Les alliances de classes: Sur larticulation des modes de production, suivi de Matérialisme historique et luttes de classes

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les alliances de classes

DU MÊME AUTEUR c h e z le m ê m e é d i t e u r

Colonialisme, néo-colonialisme et t r a n s i t i o n a u capitalisme. L ' e x e m p l e de la « Comilog » a u Congo-Brazzaville, 1971.

pierre-philippe rey

les alliances de classes « sur l'articulation des modes de production » suivi de « matérialisme historique et luttes de classes »

FRANÇOIS MASPERO I, place paul-painlevé, 5 PARIS 1973

© Librairie François Maspero, Paris, 1973.

« Sur l'articulation des modes de production »

Préface

1) L'idéologie bourgeoise use et abuse à l'heure actuelle d'un mot qui n'a aucun sens pris isolément : le mot « développement » ; chaque jour, la presse parle de « pôles de développement », de pays « développés », « sous-développés », « en voie de développement ». Mais, qu'est-ce qui est développé, sous-développé ou en voie de développement ? Tout le monde le sait : c'est le volume de la production de biens matériels, de valeurs d'usage. Bien sûr. Mais c'est aussi, c'est surtout les rapports de production capitalistes et, parmi eux, celui qui détermine tout : l'extorsion de plus-value par la bourgeoisie à la classe ouvrière. N'en doutons pas : la bourgeoisie se moque éperdument de l'élargissement de la production matérielle, que ce soit dans les pays « développés » ou dans les pays « sous-développés », si l'extorsion de plus-value ne s'élargit pas en même temps. C'est là l'unique cause de sa sollicitude. Mais la bourgeoisie n'a aucun souci à se faire ; pour le moment, c'est-à-dire tant qu'une révolution socialiste n'a pas renversé le système de rapports de production capitalistes, tout accroissement de volume de la production matérielle est en même temps accroissement du volume de plus-value à extorquer. C'est ce que Marx a montré dans Le Capital il y a plus d'un siècle et sa démonstration n'a rien perdu de sa validité ; au contraire, la validité de cette démonstration s'étend chaque jour à de nouveaux points du globe où le capitalisme établit ou raffermit sa domination.

C'est pourquoi la bourgeoisie n'a pas d'autre adversaire, dans les pays développés ou dans les pays sous-développés, que la révolution socialiste ; elle ne redoute rien d'autre que le socialisme qui permet de développer le volume de la production sans les rapports de production bourgeois. Le capitalisme n'a pas d'autre ennemi, dans les « néocolonies » comme dans les néo-métropoles, que la révolte organisée des masses qui détruit les anciens rapports de production : il le montre bien aujourd'hui au Vietnam, comme il y a vingt ans en Chine, comme il y a cinquante ans en Russie, comme il y a cent ans à Paris, comme demain en France ou ailleurs. C'est pourquoi il est comique d'entendre certains technocrates prétendre qu'il importe peu à l'ancienne métropole que ses ex-colonies se développent sous une forme « capitaliste » ou sous une forme « socialiste », ou même, pour sacrifier à la mode, donner à penser que le « socialisme » peut se révéler plus efficace pour les ex-colonies. Ce que ces technocrates entendent par « socialisme », ce n'est évidemment pas le résultat d'une révolution socialiste qu'ils ont combattue avec l'énergie du désespoir en Indochine, dont ils ont combattu l'ombre même en Algérie ; ce qu'ils entendent par là, c'est un capitalisme d'État directement asservi au grand capital de l'ex-métropole ou, plus généralement, au grand capital international et asservissant plus étroitement par sa bureaucratie les masses populaires que ne pourrait le faire le mécanisme de l'offre et de la demande « libre » de la force de travail, mécanisme qui n'a jamais été bien assuré dans ces pays : après tout, il n'y a que vingt ans que le travail forcé a été aboli par la loi en Afrique; il y a beaucoup moins d'années encore qu'il a été aboli dans les faits. Les bavardages sur le développement, sur la « compétition pacifique » et autres billevesées n'ont pas d'autre fonction que de cacher cette loi fondamentale du capitalisme, aussi vraie aujourd'hui qu'au jour où Marx l'a découverte : le capitalisme a pour but final de détruire en tous les points du globe les modes de production, les rapports de production antérieurs, pour y substituer son propre mode de production, ses propres rapports de production ; à quoi il convient d'ajouter ceci, que le capitalisme cherche aussi à rétablir ses propres rapports de production dans les pays mêmes où la révolution a commencé à les détruire, si les contradictions internes de cette révolution lui en laissent la possibilité.

2) De tous les mots dépourvus de sens dont la bourgeoisie s'est servie pour berner les peuples qu'elle asservit, celui de « développement » est sans doute un des plus efficaces, donc des plus pernicieux : combien de jeunes révolutionnaires ont-ils sacrifié au « développement » de leur pays ou d'autres pays, petit à petit, insidieusement, la révolution sociale dont ils rêvaient ? L a théorie marxiste elle-même a été pervertie p a r le « développement ». De la thèse sur l'inégal développement, qui exprime une loi de la dialectique matérialiste, on a parfois fait dans le domaine économique l'effet d'une volonté perverse du capital : la bourgeoisie, on ne sait trop pourquoi, refuserait de « développer » certains pays, c'est-à-dire d'y développer l'extorsion de plus-value. Le capitalisme voudrait écarter certains peuples de la jouissance sans mélange de ses rapports de production. Il conviendrait de dénoncer cet égoïsme inacceptable. Un seul mot d'ordre : « Capitalistes, investissez en Afrique ou en Asie ! Extorquez de la plus-value aux noirs, aux jaunes, aux rouges au même rythme que vous en extorquez aux blancs ! » Le capitalisme ne demande pas mieux que d'obtempérer à d'aussi suaves injonctions. Il y a beau temps qu'il a commencé à « développer » les Indes puisque M a r x décrivait ce développement dès 1853 dans un journal de New York. Mais s'il n'a pas pu aller aussi vite qu'il le croyait (et que M a r x lui-même l'attendait en 1853) ce n'est pas mauvaise volonté de sa part : c'est que les structures économiques et sociales antérieures, qu'il devait détruire pour s'y substituer, se sont révélées infiniment plus résistantes que les structures précapitalistes européennes (propriété foncière féodale ou parcellaire) ; Marx a eu le temps de prendre conscience de la résistance de ces modes de production à la pénétration capitaliste ; il a amorcé l'analyse de cette résistance (mais vraiment seulement amorcé) à la fin du Capital (au dernier chapitre du tome VI), revenant ainsi sur les thèses qu'il avait proposées quelque douze ans auparavant. D'une façon générale, les pays non « occidentaux », à l'exception du Japon, se sont révélés et se révèlent encore de piètres milieux pour le développement des rapports de production capitalistes. Le capitalisme ne s'est rapidement étendu que là où il a été protégé pendant sa jeunesse p a r le féodalisme. Cependant, et jusqu'à aujourd'hui, de nombreux « théoriciens », dont certains se réclament du marxisme, voient dans le

« sous-développement » l'effet de la mauvaise volonté du capitalisme. Selon l'argument le plus répandu, le capital des pays développés craindrait la concurrence d'industries mises en place dans les pays sous-développés. Cette thèse est parfaitement antimarxiste pour un grand nombre de raisons. Mais nous n'en retiendrons qu'une, parce qu'elle éclaire plus directement notre propos : le capital financier ne s'identifie nullement à son pays d'origine ; s'il trouve des profits supérieurs à l'étranger, il n'hésite pas à s'expatrier ; il n'y a donc aucune raison que la « concurrence » internationale qu'il se fait à lui-même l'effraie plus que la concurrence nationale. On a une illustration de cela depuis une dizaine d'années dans le textile : la concurrence faite au textile européen par les pays « sous-développés » ne cesse de s'accroître, ceci avec la bénédiction du grand patronat européen. Il en est de même en ce qui concerne fer mauritanien et fer lorrain, potasses congolaises et potasses alsaciennes, etc. Personne ne regrette plus que la grande bourgeoisie que les Africains, les Indiens, les Sud-Américains ne viennent pas ou viennent si peu lui vendre « librement » leur force de travail. Depuis /'« indépendance » des ex-colonies, les récriminations du capitalisme à ce sujet sont devenues un peu moins apparentes — et l'idéologie du « développement » a justement pour fonction de traduire ces récriminations dans un langage audible pour les « élites » de ces pays indépendants —, mais pendant toute la période coloniale, ces regrets ont été fortement exprimés. D'ailleurs la bourgeoisie n'a reculé devant aucun sacrifice, pas même celui de populations entières, pour transformer cet état de chose déplorable. Rosa Luxemburg dans L'Accumulation du c a p i t a l a décrit les «efforts » de la bourgeoisie allemande en Turquie ou anglaise en Égypte, pour arriver à de telles fins ; nul n'ignore en France le bilan de la construction du chemin de fer CongoOcéan : un mort par traverse. Il y a cependant une raison qui peut amener la bourgeoisie à ralentir volontairement l'élargissement de ses rapports de production : c'est la crainte que cet élargissement ne précipite la révolution sociale. Marx a montré comment cette crainte, dès 1848, avait empêché la bourgeoisie allemande de renverser la domination féodale des junkers et de l'État prussien. En 1. R. LUXEMBURG, L'Accumulation du capital, Maspero, 1967, 2 t.

ce qui concerne la France, Gervais, Servolin et Weil ont démontré récemment dans leur ouvrage Une France sans p a y s a n s que des considérations similaires avaient entraîné, après la grande peur de la Commune, le malthusianisme bien connu de la bourgeoisie française : celle-ci a préféré ralentir ou même quasi annuler sa propre croissance économique, ralentir ou annuler pendant près d'un siècle (de 1871 à 1958) l'expropriation de la paysannerie pauvre plutôt que de risquer, par une politique plus hardie, de provoquer l'alliance entre paysans pauvres et classe ouvrière, condition nécessaire et sans doute aussi suffisante pour une victoire de la révolution socialiste. Il y a donc bien un pays où le « sous-développement » est (ou plutôt était jusqu'en 1958) l'effet direct de la mauvaise volonté capitaliste : c'est la France. E n est-il de même en ce qui concerne les ex-colonies ou semi-colonies ? On peut répondre sans hésitation p a r la négative jusqu'à la Seconde Guerre mondiale et, plus précisément, jusqu'à la victoire de la Révolution chinoise. P a r la suite le problème devient plus complexe, nous allons y revenir. Quoi qu'il en soit, en 1949, le capitalisme avait établi depuis bon nombre d'années sa domination dans les colonies, mais le « développement » n'en était pas moins déjà d'une extrême lenteur ; on constatait également que dans toutes les colonies des pays capitalistes les structures sociales correspondant aux modes de production précapitalistes n'avaient nullement disparu et s'étaient même la plupart du temps renforcées. De plus, ces modes de production précapitalistes eux-mêmes continuaient à jouer un rôle très important et même absolument déterminant pour la survie des populations. Il y a vingt ans, le contraste était donc saisissant avec ce qui s'était passé en U.R.S.S., où les ex-colonies asiatiques de la Russie tsariste, dont certaines ignoraient même le capitalisme en 1917, avaient vu la révolution sociale renverser très rapidement toutes les structures d'exploitation précapitalistes. Depuis vingt ans, les modes de production précapitalistes n'ont pas perdu de leur importance dans les néo-colonies des pays occidentaux ; les structures sociales précapitalistes, elles, se seraient même plutôt renforcées avec l'indépendance : le contraste est plus saisissant encore avec l'œuvre accomplie au cours des mêmes vingt années par la Révolution chinoise. 2. GERVAIS, SERVOLIN e t WEIL, Une F r a n c e s a n s p a y s a n s , é d i t i o n s d u Seuil, 1965.

3) Plutôt que de rechercher la source du « sous-développement » dans une quelconque mauvaise volonté de la bourgeoisie, que seuls des analphabètes historiques peuvent invoquer, il convient de mettre en évidence les contradictions réelles qui empêchent la bourgeoisie, quelle que soit sa volonté, de développer ses rapports de production. Marx, dans ses articles de 1853 sur l'Inde, s'était fait quelques illusions sur les capacités révolutionnaires de la bourgeoisie anglaise. Il attendait d'elle à ce moment-là la destruction des rapports de production oppressants et millénaires que connaissait l'Inde (« mode de production asiatique ») et leur remplacement par les rapports de production capitalistes qui créeraient, avec le développement de la classe ouvrière, la base d'une future révolution socialiste. A dire vrai, comme le montre une lettre de Marx à Engels à la même époque, M a r x avait développé cette théorie du rôle révolutionnaire du capitalisme essentiellement pour « choquer » les Américains à qui ces articles étaient destinés, et notamment le public influencé par certains auteurs à la mode qui chantaient l'existence bucolique du fermier patriarcal, en l'opposant aux rapports abstraits et terrifiants institués par le capital. Il ne faut donc pas trop prendre au sérieux ces thèses, et Marx lui-même concluait sa lettre à Engels par ces mots : « Ils vont trouver cela très shocking. Au reste la façon dont les Britanniques ont administré les Indes a toujours été une saloperie et l'est encore aujourd'hui. » A la fin du tome VI du Capital, Marx montre au contraire que la résistance du « mode de production asiatique » à la pénétration capitaliste, que ce soit en Chine ou aux Indes, qu'il s'agisse d'une pénétration essentiellement économique ou simultanément économique et politique, est extrêmement tenace et importante. Cependant, cette résistance « passive » des modes de production précapitalistes ne suffit pas à expliquer pourquoi un siècle plus tard le capitalisme a si peu progressé dans de tels pays p a r rapport aux modes de production antérieurs. Elle ne suffit pas à expliquer surtout pourquoi en quelques années une révolution socialiste arrive à détruire de fond en comble les rapports sociaux ancestraux (et avant tout les rapports d'exploitation) alors que le capitalisme y a échoué depuis un siècle. Pourtant, la théorie, ou plutôt les éléments pour une théorie de cet échec de la « révolution capitaliste » dans les pays sousdéveloppés existent dans Le Capital. Mais il faut aller les

chercher où ils sont, c'est-à-dire non pas dans les textes trop rares consacrés aux actuels pays « sous-développés » mais dans les textes consacrés aux pays « développés » eux-mêmes. Essentiellement dans les chapitres et sections du Capital consacrés à l'articulation du mode de production capitaliste et du mode de production féodal, qui l'a précédé en Europe et au Japon. Mais là encore, le raisonnement n'est pas clair : ainsi, M a r x considère la rente foncière « capitaliste » comme partie intégrante du mode de production capitaliste et non pas comme signe de l'articulation du mode de production capitaliste et du mode de production féodal. C'est pourquoi le dernier chapitre du Capital, qui ne fut jamais achevé, présente les « trois classes » du mode de production capitaliste : capitalistes, propriétaires fonciers, ouvriers, au lieu des quatre classes caractéristiques d'une formation sociale où sont présents à la fois le mode de production capitaliste et le mode de production féodal, ces quatre classes étant, une fois regroupées : capitalistes et ouvriers d'une part, pour le mode de production capitaliste, propriétaires fonciers et paysans travailleurs de l'autre, pour le mode de production féodal. Il y a donc tout un travail à faire à partir du texte même du Capital pour mettre en évidence l'analyse scientifique qui sous-tend certaines affirmations approximatives, certains raisonnements incomplets. Mais ce travail est extrêmement riche d'enseignements ; il nous permet de voir ce que M a r x a presque pensé, notamment dans le tome V I I I du Capital mais aussi dans la section du tome III sur « L'accumulation primitive » : l'articulation de deux modes de production dont l'un instaure sa domination sur l'autre ; l'articulation de deux modes de production, non pas comme un donné statique, mais comme un procès, c'est-à-dire un combat entre les deux modes de production, avec les affrontements et les alliances qu'un tel combat implique : affrontements et alliances essentiellement entre les classes que ces modes de production définissent. Anticipons quelque peu sur les résultats que nous allons établir : cette lecture, qui est souvent une reconstruction, du texte de M a r x nous permet de comprendre que le capitalisme ne peut jamais immédiatement et radicalement éliminer les modes de production précédents, ni surtout les rapports d'exploitation qui caractérisent ces modes de production. Pendant toute une période, il doit au contraire renforcer ces rapports d'exploitation, dont le développement seul permet son approvisionnement en biens venant de ces modes de

production ou en hommes chassés de ces modes de production et p a r là même contraints de vendre leur force de travail au capitalisme pour survivre. Sans doute simplifions-nous un peu maintenant l'exposé de la question ; ainsi le texte de Marx montre clairement qu'il ne suffit pas de chasser des paysans de leur terre pour qu'ils deviennent ouvriers : le chapitre du tome I I I « La législation sanguinaire contre les expropriés » montre qu'il fallut également en Europe occidentale la violence exercée par l'État pour éviter que les expropriés ne préfèrent le chômage et la mendicité ; des problèmes analogues se posent actuellement dans les pays « sous-développés » où coexistent souvent à quelques centaines de kilomètres une ville où sévit le chômage et des entreprises qui ne trouvent pas de main-d'œuvre. Tant que la bourgeoisie a besoin des modes de production antérieurs et des rapports de production qui les caractérisent, elle ne peut que maintenir en vie ces modes de production, renforcer ces rapports d'exploitation, s'allier avec les classes dominantes des anciens modes de production. C'est précisément ce qui se passe pendant les premières étapes du procès de domination capitaliste. Au contraire, à partir d'un certain moment (nous verrons pourquoi), les modes de production précapitalistes deviennent des obstacles au développement capitaliste. La plupart des pays capitalistes « développés » en sont arrivés à cette dernière étape, certains depuis longtemps. Au contraire, aucun des pays capitalistes « sousdéveloppés » n'y est arrivé et il est probable que la plupart connaîtront la révolution socialiste avant d'y parvenir. 4) Cessons donc de reprocher au capitalisme le seul crime qu'il n'ait pas commis, qu'il ne pouvait penser à commettre, contraint qu'il est par ses propres lois de toujours élargir l'échelle de sa reproduction. Mettons-nous bien dans l'esprit que toutes les bourgeoisies du monde brûlent d'envie de développer les pays « sous-développés » ; on a vu les résultats de ce feu dévastateur au Congo-Kinshasa il y a une dizaine d'années, on les voit actuellement au Nigeria, et ce n'est certainement pas fini. Cessons donc de donner au capitalisme des conseils qu'il est tout à fait capable de se donner à lui-même. Cessons surtout de l'aider à développer son exploitation. Il n'y a qu'une seule tâche révolutionnaire dans tous les pays que domine le capitalisme, qu'ils soient développés ou sous-

développés, c'est d'organiser les luttes du peuple contre la bourgeoisie, et avant tout la lutte de la classe ouvrière. Nous sommes certes pour le développement de la production matérielle — encore que ce développement n'ait pas à nos yeux l'importance déterminante que certains voudraient lui donner —, mais nous sommes contre le développement des rapports de production capitalistes et avant tout du premier d'entre eux, celui que M a r x désigne comme « le capital » en tant que rapport social, c'est-à-dire l'extorsion de la plus-value. D'autre part, nous savons que dans tous les pays où le capitalisme n'en est qu'aux premiers stades de son procès de domination, c'est-à-dire dans tous les pays « sous-développés », le développement des rapports d'exploitation capitalistes s'accompagne nécessairement du développement des rapports d'exploitation propres aux modes de production antérieurs. « Pour le développement de la production des biens, contre le développement des rapports de production capitalistes. » Il n'y a donc qu'une seule ligne politique qui permette ces deux mots d'ordre : c'est la préparation de la révolution sociale dans tous les pays, à partir des conditions concrètes, c'est-à-dire du type d'articulation qui s'y trouve réalisé entre le capitalisme dominant et les autres modes de production. Préparer la révolution sociale, c'est préparer l'abolition de tous les rapports d'exploitation présents dans la société : aussi bien ceux du mode de production capitaliste lui-même que ceux des modes de production ancestraux dominés p a r lui, qui ont pris du fait de cette domination une nouvelle place et un nouveau sens et qui sont désormais inséparables des rapports d'exploitation capitalistes eux-mêmes ; ce qui nous garantit que la révolution ne saurait être seulement anticapitaliste, qu'elle ne saurait déboucher sur la restauration de l'exploitation ancestrale. Une révolution socialiste dans n'importe quel pays où le capitalisme est dominant (ce n'est pas le cas bien sûr de la Nouvelle-Guinée ou de certaines tribus africaines de plus en plus rares), ce ne peut être que la révolte généralisée des masses exploitées à la fois contre la bourgeoisie et contre les classes dominantes des anciens modes de production, com3. Plus rapide encore en général; en effet, les modes de production précapitalistes doivent simultanément fournir des hommes au procès de production capitaliste et des biens en quantité accrue : un nombre moindre d'hommes se voit donc extorquer un nombre de plus en plus important de biens.

promises jusqu'au cou dans la collaboration avec le capitalisme et dans l'alliance économique qui est à la base de cette collaboration. 5) Ainsi apparaît dans toute sa hideur réactionnaire, quels que soient les oripeaux dont elle se couvre, fussent-ils pseudo marxistes, la thèse suivant laquelle le développement de la production matérielle est un bien en soi, quels que soient les rapports de production. Mais il existe un déguisement « révolutionnaire » plus subtil de la même thèse : ce déguisement consiste à décréter à priori, c'est-à-dire sans l'« analyse concrète des situations concrètes » dont parlait Lénine, que le développement des rapports de production capitalistes est nécessaire dans les pays « sous-développés » avant qu'une révolution socialiste soit possible. Notons que cette présentation du problème est infiniment plus sérieuse que la précédente : elle envisage bien, comme il convient, le soi-disant « développement » comme développement des rapports de production capitalistes et non comme développement du volume de la production indépendamment des rapports de production. Mais elle mène en fait au même résultat que l'autre présentation, et à l'aide d'un raisonnement qui n'est scientifique qu'en apparence. Le résultat, c'est que les révolutionnaires doivent mettre pour le moment leur drapeau dans leur poche et aider pour un temps le capitalisme à se développer, avec tout ce que cela implique : briser les grèves, réprimer les paysans expropriés qui se soulèvent, etc. La démonstration, si démonstration il y a, n'est pas scientifique, parce que les problèmes concrets ne sont même pas posés : le capitalisme, lorsqu'il est articulé à tel ou tel mode de production ancestral, peut-il se développer sans maintenir ce mode de production, sans renforcer les rapports d'exploitation qui caractérisent ce mode de production ? Peut-il dans ces conditions réellement se développer avec une vitesse non infiniment petite (et notamment telle que le volume de la production progresse plus vite que la démographie) ? Et si ce développement a effectivement lieu, le champ des contradictions qui apparaîtra dans dix ou vingt ans ou plus tard sera-t-il réellement plus favorable que le champ actuel à la révolution socialiste ? Pourtant, ce sont de tels problèmes qu'il convient d'examiner dans tous les cas « concrets » : c'est-àdire non pas forcément dans toutes les situations empiriquement constatées, mais dans tous les types d'articulation possibles entre le capitalisme (dominant) et un ou plusieurs autres modes de production.

