’AMICITIA DU XIIIe AU XVe SIÈCLE

Le geste qui ramène les “idées” à des lieux est précisément un geste d’historien. MICHEL DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, 1975, p. 77.

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Le commentaire s’est avéré être, en même temps, l’écran de réception de l’amicitia aristotélicienne et le laboratoire de son assimilation, d’où débouchait une production de savoir : par réemploi (chapitre II), conciliation (chapitre III), mise en forme (chapitre IV) et ouverture sur de nouvelles problématiques (chapitre V). Le commentaire est ainsi le lieu de l’acculturation de l’auctoritas et de son dépassement. Désormais, en une approche plus résolument diachronique, il s’agit de suivre, pas à pas, les métamorphoses de l’amicitia dans ses mutations discursives au sein des commentaires, de 1250 à 1470 environ. Les commentaires sur l’Éthique sont, en bonne méthode historique, étroitement considérés et inscrits dans le cadre institutionnel, social, historique et géographique qui fut le leur. Ainsi ordonnés à des contextes spécifiques, évoluant au fil des siècles, les discours commentateurs sur l’amitié reflètent les mouvements de fond des sociétés qui les engendrent. Plus précisément, la sonde de l’amitié atteint une pénétration redoutable lorsqu’elle se concentre sur une des thématiques nodales de la pensée médiévale : la charité. C’est en réfléchissant sur l’articulation entre amitié et charité que les commentateurs de l’Éthique à Nicomaque laissent apparaître le sol épistémique à partir duquel ils réfléchissent et dévoilent les ressorts fondamentaux de leurs discours. Complémentarité ou discordance des deux notions ? Lecture théologienne ou approche d’artistae ? Réflexion intellectuelle ou enjeu politique du vis-à-vis ? Minutieusement contextualisés, les commentaires sur l’Éthique deviennent les témoins des constructions intellectuelles et culturelles qui évoluent au rythme des siècles, de la moitié du XIIIe siècle aux confins du XVe, notamment dans la tentative de fondation d’une éthique alternative à la morale chrétienne. À ce stade de notre étude, il ne s’agit donc plus de s’en tenir aux discussions doctrinales proprement conceptuelles, mais il convient d’atteindre ce niveau de profondeur épistémique dont le discours n’est que l’indice, c’est-àdire d’envisager le commentaire au sein de son épistémè, à la fois comme un témoin et un acteur.

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CHAPITRE PREMIER

UNE COMPRÉHENSION THÉOLOGIENNE DE L’AMITIÉ : COMMENTAIRES MENDIANTS (XIIIe - DÉBUT XIVe SIÈCLE)

Indéniablement, dans la grande geste occidentale des commentaires sur l’Éthique, Albert le Grand et Thomas d’Aquin s’imposent comme les pères fondateurs du commentaire sur l’Éthique, dès la deuxième moitié du XIIIe siècle1. Rapidement, les deux maîtres deviennent à leur tour les auctoritates obligées pour aborder la philosophie morale d’Aristote. Leurs deux commentaires, exceptionnellement prolixes, offrent le matériau incontournable pour tout commentaire postérieur sur l’Éthique, que celui-ci y adhère ou les conteste. D’emblée, un constat s’impose : à la source de toutes les traditions se placent deux auteurs, théologiens, qui plus est, religieux dominicains. Non moins décisif s’avère le cadre contextuel dans lequel ils produisent leur commentaire : Albert enseigne dans la structure non universitaire du studium generale de Cologne à de jeunes frères prêcheurs ; Thomas rédige son commentaire sur l’Éthique, dans les années 1270-1271, hors d’un enseignement professoral, travaillant en parallèle de la partie morale de sa Somme, la Secunda secundae. C’est dire que, pour ces deux auteurs de la seconde moitié du XIIIe siècle, la compréhension du concept grec de philia, acculturé en terre latine, vient naturellement s’encastrer dans une anthropologie théologienne. Le discours sur l’amicitia aristotélicienne, même s’il requiert exclusivement les outils rationnels, ne prend pas moins place au sein d’une construction dans laquelle la charité constitue la clé de voûte d’un ensemble doctrinal déjà éprouvé et solidement bâti2. Comment, à l’orée de la tradition, la charité ne se profilerait-elle pas, dans 1

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Cf. A. de Libera, Raison et foi. Archéologie d’une crise d’Albert le Grand à Jean-Paul II, Paris, 2003, p. 15. Plus loin, l’auteur écrit, p. 100 : « peut être considéré comme le père de l’aristotélisme médiéval ». Sur l’importance centrale et englobante de la caritas dans le système des représentations médiévales, cf. A. Guerreau-Jalabert, « Saint Gengoul dans le monde : l’opposition de la cupiditas et de la caritas », p. 265-283 ; Ead., « Caritas. La bonne amour au Moyen Âge, une valeur englobante », intervention au séminaire dirigé par Claude Gauvard et Robert Jacob, séance du 16 janvier 2001 : « La caritas est le modèle du lien social dans une société de l’ici-bas étroitement articulé à l’au-delà, cet au-delà étant la vérité de la société, le modèle et le but ultime de l’icibas » ; Ead., « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans La parenté spiri-

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l’ombre, comme le vis-à-vis de l’amitié ? Chez Albert, elle en est le point de départ. Chez Thomas, elle se veut le pôle théologal du binôme ‘amitiécharité’. Cette marque théologienne imprègne toute la tradition commentatrice qui dépend de ces deux auctoritates, que les auteurs soient eux-mêmes des religieux comme l’augustin Henri de Frimare ou des clercs séculiers comme l’Anonyme de Jacques de Padoue, Walter Burley, Albert de Saxe ou Jean Versor. Dans les dernières années de la décennie 1320, l’autre initiateur d’une lignée interprétative, Guiral Ot, est lui aussi un commentateur théologien et un religieux franciscain. Parce que son commentaire s’avère typiquement ancré dans une culture scripturaire, notamment évangélique, il conviendra de mesurer l’impact de cet enracinement sur son approche de l’amitié. Chez lui aussi, l’amitié s’inscrit dans un champ théologal, quoique différemment de la manière dominicaine. S’il influence directement d’autres franciscains dans les siècles qui suivent (Pierre de Aquila, Nicolas d’Orbellus), le commentaire de Guiral a aussi laissé des traces dans celui de Buridan qui le déleste de ses données théologiques. Dans les commentaires mendiants, quelle que soit leur appartenance doctrinale et spirituelle, la charité pourrait bien s’avérer le référent de tout discours sur l’amitié. L’amitié pouvait-elle, en effet, se lire sans son double théologal ?

1. L’ARTICULATION ENTRE AMITIÉ ET CHARITÉ a. Dans l’ombre de la bienveillance, la charité… Dans les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque, la bienveillance est un des thèmes majeurs, au cœur de l’exposé du Philosophe sur l’amitié. Traversant de nombreux passages, elle tient une place décisive dans le deuxième mouvement du livre VIII, dit Forte, et, plus encore, dans le cinquième mouvement du livre IX, intitulé Benevolentia autem3. Au début du livre VIII, Aristote requiert la notion de bienveillance pour définir l’essence de l’amitié. L’amitié est une bienveillance réciproque et visible : « Benivolenciam in contrapassis esse amiciciam4 ». Plus précisément, quand il définit pour la

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tuelle, éd. F. Héritier-Augé, É. Copet-Rougier, Paris, 1995, p. 133-203, notamment p. 178-179 : « On ne saurait prêter trop de valeur au fait, pour nous à la fois banal et dépourvu de signification autre qu’individuelle, que la société chrétienne médiévale accorde un rôle central et fondateur au précepte “Aimez-vous les uns les autres” ; c’est bien en ces termes, c’est-à-dire comme caritas que l’Occident médiéval pense le modèle de toute relation sociale ». Cf. également H. Pétré, Caritas. Étude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Paris, 1948, passim. Respectivement 1155 b 16-1156 a 4, Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. II, Forte autem, p. 300 et 1166 b 30-1167 a 20, L. IX, cap. VI, Benivolencia autem, p. 331. 1155 b 33-34. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. II, p. 300 : « Benivolenciam

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première fois l’amitié, Aristote insiste sur les trois caractères constitutifs de l’amitié : la réciprocité5, la bienveillance6, la visibilité7 pour conclure en une phrase : « Oportet ergo bene velle ad invicem et velle bona non latentes propter unum aliquod dictorum8 ». Thomas d’Aquin, dans son art des formules claires et concises, écrit que l’amitié est une benivolentia mutua non latens9. À strictement parler donc, la bienveillance ne requiert pas, en soi, de réciprocité ni de visibilité. L’amitié et la bienveillance sont donc deux valeurs distinctes, bien que la première englobe la seconde. En clair, l’amitié est définie au moyen de la bienveillance. La somme « bienveillance + réciprocité + visibilité » équivaut à l’amitié. En parcourant le chemin inverse, par voie de soustraction, l’historien peut alors retrouver l’acception précise de la bienveillance telle que les deux dominicains l’entendent. En soi, la bienveillance n’exige précisément pas de réciprocité. Parce qu’elle n’appelle pas de retour, elle peut demeurer cachée, c’est-à-dire être vécue intérieurement. Cette intériorité de la bienveillance est la marque de son essence, en contraste avec l’amitié. Albert l’explique a contrario : « Multi sunt benevoli ad illos quos numquam viderunt10 ». La bienveillance ne suppose donc pas la connaissance puisque peuvent être bienveillants ceux qui ne se sont jamais vus, alors qu’il n’est pas possible de parler d’amitié sans connaissance : Il ne faut pas qu’ils soient entre eux des inconnus, ni qu’ils se cachent d’avoir l’un pour l’autre une affection réciproque. […] Donc, quand les personnes ne se connaissent pas, elles peuvent être bienveillantes l’une pour l’autre mais nous ne disons pas qu’elles sont amies l’une de l’autre11.

La bienveillance peut s’adresser à tous puisqu’elle ne requiert pas la connaissance de l’autre, encore moins la vie d’intimité ou la fréquentation.

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enim in contrapassis, amiciciam esse. Vel apponendum, non latentem ». Traduction de J. Tricot, p. 387 : « Ce n’est que si la bienveillance est réciproque qu’elle est amitié. Ne faut-il pas ajouter encore que cette bienveillance mutuelle ne doit pas demeurer inaperçue ? ». Traduction de R.-A. Gauthier, dans R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque, t. I, IIème partie, p. 215 : « Ne dit-on pas que l’amitié est une bienveillance mutuelle ? Faut-il donc se contenter de cette définition courante, ou ne faut-il pas ajouter : et non ignorée de ceux qui l’éprouvent ? » 1157 b 17-26, Forte autem. 1157 b 33, Volentes autem. 1157 b 34-35, Vel apponendum. 1156 a 4. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. III, p. 300. Traduction de J. Tricot, p. 387 : « Il faut donc qu’il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l’autre ; que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés ; et qu’elle ait pour cause l’un des objets dont nous avons parlé ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 2, Vel apponendum, p. 446, l. 101-102. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio II, p. 599, § 699, Deinde, l. 36-37. Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. VIII, Tract. I, cap. II, § 6, p. 520 : « Oportet quod sibi invicem non incogniti sint et se invicem non lateant taliter redamantes […] Tales igitur ignoti benevoli videntur ad invicem esse. Amicos autem tales esse ad invicem non dicimus ».

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Sans particularisme et dans une visée universelle, elle relève de l’intériorité des sentiments. Par là, la bienveillance ne s’atteste, ni ne se phénoménalise. Sa manifestation n’est pas une exigence : elle peut ne jamais s’exprimer lors même que l’amitié exige l’extériorisation et la manifestation des sentiments12. Albert écrit : « Benevolentia latens est in sola boni voluntate existens et non operibus manifestata13 ». La bienveillance a son siège dans la volonté mais ne se concrétise pas nécessairement dans des œuvres manifestes, c’est-à-dire visibles et extérieures. Elle relève de l’intention. Parce qu’elle appartient donc au champ de l’intériorité et de la non-visibilité, la bienveillance implique souvent la nonréciprocité. Résumons. Intériorisée et cachée, relevant de la volonté, de l’intention bonne et du for intime, la bienveillance peut être universelle puisqu’elle n’exige ni la connaissance ni la fréquentation ; non-visible, elle est par là nonréciproque. Telle est le concept qu’ont à l’esprit les commentateurs mendiants quand ils parlent de bienveillance14. Comment ne pas voir, en son ombre, la charité dont elle possède tous les attributs ? Les premiers commentateurs s’attachent donc à utiliser le concept de la bienveillance pour mieux cerner et circonscrire l’amitié. Pourtant, l’insistance à disserter sur cette notion, aristotélicienne il est vrai, éveille l’attention. Le binôme bienveillance-amitié semble bien fonctionner comme une précaution de langage qui pourrait bien n’être que le masque du vrai diptyque, inavoué, de la charité et de l’amitié. Le mot caritas n’est, en effet, presque jamais employé, tant il renvoie directement au domaine de la théologie. Or, à la lecture des textes, l’impression est nette : on sent que les premiers commentateurs de l’Éthique, Albert en tête, ont fermement refusé de partir sur le terrain théologique qu’impliquait trop ouvertement la vertu théologale de charité. Revendiquant une rationalité propre, interne à la discipline philosophique, Albert le Grand renonce, plus d’une fois, à verser dans une démonstration qui présupposerait les données de la foi : pour lui, la philosophie morale est une science

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Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, Livre IX, Totaliter autem, fol. 292ra : « ...secundum interiorem vel foris » ; Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 3, Qui autem cito, p. 452, l. 265-269 : « Et dicit quod illi qui cito sibi invicem exhibent opera amicitiae, manifestant quod volunt esse amici, non tamen adhuc sunt amici quousque sciant quod sint amabiles invicem… » ; Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 3, Qui cito, fol. 129rb : « Et dicit Philosophus quod illi qui cito sibi invicem exhibent opera amicitiae, manifestant quod volunt esse amici, non tamen sunt amici quousque uterque sciat alterum esse sibi amabilem et amicum ». Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. II, cap. III, § 18, p. 574. La rigueur des textes scolastiques se veut plus technique que l’emploi des mêmes termes (bienveillance, bienveillant) dans les actes de la pratique. Dans la pratique, la bienveillance est une notion bien différente dont la visibilité est effective. Les lettres de rémission, par exemple, parlent indistinctement des « bienveillants » ou « amis », cf. Cl. Gauvard, « De grace especial », p. 674 : « “Aux haineux” ou ”malveillants” qui s’acharnent contre le coupable, répondent à l’inverse le groupe de ses “bienveillants” ou “amis” ».

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qui a ses exigences propres, sa rationalité propre15. Il l’avait bien annoncé dans son commentaire de philosophie naturelle sur le De generatione et corruptione en une déclaration, d’origine bernardienne, devenue célèbre : « Nihil ad me de Dei miraculis, cum ego de naturalibus disseram16 ». Loris Sturlese parle d’une ‘déclaration d’incompétence’ du philosophe en matière théologique17. Son intentio est de s’en tenir au domaine de la raison, exclusivement : le commentaire sur l’Éthique ne cesse de le répéter de diverses manières : « Dicendum quod Deus non habet amicitiam civilem ad nos, de qua hic loquimur », « Cari15

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Cf. à ce propos les travaux de Jörn Müller, « Ethics as Practical Science in Albert the Great’s Commentaries on the Nicomachean Ethics », in Albertus Magnus. Zum Gedanken nach 800 Jahren : Neue Zugänge, Aspekte und Perspektiven, éd. W. Senner, Berlin, 2001 p. 275-285 ; Id., Natürliche Moral und Philosophische Ethik bei Albertus Magnus, Münster, 2001. Albertus Magnus, De generatione et corruptione, Lib. I, tract. 1, cap. 22, éd. P. Hossfeld, W. Kübel praeside, Münster, t. V/2, 1980, p. 129 : « Si autem quis dicat quod cessabit voluntate dei aliquando generatio, sicut aliquando non fuerit et post hoc coepit, dico, quod nihil ad me de dei miraculis, cum ego de naturalibus disseram », citant, sans le nommer, Bernardus Claraevallensis, Sermones in Cantica, 5, § 1, éd. J. Leclercq, H. Rochais, Ch. H. Talbot, Paris, 1996 (SC 414), t. I, p. 124 : « Et quid ad me de miraculis Dei, qui de naturalibus dissero ? », trad. p. 125 : « Et qu’ai-je à faire avec les miracles de Dieu, moi qui envisage les faits naturels ? ». L. Sturlese, Storia della filosofia tedesca nel medioevo. Il secolo XIII, Florence, 1996, p. 86 : « Rispetto a questo lo scienziato, nella sua indagine, non è autorizzato a prevedere deroghe e rispetto a una tale possibilità è tenuto a dichiarare la propria incompetenza » ou Die deutsche Philosophie im Mittelalter. Von Bonifatius bis zu Albert dem Grossen 748-1280, Münich, 1993, p. 344. Sur le rationalisme d’Albert le Grand, voir, outre Loris Sturlese, les discussions de F. Van Steenberghen, La philosophie au XIIIe siècle, Louvain-la-Neuve, 2e éd., 1991, p. 261 : « Albert accepte donc résolument l’idée d’une recherche exclusivement rationnelle dans ses principes, ses méthodes et son ordonnance interne ; il reconnaît la légitimité d’un savoir naturel distinct de la sagesse surnaturelle. Sa curiosité scientifique est illimitée » ; L. Bianchi, E. Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Âge, Fribourg, 1993, p. 46 : « C’est de là qu’est né le projet grandiose d’une exposition systématique et d’une paraphrase de tout le corpus aristotelicum, de divers écrits apocryphes et de quelques traités de Boèce ; ce projet fut mené par Albert qui s’y engagea infatigablement pendant plus de vingt années en cherchant à distinguer les tâches et les résultats de l’enquête rationnelle de l’adhésion aux croyances religieuses » ; F.-X. Putallaz, Insolente liberté. Controverses et condamnations au XIIIe siècle, Fribourg, 1995, p. 10-11 : « Albert n’allait-il pas œuvrer en faveur de l’autonomie de la philosophie ? N’allait-il pas prescrire de bannir le miracle de toute étude de la nature ? Responsable en effet du studium generale dominicain qu’il venait de fonder à Cologne, il se lance dès 1250 dans une incroyable entreprise intellectuelle, apparentée au programme et au projet contemporains de la Faculté des arts de Paris : rompant avec la morale patristique de son ancien Commentaire des Sentences où il invitait lui aussi à maintenir en toute chose son intellect captif dans l’obéissance au Christ, voilà qu’Albert met en œuvre une nouvelle stratégie expérimentale, probablement décidée par l’ordre dominicain ; voilà que son intérêt se déplace délibérément de la théologie à la philosophie ; voilà qu’il montre comment mettre entre parenthèses la vérité de foi révélée lorsqu’on parle de science de la nature : il initie désormais ses auditeurs, les dominicains qu’il a charge de former, à la méthode strictement rationnelle de la philosophie. […] La philosophie était ainsi du ressort exclusif de ce que la raison découvre par elle-même » et p. 13 : « Albert léguait ainsi à la postérité une méthode d’analyse philosophique autonome qui, sans la nier, laissait à la théologie sa propre compétence […] Ce qui était nouveau et expérimental chez Albert à Cologne devenait vingt ans plus tard le travail quotidien d’un maître ès arts à Paris » ; A. de Libera, Raison et foi, chapitre VI : « Philosophie et théologie chez Albert le Grand », p. 262-298.

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tatis de qua non est hic questio18 ». L’amitié du philosophe moraliste (ethicus) ne requiert pas les concepts de la grâce ou de la vertu théologale du théologien, comme l’avait déjà déclaré Albert dès le livre III : « Ethicus non considerat gratiam19 ». Ou encore : « Nec hic intendimus de amicitia nisi humana quae proprie amicitia vocatur20 ». À mots couverts, c’est donc par le biais de la bienveillance que la discussion est engagée. La ligne de partage qui décide de la naturalité du lien amical sera la notion centrale de visibilité. En termes strictement aristotéliciens, l’amitié, on l’a vu, est une bienveillance visible ; ce qui signifie que la bienveillance peut exister sans visibilité. Cette non-visibilité de la bienveillance, les commentateurs la traduisent par l’action de « se cacher ». Albert explique : Il est en effet irrationnel que des amis se cachent dans leur comportement mutuel. Il faut donc que les amis soient, selon leur affection, bienveillants l’un pour l’autre et qu’ils se veuillent des biens l’un pour l’autre, qu’ils ne se cachent pas dans leur relation, laquelle a pour cause un des biens évoqués, à savoir l’honnête, l’agréable et l’utile21.

En bonne logique et selon l’expérience, une amitié qui se tiendrait secrète n’aurait aucun sens. C’est la manifestation réciproque d’un comportement amical qui donne sens à la relation et qui signifie l’amitié. En toute rigueur, Albert pointe le paradoxe d’une relation amicale in pectore, qui contreviendrait aux lois élémentaires de la rationalité et de la sociabilité naturelle entre les hommes22. Pourtant, l’hypothèse d’une relation intersubjective cachée, si elle ne trouve pas de cohérence dans le domaine philosophique, ne peut être trop rapidement écartée. Albert maintient l’existence d’une authentique relation intersubjective cachée qu’il nomme « bienveillance »23. En travaillant le concept, il en creuse les implications : la bienveillance réside essentiellement dans l’intention droite, dans la volonté de faire le bien. Par là, elle relève intrin-

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Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 621, § 727, Ad primum, l. 44-45, l. 47-48. Ibidem, L. IV, lectio XVI, p. 300, § 353, l. 52 ; cf. J. Müller, Natürliche Moral und Philosophische Ethik, p. 52 : « Auf der einen Seite erklärt er eindeutig, daß der Ethiker keine Kompetenz zur Behandlung der theologischen Tugenden besitzt, weil die Gnade als ihre Quelle nicht in seinen Untersuchungsbereich fällt : “Ethicus non considerat gratiam” ». Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. VIII, Tract. I, cap. I, p. 516. Ibidem, cap. II, § 6, p. 520 : « Irrationabile est enim illos quos esse amicos latet qualiter se habeant ad invicem. Oportet ergo amicos secundum amationem bene velle ad invicem, et bona velle ad invicem, et non esse latentes qualiter ad invicem se habent secundum unumquodque dictorum bonorum, honestum scilicet, delectabile et utile ». Sur cette question, cf. B. Sère, « De la vérité en amitié. Une phénoménologie médiévale du sentiment dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque (XIIIe-XVe siècle) », Revue Historique, 636 (octobre 2005), p. 793-820. Ibidem, cap. III, § 18, p. 574 : « Benivolentia latens est in sola boni voluntate existens et non operibus manifestata ».

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sèquement du monde de l’intériorité. Vouloir du bien à quelqu’un peut ne pas se dire ni se montrer. La bienveillance peut alors, sans contradiction, demeurer secrète24. Cela posé, avançons d’un pas. Albert, fidèle à Aristote, définit l’amitié comme une bienveillance manifeste et donc réciproque, réciproque pour être manifeste : « Oportet amicos [...] bene velle ad invicem ». Or, ici, une citation muette du second livre de la Rhétorique, autorise précisément à rapprocher la bienveillance de la charité. Vouloir du bien à autrui, c’est cela qui s’appelle aimer25. Cette définition est précisément au cœur de la définition de la charité chez tous les scolastiques, notamment chez Thomas26. Autrement dit, chez Albert, la bienveillance est le concept nodal qui définit, d’une part, l’amitié, d’autre part, la charité : l’amitié est une bienveillance visible ; la charité est une bienveillance non-visible. En insistant sur l’intériorité de la bienveillance pour mieux faire ressortir l’extériorisation exigée par l’amitié, Albert suggère le rapprochement entre bienveillance et charité. En effet, vouloir du bien à autrui, sans le lui manifester, c’est supposer un tiers à cette relation interpersonnelle. Or, ce tiers doit avoir accès à l’intériorité de l’intention pour que la volonté soit motivée. Ce tiers « qui voit dans le secret », seul l’Évangile le nomme : « Pater tuus, qui videt in abscondito, reddet tibi » (Matth. 6, 4). Ainsi, la charité, et son double crypté, la bienveillance, trouvent leur cohérence dans l’orientation verticale où l’intention secrète vise directement son objet théologal, Dieu luimême. Charité et bienveillance présupposent donc cette transcendance théologale, extérieure à la naturalité des relations humaines ; elles présupposent la foi qui ne s’appuie sur aucune visibilité. Sans contradiction, une relation intersubjective peut donc, dans l’ombre de la charité, être pensée comme nonréciproque et non-visible. Terme à terme, elle se distingue de la relation amicale, comme la connaissance de foi issue d’un donné révélé se distingue des instruments de la seule rationalité humaine et philosophique, car, s’il est une vertu qui renverse les logiques humaines, c’est bien la charité dont l’Évangile prescrit qu’elle aime les ennemis et qu’elle demeure dans le secret, jusqu’à

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Signalons ici que la bienveillance médiévale et scolastique se distingue radicalement de la bienveillance classique, telle que les Romains pouvaient l’entendre. En effet, comme l’explique Joseph Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations, p. 149-150 : « Le mot benevolentia a une valeur nettement active [...]. Le caractère “efficace” de la benevolentia est d’ailleurs indiqué par Cicéron : “Voluntate benefica benevolentia movetur” (Off. 2, 32). [...] La benevolentia se distingue donc des notions précédentes par un caractère plus concret. Elle n’est pas seulement comme amor et caritas, comme “bienveillance” en français, un sentiment, elle est une disposition efficace, elle se manifeste par des actes ; par là le mot est mieux adapté aux nécessités de la langue de la politique ». Aristoteles Latinus, Rhetorica, II, 4, 1380 b 35, p. 228 : « Si itaque amare velle alicui que putat bona, illius gratia, sed non sui… » ; 1378 a 18, II, 1, p. 221. L’italien en garde la trace dans l’expression : « Io ti voglio bene ». Cf. infra, p. 270-278, notamment p. 277.

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s’oublier elle-même27. D’une manière cryptée, dans le discours albertinien et peut-être à son insu, la bienveillance a tendance à rejoindre la charité pour être le référent tacite à partir duquel l’amitié peut être approfondie. Une synonymie parfaite, au détour d’une phrase, semble le confirmer : « diligit amicitia benevolentiae vel caritatis28 ». Les analyses de l’amitié dans l’Éthique des deux Mendiants s’appuient sur ce repère structurant et, disons-le, pleinement théologique. Une génération après Albert, vers 1271-1272, quand il rédige la Somme Théologique, saint Thomas systématise l’équivalence entre bienveillance et charité d’une manière plus avouée. Il se trouve autorisé par le cadre théologique de la Somme à écrire : « Ergo, sicut benevolentia non est alia virtus a caritate, ita nec beneficentia29 ». Bien souvent, c’est en regardant en aval, vers les auteurs qui dépendent des analyses albertiniennes, d’une part, thomasiennes, d’autre part, que l’on perçoit mieux l’intentio des deux fondateurs : les épigones explicitent ce qu’ils croient comprendre de leur modèle. Ainsi, mieux que quiconque, l’Anonyme de Jacques de Padoue, disciple albertinien dans son commentaire sur l’Éthique, nomme ouvertement la structure duale dans laquelle il inscrit sa réflexion sur l’amitié. Alors qu’Albert n’avait jamais établi de synonymie explicite entre charité et bienveillance, l’Anonyme de Jacques de Padoue parle clairement de deux logiques opposées : la dilectio benevolentiae face à laquelle se dresse la dilectio amicitie30. Les génitifs sont explicites : Il faut dire qu’il y a deux formes d’amour : un amour de bienveillance par lequel les gens vertueux doivent être aimés ; un amour d’amitié par lequel un grand nombre de personnes ne doit pas être aimé [...]31.

Le passage ne se trouve nulle part ailleurs. C’est une finale propre à l’Anonyme de Jacques de Padoue, qui, après avoir suivi le texte d’Albert tout au long de son développement, achève par cette touche très personnelle. Le contexte de la réflexion concerne le nombre des amis et la question de la quantité ou de l’universalité de l’amitié32. Ce qui nous intéresse ici, c’est le vis-à-vis 27

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Matth. 6, 3-4 : « Te autem faciente eleemosynam, nesciat sinistra tua quid faciat dextera tua, ut sit eleemosyna tua in abscondito ; et Pater tuus, qui videt in abscondito, reddet tibi » ; Luc. 6, 27-28, 35 : « Diligite inimicos vestros, benefacite his, qui oderunt vos. Benedicite maledicentibus vobis […] Verumtamen diligite inimicos vestros ; benefacite, et mutuum date, nihil inde sperantes ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio VII, p. 621, § 727, Ad primum, l. 48-49. Thomas Aquinas, Summa Theologica, IIa IIae, q. 31, art. 4, Sed Contra, p. 248. Albert parlait pourtant déjà d’un amor benevolentiae et d’un amor amicitiae, cf. Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 698, § 830, Praetera (3)-Ad Tertium, l. 45 et l. 82-83, cf. l. 81-84 : « Ad tertium dicendum quod amor quo virtuosus diligit quemlibet virtuosum, est amor benevolentiae et ideo reducitur ad amorem amicitiae… ». Anon., Questiones super librum Ethicorum, L. IX, fol. 273va : « Dicendum est quod duplex est dilectio : quedam benivolentie et hac sunt diligendi virtuosi ; alia amicicie et hac non sunt diligendi plures [...] ». La question traitée est : « Queritur utrum felix debeat habere plures amicos virtuosos », fol. 273va.

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des deux types d’affection qui relèvent de deux logiques propres : une logique inclusive, celle de la bienveillance, et une logique exclusive, celle de l’amitié. Parce qu’il est dans le cadre institutionnel de la Faculté des arts de Paris qui interdit de parler de théologie, l’Anonyme de Jacques de Padoue ne peut pas directement évoquer la charité. Pourtant, comment la logique inclusive dont il parle ne suggérerait-elle pas le rapprochement avec la logique charitable ? L’Anonyme n’emploie pas la dichotomie entre ‘amour de concupiscence’ et ‘amour d’amitié’ mais établit le binôme ‘bienveillance-amitié’. C’est dire que la bienveillance est, chez l’Anonyme, l’interlocutrice privilégiée de l’amitié, dans l’ombre de la charité. Dans le premier tiers du XIVe siècle, Pierre de Corveheda écrit une Sententia declarata super librum Ethicorum dans la filiation albertino-thomasienne. L’exposé est concis et neutre. Aucun commentaire propre, aucune digression commentatrice excepté cette incise tout à fait inattendue, au cinquième mouvement du livre IX, qui porte précisément sur la définition de la bienveillance : Des données qui précèdent dans ce chapitre, on peut tirer la définition suivante de la bienveillance : la bienveillance est une certaine inclination acquise ou naturelle quand quelqu’un veut du bien à autrui, publiquement ou en secret, sans attendre d’aide en retour ; une fois corrompue, elle se sépare de l’amitié, une fois perdue, elle empêche de produire l’amitié des vertueux33.

Inédite, cette définition exhaustive de la bienveillance est elle aussi directement inspirée de la définition de la charité, empruntée au second livre de la Rhétorique, « quando aliquis vult bonum alteri ». Comme la charité, la bienveillance consiste à vouloir du bien à autrui, de manière publique ou cachée, sans exiger de retour. Ici, la bienveillance semble donc recevoir les attributs de la charité. Le paragraphe est convaincant. Sans s’embarrasser de précautions, Walter Burley nomme désormais explicitement le couple heuristique de sa réflexion, sans recourir à la bienveillance. Pour lui, les choses s’énoncent en termes de charité et d’amitié : De la même manière que les théologiens établissent que l’amitié surnaturelle qu’ils appellent ‘charité’ est une vertu théologale, ainsi il peut y avoir et il y a une amitié naturelle que l’on peut appeler un habitus ou une vertu naturelle, comme il ressort du livre VI du présent ouvrage. Il y a même une amitié morale qui est une vertu morale laquelle est déterminée dans ce livre-ci et dans le suivant et que l’on définit en disant que l’amitié est une vertu morale34.

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Petrus de Corveheda, Sententia, fol. 284ra, Totaliter : « Ex predictis in hoc capitulo potest recolligi talis diffinitio benivolentie : benivolentia est quedam habitualis vel naturalis inclinatio quando aliquis vult bonum alteri, publice vel latenter, sine actuali prosecutione adjutorii, qua corrupta aliquorum amicitia segregata, sine qua virtuosorum amicitia valet minime generari ». Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 1, Post hec autem de amicitia, fol. 124va : « Unde sicut theologici ponunt quamdam amicitiam supernaturalem quam charitatem vocant esse virtutem theologicam, ita potest esse et est quedam amicitia naturalis que habitus vel virtus natu-

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La distinction que dresse Walter Burley entre les deux domaines, théologique et philosophique, surnaturel et rationnel, est donc plus tranchée que celle de ses prédécesseurs. Elle n’en est pas moins révélatrice quant au sous-sol qui structure la réflexion des premiers commentateurs sur l’amitié. Ce qui est particulièrement intéressant pour nous, c’est le parallèle qu’il établit entre les deux vertus respectivement à leur champ disciplinaire : l’amitié est au domaine naturel et moral ce que la charité est au domaine surnaturel et théologal. Si les disciplines sont bien séparées et si les commentateurs savent s’y cantonner, statuts universitaires obligent, la vision d’ensemble dont dépend le discours sur l’amitié reste cependant volontiers théocentrée : l’amitié ne se pense pas encore de manière autonome, indépendamment de la charité. En conclusion, on le voit, les premiers commentateurs comprennent la réflexion sur l’amitié au sein d’une lecture plus large où la charité se dresse comme l’ombre de référence. La compréhension de l’amitié est lue à travers la thématique de la charité, laquelle prend pour nom la bienveillance. S’ils entendent bien disserter sur un terrain philosophique, sans glisser dans des considérations théologiques, ni céder à des présupposés de foi, les premiers commentateurs traduisent néanmoins, dans leur approche de l’amitié, l’habitus théologique qui, à leur insu souvent, a tendance à conditionner leur réflexion. Il s’agit maintenant de montrer comment ces premiers discours sur l’amitié peuvent proposer des solutions philosophiques différentes dans l’harmonisation des deux notions. Dans le cinquième mouvement du livre IX, dont le lemme signalétique est Benevolentia, les commentateurs de l’Éthique s’arrêtent sur l’articulation entre le concept de charité, plus ou moins crypté par celui de la bienveillance, et celui d’amitié, au cœur de leurs considérations présentes. Les deux dominicains n’ont pas le même traitement dans l’alliance des concepts : Albert pense la bienveillance au principe de l’amitié ; Thomas cherche plutôt à rapprocher les deux notions pour les harmoniser en une heureuse complémentarité. b. Albert le Grand : l’amitié comme émanation affective Les propos d’Albert dans ces passages sont difficiles. Plus exactement, ils sont embarrassés. Le maître dominicain semble hésiter dans son premier commentaire et paraît insatisfait de sa solution. Le second commentaire retrouve un peu d’équilibre. Regardons de plus près. Nous sommes au cinquième mouvement du livre IX. Le premier commentaire de 1250 comporte cinq questions et s’achève, classiquement, sur un paragraphe de commentaire linéaire. D’une question à l’autre, la réflexion tâtonne, les conclusions se cherchent. Seule ralis potest dici, ut patet ex sexto huius et etiam quedam est amicitia moralis que est virtus moralis de qua determinatur in isto libro et sequenti et posito quod amicitia sit virtus moralis ».

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affirmation qui traverse l’ensemble du mouvement, parce qu’elle est le centre du chapitre de l’Éthique elle-même : la bienveillance est le principe de l’amitié35. Albert doit rendre compte de l’assertion aristotélicienne. Il choisit d’entendre le terme de principium au sens premier de ‘commencement’. La bienveillance est le commencement de l’amitié en ce qu’elle dispose à l’amitié36. Elle suscite l’amitié37. En optant pour cette acception génétique, Albert reçoit la notion de bienveillance dans une dimension causale par rapport à l’amitié plus que dans une dimension constitutive ou essentielle : la bienveillance engendre l’amitié plus qu’elle n’en est une composante : Ensuite, il dit que l’on ne parle d’un ‘principe de l’amitié’ qu’en un sens métaphorique car il ne s’agit pas d’un principe propre et essentiel mais, avec la durée, il devient l’amitié causalement, c’est-à-dire qu’il conduit à l’amitié38.

Albert suit Aristote quand il refuse de voir dans la bienveillance l’essence même de l’amitié. En ce sens, il est clair que la bienveillance précède l’amitié. La difficulté surgit précisément lorsqu’Albert creuse la notion d’antériorité de la bienveillance par rapport à l’amitié. Antériorité chronologique sans conteste, la bienveillance se transforme en amitié avec le temps et la fréquentation intime. Or, en voulant suivre de près la pensée du Philosophe, le maître dominicain est acculé à déduire de l’antériorité chronologique une infériorité qualitative. La bienveillance serait à l’amitié ce que l’imperfection est à la perfection : un non-accomplissement. Les termes le signifient littéralement : « Benevolentia est imperfectum quid », la bienveillance est quelque chose d’imparfait par rapport à l’amitié39. Inversement formulé, l’amitié ajoute quelque chose par rapport à la bienveillance, « addit supra benevolentiam40 ». Une phrase résume l’idée : Vouloir du bien à autrui pour lui-même est un acte de bienveillance imparfaite, selon lequel la bienveillance agit en vue de susciter l’amitié. Or c’est l’acte propre de l’amitié, selon la volonté parfaite, qui tend à poser des actes41.

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1167 a 3. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. VI, p. 331 : « Videtur utique principium amicicie esse ». Traduction de J. Tricot, p. 448 : « La bienveillance semble dès lors un commencement d’amitié » ; traduction de R.-A. Gauthier, p. 258 : « Par conséquent, ce dont la bienveillance a tout l’air, c’est d’être le début de l’amitié ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VI, p. 674, § 797, Contra (2), l. 71-72 : « Benevolentia est imperfectum quid et dispositio ad amicitiam ». Ibidem, p. 675, § 798, Ad tertium, l. 58-61 : « se habet ad excitandam amicitiam… ». Ibidem, p. 677, § 802, l. 46-49 : « Et dicit quod translative dicitur principium amicitiae inquantum non est proprium et essentiale principium, sed si fiat diuturna, fit amicitia causaliter idest inducit amicitiam ». Ibidem, p. 674, § 797, Contra (2), l. 72. Ibidem, p. 675, § 798, Solutio, l. 53. Le terme précis est amor dans le cadre de la démonstration. Ibidem, p. 675, § 798, Ad tertium, l. 59-63 : « Bene velle alteri ipsius gratia est actus benevolen-

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L’amitié semblerait donc relever d’un ordre plus parfait que la bienveillance parce qu’elle agit en propre et pose des actes, là où la bienveillance se contente de souhaiter du bien sans concrétisation et comme passivement. C’est qu’Albert ne comprend que trop bien Aristote pour qui la bienveillance est bel et bien une « amitié passive » voire une « amitié paresseuse », donc imparfaite. La solution embarrasse le maître colonais, si l’on tient que la bienveillance, par son intériorité et sa non-visibilité, relèverait du même ordre que la charité. Insoutenable serait l’assertion qui, de près ou de loin, suggérerait que l’amitié puisse être plus parfaite que la charité. Déduction impossible et impensable. L’impasse à laquelle aboutit le dominicain vient précisément du hiatus entre sa lecture minutieuse du Philosophe et la perception chrétienne qu’il a de la charité. Parce que – comme le dit le Père Gauthier sur ce point, « Aristote ne pouvait dire plus nettement qu’il ne conçoit pas l’amour-don de l’agapè42 » – Albert ne peut plus suivre le Philosophe. En un tour malaisé, le Colonais rétablit l’ordre des priorités au quatrième argument de sa solution, dans la deuxième question du mouvement : Quatrième argument. Je dis donc qu’il faut comprendre la bienveillance comme étant le principe de l’amitié, non pas un élément constitutif de l’amitié, mais plutôt un élément efficient. En effet, l’inclination fréquente vers le bien d’autrui, inclination qui relève de la bienveillance, perfectionne l’amitié, car elle fait coopérer avec autrui43.

Le ton, inhabituel, se veut ferme. Albert entend rendre ses droits à la charité en affirmant solennellement, au risque de se contredire, que c’est la bienveillance qui perfectionne l’amitié. Désormais, la bienveillance est non seulement la condition de l’amitié à laquelle elle prédispose, mais, une fois la relation amicale vécue, la bienveillance pousse l’amitié à sa perfection. La bienveillance se situe ainsi avant l’acte d’amitié et après lui ; elle la précède et elle la suit. La bienveillance environne l’amitié. Elle l’entoure. De sa genèse à sa perfection. Par là, Albert respecte la définition de la bienveillance comme « amitié passive » : elle a son siège dans la volonté et s’actualise dans l’acte d’amitié. Pourtant, la solution n’emporte que faiblement la conviction. C’est dans le deuxième commentaire sur l’Éthique, à la fin des années 1260, qu’Albert le Grand retrouve un peu d’aisance pour donner à ce point délicat une réponse plus satisfaisante. En introduisant avec plus d’insistance la notion d’affection, amatio, ou plus exactement d’« émanation affective », fluxus

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tiae imperfectae et secundum quod se habet ad excitandam amicitiam, sed amicitiae est actus proprius et secundum perfectam voluntatem, quae est parata, est tendere ad opus ». R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque, t. 2, IIème partie, p. 736. Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio VI, p. 675, § 798, Ad quartum, l. 68-73 : « Ad quartum. […] Unde dico quod intelligitur benevolentia esse principium amicitiae, quod non est aliquid ipsius, sed quasi efficiens, quia frequens inclinatio ad bonum alterius, quae est benevolentiae, perficit amicitiam, secundum quod facit illi cooperari ».

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affectus, le maître rhénan dépasse la comparaison qualitative des deux notions, puisque la bienveillance et l’amitié, renvoyées à des domaines nettement circonscrits, ne se chevauchent plus : la bienveillance est intérieure et loge à la racine de la volonté ; l’amitié s’extériorise et se manifeste par des actes visibles d’affection. Comme le rappelle avec insistance l’étymologie, la bienveillance est un mouvement intérieur qui relève de la seule volonté ; elle ne suppose ni n’implique l’affection : « Benevolentia etiam amatio non est44 ». À la différence d’Aristote et grâce au paradigme de la charité, Albert peut penser la bienveillance sur le mode exclusif de la volonté et de l’intériorité, sans la déprécier par rapport à l’amitié. L’amitié s’épanouit pleinement dans le champ de la relation purement humaine : elle s’actualise dans les œuvres faites par affection, laquelle donne à l’amitié sa plénitude humaine45. L’amitié porte à son accomplissement la relation sociale entre les hommes. Ce qui est particulièrement décisif dans la distinction qu’esquisse Albert, c’est la naturalité radicale dans laquelle s’inscrit le lien amical par rapport à la charité théologale qui, seule, donne sens à une bienveillance intérieure et cachée, supposant un tiers transcendant induit par la foi. Pour penser le concept aristotélicien d’amicitia, Albert se voit contraint de l’inscrire dans l’horizon propre de la discipline philosophique, s’il ne veut pas tomber dans la contradiction. Cette rigoureuse délimitation disciplinaire le conduit à traiter l’amitié dans sa dimension pleinement humaine, précisément parce qu’il a en tête une charité pleinement théologale. Ainsi, dans le discours albertinien, la bienveillance et l’amitié, c’est-à-dire la charité et l’amitié, relèvent, incontestablement, de deux sphères disciplinaires distinctes. Leur séparation n’est pourtant pas séparatisme. Une lecture rigoureuse du texte albertinien nous fait pénétrer dans un niveau de profondeur où un lien organique maintient l’amitié en étroite connexion avec la charité. En la spécifiant par la notion caractéristique d’ « émanation affective », fluxus affectus, Albert définit l’amitié aristotélicienne à l’aide d’un concept typiquement dionysien. Central, en effet, dans l’œuvre du pseudo-Denys, le concept de flux, fluxus, est, comme l’écrit Alain de Libera, « le concept fondamental de la théologie philosophique, la théologie péripatéticienne, couronnement de la philosophie première telle que l’entend Albert », à l’articulation, dans la pensée albertinienne, de la métaphysique du flux et de l’analogie de l’être46. Entendue comme une émanation affective, l’amitié induit certes un 44

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Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. II, cap. III, § 19, p. 574 et § 20, p. 575 : « Non sequitur quod eo quod sunt benevoli, ament se invicem, quia benevolentia sine transpositione amoris et affectus est, et sine fluxu. Benivoli enim solum bona volunt eis quibus benevoli sunt, simplici appetitu et voluntate. Ideo inquantum benevoli sunt, nihil cooperabuntur ad hoc quod bona illa eis proveniant, neque turbabuntur pro ipsis si non proveniant, quod est proprium amicorum ». Ibidem : « Amatio passio est et motio affectus sine qua non est amicitia ». A. de Libera, Raison et foi, p. 286 ; Id., Albert le Grand et la philosophie, ch. IV : « La métaphysique du flux », p. 117-177.

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ensemble de manifestations extérieures d’affection, sorte d’épanchement de sentiments vers la personne amie, mais bien plus, l’amitié émanante s’enracine dans un socle épistémique plus large et relève d’un univers hiérarchique de type dionysien. Les concordances de la chronologie ne peuvent que soutenir une telle hypothèse. La conception albertinienne de l’amitié semble, en effet, inintelligible si l’on oublie qu’Albert vient juste de méditer l’ensemble des grands textes dionysiens dans quatre commentaires majeurs : De caelesti hierarchia (autour 1248), De ecclesiastica hierarchia (en 1248), De divinis nominibus (autour de 1250), Super Mysticam theologiam et Epistulas (en 1250)47. C’est donc dans une excellente connaissance du terrain dionysien qu’Albert reçoit l’amicitia de l’Éthique48. Peut-on aller jusqu’à dire, comme le ferait volontiers Alain de Libera, que c’est sur un socle épistémique de théologie mystique qu’il comprend l’amitié ?49 Le « tournant de 1250 » dont parle Loris Sturlese ne change47

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Cf. H. Anzulewicz, De forma resultante in speculo. Die theologische Relevanz des Bildbegriffs und des Spielgelbildmodells in den Frühwerken des Albertus Magnus, Teil 1, Münster, 1999, p. 15. En 1980, James A. Weisheipl proposait une autre datation : De caelesti hierarchia (avant l’été 1248), De ecclesiastica hierarchia (Cologne, 1248-49), De divinis nominibus (en 1249-50), cf. J. A. Weisheipl, « The Life and Works of St. Albert the Great », in Albert Magnus and the Sciences : Commemorative Essays 1980, Toronto, 1980, p. 29. Enfin, en 1990, Alain de Libera établissait une autre chronologie des commentaires dionysiens : De caelesti Hierarchia (avant 1248, Paris), De divinis nominibus (1249-50, Cologne), cf. Albert le Grand et la philosophie, p. 21. Le fait est que, dans toutes ces propositions, Albert a commenté le Pseudo-Denys avant d’aborder l’Éthique à Nicomaque et Alain de Libera explique une partie du ‘paradigme albertiste’ par cette chronologie, cf. Raison et foi, p. 73 : « On ne comprend rien à la théologie d’Albert le Grand si l’on oublie que cet infatigable paraphraste d’Aristote fut aussi le plus grand commentateur dionysien du XIIIe siècle. J’ajoute que l’on ne comprend rien non plus à sa philosophie, car c’est bien là, chez Denys dans les Noms divins ou la Théologie mystique que le Colonais échappe d’emblée à la prison conceptuelle où en mars 1277 l’évêque de Paris voudra enfermer à la fois les artistes et les théologiens ». Comme l’atteste Guillaume de Tocco, l’étude du De divinis nominibus de Denys précède le commentaire d’Albert sur l’Éthique (1250), objet d’un enseignement au studium de Cologne et recueilli par Thomas, cf. Guillelmus de Tocco, Vita s. Thomae, c. 12, in Fontes vitae S. Thomae Aquinatis, éd. D. Prümmer, Toulouse, 1912-1913, p. 78-79 : « … coepit Magister Albertus librum de Divinis nominibus B. Dionysii legere, et praedictus juvenis attentius lectionem audire. […] Post hanc autem praedictus Magister Albertus cum librum Ethicorum cum quaestionibus legeret, Frater Thomas Magistri lecturam studiose collegit et redegit in scriptis opus, styli disertum, subtilitate profundum, sicut a fonte tanti Doctoris haurire potuit, qui in scientia omnem hominem in sui temporis aetate praecessit » ; cf. A. de Libera, Raison et foi, p. 461, n. 4 ; cf. aussi F. Ruello, « Le commentaire inédit de saint Albert le Grand sur les Noms divins. Présentation et aperçus de théologie trinitaire », Traditio, 12 (1956), p. 231-314, notamment p. 234-235 : « Date et situation du commentaire ». Sur le « péripatétisme dionysien », cher à Alain de Libera, en vertu duquel il place la théologie mystique d’Albert au sommet de tous les savoirs et de toutes les sciences, cf. A. de Libera, Raison et foi, p. 289-298, notamment p. 295 : « C’est dans ce crypto-plotinisme que s’inscrit, à son insu, la vision albertinienne de l’univers décrit dans le Livre des causes, un univers toujours déjà placé dans la perspective concordataire Platon-Aristote qui a inspiré la quasi-totalité du péripatétisme arabe » et p. 73 : « Son projet d’ensemble, son “péripatétisme dionysien”, fruit d’une double expertise de philosophe et de théologien… ». Ailleurs, l’auteur définit le péripatétisme

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rait alors rien à ce socle élaboré dans le studium colonais : il ne contribuerait qu’à renforcer les droits de la recherche philosophique mais non à en modifier le fondement épistémique50. À partir de là, Albert développe une ecclésiologie propre autour du binôme ‘amitié-charité’. Fondamentale, en effet, la question du lien social, suscitée par l’amitié, surgit dans la réflexion ecclésiologique d’Albert : comment rendre compte de l’exclusivisme de l’amitié là où la charité prescrit d’aimer tout homme quel qu’il soit ? Étalon d’appréciation, la charité offre par son universalité un modèle inclusif qui risquerait fort de déprécier l’exclusivisme de l’amitié, enseigné par Aristote. De plus, s’ajoutent deux apports doctrinaux. D’une part, les influences stoïciennes d’un cosmopolitisme politique qui fait de tout homme un ami et un frère : « le cosmopolitisme est ainsi le déploiement de l’amitié entre tous les hommes51 ». Le fondement de cette sympathie universelle des hommes entre eux réside dans leur nature rationnelle et les idées stoïciennes qui courent au Moyen Âge affirment qu’« il existe une parenté naturelle des hommes à travers le logos qui crée des liens entre eux, même s’ils en sont inconscients52 ». La question du lien social interpelle alors la réflexion

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dionysien, « cœur du projet albertinien », comme « la première rencontre de la noétique du Péripatos et de la théologie mystique de Denys ». Cf. aussi H. F. Dondaine, Le Corpus dionysien de l’Université de Paris au XIIIe siècle, Rome, 1953, cf. p. 108-128, notamment p. 128 : « a été l’instrument majeur, le livre de chevet, ou, si l’on veut, le chantier préféré de son initiation théologique : celui auquel il reviendra dans son âge mûr avec une confiance intacte ». Cf. les réflexions de Maria Burger, « Hierarchischen Structuren. Die Rezeption der dionysischen Terminologie bei Albertus Magnus », dans Rencontres de cultures dans la philosophie médiévale, p. 397-420. L. Sturlese, Storia della filosofia tedesca, p. 76 : « Il razionalismo filosofico di Alberto e la la ‘svolta del 1250’ » ou, pour la version allemande, Die deutsche Philosophie im Mittelalter, p. 332 : « Alberts philosophischer Rationalismus und die ‘Wende von 1250’ ». A. Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié. Essai de reconstruction, Fribourg, 2001, p. 136. Voir aussi p. 6 : « La conception stoïcienne de l’amitié débouche sur l’idée de la société universelle réunissant le genre humain dans une immense fraternité fondée sur la raison ». Les doctrines stoïciennes sur l’amitié sont très présentes au Moyen Âge grâce au De amicitia cicéronien et Jean-Claude Fraisse note que, chez Cicéron, « il est aisé de voir un effort pour concilier une vision cosmique de l’amitié, conforme à l’inspiration stoïcienne mais aussi bien héritée de Pythagore ou d’Empédocle, et une expérience psychologique, sur laquelle avait plus que tout autre insisté Aristote », cf. J.-Cl. Fraisse, Philia. La notion d’amitié dans la philosophie antique, p. 391. A. Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié, p. 105. D’autre part, l’autorité de saint Augustin reste prédominante. L’évêque d’Hippone « est passé de la conception classique (par exemple, cicéronienne) de l’amitié comme relation entre des égaux (et de l’idéal élitiste que cette conception impliquait) à l’idée chrétienne d’une amitié élargie à tout homme auquel est dû l’amour fraternel », cf. J. McEvoy, « Amitié, attirance et amour chez saint Thomas d’Aquin », p. 396. L’auteur renvoie allusivement à une question de saint Augustin dans De diversis quaestionibus octoginta tribus, éd. A. Mutzenbecher, Turnhout, 1975 (CCSL 44A), qu. LXXI, p. 200-207, notamment la progression démonstrative, du § 1, p. 201 : « Nihil enim sic probat amicum quemadmodum oneris amici portatio » au § 7, p. 207 : « Ipsa est ergo lex Christi, ut invicem onera nostra portemus. Christum autem diligendo facile sustinemus infirmitatem alterius, etiam

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du théologien : comment penser le lien interpersonnel au sein de la société ? De quelle société s’agit-il : d’une société politique fondée sur la qualité du lien amical, nécessairement sélectif, ou d’une communion ecclésiale fondée sur l’universalité du lien charitable ? Quels en sont les modèles : le cosmopolitisme amical des Stoïciens ou la Communion des Saints ? L’enjeu est ecclésiologique. Albert le Grand affronte la question. Sa solution, tout à fait originale, se lit aux douzième et treizième mouvements du livre IX. Dans le cadre de son « péripatétisme dionysien », il construit une pensée du lien social et politique ancrée dans une ecclésiologie trinitaire. Tout au long de sa démonstration, il adopte le principe aristotélicien d’une amitié exclusive (petit nombre d’amis) sans pour autant l’abaisser par rapport à la charité. Albert dépasse, en réalité, la thématique de la charité pour remonter plus haut : il appréhende l’amitié en se référant, implicitement, au modèle trinitaire. Relation de qualité qui exclut la quantité, l’amitié se joue à deux ou trois53. L’intensité affective de l’amitié est inversement proportionnelle à la quantité d’amis à aimer. Qualité versus quantité, tel est l’axiome déjà vu. Dans cette logique de focalisation, le nombre limité à deux ou trois est loin d’être anodin puisqu’il renvoie directement à la société des personnes trinitaires. Le discours et les termes employés sembleraient renvoyer, tacitement, au champ sémantique de la théologie trinitaire : Il faut dire que l’amitié vraie unissant l’affection de deux personnes de telle sorte que l’ami est un autre soi-même, comme on l’a dit plus haut, il convient que l’affection surabondante se concentre sur l’ami authentique. Or une affection qui se rapporte à plusieurs personnes est toujours affaiblie et attiédie, comme on le voit dans l’amour paternel, où toute l’affection du père, qui vient du mouvement de l’amour, se concentre sur son fils unique. Or, quand on dispense à plusieurs, on le diminue et c’est pourquoi une telle amitié ne peut concerner plusieurs personnes54.

Le propos est hautement révélateur, qui évoque l’exemple du père pour son fils, son fils unique. La qualité de l’amour du père pour son fils est si intense qu’il ne peut se concentrer que dans une relation restreinte, totus affec-

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quem non dum propter sua bona diligimus. Cogitamus enim quia ille quem diligimus dominus propter eum mortuus est ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 699, § 830, Ad sextum, l. 18-28 : « Dicit quod non possunt esse multi amici, sumit Commentator, quod est duorum vel trium ; ratio autem huius est, quia ad unum habetur perfecta amicitia, eo quod impetus amoris intensissime in unum fertur, et sic est amicitia inter duos. Sed quando fertur in duos, licet remittatur amor in affectu […], adhuc manet vera amicitia ». Ibidem, p. 698, § 830, Solutio, l. 65-74 : « Dicendum quod cum vera amicitia uniat hoc modo affectus duorum quod amicus sit alter ipse, ut supra dixit, oportet quod affectus secundum superhabundantiam feratur in verum amicum. Semper autem affectus, secundum quod in plures fertur, debilitatur et tepidior fit, sicut patet in amore paterno, quia totus affectus patris secundum impetum amoris fertur in filium unigenitum, quando autem in multos fertur, attenuatur, et ideo non potest esse talis amicitia ad multos ».

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tus patris fertur in filium unigenitum. Transposons avec des majuscules : le Père aime son Fils Unique dans une spiration d’amour parfaite, de laquelle procède l’Esprit. Qu’il s’agisse du filius unigenitus ou de l’impetus amoris, le vocabulaire est saturé du modèle trinitaire. L’amitié albertinienne est envisagée à partir de la relation inter-personnelle par excellence, la relation trinitaire. Confirmation décisive de cette compréhension trinitaire, le thème du bien diffusif de soi, bonum diffusivum sui : Il faut dire que l’homme heureux a besoin d’amis dans sa vie contemplative, non pas pour l’acte même de la contemplation mais pour la démonstration de son bonheur et de sa science, parce que ‘le signe de celui qui possède la science est de pouvoir enseigner’, comme il est dit au début de la Métaphysique55.

L’amitié est nécessaire à la démonstration du bonheur – comme de la science d’ailleurs. Comment comprendre ? L’homme contemplatif a besoin d’amis pour pouvoir épancher la surabondance de bonheur qui ne demande qu’à se déverser sur d’autres. Le trop-plein requiert l’amitié pour pouvoir se communiquer. Ici, «démonstration» équivaut à l’idée de déversement, de diffusion, d’émanation. Par essence, le bonheur se diffuse. Si l’argumentation prend l’exemple aristotélicien de l’enseignement comme diffusion de la science, ne nous y trompons pas : le vrai modèle est celui de l’amour trinitaire défini, à la suite du Pseudo-Denys, comme Bien diffusif de soi, Bonum diffusivum sui. Au sein de la Trinité, le Bien est diffusif de soi. Pour le Père, aimer c’est se communiquer totalement à son Fils, dans un mouvement de don absolu auquel le Fils répond en se donnant lui-même tout entier. Ce lien plénier et diffusif constitue la troisième Personne de la Trinité, l’amour substantiel qui unit le Père au Fils, l’Esprit Saint. De cette circumincession éternelle des trois Personnes de la Trinité jaillit la Création, comme conséquence de l’amour, Bien diffusif de soi56. Plus révélateur encore du socle dionysien dont il dépend, le second commentaire d’Albert explicite l’image trinitaire par l’omniprésence du vocabulaire de diffusion : diffundo, mot d’ordre de l’Aréopagite. Le thème en effet est au cœur du corpus dionysien et le bonum diffusivum sui était le concept central dans les Noms Divins, servant à définir le Bien et l’Amour dans la relation trinitaire. Le réemploi d’Albert est patent et le paradigme trinitaire évident :

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Ibidem, p. 690, § 819, Ad secundum, l. 70-75 : « Dicendum quod felix contemplative indiget amicis, non quantum ad operationem contemplationis, sed quantum ad demonstrationem suae felicitatis et scientiae, quia ‘signum scientis est posse docere’, ut dicitur in principio Metaphysicae ». Cf. Dictionnaire critique de théologie, éd. J.-Y. Lacoste, Paris, 1998, article « Trinité », p. 1179-1197. Pour autant, Ruedi Imbach note avec justesse que l’adage Bonum diffusivum sui est d’abord un principe philosophique avant d’être théologique. Les théologiens s’en sont servis pour expliquer la Trinité mais il ne perd pas pour autant sa pertinence philosophique.

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En effet, aucun sage ne choisit, de toutes façons, d’avoir tous les biens en restant lui-même solitaire. Il serait, en effet, privé de la perfection relative aux biens qui consiste dans le travail et l’action ; il n’aurait ainsi personne en qui les diffuser, puisque la nature du meilleur, comme dit Denys, est de répandre selon une communication de la meilleure façon. En effet, le bien est toujours diffusif de soi et le meilleur diffuse les meilleures choses et l’excellent les excellentes, de même que la lumière du soleil est diffusive de sa propre lumière. L’homme est effectivement par nature un animal politique et, en tant qu’homme, il est apte à bien vivre avec d’autres et à échanger ses biens57.

Dans ces passages, on le voit, la relation humaine et interpersonnelle est pensée sur le modèle trinitaire de l’amour, comme bien diffusif de soi. Parce que Dieu – Père, Fils et Saint-Esprit – est Amour, ou Bien diffusif de soi, la relation est par essence ‘sortie de soi’. Transposée, la relation en tant que relation est rapport extatique à l’ami58. L’homme est par nature amené à se communiquer dans une relation intersubjective et, par nature, appelé à la sociabilité (bene convivere) et à la relation (communicare). Si Albert invoque le trop classique 57

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Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. III, cap. II, § 36, p. 588 : « Nullus enim sapiens eliget utique omnia bona habere secundum seipsum solitarium. Perfectione enim bonorum destitueretur, quod est in opere et in agere habere bona. Non enim haberet aliquem in quem diffunderet : cum hoc de ratione optimi sit, ut dicit Dionysius, optime adducere secundum communicationem. Bonum enim semper est diffusivum sui, et melius meliora diffundet, et optimum optima. Sicut lux solis diffusiva est sui luminis. Est enim homo politicum animal natura, et secundum hominem bene convivere est aptus natus et communicare bona ». Si dans l’esprit des médiévaux, la maxime Bonum diffusivum sui est dionysienne – tous écrivent ut dicit Dionysius –, les études de Klaus Kremer ont montré qu’on n’en trouve, en réalité, aucune trace dans les écrits du Pseudo-Denys. Les premières formulations grecques sont remarquées chez Grégoire de Nazianze (329/30-390), très influencé par le plotinisme, mais la source de la formulation latine n’est pas encore repérée, cf. Kl. Kremer, « Dionysius-Pseudo-Areopagita oder Gregor von Nazianz ? Zur Herkunft der Formel Bonum est diffusivum sui », Theologie und Philosophie, 63/4 (1988), p. 579-585, notamment p. 579 : « Nun brigt dieser zwar häufig das Motiv, daß es zur Natur des Guten gehöre, sich mitzuteilen, aber das grieschische Äquivalent zur lateinischen Formulierung fehlt » ; Id., « Ein Beitrag zum Verhältnis von Neuplatonismus und Christentum », in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt. Geschichte und Kultur Roms im Spiegel der neueren Forschung, éd. Wolfgang Haase und Hildegard Temporini, Teil II, Bd. 36/2, Berlin-New York 1987, p. 994-1032 ; Id., « Das ‘Warum’ der Schöpfung : ‘quia bonus’ vel et ‘quia voluit’ ? Ein Beitrag zum Verhältnis von Neuplatonismus und Christentum an Hand des Prinzips ‘bonum est diffusivum sui’ », in Parusia, Festgabe für J. Hirschberger, éd. K. Flasch, Frankfurt a.-Main, 1965, p. 241-264, notamment p. 247 : « Denn daß dieses Axiom, wofür alle auf den Pseudo-Areopagiten sich berufen. Der Wortlaut läßt sich bei ihm jedoch nicht belegen. Er geht auf einen früheren christlichen Autoren zurück, der ebenfalls von Plotin beeinflußt ist ». L’auteur discute, entre autre, l’article plus ancien de J. Péghaire, « L’axiome ‘bonum est diffusivum sui’ dans le néoplatonisme et le thomisme », Revue de l’université d’Ottawa, 1 (1932), p. 530. Pour la notion de bien diffusif chez Thomas, cf. B. Blankenhorn, « The Good as Self-Diffusive in Thomas Aquinas », Angelicum, 79 (2002), p. 803-837. G. Emery, « La relation dans la théologie de saint Albert le Grand », in Albertus Magnus, Zum Gedanken nach 800 Jahren : Neue Zugänge, Aspekte und Perspektiven, éd. W. Senner, Berlin, 2001, p. 457 : « …la relation en tant que relation, c’est-à-dire le pur rapport extatique à autrui (ad aliquid, ad alterum respectus)… ».

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argument de l’homme animal politicum, le fond de l’argumentation est plus trinitaire que politique, plus dionysien qu’aristotélicien, donc plus théologique que philosophique, même si les deux sources autoritatives ne s’opposent pas. Au terme de ces analyses, il semble donc que l’amitié albertinienne soit comprise à la lumière des outils théologiques que maîtrise parfaitement le maître colonais. C’est le modèle de l’amour comme Bien diffusif de soi qui aide Albert à penser l’amitié et qui l’autorise à lier la qualité du lien amical et les exigences évangéliques de la charité. Albert résout ainsi l’antinomie apparente des deux logiques contradictoires de l’amitié et de la charité – logique exclusive et logique inclusive – en demeurant fondamentalement dans une épistémè dionysienne c’est-à-dire théologienne : le dépassement qu’il opère en direction du modèle trinitaire est au plus haut point révélateur de son cadre intellectuel et épistémologique. Ainsi Albert peut penser le lien social à partir d’un lien amical théologalement compris. Grâce à une démarche qui se veut parfaitement rationnelle, l’innovation qu’introduit Albert dans la réflexion sur le lien social vient de ce qu’il ne fonde pas le lien interpersonnel sur une union spirituelle, telle que pouvaient le proposer les communautés confraternelles ou les ecclésiologies ancrées sur le dogme de communion des Saints, mais bien sur la nature foncière de l’homme comme animal politique, appelé à la relation59. Concluons. Parfaitement distincte de la charité et strictement définie en termes philosophiques, l’amitié aristotélicienne reçoit, dans le discours d’Albert, une autonomie conceptuelle indéniable. L’amitié relève d’une logique humaine qui ne souffre pas la contradiction et offre une riche densité dans les échanges relationnels entre personnes ; elle s’exprime en manifestations exté59

Sur le thème de la communion des saints et sa genèse patristique, cf. Ch. Pietri, « L’Église, les saints, et leur communion. Patristique et spiritualité contemporaine », dans La communion des saints, Les Quatre Fleuves, 25/26 (1989), p. 63-116, repris dans Id., Christiana Republica. Éléments d’une enquête sur le christianisme antique, Rome, 1997, vol. 2, p. 1333-1390 ; N. Bériou, « L’intercession dans les sermons de la Toussaint » dans L’intercession du Moyen Âge à l’époque moderne. Autour d’une pratique sociale, éd. J.-M. Moeglin, Paris-Genève, 2004, p. 127-156, notamment, p. 138, où l’auteur évoque « L’image de l’Église comme corps mystique du Christ, constitué de parties distinctes et solidaires entre lesquelles des liens étroits sont tissés, en attendant l’accomplissement des temps qui verra la fusion de toutes ces parties dans l’unique assemblée des saints » et p. 139 : « L’article sur la communion des saints est le support immédiat de la profession de foi dans l’existence d’une Église construite dans la charité et l’échange mutuel des services et des grâces ». Sur la force des ecclésiologies liées aux « unions de prière », confréries et autres communautés spirituelles, cf. C. Vincent, « Du roi au laboureur. La solidarité dans les confréries : l’Assomption de Gisors », Études normandes, 35/4 (1986), p. 5-18, notamment p. 11-12 : « La société confraternelle se présente comme une mise en œuvre du dogme de la communion des Saints. En ce sens, elle est construite de la même manière que la communauté ecclésiale dont elle constitue un élément particulier. C’est pourquoi comme l’Église au sens large du terme, elle peut réunir des hommes et des femmes apparemment séparés par les distances, les générations ou les degrés de l’échelle sociale, sans nier la réalité des solidarités humaines qu’elle instaure... ». Pour une approche résolument théologique, voir l’ouvrage classique d’Henri de Lubac, Corpus mysticum, 2e éd., Paris, 1949.

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rieures et sensibles et s’actualise en gestes concrets et visibles qui visent à signifier l’affection. Néanmoins, pour éviter les contradictions d’un raisonnement difficile, Albert recourt à des concepts qui trahissent une argumentation plus dionysienne qu’aristotélicienne. Autonome dans le projet philosophique albertinien, l’amitié telle que l’entend Albert, et, osons-le dire, malgré lui, n’en est pas moins intégrée dans un univers de hiérarchies où la charité reste l’incontournable référent. L’heure n’est pas venue où l’amitié devait s’émanciper de sa gangue théologique. c. Thomas d’Aquin : pour un dialogue harmonieux entre amitié et charité L’articulation entre amitié et charité que propose Thomas d’Aquin est toute autre que celle d’Albert le Grand. Avant toute analyse, rappelons deux points essentiels. Un premier point de précision terminologique. Lorsque nous parlons de « filiation albertino-thomasienne », nous voulons nommer la tradition interprétative de l’Éthique, née au XIIIe siècle, dont nous avons déjà beaucoup parlé. Nous n’entendons donc pas faire référence à la figure néo-scolastique – thomiste et gilsonienne – de l’« albertino-thomisme » qui associe étroitement le maître colonais et son illustre disciple, éclairant souvent le premier par le second60. Le deuxième point concerne le contexte rédactionnel du commentaire sur l’Éthique. Situé dans les années 1270-1271, à l’époque de son second enseignement parisien, le commentaire sur l’Éthique de Thomas ne fait pas l’objet d’un cours professé à la Faculté des arts de Paris ni dans le studium mendiant du couvent Saint-Jacques. Comme plusieurs autres écrits sur le Stagirite, la Sententia libri Ethicorum est contemporaine de la rédaction de la Secunda Secundae qu’elle préparerait61. Le Père Gauthier explique : « Ce lien organique, que tout manifeste, entre le commentaire sur l’Éthique et la Somme de théologie [IIa IIae], nous éclaire définitivement sur la nature de la Sententia libri Ethicorum : elle n’est pas l’œuvre d’un historien curieux de connaître la pensée d’un homme, elle n’est pas l’œuvre d’un critique soucieux de scruter des mots, elle est l’œuvre d’un théologien désireux de forger l’instrument rationnel qui manifestera l’intelligibilité de la foi62 ». Dans le dernier demi60

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Sur la fiction historiographique de l’albertino-thomisme, cf. A. de Libera, Raison et foi, p. 31 et 35 : « Albert le Grand sera méthodiquement dissocié de Thomas […]. Ainsi émancipé, l’Allemand nous aidera à traverser les –ismes […] », pour mieux « abandonner la fiction néoscolastique de l’ ’albertino-thomisme’ ». J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Paris-Fribourg, 1993, p. 501 et p. 333 : « On comprendra sans doute mieux ce que Thomas a voulu faire si l’on se souvient que ces commentaires n’étaient pas des cours qu’il aurait donnés à ses étudiants. C’était plutôt l’équivalent d’une lecture personnelle faite plume à la main pour s’astreindre à bien pénétrer le texte d’Aristote afin de se préparer à la rédaction de la partie morale de la Somme de théologie » ; R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque, t. 1, Ière partie, p. 130-131. R.-A. Gauthier, « Saint Thomas et l’Éthique à Nicomaque », Appendix, Léonine, 1971, t. 48, p. XXIV.

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siècle, tous les commentateurs modernes de Thomas d’Aquin se sont accordés sur ce point : « Saint Thomas n’a été, et n’a voulu être, qu’un théologien63 ». Si cette assertion est à juste titre fondée, il reste pourtant discutable, aujourd’hui, de soutenir que « saint Thomas n’a donc écrit ni une philosophie morale, ni une interprétation d’Aristote pour Aristote64 ». Cette visée téléologique ou instrumentale d’une philosophie, encore ‘servante de la théologie’, reste très marquée par une historiographie, sinon théologienne, du moins gilsonienne65. Le débat, loin d’être clos, n’invite-t-il pas à revisiter l’intérêt thomasien de la philosophie pour elle-même ? Des douze commentaires aristotéliciens qu’a rédigés Thomas d’Aquin, Ruedi Imbach écrit : « Ils sont l’expression éloquente d’un réel intérêt philosophique de Thomas, qui était profondément convaincu qu’une solide philosophie est une base indispensable pour une théologie de bonne qualité66 ». Il nous est donc apparu nécessaire de prendre en compte les différents niveaux de profondeur à l’œuvre dans la synthèse thomasienne : entre le discours doctrinal qui emploie les instruments rationnels, « solide philosophie » de l’amitié, et le socle sous-jacent de l’ordre théologique centré sur la charité, l’amitié et la charité sont affectées d’un coefficient différent et leur densité ne peut être simplement nivelée. Il ne s’agit pas d’une simple articulation entre deux domaines disciplinaires, la charité de la théologie qui dialoguerait avec l’amitié de la philosophie. Il convient plutôt, pour comprendre la Sententia sur l’Éthique de Thomas, de saisir comment le discours sur l’amitié est 63

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R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque, t. 1, Ière partie, p. 275, et plus loin : « Si, au moment même où il exposait dans la Secunda pars de la Somme de théologie sa théologie morale, il a commenté l’Éthique à Nicomaque, c’était uniquement parce qu’il voyait dans la philosophie morale d’Aristote l’instrument rationnel qui lui permettrait de rendre compte de ce que la foi nous enseigne sur le sens de la vie humaine ». Ibidem, p. 275. Cf. É. Gilson, Le Philosophe et la Théologie, Paris, 1960, p. 229 : « Saint Thomas n’est qu’un commentateur dans ses écrits sur Aristote, c’est dans les deux Sommes et autres écrits du même genre qu’il est proprement auteur et c’est donc là qu’il faut chercher sa pensée personnelle. […] C’est dire que les notions philosophiques les plus originales et les plus profondes de saint Thomas ne se révèlent qu’à celui qui le lit en théologien ». Cf. également sur les récentes mises au point de J.-L. Solère et Z. Kaluza, La Servante et la Consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la théologie au Moyen Âge, Paris, 2002. R. Imbach, « Thomas d’Aquin 1224/1225-1274 », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 1389. Ruedi Imbach tient donc ensemble l’intérêt philosophique des commentaires d’Aristote et le contexte de la préparation de la Secunda secundae : « L’hypothèse selon laquelle Thomas a composé certains des commentaires pour préparer la Somme théologique est donc plus que probable ». À l’opposé de la position téléologique, un ouvrage récent radicalise la portée strictement philosophique de la Sententia de Thomas, cf. J. C. Doig, Aquinas’s Philosophical Commentary on the Ethics. A Historical Perspective, Dordrecht, 2001, p. 273-274 : « As is true of Aquinas’s other Aristotelian commentaries, the Sententia libri Ethicorum neither resulted from lectures, nor was composed in preparation for work on some theological document. Quite obviously, Aquinas intended these commentaries to be read by those Parisian Masters and students in need of philosophical formation. […] If we want to know what Aquinas proposed as moral philosophy, we should look not only initially but principally to his Ethics Commentary ».