6) Depuis la victoire de la Révolution chinoise, la peur du socialisme tenaille la bourgeoisie dans tous les coins du monde. Mais cette peur ne joue ni pour ni contre le développement. Pas plus que les pseudo-révolutionnaires, la bourgeoisie ne sait si l'extension de ses rapports de production favorise ou non la révolution socialiste. En fait, vu l'éventail des pays monde (développés ou sous-développés) où la révolution est à l'ordre du jour et ceux où elle l'est moins, il semble fort que le développement des rapports de production capitalistes soit à priori (c'est-à-dire hors des analyses concrètes des cas concrets) indifférent au développement d'une situation révolutionnaire, dès lors que le capitalisme est effectivement dominant (c'est-à-dire dès lors que les autres modes de production ne prennent leur place et leur sens que « sur la base » du capitalisme, ce qui, mis à part les pays socialistes d'une part et quelques zones très « arriérées » de l'autre, est le cas de l'ensemble des régions du globe). Ceci étant, il y a une nouvelle erreur, à peu près symétrique de la précédente, qu'il convient d'éviter : cette erreur consiste, partant du fait que la révolution est partout à l'ordre du jour, à vouloir la faire partout sur le même schéma. Parfois ce besoin d'imitation va, par exemple, jusqu'à rechercher dans tel ou tel pays africain les classes sociales que Mao Tsé-toung a délimitées en Chine : on parlera de féodaux, de paysans pauvres, de paysans moyens, de paysans riches, de capitalistes compradores, de capitalistes nationaux..., alors qu'aucune de ces classes n'existe réellement dans le pays où la pratique révolutionnaire doit être mise en œuvre. Les conséquences de telles transpositions antiscientifiques, contraires d'ailleurs aux consignes que donne Mao Tsé-toung lui-même (par exemple quand il s'élève contre le dogmatisme dans A propos de la contra diction ), contraires à toute pensée marxiste, sont loin d'être négligeables. Comment « encerclera-t-on les villes par les campagnes » dans des pays où la paysannerie ne constitue pas seulement une classe exploitée mais est elle-même divisée par des rapports d'exploitation tels que chaque vieillard, si pauvre soit-il, est fermement opposé à toute transformation révolutionnaire, et ceci pour des raisons objectives de classe ? Pourquoi ne pas développer la lutte prioritairement dans les 4. MAO TSÉ-TOUNG, A p r o p o s de la c o n t r a d i c t i o n , É d i t i o n s en l a n g u e s é t r a n g è r e s , P é k i n , 1960.

villes lorsque l'appareil répressif de l'État est embryonnaire, miné par les contradictions tribales, lorsque au même moment la force la plus déterminée contre le capitalisme et contre les formes antérieures d'exploitation se trouve être la jeunesse urbaine (ouvrière et/ou chômeuse plus collégienne et étudiante)... ? 7) On voit ce que nous allons tirer de l'étude du Capital que nous nous proposons de faire. Lorsque nous aurons établi que la rente foncière n'est pas, contrairement à ce que Marx laisse entendre (sans jamais d'ailleurs le dire explicitement), un rapport de production capitaliste mais : — soit un rapport de production féodal (là où elle lie et oppose les deux classes du mode de production féodal : paysans travailleurs et propriétaires fonciers), — soit un rapport de distribution capitaliste qui est l'effet de ce rapport de production féodal au sein même du mode de production capitaliste (cas de la rente foncière « capitaliste »), alors, et alors seulement, nous pourrons tirer de l'étude de cette rente foncière les deux conclusions nécessaires pour notre étude de l'articulation du capitalisme et de modes de production autres que le capitalisme et le féodalisme. Première conclusion, négative : si la rente foncière n'est pas un rapport de production capitaliste, la propriété foncière n'est pas non plus un rapport juridique du mode de production capitaliste. P a r conséquent, le rôle que joue la propriété foncière lors de l'instauration de la domination capitaliste dans les pays anciennement féodaux n'est pas typique de toute transition vers le capitalisme, mais est typique de la seule transition du féodalisme au capitalisme. Nous verrons que ce rôle est double : expulsion des paysans qui deviennent des travailleurs libres pour l'industrie ; extorsion de surproduit sous forme de rente aux paysans non encore expulsés et aux fermiers petits capitalistes, ce surproduit servant à approvisionner les villes en vivres et l'industrie en matières premières. Si la transition vers le capitalisme a lieu à partir d'un mode de production qui n'est pas le féodalisme, il n'y a aucune raison pour que la propriété foncière joue un rôle similaire dans cette transition : les capitalistes eux-mêmes ont eu cette illusion mais toutes les tentatives qu'ils ont faites dans ce sens ont complètement échoué. (Marx, toujours à propos de l'Inde, avait eu en 1853 de telles illusions sur l'effet de l'introduction de la propriété foncière privée par les Anglais. P a r contre,

vers 1865, dans le tome VI du Capital, M a r x qualifie ces tentatives d' « expériences économiques manquées et réellement ridicules

».)

Deuxième conclusion, positive : si le féodalisme, et notamment son rapport de production déterminant, l'extorsion de la rente foncière, continue à jouer un rôle dans la transition vers le capitalisme, dans les sociétés où il était préalablement dominant, on peut s'attendre à ce qu'un rôle similaire soit joué par les rapports d'exploitation spécifiques d'un autre mode de production lors de la transition de ce mode de production à la domination capitaliste. C'est là une des questions essentielles à poser devant toute formation sociale où le capitalisme instaure sa domination sur un ou plusieurs modes de production. On voit que ces questions ne pouvaient pas être posées p a r le matérialisme historique tant que subsistait la confusion sur le statut de la rente foncière. Mais, une fois cette confusion dissipée, le texte de M a r x nous permet de poser des questions autrement plus fines ; en effet, le travail qu'il fit sur la rente foncière, bien qu'il n'ait pas abouti, fut immense ; le texte du tome V I I I du Capital, tel qu'il nous fut livré par Engels, correspond certes à une élaboration assez précoce de M a r x mais il n'en contient pas moins de nombreuses indications qui prennent toute leur valeur une fois replacées dans une problématique correcte. Pour pouvoir généraliser les conclusions de M a r x relatives à la transition féodalisme-capitalisme, il nous faudra également poser dans toute sa généralité le problème de l'articulation du capitalisme avec un autre mode de production quelconque, c'est-à-dire, nous le verrons, le problème de la place de l'articulation avec d'autres modes de production dans le procès de reproduction (ou «procès réel de production » ou « procès social de production ») capitaliste. Ceci nous imposera également de revenir pendant quelques pages sur ce que M a r x entend par « rapports de production », et notamment sur la différence entre rapports de production capitalistes et rapports juridiques, problèmes très clairs chez M a r x lui-même mais que la tradition marxiste a complètement brouillés. 8) L'étude de la transition du féodalisme au capitalisme 5. K . MARX, L e C a p i t a l , É d i t i o n s sociales, 1960, 1. I I I , t. I, p. 342, n. 1.

nous permettra ainsi de préciser certains caractères généraux de toute transition vers le capitalisme, notamment le fait que le procès de transition ou procès de domination du capitalisme passe par plusieurs phases et que pendant les premières phases le capitalisme a besoin, pour son approvisionnement en biens comme pour son approvisionnement en forces de travail, des modes de production antérieurs et notamment des rapports d'exploitation qui les caractérisent. Cependant, notamment en s'approvisionnant en forces de travail, il tend à les faire disparaître ; ainsi se trouve éclairée la contradiction autour de laquelle tourne le texte de cette préface, entre la nécessité de la destruction de tous les autres modes de production, caractéristique du capitalisme, et la nécessité du maintien en vie de ces modes de production pendant une très longue période, caractéristique du « sousdéveloppement » (à ce point de vue, la France, avec ses millions de paysans travailleurs, est encore largement sous-développée). Le rôle et la place de cette contradiction varient avec la phase du procès de domination capitaliste qui caractérise une formation sociale donnée. Il semble que, mis à part le cas où le mode de production initial est le féodalisme (Europe occidentale, Japon, plus le cas américain où le mode de production capitaliste s'est implanté sur un sol vierge après destruction des civilisations précédentes), il y ait les plus grandes difficultés à atteindre la dernière phase du procès de domination, où la destruction rapide des modes de production antérieurs n'empêche pas le capitalisme de fonctionner ; c'est-à-dire la seule phase où une « croissance » économique rapide devienne possible dans le cadre des rapports de production capitalistes. Ce qui donne à penser, l'exemple de la Chine et du Vietnam aidant, que cette phase ne sera jamais atteinte et que la révolution socialiste, en détruisant simultanément les formes d'exploitation capitalistes et précapitalistes, permettra seule le développement rapide des forces productives. Il est évidemment indispensable pour les exploités de savoir dans quelle phase ils se trouvent s'ils veulent mettre en place leur système d'alliances de façon à déplacer ces contradictions à leur avantage et non à l'avantage des exploiteurs. C'est ce que faisait Lénine, étudiant les contradictions de la société russe, ce qu'Althusser a désigné comme la surdétermination de la contradiction principale (entre capitalistes et prolétariat) d'une formation sociale dominée par le capitalisme.

Introduction

Marx écrit dans l' Introduction à la critique de l' économie politique : « Dans toutes les formes de société, c'est une production déterminée et les rapports engendrés par elle qui assignent à toutes les autres productions et aux rapports engendrés par celles-ci leur rang et leur importance. C'est comme un éclairage général où sont plongés toutes les couleurs et qui en modifie les tonalités particulières. C'est comme un éther particulier qui détermine le poids spécifique de toutes les formes d'existence qui y font saillie. » E t quelques lignes plus loin : « Le capital est la forme économique de la société bourgeoise qui domine tout. Il constitue nécessairement le point de départ comme le point final et doit être expliqué avant la propriété foncière. Après les avoir examinés chacun en particulier, il faut examiner leur rapport réciproque » Le destin de ce texte de Marx est curieux : en effet, si on lit à travers lui Le Capital et notamment le tome V I I I consacré à la rente foncière, on est amené à des conclusions très différentes de celles auxquelles Marx arrive lui-même, et notamment de cette conclusion inachevée qu'est le dernier chapitre sur « les classes ». Ici, dans l' Introduction de 1. In Contribution à la critique de l'économie politique, Éditions sociales, Paris, 1957, p. 170-171.

1857, propriété foncière et capital apparaissent bien connoter deux modes de production différents : « après les avoir examinés chacun en particulier, il faut examiner leur rapport réciproque ». Voici aussi un programme d'investigations : étudier séparément les deux modes de production, et ensuite leur articulation. Ceci correspond bien à l'idée générale de l' Introduction de 1857 : aller du simple au complexe et de l'abstrait au concret, construire le concept le plus complexe comme un système d'éléments plus simples dont l'analyse doit d'abord définir la pertinence, puis penser la combinaison. Pourtant le texte du Capital sur la rente foncière n'a rien à voir avec cette problématique. La rente y apparaît comme purement « capitaliste ». C'est seulement dans les trous du raisonnement qu'on peut lire en filigrane ce qu'aurait été l'analyse conduite telle que l' Introduction de 1857 la prévoit. Ces « trous » sont : — L'absence de précision sur le lieu de la rente ellemême. Marx nous dit qu'elle est un rapport « économique », réalisation du rapport « juridique » qu'est la propriété foncière. Mais de quelle sorte de rapport économique s'agit-il : un rapport de d,stribution ou un rapport de production ? Marx dénie quiil s'agisse d'un simple rapport de distribution. Mais il n'affirme pas catégoriquement qu'il s'agisse d'un rapport de production. — L'absence de précision sur le mode de production dont la rente est un rapport économique. Bien que la rente soit « capitaliste », il n'est jamais dit explicitement qu'elle est un rapport économique de distribution ou de production du mode de production capitaliste. Il est simplement dit qu'elle apparaît, telle qu'elle est ici analysée, « sur la base » du mode de production capitaliste. — L'absence de précision sur les classes qui sont déterminées par ce rapport de distribution ou rapport de production. La rente oppose-t-elle bourgeois et propriétaires fonciers ou propriétaires fonciers et ouvriers ? La problématique de Marx amène à la première conclusion plutôt qu'à la deuxième ; mais certains textes (notamment dans le chapitre « La formule trinitaire ») condusient plutôt à la deuxième. Nulle part il n'est répondu clairement à la question fondamentale : la rente foncière, c'est l'exploitation de qui par qui ?

— Enfin et surtout, le fiasco mal dissimulé de l'interprétation de la rente absolue. Marx a découvert une théorie de la rente absolue par laquelle il veut rendre compte du fait, ignoré par Ricardo et ses disciples, que la rente n'est pas seulement différentielle. Mais le raisonnement qu'il fait amène derechef à une rente absolue nulle ou infiniment petite, ce qui est en contradiction avec les faits concrets dont il entendait faire la théorie. Il est difficile de comprendre pourquoi Marx n'est pas revenu à la problématique avancée dans l'Introduction de 1857. Il est possible que la longue réflexion critique qu'il a amorcée en 1851 sur les thèses de Ricardo l'ait peu à peu enfermé, jusqu'à un certain point, dans l'univers mental de celui qu'il critiquait. Ce n'est en effet qu'au printemps 1862 qu'il découvre (d'après ses lettres à Engels) « la supercherie » de Ricardo sur la rente foncière et en voie de conséquence la théorie de la rente absolue ; par la même occasion il découvre d'ailleurs l'ensemble des thèmes du livre III : la différence entre valeur et prix de production, la péréquation du t a u x de profit... Mais il est alors, à la suite de Ricardo, complètement enfermé dans le mode de production capitaliste. Pourtant, pour rendre compte du grippage qui s'introduit dans les mécanismes capitalistes, essentiellement dans celui de la péréquation du t a u x de profit, il faut un élément extérieur au capitalisme lui-même : cet élément extérieur, c'est la propriété privée de la terre. Mais d'où vient cet élément extérieur ? Nul ne le sait. Or il y a plus grave, c'est que justement cet élément extérieur est bien trop inconsistant pour jouer t o u t seul le rôle qu'on veut lui faire jouer : si la propriété foncière n'est que cette « fiction juridique » dont parle Marx le raisonnement montre que la rente absolue doit être infiniment petite. Par bonheur, Marx fait lui-même ce raisonnement mais, curieusement, il n'en tire pas les conséquences. S'il avait alors retrouvé la problématique de 1857, il aurait vu ce qui se cachait derrière la propriété foncière, ce qui faisait son efficacité, ce qui permettait de comprendre pourquoi la rente absolue « capitaliste » n'était ni nulle ni infiniment petite : rien d'autre que t o u t un mode de production avec des exploiteurs — les propriétaires fonciers — et ses exploités qui n'étaient ni les capitalistes ni les ouvriers mais les petits paysans et les petits fermiers. Ce mode de production, c'est justement celui qu'il convenait

d'« examiner en particulier », au même titre que le capitalisme, avant d'« examiner leur rapport réciproque », et, comme un des effets — parmi d'autres — de ce rapport réciproque, la rente foncière prétendument « capitaliste ». Ainsi, Marx aurait fait la théorie de l'articulation de deux modes de production, il aurait fait la théorie de la transition d'un de ces modes de production à l'autre, qui n'est rien d'autre que le procès de cette articulation. Il ne l'a pas fait et, pour enrichir le programme de travail ébauché par l' Introduction de 1857, il nous faut le faire à sa place, avant de pouvoir transposer les découvertes auxquelles nous arriverons à l'étude de l'articulation du capitalisme et d'autres modes de production, c'est-à-dire à l'étude du « développement » du capitalisme dans les divers points du globe où il instaure sa domination sur ces autres modes de production. Que Marx n'ait pas accompli ce travail lui-même, voilà qui a pesé d'un poids très lourd sur la pensée marxiste par la suite : les théoriciens marxistes ont lamentablement pataugé face à ce problème de l'articulation du capitalisme et d'autres modes de production. Prenons par exemple Rosa Luxemburg. Le mérite de Rosa Luxemburg, dans L'Accumulation du capital, c'est de mettre à l'ordre du jour l'analyse marxiste de la pénétration du capitalisme dans de nouvelles formations sociales ; suivant cette analyse, le capitalisme ne s'installe pas sur un terrain vierge mais doit détruire les modes de production préexistants. Dans le texte même de L' Accumulation, Rosa Luxemburg s'efforce avec succès de montrer que le problème se présente de la même façon lorsqu'il s'agit de la destruction des modes de production précapitalistes en Europe occidentale (féodalisme, propriété paysanne parcellaire) et lorsqu'il s'agit de la destruction d'autres modes de production précapitalistes dans les colonies ou semi-colonies (mode de production asiatique, communauté « primitive »...). C'est le sens de ce réquisitoire implacable et rigoureux : « L'autre aspect de l'accumulation capitaliste concerne les relations entre le capital et les modes de production non capitalistes, il a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la politique des sphères d'intérêt, la guerre. La violence, l'escroquerie, le pillage se

déploient ouvertement, sans masque et il est difficile de reconnaître les lois rigoureuses du processus économique dans l'enchevêtrement des violences et des brutalités politiques. « La théorie libérale bourgeoise n'envisage que l'aspect unique de la ' concurrence pacifique des merveilles de la technique et de l'échange pur des marchandises ; elle sépare le domaine économique du capital de l'autre aspect, celui des coups de force considérés comme des incidents plus ou moins fortuits de la politique extérieure. En réalité, la violence politique est, elle aussi, l'instrument et le véhicule du processus économique ; la dualité des aspects de l'accumulation recouvre un même phénomène organique, issu des conditions de la reproduction capitaliste. La carrière historique du capital ne peut être appréciée qu'en fonction de ces deux aspects. Le capital n'est pas qu'à sa naissance ' dégoûtant de sang et de boue par tous les pores ' mais pendant toute sa marche à travers le monde ; c'est ainsi qu'il prépare, dans des convulsions toujours plus violentes, son p r o p r e e f f o n d r e m e n t

»

Pourtant, la Critique des critiques publiée quelques mois a p r è s montre que cette assimilation du procès de l'accumulation primitive (à quoi fait allusion la citation de Marx sur le capital « dégoûtant de sang et de boue p a r tous les pores ») et du procès de domination capitaliste sur les modes de production asiatique, « primitif »..., n'a pas été entièrement intériorisée par Rosa Luxemburg : elle confond en effet très souvent dans ce texte l'articulation entre modes de production différents et les relations entre pays colonisateurs et pays colonisés. C'est qu'en fait les modes de production non capitalistes ne sont pour elle que l'extérieur du mode de production capitaliste. La critique du livre II du Capital qui occupe la plus grande partie de L'Accumulation... l'amène en effet à postuler que, pour réaliser l'excédent de plus-value que le capitalisme dégage à chaque instant du fait de sa reproduction élargie, l'ensemble du monde capitaliste doit échanger avec des modes de production marchands mais non capitalistes. Rosa Luxemburg se soucie peu de ce que 2. R. LUXEMBURG, L'Accumulation du capital, Maspero, 1967, t. II, p. 120-121. 3. Ibid., t. II, p. 139-231.

deviennent en sens inverse les biens produits par ces autres modes de production et échangés comme « réalisation » de cet excédent de plus-value. Car elle raisonne sur la réalisation en argent et non sur l'échange de biens pour lequel cette réalisation n'est qu'un stade transitoire. C'est seulement lorsque Otto Bauer aura démontré les conséquences d'une telle vision unilatérale qu'elle se préoccupera du sort de ces biens importés par le mode de production capitaliste (non sans attribuer d'ailleurs à Otto Bauer l'erreur qu'elle avait elle-même commise et qu'il cherchait à corriger). De même, les modes de production non capitalistes apparaissent également, lorsque le procès de pénétration du capital est plus avancé, comme une source de main-d'œuvre, issue de leur décomposition. Bref, les modes de production non capitalistes n'apparaissent dans son texte qu'en fonction des éléments dont le capitalisme a besoin et qu'il peut leur dérober, mais jamais comme des touts structurés et moins encore comme des entités susceptibles de résister longuement à la décomposition par le capitalisme et de s'articuler à lui. En somme, la pensée de Rosa Luxemburg n'a nul besoin d'étudier autre chose que le capitalisme lui-même, bien qu'elle postule que celui-ci ne puisse vivre sans extérieur. Les autres modes de production ne sont que l'horizon du capitalisme, impalpable, sans cesse repoussé par sa marche en avant. Ainsi, de la leçon donnée par Marx dans Le Capital, un seul aspect a été retenu : l'inéluctabilité de la destruction des modes de production non capitalistes. L'autre face, la permanence de ces modes, est ignorée. On ne peut s'étonner dans ces conditions que les chercheurs marxistes ne se soient jamais penchés sur les sociétés précapitalistes, sinon avec une âme d'archéologue. C'est de l'ethnologie bourgeoise qu'est renée, d'une certaine façon, monstrueuse et déformée certes, mais reconnaissable, la problématique de Marx. Ceci essentiellement chez les chercheurs amérlcains qui se réclament de l'« anthropologie économique » : Polanyi. Arensberg, Bohannan, Dalton... Dans la note introductive à son ouvrage Trade and Markets in the Early Empires, Karl Polanyi écrit : « Il existe un petit nombre seulement de modèles alternatifs d'organisation du mode de subsistance de l'homme

et [l'ouvrage] fournit les outils p e r m e t t a n t l'étude des économies

n o n

m a r c h a n d e s

»

Les derniers mots nous éclairent sur les principes de la typologie de Polanyi : les sociétés n'y seront pas classées suivant le mode de production mais suivant le mode d'échange. De fait, Polanyi distingue trois types de sociétés qui sont, outre les sociétés « marchandes », les sociétés reposant sur le principe de « prestation-redistribution » et les sociétés reposant sur le principe de « réciprocité ». Polanyi se situe ainsi en rupture polémique avec ses prédécesseurs, notamment Herskovits, pour qui les concepts servant à décrire l'échange marchand étaient universellement utilisablesl Cette rupture a lieu cependant sur une base commune : d'une part l'échange garde sa p,ace centrale (il était dans le système de l'économie néo-classique principe d'organisation du t o u t social ; il devient critère d'une typologie), d'autre part l'identification économieéchange est maintenue. Nous n'insisterons pas ici sur les difficultés rencontrées par cette école dans la description d'un de ces « modes d'échange » mais, ce qui a plus directement t r a i t à notre propos, dans l'analyse de l'articulation de deux d'entre eux. Pour cela, il y a dans Trade and Markets in the Early Empires un texte particulièrement intéressant : c'est celui d'une disciple de Polanyi, Rosemary Arnold, qui traite de l'ancien royaume du Dahomey. Ce texte est intéressant parce qu'il pose le problème de l'articulation de la société dahoméenne, organisée par le principe de prestationredistribution, avec l'économie marchande européenne, dans le cadre de la traite des esclaves. De plus, il engage sur l'interprétation des faits historiques une polémique avec Herskovits, qui représente l'état antérieur de la problématique de l'anthropologie économique. Commençons par ce dernier point. La question centrale sur laquelle porte la polémique est simple : pourquoi le royaume du Dahomey, retiré pendant un siècle (de sa fondation vers 1625 jusqu'à l'année 1727) dans l'intérieur 4. K. POLANYI, Trade a n d M a r k e t s in the E a r l y E m p i r e s , T h e F r e e P r e s s , G l e n c o e , III., 1957, p. 17-18.