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intégré dans un édifice heuristique où la charité oriente toute chose. C’est ce qu’il faut démontrer. Pour comprendre le traitement de l’amicitia dans le commentaire sur l’Éthique de Thomas (1270-1271), il s’avère, en premier lieu, nécessaire de remonter au terrain intellectuel qui l’a préparé. C’est, en effet, dans son commentaire des Sentences que Thomas esquisse une première acception de l’amicitia. Nous sommes en 1252-54, lors du premier séjour parisien de l’Aquinate. Le Super scriptum Sententiis est sa première grande œuvre, fruit de l’enseignement qu’il donne en tant que bachelier sententiaire jusqu’en 125667. À cette période, Thomas vient juste de sortir du studium de Cologne, où il a reçu l’enseignement de son maître Albert sur l’Éthique, dont il a établi la reportatio. Dans les Distinctiones 27 à 32 du livre III des Sentences, le cadre des considérations sur l’amicitia est strictement théologique : il s’agit pour Thomas avant tout de définir la charité, Quid sit caritas68. Pour cette entreprise, il recourt à la notion d’amitié. Déjà, la célèbre définition de la Somme théologique est présente dans le commentaire sur les Sentences : « Caritas est quaedam amicitia hominis ad Deum69 ». Que recouvre donc, à cette date, le terme thomasien d’amicitia ? Conditionnée par l’objet central de recherche – la charité –, l’amitié se voit essentiellement pensée comme un lien vertical, de l’homme à Dieu70. Si elle s’applique aux hommes entre eux, c’est seulement comme conséquence de ce lien théologal premier ; l’amitié de l’homme pour l’homme résulte de l’amitié de l’homme pour Dieu : Il faut dire que l’ami non seulement aime son ami envers qui il éprouve de l’amitié mais il aime aussi tout ce qui concerne cet ami, comme ses fils, ses frères, etc, même s’il n’en est pas aimé. De la même façon, la charité fait aimer Dieu principalement, lui qui aime ceux qui l’aiment et qui l’emporte en amour. Or, les hommes en tant qu’ils appartiennent à Dieu71. 67

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J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Paris-Fribourg, 1993, p. 485. Pour les quatres livres des Sentences, voir les éditions de M.-F. Moos (livres I et II) et de P. Mandonnet (livres III et IV jusqu’à la Dist. 22) : Thomas Aquinas, Scriptum super libros Sententiis, éd. P. Mandonnet, 2 vol., Paris, 1929 [livres I et II] ; éd. M. F. Moos, 2 vol., Paris, 1933 et 1947. Ici, tome III*, p. 848, dist. 27, art. 1 : « Primo quid sit caritas ». Thomas Aquinas, Scriptum super libros Sententiis, Livre III, dist. 27, qu. 2, art. 1, § 108, p. 875, Responsio : « Unde in genere huiusmodi ponenda est caritas, quae est quaedam amicitia hominis ad Deum, per quam homo Deum diligit et Deus hominem... », commentaire de la phrase du Lombard, p. 849 : « Caritas est dilectio qua diligitur Deus propter se et proximus propter Deum vel in Deo ». Ibidem : « per quam homo Deum diligit et Deus hominem » ; « ...et sic efficitur quaedam associatio hominis ad Deum ». Ibidem, Livre III, dist. 27, qu. 2, art. 1, § 114, p. 875, Ad octavum : « Dicendum quod amicus non tantum diligit amicum ad quem amicitiam habet, sed omnia quae ad ipsum pertinent, quamvis ab illis non ametur, sicut filios ejus, fratres et huiusmodi. Similiter et caritas diligere facit principaliter Deum qui amantes se amat et in amando praevenit ; homines autem inquantum illius sunt ».

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Le lien social des hommes entre eux est second par rapport à la relation fondatrice qui s’oriente théologalement, de l’homme vers Dieu72. L’amitié semble donc prise dans le mouvement général de la charité qui dépasse les considérations naturelles et humaines sur le lien social. Si l’Aquinate connaît bien les définitions et les axiomes aristotéliciens contenus dans l’Éthique, le cadre de sa recherche ne l’invite pas à examiner isolément l’amitié. Ce qu’il travaille surtout, c’est la notion d’amicitia caritatis, rapprochant par là l’amitié de la charité. Le rapprochement n’est pourtant pas flottement. Pour répondre à la question Quid sit caritas, Thomas avance, en septième argument préliminaire, le problème de savoir si la charité et l’amitié sont une seule et même chose73. Suivent cinq arguments du Sed contra qui déclinent les cinq différences majeures entre amitié et charité74 ; puis six réfutations des arguments préliminaires qui précisent les liens entre amitié et charité75 : bien que conceptuellement distinctes 72

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Ibidem, § 117, p. 876 : « Non est amicitia caritatis principaliter ad homines sed est Christi glutino copulata et quod delectatio principaliter de amicis non est quarenda ». Ibidem, § 100, p. 873, Praeterea 7 : « Videtur quod sit idem quod amicitia quia, ut dicit Philosophus in IX Ethicorum, amicitia superabundantiae amoris similatur. Sed caritas habet superabundantissimum amorem ; unde et caritas dicitur, eo quod sub inaestimabili pretio quasi carissimam rem ponat amatum. Ergo caritas est idem quod amicitia ». Ibidem, § 100-105, p. 873 : « Sed contra. Amicitia, ut dicit Philosophus, est redamantium. Sed caritas est etiam ad inimicos. Ergo non est idem quod amicitia. Praeterea. Amicitia est eorum qui convivunt ad invicem et communicant in eisdem operibus. Sed caritas est ad Deum et ad angelos quorum conversatio non est cum hominibus. Ergo caritas non est amicitia. Praeterea. Amicitia est non latens. Sed caritas maxime latet. Ergo non est amicitia. Praeterea. Amicitia quaerit maxime colloqui et videre amicum, ut dicit Philosophus. Sed hoc non quaerit caritas, ut dicit Hieronymus (Epist. 53 ad Paulin.) in prologo Bibliae. Ergo non est idem quod amicitia. Praeterea. Amicitia non est nisi ad paucos et virtuosos. Sed caritas est ad omnes, etiam malos. Ergo caritas non est idem quod amicitia »74. Ibidem, § 113-118, p. 875-876 : « Ad septimum dicendum quod caritas est amicitia, sed aliquid addit supra ipsam, scilicet determinationem amici, quia est amicitia ad Deum omnibus pretiosior et carior. Ad octavum dicendum quod amicus non tantum diligit amicum ad quem amicitiam habet, sed omnia quae ad ipsum pertinent, quamvis ab illis non ametur, sicut filios ejus, fratres et hujusmodi. Similiter et caritas diligere facit principaliter Deum qui amantes se amat et in amando praevenit ; homines autem inquantum illius sunt. Unde quod dicitur quod amicitia est redamantium, intelligitur quantum ad eos inter quos principaliter est amicitia. Ad nonum dicendum quod inquantum homines per caritatem deiformes efficiuntur, sic supra homines sunt et eorum conversatio in caelis est. Et sic Deo et angelis ejus conviviunt, inquantum ad similia se extendunt, secundum quod Dominus docet (Matth. 5, 48) : Estote perfecti, sicut et Pater vester perfectus est. Ad decimum dicendum quod amicitia dicitur esse non latens, non quod per certitudinem amici amor cognoscatur, sed quia per signa probabilia amor mutuus habentium colligitur. Et talis manifestatio potest esse de caritate inquantum per aliqua signa potest aliquis probabiliter aestimare se habere caritatem. Ad undecimum dicendum quod amicitia vera desiderat videre amicum et colloquiis mutuis gaudere facit, ad quem principaliter est amicitia ; non autem ita quod delectatio quae est ex amici visione et perfruitione, finis amicitiae ponatur, sicut est in amicitia delectabilis. Et hoc intendit removere Hieronymus, scilicet quod non est amicitia caritatis principaliter ad homines, sed est Christi glutino copulata et quod delectatio principaliter de amicis non est quaerenda. Ad duodecimum dicendum quod objectio illa procedit quantum ad illum ad quem attenditur principaliter amicitia, et non de illis qui diliguntur inquantum ad amicum principaliter pertinent quia sic multorum est ».

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dans les arguments préliminaires, l’amitié et la charité sont ensuite rapprochées, voire fondues, dans les réfutations. Plus exactement, Thomas récupère les caractères de l’amitié, tels qu’Aristote les énonce, pour les appliquer, terme à terme, à la relation à Dieu, c’est-à-dire à la charité, dite amitié de charité : cette amitié pour Dieu est précieuse ; elle s’étend à tous les hommes, en tant qu’ils sont aimés de Dieu ; elle crée une intimité entre Dieu, ses anges et les « hommes de Dieu » ; elle s’atteste par quelques signes ; elle engendre du plaisir, par la jouissance de la présence aimée ; elle a Dieu pour Ami premier. Ainsi, Thomas instrumentalise l’amicitia aristotélicienne au service d’une description rigoureuse de la charité. Au terme de cette démarche, pourtant, il semblerait que l’amitié ait quelque peu perdu ses contours pour venir se confondre avec une amicitia caritatis. Par endroits pourtant, l’amitié peut conserver une certaine stature : son autonomie dans l’ordre naturel est, en quelque sorte, préservée intacte quand il en énonce les caractères constitutifs76. L’amitié y est isolément entendue comme une société d’amis issue d’un choix moral. Elle est au sommet de l’ordre des affections de l’amour dont elle couronne et inclut les différents affects de son sceau moral. Dans cet ordre moral et naturel, l’amitié est une perfection : amicitia est perfectissimum. Mais, cet ordre-là n’est pas lui-même une finalité dans la conception ordonnée de saint Thomas : il est subordonné à l’ordre de la grâce, dans lequel la charité règne. Là, en effet, la charité oriente tout. Finalité ultime de toutes choses, elle se présente comme la mère des vertus, « mater aliarum virtutum77 », leur moteur, « generalis motor omnium virtutum78 », leur sommet, « finis omniarum virtutum79 », leur forme, « forma aliarum virtutum omnium80 », leur reine, « omnes imperat81 ». Aussi la charité informe-t-elle l’amitié. Elle la surplombe et l’englobe : « Caritas amicitiam [...] includit82 ». Mieux, elle l’élève et la parfait, comme l’ordre de la grâce parfait l’ordre de la nature83. La charité oriente l’amitié naturelle vers une union de 76

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Ibidem, § 108, p. 874-75. Amicitia vero addit duo : quorum unum est societas quaedam amantis et amati in amore, ut scilicet mutuo se diligant et mutuo se diligere sciant ; aliud est ut ex electione operentur, non tantum ex passione. Unde Philosophus dicit quod amicitia similatur habitui, amatio autem passioni. Sic ergo patet quod amicitia est perfectissimum inter ea quae ad amorem pertinent, omnia praedicta includens. Unde in genere huiusmodi ponenda est caritas, quae est quaedam amicitia hominis ad Deum per quam homo Deum diligit et Deus hominem ; et sic efficitur quaedam associatio hominis ad Deum, ut dicitur I Ioh. 1, 7 : « Si in luce ambulamus, sicut et ipse in luce est, societatem habemus ad invicem »76. Ibidem, qu. 2, art. 4, questioncula 3, § 173, p. 888. Ibidem. Ibidem, art. 4, questioncula 3, § 174, p. 889. Ibidem. Ibidem, art. 4, questioncula 3, § 172, p. 888. Ibidem, qu. 2, art. 2, § 129, p. 879 : « Ad quartum dicendum quod caritas, ut ex praedictis patet, amicitiam et amorem et desiderium includit ». Ibidem, dist. 29, qu. 1, art. 3, § 39, p. 929 : « Caritas ad hoc naturam elevat ut etiam per amicitiam aliquis plus Deum diligat quam seipsum ».

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grâce84. Dans les propos de Thomas, l’amitié est finalement appelée à s’élever en amitié de charité, c’est-à-dire à franchir l’ordre de la grâce. Elle devient alors « amitié infuse », informée par les dons spirituels85. Dans le commentaire des Sentences, l’amitié est donc, d’une part, identifiée à la charité en une « amitié de charité » qui en brouille l’origine naturelle et les contours propres ; d’autre part, elle est appelée à trouver sa perfection en devenant, dans l’ordre de la grâce, charité. La charité parfait l’amitié, qu’elle englobe et surplombe tout à la fois, dans la vision ordonnée de Thomas où l’ordre surnaturel vient accomplir, en quelque sorte, l’ordre naturel. Revenons en 1270-1271. Thomas réfléchit sur l’Éthique. Il considère alors l’amitié pour elle-même. Le changement de perspective est net : l’amitié y est vraiment traitée comme un lien social, dans l’ordre naturel, qui unit les hommes entre eux. Tout atteste chez Thomas un authentique effort d’approche rationnelle et philosophique du concept, on l’a vu. Entre le commentaire des Sentences et le commentaire sur l’Éthique, l’amicitia change de visage. Elle est travaillée dans toutes ses dimensions humaines, elle est déployée dans ses virtualités philosophiques, elle acquiert une indéniable légitimité morale et rationnelle dans l’ordre naturel. Elle ne dépend pas de la charité – ni de son objet premier – pour être vécue authentiquement comme lien social de première qualité au sein de la communauté humaine. Peut-on, pour autant, penser que Thomas, si philosophe qu’il se montre dans la Sententia libri Ethicorum, puisse se défaire de l’horizon théologal qui, chez lui, continue à orienter sa vision ordonnée du savoir et de la réalité ? Si l’amitié n’est pas téléologiquement travaillée en vue de définir la charité, rien n’interdit pourtant Thomas d’harmoniser les deux notions en un dialogue heureux, source de complémentarité et de fécondation mutuelle. Plusieurs indices le suggèrent. Premièrement, l’utilisation de la benevolentia comme concept nodal entre amitié et charité vient articuler harmonieusement les deux notions. Ici encore, la bienveillance est une notion-clé dans le raisonnement. Elle consiste, pour Thomas, en un mouvement affectif intérieur, qui s’oriente vers la personne de l’ami : « Benevolentia quae consistit in interiori affectu respectu personae86 ». Définition décisive puisqu’elle situe la bienveillance à la jonction du champ de l’amitié, évoqué par le sentiment, et du champ de la charité, signifiée par l’intériorité. Jusque là, la bienveillance était intérieure mais non pas affective. Ce qui est inédit dans la définition thomasienne, c’est que, dé84

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Ibidem : « Caritas supra naturalem dilectionem ipsius addit quamdam associationem in vita gratiae ». Ibidem, dist. 27, qu. 2, art. 2, § 126, p. 878 : « Oportet quod per speciale donum in dictam amicitiam elevemur ». Cf. aussi § 129, p. 879 : « Oportet superaddi caritatem per quam amicitiam ad Deum habeamus et ipsum amemus assimilati ei per participationem spiritualium donorum et desideremus ut participabilem per gloriam ab amicis suis ». Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 5, Benivolentia autem, p. 517, l. 7-8.

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sormais, la bienveillance participe à la fois de l’affectus et de l’intériorité, c’està-dire respectivement des deux attributs de l’amitié et la charité. La bienveillance concentre donc en elle deux caractères : le mouvement affectif prêt à se manifester et propre à la relation humaine et naturelle, d’une part ; la nonvisibilité de l’intention bonne qui a son siège dans la volonté et son objet dans la transcendance, d’autre part. Plus que quiconque, Thomas entend faire de la bienveillance le trait d’union qui harmonise l’amitié et la charité en en faisant une charnière entre le monde de l’intimité et le monde de l’intériorité. Entre le monde du lien social, de la convivialité, de la vie d’intimité, de l’affection humaine et le monde du lien théologal, de la relation verticale, de l’intériorité, de la foi. Dans la même ligne, la bienveillance participe des caractéristiques des deux notions. Elle est, d’une part, semblable à la charité par de nombreux aspects. La bienveillance s’adresse aux inconnus, c’est-à-dire à tout homme87 ; elle ne requiert ni convivialité ni fréquentation88 ; elle peut demeurer cachée89 ; elle réside dans la volonté90. Dans son esprit, la bienveillance pourrait bien être la sœur de la charité. D’autre part, elle participe aussi de l’essence de l’amitié – vertueuse bien sûr91. Toutes deux s’adressent à l’ami en tant qu’il est une personne, en un même mouvement de décentrement intentionnel ; les deux s’enracinent dans la volonté, se comportent sur le modèle de la vertu et s’orientent vers le bien92. Ces harmoniques entraînent ainsi une complémentarité : la bienveillance s’actualise dans l’amitié qui, à son tour, la parfait et l’amitié reçoit son orientation vers le bien de la bienveillance : D’où l’on peut dire, de manière métaphorique, que la bienveillance est une certaine amitié inactive, parce qu’elle n’ajoute pas d’acte amical. Or, quand l’homme vit durablement dans la bienveillance et qu’il s’habitue à vouloir le bien pour autrui, son esprit s’affermit dans le vouloir du bien de sorte que sa volonté ne soit plus inactive mais qu’elle devienne effective et ainsi, engendre l’amitié93.

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Ibidem, l. 26-27 : « Benivolentia potest fieri ad homines ignotos ». Ibidem, l. 27-29 : « ... scilicet experientiam aliquis non accepit cum eis familiariter conversando ». Ibidem, l. 30-32 : « Benivolentia potest esse latens eum ad quem benivolentiam habemus ». Ibidem, l. 41-42 et l. 49-50 : « Benivolentia consistit in simplici motu voluntatis, benivolentia importat simplicem motum voluntatis ». Ibidem, l. 22 : « Benivolentia videtur esse aliquid simile amicitiae ». En toute rigueur logique, Thomas s’interdit pourtant de superposer sans précaution les deux notions, ce qui serait une erreur technique grave, il nuance donc ainsi : « non tamen est idem quod amicitia », cf. ibidem, l. 24. Ibidem, l. 83-85 : « Consuescit bene velle alicui, firmatur animus eius ad volendum bonum ». Ibidem, l. 79-86 : « Unde potest aliquis translative loquendo dicere quod benivolentia est quaedam amicitia otiosa, quia scilicet non habet operationem amicabilem adiunctam ; sed, quando diu durat homo in benivolentia et consuescit bene velle alicui, firmatur animus eius ad volendum bonum ita quod voluntas non erit otiosa, sed efficax et sic fit amicitia ».

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Si la frontière entre la bienveillance et l’amitié se noue autour de l’acte effectif et extérieur, « amical » dit le texte, les deux notions restent mues par la volonté droite pour, toutes deux, tendre au bien. Plus révélatrice encore, de la proximité entre amitié et bienveillance, est la définition de l’amitié comme bienveillance efficace. À force d’une pratique de la bienveillance, on finit par franchir le seuil de l’amitié. Autrement dit, l’amitié est un habitus stable de bienveillance. Bien plus, Thomas, lui aussi, requiert la citation muette du second livre de la Rhétorique pour définir la bienveillance : bene velle alicui94. Or, en Rhétorique II, l’axiome de l’amour est clair : aimer, c’est vouloir du bien à autrui. Bienveillance, amour et amitié sont tous trois définis par la même phrase. La bienveillance est bien ce concept intermédiaire qui lie l’amitié à la charité pour une heureuse articulation. C’est dire à quel point Thomas, « convaincu de l’analogie entre ordre naturel et ordre surnaturel95 », harmonise l’amitié, via la bienveillance, avec la charité, sans heurt et sans dissonance. Fort de ces acquis, relisons en guise de digression la Somme théologique à la vingt-troisième question de la Secunda Secundae, dans la section intitulée De caritate96. L’article premier est central : Utrum caritas sit amicitia 97. Le finale de la solution est célèbre : « Manifestum est quod caritas amicitia quaedam est hominis ad Deum », la charité est une certaine amitié de l’homme envers Dieu98. À l’unisson, tous les exégètes modernes le disent : « C’est dans le modèle philosophique aristotélicien de l’amitié parfaite et réciproque que Thomas d’Aquin trouve un concept lui permettant de penser la nature de la charité, c’est-à-dire la relation entre l’homme et Dieu dans le cadre d’une théologie de la grâce. [...] L’Aquinate [...] trouve dans l’amitié le modèle du lien de l’homme à Dieu : loin de contredire la charité, l’amitié devient ainsi ce qui permet de la penser99 ». Théologiens, philosophes et logiciens ne peuvent qu’ac94

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Aristoteles Latinus, Rhetorica, II, 4, 1380 b 35, p. 228 : « Si itaque amare velle alicui que putat bona, illius gratia, sed non sui… » ; 1378 a 18, II, 1, p. 221 ; traduction de M. Dufour, Rhétorique, Paris, 1938, p. 68 : « Admettons donc qu’aimer, c’est souhaiter pour quelqu’un ce que l’on croit des biens, pour lui et non pour nous », et la suite, 1381 a 1-2 : « ... et aussi être, dans la mesure de son pouvoir, enclin à ces bienfaits. Est notre ami celui qui nous aime, et que nous aimons en retour. Se croient amis ceux qui sont dans cette disposition l’un envers l’autre ». L. Elders, « La morale de saint Thomas, une éthique philosophique ? », dans Autour de saint Thomas d’Aquin. Recueil d’études sur sa pensée philosophique et théologique, éd. L. Elders, BrugesParis, vol. 2, p. 7-22, notamment ici p. 16. Thomas Aquinas, Summa theologia, éd. Léonine, Rome, 1895, IIa IIae, t. 8, q. 23 : De caritate secundum se, art. 1-8, p. 163-173. Ibidem, art. 1, p. 163-164. Ibidem, art. 1, Respondeo, p. 163. D. El Murr, L’amitié. Textes choisis et présentés par. D. El Murr, Paris, 2001, chapitre XVIII : « Saint Thomas d’Aquin : l’amitié comme modèle de la charité », p. 162-168, ici p. 163 et 166. Cf. aussi J. Follon et J. McEvoy, Sagesses de l’amitié II, p. 318 ; J. McEvoy, « Amitié, attirance et amour chez saint Thomas d’Aquin », Revue philosophique de Louvain, 91 (1993), p. 383-408 ; L. Gregory Jones, « Theological Transformations of Aristotelian Friendship in the Thought of St. Thomas Aquinas », The New Scolasticism, 61 (1987), p. 373-399 ; F. Kerr, « Charity as Friend-

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quiescer à cette vérité centrale de l’œuvre de Thomas. Mais l’historien reste plus circonspect, qui inscrit la définition thomasienne de la charité dans une progression de pensée remise en contexte. Ce que l’approche historique permet de cerner, c’est le sens de cette circularité herméneutique entre amicitia et caritas. La définition de la Secunda secundae, en 1271-1272, si elle s’énonce exactement dans les mêmes termes, n’est pourtant plus la même que celle du Scriptum super Sententiis des années 1252-1256. Entre-temps, Thomas a travaillé l’amicitia aristotélicienne jusqu’en ses retranchements les plus philosophiques. Désormais, quand il énonce que la charité est une quaedam amicitia, il fournit à la charité une assise rationnelle qu’elle n’avait pas jusque là, et inversement, il intègre l’amitié dans un horizon théologal qui lui permet de se déployer en charité. D’où la péricope de Jean 15, 15 qui, appuyant l’auctoritas aristotélicienne, conforte la complémentarité de l’amitié et de la charité. On le sait, la citation évangélique sature le passage thomasien : « Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis100 ».

2. MÉFIANCE ENVERS UNE AMITIÉ SANS CHARITÉ : LES AMBIGUÏTÉS DE L’AMITIÉ S’appuyant sur un tel soubassement, les théologiens réfléchissent sur le lien social en fonction du lien ecclésiologique. Une amitié qui se couperait de la charité serait nuisible. Deux exemples l’attestent. Premièrement, l’amitié politique du démagogue ou polyphilie, laquelle veut plaire à l’universalité des

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ship », in Language, Meaning and God. Essays in Honour of Herbert Mc Cabe op, éd. B. Davis, Londres, 1987, p. 1-23. La littérature secondaire a beaucoup insisté sur la force de la péricope dans les analyses thomasiennes, cf. J.-P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel. Initiation 2, Paris-Fribourg, 1996, p. 368 : « Pour Thomas d’Aquin, philia se traduit amicitia, que nous rendons par ‘amitié’. […] Mais lui-même fera subir au mot une véritable transfiguration en définissant la charité comme une amitié entre Dieu et l’homme. Il est vrai que l’autorité de référence n’est plus ici Aristote, mais saint Jean (15, 15) : “Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis”. Si le Philosophe continue à fournir la structure de la définition, les éléments en sont radicalement changés puisque le bien autour duquel s’établit cette communion entre Dieu et les hommes et des hommes entre eux, c’est la vie communiquée par grâce » ; l’argument scripturaire puisé chez l’évangéliste Jean (15, 15) est l’argument autoritatif du Sed contra, cf. q. 23, art. 1, p. 163 ; J. McEvoy, « Amitié, attirance et amour chez saint Thomas d’Aquin », p. 401 : « Le docteur commun s’appuie sur cette autorité (Jean 15, 15) pour utiliser le modèle philosophique de l’amitié parfaite et réciproque comme concept permettant de penser la relation entre l’homme et Dieu » ; cf. aussi A. W. Keaty, « Thomas’s Authority for Identifying Charity as Friendship : Aristotle or John 15 ? », The Thomist, 62 (1998), p. 581-601, notamment p. 594 : « John 15:15 is the primary authority for Thomas’s discussion of charity […] While Aristotle’s categories of benevolence and communication are used to construct a definition of charity, the content for the benevolence and the communication that define charity are displayed paradigmatically only in Christ’s friendship love for the disciples described in John 15 : 15 ».

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hommes de la cité, est un leurre d’amitié qu’Albert le Grand dénonce. Ensuite, l’amitié, par son exclusivisme, risque de conduire les amis intimes au retranchement de la communauté politique. Par là, l’amitié suscite la méfiance de Thomas. a. La polyphilie ou l’’amitié universelle’ Le débat sur le nombre des amis, de multitudine amicorum, rejoint la question de l’universalité de l’amitié. ‘Amitié universelle’ : l’expression sonne comme un oxymore anti-aristotélicien. Par là, le vis-à-vis entre amitié et charité atteint une acuité nouvelle puisque deux logiques divergentes sont à l’œuvre : la logique exclusive de l’amitié dont Aristote accentue, dans l’Éthique, la tendance sélective et la logique inclusive de la charité qui tend à s’élargir à un nombre toujours plus grand d’hommes101. Les discussions se concentrent au douzième mouvement du livre IX vers la fin du traité sur l’amitié de l’Éthique. Aristote lui-même annonce la question : « Utrum igitur plures amicos faciendum ?102 ». La position du Philosophe est sans ambiguïté : il ne convient pas d’avoir un grand nombre d’amis car, alors, on ne pourrait satisfaire à l’intimité de l’amitié103. En fin d’analyse, dans ce même mouvement, Aristote s’attarde sur la notion de ‘polyphilie’ qu’il avait déjà introduite, quoique furtivement, dès le premier mouvement du livre VIII104. Le personnage du polyphilos confirme la thèse : « Polifili autem et omnibus familiariter pocientes, nulli videntur esse amici105 ». Deux sortes de polyphilos sont présentées par Aristote : 101

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Cf. D. Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge, p. 283 : « Depuis le temps des Pères, cette distinction entre l’amour inclusif de la charité et l’amour sélectif de l’amitié est devenue commune ». 1170 b 20. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XII, p. 340. Traduction de J. Tricot, p. 468 : « Est-ce que nous devons nous faire le plus grand nombre d’amis possible ? ». 1171 a 3. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XII, p. 341 : « Quoniam autem non possibile multis convivere et distribuere se ipsum, non inmanifestum. […] Forte igitur bene habet non querere ut multum amicissimum esse, set tot quod in convivere sufficientes. Neque enim contingere videbitur utique multis esse amicum valde ». Traduction de J. Tricot, p. 387 : « Or qu’il ne soit pas possible de mener une vie commune avec un grand nombre de personnes et de se partager soi-même entre toutes, c’est là une chose dont on ne peut pas douter. […] Peut-être par conséquent, est-il bon de ne pas chercher à avoir le plus grand nombre d’amis possible, mais seulement une quantité suffisante pour la vie en commun ; car il apparaît qu’il n’est pas possible d’entretenir une amitié solide avec beaucoup de gens ». 1155 a 30. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. I, p. 299 : « Philophilos enim laudamus. Polyphiliaque videtur bonorum aliquid esse… ». Traduction de J. Tricot p. 383 : « Nous louons ceux qui aiment leurs amis, et la possession d’un grand nombre d’amis est regardée comme un bel avantage » ; traduction de R.-A. Gauthier, p. 213 : « Nous louons ceux qui rendent à leurs amis amitié pour amitié ; avoir beaucoup d’amis passe aux yeux de la foule pour quelque chose de beau ». 1171 a 15-18. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XII, p. 341. Traduction de J. Tricot, p. 470 : « Ceux qui ont beaucoup d’amis et se lient intimement avec tout le monde passent pour n’être réellement amis de personne ». Et la suite : « ... tamen politice, quos et vocant placidos. Politice quidem igitur est multis esse amicum et non placidum entem, set ut vere epieikea ».

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l’homme politique et le complaisant qui pratiquent, respectivement, l’amitié politique et l’affabilité. La première forme peut être vécue dans la vertu, la seconde demeure viciée106. Le second commentaire d’Albert aborde la question par le biais de l’amitié politique. La polyphilie se charge de connotations péjoratives : Politiquement parlant cependant, comme on l’a dit, il arrive que l’amitié s’adresse à plusieurs. On n’a pourtant pas l’habitude d’appeler de telles personnes ‘amis’ mais plutôt ‘complaisants’. On les appelle aussi ‘complaisants’ en ce qu’ils ne s’opposent pas aux actes et aux paroles de leurs prochains ou de leurs concitoyens, mais ils acquiescent et louent leurs paroles et leurs actions. C’est pour cela que l’on a l’habitude de les appeler ‘complaisants’ parce qu’ils plaisent à tout le monde107.

D’un geste un peu rapide, Albert superpose ici l’homme politique, qui avait toute l’estime d’Aristote car il pouvait rester pleinement vertueux, et le démagogue. Le portrait qu’il dresse du démagogue est le point de départ d’une longue tradition. Pour Albert, le propre du démagogue est sa complaisance affable qui flatte les concitoyens sans jamais les heurter. Sa politique est de plaire à tous et de se faire aimer du plus grand nombre. Le démagogue courtise les foules puisqu’il abonde toujours dans leur sens, en ne se souciant pas de la vérité objective des faits. En ce sens, l’amitié politique n’est pas une amitié au sens fort : il faut se méfier des polyphilos, c’est-à-dire des amatores multorum108. L’amitié vraie reste un huis clos, qui exige l’intimité. Après Albert, le polyphilos suscite l’intérêt des commentateurs, quelle que soit leur tradition interprétative. Guiral Ot tient en suspicion cette amitié qui vise le grand nombre109. Il parle d’une ‘amitié équivoque’ : « Est enim sciendum quod amicitia politica dicere amicitia equivoce ». Pierre de Corveheda, quant à lui, n’hésite pas à opposer l’ami parfait et le démagogue : « Polifili, idest amatores, plurium nullius sunt amici perfecti, sed appellantur amici politici et placidi110 ». Défiance des commentateurs face aux eaux troubles d’une amitié qui se méprend en visant à l’universalité. L’amitié politique n’est

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En s’inspirant d’Aristote, Plutarque écrit un Peri polyphilias : il voit dans la polyphilia le propre d’une conception utilitaire de l’amitié, cf. J.-Cl. Fraisse, Philia. La notion d’amitié dans la philosophie antique, p. 437. Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. III, cap. IV, § 43, p. 594 : « Politice tamen, ut diximus, contingit amicitiam esse ad plurimos : quamvis tales non amicos, sed placidos consueverunt appellare. Placidos autem vocant affabiles non adversantes operibus vel sermonibus proximorum vel concivium, sed acceptantes et laudantes et sermones et actiones eorum. Propter quod etiam placidos, quia omnibus placent, tales appellare consueverunt ». Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XII, p. 701, § 832, Deinde, l. 47-48 : « Et dicit polifili, idest qui sunt amatores multorum et omnibus potiuntur familiariter ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 12, Poliphili, fol. 34vb : « Placidi omnes in omnibus volunt delectare et neminem in aliquo contristare ». Petrus de Corveheda, Sententia declarata super librum Ethicorum, fol. 286vb, Sic autem.

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qu’analogiquement une amitié et, les siècles avançant, les commentateurs contestent de plus en plus à la polyphilie d’être une amitié au sens strict. À la fin du XIVe siècle, Nicole Oresme dans sa traduction restitue fidèlement la distinction d’Aristote entre l’homme politique et le « plaisant », mais sa glose n’en témoigne pas moins d’un souci de rigueur : il ne convient pas d’identifier amitié et amitié politique. Mais ceuls qui sont amis a pluseurs et qui se rendent familiaires a tous, il semble que ilz ne soient amis a nul. Pour ce dit l’en en proverbe : ‘Qui est a tous si est a nul’. Toutevoies, l’en puet dire que il sont amis politiques, et telz sont appelléz plaisans. […] Mais selon amistié politique un homme puet bien avoir pluseurs amis, non pas seulement comme a le vicieus dessus dit apellé plaisant, mais comme vraiement vertueus. Car tele amistié n’est pas amistié proprement dite, mais est concorde, si comme il fu dit en le .viii.e chapitre. Et un vertueus puet bien avoir concorde a pluseurs quant as choses qui resgardent vie politique111.

En condamnant les « plaisants », ces démagogues flagorneurs, et en justifiant les bons politiques, amis de la concorde et amis du plus grand nombre, Oresme en bon aristotélicien refuse de faire de l’amitié ce cosmopolitisme à la mode stoïcienne qui fait de tout homme un ami. L’amitié reste un lien social particulier, exclusif, intime et, par là, de qualité. b. La tendance au retranchement de la communauté politique : la méfiance de Thomas d’Aquin Les ambiguïtés politiques de la sociabilité amicale pointent dans les propos de Thomas, de manière pourtant non avouée : il faut en scruter les indices au détour de ses développements. L’amitié aristotélicienne comme sociabilité de l’intimité relève d’une dynamique de l’exclusivité, de la sélection et du petit nombre. Dans leur recherche d’une intimité toujours plus grande et d’une connaissance interpersonnelle toujours plus approfondie, les amis risquent fort de verser dans l’auto-exclusion. L’écueil est toujours latent d’un retranchement volontaire de la communauté d’ensemble. En un sens, l’amitié risque d’isoler du reste de la communauté et l’on sait la suspicion que suscite toute marginalité, même volontaire, dans la société médiévale112. Une sociabilité de l’intimité devait trouver sa juste place au sein de l’ensemble politique, sans s’en couper. Sensible aux considérations de justice, de politique et de bien commun,

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Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, L. IX, ch. 15, p. 490, glose 15. Cf. Aspects de la marginalité au Moyen Âge, éd. G.-H. Allard, Paris, 1975 ; Cl. Gauvard, « Le concept de marginalité au Moyen Âge : criminels et marginaux en France (XIVe-XVe siècles) », dans Histoire de la criminalité de l’Antiquité au XXe siècle, nouvelles approches, éd. Benoît Garnot, Dijon, 1992, p. 362-368.

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l’Aquinate ne pouvait se méprendre sur les dérives potentielles d’une amitié trop exclusive. Au dernier mouvement du livre IX, il laisse percer sa réserve envers une amitié qui ne serait pas affermie dans une charité plus universelle113. Avec force précautions, Thomas suggère de rapprocher ici l’amitié de l’amour sensuel : il parle d’une « quadam assimulatione amicitiae ad amationem libidinosam114 ». C’est dire d’emblée le voile, imperceptible il est vrai, de suspicion jeté sur une telle amitié. Le parallèle se fonde sur la complaisance que les amants – puis les amis – trouvent dans leur présence mutuelle : la réciprocité leur est un délice. La jouissance qu’ils éprouvent l’un l’autre de leur présence les enferme dans le cercle de la délectation : par la vue chez les amants, par l’intimité chez les amis. Auto-enfermement d’un narcissisme à deux, tel ce couple d’amants, dans la bulle translucide du Jardin des délices boschien, dont Michel de Certeau écrit qu’il est un espace clos sans entrée115. La délectation amoureuse ou amicale coupe les deux partenaires de toute autre relation sociale. C’est précisément ce retranchement isolant qui apparaît potentiellement subversif pour la communauté dans son ensemble, tant il relève du registre passionnel et sensuel, entaché de négativité dans les propos thomasiens116. Ce retranchement a pour racine une exclusivité fondée sur la passion et donc aussi sur la jalousie, la possessivité, l’égoïsme. De l’exclusivité, l’amitié passionnelle conduit à l’exclusion. Une amitié exclusive qui ne serait ni fondée sur la vertu, c’est-à-dire sur la raison, ni appuyée sur la charité, est potentiellement subversive pour le bien commun et l’harmonie du corps social. Avec lucidité et perspicacité, Thomas est le seul à pointer le danger qui se loge au cœur du concept d’amitié. Aussi, pour conjurer une telle dérive, n’hésite-t-il pas à concevoir, par ailleurs, une amitié innée qui lierait entre eux les hommes dans une communauté universelle. Antidote à cet auto-enfermement passionnel et trace de la philanthropia stoïcienne, une certaine amitié faite d’affabilité doit se manifester pour tout homme, tant les proches que les étrangers, en parole et en action : C’est pourquoi nous louons les ‘philanthropes’, c’est-à-dire ceux qui aiment les hommes, comme accomplissant ce qui est naturel à l’homme, comme il apparaît

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 14, Utrum igitur, quemadmodum, p. 548549, l. 17-20 : « Sicut amantes maxime delectantur in mutuo aspectu, amici maxime delectentur in mutuo convictu ». Ibidem, l. 7-11 : « Quaestio igitur prima fundatur in quadam assimulatione amicitiae ad amationem libidinosam, in qua quidem videmus quod amantibus est maxime appetibile videre illas quas amant et magis eligunt hunc sensum, videlicet visus... ». M. de Certeau, La fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, Paris, 1982, p. 73. Chez saint Thomas, l’approche est donc morale. Plus tard, en ce qui concerne l’époque moderne, Michel Foucault analyse le retranchement de la communauté par exclusivisme amical dans un sens désormais politique. Dans plusieurs de ses écrits, il propose l’hypothèse qu’avec l’avènement de l’État monarchique absolu et son système corporatif (armée, bureaucratie, enseignement...), l’amitié devient suspecte par son intensité et son exclusivité.

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clairement dans les problèmes d’orientation. En effet, n’importe qui détourne autrui du mauvais chemin, même si c’est un inconnu et un étranger, comme si tout homme était naturellement un familier et un ami pour tout homme117.

Cette amitié englobe la bienséance des relations humaines et se fonde sur la fraternité naturelle des hommes entre eux, vision optimiste issue des idées stoïciennes en vigueur au Moyen Âge et surtout de l’universalisme du christianisme118. Familiarité et amitié sont ici deux notions proches qui se confortent l’une l’autre pour dire la proximité des hommes entre eux. Dans la Somme théologique, Thomas reprend in extenso cette question de l’amitié faite d’affabilité dans la question 114 de la Secunda secundae : De amicitia seu affabilitate. À la citation d’allure stoïcienne, il joint un argument scripturaire : Par nature, tout homme est l’ami de tous les autres par un certain amour commun, selon le mot de l’Ecclésiastique (13, 19) : “Tout être vivant aime son semblable”. On manifeste cet amour par des signes d’amitié qu’on adresse en paroles ou par action même à des étrangers et à des inconnus119.

Cette extension de l’amitié à l’extranéité de tout homme revêt un double caractère révolutionnaire, avant que, dans la réalité, les identités « naturelles », c’est-à-dire régnicoles, ne commencent à s’affirmer. D’une part, elle dépasse la définition aristotélicienne, centrée sur l’exclusivité et l’intimité ; surtout, elle fonde en nature une théorie de l’unité du genre humain qui déjoue les premiers mouvements et les réflexes spontanés, méfiants, hostiles voire xénophobes, qu’adopte toute société – et non pas spécifiquement la société médiévale – envers l’étranger et l’inconnu120. Par une telle acception de l’amitié universelle, 117

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Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 1, Naturaque inesse videtur, p. 443, l. 7278 : « Et ideo laudamus philanthropos, idest amatores hominum, quasi implentes id quod est homini naturale, ut manifeste apparet in erroribus viarum. Revocat enim quilibet alium etiam ignotum et extraneum ab errore, quasi omnis homo sit naturaliter familiaris et amicus omni homini ». Déjà Clément d’Alexandrie avait eu tendance à transposer les théories stoïciennes dans la doctrine chrétienne pour faire de l’agapè une extension de la philia, cf. A. Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié, p. 115 ; J.-Cl. Fraisse, Philia. La notion d’amitié dans la philosophie antique, p. 463 : « Malgré le vocabulaire aristotélicien et les références directes à l’Éthique à Nicomaque, il est donc permis de penser que la pensée de saint Thomas est plus proche du stoïcisme, tant par son idée d’un cercle indéfiniment extensible de prochains, dont nous restons irrécusablement le centre, et qui n’est pas sans évoquer celui de l’oikeiôsis, que par celle d’un amour de charité fondé sur l’identité de nature rationnelle entre les hommes beaucoup plus que sur celle d’une expérience active et directe de l’union » ; J. McEvoy, « Amitié, attirance et amour chez saint Thomas d’Aquin », p. 400. Thomas Aquinas, Summa theologica, t. 9, IIa IIae, q. 114, art. 1, Ad secundum, p. 441 : « Omnis homo naturaliter omni homini est amicus quodam generali amore : sicut etiam dicitur Eccli. 13, quod ‘omne animal diligit simile sibi’. Et hunc amorem repraesentant signa amicitiae quae quis exterius ostendit in verbis vel factis etiam extraneis et ignotis » ; trad. fr., Somme Théologique, t. 3, Cerf, Paris, 1985, p. 695. Sur la notion d’extranéité, cf. l’ouvrage de Bernard d’Alteroche, De l’étranger à la seigneurie à l’étranger au royaume, XIe-XVe siècle, Paris, 2002. Cf. également le récent colloque de la Société des

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il s’agit de dépasser les mouvements premiers de la sensibilité pour atteindre la nature rationnelle de l’homme en laquelle celui-ci accomplit réellement son humanité. Vue par les théoriciens, l’amitié est ainsi l’antidote d’une xénophobie diffuse voire ordinaire, laquelle se fonde souvent sur des motifs plus culturels et politiques que naturels121. Par l’amitié, l’« étrangeté » de tout étranger est ramenée à une même condition humaine, chez tous similaire. En résumé, quand ils dissertent sur l’amitié aristotélicienne, les premiers commentateurs mendiants n’entendent pas isoler les deux notions que sont l’amicitia et la caritas, même s’ils les distinguent conceptuellement et méthodologiquement. S’ils satisfont à leur déclaration de principe et à leur intention de fond, éminemment philosophiques, l’amitié reste, à leur insu, enchâssée dans une structure que commande ultimement la charité. Si Albert et Thomas n’échouent pas à penser l’amitié dans sa rationalité, pour autant, ils ne peuvent s’affranchir de la vision ordonnée et intégrative qu’ils ont de la réalité ; leurs commentaires sur l’Éthique à Nicomaque restent guidés par une approche théologienne où l’amitié et la charité se répondent l’une l’autre, dans une circularité féconde. c. La marque théologienne de la tradition albertino-thomasienne La tradition purement albertinienne, qui ne connaît pas le commentaire thomasien, hérite des premières hésitations du maître colonais pour penser le rapport entre amitié et bienveillance. Son discours, sensiblement identique, restitue les mêmes embarras mais aussi la nette distinction des deux ordres : l’ordre philosophique de l’amitié humaine et l’ordre théologique de la charité théologale. Chez l’Anonyme de Jacques de Padoue, par exemple, il n’y a pas de démarcation, ni de prise de distance ou de position. La question de la bienveillance est traitée sur le même mode que chez Albert et le maître ès arts de la faculté de Paris reçoit la marque théologienne du discours sans pour autant vouloir l’assumer.

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Historiens Médiévistes sur L’Étranger au Moyen Âge. Actes du XXXe Congrès de la S.H.M.E.S, Göttingen, juin 1999, Paris, 2000, notamment F. Collard, « Une arme venue d’ailleurs. Portrait de l’étranger en empoisonneur », p. 95-106, qui montre la force du stéréotype identifiant l’empoisonneur à l’étranger et les mécanismes de la xénophobie ordinaire. Cf. aussi Ph. Contamine : « Qu’est-ce qu’un ‘étranger’ pour un Français de la fin du Moyen Âge ? Contribution à l’histoire de l’identité française », dans Peuples du Moyen Âge : problèmes d’identification, C. Carozzi et H. Carozzi-Taviani dir., Aix-en Provence, 1996, p. 27-43. Pour le haut Moyen Âge, voir les réflexions de Régine Le Jan, « Remarques sur l’étranger au haut Moyen Âge », dans L’image de l’Autre dans l’Europe du Nord-Ouest à travers l’histoire, éd. J.-P. Jessenne, Villeneuve d’Ascq, 1996, p. 23-32, notamment p. 27-32, § « De la curiosité à la xénophobie ». Cf. enfin l’Histoire des étrangers et de l’immigration en France, Y. Lequin dir. Paris, 1992, les chapitres 5 et 6 rédigés par Noël Coulet, « Le migrant nécessaire », p. 157-174 et « La malédiction de Babel », p. 175-193. F. Collard, « Une arme venue d’ailleurs », p. 106.

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Dans la lignée thomasienne, le sceau de l’anthropologie théologienne sur l’aval de la tradition est plus obvie. Nous ne prendrons que l’exemple de Walter Burley, fidèle disciple de saint Thomas dans sa lettre autant que dans son esprit et dont dépendent Albert de Saxe et Donato Acciaiuoli, mais aussi Johannes Langewelt et Arthur Parisiensis. L’harmonisation entre amitié et charité qu’avait établie Thomas est, chez Burley, poussée à l’extrême. D’emblée, dès le premier mouvement du livre VIII de son commentaire, Walter Burley inaugure sa réflexion sur l’amitié par une minutieuse distinction entre amitié et charité. Avec ses propres mots, il propose des développements tout à fait inédits dans leur formulation, qui cependant relèvent, dans leur esprit, de la synthèse thomasienne. Le commentateur anglais distingue une amitié « surnaturelle » appartenant à la discipline théologique et une amitié « naturelle » appartenant à la discipline philosophique : De la même manière que les théologiens établissent que l’amitié surnaturelle qu’ils appellent ‘charité’ est une vertu théologale, ainsi il peut y avoir et il y a une amitié naturelle que l’on peut appeler un habitus ou une vertu naturelle, comme il ressort du livre VI du présent ouvrage122.

En une progression hautement révélatrice, il définit ensuite trois formes d’amitié : Il y a trois formes d’amitié : l’amitié naturelle comme celle des parents pour leurs enfants ; l’amitié morale, acquise par les œuvres ; et l’amitié surnaturelle infusée par Dieu. De cette dernière, je ne parlerai pourtant pas car je la laisse au jugement de qui spécule plus profondément123.

À travers le crescendo de l’énumération, on retrouve les trois niveaux de l’anthropologie thomasienne : le niveau naturel de la vie biologique, le niveau moral de la vie rationnelle et le niveau spirituel de la vie de grâce. À ces trois vies de l’homme correspondent les trois amitiés ou les trois relations à autrui : lien naturel, lien social, lien théologal. Fidèle aux prescriptions statutaires et familier des distinctions disciplinaires, Walter Burley annonce qu’il ne traitera pas de l’amitié surnaturelle puisqu’il se situe dans le cadre d’un commentaire de philosophie morale. Il n’évoque pas moins le parallélisme structurel qui régit les deux disciplines, la philosophie et la théologie, à travers les thématiques alignées de l’amitié et de la charité : Il semble même que, non seulement est une vertu morale, mais que c’est la meilleure et la plus excellente d’entre toutes les vertus morales, de la

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Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 1, Post hec autem de amicitia, fol. 124va. Cf. le texte latin, supra, n. 34, p. 259. Ibidem : « Est autem amicitia triplex, scilicet naturalis ut parentum ad prolem, et est amicitia moralis acquisita ex operibus, et amicitia supernaturalis a Deo infusa. Ista tamen non determino sed relinquo judicio profundius speculantis ».

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même manière que la charité est la plus excellente d’entre toutes les vertus théologales124.

La symétrie entre amitié et charité est ici parfaite, dans leur domaine respectif de la philosophie morale et de la théologie. Elles ont la même position d’excellence, une position architectonique. Aux deux sommets d’un édifice scientifiquement circonscrit, les deux notions s’harmonisent et se répondent sans attenter à la séparation rigoureuse des disciplines, telle qu’Albert l’avait initiée, avant que le statut de la faculté des arts du 1er avril 1272 ne l’institutionnalise à Paris. Walter Burley pousse encore plus loin le concordisme thomasien, se faisant ici plus thomiste que saint Thomas, lorsqu’en voulant harmoniser le plus possible les deux notions, il en arrive à affirmer la possibilité d’une amitié nonréciproque, hapax dans toutes les traditions commentatrices, voire contresens de la lettre aristotélicienne. Pour ce faire, l’argument de cette démonstration est inopiné, puisqu’il s’agit d’un argument de type évangélique : Il faut dire que les amitiés, qui sont des vertus, ne requièrent pas toutes la réciprocité d’amour car la charité que l’on dit surnaturelle et qui est plus parfaite que toute vertu morale, ne requiert pas de réciprocité. Le Christ, en effet, a aimé de charité ceux qui l’ont fait périr. Il n’en reçut pourtant pas d’amitié en retour. Donc l’amitié, que le Philosophe décrit plus loin, on ne la trouve jamais ou très rarement, comme on le verra plus loin125.

Dans ce passage, Walter Burley construit sa démonstration sur une hiérarchie des valeurs déjà constituées et bien édifiées en faisant de la charité cette ‘amitié surnaturelle’ qui surplombe par sa perfection l’ensemble de l’édifice moral. Or précisément, la charité, en son excellence même, n’exige pas de réciprocité, les formulations sont insistantes : « non […] requirit vicissitudinem amandi », « non requirit mutuitatem ». Ce qui conduit Burley à suggérer que la non-réciprocité de l’amitié surnaturelle pourrait bien l’emporter, en qualité, sur la réciprocité de l’amitié naturelle. La réciprocité apparaît alors, chez l’auteur anglais, attachée à la naturalité de l’amitié, là où la non-réciprocité est la marque d’une perfection plus grande, liée à une amitié surnaturelle. L’argument autoritatif est alors implacable. Il fait de la figure christique la réalisation du commandement Aimez vos ennemis : le Christ a aimé d’un amour de charité

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Ibidem, fol. 124vb : « Et etiam videtur non solum quod est virtus moralis, sed quod est optima et excellentissima virtus inter omnes virtutes morales, sicut charitas est excellentissima inter virtutes theologicas ». Ibidem, fol. 126rb : « Dicendum quod non omnis amicitia que est virtus requirit vicissitudinem amandi, nam charitas dicitur supernaturalis, que est perfectior omni virtute morali, non requirit mutuitatem. Christus enim dilexit charitative eos qui eum interfecerunt. Et tamen non fuit amicitia econverso. Unde amicitia, quam Philosophus posterius describit, nunquam vel raro invenitur, ut posterius videbitur ».

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ceux-là même qui l’ont crucifié126. Sur cet exemple paroxystique, l’auteur conclut : l’amour de charité n’est pas en réponse d’une amitié naturelle. Il la transcende. Il dépasse la relation humaine de simple réciprocité pour entrer dans une perfection plus grande : la non-réciprocité signifie une gratuité dont la raison ne peut, à elle-seule, rendre compte. L’intérêt de la démonstration burleyienne, ici, n’est pas dans l’affirmation de la gratuité de la charité, topos en soi ; la force du propos, c’est qu’en posant l’équivalence entre amitié surnaturelle et charité, Burley affirme, contre l’autorité d’Aristote, la non-réciprocité de l’amitié dans sa modalité surnaturelle. Il en arrive ainsi à rapprocher les deux notions en estompant leurs différences, contredisant ainsi le texte aristotélicien. Le passage est audacieux. Il se veut plus thomiste qu’aristotélicien. Pour Burley, l’auctoritas de Thomas éclipse celle d’Aristote. Une auctoritas en a remplacé une autre. Burley traite la question de la non-visibilité de l’amitié, selon le même procédé. Les lignes sont situées à la fin du deuxième mouvement (Tract. I, cap. 2, Forte). Le ton est ferme : Autre réfutation : Je dis que l’amitié vraie ne requiert pas une science certaine. D’où il n’est pas nécessaire que l’un des deux amis sache de manière certaine qu’il est aimé par l’autre, mais il suffit qu’il le pense fermement et cela par une opinion vraie dont cependant la vérité ne peut être une certitude constatée par laquelle celui qui, aimant, pense qu’il est aimé en retour par celui qu’il aime. C’est pourquoi je concède que personne ne peut constater avec certitude l’amitié de l’autre comme c’est tangible dans l’argumentation. Mais cependant, il s’ensuit que l’amitié peut ne pas exister, car l’un des deux amants peut fermement et vraiment penser qu’il est aimé par celui qu’il aime, bien qu’il ne puisse constater lui-même que ce qu’il croit est vrai. Et l’on concède que personne ne peut savoir avec certitude ni avec évidence s’il est un ami, au sens où le Philosophe décrit ici l’amitié127.

Passage remarquable qui contredit tranquillement le cœur de la doctrine aristotélicienne sur la visibilité de l’amitié. On ne peut jamais être sûr de l’amitié d’autrui. Aucune assurance : l’adverbe certitudinaliter, lié à la négation, scande avec insistance le paragraphe. Aucune évidence non plus. En une ana126

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Plus loin, Walter Burley écrit, à propos de Judas qui a livré le Christ : « Christus vocavit Judam ‘amicum’, quia Judas amabatur a Christo sed non amavit Christum. Nullus tamen dicitur ‘amicus’ amicitia perfecta nisi amet et etiam ametur. Magis tamen dicitur ‘amicus’ ex hoc quod amat quam ex hoc quod amatur », ibidem, cap. 2, Magis autem, fol. 134va. Ibidem, cap. 2, Oportet igitur, fol. 127va-vb : « Ad aliud dico quod ad amicitiam veram non requiritur certa scientia. Unde non oportet quod uterque amicorum certitudinaliter sciat se amari a reliquo, sed sufficit quod hoc firmiter opinetur. Et hoc opinione vera, de cuius tamen veritate non potest certitudinaliter constare amanti opinanti quod redametur ab eo quem amat. Et ideo concedo quod nulli potest certitudinaliter constare de amicitia alterius, sicut tactum est in argumento. Verumtamen sequitur quod non possit esse amicitia, nam uterque amantium potest firmiter et vere opinari quod redamatur ab eo quem amat, quamvis non possit sibi constare quod hoc opinetur vere. Et conceditur quod nullus potest certitudinaliter et evidenter scire se esse amicum loquendo de amicitia quam Philosophus hic describit ».

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lyse pénétrante, Walter Burley dépasse les enseignements aristotéliciens, pour atteindre le faîte du rapprochement thomasien entre amitié et charité. En ruinant la visibilité de l’amitié, Burley révèle ainsi l’authentique inaccessibilité de l’ami. Il ajoute : « Impossibile est aliquem scire de actu interiori alterius, scilicet de voluntate alterius128 ». L’intériorité d’autrui reste cet espace scellé à toute pénétration, même amicale : « Ad amicitiam veram non requiritur certa scientia ». L’amitié authentique ne s’expertise pas129. En s’offrant comme un sentiment qui ne se vérifiera jamais totalement, l’amitié suppose une part de crédit et de confiance faite à autrui, et, par là, se rapproche de la charité, laquelle exige la foi en une extériorité transcendante. Transcendance certes théologale pour la charité, mais aussi transcendance de l’altérité dans le cas de l’amitié. Fondamentalement, l’amitié annonce Autrui dans son mystère le plus inattingible : l’ami en tant que tel ne se donne pas à voir. Il est non-vu et invisible130. Comme l’est Dieu, objet de la charité. Comment mieux dire la confluence de l’amitié et de la charité, dans le discours des premiers commentateurs de l’Éthique ?

3. L’APPROCHE FRANCISCAINE : LA MATRICE BIBLIQUE DE L’AMITIÉ CHEZ GUIRAL OT Parce qu’il relève lui aussi d’une épistémè théologienne, Guiral Ot aborde l’amitié dans son lien avec la charité, mais il le fait d’une manière tout à fait différente de l’approche des dominicains. a. La réception de l’amitié dans ses implications théologiques Au cœur des analyses de Guiral Ot sur l’amitié se retrouve fréquemment le vocable, scripturaire s’il en est, du prochain131. L’auteur établit volontiers une synonymie entre les deux notions : « Bonus homo […] juvabit proximos et ami-

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Ibidem, fol. 127rb. L’expression certa scientia ne semble pas recouvrir ici l’acception juridique qu’elle recouvre quand elle fonctionne comme une clausule dans les actes législatifs. Sur ce sujet, cf. J. Krynen, « De nostre certaine science… Remarques sur l’absolutisme législatif de la monarchie médiévale française », dans Renaissance du pouvoir législatif et genèse de l’État, éd. A. Gouron et A. Rigaudière, Montpellier, 1988, p. 131-144 ; article repris dans Id., L’empire du roi, p. 395-402. Cf. E. Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, 1971. Emmanuel Lévinas ne parle pas d’une phénoménalité d’autrui mais d’une épiphanie d’autrui, dont la transcendance apparaît dans le visage. Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 5, Si utique, fol. 25rb : « Unusquisque se habebit amicabiliter ad se ipsum et ad proximum et fiet amicus sui et proximi ». Cf. H. Pétré, Caritas. Étude sur le vocabulaire, p. 141-168, IIe Partie, chapitre II : « Proximus », notamment § « Proximus dans la Sainte Écriture ».

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cos132 ». Par endroit, les termes amicus et proximus sont presque interchangeables : Mais en voulant. Il prouve son intention en disant que celui qui veut que quelqu’un de ses proches vive bien et agisse avec succès, dans l’espoir d’avoir toutes choses nécessaires en abondance, celui-là ne semble pas être bienveillant pour son prochain mais pour lui-même, de même qu’il n’est pas un ami celui qui prend soin et aide son prochain à cause de quelque intérêt qu’il espère de ce prochain et non à cause du bien du prochain. En effet, il a été dit plus haut dans ce même livre, au chapitre quatre, que les hommes appellent ‘ami’ celui qui désire qu’autrui vive bien, autrui étant considéré pour lui-même133.

Chez le franciscain, la notion de proximité est la réappropriation d’une notion théologique, hautement biblique134. Elle sous-tend sa réflexion sur l’amitié. Guiral Ot est le seul de tous les commentateurs à citer explicitement le précepte lévitique, au cœur de son commentaire sur le livre IX de l’Éthique : C’est pourquoi on dit à juste titre pour louer l’amitié : un tel aime un tel comme lui-même, et dans la Loi il est prescrit : “Aime ton prochain comme toi-même”, parce que l’amitié de l’homme pour lui-même semble être le minimum pour la pratique de l’amitié, quelle qu’en soit la raison formelle135.

Dans le concept de proximité est d’abord induite une spatialisation de l’amitié. En effet, le prochain est, dans la tradition biblique, ‘celui qui m’est le plus proche’ et, partant, celui à qui je dois le plus de charité. Ainsi, dans le précepte d’aimer son prochain comme soi-même, la distance, au sens spatial du terme, entre en considération. Par un glissement, du terrain biblique au terrain

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Ibidem, lectio 9, Quare bonum, fol. 30va. Ibidem, lectio 6, Volens autem, fol. 26ra : « Volens autem. Probatur suam intentionem dicens quod aliquis volens aliquem proximum suum bene vivere et feliciter operari spem habens per illum habendi rerum utilium abundantiam, non videtur esse benivolus illi proximo sed sibi ipsi, quemadmodum nec amicus est ille qui curat et juvat proximum propter quemdam usum quem sperat ab illo proximo et non propter bonum proximi. Dictum est enim quod amicum vocant homines eum qui vult alterum bene vivere illius gratie ». H. Pétré, Caritas. Étude sur le vocabulaire, § « Interprétations du proximus biblique », notamment p. 158 : « En tout cas, l’importance du commandement de la charité, habituellement cité sous la forme diliges proximum a certainement familiarisé les fidèles avec ce mot proximus, terme essentiellement biblique en cet emploi, et dont les auteurs des premiers siècles n’usent guère que dans leurs citations de la Sainte Écriture, ou sous l’influence de ces citations ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 5, Videbitur, fol. 24va : « Unde convenienter dicitur in laudem amicitie, talis diligit talem sicut se ipsum, et in Lege preceptum est : « Dilige proximum tuum sicut te ipsum », quare hominis ad se ipsum videtur amicitia esse ad minus quantum ad opus amicitie quicquid sit de formali ratione amicitie ». Pour la citation biblique, Lev. 19, 18 : « Diliges amicum tuum sicut teipsum », « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ; cf. Matth. 5, 43 ; 19, 19 ; 22, 39 ; Rom. 13, 9. Notons à ce propos la nuance de la lettre scripturaire elle-même : dans le Lévitique 19, 18, on lit « Diliges amicum tuum sicut teipsum » et dans Matthieu 5, 43, « Diliges proximum tuum sicut teipsum », variante qui facilite le glissement observé chez Guiral Ot entre l’ami et le prochain.

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philosophique, Guiral Ot applique l’idée d’une proximité de la charité aux analyses sur l’intimité de l’amitié. L’ami, c’est avant tout celui dont je suis proche. Spatialement et affectivement. Proximité et intimité se fondent en un même mouvement qui unit tout à la fois l’amitié et la charité136. Comme la charité, l’amitié peut être ainsi moralement ordonnée, selon une échelle spatiale. Le Doctor moralis l’enseigne : je dois d’abord remplir mes devoirs d’amitié envers les plus proches avant de me pencher sur les étrangers, ceux de l’extérieur, par exemple les pèlerins. En amont, les premiers commentateurs byzantins déjà le disaient : « Melius autem quam extraneis amicis bene facere137 » et en aval, dans ce même treizième mouvement du livre IX, Buridan, bon connaisseur du commentaire de Guiral Ot, précise l’assertion suggérée par le franciscain : « Melius est benefacere amicis quam extraneis138 ». Chez le maître franciscain, l’amitié est donc généralement comprise à travers le filtre exégétique et l’arrière-fond scripturaire. Pour s’en convaincre, il suffit de s’attacher au vocabulaire choisi par Guiral Ot, emblématique de l’anthropologie biblique et surtout évangélique qui imprègne son discours. Premier exemple, au treizième mouvement du livre IX. Tous les autres commentateurs recommandent, à la suite d’Aristote, d’appeler les amis dans l’épreuve, quand le dérangement est moindre et l’aide précieuse. Le choix de leur vocabulaire se fonde sur la traduction lincolnienne : tous parlent d’advocare amicos139. Guiral Ot pourtant, avec une conscience claire de son geste, n’hésite pas à substituer le verbe invocare à la traduction advocare, appuyant la notion d’invocation par celle de suffrage, suffragium : « Tu deberes sine omni mora dispendio tuorum amicorum suffragium invocare140 ». Le transfert du

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Cf. A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas », p. 140 : « À côté du vocable frère, toujours possible pour désigner un autre chrétien, on observe le recours commun à des dérivés ou à des équivalents du vocable proximus [...], ce qui fait de tout chrétien celui qui vous touche au plus près, le plus proche (parent ou familier) » ; Ead., « La désignation des relations et des groupes de parenté en latin médiéval », Archivum Latinitatis Medii Aevi, 46-47 (1988), p. 65-108, notamment p. 87-89. H. P. F. Mercken, The Greek Commentaries on the Nicomachean Ethics, vol. 3, L. IX, Cap. XIII, p. 309. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 9, fol. 201rb. Sur l’évolution de l’acception du prochain dans le discours sur la charité à la fin du Moyen Âge, cf. C. Vincent, « Comment reconnaître son prochain ? Théorie et pratique de l’action caritative à la fin du Moyen Âge », Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, 63 (1997), p. 107-120, notamment p. 113 : « n’hésitent pas à définir un “ordre de la charité” afin d’aider les fidèles à mieux identifier leur prochain. [...] La priorité va sans conteste au cercle familial ; les autres réseaux de proximité sont beaucoup plus discrètement évoqués ; surgit en dernier lieu, la délicate question de l’amour dû aux ennemis ». 1171 b 18. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIII, p. 343 : « Maxime autem advocandum cum debeant pauca turbati, magna ipsum juvare ». Traduction de J. Tricot, p. 472 : « Mais là où il nous faut principalement appeler à l’aide nos amis, c’est lorsque, au prix d’un léger désagrément pour eux-mêmes, ils sont en situation de nous rendre de grands services ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 13, Propter quod videbitur, fol. 36ra.

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vocabulaire spirituel et des outils théologiques sur le discours aristotélicien de l’amitié caractérise donc une perception théologique : Guiral Ot envisage le recours aux amis sur le modèle de l’intercession céleste, telle l’invocation des saints ou les suffrages des messes pour les défunts. Le fait est que le cadre mental, au sein duquel il pense le lien social et le lien amical, renvoie incontestablement à l’ecclésiologie de la communion des saints : les suffragia sont volontiers synonymes de « prières », tant celles des saints que celles des moines141. On parle aussi de suffragia missae, surtout depuis la mise au point dogmatique du Purgatoire qui lie le trésor des mérites issu de la Communion des saints à la remise des peines (indulgences)142. Le lien social et interpersonnel renvoie surtout au lien spirituel tel qu’il est vécu dans le Corps mystique, ce « lyan d’amour et de charité », comme le dira, bien plus tard, le préambule d’un statut de confrérie143. L’ami peut aussi bien être le saint dont l’intercession est efficace dans un continuum entre ciel et terre où la foi transcende la visibilité des frontières. L’amitié vécue entre les saints et les hommes est au centre du dogme de la communion des saints et de l’image du corps mystique. Le cadre théologique conditionne la réception du concept d’amitié dans l’anthropologie géraldienne. Un second exemple atteste bien, chez Guiral Ot, le dépassement du strict domaine philosophique vers un terrain plus ecclésiologique et plus spirituel. Lorsqu’il disserte sur l’homme vertueux, le bonus vir, le maître franciscain, seul parmi tous les commentateurs à oser franchir le pas, identifie l’homme de bien avec le saint. Grâce à un verset de psaume, il investit l’ensemble de son discours philosophique d’un sens spirituel, par une sorte de « saut herméneutique », fréquent en exégèse144 :

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Sur la mise en place du dogme de la communion des saints, cf. supra, n. 59, p. 269 et B. P. Mac Guire, « Purgatory, the Communion of Saints, and Medieval Change », Viator, 20 (1989), p. 6184. Sur l’intercession des saints au Moyen Âge, cf. le récent recueil L’intercession du Moyen Âge à l’époque moderne. Autour d’une pratique sociale, éd. J.-M. Moeglin, Paris-Genève, 2004, notamment C. Vincent, « L’intercession dans les pratiques religieuses du XIIIe au XVe siècle », p. 171193 et N. Bériou, « L’intercession dans les sermons de la Toussaint », p. 127-156, par exemple p. 155 : « Le vocabulaire qui sert communément, dans les sermons, à désigner l’intercession ancre celle-ci dans le champ du religieux, dont relèvent notamment les expressions orare pro et suffragia ». S’il existe, il est vrai, au Moyen Âge, des acceptions séculières du terme suffragium, notamment issu des sources classiques, nous pensons devoir les écarter ici, dans l’acception de Guiral Ot pour qui suffragium est employé indéniablement en son sens spirituel le plus fort. J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981, p. 334. « Le suffrage, c’est le mérite de l’Église capable de diminuer la peine d’un de ses membres » et c’est « la peine du pénitent qui aide à la satisfaction », enseigne pour la première fois le théologien franciscain Alexandre de Halès (1170-1245) entre 1223 et 1227, cf. Alexandre de Halès, Glossa in quattuor libros Sententiarum Petri Lombardi, Florence, 1957, Lib. IV, dist. 20, § p. 354 : « Suffragium enim est meritum Ecclesiae, poenae alicuius diminutivum ». Cité par C. Vincent, « L’intercession dans les pratiques religieuses », p. 193. G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible, p. 435.

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Si l’on comprend ‘la laideur’ et ‘la beauté’ d’une manière non pas corporelle mais morale, on peut attribuer à l’amitié vertueuse le même mode d’engendrement parce que si quelqu’un de laid, en tant qu’il n’est pas bon, veut devenir bon, beau et saint, pensant qu’”on devient saint un saint”, il voudra l’amitié de l’homme de bien qu’il obtiendra en le servant145.

Pour Guiral Ot, la vertu de l’homme de bien, c’est sa beauté morale, soit sa sainteté. En un raccourci qui « fait passer de la lettre à l’esprit », c’est-à-dire avec le recours à la lettre biblique, medium de ce passage, qui fait passer du sens corporel et charnel à l’intelligence spirituelle, l’amicitia est déployée jusqu’en ses prolongements tropologiques. L’amitié vertueuse, dans sa plénitude, c’est la sainteté. b. Mourir pour son ami, sommet de la charité Le franciscain dévoile la prégnance de son modèle, évangélique s’il en est, lorsqu’il évoque le thème du martyre d’amitié : mourir pour son ami, pro amico mori. Splendide hapax au sein de tous les commentaires de l’Éthique. Guiral Ot atteint ici un degré d’originalité et d’audace qu’il serait vain de vouloir retrouver ailleurs. Restituons l’ensemble de la démonstration pour mieux en saisir la densité : Il faut savoir que le Philosophe dit donc que l’homme vertueux souhaite et désire l’être et la vie pour son ami comme [si c’était] pour lui-même ou pour le prochain parce qu’il convient que l’ami souhaite la vie pour son ami parfois plus que pour lui-même, parfois moins, et parfois autant : par exemple l’ami qui aime son ami, comme le père aime son fils, préfère la vie pour son ami plus que pour lui-même. En effet, tel est l’amour des pères : ils préfèrent mourir eux-mêmes plutôt que leurs fils ne meurent, parce que leur être perdure dans leurs fils et non l’inverse, comme le dit le second livre du De Anima et plus haut le livre VIII, chapitre 12. Or l’ami ne fait pas de distinction entre lui-même et son ami parce qu’il est même prêt à mourir pour se dévouer à son ami, comme il est dit dans ce même livre au chapitre 9. Telle personne choisit pour son ami comme pour lui-même, sans distinction. C’est pourquoi le Philosophe ajoute “à peu de chose près” à cause du fait que plusieurs pères aiment moins leurs fils qu’eux-mêmes dans l’ordre de la vie146.

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Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 9, Ex contrariis autem, fol. 9va : « Si vero turpitudo et pulchritudo summantur non corporaliter sed moraliter, potest idem modus generationis attribui amicitie virtuose, quia si quis turpis tanquam non bonus vult fieri bonus pulcher et sanctus cogitans quod Cum sancto sanctus eris [II Sam. 22, 26 ], volet amicitiam alicuius boni viri quam procurabit serviendo illi ». Guiral Ot cite ici II Sam. 22, 26 : « Cum sancto sanctus eris, / Et cum robusto perfectus ». « Tu es fidèle avec le fidèle, / Sans reproche avec l’irréprochable ». Ce cantique attribué à David célèbre la victoire sur les Philistins et la délivrance des mains de Saül ; il est repris au Ps. 18, 26 où l’on retrouve une partie du verset : « Cum sancto sanctus eris, / Et cum viro innocente innocens eris ». Ibidem, lectio 11, Eligibile autem, fol. 33rb : « Est autem sciendum quod ideo Philosophus dicit

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Les phrases sont fortes : l’ami est prêt à mourir par dévouement pour son ami. Cette disposition accomplit au plus haut degré le mouvement centrifuge de l’amitié, qui a pour autre nom le don de soi pour l’ami. Pourtant, la notion semble totalement absente de la philosophie aristotélicienne. Nulle part le Stagirite n’évoque ce sacrifice de soi pour le salut de l’ami. Comment ne pas retrouver, dans ces considérations, le message évangélique qui, prescrivant d’« aimer son prochain comme soi-même », trouve sa réalisation la plus haute dans la figure du Christ qui « donne sa vie pour ses amis147 » ? Au fond de toute l’analyse, c’est bien la péricope de Jn 15, 13 qui habite le propos : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis148 » . Guiral est le seul auteur à citer la péricope dans un commentaire de l’Éthique149. Pour lui, et plus largement dans le discours des prédicateurs, l’amitié est toujours théologale : amitié avec Dieu ou amitié identifiée à la charité. Cette acception de l’amitié s’appuie fondamentalement sur la même péricope de Jn 15, 15, comme l’a montré Nicole Bériou à propos des prédicateurs : « Répondre aux signes d’amitié de Dieu, acquérir et cultiver cette amitié, sont des thèmes importants et fréquents de la prédication, dans le prolongement du message évangélique récapitulé par la phrase de Jésus à ses apôtres : “ Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis ” (Jn 15, 15). [...] Le sentiment de « vraie » amitié, à la différence de la “mauvaise” amitié intéressée, feinte, ou revendicatrice, s’identifie dans le discours des prédicateurs à la vertu de charité150 ».

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studiosum eligere et velle amico suo esse et vivere sicut sibi ipsi vel proximo, quia convenit quod amicus optat vitam amico aliquando plus quam sibi ipsi aliquando minus, aliquando autem tantum, puta amicus amans amicum ut pater filium, optat amico plus quam sibi ipsi. Multi enim patres sic amant : plus enim vellent ipsi mori quam si eorum filii morerentur pro eo quod eorum esse salvatur in filiis et non econverso, ut secundo De Anima et supra libro 8 cap. 12. Amicus autem non discernens inter se et amicum, quia etiam pro amico servando paratus est mori ut supra ejusdem libro cap. 9. Talis, inquam, optat amico indifferenter sicut sibi ipsi, quare Philosophus dicit ‘vel proxime’ propter multos qui minus amant filios quam se ipsos in ordine ad vitam ». Le martyre d’amitié ne recoupe pas la « philautie » aristotélicienne qui décrit l’amitié envers les amis à partir de l’amitié envers soi-même : l’amour que l’homme de bien éprouve pour luimême est la source et la racine de son amour pour autrui. Ici, le commandement scripturaire a une autre portée, celle du don de soi. La péricope de Jn 15, 13 est appuyée par d’autres versets néo-testamentaires comme I Ioh. 3, 16 : « À ceci nous avons connu l’Amour : celui-là a donné sa vie pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères » ; Rom. 5, 8 : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous ». Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 2, questio quinta, Ad quartum, fol. 21vb : « Ad quartum vero dicendum quod retributio debet fieri non ad habitum dilectionis sed ad actum, sicut dicitur quod in Olimpiadibus non coronantur optimi et fortissimi secundum habitum sed pugnantissimi secundum actum [...]. Nunc autem concedo quod pater magis dilexit filium secundum habitum sed non magis secundum actum quia maiorem hac dilectione, nemo habet ut animam suam ponet quis pro amicis suis, ut dicit Dominus Johannis XV° ». N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1998, vol 1, p. 561 et p. 563.

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Comprise à la lumière évangélique de l’amitié du Christ pour ses disciples – « Je vous appelle mes amis » (Jn 15, 15) –, l’amitié atteint sa plus parfaite expression dans le don de soi, don de sa propre vie. Sur cet arrière-plan, l’amitié plénière se lit donc dans l’acte suprême du Christ, qui livre sa vie pour le salut des hommes. Ainsi entendu, le martyre d’amitié est le sommet de la charité telle que l’enseigne le Christ dans l’Évangile et telle qu’il l’accomplit lui-même dans son propre sacrifice sur la croix151. À l’époque féodale, le sacrifice personnel du vassal pour son seigneur découlait de son engagement à son service. Déjà, en 1939, Marc Bloch, dans La Société féodale, avait pointé le fait : « Du bon vassal, le premier devoir est, naturellement, de savoir mourir pour son chef, l’épée à la main : sort, entre tous, digne d’envie, car c’est celui d’un martyr et il ouvre le paradis152 ». Ernst Kantorowicz explique : « L’héroïque sacrifice du guerrier existait bel et bien au Moyen Âge ; à ceci près que l’homme se sacrifiait pour son seigneur et son maître […], sacrifice comparable dans ce cas à la mort du martyr pour son Seigneur et Maître. Le sacrifice politique d’un chevalier eût été plutôt personnel et individuel que “public” ; il s’agissait d’un sacrifice personnel découlant de la nature des relations entre le seigneur et son vassal, ou de l’idée de loyauté personnelle si abondamment louée et souvent glorifiée par la littérature médiévale153 ». Dans le cas décrit par l’historien allemand, le sacrifice est politique et précède l’évolution de l’autre grande thématique, « mourir pour la patrie154 ». Ne nous y trompons pas : Guiral Ot ne semble pas avoir à l’esprit le sacrifice 151 152

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Notons pourtant que la notion de martyre ne s’applique pas au Christ. M. Bloch, La société féodale, Paris, 1ère éd. 1939, 1989, p. 326. Et l’auteur enchaîne : « Qui parle ainsi ? [...] l’Église aussi. Un chevalier, sous la menace, avait tué son seigneur : “ Tu aurais dû accepter la mort pour lui ”, déclare un évêque, au nom du concile de Limoges, en 1031, “ ta fidélité eût fait de toi un martyr de Dieu ” (PL 42, 400) ». Quelques lignes plus haut, Marc Bloch suggérait, sans le nommer, le martyre d’amitié entre vassal et seigneur : « Comment récuser ces vers de Doon de Mayence où s’exprime, avec une si franche simplicité, la véritable union des cœurs, celle qui ne conçoit point la vie l’un sans l’autre : « Si mon seigneur est occis, je veux être tué. / Pendu ? Avec lui, me pendez. / Livré au feu ? Je veux être brûlé / Et, s’il est noyé, avec lui me jetez» (Doon de Maience, éd. Guessard, p. 276). E. Kantorowicz, « Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la pensée politique médiévale », dans E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie et autres textes, Paris, 1984, trad. L. Mayali, p. 115. Ibidem, p. 123 : « Le parallèle entre “l’amour de Dieu et l’amour des frères”, revêt une certaine importance, car c’était la vertu chrétienne de caritas qui devait en fin de compte servir de base pour justifier éthiquement, ou même pour sanctifier, la guerre et la mort pour la patrie ». Plus tard, Henri de Gand donne la justification ultime de la mort pro patria : « il compare la mort d’un citoyen pour ses frères et sa communauté au sacrifice suprême du Christ pour le genre humain » (Quolibet, 87), cité par E. Kantorowicz, « Mourir pour la patrie », p. 137. Cf. aussi Id., Les Deux Corps du Roi, Princeton, 1957, trad. franç. Paris, 1989, p. 178-179 et p. 468-470, n. 148 et 157 : « , la vertu chrétienne de caritas devint indubitablement politique, et se mit à être utilisée constamment, et employer pour justifier et sanctifier, sur un plan éthique, moral, la mort pour la “mère patrie” politique. Amor patriae in radice charitatis fundatur ». E. Kantorowicz suggère un rapprochement avec I Ioh. 3, 16 : « Sicut pro nobis Christus animam suam posuit, sic et nos debemus animas nostras pro fratribus ponere ».

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politique de l’ami-vassal pour l’ami-seigneur, mais plutôt le modèle christique du don de sa vie pour le salut des âmes aimées. Pour écarter toute ambiguïté et attester sa visée théologale, le maître franciscain précise, plus loin, sa propre définition du martyre, et donc du martyre d’amitié : « Fortis eligit mortem corporis pro salute virtutis », préférer le don de la vie corporelle pour le salut de l’âme au nom du bien155. S’il est vrai que le contexte évangélique du chapitre quinzième de l’Évangile de Jean était déjà très présent dans les analyses thomasiennes sur l’amitié156, néanmoins, chez le franciscain, et de manière beaucoup plus nette, c’est l’ensemble de la compréhension de l’amitié qui est foncièrement christocentrique : à la suite du Christ, l’amitié devient la forme la plus accomplie de la charité. En comparaison, remarquons qu’Henri de Frimare, ermite de SaintAugustin, avait abordé le même problème mais en liant ensemble la mort pour l’ami et la mort pour la patrie. Son commentaire s’appuyait sur le modèle d’Albert le Grand qui cependant en restait au martyre politique157. Henri de Frimare ne dissocie jamais les deux, comme le prouve sa question : Utrum virtuosus debet sustinere mortem pro amico vel patria158. Les expressions reviennent toujours ensemble : « Tunc pro bono amici et salute patrie debet sustinere mortem », « sustinendo mortem pro salute amici vel rei publice159 ». Plus qu’un dévouement spirituel, la mort pour les siens (amis ou compatriotes) apparaissait plutôt comme un acte moral de grande vertu, frisant le geste héroïque : Il préfère faire un grand acte de vertu et s’y réjouir excellemment, peu de temps, que vivre plusieurs petits actes vertueux dans lesquels il prendra moins de plaisir160.

L’optique est celle du haut fait militaire ou guerrier. D’où l’indissociable alliance d’une mort pour l’ami ou pour la patrie. Héroïsme chez Henri de Frimare, sainteté chez Guiral Ot.

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Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 13, Melius, fol. 35rb. Cf. supra, n. 100, p. 278. Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio IX, p. 686, § 817, l. 81-82 : « Quarto videtur, quod civiliter loquendo nullus debeat mori propter aliquam virtutis operationem ». Et les réflexions de la solution, p. 687, l. 26-32 : « Sed tamen etiam in ipsa morte habet praemium suae mortis civiliter loquendo, dum melius vult mori et liberari patriam quam turpiter vivere, si hoc non faciat, et melius vult unam operationem optimam semel facere quam multas bonas alias et parvas, etiam si non turpiter moriatur ». Problème exclusivement civique et politique que reprend, dans une question, l’Anonyme de Jacques de Padoue, Questiones super librum Ethicorum, L. IX, fol. 272vb. « Utrum homo debeat se exponere morti propter bonum commune ». Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, L. IX, 9ème mouvement, Verum enim studioso, fol. 298ra. Ibidem. Ibidem : « Magis elicit facere unum magnum actum virtutis et in eo excellenter delectari per modicum tempus quam, transmisse vivens, multas parvas operationes virtutis operari et in eis remisse delectetur ».

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Au XVe siècle, la question est reprise par Jean Versor, dans le Secundo dubium de sa dixième question au livre IX : Utrum virtuosus eligat mori pro amico. On répond que, bien qu’en soi personne ne choisisse de mourir, comme le montre l’objection, cependant l’homme vertueux est tenu par un acte de vertu de vouloir mourir, la vertu consistant à attendre la mort pour la chose publique. Il est clair qu’il veut pour lui les plus grands biens intellectuels et moraux, or l’acte de vertu suprême est au plus haut point terrible, puisqu’il s’agit de la mort. Cependant, le vertueux, en désirant mourir pour la chose publique, recherche plus son bien propre que celui de la chose publique161.

Ici, remarquons que l’ami n’est plus directement considéré : seule est étudiée la mort pour la patrie, plus exactement, pour la res publica. Le registre est uniquement moral et non plus spirituel ni évangélique comme chez Guiral Ot. Mourir pour la patrie est présenté comme l’idéal suprême de la vertu. Par là, l’homme vertueux cherche à accomplir le Bien pour lui-même plus qu’il ne cherche à servir la res publica, notion d’ailleurs bien vague. En réalité, Versor entend moraliser la conduite militaire et politique des hommes d’armes, noblesse en tête, plus qu’il ne réfléchit sur le martyre d’amitié : il s’agit de prendre conscience de cette communauté politique et nationale mise en péril après 1415-1416 et surtout après 1420. L’heure est à la mise au pas d’une noblesse turbulente, occupée de ses propres intérêts. Comme l’écrit Colette Beaune, « il fallut le choc de l’invasion de 1415-1416 pour que l’idée de mort pour la patrie s’impose aux consciences162 ». Cependant, les moralistes et les théoriciens sont là pour forger cette conscience morale et ce sentiment d’appartenance à une communauté politique, car, pour l’instant encore, « cette aristocratie de la guerre est prête à mourir pour le roi plus que pour la patrie163 ». Un siècle après Guiral Ot, le martyre d’amitié qui relevait de la sequela Christi évangélique, s’est transmué en théorisation politique pour la défense du royaume. Dans les grands commentaires mendiants qui ouvrent les traditions interprétatives sur le commentaire de l’Éthique, la réception de l’amitié aristotélicienne s’insère dans un édifice intellectuel sous-tendu par la charité. Leurs constructions discursives, qui se veulent authentiquement rationnelles, dévoilent pourtant une anthropologie foncièrement articulée sur les données de la Révélation et de la théologie chrétienne. Aussi, dès la seconde moitié du XIVe 161

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Johannes Versoris, Quaestiones super libros ethicorum Aristotelis, Köln 1494, L. IX, qu. 10, Secundum dubium, fol. 101ra : « Respondetur quod licet per se nullus eligat mori, ut probat objectio, tamen virtuosus tenetur per actum virtutis, que est in exspectatione mortis pro republica, velle mori. Patet quod vult sibi maxima bona intellectualia et honesta. Modo summus actus virtutis est circa summum terribile quod est mori. Tamen virtuosus, appetendo mori pro republica, magis vult sibi ipsi bonum quam reipublice ». C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1985, p. 437-453 : « Aimer sa patrie et mourir pour elle ». Cl. Gauvard, « De grace especial », p. 853-859 : « “Mourir pour la patrie” ou servir le roi ? »

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siècle, l’approche anthropocentrée de l’amitié qu’inaugure Jean Buridan estelle une authentique rupture épistémologique, dont l’historien ne peut mesurer la portée qu’en suivant à la trace les métamorphores discursives de l’amitié au fil des commentaires.

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CHAPITRE II

L’AUTONOMISATION ÉTHIQUE DU DISCOURS SUR L’AMITIÉ : COMMENTAIRES D’ARTIENS (1340-1350)

En plein cœur du XIVe siècle surgit l’imposant commentaire de Jean Buridan que l’on situe au tournant des années 1340 et 1350. Célèbre aristotélicien et « philosophe de profession », le maître ès arts de l’Université de Paris aborde Nicomaque d’une manière inédite. Bien que s’appuyant ouvertement sur le commentaire du franciscain Guiral Ot et connaissant celui de Thomas d’Aquin, son traitement de l’amitié est en rupture par rapport aux approches antérieures. En effet, le discours buridanien sur l’amitié s’affranchit singulièrement de toutes les références aux auctoritates médiévales des auteurs chrétiens; il évacue les citations scripturaires ou patristiques ; il s’allège d’une sémantique trop techniquement théologique. Bien plus, il entreprend de construire un véritable édifice moral fondé sur les seules données de la rationalité philosophique. Aussi le geste de Buridan est-il épistémologiquement fort : il s’agit pour lui de comprendre l’amitié en elle-même, indépendamment de la charité. Autrement dit, Buridan initie, à partir de sa réflexion sur l’amitié, un discours éthique autonome par rapport à la vision chrétienne et théologienne articulée autour de la charité. Le maître parisien entend ainsi proposer un paradigme nouveau : celui d’une amitié émancipée de sa gangue première, la charité. Le « moment Buridan » représente une césure dans l’odyssée occidentale des commentaires sur l’Éthique, tant il se laisse appréhender comme un décrochage d’avec les traditions précédentes. Désormais, le philosophe de Béthune marque de son autorité les commentaires qui suivent jusqu’au XVe siècle et audelà. Non sans étonnement pourtant, chez d’autres commentateurs qui lui sont exactement contemporains (Walter Burley, Albert de Saxe) ou presque contemporains (Nicole Oresme), on observe une semblable approche de l’amitié, anthropocentrique et anthropocentrée, transcendant la diversité doctrinale des traditions interprétatives. C’est dire que, dans les deux décennies 1340 et 1350, se joue une mutation épistémologique décisive, dont les discours sur l’amitié en cours d’élaboration dans les commentaires sur l’Éthique sont les témoins privilégiés, les indices révélateurs et peut-être aussi les bancs d’essai.

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1. LE « MOMENT BURIDAN » a. L’autonomie institutionnelle de la Faculté des arts et sa portée doctrinale Cas rare dans l’histoire intellectuelle de l’Université parisienne, Jean Buridan (ca. 1300-ca. 1360/61) est de ces artistae qui sont restés toute leur vie à la Faculté des arts1. Ni théologien, ni maître en théologie, il n’a jamais prétendu ni voulu l’être. Comme Siger de Brabant au XIIIe siècle, Jean Vate et Jean de Jandun au XIVe siècle, Jean Buridan passe sa carrière entière comme ‘philosophe’ et ‘aristotélicien de métier’, dans la grande ville de Paris. Le fait, éloquent en soi, est bien connu2. Buridan déroge à l’adage « Non est senescendum », reflet de la fonction propédeutique et institutionnelle de la Faculté des arts qui se voulait un lieu de passage, « où l’on ne veillissait pas3 ». Sciemment et volontairement, 1

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Sur la vie et les œuvres de Buridan, cf. B. Michael, Johannes Buridan. Studien zu seinem Leben, seinen Werken und zur Rezeption seiner Theorien im Europa des späten Mittelalters, 2 vol., Berlin, 1985. Cf. également les récents travaux de Jack Zupko, notamment John Buridan, portrait of a fourteenth-century arts master, Notre Dame (Ind.), 2003 et Id., « Sacred Doctrine, Secular Practice : Theology and Philosophy in the Faculty of Arts at Paris, 1325-1400 », in Was ist Philosophie im Mittelalter ? Akten des X. Internationalen Kongresses für Mittelalterliche Philosophie der Société Internationale pour l’Étude de la Philosophie Médiévale, 25. bis. 30. August 1997 in Erfurt, éd. J. A. Aertsen et A. Speer, Berlin-New York, 1998, p. 656-666. Voir aussi J. A. Aertsen, « Introduction », in John Buridan : a master of arts. Some aspects of his philosophy. Acts of the second Symposium organized by the Dutch Society for Medieval Philosophy “Medium Aevum” on the occasion of its 15th anniversary, Leiden-Amsterdam (Vrije Universiteit), 20-21 June, 1991, éd. E. P. Bos et H. A. Krop, Nimègue, 1993, p. vii-xi. Quant aux travaux plus anciens d’Edmont Faral, ils restent une bonne introduction, Jean Buridan maître ès arts de l’Université de Paris, dans l’Histoire Littéraire de la France, t. 38/2, Paris, 1950, notamment p. 118-132 : « Ethica ». Cf. J. Zupko, John Buridan, portrait of a fourteenth-century arts master, p. 3 : « John Buridan was a teacher. That is, he understood his own work as a philosopher primarily in terms of his role as a magister artium ». Cf. les réflexions de L. Bianchi et E. Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Âge, Fribourg, 1993, p. 31. Sur le cas de Siger de Brabant, cf. R. Imbach et F.-X. Putallaz, Profession : philosophe. Siger de Brabant, Paris, 1997, p. 19-20 : « […] un tel auteur qui n’est pas un théologien, qui n’a jamais prétendu l’être, et qui pour cette raison même s’est toujours compris dans ce qui le maintenait à distance des procédés théologiques. L’institution universitaire, d’une part, et le tempérament de Siger de Brabant, d’autre part, l’ont contenu dans la fonction qui lui était impartie : sa profession de philosophe ». Sur Jean Vate, cf. O. Weijers, Le travail intellectuel à la Faculté des arts de Paris : textes et maîtres (ca. 1200-1500). Turnhout, 2003, V, J (à partir de Johannes D.), p. 169-170. Sur Jean de Jandun, cf. ibidem, p. 87-104. « Non est senescendum in artibus », « On ne doit pas vieillir à la Faculté des Arts ». Sur cet adage, cf. F. Van Steenberghen, « Réponse à une question posée par un chercheur », Bulletin de philosophie médiévale, 16-17 (1974-1975), p. 197-198 : « Non est consenescendum in artibus, sed a liminibus sunt salutandae. [...] Mlle M.-Th. D’Alverny signale qu’elle a rencontré la formule chez des auteurs du XIIe siècle […]. Elle a l’impression que c’est un lieu commun à cette époque. Elle croit que la formule a été forgée à partir d’un passage de Sénèque (Ad Lucilium, Epist. 49, 6). Celuici dit à son disciple qu’il ne faut pas perdre son temps à étudier les poètes et les dialecticiens : « Nec ego nego prospicienda ista, sed prospicienda tantum et a limine salutanda » ; F.-X. Putallaz, Insolente liberté. Controverses et condamnations au XIIIe siècle, Fribourg, 1995, p. 3-4 : « Éminemment propédeutique, formait l’ensemble des futurs étudiants en médecine, en droit ou en théologie ; toute l’élite intellectuelle avait passé par là. Les professeurs eux-mêmes

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il est resté enseigner à la Faculté des arts. Multipliant ses commentaires sur l’ensemble des œuvres d’Aristote, il en est l’un des plus célèbres commentateurs4. Régulièrement classé comme « nominaliste », on le trouve, dans les histoires de la philosophie médiévale, aux côtés de Guillaume d’Occam, Pierre d’Espagne, Nicolas d’Autrécourt et Grégoire de Rimini5. C’est en réfléchissant sur les problèmes de logique qu’il devient l’une des figures du conceptualisme6 ; il verse dans les traités de mécanique et de physique, en particulier dans le domaine de la dynamique où son intuition pour une théorie du mouvement projectile sera reprise par François de Marchia dans la formulation de l’impetus7 ; il fréquente aussi les sciences mathématiques et astronomiques et disserte sur l’infini, le continu et la divisibilité du point8 ; il s’essaie également

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y étaient de passage, selon le mot qui caractérisait cette étape de la carrière d’un maître : “On ne vieillit pas à la Faculté des arts” ». Mais avec l’arrivée du nouvel Aristote, « la crise intellectuelle était inévitable, et la crise institutionnelle […]. Les maîtres allaient immanquablement dépasser les limites de leur faculté ; c’est pourquoi défendre Aristote, c’était en même temps défendre un statut social : pour la première fois on pouvait imaginer s’installer à vie dans ce statut de maître ès arts et ne pas briguer une promotion ; pour la première fois on pouvait s’imaginer vivre de philosophie : rien de moins monotone que de commenter Aristote ; ce pouvait être désormais l’occupation d’une vie entière ». Sur la Faculté des arts comme lieu d’enseignement parallèlement à la poursuite d’études supérieures, cf. University and Schooling in Medieval Society, éd. W. J. Courtenay et J. Miethke, Leiden, 2000 ; Id., « The Arts Faculty at Paris in 1329 », dans L’enseignement des disciplines à la Faculté des arts (Paris et Oxford, XIIIe-XVe siècle), éd. O. Weijers et L. Holtz, Turnhout, 1997, p. 55-69, notamment p. 62. Jean Buridan a commenté toutes les œuvres d’Aristote, parfois plusieurs fois, comme la Physique dont on a six commentaires, cf. B. Michael, Johannes Buridan, p. 560-616 ; O. Weijers, Le travail intellectuel à la Faculté des arts, p. 127-165. Parmi une vaste littérature secondaire, cf. R. Paqué, Le statut parisien des nominalistes. Recherches sur la formation du concept de réalité de la science moderne de la nature. Guillaume d’Occam, Jean Buridan, Pierre d’Espagne, Nicolas d’Autrecourt et Grégoire de Rimini, Paris, 1985 (trad. fr. d’E. Martineau) ; J. M. M. H. Thijssen, Buridan, Albert of Saxony and Oresme, and a Fourteenth-Century Collection of “Quaestiones” on the Physics and on De generatione et corruptione », Vivarium, 24 (1986), p. 70-82 ; Z. Kaluza, « Les étapes d’une controverse. Les nominalistes et les réalistes parisiens de 1339 à 1482 », dans La controverse religieuse et ses formes, éd. A. Le Boulluec, Paris, 1995, p. 297-317, notamment p. 304, 306, 312. Il rédige une Somme de logique, Summe logice ou Summule de dialectica, œuvre composée de huit traités ; L. M. de Rijk, « On Buridan’s Doctrine of Connotation », in The Logic of John Buridan, Acts of the Third European Symposium on Medieval Logic and Semantics, éd. J. Pinborg, Kobenhavn, 1976, p. 91-100 ; R. H. Miller, « Buridan on Singular Concepts », in William of Ockham (1285-1347). Commemorative Issue, St Bonaventure, 1988, vol. 2, p. 57-72. Sur la théorie de l’impetus fondée par François de Marchia, cf. M. Wolff, Geschichte der Impetustheorie. Untersuchungen zum Ursprung der klassischen Mechanik, Frankfort, 1978, passim ; A. Maier, « Die naturphilosophische Bedeutung der scholastischen Impetus-theorie », in Ausgehendes Mittelalter. Gesammelte Aufsätze zur Geistesgeschichte des 14. Jahrhunderts, Rome, 1964, vol. 1, p. 353379 et « Galilei und die scholastische Impetustheorie », Rome, 1967, vol. 2, p. 465-490. Cf. également les travaux en cours de Joël Biard sur « Le calcul du mouvement », CESR, Tours, 30-31 mai 2003 et Id., « Le statut du mouvement dans la philosophie naturelle buridanienne », dans La nouvelle physique du XIVe siècle, éd. S. Caroti et P. Souffrin, Florence, 1997, p. 37-83. De natura numeri et unitatum, Questio de puncto (1335), Questio de possibilitate existendi secundum

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à diverses expérimentations en philosophie naturelle, en biologie et en météorologie9. Comme tous les maîtres ès arts du Moyen Âge, Buridan observe minutieusement les principes statutaires depuis longtemps établis au sein de l’Université de Paris : Nous statuons et ordonnons qu’aucun maître ou bachelier de notre Faculté ne prétende déterminer ni même disputer une question purement théologique (comme une question sur la Trinité, l’Incarnation ou autre semblable), en transgressant les limites qui lui sont assignées, car comme dit le Philosophe, il est tout à fait inconvenant qu’un non-géomètre dispute avec un géomètre10.

Le célèbre statut du 1er avril 1272 qui décide d’interdire aux artiens, sous peine de radiation définitive de l’Université, toute incursion dans le champ de la théologie, a pour conséquence durable la stricte délimitation des terrains disciplinaires, philosophique d’une part, théologique d’autre part. Tous les bacheliers doivent prêter serment de respecter ces dispositions statutaires11. Le statut a fait l’objet d’interprétations multiples et controversées : il a été lu tantôt comme l’expression institutionnelle de la politique culturelle d’Étienne

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eandem et non existendi simul in eodem instanti (1335), cf. J. M. M. H. Thijssen, « Buridan on Mathematics », Vivarium, 23 (1985), p. 55-78. Cf. E. Grant, « Jean Buridan and Nicole Oresme on Natural Knowledge », Vivarium, 31, (1993), p. 84-105 ; J. Ducos, « Théorie et pratique de la météorologie médiévale. Albert le Grand et Jean Buridan », dans Le temps qu’il fait au Moyen Âge. Phénomènes atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse, éd. J. Ducos et C. Thomasset, Paris, 1998, p. 45-58. CUP, I, p. 499, n. 441 : « Statutum Facultatis, quod magistri vel bachellarii nullam questionem pure theologicam disputent, et tangentem fidem pro fide determinent : Statuimus et ordinamus quod nullus magister vel bachellarius nostre facultatis aliquam questionem pure theologicam, utpote de Trinitate et Incarnatione sicque de consimilibus omnibus, determinare seu etiam disputare presumat, tanquam sibi determinatos limites transgrediens, cum sicut dicit Philosophus non geometram cum geometra sit penitus inconveniens disputare (Anal. Post. A, 12, 77 b. 11-12) ». « Quod si presumpserit, nisi infra tres dies postquam a nobis monitus vel requisitus fuerit suam presumptionem in scolis vel in disputationibus publicis, […] revocare publice voluerit, ex tunc a nostra societate perpetuo sit privatus. Statuimus insuper et ordinamus quod si questionem aliquam, que fidem videatur attingere simulque philosophiam, alicubi disputaverit Parisius, si illam contra fidem determinaverit, ex tunc ab eadem nostra societate tanquam hereticus perpetuo sit privatus… ». Traduction de R. Imbach et F.-X. Putallaz, Profession : philosophe. Siger de Brabant, p. 129-130. « S’il ose le faire, et si, dans les trois jours qui suivent notre sommation ou notre intimation, il n’a pas voulu révoquer publiquement son audace, dans les écoles ou dans les disputes publiques […], qu’il soit à jamais exclu de notre société. Nous statuons et ordonnons en outre que, s’il dispute quelque part à Paris une question qui semble concerner en même temps la foi et la philosophie, et qu’il la détermine à l’encontre de la foi, il soit à jamais radié de notre société à titre d’hérétique… ». CUP, I, p. 500, n. 441 : « Jurabit autem rector quilibet in facultate decetero creandus quod omnes bachellarios in nostra facultate incepturos ad hoc idem observandum astringi faciat corporalis fidei in manu sua prestito juramento. Datum Parisius anno Domini M°CC° septuagesimo primo, prima die Aprilis » ; L. Bianchi, Censure et liberté intellectuelle à l’Université de Paris (XIIIe-XIVe siècles), Paris, 1999, p. 199 et 324.

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Tempier contre « l’impérialisme philosophique » et menaçant des artiens, tantôt comme une réaction contre elle12. Selon l’interprétation classique de Fernand Van Steenberghen, le statut dénonce les prétentions intellectuelles des philosophes, telles que les fustigent Bonaventure en 1267 et 1268 puis Thomas d’Aquin dans son De unitate intellectus en 1270 et telles qu’elles seront solennellement condamnées le 7 mars 127713. Selon François-Xavier Putallaz et Ruedi Imbach, les statuts seraient, au contraire, une initiative des artiens eux-mêmes qui, par une mesure d’autolimitation, circonscrivent leur propre champ épistémologique, pour s’y mouvoir plus librement, échappant par là au droit de regard des théologiens. Ce serait, en ce sens, une réaction contre l’évêque parisien14. Luca Bianchi, réfutant la position précédente, a montré que ce statut était surtout le fruit de circonstances politiques contingentes liées à la « scission des Normands », laquelle fut suscitée après l’élection controversée d’Aubry de Reims à Noël 127115. Enfin, David Piché, approuvé par Alain de Libera, revient au scénario de Fernand Van Steenberghen pensant que le statut de 1272 aurait été « imposé à l’ensemble de la Faculté des arts par sa majorité “orthodoxe” sous l’influence de théologiens conservateurs – au premier rang desquels devait se trouver Bonaventure – ou d’hommes d’Église – tel l’évêque Tempier – qui assistaient inquiets à la montée en flèche de l’aristotélisme “intégral” et “radical” dans l’enseignement artien16 ». Le point exigeait que l’on s’y arrête tant le discours artien sur l’amitié ne peut se comprendre hors de son contexte institutionnel : au milieu du XIVe siècle, lorsque Buridan élabore son 12

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L’expression d’« impérialisme philosophique » est empruntée à J. F. Wippel, Medieval Reactions to the Encounter between Faith and Reason, Milwaukee, 1995, p. 61, cité par L. Bianchi, Censure et liberté intellectuelle, p. 174. Pour les généralités sur le cadre institutionnel de la Faculté des arts, cf. le volume, édité par Olga Weijers et Louis Holtz, sur L’enseignement des disciplines, notamment J. Verger, « La Faculté des arts : le cadre institutionnel », p. 17-42. F. Van Steenberghen, Maître Siger de Brabant, Louvain-Paris, 1977, p. 84 : « Les statuts du 1er avril 1272 visent manifestement l’attitude intellectuelle et les prétentions dénoncées en 1267 et 1268 par saint Bonaventure, en 1270 par saint Thomas dans l’épilogue du De unitate intellectus. Cette prise de position très nette de la faculté équivalait à une déclaration de guerre aux maîtres dissidents groupés autour de Siger », et p. 157 : « Le décret de 1277 marque la consécration officielle de l’action entreprise par Bonaventure en 1267 ». Voir également les deux ouvrages récents, le premier d’Alain de Libera, L’unité de l’intellect de Thomas d’Aquin, Paris, 2004 et le second, Thomas et la controverse sur l’éternité du monde. Présentation et traduction d’un recueil de textes, éd. Cyrille Michon, Paris, 2004. R. Imbach et F.-X. Putallaz, Profession : philosophe. Siger de Brabant, Paris, 1997, « Le sens des statuts de 1272 », p. 123-142 et surtout p. 131-134. L. Bianchi, Censure et liberté intellectuelle, troisième partie, ch. 1 : « Siger de Brabant, Boèce de Dacie et le Statut de 1272 », p. 165-201, notamment p. 198-199 : « Je crois en outre que seules les circonstances contingentes liées à la “scission des Normands” […] peuvent expliquer la nature d’une ordonnance qui me semble contraire à la tradition, aux coutumes, au langage de la Faculté des arts ». La condamnation parisienne de 1277. Nouvelle édition du texte latin, traduction, introduction et commentaire, par D. Piché, avec la collab. de Cl. Lafleur, Paris, 1999, p. 163-164 ; A. de Libera, Raison et foi, p. 70-71.

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commentaire sur l’Éthique, les conséquences du statut de 1272 ont porté leurs fruits et la délimitation du territoire épistémologique de la Faculté des arts explique la production discursive d’une autonomisation de l’amitié par rapport à la charité. Le premier, Albert le Grand, en fondant le studium de Cologne, autour de 1250, initiait une nouvelle méthode d’investigation qu’il revendiquait comme rationnelle. Loris Sturlese, entre autres, a beaucoup insisté sur cette figure « rationaliste » d’Albert le Grand, homme de science17. Nous croyons cependant avoir montré, au chapitre précédent, qu’entre les déclarations méthodologiques d’Albert et son appartenance à un univers épistémique plus large, la division entre l’amitié philosophique et la charité théologique reste une pratique heuristique qui distingue sans les séparer les champs disciplinaires : l’amitié albertinienne reste enchâssée dans un dionysisme théocentrique. Quoi qu’il en soit, il est aujourd’hui acquis qu’Albert a donné naissance, à son insu, à un vaste mouvement : sous son influence, en effet, les « aristotéliciens radicaux » des années 1260, les Siger de Brabant et les Boèce de Dacie, défendent, contre un néo-augustinisme de type bonaventurien, la possibilité d’une philosophie autonome en milieu chrétien18. Luca Bianchi a montré comment le syllabus d’Étienne Tempier de 1277, en condamnant les artistae pour avoir « outrepassé les limites de leur Faculté », masquait en réalité le vrai geste de rupture épistémologique, qui inaugurait une nouvelle conception du savoir : « À l’idéal augustinien, puis baconien et bonaventurien, d’une sagesse chrétienne et christocentrique, synthèse de toute dialectique entre croire et comprendre, dont l’unité était postulée et réalisée avec une certaine aisance, substituaient une image du savoir conçu comme une 17 18

Cf. supra, IIe Partie, chapitre I, n. 17, p. 255. Boèce de Dacie, De aeternitate mundi, Opera VI, 2, éd. N. G. Green-Pedersen, Hauniae, 1976, p. 366 : « Ideo christianus subtiliter intellegens non cogitur ex lege sua destruere principia philosophiae », traduction de Claude Pottier : « Le chrétien doté d’esprit critique (subtiliter intelligens) n’est pas contraint par sa religion à détruire les principes de la philosophie » dans L. Bianchi, E. Randi, Vérités dissonantes, p. 51. Cf. aussi R. Imbach, et M.-H. Méléard, « Boèce de Dacie », dans Philosophes médiévaux des XIIIe et XIVe siècles, Paris, 1986, p. 154 : « Cette philosophie devenue autonome reste consciente de ses propres limites mais elle récuse le rôle de servante de la théologie, car sa fonction n’est plus de préparer à l’étude de la théologie ni de lui fournir des raisons. Boèce et Siger revendiquent tout simplement le droit d’être philosophes au sens où Aristote le comprenait ». À propos de l’influence d’Albert le Grand sur les ‘aristotéliciens hétérodoxes’ ou ‘radicaux’ aujourd’hui unanimement reconnue, cf. A. Zimmermann, « Albertus Magnus und der Lateinische Averroismus », in Albertus Magnus Doctor Universalis 1280-1980, éd. G. Meyer et A. Zimmermann, Mayence, 1980, p. 465-483 ; R. Imbach et F.-X. Putallaz, Profession : philosophe. Siger de Brabant, Paris, 1997, p. 103 : « Alors que Tempier tente de discipliner le savoir en imposant une totale ordination du savoir profane à la foi, supposant une unité du vrai, fondement de l’unité du savoir, Boèce défend un projet inverse. Défendant les droits et l’autonomie de la physique, jusque dans ses limites exactement circonscrites, Boèce interdisait toute possibilité pour un autre savoir, en l’occurrence la foi ou la théologie, d’interférer dans les procédures scientifiques et mêmes d’en contrôler les résultats ».

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production humaine, comme un ensemble de théories dépouillé de toute finalité théologique immédiate, voué à donner une explication du monde qui ne soit ni exhaustive ni définitive19 ». Et il ajoute : « Il faut donc considérer la censure de 1277 comme une tentative extrême visant à freiner cette irrésistible poussée vers l’autonomie et corrélativement vers le désengagement et la neutralité religieuse de la science20 ». Plus tard, dans les années 1340-1350, les maîtres ès arts de l’Université de Paris continuaient, de manière plus habituelle, à « défendre l’autonomie des disciplines scientifiques en dégageant leur dynamique rationnelle interne de toute référence aux certitudes indémontrables de la foi religieuse21 ». On peut dire qu’à cette date, « la séparation entre le discours philosophique et le discours théologique était désormais systématiquement pratiquée par tous les commentateurs d’Aristote quelle que fût la Faculté universitaire à laquelle ils appartenaient22 ». Précisément, parce que l’Éthique à Nicomaque disserte sur la vertu, le bonheur, l’acte, la volonté, la tempérance, la justice, et bien sûr l’amitié, l’indépendance disciplinaire de la philosophie morale doit être plus vigoureusement sauvegardée par rapport à la théologie chrétienne. Les déclarations de Buridan abondent sur son « refus d’adapter les conclusions de l’éthique ‘naturelle’ aux impératifs de la loi chrétienne23 » : Ici, je n’approuve ni ne réprouve ces thèses puisqu’elles n’appartiennent pas à la science qu’Aristote nous a légués et qu’elles n’excèdent les compétences de notre Faculté des arts, d’après lesquelles j’ai eu l’intention de traiter des questions morales dans ce livre sans discuter de ces compétences ; et si parfois je transgresse, je pense le faire accidentellement. Il est vrai par ailleurs qu’il est du ressort de la Faculté des arts de considérer, si l’on admet certaines prémisses – que cellesci soient possibles ou impossibles –, quelles sont les conséquences qui en découlent ; et cela vaut en philosophie morale aussi bien qu’en philosophie naturelle24.

Il nous appartient donc de montrer, en suivant de très près le fil thématique de l’amitié, comment le discours éthique de Buridan s’émancipe résolument d’un ordonnancement chrétien, centré sur la charité, pour s’ériger en un humanisme autonome, fondé sur les seules ressources de la raison humaine. 19 20 21 22 23 24

L. Bianchi, E. Randi, Vérités dissonantes, p. 55. Ibidem. Ibidem, p. 59. Ibidem. Ibidem, p. 62. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. X, qu. 5, fol. 213rb, Quarta conclusio : « Hec tamen dicta nec approbo ad presens nec reprobo quia nec sunt de scientia quam dedit nobis Aristoteles et excedunt nostram artium facultatem, secundum quam tamen (et non supra) fuit intentio mea tractare de moralibus in hoc libro. Et si aliquando ego transgredior, ego hoc reputo factum incidentaliter. Verum est tamen quod bene ad dictam nostram facultatem spectat considerare quid ex aliquibus positis possumus ultra concludere sive illa posita (postea cod.) sint possibilia sive impossibilia, et hoc tam in terminis (et add.) moralibus quam naturalibus ». Traduction d’après Claude Pottier, dans L. Bianchi, Vérités dissonantes, p. 62-63.

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b. L’humanisme éthique de Buridan (1) Peut-on être l’ami d’un esclave ?25 Au onzième mouvement du livre VIII, Buridan formule une quinzième question : Quintodecimo queritur utrum amicitia locum habet inter principantem et servum26. Apparemment, le sujet semble factice : il s’agit de satisfaire au passage de l’Éthique qui énumère les quatre types de relations d’amitié (père-fils ; mari-épouse ; frères ; maître-esclave) parallèlement aux variations constitutionnelles correspondantes (monarchie, aristocratie, timocratie, tyrannie). L’exercice semble donc académique et l’évocation formelle. En règle générale, les commentateurs s’y intéressent peu alors que les questions des liens parentaux, conjugaux et fraternels font l’objet de lourds développements. Plusieurs auteurs, tel Gilles d’Orléans, sautent même entièrement le mouvement. Parmi 25

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La traduction de servus par ‘esclave’ pour la période tardo-médiévale dans laquelle écrit Buridan ne va pas de soi et exige quelques précisions. Si le terme sclavus est utilisé, il est vrai que celui d’esclavage n’apparaît qu’au XVIe siècle avec l’avènement de la traite vers le Nouveau Monde et que les médiévaux n’ont aucune conscience des réalités de l’esclavage antique. Leur perspective n’est pas historique. Servus désigne donc communément dans le latin médiéval le ‘serf’ et la pratique du servage. Pourtant, en choisissant de traduire servus par ‘esclave’, nous entendons ancrer les réflexions des théoriciens dans le substrat de culture classique et de référence latine qui structure leurs argumentations. Nous ne sommes donc pas dupes de la distance entre le langage scolastique ainsi influencé par la tradition classique et les complexités juridiques des diverses servitudes médiévales. Sur ce point, cf. D. Barthélémy, « Postface », de M. Bloch, Rois et serfs. Un chapitre d’histoire capétienne et autres écrits sur le servage, Paris, rééd. 1996, p. 331 : « Il faut mesurer les écarts entre l’idée juridique (esclavage antique, servage médiéval) et la complexité concrète des servitudes ». Si le terme reste issu du latin classique et renvoie aux réalités sociopolitiques des communautés antiques, au Moyen Âge cependant, il peut recouvrer indistinctement toutes les formes de dépendances, cf. Chr. Flüeler, Rezeption und Interpretation der Aristotelischen Politica im späten Mittelalter, 2 vol., Amsterdam, 1992, vol. 1, notamment p. 35-85 : « Die Deutung der Politica. Die Interpretation der Servitus », p. 70-71 : « Es gibt eher Anzeichen dafür, daß die Kommentatoren unter den servi a natura alle unfreien Menschen der mittelalterlichen Gesellschaft meinten. [...] Nicole Oresme übersetzt servus a natura mit ‘ser’ oder ‘serf’ ». Cf. aussi M. Bloch « Liberté et servitude personnelles au Moyen Âge, particulièrement en France : contribution à une étude de classes », Anuario de Historia del Derecho Español, 1933, p. 5-101, réédité dans Mélanges Historiques, t. 1, Paris, 1963, p. 286-355, article dans lequel Marc Bloch esquisse une typologie des dépendances personnelles couvertes par ce que les scribes appelaient servus. À la page 355, il écrit : « Écrire l’histoire de la condition servile, c’est avant tout retracer, dans la courbe complexe et changeante de son développement l’histoire d’une notion collective : celle de la privation de liberté ». Quant à la réalité objective de l’esclavage en Occident, elle est aujourd’hui avérée grâce notamment aux travaux de Charles Verlinden pour l’ensemble de l’Occident, et à ceux plus récents d’Alessandro Stella, respectivement Ch. Verlinden, L’Esclavage dans l’Europe médiévale, 2 vol., I. Bruges, 1955, II. Gand, 1977 ; A. Stella, Histoire d’esclaves dans la Péninsule ibérique, Paris, 2000. Sur les controverses historiographiques quant à l’existence de l’esclavage au Moyen Âge, cf. l’article très éclairant d’Alessandro Stella, « Travail et dépendances au Moyen Âge : une problématique », dans Le Travail : recherches historiques, Besançon, 1999, p. 227-244. Cf. aussi le colloque Figures de l’esclave au Moyen Âge et dans le monde moderne. Actes de la table ronde organisée les 27 et 28 octobre 1992, éd. H. Bresc, Paris-Montréal-Québec, 1996. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 181vb.

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tous les commentateurs, Buridan est donc le seul à s’arrêter longuement sur la question de l’amitié entre maître et esclave, posée en un intitulé à part entière. À cette originalité, le maître ès arts joint une analyse particulièrement novatrice sur l’esclavage et son approche de la servitude est l’une des meilleures que l’on puisse attendre des commentaires médiévaux d’Aristote, tant sur l’Éthique que sur la Politique27. Par sa vigoureuse dénonciation de l’avilissement de l’homme au rang de bête, non seulement Buridan rompt avec les propos antérieurs qui se contentaient de disserter avec neutralité voire platitude sur la définition aristotélicienne de l’esclave, instrument animé28, mais, de surcroît, il approfondit dans un sens pleinement moral les notions de servitude et de liberté pour atteindre à une haute perception de l’homme et de sa dignité. Pour mieux mesurer la force de la position buridanienne, reprenons les commentaires précédents. Bien qu’elle ne soit qu’effleurée, la question de l’amitié envers un esclave, passage obligé de tout commentaire linéaire sur l’Éthique, est rapidement traitée par Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Henri de Frimare et Guiral Ot aux lemmes In quibus enim et Secundum quod quidem du onzième mouvement29. Chez tous ces auteurs, la neutralité de la paraphrase est déconcertante d’impersonnalité30. Tous répètent exactement la solution aristo27

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Sur la théorie aristotélicienne de l’esclavage, cf. M. Schofield, « Ideology and Philosophy in Aristotle’s Theory of Slavery », in Aristoteles’ Politik, Akten des XI Symposion Aristotelicum (Friedrichshafen –Bodensee 25 août-3 septembre 1987), éd. G. Patzig, Göttingen, 1990, p. 1-27. Pour les théories scolastiques sur l’esclavage, cf. G. Fioravanti, « Servi, rustici, barbari. Interpretazioni medievali della Politica aristotelica », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, ser. III, bd 11/2, Pisa, 1981, p. 399-429 ; Chr. Flüeler, Rezeption und Interpretation der Aristotelischen Politica im späten Mittelalter, Amsterdam, 1992, vol. 1, § 1.3 : « Die Deutung der Politica : Die Interpretation der Servitus », p. 35-85 ; Id., « Widersprüchliches zum Problem der servitus : Die servitus bei Thomas von Aquino », in Historia Philosophiae Medii Aevi. Studien zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, éd. B. Mojsisch, O. Pluta, Amsterdam-Philadelphie, 1991, vol. I, p. 285-304. 1161 b 4. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. XI, p. 316 : « Servus enim, animatum organum. Organum autem, inanimatus servus ». Traduction de J. Tricot, p. 416-17 : « L’esclave est un outil animé, et l’outil un esclave inanimé ». Cf. aussi Aristoteles Latinus, Politica, L. I, 4, 1254 a 15-18, p. 8 : « Alterius autem est homo, quicumque res possessa aut servus est. Res autem possessa organum activum et separatum ». Traduction de J. Tricot, p. 37 : « Est la chose d’un autre, tout homme qui, malgré sa qualité d’homme, est une propriété, une propriété n’étant rien d’autre qu’un instrument d’action et séparé du propriétaire ». De même, les commentaires sur la Politique d’Aristote traitent plus abondamment du thème de la servitude, au livre premier, notamment celui de Pierre d’Auvergne. Parmi les questions incontournables figure celle de l’amitié entre le maître et l’esclave, cf. Petrus de Alvernia, Quaestiones supra libros Politicorum : « Consequenter queritur utrum servi ad dominum sit amicitia », éditées par Christoph Flüeler, à partir de trois manuscrits, dont le Paris, BnF, lat. 16089, fol. 282rb, cf. Rezeption und Interpretation der Aristotelischen Politica, vol. 1, p. 205-206. Albertus Magnus, Super Ethica, L. VIII, lectio XI, p. 638, § 752, Deinde, l. 59-66 : « Et ideo, cum non sit amicitia ad inanimata organa neque ad bruta inanimata neque ad servos, qui inquantum servi sunt, sunt quaedam organa animata, quamvis, inquantum homines sunt, potest esse amicitia domini ad illos, quae est cuiuslibet hominis ad quemlibet, qui potest esse particeps legis et compositionis idest communicationis : ita tyranni ad subditum non est amicitia vel parum » ; Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 11, In quibus enim, p. 482-483,

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télicienne : l’amitié envers un esclave n’existe pas si on le considère en tant qu’esclave ; elle peut exister si on le considère en tant qu’homme31. Aucune incise personnelle, aucune appréciation de valeur, aucune digression ne vient soutenir l’assertion. L’intérêt central du passage reste, pour les commentateurs, le thème de la tyrannie, et l’allusion aux esclaves vient seulement appuyer l’idée que les sujets du régime tyrannique sont réduits à l’état d’esclaves. En un mot, la question ne suscite pas d’attention particulière32. Chez Buridan, en revanche, la construction formelle de la question ellemême est atypique33. Une première partie présente normalement les arguments préliminaires. Ils sont au nombre de quatre, deux invoquant l’autorité d’Aristote et un troisième l’autorité de Sénèque. Suit un Oppositum en une phrase citant la première partie de l’axiome aristotélicien : « Secundum quod quidem servus non est amicitia ad ipsum34 ». C’est alors qu’arrive un long Notandum, structuré en six points grâce auquel le maître définit la notion de

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l. 153-156 : « … non est amicitia ad equum vel bovem, quamvis sint animata, et ita etiam non est amicitia domini ad servum in quantum est servus, quia non habent aliquid commune… » ; Secundum quod quidem igitur, l. 163-174 : « … non est amicitia domini ad servum in quantum est servus, est tamen amicitia ad ipsum in quantum est homo ; potest enim esse aliqua justitia cuiuslibet hominis ad omnem hominem, in quantum possunt communicare in aliqua lege et in aliqua compositione, id est in aliquo pacto vel promisso, et per hunc etiam modum potest esse amicitia domini ad servum in quantum est homo. Et sic patet quod in tyrannide, in qua principes utuntur subditis ut servis, parum est de amicitia et justitia » ; Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 12, Secundum quod quidem, fol. 12va-vb : « Consequenter ibi Secundum quod quidem. Modificat dictum suum. Dixerat enim quod domini ad servum, tyranni ad subditum, nulla est justitia vel amicitia. Nunc autem dicit quod servus potest sumi dupliciter : vel inquantum servus, vel inquantum homo. Si secundum quod servus, sic verum est quod ad ipsum nulla est amicitia vel justitia propter causam premissam, quia scilicet nihil est ei comune cum domino quia nihil habet, sed et ipse et omnia que videntur sua sunt simpliciter domini. Si autem sumatur ut homo, sic videtur quod ad ipsa possit esse et justitia et amicitia quia naturaliter videtur esse justum omni homini ad omnem hominem potest communicare lege idest ratione et compositione et pacto provisione et federe et secundum hec amicitia utique erit ad ipsum secundum quod est homo. Videtur ergo quod in tyrannibus valde parum sit justitie et amicitie ». 1161 b 5. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. XI, p. 316. Traduction de J. Tricot, p. 417 : « En tant donc qu’il est esclave on ne peut avoir d’amitié pour lui, mais seulement en tant qu’il est homme ». Cf. aussi Aristoteles Latinus, Politica, L. I, 6, 1255 b 12, p. 11 : « Servus autem pars quedam domini velut animatum aliquid corporis, separata autem pars. Propter quod et expediens aliquid est etiam amicitia servo et domino ad invicem, hiis qui natura tales dignificantur ; hiis autem qui non secundum hunc modum sed secundum legem, et violentiam passis contrarium ». En revanche, Thomas d’Aquin offre quelques éléments de réflexion sur la question de la servitude dans son commentaire sur les Sentences (II Sent. d. 44, 1, 3 ; IV Sent. d. 25, 2, 2 ; IV Sent. d. 36, 1, 1-4) et dans la Somme Théologique (Ia, q. 96, art. 4 ; Ia IIae, q. 95, art. 5 ; IIa IIae, q. 57, art. 3, ad 2 ; IIa IIae, q. 183, art 1 et 4, IIIa q. 20, art. 1, etc.), cf. Chr. Flüeler, « Widersprüchliches zum Problem der servitus », p. 285-304, notamment p. 286 et p. 295. Nous transcrivons l’ensemble de la question en annexe, cf. Annexe 4, p. 417-424. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 181vb.

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servitude35. Chacun des six points se divise en deux temps. Un premier temps discute une acception possible de la servitude ; un second temps raisonne sur la possibilité ou non d’une amitié entre maître et esclave selon l’acception présentée. Au sixième et dernier point, une digression développe une objection concernant l’échange des biens entre maître et esclave. L’objection se décline en trois points, auxquels répondent trois réfutations dont la dernière est double. L’ensemble de la question s’achève abruptement, sans réfutations des arguments préliminaires36. Il n’y a donc pas de corps de solution dogmatiquement proclamé que précèderait un sciendum est ou un dicendum quod. L’ensemble est personnalisé par les auctoritates invoquées, Sénèque surtout, et par l’audace de l’argumentation. Le cœur de la position buridanienne se concentre, au niveau de la digression du sixième point, dans la troisième réfutation de l’objection. Citons le passage : Autre réfutation. De la même manière, il faut dire que tel esclave, en tant qu’esclave, ne peut jamais procurer à son maître tel bienfait parce que le bienfait ne peut être sans bienveillance, sentiment que l’esclave en tant que tel n’a pas envers son maître. Aristote cependant concède un élément, que les arguments de Sénèque semblent pouvoir confirmer, à savoir qu’entre esclaves et maîtres, il peut y avoir d’une certaine manière de la justice et de l’amitié, en tant qu’ils sont des hommes. En effet, bien qu’il puisse être juste, parfois, d’utiliser des esclaves, il reste cependant absolument injuste et inhumain de se servir d’esclaves, qui sont des hommes, comme on se sert de bêtes. Le maître qui a quelque égard pour l’humanité peut éprouver de la compassion pour son esclave et lui épargner beaucoup de choses auxquelles il le contraindrait s’il n’avait pas d’égard pour son humanité. Donc, dans ce cas, le maître éprouve une affection bonne envers son esclave considéré en tant qu’homme, parce qu’il est indulgent pour sa servitude en raison de son humanité, et au contraire, l’esclave peut grandement savoir gré à son maître parce qu’il ne l’utilise pas aussi mal qu’il le pourrait. Ainsi il peut y avoir une place pour l’amitié entre eux 37.

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Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 181vb-182va : « Notandum quod servi dicuntur sex modis ». Ibidem, fol. 182va-vb : « Rationes a principio questionis adducte satis procedunt viis suis si quis attente consideret ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 182vb : « Ad aliam eodem modo dicendum est quod talis servus inquantum talis nunquam potest prestare domino tale (tali cod.) beneficium quia beneficium non potest esse sine benivolentia, quam talis servus inquantum talis non habet ad dominum. Aristoteles tamen concedit illud quod rationes Senece videntur posse concludere, scilicet quod inter tales servos et dominos potest aliqualiter esse justum et amicitia inquantum sunt homines. Quamvis enim in aliquo casu esset justum uti servis, tamen omnino esset injustum et inhumanum uti servis qui sunt homines tanquam bestiis. Dominus ergo aspiciens ad humanitatem potest compati servo et indulgere sibi multa ad que cogeret eum (et ad que cogeret eum add.) si non aspiceret ad humanitatem. Ergo in isto casu dominus habet affectionem bonam ad servum inquantum homo, cum ratione humanitatis indulgeat servituti, et econtra servus potest scire domino multas grates de hoc quod non utitur eo quanto peius posset, et sic amicitia locum habet inter eos ».

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L’affirmation qu’il peut exister une amitié vraie entre maître et esclave s’enracine dans une approche philanthropique de l’esclave. Le vocabulaire le traduit : aspiciens ad humanitatem, ratione humanitatis, et en contraste, inhumanum. La pointe du passage est résumée en une phrase lapidaire et vigoureuse : « Tamen omnino esset injustum et inhumanum uti servis qui sunt homines tanquam bestiis ». Les deux adjectifs, injustum et inhumanum, donnent le ton, lequel est à la polémique. La juxtaposition des termes est violente qui réduit homines à bestia. Buridan choisit donc le mode de la fermeté et de la brièveté pour condamner, non pas l’esclavage en tant que tel, mais l’exploitation de l’homme en tant que bête. Il dénonce l’avilissement, dans sa dignité humaine, de la personne asservie : l’homme même esclave ne doit pas être considéré comme une brute. C’est donc le statut humain de l’esclave que le philosophe entend défendre, et, partant, sa socialité. En effet, en le situant dans le champ de l’humanité, Buridan maintient l’esclave au cœur du lien social, dont il serait exclu s’il était une brute, tel le paysan-vilain dans les codes narratifs de la littérature épique38. En effet, l’enseignement est éminemment aristotélicien qui définit l’homme comme un être-de-relation, animal politicum, entre le dieu et la bête, lesquels sont par essence inaptes à la sociabilité : par excellence pour le premier, par inaptitude pour le second39. Être-de-relation, l’esclave l’est par sa rationalité intrinsèque qui lui vient de son humanité, toutes deux faisant défaut à la bête. C’est dans sa rationalité que l’homme trouve le principe de sa socialité et celui de sa moralité, comme l’enseigne Aristote : « C’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales40 ». Tels sont les principes chers entre tous à Buridan. Il distingue ainsi l’avilissement forcé de l’homme à cause d’autrui de l’avilissement moral de

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Cf. A. Guerreau-Jalabert, « L’essart comme figure de la subversion de l’ordre spatial dans les romans arthuriens », dans Campagnes médiévales : l’homme et son espace. Études offertes à Robert Fossier, Paris, 1995, p. 59-72, notamment p. 63 : « ... on replace le personnage du vilain géant, horrible, bestial, noir et armé d’une massue, dans toute une série de personnages analogues et stéréotypés, qui établissent clairement l’équivalent posé, dans les codes narratifs de cette littérature, entre le paysan (le vilain), le géant à la force brutale et menaçante et le diable ». La théorie de l’esclavage, centrale dans le livre premier de la Politique d’Aristote, fait l’objet de longs développements, de 1253 b 15 à 1255 b 40. Juste avant, Aristote avait précisé : « Non potens autem communicare aut nullo indigens propter per se sufficientiam nulla pars est civitatis, quare aut bestia aut deus », 1253 a 28, Aristoteles Latinus, Politica, L. I, 2, p. 6 ; traduction J. Tricot, La Politique, Paris, 1989, p. 30 : « L’homme qui est dans l’incapacité d’être membre d’une communauté, ou qui n’en éprouve nullement le besoin parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait en rien partie d’une cité, et par conséquent est ou une brute ou un dieu ». 1253 b 15. Aristoteles Latinus, Politica, L. I, 2, p. 5 : « Hoc enim est preter alia animalia hominibus proprium solum, boni et mali, justi et injusti et aliorum sensum habere ». Traduction J. Tricot, La Politique, Paris, 1989, p. 29.

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l’homme à cause du vice : il condamne le premier et justifie le second41. Dans les deux cas, c’est l’humanité de l’esclave qui est considérée. Le thème de l’amitié s’offre ainsi pour Buridan comme le lieu privilégié d’un déploiement argumenté sur la considération de la personne humaine, indépendamment de sa dignité sociale. Remarquons d’abord qu’en dénonçant une utilisation « injuste et inhumaine » de l’esclave, Buridan reprend les deux notions qu’il discute concernant la justice et l’amitié. À la justice s’oppose l’injustice, injustum ; surtout, à l’amitié s’oppose l’inhumanité, inhumanum. L’amitié est donc bien le terrain par excellence d’une réflexion sur l’homme en tant qu’homme, d’une réflexion humaine. Aussi la description qui suit, de l’amitié entre le maître et son esclave, est-elle empreinte de douceur. Le bon maître est précisément celui qui prend en considération l’humanité de son esclave : aspiciens ad humanitatem. Il ne lui est que bienveillance et bonté : potest compati servo, indulgere sibi multa, indulgeat servituti. Bienveillance paternaliste, dira-ton, bienveillance néanmoins. Sa compassion s’attache à adoucir la rudesse de son état, indulgere multa ad que cogeret eum si non aspiceret ad humanitatem, non utitur eo quanto peius posset. C’est une authentique affection qu’il éprouve envers l’homme qui lui est un esclave, dominus habet affectionem bonam ad servum inquantum homo. En retour, selon la réciprocité qui vérifie l’amitié, l’esclave se doit d’éprouver une juste et sincère reconnaissance, servus potest scire domino multas grates. Gratitude légitime envers la mansuétude du bon maître. Sans surprise, la conclusion retombe sur l’axiome aristotélicien, sic amicitia locum habet inter eos, mais nulle part ailleurs, le cheminement descriptif n’aura atteint une telle précision dans l’humanité des sentiments. La cohérence de la conclusion approfondit les positions buridaniennes déjà soulignées ailleurs : chez Buridan, la distance sociale ne supprime pas l’amitié, car ce qui est pris en considération, ce n’est pas le rang ou le statut social mais bien la dignité intrinsèque de la personne humaine42. De même, le maître ès arts se plaît à citer l’exemple vivant de Sénèque lui-même : De même, Sénèque, dans sa lettre à Lucilius ‘Volontiers’, appelle l’esclave l’’humble ami’ et loue beaucoup Lucilius de ce qu’il vivait en amitié et en familiarité avec ses esclaves43.

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Ici encore, l’argument vient de la Politique, 1253 a 35-36, Aristoteles Latinus, Politica, L.I, 2, p. 6 : « Propter quod scelestissimum et silvestrissimum sine virtute et ad venerea et edulia pessimum ». Traduction de J. Tricot, La Politique, p. 31 : « C’est pourquoi l’homme est la plus impie et la plus sauvage des créatures quand il est sans vertu, et la plus grossière de toutes en ce qui regarde les plaisirs de l’amour et ceux du ventre ». Cf. supra, Ie Partie, chapitre III, § « 4ème conciliation. Dépassement de l’aporie : la distance sociale ne supprime pas l’amitié », p. 132-135. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 181vb : « Item Seneca Epistola ‘Libenter’ ad Lucilium vocat servum ‘humilem amicum’ et multum laudat Lucilium de hoc quod amicabiliter et familiariter vivebat cum servis suis ».

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C’est que le stoïcisme, dont on a déjà dit à quel point il marquait la pensée buridanienne, conditionne beaucoup la définition présente de l’esclave. Pour les Stoïciens, le véritable esclavage n’est pas celui fixé dans la loi ou dans l’institution sociale mais bien celui fixé dans l’esprit44. Comme Sénèque et Cicéron, Buridan recommande la bienveillance envers l’esclave, mais ne songe pas plus qu’eux à abolir l’institution45. En résumé, ce qui frappe dans les propos inédits de Buridan, en rupture, non pas avec l’auctoritas aristotélicienne, mais avec les commentaires qui le précèdent, c’est la réduction qu’il opère : dans la figure de l’esclave, considérée sous l’angle de l’amitié, seul reste l’homme, dans son infrangible humanité liée à sa rationalité. Point n’est besoin, pour le maître ès arts, de recourir à l’argument scripturaire de l’homme créé ad ymaginem Dei et appelé à dominer la création et les animaux, comme l’édicte la Genèse (Gen. 26). Le seul lien social d’amitié suffit à disserter sur l’aptitude rationnelle de l’esclave en un cercle vertueux où amitié et rationalité se confortent l’une l’autre. Ainsi, si l’amitié humanise, la réflexion sur l’amitié se veut « humaniste » au sens large où l’homme est appréhendé au centre d’un système de pensée, dans ses relations horizontales avec autrui46. Approfondissant cette acception d’humanisme, Rémi Brague en perce la charge d’immanence qui y est contenue en écrivant : « On peut entendre par “humanisme” la tentative pour créer un monde fondé sur la seule considération de l’homme et la mise hors circuit de Dieu47 ». Chez Buridan, toute référence à quelque vertu théologale, à quelque verticalité des liens, à quelque donnée scripturaire est volontairement mise entre parenthèses. Aucun auteur patristique ou médiéval n’est requis. Le maître parisien travaille le lien amical pour lui-même dans la plénitude de sa naturalité ; il porte son attention sur la qualité humaine de la relation entre le maître et son esclave. Son 44 45

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C. Verlinden, L’Esclavage dans l’Europe médiévale, Gand, 1977, vol. 2, p. 15. Ibidem, p. 19-20 : « Le stoïcisme se borne à constater l’inégalité des conditions et des esprits. Tout occupé à cultiver et protéger cette dernière, il n’attache aucune importance à la première. Aussi les stoïciens de l’époque hellénistique ne dirent-ils jamais qu’il fallait abolir ni même réformer l’esclavage. D’après eux, celui qui, né dans l’esclavage, s’y résigne est libre, tandis que ne pas se résigner rend digne d’être esclave. [...] Il est incontestable que tant Cicéron que Sénèque recommandent la bienveillance envers les esclaves, mais ils ne songent pas à abolir l’institution » et p. 30 : « Le courant stoïcien a certainement contribué à humaniser la législation concernant l’esclavage. Jamais cependant les stoïciens n’ont songé à préconiser l’abolition de l’institution. [...] En somme, la philosophie stoïcienne est trop hautaine pour s’intéresser à une transformation profonde de la société. Elle vise uniquement à humaniser quelque peu les rapports entre les hommes, sans, toutefois, en modifier l’organisation traditionnelle ». La notion d’« humanisme », on le concède, prête à confusion et à controverses. Précisons seulement qu’elle n’est pas envisagée ici dans son acception historique concernant les XVe et XVIe siècles, comme il en sera question au chapitre suivant. Le terme entend ici suggérer le mouvement de réorientation immanentiste par rapport au théocentrisme des commentateurs mendiants. R. Brague, Europe, la voie romaine, Paris, 1992, p. 150. Et l’auteur ajoute : « C’est ainsi que, en anglais moderne, humanist est une formule polie pour ‘athée’ ».

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discours éthique sur l’amitié construit un humanisme philosophiquement rationnel qui s’origine dans la dignité de la personne humaine, considérée pour elle-même, indépendamment de sa position sociale. c. L’humanisme éthique de Buridan (2) Servitude et liberté de l’homme À l’appui de cette première constatation, l’étude du Notandum de la même Quaestio nous ouvre de précieux horizons pour comprendre comment le commentaire sur l’Éthique de Buridan est le lieu d’une refondation éthique de l’amitié sur des bases anthropocentriques. Le passage, divisé en six points, est une des analyses les plus maîtrisées de la servitude qui se puissent trouver dans les écrits de la fin du Moyen Âge. Dans une gradation savamment construite, Buridan propose six visages de la servitude qu’il annonce didactiquement ainsi : Il faut noter que l’on peut parler des ‘esclaves’ de six façons : les uns le sont par nature, d’autres par leur bienveillance, d’autres à cause de leur indigence, d’autres à cause de leur malice, d’autres enfin par la seule domination ou par la force violente48.

Les arguments progressent selon plusieurs angles qui évoluent du domaine physique (la nature, natura) au domaine éthique (la vertu, benivolentia), puis au domaine économique (la pauvreté, indigentia), en passant par le domaine moral (malicia, bonum et malum) et le domaine socio-politique (nobiles – rustici) pour aboutir au domaine coercitif de la force tyrannique (per violentiam). La servitude est envisagée selon chacun des registres cités puis, dans chaque cas, la possibilité d’une amitié est discutée. Tout d’abord, l’argument de nature, très aristotélicien, distingue ceux que la nature a dotés d’habileté pour l’art du gouvernement, et ceux que la nature a dotés de résistance physique pour les tâches viles et rudes49. L’opposition se 48

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Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 181vb. « Notandum quod servi dicuntur sex modis : alii per naturam, alii per suam benivolentiam, alii propter indigentiam, alii propter maliciam, alii per solam dominationem, aut per violentiam ». Ibidem, fol. 181vb-182ra : « Servi autem per naturam dicuntur qui propter discretionis et industrie defectum non sunt sufficientes ad principandum, immo nec ad nobiles et liberales actiones exercendum. Habent enim corpora fortia que sufficiunt ad grassas, viles et rudes operationes. De quibus dicitur primo Politicorum : quorumcumque est opus corporis usus et hoc est ipsis optimum, ipsi quidem de natura sunt servi. Liberi autem dictis servis oppositi dicuntur qui a natura discretivi et prudentes digni sunt regere politicam, vel in ea nobiles et prudentiales exercere actiones. Et constat quod inter tales servos et nobiles debet esse justum et amicicia : utrique enim utrisque egent et utrique utrisque que sua sunt libere communicant et permutant. De his enim servis et de servis per violentiam de quibus dicetur, post loquitur Aristoteles primo Politice dicens propter quod expediens aliquid est et de amicitia servo et domino adinvicem his qui natura tales dignificantur. His autem qui non secundum naturam sed secundum legem et violentiam passis contrarium ».

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ramène volontiers à une appréciation de jugement entre la noblesse des uns, c’est-à-dire leur finesse innée et leur sens politique, et la rudesse des autres, aptes aux tâches grassas, viles et rudes. Le texte l’affirme lui-même : la dichotomie est classique qui oppose les servi et les nobiles. L’argument de nature vient ici conforter la structuration sociale majeure dans l’esprit des médiévaux entre nobles et non-nobles, grands et vilains, en empruntant la division grecque du temps d’Aristote entre esclaves et hommes libres, pour mieux assimiler la noblesse à l’otium50. En une métaphore depuis longtemps usitée, la deuxième acception de la servitude renvoie à la définition du pouvoir. Elle concerne précisément ceux qui sont aptes au gouvernement et qui sont installés dans les arcanes du pouvoir : reges, principes, prelati, barones, milites et presbyteri et alii omnes qui propter bonum honestum principaliter fiunt ministri. Ici, la fonction de dirigeant est conçue comme un service : ceux qui gouvernent sont ceux qui servent. Volontairement et en assumant leurs charges, ils se font les serviteurs des autres. La logique d’une telle servitude est surtout évangélique : « Et qui voluerit inter vos primus esse, erit vester servus » (Matth. 20, 28). Aussi est-ce le pontife romain qui la signifie au plus haut degré comme l’exprime sa titulature illustre : « Sic enim papa vocat seipsum ‘servum servorum Dei’51 ». Une servitude par dévouement, générosité et vertu, pourrait-on traduire pour ces « servi secundum benivolentiam », pour ceux qui « volunt servire politice propter bonum virtutis ». Un Discours de la Servitude volontaire, déjà. Que l’amitié y soit possible est indubitable puisque la vertu en motive fondamentalement l’agir. L’intérêt d’une telle présentation pour le théoricien moraliste consiste à rappeler le sens profond du pouvoir : le pouvoir ne vient pas satisfaire des instincts de domination, il est un service rendu à la communauté. La troisième acception de la servitude mêle, astucieusement, l’économique au moral. Deux catégories de servitude sont envisagées. Premièrement sont esclaves les miséreux, asservis à cause de leur indigence. Ils sont contraints de se mettre au service des grands pour survivre52. Littéralement, 50

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Sur la structuration majeure de la société médiévale entre nobles et non-nobles, cf. Cl. Gauvard, « De grace especial », p. 427 : « Le seul clivage net de cette société est celui qui oppose les nobles aux non-nobles ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 182ra : « Servi vero secundum benivolentiam sunt viri sufficientes in bonis exterioribus qui propter bonum virtutis servire volunt politie, quamvis etiam ex inde recipiant divitias et honores ; et tales debent esse reges, principes, et prelati, barones, milites et presbyteri et alii omnes qui propter bonum honestum principaliter fiunt ministri illorum aut quorumcumque bonorum verorum. Sic enim papa vocat seipsum ‘servum servorum Dei’. Et non est dubium quin inter tales adinvicem et alios est justum politicum et amicitia ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 182ra : « Servi autem propter indigentiam sunt indigentes qui ad acquirendum sibi vite necessaria coguntur servire maioribus. Et constat quod inter tales et maiores debet esse justum et amicitia sicut inter natura servos et liberos, vel etiam maior si tales pauperes sint viri discreti et boni, sicut sepe contingit propter fortunas.