des terres, a-t-il entrepris en 1727 la conquête du port indépendant de Whydah ? Pour Herskovits la réponse ne fait aucun doute : le roi du Dahomey recherchait un profit maximum. Quelle est la critique de Rosemary Arnold ? Soulignet-elle que cette recherche du profit est en absolue contradiction avec d'autres pratiques de ce souverain telle que la mise à mort d'esclaves par centaines au cours de certaines fêtes ? Absolument pas : elle va chercher à démontrer que le roi du Dahomey n'a pas conquis Whydah pour avoir accès à la traite, mais pour de simples raisons de sécurité extérieures ; que d'ailleurs Whydah a été de tout temps moralement rejeté par les Dahoméens qui y voyaient le danger de contamination par l'échange marchand ; qu'enfin le roi du Dahomey a cherché constamment à se débarrasser du fardeau que constituait Whydah, notamment en t e n t a n t d'en confier la souveraineté aux Anglais. Nous n'insisterons pas sur les nombreuses contradictions entre les faits mêmes rapportés par R. Arnold pour étayer ses thèses et les thèses à étayer. (Par exemple, l'affirmation de « l'indifférence du Dahomey au commerce » voisine avec une description des précautions minutieuses prises par le roi pour contrôler entièrement la traite. Le « rejet » du commerce par le Dahomey s'appuie sur une phrase qui exprime simplement la méfiance à l'égard de populations nouvellement conquises. La condamnation de la traite des esclaves par le roi donnée comme exemple de désintéressement précède d'une dizaine d'années la substitution à cette traite de celle de l'huile de palme, qui est produite sur les propres champs du roi par ... des esclaves. La proposition d'abandon de souveraineté aux Anglais met en évidence le peu d'importance accordée par le roi du Dahomey à cette souveraineté sur Whydah mais ne remet nullement en cause les privilèges de traite de ce roi ; or c'est exactement l'inverse que R. Arnold entend démontrer.) Il s'agit évidemment d'un exercice d'école. Ce qui est bien plus intéressant par contre, c'est de démonter la problématique sur laquelle repose ce type de critique. En effet, si l'échange est le principe intégrateur du t o u t social, si le mode d'échange définit un type de société, comment penser l'échange entre deux types de sociétés, c'est-à-dire entre deux modes d'échange ? Comment introduire une rupture de continuité qui permette d'éviter

la rechute dans la problématique d'Herskovits, pour qui tout échange est échange marchand ? Or, cette rechute est impensable pour Polanyi et ses disciples ; ils ont clairement pris conscience, et c'est à leur honneur, de l'irréductibilité des systèmes en présence. Il ne reste donc plus qu'une solution pour expliquer la résistance d'un des modes d'échange à la pénétration de l'autre : instituer entre les deux une barrière morale. On retrouve cette façon de procéder dans d'autres textes de l'ouvrage, notamment dans celui consacré par Polanyi lui-même à l'économie politique d'Aristote. Comme la ville de Whydah dans l'univers dahoméen, les kapelos (marchands) sont doublement exclus de la cité grecque : physiquement (ils sont rejetés sur l'Agora primitivement construite hors de la cité) et moralement (on les exclut du jeu de la réciprocité entre les chefs d'oikos). Nous verrons que la théorie marxiste propose une tout autre explication de la permanence des modes d'échange « traditionnels ». Le mode d'échange a un rôle à jouer dans l'ensemble du système social, un rôle qu'il ne se définit pas lui-même, et que par conséquent il ne peut pas abandonner de lui-même, un rôle qui lui est assigné par le mode de production matériel ; ce rôle est défini par le procès de reproduction et la permanence du procès de production entraîne dans certains cas (lorsque le mode d'échange joue un rôle de premier plan dans la reproduction) la permanence du mode d'échange. Dès lors, les barrières morales contre l'échange extérieur, quand bien même elles existeraient, ne sont qu'un des moyens de conservation du mode de production lui-même et, accessoirement, du mode d'échange qui lui est subordonné ; ce moyen de conservation ne saurait évidemment servir de principe ultime d'explication de la résistance soit du mode d'échange, soit même du mode de production. Dans la société dahoméenne, la circulation des « biens de prestige » (elite goods), qui sont en même temps des biens de traite, suivant le principe de prestation-redistribution (et aussi suivant le principe de réciprocité), a une fonction de premier plan dans la reproduction ; mais 5. Voir à ce sujet l'analyse de G. DUPRÉ, in G. DUPRÉ et P.-P. REY, « Réflexions sur la pertinence d'une théorie de l'histoire des échanges », Cahiers internationaux de sociologie, 1969.

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cette fonction n'est pas principalement économique, elle est principalement politique. R. Arnold a découvert le caractère politique et non économique de l'intérêt porté par le roi du Dahomey à la traite : c'est donc à juste titre qu'elle condamne l'interprétation d'Herskovits qui voit dans l'attitude du roi une simple recherche du profit. Mais pour Rosemary Arnold la circulation ne peut pas être politique, elle ne peut être qu'économique ; elle est même l'économique par excellence. Pour démontrer l'erreur d'Herskovits, R. Arnold est amenée à torturer les faits historiques pour leur faire dire que le royaume rejetait la traite. C'est que ce saut périlleux d'une chose qui, de marchandise, devient bien de prestige lui est incompréhensible car il implique bien d'autres questions que celles relatives au seul mode d'échange : il pose le problème de la fonction du surproduit en système capitaliste et au Dahomey, le problème du mode d'appropriation de ce surproduit dans un cas et dans l'autre, le problème de la frontière du politique et de l'économique dans un cas et dans l'autre, de la place de l'échange par rapport à cette frontière, de la place du politique dans la reproduction..., toutes questions auxquelles le matérialisme historique entreprend de répondre, tandis que les idéologues de « l'anthropologie économique » préfèrent en boucher l'ouverture par une barrière morale. La problématique de l'anthropologie économique ne peut donc amener qu'à des échecs : celui de Rosemary Arnold n'est pas évident au premier coup d'œil, bien qu'une lecture attentive permette de le mettre en évidence ; celui de Bohannan et Dalton est bien plus visible : dans leur introduction à l'ouvrage collectif Markets in Africa, Bohannan et Dalton se proposent une théorie du passage de l'Afrique d'une situation où le marché est absent, où la société est organisée suivant d'autres principes d'échange (réciprocité ou redistribution) à une société entièrement dominée par les lois du marché, c'est-à-dire, dans leur perspective, par le capitalisme. Bref, ils se proposent de faire la théorie de l'histoire économique de l'Afrique comme théorie de l'histoire des échauges. 6. BOHANNAN e t DALTON, M a r k e t s in Africa, 1962.

La problématique de Bohannan et Dalton est exactement la même que celle de Rosemary Arnold : la seule différence est qu'ils suppriment la barrière morale, ce qui crée un nouveau cas de figure. Dans ce cas de figure, il n'y a évidemment plus d'opposition à la pénétration de l'échange marchand. Celui-ci v a donc instituer de proche en proche sa domination, en p a r t a n t de la « périphérie » de la société jusqu'à s'installer en son centre. A vrai dire, cette progression n'est pas explicitement présentée par les auteurs, qui se contentent de la suggérer en proposant une typologie à trois termes : — sociétés sans marché, — sociétés à marchés périphériques (c'est-à-dire sociétés fonctionnant comme les sociétés sans marché, mais a u x bornes desquelles se trouve pour une raison ou pour une autre un marché qui ne joue qu'un rôle secondaire dans la vie économique et sociale), — sociétés organisées suivant le « principe de marché » ou le « principe de l'offre et de la demande ». Les trois types proposés ne sont pas ouvertement assimilés à trois étapes historiques successives, mais il n'est pas besoin d'être grand clerc pour voir que, sans une telle hypothèse, le plan du texte et sa progression sont incompréhensibles. Comme, de plus, cette façon de voir est directement déductible des exposés plus anciens de Polanyi et de ses disciples, auxquels Bohannan et Dalton sont redevables de l'essentiel de leurs thèses théoriques, on doit arriver à l'interprétation suivante : Le texte de Bohannan et Dalton, introduction à un ouvrage de plusieurs auteurs qui ne comporte pas de conclusion, est en fait là a fois une introduction et une conclusion : une introduction inavouée dans la mesure où il repose sur la théorie de la pénétration du marché qu'on peut déduire de sa typologie, mais qui n'est pas explicitée ; une conclusion, dans la mesure où le refoulement que subit cette problématique, dès lors qu'on l'applique à l'analyse d'objets concrets (ce que t e n t e n t les différents exposés ethnologiques qui constituent le corps de l'ouvrage) amène la décomposition de cette problématique et non pas son enrichissement : c'est pourquoi cette introduction-conclusion est disloquée et incohérente. P a r exemple, Bohannan et Dalton reconnaissent que ce qu'ils appellent « économie de marché » ne se développe

pas en général à partir des « places de marché » des économies « à marché périphérique », mais en d'autres lieux ; ils reconnaissent également que, dans ce développement de l'« économie de marché », interviennent de façon dominante des processus extra-économiques. Or, si ces dernières remarques font l'objet d'une théorisation, cette théorisation conduit, au moins dans un premier temps, à l'analyse de Rosa Luxemburg que nous avons citée tout à l'heure : ce n'est pas par hasard mais par nécessité que le capitalisme, lorsqu'il naît pour la première fois ou lorsqu'il étend sa domination à de nouvelles contrées, le fait toujours « dans la boue et le sang » et non pas par le mécanisme de la compétition économique pacifique. Ceci infirme bien entendu toute une littérature technocratique bien connue à l'heure actuelle. Selon cette théorie, le travail forcé, le système policier, les massacres de population pendant la période coloniale sont des excès regrettables qu'il convient de condamner, mais ils sont complètement en marge de la ligne triomphale qui a amené les continents non européens à s'intégrer au marché mondial. Or, ceux qui ont eu à penser la colonisation à priori, notamment les militaires chargés des « conquêtes » ou des « pacifications » au tournant du XIX et du xxe siècle en ce qui concerne l'Afrique, l'ont prévue d'une façon infiniment plus réaliste. Pour eux la violence était un moyen nécessaire, le seul moyen pour intégrer les sociétés « primitives » à l'économie de marché. Le résultat qu'ils visaient il y a soixante-dix ans, nous le voyons atteint depuis une dizaine d'années : grâce à la violence exercée pendant suffisamment longtemps, les conditions d'instauration d'une domination capitaliste « normale » ont été établies ; avant tout, il n'est plus besoin de la coercition pour recruter des forces de travail ; autrement dit, il existe désormais des « travailleurs libres ». Certes, de la plupart des ex-colonies, les armées de l'ancien colonisateur ne sont jamais très éloignées ; mais elles interviennent le moins possible et jamais directement dans le processus de production. La « nouveauté » du « néo »-colonialisme, ce n'est rien d'autre que cela : mis à part le cas où il est menacé par une révolution socialiste, le capital dans les néo-colonies peut maintenant fonctionner de façon pacifique, en recrutant la force de travail grâce au « double moulinet » de la prolétarisation (d'un côté) et de l'accumulation du capital

(de l'autre) et non plus grâce au travail forcé. Et c'est bien seulement lorsque cette étape est atteinte, c'est-à-dire lorsque la force de travail devient une marchandise comme les autres, qu'on peut dire qu'une société est entièrement dominée par l'« économie de marché ». De la lecture des maîtres américains de l'« anthropologie économique », de la lecture de leurs adeptes récents qui se veulent marxistes ou marxisants, naît donc une insatisfaction qui nous ramène au matérialisme historique : Rosa Luxemburg, Lénine et enfin Marx lui-même. Chez Marx, on cherche d'abord les textes dont les préoccupations sont les plus voisines de celles dont on est parti : on trouve les textes sur l'Inde, et les brouillons des « formes qui précèdent la production capitaliste ». Mais il faut bien en venir à prendre le problème à bras le corps, à voir où précisément se situe le mur qui a barré au matérialisme historique la route que seul il pouvait ouvrir, la route de la théorie de l'articulation des modes de production différents. Cette route part, à la fin du troisième livre du Capital, de la propriété foncière. Et elle nous amène, en définitive, à remettre en question notre conception des rapports de production. Sur cette route nous allons maintenant nous engager.

1

L'articulation des modes de production différents : rente foncière capitaliste et propriété foncière privée chez Marx

I. — Rente foncière différentielle et rente foncière absolue

D a n s le livre p r e m i e r du Capital, la t r o i s i è m e s e c t i o n s ' i n t i t u l e « L a p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e a b s o l u e », la q u a t r i è m e section « L a p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e relat i v e ». D a n s le livre t r o i s i è m e , la s e p t i è m e s e c t i o n t r a i t e des r e n t e s foncières a b s o l u e e t différentielle, m a i s d a n s l ' o r d r e i n v e r s e : la r e n t e différentielle d ' a b o r d , a u x c h a p i t r e s XXXVIII-XLIV, et la r e n t e a b s o l u e a u c h a p i t r e XLV. Il n ' e s t nul besoin de s o u l i g n e r q u e l ' o r d r e a d o p t é d a n s le livre p r e m i e r n ' e s t p a s f o r t u i t : la p l u s - v a l u e a b s o l u e e s t ce qu'il y a de p l u s c e n t r a l d a n s le m o d e de p r o d u c t i o n c a p i t a liste ; la p l u s - v a l u e r e l a t i v e ne p e u t ê t r e c o m p r i s e q u e si on a d é j à e x p l i q u é la p l u s - v a l u e absolue. A u c o n t r a i r e , en ce q u i c o n c e r n e les d e u x f o r m e s de r e n t e s , M a r x i n s i s t e à p l u s i e u r s reprises s u r le f a i t q u ' u n tel lien n ' e x i s t e pas, d u p o i n t d e v u e (qui e s t le sien) de la p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e : « Il e s t d o n c bien e n t e n d u q u e la loi de la r e n t e différentielle e s t i n d é p e n d a n t e d u r é s u l t a t de l ' a n a l y s e s u i v a n t e [ c ' e s t - à - d i r e

de l'analyse de la rente a b s o l u e ] » Dès le chapitre du livre III consacré à « L'égalisation du t a u x de profit par la concurrence », Marx met en évidence l'indépendance des deux formes de rente foncière : « Par notre développement, nous avons montré comment la valeur de marché (et tout ce qui en a été dit est valable, avec les restrictions d'usage, pour le prix de production) renferme un surprofit pour ceux qui produisent dans les meilleures conditions dans chaque sphère de production particulière. [...] Un surprofit peut encore naître du fait que certaines sphères de production sont à même de se soustraire à la conversion de leur valeur-marchandise en prix de production, p a r t a n t à la réduction de leurs profits au profit moyen. Dans la section sur la rente foncière, nous aurons à examiner la forme que prendront ultérieurem e n t

ces

d e u x

cas

de

s u r p r o f i t

»

Ainsi, le premier cas manifeste l'existence d'un surproduit exprimable « avec les restrictions d'usage » lorsqu'on passe de la plus-value au profit : il s'agit de la rente différentielle qui apparaît d'une façon très générale dans toutes les sphères de la production (mais qui, dans le cas de la rente foncière, présente la double particularité 1) d'être liée parfois à des caractéristiques naturelles durables et pas seulement à un progrès technique rapidement assimilable par les producteurs concurrents, et 2) de n'être pas appropriée ou au moins pas entièrement par le fermier capitaliste qui met en valeur la terre mais par le propriétaire foncier). Au contraire, le second cas n'apparaît que dans des conditions particulières à toute une sphère de la production, conditions qu'il faut préciser (Marx n'en donne d'ailleurs pas d'autres exemples que l'existence de la propriété foncière) ; il s'agit là du second type de rente : la rente absolue. Il y a donc indépendance réciproque totale entre les deux formes de rentes en ce qui concerne leur origine : la première a pour source les variations dans les conditions de production (terrain plus ou moins fertile, technologie plus ou moins avancée...) à l'intérieur d'une seule et même branche de la production ; la seconde a pour source des conditions particulières à l'ensemble d'une branche qui la 1. K. MARX, Le C a p i al, 8 vol., É d i t i o n s sociales, 1960, 1. I I I , t. I I I , p. 134. 2. Ibid.., 1. I I I , t. I, p. 213.

font échapper en partie ou en totalité à la concurrence que se livrent les capitaux d'une branche à l'autre. II. — Le caractère fantomatique de la rente absolue Comme le rappelle Marx lui-même à plusieurs reprises, et notamment dans le chapitre « L a formule trinitaire », immédiatement après le paragraphe bien connu sur « le monde enchanté », c'est l'économie politique (Smith, Ricardo) qui a ramené la rente foncière (capitaliste) à l'excédent sur le profit moyen. Marx célèbre cette découverte en même temps que la découverte parallèle de l'« économie » : la réduction de l'intérêt à une partie du profit. Toutefois, il s'agit là uniquement de la rente différentielle, car Ricardo lui-même considérait la rente absolue comme impossible. La relation entre Marx et Ricardo au sujet de la rente foncière v a u t la peine qu'on s'y arrête car c'est à partir de là que Marx a opéré le deuxième renversement décisif de l'économie classique, le premier é t a n t celui p a r lequel Marx a découvert la plus-value derrière les différentes formes (profit, intérêt, rente) suivant lesquelles elle se manifeste. Le deuxième renversement est celui qui permettra, après une certaine maturation des concepts, de découvrir la relation qui domine t o u t le troisième livre du Capital : celle entre valeur et prix de production. Il est facile de connaître la date où Marx opère ce renversement et le procès par lequel il le produit : trois lettres à Engels du 18 juin, 2 août et 9 août 1 8 6 2 nous en livrent le secret. La première signale simplement : « P a r parenthèse, je vois enfin clair dans la question emmerdante de la rente foncière. [...] Il y a longtemps que j'éprouvais de noirs pressentiments quant à la parfaite exactitude de la théorie de Ricardo et j'ai enfin découvert la supercherie. Mais également dans d'autres questions qui font partie de ce tome, j'ai fait quelques découvertes intéressantes et surprenantes, depuis notre dernière rencontre. » La seconde, la plus importante, présente tous les canevas théoriques de ce qui sera le livre III, à l'exception du 3. K. MARX et F. ENGELS, Lettres sur Le Capital, Éditions sociales, 1964, respectivement lettres 49, 50, 51.

concept lui-même de « prix de production » qui sera élaboré un peu plus tard. La troisième indique l'importance qu'eut pour Marx la lecture des statistiques manifestant l'existence d'une rente foncière absolue : « L'importance de la solution théorique dans le seul domaine théorique apparaît quand on voit les statisticiens et les praticiens en général affirmer depuis trente-cinq ans l'existence de la rente foncière absolue, tandis que les théoriciens (influencés par Ricardo) cherchent par des abstractions très forcées, et théoriquement faibles, à en démontrer l'impossibilité. » La nouveauté des thèses découvertes par Marx était telle qu'Engels répond un mois après : « La théorie sur la rente était vraiment trop abstraite pour moi, dans ce tourbillon de coton. Il faut que je réfléchisse à la chose quand j'aurai d a v a n t a g e

de

dans

Engels

calme4.

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M a r x

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m a t u r a t i o n

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capital

le

p a r

d o u t e s u r le

production

mais

M a r x ,

M a r x ,

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Voici,

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essentiellement

capital

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chez

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prix

production)

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de

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prix

fait

de sa réflexion sur la rente absolue

c o n c e p t de

l'exposé

ne laisse a u c u n

péréquation

encore

prix

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la

effet,

2 a o û t

d é v e l o p p e m e n t u n e

e n t e n d

capital est

la

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composition

variable s o m m e

p r o d u c t i o n

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des

d o n n é

c'est à p a r t i r de lui q u e

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se d u

organique

capital

; il

qui

organique

constant. distribués

dit

variable

se c o n s t i t u e la p l u s - v a l u e

a u c o u r s d u p r o c è s d e p r o d u c t i o n , si b i e n q u e le c a p i t a l d ' u n e valeur de

A

a u

travail)

d ' u n e

m o m e n t est la

v a l e u r

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le

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de

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en

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c o n s t a n t est dit c o n s t a n t

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l'issue A

du

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créé

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procès

plus

de

prix de

de

la force

production,

l'équivalent

plus-value).

L e

du

capital

parce que sa valeur ne change pas

4. Ibid., lettre 53 (9 septembre 1862).

au cours du procès de production : elle passe simplement des moyens de production au produit. Ce qu'exprime la loi connue sous le nom de « loi de baisse tendancielle du taux de p r o f i t ce n'est pas autre chose que le fait que le développement économique amène un gonflement toujours plus important (non seulement en volume, mais aussi en valeur) du capital constant par rapport au capital variable (salaires), si bien que pour un taux de plus-value constant ou faiblement croissant (taux plus-value extorquée de plus-value = ) le taux de profit salaire distribué diminue (le taux de profit se calcule en effet en rapportant la plus-value non pas au seul capital variable mais à la somme capital constant plus capital variable). On conçoit dès lors qu'en vertu de cette « loi tendancielle », les secteurs les plus retardataires de l'économie tendent à avoir un taux de profit plus élevé que les secteurs les plus avancés. Toutefois, tant qu'aucune entrave n'empêche les capitaux de passer d'un secteur à l'autre de la production, les taux de profits élevés réalisés dans les secteurs retardataires y amènent les capitaux en grand nombre, si bien que dans ces secteurs l'offre de produits est constamment supérieure à la demande solvable qui s'exerce si ces produits sont vendus à leur valeur : les prix réels de vente deviennent donc inférieurs à la valeur et les prix baissent jusqu'à ce que le taux de profit effectivement réalisé dans la branche soit égal au taux de profit moyen dans l'ensemble des branches (le mouvement contraire se produit dans les secteurs les plus développés dont les prix sont au contraire, de ce fait, constamment supérieurs à leur valeur). Le prix ainsi obtenu est appelé par Marx « prix de production » de la branche. On en obtient le montant en ajoutant aux coûts de production (c'est-à-dire prix de la force de travail plus prix des moyens de production dépensés) le profit obtenu en multipliant ces coûts de production par le taux de profit moyen. Ceci, c'est ce qui se passe si « aucune entrave (tout au plus une entrave occasionnelle 5. S u r c e t t e loi, v o i r l ' i n t r o d u c t i o n de Ch. BETTELHEIM à l a t r a d u c t i o n d u livre de P . BARAN e t P . M. SWEEZY, Le C a p i t a l i s m e monopoliste, Masp e r o , P a r i s , 1969.

et temporaire) n'empêche la concurrence dss capitaux de r a m e n e r

la

v a l e u r

au

prix

de

p r o d u c t i o n

».

« Mais si le contraire se produit, si le capital se heurte à une force extérieure, qu'il n'arrive pas à vaincre ou qu'il ne peut vaincre qu'en partie ; si cette force restreint son investissement dans certaines sphères de production, ne l ' a d m e t t a n t que dans certaines conditions qui excluent — entièrement ou en partie — la péréquation générale de la plus-value pour donner le profit moyen, il y aura évidemment, dans ces sphères-là, constitution de surprofit, provenant de l'excédent de la valeur des marchandises sur leur prix de production. Ce surprofit pourra se convertir en rente et, comme telle, prétendre à une existence indépendante du profit. Or, cette force extérieure et cette entrave, le capital investi dans le sol les rencontre dans la propriété foncière, le capitaliste dans le propriétaire foncier7.

»

Ainsi, comme chez les économistes classiques, la rente apparaît bien comme excédent sur le profit moyen. Mais le profit n'étant autre que la répartition entre les différents capitaux de la plus-value sociale dégagée dans l'ensemble de l'économie, la rente absolue peut apparaître dans un secteur donné si une raison quelconque empêche la répartition égalitaire de cette plus-value sociale entre les capit a u x (au prorata de leur importance), privilégiant ainsi ce secteur par rapport à tout le reste de l'économie et lui permettant de garder ses surprofits pour lui tout seul : la rente dans un secteur donné est une ponction sur le profit réalisé dans l'ensemble des autres secteurs (une partie de la plus-value n'étant pas répartie, le profit moyen baisse d'autant). Si de plus, dans le secteur en question, le surprofit n'est pas approprié par les capitalistes de ce secteur mais par une autre classe sociale, la rente vient alors en déduction du profit réalisé par l'ensemble de la classe c a p i t a l i s t e Dans l'analyse de Marx, l'existence d'un surprofit convertible en rente dépend de la capacité qu'a le prix de vente des produits du secteur où la rente est levée (agriculture, mines) à s'élever au-dessus du prix de production. Le 6. K. MARX, Le C a p i t a l , op. cit., 1. I I I , t. I I I , p. 145. 7. I b i d . , 1. I I I , t. I I I , p. 145-146. 8. I b i d . , 1. I I I , t. I I I , p. 199.

prix peut en somme varier entre deux limites extrêmes : la valeur d'une part, le prix de production de l'autre ; les oscillations du prix entre ces deux limites dépendent « de la situation générale du marché ». Il en résulte deux conséquences : 1) Il n'y a de possibilité d'un surprofit, donc d'une rente, que si la valeur dans le secteur considéré est supérieure au prix de production, c'est-à-dire si le secteur est un secteur retardataire, dont la composition organique du capital est inférieure à la moyenne (moins de capital constant que la moyenne et plus de capital variable). « Si la composition moyenne du capital agricole était égale ou supérieure à celle du capital moyen, la rente absolue — prise toujours au sens défini ci-dessus — d i s p a r a î t r a i t » 2) En admettant que cette première condition soit réalisée, la rente absolue, néanmoins, ne saurait être très élevée. En effet : « La propriété purement juridique de la terre ne procure pas de rente foncière au p r o p r i é t a i r e » Dès lors que la demande de produits agricoles monte, tant que de nouvelles terres n'ont pas été défrichées, le prix des produits agricoles s'élève. Comme les propriétaires fonciers veulent pouvoir toucher une rente pour leur terre, les terres moins fertiles qui jusqu'alors (dans l'hypothèse des classiques et de Marx) n'étaient pas exploitées ne seront mises à ferme que si le prix a suffisamment monté pour rapporter non seulement le profit moyen (déterminé dans l'ensemble de l'économie : nous sommes dans le cadre d'une société entièrement dominée par le mode de production capitaliste, où par conséquent un capitaliste ne choisit d'investir dans l'agriculture que s'il y obtient au moins le même taux de profit que dans n'importe quelle autre branche économique) mais encore une rente pour le propriétaire foncier. Toutefois : « Puisque selon notre hypothèse la propriété foncière ne rapporte rien si elle n'est affermée, qu'elle est, du point de vue économique, sans valeur, une faible hausse du prix de marché au-dessus du prix de production sera suffisante

9. Ibid., 1. III, t. III, p. 147. 10. Ibid., 1. III, t. III, p. 148. 11. Ibid., 1. III, t. III, p. 141.

pour jeter sur le marché ces nouvelles terres de la catégorie

les m o i n s

f e r t i l e s

»

Revenons sur chacun de ces deux points : Le premier est le résultat central qui permet à Marx de comprendre enfin la « question emmerdante de la rente foncière » et de mettre en évidence « la supercherie » de Ricardo mais aussi de faire « quelques découvertes intéressantes » sur « d'autres questions ». En ce qui concerne la rente foncière, les limites dans lesquelles Ricardo était resté enfermé et Marx à sa suite pendant très l o n g t e m p s apparaissent sous l'éclairage de l'analyse nouvelle : « Ricardo confond valeur et prix de revient [Marx précisera plus tard : prix de production]. Il croit donc que si une rente absolue existait (c'est-à-dire une rente indépendante de la fertilité différente des catégories de sols), les produits agricoles seraient constamment vendus au-dessus de leur valeur, parce qu'étant vendus au-dessus de leur prix de revient (capital avancé plus profit moyen). Ce qui renverserait la loi fondamentale. Il nie donc l'existence de la rente absolue

et

n'accepte

que

la

rente

d i f f é r e n t i e l l e

»

C'est la question même de la rente absolue, insoluble t a n t que valeur et prix de production sont confondus, qui amène Marx à découvrir la distinction de ces deux concepts, le second (le prix de production) devenant la manifestation extérieure du premier (la valeur). Ainsi, l'existence réelle de cette rente absolue (constatée par « trente-cinq ans » de statistiques) et la nécessité d'en rendre compte théoriquement joue-t-elle un rôle décisif dans la construction de tout un pan de la théorie marxiste du mode de production capitaliste : tout le troisième livre du Capital et les prolongements qui lui ont été apportés depuis. Le second point nous montre cependant que l'objectif restreint initialement visé, la rente absolue, semble ne pas avoir été atteint. En effet, du raisonnement que nous avons cité découle ceci : si une « faible hausse du prix de marché 12. I b i d . , 1. I I I , t. I I I , p. 142. 13. V o i r à ce s u j e t les n o t e s de M a r x s u r R i c a r d o à p r o p o s de l a r e n t e f o n c i è r e d a n s K . MARX, F o n d e m e n t s de la critique de l'économie politique, 2 t . , A n t h r o p o s , 1968, t. I I , p. 469-483. 14. Lettres s u r Le C a p i t a l , op. cit., l e t t r e d u 2 a o û t 1862 de M a r x à E n g e l s , p. 123.

au-dessus du prix de production » suffit pour « jeter sur le marché » les nouvelles terres, la rente perçue, la rente absolue, sera faible elle aussi. En fait cette rente sera non seulement faible, mais évanouissante, voisine de zéro : en effet la « propriété purement juridique de la terre » (souligné par nous, P.P.R.) est « du point de vue économique sans valeur ». Elle n'est qu'un obstacle inconsistant en face du mode de production capitaliste puisque toute élévation du prix de marché au-dessus du prix de production, si dérisoire soit-elle (c'est-à-dire — si l'on raisonne dans une hypothèse continuiste, ce que Marx, entraîné au calcul différentiel, faisait sans aucun doute — infiniment petite), doit amener le propriétaire foncier à la confier à un fermier capitaliste au lieu de la laisser en friche. Ainsi, pas plus que la théorie de Ricardo, la théorie de Marx n'arrive à rendre compte de l'existence constatée dans les faits (par les statisticiens) d'une rente foncière absolue qui, bien loin d'être infiniment petite, est au contraire e x t r ê m e m e n t rendre rique

l o u r d e

c o m p t e

t a n t

n o u v e a u ,

foncière

l'objectif

sortir

sans

D u

moins,

qu'elle d u

elle

poursuit,

de

R i c a r d o

m o d e

de

n'arrive

d a n s :

u n

pas

c a d r e

a n a l y s e r

p r o d u c t i o n

la

à

en

t h é o r e n t e

capitaliste.

E n t o u t cas, à la m o r t de M a r x , v i n g t et u n a n s a p r è s

cette

p r e m i è r e d é c o u v e r t e , le c h a p i t r e s u r la r e n t e f o n c i è r e n ' é t a i t achevé

pas

; m a l g r é

les « m è t r e s

cubes

» de statistiques

q u e

M a r x avait dépouillées entre ces d e u x dates ( n o t a m m e n t la

Russie,

Engels

mais

fut

aussi

contraint

sur

l'Irlande,

d'éditer

plus g r a n d e partie dès 1865. « Les c l a s s e s », M a r x l'avait d ' u n lettre

plan d u

détaillé 30

« Enfin,

avril

é t a n t

travail,

rente

revenus

des

fonciers, —

c o m m e

d o n n é

foncière,

trois celle des

m o u v e m e n t

(qui 1868

fut à

u n

les

t e x t e

rédigé

p o u r

sa

Q u a n t au dernier chapitre, a n n o n c é c o m m e conclusion

effectivement

Engels q u e

sur

États-Unis...),

ces

profit

suivi)

d a n s

u n e

: trois

[intérêt])

é l é m e n t s sont

les

(salaire

d u

sources

de

classes, à savoir celle des propriétaires capitalistes et celle des ouvriers salariés

conclusion

la

lutte

des

classes,

d a n s

laquelle

se d é c o m p o s e e t q u i est le d é n o u e m e n t

le

de t o u t e

15. Cf. p. 57 à 58 d u p r é s e n t o u v r a g e , l ' a n a l y s e d u c h a p i t r e XXXVII, livre I I I , t o m e I I I d u C a p i t a l : « C o n s i d é r a t i o n s p r é l i m i n a i r e s ».

cette m e r d e » On sait que, quinze ans plus tard, ce chapitre n'avait toujours pas été écrit. III. — Rapport juridique et rapport de production

Cette thèse de Ricardo suivant laquelle la rente foncière serait entièrement explicable par les mécanismes proprement capitalistes, Marx la rejette, en fait, implicitement, à toutes les pages. Ainsi, la possibilité d'un surprofit découle de l'existence d'une « force extérieure » au mécanisme capitaliste normal ; cette force extérieure, c'est la propriété foncière et le propriétaire foncier. Du simple point de vue économique, la propriété foncière est un obstacle extérieur, une entrave, bref : « La propriété foncière se distingue des autres formes de propriété ; elle apparaît comme superflue et néfaste à un certain niveau de développement économique, même d u

point

de

v u e

de la

p r o d u c t i o n

c a p i t a l i s t e

»

Sous quelle forme cet obstacle se présente-t-il ? « L a propriété purement juridique de la terre ne procure pas de rente foncière au propriétaire, mais elle lui confère le pouvoir de ne pas exploiter sa terre t a n t que les conditions économiques ne permettent point une mise en valeur qui lui rapporte un e x c é d e n t » « C'est ce caractère commun des différentes formes de la rente, d'être la réalisation économique de la propriété foncière, de cette fiction juridique grâce à laquelle différentes personnes possèdent en exclusivité certaines parties du globe, qui fait qu'on ne voit pas leurs d i f f é r e n c e s » « Il s'agit d'expliquer la valeur économique, c'est-àdire la mise en valeur de ce monopole sur la base de la production capitaliste. Le pouvoir juridique de ces personnes d'user et d'abuser de portions de globe ne résout rien. L'utilisation qui en est faite dépend entièrement des conditions économiques, indépendantes de la volonté de ces i n d i v i d u s » 16. Lettres sur Le Capital, op. cit., p. 208-213, souligné par Marx. Cité également dans Le Capital, op. cit., 1. I, t. III, p. 238. 17. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. III, t. III, p. 14. 18. Ibid., 1. III, t. III, p. 141. 19. Ibid., 1. III, t. III, p. 26. 20. Ibid., 1. III, t. III, p. 9.

Ainsi, l'obstacle est un obstacle juridique. Sa forme économique n'est que la manifestation, au sein de la structure économique capitaliste, de sa forme juridique. Quand on passe du capital à la terre, le r a p p o r t de détermination entre l'instance juridique et l'instance économique s'inverse. Plus généralement, ce rapport entre « la fiction juridique » de la propriété foncière et sa « réalisation économique », la rente, apparaît caractéristique de toutes les formes de propriété foncières, quel que soit le mode de mise en valeur. Cependant, nous l'avons vu, c'est bien à l'intérieur de l'instance économique elle-même que se manifeste cette contradiction. Mais ceci demande à être précisé et une première question se pose : quel est le lieu, au sein de l'instance économique, de la « réalisation économique » de la propriété foncière, la rente ? On est tenté à première vue de répondre que ce lieu est la distribution. Nombre de remarques de Marx lui-même nous y poussent et d'abord celle-ci : « Le capitaliste est encore un agent actif dans la production de cette plus-value et de ce surproduit. Le propriétaire foncier, lui, se contente d'accaparer cette p a r t du surproduit et de la plus-value qui s'accroît sans qu'il y soit pour r i e n » Cependant, des remarques en sens contraire parsèment les sixième et septième sections du livre III. Telle celle-ci : « La rente foncière ainsi capitalisée [...] constitue le prix d'achat ou valeur de la terre : catégorie prima facie [de toute évidence] irrationnelle t o u t comme le prix du t r a v a i l puisque la terre n'est pas un produit du travail et n'a donc pas de valeur. P a r ailleurs, derrière cette forme irrationnelle se dissimule un rapport de production r é e l » La rente apparaît donc comme rapport de production au même titre que la plus-value. Elle apparaît comme rapport de production « sur la base du mode de production c a p i t a l i s t e », mais rapport de production en contradiction avec le profit lui-même : 21. Ibid., 1. III, t. III, p. 29. 22. « Parler du prix du travail est chose aussi irrationnelle qu'un logarithme jaune. » (Ibid., 1. III, t. III, p. 197.) 23. Ibid., 1. III, t. III, p. 15. 24. Ibid., 1. III, t. III, p. 16.

« Si nous parlons ici du profit comme de la part de la plus-value revenant au capital, nous pensons au profit moyen (égal au profit d'entrepreneur augmenté de l'intérêt) que la déduction de la rente du profit total (identique, quant à sa masse, à la plus-value totale) a déjà restreint ; nous

s u p p o s o n s

donc

q u e la rente a été d é d u i t e

»

Un rapport de production : entre qui et qui ? Ce texte est parfaitement clair : il s'agit d'un rapport de production entre la classe des propriétaires fonciers et la classe des capitalistes. Autrement dit d'un rapport de production qui lie et oppose deux classes de non-producteurs. Explicitons encore : ce sont les capitalistes et eux s e u l s qui extorquent la plus-value à la classe ouvrière et le t a u x de cette plus-value est fixé à l'intérieur du mode de production capitaliste lui-même (il est unique dans l'ensemble de l'économie si on suppose que la mobilité des ouvriers est suffisante pour qu'ils puissent passer d'une entreprise ou d'une branche à une autre lorsque des écarts apparaissent dans le t a u x de p l u s - v a l u e La répartition ultérieure de la plus-value ne peut donc dépendre que de nouveaux rapports différents du rapport principal d'exploitation entre capitalistes et ouvriers. Ainsi la constitution des sociétés par actions entraîne la « transformation du capitaliste réellement actif en un simple dirigeant et administ r a t e u r de capital d ' a u t r u i » et l'intérêt devient la forme sous laquelle est perçu le profit total : « Simple rémunération pour la propriété du capital qui est ainsi complètement séparée de sa fonction dans le procès réel de reproduction tout comme cette fonction, dans la personne du dirigeant, est séparée de la propriété du capital » Peut-on exprimer de façon analogue le « rapport de production » entre propriétaires fonciers et capitalistes qui se manifeste dans la rente ?

25. I b i d . , 1. I I I , t. I I I , p. 199. 26. « De m ê m e q u e le c a p i t a l i s t e a c t i f e x t o r q u e à l ' o u v r i e r le s u r t r a v a i l , p a r t a n t , sous f o r m e de p r o f i t , l a p l u s - v a l u e e t le s u r p r o d u i t , le p r o p r i é t a i r e f o n c i e r r e p r e n d u n e p a r t i e de c e t t e p l u s - v a l u e a u c a p i t a l i s t e , sous forme de r e n t e . » ( I b i d . , 1. I I I , t. I I I , p. 199.) 27. I b i d . , 1. I I I , t. I. 28. I b i d . , 1. I I I , t. II, p. 102. 29. I b i d . , 1. I I I , t. I I , p. 102.

Sur ce point, le chapitre « Rapports de distribution et rapports de production » ne manifeste pas de symétrie entre l'intérêt et la rente : alors que « la division du profit en profit d'entrepreneur et intérêt [...] donne naissance[...]àla forme de la production », la rente foncière, elle, « n'a pas de fonction dans le procès de production lui-même ». « Mais le fait que 1) la rente est limitée à l'excédent sur le profit moyen et que 2) le propriétaire foncier se trouve déchu de son rôle d'organisateur et de maître du procès de production et de t o u t le procès de la vie sociale pour n'être plus qu'un bailleur de terres, un usurier agraire et un simple percepteur de rente, est un résultat historique spécifique du mode de production capitaliste. Une condition historique de ce système est que la terre ait pris la forme de la propriété f o n c i è r e

»

C'est donc un peu plus profondément qu'il convient de chercher la véritable nature du rapport entre propriétaire foncier et producteur capitaliste : en ceci que la propriété foncière génératrice de rente est à la fois « résultat historique spécifique » et « condition historique » du système de production capitaliste. IV. — La propriété foncière, « condition historique » du système capitaliste. La formule trinitaire

« Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le système capitaliste s'est une fois établi ; mais comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s'établir

sans

elle31.

»

« Dans l'histoire de l'accumulation primitive, toutes les révolutions qui servent de levier à l'avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque, celles surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d'existence traditionnels, les lancent à l'impro-

30. Ibid., 1. III, t. III, p. 257. 31. Ibid., I. I, t. III, p. 154-155.

viste sur le marché du travail. Mais la base de toute cette évolution,

c'est l'expropriation

des

c u l t i v a t e u r s

»

Marx, dans toute la V I I I section du livre I du Capital, montre la nécessité de cette expropriation pour le développement du capitalisme. Il la montre de façon directe avec l'exemple anglais (essentiellement) et à contrario avec l'exemple des colonies de peuplement (essentiellement de l'Amérique). 1. — « L'expropriation de la population campagnarde » en Angleterre repose sur l'alliance de la bourgeoisie naissante, « la nouvelle bancocratie », « la haute finance fraîche éclose » et les « gros manufacturiers » et de « la nouvelle aristocratie foncière » qui, à partir de la fin du XV siècle, chasse les paysans successivement des terres ecclésiastiques (par suite de la Réforme : « le protestantisme est essentiellement une religion bourgeoise »), des terres libres des yeoman, des terres domaines d'État, des terres communales (enclosure bills à partir du XVIII siècle) et, enfin, en Écosse, des terres furent,

claniques

de

terres

p o u r les m o u t o n s à

ces

actes

factures

de

de

( p a r le c l e a r i n g

arables,

of

e s t a t e s ) .

transformées

(« c e q u i e n A n g l e t e r r e d o n n a

violence,

laine

d ' a b o r d

en

ce fut

F l a n d r e s

l'épanouissement et

la

hausse

des

Ces en

terres pacage

s u r t o u t lieu des prix

m a n u de

la

laine qui en r é s u l t a »). Enfin, pour couronner le tout, au début du XIX siècle, les pâturages en question sont reconvertis en forêt et deviennent réserves de chasse pour l'aristocratie écossaise. Cette évolution a lieu à partir d'une situation constituée à la fin du féodalisme proprement dit : « en Angleterre, le servage avait disapru dès la fin du X I V

s i è c l e

»

« Dès que le servage eut donc disparu et qu'au xve siècle la prospérité des villes prit un grand essor, le peuple anglais atteignit l'état d'aisance si éloquemment dépeint par le chancelier Fortescue dans De laudibus Legum Angliae. Mais cette richesse du peuple excluait la richesse capitaliste » 32. 33. 34. 35. 36. 37.

Ibid., 1. I, t. III, p. 156. Ibid., 1. I, t. III, p .164. Cf. ibid., 1. I, t. III, p. 162 à 170. Ibid., 1. I, t. III, p. 158. Ibid., 1. I, t. III, p. 157. Ibid., 1. I, t. III, p. 158.

C'est seulement à la fin du règne d'Élisabeth que le paupérisme devient véritablement dominant (après donc plus d'un siècle d'expropriations) et que sont par conséquent réunies les conditions d'exploitation nécessaires au développement de la production capitaliste. 2. — « La première condition de la production capitaliste, c'est que la propriété du sol soit déjà arrachée d'entre les mains de la masse. L'essence de toute colonie libre consiste, au contraire, en ce que la masse du sol y est encore la propriété du peuple et que chaque colon peut s'en approprier une partie qui lui servira de moyen de production individuel, sans empêcher par là les colons arrivant après

lui

d'en

faire

a u t a n t

»

Ainsi les capitalistes anglais qui avaient apporté en Amérique avec eux machines, argent et même travailleurs découvrirent « qu'au lieu d'être une chose le capital est un rapport social entre personnes, lequel rapport s'établit par l'intermédiaires des c h o s e s ». Les travailleurs qu'ils avaient amenés avec eux les quittèrent pour s'installer sur des terres vacantes et les capitalistes se retrouvèrent sans force de travail pour faire fonctionner leurs installations. Ils n'avaient « oublié que d'exporter au Swan River les rapports de production a n g l a i s ». C'est essentiellement sous cette forme qu'apparaît dans I I du livre III la nécessité du lien entre les V I V propriété foncière et capitalisme41. C e p e n d a n t , la

section

en

effet,

de

la

sur

la

rente

d a n s

le

livre

mise

en

place

foncière, I,

de

il

s'opère

l'expropriation l'ordre

u n

s u r t o u t d a n s glissement

a p p a r a î t

capitaliste

p o u r

a u

:

cours

réaliser

la

« séparation entre produit et p r o d u c t e u r ». Mais le capitalisme une fois instauré se charge par ses propres lois de faire de ce point un départ « grâce à la simple reproduction, résultat

c o n s t a m m e n t

r e n o u v e l é

» :

« C'est le double moulinet du procès lui-même qui rejette toujours le premier sur le marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en 38. 39. 40. 41. 42. 43.

I b i d . , 1. 1, t. I I I , I b i d . , 1. I, t. I I I , I b i d . , 1. I, t. I I I , Voir n o t a m m e n t I b i d . , 1. I, t. I I I , Ibid., 1. I, t. I I I ,

p. 209. p. 207. p. 207. ibid., 1. I I I , t . I I I , p. 9 e t 253. p. 13. p. 13.

moyen d'achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capi-

taliste individuel44.

»

Ce que le chapitre « La reproduction simple » explique ainsi comme effet du simple mécanisme de la reproduction capitaliste (qui est toujours simultanément reproduction des conditions techniques de la production et reproduction des rapports sociaux), le chapitre de « L'accumulation primitive » sur « La législation sanguinaire contre les expropriés » en décrit la progressive instauration historique : « Il ne suffit pas non plus qu'on les contraigne par la force à se vendre volontairement. Dans le progrès de la production capitaliste, il se forme une classe de plus en plus nombreuse de travailleurs qui, grâce à l'éducation, la tradition, l'habitude, subissent les exigences du régime aussi spontanément que le changement des s a i s o n s » Mis à part le cas des colonies de peuplement où « le travailleur n'est pas encore divorcé d'avec les conditions matérielles du travail ni d'avec leur souche, le sol», et où par conséquent « l'agriculture ne s'y trouve pas non plus séparée d'avec la manufacture, ni l'industrie domestique des campagnes d é t r u i t e », la propriété foncière n'apparaît donc comme nécessaire que pour amorcer le processus de vente de la force de travail. Or, et c'est là que se situe le glissement, Marx écrit dans la V I section du livre III : « Le monopole de la propriété foncière est une condition historique préalable qui reste la base permanente du mode capitaliste de production [souligné par nous, P.-P. R . ] » Le caractère proprement capitaliste (et non simplement transitoire) de la propriété foncière (rapport juridique) et de son expression au niveau des rapports de production (la rente absolue) est le plus clairement exprimé d a n s

le c h a p i t r e

« L a

formule t r i n i t a i r e

» :

« Cependant, si le propriétaire foncier joue un certain rôle dans le procès capitaliste de production, ce n'est pas simplement parce qu'il exerce une pression sur le capital et pas non plus parce que la grande propriété foncière est 44. 45. 46. 47. 48.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

1. 1. 1. 1. 1.