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c’est la misère qui asservit. Deuxièmement sont esclaves les riches, enchaînés par leurs richesses et leur cupidité, « Multi sunt propter indigentiam servitores, qui tamen in bonis exterioribus abundant ». Par un jeu rhétorique, Buridan oppose ces deux formes d’esclavage : les esclaves par indigence, indigentes necessariorum et les esclaves par abondance de richesses, indigentes superfluorum. Chez les premiers, l’amitié est possible ; chez les seconds, elle reste viciée en une amitié utile qui ne sera jamais vraie car non vertueuse. Ce qui ressort, dès à présent, de cette analyse, c’est la place centrale de la vertu : la vertu n’est pas liée à la situation économique ou sociale, ni aux biens extérieurs et à leur abondance. Or, c’est la vertu qui permet l’amitié. Surtout, c’est la vertu qui rend libre. La servitude morale est avant tout un effet du vice ; la liberté, un effet de la vertu intérieure. Le quatrième sens est plus explicite encore de cette conception morale de la servitude : la servitude par malice ou méchanceté est la plus absolue des servitudes53. Et l’axiome buridanien est solennel : « Solus homo virtuosus est vere liber et malus est servus54 ». Le philosophe parisien s’appuie sur la lettre aristotélicienne : « Illo modo dicit Aristoteles primo Politice quod ‘virtus et malicia determinant servum et liberum, nobiles et ignobiles’ ». Sans contredit, la vertu anoblit et le vice asservit. Dans la progression de l’analyse, nous sentons à quel point Buridan livre de plus en plus sa conception profonde de la servitude et de la liberté : une conception éthique qui prend sa source dans une anthropologie strictement philosophique où la sensibilité est ordonnée à la partie rationnelle de l’homme, c’est-à-dire l’Intellect : « pars sensualis in veris bonis servit

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Verum est tamen quod multi sunt propter indigentiam servitores qui tamen in bonis exterioribus abundant, quibus ea que habent non sufficiunt. Isti enim quamvis non sint indigentes necessariorum sunt tamen indigentes superfluorum ut dicit primo Rhetorice, et tales sunt multi volentes servire reipublice non propter bonum virtutis, sed propter lucrum bonorum exteriorum. Ad quos apparet statim amicitiam esse propter utile sed non veram, quia tales non sunt boni ». Sur l’esclavage par la malice et le mal, cf. Le mal et le diable. Leurs figures à la fin du Moyen Âge, Paris, 1996, éd. N. Nabert, par exemple Ead., « Les voiles du crime dans Le livre des oraisons de Gaston Fébus », p. 227-243, notamment p. 224 : « Satan est le projet destructeur et définitif qui prive l’homme de son libre arbitre par la tentation [...] et qui le rend captif : “Moy, chetif, maleureus pecheour”, “legierement liee seroit m’arme et menee en chestiveson”(mon âme serait facilement enchaînée et menée en captivité) ». Voir aussi R. Muchembled, Une histoire du diable, XIIe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 2000. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 182ra : « Servi vero propter maliciam sunt omnes mali quamvis sint reges vel prelati. Cum enim homo sit compositus ex parte sensuali et intellectuali, pars sensualis in veris bonis servit intellectuali, nihil operans nisi secundum ordinem et jussum rationis. In malis autem sensualis pars absorbens rationem impetu passionum subjicit sibi partem intellectualem, et quia intellectus est pars principalissima et nobilissima in homine, manifestum est quod homo ab eius libertate vel servitute dicitur simpliciter servus aut liber. Homo enim maxime est pars intellectiva ut dicitur nono huius. Ergo solus homo virtuosus est vere liber et malus est servus. Et illo modo dicit Aristoteles primo Politice quod virtus et malicia determinant servum et liberum, nobiles et ignobiles ». Sur la définition de la noblesse comme vertu, cf. les débats et controverses sur la noblesse, cf. supra, Ie Partie, chapitre III, n. 125 et 126, p. 137.

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intellectuali », « nihil operans nisi secundum ordinem et jussum rationis », « quia intellectus est pars principalissima et nobilissima in homine ». La liberté est avant tout vertueuse car rationnelle, et la servitude, passionnelle. Plus qu’ailleurs, Buridan requiert l’autorité stoïcienne de Sénèque : « Universaliter Seneca : ‘Nullum servum secundum veritatem vocat nisi malum, neque liberum nisi bonum’ ». Ainsi la dichotomie anthropologique entre la liberté et la servitude recoupe exactement la dichotomie éthique entre le bien et le mal : « Querere enim simpliciter utrum inter dominum et servum sit amicitia, non est querere nisi utrum inter bonum et malum sit amicitia ». On le voit, l’humanisme éthique que construit Buridan se fonde sur la double autorité de l’anthropologie rationnelle de l’Éthique d’une part, du stoïcisme moral, d’autre part. Plus polémique, la cinquième forme de servitude étudiée par Buridan renvoie aux réalités socio-politiques de son temps qu’en maître perspicace, il passe au crible de l’analyse. Dans la même veine stoïcienne, Buridan assimile la noblesse, au sens authentique du terme, à la seule vertu, et fustige ainsi une noblesse qui n’aurait de fondement que social et formel55. Seule la vertu intrinsèque est source de liberté et de noblesse dans l’argumentation éthique de Buridan. Avec des accents nominalistes, il condamne cette noblesse qui n’aurait de noble que le nom, pure étiquette sociale dénuée de consistance56. Surtout, il en décrit les multiples déviations, qui, dans les faits, interdisent de pouvoir parler d’amitié entre nobles et non-nobles. En effet, si Buridan a toujours professé, théoriquement, la possibilité d’une amitié entre les extrêmes de 55

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Dante, dans le Convivio, affirme que la noblesse est individuelle et non pas transmissible : « Que personne pouvant dire ‘j’appartiens à telle lignée’, n’aille croire que la noblesse est avec lui, si ces fruits ne sont pas en lui. [...] Ainsi donc, que l’héritier des Uberti de Florence et des Visconti de Milan n’aille pas dire : “Parce que j’appartiens à cette lignée, je suis noble”. Car la semence divine ne tombe pas en une lignée, c’est-à-dire une descendance, mais en des individus ; et [...] la descendance ne rend pas nobles les individus, mais les individus rendent noble la descendance », Convivio, IV, xx, 5, p. 352-353, dans la traduction de Ch. Bec ; cf. D. Consoli, « Nobiltà et nobile », in Enciclopedia Dantesca, t. 4, Rome, 1973, p. 58-62. Au XVe siècle, Gerson reprend le débat en officialisant doctrinalement la définition de la noblesse comme vertu : « Chascun peut acquerir en soy propre noblesse par vertueuse operacion et estre le commencement que ses successeurs soient réputés nobles, comme par le contraire un de noble lignie peut finir la noblesse en sa personne par vil peché et mauvaitié », cf. « Considérations sur saint Joseph », dans Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, t. 7, Paris, 1968, p. 70-71, cité par Philippe Contamine, La noblesse au royaume de France de Philippe le Bel à Louis XII. Essai de synthèse, Paris, 1997, p. 299. À la page 302, les exemples que donne Philippe Contamine du débat au XVe siècle sont nombreux : Antoine de la Sale écrit dans Jean de Saintré : « La noblesse des bonnes meurs vaut trop mieulx que la noblesse des parens » ; dans le Jouvencel, on lit : « Ainsi appert que noblesse qui est cause de bonnes meurs et de bonne euvres est mieulx assise en l’homme et plus noble que celle qui vient de lignee ». Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 182rb : « Alii servi adhuc dicuntur aut nobiles per solam denominationem extrinsecam a progenitoribus, et hoc fit aliquo modo secundum rationem, quia sicut dicitur primo Politice : dignificant quemadmodum ex hominibus homines et ex bestiis bestias fieri ». Cf. Annexe 4 pour l’ensemble du paragraphe.

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l’échelle sociale, il concède, pour le cas présent, que la réalité sociale dément la validité de sa position : apparet tamen. Au cœur du XIVe siècle, ce que Buridan dénonce, c’est l’attitude odieuse des nobles : Ils sont méprisants et condescendants dans leur pauvreté même et pour ne pas mendier, ils se font voleurs et fort peu confiants dans la puissance de leurs amis ; l’injustice armée est en effet la plus cruelle, comme dit le premier livre de la Politique. De telles personnes n’aiment pas les autres et n’en sont pas aimées57.

À leur mépris et à leur superbe, ils joignent de multiples exactions, acculés par une situation économique déplorable, préférant l’extorsion à la mendicité. Le portrait du noble rejoint ici celui du mauvais seigneur, tyrannique, violent, injuste et voleur. Le jugement de Buridan est rédhibitoire58. La paix sociale est en jeu. C’est que de tels seigneurs sont incapables de liens sociaux, a fortiori amicaux : « Tales nec alios amant nec ab eis amantur ». Le tableau était un topos à l’époque de la mise en place de la seigneurie banale au XIe siècle, tant dans la rédaction des coutumes dites « exactions » que dans les descriptions des hommes d’Église, tel Raoul Glaber ou, plus tard, Suger59. Il prend un nouveau sens en ce milieu du XIVe siècle, sous la plume de Buridan. En pointant ainsi les travers du système féodo-vassalique, et surtout le comportement nobiliaire, le maître ès arts entend faire droit aux valeurs éthiques, seuls antidotes aux déviations socio-politiques. Là où quatre siècles auparavant, les autorités ecclésiales instauraient le mot d’ordre de la « Paix de Dieu » pour parer aux soi-disant appétits seigneuriaux incontrôlés60, désormais le philosophe,

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Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 182rb : « Ipsi fiunt despectivi, superbientes in sua paupertate, et ne mendicent fiunt raptores et valde maliconfidentes in potentia amicorum, Sevissima enim est injusticia habens arma, ut dicitur primo Politice. Et tales nec alios amant nec ab eis amantur ». (Cf. 1253 a 33. Aristoteles Latinus, Politica, L. I, 2, p. 6 : « Gravissima enim habens arma »). Ibidem : « Alii autem qui scilicet fiunt domini terrarum, si non sint virtuosi, fiunt omnino tyranni cogentes alios injuste sibi servire, eorum bona ad possibile consumentes et rapientes de quibus statim dicetur ». Radulphus Glaber, Histoires, éd. M. Arnoux, Turnhout, 1996 ; Suger, Vie de Louis VI le Gros, éd. H. Waquet, Paris, 1964 : abondamment, Raoul Glaber décrit les violences des seigneurs et Suger parle de la « turbulence des sires ». Pour l’exemple célèbre de la Catalogne au XIe siècle, Pierre Bonnassie parle de « piraterie seigneuriale », d’« oppression seigneuriale », ou encore de « terrorisme seigneurial », cf. P. Bonnassie, La Catalogne au tournant de l’an mil. Croissance et mutations d’une société, Paris, 1990, cf. ch. 10 : « La seigneurie banale et la mise en condition des paysans libres », p. 289-312, respectivement p. 298, p. 303, p. 305. Pour la situation au XIVe siècle, cf. G. Duby, L’Économie rurale et la Vie des campagnes dans l’Occident médiéval, Paris, 1962, rééd. 1977, t. 2, p. 171-265 : « La mutation du XIVe siècle » ; R. Fossier, La société médiévale, Paris, 1991, 3e éd. 2002, p. 376-414 : « Nouveaux visages à la campagne » et p. 415-436 : « Acuité nouvelle des conflits de classe ». Le mouvement de la « Paix de Dieu » se concentre autour de l’An Mil en trois vagues : Aquitaine (990-1000), Francia (1er quart du XIe siècle), Catalogne (entre 1027 et 1041), cf. D. Barthélémy, L’an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale (980-1060) », Paris, 1999.

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en proposant la fondation d’un nouveau discours moral, en appelle à la seule rationalité, intrinsèque à l’homme : sa conscience morale. Le maître parisien l’enseigne : en lui-même, l’homme possède les ressources de sa propre liberté et les dispositions pour la paix sociale. La réflexion éthique se veut ainsi pensée sociale. La portée d’une telle construction discursive s’inscrit exactement dans le contexte du mouvement anti-nobiliaire consécutif à la bataille de Poitiers de 135661. Au cœur de la critique buridanienne, c’est bien la superbia des nobles qui est visée. Le thème est présent dans l’ensemble des écrits polémiques de l’année 1357 : par leur superbia, les nobles sont responsables de la « déconfiture » de Poitiers62. Le sixième et dernier point, dans la logique du précédent, achève sur la description de la servitude absolue, celle qui se définit par la force et la violence. Servitude tyrannique : « Tales servi violentia coguntur dominis servire et ab eis sua bona capi et consumi permittere63 ». Aucune amitié n’est alors ni possible ni pensable dans cette configuration de rapports tant la violence y est omniprésente. Pour Buridan, ce point est surtout l’occasion d’aller jusqu’au bout de son stoïcisme éthique et sa finale atteint un point extrême lorsqu’il affirme que la liberté intérieure ne peut jamais être asservie : En effet, l’esclave n’a rien en propre, je parle des biens soumis à la fortune, car l’esclave lui-même est la propriété de son maître, donc etc. C’est à juste raison que je dis ‘les biens soumis à la fortune’ parce que, chez personne, l’esprit ou les vertus ne peuvent être assujettis à autrui si ce n’est volontairement et librement, 61

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F. Bériac-Lainé, C. Given-Wilson, Les prisonniers de la bataille de Poitiers, Paris, 2002, cf. notamment les pages 219-227 ; Ph. Contamine, La noblesse au royaume de France de Philippe le Bel à Louis XII. Essai de synthèse, Paris, 1997, ch. X, § 1 : « La société contre les nobles ? », p. 305-314, notamment, p. 314 : « Les plus grandes marques d’hostilité contre la noblesse se situent dans la seconde moitié du XIVe siècle, les choses paraissant nettement s’apaiser au XVe » ; J.-M. Tourneur-Aumont, La bataille de Poitiers (1356) et la construction de la France, Paris, 1940, p. 491-497. Cf. F. Autrand, « La déconfiture. La bataille de Poitiers à travers quelques textes français des XIVe et XVe siècles », dans Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne, XIVe-XVe siècle, éd. Ph. Contamine, C. Giry-Deloison, M. Keen, Villeneuve-d’Ascq, 1991, p. 93-121. Françoise Autrand indique surtout les trois textes les plus proches de l’événément, tous rédigés en 1357 : le Confort d’ami de Guillaume de Machaut, la Complainte sur la bataille de Poitiers et le Tragicum argumentum de François de Montebelluna. Peut-être est-ce pour autant risqué d’affirmer, sur la base de cet indice, que le commentaire de Buridan (VIII et IX) se situerait plutôt à la fin des années 1350. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. VIII, qu. 15, fol. 181rb-182va : « Servi autem per violentiam dicuntur viri boni qui digni essent principari, aut alii quando per tirannos captivantur aut eis servire coguntur aut in corpore aut in bonis. Et statim certum est quod inter tales dominos et servos inquantum sunt tales nulla est amicitia neque justum, sicut dicit Aristoteles, quia nichil violentum est amabile. Tales autem servi violentia coguntur dominis servire et ab eis sua bona capi et consumi permittere. Et maxime apparet quod inter tales non est vera amicitia que est propter honestum, quia dictum fuit quod illa non est nisi inter bonos, tales autem dominatores non sunt boni. Et forte quod istam conclusionem intendit Aristoteles probare tali ratione : quibus nichil est commune, inter illos non est amicitia. Amici enim est amico communicare bona sua, sed domino et servo sic accepto nichil est commune ».

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comme on l’a justifié plus haut à partir de Sénèque, au deuxième livre Des bienfaits64.

«Voluntarie et libere ». Volonté et liberté comme les spécificités de la dignité humaine65. Dans la construction éthique de Buridan, la volonté qui s’ordonne au bien par la pratique de la vertu s’avère la plus haute garantie d’une liberté intérieure plénière que rien ne peut violer. Fort de ce dégagement intérieur que lui procure la liberté vraie, l’homme bon est détaché de tout bien extérieur et même de toute pression venant d’autrui. Rien ni personne ne peut entraver la liberté libérée de l’homme vertueux. En réfléchissant sur la question, éminemment sociale, de la servitude, Buridan entreprend en réalité la fondation d’une véritable morale humaniste à partir des axiomes aristotéliciens et stoïciens de la vertu. La bonté humaine est ainsi définie en fonction de la vertu et du bien dont l’amitié est le signe le plus « humain » et le plus authentique66. La bonté de l’homme réside dans l’exercice du bien, vers lequel il peut toujours librement et volontairement s’orienter : « Bonitas est in nostra potestate et libertate67 ». Ce sont ses actes bons, librement et volontairement posés, qui engagent l’homme et le font grandir dans cette liberté intérieure68. Buridan tient beaucoup à sa pensée sur la servitude au point qu’il en reproduit plusieurs arguments au début du livre X de son commentaire sur l’Éthique lorsqu’il pose la question : Utrum voluntas sit magis libera quam intellectus69. Longuement, il disserte sur la notion de liberté et, pour ce faire, recourt à son antithèse, la servitude70. En un mot, dans son discours sur

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Ibidem, 182ra : « Servus enim nichil habet quod sit suum, dico de bonis fortune subjectivis. Ipsemet enim servus possessio domini sui est, ergo etc. Bene dixi ‘de bonis fortune subjectivis’ quia nullius mens aut virtutes mentis sunt alteri subjective nisi voluntarie et libere, prout ex Seneca allegatum fuit prius secundo De beneficiis ». Sur la réflexion scolastique médiévale à propos de la volonté, la littérature est surtout centrée sur le XIIIe siècle, cf. B. Kent Dorrick, Virtues of the Will : The Transformation of ethics in the Late Thirteenth Century, Washington, D.C., 1995. Plus spécialement sur l’akrasia, discutée aux livres III et VII de l’Éthique, cf. R. Saarinen, Weakness of the Will in Medieval Thought : From Augustine to Buridan, Leiden, 1994. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 9, fol. 201ra : « Bonitas humana in virtutibus anime et secundum virtutes in operationibus consistit », « bonitas attenditur quoad virtutes et opera virtutum ». Ibidem. Pour les débats autour de la notion de liberté au XIIIe siècle, cf. F.-X. Putallaz, Insolente liberté. Controverses et condamnations au XIIIe siècle, Fribourg, 1995 ; Id., « Liberté » dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 831-832 ; P.-E. Langevin, « Nécessité et liberté chez Godefroid de Fontaines », Sciences ecclésiastiques, 12 (1960), p. 175-203. Pour une plus longue périodisation, cf. J. Fried, Die abendländische Freiheit vom 10. zum 14. Jahrhundert. Die Wirkungszusammenhang von Idee und Wirklichkeit im europäischen Vergleich, Sigmaringen, 1991. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. X, qu. 1, fol. 203ra. Ibidem, fol. 203ra-va : « Distinguendum est de libertate et de servitute, quia opponi videtur servum et liberum ».

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l’amitié, Buridan élabore, par les seuls enchaînements logiques et conceptuels de la rationalité philosophique, une morale humaniste et anthropocentrique qui s’affranchit des références théologiques pour s’autonomiser pleinement. Par là, il inaugure une réflexion sociale indépendante des principes formés depuis plusieurs siècles à partir des discours passés. L’humanisme éthique, comme alternative au système théocentrique, débouche sur une mise en question de la conception des cadres sociaux et ecclésiologiques traditionnels. d. L’autonomisation de l’amitié par rapport à la charité via la bienveillance Une deuxième thématique révèle, d’une manière particulièrement démonstrative, la reformulation anthropocentrique de l’amitié dans le discours buridanien, dans le sens d’une autonomisation éthique de l’amitié par rapport à la charité. Ce témoin est encore ici le concept de la bienveillance, située au cinquième mouvement du livre IX, qui correspond, dans le commentaire questionné de Buridan, à la cinquième question : Utrum benivolentia sit virtus71. La hardiesse de Buridan dans le traitement du thème consiste à centrer l’analyse sur l’objet intentionnel de la bienveillance plus que sur le contenu du sentiment lui-même : à qui faut-il vouloir du bien ? Pour répondre, Buridan progresse en trois temps, graduellement structurés. Dans un premier temps, l’amitié est une bienveillance envers l’ami lui-même ; ensuite, l’amitié, prise au sens large, est une bienveillance envers l’homme bon ; enfin, la charité est une bienveillance qui s’adresse à tout homme, y compris les étrangers. Entre les deux premières bienveillances (amicales) et la troisième (charitable), une césure crée l’abîme, articulée autour d’un significatif immo : les deux premiers sentiments sont conformes à la nature et à la raison, le troisième suppose un élément extérieur aux mécanismes strictement humains pour pouvoir être cohérent. Les deux premières bienveillances peuvent être dites amicales. L’essence de leur mouvement intentionnel est défini par l’infrangible règle du ipsius gratia, qui considère l’ami pour lui-même, en tant qu’il est une personne, dans un mouvement absolu d’excentration. Le paragraphe est insistant et les redites sont volontaires : Or il faut savoir que la bienveillance et la bienfaisance, prises au sens propre, sont réservées aux actes et aux habitus qui s’orientent vers une personne, quelle qu’elle soit, mais considérée pour elle-même. Ainsi la bienveillance, ce n’est pas vouloir du bien à n’importe qui mais c’est seulement vouloir du bien à la personne d’autrui considérée pour elle-même. La bienfaisance, ce n’est pas non plus faire du bien à n’importe qui, mais c’est faire du bien seulement à la personne d’autrui considérée pour elle-même72.

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Ibidem, qu. 5, fol. 196ra. La question complète est la suivante : « Queritur utrum benivolentia sit virtus et idem queri potest de concordia et de beneficentia ». Ibidem, fol. 196vb : « Sed sciendum est quod benivolentia et beneficentia quando proprie

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La bienveillance authentique tire donc sa validité de la personne même d’autrui qui en finalise le mouvement. Régie par le ipsius gratia, l’amitié est toujours une bienveillance : Si donc la bienveillance et la bienfaisance sont prises au sens propre et pour des habitus et si l’amitié, prise au sens le plus propre qui soit, suppose un habitus appelant un acte, comme on l’a déterminé dans la deuxième question du livre VIII, alors il faut dire que toute amitié est une bienveillance et une bienfaisance mais non l’inverse. On prouve la première partie de cette conclusion parce que, sans aucun doute, l’amitié incline et pousse à vouloir du bien et à faire du bien à l’ami considéré pour lui-même. Or tout habitus semblable est dit bienveillance et bienfaisance73.

Que l’amitié soit une bienveillance envers l’ami et pour lui-même, jusque là, rien de nouveau. Les grands principes sont réaffirmés. La suite enchaîne sur un élargissement de l’amitié, amicitia communiter accepta, qui s’ouvre à tous les hommes vertueux : La deuxième partie de la deuxième conclusion se comprend aisément parce que la vertu d’amitié prise au sens large [...] incline et pousse à vouloir du bien envers tout homme bon, considéré aussi pour lui-même, selon le principe qu’il est bon ; elle incline et pousse à lui faire du bien et à lui venir en aide s’il était dans une situation de nécessité ou s’il en avait besoin, et s’il est à propos pour nous de l’exercer selon nos moyens74.

L’élargissement de l’amitié à ce que l’on a déjà nommé la polyphilie trouve ici sa forme propre de bienveillance et son objet : il est légitime et juste d’éprouver de la bienveillance envers tout homme bon qui se trouve dans le besoin. Autrui n’est plus seulement l’ami, intime et aimé pour lui-même ; il est tout homme, apprécié pour sa bonté et sa vertu, considéré pour lui-même, comme finalité ultime de cette deuxième forme de bienveillance amicale. Sa bonté à elle seule légitime le soutien que je lui dois, même s’il n’est pas immé-

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sumuntur restriguntur ad illos actus vel habitus qui sunt ad personam aliquam ipsius gratia, ita quod non a quocumque bene velle dicatur benivolentia, sed solum a bene velle alteri persone ipsius gratia, nec a quibuscumque bene facere dicatur beneficentia, sed solum a (ad cod.) benefacere alteri persone ipsius gratia ». Ibidem, fol. 196vb-197ra : « Si ergo benivolentia et beneficentia sic proprie capiantur et pro habitibus, et amicitia propriissime accepta ponatur supponere pro habitu appelando actum modo quo determinatum fuit in secunda questione octavi, dicendum est quod omnis amicitia est benivolentia et beneficentia, sed non convertitur. Prima pars huius conclusionis probatur, quia sine dubio amicitia sic proprie accepta inclinat et determinat ad benevolendum et benefaciendum amico ipius gratia, sed omnis habitus talis dicitur benivolentia et beneficentia ». Ibidem, fol. 197ra : « Secunda vero pars secunde conclusionis faciliter apparet, quia virtus amicitie communiter accepta [...] inclinat et determinat ad benevolendum omni bono homini, etiam ipsius gratia scito quod sit bonus, et ad benefaciendum et subveniendum ei, si positus fuerit in necessitatis articulo vel si indiguerit et nobis fuerit opportunum hoc facere secundum nostram facultatem… ».

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diatement mon ami et que je ne le connais pas personnellement. Le schéma est stoïcien et l’on retrouve l’idée d’une amitié universelle pour tout homme bon, même inconnu. Jusque là, les deux mouvements de bienveillance amicale sont conformes à la nature humaine et raisonnablement justifiés. Surgit alors l’adverbe d’opposition. Immo annonce la rupture de ton et le changement de registre : Bien au contraire, envers les étrangers, c’est par compassion . En effet, nous donnons ainsi aux pauvres des aumônes, nous visitons les malades et nous pratiquons d’autres œuvres de charité. Tout cela, je ne le comprends cependant pas de la manière suivante : à savoir que nous le faisons seulement pour les personnes elles-mêmes ; bien au contraire, nous le faisons avant tout et principalement pour Dieu et ensuite, pour nous-mêmes, en vue d’acquérir le bien de la vertu. Or, tout cela, je le comprends plutôt ainsi : pour les personnes considérées en elles-mêmes parce que nous n’avons comme finalité personne d’autre sinon ces personnes desquelles vient le gain de biens extérieurs, d’avantages et de biens temporels. De là, il ressort donc que nous éprouvons de la bienveillance et de la bienfaisance envers les personnes susdites, bien que nous n’aurions pas manqué d’amis au sens propre, et par conséquent, d’amitié au sens propre. Donc toute bienveillance ou bienfaisance n’est pas une amitié au sens le plus propre du terme75.

Le cœur du paragraphe vise la ‘bienveillance charitable’, expression à peine cryptée pour dire la vertu théologale qui entre en scène : la charité. Les termes sont explicites qui énumèrent les « œuvres de charité » selon la liste traditionnelle que l’auteur ne se donne pas la peine de décliner exhaustivement : faire l’aumône aux pauvres, visiter les malades, etc. Le champ sémantique retrouve toute sa tonalité évangélique : « Infirmus et visitastis me… » (Matth. 25, 36). Cette charité qui s’adresse aux étrangers, c’est-à-dire aux inconnus (et non aux proches amis) considère avant tout, comme premier objet intentionnel, Dieu lui-même : « Hoc faciamus primo et principalissime Dei gratia ». Mouvement foncièrement théologal qui a Dieu pour objet, pour principe et pour motivation. Buridan commente d’un audacieux Hoc tamen non sic intelligo : « Hoc tamen non sic intelligo quod solum personarum illarum gratia hoc faciamus immo primo et principalissime Dei gratia ». Il expose la définition officielle de la charité, selon l’ordo caritatis augustinien : le propre de la charité ne serait pas d’œuvrer en vue des personnes elles-mêmes selon le principe du ipsius gratia, 75

Ibidem : « …immo et extraneis per compassionem. Sic enim pauperibus damus elemosinas, infirmos visitamus et alia excercemus opera caritatis. Hoc tamen non sic intelligo quod solum personarum illarum gratia hoc faciamus, immo primo et principalissime Dei gratia, secundo gratia nostri ut nobis inde bonum virtutis acquiramus ; sed sic : illarum personarum gratia quia nulli nisi illis personis intendimus inde lucrum in bonis exterioribus vel commodis vel temporalibus. Ex his ergo apparet quod in nobis erit benivolentia vel beneficentia ad predictos, licet propriissime dictis amicis, et per consequens amicitia proprie dicta, careremus. Non ergo omnis benivolentia vel beneficentia est amicitia dicta propriissime ».

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mais d’orienter l’intention de l’acte en vue de Dieu lui-même, avant tout et surtout pour Lui. La bienveillance de charité serait ainsi amenée à quitter le strict terrain de la relation humaine et de l’éthique aristotélicienne. Or, Buridan n’entend pas ainsi l’acception de la charité : hoc non sic intelligo. Il prétend redonner à la notion un sens nouveau, maintenir autrui au centre du processus intentionnel et par là, sur le terrain d’une rationalité proprement philosophique. L’entreprise est hardie, l’enjeu périlleux. Par la juxtaposition de ces deux approches de la charité, Buridan crée une rupture de registre : il écarte la charité théologale, centrée sur Dieu, pour mieux considérer une charité altruiste, centrée sur autrui. Il fait de la personne d’autrui le centre d’une éthique philosophique, en discontinuité avec une autre éthique, induite par le présupposé de foi. Buridan poursuit la description de la charité. Bien plus ambigu est le deuxième objet intentionnel de l’acte charitable : nous-mêmes. L’acte de charité est présenté comme un exercice moral qui fortifie la vertu et développe le bien chez celui qui la pratique, dans une perspective spirituelle qui vise à l’accumulation des mérites. Dans l’acception qu’écarte Buridan, en pratiquant une bonne œuvre, l’œuvre de charité, nous sortons en quelque sorte du lien horizontal d’homme à homme, pour ne plus se centrer que sur le lien vertical motivé par la perspective théologale. Par là, autrui s’offre à moi comme le moyen d’une relation entre Dieu et mon âme dans laquelle j’engage mon salut. Autrui m’est une occasion de salut plus qu’il ne m’est pas une finalité en soi ; à côté de la figure du pauvre, autrui m’est, lui aussi, la porte du ciel76. Or on sait la valeur de la personne considérée pour elle-même chez les commentateurs aristotéliciens et surtout chez Buridan. À l’aune de ce critère d’appréciation, strictement philosophique – le principe du ipsius gratia –, une charité qui est régie par le gratia nostri, revêt alors, dans le discours buridanien, un vice de fond majeur. Le jugement de Buridan sur cette charité de l’intéressement, la charité du gratia nostri, se dessine plus nettement au regard des termes qu’il choisit, péjorativement connotés : lucrum, bonis exterioribus, intendimus, commodis temporalibus… Ce qui est implicitement condamné, c’est le retour sur soi là où il s’agit de se tourner vers les autres. Comme le rappelle Catherine Vincent, « pour la littérature spirituelle, la prédication et la pratique caritative des derniers siècles du Moyen Âge, c’est bien dans la quête du salut individuel que l’amour du prochain trouve son ultime finalité77 ». Aussi, en un geste révolu-

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J.-L. Roch, « Le jeu de l’aumône au Moyen Âge », Annales ESC, 44 (1989), p. 506 : « Le riche […] donne ; et le mendiant prie Dieu de le lui rendre au paradis et de lui être favorable dès ici-bas ; c’est ainsi que l’on se représente la charité médiévale : un échange sacré dont Dieu est la référence et qui fait du pauvre la porte du ciel ». Sur le souci de son propre salut dans l’acte de charité, cf. C. Vincent, « Comment reconnaître son prochain ? », p. 117 : « Pardonner à ses ennemis, comme tout acte d’amour du prochain, c’est travailler avec grande efficacité à son propre salut ».

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tionnaire, Buridan renverse-t-il la hiérarchisation canonique des vertus : il déprécie la charité, théologale, au regard de l’amitié, humaine, par le seul argument de l’ipsius gratia qui puise toute sa légitimité aux sources de l’éthique aristotélicienne. Pour la première fois, le vis-à-vis entre amitié et charité non seulement n’est plus hiérarchiquement ordonné mais il se dissout dans un discours où l’amitié revêt une cohérence rationnelle, une dignité morale et une force d’autonomie capable d’engendrer un nouveau système éthique : un système humaniste, altruiste et anthropocentrique, sans référence aux vertus théologales ou aux présupposés de foi. En ce sens, Buridan affranchit l’amitié de toute dépendance à la charité en autonomisant les deux sphères de référence, rationnelle et théologale, d’une autonomie non plus séparée, comme chez Albert, mais désormais séparatiste. La bienveillance charitable est d’une autre espèce que la bienveillance amicale. Le maître parisien en disant que toute bienveillance n’est donc pas une amitié au sens plein du terme, non omnis benivolentia est amicitia dicta propriissime, disjoint les deux registres : la charité et l’amitié ne sont plus liées. Pour mieux asseoir les fondations de cette nouvelle éthique, Buridan récupère la notion de bienveillance dont il réoriente résolument le contenu. Plus fermement que l’ensemble des autres commentateurs, il insiste sur la définition de la bienveillance comme vertu. La première personne du singulier est énergique, ego opinor : Moi, je suis pourtant d’avis que la bienveillance proprement dite est une vertu si on l’entend comme un habitus ferme et je pense de même en ce qui concerne la bienfaisance parce que tout habitus fermement établi tend à la médiété rationnelle : “la vertu se situe entre un excès mauvais et un défaut condamnable”, comme on le voit au second livre, mais la bienveillance – et la bienfaisance – est un tel habitus, ce que nous prouvons car vouloir du bien et faire du bien est toujours conforme à la droite raison et il en est de même du bien en général78.

La bienveillance est définie par l’habitus de ‘vouloir le bien’, bene velle, acte conforme à la droite raison – ou la droite volonté – qui tend naturellement vers le bien. « Bene enim velle est semper medium consonum rationi79 » : en conformité rationnelle, la bienveillance relève donc toujours d’un principe de médiété, laquelle définit l’essence de la vertu, équilibre entre deux excès. La démonstration vaut pour la bienfaisance. En redonnant à la bene-volentia toute sa force sémantique, Buridan la réfère à la rationalité de la volonté droite tou78

79

Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 5, fol. 197ra : « Tamen ego opinor quod benivolentia proprie dicta sit virtus si capiatur pro habitu firmo, et consimiliter intelligo de beneficentia, quia omnis habitus firmus inclinans ad medium rationis ; ‘inter excessum pravum et defectum vituperabilem est virtus’, ut apparuit in secundo libro. Sed benivolentia -et beneficentia- est (esset cod.) talis habitus, quod probatur quia bene velle et bene facere est secundum rectam rationem et universaliter omne bene ». Ibidem.

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jours orientée vers le bien. Par là, la bienveillance est indubitablement une vertu. Au détour du propos, le maître ès arts se plaît à préciser la distinction sémantique entre bene velle et bonum velle : Il n’en va pourtant pas de même pour le fait de ‘vouloir ou faire un bien’. De même, vouloir du bien à autrui comporte un excès condamnable comme le fait de vouloir à autrui les plus grandes richesses, les plus hauts pouvoirs et prélatures que son statut et son discernement exigeraient. De cet excès, je ne dis pas que c’est ‘vouloir du bien’ mais ‘vouloir des biens’. En effet, vouloir du bien est toujours une médiété conforme à la raison80.

Vouloir du bien est toujours conforme à la raison, là où vouloir des biens revêt une toute autre signification, d’autant plus douteuse que les biens dont il donne l’exemple sont les biens temporels et honorifiques. Dans le même esprit, mais quelques mouvements plus loin, Buridan redéfinit la bienfaisance en accentuant sa portée éthique. En reprenant la distinction sémantique entre bene facere et bonum facere, ‘faire du bien’ et ‘exercer la bienfaisance’, il préfère insister sur la force d’engendrement vertueux du bien plus que sur l’assistance matériellement offerte : L’homme dans l’infortune, en tant qu’il est dans l’infortune, n’a pas de quoi exercer la bienfaisance envers son ami, il n’a donc pas besoin d’amis pour exercer sa bienfaisance. Or, moi je dis que si, car l’homme vertueux, si grande que soit son infortune, peut faire le bien à ses amis et à d’autres, par ses paroles, son comportement exemplaire et ses exhortations à la vertu, car dans chaque situation, on peut pratiquer la vertu81.

‘Faire du bien’, c’est surtout entraîner à la vertu, par les paroles, le comportement exemplaire ou l’exhortation au bien. Faire le bien ne dépend plus des conditions matérielles et pratiques mais ressort de la pratique des vertus. En vidant la notion de bienfaisance de sa trop grande proximité avec les œuvres caritatives comme l’aumône, Buridan élève l’acte pour lui donner une valeur en soi. La bienfaisance acquiert plus de prix par sa capacité à conduire au bien que par sa référence caritative d’assistance matérielle. Autonome, la bienfaisance se suffit pour être valide sur le plan éthique. En redéfinissant philosophiquement la bienveillance comme une vertu, Buridan déploie la force du concept aristotélicien de benevolentia pour construire une éthique, strictement anthropocentrée et philosophiquement structu80

81

Ibidem : « Licet non sit ita de bonum velle vel facere. Item bene velle alteri habet excessum vituperabilem, scilicet velle ei maiores divitias, principatus aut prelaturas quam exigeret suus status et sua discretio. Et non dico quod ille excessus sit ‘bene velle’, sed ‘bona velle’. Bene enim velle est semper medium consonum rationi ». Ibidem, qu. 13, fol. 201rb : « Infortunatus secundum quod infortunatus non habet unde benefaciat amico. Ergo ut sic non indiget amico ad benefaciendum. Dico autem ut sic, quia bonus homo quantumcumque male fortunatus potest amicis et aliis bene facere verbis et exemplis et persuasionibus ad virtutem, eo quod in omni statu potest uti suis virtutibus ».

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rée. Par l’exemple de la dyade amitié-charité, l’historien mesure à quel point le « moment Buridan » représente, dans l’histoire de la pensée médiévale, une rupture par rapport aux conceptions antérieures qui permet à l’amitié de sortir de sa gangue théologique pour s’imposer, autonome, dans le champ d’une stricte rationalité philosophique. Comme l’écrivait Alain de Libera en 1991, « il y a donc, chez Aristote, de quoi organiser une alternative philosophique à la socialité chrétienne et de quoi parer au principe même de sa réalisation : la charité82 ».

2. L’ARISTOTÉLISME ÉTHIQUE DU XIVe SIÈCLE Si l’exemple de Jean Buridan est emblématique de cette volonté d’autonomiser la scientia moralis, en l’enracinant sur des fondements philosophiques, lui assurant une pleine indépendance par rapport à la morale de la Révélation chrétienne, il est vrai qu’une certaine tendance à reconsidérer l’éthique dans une perspective plus anthropocentrique se retrouve au XIVe siècle chez d’autres exégètes de l’Éthique, contemporains ou légèrement postérieurs. En effet, encadrant l’œuvre de Buridan, le commentaire sur l’Éthique de Walter Burley entre 1338 et 1341, et celui de Nicole Oresme, en 1370, chacun à leur manière et chacun selon leur tradition interprétative, appartiennent à un même univers intellectuel et épistémique où la marque anthropocentrique de la morale aristotélicienne pénètre de plus en plus profondément les esprits83. a. Walter Burley : une éthique de la respectabilité Le « cas Burley » est complexe. De ce commentateur du XIVe siècle, on a montré qu’il dépendait fortement de la tradition interprétative du XIIIe siècle et qu’il la poussait volontiers à son faîte, se faisant par moment plus thomiste que Thomas84. Ce qui fait l’intérêt heuristique de Walter Burley, c’est son croisement entre la tradition interprétative dont il relève étroitement, tradition thomasienne du XIIIe siècle, et le contexte épistémologiquement nouveau du XIVe siècle dans lequel il vit et réfléchit. Comment, autour de 1340, Burley peut-t-il penser le lien amical, lui qui s’insère dans le cadre de la Sententia thomasienne du XIIIe siècle ? Le passage sur l’amitié dans l’épreuve peut nous servir de fil démonstratif pour suivre à la trace les profondes mutations de sens d’un discours apparemment identique. 82 83

84

A. de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, 1991, p. 239. Walter Burley ne semble pas connaître le commentaire de son contemporain Buridan et inversement. Cf. supra, IIe Partie, chapitre I, § « La marque théologienne dans la tradition albertino-thomasienne ».

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Nous sommes au treizième mouvement du livre IX, au lemme Utrum autem in bonis fortunis. Il est question de la présence de l’ami dans l’épreuve85. À la suite d’Aristote et dès l’origine des traditions commentatrices sur l’Éthique, tous les auteurs s’arrêtent sur ce qu’ils appellent les six documenta moralia. Il s’agit de six conseils pratiques qui codifient le comportement que doit adopter l’ami envers son ami dans les différentes situations de la fortune86. Les trois premiers conseils dissertent sur le recours aux amis du point de vue de celui qui est dans l’épreuve, quomodo homo debet se habere ad convocationem amici ; les trois derniers considèrent la visite aux amis éprouvés du point de vue de celui qui est dans la bonne fortune, ex parte sponte euntium ad amicos87. Dans l’ensemble du passage, comme ailleurs dans le reste du commentaire, Walter Burley suit Thomas presque pas à pas, développant ici et là quelques points, paraphrasant d’une phrase ou deux Thomas, insérant ponctuellement une conclusio numérotée pour une plus grande clarté88. Apparemment, le commentateur anglais veut suivre le maître dominicain et même l’approuver autant qu’il le peut. Il lui est fidèle dans la lettre et l’esprit. Son discours sur l’amitié s’inscrit délibérément et ouvertement dans l’enseignement thomasien. 85

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87 88

1171 b 15-28. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIII, p. 343 : « Propter quod videbitur utique oportere ad bonas fortunas quidem, vocare amicos prompte, benefactivum enim esse bonum, ad infortunia autem, pigritantem. Tradere enim ut minimum oportet malorum. Unde hoc, Sufficienter ego infortunans. Maxime autem advocandum cum debeant pauca turbati, magna ipsum juvare. Ire autem e converso forte congruit ad infortunatos quidem non vocatum et prompte. Amici enim benefacere et maxime hiis qui in necessitate et hoc non dignificantibus. Ambobus enim melius et delectabilius. Ad bonas fortunas autem, cooperantem quidem prompte. Et enim ad hec, necessitas amicorum. Ad bonam passionem autem, quiete. Non enim bonum promptum fieri juvari. Opinionem autem indelectacionis, in onerosum esse, forte reverendum. Quandoque enim, accidit. Presencia utique amicorum, in omnibus utique eligibilis videtur ». Traduction de J. Tricot, p. 472-473 : « C’est pourquoi il peut sembler que notre devoir est de convier nos amis à partager notre heureux sort (puisqu’il est noble de vouloir faire du bien), et dans la mauvaise fortune, au contraire, d’hésiter à faire appel à eux (puisqu’on doit associer les autres le moins possible à nos maux, d’où l’expression : ‘C’est assez de ma propre infortune’). Mais là où il nous faut principalement appeler à l’aide nos amis, c’est lorsque, au prix d’un léger désagrément pour eux-mêmes, ils sont en situation de nous rendre de grands services. – Inversement, il convient sans doute que nous allions au secours de nos amis malheureux sans attendre d’y être appelés, et de tout cœur (car c’est le propre d’un ami de faire du bien, et surtout à ceux qui sont dans le besoin et sans qu’ils l’aient demandé : pour les deux parties l’assistance ainsi rendue est plus conforme au bien et plus agréable) ; mais quand ils sont dans la prospérité, tout en leur apportant notre coopération avec empressement (car même pour cela ils ont besoin d’amis), nous ne mettrons aucune hâte à recevoir leurs bons offices (car il est peu honorable de montrer trop d’ardeur à se faire assister). Mais sans doute faut-il éviter une apparence même de grossièreté en repoussant leurs avances, chose qui arrive parfois. La présence d’amis apparaît donc désirable en toutes circonstances ». Gualterus Burley, Expositio, L. IX, Tract. III, cap. 2, Propter quod videtur, fol. 154ra : « Quomodo homo debet se habere ad amicos in utraque fortuna quantum ad convocationem amicorum et quantum ad accessum ad amicum ». Ibidem. Ibidem en parallèle étroit avec Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 13, Propter quod videbitur, p. 546-547, l. 120-181.

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Pourtant, ce même discours ne fonctionne plus au XIVe siècle comme il fonctionnait au XIIIe. Même si le commentaire burleyien redit presque mot à mot le texte de Thomas, il n’en a plus la même signification. C’est en traquant les indices les plus ténus, illisibles à l’œil nu, que l’on comprend la mutation de sens du discours sur l’amitié, de Thomas à Burley, de 1270 à 1340. Walter Burley édicte une norme du comportement amical en centrant sa construction autour de la notion de dignité au sens de respectabilité. Si tous les éléments burleyiens étaient déjà présents chez Thomas, Burley les reprend pour mieux les pointer. Tout d’abord, il aime à présenter, selon les conseils aristotéliciens, l’infortune comme une occasion de maîtrise de soi, laquelle est sœur de la tempérance aristotélicienne du livre VII de l’Éthique : Les amis virils qui sont dans l’infortune redoutent et veillent à ce que leurs amis ne soient pas contristés à cause d’eux. […] Cependant, l’homme viril n’aime pas avoir des gens qui pleurent autour de lui, parce qu’eux-mêmes ne sont pas pleureurs. Or il se trouve certains hommes efféminés qui prennent plaisir à avoir avec eux des hommes tourmentés et ils aiment ceux qui partagent leur douleur comme des amis. Au sein de cette diversité d’hommes, il faut imiter les meilleurs, c’est-àdire les hommes virils89.

Plus que chez Thomas, l’alternative d’attitude, présentée par Burley, trahit un jugement de valeur : aux hommes virils, la force d’âme et la dignité dans l’épreuve ; aux hommes efféminés la faiblesse sentimentale et la sensiblerie émotive dont les pleurs sont le signe le plus éloquent90. Burley construit ainsi une norme de la respectabilité en amitié, insistant sur les éléments les plus aristotéliciens de la morale antique : morale de la force, de la dignité dans l’épreuve, de la maîtrise de soi et de la grandeur d’âme. La sentence finale ne fait pas de doute : il faut suivre le modèle des meilleurs, c’est-à-dire les hommes virils. Morale aristocratique au sens littéral, l’éthique aristotélicienne est une « morale des meilleurs », un aristocratisme éthique : « Oportet imitari meliores ». C’est pourquoi cette morale de la noblesse d’âme entend pratiquer le désintérêt absolu et ne pas attendre de retour : l’ami doit s’empresser de secourir l’infortuné mais tarder à se faire secourir lui-même ; il doit se hâter auprès de l’ami dans l’infortune mais ne pas se presser de visiter l’ami dont la bonne fortune pourrait le combler. La magnanimité dicte de donner sans rien 89

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Ibidem, fol. 153vb-154ra : « Viriles amici existentes in infortuniis verentur et cavent ne amici sui propter eos contristentur. (…) Virili tamen homini non placet habere comploratores, quia ipsi non sunt plorativi. Sunt tamen quidam homines muliebriter dispositi qui delectantur in hoc quod habeant secum aliquos angustiatos et amant eos qui sibi condolent quasi amicos. Sed in hac diversitate hominum oportet imitari meliores, id est viriles ». Dans l’éthique burleyienne, les larmes sont signe de faiblesse. Mais il est une autre construction discursive au Moyen Âge où les larmes sont perçues, en un sens spirituel, comme un don. Sur la valorisation chrétienne des pleurs et le « don des larmes » comme figure historique, voir l’ouvrage de Piroska Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge. Un instrument spirituel en quête d’institution (Ve-XIIIe siècle), Paris, 2000.

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recevoir des autres ; elle est une surenchère dans la générosité amicale d’une éthique aristocratique qui accepte difficilement le statut de débiteur91. Tout au long du commentaire, les verbes normatifs que Burley répète scandent avec insistance cette morale du devoir et de la respectabilité, de la noblesse d’âme et de la dignité extérieure. La présence de la morale antique perce sous les mots de la tradition chrétienne92. « Intelligit non requirentibus nec se dignos reputantibus », l’interpolation est burleyienne. L’amitié est marquée par les valeurs de dignité, de respectabilité, au sein d’une morale où il ne sied pas de quémander ni de gémir. Le lien amical se nourrit à d’autres sources que la morale chrétienne. L’épreuve est désormais relue en rupture avec son horizon biblique et spirituel, dont la littérature sapientielle – notamment les Psaumes et le livre de Job – restituaient les supplications de l’infortuné, implorant et confiant dans le secours du Très-Haut. Désormais, l’épreuve n’est plus l’expérience d’une finitude, constitutive de la condition humaine, mais plutôt l’opportunité de déployer une force d’âme et une virilité courageuse aux yeux des hommes. Burley réadapte l’héritage théologique qu’il reçoit au contexte du XIVe siècle pénétré d’aristotélisme éthique. b. Nicole Oresme : observations psychologiques et naturalistes L’autre témoin de l’aristotélisme éthique et de la conception plus anthropocentrique qui imprègne le XIVe siècle est Nicole Oresme. Attardons-nous sur ce même mouvement du livre IX qui correspond chez Oresme au chapitre quinzième93. On l’a dit, Nicole Oresme dépend fortement de la tradition interprétative issue de Guiral Ot et surtout de Buridan ; il connaît bien le commentaire de Thomas. Dans sa traduction, Nicole Oresme est très influencé par la prose thomasienne, mais dans la partie glosée de son œuvre, on note une pré91

92

93

Cf. R.-A. Gauthier, Magnanimité. L’idéal de la grandeur dans la philosophie païenne et dans la théologie chrétienne, Paris, 1951 ; J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, 1985, p. 129 : « Magnanimes. Voilà le grand mot lâché. Comme l’a admirablement montré le Père Gauthier, c’est chez ces intellectuels qu’on trouve l’idéal suprême de magnanimité qui était déjà chez Abélard vertu d’initiative, Passion d’espérance. Elle est enthousiasme pour les tâches humaines, énergie dans leur force d’homme, confiance dans les techniques humaines qui, au service de la force de l’homme, sont seules capables d’assurer la réussite des tâches humaines. Elle est une spiritualité typiquement laïque, faite pour des hommes qui restent engagés dans le monde, cherchent Dieu mais non plus immédiatement comme la spiritualité monastique, mais à travers l’homme et à travers le monde » ; A. de Libera, Penser au Moyen Âge, p. 196 : « La pratique des vertus est, avant tout, la pratique des actions nobles ; or, il n’y a pas de grandeur d’âme, de « magnanimité » – le grand mot des intellectuels selon Le Goff – sans ‘magnificence’ » et p. 376 : « La notion de magnanimité, analysée pour la première fois par R.-A. Gauthier, est effectivement le grand mot des intellectuels universitaires ». Les influences de la littérature courtoise semblent également très fortes, mais il faudrait étudier de plus près le lien entre l’éthique chevaleresque et la morale aristotélicienne. Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, p. 490-93, L. IX, ch. 15 : « Ou.xv.e chapitre il traicte ceste question, a savoir mon se l’en a plus grant mestier d’amis en prosperité ou en adversité ».

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dominance de l’influence buridanienne sur sa personnalité intellectuelle. Ses observations sur l’épreuve et l’amitié en témoignent. Voici la teneur de l’une de ses gloses : : Et se leur tristece est alegiee ou amenrie pour l’une cause ou pour l’autre, nous n’en diron plus a present. : Car ce appartient plus a philosophie naturele, et pourroit l’en assigner autre cause ; car un nuisement enclos fait plus grant affliccion que quant il est ouvert et esparti. Et pour ce est tristece alegiee par la monstrer en plourer, en gemir et en la declarer a ses amis. Et semblablement yre qui est occulte et couverte, est plus grieve a porter que celle qui est apperte, si comme il fu dit ou .xxi.e chapitre du quart94.

Oresme se plaît à approfondir des considérations psychologiques sur l’homme dans l’épreuve. Il requiert une approche scientifique dans ses descriptions, se défendant pourtant de les développer car, plus qu’à la philosophie morale, elles appartiennent à la philosophie naturelle, c’est-à-dire la partie scientifique du savoir. Comme Buridan, il aime, en parfait aristotélicien, croiser les deux champs disciplinaires, scientifique et moral, et contribue ainsi à appréhender la thématique de l’amitié sous un angle plus volontiers ‘naturaliste’95. Le point de départ des analyses oresmiennes est ici fondamentalement d’inspiration buridanienne96. À la suite de Buridan, les observations scientifiques qu’Oresme met en lumière rendent compte des mécanismes psychologiques les plus fondamentaux : « Un nuisement enclos fait plus grant affliccion que quant il est ouvert et esparti ». La difficulté d’une épreuve est aggravée quand on la garde pour soi, emmuré dans son silence. Oresme enseigne que la parole soulage. En extériorisant et en nommant le mal, l’homme se décharge d’une partie du poids. Suggérée par l’épithète ‘enclos’, l’image est celle de l’enfermement que l’on nommerait aujourd’hui repli sur soi voire refoulement. À cette attitude s’oppose l’idée d’une ouverture, ‘ouvert et esparti’. L’extériorisation apaise. La parole libère. Le partage distancie la peine en l’objectivant. Cette vérité psychologique, le siècle de l’aveu en avait déjà pressenti les implications prophylactiques97. Oresme l’analyse avec une modernité remarquable. 94 95

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Ibidem, glose 5. Cf. E. Grant, « Jean Buridan and Nicole Oresme on Natural Knowledge », Vivarium, 31, (1993), p. 84-105. Cf. Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 10, f. 202rb : « Cum quia nocumentum interius clausum magis congregatur et magis animum affligit quam exterius diffusum. Cum quia tristitia talium magis est in appetitu sensitivo quam in intellectivo. Appetitus autem sensitivus tristitia minuitur per fletum et luctum, quia fumi grossi ex tristitia contracti exhalant ». Cf. Sur les analogies discursives entre le confesseur et le médecin dans le canon 21 du concile de Latran IV (1215), cf. N. Bériou, « La confession dans les écrits théologiques et pastoraux au XIIIe siècle : médication de l’âme ou démarche judiciaire », dans L’aveu. Antiquité et Moyen Âge, éd. J.-C. Maire-Vigueur, Rome, 1986, p. 261-282, notamment p. 269 : « Tous les auteurs voient la

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Mais le clerc français va plus loin que Buridan dans la finesse descriptive de ses réflexions psychologiques : « Et pour ce tristece alegiee par la monstrer en plourer, en gemir et en la declarer a ses amis ». Le principe d’une libération par la parole étant acquis, Oresme poursuit en considérant exclusivement le sentiment de tristesse. Si le niveau d’analyse peut concerner le champ de la conscience elle-même, du refoulement intériorisé à la conscience, il touche surtout ici la relation à autrui dans le cadre de l’amitié : l’ami est celui auprès de qui on vient partager la peine, l’interlocuteur bienveillant à qui l’on confie l’épreuve. Oresme le suggère : l’écoute est plus bénéfique que la recherche de solution. Dans l’extériorisation, c’est la « démonstration » du sentiment qui est thérapeutique. Il recommande alors de laisser libre cours aux pleurs, aux gémissements et aux manifestations extérieures explicites : plourer, gemir, declarer a ses amis. Fletus et luctum, disait Buridan. Le point de vue est celui du naturaliste qui observe scientifiquement les mouvements du psychisme pour mieux les guérir ; il n’est pas, comme Walter Burley, celui du moraliste qui codifie une norme de comportement éthique. Aussi les deux commentateurs se contredisent-ils terme à terme : pour l’un, la maîtrise de soi impose de cacher ses peines ; pour l’autre, les manifestations sensibles et verbales contribuent à l’apaisement. Pourtant, Oresme n’en est pas moins commentateur en philosophie morale même quand il verse dans des considérations scientifiques. Par une virtuosité qui n’appartient qu’à lui, il unifie les terrains éthique et scientifique pour une approche plus riche du phénomène de l’amitié et de son rôle dans les mécanismes anthropologiques élémentaires. Il déploie son savoir scientifique au service d’une meilleure compréhension de l’éthique aristotélicienne et de l’humanisme philosophique qu’il contribue à construire dans le mouvement du XIVe siècle. Enfin, l’exemple de la colère, hapax oresmien dans le passage, vient confirmer les conclusions précédentes : « Et semblablement yre qui est occulte et couverte, est plus grieve a porter que celle qui est apperte ». Classiquement, deux formes de colère s’opposent : « une colère qui demeure cachée au fond de l’esprit une colère qui fait irruption à l’extérieur et se traduit en mots et

confession comme le vomissement de matières infectes, la saignée, l’ouverture de la blessure afin de la soigner, ou l’écoulement du pus qui s’échappe de l’apostème crevé » ; J. Chiffoleau, « Sur la pratique de l’aveu et la conjoncture de l’aveu judiciaire en France du XIIIe au XVe siècle », dans L’aveu, p. 341-380 ; J. Le Goff, Saint Louis, Paris, 1996, p. 422 : « Le confesseur, au-delà de sa fonction religieuse et officielle, doit être un ami et il peut, comme tout ami “loyal”, fidèle, en l’écoutant, donner à son pénitent qui a “malaise de cœur” le remède de l’apaisement. Toute une conception presque sacrée de la parole se dévoile ici ». Inversement, pour la face occulte de la parole et la catégorie de l’indicible, cf. J. Chiffoleau, « Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe siècle », Annales ESC, 1990, p. 289-324 ; C. Casagrande et S. Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, 1991, passim.

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en gestes agressifs98 ». La première, la colère qui est « occulte et couverte », suggère un effet d’étouffement. Les descriptions traditionnelles de la colère depuis Jean Chrysostome, Grégoire le Grand ou Martin de Braga le disent : « l’irascible est semblable à un serpent qui crache le feu, incendiant tout ce qui l’entoure ; à une marmite placée sur un feu trop fort qui en fait bouillir tout le contenu99 ». La colère qui éclate, celle qui est apperte, apparaît, au regard du naturaliste psychologue, finalement moins dangereuse qu’une contention forcée. C’est qu’Oresme ne considère pas seulement la dimension extérieure et la convenance des comportements sociaux, comme le faisait Burley : il mesure la portée et les conséquences politiques du comportement colérique. Sa dangerosité sociale vient de ce que la colère, comme l’enseigne l’Éthique, porte en elle le désir de vengeance100. C’est donc dans une perspective thérapeutique et étiologique mais non sans un certain souci moral qu’Oresme mesure la complexité physio-psychologique de la colère. Pour maîtriser les émotions et orienter les 98

99 100

Sur la colère et ses représentations sociales pour une histoire des émotions, cf. Angers’s Past. The Social Uses of an Emotion in the Middle Ages, éd. B. Rosenwein, Ithaca-Londres, 1998 ; C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, « La colère », p. 94-125, notamment ici p. 104 ; Cl. Gauvard, « De grace especial », p. 453-456 : « L’échauffement ». C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 102. Chez Aristote, la colère, dite « emportement », « impulsivité » (thymos) est rapprochée du courage mais dans sa version passionnelle et animale, cf. 1116 b 23. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IV, cap. X, p. 194 : « Et furorem autem super fortitudinem inferunt. Fortes enim esse videntur et qui propter furorem, quemadmodum fere in vulnerantes feruntur, quoniam et fortes furoris speciem habent. Impetuosissimus enim furor ad pericula. Unde et Homerus. Virtutem inmitte furori. Et virtutem et furorem erige. Et austeram autem per singulas nares virtutem. Et ebullivit sanguis. Omnia enim talia videntur significare furoris ereccionem, et impetum ». Traduction de J. Tricot, p. 155-156 : « L’impulsivité est encore rapportée au courage. On regarde aussi en effet comme des gens courageux ceux qui par impulsivité se comportent à la façon des bêtes sauvages se jetant sur le chasseur qui les a blessées, parce que les gens courageux sont aussi des gens pleins de passion. Car rien de tel que la passion pour se lancer impétueusement dans les dangers ; et de là les expressions d’Homère : Il a placé sa force dans son ardeur et Il excitait leur animosité et leur colère et encore Un âpre picotement irritait ses narines et enfin Son sang bouillonnait. Car tous les symptômes de ce genre semblent indiquer l’excitation et l’élan de la passion ». Sur le lien scolastique entre la colère et la vengeance, cf. M. M. Davy, « Le thème de la vengeance au Moyen Âge », dans La vengeance : études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, éd. R. Verdier, Paris, 1986, t. 4, p. 125-135 ; C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 114 : « Suivant la définition empruntée à Aristote et à Cicéron et unanimement acceptée dans les traités scolastiques, la colère n’est autre chose qu’un désir de vengeance et la vengeance est une partie de la justice » et p. 119 : « La colère amorce une chaîne de violence dont les effets peuvent être désastreux ». Sur les implications sociales de la colère, cf. Cl. Gauvard, « De grace especial » p. 453-454 : « La colère est donc le “péché” par excellence. On ne la trouve pas mentionnée sous ce vocable mais sous la forme de l’”ire”, de la “fureur”, du “courroux” et de la “chaude cole”. [...] L’”ire” signifie toujours la colère. [...] fait allusion à un tempérament agressif. L’”ire” ou ses dérivés conduisent donc bien à l’irritation et par conséquent à la riposte violente » et p. 753-788, chapitre 17 : « La vengeance » ; Ead., « Entre justice et vengeance : le meurtre de Guillaume de Flavy et l’honneur des nobles dans le royaume de France au milieu du XVe siècle », dans Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, éd. J. Paviot et J. Verger, Paris, 2000, p. 291-311.

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passions dans un sens moral, il est bon d’en connaître les ressorts : Oresme en étudie les mécanismes de passage, de l’intérieur vers l’extérieur. Ici, le paradigme classique du contrôle des émotions, stoïcien, patristique puis monastique, est, en quelque sorte, revisité101 : il ne suffit pas, pour contenir la colère, de le décider. Oresme surprend par la modernité de ses jugements qui prennent en compte les fragilités psychiques de l’homme éprouvé. Dans l’épreuve, situation extrême, l’homme n’est précisément plus capable d’une bienséante maîtrise de lui-même tant la faillite des supports immédiats lui fait faire l’expérience de ses limites et de ses impuissances. Oresme intègre la dimension corporelle plus qu’il ne la nie pour réfléchir sur la dangerosité, morale et sociale, de la colère. Alors que les moralistes antérieurs conseillaient le silence, pour réprimer l’agressivité à son stade préverbal, pour Oresme, l’amitié est le lieu de l’épanchement, exutoire de la contention colérique102. En ce sens, il sait dépasser non seulement les accents grecs de la morale aristotélicienne avec sa froide convenance mais aussi les topoi des pénitentiels et des manuels pour les confesseurs qui prescrivent la répression de la colère et la maîtrise de soi. En se fondant sur l’observation de l’homme, de ses réactions, de ses désirs et de ses fragilités, et à la différence de Burley, l’aristotélisme éthique d’Oresme s’enracine surtout dans une observation naturaliste et scientifique, puisée aux enseignements du De anima et des œuvres de philosophie naturelle du Stagirite. À l’école de Buridan mais avec sa personnalité intellectuelle exceptionnelle, Oresme articule son humanisme éthique sur une solide base anthropologique, scientifiquement fondée. Au XIVe siècle, l’aristotélisme éthique peut revêtir plusieurs formes, jusqu’à la contradiction même. Chez Walter Burley, qui puise aux valeurs de la morale grecque pour codifier des normes de comportements, l’aristotélisme éthique n’a que très peu de choses à voir avec celui de Nicole Oresme, qui s’inscrit plutôt dans une observation naturaliste et scientifique pour mieux féconder les divers champs disciplinaires entre eux. Pourtant, ce qui prédomine incontestablement dans les constructions discursives des commentateurs du XIVe siècle, c’est l’horizon épistémique auquel les commentateurs appartiennent : leurs discours sur l’amitié s’organisent tous, chacun à leur manière, autour de ce que l’on pourrait appeler un humanisme philosophique, volontiers anthropocentrique, qui s’autonomise par rapport aux données d’une 101

102

B. Rosenwein, « Controlling Paradigms », in Angers’s Past. The Social Uses of an Emotion, p. 233247, notamment p. 234 ; C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 95 : dès l’Antiquité, la colère fait l’objet de la réflexion des théoriciens et moralistes tels que Plutarque, Sénèque et Cicéron : « Le De ira de Sénèque présente en particulier un point de référence obligé pour la réflexion médiévale sur cette passion et grâce aux ré-élaborations et synthèses médiévales, forme un lien direct avec la tradition stoïcienne qui voit dans la colère une inadmissible dégradation de l’homme ». C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 119.

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morale chrétienne traditionnelle. Écartons cependant un contre-sens. L’humanisme éthique du XIVe siècle n’est pas en rupture avec la théologie chrétienne dont il est issu : il s’en autonomise, par extraction. Au XVe siècle, le buridanisme éthique que diffusent les épigones du maître parisien reprend une nouvelle orientation transcendante et verticale. Relance du théologal au sein des commentaires sur l’Éthique. Tel est l’objet du prochain chapitre.

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CHAPITRE III

RÉDUCTION SCOLAIRE ET RELANCE THÉOLOGALE DE L’AMITIÉ : COMMENTAIRES DIDACTIQUES (XIVe-XVe SIÈCLE)

Un siècle après son entrée en Occident latin, l’Éthique à Nicomaque s’acclimate. Plusieurs des commentaires sur l’Éthique qui s’échelonnent de la seconde moitié du XIVe au troisième tiers du XVe siècle sont typiquement des commentaires scolaires à visée didactique. Le genre n’est plus alors le lieu d’une acculturation conceptuelle mais l’instrument d’une transmission de savoir. Amorcée dès le milieu du XIVe siècle avec le commentaire d’Albert de Saxe, une vigoureuse réduction didactique est opérée dans toutes les traditions interprétatives. Elle s’intensifie à la fin du XIVe siècle pour devenir caractéristique de la production commentatrice du XVe siècle. L’heure n’est donc plus à la réception de l’Éthique mais plutôt à sa diffusion. Désormais, le commentaire a moins pour objet d’assimiler le concept d’amicitia que d’en ramasser les lignes de force : concision et clarté président aux synthèses. Pour ce faire, le pôle de référence se déplace du texte aristotélicien lui-même aux commentaires devenus, à leur tour, des autorités : le travail de réduction s’opère directement à partir des écrits scolastiques et non plus d’Aristote. Ainsi, l’auctoritas originelle engendre de nouvelles auctoritates : Thomas et Buridan, entre tous, deviennent les points de départ de ce travail de réduction. D’auctoritates en auctoritates, les discours sur l’amitié, qui surgissent tout au long du XVe siècle, ne se contentent pourtant pas de simples répétitions doctrinales, idéologiques ou conceptuelles. Le commentaire sur l’Éthique n’est pas le décalque passif des positions précédentes. S’il condense et ramasse, il réadapte le discours aux schèmes mentaux du XVe siècle. Compilations et reprises des mêmes passages sont en réalité réinvesties d’un sens nouveau. C’est ainsi qu’en 1424, Paul de Worczyn esquisse à Cracovie une reconduction théologique de l’amitié buridanienne. Bien mieux : en 1446, dans une magistrale compilation, Jean Versor oriente à nouveau le discours sur l’amitié vers son référent central, la charité. Les commentateurs florentins usent du style didactique pour des visées politiques. Loin d’être un retour à l’épistémè du XIIIe siècle, la relance théologale de l’amitié, deux siècles plus tard, réagit à la tendance

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immanentiste du deuxième XIVe siècle et correspond à une certaine donne intellectuelle, attestée dans d’autres genres littéraires. Au XVe siècle, amitié et charité sont à nouveau en dialogue dans une refonte didactique.

1. L’INÉLUCTABLE TENDANCE À LA RÉDUCTION DIDACTIQUE : LA PREMIÈRE VAGUE (1350-1430)

Six des commentaires sur l’Éthique de la deuxième moitié du XIVe siècle, caractérisés par leur visée scolaire, peuvent être historiquement situés. Avec une relative précision, certains sont attribués, datés et localisés. Albert de Saxe écrit probablement à Paris vers le milieu du XIVe siècle ; Matthias de Legnicz et Johannes Langewelt, issus tous deux du milieu universitaire pragois, pourraient bien avoir composé leur commentaire vers 1386, date attestée de leurs manuscrits respectifs ; Paul de Worczyn rédige son commentaire à Cracovie en 1424 ; le texte de Nicolas d’Amsterdam est consigné dans un manuscrit portant la date de 1427. Nicolas appartient vraisemblablement au milieu colonais, à moins qu’on ne prouve qu’il fréquente le milieu pragois. Par cet heureux hasard de la codicologie, l’historien des commentaires sur l’Éthique peut procéder par instantanés, dans le temps et l’espace. Il esquisse ainsi quatre tableaux d’un travail scolaire sur un laps de quelques générations à peine ; il dessine également les avancées successives du front de pénétration de l’Éthique à Nicomaque – via l’amitié – d’ouest en est. a. Paris, milieu du XIV e siècle : Albert de Saxe L’effacement des polémiques Le commentaire d’Albert de Saxe suit de près celui de Walter Burley qui rédige les livres VII à X de l’Éthique de 1338 à 1341/43. Comme on l’a dit, et comme l’avait montré Georg Heidingsfelder en 1927, le texte d’Albert dépend fondamentalement de celui de Walter dont il ramasse l’essentiel du contenu1. Cette réduction didactique est, au sein de la production commentatrice sur l’Éthique, la première du genre qui nous soit parvenue2. Après analyse, on observe qu’elle n’a rien de servile, de répétitif ou d’impersonnel. L’entreprise de synthèse que réalise Albert de Saxe, plus qu’un simple travail scolaire, est 1

2

Cf. Stemma influenciae ; G. Heidingsfelder, Albert von Sachsen : Sein Lebensgang und sein Kommentar zur nikomachischen Ethik des Aristoteles, Münster, 1927. Sur Albert de Saxe, voir la mise au point la plus récente d’Harald Berger, « Albert von Sachsen », Die deutsche Literatur des Mittelalters Verfasserlexikon, 11/1, Berlin-New York, 2000, col. 39-56, notamment col. 47. Une étude sur les autres commentaires aristotéliciens d’Albert de Saxe ne conduirait peut-être pas à la même conclusion : la réduction didactique concerne ici strictement le commentaire de l’Éthique.

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surtout le signe d’un nouveau rapport du commentaire à l’auctoritas. Le commentaire sur l’Éthique, tel que l’écrit et le pense le Saxonien, s’offre comme le lieu discursif d’un nouveau traitement de l’amitié. C’est le souci de la transmission, et non plus de l’acculturation, qui dicte le traitement de l’amitié : il s’agit désormais de décharger doctrinalement le concept d’amicitia de sa potentialité polémique. Pour ce faire, il faut détourner l’amitié de son référent insistant : la charité. Entrons dans le mécanisme de réduction, vigoureusement réalisé par Albert de Saxe, pour mieux débusquer le geste intellectuel qui sous-tend son discours. Toutes les qualités pédagogiques requises pour une bonne transmission sont présentes et se déclinent selon une trilogie classique : clarté des formulations, concision dans l’architecture d’ensemble, densité synthétique des propos. L’auteur ne dédaigne aucun des moyens traditionnels de la scolastique pour atteindre son but. La synonymie est systématique aux endroits les plus délicats du vocabulaire, notamment pour les mots d’origine grecque. À titre d’exemple, Etharos id est coevos est une équivalence d’une telle simplicité qu’on est surpris de ne pas la trouver ailleurs, pas même chez son modèle burleyien3. De nombreux id est, vel ou sive ponctuent la progression des développements. En outre, le Saxonien n’hésite pas à rendre plus accessibles, grâce à des clarifications travaillées, les catégories aristotéliciennes. Il introduit ainsi des adverbes d’intensité pour apprécier la qualité des différentes amitiés et dresser une typologie de leur stabilité : maxime, minime, medio modo, trois manières de qualifier respectivement les amitiés des gens vertueux, des méchants et des amis imparfaits4. Surtout, le traitement des exemples prouve, d’une part, la rigueur doctrinale d’Albert de Saxe, qui ne diminue en rien le contenu à transmettre et, d’autre part, la parfaite assimilation de son modèle, à partir duquel il prend des libertés pour n’être que plus clair. Si la circonstance l’exige, Albert sacrifie ou modifie les exemples pour mieux satisfaire à son souci de clarté5. Il

3 4

5

Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Differunt autem, fol. 144ra. Ibidem, Maxime quidem, fol. 143va : « Tertia particula in qua ostendit quomodo ratione equalitatis quedam amicitia est maxime mansive et quedam minime et quedam medio modo ». Pour ne prendre qu’un exemple : Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tractatus II, c. 3, Videtur autem, fol. 135rb : « Appellant. Secundo probatur ex usu loquendi, qui talis est, homines consueverunt appellare amicos qui communicant eis secundum aliquam communicationem, ut navigatores et militantes appellant connavigatores et commilitones amicos, quia cum eis communicant in navigando et in militando ; et eadem ratio est in aliis communicationibus in quibus tantum videtur esse amicitia et justitia inter communicantes in quantum inter se communicant », en comparaison, Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Videtur autem, fol. 144ra : « Secundo patet per usum loquendi : nam tales amicos qui aliter communicant ». Cf. aussi Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tractatus II, c. 3, Sunt autem, fol. 135rb : « Fratribus enim videntur quasi omnia communia, puta domus, mensa et alia huiusmodi » ; Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Sunt autem, fol. 144ra : « Patet per hoc quod videmus quod fratribus et personis connutritis multa sunt communia ut domus, boves, etc ».

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sait également changer de registre pour que ses exemples soient plus convaincants. C’est ainsi qu’il glisse du registre juridique et pénal, dans lequel se situait Walter Burley, au registre moral, plus facile d’accès et plus familier à ses auditeurs, car plus proche du style homilétique6. Enfin, la technique des conclusiones, qu’utilisait déjà Walter Burley, fonctionne comme un outil pédagogique de première efficacité. Les conclusiones énoncent, en une phrase lapidaire, la « moëlle » d’un paragraphe exposé, de sorte que l’étudiant puisse s’appuyer sur un ensemble d’axiomes dans son assimilation de l’Éthique. Dans le manuscrit Paris, Bibl. Mazarine, 3516, ayant appartenu aux socii du Collège de Navarre, le procédé graphique du soulignement vient au renfort de l’apprentissage : toutes les conclusiones sont systématiquement soulignées, avec un signalement marginal, ‘9°’ – pour conclusio – qui permet à l’œil de se déplacer aisément dans le texte pour atteindre immédiatement les conclusiones. Il suffit alors de mémoriser un ensemble de phrases-clés telles que : « Amicitia est benivolentia non latens », « Tres sunt amicitie differentis speciei », « Amicitie que sunt propter utile vel delectabile sunt amicitie per accidens », « Amicitia que est propter bonum virtutis est per se amicitia », « Convivere est actus proprissimus amicitie », « In amicitia propter virtutem non fit accusacio vel querela », « Benivolentia non est amicitia », « Felix indiget amicis studiosis7 », etc… On le voit, la concision est extrême et les formulations ramassées : pas un mot de trop, pas de propos superflu. Ce condensé didactique, s’il rassemble les qualités pédagogiques d’un bon enseignement, en évite aussi les écueils. Le concentré d’Albert de Saxe

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Walter Burley, Expositio, L. VIII, Tractatus II, c. 3, Videtur autem, f. 135rb : « Aliter est enim filius puniendus de jure si percusserit patrem et aliter si percusserit fratrem vel alium amicum remotum » ; Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Videtur autem, fol. 144ra : « Similiter maius peccatum esset percutere patrem quam extraneum ». Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. VIII, Tract. I, cap. 2, Sed igitur, fol. 140va : « Tertia particula in qua concludit diffinitionem completam amicitie et est hec amicitia est benivolentia mutua non latens et nota per litteram quod cum dicit in contrapassis intelligit mutuam amationem etc. » ; L. VIII, Tract. I, cap. 3, Differunt autem, fol. 140va : « Et notandum primam conclusionem scilicet quod tres sunt amicitie differentis speciei » ; L. VIII, Tract. I, cap. 3, Ex quidem igitur, fol. 140va-vb : « In prima ostendit quomodo sunt amicicie pro quo nota tertiam conclusionem amicicie que sunt propter utile vel delectabile sunt amicitie per accidens » ; L. VIII, Tract. I, cap. 3, Perfecta autem, fol. 140vb-141ra : « In prima ponit sex conditiones eius que sunt sex conclusiones : prima est decima conclusio (cod. capituli) : amicitia que est propter bonum virtutis est per se amicitia » ; L. VIII, Tract. I, cap. 5, Nihil enim, fol. 141vb : « Tertia particula in qua ostendit quod convivere est actus proprissimus amicicie et est sexta conclusio capituli » ; L. VIII, Tract. II, cap. 6, Trinis utique existentibus, fol. 146va : « Secunda principalis in qua ostendit in quibus amicitiis non fiunt accusationes et querele, et nota primam conclusionem : in amicitia propter virtutem non fit accusacio vel querela » ; L. IX, Tract. II, cap. 5, Benivolencia, fol. 149ra : « In prima probat benivolenciam nec esse amicitiam nec esse amationem, pro quo nota duas conclusiones : prima benivolencia non est amicitia… » ; L. IX, Tract III, cap. 2, Qui igitur dicunt, fol. 150vb : « Secunda conclusion : felix indiget amicis studiosis. Probatur per tres rationes ». Nous respectons les soulignements du manuscrit.

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n’omet aucun des points fondamentaux d’un exposé sur l’Éthique. Vrai exercice de synthèse à partir du modèle burleyien plus que vulgarisation, le commentaire ne présente aucun caractère de passivité intellectuelle qui se serait contenté de reproduire servilement son modèle. Par exemple, pour la question de l’accès au pouvoir du prince, Albert précise la distinction entre élection et tirage au sort, en opposant clairement les deux voies, là où Burley assimilait le tirage au sort et la succession par le sang pour mieux opposer le hasard à la rationalité du principe électif8. L’allusion renvoie aux débats contemporains, particulièrement vifs depuis la première moitié du XIVe siècle, au sujet de la supériorité de la monarchie héréditaire sur la monarchie élective9. Que signifie donc la magistrale synthèse d’Albert de Saxe, à l’heure où d’autres commentaires, comme celui de Burley et celui de Buridan, déploient leur verve doctrinale et refondent une éthique autonome ? Derrière la réduction draconienne du Saxonien, il faut lire une attitude de réserve par rapport aux conflits doctrinaux sur l’amitié. Le maître décharge méthodiquement son discours de toute tension. Il évacue la polémique et écarte toute controverse présente chez son modèle burleyien. De plus, il contourne les développements trop analytiques et retranche toutes les questiones ou dubia disputés par Burley. Il refuse la prise de position ; aucune première personne n’apparaît dans les livres VIII et IX ; pas de dico, de mihi videtur, de ego credo. Bien mieux : jamais le terme de charité, caritas, ne fait jour ici. Le vis-à-vis entre amitié et charité, potentiellement subversif, est habilement esquivé. En un mot, le modèle burleyien, sur lequel travaille Albert pour produire son résumé, est vidé de sa charge polémique. Épuré. S’il sacrifie ainsi la controverse et le travail conceptuel à la transmission d’un savoir, c’est bien que, pour lui, la matière première de Nicomaque est arrivée à un stade de finition suffisamment élaborée pour qu’il ne soit plus nécessaire de débattre. Ce qui détermine sa démarche, c’est son horizon de réception, le public estudiantin. Le commentaire de Walter Burley convainc définitivement Albert de Saxe qu’il n’est plus la peine de disputer et que, à cette heure, le matériau à enseigner est, selon le mot d’Alastair

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Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. IX, Tract. I, cap. 6, Et horum circa, fol. 149va : « ...puta quod princeps eligatur per electionem et non per sortem, etc » ; Gualterus Burley, Expositio, L. IX, Tractatus I, c. 6, Et horum circa, fol. 147rb : « ...puta quod princeps assumatur per electionem, non per sortem aut successionem ». Pour le cadre du royaume de France, cf. J. Krynen, L’empire du roi, ch. IV : « La réflexion sur la couronne », p. 125-160, notamment p. 139 : « Il faut prendre au sérieux les craintes du chevalier : rien ne semble alors empêcher en France un retour en force des théories électives. Et même de la pratique élective » ; Id., « “Le mort saisit le vif”. Genèse médiévale du principe de l’instantanéité de la succession royale française », Journal des Savants, juillet-décembre 1984, p. 187-221. À propos de cette interaction entre les commentaires scolastiques et les discussions politiques, Jacques Krynen déjà parlait d’une « liaison plus que jamais constante entre actualité politique et réflexion doctrinale », L’empire du roi, p. 141.

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Minnis, predigested10. Prêt-à-enseigner, dirait-on. Ainsi, en ce milieu du XIVe siècle, parallèlement aux grandes élaborations en cours, l’émergence d’un mouvement didactique aborde l’amitié dans l’Éthique sous un autre angle. Les deux mouvements se chevauchent. Ou plutôt, ils se ‘tuilent’. En effet, le genre didactique finit par dominer dès la deuxième moitié du XIVe siècle et le commentaire conceptuel s’estompe après Buridan, et surtout après Nicole Oresme, pour disparaître au XVe siècle. On le voit, les commentaires sur l’Éthique à Nicomaque recèlent bien cette « diversité rebelle » dont parlait Paul Vignaux11 : d’écrans de réception au XIIIe siècle, ils deviennent bancs d’expérimentation épistémologique au XIVe siècle, pour se transformer au tournant du XVe siècle, en espaces maîtrisés d’une transmission de savoir. Le souci didactique qui se joue dans les commentaires de l’Éthique à partir du milieu du XIVe siècle, par un glissement de la controverse à la transmission, s’accompagne, plus profondément, d’une mutation dans le rapport à l’auctoritas aristotélicienne. Le point est décisif. Après lecture minutieuse du commentaire d’Albert de Saxe, on observe, non sans quelque perplexité, une médiatisation du commentateur par rapport à l’Éthique d’Aristote. Albert de Saxe, en effet, n’a pas de rapport direct ni immédiat au texte qu’il est présumé commenter : entre lui et Aristote se dresse l’intermédiaire du commentaire burleyien. Pour commenter une phrase de l’Éthique, Albert de Saxe en condense plusieurs de l’Expositio de Burley. Partout, l’exercice de synthèse porte sur le commentaire-modèle et non sur le texte originel, dont il n’est pas sûr qu’Albert ait même disposé. À la lecture du commentaire, l’impression ressort qu’il n’y a pas de rencontre directe entre le texte de base – et plus largement le concept originel d’amicitia – et son traitement dans le commentaire du Saxonien12. Quant à la source d’inspiration burleyienne, Thomas d’Aquin, rien ne laisse supposer que le Saxonien l’ait eu directement en main. Rien ne l’exclut non plus. En bref, pour réaliser sa réduction didactique, Albert de Saxe déplace ses références autoritatives. C’est désormais le texte burleyien qui acquiert le statut référentiel d’auctoritas. Une nouvelle auctoritas en a chassé une autre. L’objectif didactique du Saxonien a rendu opaque son rapport au texte originel de l’Éthique à Nicomaque. Le commentaire ne commente plus l’Éthique que médiatement.

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11 12

A. J. Minnis, « Late Medieval Discussions of Compilatio and the Role of the Compilator », Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, 101 (1979), p. 386. P. Vignaux, La Philosophie au Moyen Âge, Castella, 1987, rééd. Paris, 2004, p. 94. De la même manière, Albert de Saxe ne semble pas plus avoir accès aux notulae de Grosseteste, dites Lincolniensis, et au commentaire d’Eustrate que par le biais de Burley, références qu’il écarte souvent par économie de mots.

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b. Prague 1386 : Johannes Artzen Langewelt et Matthias de Legnicz L’heure de l’assimilation À Prague, dans les années 1380, Johannes Artzen Langewelt dépend essentiellement du commentaire d’Albert de Saxe et Matthias de Legnitz est directement redevable de celui d’Henri de Frimare. Pour comprendre l’exacte portée de ces deux commentaires, il ne suffit pourtant plus de rappeler leur appartenance doctrinale. À ce stade de l’analyse, il s’agit désormais de descendre à un niveau de profondeur épistémique où le commentaire sur l’Éthique – dans son discours sur l’amitié – est le révélateur d’une certaine configuration du savoir. La question se formule donc ainsi : quels éléments communs, dans l’attitude des deux maîtres et dans leur discours respectif, attesteraient d’un même socle épistémique, par delà les filiations doctrinales ? Tout d’abord, et sans surprise, c’est un même souci de clarification pédagogique qui préside à l’élaboration de ces deux commentaires. Réduction didactique encore, mais plus vigoureuse que jamais. Johannes Langewelt parvient à pousser la synthèse plus loin que ne l’avait fait Albert de Saxe. Parce que son référent est précisément le commentaire d’Albert de Saxe, il atteint à une épuration extrême de la matière à enseigner. Chaque mot est compté. Les conclusiones sont numérotées par paragraphe et non plus par chapitre, ce qui allège le décompte. Pour plus de clarté, Johannes Langewelt introduit, sinon des néologismes, du moins un vocabulaire plus technique et de plus en plus proche de la langue vulgaire13. De son côté, Matthias de Legnicz, apparemment plus disert, relève de la même logique réductrice et didactique. Parce qu’il suit de près Henri de Frimare, son commentaire en retrace les longueurs et les développements, sans en restituer pourtant l’intégralité des dubitationes ou des questiones. Au sein même de sa prolixité, il sait lui aussi viser à l’essentiel. La pédagogie mise en œuvre se retrouve dans la mise en page même du manuscrit de Prague où les lemmes sont mis en valeur, où les annotations marginales signalent à l’œil pressé les notanda et les questiones grâce à de rapides ‘nõ’ et ‘utrum’. Indéniablement, lui aussi, se fonde sur un enseignement déjà assimilé de la matière aristotélicienne, à partir duquel il opère sa réduction didactique. Une autre donnée rapproche les maîtres ès arts pragois. Tous deux collent bien plus à leur modèle de base que ne le faisait Albert de Saxe par rapport à Walter Burley. Cette nouvelle génération se permet beaucoup moins de liberté sémantique, exégétique ou doctrinale par rapport au modèle. Ils suivent à la lettre leur référent. Manque de confiance ou plus grande fidélité ? Il est difficile 13

Par exemple, il préfère le terme de disfortunia à celui, très classique, d’infortunia ; il substitue aux idest des verbes techniques comme interpretatur : « Epidixius interpretatur quasi ydoneus consolator », là où Albert de Saxe formulait une tournure plus courante : « Epidexy idest ydoneus ad consolandum », cf. Johannes Artzen Langewelt, Lectura super totum Ethicorum, Krakow, BJ, 1899 (XIV/XV), L. IX, Tract. III, cap. 2, fol. 152v, à partir d’Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, L. IX, Tract. III, cap. 2, Videtur autem, fol. 151va.

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de répondre. Le fait est que cette absence de distance entre leur travail et leur modèle induit une plus grande opacité entre les commentateurs et l’auctoritas de l’Éthique. Aristote n’est plus le support de la réflexion à partir duquel le travail conceptuel sur l’amicitia peut s’enclencher. Les premiers commentateurs ne sont pas non plus consultés ou évoqués. Aucune citation d’Albert le Grand ou de Thomas n’est présente chez Matthias de Legnicz, là même où son modèle, Henri de Frimare, parsème régulièrement son texte de secundum Albertum ou secundum Thomam. Le rapport à la source aristotélicienne n’est plus immédiat. Pour cette génération de maîtres ès arts, le travail s’effectue à partir d’un commentaire déjà mis en forme, conceptuellement et didactiquement. Le déplacement du référent autoritatif correspond également à un déplacement des visées commentatrices : pour une matière à enseignement, il s’agit de s’appuyer sur un commentaire dans lequel le matériau de l’Éthique a déjà fait l’objet d’une première réduction. D’où le haut intérêt historique de ces commentaires. En effet, l’historien peut atteindre ce degré de pénétration où le travail des maîtres ès arts est pris sur le vif, dans l’ordinaire du labeur. Le soi-disant inintérêt doctrinal de ces commentaires ou la trop célèbre ‘obscurité’ des maîtres ès arts inconnus ou anonymes s’avèrent, en réalité, l’observatoire privilégié de l’enseignement courant à la Faculté des arts : leur commentaire sur l’Éthique est, ici, la photographie d’un travail d’assimilation en cours, tel qu’il se pratique quotidiennement dans les Facultés des arts d’Europe centrale et orientale, à la fin du XIVe siècle. Précieux témoins, les deux commentaires de Johannes Langewelt et de Matthias de Legnicz traduisent le double sens de l’assimilation. Le maître luimême procède à sa propre compréhension de la matière à enseigner, en recourant, en amont, à un bon modèle, qu’il choisit pour être déjà clair et synthétique. Une sorte de manuel. Souvent ce modèle ne lui est pas éloigné dans le temps : peut-être est-ce le cours qu’il suivit lui-même en tant qu’élève ? Ensuite, le maître doit viser à transmettre cette même matière assimilée à ses étudiants en aval. Il applique, à son tour, une série de techniques didactiques, remaniant, ici ou là, telle formulation, intervertissant tel phrasé, substituant telle synonymie. Dans cette ambiance, on ne s’étonnera donc pas que le discours sur l’amitié ne soit plus le lieu d’une élaboration doctrinale ou d’une construction philosophique. Non seulement, l’amicitia léguée par les premières générations de commentateurs ne fait plus problème, mais désormais il s’agit de produire un enseignement immédiatement utilisable, pour les jeunes universités qui fleurissent un peu partout en Europe. Ainsi, dès lors qu’il pénètre dans la masse des commentateurs obscurs et anonymes, l’historien entame cette descente des cimes : par l’exemple des deux maîtres pragois, il perçoit plus vivement le déplacement du paradigme conceptuel vers le paradigme didactique, dans le traitement de l’amitié au sein des commentaires sur l’Éthique, refusant les comparaisons doctrinales entre « grands » commentateurs et « petits » commentateurs, pour vouloir atteindre la quotidienneté d’une pratique intellectuelle dans son épaisseur historique.

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Cracovie 1424 : Paul de Worczyn La reconfiguration du buridanisme éthique aux orientations du XVe siècle

Que l’influence de Jean Buridan soit très forte dès la fin du XIVe siècle et surtout au XVe siècle dans l’ensemble de l’Occident et notamment dans les Facultés des arts des jeunes universités d’Europe centrale, le fait est attesté14. Pour le commentaire sur l’Éthique, le constat est le même, confirmé par l’extraordinaire prolifération manuscrite du texte, d’une part, et la multiplication des manuels, florilèges, abrégés ou condensés, d’autre part15. La diffusion du buridanisme éthique en Europe contribue à implanter le discours anthropocentrique sur l’amitié et à diffuser de plus en plus la considération exclusivement philosophique sur l’amitié. Paul de Worczyn compose son commentaire à Cracovie en 1424. Ses Disputata sur l’Éthique sont les parfaits témoins de la diffusion du buridanisme éthique en Europe centrale au XVe siècle. Les trois manuscrits témoins, conservés à la Bibliothèque Jagellone de Cracovie, sont tous datés de l’année 1424. Ils appartiennent au milieu artien de l’université de Cracovie et attestent que les disputes se sont tenues en 1424. Ils en restituent le contenu16. À la lecture de ce commentaire sous forme de question, le constat est 14

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Cf., pour la Faculté des arts parisienne, P. Duhem, L’aube du savoir. Epitomé du Système du monde. Textes établis et présentés par A. Brenner, Paris, 1997, p. 367 : « La Faculté des arts de Paris fut ainsi, pendant un demi-siècle, l’École de Buridan ; l’influence de cette école se prolongea bien longtemps, et lorsqu’au XVe siècle ou au XVIe siècle, on parlait des doctrines parisiennes, on voulait désigner celles que le philosophe de Béthune avait inaugurées ». Cf. l’article général sur la réception de la philosophie morale buridanienne, B. Michael, « Buridans moralphilosophische Schriften, ihre Leser und Benutzer im späten Mittelalter », in Das Publikum politischer Theorie im 14. Jahrhundert, éd. J. Miethke, A. Bühler, Münich 1992, p. 139-151. Cf. surtout, pour l’Europe centrale et orientale, M. Markowski, « Die Rezeption Johannes Buridans Kommentars zur “Nikomachischen Ethik”, des Aristoteles an den mitteleuropäischen Universitäten angesichts der in den Bibliotheken in Erfurt, Göttingen, Krakau, Kremsmünster, Leipzig, Melk, München, Salzburg, Wien, Wroclaw », Mediaevalia Philosophica Polonorum, 27 (1984), p. 89-131. L’université de Cracovie tout particulièrement a fait l’objet d’une série d’études sur ce point : cf. J. B. Korolec, « Le commentaire de Jean Buridan sur l’Éthique à Nicomaque et l’université de Cracovie dans la première moitié du XVe siècle », Organon, 10 (1974), p. 187 ; M. Markowski, « L’influence de Jean Buridan sur les universités d’Europe centrale », dans Preuve et raisons à l’Université de Paris. Logique, ontologie et théologie au XIVe siècle, éd. Z. Kaluza-P. Vignaux, Paris, 1984, p. 149-163 ; Id., « Der Buridanismus an der Krakauer Universität im Mittelalter », in Die Philosophie im 14. und 15. Jahrhundert. In Memoriam Konstanty Michalski (1879-1947), éd. O. Pluta, Amsterdam, 1988, p. 245-260 ; W. Senko, « La philosophie médiévale en Pologne : caractère, tendances et courants principaux », Medievalia philosophica Polonorum, 14 (1970), p. 5-21 ; S. Swiezawski, « La philosophie à l’université de Cracovie des origines au XVIe siècle », AHDLMA, 30 (1963), p. 71-109. On dénombre à ce jour plus d’une centaine de manuscrits du commentaire buridanien ainsi que plusieurs versions abrégées dites Questiones breves ou Questiones brevissimae, cf. B. Michael, Johannes Buridan. Studien zu seinem Leben, seinen Werken und zur Rezeption seiner Theorien im Europa des späten Mittelalters, Berlin, 1985, t. 2, p. 824-886 ; Ch. Flüeler, « Buridans Kommentare zur Nikomachischen Ethik : drei unechte Literalkommentare », Vivarium, 36 (1998), p. 234-249. Les trois manuscrits du commentaire sur l’Éthique sont tous datés de 1424. Krakow, BJ, 720 (A.D. 1424), fol. 1r-194v. Ce manuscrit est écrit en 1425 par Clement Hezeler de Brzeg qui a

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clair : il s’agit de transmettre l’enseignement buridanien sur l’Éthique à Nicomaque. L’esprit du maître parisien est intégralement respecté. Si la forme en est ramassée, le texte du Polonais reprend le cœur des réponses buridaniennes dans une optique pédagogique. Rare commentateur à oser reprendre la question buridanienne de l’esclavage, Paul de Worczyn emprunte les traces de son maître : Utrum inter principantem et servum sit amicitia17. Le corps du développement reste classique qui reprend la distinction de l’esclave en tant qu’esclave et de l’esclave en tant qu’homme. Les éléments argumentatifs sont empruntés à Buridan, comme par exemple la citation de Sénèque : l’esclave est un humble ami18. Surtout, Paul de Worczyn reprend les six modalités de la servitude, définies par Buridan. En quelques lignes, il énonce le contenu de l’analyse buridanienne et conclut sur la possibilité ou non d’une amitié pour chaque cas étudié19. Le texte de Buridan est parfaitement intégré et assimilé. L’essentiel est transmis dans l’enseignement de ces disputata. Pourtant, à aucun moment, Paul de Worczyn ne reprend la position personnelle de Buridan sur la dénoncation

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participé en 1424 aux disputata sur l’Éthique dirigés par Paul de Worczyn ; Krakow, BJ, 741 (A.D. 1424), fol. 11r-209v ; Krakow, BJ, 2000 (A.D. 1424), fol. 1r-317v. Les trois manuscrits ont été écrits de la main de scripteurs (l’un connu, les deux autres anonymes), qui ont vraisemblablement assisté aux disputata de 1424 dirigés par Paul de Worczyn. Aucun manuscrit n’est de la main de l’auteur. D’après Jerzy Rebeta, ce commentaire est le couronnement non seulement de ses propres commentaires, mais aussi de tous les travaux écrits en Pologne concernant l’éthique. Il est de loin celui qui présente le plus de maturité et d’exhaustivité, et en ce sens est unique parmi les commentaires écrits en Pologne, cf. J. Rebeta, Komentarz Pawla z Worszyna do Etyki Nikomachejskiej z r 1424, Wroclaw, 1970, (résumé en anglais, p. 286-288 : « The commentary of Paul of Worczyn from 1424 to Nicomachean Ethics of Aristotle » ; liste des questions de chaque livre à la fin du volume). Paulus de Worczyn, Disputata librorum Ethicorum, Krakow, BJ, 2000 (1424), fol. 286v. Ibidem : « Similiter per Senecam qui communiter dicit servum humilem amicum », cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, Paris, 1947, texte établi par F. Préchac et traduit par H. Noblot, V, 47, 2 : « ‘Servi sunt’. Immo humiles amici ». Paulus de Worczyn, Disputata librorum Ethicorum, fol. 287r. « Item ex ‘Homo est animal naturaliter communicativum et politicum’, servus est homo. Dicendum pro questione non naturaliter est servus. Quidam dicuntur ‘per naturam’ (...) non tantum in servis ad principandum nec ad excercendum actus nobiles et liberales (excercere add.), habentes corpora forcia ad actus villes (sic) et rudes operationes. In oppositum liberi dicuntur qui a natura sunt discretivi et prudentes, apti ad regendum politicam. Et inter eos est amicicia communicativa. Alius est servus per benevolentiam, et domini tales, qui sunt sufficientes in bonis exterioribus et interioribus, sed propter virtutem volunt servire benevolentiam policie, et tales habent amiciciam. Alii sunt servi propter indigentiam, qui ad acquirendum necessaria vite coguntur servire maioribus, et inter tales potest esse amicicia. Sed sunt distincti qui sunt servi propter maliciam. Sic omnes mali, qui et tamen sunt in dignitatibus constituti, dicuntur servi, quia vivunt secundum partem sensibilem. Sed alii sunt servi per violentiam et dicuntur boni viri, qui digni essent tamen qui per tyrannos captivantur et cogunt servire et †statim certum ut est†. Dubium est cum potest dici simpliciter quod, capiendo proprie amiciciam, tunc inter eos non est amicicia ; sed communiter capiendo pro quadam amicitia benevolentia, amatione et reamatione secundum communicationem et convictum, tunc inter eos potest esse amicicia, ut patet rationibus ». La lecture n’est pas sûre pour le membre de phrase entre les croix.

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de l’esclavage. Aucune allusion à une quelconque polémique ou discussion sur l’avilissement de l’homme dans l’esclavage, moins encore sur la légitimité ou l’illégitimité de l’institution. Le commentaire se veut exclusivement didactique et non polémique. De Buridan, le maître ès arts polonais reprend les célèbres définitions et distinctions, mais non les convictions personnelles et les positions, sources de conflictualité. Le buridanisme éthique de Paul de Worczyn ne reproduit pourtant pas linéairement la pensée du maître du XIVe siècle. Indéniablement, le discours présent porte le sceau du XVe siècle. S’il est, en effet, un des plus fidèles disciples de la tradition interprétative buridanienne, Paul de Worczyn ne rompt pas moins avec la méthode buridanienne, s’autorisant, ici ou là, des excursus sur le terrain théologique. Ainsi, plusieurs questions concernent explicitement le thème de la charité, comme celle-ci : Utrum creature irrationales sint diligende ex caritate20. Cette question prend place au onzième mouvement du livre VIII. Le commentateur polonais s’interroge sur la charité envers les êtres non raisonnables, comme les chevaux ou le corps propre. Au sein de cette question, le champ sémantique est lui aussi volontiers théologique qui multiplie l’emploi du verbe diligere et recourt à la notion biblique de créature, creatura. De même, les digressions s’avancent audacieusement à la limite des considérations spirituelles : Utrum demones sint diligendi, Utrum peccatores sint diligendi ex caritate. Plusieurs éléments de réponse se campent ouvertement sur le terrain théologique21. D’autres vertus théologales comme la foi sont requises pour l’argumentation : « Item fides extendit se ad creaturas irrationales, igitur et caritas ». Tout au long du commentaire, de nombreuses questions confirment le décalage de terrains épistémologiques entre Buridan et Paul de Worczyn : Utrum amore naturali magis debeat diligere Deum quam seipsum22, Utrum Deus possit ab homine diligi totaliter vel partialiter23, Quis sit ordo diligendorum24, Utrum homo magis debeat diligere seipsum quam proximum25, Utrum inimici sint diligendi26, Utrum sit magis meritorium diligere inimicos quam amicos27. On le voit, le maîtremot de la réflexion est la notion théologique de dilectio, plus présente et plus

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Ibidem, fol. 293r. Ibidem : « Item omnia que pertinent ad Deum sunt diligenda ; sed creature irrationales pertinent ad Deum, ergo maior patet, quia dilectio principaliter fertur in Deum et qui ad creaturas, eo quod pertinent ad Deum ». Ibidem, fol. 287r. La question renvoie à des thématiques thomasiennes en en changeant la perspective : l’amour de charité est remplacé par l’amour naturel dans la formulation de la question, cf. Somme théologique, IIa IIae, q. 26, art. 3 et III. Sent. d. 29, art. 3 : « Utrum homo debeat ex caritate plus Deum diligere quam seipsum ». Paulus de Worczyn, Disputata librorum Ethicorum, fol. 287v. Ibidem. Ibidem, fol. 288r. Ibidem, fol. 289r. Ibidem.

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centrale que celle d’amitié, notion qu’il puise volontiers dans la Somme thomasienne28. Au XVe siècle, le maître cracovien est dépendant de la tradition interprétative issue de Buridan, mais, incontestablement, il appartient à une nouvelle configuration du savoir, qui n’est plus celle des années 1350. L’humanisme éthique du XIVe siècle est reformulé dans le contexte des interrogations du XVe siècle et l’amitié est recadrée par rapport à la charité plus consciemment et plus délibérément qu’elle n’avait pu l’être au XIIIe siècle. Pour mieux comprendre l’amitié et surtout pour mieux l’enseigner, les maîtres ès arts ne lisent plus le concept directement à partir d’une anthropologie de la charité comme au XIIIe siècle, mais ils ne s’interdisent plus, comme au XIVe siècle, de féconder leurs réflexions en élargissant leurs propos à une rationalité non strictement philosophique. Le XVe siècle semble témoigner d’une plus grande liberté par rapport aux principes herméneutiques et aux décisions épistémologiques des siècles précédents. d. Cologne 1427 : Nicolas d’Amsterdam La transmission du buridanisme éthique Parce qu’il est foncièrement dépendant du commentaire de Jean Buridan, Nicolas d’Amsterdam adopte la dimension philosophique des analyses buridaniennes sur l’amitié. Il les accentue même volontiers en prônant une amitié immanente. De son modèle parisien, Nicolas reprend le cœur des solutions, allant à l’essentiel des propos ; il re-cite les auctoritates choyées par Buridan, à savoir Cicéron et Sénèque, délestant son propre commentaire de toute autre référence, patristique, biblique ou médiévale. Ayant assimilé le philosophe du XIVe siècle, Nicolas ne se donne plus la peine de reprendre le détail des démonstrations, notamment sur la charité, pour conclure directement sur la dimension horizontale de l’amitié. Enfin, il aime reprendre les esquisses d’analyses psychologiques qui parsèment le texte buridanien : Et Buridan ajoute que celui qui désire plus être aimé qu’aimer prend plaisir à voir son ami s’affliger et s’attrister avec lui. Ce n’est pourtant pas là le fait des vrais amis, comme on l’a assez montré dans ce qui précède. Il est cependant vrai que les femmes ou les hommes efféminés soulagent leurs peines par leurs propres déplorations en racontant leur infortune, tantôt parce qu’une difficulté est tenue scellée à l’intérieur et l’âme vit l’affliction comme si elle s’était dispersée extérieurement ; tantôt même parce que telle tristesse semble surtout enracinée dans l’ap-

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Cf., par exemple, Thomas Aquinas, Summa Theologica, IIa IIae, qu. 25 : « De objecto caritatis », art. 3 : « Utrum etiam creaturae irrationales sint ex caritate diligendae » ; art. 4 : « Utrum debeat seipsum ex caritate diligere » ; art. 6 : « Utrum peccatores sint ex caritate diligendi » ; art. 8 : « Utrum sit de necessitate caritatis ut inimici diligantur » et qu. 26, art. 2 : « Utrum Deus sit magis diligendus quam proximus » ; art. 3 : « Utrum homo debeat ex caritate plus Deum diligere quam seipsum » ; qu. 27, art. 5 : « Utrum Deus possit totaliter amari » ; art. 7 : « Utrum sit magis meritorium diligere inimicum quam amicum ».

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pétit sensible. Or la tristesse de l’appétit sensible s’atténue en pleurant parce que, par les pleurs, les fumées épaisses retenues par tristesse s’exhalent29.

Les variantes textuelles existent, quoiqu’imperceptibles, quand elles ne sont pas accidentelles. Le fait à observer est que l’esprit est intégralement respecté et l’enseignement transmis, parfaitement fidèle. Nicolas d’Amsterdam revendique sa filiation buridanienne, en la nommant explicitement. Maître ès arts, il adopte l’orientation rationaliste et anthropocentrée de son aîné. Néanmoins, l’optique reste fondamentalement didactique, comme chez les autres commentateurs : Nicolas d’Amsterdam vise essentiellement la transmission d’un enseignement sur le commentaire de l’Éthique là où Buridan construisait une nouvelle éthique en travaillant directement sur le texte d’Aristote. Aussi le maître ès arts du XVe siècle choisit-il de restituer l’exposé des six acceptions en évacuant toute prise de position ou jugement personnel. Son travail est un effort de remaniement : il s’agit pour lui d’écourter une citation, de reprendre une formulation ou de clarifier un énoncé. Mais, à aucun moment, nous ne trouvons de discussion proprement dite. La politique didactique du maître colonais est significative : transmettre une école doctrinale plus qu’une auctoritas de base. Nicolas a le souci de diffuser le buridanisme éthique plus que l’enseignement de la philosophie morale d’Aristote. Il présente d’emblée l’amitié dans sa forme immanente en évacuant tous les débats qui y mènent. Ici, le dialogue originel avec l’auctoritas aristotélicienne est non seulement médiatisé par le commentaire de Buridan mais il est surtout biaisé : l’assimilation et la transmission du concept d’amicitia sont exclusivement traitées à partir de Buridan. Pour Nicolas, Buridan supplante Aristote.

2. JEAN VERSOR : L’ART DU COMMENTAIRE (C. 1446) Avec Jean Versor, l’art du commentaire sur l’Éthique atteint son degré d’achèvement. Au milieu du XVe siècle, vers 1446, le texte versorien marque

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Les manuscrits sont corrompus. La transcription s’appuie sur le manuscrit Leipzig, UB, 1451, dit L, mais vérifie les leçons ambiguës à partir du manuscrit Nürnberg, SB, Cent. V. 13 dit N. Nicolaus d’Amsterdam, Questiones super libros Ethicorum, Leipzig, UB, 1451, fol. 185rb : « Et addit Buridanus quod quidam cupiens plus amari quam amare delectatur in hoc quod videt amicum condolere et contristari. Et hoc tamen non est conditio verorum amicorum ut patet satis (ut patet ex satis L ut satis patet N) ex predictis. Verum etiam est quod mulieres sive muliebres alleviantur in suis tristitiis ex propriis ploratibus cum narrationibus infortuniorum, tum quia nocumentum (unitum LN) interius (LN om.) congregatur et animum (et congregatum amorem LN) facit afflictionem quasi si exterius dispergatur, tum etiam quia talis tristitia maxime videtur fundari in appetitu sensitivo. Tristitia autem appetitus sensitivi minuitur (exterior L extingritur N) per ploratus, quia in ipsis fumi (honores L hiinides N) grossi retenti ratione tristitie emanant ».

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une étape dans l’histoire occidentale de l’Éthique. Non seulement, il s’offre, dans le genre didactique, comme un modèle parfait, dont les générations suivantes sont toutes débitrices, mais surtout il réalise une relance théologale du concept d’amitié, par un savant maniement des diverses traditions commentatrices qui l’ont précédé. Avant d’enchaîner sur la démonstration, un mot semble nécessaire qui situe la figure de Jean Versor pour éviter tout contresens dans l’interprétation historique qui suit. Johannes Versorius ou Versoris, dit aussi Jean le Tourneur est né dans les environs de 1410 et mort après 1482. Il est maître ès arts de la nation normande en 1435 à l’université de Paris. Il refuse le rectorat de l’université en 1449 et l’accepte en 1458. Il devient maître en théologie. Sa présence est attestée à Paris en 1468, 1478, 1479 et 1482. Son activité de commentateur semble commencer autour de l’année 1442 et se concentre dans la décennie 1440 avec trois œuvres dans les années 145030. Difficile à établir, son activité d’enseignant à Cologne est aujourd’hui peu vraisemblable car il n’est pas immatriculé dans cette université31. La question a été largement débattue pendant plus d’un siècle32. Il était tentant de déduire de son albertino-thomisme un contact avec le milieu colonais33. C’est surtout dans ses commentaires de 30

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Questiones super veterem artem : avant 1442 ; Questiones super totam novam logicam : avant 1442 ; Questiones super libros Metaphysicae : avant 1443 ; Questiones super libros Physicorum : avant 1446 ; Questiones super libros de Caelo et mundo : avant 1443 ; Questiones super libros de Generatione et corruptione : avant 1444 ; Questiones super libros Meteorum : avant 1450 ou 1451 ; Questiones super libros de Anima : avant 1443 ; Questiones super libros parvorum naturalium : avant 1443 ; Questiones super libros Ethicorum : avant 1446 ; Liber Yconomicorum Aristotelis cum commento magistri Johannis Versoris : 1462 ; Questiones super libros Politicorum : 1457 ; Super logicam Petri Hispani. (1457 ?) ; Commentum super de Ente et Essentia de Thomas de Aquino : avant 1445 ; Super Donato (?). H. Keussen, Die Matrikel der Universität Köln, t. 3, Bonn, 1931, p. 54, n° 897. E. Meuthen, Kölner Universitätsgeschichte. Herausgegeben von der Senatskommission für die Geschichte der Universität zu Köln, Band I : Die alte Universität, Köln, 1988, p. 185 : « War er sicher nicht, wie Hartzheim und nach ihm noch manch anderer geglaubt haben, Professor in Köln, so dürften gleichwohl Kölner Magister (als seine Pariser Schüler ( ?), wie dies für Prager Studenten und Magister nachgewiesen ist) in engerem Kontakt mit ihm gewesen sein […] ». Joseph Hartzheim est le premier à faire de Jean Versor un professeur de la Bursa Montana de l’université de Cologne, cf. J. Hartzheim, Bibliotheca Coloniensis, Cologne, 1747, p. 206 : « Johannes Versor in Universitate Coloniensi Professor primo Gymnasii Montis, deinde domus Cornelii, floruit exeunte saeculo XV, circa annum 1490. Varia de rebus Philosophicis ipsius cura et labore sunt edita Coloniae ». Après le Père Hartzheim en 1747, Franz-Joseph von Bianco confirme en 1856 la présence de Versor parmi les professeurs de la Bursa Montana, cf. F-J. Bianco, Die alte Universität Köln und die späteren Gelehrten-Schulen dieser Stadt, t. 1, ‘Die alte Universität’, Köln, 1856, p. 796. Martin Grabmann reste plus dubitatif quant à la présence de Versor à Cologne : « Ein dritter Thomist aus dem Weltklerus um die Mitte des 15. Jh, Professor an der Pariser Artistenfakultät, dessen Zugehörigkeit zur Universität Köln noch nicht ganz sichergestellt ist, war Johannes Versor », cf. M. Grabmann, Mittelalterliches Geistesleben, Hildesheim-Zürich-New York, 1984, t. 3, p. 230. C. H. Lohr, « Medieval Latin Aristotle Commentaries », Traditio, 27 (1971), p. 290 : « Thomist ‘sed albertizabat’ ».

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logique, que le thomisme de Versor, à forte coloration albertiste, ressemble au courant intellectuel de la Bursa Laurentiana, la bursa albertiste de Cologne, au cours de la deuxième moitié du XVe siècle. Versor aurait aussi pu appartenir à la Bursa Montana thomiste34. Quoi qu’il en soit, le fait est que les œuvres de Versor sont bien connues à Cologne et qu’elles y font même l’objet de multiples impressions incunables, chez l’éditeur Heinrich Quentell, dans les années 1480 et 1490. a. Sommet du genre didactique Le commentaire versorien sur l’Éthique est singulier au sein des traditions interprétatives. Situé à l’entrecroisement des deux lignées concourantes, celle de Thomas et celle de Buridan, le commentaire de Versor fonctionne par alternance régulière des deux auctoritates dont le concordisme doctrinal n’est qu’apparent. Il convient de s’interroger plus profondément sur la signification de cette insolite cohabitation. Dans le genre didactique des commentaires sur l’Éthique, le commentaire de Jean Versor est un sommet35. Avant d’établir la portée historique et l’enjeu décisif de cette œuvre dans le contexte du milieu du XVe siècle, prenons le temps d’apprécier le savoir-faire pédagogique du maître parisien. Rien n’y manque : rigueur des définitions, enchaînements des synonymies, clarté de la syntaxe, concision des propos, éviction des points litigieux. Les formulations sont dépouillées du superfétatoire. La structuration des questiones est impeccable et il suffit de quelques indices, codicologiques et logiques, 34

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Sur l’albertisme de Versor, cf. E. P. Bos, John Versor’s Albertism in his Commentaries on Porphyry and the ‘Categories’, dans Chemins de la pensée médiévale. Études offertes à Zénon Kaluza, éd. P. J. J. Bakker, Turnhout, 2002, p. 47-78, notamment p. 78 : « Versor unquestionably was a prominent Albertist in Paris between 1407 and 1437 » ; M. J. F. M. Hoenen, « Heymeric van de Velde und die Geschichte des Albertismus : auf der Suche nach den Quellen der albertistischen Intellektlehre des Tractatus problematicus », in Albertus Magnus und der Albertismus. Deutsche philosophische Kultur des Mittelalters, éd. M. J. F. M. Hoenen, A. de Libera, Leiden-New York-Köln, 1995, p. 303-331, notamment 304-306. Pour le contexte colonais et l’albertisme colonais, cf. G. R. Tewes, Die Bursen der Kölner Artisten-Fakultät bis zur Mitte des 16. Jahrhunderts, Köln-Weimar-Wien, 1993 ; Die Kölner Universität im Mittelalter. Geistige Wurzeln und soziale Wirklichkeit, éd. A. Zimmermann, Berlin-New York, 1989 ; E. Meuthen, Kölner Universitätsgeschichte, Herausgegeben von der Senatskommission für die Geschichte der Universität zu Köln, Band I : Die alte Universität, Köln, 1988, p. 186 : « Die Anfänge des Albertismus » ; H. G. Senger, « Albertismus ? Überlegungen zur via alberti im 15. Jahrhundert », in Albert der Grosse, sein Zeit, sein Werk, seine Wirkung, éd. A. Zimmermann, Berlin-New York, 1981, p. 217-236 ; Z. Kuksewicz, Albertyzm i Tomizm w XV wieku w Krakowie i Kolonii¸ Wroclaw, 1971, p. 35-43 : « Jan Wersor » ; 2. Die ersten Kölner Kontroversen, Rome, 1935 ; G. Meersseman, Geschichte des Albertismus, 1. Die Pariser Anfänge des Kölner Albertismus, Paris, 1933 ; G. Ritter, Via antiqua und Via moderna auf den deutschen Universitäten des XV. Jahrhunderts, Heidelberg, 1922. À propos de Jean Versor, Erich Meuthen parle de la « Verschulungstendenz », cf. E. Meuthen, Kölner Universitätsgeschichte, Herausgegeben von der Senatskommission für die Geschichte der Universität zu Köln, Band I : Die alte Universität, Köln, 1988, p. 185 : « Besondere Verbreitung fanden die entsprechenden Kommentare des Johannes Versor, eines der für die Verschulungstendenz insgesamt kennzeichnenden Gelehrten des ausgehenden Mittelalters ».

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pour se sentir en présence d’un texte versorien36. La même régularité d’ensemble caractérise ses développements : les questions ont toutes la même longueur, sans inégalité ni déséquilibre. Les conclusiones et les dubia sont également proportionnés tout au long des livres. Le commentaire de Versor vient couronner les expériences didactiques antérieures qui aboutissent en lui comme en leur accomplissement. Aussi, les générations à venir y verront un modèle d’enseignement et de pédagogie et l’utiliseront comme un manuel, complet, lisible et aisément maniable. Outre le fait d’être une remarquable synthèse didactique, le commentaire de Jean Versor atteste surtout de sa maîtrise exceptionnelle dans le maniement des « complexes questions-réponses37 », fondé ici sur un choix de composition, la compilation38. L’art de la compilation y est exemplaire, qui vérifie le mot de Bernard Guenée : « Une compilation n’eût-elle en définitive offert aucun mot propre au compilateur que sa construction eût encore tout entière dépendue de la personnalité de celui-ci, de la valeur et des initiatives de son érudition39 ». Chaque questio fait l’objet d’une juxtaposition des deux auctoritates, Thomas et Buridan, dont le dialogue, masqué à première vue, démasqué après analyse, est lourd de sens. Parce qu’elle est particulièrement emblématique du fonctionnement de la questio versorienne, prenons la septième question du livre VIII, pour y découvrir les mécanismes mis en œuvre : Queritur septimo utrum amicicia sit virtus40. Pour répondre à ce problème, Versor dispose, au XVe siècle, des deux thèses majeures élaborées au fil des générations : la thèse thomasienne pour qui l’amitié est un effet de la vertu, et non pas une vertu ; la thèse buridanienne pour qui l’amitié est une vertu41. Les deux argumentations sont aussi solides 36

37 38

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40 41

La mise en valeur graphique des éléments est typique de la questio versorienne, modèle de la question scolastique : Arguitur, Sciendum, Ad rationes ante oppositum. Le corps du développement est toujours divisé en deux conclusions et flanqué de deux dubia, de sorte que l’écriture soit aérée par des modules plus épais : Conclusio prima, Conclusio secunda, Dubitatur primo, Dubitatur secundo. Les incunables gardent la même présentation. Sur les « complexes questions-réponses », dit CQR, cf. supra, IIe Partie, chapitre I, p. 63. Cf. B. Guenée, « L’historien et la compilation au XIIIe siècle », Journal des Savants, 1985, p. 119135 ; N. Hathaway, « Compilatio : from plagiarism to compiling », Viator, 20 (1989), p. 19-44 ; A. J. Minnis, « Late Medieval Discussions of Compilatio and the Role of the Compilator », Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, 101 (1979), p. 385-421 ; Id., Medieval theory of authorship : scholastic literary attitudes in the later Middle Ages, London, 1984 ; M. Teeuwen, The Vocabulary of Intellectual Life in the Middle Ages, Turnhout, 2003, p. 237-239 ; M. B. Parkes, « The Influence of the Concepts of Ordinatio and Compilatio on the Development of the Book », in Medieval Learning and Literature : Essays Presented to R. W. Hunt, éd. J. J. G. Alexander and M. T. Gibson, Oxford, 1976, p. 115-141. B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, p. 211-214 et notamment p. 212. Johannes Versoris, Quaestiones, L. VIII, qu. 7, fol. 79va-80va. Ibidem, fol. 80ra-rb : « Conclusio prima. Amicitia secundo modo accepta est virtus moralis », et à la suite, « Conclusio secunda. Amicicia primo et tercio modo accepta non est virtus ». Outre

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l’une que l’autre, et rien ne permet de trancher l’ambiguïté initiale du texte aristotélicien lui-même42. L’impression première est donc celle d’une réponse équilibrée qui discute les deux positions en proposant un large éventail d’objections et d’arguments, avec une bonne foi apparemment convaincante et une rigueur qui se veut objective. La répartition des voix au sein de la question est magistralement orchestrée : Versor recourt à Thomas pour le corps des solutions, à Buridan pour les arguments préliminaires, leurs réfutations et les dubia. Bel exemple d’une question traitée dans la splendeur de son style scolastique, la tentative de réconciliation doctrinale entre via antiqua et via moderna, entre thomisme et buridanisme, semble sincère. Le concordisme frise presque l’irénisme doctrinal. En surface, rien ne perce. Et pourtant. Une plongée dans les fonds versoriens nous découvre des « complexes - questions - réponses » ou CQR aux structures savamment élaborées, espèces inédites d’un nouveau discours sur l’amitié en train de s’imposer vers 1446. En effet, le jeu des collages d’auctoritates, loin d’être la présentation nivelée des deux thèses en présence, se veut en réalité la pulvérisation d’une thèse au profit de l’autre, en l’occurrence celle du buridanisme au profit du thomisme. Regardons à nouveau. Les trois arguments préliminaires de Versor sont bien empruntés à Buridan mais ils correspondent aux trois arguments de l’Oppositum dans la question buridanienne. La manœuvre parle d’elle-même : Versor place dans son Arguitur, comme objections à détruire, les arguments que Buridan choisit de défendre dans son Oppositum. Johannes Buridanus, Quaestiones, fol. 169ra.

Johannes Versoris, Quaestiones, fol. 79va.

ARGUITUR quod non, per hoc quod Aristoteles determinavit de ea seorsum postquam iam dimisit tractare de virtutibus tam moralibus quam intellectualibus. ITEM, secundo Magnorum moralium Aristotelis, antequam tractaret de amicitia, dixit se iam de singulis virtutibus determinasse. ITEM Tullius in fine libri sui de amicitia videtur amicitiam distinguere contra virtutem dicens : « Vos autem hortor ut ita virtutem locetis, sine qua amicitia esse non potest, ut, ea, scilicet virtute, excepta, nihil amicitia prestabilius putetis » [De amicitia, 104].

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cela, Versor connaît bien la littérature scolastique accumulée depuis deux siècles sur la question, notamment la célèbre question quodlibétique que Henri de Gand dispute à Noël 1286 : « Utrum amicitia sit virtus », in Henricus de Gandavo, Quodlibet X, qu. 12, in Henrici de Gandavo Opera Omnia, éd. R. Macken, vol. XIV, Louvain-Leyde, 1981, p. 274-285. 1155 a 3. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. VIII, cap. I, p. 298 : « est enim virtus quedam vel cum virtute ». Traduction de J. Tricot, p. 380 : « L’amitié est en effet une certaine vertu, ou ne va pas sans vertu ».

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ITEM alibi in eodem libro dicit : « Una est enim amicitia in rebus humanis de cuius virtute [Cic. utilitate] omnes uno ore consentiunt. Quamquam a multis ipsa virtus contemnitur et vendicatio quedam atque ostentatio esse dicitur » [De amicitia, 86]. ITEM effectus virtutis non est ipsa virtus. Amicitia autem est effectus virtutis dicente Tullio : « Qui autem in virtute summum bonum ponunt, preclare illi quidem, sed hec ipsa virtus amicitiam gignit et continet » [De amicitia, 20]. (1) OPPOSITUM arguitur auctoritate Senece epistola ‘Immerito’ ad Lucilium quia amicitiam vocat virtutem dicens quod : « Sapiens et si contentus est se, tamen habere vult amicum ut se exerceat ne tam magna virtus jaceat ». Etiam Tullius in libro suo De amicitia prefert eam omnibus bonis humanis dicens : « Ego vos tantum hortari possum ut amicitiam omnibus rebus humanis anteponatis ». Nullus habitus qui non sit virtus est sic omnibus humanis bonis anteponendus. (2) ITEM […] (3) ITEM nullus habitus videtur magis necessarius in civili communicatione quam virtus, in qua tamen Aristoteles dicit magis opus esse amicitia quam justicia.

[ARGUITUR] TERCIO sic : nullus habitus est magis neccessarius et opus communiter civili quam amicicia, quia ipsa est magis opus quam justicia que est quaedam virtus, ergo et amicicia. Et hoc idem videntur sentire Eustratius, Seneca, Tullius et Sanctus Thomas, qui dicit in principio presentis capituli quod « Sicut in aliis virtutibus quidam dicuntur boni secundum habitum et quidam secundum actum, ita etiam contingit in amicicia ». Et Eustratius dicit quod amicicia est una virtutum. Et Tullius in libro De Amicicia prefert eam omnibus bonis humanis. Sed nullus habitus (qui non est virtus) prefertur omnibus bonis humanis, igitur etc. Similiter Seneca in epistola Ad Lucilium vocat amiciciam virtutem dicens quod : « Sapiens vult exercere amiciciam ne tanta virtus pereat ».

Videtur michi quod ad concordandum diversas oppiniones doctorum solemnium et ad salvandum rationes eorum que, ut puto, necessario concludunt, distinguendum est de amicicia et consimiliter de dilectione et amore. Sepe enim istis tribus nominibus utimur promiscue. […]

IN OPPOSITUM arguitur quia Philosophus in principio octavi dicit quod « Amicicia aut est virtus vel cum virtute ». Ibi communiter dicunt expositores quod amicicia non est virtus sed consequitur virtutes.

Le maître du XVe siècle réutilise donc le matériau de Buridan, avec son cortège de citations et d’arguments, mais en le retournant au profit de la thèse qu’il défend. La torsion est aussi peu violente que la manipulation est subtile, mais, en définitive, c’est bien la thèse de Thomas d’Aquin qui est soutenue, comme le montre l’In oppositum : « Ibi communiter dicunt expositores quod ‘Amicicia non est virtus sed consequitur virtutes’ ». Par une sorte de réserve, Jean Versor reste discret dans la référence à Thomas. Expositores, dit-il allusivement43. 43

Plus loin, un vague « secundum alios » cache à nouveau la position albertino-thomasienne, ibidem, fol. 80ra : « Et ista conclusio ponitur secundum Buridanum. Sed secundum alios amicicia

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Plus convaincant encore est l’agencement argumentatif de la conclusio secunda : « Amicitia […] non est virtus ». Cette thèse, on le sait maintenant, est celle que défend intimement Versor, parce qu’elle est celle de Thomas. Or la deuxième partie du paragraphe déployant la conclusio secunda est presqu’intégralement tissée de fils buridaniens : Johannes Buridanus, Quaestiones, fol. 169ra-170rb.

ARGUITUR quod non, per hoc quod Aristoteles determinavit de ea seorsum postquam iam dimisit tractare de virtutibus tam moralibus quam intellectualibus. ITEM, secundo Magnorum moralium Aristotelis, antequam tractaret de amicitia, dixit se iam de singulis virtutibus determinasse. ITEM Tullius in fine libri sui de amicitia videtur amicitiam distinguere contra virtutem dicens : « Vos autem hortor, ut ita virtutem locetis, sine qua amicitia esse non potest, ut, ea, scilicet virtute, excepta, nihil amicitia prestabilius putetis » [De amicitia, 104]. ITEM alibi in eodem libro dicit : « Una est enim amicitia in rebus humanis de cuius virtute omnes uno ore consentiunt. Quamquam a multis ipsa virtus contemnitur et vendicatio quedam atque ostentatio esse dicitur » [De amicitia, 86]. ITEM effectus virtutis non est ipsa virtus. Amicitia autem est effectus virtutis dicente Tullio : « Qui autem in virtute summum bonum ponunt, preclare illi quidem, sed hec ipsa virtus amicitiam gignit et continet » [De amicitia, 20]. [...]

AD ALIAM diceretur quod amicitia non est

Johannes Versoris, Quaestiones, fol. 80ra-rb. CONCLUSIO SECUNDA. Amicicia primo et tercio modo accepta non est virtus. [...] pro secunda parte scilicet quod amicicia sic accepta non est sine virtute. ITEM Philosophus hic determinat de amicicia sic accepta seorsum postquam de omnibus virtutibus determinavit. ITEM, secundo Magnorum Moralium, antequam Philosophus determinavit de amicicia, ipse dixit se iam de singulis virtutibus determinasse. ITEM probatur auctoritate Tullii dicentis « Vos autem hortor ut istam virtutem vocetis (sic) sine qua amicicia non potest ut ipsa excepta ergo (sic) amiciciam prestantiam putetis », quasi diceret, amicicia non est virtus sed post virtutem est prestantissimum bonum. ITEM alibi in eodem libro dicit Tullius De Amicicia : « Una enim est amicicia in rebus humanis de cuius utilitate uno ore consentiunt. a multis ipsa virtus contemnitur ».

ITEM probatur, quia cum ratio est perfecta per habitum virtutis et passiones sunt refrenate suis habitibus, tunc homo est liber ut non gratia amantis sed gratia amati aliquid diligat. Ergo amicicia sequitur virtutem et per consequens non erit virtus, sed effectus virtutis.

nullo modo est virtus sed est effectus virtutis ». Réserve, disons-nous, non pas dissimulation car Versor sait parfois nommer Thomas, ibidem, f. 80ra : « Et huius opinionis videtur fuisse sanctus Thomas qui in principio huius octavi dicit quod Amicitia supra virtutem fundatur. Et in presenti capitulo dicit quod Amicitia addit supra rationem virtutis. Et quia Philosophus non dicit quod amicitia est virtus sed addit aliquid vel est cum virtute. Ex quo videtur sanctus Thomas velle quod amicicia non sit virtus ».

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354 virtus neque habitus, sed est actus procedens ab habitu qui est virtus. Si autem secundus modus solvendi teneatur que Eustracius bene videtur cum expresse dicat amicitiam unam esse virtutum, tunc ad primam rationem potest dici quod de amicitia tractavit Aristoteles seorsum post tractatum de aliis virtutibus eo quod ipsa non erat communiter concessa ab omnibus esse virtus, vel forte etiam quod tractatus de ea exigebat longiorem processum quam tractatus de aliis virtutibus, vel forte quod nomen amicitie accepte proprissime non significat communiter illam virtutem quam significat sed contracte […] AD AUCTORITATEM TULLII dictum fuit quod non intendebat omnem excipere virtutem, sed solam sapientiam et virtutes intellectuales tantum. AD ALIAM potest dici quod una virtus potest esse effectus alterius virtutis. Possumus enim dicere quod sapientia sive prudentia generant in nobis virtutes morales, vel forte quod Tullius intendit virtutem genuisse amicitiam, non quantum ad illud quod appellat : dictum enim fuit hoc non esse virtutem sed effectum virtutis.

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Si tamen aliquis per illas auctoritates iam allegatas voluerit probare quod amicicia nullo modo sit virtus, quod est contra primam conclusionem, respondet secundum Buridanum primo quod de amicicia tractat Philosophus post tractatum de aliis virtutibus eo quod ipsa non erat posita ab omnibus quod esset virtus. Vel quia tractatus de ea egebat longiori processu quam aliarum virtutum, ideo dicit quod sic intelligitur dictum Aristotelis secundo Moralium.

AD AUCTORITATEM TULLII dicitur quod « non intendit simpliciter omnem virtutem excipere, sed sapientiam tamen vel virtutes intellectuales tantum ». AD ALIAM eius autoritatem dicit quod una virtus potest esse effectus alterius, ut sapientia vel prudentia quodammodo generat in nobis alias virtutes.

La tactique est astucieuse : Versor récupère les arguments que Buridan réfutait pour défendre sa propre thèse. Il puise chez le maître du XIVe siècle une batterie d’autorités prestigieuses (Cicéron, Sénèque et Eustrate) qu’il renverse en faveur de son point de vue. Et lorsque Versor annonce, avec une neutralité de ton, un Respondet secundum Buridanum, il faut être vigilant et ne pas glisser trop rapidement sur le secundum. En effet, ce n’est pas Buridan qui répond, puisqu’il ne défend pas la même thèse : ce sont les arguments puisés chez Buridan qui permettent à Versor de fournir des éléments de réponse. La démarche reste honnête mais l’effet d’optique l’emporte : entre Buridan et Thomas, il y a toutes les apparences d’une coexistence pacifique ; la refonte des modules argumentatifs, qu’opère Versor au sein de sa quaestio, gomme les dissensions réelles. En réalité, Versor reste un thomiste convaincu : avec une virtuosité confondante, il entrelace les auctoritates, présentant les arguments de Buridan pour mieux enseigner ceux de Thomas. Par là, il inaugure une nouvelle technique de réfutation, inédite dans la première scolastique : il réfute la position buridanienne en lui opposant les arguments de Buridan lui-même, mais inversés. Autrement dit, il réfute Buridan par Buridan. Par la maestria d’un fonduenchaîné d’arguments, Buridan est à lui-même sa propre réfutation. C’est le thomisme versorien qui s’impose, malgré les louables intentions de « concor-

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disme », propres à plusieurs intellectuels du XVe siècle44. Votum pium qui ne résiste pourtant pas à la sonde archéologique de l’historien. b. Relance théologale On ne l’a pas encore assez dit : c’est souvent dans ses dubia que Jean Versor est le plus intéressant et pose les questions les plus atypiques par rapport aux incontournables du genre. Ces excursus sont pour lui une sortie des contraintes d’école et il y aborde volontiers des questions théologiques45. Parmi de nombreux autres, deux exemples illustrent ce constat et permettent d’affirmer qu’il y a, chez Versor, une véritable relance théologale du concept d’amitié à nouveau orienté vers la charité. Le premier exemple se situe au onzième mouvement du livre IX, soit la question douze de Versor. Le thème du mouvement tourne autour du lien entre bonheur et amitié46. Le second dubium pointe une interrogation : Utrum in perfecta felicitate que erit in patria amici sint necessarii, dans la vie bienheureuse de la patrie, les amis seront-ils nécessaires ?47 Autrement formulé, l’amitié aura-t-elle une raison d’être au ciel ? Quelle sera sa pertinence dans l’état de gloire des bienheureux ? Dans le genre du commentaire de l’Éthique, la question est inédite, absolument48. Et Versor ne peut s’appuyer, pour son argumentation, sur aucun antécédent, ni dans la tradition interprétative de Buridan, ni dans celle de Thomas. Pourtant, la facture du dubium, saturé d’un vocabulaire théologique (gloria, Deus, charitas, diligo, beatitudo, proximus…), référencé de citations non directement philosophiques (in Scripturis, Boethius) et concis dans son architecture ternaire, laisse irrésistiblement pressentir l’articulus de la Somme Théologique. Telles sont en effet les mœurs de Jean Versor : 44

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Par exemple chez Nicolas de Cues (1401-1464) puis Pic de la Mirandole (1463-1494), cf. S. Swiezawski, Histoire de la philosophie européenne au XVe siècle, Paris, 1990, p. 161 : « L’irénisme » : « La recherche de principes permettant de concilier des orientations hostiles ou contradictoires invite à rechercher diverses solutions moyennes (via media). […] Pic de la Mirandole était persuadé que l’on pourrait parvenir à établir une paix véritablement chrétienne […] par la voie de la conciliation des vérités philosophiques. [...] Le programme de l’irénisme est contenu dans la Coincidentia oppositorum de Nicolas de Cuse ». Nicolas de Cues écrit une Apologie de la Docte ignorance en 1449, De docta ignorantia, Opera omnia, éd. E. Hoffmann, R. Klibansky, t. I, Leipzig, 1932. Par exemple le deuxième dubium de la question 6, au livre VIII, fol. 79rb : « Utrum amicicia bonorum et etiam alie virtutes morales erunt in patria » ; ou le deuxième dubium de la question 11 du livre IX, fol. 102ra : « Secundum dubium qualiter loquitur hic Philosophus de felicitate ». Et la réponse à ce dubium : « Respondetur quod de ea que potest haberi naturaliter in hac vita ex principiis naturalibus hominibus datis, et non de supernaturali, ad quam homo ex propriis principiis pervenire non potest nisi juvetur a premio per lumen glorie vel gratie ». Johannes Versoris, Quaestiones, L. IX, qu. 12, fol. 102rb : « Queritur duodecimo utrum felici sit eligibile amicum habere ». Ibidem, Dubitatur secundo, fol. 102vb. On ne trouve pas non plus trace de ce débat dans les disputes doctrinales autour de la vision béatifique, cf. Chr. Trottmann, La vision béatifique : des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Rome, 1995, passim.

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Thomas Aquinas, Summa theologica, Ia IIae, q. 4, art. 8, p. 45-46.

Johannes Versoris, Questiones, fol. 102vb.

Articulus octavus : Utrum ad beatitudinem requiratur societas amicorum. AD OCTAVUM SIC proceditur. VIDETUR quod amici sint necessarii ad beatitudinem. Futura enim beatitudo in Scripturis frequenter nomine gloriae designatur. Sed gloria consistit in hoc quod bonum hominis ad notitiam multorum deducitur. Ergo ad beatitudinem requiritur societas amicorum. PRAETEREA, Boetius dicit quod nullius boni sine consortio iucunda est possessio. Sed ad beatitudinem requiritur delectatio. Ergo etiam requiritur societas amicorum. PRAETEREA, caritas in beatitudine perficitur. Sed caritas se extendit ad dilectionem Dei et proximi. Ergo videtur quod ad beatitudinem requiratur societas amicorum. SED CONTRA est quod dicitur Sap. VII, venerunt mihi omnia bona pariter cum illa [Sap. 13, 11], scilicet cum divina sapientia, quae consistit in contemplatione Dei. Et sic ad beatitudinem nihil aliud requiritur.

DUBITATUR SECUNDO utrum in perfecta felicitate que erit in patria amici sint necessarii. ET VIDETUR QUOD SIC, quia talis felicitas frequenter in scripturis nomine glorie designatur. Sed gloria in hoc consistit quod bonum hominis ad noticiam multorum deducatur, ergo etc.

RESPONDEO dicendum quod, si loquamur de felicitate praesentis vitae, sicut Philosophus dicit in IX Ethic., felix indiget amicis, non quidem propter utilitatem, cum sit sibi sufficiens ; nec propter delectationem, quia habet in seipso delectationem perfectam in operatione virtutis ; sed propter bonam operationem, ut scilicet eis benefaciat, et ut eos inspiciens benefacere delectetur, et ut etiam ab eis in benefaciendo adiuvetur. Indiget enim homo ad bene operandum auxilio amicorum, tam in operibus vitae activae, quam in operibus vitae contemplativae. Sed si loquamur de perfecta beatitudine quae erit in patria, non requiritur societas amicorum de necessitate ad beatitudinem, quia homo habet totam plenitudinem suae perfectionis in Deo. Sed ad bene esse beatitudinis facit societas amicorum. Unde Augustinus dicit, VIII super Gen. ad litt., quod creatura spiritualis, ad hoc quod beata sit, non nisi intrinsecus adiuvatur aeternitate, veritate, caritate creatoris. Extrinsecus vero, si adiuvari dicenda est, fortasse hoc solo adiuvatur, quod invicem vident, et de sua societate gaudent in Deo.

RESPONDETUR quod ...

ITEM dicit Boetius : « nullius rei sine consortio iocunda est possessio ». Sed ad talem beatitudinem requiritur delectatio. ITEM charitas in beatitudine perficietur. Sed charitas se extendit ad dilectionem Dei et proximi. Ergo ad predictam beatitudinem requiritur societas amicorum.

... ad hanc beatitudinem supernaturalem (que erit in patria) non requiritur societas amicorum de necessitate aliqua, quia homo habet totam plenitudinem sue perfectionis in Deo, sed tamen ad bene esse illius beatitudinis facit societas aliquorum [lege amicorum].

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AD PRIMUM ergo dicendum quod gloria quae est essentialis beatitudini, est quam habet homo non apud hominem, sed apud Deum. AD SECUNDUM dicendum quod verbum illud intelligitur, quando in eo bono quod habetur, non est plena sufficientia. Quod in proposito dici non potest, quia omnis boni sufficientiam habet homo in Deo. AD TERTIUM dicendum quod perfectio caritatis est essentialis beatitudini quantum ad dilectionem Dei, non autem quantum ad dilectionem proximi. Unde si esset una sola anima fruens Deo, beata esset, non habens proximum quem diligeret. Sed supposito proximo, sequitur dilectio eius ex perfecta dilectione Dei. Unde quasi concomitanter se habet amicitia ad beatitudinem perfectam49.

357 AD PRIMAM rationem dubii dicitur quod homo querit gloriam que est essentialis beatitudini 50 apud hominem sed solum apud Deum. AD SECUNDAM dicitur quod illud verbum intelligitur quando in illo bono non est plena sufficientia, quod in proposito dici non potest, quia omnem sufficientiam habet homo in Deo. AD TERCIAM dicitur quod perfectio charitatis est essentialis beatitudini quantum ad dilectionem Dei, non autem proximi. Ideo si esset unus solus amicus fruens Deo, beatus esset non habens proximum quem diligeret. Sed supposito proximo, sequitur dilectio eius ex perfecta dilectione Dei. Ideo quasi concomitanter se habet amicicia ad amiciciam perfectam et hec de secundo.

Le maître parisien suit de près l’article huit de la Prima Secundae de Thomas. Quelques retraits viennent conforter la bienséance d’un commentaire philosophique : Versor ôte la référence au livre de la Sagesse dans le Sed contra et la longue citation d’Augustin à la fin du Respondeo. Il va directement à la deuxième partie de la solution qui ne traite que de la béatitude céleste. Il parle explicitement d’une beatitudo supernaturalis, là où Thomas parlait seulement d’une beatitudo perfecta, passant sous silence la question de la félicité terrestre que Thomas développait : « Si loquamur de felicitate presentis vitae ». Le cœur de la réponse est donc fondamentalement thomasien : au ciel, il n’y a pas besoin d’amis. L’amitié n’est pas une condition de l’état bienheureux, et pour cause. Dieu seul suffit. Le ton est à la radicalité : « Homo habet totam plenitudinem sue perfectionis in Deo », « Omnem sufficientiam habet homo in Deo ». L’homme trouve toute la plénitude de sa perfection en Dieu ; il trouve toute satisfaction en Dieu. Au sens strict, l’amitié n’est donc pas nécessaire dans le lumen gloriae. Là cependant n’est pas le dernier mot de la réponse. Versor, à la suite de Thomas, ajoute : « Sed tamen ad bene esse illius beatitudinis facit societas amicorum ». La sociabilité amicale contribue au bien-être de cette béatitude céleste. Elle n’est pas une nécessité en soi, mais elle vient se surajouter comme un bonheur accidentel dans l’état de gloire. Ici, Thomas puis Versor requièrent la grande distinction aristotélicienne entre vivere et bene vivere qu’ils transposent au plan de l’état de gloire : esse et bene esse. La solution s’articule donc autour de la notion de nécessité accidentelle : au paradis, l’amitié n’est 49

50

Cf., pour la traduction, Saint Thomas, Somme Théologique, Ia IIae, qu. 4, art. 8, Paris, Cerf, 1993, t. 2, p. 49-50 : « Article 8 : Une société d’amis est-elle requise pour la béatitude ? ». L’omission de la négation est fâcheuse pour l’établissement du texte mais nous pensons devoir la restituer, au regard du modèle thomasien et d’après le sens général du propos.

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pas une nécessité absolue mais elle contribue à la plénitude du bonheur induite par le bene esse. Le parallèle trinitaire n’est pas loin : la Création n’est pas un besoin essentiel de Dieu dont le bonheur est parfait en soi51, mais un besoin accidentel qui vient se surajouter à la félicité parfaite de la Trinité. L’amitié existe donc dans l’état de gloire, pour un surcroît gratuit de félicité. Précisons encore. Vers 1446, Jean Versor renoue avec l’approche ecclésiologique du lien social qui considère avant tout la charité parfaite. Dans la félicité céleste, seule importe la perfection de la charité puisque Dieu est l’objet premier de la vision béatifique. Parce qu’elle est ordonnée, la charité pour Dieu prime sur la charité « amicale ». A fortiori, la charité prime sur l’amitié52. L’amitié n’est donc perçue qu’en fonction de la charité. La sociabilité amicale, qui aura cours dans la patrie céleste, n’est qu’un visage de la charité parfaite ; son lien avec autrui n’est qu’un corollaire du lien avec Dieu. Versor comprend donc, beaucoup plus que ne le faisait Thomas, l’amitié céleste au sens d’une charité fraternelle, c’est-à-dire de la charité qui s’oriente vers le prochain. Les interversions qu’il pratique le suggèrent : il emploie indifféremment la notion de charité en parlant de l’amitié ; il remplace le terme de Thomas, anima, par amicus, faisant de l’âme bienheureuse l’amie de Dieu ; il assimile volontiers la notion philosophique de vertu avec celle de sainteté, mêlant ainsi les deux registres : « homo vivit sancte et bene… ». Pour Versor, félicité et sainteté sont une seule chose. La sociabilité amicale de l’état de gloire n’est donc rien d’autre que la communion des saints. Sans trop de précaution, il navigue entre l’amitié humaine et l’amitié céleste. En remplaçant d’un mot le texte de Thomas – beatitudinem perfectam par l’expression amiciciam perfectam – il en vient à établir une équivalence immédiate entre amitié parfaite et charité. Pour lui, l’amitié humaine est en vue de l’amitié parfaite, c’est-à-dire en vue de la charité. Elle est une imperfection en vue d’un accomplissement : « …se habet amicicia ad amiciciam perfectam ». Pour Versor, l’amitié, humainement parlant, n’a donc de plénitude et de valeur qu’en vue d’une réalisation théologale, qui débouche sur la charité. Cette position, que ne tenait pas si catégoriquement Thomas, est propre à Versor qui radicalise ainsi l’articulation amitié-charité, en une théorie de la substitution : l’amitié est appelée à être remplacée par la charité pour atteindre sa perfection. Pour Versor, au XVe siècle, bien plus résolument que pour Thomas, l’amitié est téléologiquement orientée vers la charité. Un deuxième exemple confirme les précédentes démonstrations. Nous sommes au douzième mouvement du livre IX, à la question 13. Le problème se concentre ici aussi dans le second dubium, Dubitatur secundo : Quid sit melius : vel amare amicum vel inimicum53. Vaut-il mieux aimer ses amis ou ses ennemis ? 51 52

53

Johannes Versoris, Quaestiones, L. IX, qu. 12, Ad rationes, ad secundam, fol. 102vb. Cf. Ch. Trottmann, La vision béatifique : des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Rome, 1995, § « Une éthique de la liberté et de la charité », p. 777 : « En tant que fin, les âmes ne sauraient désirer autre chose que la vision de Dieu ». Johannes Versoris, Quaestiones, L. IX, qu. 13, Dubitatur secundo, fol. 103va.

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Belle question. On l’attendait. Une fois de plus, Versor emprunte à Thomas : Thomas Aquinas, Summa theologica, IIa IIae, q. 27, art. 7, p. 230.

Johannes Versoris, Quaestiones, fol. 103va-vb.

ARTICULUS SEPTIMO : Utrum sit magis meritorium diligere inimicum quam amicum. AD SEPTIMUM sic proceditur. VIDETUR quod magis meritorium sit diligere inimicum quam amicum. Dicitur enim Matth. V, si diligitis eos qui vos diligunt, quam mercedem habebitis ? Diligere ergo amicum non meretur mercedem. Sed diligere inimicum meretur mercedem, ut ibidem ostenditur. Ergo magis est meritorium diligere inimicos quam diligere amicos. PRAETEREA, tanto aliquid est magis meritorium quanto ex maiori caritate procedit. Sed diligere inimicum est perfectorum filiorum Dei, ut Augustinus dicit, in Enchirid., diligere autem amicum est etiam caritatis imperfectae. Ergo maioris meriti est diligere inimicum quam diligere amicum. PRAETEREA, ubi est maior conatus ad bonum, ibi videtur esse maius meritum, quia unusquisque propriam mercedem accipiet secundum suum laborem, ut dicitur I Cor. III. Sed maiori conatu indiget homo ad hoc quod diligat inimicum quam ad hoc quod diligat amicum, quia difficilius est. Ergo videtur quod diligere inimicum sit magis meritorium quam diligere amicum. SED CONTRA est quia illud quod est melius est magis meritorium. Sed melius est diligere amicum, quia melius est diligere meliorem ; amicus autem, qui amat, est melior quam inimicus, qui odit. Ergo diligere amicum est magis meritorium quam diligere inimicum. RESPONDEO dicendum quod ratio diligendi proximum ex caritate Deus est, sicut supra dictum est. Cum ergo quaeritur quid sit melius, vel magis meritorium, utrum diligere amicum vel inimicum, dupliciter istae dilectiones comparari possunt, uno modo, ex parte proximi qui diligitur ; alio modo, ex parte rationis propter quam diligitur. Primo quidem modo dilectio amici praeeminet dilectioni inimici. Quia amicus et melior est et magis coniunctus ; unde est materia magis conveniens dilectioni ; et propter hoc actus dilectionis super hanc materiam transiens

DUBITATUR SECUNDO quid sit melius : vel amare amicum vel inimicum ?