I, t. I, t. I, t. III, III,

I I I , p. 20. I I I , p. 178. I I I , p. 209. t. I I I , p. 9. t. I I I , p. 193-209.

une condition préalable et sine qua non de la production capitaliste (elle dépossède les ouvriers de leurs moyens de travail), mais spécialement parce qu'il apparaît comme la personnification d'une des conditions essentielles de la p r o d u c t i o n

»

« Dans le capital, en la personne du capitaliste — simple personnification du capital — les produits acquièrent un pouvoir autonome vis-à-vis de leurs producteurs ; de même le propriétaire foncier personnifie la terre qui, elle aussi, s'érige en puissance indépendante pour réclamer sa part du produit à la création duquel elle a c o n c o u r u » Dans cette deuxième formulation, le parallèle entre le capital et la terre pose un problème. En effet Marx développe ce parallèle en revenant au thème de l'expropriation : pour que le mode de production capitaliste fonctionne il faut que les conditions de travail, moyens de production et terre, soient séparées du travailleur, apparaissent de soi (et non en vertu d'un processus historique) comme étrangères et opposées à lui et, mieux, concourant avec lui et au même titre que lui (dans la représentation de l'économie vulgaire poursuivie à l'heure actuelle par le prétendu « néoclassicisme ») à créer de la valeur : ainsi serait justifiée l'attribution à chacune des « personnifications » de ce capital et de cette terre d'une partie du produit sous forme de profit et de rente : « C'est le monde enchanté et inversé, le monde à l'envers où monsieur le capital et madame la terre, à la fois caractères sociaux, mais en même temps simples choses, dansent leur r o n d e

f a n t o m a t i q u e

»

Ce dernier mode d'exposition, rapproché des précédents, dévoile quelle doit être la démarche totale du matérialisme historique : derrière la personnification, on découvre une chose personnifiée (le capital, la terre), mais cette chose, et c'est là l'essentiel, cache elle-même un rapport social. En ce qui concerne le capital, c'est l'ensemble des trois livres qui illustre cette découverte mais elle est exposée en quelques lignes dans le même chapitre de « La formule trinitaire » :

49. Ibid., 1. III, t. III, p. 199-200. 50. Ibid., 1. III, t. III, p. 202-203. 51. Ibid., 1. III, t. III, p. 207-208.

« Pour les catégories les plus simples du mode capitaliste de production et même de la production marchande, pour la marchandise et l'argent, nous avons déjà démontré la mystification qui transforme les rapports sociaux, auxquels, dans la production, les éléments matériels de la richesse servent de substrats, en propriété de ces choses elles-mêmes (marchandise) et qui, c'est encore plus manifeste, transforme en chose le rapport de production lui-même (argent). Toutes les formes de société connaissant la production marchande et la circulation d'argent participent à cette mystification. Mais dans le mode capitaliste de production et pour le capital, qui en est la catégorie dominante, le rapport de production déterminant, cet univers magique et renversé,

connaît

d'autres

d é v e l o p p e m e n t s

e n c o r e

»

Toutes ces analyses, aussi bien celle qui concerne la simple production marchande que celles qui concernent les rapports de production capitalistes proprement dits (« lutte violente au sujet des limites de la journée de travail », « temps de circulation », « péréquation des capitaux », « capital porteur d'intérêt », p. 205-207 du tome III du livre III), ont une caractéristique qui les oppose au parallèle entre capital et terre entrepris p. 202-203 : le capital n'y apparaît nullement comme le simple rapport négatil de séparation du travailleur et des moyens de production mais comme un système de rapports établis une fois admise cette séparation ; ce qui pour l'économie vulgaire apparaît comme la simple manifestation de la séparation : attribution de telle partie du produit social à la personnification du capital, de telle autre partie à la personnification du travail, apparaît ici comme l'effet d'un rapport entre le travailleur et le non-travailleur. Or, on ne trouve nullement, derrière l'objet « terre », un rapport social positif symétrique : rien d'étonnant dès lors à ce que, dans cette présentation, la rente foncière soit mise à part, opposée à l'ensemble du procès de concrétisation et mystification de plus en plus poussé qui affecte le capital au fur et à mesure que l'on progresse de ses formes les plus simples aux plus complexes : c'est bien ce qui se passe p. 207 où est simplement répétée la formulation de l'économie vulgaire, dénoncée une fois de plus sans que la constitution du concept marxiste de la 52. Ibid., 1. III, t. III, p. 204-205.

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rente foncière surgisse et vienne dissiper, par une existence positive, les apparences trompeuses comme il en a été avec une si aveuglante clarté pour toutes les formes du capital. Ainsi, le parallèle établi par Marx semble tourner court : derrière le capitaliste, personnification du capital, nous avons découvert le rapport social qui le fait agir. Derrière le propriétaire foncier, personnification de la terre, nous ne découvrons rien. Pour découvrir ce rapport social qui nous échappe, il convient de revenir sur une singulière formulation de Marx, que nous avons déjà prise en considération mais dont il nous faut mettre en évidence maintenant toutes les implications. Marx résume en effet les thèses qu'il a développées dans la V I I I section du livre I (« L'accumulation primitive ») par la formule : « Elle [la propriété foncière] dépossède les ouvriers de leurs m o y e n s

de

t r a v a i l

»

Or nous savons — et tous les chapitres de « L'accumulation primitive » sont particulièrement clairs sur ce point — que ce ne sont pas les ouvriers qui sont dépossédés par la propriété foncière mais les paysans ; il y a même tout un chapitre, celui sur « La législation sanguinaire contre les expropriés 54 », qui montre que l'expropriation du paysan ne peut nullement être identifiée à son intégration comme ouvrier d'usine et que le passage de l'un à l'autre a nécessité un long et sanglant processus. Au contraire, en ce qui concerne les ouvriers, ce n'est pas la propriété foncière qui les exproprie mais le double moulinet de la reproduction capitaliste lui-même ; le cas des ouvriers anglais emmenés dans les colonies (États-Unis) et qui redeviennent paysans manifeste en effet non seulement l'absence de propriété foncière, mais aussi le fait que « l'agriculture ne s'y trouve pas non plus séparée d'avec la manufacture ni l'industrie domestique des campagnes d é t r u i t e » : en somme, il se produit une sorte de retour en arrière, à une époque préindustrielle, retour en arrière d'ailleurs très provisoire. Ce cas ne saurait donc être opposé au principe fondamental de l'expropriation par la reproduction capitaliste elle-même. 53. Ibid., 1. III, t. III, p. 199. 54. Ibid., 1. I, t. III, p. 175-183. 55. Ibid., 1. I, t. III, p. 209.

Nous pensons cependant que cette expression de Marx, dans le contexte où elle se situe, c'est-à-dire dans cette synthèse des résultats obtenus qu'est le chapitre sur « La formule trinitaire », est très significative : elle est même nécessaire (bien que les mots eux-mêmes eussent pu être évités : il s'en faut d'ailleurs de peu puisque cette expression n'est qu'une parenthèse explicative). Elle est la traduction de la contradiction entre les deux approches du problème à poser : l'approche génétique qui renvoie à la séparation des hommes (désignés comme producteurs directs mais dans quel mode de production ?) et des moyens de production, et l'approche synchronique (au sens où Balibar entendait synchronique dans Lire Le C a p i t a l , c'est-à-dire : situé dans le cadre, dans la structure d'un mode de production déterminé) où les hommes peuvent être ouvriers ou paysans suivant les cas mais où l'ouvrier n'est pas le paysan (en t a n t qu'« individu déterminé et objectif » ; un même homme peut par contre apparaître comme le support d'une fonction dans plusieurs modes de production qui se trouvent coexister). Le télescopage des deux termes de cette contradiction dans la formule : « la propriété foncière dépossède les ouvriers de leurs moyens de travail » est donc l'effet d'un refus préalable : le refus de poser clairement le problème du mode de production dont la rente est un rapport de production. Nous avons vu en effet qu'il est dit à plusieurs reprises que la rente foncière ne peut se développer que sur la base du mode de production capitaliste, que la propriété foncière est une forme juridique nécessaire au développement du mode de production capitaliste. Nous avons vu aussi que la « forme irrationnelle », le prix de la terre, dissimulait « un rapport de production réel » Mais ce qui n'a jamais été dit explicitement, c'est que ce rapport de production était un rapport de production du mode de production capitaliste. D'ailleurs, un tel point de départ ne pouvait nous amener qu'à la seule conclusion : le rapport de production que constitue la rente lie (et oppose) la classe des propriétaires fonciers et la classe des capitalistes ; il est le rapport par lequel la classe des pro56. L. ALTHUSSER et E. BALIBAR, Lire Le Capital, 2 vol., Maspero, éd. entièrement refondue, 1968. 57. K. MARX, Le Capital, op. cit., I. III, t. III, p. 15.

priétaires terriens extorque à la classe des capitalistes (chacune des deux classes é t a n t prise de façon parfaitement collective puisque ce n'est rien d'autre que la plus-value totale qui est divisée entre les deux classes) une partie de la plus-value que cette classe a elle-même extorquée à la classe ouvrière. Mais l'idée de ce rapport de production est inacceptable, et c'est très certainement pour cela qu'elle n'est jamais exprimée en clair. Il s'agirait d'un rapport de production entre deux classes non productrices, ce qui n'a pas de sens. Cependant, il n'y a pas non plus de rapport de production entre propriétaire foncier et ouvrier agricole (de toute façon, dans le schéma de Marx — nous entendons le schéma théorique et non pas les nombreuses exceptions qu'il met en évidence notamment dans les « Considérations préliminaires » —, la partie de la plus-value que les propriétaires fonciers s'approprient sous forme de rente absolue vient de l'ensemble des capitalistes, donc a été produite par l'ensemble de la classe ouvrière et non pas simplement p a r les ouvriers agricoles). Enfin, le raccourci qui fait de la propriété foncière l'expropriation de l'ouvrier ne correspond à aucun rapport de production positif et n'a pas de rapport direct avec la rente. Nous pensons cependant qu'elle a avec la rente un rapport indirect. Si nous remplaçons, comme nous avons montré qu'il fallait le faire, dans cette phrase ouvriers par paysans, nous obtenons : « la propriété foncière dépossède les paysans de leurs moyens de travail ». Ceci a un sens très nouveau, que cachait le remplacement abusif de paysans par ouvriers ; c'est qu'à l'époque considérée il y a encore des paysans à exproprier et — plus précisément — des paysans à exproprier par le moyen juridique que constitue contre eux la grande propriété foncière (et non pas par le moyen économique que serait et sera la concurrence avec la grande production agricole capitaliste). Ces paysans ne sont évidemment pas des capitalistes : il y a donc encore toute une partie de la production qui échappe au mode de production capitaliste ; et si la propriété foncière est capable par des moyens juridico-politiques d'exproprier ces paysans, elle est sans doute aussi capable de leur extorquer de la rente par les mêmes moyens. Dès lors, nous retombons sur les formes décrites par Marx dans le chapitre « La genèse de la rente foncière capitaliste » et qui ne sont rien d ' a u t r e

que les formes transformées du mode de production féodal au cours du développement de l'échange marchand. Ainsi la rente apparaît bien de nouveau comme rapport de production, mais comme rapport de production extérieur au mode de production capitaliste. Mais dès lors se posent deux nouvelles questions : est-ce bien de cela que Marx nous parle ? En quoi ces rapports de production extérieurs au mode de production capitaliste, qui lient propriétaires fonciers et paysans et non pas propriétaires fonciers et capitalistes, déterminent-ils la rente foncière capitaliste dont il est question, c'est-à-dire cette forme radicalement nouvelle de rente qui naît sur la base du nouveau mode de production ? V. — La propriété foncière, « résultat historique spécifique » du système de production capitaliste

Répondons d'abord à cette deuxième question : nous avons vu que dans l'hypothèse reprise des classiques où la rente foncière devrait être entièrement expliquée dans le cadre du mode de production capitaliste, la rente foncière absolue devrait tendre vers zéro : c'est la conclusion que Marx lui-même tire (sous une forme discontinuiste) dans le chapitre sur la rente absolue. Ce raisonnement repose sur la prémisse suivante : « Puisque selon notre hypothèse la propriété foncière ne rapporte rien si elle n'est affermée, qu'elle est, du point de v u e

économique,

sans

valeur

[ . . . ]

»

Or, rien n'empêche qu'une propriété qui, affermée à un capitaliste, ne rapporterait que le profit moyen ou même un profit inférieur au profit moyen, donc aucun surprofit convertible en rente (compte tenu des prix de marché), puisse cependant être affermée à un non-capitaliste et rapporter une rente. Le t a u x de cette rente est alors déterminé non pas dans le cadre du mode de production capitaliste mais dans celui du mode de production féodal. C'est même la seule condition pour que le système de fixation de la rente comme surprofit dans le cadre du mode de pro58. Ibid., 1. III, t. III, p. 142.

duction capitaliste puisse permettre à la rente absolue de ne pas être voisine de zéro : le propriétaire foncier n'acceptera en effet un développement capitaliste de la production sur ses terres que si ce développement lui permet d'obtenir une rente au moins égale à la rente fixée dans le cas du mode de production précédent. Ainsi, il n'y a pas seulement concurrence des capitaux, mais concurrence des terres, lesquelles ont pour caractéristique de pouvoir supporter une mise en valeur par plusieurs modes de production différents. Tous les raisonnements de Marx restent valables dans ce cas, en t e n a n t compte du fait que le passage d'une terre d'un mode de production à un autre ne se traduit pas par une augmentation absolue du volume de la production comme dans le cas de mise en culture de terres vierges mais par une augmentation relative liée à l'accroissement de la « force productive du travail » quand on passe d'un mode à l'autre. Dans notre perspective, ce sont bien des rapports de production qui déterminent la rente foncière « capitaliste ». Toutefois ces rapports de production n'opposent pas des classes du mode de production capitaliste mais des classes d'un autre mode de production. Ainsi voyons-nous apparaître la solution du problème que nous nous posions sur la nature de l'obstacle « propriété foncière » ; la propriété foncière n'est certes qu'une « fiction juridique », mais la présence de cette seule fiction juridique ne permet pas de rendre compte de l'existence d'une rente absolue non infiniment petite ; si cette rente absolue existe, et est effectivement fort loin d'être négligeable, c'est que derrière la « fiction juridique » se cachent en fait des rapports de production réels, mais extérieurs au mode de production capitaliste. Il n'en reste pas moins vrai que, une fois rencontré cet obstacle extérieur, ce sont les mécanismes des rapports capitalistes qui sont entièrement à la source de la rente distribuée par les capitalistes aux propriétaires fonciers. Ces mécanismes, comme le montre Marx, font apparaître un surprofit dans la branche agricole. Ce surprofit, redistribué par les capitalistes aux propriétaires fonciers, est bien une partie de la plus-value sociale que l'ensemble de la classe capitaliste — et non pas les simples capitalistes agraires — a extorquée à l'ensemble de la classe ouvrière. E n définitive nous arrivons au résultat suivant :

La rente foncière « capitaliste » est un rapport de distribution du mode de production capitaliste, et ce rapport de distribution est l'effet d'un rapport de production d'un autre mode de production auquel le capitalisme se trouve articulé. Est-ce que cette distinction n'est pas une pure subtilité théorique ? Anticipons quelque peu sur les résultats que nous allons établir ultérieurement. Le mode de production dont il est ici question et son rapport de production déterminant, la rente foncière, définissent deux classes : les propriétaires fonciers et les paysans travailleurs. Le mode de production capitaliste et son rapport de production déterminant, l'extorsion de plus-value, définissent également deux classes : capitalistes et ouvriers. Or, nous allons le voir, pendant toute une période (et notamment pendant la période dont Marx fait la théorie), du point de vue des rapports de production, les intérêts des propriétaires fonciers et ceux des capitalistes sont convergents (la propriété foncière permet aux capitalistes de s'approvisionner en force de travail — paysans expulsés — et en biens — produits extorqués par l'intermédiaire de la rente, qui seraient autoconsommés par la paysannerie si la rente n'existait pas ; symétriquement, le capitalisme permet seul à la rente de s'accroître dans des proportions importantes). La contradiction qui oppose propriétaires fonciers et capitalistes au sujet de la distribution de la rente est donc secondaire par rapport à la convergence fondamentale de leurs intérêts au point de vue des rapports de production. Cependant, pour les paysans, la rente est à la fois rapport de production et rapport de distribution ; il peut donc y avoir à un moment donné solidarité entre paysannerie travailleuse et bourgeoisie contre la propriété foncière au niveau des rapports de distribution ; notons qu'il ne s'agit pas alors de la seule bourgeoisie agraire mais de l'ensemble de la bourgeoisie puisque, comme le prouve la démonstration de Marx, c'est sur l'ensemble de la plus-value sociale qu'est prélevée la rente. Cette solidarité est la base de la Révolution française. La bourgeoisie dans son ensemble se fait alors le champion des intérêts de la paysannerie qui convergent, du point de vue des rapports de distribution, avec les siens. Mais

justement, il ne s'agit que de rapports de distribution et non de rapports de production. C'est pourquoi cette solidarité n'est que momentanée : une fois la propriété foncière disparue, les fonctions qu'elle accomplissait (expulsion des paysans, extorsion de surproduit à la paysannerie) devront être prises en charge par la bourgeoisie elle-même, pour laquelle c'est une nécessité vitale que de telles fonctions soient remplies. La bourgeoisie agit alors par son appareil d'État (impôts) ou par l'intermédiaire du capital financier et de ses ramifications rurales (hypothèques). Après avoir détruit les rapports de production qui opposaient propriétaires fonciers et paysans, la bourgeoisie rétablit à son profit des rapports de production similaires avec la paysannerie travailleuse (c'est ce que Marx montre dans ses textes historiques sur la France). Cette ambiguïté sur le statut de la rente — rapport de production ou rapport de distribution — peut donc être un obstacle à une juste analyse des luttes de classes. Au-delà même du problème de la rente proprement dite, comme le capitalisme est articulé actuellement avec d'autres modes de production, lever une telle ambiguïté dans le cas de la rente peut nous permettre de la lever pour d'autres luttes de classes. Il nous faut maintenant répondre à l'autre question que nous nous sommes posé : est-ce bien de cet objet-là que Marx nous parle ? A cette question, la lecture du chapitre XXXVII (« Considérations préliminaires ») du livre III apporte une réponse sans ambiguïté. En effet : « De 1849 à 1859, en Angleterre, par exemple, le salaire des ouvriers agricoles a augmenté grâce à un concours de criconstances inéluctables [...]. En même temps, si l'on excepte les mauvaises récoltes de 1854-1856, les prix moyens du blé baissèrent de plus de 16 % pendant cette période. Les fermiers réclamèrent à cor et à cri la diminution des rentes. Dans certains cas, ils obtinrent satisfaction ; mais, en moyenne, leurs demandes demeurèrent sans résultat » Ainsi, bien loin d'apparaître comme un effet du surpo59. Ibid., 1. III, t. III, p. 20.

fit, c'est-à-dire pour le moins de suivre les v a r i a t i o n s de ce surprofit, la rente reste constante. Par ailleurs, les termes employés pour évoquer les débats entre fermiers et propriétaires sur la détermination de son volume montrent que cette détermination est de nature politique. Cette intervention directe du politique comme source de l'extorsion de la rente foncière apparaît plus clairement dans l'exemple — cité à contrario par Marx — de l'Irlande : « Nous n'examinerons pas ici le cas où la rente foncière, qui est la forme de propriété foncière correspondant au mode capitaliste de production, existe formellement, sans qu'existe le mode capitaliste industriel ou que le mode d'exploitation agricole qu'il pratique soit capitaliste. Le cas existe par exemple en Irlande. En général le fermier y est un petit paysan. [...] [Suit une description de l'exploitation de ces petits paysans par les propriétaires fonciers.] Ce pillage permanent constitue l'objet de la querelle sur la législation agraire irlandaise [concernant les droits des fermiers chassés du sol]. [...] A quoi Palmerston avait l'habitude de répondre cyniquement : ' la Chambre des Communes est u n e

c h a m b r e

de

propriétaires

fonciers '

»

Dans le cas où il ne s'agit pas de petits paysans mais de fermiers employant des salariés, le t a u x élevé de la rente foncière a pour résultat soit les bas salaires, soit un prélèvement sur le profit moyen, soit, ce qui est le cas le plus général, les deux à la fois. Parfois même la rente foncière est

« prélevée

sur

le

salaire

d u

fermier

l u i - m ê m e

».

O r

dans ce cas aussi, c'est par l'intermédiaire du système politico-juridique qu'est maintenue l'exploitation des petits fermiers et la surexploitation des ouvriers agricoles, comme le p r o u v e

l'exemple

des lois s u r

le b l é

Tous ces rapports de production n'ont rien à voir avec le mode de production capitaliste. Ils ont une caractéristique commune, c'est que « l'appropriation de la rente est 60. D e m ê m e que, en ce q u i c o n c e r n e les r a p p o r t s de l a v a l e u r e t des p r i x , « la v a l e u r des m a r c h a n d i s e s ne se m a n i f e s t e plus d i r e c t e m e n t q u e d a n s l ' i n f l u e n c e q u ' e x e r c e n t les c h a n g e m e n t s de p r o d u c t i v i t é du t r a v a i l s u r la h a u s s e e t l a baisse des p r i x de p r o d u c t i o n , s u r leur mouvement, m a i s n u l l e m e n t s u r leurs l i m i t e s ultimes » (Ibid., 1. I I I , t. I I I , p. 206, s o u l i g n é p a r n o u s , P . - P . R.). 61. I b i d . , 1. I I I , t. I I I , p. 17-18. 62. I b i d . , 1. I I I , t . I I I , p. 17 e t 21. 63. I b i d . , 1. I I I , t . I I I , p. 19.

la forme économique sous laquelle se réalise la propriété f o n c i è r e », c'est-à-dire que les rapports de production apparaissent comme la réalisation, dans la sphère économique, de rapports politico-juridiques, donc de rapports extra-économiques ; or ceci nous ramène aux développements que Marx consacre, dans le chapitre « Genèse de la rente foncière », au mode de production féodal : « Dans ces conditions, il faut des raisons extra-économiques, de quelque nature qu'elles soient, pour les obliger [les producteurs directs] à effectuer du travail pour le compte du propriétaire foncier en titre. « Ce producteur immédiat n'est donc pas libre : mais cette dépendance peut s'amenuiser depuis le servage avec obligation de corvée jusqu'au paiement d'une simple redevance65.