VIDETUR secundum, quia illud est melius ad quod est maior conatus, sed maiorem conatum oportet hominem habere ad amandum inimicum, quia difficilius est. Igitur etc.

RESPONDETUR quod iste dilectiones dupliciter comparari possunt. Uno modo ex parte proximi qui diligitur, alio modo ex parte rationis propter quam diligitur, qui est ipse Deus. Primo modo delectatio [lege dilectio] amici preeminet delectationi [lege dilectioni] inimici, quia amicus melior est et magis conjunctus. Ideo est in amicicia convenientior dilectioni. Et propter hoc actus dilectionis super hanc materiam transiens est melior. Nam eius oppositum est deterius. Nam peius est odire amicum quam inimicum.

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360 melior est. Unde et eius oppositum est deterius, peius enim est odire amicum quam inimicum. Secundo autem modo dilectio inimici praeeminet, propter duo. Primo quidem, quia dilectionis amici potest esse alia ratio quam Deus, sed dilectionis inimici solus Deus est ratio. Secundo quia, supposito quod uterque propter Deum diligatur, fortior ostenditur esse Dei dilectio quae animum hominis ad remotiora extendit, scilicet usque ad dilectionem inimicorum, sicut virtus ignis tanto ostenditur esse fortior quanto ad remotiora diffundit suum calorem. Tanto etiam ostenditur divina dilectio esse fortior quanto propter ipsam difficiliora implemus, sicut et virtus ignis tanto est fortior quanto comburere potest materiam minus combustibilem. Sed sicut idem ignis in propinquiora fortius agit quam in remotiora, ita etiam caritas ferventius diligit coniunctos quam remotos. Et quantum ad hoc dilectio amicorum, secundum se considerata, est ferventior et melior quam dilectio inimicorum. AD PRIMUM ergo dicendum quod verbum Domini est per se intelligendum. Tunc enim dilectio amicorum apud Deum mercedem non habet, quando propter hoc solum amantur quia amici sunt, et hoc videtur accidere quando sic amantur amici quod inimici non diliguntur. Est tamen meritoria amicorum dilectio si propter Deum diligantur, et non solum quia amici sunt. AD ALIA patet responsio per ea quae dicta sunt. Nam duae rationes sequentes procedunt ex parte rationis diligendi ; ultima vero ex parte eorum qui diliguntur54.

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Secundo autem modo dilectio inimici preeminet propter duo. Primo, quia dilectionis amici potest esse amicicia causa et alia quam Deus. Sed dilectionis inimici solus Deus est ratio. Secundo, quia supposito quod uterque propter Deum diligatur, tamen fortior ostenditur Dei dilectio que animum hominis ad remotiora extendit, scilicet ad dilectionem inimici, sicut virtus ignis tanto est fortior quanto ad remotiora se extendit ; tanto etiam ostenditur predicta dilectio esse fortior quanto per ipsam difficiliora implemus, sicut et virtus ignis est tanto fortior quanto potest comburere materiam minus combustibilem. Sed sicut idem ignis fortius agit in propinquiora quam in distantiora, ita etiam charitas ferventius diligit conjunctos quam remotos. Et quantum ad hoc dilectio proximorum secundum se considerata est ferventior et melior dilectione inimicorum.

La solution du dubium considère deux points de vue : d’une part, l’objet de l’amour c’est-à-dire autrui, qu’il me soit un ami ou un ennemi ; d’autre part, le motif de l’amour, c’est-à-dire Dieu. Du point de vue de l’objet, il vaut mieux aimer son ami que son ennemi car l’ami est plus apte à la « matière de la dilection » que l’inverse. Du point de vue du motif, il vaut mieux aimer ses ennemis plutôt que ses amis, car cet amour-là est d’une qualité supérieure puisqu’il relève de Dieu seul et non d’une attirance naturelle : « Dilectionis inimici solus Deus est ratio ». Les deux réponses peuvent donc être caractérisées. La pre54

Cf. pour la traduction, Saint Thomas, Somme Théologique, IIa IIae, q. 27, art. 7, Paris, Cerf, 1985, p. 211-212 : « Article 7 : Lequel vaut mieux : aimer son ami, ou son ennemi ? ».

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mière, considérant l’objet, est pleinement humaine puisqu’elle vise autrui dans le lien intersubjectif de personne à personne. Le fondement de cet amour est naturel et doit être informé par l’amour théologal de Dieu comme le commande la charité. La seconde réponse, considérant le motif de l’amour, c’est-àdire Dieu, est résolument théologale. La part d’effort dans l’amour des ennemis est réelle, qui fait violence à la nature humaine. L’insistance est forte : ce n’est pas facile à la nature d’aimer ses ennemis ; les mots disent la pénibilité : maior conatus, difficilius est ; une première personne du pluriel vient compâtir à l’effort commun : per ipsam difficiliora implemus. Parce qu’il est purement théologal, l’amour des ennemis n’a donc de pertinence que par amour de Dieu ; ainsi, il met Dieu au centre, là même où l’amour des amis et l’amitié naturelle pouvaient se passer de Dieu. C’est alors qu’un troisième degré de la réflexion vient trancher le débat : la charité est de plus grande qualité envers les amis et les proches qu’envers les ennemis, « Dilectio proximorum secundum se considerata est ferventior et melior dilectione inimicorum ». L’ardeur est plus forte dans l’amour des proches que dans l’amour des ennemis. En s’appuyant sur l’autorité de Thomas, Versor en arrive à noyer toute différence entre l’amour du prochain et l’amitié. Il n’est presque plus question du vocabulaire aristotélicien de l’amicitia, mais seulement de ‘dilectio proximorum’, de ‘charitas’, de ‘diligere’, etc. Ultime étape dans la mutation discursive du concept d’amicitia, le moment versorien atteint, dans les années 1440, l’acmè de sa charge théologale, telle que l’anthropologie thomasienne l’avait initiée au XIIIe siècle. Mais au XVe siècle, le discours thomasien – devenu thomiste chez Versor – fonctionne tout autrement. Son but n’est plus directement d’enseigner l’auctoritas de l’Éthique, ni de rechercher l’intentio d’Aristote. Désormais, il s’agit, pour le maître parisien, de vulgariser les thèses thomistes. Les mécanismes herméneutiques en sont ainsi renversés. Thomas d’Aquin scrutait le texte de l’Éthique à Nicomaque pour pénétrer la pensée du Philosophe, en extraire le riche matériau et élaborer les fondements de la Secunda secundae de sa Somme théologique. Deux siècles plus tard, Jean Versor rédige son commentaire sur l’Éthique et construit son discours sur l’amitié en citant, à temps et à contretemps, des passages entiers de la Somme théologique. Thomas a remplacé Aristote en position d’auctoritas dans le genre du commentaire sur l’Éthique, pour une visée didactique et une vulgarisation doctrinale. L’amitié en ressort nettement axée sur sa dimension verticale : elle est réinvestie de sa charge théologale, beaucoup plus fortement qu’elle n’avait pu l’être au temps de Thomas. Cette radicalisation semble pouvoir être interprétée dans le sens d’une réaction : réaction à l’immanentisme buridanien, par trop rationaliste. Ruedi Imbach parle d’une « métacritique » du XIVe siècle55. 55

R. Imbach, « Le contexte intellectuel de l’œuvre de Capreolus », dans Jean Capreolus en son temps, (1380-1444), éd. G. Bedouelle, R. Cessario, K. White, Paris, 1997, p. 13-22, notamment p. 20 : « On peut décrire le projet de Capreolus comme un retour à saint Thomas, mais un retour escorté d’une métacritique des positions antithomistes du XIVe siècle ».

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Une même réaction, que l’on peut qualifier de théologale, s’esquisse déjà, dès les premières années du XVe siècle. Tout d’abord, dans le genre homilétique qui redonne plus naturellement à l’amitié son orientation spirituelle en alliance avec la charité, Jean Gerson réagit à une amitié trop strictement naturelle : le théologien parisien opère une relecture de l’amitié aristotélicienne dans le cadre d’un sermon en la fête de l’Immaculée Conception56. Y développant la péricope du Cantique des Cantiques, Tota pulchra es, amica mea (Cant. 4, 7), il disserte sur le terme amica. L’amitié est comprise au sens tropologique d’une relation de l’âme avec Dieu. Toutes les données de l’amitié aristotélicienne, que Gerson cite explicitement et connaît parfaitement, sont réinvesties dans ce sens : Dit Aristote ou VIII° et IX° de Etiques et Tulle in libro De Amicitia que on seult querir amis pour l’une des trois causes : ou pour le bien proffitable, ou pour le delictable ou pour l’onnourable. Mais pense, o ame devote, pense se tu quieres amy riche et proffitable, qui l’est plus que celuy qui octroye vie, heritage et felicité perdurable : Mecum sunt divicie et gloria (Sap, viii°). Se tu quiers amy plaisant et delictable, escoute ce que dit le Saige : que son amour est grande et bonne et plaisante : In amicicia illius delectatio bona ; ibidem. N’est pareille delectacion que avoir paix et seurté de conscience, laquelle ne se puet avoir sans Dieu amer. Psalmista hinc exclamat : quam magna multitudo dulcedinis tue, Domine. Se tu quiers amy bon et honnourable, escoute ce que dit le Saige : que innumerable honnesteté vient par ses mains. Se tu quiers a la parfin amy qui au besoing te secoure veritablement, autre quelconque trouver mieulz ne pourras […]. Bienheureuse est l’ame qui tel amy peut avoir57.

À la lettre aristotélicienne, qu’il environne de citations scripturaires, Gerson redonne un sens spirituel. L’amitié est mystique ou elle n’est pas. Pour parfaire sa description, il invoque le modèle marial, en qui se réalise pleinement l’amitié spirituelle de l’âme avec Dieu. La Vierge est par excellence « la toute belle amie de Dieu » : O Vierge tres digne, Vierge glorieuse, Vierge toute doulce et tres benigne, Vierge qui par les paroles proposees de nostre theume estes appellee la toute belle amie de Dieu, qui au jour d’uy fustes conceue noblement…58.

Une reconduction spirituelle transpose donc le matériau philosophique de l’Éthique et la maîtrise parfaite de Gerson n’a d’égal que son refus de verser dans des considérations strictement humaines59. 56

57 58 59

Jean Gerson, « En la fête de l’Immaculée Conception », vol. VII/2, L’œuvre française, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, Paris, 1968, § 393, p. 1057-1080. Ibidem, p. 1072-73. Ibidem, p. 1079. Sur la distance de Gerson par rapport au concept d’amitié, cf. B. P. Mac Guire, « Jean Gerson and the End of Spiritual Friendship : Dilemmas of Conscience », in Friendship in Medieval Europe, éd. J. Haseldine, Stroud, Gloucestershire, 1999, p. 229-250.

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À l’université de Paris, dès les premières décennies du XVe siècle, on observe une même ambiance doctrinale de réaction ou de mise entre parenthèses des tendances buridaniennes. Ici encore, la figure de Jean Gerson, mais aussi celle de Jean de Maisonneuve († 1418), sont représentatives d’un mouvement plus général, dont Zénon Kaluza a montré qu’il visait à lutter contre la via moderna par un retour aux antiqui du XIIIe siècle60. À propos des querelles doctrinales autour du nominalisme et du réalisme, Zénon Kaluza évoque le « contexte historique précis d’un retour généralisé au XIIIe siècle61 ». Il nous semble opportun de le citer plus longuement, tant ses propos sont éclairants : Prôné par Jean Gerson à la Faculté de théologie, ce retour est déjà pratiqué à la Faculté des arts. Les rapports des maîtres parisiens avec les traditions du XIVe siècle sont dissemblables chez les uns et les autres, quelquefois nuancés, mais toujours négatifs. [...] L’opposition de Jean Gerson à la tradition logico-théologique n’est pas de nature doctrinale ; elle est liée à la fonction didactique de professeur de foi. [...] À la Faculté des arts, le retour au XIIIe siècle s’accompagne d’une lutte institutionnelle et doctrinale. Institutionnelle, parce qu’il s’est agi d’un changement ou d’une réinterprétation du Statut, d’un changement des manuels imposés et d’un changement de la procédure nécessaire pour l’obtention d’un grade universitaire. Doctrinale, parce que cette réforme profonde de l’enseignement philosophique a été ouvertement dirigée contre l’école de Buridan qui jusqu’alors dominait la Faculté, et parce qu’elle a été faite au nom de la foi chrétienne et pour accorder le dire des philosophes païens avec elle. [...] La nouvelle licencia philosophandi, celle qui a fait un si grand tort à l’école de Buridan à Paris, conçoit la licence d’enseigner la philosophie en termes de conformité de la philosophie avec la foi et l’enseignement des saints. [...] Autorité absolue en philosophie s’appelle donc foi religieuse et c’est au nom d’elle que Jean de Maisonneuve a jugé Buridan et son école62.

Comme nous l’avons montré pour Versor, ce retour au XIIIe siècle n’est pas une reprise pure et simple. Elle est une stratégie. Un réemploi didactique et doctrinal : Lorsque Gerson cherche un modèle pour les étudiants en théologie, le chancelier se tourne vers le XIIIe siècle parce que les recentiores ont mélangé de la logique à la théologie. Et lorsque, à son tour, Jean de Maisonneuve parle de logique burida-

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61 62

Z. Kaluza, Les querelles doctrinales à Paris : nominalistes et réalistes aux confins du XIVe et du XVe siècle, Bergamo, 1988. Sur le retour des réalistes dans les universités de Cologne et Paris, aux alentours de 1400, cf. Id., « Les étapes d’une controverse. Les nominalistes et les réalistes parisiens de 1339 à 1482 », dans La controverse religieuse et ses formes, éd. A. Le Boulluec, Paris, 1995, p. 297-317, notamment 314 : « Dès la fin du XIVe siècle nous assistons à Paris au grand retour de l’école de saint Thomas, de celle d’Albert le Grand, de Duns Scot, etc., et des querelles entre elles. Le serment de 1341 nous apparaît comme l’inspirateur du premier retour massif à la grande scolastique du XIIIe siècle, c’est-à-dire de la première néoscolastique ». Z. Kaluza, Les querelles doctrinales à Paris, p. 122. Ibidem, p. 122-123.

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niste, il la décrit comme une suite de dénégations par rapport à la logique préburidaniste. Dans les deux cas, la logique des modernes est donc ressentie comme un malaise et comme une interruption d’une tradition avec laquelle il faut renouer. Qu’elles soient doctrinales, didactiques ou d’une autre nature encore, les raisons de Gerson et de Jean de Maisonneuve, dès lors qu’ils se tournent vers leurs domaines propres, leur semblent suffisantes pour mettre le XIVe siècle entre parenthèses63.

Nous croyons avoir montré que les commentaires de philosophie morale autour des discussions sur l’amitié concordent avec ces conclusions historiques. Les commentaires sur l’Éthique sont les témoins des mutations culturelles de la fin du Moyen Âge et, au sein de la Faculté des arts, un observatoire privilégié pour l’historien. Et l’on se souvient du mot de Michel Foucault : « Le nouveau n’est pas dans ce qui est dit, mais dans l’événement de son retour64 ». Plus largement, l’évolution doctrinale du contexte international confirme une chronologie qui trouve son apogée dans les années 1440. Le thomisme versorien appartient, en effet, à cette génération que les historiens de l’Église ont, depuis longtemps, nommé « la génération de 144065 ». Fortement marquée par le thomisme, utilisé dans une visée apologétique plus déclarée, une nouvelle génération de théologiens et de canonistes assure à la monarchie pontificale les constructions doctrinales dont elle a besoin pour triompher des théories conciliaires qui se sont déroulées avant cette date66. Avec Jean Capreolus, Torquemada, Jean de Raguse, Jean de Capistran, Carjaval, Jean de Palomar ou Sanchez de Arevalo, « le ton est donné et l’assurance des défenseurs de la papauté ne fait que grandir67 ». En 1448-1449, Torquemada rédige sa célèbre Summa de Ecclesia, traité apologétique du pouvoir pontifical. En France, Pierre de Versailles, évêque de Meaux et collaborateur à Constance de Gerson, se met lui aussi au travail. Par conviction, Nicolas de Cues et Aenaeus Silvius Piccolomini se rallient à la cause pontificale. Dans ce contexte culturel, intellectuel et théologique, l’œuvre de Versor, consécration d’un thomisme officiel, s’inscrit dans ce vaste mouvement de reconquête doctrinale de la papauté, qui, sous Nicolas V (1447-1455), atteint son faîte.

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Ibidem, p. 124. M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, 1971, p. 28. E. Delaruelle, E. R. Labande et P. Ourliac, « L’Église au temps du Grand Schisme et de la crise conciliaire (1378-1449) », dans Histoire de l’Église depuis les origines jusqu’à nos jours, Paris, 1962, p. 285-288. Jean Capreolus, ou Cabrol, représentant de ce mouvement est appelé le Princeps thomistarum, cf. R. Imbach, « Le contexte intellectuel de l’œuvre de Capreolus », p. 13. Ibidem.

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c. Succès et diffusion du commentaire de Versor la deuxième vague didactique (1450-1470) Le succès extraordinaire du commentaire de Versor dans l’Europe médiévale à partir de la deuxième moitié du XVe siècle est tel que l’on peut parler d’une « seconde vague didactique ». Plus généralement, la diffusion de l’ensemble des commentaires versoriens est très importante68. La renommée de Jean Versor égale celle de Buridan et de Marsile d’Inghen, surtout dans les jeunes universités d’Europe centrale et notamment à Prague et Cracovie. Les études le montrent assez69. Versor fut, en un temps très court, une autorité reconnue par presque tous70. Tous les commentaires sur l’Éthique de maîtres ès arts dont on dispose pour les années postérieures à 1450, hors de l’Italie, relèvent de son texte, qui semble alors être considéré comme le meilleur manuel d’enseignement en la matière et auquel on n’adapte que les amorces et les transitions. À Paris, plusieurs manuscrits de maîtres ès arts, inconnus ou anonymes, contiennent le texte versorien et semblent avoir fait l’objet d’un cours professé à la Faculté des arts71. Il est vrai que le moment historique, le milieu du XVe siècle, est propice au déploiement du thomisme versorien. En 1452, en effet, l’université se dote de nouveaux statuts après la réforme du Cardinal d’Estouteville, à l’initiative du pape humaniste déjà cité. L’orientation y est nettement « aristotélicienne », puisque les statuts prescrivent l’application et la vulgarisation des écrits d’Aristote. Ils recommandent d’en faire des résumés et de rédiger des manuels facilitant la réception de la philosophie aristotélicienne interprétée conformément au contenu de la foi72. On parle d’« aristotélisme chrétien73 ». À Leipzig, en 1459, et peut-être dès 1456, Andreas de Goerlitz suit 68

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Pour la seule tradition du commentaire sur la Physique, on compte quarante-six manuscrits et quatre éditions. F. Smahel, « Prolegomena zum prager Universalienstreit zwischen einen Quellenanalyse », dans Universités à la fin du Moyen Âge. Actes du colloque international de Louvain. (26-30 Mai 1975), éd. J. Paquet et J. Ijsewijn, Louvain, 1978, p. 254-55. À Prague par exemple, ses livres étaient inclus dans l’exercice de l’enseignement à la Faculté des arts de Prague. La liste des manuscrits et incunables de Jean Versor à Prague, établie par Frantisek Smahel, représente 107 manuscrits, cf. F. Smahel, « Paris und Prag um 1450. Johannes Versor und seine böhmischen Schüler », Studia Zrodloznawcze, 25 (1980), p. 74-77. Gualterus de Walma ( ?), Commentarius in libros Ethicorum, Paris, BnF, lat. 6691 (A.D. 1463) ; commentaire attribué à Versor, Paris, BnF, lat. 6455 qui appartient à un étudiant de la faculté des arts. Cf. le colophon, fol. 54v : « Et hec […] de toto quarto libro […] completo Parisius per me Johannem Quarreti, scolarem Parisius, studentem in arcium facultate, anno Domini millesimo quadringentesimo quadragesimo sexto… ». CUP, IV, n. 2690, p. 713-734, notamment p. 727 : « Mandamus et districtius in virtute sancte obedientie precipimus omnibus et singulis magistris regentibus et docentibus, quatenus circa textum Aristotelis scolaribus suis exponendum de puncto in punctum intendant, sive de capitulo in capitulum diligenter Commenta et expositiones philosophorum et doctorum studeant et exquirant, ita quod lectiones suas elaborato studio suis discipulis ore proprie dicant et pronuncient... ». S. Swiezawski, « Conséquences morales et politiques du conciliarisme médiéval », dans Société

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le commentaire de Versor pour composer un commentaire bref, enlevé et léger. Chaque question remplit en moyenne un folio, recto-verso, et énonce les conclusions de Versor en supprimant exemples, citations et démonstrations. Son commentaire est une juxtaposition des grandes solutions et phrases-clés du commentaire versorien. À Cracovie, l’unique témoin est Bernard de Nyssa qui rédige son commentaire en 1472. Sa dépendance avec le commentaire de Versor est très grande. Aucun des très théologiques dubia secunda n’y est omis. L’anonyme du manuscrit de Wroclaw est également dépendant du modèle versorien même s’il ne traite que les premières questions74. C’est dire que d’ouest en est, de Paris à Cracovie, un grand nombre de facultés des Arts suivent, peu ou prou, le manuel versorien, vraisemblablement par le biais de la dictée, finalement tolérée après maintes interdictions75. Le succès de Versor est également attesté par les trois incunables, réalisés par l’éditeur colonais Henrich Quentell en 1491, 1494 et 149776. Reste un problème difficile à interpréter : la tradition manuscrite de vingt-trois témoins ne comporte que les six premiers livres de l’Éthique là où les incunables sont exhaustifs77. Que signifie ce hiatus entre les commentaires manuscrits, souvent anonymes, et les commentaires incunables tous attribués à Versor ? S’il est bien difficile de répondre dans l’état actuel des recherches et si l’authenticité d’un unique auteur, qui aurait pour nom Jean Versor, pourrait un jour être remise en question, une chose est certaine : un commentaire sur l’Éthique, contenant les livres VIII et IX sur l’amitié, attribué à un maître parisien, théologien et clerc séculier, nommé Versor, circule abondamment dans les facultés des arts de l’Occident médiéval et contribue, par là, à façonner l’enseignement artien dans un sens nettement théologique. Les frontières ne sont donc plus aussi hermétiques qu’au XIIIe

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et Église. Textes et discussions dans les universités d’Europe centrale pendant le Moyen Âge tardif, éd. S. Wlodek, Turnhout, 1995, p. 1-20, notamment p. 3 : « C’est alors que le gouvernement central de l’Église désigne comme idéologie obligatoire dans toute la Chrétienté ; la philosophie d’Aristote interprétée (même, s’il le faut, par la force !) en harmonie avec les vérités de la foi. Cette idéologie de l’ ”aristotélisme chrétien” devait obligatoirement être acceptée dans toutes les écoles de l’Europe latine » ; S. Swiezawski, « Les débuts de l’aristotélisme chrétien moderne », Organon, 7 (1970), p. 177-194. Anonyme, Super Ethicam, Wroclaw, UB, IV Q. 19, fol. 103vb-105vb. CUP, IV, n. 2690, p. 727 : « … sive legant ad pennam sive non, nonobstante antiquo statuto de non legendo ad pennam, super quo dispensamus… ». Notons que le commentaire de Jean Versor est également connu dans le monde hispanique juif où Eli ben Yosef Habillo (fl. 1465-1477 en Aragon), traduit plusieurs commentaires latins en hébreu dont celui de Jean Versor, cf. M. Zonta, La filosofia antica nel Medioevo ebraico. Le traduzioni ebraiche medievali dei testi filosofici antichi, Brescia, 1996, p. 270-271. Köln 1491 (Hain 16053) [Grenoble, Bibl. Mun., I 285] ; Köln 1494 (Hain 16054) [Bruxelles, Bibl. Royale B. 173 et Paris, BnF, Rés E* 96] ; Köln 1497 (Hain 16055) [réimpr. Frankfurt, Minerva, 1967]. Paris, BnF, lat. 6455 ; Avignon, BM, 1099 (349) (anon.) (Paris A.D. 1451), fol. 147r-178v ; Reims, BM, 897 (I. 678) (A.D. 1451) fol. 74r-138r (expl. mut. in VI, fol. 138va) ; Saint-Omer, BM, 596 (XV) (anon.).

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siècle entre faculté de philosophie et faculté de théologie. Bien plus, au regard de la diffusion du commentaire versorien, on mesure le degré de pénétration, dans l’enseignement artien, d’un certain thomisme, le versorisme, auquel est lié un anti-buridanisme larvé. Enfin, avec le texte attribué à Jean Versor, modèle du genre didactique et sommet dans l’art exégétique sur Nicomaque, nous assistons à l’érection d’un commentaire en auctoritas. En effet, au nom de l’aristotélisme pratique et du thomisme qu’il entend vulgariser, le commentaire de Jean Versor supplante à son tour non seulement l’auctoritas aristotélicienne elle-même, mais tout autant l’auctoritas thomasienne parfaitement assimilée. Après Aristote et saint Thomas, c’est le texte de Versor qui devient la référence didactique de tout commentaire sur l’Éthique, dans la seconde moitié du XVe siècle. L’accès au texte originel est médiatisé par cette nouvelle autorité qui assume les précédentes en les intégrant. D’auctoritates en auctoritates, l’histoire de Nicomaque avance par stratification. Le dialogue inter-générationnel procède par accumulation, ce qui, on croit l’avoir montré, n’entrave pas un certain dynamisme de la réflexion, n’en déplaise aux stéréotypes anti-scolastiques de l’historiographie. d. Prolongements : Nicolas d’Orbellus et la radicalisation théologale (1472) Nous arrivons au début des années 1470, avant 1472, au moment où Nicolas d’Orbellus, franciscain angevin, passé chez les Observants en 1465, écrit son commentaire sur l’Éthique à Nicomaque en revendiquant solennellement sa filiation doctrinale scotiste, pour l’exposé de sa doctrine78. S’il est vrai que le Moyen Âge ne semble pas avoir connu de commentaire de l’Éthique par Duns Scot, Nicolas d’Orbellus s’inscrit dans la tradition interprétative directement issue de Guiral Ot, l’autorité franciscaine en matière morale, bien qu’il emprunte aussi beaucoup à saint Thomas dont la clarté et la concision lui siéent. De l’orientation spirituelle et de la visée théologale du premier, Nicolas d’Orbellus assume avec force la pérennité dans son propre discours sur l’amitié. Mieux, il en radicalise l’option théologique. À l’extrême fin du commentaire des deux livres, VIII et IX de l’Éthique sur l’amitié, se trouve un court Notandum qui synthétise vigoureusement la position personnelle de Nicolas d’Orbellus alors que le reste du commentaire est un exposé souvent neutre, impersonnel et rapide du texte aristotélicien. Il vaut la peine de citer intégralement le paragraphe en question : D’après ce qui précède, il faut noter qu’il y a deux vies en l’homme. L’une est extérieure selon la nature sensible et corporelle. Et selon cette vie, nous n’avons pas de relation avec Dieu, ni avec les anges. L’autre est la vie de l’homme spirituel, qui 78

Cf. Nicolaus de Orbellus, Ethica, Colmar, BM, Fonds du Consistoire, 27 (1938) (XV), Prologue, fol. 12ra : « Utile est studere volentibus doctrinam doctoris Subtilis Scoti que inter ceteras maxime extat roboris et veritatis in eius principiis a juventute introduci ».

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est selon l’esprit, vie qui consiste à considérer et à savourer les choses spirituelles : plus nous y pensons, plus celles-ci nous plaisent, et selon cette vie-là, nous sommes en intimité et nous conversons avec Dieu et avec les anges. Et ensuite, selon la parole de l’Apôtre : “Pour nous, notre séjour est aux cieux” [Phil. 3, 20] et, au moyen de l’habitus de la charité infuse, qui est une certaine amitié, le Seigneur dit : “Je ne vous appelle plus serviteurs…” [Ioh. 15, 15]. En effet, c’est une certaine amitié honnête parce que nous devons aimer Dieu par-dessus tout puisqu’il est le souverain bien, bien que l’amitié “honnête” ne s’adresse qu’à l’homme vertueux comme à la personne principalement aimée, là où il y a réciprocité d’amour, cependant, à cause de Lui, on se prend à aimer ceux qui lui sont unis, même s’ils ne sont pas vertueux. Et l’amitié que nous avons pour un ami peut être si grande qu’à cause de Lui, nous aimions ceux qui lui sont liés, même s’ils nous offensent. Ainsi, c’est par charité que nous aimons les pécheurs et nos ennemis pour Dieu auquel va principalement notre amitié de charité ; ceux-ci, nous les aimons non pas en tant qu’ils sont mauvais mais en tant qu’ils sont créés par Dieu lui-même à son image. En effet, il n’aime pas Dieu par-dessus tout celui qui ne veut pas qu’il soit co-aimé aussi par les autres, si leur amour lui plaît79.

Dans cette finale, Nicolas d’Orbellus avance le terme d’amicitia caritatis, « amitié de charité », terme déjà présent chez Thomas d’Aquin et que le franciscain glose à souhait. Il cherche surtout à distinguer cette amitié de charité de l’amitié aristotélicienne telle qu’elle est commentée depuis plus de deux siècles. Aussi s’attache-t-il à souligner plusieurs aspects en rupture avec les références aristotéliciennes. Tout d’abord, il accentue la non-réciprocité de l’amitié charitable, proche en tout de la charité elle-même. C’est l’amour des ennemis qui spécifie ce lien très particulier qu’est l’amitié de charité par rapport à l’amitié aristotélicienne : « Ex caritate diligimus peccatores et inimicos nostros propter Deum ». L’affirmation rejoint le commandement évangélique de l’amour des ennemis (Matth. 5, 44), et sa justification rationnelle se fonde sur deux arguments majeurs, ici ramassés avec clarté et brièveté. Premièrement,

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Nicolaus de Orbellus, Ethica, Livre IX, 14ème mouvement, fol. 265vb-266ra : « Juxta predicta notandum quod duplex est hominis vita. Quedam exterior secundum naturam sensibilem et corporalem, et secundum hanc non est nobis communicatio cum Deo et angelis. Alia est vita hominis spiritualis secundum mentem, que consistit in consideratione et degustatione spiritualium, que tanto magis nobis redduntur placentia quanto magis ea cogitamus. Et secundum hanc est nobis convictus et conversatio cum Deo et angelis, juxta illud Apostoli : Conversatio nostra in celis est [Phil. 3, 20], et mediante habitu [habita cod.] caritatis infuse que est quedam amicicia, juxta illud quidem dicit Dominus : Iam non dicam vos servos etc [Ioh. 15, 15]. Est enim quedam amicicia honesti quoniam diligere debemus Deum super omnia, cum sit summum bonum. Licet autem amicicia honesti non sit nisi ad virtuosum sicut ad principalem personam, ubi etiam est redamatio [readamatio cod.], intuitu tamen eius sepe diliguntur ad eum attinentes, etiam si non sint virtuosi. Et tanta potest esse dilectio amici quod propter ipsum amentur ad ipsum pertinentes, etiam si nos offendant. Et sic ex caritate diligimus peccatores et inimicos nostros propter Deum ad quem principaliter habetur amicicia caritatis. Quos diligimus non inquantum mali sed inquantum sunt ab ipso Deo ad ymaginem eius conditi. Neque enim Deum super omnia diligit qui non vult eum ab aliis condiligi si sibi placeat eorum dilectio ».

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tout homme – même pécheur ou persécuteur – doit être aimé, car Dieu luimême l’aime et notre amour pour le pécheur ou l’ennemi est en vue de Dieu lui-même, « Diligimus peccatores et inimicos nostros propter Deum… ». Deuxièmement, tout homme est créé à l’image de Dieu, tel est le fondement de sa dignité et de l’amour que nous lui devons, « diligimus [...] inquantum sunt ab ipso Deo ad ymaginem eius conditi ». La considération de la vertu, au sens aristotélicien du terme, n’entre donc pas en compte dans l’amitié charitable ou charité : on peut aimer des personnes non-vertueuses, non pas en tant qu’elles sont non-vertueuses, mais en tant qu’elles sont elles-mêmes aimées par la Personne vertueuse, Dieu lui-même, et en tant qu’elles sont créées à Son image, « diligimus non inquantum mali sed inquantum sunt ab ipso Deo ad ymaginem eius conditi ». La démonstration n’est pas neuve et ici, Nicolas d’Orbellus reprend les propos de saint Thomas, en en modifiant quelques points80. Dans cette insistance sur l’amour des ennemis, c’est-à-dire sur la non-réciprocité de l’amitié de charité, Nicolas d’Orbellus recentre l’ensemble de son discours sur l’amitié en fonction du référent théologal premier, c’est-à-dire Dieu, qui légitime un tel amour. Parce qu’il est l’objet premier de notre charité, Dieu redonne à l’amitié de charité son orientation résolument théologale, « diligere debemus Deum super omnia cum sit summum bonum », « intuitu eius », « propter Deum », « Deum ad quem principaliter habetur amicitia caritatis ». Pour le franciscain, l’amitié de charité est donc bien supérieure à l’amitié simplement humaine telle que l’entendent les aristotéliciens, parce qu’elle gagne en largeur, en extension et en universalité. La supériorité qualitative de l’amitié de charité est incontestable par rapport à l’amitié naturelle, réciproque et exclusive. Par un 80

cf. Thomas Aquinas, Summa theologica, IIa IIae, q. 23, art. 1, ad 1m, 2m, 3m, p. 163-164 : « Sed contra est quod Ioh. 15, 15, dicitur : Iam non dicam vos servos, sed amicos meos. Sed hoc non dicebatur eis nisi ratione caritatis. Ergo caritas est amicitia. […] Ad primum ergo dicendum quod duplex est hominis vita. Una quidem exterior secundum naturam sensibilem et corporalem : et secundum hanc vitam non est nobis communicatio vel conversatio cum Deo et angelis. Alia autem est vita hominis spiritualis secundum mentem. Et secundum hanc vitam est nobis conversatio et cum Deo et cum angelis. In praesenti quidem statu imperfecte : unde dicitur Phil 3, 20 : Nostra conversatio in caelis est. Sed ista conversatio perficietur in patria, quando servi eius servient Deo et videbunt faciem eius, ut dicitur Apoc. ult. 3, 4. Et ideo hic est caritas imperfecta, sed perficietur in patria. Ad secundum dicendum quod amicitia se extendit ad aliquem dupliciter. Uno modo, respectu sui ipsius : et sic amicitia nunquam est nisi ad amicum. Alio modo se extendit ad aliquem respectu alterius personae : sicut, si aliquis habet amicitiam ad aliquem hominem, ratione eius diligit omnes ad illum hominem pertinentes, sive filios sive servos sive qualitercumque ei attenentes. Et tanta potest esse dilectio amici quod propter amicum amantur hi qui ad ipsum pertinent etiam si nos offendant vel odiant. Et hoc modo amicitia caritatis se extendit etiam ad inimicos, quos diligimus ex caritate in ordine ad Deum, ad quem principaliter habetur amicitia caritatis. Ad tertium dicendum quod amicitia honesti non habetur nisi ad virtuosum sicut ad principalem personam : sed eius intuitu diliguntur ad eum attenentes etiam si non sint virtuosi. Et hoc modo caritas, quae maxime est amicitia honesti, se extendit ad peccatores, quos ex caritate diligimus propter Deum ».

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renversement de paradigme, déjà observé chez Thomas, l’amitié de charité devient ici la forme la plus haute de l’amitié, lors même que celle-ci définissait celle-là. Ce qui semble plaire à Nicolas d’Orbellus dans les paragraphes thomasiens, c’est la présence d’un vocabulaire théologique, de couleur paulinienne voire augustinienne. En référence à l’ordo amoris, le registre sémantique n’est pas le même que celui des autres commentaires philosophiques d’Aristote du XIIIe au XVe siècle : Nicolas parle plus volontiers de diligere que d’amare ; les termes sont techniquement précis et relèvent du champ théologique et scripturaire : dilectio, peccatores, caritas, ymago Dei ; le thème paulinien de l’homo spiritualis est très présent ; le double leitmotiv augustinien du propter Deum de l’ordo amoris et de l’amour de Dieu par-dessus tout relève d’une option doctrinale affichée. Deux citations scripturaires sur trois sont conservées (Phil. 3, 20 ; Ioh. 15, 15). L’enseignement se veut explicitement un exposé de théologie spirituelle qui disserte sur la relation de l’homme avec Dieu et avec les anges. L’amitié n’est plus ici envisagée dans sa dimension rationnelle, philosophique, humaine et aristotélicienne : elle a définitivement franchi le terrain spirituel où elle n’est pensable que sur la base des vertus théologales, la foi et la charité81. En un mot, chez Nicolas d’Orbellus, au XVe siècle, la radicalisation de l’option théologale épure l’amitié de ses éléments aristotéliciens, comme si l’exposé entendait redonner sa place à la charité dans une dimension toute spirituelle. Du XIIIe siècle au XVe siècle, la reprise de l’argumentaire thomasien s’avère, en réalité, une réaction à l’amitié anthropocentrée initiée par les maîtres ès arts du XIVe siècle. Franciscain, rigoriste et non universitaire, il prétend surtout, dans son exposé final, retrouver une « rigueur de la charité82 » toute scotiste et l’orientation verticale que l’amitié aristotélicienne lui avait ravie.

3. COMMENTAIRES FLORENTINS DU XVe SIÈCLE : L’AMITIÉ ENTRE INTÉRÊT HUMANISTE ET TRADITION SCOLASTIQUE Dans l’Italie humaniste du Trecento et du Quattrocento, l’amitié est adulée83. Chantée par Dante († 1321), magnifiée par Pétrarque († 1374) et travaillée

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82 83

En 1417, dans une lettre envoyée du Concile de Constance à son frère au couvent des célestins, Gerson reprenait la péricope paulinienne : « Mediatus sum cum corde meo plurima. Tandem ascendit mens in hunc affectum cordis [...] quatenus ego peregrinus et advena assidua meditatione recordarer verbi coelestis peregrini Pauli : Nostra conversatio in coelis est », cf. B. P. Mac Guire, « Jean Gerson and the End of Spiritual Friendship : Dilemmas of Conscience », p. 240. O. Boulnois, Duns Scot : la rigueur de la charité, Paris, 1998, passim. Ici, nous employons « humanisme » en son sens historique et précis où le terme désigne une « école » intellectuelle, celle des studia humanitatis, cf. F. Rico, Le rêve de l’Humanisme. De

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par Boccace († 1375), elle établit un pont entre les fondements éthiques de la philosophie morale et les nouvelles valeurs de la société moderne ; elle se joue à la frontière de la culture gréco-latine que les humanistes florentins étalent et de la scolastique médiévale dont ils restent pétris, quoi qu’on en ait dit84. C’est que l’amitié s’avère une notion éthique de premier plan dans la société italienne, parce qu’elle est une vertu éminemment sociale, non spécifiquement chrétienne. Au XVe siècle, les mœurs urbaines, tant chez les marchands que chez les artistes ou les intellectuels, revendiquent une légitimité des vertus non proprement spirituelles mais simplement terrestres. Comme l’écrit Alberto Tenenti, « on préféra ne pas partir en guerre contre la morale traditionnelle [...] et s’orienter plutôt vers la constitution d’un système de références parallèles à celles de la chrétienté. […] C’est ainsi qu’en face du système établi des vertus chrétiennes, théologales ou cardinales, se dressa peu à peu un système laïc de valeurs purement humaines et terrestres, socialement conçues85 ». Et Christian Bec d’ajouter : « l’horizon de l’éthique humaniste est donc résolument terrestre86 ». Aussi l’amitié fait-elle figure de puissant concept dans cette recherche d’une autonomie des valeurs morales. Un événement l’illustre. À l’initiative de Leon Battista Alberti, le dimanche 22 octobre 1441, en la cathédrale Santa Maria del Fiore, les magistrats de l’université florentine lancent un grand concours poétique87. Les candidats concourent pour composer un poème en italien sur la thématique de l’« amitié vraie ». L’enthousiasme est attesté par les quelque deux cents exemplaires de textes présentés au concours, dont nombre sont

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Pétrarque à Érasme, Paris, 2002, p. 13. Cf., pour l’ensemble de notre chapitre, les études de D. Lines, Aristotle’s Ethics in the Italian Renaissance (ca. 1300-1650). The Universities and the Problem of Moral Education, Leiden-Boston-Köln, 2002, ch. 5 : « Florence », p. 185-220. Cf. Cl. Lafleur, Pétrarque et l’amitié. Doctrine et pratique de l’amitié chez Pétrarque à partir de ses textes latins, Paris-Québec, 2001. Sur la question de l’amitié chez Dante, cf. les analyses de Thomas Ricklin dans son introduction, p. XXVII-XXXIX et son commentaire littéral des § 2-13 de l’Epistola XIII, p. 37-63. Pour Boccace, on connaît aujourd’hui l’influence de la philosophie morale d’Aristote et du commentaire de Thomas sur lui, grâce aux annotations autographes sur l’Éthique, retrouvées dans le ms Milano, Bibl. Ambrosiana, Cod. lat. A 204 inf., peut-être à dater vers 1339, cf. A. M. Cesari, « L’Etica di Aristotele del Codice Ambrosiano A 204 inf. : un autografo del Boccaccio », Archivio Storico Lombardo, 93-94 (1966-1967), p. 69-100. Cf. aussi K. Flasch, Poesia dopo la peste. Saggio su Bocaccio, Bari, 1995, p. 20-30 et p. 137, note 25 ; V. Kirkham, « The Classic Bond of Friendship in Boccaccio’s Tito and Gisippo (Decameron 10.8) », in The Classics in the Middle Ages, éd. A. S. Bernardo, S. Levin, New York, 1990, p. 223-235 ; R. Hyatte, The Arts of Friendship. The Idealization of Friendship in Medieval and Early Renaissance Literature, Leiden, 1994, ch. 4, p. 137-202. Pour une étude récente de l’amour dans le Décaméron de Boccace, cf. K. Flasch, Vernunft und Vergnügen, Liebesgeschichten aus dem Decameron, Münich, 2002, notamment § « Begriffe von Liebe », p. 157-184. A. Tenenti, « § 3. L’éthique sécularisée », dans C. Bec, I. Cloulas, B. Jestaz, A. Tenenti, L’Italie de la Renaissance, p. 338-340. C. Bec, « L’essor de l’humanisme », dans ibidem, p. 93. G. Ponte, L. B. Alberti umanista e scrittore, Gênes, 1981, p. 182.

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conservés dans les manuscrits88. Le fait se veut typiquement humaniste, il est vrai, mais l’on sait maintenant l’enracinement scolastique d’une telle thématique : l’« amitié vraie » est aristotélicienne, c’est celle que l’Éthique s’emploie à définir du début à la fin des livres VIII et IX. C’est pourquoi, lorsqu’en 1457, Cosme de Médicis († 1464) invite Jean Argyropoulos, l’illustre traducteur et philologue byzantin, à enseigner Aristote à l’université de Florence, il contribue à faire rayonner plus encore la philosophie morale du Stagirite. Intensément vécue et solennellement louée, l’amitié trouve, dans ce contexte d’effervescence culturelle, mais aussi de clientélisme politique, une place de choix grâce aux commentaires sur l’Éthique à Nicomaque. a. Guglielmo Becchi : retour au texte La Renaissance florentine a elle aussi ses professeurs. Les trois commentaires florentins sur l’Éthique qui nous sont parvenus présentent tous ce caractère fortement didactique qui spécifie la production commentatrice du XVe siècle. Le premier des trois est le commentaire, rédigé en 1456 par Guglielmo Becchi, de l’ordre des ermites de Saint-Augustin, professeur à l’université de Florence à partir de 1440, vraisemblablement jusqu’à sa charge de Général de l’Ordre en 146089. Ici encore, l’ensemble de l’exposé est remarquable de concision, de clarté et de rigueur pédagogiques. Cette « intelligence sincère et claire » de la philosophie, l’auteur la revendique aux dernières lignes de son commentaire90. Tous les paragraphes sont divisés en deux temps. D’abord une explication du lemme, sur une dizaine de lignes, qui enseigne l’essentiel à retenir. Puis une reprise du texte d’Aristote lui-même, dans la traduction de Leonardo Bruni, placé ainsi après son explication. Interversion inhabituelle, il faut le dire. Le texte de l’Éthique est graphiquement distingué de son commentaire, puisqu’il est toujours souligné dans le manuscrit : les citations varient entre cinq et quinze lignes, mais le soulignement reste pratiqué même quand les

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C. Bec, « Le triomphe des philosophes et des poètes », dans C. Bec et al., L’Italie de la Renaissance, p. 179. Sur le personnage, cf. C. Natali, « Guglielmo Becchi », in Dizionario biografico degli italiani, t. 7, Rome, 1965, p. 493-494 ; U. Staico, « Esegesi aristotelica in età medicea », in La Toscana al tempo di Lorenzo il Magnifico. Politica, Economia, Cultura, Arte. Convegno di Studi promosso dalle Università di Firenze, Pisa et Siena, 5-8 nov. 1992, Pisa, 1996, vol. 3, p. 1275-1321, notamment p. 13011311 et 1319-1320 ; D. Lines, « The commentary literature on Aristotle’s Nicomachean Ethics in early Renaissance Italy : Preliminary considerations », Traditio, 54 (1999), p. 273 ; Id., Aristotle’s Ethics, p. 189-191, 424-25 et 486. Guillelmus Becchius, Commentum super X libris Ethicorum, fol. 128ra : « Hec pauca super libris his Aristotelis, omissis aliis, quae Commento non congruunt, exaravimus. Atque id maxime, ut illis morem gererem qui humanis studiis dediti, non dubiorum multitudinem, non rerum varietatem, non difficultatum perplexitatem, sed philosophie sinceram et claram intelligentiam habere perquirunt, quam, ut arbitror, hec cum legerint, adsequentur. Florentiae MCCCLV, die IX Feb ».

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extraits sont très longs. L’effet optique est fort et aide à se déplacer dans le manuscrit pour mieux distinguer le texte de son exégèse91. Les citations d’Aristote sont toujours intégrales. C’est dire que le commentaire du Florentin repropose à son lecteur, paragraphe par paragraphe, le texte de base. Jamais l’auctoritas originelle n’avait tant été mise en valeur. Le lecteur peut alors lire directement l’Éthique à tout moment de sa lecture et de son apprentissage. Le voile qui empêchait de remonter du commentaire au texte primitif est soulevé, au sein même de la démarche commentatrice ; l’immédiateté du contact avec l’auctoritas aristotélicienne est rétablie. Sous ses allures de commentaire scolaire banal, le commentaire de Becchi est une véritable remise à l’honneur de l’auctoritas. Un retour au texte, comme entendent le pratiquer les humanistes philologues. La visée didactique se double d’une exigence philologique. b. Nicolas de Foligno : érudition gréco-latine et humanisme civique Lorsqu’il dédicace son commentaire sur l’Éthique à Pierre de Médicis (1446-1469), fils de Cosme, en 1461, Nicolas de Foligno est un professeur réputé92. Il a longuement mûri ses réflexions sur la philosophie pratique 91

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À titre d’exemple, nous restituons un paragraphe, Guillelmus Becchius, Commentum super X libris Ethicorum, L. IX, 13ème mouvement, Sed utrum, fol. 118rb-118va : « Videtur autem. Quoniam quis posset existimare amicorum presentia in adversis simpliciter iocundam esse, ideo hanc ambiguitatem tollens dicit quod non est simpliciter iocunda si mixta habens voluptatem a visu, collocutione et presentia amici, et dolorem quia amicus eius dolet ei compatiendo et condolendo. Propter quod, si amicus veniens ad amicum in adversitate positum ydoneus sit ad consolandum tale, se debet ostendere ac si non (no cod.) doleret et amicum consolari. Sed verum est si quis virilis fuerit ac virili modo condoluerit. Nam quidam ita miseri sunt et muliebris conditionis ut amicos dolentes dolore ac fletu consolari studeant, etiam si una parva et exigua adversitas illis acciderit. Dicit ergo Videtur autem eorum presentia mixta quedam esse. Nam et aspectus eius ipse amicorum dulcis est presertim in rebus adversis. Et plurimum valet adversus dolorem. Afferunt enim solatium et aspectu et sermone si modo sit aptus. Novit enim amici naturam et quibus gaudeat et quibus angatur. Sentire autem condolentem in suis adversitatibus dolorosum est. Omnis enim fugiunt ne causa doloris sint amicis. Quapropter qui natura viriles sunt cavent ne amicos simili dolore conficiant. Et si non excedit indolentia ita quod auxilium condolentis amici dolorem alterius relevet illorum dolorem non tollerat nec conquerentium voces substinet, scilicet quod virilis est, quia nec ipse querulus est. Mulieres vero ac huiusmodi homines condolentibus gaudent et qui hoc agunt amant . Imitari opportet in omnibus meliorem scilicet viriles vel utiles ». La dédicace est datée de 1461, cf. ms Firenze, Bibl. Laur., Plut. 76, 49 (ms de la dédicace). Mais Arnaldo della Torre a montré que le ms Firenze, Bibl. Riccardiana, 135 (fol. 1r-138r), écrit par Marsile Ficin, en 1455, était sous l’influence des réflexions de Nicolas, ce qui prouve que le commentaire sur l’Éthique de 1461 est en réalité le fruit d’une réflexion ancienne, peut-être liée à un cours donné sur l’Éthique, cf. A. della Torre, Storia dell’accademia platonica di Firenze, Florence, 1902, p. 499. Pour David Lines, le commentaire pourrait être bien antérieur à la dédicace de 1461 alors que Jill Kraye le date des années 1461-1463 et Arthur Field entre 1458 et 1461 ; A. Field, The Origines of the Platonic Academy of Florence, Princeton, 1988, p. 141, note 44 ; J. Kraye, « Renaissance Commentaries on the Nicomachean Ethics », in O. Weijers, Vocabulary of Teaching and Research Between Middle Ages and Renaissance, Turnhout, 1995, p. 96-117 ; D. Lines, Aristotle’s Ethics, p. 192-220 et p. 425, 490-91 ; Id., « Faciliter Edoceri : Niccolò Tignosi

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d’Aristote. Sa culture scientifique de médecin et de physicien l’invite volontiers à recourir à des auteurs comme Albert, d’une part, Buridan et Oresme, d’autre part. Sa longue pratique de l’enseignement qu’il débute dès 1438 et poursuit jusqu’à sa mort, en 1474, lui vaut un savoir-faire qui le libère des contraintes du genre. En effet, formellement, son commentaire se présente comme typiquement scolastique. Ainsi émergent, ici ou là, syllogismes et formules ritualisées. Pourtant, au sein de ce cadre, Nicolas investit son commentaire d’une prodigieuse érudition à la mode humaniste et le pittoresque des descriptions confère au commentaire de Nicolas une vivacité narrative qui le dégage des codes traditionnels du genre93. Les exemples d’érudition relèvent, en effet, des différents champs littéraire, mythologique, historique ou géographique. En histoire, Nicolas se plaît à revenir aux temps de la Grèce et de Rome, évoquant tantôt la guerre du Péloponnèse, tantôt les figures de César et Pompée ou Sylla et Marius94. À la manière d’Hérodote, il aime décrire les mœurs des peuples lointains, ceux d’Éthiopie ou d’Égypte par exemple95. Les épisodes de la mythologie l’enchantent et il médite sur les mœurs olympiennes de Jupiter et Vénus96. Nicolas n’aura pas manqué l’énumération des illustres paires d’amis

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and the Audience of Aristotle’s Ethics in Fifteenth-Century Florence », Studi medievali, 40/I (1999), p. 139-168 ; A. Rotondo, « Nicolò Tignosi da Foligno (Polemiche aristoteliche di un maestro del Ficino) », Rinascimento, 9 (1958), p. 217-255 ; P. Gilli, La Noblesse du droit, p. 234-244. Cf. les remarques de David Lines au sujet des nouvelles tendances humanistes, « Ethics as Philology : A Developing Approach to Aristotle’s Nicomachean Ethics in Florentine Humanism », in Renaissance Readings of the Corpus Aristotelicum. Proceedings of the conference held in Copenhagen, 23-25 April 1998, éd. M. Pade, Copenhagen, 2001, p. 27-42. Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta, L. IX, 6ème mouvement, Concordia quidem, fol. 195r : « Sic Pompeius et Cesar principatum affectaverunt (affeanrunt cod.) non ut ambo sed ut alter dominaretur, nec idem in consulatu senserunt Cesar et Bibulus… » ; L. IX, 6ème mouvement, Sed id, fol. 196r : « Quibus gravantibus et oneribus a se neglectis impositis, tamen alteri respublica evertitur quia non rectis rationibus gubernatur neque gubernari potest urgente discordia. Ob discordiam Graecorum seditio Sylle et Marii et alie multe Romanis sunt orte, quibus a dominio totius orbis justa provincia plorat infecem hominum iam dilapsa ». Ibidem, L. VIII, 12ème mouvement, Fratres vero, fol. 181v : « In Ethyopia quidam Carmianum litus habitantes, et Gedrosium et, licet inter se multum distent, tamen consimilis est nature : nudi per omnem vitam degent, uxores filiosque communes habent qui neque voluptatis neque doloris ullum naturalem sensum percipiunt, inter quod, ut videor, neque paternus neque fraternus amor est » ; L. VIII, 9ème mouvement, Omnes, fol. 177v : « … sicut apud Egyptios cum Nylus inundat securioribus locis accole sedent summisque voluptatibus dediti illud liguriunt quod pro hoc tempore prepararent ». Ibidem, L. VIII, 11ème mouvement, Consanguinea, fol. 180rv : « Erit primo de paterna dicendum quoniam ex ea omnis consanguinea videtur pendere et in longum atque in latus multiplicari, ut Dardanum. Electra que nescit Athlantide natam scilicet Electram concubuisse Jovi ; huius Erictonius Tros est generatus ; ab illo Assaracus creat ; hic Assaracus qui Capis proximus Anchyses ; hinc Eneas ; ab isto Ascagnos. Albani reges, cuius generationis principum fuisse Iovem constat. Ultimum vero Cesarem Julium qui infunderet amice sue laudavit se descendisse ex diis et regibus » ; L. VIII, 12ème mouvement, Quare et utilitas, fol. 182v : « Sunt quidem cara pignora et obsides optimi et legiptimi vades, Dido putabat Eneam non discessurum :

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que l’épopée, l’histoire et la mythologie célèbrent97. La culture littéraire du Florentin se meut aussi aisément dans les sphères latines que dans le monde grec. Cicéron est très cité, et souvent longuement. Plus originale, la référence à Plaute vient argumenter en faveur du petit nombre d’amis : l’infinitésimale mesure suffit en matière d’amitié98. Nicolas de Foligno affectionne particulièrement les classiques grecs, qu’il cite en latin : Hésiode ou Homère et les tragiques, Eschyle et Euripide avant tout. Le Prométhée d’Eschyle vient illustrer la réflexion sur le suicide, au onzième mouvement du livre IX99, mais, pour en dire le tourment, il sait se couler dans les vers cicéroniens et emprunter aux Tusculanae disputatae100. D’Euripide, Nicolas cite Les Phéniciennes qui mettent en scène le couple mythologique du cycle thébain. Les deux frères, Étéocle et Polynice, maudits par leur père Œdipe, qu’ils ont chassé de la ville, se livrent une lutte à mort pour le pouvoir royal à Thèbes. Le drame se concentre sur leur affrontement, qui déchaîne une guerre civile101. La référence est d’abord aristotélicienne, au sixième mouvement du livre IX, lemme Concordia : « Cum autem

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‘Siquis parvulus aula…’ hiscisset (hisisset cod.) » [Virgile, Enéide, IV, v. 327] ; L. IX, 13ème mouvement, Sed utrum, fol. 204v : « id est contra dolorem et asserunt amici solatium aspectu et sermone si sermo sit aptus ad consolandum sicut tristiorem Venerem solatus est sepius Jupiter non quidem ex abrupto vel utcumque contingit loquitur, sed intellectis his quibus est opus ». Ibidem, L. VIII, 3ème mouvement, Perfecta, fol. 172r : « ... scilicet Patrocli et Achyllis, Thesei et Perichoi, Horestis et Piladis, postremo Scipionis et Lelii ». Ibidem, L. IX, 12ème mouvement, In igitur, fol. 203v : « Parum enim satis est quod condit et sapidum facit. Stalinus tamen ille quiquam Plautus scripsit : “Coquos nimis demirabatur, qui utuntur condimentis, eo tamen uno non uti quod prestat omnibus id est amor, Neque salsum neque suave potest esse quicquam, ubi amor non admiscetur. Fel quod amarum est, id mel faciet, hominem ex tristi lepidum et lenem”. Et quem ad modum Stalinus de se : “Ego eandem de me iam feci pluries conjecturam”. Paululum quidem amoris sufficit ad voluptatem, sicut parum salis ad condimentum », citant d’après un passage de Plaute, Casina, éd. et trad. A. Ernout, Paris, 1996, t. 2, p. 171172, v. 218-224. Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta, L. IX, 11ème mouvement, Videns autem, fol. 202r-v : « Vivere igitur non omnibus est iocundum, nam licet isti sentiant vitam, tamen mortem cupiunt exorare, nam, si sic vivere iocundum esset, profecto Prometheus ille apud Heschylum dolore turbatus, non dixisset : Sic me ipse viduus pestes excipio anxias dolore mortis terminum acquirens malo ». Nequaquam dicimus ita affectum non molestissime vivere mortemque optare quam citam ; inepta etiam doloris magnitudine evilavit Heracles similibus quidem miserum est nescire mori quamvis dulce malum mortalibus additum vite durus amor, tamen libera mors ‘miseros’ vocat ». Cicéron, Tusculanes, texte établi par G. Fohlen et traduit par J. Humbert, Paris, 1997, t. 1, Livre II, c. 10, § 25, p. 91 : « Sic me ipse viduus pestes excipio anxias / Amore mortis terminum anquirens mali ». Traduction de J. Humbert : « Ainsi privé de moi-même, je suis en butte à cette angoissante calamité, tandis que je cherche, dans mon désir de mort, le terme de mes maux ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta, L. VIII, 9ème mouvement, Videtur autem, fol. 177r : « Tertio illud probat ex communi proverbio. Dixit quia in communicatione amicitia est, recte proverbium dicit amicorum omnia esse communia. Ymo sicut communicant, sic adest amicitia intensior aut strictior. Patet inductive, quia fratribus sunt omnia communia ; summa potestas tamen inpatiens consortis erit et fraterno primi maduerunt sanguine muri et Ethiocles et Polinices, Athreus et Thiestes omneque regnum orientalem oppositum videtur affore. Sed Philosophus intelligit de fratribus donec ut fratres vivant ». Cf. supra, Ie Partie, chapitre V.

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uterque se ipsum velit quemadmodum qui in Foinissis, contendunt102 ». Or, cette citation, déformée par son orthographe (Foinissis) au fil des transmissions, reste sibylline pour l’ensemble des commentateurs médiévaux103. Personne ne l’avait jusque là comprise ni commentée. Il fallait donc attendre le commentaire de Nicolas dont l’envergure culturelle et l’érudition générale pouvaient seules redonner du sens à l’exemple aristotélicien. Nicolas de Foligno commence par rétablir la bonne orthographe de Phenissis avant d’en expliquer la portée104. Les chefs thébains qui s’affrontent sont des frères et la guerre civile est la conséquence d’un déchirement fratricide. Cela, nul n’en avait saisi la portée, ni l’intérêt. En déchiffrant, non sans aisance, l’énigme, Nicolas peut renouveler l’exégèse aristotélicienne, en cet endroit comme en plusieurs autres. Volontiers, chez Nicolas, le jeu de l’érudition tourne aux propos engagés lorsqu’il suggère une exégèse politique de l’exemple antique : il suffit de lire, dans les tragiques grecs, une pénétrante peinture des mœurs de notre temps. En effet, il enchaîne directement : Rodolphe qui, à notre époque, dominait les Camertins et Louis qui exerçait un régime tyrannique sur les habitants de Fermo, quand ils étaient en guerre l’un contre l’autre, à ceux qui leur disaient d’être en bonne entente, ils répondaient qu’entre eux, il n’y avait pas de discorde puisque l’un et l’autre désiraient la même chose. Ils combattaient en effet pour que l’un, une fois l’autre écarté, tienne le Picénum sous sa domination. L’un et l’autre, en effet, avaient en vue la même chose puisqu’ils aspiraient tous deux au pouvoir. Cette similitude de volontés n’était pas une concorde. Or en raison de la sédition, quelle que soit la chose qu’ils désirent, cela doit engendrer la discorde à cause de leur ferme volonté, que ce soit l’honneur, la faveur du peuple, des avantages, ou quelque autre chose du même genre105.

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1167 a 33. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. VII, p. 332 : « Cum autem uterque se ipsum velit quemadmodum qui in Foinissis contendunt ». Leonardus Bruni Aretinus, Aristotelis Ethica, fol. 84r : « Cum vero uterque idem vult ut qui in Fenissis seditionem habent ». Traduction de J. Tricot, p. 450 : « Quand au contraire chacun des deux partis rivaux souhaite pour lui-même la chose débattue, comme les chefs dans les Phéniciennes, c’est le règne des factions ». Cf. à titre d’exemple, les différentes leçons de la tradition manuscrite chez Thomas, cf. l’apparat critique de l’édition Léonine, p. 521 : « Formistis Φ Wi Za] formisscis P formissis S F1Ed2 fornissis (vel foinissis) V6 ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta, L. IX, 6ème mouvement, Concordia quidem, fol. 195r. « Contigit enim in discordibus ut his qui in Fenissis seditionem habent. Phenissas quedam dicunt esse poemata Euripidis poete, litem ac discordiam nasci dicentis cum alterum quis abicere se talem intelligit principem facere. Descripsit, ut dicitur in illo poemate, discordiam Ethyoclis et Pollinicis filiorum Edippi qui de genere Cadmi venientis ex Fenicia descendentes, quoniam ille Phenissus hi et omnes posteri Phenissi dicebantur. Utrumque sentire idem non est esse concordes, id est concordia non consistit in hoc quod unusquisque idem bonum sibi velit ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta, L. IX, 6ème mouvement, Concordia quidem, fol. 195r-v : « Rodulfus, qui nostris temporibus dominabatur Camertibus, et Lodovicus, qui supra Firmanos agebat tyrannidem, cum invicem bellarentur, dicentibus quod essent concordes responderunt inter ipsos nullam esse discordiam cum uterque idem vellet. Pugnabant enim ut alter,

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Par la transposition de l’exemple classique, Nicolas qui tourne en dérision la soi-disant concorde de ceux qui convoitent le même pouvoir, en profite pour condamner, au détour d’une phrase, la tyrannie exercée par un certain Lodovicus : « Lodovicus qui supra Firmanos106 agebat tyrannidem…107 ». S’il ne se prive pas de dénoncer les ambitions des princes italiens ou français, il ne le fait pas sur le ton du moraliste mais plutôt à la mode humaniste de l’invective108. En revanche, de la politique florentine, il se veut le thuriféraire civique et patriote. La politique des Médicis lui est un objet fréquent de digressions. Il est au fait de l’actualité constitutionnelle la plus récente lorsqu’il évoque la proposition de 1458 où Luca Pitti, ami de Cosme, met au point un nouveau système de désignation des représentants de l’État109. Les magistrats sont désormais, et jusqu’en 1465, désignés non plus par tirage au sort mais par des hommes sûrs, partisans des Médicis. Avec une précision technique et juridique assez remarquable, Nicolas décrit le nouveau mécanisme de nomination politique dans la cité médicéenne : À cause de cela, Cosme de Médicis, chassé de Florence et rappelé, fut la cause de très grands changements et désordres, et encore à nouveau, quand certains membres du peuple qui ne s’entendaient pas avec les grands et désiraient être les premiers, sous Luca Pitti, gonfalonier de justice, portèrent leur cause au parlement – c’est ainsi que l’on appelle un tel rassemblement de citoyens –. On tient parlement quand le premier magistrat, après avoir disposé des gardes armées pour veiller sur le palais et sur toute place pour empêcher que naisse une sédition populaire, appelle les autres gonfaloniers avec leur classe. Les ayant fait venir, un notaire leur demande s’ils veulent renouveler le gouvernement et sur l’accord du peuple, on vote à nouveau et les grands qui sont de la faction opposée sont envoyés en

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altero pulso, Picenum ditione teneret. Uterque igitur affectabat idem quoniam aspirabat principatui. Hec similitudo voluntatis non erat concordie at seditionis causa, quicquid tandem idem sit quod cupiunt, prebiturum est discordiam stantibus sic voluntatibus, sive sit honor vel favor popularis vel emolumentum vel huiusmodi aliud ». Les habitants de Fermo, ville du Picénum, contrée de l’Italie sur la mer Adriatique, dans le royaume de Naples. Lodovicus ne semble pas être Ludovic Sforza dit le More (1452-1508), trop jeune au moment de la rédaction du commentaire. Peut-être s’agit-il plutôt de Louis, duc d’Anjou : Louis Ier († 1384), Louis II († 1417), roi de Naples de 1386 à 1400 ou Louis III († 1434), roi de Naples en 1424. À propos de l’invective, Paul Oskar Kristeller parle d’une « attitude culturelle » du temps, cf. P. O. Kristeller, Le thomisme et la pensée italienne, Paris, 1967, p. 89 ; cf. le colloque « L’invective au Moyen Âge. France, Espagne, Italie. Actes du Colloque, Paris, 4-6 février 1993 », Atalaya, 5 (1994) ; cf. aussi F. Vismara, L’invettiva arma preferita dagli umanisti nelle lotte private, nelle polemiche letterarie, politiche e religiose, Milan, 1900 ; P. G. Ricci, « la tradizione del’invettiva tra il Medioevo et l’Umanesimo », Lettere italiane, 26 (1974), p. 405-414. Luca di Bonaccorso Pitti (1394-1472). Cf. N. Rubinstein, The Government of Florence under the Medici (1434 to 1494), Oxford, 1997, ch. 5, p. 99-153 : « The parlamento of 1458 and the consolidation of the regime ». Sur le parlement de 1458, cf. R. Fubini, Italia quattrocentesca. Politica e diplomazia nell’età di Lorenzo il Magnifico, Milan, 1994, p. 93.

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exil. Florence comprend seize quartiers, chacun dirigé par un gonfalonier. Tous s’assemblent pour délibérer avec la plus importante magistrature qu’on appelle “le priorat”. S’y ajoutent douze autres qu’on nomme les “bons hommes”. On les appelle “collègues”. Tous ensemble avec les neuf prieurs forment le nombre de trente-sept ; ils décident d’abord entre eux et promulguent leurs décisions en conseil où l’on voit par vote si ce qu’ils proposent est accepté ; c’est en effet de cette manière qu’on confirme les lois et les plébiscites110.

Il s’agit d’une institution spéciale, dite balia : le gonfalonier de justice, président du collège de la Seigneurie, « préside » devant les autres magistrats et fonctionnaires de la ville, c’est-à-dire qu’il a la prééminence sur le Podestat, le Capitaine du peuple et l’exécuteur public. En réalité, le seul détenteur du pouvoir est Cosme de Médicis, dont Nicolas évoque le court exil en 1433 et le retour en 1434. Les apparences du principat masquent de fait l’établissement d’un pouvoir noyauté, une « seigneurie larvée » et les historiens ont parlé, pour la date de 1458, d’un véritable coup d’État médicéen promu par Luca Pitti111. Il fait preuve d’une réelle lucidité dans son exposé. Il remarque la manœuvre pour contrer les séditions et n’est pas dupe des manipulations de l’espace public par les hommes en armes : « ...disposito presidio armatorum ad curandum palatium et omnes plateas, ne oriatur seditio in populo... ». La militarisation de l’espace public marche de pair avec la privatisation du Bien commun à Florence en ces années délicates. Mais son absence de développements explicites est précisément éloquent : le commentateur devient imperceptiblement l’intellectuel d’un milieu, sinon courtisan stipendié, du moins partisan engagé112. Il annonce la génération qui suit, celle des années 1460 dont Christian Bec écrit : « L’avènement et le triomphe des princes font naître des mentalités de type courtisan113 ». Nicolas est donc déjà marqué par la montée d’un 110

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Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta, L. IX, 6ème mouvement, Concordia quidem, fol. 195v : « Propterea Cosma Medices Florentia pulsus idemque revocatus maxime mutationis et tumultus causa fuit et iterum cum populares quidam cum principalioribus non sentientes et esse primos cupientes sub Luca Pittio vexillifero justitie parlamento – nam sic talem conventum civium appellant – causam prestavere. Fit autem parlamentum quando principalis magistratus, disposito presidio armatorum ad curandum palatium et omnem plateam ne oriatur seditio in populo, ceteros vexilliferos cum sua classe advocat. Quibus accitis, notarius unus petit an velint regimen sic de novo statuere et, affirmante populo, fiunt nova suffragia. Et qui sunt contrarie factionis principes in exilium aguntur. Habet Florentina civitas partes sexdecim, quarum cuilibet unus preest, vexillifer dictus, qui omnes ad consulendum cum summo magistratu quem prioratum dicunt, una conveniunt, et additis aliis duodecim, quos bonos viros nominant, appellantur college. Hi quidem omnes cum novem prioribus septem et triginta numerum complentes inter se primo sanciunt, demum sancita promulgant in consilium, ubi per suffragium videtur an placeant que proponuntur. Sic vero firmant leges et plebiscita ». A. Tenenti, Florence à l’époque des Médicis : de la cité à l’État, Paris, 1968, p. 8. Rappelons que Nicolas de Foligno avait déjà rédigé un Opusculum de laudibus Cosmi, cf. A. M. Brown, « The humanist portrait of Cosimo de Medici, Pater patriae », Journal of Warburg and Court. Instit., 24 (1961), p. 210. C. Bec, Le siècle des Médicis, Paris, 1977, p. 50 ; P. Gilli, La Noblesse du droit, p. 255 : « En ce

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esprit de clientèle mais, par l’ardeur de son engagement patriotique, il appartient à la génération précédente. Avec le même civisme passionné, en effet, Nicolas est au fait des accords de politique étrangère et des jeux diplomatiques dans l’Italie de son temps. Il y puise la matière de ses exemples qu’il drape, à l’occasion, de couleurs antiques, avec une aisance rare, au regard des contraintes du genre : les descriptions, très à l’antique, évoquent la précision d’un Tacite et ses jugements tout aussi implicitement suggérés. Quand il veut définir une ligue, forme d’amitié diplomatique, il évoque l’alliance conclue le 3 décembre 1425 entre les Vénitiens et les Florentins contre l’ennemi le plus redoutable du moment, un Visconti, le duc de Milan, Philippe-Marie (1392-1447). L’alliance visait également à soutenir Eugène IV, le pape qui vient de quitter le concile de Bâle et ami de Cosme de Médicis114. Ailleurs, Nicolas magnifie l’idéal de l’Empire romain pour l’appliquer à l’histoire florentine : Or comme ils devinrent associés ou avec tous car les Romains s’allièrent avec tous, il leur plut de chercher à dominer toute la terre et ils eurent le même esprit pour combattre au nom de la liberté, comme les Florentins qui pour la défendre contre Galeazzo, le comte de Vertus, contre Ladislas, le Roi de Sicile, contre Alphonse, le Roi d’Aragon et même pour soumettre les Pisans, les Arétins et les autres peuples nombreux et limitrophes mais aussi belliqueux…115.

Au sein d’un commentaire sur l’Éthique, l’audace est inédite. Jamais commentateur ne s’était autorisé de telles digressions si politiquement engagées. Le commentateur étale le prestige de la cité médicéenne, magnifiant son sens, antique s’il en fut, pour la Liberté. Florence, « nouvelle Rome », défend la « Liberté en Italie116 » : « eadem fuit mens pro libertate pugnare ». C’est la résistance patriotique à l’ennemi commun qui contribue à forger cette exaltation de la libertas, dont Florence se veut la championne117. L’idéal florentin de liberté,

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domaine, comme en tant d’autres, l’ère médicéenne a correspondu à un effort de normalisation voire de mise au pas des intellectuels ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta, L. IX, 6ème mouvement, Concordia quidem, fol. 195r. « Rursus concordant quando omnibus videtur societatem esse ineundam velut Atheniensibus acidit cum Lacedemoniis et Venetis et Florentinis contra Phylippum Mariam ducem Mediolanensium, quorum societas ‘liga’ dicebatur, qua durante Veneti Serenissima occupaverunt, fuerunt concordes cives... ». Ibidem : « ... nam Romani concordes existerunt cum omnibus, placuit totius orbis imperium querere et eadem fuit mens pro libertate pugnare, sicut (ex add. cod.) Florentinis ut illam tutarentur contra Galeazzium Virtutum comitem et contra Ladislaum regem Sicilie et contra Alfonsum regem Aragonum ac etiam ad subjugandum Pisanos et Arretinos aliosque multos finitimos populos ac bellacissimos... ». I. Cloulas, « L’Italie divisée : princes et républiques », dans C. Bec et al., L’Italie de la Renaissance, p. 42. La rhétorique du commentaire sur l’Éthique est ici comparable à d’autres genres, cf. C. Bec, Les marchands écrivains, affaires et humanisme à Florence (1375-1434), Paris-La Haye, 1967, p. 165, en parlant de Goro Dati : « Au nom de cette même libertas, il glorifie la résistance constante et

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directement issu du modèle romain antique de la libertas romana, condamne, en contraste, la tyrannie des ennemis. La figure du tyran Jean-Galéas Visconti, qu’il ne prétend nommer que comte, par dérision, lui sert de repoussoir pour chanter la libertas118. Liberté et sociabilité sont intimement liées pour exalter l’idéal d’une cité libre, où la vie civile épanouit pleinement l’homme. Nicolas, à la suite de Salutati, de Bruni et des grands hommes politiques de la cité toscane, participe de cette propagande florentine où se conjuguent deux thèmes : la gloire de Florence et l’éloge de la liberté. Comme s’il s’érigeait en continuateur du « premier grand monument de l’histographie humaniste » et florentine, les Historie Florentine de Leonardo Bruni, Nicolas prolonge la tradition de l’humanisme civique119. Comme l’Arétin, il célèbre en Cosme de Médicis le grand homme de la république, à la mode romaine ; il adopte la veine littéraire qui fait revivre dans l’écriture historiographique florentine les faits littéraires de Rome ; comme l’Arétin l’avait fait pour la traduction des Économiques à Cosme en 1420, il dédie son commentaire au Médicis de Florence, Pierre, en 1461 ; enfin, il évoque le courage des Florentins qui ont défendu leur ville et

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farouche des Florentins contre les desseins d’hégémonie de Jean-Galéas et soutient à juste titre que l’opposition au Visconti fut surtout leur fait ». Et Christian Bec de préciser, p. 280-281 : « Contrairement à ce que l’on a voulu dire l’idéal de libertas n’est pas un topos, un lieu commun cher aux humanistes. Traditionnel à Florence, déjà attesté vers le milieu du Trecento par Giovanni Villani, il est particulièrement ressenti par les hommes d’affaires et les intellectuels florentins durant les années où leur cité lutte pour le maintien de son indépendance et de la démocratie dans une Péninsule qui glisse vers la tyrannie. Les épreuves subies et les dangers courus par les mercatores renforcent leur sentiment patriotique qui se manifeste dans de nombreuses lettres inédites ». Jean-Galéas Visconti acquiert le titre de comte de Vertus en 1360, par son mariage avec Isabelle de Valois, fille du roi de France Jean II le Bon. Il n’obtient le titre ducal qu’en 1395. Les humanistes florentins aimeront dire qu’il n’est pas un « comte de vertu », cf. J. Law, « Le prince de la Renaissance », dans L’Homme de la Renaissance, éd. E. Garin, Paris, 1990, 2e éd., 2002, p. 21-47, ici p. 25. Cf. Leonardo Bruni, Le Historie Fiorentine, trad. italienne par Donatus Acciaiuolus, Florence, 1492 ; cf. la récente édition critique et traduction anglaise des quatre premiers livres, History of the Florentine People, vol. I, Books I-IV, éd. J. Hankins, London, 2001 ; Laudatio Florentinae urbis (1403) ; cf. J. Hankins, Plato in the italian Renaissance, Leiden-New York-Kobenhavn-Köln, 1990, p. 58. Sur le concept d’« humanisme civil », cf. l’ouvrage fondateur de Hans Baron, The Crisis of the Early Italian Renaissance : Civic Humanism and Republican Liberty in an Age of Classicism and Tyranny, 2 vol., Princeton, 1955, rééd. 1966. Pour une réactualisation du débat sur ce concept controversé, cf. A. Rabill Jr., « The significance of “civic humanism” in the interpretation of the italian Renaissance », in Renaissance Humanism. Foundations, forms and legacy, éd. A. Rabill, Philadelphia, 1991, t. I, p. 141-174. Cf. également, à ce sujet, le commentaire de Patrick Gilli, Au miroir de l’humanisme, p. 45 : « Leonardo Bruni est devenu, depuis la parution de l’ouvrage d’Hans Baron le héros malgré lui du cosiddetto “humanisme civil”, à savoir l’archétype de ces intellectuels engagés dans l’exaltation du régime républicain, au moment des guerres viscontiennes de la fin du Trecento, qui ont vu Florence sur le point de succomber à l’expansionnisme milanais de Jean Galéas Visconti. Depuis, reprenant la recherche à nouveaux frais, les chercheurs ont largement tempéré l’interprétation baronienne d’un républicanisme intransigeant de Leonardo Bruni ».

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décline la longue énumération de leurs ennemis : Ladislas, Alfonsus et surtout Galeazzo ou Jean-Galéas Visconti (1351-1402), ennemi irréductible de Florence et figure paradigmatique du tyran depuis Salutati. C’est ainsi toute la tradition littéraire de l’humanisme civique qui se prolonge dans le commentaire de Nicolas à la charnière des idéaux de l’humanisme civique et de l’esprit courtisan : le discours sur l’amitié est réinvesti d’une dimension narrative relative à l’actualité contemporaine et orientée vers une laudatio typique du patriotisme florentin, républicaine mais aussi courtisane120. Inversement, les événements du temps sont analysés avec le recul de l’histoire et à la hauteur des réflexions morales puisées dans l’Éthique. Témoins de ce double éclairage, les deux événements majeurs qui marquent l’Italie des années 1450, centrales pour la vie politique florentine : le jubilé de 1450, lancé par le pape Nicolas V et considéré comme « l’Année d’Or », et la chute de Constantinople sous les coups des Ottomans, le 29 mai 1453121. Encore profondément scolastique par son héritage, ses formulations, son objet et sa visée pédagogique, le commentaire de Nicolas de Foligno se libère des règles du genre pour s’ouvrir vers des descriptions plus historiques, propres aux notations d’un journal. L’envergure culturelle du professeur florentin réemploie le discours scolastique sur l’amitié en l’actualisant politiquement : par la narration événementielle, d’une part, par l’exaltation du prestige de la Florence médicéenne, d’autre part. Avec habileté, le commentaire sur l’Éthique s’adresse par là au Prince, directement122.

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A. M. Brown, « The humanist portrait of Cosimo de Medici, Pater patriae », Journal of Warburg and Courtauld Institute, 24 (1961), p. 186 : « Despite Leonardo Bruni’s dictum aliud est historia, aliud laudatio, it is difficult to draw a clear dividing line between humanist eulogies and histories ». Nicolaus Tignosius Fulginas, Commenta, L. IX, 12ème mouvement, Studiosos vero, fol. 203v : « Romam tamen scribunt aliquando nonagesies tricenta milia virorum habuisse, inter quos neque mulieres neque pueri ponebantur. Puto tamen Romam natam pascere omnem multitudinem id satis jubileus approbat tempestate nostra sub Nicolao V° per annum institutus ; nam tantam multitudinem nemo putasset ab omni Ytalia pasci potuisse » ; et fol. 203v-204r : « Maxime tamen sunt habiti exercitus armatorum et sub unius (unis cod.) legibus gubernati quos nec obmittamus, memores eius quem Ottomannis rex Turcorum in expugnationem Bizantii quod Constantinopolim dicitur duxit. Nam cum milibus armatorum tricentis illam violenter nostra tempestate compescuit. Tamberlanus etiam a nativitate Christi anno milleno quatricenteno secundo moritur qui supra duodecies centena milia hominum in castris habuit. Is apud Tartaros natus Teucros attrivit, et Armenos, Persas et Egiptios Damascumque subegit ». Le Prince de Machiavel se situe exactement dans la même veine littéraire que celle de Nicolas. Témoins, les exemples qu’il choisit. En voici un parmi de nombreux, au chapitre XIII : « Les Florentins conduisirent dix mille Français à Pise pour la prendre : parti à cause duquel ils coururent plus de dangers qu’en aucun autre moment de leurs tourments. L’empereur de Constantinople, pour s’opposer à ses voisins, introduisit dix mille Turcs en Grèce, qui, la guerre finie, ne voulurent pas en partir : ce qui fut le commencement de l’asservissement de la Grèce aux infidèles », Machiavel, Œuvres Complètes I, Le Prince, Texte et traduction. Introduction, traduction nouvelle, bibliographie et notes de Christian Bec, Paris, 1987, chapitre XIII, p. 349.

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c. Donato Acciaiuoli : l’amitié burleyienne, matériau pour une didactique curiale Déjà au XIVe siècle, on l’a vu, plusieurs commentaires sur l’Éthique étaient notoirement dédiés à des princes123 : Walter Burley dédicaçait son commentaire à Richard Bury, évêque de Durham (1333-1345), qui lui avait commandé le travail ; Pierre de Corveheda composait son texte pour Pierre de Barrière, futur cardinal et écrivait son épître dédicatoire en l’adressant à Bernard d’Albi, évêque de Rodez (1336-1338) ; Nicole Oresme, dont l’exemple est le plus célèbre, écrivait sur la demande de Charles V. À son tour, vers 1463-64, Donato Acciaiuoli dédie un commentaire sur l’Éthique au prince de Florence, Cosme de Médicis : l’auteur est un des membres les plus influents de Florence, dont la famille appartient aux optimates qui gouvernent la cité. Au moment où il produit son texte, Donato opère un rapprochement politique avec les Médicis, en ces années 1460, alors que sa propre famille est plutôt de tradition anti-médicéenne124. Le commentaire sur l’Éthique de Donato Acciaiuoli est fondamentalement dépendant de celui de Walter Burley et par lui, de la tradition thomasienne125. L’ensemble de son enseignement est très scolastique et reproduirait vraisemblablement le cours de Johannes Argyropoulos dont on a gardé une reportatio. S’il semble, en effet, difficile d’isoler la contribution personnelle de Donato Acciaiuoli de celle du grand maître byzantin Argyropoulos qui date de la fin des années 1450, il convient de noter qu’Argyropoulos n’aurait enseigné l’Éthique que jusqu’au livre VI126. Les livres VIII et IX se réfèrent donc à un

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Cf. supra, Ie Partie, chapitre I, § « Les milieux de production et les public de réception ». Sur les liens entre le prince et le sujet, cf. Ie Partie, chapitre IV : « Mise en forme d’un matériau épars : amitié et royauté ». Sur la famille Acciaiuoli, cf. C. Ururgieri della Berardenga, Gli Acciaiuoli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962. La famille Acciaiuoli a d’abord appartenu à la faction anti-médicéenne de Florence dans les premières décennies du XVe siècle. Sur les liens personnels entre Donatus Acciaiuolus et Cosme de Médicis, cf. M. Ganz, « Donato Acciaiuoli and The Medici : a strategy for survival in ‘400 Florence », Rinascimento, 22 (1982), p. 33-73, notamment p. 50 sur les dédicaces de Donatus à Cosme et à Pierre de Médicis. Patrick Gilli remarque que le rapprochement de Donatus avec les Médicis est personnel puisque dans le complot de 1466, on trouve outre son cousin Agnolo, le propre frère de Donatus, Piero Acciaiuoli, cf. Au miroir de l’humanisme, p. 323. Et en note de la même page, Patrick Gilli écrit : « Une des hypothèses les plus plausibles de ce rapprochement ne tiendrait-elle pas dans la défaite définitive des Angevins en 1462, qui brisait dès lors tout vrai espoir de changement politique à Florence ? » Après analyse, il ne semble pas que les influences d’Albert le Grand et d’Averroès soient décisives dans le commentaire de Donatus comme le laisse entendre Luca Bianchi, « Un commento ‘umanistico’ ad Aristotele : l’Expositio super libros Ethicorum di Donato Acciaiuoli », Rinascimento, n.s. 30 (1990), p. 43-46. Ibidem, p. 32. Le manuscrit Firenze, Bibl. Naz, II.I. 104 contient des notes du cours sur l’Éthique d’Argyropoulos ; Acciaiuolus rédige une forme définitive dont on a conservé trois manuscrits, Firenze¸ Magl. XXI. 136 ; Magl. VI. 162 et Magl. XXI. 137 ; A. Field, The Origines of the Platonic Academy of Florence, Princeton, 1988, p. 214 : « When Acciaiuoli turned to the question of freindship and the contemplative life (Books 8-10), which involved the speculative operationes, he began to depart significantly from Argyropoulos » ; A. M. Brown, « The humanist portrait

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autre modèle, le commentaire burleyien. On comprend ainsi la prédominance scolastique et aristotélicienne du texte au moment où le néoplatonisme commence à s’imposer dans les milieux intellectuels florentins127. Dans le commentaire de Donato, ce dernier n’y est que très timide128. Il faudrait d’ailleurs plutôt parler de socratisme chrétien que de platonisme lorsque Donato écrit : « Difficile judicamus de nobis. Unde est illud ‘Nosce te ipsum’129 ». Rien dans la préface ne laisse présager une quelconque volonté d’édifier le prince au sein de ce commentaire apparemment très classique et non moins scolaire. Le ton d’ensemble se veut parfaitement académique. Aucune discordance ne révèle l’enjeu de ce commentaire. Le vocabulaire qui entoure la notion d’amitié relève pourtant d’un champ sémantique singulièrement civique, orientation que la version latine de l’Éthique par Johannes Argyropoulos, en 1457, avait déjà contribué à forger. Dans la ligne de l’humanisme civique, l’amitié de Donato est au cœur de ses préoccupations politiques. Autour de la notion, gravite en effet une série de termes non moins techniques qui renvoie à l’orientation politique du commentaire de Donato : il parle volontiers de societates et conventiones, de juratio et conjurationes et de conventiones factiosorum hominum130. Maintes fois réaffirmé, le propos central du commentaire est clair : l’amitié est la relation civique primordiale en ce qu’elle est orientée vers le bien commun et la concorde. « Ubicunque est amicitia civilis est concordia, sed non econtra131 ». Bonheur de la cité et bien commun de l’État s’identifient totalement132. Quant à la notion de service public, elle est prônée comme la grande valeur morale et politique qui construit ensemble l’homme de bien et le bon citoyen. Donato, que Patrick Gilli

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of Cosimo de Medici, Pater patriae », Journal of Warburg and Courtauld Institute, 24 (1961), p. 195: « In February 1457 he apparently lectured on the fifth book of Aristotle’s Ethics, and in the following year on the sixth book ». A. Field, The Origines of the Platonic Academy, p. 208 : « Argyropoulos was consciously an Aristotelian who saw Plato’s doctrines as necessarily obscure and insufficiently systematic ». Notons que les annotations de Marsile Ficin sur le commentaire de l’Éthique, conservées dans le ms Firenze, Bibl. Ricc. 135 (A.D. 1455), n’ont jusqu’ici fait l’objet d’aucune étude. Donatus Acciaiuolus, Expositio super libros Ethicorum Aristotelis, L. IX, Tract. II, cap. 2, Hoc autem non est forsitan, fol. 227v. Pour le thème à la fin du Moyen Âge, cf. A. Combes, « Un témoin du socratisme chrétien au XVe siècle : Robert Ciboule », AHDLMA, 8 (1933), p. 93-259. Donatus Acciaiuolus, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Videtur autem amicitia et justum, fol. 209r. Ibidem, L. IX, Tract. I, cap. 6, Civilis autem amicitia videtur, fol. 222r-v : « Nam omnes dicunt tunc esse amicitiam civilem quando cives sunt inter se concordes. Idem ergo videtur civilis amicitia et concordia. Sed tamen est differentia, quia ubicunque est amicitia civilis est concordia sed non econtra. Nam concordia est pars civilis amicitie, quia potest esse concordia de aliqua re particulari et discordia de aliqua alia ». Ibidem, L. VIII, Tract. II, cap. 4, Rei autem civilis et publice tres sunt speties, fol. 209r : « Omnes ii gubernatores proponere sibi debent felicitatem civitatis commune bonum rei publice quo servato servatur res publica ».

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n’hésite pas à nommer le « citoyen-philosophe133 », ne craint donc pas d’insister au risque de se répéter, comme dans ce paragraphe du livre VIII où l’axiome revient par trois fois134. Enfin, dans le contexte culturel des cités italiennes, les termes choisis par le commentateur sont lourds d’un usage politique et d’une pratique quotidienne. Ainsi le terme de princeps. Au dixième mouvement du livre VIII, lors du passage sur la tyrannie, Donato introduit le mot : « non esset appellandus rex sed potius quidam forte princeps vel tyrannus135 ». L’assertion est vigoureuse quand l’on sait que Donato dédicace son commentaire à Cosme de Médicis, « prince » de Florence136. Rapprocher ainsi tyrannus et princeps, c’était établir une équivalence directement dénonciatrice. N’était-ce pas surtout une manière d’enseigner le prince ? L’intention de Donato est différente de celle de Nicolas de Foligno : si tous deux s’adressent au Prince, l’un adopte le ton du panégyrique, l’autre vise à moraliser l’art du gouvernement politique, dans la lointaine lignée thomasienne137. Chez Donato, le commentaire sur l’Éthique prend la tournure d’un Miroir de Prince. À la mode italienne. En 1513, Machiavel, en inversant le genre du Miroir de Prince, façonne le masque qui dissimule le tyran et la Raison d’État. Le Prince machiavélien, cet anti-Miroir de Prince. Les mots ne trompent pas : le prince participe bien de l’essence tyrannique.

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P. Gilli, Au miroir de l’humanisme, p. 337, note 213. Donatus Acciaiuolus, Expositio, L. VIII, Tract. II, cap. 3, Transgressio autem, fol. 206v-208v : « Rex commune commodum et bonum eorum qui ab eo reguntur querit », « rex omnia agit pro utilitate et communi bono eorum qui reguntur », « ergo rex agit omnia pro communi commodo et bono populorum qui regnantur ab eo ». Ibidem, Videtur autem amicitia et justum, fol. 209r. A. M. Brown, « The humanist portrait of Cosimo de Medici, Pater patriae », Journal of Warburg and Courtauld Institute, 24 (1961), p. 186 : « He was eulogized by the humanists as princeps of the republic and given the title of Pater Patriae on his death » ; J. Law, « Le prince de la Renaissance », p. 21-47. Cf. J. Quillet, « L’art de la politique selon saint Thomas d’Aquin », Miscellanea mediaevaliae, 19 (1988), p. 278-285.

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Le parcours de ces métamorphoses discursives de l’amicitia du XIIIe au XVe siècle, aura tenté d’inscrire les commentaires sur l’Éthique dans l’épaisseur de leur évolution chronologique138. De 1250 à 1470 environ, ces métamorphoses que subit le concept d’amicitia sont autant d’indices des mutations culturelles qui se jouent en Occident médiéval. Au XIIIe siècle, les commentateurs mendiants approchent l’amicitia pour ce qu’elle est, un concept aristotélicien de philosophie morale, qui relève d’une stricte rationalité philosophique. Leurs discussions ne peuvent pourtant s’affranchir d’une anthropologie qui ordonne l’univers et le savoir en un tout organisé où l’ordre naturel est intégré à un ordre supérieur, théologique et théocentrique. L’amitié reçoit de la charité, son double théologal, la reconnaissance de sa pertinence philosophique mais aussi, plus implicitement, la validité de son lien harmonieux avec elle. C’est au tournant des décennies 1340-1350 que se repère le changement épistémique décisif. À cette date, en effet, Buridan construit une éthique nouvelle où les deux ordres, naturel et surnaturel, sont disjoints : l’amitié est au centre d’un édifice normatif qui s’affranchit de toute référence théologale et élabore un humanisme altruiste, autonome et inédit. Le XVe siècle assume les deux traditions, issues des XIIIe et XIVe siècles dans une optique résolument didactique. Les synthèses réemploient les discours antérieurs en les investissant d’un sens nouveau lié aux contextes intellectuels et culturels de l’Europe du temps : la relance théologale de l’amitié correspond au climat des années 1440 qui réinsuffle une orientation verticale aux considérations trop immanentistes, par réaction aux excès de certains penseurs du XIVe siècle. De leur côté, à l’aune des critères de philologie et d’érudition classique, les commentateurs florentins remanient, à leur tour, les discours scolastiques sur l’amitié pour servir la cause de l’humanisme civique et du patriotisme florentin, orientant une matière scolaire en un sens politique et curial. Les commentaires sur l’Éthique avancent au rythme des fluctuations culturelles.

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Cf. le schéma à la page suivante « Chronologie des mutations discursives de l’amicitia ».

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Comme les flots d’une rivière enrichis au contact d’une plaine limoneuse, le flux vital s’est chargé de principes nouveaux en franchissant les passes de la réflexion. (...) Chaque fibre (...) se métamorphose au passage de la réflexion. Et de là elle repart enrichie de possibilités, de couleurs et de fécondités nouvelles. La même chose, en un sens. Mais toute autre chose aussi. La figure qui se transforme en changeant d’espace et de dimensions... La discontinuité, encore un coup, sur le continu. La mutation sur l’évolution. Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Le Phénomène humain, Paris, 1955, p. 171 et p. 176.

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Reflets des pratiques et des traditions exégétiques, les commentaires sur l’Éthique, en leurs livres VIII et IX, se sont avérés le lieu de réception de l’amicitia aristotélicienne. Leur « lieu de fermentation », selon le mot de Jacques Krynen1. Du XIIIe au XVe siècle, le concept y a été travaillé, adapté, éprouvé, transformé, voire déformé, bref acculturé. Les médiévaux cherchaient à le comprendre en réemployant un schème mental déjà maîtrisé, celui de la vertu. Ils s’ingéniaient à gommer les irréductibilités logiques et sociologiques que recélait le concept pour le rendre opératoire dans le contexte culturel de la latinité, à la fin du Moyen Âge. Ils mettaient en forme les éléments, originellement épars, pour penser une thématique typiquement médiévale, l’amitié du roi, en réorganisant l’enseignement aristotélicien au service de leur propre théorisation politique. Ils élargissaient leur réflexion vers des horizons jusque là insoupçonnés, dont l’Éthique était le point de départ : la sociabilité, societas amicorum, révélait ses virtualités conceptuelles dans la reconsidération du lien social. Le commentaire a été ainsi le lieu de l’acculturation de l’auctoritas et de son inéluctable dépassement. La chronologie des mutations discursives dans les commentaires sur l’Éthique s’est naturellement dessinée lorsqu’en suivant pas à pas les métamorphoses de l’amicitia, nous avons atteint le socle épistémique qui les portait : les discours commentateurs sur l’amitié reflétaient les mouvements de fond des sociétés qui les produisaient. En ce sens, le commentaire sur l’Éthique se révélait un indice de premier ordre pour percevoir les mutations culturelles du XIIIe au XVe siècle. Ce deuxième temps de l’étude imposait, après la démarche synchronique, une reprise diachronique. De 1250 à 1330 environ, les commentateurs – surtout mendiants – ont inscrit leur réflexion sur l’amitié dans le cadre théologien qui était le leur en la référant invariablement à la charité. Leur approche du lien social demeurait épistémologiquement théocentrée et la matrice scripturaire donnait à l’acception de l’amicitia son tour spirituel. Dans les décennies 1340 et 1350 s’est jouée une mutation épistémologique majeure, dont le commentaire de Jean Buridan est le témoin le plus remarquable et l’un des acteurs principaux : en traitant désormais l’amitié pour elle-même, indépendamment de toute référence à son vis-à-vis théologal, le maître ès arts a contribué à fonder une éthique alternative à la morale chrétienne, qui s’appuyait sur les seuls fondements d’une rationalité anthropocentrée. Un discours autonome se mettait en place, en matière éthique, dont d’autres indices sont également décelables chez Walter Burley dès les années 1340 et chez Nicole Oresme vers 1370, attestant un même tournant. Ce que l’on sait par ailleurs de 1

J. Krynen, « Idéologie et royauté », p. 610 : « Ainsi les médiévistes sont-ils passés d’une histoire des théories et des doctrines du pouvoir, restreinte à l’analyse et à leur généalogie de quelques “grandes œuvres”, à une histoire soucieuse de retrouver toutes les idées, de réfléchir aux causes et divers lieux de leur fermentation, de suivre leurs modes d’expression pour, autant que faire se peut, évaluer leur portée réelle sur les faits et les comportements politiques ».

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l’évolution des productions culturelles du temps, universitaires notamment, confirme cette chronologie : les premières interdictions de l’occamisme autour de la « crise de 1338-1341 » attestent surtout le rayonnement des doctrines nominalistes. Pour Zénon Kaluza, le statut de 1339 qui interdit d’enseigner les doctrines « nominalistes » à l’Université de Paris est « la première manifestation publique de l’école de Buridan2 ». Parallèlement à cette rupture essentielle dans les considérations éthiques, un autre mouvement a pris discrètement naissance dans ces mêmes années 1340 pour s’affirmer plus nettement à la fin du XIVe siècle et dominer le XVe siècle : c’est la tendance didactique qui entendait avant tout enseigner et transmettre l’auctoritas aristotélicienne en évacuant controverses et polémiques. Le sommet du genre didactique est atteint dans les années 1440 avec le texte de Jean Versor, chef d’œuvre du commentaire scolaire. C’est dire que les années 1340 offrent un tournant dans la réception de l’Éthique aristotélicienne : les uns tentaient une refondation de l’éthique en s’appuyant sur les stricts outils philosophiques ; les autres esquissaient un mouvement de reprise didactique des commentaires précédents devenus euxmêmes auctoritates, dans une relance théologale de l’amitié. Si tous se voulaient « aristotéliciens », – par émancipation pour les uns, par conservatisme pour les autres – les différentes « nappes discursives », pour reprendre le mot de Michel Foucault, se coloraient de modalités et de tonalités différentes, voire opposées, à la croisée de contextes professionnels, sociologiques, géographiques et historiques et au sein de traditions commentatrices différentes3. Au tournant des années 1450, se dessinait alors une autre mutation décisive. D’une part, le commentaire versorien marquait le début d’une deuxième vague didactique qui s’est diffusée largement de Paris jusqu’aux confins de l’Europe centrale, dans les jeunes universités orientales : l’accent théologique y est nettement lisible dans le traitement de l’amitié ; l’essoufflement conceptuel y est, par ailleurs, sensible. D’autre part, le milieu du XVe siècle a donné lieu à la production de plusieurs commentaires dans l’aire culturelle florentine. À la jonction des héri-

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Z. Kaluza, « Les étapes d’une controverse. Les nominalistes et les réalistes parisiens de 1339 à 1482 », dans La controverse religieuse et ses formes, éd. A. Le Boulluec, Paris, 1995, p. 297-317, notamment p. 304 : « Quant à l’idée principale et positive du statut , qui est une relativisation de la notion du sens propre et impropre des mots par sa mise en rapport avec une discipline déterminée, elle est propre à la philosophie de Jean Buridan. C’est pourquoi je considère ce statut comme une première manifestation publique de l’école de Buridan. En réalité, cette idée sera reprise par Pierre d’Ailly et surtout par Jean Gerson », et p. 313 pour la même formule. Sur les différents emplois de l’aristotélisme, voir la remarque de Jacques Krynen, « Idéologie et royauté », p. 614 : « Plier le texte des autorités aux buts de la démonstration est une spécialité universitaire. Porteur d’une philosophie naturelle, Aristote peut servir à plaider toutes les causes comme l’atteste la diversité des commentaires sur la Politique et plus encore ces disputes sur ces questions brûlantes d’actualité, organisées dans l’enceinte même des facultés » ; voir aussi Th. Renna, « Aristotle and the French Monarchy, 1260-1303 », Viator, 9 (1978), p. 309-324.

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tages scolastiques et des nouveaux mots d’ordre humanistes les réflexions sur l’amitié aristotélicienne, agrémentées d’érudition classique, servaient le patriotisme florentin et la didactique curiale. Épilogue : les destinées du genre Qu’advient-il de Nicomaque, passé 1470 ?4 Parmi de nombreux manuscrits anonymes qui recopient, peu ou prou, le texte versorien, quelques textes relatifs à l’Éthique se dégagent à la fin du XVe siècle mais ce sont surtout des compendia. En effet, Francesco Filelfo (1398-1481) ne suit presque pas le texte de l’Éthique dans son De morali disciplina5 ; Hermolao Barbaro (1454-1493) ne nous a laissé que des résumés de son cours sur l’Éthique professé à Padoue en 147414756 ; Agostino Nifo (1472/3-1546) n’a pas publié ses cours donnés dans la même ville en 1494 ; Angelo Poliziano (1454-1494) donne son cours à Florence en 1490-1491, dont seule la leçon d’introduction est publiée sous le titre de Panepistemon7. Les considérations sont générales sur la division de la philosophie. L’Éthique n’y est pas traitée. Pierre Foliot, lecteur de l’Éthique pour la nation normande de l’Université de Paris en 1481-1483, a laissé une trace de son commentaire littéral, dans un manuscrit daté de 14868 ; Claude Félix offre un dernier commentaire sur l’Éthique à l’extrême fin du XVe siècle qu’il précise être ad mentem Buridani9. À Leipzig, on repère deux commentaires dans les années 1490 : celui de Jean Peilicke de Zytyce, maître ès arts à partir de 1490, et celui de Virgilius Wellendörffer paru en 149510. De ce dernier commentaire, le Père Gauthier écrit : « Malgré son étendue, l’ouvrage de Wellendörffer n’a d’autre

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Voir Ch. B. Schmitt, « Aristotle’s Ethics in the Sixteenth Century : Some Preliminary Considerations », in Ethik im Humanismus, éd. W. Rüegg et D. Wuttke, Boppart, 1979, p. 87-112 ; Id., Aristote et la Renaissance, Londres, 1983, trad. fr., Paris, 1992 ; C. H. Lohr, « Renaissance Latin Aristotle Commentaries », Studies in the renaissance, 21 (1974), p. 228-289 ; P. O. Kristeller, « The Moral Thought of Renaissance Humanism », in Id., Renaissance Thought, II, New York, 1965, p. 20-68 ; R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque, t. 1, Ière partie, p. 154-159 et p. 159-202 : « L’Éthique à Nicomaque au XVIe siècle ». Francesco Filelfo, De morali disciplina¸ Venise, 1552. Hermolaus Barbarus, Compendium ethicorum librorum, Venise, 1544. L’ouvrage est originellement dédié au cardinal Pietro Foscari, mais l’éditeur vénitien de 1544 dédicace l’édition au cardinal Alexandre Farnèse. Angelus Politianus, Panepistemon, Venise, s.d. ; Trévise, 1483. Pierre Foliot, Commentaire littéral sur l’Éthique, Paris, BU, 570, fol. 14r-128v. Claude Felix, Textus ethicorum Nicomachorum cum commentario ou Questiones et dubia circa librum Ethicorum ad mentem magistorum Martini Magistri et Johannis Buridani, Paris, 1500. Zénon Kaluza propose d’attribuer ce commentaire à son éditeur, Claude Félix : la manière qu’il a de taire le nom d’un auteur qu’il loue, pourrait bien suggérer qu’il s’agit de lui-même. L’ouvrage pourrait alors être daté des années 1496-99, après 1495 où Claude Félix devient maître-ès-arts. Johannes Peilicke De Zytyce (ou Peyligk de Zeitz), Questiones in I-X libros Ethicae Aristotelis, Krakow, BJ, 512 ; Virgilius Wellendörffer, Moralogium ex Aristotelis Ethicorum libris Commentatorumque lecturis, Leipzig, 1509.

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ambition que de mettre l’éthique d’Aristote à la portée des “novices”11 ». Certes, c’est incontestablement le commentaire sur l’Éthique de Lefèvre d’Étaples (v. 1450-1536), rédigé en 1497, qui domine le premier XVIe siècle, outre son introduction à l’Éthique de 1494, dite Ars moralis12. En 1502, ce commentaire est édité avec les remarques de Josse Clichtove en une sorte d’épitomé13. Hormis Lefèvre d’Étaples, tout se déroule désormais comme si le commentaire sur l’Éthique, dans son rapport à la réflexion éthique proprement dite, ne semblait plus stimuler la pensée. Plusieurs signes disent l’essoufflement déjà au XVe siècle et la multiplication de résumés, de manuels ou de compendia est éloquente. Désormais, l’impression qui domine est une stagnation de la pensée : un constat de sclérose s’impose. À partir de ce dessèchement et forts du topos pétrarquien, les humanistes du XVIe siècle ont raillé l’enseignement scolastique et l’institution universitaire14. Par leurs plumes acerbes, ils ont définitivement jeté le discrédit sur le genre du commentaire, comme forme intellectuelle dégénérée, hors de toute pensée. Du constat de sclérose, dans les commentaires sur l’Éthique aux XVe et XVIe siècles, nous proposons une autre explication, loin du schème pétrarquien. Au regard de la progression que nous avons retracée, le tarissement de la pensée dans les commentaires ne paraîtrait-il pas plutôt être le signe d’une assimilation achevée de l’auctoritas ? À cette date, la réception de l’Éthique serait accom-

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cf. R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque, p. 159. Jacobus Faber Stapulensis, Commentarii in X libros Ethicorum, Lyon, 1535. Appuyé sur la version latine de Johannes Argyropoulos, le commentaire de Lefèvre d’Étaples entend résolument rompre avec les traditions commentatrices médiévales, ce qui en fait, pour Jill Kraye, le premier vrai commentaire moderne. Voici ce que l’humaniste écrit au début de son commentaire, fol. 2r : « Quaestionum et argumentationum (nisi doctrinalium quae in litera continentur) viam non tenui, quod mores non longa verborum disceptatione, sed sana intelligentia et recta educatione, ut vult Plato, pariter et Aristoteles, parentur, et quod plerunque contra agendorum propositiones ac regulas, contentiosos excogitare nodos plus obesse quam prodesse soleat auditoribus ». Sur le commentaire de l’Éthique par Lefèvre d’Étaples, voir J. Kraye, « Renaissance Commentaries on the Nicomachean Ethics », in O. Weijers, Vocabulary of Teaching and Research Between Middle Ages and Renaissance, Turnhout, 1995, p. 96-117, notamment p. 104-105 ; E. Kessler, « Introducing Aristotle to the Sixteenth Century : the Lefèvre Enterprise », in Philosophy in the Sixteenth and Seventeenth Centuries : Conversations with Aristotle, éd. C. Blackwell et S. Kusukawa, Aldershot, 1999, p. 1-21 ; E. F. Rice, « Humanist Aristotelianism in France. J. Lefèvre d’Étaples and his circle », in Aristotelianism in France at the end of the Middle Ages and in the early Renaissance, éd. A. H. T. Levi, New York, 1970. Outre son commentaire, Lefèvre d’Étaples a édité en un seul volume le texte de l’Éthique dans ses trois versions philologiques : Decem librorum moralium Aristotelis tres conversiones : prima Argyropili Byzantii, secunda Leonardi Aretini, tertia vero antiqua, Paris, 1497 [GW 2359]. Judocus Clichtoveus Neoportuensis, Artificialis introductio per modum epitomatis in decem libros Ethicorum, Paris, 1502 (Actuellement Sélestat, BM, 648 et 652). Outre Lefèvre d’Étaples et Josse Clichtove, il n’est que de penser à Érasme, Rabelais, Cornelius Agrippa, Jean Bale, Jérôme de Hangest, etc., cf. R. Quinto, Scholastica. Storia di un concetto, Padoue, 2001, chapitre 2 : « Da Gioacchino da Fiore all’Umanesimo », notamment § 5 et 6, p. 129-166.

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plie en Occident latin. Après la période d’effervescence et le dynamisme intellectuel suscité par l’arrivée du texte d’Aristote au milieu du XIIIe siècle, la fin du XVe siècle et au XVIe siècle hériteraient d’un travail d’assimilation, long de quelque deux cents ans. Désormais, Nicomaque est acculturé. Il n’y a plus lieu de le commenter. En un sens, l’essentiel est dit. Il suffit de transmettre. À strictement parler, les commentaires n’en sont plus : ils ont plutôt stature de manuels d’enseignement. À la suite de Rémi Brague, il faudrait lire la stagnation comme « un excès d’assimilation15 ». Autrement dit, le tarissement n’est pas un drame de la pensée. L’épuisement conceptuel n’est pas le signe d’un échec. Il serait, au contraire, l’indice d’un travail de réception mené à son terme et satisfaisant. En creux, c’est la longue pratique du commentaire, sur deux siècles, qui a permis l’assimilation de l’auctoritas aristotélicienne, et la réussite de son acculturation. L’abondance des commentaires, pour les XIIIe-XVe siècles, serait ainsi le signe d’une grande vivacité intellectuelle et culturelle ; leur tarissement conceptuel, pour la période suivante, serait l’indice paradoxal mais redondant de cette même vivacité. Commentaire et statut médiéval de l’auctoritas Au sein de la configuration discursive du savoir, les échanges sont féconds : la littérature scolastique dans son ensemble influence la matière des commentaires, laquelle à son tour rayonne sur les traités indépendants des théoriciens de toutes disciplines16. Pourtant, si le commentaire sur l’Éthique sait 15

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R. Brague, Europe, la voie romaine, Paris, 1992, p. 162 : « La stagnation culturelle de l’Islam (qu’il faudrait d’ailleurs nuancer, selon les temps et les lieux) serait paradoxalement due non à un rejet, mais tout au contraire, à un excès d’assimilation. L’Islam aurait cessé d’avancer faute d’avoir pu maintenir le rapport d’extériorité aux sources auxquelles il empruntait, et précisément parce qu’il les aurait absorbées ». Précisons cependant que, dans la démonstration de Rémi Brague, une nette distinction a lieu entre le monde culturel musulman et le monde culturel latin, dont le premier procède par inclusion et l’autre par digestion. Ce sont là, pour l’auteur, les deux modes de réception d’une auctoritas, dans la démarche exégétique. Parmi d’innombrables exemples, il n’est qu’à penser aux quodlibets d’Henri de Gand et à ceux de Godefroid de Fontaines ou au De monarchia et au Convivio de Dante, mais aussi à la préface de Laurent de Premierfait ouvrant sa traduction du De amicitia de Cicéron ou encore aux sermons de Gerson. Sur cette littérature et les réflexions qu’elle a suscitées, voir les éditions et articles : Henricus de Gandavo, Quodlibet X, qu. 12, in Henrici de Gandavo Opera Omnia, éd. R. Macken, vol. XIV, Louvain-Leyde, 1981, p. 274-285 ; traduction française dans J. Follon et J. McEvoy, « Henri de Gand », dans Sagesses de l’amitié II, p. 419-426 ; J. McEvoy, « The Sources and the Significance of Henry of Ghent’s Disputated Question ‘Is Friendship a Virtue’ ? », in Henry of Ghent. Proceedings of the International Colloquium on the Occasion of the 700th Anniversary of His Death, éd. W. Vanhamel, Louvain, 1996, p. 121-138 ; Godefroid de Fontaines, Quodlibet I, qu. 10, dans Les quatres premiers Quodlibets de Godefroid de Fontaines, éd. M. de Wulf et A. Pelzer, Louvain, 1904, t. 2, p. 24-27 ; traduction française dans J. Follon et J. McEvoy, « Godefroid de Fontaines », dans Sagesses de l’amitié II, p. 428-432 ; Godefroid de Fontaines, Quodlibet XIV, qu. 5, in Quodlibeta I-XV, éd. J. Hoffmans, Louvain, 1932-35, t. 5, p. 373-432 ; Laurent de Premierfait, Préface à la traduction de Cicéron, Le livre de la vraye amitié (1416), Paris, BnF, fr. 1020, fol. 44r-

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se nourrir à d’autres sources que lui-même, il n’en reste pas moins spécifique dans son fonctionnement et dans son rapport à l’auctoritas aristotélicienne. De l’ensemble de la présente étude, il résulte donc une double assertion. Nous montrons, d’une part, que le commentaire est un acte de pensée, le laboratoire d’une pensée vivante, en mouvement. Nous montrons, d’autre part, comment il l’est et quels sont les mécanismes de cet acte. Or, le nœud de cette double assertion semble se jouer, plus fondamentalement, à l’intersection de deux champs d’études indissolublement liés : le genre du commentaire et le statut médiéval de l’auctoritas17. Inéluctablement en effet, réfléchir sur le commentaire, c’est réfléchir sur le statut médiéval de l’auctoritas. En cernant au plus près la spécificité du commentaire au sein de la configuration médiévale du savoir, il ressort que le commentaire se définit avant tout dans un certain rapport à l’auctoritas à laquelle il se réfère : quelle est la particularité médiévale de ce rapport à la fin du Moyen Âge ? Partons d’un truisme : commenter au Moyen Âge, c’est toujours commenter une auctoritas. Or en étudiant les mécanismes structuraux du commentaire sur l’Éthique, il s’avère possible de tenter un essai de définition de l’auctoritas, en l’occurrence aristotélicienne. Pour les commentaires du corpus présent, Aristote ne se confond pas avec la vérité. La chose est claire dans les esprits : l’auctoritas n’est pas la vérité. Bien plus, elle ne donne pas la vérité. L’auctoritas, quand elle suscite un commentaire, opère plutôt en donnant à penser. L’expression, pour banale qu’elle soit, est en réalité très dense. Elle ne renvoie pas à une simple idée de prestige lié à un auteur (Aristote, Thomas, Buridan...), ou à une quelconque force de conviction ; il ne s’agit pas non plus d’un problème d’ « influence ». Dire qu’une autorité donne à penser, c’est comprendre qu’elle possède en elle une puissance d’engendrement de la pensée.

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55v, éd. C. Boucher. Je remercie Caroline Boucher de m’avoir généreusement transmis la transcription du Prologue qu’elle édite, à partir du ms Paris, BnF, fr. 1020, (fol. 44r-55v), en annexe de sa thèse, Les traductions d’auctoritates en langue vulgaire aux XIIIe-XIVe siècles. Auteur, traducteur, lecteur : la mise en scène savante de la vulgarisation, thèse de doctorat 2005, EPHE, Vème section, Paris (texte 15d). Pour la traduction anglaise du prologue, voir R. Hyatte, The Arts of Friendschip. The Idealization of Friendship in Medieval and Early Renaissance Literature, Leiden, 1994, « Appendix B: Laurent de Premierfait’s prefaces to his translation of Cicero’s Laelius », p. 209-226. Il ne faudrait bien sûr pas oublier le De regimine principium de Gilles de Rome, œuvre saturée de la philosophie morale d’Aristote. Dans les années 1920, le Père Chenu avait esquissé une réflexion sur la notion d’auctoritas en quelques articles à partir de sa connaissance de Thomas d’Aquin, M.-D. Chenu, « ‘Maître’ Thomas est-il une autorité ? Note sur deux lieux théologiques au XIIe siècle : les auctoritates et les magistralia », Revue thomiste 30 (1925), p. 187-194 ; Id., « Auctor, actor, autor », Bulletin Du Cange. Archivum Latinitatis Medii Aevi, 3 (1927), p. 81-86, notamment p. 83 : « Un auctor, désormais, c’est celui qui, grâce à une reconnaissance officielle, civile, scolaire, ecclésiastique, voit son avis, sa pensée, sa doctrine authentiqués, au point qu’ils doivent être accueillis avec respect et acceptés avec docilité » ; Id., La théologie au XIIe siècle, Paris, 1957, chapitre XVI : « Authentica et magistralia », p. 351-365 ; Id., Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Paris, 1950, 5ème éd., 1993, p. 106-109 : « L’autorité au Moyen Âge ».

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L’autorité rend possible la production de discours sur elle et hors d’elle. Elle ouvre la possibilité d’autres discours qu’elle-même. Le propre de l’auctoritas est à la fois d’ébranler des productions discursives existantes et d’en susciter de nouvelles, parfois infinies, à certains moments opposées, toujours différentes. L’auctoritas fonctionne comme une condition de possibilité pour la pensée. À l’auctoritas ainsi entendue, telle que les commentaires étudiés en esquissent la stature, l’on pourrait appliquer le syntagme de Foucault : l’auctoritas médiévale pourrait bien ressembler à ces « instaurateurs de discursivité », qui instaurent la possibilité d’autres discours, c’est-à-dire qui rendent possibles des énoncés au-delà de leur texte : « Ils ouvrent l’espace pour autre chose qu’eux et qui pourtant appartient à ce qu’ils ont fondé18 ». Paul Audi parle d’« embrayeurs de discours19 ». Or cette potentialité autoritative requiert une condition : la puissance d’engendrement de l’auctoritas dépend d’une certaine attitude intellectuelle et culturelle, que les médiévistes ont depuis longtemps appelée l’« attitude révérentielle » envers les textes (exponere reverenter)20. L’expression est, sinon usée, du moins vague. Ce qu’une étude sur le commentaire, en l’occurrence de l’Éthique d’Aristote, permet de mettre au jour, ce sont les ressorts fondamentaux de cette attitude. Le comportement intellectuel des commentateurs n’est pas tant « révérentiel » que « créditeur » : le propre des commentateurs réside dans une certaine appréhension confiante du texte premier. La lecture médiévale de l’auctoritas dans les commentaires est un certain mode de lecture qui fait crédit au texte, qui lui donne une créance, une considération, un poids, une gravitas21. La méthode que l’on observe particulièrement dans les commentai-

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M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63/3 (1969), p. 73-104, repris dans Dits et écrits, I, 1954-1975, Paris, 2001, p. 817-849, ici p. 833. En prenant l’exemple de la Traumdeutung de Freud ou du Manifeste de Marx, Michel Foucault précise ce qu’est un « fondateur de discursivité » ou « instaurateur de discursivité », p. 832-833 : « Ces auteurs ont ceci de particulier qu’ils ne sont pas seulement les auteurs de leurs œuvres, de leurs livres. Ils ont produit quelque chose de plus : la possibilité et la règle de formation d’autres textes. [...] Ils ont établi une possibilité indéfinie de discours. [...] Ils ont rendu possible un certain nombre de différences. Ils ont ouvert l’espace pour autre chose qu’eux et qui pourtant appartient à ce qu’ils ont fondé. Dire que Freud a fondé la psychanalyse [...], c’est dire que Freud a rendu possibles un certain nombre de différences par rapport à ses textes, à ses concepts, à ses hypothèses qui relèvent toutes du discours psychanalytique lui-même ». P. Audi, L’autorité de la pensée, Paris, 1997, « Exorde », p. VIII. Sur l’expression exponere reverenter, voir M.-D. Chenu, « ‘Maître’ Thomas est-il une autorité ? Note sur deux lieux théologiques », p. 187 et Id., La théologie au XIIe siècle, Paris, 1957, chapitre XVI : « Authentica et magistralia », p. 361. Dans la terminologie des relations et des partis politiques à Rome, sous la République, Joseph Hellegouarc’h remarque que l’auctoritas qui marque l’ascendant d’un chef politique sur son entourage, s’apparente à la gravitas en ce qu’elle « exprime l’étendue et la portée de l’influence qu’il exerce », J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations, p. 300 et plus haut, p. 296 : « Le sens le plus général de esse auctor est “se porter garant de”, et l’auctoritas c’est, au sens le plus

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res de l’époque médiévale est à l’encontre des principes critiques de l’époque moderne qui, au contraire, présupposent d’emblée la remise en cause et la méfiance. La production médiévale du savoir, dans les commentaires sur l’Éthique, s’engage donc à partir et à cause d’un texte à qui l’on fait confiance, que l’on considère comme une garantie, à qui l’on prête d’être valide, authentique, véridique. Si l’auctoritas n’est pas la vérité – la chose est certaine –, le mode de lecture médiéval la crédite d’être porteuse de vérité, dans une obédience très scolastique22. Cette sensibilité scolastique ne doit pas s’entendre au sens seulement psychologique de l’« attitude révérentielle », mais tout autant au sens technique où le rapport du commentaire à l’auctoritas est un rapport structurellement codifié et culturellement déterminé23. Nous croyons y avoir insisté. Le dialogue spécifique entre commentaire et auctoritas, source d’une certaine production médiévale de savoir, rend alors creux les concepts de plagiat, d’originalité, de propriété de la pensée : parce qu’elle autorise la possibilité infinie d’autres discursivités, même contraires, l’auctoritas libère doublement la pensée, en l’occurrence commentatrice, de la contrainte et de la servilité24. Face à son auctoritas, qu’elle soit Aristote ou saint Thomas par exemple, le commentateur médiéval peut toujours rester lui-même, prenant appui sur ses propres décisions intellectuelles. Loin d’être le carcan de la pensée ou la « chaîne » de l’esprit (Renan)25, l’auctoritas est bien ce qui autorise ; loin de contraindre, elle est ce qui permet26. Elle ouvre la possibilité de la pensée,

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général et le plus primitif du mot, “la garantie” », ce qui rejoint les pratiques juridiques. Voir aussi E. Benvéniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2, Paris, 1969, p. 150. Riccardo Quinto définit, en effet, la scolastique, d’une part, comme une méthode de lecture qui aborde les textes en tant qu’ils sont porteurs d’un message universel et, d’autre part, comme une méthode sensible avant tout à la vérité du contenu plus qu’à d’autres valeurs, esthétiques, rhétoriques, historiques ou autres, cf. R. Quinto, Scholastica. Storia di un concetto, Padoue, 2001, notamment p. 416 : « Un certo modo di leggere tali testi », mode que l’auteur qualifie d’objectif, d’analytique, de scientifique et de non philologique. M. Zimmermman, « Ouverture du colloque », dans Auctor et Auctoritas, Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque tenu à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-enYvelines (14-16 juin 1999), éd. M. Zimmermann, Paris, 2001, p. 11. Sur la notion d’originalité, voir les réflexions de G. Leclerc, Histoire de l’autorité : l’assignation des énoncés culturels et la généalogie de la croyance, Paris, 1996, p. 109 : « Aucun commentaire ne saurait être simple répétition. [...] Dès qu’elle n’est plus textuelle, la répétition est, bon gré mal gré, “création” du sens du texte, énonciation nouvelle. À son corps défendant, le commentateur apporte du nouveau par rapport au texte. Cette “nouveauté”, cette innovation minimale et souvent involontaire, n’a guère à voir avec la volonté d’originalité si commune dans la culture moderne et ne tient qu’à la nécessité pour le texte de garder sens, de rester vivant, en prise avec l’Histoire ». Voir également, dans une autre approche, les propos de F. del Punta, « The Genre of Commentaries in the Middle Ages and its Relation to the Nature and Originality of Medieval Thought », in Was ist Philosophie im Mittelalter, p. 138-151. Dans le même colloque, voir Z. Kaluza, « Auteur et plagiaire : quelques remarques », in ibidem, p. 312-320. E. Renan, Averroès et l’averroïsme, nouv. éd., Paris, 2002, p. 299. E. Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1963, vol. 1, p. 742-743, sens 6.

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Conclusion

qu’elle précède et qu’elle excède, sans contrainte, toujours en surplomb et toujours en retrait. Or c’est précisément cette « essence autorisante qui la rend créatrice27 ». L’auctoritas s’impose comme une pensée donatrice de pensée, une pensée créatrice de pensée, comme le veut son étymologie originelle28. D’où les déplacements d’auctoritates en auctoritates, où l’auctoritas originelle engendre une auctoritas seconde, déplacements qui ne nuisent pas au mécanisme commentateur, mais avancent par progression et stratification. Le principe d’accumulation qui préside à la production du savoir, dans un dialogue intergénérationel, est lié à l’essence de l’auctoritas. Par cette force même d’engendrement, l’auctoritas s’impose comme une pensée féconde qui donne la vie. Une pensée vivante.

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P. Audi, L’autorité de la pensée, p. 135-136 : « Le recouvrement de la question de l’auteur par celle de l’autorité s’explique doublement – d’abord par le fait que l’auctoritas en général ne représente rien d’autre que ce qui à chaque fois rend possible et permet l’exercice d’un “je peux”, sans pour cela que l’autorité et le pouvoir qui en “dérive” puissent se confondre jamais ; et ensuite, par le fait que son essence autorisante est ce qui la rend proprement créatrice ». E. Benvéniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, p. 149-150 : « Dans ses plus anciens emplois, augeo indique non le fait d’accroître ce qui existe, mais l’acte de produire hors de son propre sein ; acte créateur qui fait surgir quelque chose d’un milieu nourricier et qui est le privilège des dieux ou des grandes forces naturelles, non des hommes » ; pour éviter la confusion, il insiste : « On persiste à traduire augeo par “augmenter” ; c’est exact dans la langue classique, mais non au début de la tradition. Pour nous, “augmenter” équivaut à “accroître”, rendre plus grand quelque chose qui existe déjà » ; un peu plus loin, il ajoute : « On voit que “augmenter” est un sens secondaire et affaibli de augeo. Des valeurs obscures et puissantes demeurent dans cette auctoritas, ce don réservé à peu d’hommes de faire surgir quelque chose et – à la lettre – de produire à l’existence ».

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ANNEXE 1

LISTE DES COMMENTAIRES SUR LES LIVRES VIII ET IX DE L’ÉTHIQUE À NICOMAQUE

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2.

3. 4. 5. 6. 7.

Albert le Grand (Albertus Magnus), op (1200-1280) – Cologne, 1250 : Super Ethica. Commentum et Quaestiones, éd. W. Kübel, Opera omnia, XIV/2, Münster, 1987, p. 591-707 [Pour la liste des mss, voir W. Kübel, « Prolegomena », in Super Ethica, XIV/1, Münster, 1987, p. VIII-X] – Fin des années 1260 : Ethicorum libri decem, éd. A. Borgnet, VII, Paris, 1891, p. 515-598 [Pour la liste des manuscrits, voir W. Fauser, Die Werke des Albertus Magnus in ihrer handschriftliche überlieferung. Teil I : Die echten Werke, Münster 1982, p. 174-183 Thomas d’Aquin (Thomas Aquinas), op (1225-1274) – Paris, 1271-1272 : Sententia libri Ethicorum, éd. Léonine, XLVII/2, Rome, 1969, p. 442-549 [Pour la liste des mss, voir R.-A. Gauthier, « Praefatio », in Sententia libri Ethicorum, XLVII/I, p. 1*-36*] Gilles d’Orléans (Aegidius Aurelianensis), (fl. dernier quart du XIIIe siècle) – Quaestiones super decem libros Ethicorum, Paris, BnF, lat. 16089, fol. 225ra-229vb [anonyme dit « de Jacques de Padoue »] (dernier quart du XIIIe siècle) – Questiones super librum Ethicorum, Paris, BnF, lat. 16110, fol. 268ra-274rb [anonyme d’Erlangen] (après 1294 ?) – Super Ethycorum, Erlangen, UB, 213, fol. 75rb-79vb [anonyme du remaniement de Raoul le Breton] (après 1294 ?) – Quaestiones in libro Ethicorum, Paris, BnF, lat. 15106, fol. 58ra-67ra Henri de Frimare (Henricus de Frimaria), oesa (c. 1245-1340) – Sententia totius libri Ethicorum, Città del Vaticano, B.A.V., Urb. lat., 1488 (A.D. 1438), fol. 236ra-306va [16 mss subsistants : Basel, UB, F. I. 14 ; Berlin, SB, (ex-Tübingen UB) lat. F. 584 (XV) 359ff ; Bologna, BU, 1572 (XIV), fol. 1r-230r ; Brugge, Grand Séminaire, 29/50 (XIV), fol. 1ra-206vb ; Erfurt, Bibl. Amplon., 2° 367 (XIV), fol. 1-34v (solum excerpta L. I-III) ; Erlangen, UB, 212 (Irm. 362) (XIV), fol. 1r-238r ; Nürnberg, SB, Cent IV. 3 (XIV), 163 ff ; Palermo, B. Com., 2 Qq F 150 (XV), 117ff (anon., inc. mutilus) ; Stettin, B. Marienstiftsgymn. Cam., 15 (A.D. 1398), 1r-188v ; Strahlsund, B. Stadtarchiv, 3 ; Toulouse, BM, 242 fol. 188ra-342rb ; Città del Vaticano, B.A.V., Ross. lat., 724 (X 104) (XIV/XV) ; Città del Vaticano, B.A.V., Urb. lat., 1488

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Annexes

(A.D. 1438), 339ff ; Città del Vaticano, B.A.V., Vat. lat., 2173 (XIV), fol. 25r-34v (extraits) ; Città del Vaticano, B.A.V., Vat. lat., 2169 (XIV/XV), fol. 7r-284v ; Verona, Bibl. Cap., 289 (391) (XIV), fol. 1ra-283rb, Expositiones super X libros Ethicorum, cf. Bamat 7 (1957), p. 237] Guiral Ot (Geraldus Odonis), ofm, (c. 1245-1340) – avant 1329 : Expositio in Aristotelis Ethicam (ou Sententia et expositio cum questionibus super librum Ethicorum), Brescia, 1482, fol. 1ra-37ra. [foliotation à partir du L. VIII] [19 mss dont 3 perdus : Assisi, Bibl. Conv. S. Francesco, 285 (XIV), fol. 1-133 ; Boulogne-sur-Mer, BM, 111 (XV), fol. 1-320 ; Firenze, Bibl. Laur., Plut. 77, cod. 14 (impr. Venezia 1500) ; Firenze, Bibl. Laur., S. Croce Plut XIII sin. 3 (XIV), 262ff ; Firenze, Bibl. Naz, Conv. Sopp. I.3.25 (XV) ; Madrid, BN, 6546 (XIV), fol. 1r-67v (I-III) (anon, expl.mut.) ; Padova, Bibl. Antoniana XVIII 389 (XV), 175ff ; Paris, Bibl. Mazarine, 3496 (XIV), fol. 65-200 ; Paris, BnF, lat. 16127 (XIV) ; Sevilla, Bibl. Colombina, 7.5.14 (XIV), 187ff ; Subiaco, Bibl. Abbazia, XXIV (XV), 248ff (anon. mais III-X proches de G. Ot) ; Tübingen, UB, Mc 378 (XV), fol. 6r-120v ; Città del Vaticano, B.A.V., Pal. lat., 1020, fol. 140-467 ; Città del Vaticano, B.A.V., Pal. lat., 1027, 317ff ; Città del Vaticano, B.A.V., Urb. lat., 1369 (XIV/XV), fol. 291r-295 ; Città del Vaticano, B.A.V., Vat. lat., 2168 (A.D. 1439), 264ff ; Wien, NB, 2383 (XIV), 129ff ; Wien, NB, 5149 (XV), fol. 1r-284r ; Wien, NB, 5433 (XV), 504 ff] Pierre de Corveheda (Petrus de Corveheda), fl. 1336 – Sententia declarata super librum Ethicorum, Vatican, B.A.V., Vat. lat., 222 (A.D. 1481), fol. 273vb-287rb [3 mss : Bordeaux, BM, 169 (XIV), fol. 1r-99r ; Firenze, Bibl. Laur, S. Marco, 452 (2°) (XIV), fol. 1ra-43ra ; B.A.V., Urb. Lat., 222 (A.D. 1481), fol. 224r-294v] Pierre de Aquila (Petrus de Aquila), ofm, (c. 1275-1361) – Expositio libri Ethicorum, Perugia, BC Aug., 654 (I.49) (XIV) fol. 4r-79r [5 mss : Fribourg, Franziskenerkloster, 54 (A.D. 1462), fol. 135v-167v (anon, capitula libri Eth.) (L. I, c.1-3) ; Koblenz, Landeshauptarchiv, Best. 701, n. 237 (ca. 13851395 ; 1436 ; 1418), fol. 111-130v ; Liège, BU, 240 C (= 649, 652, 662) (avant 1384 ?), L. IV, fol. 177ra-192va ; Perugia, BC Aug., 654 (I.49) (XIV) fol. 4r-79r ; Praha, UK, 2362 (XIII.F.24) (XIV), fol. 1-24v] Walter Burley (Gualterus Burley) (c. 1274/1275-1343/1344) – Entre 1333 et 1345 : Expositio super libros Ethicorum, Venise, 1500, fol. 124r-154v [27 mss dont 3 perdus : Berlin, SB, lat. Fol. 482 (XIV), fol. 1-119 (I-X) ; Brugge, BM, 502 (XIV), fol. 1r-185v (mut.fin) ; Cambridge, Gonville and Caius Coll., 490/486 (XIV), fol. 75r-263r ; Cambridge, Pembroke Coll., 157 (XIV), fol. 1r-175r (inc. mut.) ; Cambridge, Peterhouse Coll., 93 (XIV), fol. 1r-102v, (manquent L.1-3) ; Firenze, Bibl. Laur., Fesul. 168 (XIV), fol. 169r-238v ; Liège, BU, 652 (XIV), item 2 ; London, BL, Harleian 3413 ; Madrid, BN, 6546 (XV), fol. 68r-151r (I-III) et 151-166 (VI) ; Milano, Bibl. Ambros., H 184 Inf. (XV) item 3 (Conclusiones) ; Milano Bibl. Ambros., J 115 Sup. (XV), fol. 11r-24v (Conclusiones) ; Milano Bibl. Ambros., J. 98 Sup. (XV), fol. 105r-108r (Conclusiones) ; Napoli, Bibl. Naz. Comm., VIII. G. 26 ; Oxford, Balliol Coll., 95 (XV), fol. 2r-160v (mut. inc.) ; Oxford, Bodl. Can. Auct.class.lat. 280 (XV), fol. 131-144 ; Oxford, Bodl. Can misc. 251 (A.D. 1424), fol. 1-151 (I-X) ; Oxford, Corpus Christi Coll., 230 (XV), fol. 78-83, 106-111 (Notabilia) ; Oxford, Magd. Coll., 205 (XIV), fol. 1-141 ; Oxford, New Coll., 242 (XIV), fol. 2168 ; Oxford, Oriel Coll., 57 (XIV), fol. 1-208 ; Padova, BU, 1452 (XV) item 1 ; Paris,

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BnF, 6459 (A.D. 1401) ; Praha, UK 451 (XIV/XV), fol. 1r-265v ; Roma, Bibl. Angelica, 1254 (XV), fol. 1-65 (mut.fin.) ; Città del Vaticano, B.A.V., Urb.lat., 1369 (XIV/XV), fol. 4-253 et fol. 288-291(I-X) ; Venezia, Bibl. Marc. lat., VI 88 (XIV), fol. 1-247 ; Verona, Bibl.Cap., 235 (197) (XV), fol. 1ra-370vb (Prol.)] Jean Buridan (Johannes Buridanus) (c. 1295/1300 – c. 1360/1361) – Paris, entre 1340 et 1360 : Quaestiones super decem libros Ethicorum, Paris, 1513, réimpr. Francfort, Minerva 1968, fol. 168ra-202rb [Pour la liste des mss, voir B. Michael, Johannes Buridan. Studien zu seinem Leben, seinen Werken und zur Rezeption seiner Theorien im Europa des späten Mittelalters, Berlin, 1985, p. 829-882, 886] Albert de Saxe (Albertus de Saxonia) (c.1306-1390) – Expositio libri Ethicorum, Paris, Bibl. Mazarine, 3516 (A.D.1392), fol. 139vb-152ra [26 mss : Aschaffenburg, Stiftsarchivb. pap., 28 (A.D. 1473), fol. 93r-229r (aujourd’hui à Münich) ; Augsburg, UB, Cod. II. 1.2° 6 (avant 1385), fol. 35va-110rb ; Brugge, BM, 496 (XIV), fol. 223ra-261rb ; Eichstätt, SB lat., 766 (XV), fol. 206r-227v (marginalia) ; Erfurt, Bibl. Amplon., 2° 13 (XIV), fol. 75ra-84rb ; Erfurt, Bibl. Amplon., 2° 365 (XIV), fol. 1ra-69ra ; Erfurt, Bibl. Amplon., 4° 319 (A.D. 1394), fol. 1v-24v ; 37r-64v ; Erfurt, Bibl. Amplon., 4° 322 (A.D. 1373), fol. 1r-71v ; Firenze, Bibl. Riccardiana, 745 (N.II.26), fol. 179ra-181va (anon. fragm.) (avant 1383) ; Innsbruck, UB, 159 (A.D. 1365), fol. 1r-66v ; Karlsruhe, LB, K. 2859 fol. 1r-63v (A.D. 1367) ; Krakow, BJ, 649 (XIV/XV), fol. 232-274 ; Leipzig, UB, lat 1445 (XIV/XV), fol. 1r-53v ; Liège, BU, lat 649 (XIV) ; Madrid, BN, 3348 (XIV), fol. 4v-56v ; Madrid, BN, 6560 (XIV-XV), fol. 8-83 ; Melk, Bibl. Des Benediktinerstifts, 1785, (XIV ex), fol. 61v-138v ; Milano, Bibl. Ambrosiana, G. 47 Inf (XV), fol. 8r-118v ; Oxford, Bodl Can. misc., 304 (A.D. 1365), fol. 1-59 (anon) ; Padova, BU, 1474 (XV), 48ff ; Paris, Bibl. Mazarine, 3516 (XIV), fol. 84r-156r (A.D. 1392) ; Paris, BnF, lat. 6464 (XIV), fol. 1ra-68va ; Tortosa, Cathedral, 215 (A.D 1394), fol. 5r-68v ; Città del Vaticano, B.A.V., Pal. lat., 1030 (a. 1367-1370), fol. 191v-295r, 307r-319r ; Città del Vaticano, B.A.V., Vat. lat., 6384 (XV), fol. 1-61v (attribué à Buridan, en réalité Albert de Saxe); Venezia, Bibl. Marc., 1984 (Zan. Lat 262) (A.D. 1394), fol. 16ra-83rb (attribué à Buridan, en réalité Albert de Saxe)] Nicole Oresme (Nicolaus Oresmus) (1320/1325-1382) – Paris, 1370 : Le livre de Éthiques d’Aristote, éd. A.D. Menut, published from the text of ms 2902 Bibliothèque royale de Belgique (1370) with a critical introduction and notes, New York, 1940, p. 411-495 [Pour la liste des mss, voir A. D. Menut, « Introduction », in Nicole Oresme, Le livre de Éthiques d’Aristote, p. 46-55, avec une erreur de cotation, p. 48 : la cote exacte est Chantilly, Musée Condé, 277, fol. 1-196] Matthias de Legnicz (fin XIVe – 1ère moitié XVe siècle) – Prague, 1386 : Lectura supra libros Ethicorum, Praha, UK, 1941 (X-F-15) (A.D. 1386), fol. 130v-169r. Johannes Artzen Langewelt (fin XIVe – 1ère moitié XVe siècle) – Prague, 1386 : Lectura super totum Ethicorum, Krakow, BJ, 1899, fol. 130r-153r Arthur de Paris (Arthurinus Parisiensis), (fl. XVe siècle) – Expositio I-X librorum Ethicae Aristotelis cum textu eiusdem abbreviato, Krakow, BJ, 642 (A.D. 1426), fol. 108ra-141vb Paul de Worczyn (Paulus de Worczyn) (1384-1430)

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– Disputata librorum Ethicorum, Krakow, BJ, 2000 (A.D. 1424), fol. 276v-308r [4 mss : Krakow, BJ, 2000 (A.D. 1424), fol. 276v-308r ; Krakow, BJ, 720 (A.D. 1424), fol. 1r-194v ; Krakow, BJ, 741 (A.D. 1424), fol. 11r-209v ; Krakow, BJ, 714 (ca. 1420), fol. 86v-228v] Nicolas d’Amsterdam (Nicolaus d’Amsterdam) († 1460) – Questiones super libros Ethicorum, Leipzig, UB, 1451 (A.D. 1427), fol. 160r-186ra [3 mss : Leipzig, UB, 1451(A.D. 1427), fol. 160ra-186ra ; Nürnberg, SB, Cent. V. 13 (A.D. 1445), fol. 2ra-323vb dont fol. 282 ra-312vb ; Nürnberg, SB, Cent. V. 65 (XV), fol. 1ra-336vb (anon)] Guglielmo Becchi (Guillelmus Becchius Florentinus), oesa, (1411-1491) – Florence, 1456 : Commentum super X libris Ethicorum, Firenze, Bibl. Laur., Aedil, 153 (XV), fol. 98vb-119ra Niccolò Tignosi (Nicolaus Tignosius Fulginas) (1402-1474) – Florence, autour de 1461 : Commenta in Ethicorum libros, Firenze, Bibl. Laur., Plut. LXXVI cod. 48, fol. 168v-205v [4 mss : Firenze, B. Laur. Plut. LXXVI cod. 48 (XV), fol. 168v-205v ; Firenze, B. Laur. Plut. LXXVI cod. 49 (XV) 198ff (ms de la dédicace : « Liber Petri de Medicis Cos. F » ; Firenze, Bibl. Naz., Centrale Gino Capponi 313 (XV), 205 ff (anon) (manquent L.V et X) ; Perugia, B. Com. Aug., L.79 (XV), 279ff] Donato Acciaiuoli (Donatus Acciaiuolus) (1429-1478) – Florence, autour de 1463-1464 : Expositio super libros Ethicorum Aristotelis id est in novam traductionem Argyropyli Byzantii, Florence, Jacobus de Ripoli, 1478, fol. 192r-232v [20 mss : Bologna, BU, 11 (7) (XV) 274 ff ; Firenze, Bibl. Riccardiana, 837 (XV), fol. 13v (extrait du L. III) ; Firenze Bibl. Riccardiana, 907(XV), fol. 30-108 ; Firenze, Bibl. Laur., Strozzi, 53 (XV) ; Firenze, Bibl. Naz., Centrale II.I. 80 (XV) (E. Garin pensait que ce ms était autographe mais De la Mare a aujourd’hui identifié le scribe, Agnolo di Iacopo de’Dinuzi) ; Firenze, Bibl. Naz., Centrale II.I.104 (XV) 206ff (autogr. de Donatus de la reportatio du cours de Argyropoulos) ; Firenze, Bibl. Naz., Magl. XXI, 8 (XV) ; Firenze, Bibl. Naz., Conv. Soppr. J.III.26(68) (XV) ; Firenze, Bibl. Naz., Magl. Strozzi XXI 136 (autogr.), 182ff (I-III et une partie du livre IV) ; Firenze, Bibl. Naz., Magl. Strozzi XXI 137 (autogr.), 258 ff (VII-VIII) ; Firenze, Bibl. Naz., Magl. VI 162 (XV), fol. 54-86v (autogr.) (fin du livre IV et une partie du livre V) ; Milano, B. Ambrosiana Suss. G.85 (XVI), fol. 1r-70v (excerpta); Napoli, Bibl. Naz., VIII.G.5 ; New York, Columbia Univ. Lib. Logde Coll. 9 (XV), fol. 1-58 ; Paris, BnF, lat. 6461 (XV) ; Città del Vatticano, B.A.V., Pal. lat., 1021 (avant 1455-1473), fol. 251 ; Città del Vatticano, B.A.V., Reg. lat. 1134 (XV) ; B.A.V., Urb. lat., 200 (XV) 290ff ; Venezia, Bibl. Marc. lat., VI 79 (XV), fol. 1-270] Nicolas d’Orbelles (Nicolaus d’Orbellus), ofm († 1475) – avant 1472/73 : Ethica, Colmar, BM, Fonds du Consistoire, 27 (1938), fol. 259ra-266rb [4 mss : Aschaffenburg, StiftBibl. Pap., 28 (A.D. 1472), fol. 1r-90v ; Basel, UB, A.X. 50 ; Colmar, BM, Fonds du Consistoire, 27 (1938) (XV), fol. 259ra-266ra (VIII-IX) ; Ulm, SB, 6745 (XV), fol. 1r-59v] Gualterus de Walma (douteux) (†1480) – Paris, 1463 : Commentarius in libros Ethicorum, Paris, BnF, lat. 6691, fol. 215v-216v Jean Versor (Johannes Versoris) (†1482) – Paris, avant 1446 ( ?) : Quaestiones super libros ethicorum Aristotelis, Köln, 1494, fol. 74ra-103vb

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26.

27. 28.