»

Ainsi des petits paysans irlandais ou des fermiers qui « rarement en mesure de se lancer dans une autre profession que l'agriculture consentent souvent à payer une rente dont ils savent eux-mêmes qu'elle est trop élevée » sont contraints de travailler eux-mêmes de leurs mains « aussi assidûment qu'un ouvrier a g r i c o l e » sans pouvoir même rémunérer, une fois payée la rente, leur propre force de travail. Cependant il convient de mettre en évidence les modifications de la « nature des raisons extra-économiques » qui permettent l'appropriation de ce surtravail par les propriétaires fonciers. Marx nous donne des indications précieuses sur ce qu'il entend par là, dans le chapitre de « L'accumulation primitive » consacré à « L'expropriation de la population campagnarde ». Tout d'abord ceci : « La longue guerre des Deux Roses, ayant dévoré l'ancienne noblesse, la nouvelle, fille de son époque, regardait

l'argent

c o m m e

la puissance

des

p u i s s a n c e s

»

Voilà le premier élément du nouveau développement de la propriété foncière « sur la base du mode capitaliste de production ». Voici le second : « Sous la restauration des Stuart, les propriétaires fonciers vinrent à bout de commettre légalement une usurpa64. 65. 66. 67.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

1. 1. 1. 1.

III, III, III, I, t.

t. III, p. 26. t. III, p. 171. t. III, p. 21. III, p. 158.

tion, accomplie ensuite sur le continent sans le moindre détour parlementaire. Ils abolirent la constitution féodale du sol, c'est-à-dire qu'ils le déchargèrent des servitudes qui le grevaient, en dédommageant l ' É t a t par des impôts à lever sur les paysans et le reste du peuple, revendiquèrent à titre de propriété privée, dans le sens moderne, des biens possédés en vertu de titres féodaux, et couronnèrent l'œuvre en octroyant aux travailleurs ruraux ces lois sur le domicile légal (laws of Settlement) qui faisaient d'eux une appartenance de la paroisse, tout comme le fameux édit du Tartare, Boris Godounov, avait fait des paysans russes une apparten a n c e

de

la glèbe68.

»

Ce texte révèle que : 1) la transformation du titre féodal en titre de propriété privée moderne fut obtenue par le biais politico-juridique (en l'occurrence une loi), 2) que « sur le continent », on ne prit même pas un tel « détour » mais que le même résultat fut atteint par la violence pure et simple, qui avait de tous temps régi les rapports entre les féodaux et leurs dépendants ; de ce fait l'utilisation en Angleterre d'une forme apparentée au droit bourgeois pour arriver aux mêmes fins apparaît nettement pour ce qu'elle est : un simple déguisement des rapports féodaux antérieurs, 3) qu'à cette occasion se produisit, du point de vue de la « liberté » des travailleurs (en l'occurence paysans), un retour en arrière puisque les libres paysans du xve siècle se trouvaient de nouveau assujettis non plus à la glèbe mais à la paroisse ; ce qui dans le cadre de la nouvelle expression des rapports de production féodaux permettait d'atteindre le même but, c'est-à-dire avoir toujours sous la main à la fois la terre et les travailleurs pour la mettre en valeur. Ainsi, les rapports de production féodaux apparaissent comme permanents sous leurs différentes formes : — Permanents en ce que les travailleurs ne sont pas « libres » (au sens capitaliste du terme), c'est-à-dire en ce que la rente est l'effet économique d'une contrainte politicojuridique. — Les formes sont cependant différentes : le rapport de dépendance féodal est un rapport d'homme à homme. Il 68. Ibid., 1. I, t. III, p. 163.

n'a pour garant que la force du noble, exercée directement par lui-même, à l'aide de sa « suite seigneuriale ». Au contraire, le rapport établi sous la restauration des Stuart (après le licenciement de ces « suites seigneuriales » prend un caractère juridique ; mais il lie encore en fait un groupe d'hommes déterminé (les paysans de la paroisse) à un propriétaire foncier déterminé. Enfin, dans la dernière période, au XIX siècle, le lien n'est plus qu'entre les deux classes, celle des propriétaires fonciers d'une part, celle des paysans et petits fermiers de l'autre ; et il s'exprime dans des termes purement politiques : « Palmerston avait l'habitude de répondre cyniquement : ' la Chambre des Communes est une chambre de propriétaires fonciers '. » Ainsi, si la propriété foncière et sa « réalisation économique », la « rente foncière capitaliste », apparaissent comme « résultats historiques spécifiques » du mode de production capitaliste, elles apparaissent aussi comme résultats historiques spécifiques du mode de production féodal. Le droit, comme la structure politique et les rapports économiques qu'évoque Marx dans la section sur la rente foncière, porte le double sceau de deux modes de production en lutte pour l'hégémonie : caractéristique de ce que les marxistes ont appelé une « période de t r a n sition » et qui n'est autre que le procès d'articulation de ces deux modes de production, procès dont l'enjeu est l'inversion d'une dominante. Revenons encore quelques instants sur le droit, tel qu'il se manifeste dans la propriété privée du sol et sur les rapports économiques qui se dissimulent derrière cette forme juridique. Dans la dernière édition de Lire Le C a p i t a l , E. Balibar a introduit les développements suivants concernant la place du système juridique dans le mode de production capitaliste (au sens large) : « L'universalité du système juridique en reflète, au sens strict, une autre qui appartient à la structure économique : c'est l'universalité de l'échange marchand dont nous savons qu'elle se trouve réalisée seulement sur la base du mode de production capitaliste. » 69. Ibid., 1. I, t. III, p. 158. 70. L. Althusser et E. BALIBAR, op. cit.

Balibar cite, parmi les nouvelles marchandises jetées sur le marché par le mode de production capitaliste, la force de travail, et parmi les nouveaux échangistes, le producteur direct (en t a n t qu'il vend sa force de travail et non pas son produit). Mais que dire de la terre et du propriétaire foncier ? Nous avons vu que, en ce qui les concerne, le texte de Marx est parfaitement clair : « Le prix d'achat ou valeur de la terre, catégorie de toute évidence irrationnelle tout comme le prix du travail puisque la terre n'est pas un produit du travail et n'a donc pas de valeur71.

»

Ainsi, la terre n'est donc pas une marchandise au même titre que la force de travail mais au même titre que le travail, c'est-à-dire une marchandise irrationnelle (comme « un logarithme jaune »), derrière laquelle « se dissimule un rapport de production r é e l ». Or le rapport de production réel qui se dissimule derrière la formule irrationnelle du « prix du travail », nous le connaissons : c'est le rapport de production central du mode de production capitaliste, la plusvalue, différence entre la valeur de la force de travail et la valeur résultant de la mise en action de cette force de travail. Quant à l'autre marchandise irrationnelle, ce que nous venons de montrer au cours des pages précédentes, c'est qu'elle dissimule également un rapport de production qui n'est pas rapport de production du mode de production capitaliste mais rapport de production féodal bien qu'il s'exprime « sur la base du mode de production capitaliste » et en particulier dans les termes de son droit ; ce rapport de production, c'est la rente foncière. D'ailleurs, une fois éclairé ce qu'est effectivement la rente foncière, il apparaît que Marx exprime lui-même ce fait sans aucune ambiguïté : « En fait il s'agit ici du prix d'achat non point du sol, mais de la rente foncière qu'il rapporte, calculée d'après le t a u x d'intérêt courant. Mais cette capitalisation de la rente suppose la rente, tandis qu'inversement, la rente ne peut pas être déduite de sa propre capitalisation, ni expliquée par elle. C'est son existence, indépendamment de toute 71. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. III, t. III, p. 15, souligné par nous, P.-P. R. 72. Ibid., 1. III, t. III, p. 65.

transaction, qui est ici au contraire la condition préalable d o n t

nous

il l ' a

l o u é

p a r t i r o n s

»

Ceci explique que la propriété foncière entre en contradiction avec les rapports de production bourgeois, lorsque par exemple la location à bail d'un terrain permet au propriétaire foncier de s'approprier, à l'issue du bail, les immeubles construits sur ce terrain par le capitaliste auquel Ceci explique d'un autre côté que, dans des pays qui n'ont jamais connu le féodalisme, comme les États-Unis, la simple importation du droit de propriété de la terre permet de reproduire ces rapports féodaux au bénéfice non pas des nobles mais des spéculateurs f o n c i e r s Enfin, ceci nous permet de comprendre définitivement la relation entre rente absolue et rente différentielle : si la rente absolue est la plus extérieure par rapport au mode de production capitaliste, c'est qu'elle est la plus centrale par rapport au mode de production féodal. C'est seulement en ce qui concerne la rente absolue que rente et propriété foncières apparaissent indissociables, que le rapport juridique — propriété foncière — apparaît comme la cause dont le rapport économique — la rente — est l'effet. Mais en retour, la découverte de cette propriété foncière et de son efficace explique un inexpliqué de la rente différentielle : son appropriation par le propriétaire foncier et non par le capitaliste. C'est bien ce que nous dit le texte suivant de Marx, si on le lit comme il se doit, c'est-à-dire à l'envers : « La rente différentielle a ceci de particulier que le propriétaire foncier prélève seulement le surprofit qu'autrement le fermier empocherait et qu'il empoche effectivement dans certaines conditions, pendant la durée de son bail. La propriété foncière est simplement la cause du transfert d'une personne à une autre, du capitaliste au propriétaire foncier, d'une fraction du prix des marchandises qui devient du surprofit, sans que le propriétaire ait eu à intervenir ; ce surprofit résulte au contraire de la détermination par la concurrence du prix de production régulateur du prix de marché. Mais la propriété foncière n'est pas la cause qui 73. I b i d . , 1. I I I , t . I I I , p. 15. 74. Cf. I b i d . , 1. I I I , t . I I I , p. 13-14 e t 157-158. 75. Voir l a l e t t r e d e M a r x à E n g e l s d u 26 n o v e m b r e 1869 s u r Le C a p i t a l , op. cit., p. 250.

Lettres

crée cette partie du prix ni la hausse de prix qui la conditionne. Par contre, si le plus mauvais terrain ne peut être cultivé (quoique sa mise en exploitation produise le prix de production), t a n t qu'il ne rapporte pas un excédent sur le prix de production, une rente, c'est bien la propriété foncière qui provoque la création de cette hausse de prix-ci. C'est la propriété foncière elle-même qui a produit de la r e n t e .

»

76. Ibid., 1. III, t. III, p. 139-140, souligné par Marx.

2 Le procès d'articulation

I. — La « transition » du féodalisme au capitalisme Nous voici maintenant aptes à saisir les implications de la phrase de Marx : « La propriété foncière se distingue des autres formes de la propriété : elle apparaît comme superflue et néfaste à un certain niveau de développement économique, même du point de vue de la production c a p i t a l i s t e » A la première question qu'on ne peut manquer de se poser en lisant cette phrase, Marx a, nous l'avons vu, longuement répondu. Cette question est : pourquoi, si « à partir d'un certain niveau de développement » du capitalisme, la propriété foncière apparaît « superflue et néfaste », y a-t-il cependant une période où la propriété foncière n'est ni superflue, ni néfaste, avant que ce niveau ne soit atteint ? Nous savons que la raison en est la nécessité de séparer le producteur direct et les moyens de production. Cependant le caractère de nécessité que revêt la propriété foncière pendant cette période (en quoi est-elle nécessaire ? qu'est-ce qui en elle est nécessaire ?) ne ressortira que lorsque nous aurons analysé la seconde période (celle où elle n'est plus 1. K. MARX, Le Capital, 8 vol., Éditions sociales, 1960, 1. III, t. III, p. 14.

nécessaire) qui nous permettra de comprendre par quoi la fonction nécessaire qu'elle accomplit a été remplacée, et même de saisir quelle était cette fonction nécessaire et d'où venait cette nécessité qui se transforme en son contraire. Notons tout de suite que nous rejoignons ici le problème même dont nous avons cherché la formulation et la solution implicite dans les chapitres de Marx consacrés à la rente foncière, le problème de cet impensé de Rosa Luxemburg (et de Marx) qu'est la place de la violence politique à la naissance et au cours de la vie du capital, lorsqu'il s'articule à d'autres modes de production. L'évolution de la propriété féodale vers la propriété foncière, forme la plus adaptée au mode de production capitaliste, doit apparaître, et apparaît effectivement dans le texte de Marx comme une nécessité non seulement du point de vue du mode de production capitaliste mais aussi du point de vue du mode de production féodal. Arrêtonsnous un instant à la contradiction apparente de ces deux nécessités. Dans le cas de la transition du mode de production féodal au mode de production capitaliste, il semble aller de soi qu'on étudie la nécessité de l'évolution à partir du féodalisme, puisque le capitalisme naît ici de rien. Par contre, dans tous les autres exemples historiques connus de développement du capitalisme au sein d'une formation sociale non capitaliste, le capitalisme a été importé d'ailleurs, déjà grand et bien armé. On est tenté alors de n'analyser la nécessité de son développement que du seul point de vue de ses propres lois. Nous verrons cependant qu'il n'est pas possible de se contenter de cette vision unilatérale et que la phase de transition ne peut être comprise qu'à partir des caractéristiques internes du mode de production domin a n t avant l'intrusion du capital. La formation sociale doit accoucher de sa propre forme de transition vers le capitalisme. La formation sociale de transition se trouve alors soumise à une double histoire, où éclate la contradiction entre les deux ordres de nécessités : d'une part l'histoire du capital lui-même qui s'écrit pour l'essentiel en dehors de telles formations sociales ; d'autre part l'histoire de la transition, spécifique des modes de production qui y sont articulés. En retour, la mise en évidence de cette nécessité interne à la formation sociale, même dans le cas où le capitalisme arrive t o u t armé et où l'issue du combat ne fait

pas de doute, nous éclaire sur la nécessité de la transition du féodalisme au capitalisme, et sur le caractère interne au féodalisme lui-même de cette nécessité : elle éclaire le fossé qui sépare le matérialisme historique d'un évolutionnisme vulgaire pour lequel Marx et Engels n'avaient que sarcasmes. Dans Le Capital et dans d'autres textes de Marx, le mouvement qui amène le capital au jour au sein de la société féodale est souvent évoqué ; citons : — les Fondements de la critique de l'économie politique, — le chapitre « Aperçu historique sur le capital marc h a n d », — « L'accumulation primitive » et le chapitre sur la « Genèse de la rente f o n c i è r e ». Cependant c'est à notre avis dans le premier chapitre de la V I section du livre III (« Considérations préliminaires ») que la nécessité de la transition vue du point de vue du mode de production féodal, c'est-à-dire du point de vue de la classe dominante de ce mode de production, est le plus clairement montrée : « La rente, en t a n t que rente monétaire, ne peut se développer que sur la base de la production marchande, plus exactement de la production capitaliste ; elle se développe dans la mesure même où la production non agricole se développe indépendamment d'elle ; car c'est dans cette mesure que le produit agricole devient marchandise, valeur d'échange et valeur5. » Ainsi apparaissent directement liés l'accroissement de la rente foncière et l'expulsion d'une partie (ou de la totalité) des producteurs directs, destinés à devenir (après un processus plus ou moins long : voir « La législation sanguinaire contre les expropriés ») ouvriers, c'est-à-dire d'une part acheteurs de vivres et autres biens de consommation qui doivent prendre au préalable la forme de marchandises (alors que la production paysanne est très largement autoconsommée aux temps féodaux) et d'autre part agents de la transformation de produits agricoles (biens de produc2. K. MARX, Fondements de la critique de l'économie politique, 2 t., Anthropos, 1968, t. I, p. 467-480. 3. Le Capital, op. cit., 1. III, t. I, p. 339-345. 4. Ibid., 1. 1, t. III, V I I I section et 1. III, t. III, V I section, chap. XLVII. 5. Ibid., 1. III, t. III, p. 29.

tion) utilisés par l'industrie et prenant également la forme de marchandises. Le processus s'amorce en Angleterre pour fournir en laine les manufactures des Flandres : « En guerre ouverte avec la royauté et le Parlement, les grands seigneurs créèrent un prolétariat bien autrement considérable [Marx vient de parler d'une autre origine du prolétariat : le licenciement des suites seigneuriales favorisé et plus ou moins imposé par la montée de l'absolutisme] en usurpant les biens communaux des paysans et en les chassant du sol qu'ils possédaient au même titre féodal que leurs maîtres. Ce qui en Angleterre donna lieu surtout à ces actes de violence, ce fut l'épanouissement des manufactures de laine en Flandres et la hausse des prix de la laine qui en résulta. La longue guerre des Deux Roses, ayant dévoré l'ancienne noblesse, la nouvelle, fille de son époque, regardait l'argent comme la puissance des puissances. Transformation des terres arables en pâturages, tel fut son cri de guerre » Il apparaît ici que le développement des manufactures des Flandres est indirectement l'origine du mouvement d'expropriation de la fin du xve et du début du XVI siècle en Angleterre, mouvement qui permettra la généralisation des manufactures capitalistes. Peut-être est-ce là le secret de ces voyages un peu mystérieux d'un pays à l'autre du capital au cours de son développement qu'évoque Marx dans la section sur « L'accumulation primitive » : « Les rapines et les violences vénitiennes forment une des bases de la richesse en capital de la Hollande à qui Venise en décadence prêtait des sommes considérables. A son tour, la Hollande, déchue vers la fin du XVII siècle de sa suprématie industrielle et commerciale, se vit contrainte à faire valoir des capitaux énormes en les prêtant à l'étranger et, de 1701 à 1776, spécialement à l'Angleterre, sa rivale victorieuse. E t il en est de même à présent de l'Angleterre et des États-Unis. Maint capital qui fait aujourd'hui son apparition aux États-Unis sans extrait de naissance n'est que du sang d'enfants de fabrique capitalisé hier en Angleterre » Le rapprochement de ces deux textes (en ce qui c oncerne le second, le passage qui nous intéresse ici le plus directe6. Ibid., 1. 1, t. III, p. 158. 7. Ibid., 1. 1, t. III, p. 198.

ment est celui qui a trait au transfert de capitaux de Hollande en Angleterre) montre que la condition essentielle pour le développement du mode de production capitaliste est la présence d'une masse de travailleurs « libres », et qu'en Angleterre, c'est le système féodal lui-même qui a créé cette condition en recherchant simplement l'accroissement de la rente. Ainsi, c'est la reproduction à une échelle élargie du rapport de production fondamental du mode de production féodal, la rente foncière, qui crée les conditions de développement du mode de production capitaliste : on retrouve la problématique de Marx lorsqu'il étudiait la mutation de la commune antique vers le mode de production esclavagiste : « Le but de toutes ces communes est la conservation, c'est-à-dire la reproduction, en tant que propriétaires, des individus qui les composent ; autrement dit, le maintien du mode objectif d'existence fondé sur le rapport mutuel entre les membres qui forment la commune. Mais cette reproduction est en même temps et nécessairement production nouvelle et destruction de l'ancienne f o r m e . » Problématique hégélienne ? Oui, si on prend ces quelques phrases à la lettre. Mais en fait, dans ce cas comme dans celui du mode de production féodal, la reproduction de l'ancienne forme n'est pas chez Marx négation en soi de cette forme, mais est simplement création des conditions de développement d'une forme nouvelle. Or, des conditions de ce développement à ce développement lui-même (qui, seul, est la négation de la forme ancienne) il y a t o u t e l'épaisseur des pratiques qui accomplissent ce développement sur la base de ces conditions ; c'est l'épaisseur de ces pratiques qui sépare la dialectique hégélienne de la dialectique marxiste où les formes n'engendrent pas d'autres formes, où ce sont les classes (« les hommes ») qui font l'histoire sur la base des conditions que cette histoire leur a léguées. La phase de transition apparaît comme la phase d'une double nécessité : nécessité du développement du capitalisme pour les propriétaires fonciers, car c'est ce développement qui assure le développement de leurs rentes. Nécessité du maintien de la propriété foncière (sous une forme 8. K . MARX, F o n d e m e n t s de la critique de l'économie politique, op. cit., t . I, p. 456-457, s o u l i g n é p a r M a r x .

nouvelle, spécifique de la transition vers le capitalisme) pour les capitalistes, car elle seule assure l'approvisionnement en forces de travail d'une part, en marchandises (d'origine agricole) d'autre part. Cette deuxième nécessité, Marx nous permet d'en préciser le lieu dans le chapitre de « L'accumulation primitive », « Contrecoup de la révolution agricole sur l'industrie ». « Les événements qui transforment les cultivateurs en salariés et leurs moyens de subsistance et de travail en éléments matériels du capital, créent à celui-ci son marché intérieur. Jadis la même famille paysanne façonnait d'abord puis consommait directement — du moins en grande partie — les vivres et les matières brutes, fruits de son travail. Devenus maintenant marchandises, ils sont vendus en gros par le fermier, auquel les manufactures fournissent le marché. D'autre part, les ouvrages tels que fils, toiles, laineries ordinaires, etc. — dont les matériaux communs se trouvaient à la portée de toute famille paysanne — jusquelà produits à la campagne, se convertissent dorénavant en articles de manufactures auxquels la campagne sert de débouché. [...] Pourtant la période manufacturière proprement dite ne parvient point à rendre cette révolution radicale. [...] C'est la grande industrie seule qui, au moyen des machines, fonde l'exploitation agricole capitaliste, sur une base permanente, qui fait radicalement exproprier l'immense majorité de la population rurale, et consomme la séparation de l'agriculture d'avec l'industrie domestique des campagnes, en en extirpant les racines — le filage et le tissage » De ce texte nous pouvons tirer aussi bien la théorie de la pénétration du capitalisme dans l'agriculture que, plus généralement, la théorie du procès d'articulation du mode de production capitaliste et de modes de production où agriculture et artisanat sont étroitement i m b r i q u é s 1) Dans un premier temps, le couple production paysanne-artisanat local est en partie remplacé par le couple fermier-manufacture. Mais l'artisanat des campagnes n'est pas détruit. Autrement dit, la séparation agriculturemanufacture ne repose pas sur un mécanisme directement économique mais sur la présence du propriétaire foncier qui : 9. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. I, t. III, p. 189-190.

— d'une part, expulse les paysans et crée ainsi une masse de prolétaires n'ayant à vendre que leur force de travail, donc contraints de travailler pour les manufactures. Marx note cependant que ces manufactures exigent en retour le maintien d'une paysannerie travaillant essentiellement « pour la première façon des matières brutes », tel le lin, si bien que l'expulsion des paysans ne saurait être générale durant cette période. — d'autre part, par l'exigence d'une rente en argent, impose aux fermiers de convertir sur le marché une grande partie de la production agricole. Mais si le propriétaire foncier venait à disparaître, rien n'empêcherait à priori le système antérieur de se reconstituer. C'est exactement ce qui se produit lors de l'émigration aux États-Unis où, l'organisation patriarcale de la production n'ayant pas été détruite (ce qui suppose le maintien de traditions artisanales, de « tours de mains »..., aussi bien dans l'agriculture que dans l'artisanat proprement dit, toutes choses qui disparaissent de la société industrielle où le travailleur n'est plus que le prolongement de l'outil et non pas l'outil le prolongement de la main du travailleur), il se reconstitue une paysannerie vivant en autarcie sans échanges avec le monde industriel, ou presque sans échanges : « Cent dollars suffisaient probablement en moyenne dans la ferme la plus importante pour entretenir des valets, réparer les instruments de travail et faire face à d'autres dépenses éventuelles » 2) Au contraire, le développement du grand capital industriel détruit radicalement l'artisanat : sa pénétration dans certaines branches agricoles le dispense des services de la petite paysannerie ; tous les procès de production successifs dont il a besoin, depuis la culture des matières premières agricoles jusqu'à leurs ultimes transformations, sont effectués dans le cadre capitaliste. Ainsi, contrairement à la manufacture, il ne maintient en vie aucune des petites productions artisanales : en abaissant les prix de production, il élimine au contraire toutes ces productions artisanales et de ce fait rend les paysans producteurs de vivres tributaires du marché capitaliste pour leur approvisionnement en biens de production. 10. Cité par Rosa LUXEMBURG, L'Accumulation du capital, 2 t., Maspero, 1967, t. II, p. 71.

3) Marx ne distingue pas explicitement une troisième phase : celle au cours de laquelle les paysans producteurs de vivres subissent à leur tour la concurrence de la production capitaliste dans leur propre secteur, concurrence à laquelle ils ne peuvent échapper dès lors que l'artisanat a été détruit et qu'ils sont devenus tributaires du marché. Cette phase peut être évitée si l'expropriation des petits paysans et leur remplacement par des fermiers sont entièrement accomplis par la propriété foncière. Mais la présence des propriétaires fonciers n'est plus nécessaire au capital pendant cette dernière période ni pour son approvisionnement en forces de travail (qui est assuré par la ruine des petits paysans et petits fermiers) ni pour son approvisionnement en matières premières agricoles, ni pour l'approvisionnement vivrier des ouvriers et des capitalistes euxmêmes, qui sont fournis aux marchés urbains par les producteurs agricoles capitalistes. Rosa Luxemburg anal y s e ce procès d'élimination de la petite production paysanne par les seuls mécanismes de la concurrence capitaliste (du moins à partir d'un certain moment) aux ÉtatsUnis où la grande propriété foncière ne joue pas le rôle principal dans cette élimination (en fait la propriété foncière de type spéculatif est apparue après la petite propriété paysanne et n'a donc pas pu jouer, vis-à-vis des paysans, le rôle qu'elle a joué en Angleterre notamment pour la création des « travailleurs libres »). II. — Rôle de la propriété foncière dans chacune des trois phases L ' o r d o n n a n c e m e n t de ces t r o i s p h a s e s est assez fragile e t sa r u p t u r e p e u t a v o i r des c o n s é q u e n c e s d u r a b l e s sur l'évol u t i o n agricole c o m m e sur l ' é v o l u t i o n industrielle d ' u n p a y s donné. Q u a n d , p r é c i s é m e n t , la p r o p r i é t é foncière cesse-t-elle d ' ê t r e nécessaire a u c a p i t a l i s m e p o u r a p p a r a î t r e « superflue et n é f a s t e » ? 1) Il est é v i d e n t qu'elle est nécessaire p e n d a n t t o u t e la p r e m i è r e p h a s e a u cours de laquelle n o n s e u l e m e n t elle a p p r o v i s i o n n e l ' i n d u s t r i e en forces de t r a v a i l ( p a r les e x p u l s i o n s ) e t en m a r c h a n d i s e s (grâce à la r e n t e en a r g e n t 11. Ibid., t. II, p. 69-84.

qui impose la commercialisation du produit agricole) mais encore où elle joue très souvent, par l'intermédiaire de l ' É t a t absolutiste qu'elle domine (quelles que soient par ailleurs les contradictions secondaires qui apparaissent çà et là entre elle et cet État), un rôle déterminant : dans l ' a c c u m u l a t i o n primitive, dans

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12. Cf. K . MARX, Le C a p i t a l , op. cit., 1. I, t. I I I , « L a g e n è s e d u c a p i t a l i s m e i n d u s t r i e l », p. 192-202. 13. I b i d . , 1. I, t. I I I , p. 178-179.

value extorquée par les capitalistes (par le double effet de l'augmentation de la masse des travailleurs et de l'accroissement du t a u x de plus-value). Symétriquement, l'augmentation du volume des affaires industrielles et de la masse des travailleurs à nourrir nécessite par deux voies différentes (dont les effets sont additifs) un accroissement de la masse des produits agricoles qui passent sur le marché et, en conséquence, de la masse de la rente absolue extorquée par les propriétaires fonciers aux petits fermiers et aux paysan . Comme le montre Marx, le développement du marché est la condition du développement de la rente en a r g e n t et il ne peut avoir lieu que sur la base du mode capitaliste de production. Ici c'est le taux d'exploitation qui croît de façon galopante puisque la rente s'accroît tandis que la population agricole décroît (l'analyse plus précise de ce que signifient ces divers termes dans le cadre du mode de.production féodal nous entraînerait audelà de notre propos). Il semble au premier abord que la contradiction principale (mais ceci demanderait à être démontré) soit pendant toute cette période celle qui oppose propriétaires fonciers et paysans. Elle se reflète au niveau politique de façon secondaire par des contradictions internes au pouvoir absolutiste : ces contradictions opposent les propriétaires fonciers à la bureaucratie royale, défenseur jusqu'à un certain point des intérêts des paysans ; de ce fait l'absolutisme entre en contradiction non seulement avec les intérêts

14. Dans « Genèse de la rente foncière capitaliste », Marx écrit (Le Capital, op. cit., 1. III, t. III, p. 177) « [le passage de la rente en nature à la rente en argent] ne peut d'ailleurs pas se faire sans un certain développement de la force productive sociale. L'échec des tentatives entreprises en ce sens sous l'Empire romain et le retour à la rente en nature en témoignent, après de vains essais de transformer généralement en rente argent au moins la fraction de rente destinée à l'État sous forme d'impôt. » De ce texte s'inspire peut-être l'économiste brésilien Celso Furtado lorsqu'il soutient la thèse que le féodalisme du Brésil ne serait pas la forme primitive mais résulterait de la dépression du marché du sucre qui fait passer de l'économie esclavagiste ouverte sur l'extérieur du XVII siècle à une économie féodale autarcique, de même que (selon Furtado) la crise économique de l'Empire romain, accomplie également sans diminution de la force productive du travail agricole, a fait passer des latifundia marchandes au domaine féodal refermé sur lui-même. Voir à ce sujet : Christian TOPALOV, Les Structures agraires brésiliennes, critique des doctrines, D.E.S. de Sciences économiques, ronéotypé, novembre 1968, p. 37-43.

des aristocrates terriens mais aussi avec ceux de leurs « alliés naturels » de « la nouvelle bancocratie de la haute finance fraîche éclose et des gros m a n u f a c t u r i e r s », c'est-àdire de la bourgeoisie : comme quoi, caractériser l ' E t a t de la période de transition du féodalisme au capitalisme (qu'il soit ou non absolutiste, ce qui a peu d'importance) comme une forme d ' É t a t déjà bourgeois à une époque où « la contradiction principale se situe précisément entre la noblesse et la b o u r g e o i s i e » n'a aucune espèce de rapport, quel que soit le point de vue qu'on prenne, avec l'analyse fournie par Marx lui-même de ce phénomène. Ainsi, les rois d'Angleterre depuis Henri V I I en 1489 jusqu'à Charles I en 1638 s'opposent, de plus en plus faiblement à mesure que les années passent, aux e x p r o p r i a t i o n s Quant à la République de Cromwell, elle s'appuie essentiellement sur la yeomanry, ou paysannerie i n d é p e n d a n t e ; elle représente le dernier et le plus efficace sursaut des classes paysannes opprimées contre les propriétaires fonciers oppresseurs (Cromwell ne défend pas uniquement les yeomen mais aussi les salariés en interdisant la construction de logements sans terres attenantes — 4 acres — à quatre miles autour de L o n d r e s P a r la suite, l ' É t a t absolutiste, que nous venons 15. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. I, t. III, p. 164. 16. Nikos POULANTZAS, Pouvoir politique et classes sociales, 2 t., Maspero, 1970, p. 170. Poulantzas « insiste sur ce point ) que la contradiction principale est bien celle qu'il dit. Nous pensons pour notre p a r t qu'on peut hésiter — et que seule une théorie complète permettra de trancher — sur le point de savoir si la contradiction principale est entre propriétaires fonciers et paysans ou au contraire entre capitalistes et ouvriers (en fait, il y a un moment — à déterminer — où la deuxième contradiction remplace la première au sommet de la hiérarchie) ; par contre, t o u t le texte de Marx montre qu'en aucun cas cette contradiction principale ne peut être ni à l'époque « absolutiste » ni plus t a r d celle qui oppose noblesse et bourgeoisie. Notons que la carence essentielle de la démarche de Poulantzas vient de ce qu'il ne pose jamais le problème fondamental du marxisme face à n'importe quelle instance (politique, idéologique ou économique), celle de la place et de la fonction de cette instance par rapport au mode de production. Ce problème, qui aurait dû être au centre du livre, est tout simplement escamoté en une seule phrase de la p. 30 où, après un résumé rapide des thèses de Balibar sur la combinaison forces productives-rapports de production, il nous est dit : « Cette combinaison détermine une autonomie spécifique du politique et de l'économique » [dans le mode de production capitaliste]. » 17. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. I, t. III, p. 159-161. 18. Ibid., 1. I, t. III, p. 163. 19. Ibid., 1. I, t. III, p. 161.

de voir s'opposer simultanément à la bourgeoisie et à l'aristocratie, appuiera l'une et l'autre (leurs intérêts étant derechef convergents) par les diverses « législations sanguinaires » contre les travailleurs. 2) Au cours de la deuxième phase, la nécessité de la propriété foncière demeure : en effet, pendant cette période le capitalisme détruit l'artisanat rural et, de ce fait, rend les paysans parcellaires dépendants du marché pour leur approvisionnement en moyens de production et en biens de consommation non vivriers. Mais le capitalisme ne s'est pas encore emparé de la production vivrière et certaines branches de cette production (par exemple l'élevage bovin) résistent très longuement, à cause du sous-développement même des forces productives dans ces branches, à la mainmise de la grande production de type i n d u s t r i e l Ainsi sont créées les conditions pour que puisse fonctionner la concurrence entre la production paysanne et la production capitaliste puisque la production paysanne est contrainte de se présenter sur le marché, lieu de cet affrontement. Cependant, sur ce terrain, la production capitaliste n'est pas encore victorieuse à tout coup ou bien, dans certaines branches, elle est même incapable de livrer combat. Il en résulte que l'expropriation paysanne n'est pas assurée ou est mal assurée par ce biais-là et que le capitalisme, pour 20. T o u t ceci e s t a n a l y s é d a n s le livre r e m a r q u a b l e de GERVAIS, SERVOLIN e t WEIL, Une F r a n c e s a n s p a y s a n s , éditions du Seuil, 1965. O n t r o u v e d a n s le n ° 16 des Cahiers marxistes-léninistes ( m a r s - a v r i l 1967) u n e t e n t a t i v e de t h é o r i s a t i o n des t h è s e s de GERVAIS, SERVOLIN et WEIL d a n s l ' a r t i c l e « S u r la q u e s t i o n a g r a i r e » (p. 46-47). Mais c e t t e t e n t a t i v e e s t t r è s s o m m a i r e , ce q u i l ' a m è n e à des a n a c h r o n i s m e s s u r p r e n a n t s : ainsi le d é v e l o p p e m e n t d u c a p i t a l i s m e d a n s l ' a g r i c u l t u r e y est p r é s e n t é (p. 52) c o m m e la s o u r c e p r e m i è r e d u d é p e u p l e m e n t des c a m p a g n e s e t de l ' a p p r o v i s i o n n e m e n t c o n s é c u t i f de l ' i n d u s t r i e en forces de t r a v a i l libre, alors q u e les p a g e s p r é c é d e n t e s m o n t r e n t q u e ce m ê m e d é v e l o p p e m e n t c a p i t a l i s t e d a n s l ' a g r i c u l t u r e s u p p o s e a u p r é a l a b l e le d é v e l o p p e m e n t de l ' i n d u s t r i e des villes q u i f o u r n i t à l ' a g r i c u l t u r e les m a c h i n e s , engrais..., sans lesquels il n ' y a p a s de c a p i t a l i s m e agricole possible. L e p r o b l è m e est « résolu » p a r les a u t e u r s p a r la simple c o n s t a t a t i o n de la p r é s e n c e de « m a n u f a c t u r e s r u r a l e s » en F r a n c e dès la fin d u X V I I I siècle. Ces m a n u f a c t u r e s p e r m e t t e n t de t r a n s p o s e r à l ' a g r i c u l t u r e les a n a l y s e s de M a r x s u r le p a s s a g e de la m a n u f a c t u r e à l ' i n d u s t r i e . Mais on p e u t se d e m a n d e r d ' o ù v i e n t la force de t r a v a i l e m p l o y é e a u d é p a r t d a n s l ' i n d u s t r i e française... ou d a n s les « m a n u f a c t u r e s r u r a l e s » elles-mêmes. Il ne s ' a g i t p a s d ' u n p r o b l è m e second a i r e m a i s b i e n d u p r o b l è m e essentiel p o u r u n m a r x i s t e q u i v e u t p e n s e r le d é v e l o p p e m e n t d u c a p i t a l i s m e en F r a n c e .

obtenir les forces de travail supplémentaires dont il a besoin pour sa reproduction élargie (et aussi pour créer une « armée industrielle de réserve » p e r m e t t a n t de déprimer suffisamment les salaires), doit recourir à des procédés extraéconomiques. L'un de ces moyens peut être le maintien en vie de la propriété foncière là où elle existe encore et la poursuite du processus d'expropriation : on a le clearing of estates britannique et écossais de la première moitié du XIX siècle. Un autre moyen peut être l'impôt sur les petits paysans ou les hypothèques là où, dès le d é p a r t ou p a r suite d'une révolution antiféodale, c'est-à-dire anti-propriété f o n c i è r e , la propriété foncière n'est pas ou n'est plus à même de jouer au service du capital le rôle d'expropriatrice et à son propre service le rôle de collectrice de rente. 3) C'est seulement lorsque le capitalisme peut concurrencer la petite exploitation paysanne ou fermière dans les secteurs dominants de l'agriculture vivrière que la propriété foncière devient « superflue et néfaste » (ce qui n'implique pas qu'elle disparaisse). Une analyse plus fouillée, que nous ne ferons pas ici, montrerait que ces secteurs dominants sont variables suivant le degré de développement du capitalisme dans l'industrie qui détermine à la fois certaines consommations productives de matières premières agricoles et certaines formes de la consommation de la population non agricole (ouvriers plus capitalistes, parasites du capitalisme) : ainsi, le maintien de la propriété foncière au cours de la deuxième phase, qui permet de déprimer la population des campagnes a v a n t que la productivité agricole n'ait crû (mis à part quelques secteurs : le blé) dans des proportions similaires, impose une dominante dans la production agricole différente de celle de pays où la propriété foncière disparaît à la fin de la phase un : la domination du capital sur l'agriculture peut s'y étendre plus rapidement d'où une nouvelle source de dépopulation...

21. C o m m e a u x É t a t s - U n i s ; v o i r R o s a L u x e m b u r g , op. cit., p. 69-84. 22. Voir les t e x t e s h i s t o r i q u e s de M a r x s u r l a F r a n c e : Les Luttes de classes en F r a n c e , É d i t i o n s sociales, n o t a m m e n t le c h a p i t r e III ; Le 18 B r u m a i r e de Louis B o n a p a r t e , É d i t i o n s sociales, 1969, n o t a m m e n t le c h a p i t r e VII.

III- — Généralité des trois phases lors de la transition vers le capitalisme Il est t r è s i m p o r t a n t de saisir la succession de ces t r o i s p h a s e s et ce qu'elle r e c o u v r e : 1) L a p r e m i è r e p h a s e c o r r e s p o n d à l'impossibilité de d é t r u i r e le circuit f e r m é de l ' a g r i c u l t u r e et de l ' a r t i s a n a t r u r a l sans r e c o u r i r à des m o y e n s e x t r a - é c o n o m i q u e s : n o u s r e t o m b o n s s u r le p r o b l è m e posé p a r M a r x à p r o p o s de l ' I n d e et de la Chine d a n s le livre I I I d u C a p i t a l en des t e r m e s t r è s d i f f é r e n t s de c e u x e m p l o y é s q u i n z e a n s p l u s t ô t d a n s les articles d u N e w York H e r a l d T r i b u n e (qui é t a i e n t d'ailleurs p o u r u n e l a r g e p a r t r e p r i s des l e t t r e s d ' E n g e l s , c o m m e on p e u t s ' e n a s s u r e r en l i s a n t la c o r r e s p o n d a n c e de M a r x e t d ' E n g e l s de 1852-1853) : « U n e x e m p l e f r a p p a n t des obstacles q u e la solidité i n t e r n e e t la s t r u c t u r e des m o d e s de p r o d u c t i o n n a t i o n a u x p r é c a p i t a l i s t e s o p p o s e n t à l ' a c t i o n d é s a g r é g a t r i c e du comm e r c e , n o u s est d o n n é p a r les r e l a t i o n s de l ' A n g l e t e r r e avec les I n d e s e t la Chine. D a n s ces p a y s , l ' u n i t é de la p e t i t e a g r i c u l t u r e et de l ' i n d u s t r i e d o m e s t i q u e c o n s t i t u e la g r a n d e b a s e d u m o d e de p r o d u c t i o n ; il f a u t y a j o u t e r , p o u r les Indes, la f o r m e des c o m m u n e s r u r a l e s r e p o s a n t s u r la prop r i é t é foncière en c o m m u n qui é t a i t d'ailleurs é g a l e m e n t la f o r m e p r i m i t i v e en Chine. A u x Indes, les Anglais, s o u v e r a i n s e t r e n t i e r s fonciers, d é p l o y è r e n t s i m u l t a n é m e n t leur puiss a n c e p o l i t i q u e et é c o n o m i q u e p o u r faire é c l a t e r ces p e t i t e s communautés é c o n o m i q u e s » Ici M a r x i n t r o d u i t la n o t e s u i v a n t e : « Si j a m a i s l ' h i s t o i r e d ' u n p e u p l e nous offre des expériences é c o n o m i q u e s m a n q u é e s e t r é e l l e m e n t ridicules (bien q u ' e n r é a l i t é infâmes), c ' e s t bien l ' h i s t o i r e de l ' a d m i n i s t r a t i o n des Anglais a u x Indes. A u Bengale, ils c r é a i e n t u n e c a r i c a t u r e de la g r a n d e p r o p r i é t é t e r r i e n n e anglaise ; d a n s les I n d e s d u S u d o r i e n t a l u n e c a r i c a t u r e de la p r o p r i é t é p a r c e l l a i r e ; d a n s le N o r d - O u e s t , ils t r a n s f o r m a i e n t d a n s la m e s u r e d u possible la c o m m u n a u t é é c o n o m i q u e h i n d o u e

23.

K . M A R X , L e C a p i t a l , o p . c i t . , 1. I I I , t . I , p . 3 4 1 - 3 4 2 .

basée sur la propriété foncière commune en une caricature d'elle-même. » Nous avons montré a i l l e u r s la colonisation française au Congo ne le céda en rien en « expériences manquées et réellement ridicules (bien qu'en réalité infâmes) » à la colonisation anglaise aux Indes (qui l'avait p o u r t a n t précédée de trois quarts de siècle). Notons le contraste de ce texte avec l'article du 22 juillet 1853, « Les Résultats éventuels de la domination britannique en Inde », où la condamnation morale des procédés employés par l'Angleterre se doublait d'une approbation enthousiaste de la « révolution sociale » cependant accomplie : « Les systèmes zemindari et ryotwari eux-mêmes, si abominables soient-ils, constituent tels qu'ils sont deux formes de propriété privée de la terre, le grand rêve de la société asiatique. » Alors la colonisation anglaise apparaissait comme infâme mais non c o m m e

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24. P.-P. REY, Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme, Exemple de la Comilog au Congo-Brazzaville, Maspero, 1971. 25. Cependant, il est abusif de présenter ces textes comme le fond de la pensée de Marx sur la colonisation, même en 1853 (c'est ce que fait par exemple Senghor, pour en tirer bien sûr une condamnation générale du marxisme). Il suffit pour s'en persuader de lire ce commentaire de Marx sur son propre article dans une lettre à Engels du 14 juin 1853 : « Ton article sur la Suisse a naturellement été un vrai coup de massue pour les " leaders " de L a Tribune (contre la centralisation, etc.) et leur Carey. J ' a i poursuivi cette guerre secrète dans un premier article sur l'Inde, où la destruction de l'industrie indigène par l'Angleterre est présentée comme révolutionnaire. Ils vont trouver cela très shocking. Au reste la façon dont les Britanniques ont administré les Indes a toujours été une saloperie et l'est encore aujourd'hui. » 26. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. III, t. I, p. 342.

simple concurrence sur le marché se révèle impuissante à créer la condition préliminaire de cette concurrence : l'existence du marché lui-même. C'est donc en dehors de la circulation, par exemple grâce à des processus juridico-politiques, que doivent être assurées les conditions de la concurrence entre les modes de production. La nécessité de la propriété foncière du point de vue du mode de production capitaliste n'est rien d'autre qu'une des formes de cette intervention du juridico-politique. Mais, dans le cas de la transition du féodalisme au capitalisme, cette intervention n'apparaît que comme la poursuite du mode de production féodal lui-même, ce qui ne peut surprendre personne puisque le mode de production féodal a déjà été capable de créer en son propre sein, par le simple développement dialectique de sa propre reproduction, les conditions de naissance pour la première fois au monde du mode de production capitaliste. Dans le cas des autres modes de production, qui n'auraient pas accouché du développement capitaliste sans intervention extérieure, car leur propre reproduction excluait une telle évolution, le mode de production qui assure la transition vers la domination capitaliste est un mode de production nouveau, irréductible au mode antérieur comme au mode à venir, c'est ce qu'avait senti Marx dès 1853 quand il parlait de ce «despotisme européen qui, ajouté par la compagnie britannique des Indes orientales au despotisme asiatique, forme une combinaison plus monstrueuse que les monstres sacrés qui nous épouvantent au temple de Salsette. Cela ne constitue pas un trait distinctif de la domination coloniale britannique et

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C'est aussi ce qu'exprime Rosa Luxemburg lorsqu'elle montre comment le capital anglais en Egypte et le capital allemand en Turquie utilisent le système despotique en place à la fois comme moyen d'obtenir de la main-d'œuvre (par le travail forcé) et comme moyen de pressurer la population paysanne (par l'impôt et la participation de l'État). 27. K. MARX, « L a D o m i n a t i o n b r i t a n n i q u e H e r a l d T r i b u n e , 10 j u i n 1853. 28. R . LUXEMBURG, op. cit., t. II, p. 104-114.