[22 mss : Avignon, BM, 1099 (349) (anon.) (Paris A.D. 1451), fol. 147r-178v ; Augsburg, UB, II.1.2° 220 (avant 1471), fol. 2-84 ; Bamberg, SB, class.58 (HJ.IV.29) (1492/93) (anon.), fol. 157r-264v (I-IX) ; Barcelona, Bibl. Centrale, 587 (A.D. 1503) (anon.) 72ff ; Basel, UB, F. II. 14 (anon.) (Paris 1466), fol. 36ra-75rb ; Basel, UB, F. IV. 59 (XV) ; Giessen, UB, 623 (XV) (anon.) ; Giessen, UB, 624 (XV) (anon.) ; Köln, Historisches Archiv der Stadt GB, fol. 200 (Kristeller III 592) ; Krakow, BJ, 623 (XV ex), fol. 1ra-132rb (manque la fin) ; Krakow, BJ, 2018 (A.D. 1469), fol. 1r-186r ; Krakow, BJ, 2072 (A.D. 1462-65), fol. 208ra-230ra ; Lawrence, (KA) Kenneth Spencer Libr. MS E, 126 (Allemagne, ca. 1495) (anon.), fol. 32r-149r ; Liège, BU, 339C (= 664) (Paris ca. 1448), fol. 85ra-132rb (interrompu) ; Leipzig, UB, 1445 (XV), fol. 167v-174v (tabula questionum + conclusiones) ; Paris, BnF, lat. 6455 fol. 91ra169vb (I-VI) ; Praha, UK, X.F.18(1944), fol. 106-164r ; Praha, Metr. Kap. M. 82 (1439) (Prague 1447-50), fol. 382r-447r ; Praha, Metr. Kap. M. 81 (1438) (A.D. 1455), fol. 1r-87r (I-VII) ; Reims, BM, 897 (I. 678) (A.D. 1451), fol. 74r-138r (expl. mut. in VI, fol. 138va) (s’arrête puis plusieurs folios blancs mais pas mutilé, reprend fol. 144ra une autre œuvre : peut-être : De senectute ?) ; St Gallen, Stiftsbibl., 823 (A.D. 1499) ; St Gallen, Stiftsbibl., 843 (XVI) p. 1-292 (mut in VIII q. 2) ; Saint-Omer, Bibl. Municipale, 596 (XV) (anon.) ; Wien, NB, 5214 (A.D. 1467), fol. 1r-141r ; Wien, Dominikanerkl., 8/8 (A.D. 1487/8) (anon.), fol. 1r-171r ; Wroclaw, BU, 6121 (Milich II 69) (XV med) (A.D. 1440, 1445, 1447, 1450), fol.1r-129r (incomplet) ; Wroclaw, BU, 6122 (Milich II 70-9555) (XV) (A.D. 1457, 1459, 1468, 1497), fol.111ra-194vb ; Vodñany, Muzeum, MS Vodñany 11, fol. 11v-33v] Andreas de Goerlitz (†1495) – Quaestiones in decem libros Ethicorum, München, SB, Clm 625 (A.D. 1459), fol. 81v91v [anonyme de Wroclaw] (fl. XVe siècle) – Super Ethicam, Wroclaw, UB, IV Q. 19, fol. 103vb-105vb Bernard de Neisse (Bernardus Mikosz de Nissa), (fl. 2ème moitié du XVe siècle) – Quaestiones super X libros Ethicorum, München, SB, Clm 520 (A.D. 1472), fol. 104r148r

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ANNEXE 2

PLAN GÉNÉRAL DE L’ÉTHIQUE À NICOMAQUE

Livre I :

Omnis ars et omnis doctrina : Objet du traité. Le bonheur.

Le Souverain Bien. Les opinions sur le bonheur. Critique de la théorie platonicienne de l’Idée du Bien. Vérité vs amitié. Définition aristotélicienne du bonheur. Mode d’acquisition du bonheur. Le bonheur assimilé à la vertu. Les facultés de l’âme. Vertus intellectuelles et vertus éthiques. Livre II :

Duplici autem virtute existente : La vertu. Définition et généralités.

Vertu et habitus. Vertus et actes. Définition générique de la vertu : un habitus. Définition spécifique de la vertu : une médiété. Définition complète de la vertu. Quelques exemples de vertu. Opposition vices –vertus. Livre III :

Virtute itaque et circa passiones : Les conditions de la vertu.

Actes volontaires et actes involontaires. Analyse de la délibération. Analyse du souhait raisonné. La vertu et le vice sont volontaires. Études de quelques vertus éthiques spéciales.

Le courage. La modération. Livre IV :

Dicamus autem deinceps de liberalitate : Études de quelques vertus éthiques spéciales (suite).

La libéralité. La magnificence. La magnanimité. La mesure dans l’ambition. La douceur. L’affabilité. La sincérité.

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Annexes

Le bon goût dans le jeu. La modestie. Livre V :

De justitia autem : La justice.

Nature de la justice et de l’injustice. Justice universelle et justice particulière. Justice universelle ou légale. Justice distributive. Justice et réciprocité. Justice-médiété. Justice politique : naturelle et légale. La justice est une disposition. L’équité. De l’injustice envers soi-même. Livre VI :

Quia autem existimus prius dicentes : Les vertus intellectuelles. La prudence.

La droite règle. Énumération des vertus intellectuelles. La science. L’art. La prudence. La raison intuitive. La sagesse théorétique. Développement sur la prudence et l’art politique. L’intuition des singuliers. La bonne délibération. L’intelligence et le jugement. Relations des vertus intellectuelles entre elles et avec la prudence. Relations des deux sagesses entre elles. Livre VII : Post haec autem dicendum : Les vices. L’intempérance.

L’intempérance ou incontinence. Opinions communes et solutions des apories relatives à la tempérance et à l’intempérance. Intempérance absolue et intempérance relative. Intempérance et dérèglement. Intempérance et obstination. Intempérance et prudence. Théories sur les plaisirs. Le plaisir et le bien. Discussion. Les plaisirs bons et les plaisirs mauvais. Les plaisirs corporels. Liber VIII : Post haec autem de amicitia : L’amitié.

Nécessité. Diverses théories sur la nature de l’amitié. Trois objets de l’amitié : le bien, l’agréable, l’utile.

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Annexes

Les trois espèces d’amitié. Comparaisons entre l’amitié parfaite et les deux autres amitiés. Habitus et acte en amitié. Étude des rapports particuliers entre les diverses amitiés. Égalité et inégalité en amitié. L’égalité en justice et l’égalité en amitié. Amitié passive et amitié active. Amitié et justice. Les types d’amitiés. Constitutions politiques et amitiés correspondantes. Les formes d’amitiés correspondant aux formes de constitutions politiques. L’amitié paternelle-filiale et l’amitié conjugale. L’amitié utilitaire. Règles de conduite pour l’amitié entre personnes inégales. Liber IX :

In omnibus autem dissimilium : L’amitié (suite).

Les amitiés d’espèce différentes. Le problème de la rémunération. Conflits entre les diverses formes d’amitié. De la rupture en amitié. Altruisme et amour de soi en amitié. Analyse de la bienveillance. Analyse de la concorde. Analyse de la bienfaisance. L’amour de soi : son rôle, ses formes. Si l’homme heureux a besoin d’amis. Sur le nombre des amis. Le besoin d’amis dans la bonne fortune ou l’infortune. La vie commune en amitié. Livre X :

Post haec autem de delectatione : Le plaisir. Le bonheur dans la vie contemplative.

Les théories du plaisir. La nature du plaisir. Plaisir et acte. La diversité spécifique des plaisirs. La vie contemplative ou théorétique. Le bonheur consiste dans la vie contemplative. Excellence de la vie contemplative. Éthique et politique. Le bonheur dans la cité.

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ANNEXE 3

MOUVEMENTS DES LIVRES VIII ET IX PAR LEMMES

LIBER VIII 1er mouvement : Post haec autem de amicitia.

Post haec autem 1155 a 3 Adhuc maxime 1155 a 4 Naturaque inesse videtur 1155 a 16 Videtur autem et civitates 1155 a 22 Et amicis quidem 1155 a 26 Non solum autem 1155 a 28 Dubitantur autem 1155 a 32 Et de his ipsis 1155 b1 Naturalia quidem igitur 1155 b 8 Unam quidem 1155 b 13 2ème mouvement : Forte autem.

Forte autem 1155 b 17 Utrum igitur 1155 b 21 Videtur autem 1155 b 23 Amat autem 1155 b 25 Differt autem 1155 b 26 Tribus autem entibus 1155 b 27 Volentes autem 1155 b 32 Vel apponendum 1155 b 34 Oportet igitur 1156 a 3 3 ème mouvement : Differunt autem.

Differunt autem 1156 a 6 Qui quidem igitur 1156 a 10 Facile solubiles 1156 a 19 Maxime autem in senibus 1156 a 24 Et eorum qui in adolescentia 1156 a 26 In has autem 1156 a 30 Juvenum autem 1156 a 31 Aetate autem 1156 a 33 Et amativi autem 1156 b 1 Perfecta autem est 1156 b 7 Isti enim bona 1156 b 8 Volentes autem bona 1156 b 9 Permanet igitur 1156 b 11 Et est uterque simpliciter 1156 b 12 Talis autem amicitia 1156 b 17 Maxime itaque 1156 b 23 Raras autem 1156 b 24 Adhuc autem 1156 b 25 Qui autem cito 1156 b29 Hec quidem igitur 1156 b 33 4ème mouvement : Quae autem propter delectabile.

Quae autem propter delectabile 1156 b 35 Maxime autem 1157 a 3 Multi autem rursus 1157 a 10 Qui autem1157 a 12 Qui autem 1157 a 14

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Propter delectationem 1157 a 16 Et sola autem 1157 a 20 Species autem amicitie 1157 a 30 5ème mouvement : Quemadmodum autem.

Quemadmodum autem 1157 b 5 Si autem diuturna 1157 b 11 Non videntur autem 1157 b 13 Qui autem recipiunt 1157 b 17 Nihil enim 1157 b 19 Maxime quidem igitur 1157 b 25 Assimilatur autem 1157 b 28 Amatio enim 1157 b 29 Et bona volunt 1157 b 31 Et amantes amicum 1157 b 33 6ème mouvement : In severis autem.

In severis autem 1158 a 1 Multis autem esse amicum 1158 a 10 Multos autem 1158 a 13 Oportet autem 1158 a 14 Propter utile autem 1158 a 16 Horum autem 1158 a 18 Magis enim in his 1158 a 20 Et beati autem 1158 a 22 Propter quod amicos 1558 a 25 Qui autem in potestatibus 1158 a 27 Neque enim delectabiles 1158 a 30 Delectabilis autem 1158 a 33 Sunt autem 1158 b 1 Quoniam autem 1158 b 4 7 ème mouvement : Altera autem.

Altera autem est amicitie species 1158 b 11 Differunt autem 1158 b 14 Altera enim 1158 b 17

Annexes

Altera autem 1158 b18 Eadem quidem 1158 b 20 Analogon autem 1158 b 23 Non similiter autem 1158 b 29 Manifestum autem est 1158 b 33 Manifestissimum autem 1158 b 35 Certa quidem 1159 a 3 Unde et dubitatur 1159 a 5 Si itaque 1159 a 8 Forte autem 1159 a 11 8ème mouvement : Multi autem.

Multi autem 1159 a 12 Propter quod amatores 1159 a 14 Amari autem 1159a 16 Non propter se ipsum autem 1159 a 17 In amari autem 1159 a 24 Propter quod videbitur 1159 a 25 Videtur autem 1159 a 27 Magis autem 1159 a 33 Et maxime quidem 1159 b 3 Mali autem 1159 b 7 Utiles autem 1159 b 10 Et contrariis autem 1159 b 12 Hic autem utique 1159 b 15 Propter quod videntur 1159 b 16 Forte autem 1159 b 19 9ème mouvement : Videtur autem

Videtur autem quemadmodum 1159 b 25 Appellant igitur 1159 b 27 Et proverbium 1159 b 31 Sunt autem fratribus 1159 b 32 Differunt autem 1159 b 35 Et augmentationem 1160 a 3 Communicationes autem omnes 1160 a 8 Aliae quidem igitur 1160 a 14

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Annexes

Quaedam autem 1160 a 19 Omnes autem 1160 a 21 Omnes itaque communicationes 1160 a 28 10ème mouvement : Politicae autem.

Politicae autem sunt species tres 1160 a 31 Harum autem 1160 a 35 Transgressio autem 1160 a 36 Ex aristocratia autem 1160 b 12 Ex timocratia autem 1160 b 16 Similitudines autem 1160 b 22 Patris quidem enim in persis autem 1160 b 24 Viri autem et uxoris 1160 b 32 Omnium autem 1160 b 35 Timocraticus autem 1161 a 3 Democratia autem 1161 a 6 11ème mouvement : Secundum unamquamque autem

Secundum unamquamque autem 1161 a 10 Regi quidem 1161 a 11 Talis autem et paterna 1161 a 12 Differt autem 1161 a 16 Et natura enim 1161 a 18 In superexcessu autem 1161 a 20 Sed et viri 1161 a 22 Quod autem fratrum 1161 a 25 In transgressionibus autem 1161 a 30 Et minime in pessima 1161 a 31 In quibus enim 1161 a 32 Secundum quod quidem igitur 1161 b 5 Quae autem in democratiis 1161 b 9

12ème mouvement : In communicatione quidem.

In communicatione quidem igitur 1161 b 11 Dividet autem utique 1161 b 12 Politicae autem 1161 b 13 Sed et cognata 1161 b 16 Parentes quidem enim 1161 b 18 Magis autem sciunt 1161 b 19 Et magis uo approximatur 1161 b21 Sed cum multitudine 1161 b 24 Ex hiis autem 1161 b 26 Parentes quidem enim 1161 b 27 Fratres autem 1161 b 30 Magnum autem 1161 b 33 Nepotes autem 1162 a 1 Est autem ad parentes 1162 a 4 Habet autem 1162 a 7 Sunt autem 1162 a 9 Analogum autem 1162 a 15 Viro autem et uxori 1162 a 16 Aliis quidem igitur 1162 a 19 Propter hec autem 1162 a 24 Conjunctio autem 1162 a 27 Qualiter autem 1162 a 29 13ème mouvement : Tribus itaque.

Trinis itaque existentibus 1162 a 34 Fiunt autem accusationes 1162 b 5 Qui quidem enim 1162 b 6 Non omnino autem 1162 b 13 Quae autem propter utile 1162 b 16 Videtur autem quamadmodum 1162 b 21 Est autem legalis 1162 b 25 Moralis autem 1162 b 31 Potenti autem 1163 a 1 Dubitationem autem habet 1163 a 9 Patientes quidem enim 1163 a 12 Igitur propter utile 1163 a 16

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414 14ème mouvement : Differunt autem.

Differunt autem 1163 a 24 Existimat enim 1163 a 26 Indigens autem 1163 a 32 videtur autem 1163 b 1

Annexes

Virtutis quidem enim 1163 b 3 Sic autem habere hoc 1163 b 5 Possibile enim 1163 b 15 Propter quod et utique 1163 b 18 Debentem enim 1163 b 20 Simul autem forte 1163 b 22

LIBER IX 1er mouvement : In omnibus.

In omnibus autem dissimilium 1163 b 32 Hic quidem igitur 1164 a 1 In amicitia autem 1164 a 3 Accidunt autem 1164 a 6 Contendunt autem 1164 a 13 Dignitatem autem 1164 a 22 Preaccipientes autem 1164 a 27 In quibus autem 1164 a 33 Non tali autem 1164 b 6 Quantum enim utique 1164 b 10 Alicubi autem 1164 b 13 Oportet autem 1164 b 20 2 ème mouvement : Dubitationes autem.

Dubitationem autem habent 1164 a 22 Igitur omnia talia 1164 a 27 Et beneficia quidem 1164 a 31 Forte autem neque hoc 1164 a 33 Quod igitur dictum est 1165 a 2 Quod quidem igitur 1165 a 12 Quoniam quidem igitur 1165 a 14 Videbitur autem 1165 a 21 Eorum quidem igitur 1165 a 33 3 ème mouvement : Habet autem dubitationem.

Habet autem dubitationem 1165 a 36

Vel ad eos quidem 1165 b 1 Accusabit autem 1165 b 4 Si autem acceptet 1165 b 13 Vel non possibile 1165 b 14 Utrum igitur 1165 b 17 Vel non omnibus 1165 b 18 Si autem hic quidem 1165 b 23 Vel non contingit 1164 b 24 Utrum igitur nihil 1165 b 31 Si autem memoriam 1165 b 32 4 ème mouvement : Amicabilia autem.

Amicabilia autem 1166 a 1 Ponunt enim amicum 1166 a 2 Vel volentem esse 1166 a 4 Hi autem 1166 a 6 Ad se ipsum autem 1166 a 10 Videtur enim 1166 a 12 Iste enim 1166 a 13 Et vivere autem 1166 a 17 Sed et convivere 1166 a 23 Condoletque 1166 a 27 Ad amicum autem 1160 a 30 Ad se ipsum autem 1166 a 33 Videntur autem 1166 b 2 Differunt autem 1166 b 7 Quibus autem 1166 b 11 Quaeruntque mali 1166 b 13 Neque gaudent 1166 b 18 Si autem non possibile 1166 b 22 Si utique sic habere 1166 b 26

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Annexes

5ème mouvement : Benivolentia autem.

Benivolentia autem 1166b 30 Fit autem 1166 b 31 Sed neque amatio 1166 b 32 Et amatio quidem 1166 b 34 Videtur utique 1167 a 3 Non eam quae propter utile 1167 a 12 Non enim 1167 a 13 Totaliter autem 1167 a 18 6ème mouvement : Amicabile autem.

amicabile autem 1167 a 22 neque circa quodcumque 1167 a 24 sed civitates 1167 a 26 et horum circa quae 1167 a 29 politica autem 1167 b 2 est autem talis 1167 b 4 pravos autem 1167 b 9 7ème mouvement : Benefactores autem.

Benefactores autem 1167 a 17 Et ut praeter rationem 1167 a 18 Pluribus quidem igitur 1167 b 19 Videbitur autem 1167 b 28 Quod et in artificibus 1167 b 33 Exemplis 1168 a 5 Quod enim est potentia 1168 a 8 Simul autem 1168 a 9 Delectabilis autem 1168 a 13 Et memoria 1168 a 17 Et amatio quidem 1168 a 19 Adhuc autem 1168 a 21 8 ème mouvement : Dubitatur autem.

Dubitatur autem 1168 a 28 Increpant enim 1168 a 29

Videturque 1168 a 30 Rationibus autem 1168 a 35 Et reliqua 1168 b 4 Sed et porverbia 1168 b 6 Dubitatur autem 1168 b 10 Forte igitur 1168 b 12 In opprobrium quidem igitur 1168 b 15 Quoniam autem 1168 b 23 9 ème mouvement : Videbitur autem.

Videbitur autem utique talis 1168 b 28 Tribuit enim 1168 b 29 Et largitur 1168 b 30 Quemadmodum autem 1168 b 31 Et continens 1168 b 34 Et egisse videntur 1168 b 35 Quoniam quidem igitur 1169 a 2 Secundum alteram speciem 1169 a 4 Circas bonas quidem igitur actiones 1169 a 6 Omnibus autem 1169 a 8 Quare bonum 1169 a 11 Malo quidem igitur 1169 a 15 Verum enim quod de studioso 1169 a 18 Paucum enim tempus 1169 a 22 Et pecunias 1169 a 26 Et circa honores 1169 a 29 Contingit autem 1169 a 32 Epilogando 1169 b 1 10 ème mouvement : Dubitatur autem.

Dubitatur autem et circa felicem 1169 b 3 Nihil enim aiunt 1169 b 4 Unde : cum daemon 1169 b 7 Assimulatur autem 1169 b 8 Sique amici 1169 b 10 Inconveniens autem 1169 b 16 Quid igitur dicunt 1169 b 22

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Annexes

Hoc autem non est forte verum 1169 b 28 Existimant autem 1170 a 4 Fiet autem 1170 a 11

Difficile autem1171 a 6 Forte igitur bene habet 1171 a 8 Sic autem videtur 1171 a 13 Politice quidem igitur 1171 a 17

11ème mouvement : Naturalius autem.

13 ème mouvement : Utrum autem in bonis.

Naturalius autem intendentibus 1170 a 13 Natura enim 1170 a 14 Vivere autem 1170 a 16 Vivere autem 1170 a 19 Non oportet autem 1170 a 22 Si autem ipsum vivere 1170 a 25 Videns autem 1170 a 29 Ut autem ad se ipsum 1170 b 5 Quod autem 1170 b17

Utrum autem in bonis 1171 a 21 Necessarium magis 1171 a 24 Est enim et praesentia 1171 a 27 Alleviantur enim 1171 a 29 Propter quod 1171 a 30 Videtur autem 1171 a 34 Propter quod viriles 1171 b 6 In bonis fortunis autem 1171 b12 Propter quod videbitur 1171 b 15 Ire autem e converso 1171 b 20

12ème mouvement : Utrum igitur.

14 ème mouvement : Utrum igitur quemadmodum.

Utrum igitur quam plurimos amicos 1170 b 20 His quidem igitur 1170 b 23 Ostendit idem 1170 b 28 Studiosos autem 1170 b 29 Et amicorum 1170 b 33 Adhuc autem 1171 a 4

Utrum igitur quemadmodum 1171 b 29 Communicatio enim 1171 b 32 Et ut ad se ipsum 1171 b 33 Et quod aliquando 1172 a 1 Fit igitur pravorum 1172 a 8 Quae autem eorum 1172 a 10

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KATERN 14

ANNEXE 4

AMITIÉ ET SERVITUDE SELON JEAN BURIDAN

JOHANNES BURIDANUS, Quaestiones super decem libros Ethicorum, Paris, 1513 ; réimpr. Francfort, Minerva 1968, L. VIII, qu. 15, fol. 181vb-182vb. Quintodecimo queritur utrum amicitia locum habet inter principantem et servum. ARGUITUR quod sic, quia rex non minus debet amare suos armigeros, suos baillivos vel prepositos sibi servientes quam alios subditos qui sunt de communi plebe immo multo magis ; sed regis ad subditos est amicitia, ideo etc. ITEM inter quos locum habent justum et injustum, inter illos habent locum amicitia et odium, quia dicit Aristoteles Circa eadem et in eisdem est amicitia et justum [1159 b 25. Ethica, VIII, 11]. Sed inter dominum et servum habent locum justum et injustum, quia in quinto huius [1138 b 11. Ethica, V, 15] et primo Magnorum moralium expressius Aristoteles distinguit quadruplex justum, scilicet politicum inter equales, paternum inter patrem et filium, et uxorium inter virum et uxorem, et dominativum inter dominum et servum. ITEM In omni communicatione videtur esse justum aliquod et amicitia, ut dicit Aristoteles ; sed multa communicatio est inter dominum et servum, nam quotidie servus a domino recipit victum et vestitum et dominus ab [ad incun.] servo famulatum. ITEM Seneca Epistola Libenter ad Lucilium vocat servum ‘humilem amicum’ et multum laudat Lucilium de hoc quod amicabiliter et familiariter vivebat cum servis suis. OPPOSITUM arguitur per Aristoteles dicentem secundum quod quidem servus non est amicitia ad ipsum. NOTANDUM quod servi dicuntur sex modis : alii per naturam, alii per suam benivolentiam, alii propter indigentiam, alii propter maliciam, alii per solam dominationem, aut per violentiam. Servi autem per naturam dicuntur qui propter discretionis et industrie defectum non sunt sufficientes ad principandum, immo nec ad nobiles et liberales actiones exercendum. Habent enim corpora fortia que sufficiunt ad [fol. 182ra] grassas, viles et rudes operationes. De quibus dicitur primo Politicorum : Quorumcumque est opus corporis usus et hoc est ipsis optimum, ipsi quidem de natura sunt servi. Liberi autem dictis servis oppositi dicuntur qui a natura

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discretivi et prudentes digni sunt regere politicam, vel in ea nobiles et prudentiales exercere actiones. Et constat quod, inter tales servos et nobiles, debet esse justum et amicicia. Utrique [virique incun.] enim utrisque egent et utrique [virique incun.] utrisque que sua sunt libere communicant et permutant. De his enim servis et de servis per violentiam de quibus dicetur, post loquitur Aristoteles primo Politice dicens Propter quod expediens aliquid est etiam [et incun.] de amicitia servo et domino ad invicem, his qui natura tales dignificantur. His autem qui [quid incun.] non secundum naturam sed secundum legem, et violentiam passis contrarium [1255 b 13-15. Politica, I, 6]. Servi vero secundum benivolentiam sunt viri sufficientes in bonis exterioribus qui propter bonum virtutis servire volunt politie, quamvis etiam ex inde recipiant divitias et honores. Et tales debent esse reges, principes, et prelati, barones, milites et presbyteri et alii omnes qui propter bonum honestum principaliter fiunt ministri illorum, aut quorumcumque bonorum verorum. Sic enim papa vocat seipsum « Servum servorum Dei ». Et non est dubium quin inter tales adinvicem et alios est justum politicum et amicitia. Servi autem propter indigentiam sunt indigentes qui ad acquirendum sibi vite necessaria coguntur servire maioribus. Et constat quod inter tales et maiores debet esse justum et amicitia, sicut inter natura servos et liberos, vel etiam maior si tales pauperes sint viri discreti et boni, sicut sepe contingit propter fortunas. Verum est tamen quod multi sunt propter indigentiam servitores, qui tamen in bonis exterioribus abundant quibus ea que habent non sufficiunt. Isti enim quamvis non sint indigentes necessariorum sunt tamen indigentes superfluorum, ut dicit primo Rhetorice [1372 b 20, I, 2]. Et tales sunt multi volentes servire reipublice, non propter bonum virtutis sed propter lucrum bonorum exteriorum. Ad quos apparet statim amicitiam esse propter utile, sed non veram quia tales non sunt boni. Servi vero propter maliciam sunt omnes mali, quamvis sint reges vel prelati. Cum enim homo sit compositus ex parte sensuali et intellectuali, pars sensualis in veris bonis servit intellectuali, nihil operans nisi secundum ordinem et jussum rationis. In malis autem sensualis pars absorbens rationem impetu passionum subjicit sibi partem intellectualem et, quia intellectus est pars principalissima et nobilissima in homine, manifestum est quod homo ab eius libertate vel servitute dicitur simpliciter servus aut liber. Homo enim maxime est pars intellectiva, ut dicitur nono huius. Ergo solus homo virtuosus est vere liber et malus est servus. Et illo modo dicit Aristoteles primo Politice quod Virtus et malicia determinant servum et liberum, nobiles et ignobiles [1255 a 40. Politica, I, 6]. De malis autem Seneca dicit Epistola Libenter ad Lucilium Alius libidini servit, alius avaricie, alius ambitioni, omnes timori [47, §17] et universaliter Seneca : Nullum servum secundum veritatem vocat nisi malum, neque liberum nisi bonum [47, §11]. Unde Epistola iterum dicit : Non facit nobilem atrium plenum fumosis imaginibus ; nemo in nostram gloriam vixit nec quod ante nos fuerit, nostrum est : animus facit nobilem cui ex quacumque

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conditione supra fortunam licet surgere [44, §5]. Et hoc ponit epistola Libenter dicens Quemadmodum stultus est, qui equum empturus non ipsum inspicit, sed stratum eius ac frenos, sic stultissimus est, qui [fol. 182rb] hominem aut ex veste aut ex conditione, que vestis modo nobis circumdata [circundatur incun.] est, existimat [47, §16]. Similiter nec illos de quibus post dicemus qui per tyrannos coguntur eis servire concedit Seneca esse servos, quia, sicut ipse dicit secundo De beneficiis, Errat si quis existimat servitutem, scilicet violentam, in totum hominem descendere. Pars melior excepta est : corpora obnoxia sunt et asscripta dominis, mens quidem sui juris, que adeo libera et vaga est, ut ne ab hoc quidem carcere, cui inclusa est, teneri queat, quominus impetu suo utatur et ingentia agat et comes celestibus exeat [III, 20, §1]. Hec autem notavi, ut appareat, quod ad questionem propositam non respondet sufficienter, nisi qui de isto modo dominorum et servorum respondet, scilicet bonorum et malorum. Querere enim simpliciter utrum inter dominum et servum sit amicitia, non est querere nisi utrum inter bonum et malum sit amicitia, de quo satis fuit in quinta questione huius octavi. Scias tamen quod isto modo dominus et servus non dicuntur adinvicem correlative. Non est enim talis servus talis domini servus nec talis dominus talis servi dominus. Sed talis dominus suiipsius et omnis fortune dominus est ; talis autem servus corpori suo serviret fortune. Alii servi adhuc dicuntur aut nobiles per solam denominationem extrinsecam a progenitoribus et hoc fit aliquo modo secundum rationem, quia, sicut dicitur primo Politice, Dignificant quemadmodum ex hominibus homines et ex bestiis bestias fieri, sic ex bonis bonum ; natura quidem vult hoc, multociens tamen non potest [1255a 40-1255 b 1-3. Politica, I, 6] et tertio Politice : Meliores verisimile est esse eos qui ex melioribus [1283 a 37. Politica, III, 11]. De istis nobilibus loquitur Aristoteles secundo Rhetorice ponens differentiam inter nobilem et generosum, dicens Est enim nobile quidem secundum generis virtutem, generosum autem secundum non degenerasse a natura, quod quidem in pluribus non accidit nobilibus, sed sunt multi levis valoris [1390 b 22-24, II, 15] et expertum est quod tales nobiles, specialiter si non fuerint morigerati, consueverunt alios vocare servos seu rusticos et ignobiles. Notum est etiam quod tales ut in pluribus domini sunt regionum, villarum et terrarum, alii autem sunt subditi eorum et non est dubium quod inter tales dominos et subditos, sive servos, debet esse amicitia, sicut inter natura servos et liberos, vel maior quoniam ab illis non videntur differre, nisi quia illi a natura sic ordinati sunt, isti vero a fortuna aut successione parentum. Apparet tamen, si aliqui talium nobilium non sint domini villarum vel terrarum, sicut in multis contingit, quod ipsi, nisi bene morigerati fuerint, fiunt despectivi, superbientes in sua paupertate, et ne mendicent, fiunt raptores et valde maliconfidentes in potentia amicorum. Sevissima enim [ei incun.] est injusticia habens arma, ut dicitur primo Politice [1253 a 33, I, 2]. Et tales nec alios amant nec ab eis amantur. Alii autem qui, scilicet fiunt domini terrarum, si non sint virtuosi, fiunt omnino tyranni cogentes alios injuste sibi servire, eorum bona ad possibile consumentes et rapientes de quibus statim dicetur.

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Servi autem per violentiam dicuntur viri boni qui digni essent principari, aut alii quando per tirannos captivantur, aut eis servire coguntur, aut in corpore, aut in bonis. Et statim certum est quod, inter tales dominos et servos, inquantum sunt tales, nulla est amicitia neque justum, sicut dicit Aristoteles, quia nichil violentum est amabile. Tales autem servi violentia coguntur dominis servire, et ab eis sua bona capi et consumi permittere. Et maxime apparet quod, inter tales, non est vera amicitia que est propter honestum, quia dictum fuit [fol. 182va] quod illa non est nisi inter bonos, tales autem dominatores non sunt boni. Et forte quod istam conclusionem intendit Aristoteles probare tali ratione quibus nichil est commune, inter illos non est amicitia. Amici enim est amico communicare bona sua, sed domino et servo sic accepto nichil est commune. Servus enim nichil habet quod sit suum, dico de bonis fortune subjectivis. Ipsemet enim servus possessio domini sui est ergo etc. Bene dixi ‘de bonis fortune subjectivis’, quia nullius mens aut virtutes mentis sunt alteri subjective nisi voluntarie et libere, prout ex Seneca allegatum fuit prius secundo De beneficiis. Sed tu potes OBJICERE contra istam rationem, quia licet ad perfectam amicitiam spectet communicatio bonorum, tamen hoc non est necessarium ad amicitiam politicam communiter acceptam vel etiam ad amicitiam propter utile. Nam justum inter multos habet locum qui habent ad invicem bona divisa et per consequens etiam inter illos habet locum amicitia cum Circa eadem et in eisdem sit amicitia et justum, ut dicit Aristoteles [1159 b 25, Ethica, VIII, 11]. ITEM dominus et servus magis videntur sibi invicem communicare bona sua quam multi fratres vel consanguinei, quia quotidie dominus communicat servo cibum et potum. Servus autem communicat seipsum domino serviendo ei. ITEM cuius est posse alteri conferre beneficium, eius est posse illi communicare bona sua ; sed servus potest domino prestare beneficium. Hoc determinat expresse Seneca secundo De Beneficiis [III, 21, §2] quia beneficium formaliter non consistit in aliquo exteriori dato vel accepto sed in animo. Nullus autem bonus homo potest in tantum redigi servitutem, quin multa bona remaneant sua, scilicet anima, et virtutes secundum quas potest ad omnes bene agere. Ergo servus bene agendo ad dominum communicat sibi bona sua, quamvis nichil det sibi exterius. AD PRIMAM illarum objectionum, DICENDUM EST forte quod si amicitia ita communiter acciperetur quod extenderet se ad simplicem benivolentiam, ipsa posset esse sine omni communicatione bonorum saltem exteriorum, sed si captatur ut excedit benivolentiam, ipsa exigit communicationem bonorum aliqualium saltem interdum. Vel dicendum quod sine dubio necesse est omnes amicos, secundum quod sunt amici, communicare sibi adinvicem quedam bona sua interiora, scilicet suas voluntates vel saltem benivolas et gratiosas collocutiones, si fuerit eis possibile. Et si aliqui talia bona sibi invicem non commu-

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nicent, ipsi non sunt amici quamvis essent fratres. Ad hoc autem quod dicebatur in eisdem esse justum et amicitiam, potest dici quod inter quoscumque justum invenitur, inter illos potest amicitia inveniri. Sed non oportet quod de facto sit inter illos amicitia, nam inter te et illum qui rapuit bona tua, si cogatur ea tibi restituere, erit justum et tamen nulla erit ibi amicitia. AD ALIAM DICENDUM EST quod servus, inquantum servus, nulla bona sua potest communicare domino, quia neque corpus ipsum est suum, neque aliquid bonorum exteriorum. Voluntatem autem non communicat, quia nullum vellet ei bonum sub illa ratione sub qua ille est servus et ille dominus tyrannus. Et si contingeret quod communicaret ei benivolentiam, tamen non esset inquantum esset servus, sed inquantum liber cum violenta servitus in voluntatem non cadat, ut dicebatur prius. AD ALIAM eodem modo DICENDUM EST quod talis servus, inquantum talis, nunquam potest prestare domino tali beneficium, quia beneficium non potest esse sine benivolentia, quam talis servus inquantum talis non habet ad dominum. Aristoteles tamen concedit illud quod rationes Senece videntur posse concludere, scilicet quod inter tales servos et dominos potest aliqualiter esse justum et amicitia inquantum sunt homines. Quamvis enim in aliquo casu esset justum uti servis, tamen omnino esset injustum et inhumanum uti servis qui sunt homines tanquam bestiis. Dominus ergo aspiciens ad humanitatem potest compati servo et indulgere sibi multa ad que cogeret eum et ad que cogeret eum si non aspiceret ad humanitatem. Ergo in isto casu dominus habet affectionem bonam ad servum inquantum homo, cum ratione humanitatis indulgeat servituti et econtra servus potest scire domino multas grates de hoc quod non utitur eo quanto peius posset et sic amicitia locum habet inter eos. AD IDEM EST ALIA RATIO Aristotelis talis : circumscripta humanitate dominus uteretur servo suo ad omnem suam utilitatem sicut artifex instrumento suo sed artificis ad suum instrumentum non est amicicia, quia non est amicicia ad inanimatum. Vel saltem, circumscripta humanitate, dominus uteretur servo sicut equo vel asino suo ; sed ad equum vel asinum non est amicitia neque justum ; ergo neque ad servum inquantum servus. Item ad corpus circumscripta, anima non est amicitia, quia corpus non redamaret ; sed servus non est servus nisi ratione corporis, ut prius dicebatur ; ergo etc. RATIONES a principio questionis adducte, satis procedunt viis suis, si quis attente consideret.

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JOHANNES BURIDANUS, Quaestiones super decem libros Ethicorum, Paris, 1513 ; réimpr. Francfort, Minerva 1968, L. X, qu. 1, fol. 203va-204ra. Utrum voluntas sit magis libera quam intellectus ? In ista questione distinguendum est de libertate et de servitute, quia opponi videtur servum et liberum. Et primo in diversis suppositis in quibus hoc est magis manifestum. Secundo in eodem supposito, quod est magis ad propositum. In diversis suppositis dicuntur libertas et servitus uno modo secundum corpora, alio modo secundum divitias et exteriora bona, et tertio modo secundum animam. De servitute et libertate corporali loquitur Aristoteles primo Politicorum, dicens Vult quidem igitur natura et corpora differentia facere que liberorum et servorum ; hec quidem fortia ad necessarium usum, hec autem recta et inutilia ad tales operationes, sed utilia ad civilem vitam [1254 b 26-32, I, 5]. Hunc autem modum libertatis et servitutis dimitto, quia non est ad propositum de felicitate, neque de comparatione intellectus ad voluntatem, quia sicut dicta corpora servilia contingit habere animas liberas ita et corpora libera animas serviles, ut Aristoteles ibidem dicens Accidit autem et multotiens contrarium, hos quidem habere corpora liberorum, hos autem animas. Et hoc idem pulchre deducit Seneca in epistola Claranum, ubi dicit sic Claranus mihi videtur in exemplum editus ut scire possemus non deformitate corporis fedari animum, sed pulchritudine anime corpus ornari (Ep. LXVI). Servitus autem secundum pecunias et exteriora bona et libertas dicuntur secundum abundantiam et defectum necessariorum ad vitam, quemadmodum dicimus pauperes oportere servire divitibus ut habeant vite necessaria. Et hec etiam non est libertas de qua ad presens intendimus, quia dictum fuit in primo libro quod in talibus bonis exterioribus non consistit humana felicitas. Immo neque proprie dicta libertas, quia sicut in predicta epistola habetur, Omnia ista in que dominium casus exercet servilia sunt, pecunia et corpus, et honores, imbecila fluida mortalia possessionis incerte (Ep. LXVI). Adhuc, secundum extrinsecam denominationem a progenitoribus, dicuntur libertas sive nobilitas et servitus seu ignobilitas. Dicuntur enim vulgariter nobiles et liberi, quia ex magnis et ingenuis procreati sunt, ignobiles autem et tanquam serviles qui ex humiliori gente nati sunt ut communes, burgenses, mercatores, et rurales. Et certum est quod talis nobilitas et ingenuitas, si esset secundum denominationem intrinsecam esset multum honorabilis, aut etiam si esset secundum similem anime dispositionem dispositioni eorum priorum a quibus contraxerunt ; talem denominationem contraxerunt enim ab excellentibus in divitiis et virtutibus. Unde dicit Aristoteles, tertio Politicorum, quod ingenuitas est virtus generis [1283 a 37, III, 13], et iterum quod ingenuitas est virtus et divitie antique [1294 a 20, IV, 8]. Qui ergo ex ingenuis descendunt, si suos progenitores secuti fuerint secundum virtutes, illi formaliter et proprie dicuntur nobiles et ingenui, et sunt (ceteris paribus) aliis prehonorandi, immo etiam quicumque ex tali ingenuo genere descendunt, si non appareant in his eis manifeste malicie, ipsi (ceteris paribus) sunt aliis in honoribus preponendi ; quia sicut dicit Aristoteles Meliores verisimile esse eos qui ex melioribus. Tamen sicut dicitur secundo Rhetorice [c. 15 ?], multi tales degenerant, non in sequentes virtutes progenitorum, et fiunt levioris valoris, immo valde mali, raptores, homicide, tyranni, quia, sicut dicitur primo Politice, Sevissima est iniustitia habens arma [1253 a 33, I, 2]. Et tamen tales inter se nominant se adhuc nobiles, strenuos, ingenuos, et liberos, licet non vera sed mendaci denominatione ; et sic etiam alii nominant eos aut adulatione, aut quia non audent aliter dicere. Ideo manifestum est quod talis libertas nihil est ad propositum de felicitate.

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Adhuc aliter tangendo animam Aristoteles distinguit primo Politice [1253b 30, I, 46] libertatem et servitutem, scilicet quia alia naturalis, alia violenta. Est enim servitus naturalis, robustas corporis cum parva anime industria. Tales enim non sunt digni preesse in regimine et ordinatione rei publice ; tales igitur dignum est servire, et eis expediens magis quam dominari et regere. Nam (sicut habetur sexto Ethicorum) corpori forti sine visione moto accidit falli fortius [1144 b 12, VI, 13]. Liberi autem naturaliter et digni regimine sunt ingeniosi et sensati et habentes, ut dicit Aristoteles, corpora recta et inutilia ad tales operationes, puta mechanicas, sed utilia ad civilem vitam. De istis autem dicit Aristoteles primo Politice, Principans autem et subiectum natura propter salutem : quod quidem enim potest mente providere principans natura et dominans natura, quod autem potest hec corpore facere subiectum est natura et servum [1252 a 30, I, 2]. Secundum autem violentiam servi dicuntur coacti contra voluntates eorum, ut captivati et incarcerati, aut etiam qui ex legibus sunt aliquibus aliis corporaliter obligati et non possunt, neque filii eorum, sub pena corporis se ab illorum domino separari. Liberi autem correspondentes huiusmodi servis qui non sunt sic coacti vel aliis obligati. Manifestum est ergo quod libertas et servitus naturales sunt honeste et iuste et in policia optima et nobilissima expedientes : sed tamen libertas est valde honestior et nobilior servitute sicut anima nobilior est corpore. Libertas autem et servitus secundum legem et violentam coactionem nihil habet pulchri, nihil honesti, nihil amoris. Unde Aristoteles primo Politice : Expediens est amicitia servo et domino adinvicem, his qui natura tales dignificantur. His autem que non secundum hunc modum, sed secundum legem et violentiam passis, contrarium [1255 b 12, I, 6]. Propter quod etiam talis nobilitas vel libertas omnino dimittenda est, nihil enim est ad felicitatem. De servo enim dicitur septimo Politice, neque enim servo inquantum servus uti venerabile [1325 a 26, VII, 3]. Adhuc ex predicto primo Politicorum alie distinctiones sumuntur libertatum et servitutum. Propter quod est notandum quod liberum prima intentione dicitur quod est et agit sui ipsius gratia et alia propter ipsum prima intentione, et non gratia alterius, prout dicitur liberum. Servum autem ut servum dicitur quod est vel operatur gratia alterius, ut habetur prohemio Metaphysice [983 b 25]. Ideo quantum aliquid est vel agit prima intentione sui ipsius gratia et alia propter ipsum, tantum habet de libertate et quantum est vel operatur gratia alicuius prima intentione, tantum participat de modo servitutis, et est idem servum et liberum respectu diversorum, ut comites et duces servi dicerentur respectu regis, et liberi respectu subditorum suorum. Et nos homines sumus servi dei, et sumus domini et liberi in ordine ad animalia bruta, et plantas, et inanimata. Utimur enim ipsis propter nos, ut habetur secundo De anima [415b 20 ; II, 4 ; Politica, 1256 b 15, I, 8], et quia supernaturali ordine deterius sive indignius est gratia melioris prout determinat Aristoteles, septimo Politicorum [1333 a 22, VII, 14]. Ideo dicit ipse in primo libro [1254 b 18-20, I, 5] quod secundum nunc dictum modum libertatis et servitutis semper in omni communione dicitur liberum quod melius est et dignius, et alia respectu huius dicuntur servilia et subiecta. Tamen huic modo alter modus dominationis et servitutis erroneus invenitur et innaturalis opponi, scilicet prout deterius et indignius assumunt aliquando sibi dominium super melius et dignius, prout hoc contingit in transgressionibus pollitiarum que propter inordinationem non merentur dici politie, sed transgressiones politiarum, que enumerantur ab Aristotele tres opposite tribus rectis politiis, scilicet tyrannis opposita regno, oligarchia opposita aristocrachie, et democrachia opposita timocrachie. In his naturaliter servi fiunt violentia et preter naturam domini et liberi, et econtra. Sumuntur ergo isti modo duo libertatum et servitutum ex

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divisione dominii seu principatus in recte et naturaliter ordinatum et in distorte et innaturaliter deordinatum. Adhuc ultimo notat Aristoteles aliam divisionem libertatis seu dominii vel principatus. Est enim dominium despoticum et est dominium regale. Dominium despoticum dicitur super ea que non habent potestatem vel industriam resistendi vel obviandi voluntati seu impetui dominantis. Sic enim dominamur super inanimata et plantas, et super domos et agros, et etiam super bruta, cum arte vel potentia corporali possumus ea nobis subiugare, et etiam super homines secundum violentam dominationem, de qua dictum est ante. Dominium autem regale et libertas regalis est super ea que habent potestatem et industriam resistendi vel obviandi voluntati et impetui dominantis, sed non conantur obviare neque volunt ; immo ad subiectionem inclinantur, quia experientia sciunt vel ex bona persuasione et assuefactione habent industriam quod bonum sit eis subici et melius quam quod non subiciantur, quoniam sicut dicitur octavo Ethicorum, regis dominatio est ad subiectos in superabundantia beneficii ; benefaciunt enim subditis et curam habent ipsorum ut bene operentur [1261a 12, VIII, 11]. Quo tamen non obstante rex agit sui ipsius gratia, intentione principali, scilicet ut virtute iustitie interius perficiatur eius anima, et exterius sibi tribuatur honor et gloria ; quibus autem non sufficiunt hec, illi fiunt tyranni, prout bene dicit Aristoteles quinto Ethicorum [1134 b 8, V, 6].

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ANNEXE 5

ALAIN CHARTIER, BALLADE DE L’AMITIÉ TROP CONFIANTE

Se j’aime aucun de bonne affection Je me fie qu’il soit loyal ami ; Et quant je treuve a ce deception, Qu’il descueuvre les secrès que je dy, Je n’en lieve ne grant hu ne grant cry, Mais je refrains ma langue soulz mes dens Et m’estrangë un petiot de ly, Car priveté sy engendre contens. Par faulx semblant, par adulacion Faint bien amer tel qui est ennemi, Pour mieulx venir a son entencion ; Et quant il a son vouloir accompli, Lors se moque de ceulx qu’il a trahy. Pour ce ne quier trop m’acointier des gens, Pour ne dire ne rien savoir d’autry, Car priveté sy engendre contens. Pour eschiver toute discencion, Pour avoir paix, pour vivre sans soussy, Pour faulx rapors metre a confusion, Je concluray, pour le futur aussi, Que regarde quoy, comment et de qui, Ou, quant, à qui feray mes parlemens, Sans estre trop familier de nully, Car priveté sy engendre contens. Princes, se bien discutés de cecy, Considerant les faulx tours d’un jour d’uy, Vous jugerés que gueres ne mesprens, Se desormaiz un pou farouche suy, Car priveté sy engendre contens. in Anthologie poétique française, Moyen Âge, éd. André Mary, Paris, 1967, t. 2, p. 197-198.

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INDEX DES MANUSCRITS CITÉS

ASCHAFFENBURG, Stiftsarchivb. pap., 28: 403, 404 ASSISI, Bibl. Conv. S. Francesco, 285: 402 AUGSBURG, UB, Cod. II. 1.2° 6: 403 — — Cod. II. 1.2° 220: 405 AVIGNON, BM, 1099 (349): 366, 404 AVRANCHES, BM, 232: 44 BAMBERG, SB, class.58 (HJ.IV. 29): 405 BARCELONA, B. Central, 587: 405 BASEL, UB, A.X. 50: 404 — — F. I. 14: 401 — — F. II. 14: 405 — — F. IV. 59: 405 BERLIN, SB, lat. F. 482: 402 — — lat. F. 584: 401 BOLOGNA, BU, 11 (7): 404 — — 1572: 401 BORDEAUX, BM, 169: 402 BOULOGNE-SUR-MER, BM, 111: 402 BRUGGE, BM, 496: 403 — — 502: 402 — Grand Séminaire, 29/50: 401 CAMBRIDGE, Gonville and Caius Coll., 490/486 402 — Peterhouse Coll., 93: 402 — — 206: 44 — Pembroke Coll., 157: 402 CAMBRIDGE (Mass.), Harvard Univ., Typ. 233 H: 35 COLMAR, BM, Fonds du Consistoire, 27 (1938): 367-370, 404 EICHSTÄTT, SB, lat. 766: 403 ERFURT, Bibl. Amplon., 2° 13: 403 — — 2° 296: 50 — — 2° 365: 403 — — 2° 367: 401 — — 4° 319: 403 — — 4° 322: 403 ERLANGEN, UB, 212: 401

— — 179, 182-183, 209, 401 FIRENZE, Bibl. Laur., Fesul., 168: 402 — — Aedil., 153: 51, 109, 404 — — Plut. 76, cod. 48: 109, 404 — — Plut. 76, cod. 49: 373, 404 — — Plut. 77, cod. 14: 402 — — S. Marco, 452 (2°): 402 — — S.Croce, XIII sin. 3: 402 — — Strozzi, 53: 404 — Bibl. Naz. Centrale, II. I. 80: 404 — — II. I. 104: 382, 404 — — Gino Capponi 314: 404 — — Conv. Soppr., G. IV. 853: 44 — — Conv. Soppr., I. III. 25: 402 — — Conv. Soppr., J. III. 26 (68): 404 — Bibl. Riccardiana, 135: 373, 383 — — 745 (N. II. 26): 403 — — 837: 404 — — 907: 404 — Magl.Strozzi, VI 162: 47, 404 — — XXI 8: 404 — — XXI 136-137: 47, 382, 404 FRIBOURG, Franziskenerkloster, 54: 402 GIESSEN, UB, 623: 405 — — 624: 405 INNSBRUCK, UB, 159: 403 KARLSRUHE, LB, K. 2859: 403 KOBLENZ, Landeshauptarchiv, Best. 701, n. 237: 402 KÖLN, Historisches Archiv der Stadt, GB, 2° 200: 405 KRAKOW, BJ, 623: 405 — — 642: 403 — — 649: 403 — — 714: 404 — — 720: 343-346, 403 — — 741: 343-344, 404 — — 1899: 109, 404

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474 — — 2000: 109, 134, 343-344, 403 — — 2018: 405 — — 2072: 405 LAWRENCE (KA), Kenneth Spencer Libr. Ms E, 126: 405 LEIPZIG, UB, 1445: 403, 405 — — 1451: 81, 347, 404 LIÈGE, BU, lat. 240 C: 402 — — lat. 339 C: 405 — — lat. 649: 403 — — lat. 652: 402 LONDON, BL, Harleian 3413: 402 MADRID, BN, 3348: 403 — — 6546: 402 — — 6560 : 403 MELK, Bibl. Des Benediktinerstifts, 1785: 403 MILANO, Bibl. Ambros., lat. A 204 Inf.: 371 — — G 47 Inf: 403 — — H 184 Inf.: 402 — — J 98 Sup.: 402 — — J 115 Sup.: 402 — — Suss. G 85: 404 MÜNCHEN, SB, Clm 625: 51, 405 — — Clm 520: 109, 405 NAPOLI, Bibl. Naz. VIII.G.5: 404 — — VIII.G.8: 44 — — VIII.G.26: 402 NEW YORK, Columbia Univ. Libr., Lodge Coll., 9: 404 NÜRNBERG, SB, Cent. IV 3: 401 — — Cent. V 13: 347, 404 — — Cent. V 65: 404 OXFORD, Balliol Coll., 95: 402 — Bodl., Can misc., 251: 402 — — Can. misc., 304: 403 — — Lat. misc., C 71: 44 — — Can. Auct.class. lat., 280: 402 — Corpus Christi Coll., 230: 402 — Magd. Coll., 205: 402 — New Coll., 242: 402 — Oriel Coll., 57: 402

Indices

PADOVA, B. Antoniana, XVIII 389: 402 — BU, 1452: 402 — — 1474: 403 PALERMO, Bibl. Comm., 2 Qq F 150: 401 PARIS, Bibl. Mazarine, 3496: 402 — — 3516: 338, 403 — BnF, fr. 1020: 394 — — lat. 3228: 54 — — lat. 3572: 44 — — lat. 3804 A: 45 — — lat. 6455: 365, 366, 405 — — lat. 6459: 402 — — lat. 6461: 404 — — lat. 6464: 403 — — lat. 6691: 365, 404 — — lat. 8023: 130 — — lat. 15106: 49, 71, 73, 401 — — lat. 16089: 87, 401 — — lat. 16110: 48, 109, 159-164, 401 — — lat. 16127: 54, 113, 126, 402 — — lat. 16584: 34, 37 PERUGIA, B Com. Aug., L.79: 404 — — 654 (I.49): 402 PRAHA, Metr. Kap., M. 81 (1438): 405 — — M. 82 (1439): 405 — NK, X. F.18 (1944): 405 — UB, III. F. 10: 44 — Statni Knihovna, 2362 (XIII.F.24): 402 — UK, 451: 402 — — 1941: 403 REIMS, BM, 897 (I. 678): 366, 405 ROMA, Bibl. Angelica, 1254: 402-403 SEVILLA, Bibl. Colombina, 7.5.14: 402 ST GALLEN, Stiftsbibl., 823: 405 — — 843: 405 SAINT-OMER, BM, 596: 366, 405 STETTIN, Bibl. Marienstiftsgymn. ,Cam. 15: 401 STRAHLSUND, Bibl. Stadtarchiv, 3: 401 SUBIACO, Bibl. Abbazia, XXIV: 402 TORTOSA, Cathedral, 215: 403 TOULOUSE, BM, 242: 401 TÜBINGEN, UB, Mc 378: 402

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Indices

ULM, SB, 6745: 404 VATICANO (CITTÀ DEL), B.A.V., Borgh. Lat., 108: 34-35 — — Borgh. Lat., 129: 55 — — B.A.V., Pal. Lat., 1020: 402 — — Pal. Lat., 1021: 404 — — Pal. Lat., 1027: 402 — — Pal. Lat., 1030: 403 — — Reg. Lat., 1134: 404 — — Ross. Lat., 724 (X 104): 401 — — Urb. Lat., 200: 404 — — Urb. Lat., 222: 402 — — Urb. Lat., 1367: 50 — — Urb. Lat., 1369: 402 — — Urb. Lat., 1488: 85, 95, 401 — — Urb. Lat., 1369: 402 — — Vat. Lat., 832: 49 — — Vat. Lat., 2168: 402 — — Vat. Lat., 2169: 402

— — Vat. Lat., 2172: 49 — — Vat. Lat., 2173: 401 — — Vat. Lat., 6384: 403 VENEZIA, Bibl. Marc., 1984 (Zan. Lat 262): 403 — — Lat.,VI 79: 404 — — Lat., VI 88: 403 VERONA, Bibl. Cap. 235 (197): 402 — — 289 (391): 403 VODÑANY, Muzeum, Ms Vodñany 11: 405 WIEN, Dominikanerkl., 8/8: 405 — NB, 2383: 402 — — 5149: 402 — — 5214: 405 — — 5433: 402 WROC/LAW, BU, 6121 (Milich II 69): 405 — — BU, 6122 (Milich II 70-9555): 405 — UB, IV Q 19: 64, 366, 405

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INDEX NOMINUM Le nom d’Aristote n’apparaît pas dans l’indexation. Abélard 131, 431-432 Aelred de Rievaulx 16-17, 67, 77, 82, 431 Aenaeus Silvius Piccolomini 364 Agostino Nifo 391 Alain Chartier 160, 168, 169, 425, 431 Alain de Lille 166-167 Albert de Saxe 32, 50, 54-55, 64, 108109, 134, 252, 285, 299, 301, 335, 336, 340, 341, 386, 403, 429 Albert le Grand 18, 32, 36, 47-49, 51, 53, 60, 63-65, 69-71, 74-76, 78, 84, 87, 89, 90, 94, 96, 102-104, 107-109, 111, 112, 114-118, 119, 120, 121, 124, 125, 128, 129, 135, 136, 140, 142, 145, 146, 153, 154-159, 161, 162, 163, 165, 166, 170, 178, 179-182, 191, 193, 196, 208, 211, 212, 216, 217, 220-223, 228, 230, 232, 241-244, 255-258, 260-270, 272, 279, 280, 284, 286, 295, 302, 304, 307, 342, 349, 363, 374, 382, 386, 401, 431 Alexandre de Halès 291, 431 Al Ghaz–al –ı 114 Alphonse d’Aragon 38, 379, 381 Ambroise (saint) 76, 77 Andreas de Goerlitz 50-51, 64, 365, 405, 429 Angelo Poliziano 391 Anonyme de Jacques de Padoue 48, 63, 64, 109-111, 121, 122, 159-165, 179181, 196, 209, 232, 252, 258, 259, 284, 296, 386, 401, 429 Arthur de Paris 50, 64, 285, 386, 403, 429 Aspasius 36, 37, 94, 193 Aubry de Reims 303 Augustin (saint) 76, 131, 193, 212, 219, 242, 265, 359, 370 Averroès 20, 22, 31, 32, 34, 36, 64, 382, 296 Avicenne 114, 128

Bartole 19 Bernard d’Albi 49, 55, 382 Bernard de Claivaux 255 Bernard de Nyssa 51, 109, 366, 386, 405, 429 Boccace 371 Boèce 19, 31, 356 Boèce de Dacie 304 Bonaventure 303 Brunetto Latini 34, 37, 431 Burgondio de Pise 34-35 Charles V 55-57, 170, 172, 177, 187, 188, 203, 205, 208, 382 Charles VI 95-97, 172, 191, 194, 196 Christine de Pizan 55, 86, 168, 172, 177, 194, 196, 198, 205, 429, 431 Cicéron 70, 75-81, 84, 100, 165, 257, 265, 312, 333, 346, 351, 352, 354, 362, 375, 393, 394 Claude Félix 391 Clément d’Alexandrie 283 Coluccio Salutati 380, 381 Cosme de Médicis 38, 57, 98, 372, 373, 377, 378, 379, 380, 381, 382, 383 Dante Alighieri 45, 137, 138, 316, 370, 393, 431 Denis Foulechat 56 Denys l’Aréopagite (Ps.) 35, 115, 263270 Donato Acciaiuoli 32, 47, 51, 52, 57, 64, 98, 99, 165, 168, 169, 215, 218, 219, 232, 236-238, 285, 381, 382-284, 386, 404, 432 Duns Scot 49, 65, 363, 367, 370 Enguerrand de Monstrelet 173, 432 Érasme 392 Eugène IV 379 Eustrate de Nicée 36, 37, 64, 123, 354

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478 Évrart de Trémaugon 137, 168, 185-187, 432 Francesco Filelfo 391 François de Marchia 301 Froissart 194, 195, 432 Gauthier de Walma 51, 64, 386, 404, 429 Gianozzo Manetti 34, 38 Gilles d’Orléans 48, 64, 87, 88, 89, 109, 162, 163, 228, 306, 386, 401, 429 Gilles de Rome 216, 394, 432 Godefroid de Fontaines 109, 393, 432 Gratien 91 Grégoire de Rimini 301 Gui Terré de Perpignan 53, 54 Guido Vernani de Arimino 32 Guillaume d’Estouteville 41, 365 Guillaume d’Occam 365 Guillaume de Moerbeke 31, 34, 37 Guillaume de Saint-Thierry 223 Guillaume de Tocco 264 Guilelmo Becchi 32, 51, 53, 57, 64, 109, 251, 233, 372-373, 386, 404, 429 Guiral Ot 32, 47, 49, 52-54, 63-65, 74, 75, 85, 86, 91, 94, 96, 97, 105, 106, 109, 111, 112, 119, 125, 126, 127, 129-132, 139, 146, 148, 149, 165, 167, 171, 190, 191, 214, 215, 217, 220-223, 225, 226, 231, 242-246, 252, 280, 288-296, 299, 307, 329, 367, 386, 402, 432 Henri de Frimare 49, 53, 63, 64, 85, 95, 109, 146, 179, 183-184, 209, 243-245, 252, 254, 295, 307, 341, 342, 386, 401, 429 Henri de Gand 224, 225, 294, 351, 393, 432 Hermann l’Allemand 31, 32, 34, 35, 36 Hermolao Barbaro 391 Henri Totting de Oyta 32 Honoré Bonet 432 Jacques Legrand 432 Jean Argyropoulos 34, 36, 38, 57, 102, 372, 382, 383, 431

Indices

Jean Artzen Langewelt 50, 51, 54, 64, 109, 285, 336, 341-342, 386, 403, 429 Jean Bernard Félicien 36, 432 Jean Buridan 18, 32, 47, 50, 51, 60, 64, 65, 71, 72, 73, 76, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 85, 96, 98, 109, 129-131, 132-137, 148, 171, 176-178, 201, 202, 203, 205, 220, 223, 230, 290, 297, 299-334, 335, 339, 340, 343-344, 345, 346, 347, 349, 351, 352, 353, 354, 355, 361, 363, 365, 374, 386, 389, 390, 403, 417-424, 432 Jean Capreolus 361, 364 Jean Courtecuisse 432 Jean de Capistran 364 Jean de Jandun 22, 300 Jean de Maisonneuve 363, 364 Jean de Muret 169 Jean de Palomar 364 Jean de Raguse 364 Jean de Salisbury 56, 165, 168 Jean de Terrevermeille 189, 432 Jean de Torquemada 364 Jean des Marets 56 Jean Gerson 96, 168, 195, 199, 362, 363, 364, 370, 390, 432 Jean Peilicke de zytyce 391 Jean Vate 300 Jean Versor 32, 47, 50, 52, 54, 60, 64, 72, 86, 108, 109, 137, 139, 228, 252, 296, 335, 347-367, 390, 404, 405, 432 Jean-Galéas Visconti 194, 379-380, 381 Jérôme (saint) 273 Josse Clichtove 392 Juvénal 137 Ladislas de Sicile 379, 381 Laurent de Premierfait 393, 394, 429 Lefèvre d’Étaples 392, 432 Leonardo Bruni 215, 220, 372, 376, 380, 432 Lorenzo Valla 18, 19 Louis IX 158, 159, 173 Luca Pitti 98, 377, 378 Lucca de Penne 122 Martin Le maître 32, 391 Marsile d’Inghen 365

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Matthias de Legnicz 50, 51, 54, 64, 336, 341-342, 366, 403, 429 Michel d’Éphèse 36, 37 Nicolas d’Amsterdam 50, 64, 81, 109, 336, 346-347, 386, 404, 429 Nicolas d’Autrécourt 301 Nicolas d’Orbellus 51, 52, 53, 64, 109, 140, 252, 367-370, 386, 404, 429 Nicolas de Baye 432 Nicolas de Clamanges 99, 169, 432 Nicolas de Cues 355, 364, 432 Nicolas de Foligno 43, 51, 52, 57, 58, 64, 98, 109, 119, 215, 220, 225, 228, 230, 236, 373-381, 384, 386, 404, 429 Nicolas Machiavel 170, 381, 384 Nicolas V 364, 381 Nicole Oresme 18, 32, 34, 37, 47, 52, 54, 56, 57, 64, 65, 69, 72, 74, 75, 81, 84, 87, 88, 91, 97, 101, 102, 104, 119, 125, 139, 147, 150, 153, 167, 170-208, 209, 214, 215, 216, 217, 219, 223, 230, 233, 236241, 243, 244, 281, 299, 301, 302, 326, 329-333, 340, 374, 382, 386, 389, 403, 432 Paul de Venise 20 Paul de Worczyn 32, 50, 64, 109, 134, 335, 336, 343-346, 386, 403-404, 429 Pétrarque 18, 19, 370, 371 Philippe de Mézières 159, 168, 194-195, 197, 198, 432 Philippe-Marie Visconti 279 Pic de la Mirandole 355 Pierre Bersuire 169, 390, 432 Pierre d’Ailly 169, 390, 432 Pierre d’Auvergne 32, 48, 49, 64, 164, 307 Pierre de Aquila 49, 53, 63, 64, 252, 402, 429 Pierre de Barrière 382 Pierre de Blois 77 Pierre de Corveheda 49, 55, 64, 242, 259, 280, 382, 402, 429 Pierre d’Espagne 301 Pierre de Jean Olivi 232 Pierre de Médicis 57, 98, 373, 380, 382

Pierre d’Orgemont 56 Pierre de Versailles 364 Pierre Foliot 391 Pierre Martinez de Osma 32 Pietro Foscari 391 Plutarque 163, 165, 280 Pseudo-Caton 171, 172 Rabelais 19, 392 Raoul de Presles 56, 429, 430 Raoul le Breton (Pseudo) 48-49, 51, 63, 64, 71, 73, 88, 140, 199, 228, 244, 386, 401, 429 Religieux de Saint-Denys 168 Robert Ciboule 383 Robert Gervais 430 Robert Grosseteste 34-37, 64, 68, 76, 102, 123-124, 125, 162, 186, 223 Robert Kilwardby 44 Roger Bacon 36, 40 Samuel de Marseille 36 Sénèque 79, 80, 81, 82, 100, 165, 300, 308, 309, 311, 312, 316, 333, 346, 352, 354 Siger de Brabant 300, 303, 304 Theodorus Gaza 38 Théophraste 44 Thomas d’Aquin 18, 22, 32, 47-49, 53, 63-65, 69, 71, 72, 75, 76, 82, 84, 85-88, 90, 91, 93, 94-97, 102, 104, 106, 107, 108, 109, 110, 118, 120, 121-125, 126, 129, 136, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 164, 165, 166, 171, 190, 191, 192, 202, 207, 214, 215, 217, 218, 219-223, 230, 233, 234, 237, 238, 241, 243, 245-246, 251, 252, 253, 254, 257, 258, 264, 265, 268, 270-278, 279, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, 287, 303, 307, 308, 326, 327, 328, 329, 336, 340, 342, 349, 351, 352, 353, 354, 355-358, 359, 360, 361, 368, 367-371, 376, 386, 394, 395, 396, 401, 432 Thomas de Vio 22 Virgilius Wellendörfer 391

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Walter Burley 32, 47, 50, 52, 55, 64, 70, 83, 88, 93, 95, 106, 107, 108, 109, 118, 143, 144, 145, 147, 194, 218, 219, 234, 241, 242, 252, 254, 259, 260, 285-288, 295, 299, 326-239, 333, 336-340, 341, 382-283, 386, 389, 402, 432

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INDICES RERUM NOTABILIUM

Affect – affection 16, 70, 72, 82-83, 87, 88, 108, 114, 115, 116, 120, 127, 133, 134, 141, 182, 184, 199-202, 203-208, 212, 220-221, 226-230, 235, 236, 237, 242, 245, 260-270, 274, 276, 290, 309, 311 Alliance 14, 15, 173, 174, 216, 234-235, 236 Ambition 165, 168-169 Amitié amitié vertueuse 67-100, 107, 120, 132, 1598, 191, 293, 337, 371 amitié délectable 7, 83-100, 157 amitié utile 67, 83-100, 157 amitié parentale 52, 106, 107, 199-202, 203-205, 227, 292, 306 amitié conjugale 106, 150, 227, 306 amitié fraternelle 120, 227-230, 234, 245, 246, 306, 375-376 amitié royale 153-209, 389 amitié de méchants 83-99, 121, 189, 193, 244, 317, 337 amitié politique 184-187, 227-246 amitié universelle voir polyphilie amitié analogique 114-119 amitié diffusive 260-270 amitié post-mortem 129-131, 355-358 Amour amour charnel 88, 93, 228-231, 282 amour moral 205-208, 209 amour naturel 203-205, 209 amour paternel 150, 199, 202, 209 Analogie 86, 114-119, 123, 134 Auctoritas 18, 20-24, 46, 51, 59, 79, 80, 127, 151, 211, 226, 249, 251, 252, 287, 299; 309, 336, 340, 346, 347, 349, 350, 351, 354, 367, 373, 389-397 Bien commun 172-174, 192, 209, 237, 238, 239, 240, 241, 276, 281, 295, 296, 383

Bienfaisance 138, 146-148, 149-150, 175177, 180-188, 201, 209, 211, 321, 322, 325 Bienveillance 133, 201, 211, 234, 252260, 261-263, 275-277, 284, 289; 309, 311, 312, 313, 320-326 Bonheur 33, 45, 267, 305, 355-357, 358 Charité 246, 251-297, 304-305, 320-326, 335, 339, 345-346, 355-361, 362, 368370, 385, 389 Colère 331-333 Commentaire commentaire de la faculté des arts 3839, 41-43, 50-51, 57, 60, 249, 259, 299334, 336-342, 345-346, 363, 364, 365, 383, 386, 390 commentaire didactique 249, 335-385, 386 commentaire mendiant 39-41, 53, 127, 130, 249, 251-297, 385, 386, 389 Concorde 94, 95, 96, 240-246, 383 Conseiller 134-135, 194-195, 196 Contrat – contractualité 11, 13, 14, 15, 173, 234, 235 Convivialité 134, 135, 144, 160, 165, 201, 213-217, 223, 225, 230, 240, 246, 253, 276 Démocratie 111,112, 113 Égalité 101-151, 228, 245 Ennui 160-161 Épreuve 326-329, 330, 331 Esclavage voir servitude Familiarité 134, 154-165, 170, 172, 187, 196, 209, 236, 283 Favori 134, 197 Flatterie – flatteur 165-170 Hiérarchie voir ordre social

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Indices

Honneur 136-151 Humanisme 233, 312, 313, 320, 331, 333, 334, 370, 371, 372, 385, 391 Humanisme civique 373-381, 383, 385, 386

Personne 217-220, 226, 237, 267-269, 313, 369 Philanthropie 211, 310 Polyphilie 278-281, 322 Prudence 45, 71

Intimité 134, 157-158, 174, 187, 197, 222226, 246, 253, 275, 276, 279, 281, 282, 283, 288, 290, 321, 331

Réciprocité 234, 235, 253, 286-287, 311, 368, 369 Renommée, Fama 143-144 Royauté-Roi 111, 132, 133, 150, 153-209, 239

Justice 45, 68-69, 102-104, 106-108, 133, 174, 204, 212, 239, 242, 281, 305, 309, 310-311 Libéralité 138, 145, 146, 175, 176, 177, 179, 180-188, 209 Liberté 179, 307, 313-326, 358, 379-380 Magnanimité 162, 328-329 Majesté 156-159, 161-163, 170, 174, 177, 179, 209 Martyre d’amitié 292-296 Noblesse 113, 137-138, 140, 142, 144145, 146, 147, 149-150, 314-318 Ordre social 101-151, 200 Passion 71, 72, 87, 88, 89, 90; 93, 204 Paix 15, 174, 243-244, 245, 317

Sensibilité-Sentiments 71, 72, 87-89, 90; 92-93, 254, 275, 309, 328, 331 Servitude 169, 306-326, 344-355, 417-424 Sociabilité – socialité 134, 211-246, 310, 357, 358, 380-389 Tyrannie – tyran 111, 112, 175, 188-198, 204, 308, 313, 317, 318, 376, 377, 380, 381, 384 Vertu 33, 45, 67-100, 136-139, 141-143, 174, 175, 176, 177-180, 186, 245, 259, 286, 291, 292, 296, 305, 315, 319, 322, 324, 325, 350-354, 369, 370-371, 383, 389 Vice 83-100, 165-170, 189-190, 193, 311315

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TABLE DES MATIÈRES

7

REMERCIEMENTS

11

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE

L’ACCULTURATION D’UN CONCEPT RÉCEPTION ET ASSIMILATION DE L’AMICITIA ARISTOTÉLICIENNE

31 32 35 44 67 68 83 101 101 114 136

: LA RÉCEPTION DE L’ÉTHIQUE À NICOMAQUE EN OCCIDENT 1. L’Éthique dans la philosophie morale d’Aristote 2. Les traditions textuelles et institutionnelles de l’Éthique en Occident latin 3. Les commentaires sur l’Éthique (VIII-IX): constitution d’un corpus CHAPITRE PREMIER

: AMITIÉ ET VERTU: RÉEMPLOI D’UN TOPOS 1. La réduction de l’amitié à l’amitié vertueuse 2. L’impossible amitié des méchants CHAPITRE II

: AMITIÉ ET ORDRE SOCIAL: RÉDUCTION D’UNE APORIE 1. Aporie de l’amitié au sein d’une société hiérarchique 2. De la contradiction à la conciliation: quatre tentatives de résolution 3. Honneur et amitié CHAPITRE III

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153

CHAPITRE IV

154

1.

165 170 199

2. 3. 4.

211

: AMITIÉ ET SOCIABILITÉ: ÉMERGENCE DE PROBLÉMATIQUES NOUVELLES 1. Sociabilité de l’intimité 2. Sociabilité de concitoyens: amitié politique ou utopique concorde?

211 227

: AMITIÉ ET ROYAUTÉ: MISE EN FORME D’UN MATÉRIAU ÉPARS Les dangers de l’amitié royale: la position albertinienne au XIIIe siècle La perversion de l’amitié dans la figure du flatteur La nécessité des amis pour le roi: l’originalité oresmienne L’amour du roi pour ses sujets d’après Nicole Oresme

CHAPITRE V

DEUXIÈME PARTIE LES MÉTAMORPHOSES DISCURSIVES DE L’AMICITIA DU XIIIe AU XVe SIÈCLE

251

252 278 288

: UNE COMPRÉHENSION THÉOLOGIENNE DE L’AMITIÉ: LES COMMENTAIRES MENDIANTS (XIIIe - DÉBUT DU XIVe SIÈCLE) 1. L’articulation entre amitié et charité 2. Méfiance d’une amitié sans charité: Les ambiguïtés de l’amitié 3. L’approche franciscaine: la matrice biblique de l’amitié chez Guiral Ot CHAPITRE PREMIER

:

299

CHAPITRE II

300 326

L’AUTONOMISATION ÉTHIQUE DU DISCOURS SUR L’AMITIÉ: LES COMMENTAIRES D’ARTIENS (1340-1370) 1. Le « moment Buridan » 2. L’aristotélisme éthique du XIVe siècle

335

336 347 370

: RÉDUCTION SCOLAIRE ET RELANCE THÉOLOGALE: LES COMMENTAIRES DIDACTIQUES (XIVe-XVe SIÈCLE) 1. L’inéluctable tendance à la synthèse didactique: la première vague (1350-1430) 2. Jean Versor: l’art du commentaire (c. 1446) 3. Commentaires florentins du XVe siècle: l’amitié entre intérêt humaniste et tradition scolastique CHAPITRE III

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387

CONCLUSIONS

399

ANNEXES

401 407 411 417 425

Annexe 1 : Liste des commentaires sur les livres VIII et IX de l’Éthique Annexe 2 : Plan général de l’Éthique (I-X) Annexe 3 : Mouvements des livres VIII et IX par lemmes Annexe 4 : Amitié et servitude selon Jean Buridan Annexe 5 : Alain Chartier, Ballade de l’amitié trop confiante

427

BIBLIOGRAPHIE

471

INDICES

473 477 481

Index des manuscrits cités Index nominum Indices rerum notabilium

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