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2) La deuxième phase a pour parallèle la situation actuelle dans la plupart des pays ex-coloniaux : le capitalisme y bénéficie dans l'industrie de la main-d'œuvre arrachée à la terre pendant la période coloniale grâce à divers moyens extra-économiques. L'artisanat traditionnel des campagnes est détruit et le capitalisme fournit les moyens de production (la plupart du temps extrêmement modestes) des paysans. Par contre, le capitalisme n'a absolument pas pénétré la production vivrière et le développement capitaliste de l'industrie des villes reste tributaire des modes de production précapitalistes pour l'approvisionnement vivrier. Il en résulte que l'expropriation des paysans n'a pas pu être menée très loin pendant la période coloniale où le système capitaliste dominait complètement la politique locale et qu'elle peut plus difficilement encore avoir lieu dans l'actuelle période néo-coloniale où le capital doit partager son pouvoir avec les classes dominantes des autres modes de production. Conséquence ultime de tout cela : le prolétariat est instable ; la possibilité d'un retour à la terre n'est jamais exclue (et se produit fréquemment à titre individuel) ; les liens entre les habitants des villes et leur milieu rural d'origine ne sont jamais coupés et jouent souvent un rôle important, en dehors du marché, dans l'approvisionnement vivrier des villes ; le chômage urbain s'accompagne d'une grande instabilité des travailleurs, tout ceci manifestant que le « double moulinet » de la reproduction capitaliste ne suffit pas à ramener sans cesse le travailleur entièrement démuni à vendre sa force de travail au capital. 3) La troisième phase ne s'est guère développée jusqu'à présent dans toute sa pureté qu'aux États-Unis. Elle est en passe de se développer en France. Dans les pays capitalistes qui ont conservé durant la deuxième phase la propriété foncière féodale comme l'Angleterre et surtout l'Allemagne cette troisième phase ne joue pas un rôle très important et s'accomplit de façon très progressive, puisque la plus grande partie de la population rurale a été expropriée auparavant par l'intermédiaire du système 29. Voir Max WEBER, General Economic History (Histoire économique générale), éd. anglaise, chapitre VI, c.

juridico-politique (propriété foncière). Au contraire, dans les pays où la deuxième phase a eu lieu en l'absence de propriété foncière, la propriété paysanne parcellaire a dû jouer dans l'approvisionnement des villes le rôle qu'ont joué ailleurs landlords, junkers ou fermiers capitalistes. Avant de passer à la troisième phase, l'agriculture des paysans parcellaires ou des petits fermiers doit donc par un moyen ou un autre être intégrée, sans possibilité de retour en arrière, au marché : avant tout, c'est la mécanisation de l'agriculture qui impose cette intégration. L ' a u t e u r cité par Rosa L u x e m b u r g qui constatait que jusqu'en 1840 une centaine de dollars suffisaient au fermier pour faire marcher son exploitation, constate que cinquante ans plus tard : « L'atelier du charron local a fait place à l'énorme fabrique de la ville où 100 ou 200 voitures sont fabriquées par semaine ; l'échoppe du cordonnier est remplacée par la grande usine de la ville où la plus grande partie du travail s'effectue à l'aide de machines. » Enfin, commente Rosa Luxemburg, le travail agricole lui-même s'est mécanisé : « Aujourd'hui le fermier laboure, sème et fauche avec des machines. La machine fauche, lie les gerbes et on bat le blé à la vapeur ; le fermier peut lire son journal du matin t o u t en labourant et il est assis sur le siège d'une machine couverte pour f a u c h e r » Quelques années plus tard aux États-Unis la baisse des prix consécutive à l'extension de la production capitaliste dans l'agriculture a ruiné les petits fermiers ; ceux qui ne veulent pas abandonner la terre sont contraints de travailler à la construction des routes ou des chemins de fer « douze heures par jour [...] pour gagner un dollar ». « L'hypothèque des fermes devient bientôt une calamité p u b l i q u e » Le capitalisme se substitue très rapidement à la petite production. Rosa Luxemburg montre très clairement la succession des deuxième et troisième phases : « La production marchande est la seule forme générale sous laquelle puisse se développer le capitalisme. Mais dès que l'économie marchande s'est installée sur les ruines 30. R . LUXEMBURG, op. cit., t. II, p. 71. 31. R . LUXEMBURG, op. cit., t. II, p. 74-75. 32. I b i d . , p. 81 e t p. 79.

de l'économie naturelle, le capital lui déclare la guerre. Le capitalisme entre en concurrence avec l'économie marchande ; après l'avoir fait surgir, il lui dispute les moyens de production, la main-d'œuvre et les débouchés. Tout d'abord, il s'agit d'isoler le producteur, de l'arracher aux liens protecteurs de la communauté, puis de séparer l'agriculture de l'artisanat ; à présent le capitalisme se donne pour but de séparer le petit producteur de marchandises

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p r o d u c t i o n

»

En France, ce processus, longtemps retardé par l'alliance politique de la bourgeoisie et de la paysannerie contre la classe ouvrière, a pris de l'ampleur depuis dix ans bien qu'il revête des formes quelque peu différentes (intégration, utilisation des coopératives). Cependant, quelles que soient les formes, le résultat est identique : la paysannerie pauvre et une partie de la paysannerie moyenne sont assez rapidement expropriées. La concurrence avec les pays capitalistes voisins où l'expropriation des paysans a été réalisée bien plus tôt par l'action de la propriété foncière et où par conséquent le capitalisme s'est beaucoup plus profondément emparé de l'agriculture doit encore accélérer ce processus. IV. — Les enseignements de l'étude de la rente foncière absolue Nous voyons maintenant pourquoi il était nécessaire de tirer au clair ces questions : qu'est-ce que la rente foncière capitaliste ? Est-elle ou n'est-elle pas un rapport de production ? Est-elle ou n'est-elle pas un rapport de production capitaliste ? De quel mode de production est-elle rapport de production ? Les réponses qu'une lecture critique du texte de Marx a imposées à ces questions nous ont permis de mettre au jour la problématique de la transition d'un mode de production à un autre comme procès d'articulation de modes de production différents au sein d'une formation sociale où, à un moment donné, une dominante s'inverse. Dans les V I et V I I sections du livre III du Capital, la rente foncière apparaissait comme capitaliste du fait que : 33. Ibid., p. 75.

1) la propriété foncière est nécessaire pour établir la condition primordiale de tout développement capitaliste : la séparation du travailleur et des moyens de travail ; 2) le développement du mode de production capitaliste s'accompagnait d'une transformation du droit de propriété sur la terre et de son « expression économique », la rente. Ce qui ne pouvait pas être pensé dans cette problématique, c'est que la rente foncière en t a n t que rapport de production et la propriété foncière comme forme juridique pouvaient à la fois être nécessaires à l'établissement du mode de production capitaliste, prendre une forme spécifique sur la base de ce mode de production mais néanmoins rester extérieures à ce mode de production, c'est-à-dire plus précisément être rapport de production et rapport juridique d'un autre mode de production, le mode de production féodal ; d'un mode de production qui, à un un moment donné, est dominé par le mode de production capitaliste au sein de la formation sociale de transition. Dès lors, t o u t ce que nous dit Marx dans le tome III du livre III du Capital constitue l'exemple le plus élaboré de théorisation de l'expression des rapports de production et des rapports juridiques d'un mode de production dominé au sein d'une formation sociale où le capitalisme est domin a n t : ainsi, du prix de la terre, de la rente foncière, de la propriété ; de plus, Marx pense également cette transition dans le cas où l'abolition de la féodalité a eu pour conséquence le développement d'un autre mode de production, également dominé par le capitalisme, celui de la paysannerie parcellaire : ici apparaissent, outre le prix de la terre, les hypothèques, l'impôt (soit dans le dernier paragraphe du chapitre « Genèse de la rente foncière capitaliste », soit dans les textes historiques sur la France), comme a u t a n t de rapports de production entre le paysan d'une part et les différentes couches capitalistes qui l'exploitent — capital financier (y compris ses ramifications villageoises, les usuriers), bureaucratie d ' É t a t ou Église. De ce fait, apparaît aussi le secret de la disparition ultérieure de ces formes : elles ne durent que t a n t que le capital n'est pas à même d'amener l'autre mode de production sur le champ de bataille où il livre normalement combat : le champ de bataille de la circulation, du marché. Apparaît également le caractère spécifique de la rente foncière et de la propriété foncière : ce qui importe au

capitalisme, c'est que des hommes soient contraints de présenter sur le marché leur force de travail ou, tout au moins, leurs produits. Si la propriété féodale est à même de se transformer dans son propre intérêt (c'est-àdire en vue du développement de la rente) de telle façon que ces deux approvisionnements du marché soient assurés, tant mieux ; et il convient de l'utiliser dans ce sens tant qu'on en a besoin. Mais là où la propriété foncière n'existe pas, ce moyen n'est pas forcément le plus approprié : nous avons vu Marx changer d'avis sur l'efficacité de l'introduction de la propriété privée en Inde par les Anglais, au fur et à mesure qu'il progressait dans sa connaissance du capital. Rosa Luxemburg, au contraire, bien qu'elle ait écrit cinquante ans plus tard, continue à attribuer un rôle déterminant à la propriété foncière dans le procès d'extension du mode de production capitaliste hors des limites de l'ancien monde féodal ; elle ne pense cette extension que comme « décomposition » des modes précapitalistes et ne se soucie nullement de la résistance de ces modes de production, que Marx, lui, avait pourtant appréciée et commencé à expliquer. Le mérite de Rosa Luxemburg est de mettre en évidence le parallélisme de l'action du capital, d'une part à sa naissance, dans les sociétés féodales, et d'autre part ultérieurement, au cours de son installation dans d'autres types de société. Son erreur est de ne considérer les modes de production non capitalistes que comme débouchés des produits du capitalisme, source de matières premières ou de maind'œuvre mais jamais comme des structures cohérentes ; si bien que ce qui apparaît chez elle comme le résultat de la rencontre avec le capitalisme (la décomposition des autres modes de production) est en fait inclus dans les prémisses de son analyse puisque seuls des éléments de

ces

m o d e s

de

p r o d u c t i o n

sont

pris

en

compte34.

34. Cette inconsistance des modes de production précapitalistes a d'ailleurs des conséquences plus graves encore : Rosa LUXEMBURG, dans le chapitre 25 « Les contradictions du schéma de la reproduction élargie » (op. cit.), leur fait jouer le rôle d'extérieur de la production capitaliste, essentiellement comme débouché sans se préoccuper aucunement des équilibres que suppose la « réalisation de la plus-value » qu'elle évoque uniquement sous sa forme argent. D'où le caractère incohérent de ce chapitre qui joue pourtant un rôle décisif dans la progression de ce qu'elle croit être une démonstration.

Notons simplement que cette inconsistance des modes de production non capitalistes justifie à la fois la place donnée à la propriété foncière (qui ne saurait, dans une telle problématique, apparaître comme un effet du mode de production antérieur « sur la base du mode de production capitaliste », mais forcément comme un élément du capitalisme lui-même, transposable dans des sociétés qui n'ont pas connu le féodalisme) et l'absence de résistance de leur part dans l'analyse luxemburgiste ; de ce fait, elle explique aussi les thèses de Rosa Luxemburg sur la question nationale. La base théorique de cette problématique est le statut même du concept de « mode de production » ; pour Rosa Luxemburg, un mode de production, et en particulier le mode de production capitaliste, est quelque chose d'assez voisin de ce que Max Weber appelle à la même époque un type idéal. La réalité apparaît comme une approximation de la théorie qui revêt, elle, un caractère « fictif » : « Le schéma marxien de l'accumulation n'est que l'expression théorique du moment précis où la domination capitaliste a atteint sa dernière limite ou va l'atteindre, et en ce sens il a le même caractère de fiction scientifique que le schéma de la reproduction simple qui formulait théoriquement le point de départ de la production capitaliste. L'analyse exacte de l'accumulation et de ses lois se trouve quelque part entre ces deux fictions » Cette conception du mode de production exclut la démarche caractéristique de la pensée marxiste, du simple au complexe, de l'abstrait au concret (de pensée), suivant laquelle les modes de production sont les éléments « simples » dont l'articulation constitue le tout « complexe » d'une formation sociale : « Après les avoir étudiés chacun en particulier,

il f a u t

e x a m i n e r

leurs

r a p p o r t s

r é c i p r o q u e s

»

La première conclusion que l'on peut tirer de l'étude de la propriété foncière et de sa « réalisation économique », la rente foncière capitaliste, Marx l'a lui-même tirée, notamment dans une lettre à Véra Zassoulitch ; cette conclusion touche précisément le problème qui nous 3 5 . R o s a LUXEMBURG, o p . cit., t . I I , p . 90. 36. K . MARX, C o n t r i b u t i o n à la c r i t i q u e d e l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , É d i t i o n s sociales, 1957, p. 171.

occupe, l'articulation du capitalisme sur des modes de production distincts du mode de production féodal ; mais c'est une conclusion négative (nous citons à partir de maintenant la lettre de Marx qui se cite lui-même) : « En analysant la genèse de la production capitaliste, je dis : ' Au fond, du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production. [...] La base de toute cette évolution c'est l' expropriation des cultivateurs. Elle ne s'est encore accomplie d'une manière radicale qu'en Angleterre. Mais tous les autres pays de l'Europe occidentale parcourent le même m o u v e m e n t

'

« La ' fatalité historique ' de ce mouvement est donc expressément restreinte aux pays de l'Europe occidentale. Le pourquoi de cette restriction est indiqué dans ce passage du chapitre XXXII : « 'La propriété privée, fondée sur le travail personnel [...] va être supplantée par la propriété privée capitaliste fondée sur l'exploitation du travail d'autrui, sur le s a l a r i a t ' « Dans ce mouvement occidental il s'agit donc de la transformation d'une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée. Chez les paysans russes, on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. « L'analyse donnée dans Le Capital n'offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune r u r a l e » La propriété foncière n'a donc de nécessité dans la transition vers le capitalisme que lorsque le point de départ est la féodalité : on passe alors simplement « d'une forme de propriété privée à une autre forme de propriété privée ». Cependant l'étude de la propriété foncière dans Le Capital nous a bien plus appris que cela : Elle nous a appris que les rapports juridiques et les rapports de production du mode de production le plus ancien s'expriment sur la base du mode de production capitaliste et comment ils s'expriment. 37. Marx cite ici Le Capital, op. cit., 1. I, t. III, p. 154. 38. Ibid., 1. I, t. III, p. 156. 39. K. MARX, F. ENGELS, Lettres sur Le Capital, Éditions sociales, 1964, lettre à Véra Zassoulich, du 8 mars 1881, lettre 162, p. 305 (les passages soulignés, y compris les citations du Capital, le sont par Marx dans sa lettre elle-même).

Elle nous a appris que la propriété foncière était la forme juridico-politique nécessaire à la séparation du travailleur et des moyens de production t a n t que le capital ne pouvait pas assurer cette séparation par ses moyens « naturels », c'est-à-dire par le jeu de la circulation. Comme le laisse entendre la lettre de Marx, lorsqu'on part d'autres modes de production, cette fonction juridico-politique peut (en fait doit) être assurée autrement. Elle nous a appris quelle devait être la succession des phases (que nous avons appelée procès d'articulation) par laquelle s'instaure la domination du capital sur les modes de production précédents. Cependant, le problème que nous nous sommes posé au départ et qui nous a amenés à interroger les textes de Marx et principalement Le Capital n'a pas encore reçu une solution complète; en effet il est désormais clair que : — la domination du mode de production capitaliste sur d'autres modes de production doit être assurée de façon « naturelle » par le jeu de la circulation, — pour que ce jeu puisse fonctionner une action extérieure à la circulation est nécessaire au préalable. Mais ceci n'a été montré en quelque sorte que de façon « pratique ». Il nous reste à fonder théoriquement ces deux constatations et nous allons voir qu'il nous faut examiner pour cela la place du procès de domination dans le procès de reproduction du capital. C'est seulement de cette façon que nous pourrons situer le lieu de la nécessité qui remplace aussi bien dans l'accumulation primitive que dans la colonisation capitaliste toujours et partout « les lois rigoureuses du processus économique » par « l'enchevêtrement des violences et des brutalités polit i q u e s

40.

».

R o s a LUXEMBURG, op. cit., t . I I , p. 121.

3 Reproduction et domination (le capitalisme est le mode de production dominant)

I. — Le rapport de production déterminant du mode de production capitaliste : l'extorsion de la plus-value N o t r e é t u d e de la r e n t e foncière n o u s a a m e n é à la conclusion s u i v a n t e : d a n s le m o d e de p r o d u c t i o n féodal, il y a u n r a p p o r t de p r o d u c t i o n p r i n c i p a l q u i d é t e r m i n e les d e u x classes de ce m o d e de p r o d u c t i o n — p r o p r i é t a i r e s fonciers et p a y s a n s t r a v a i l l e u r s — , e t ce r a p p o r t d e p r o d u c t i o n , c ' e s t la r e n t e f o n c i è r e e l l e - m ê m e . C e t t e r e n t e a p p a r a î t « s u r la base du m o d e c a p i t a l i s t e de p r o d u c t i o n » c o m m e « la r é a l i s a t i o n é c o n o m i q u e » d ' u n r a p p o r t qui, lui, n ' e s t p a s é c o n o m i q u e m a i s j u r i d i q u e : le r a p p o r t de p r o p r i é t é ; de m ê m e , a u x a u t r e s é p o q u e s d u m o d e de p r o d u c t i o n f é o d a l ( c ' e s t - à - d i r e l o r s q u e ce m o d e n ' e s t p a s d o m i n é m a i s d o m i n a n t ) . la r e n t e a p p a r a î t t o u j o u r s c o m m e la r é a l i s a t i o n a u n i v e a u é c o n o m i q u e de r e l a t i o n s juridico-politiques. E n ce qui c o n c e r n e le m o d e d e p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e l u i - m ê m e , ce p r o b l è m e a d é j à l a r g e m e n t é t é a b o r d é p a r E . B a l i b a r e t L. A l t h u s s e r , d a n s l e u r livre L i r e Le C a p i t a l d o n t nous allons p a r l e r m a i n t e n a n t .

Dans la première édition de Lire Le Capital, le système forces productives-rapports de production apparaissait sous la forme d'une combinatoire de relations entre des éléments définis par ces relations elles-mêmes : le travailleur, les moyens de production (spécifiés en objets de travail et moyens de travail) et le non-travailleur. Une de ces relations, la relation d'appropriation réelle, définissait le système des forces productives. L'autre, la relation de propriété, définissait celui des rapports de p r o d u c t i o n Dans la nouvelle édition, il ne s'agit plus d'une combinatoire (terme trop visiblement inspiré par l'idéologie structuraliste) mais d'une combinaison (comme Marx lui-même l'avait explicitement écrit). Cette première rectification pourrait sembler de pure forme si elle ne s'accompagnait pas d'une autre. En effet si la première édition abordait très longuement le système des forces p r o d u c t i v e s aucun paragraphe symétrique n'était consacré aux rapports de production, ce qui était justifié ainsi. « J ' a i pris pour exemple cette relation [la relation d'appropriation réelle] parce que l'analyse du Capital en déroule t o u t le fil, mais il est clair qu'une analyse du même type pourrait être menée sur les formes de la propriété, non pas au sens juridique du terme, mais au sens des rapports de production que les formes juridiques supposent et formalisent. » Cette dernière distinction entre la propriété « au sens de rapports de production » et la propriété « forme juridique » avait été développée un peu plus haut à propos de l'écart noté par Marx (dans le chapitre « Genèse de la rente foncière ») entre le droit féodal proprement dit et les traditions concernant le montant de la rente : « En fait, c'est de l'écart entre le droit et un rapport économique qu'il s'agissait (la disposition nécessaire par le producteur individuel de sa parcelle) ; plus précisément, il peut s'agir de la contradiction induite, à l'intérieur du droit lui-même, par son écart par rapport à la sphère de la production, sa non-correspondance avec les rapports de

p r o d u c t i o n

»

1. L. ALTHUSSER, E . BALIBAR e t R . ESTABLET, L i r e Le Capital, M a s p e r o , 1965, t . I I , p. 209. 2. I b i d . , t. I I , p. 224-235 ; le p a s s a g e c i t é ci-dessous se t r o u v e p. 235. 3. I b i d . , p. 210.

L'incertitude de cette formulation manifeste q u ' u n problème n'a pas été résolu. C'est à résoudre ce problème que s'attache la dernière édition ; ceci nous amène au seuil d'une découverte : « Alors que, du point de vue du droit, le r a p p o r t de propriété, rapport de ' personne ' à ' chose ', et le r a p p o r t de contrat, rapport de ' personne à personne ' sont deux formes distinctes, il n'en est pas de même du point de vue de la structure économique : la propriété des moyens de production et le travail salarié productif définissent une seule relation, un seul rapport de production. « Ce rapport social, n ' é t a n t pas de nature juridique, bien que, pour des raisons qui tiennent à la nature même du mode de production capitaliste, nous soyons obligés (et Marx t o u t le premier) de le mettre en évidence à partir de catégories juridiques exprimées dans leur terminologie propre, ne peut être supporté par les mêmes êtres c o n c r e t s [...]. » La définition de ce rapport social de production unique « implique une fonction de support définie, comme une classe ». Mais, bien que ce texte cherche à faire intervenir trois termes dans la définition de ce rapport social de production, c'est seulement entre deux classes que s'établit le rapport : « Le rapport économique de production apparaît donc comme un rapport entre trois termes définis fonctionnellement : classe propriétaire /moyens de production /classe des producteurs exploités. On en trouvera la confirmation en particulier dans les analyses du livre I, V I I section (' L'accumulation du capital '), où Marx montre comment le mécanisme de la production capitaliste, en consommant productivement les moyens de production et la force de travail ouvrière, produit l'appartenance du travailleur au capital et fait du capitaliste l'instrument de l'accumulation, le fonctionnaire du capital. Cette relation n'a rien d'individuel, elle n'est pas par conséquent un contrat, mais un ' fil invisible ' qui attache l'un à l'autre 4. E. BALIBAR, in L. ALTHUSSER e t E . BALIBAR, L i r e Le C a p i t a l , é d i t i o n e n t i è r e m e n t r e f o n d u e , 2 vol., 1968, t . I I , p. 122.

le travailleur à la classe capitaliste, le capitaliste à la classe ouvrière (Capital, III, p. 1 6 - 2 0 ) » Notons avant de procéder à une analyse plus détaillée de ce texte que la référence faite in fine au Capital nous renvoie au chapitre du livre I «La reproduction simple » ; ce n'est pas un hasard si, pour approfondir le concept de rapport de production chez Marx, c'est vers ce chapitre-là qu'il faut se tourner. Nous allons y revenir dans un instant. Examinons de plus près ce paragraphe de Lire Le Capital avant de le comparer à celui du Capital qu'il entendait lire. On est frappé, dans ce texte, par la symétrie entre classe capitaliste et classe ouvrière : si l'on parle d'« appartenance du travailleur au capital », c'est pour le mettre en parallèle d'un même souffle avec le rôle de « fonctionnaire du capital », d'« instrument de l'accumulation » joué par le capitaliste ; si l'on parle du fil invisible qui « attache l'un à l'autre le travailleur à la classe capitaliste », c'est pour ajouter aussitôt que ce fil attache également « le capitaliste à la classe ouvrière ». Dans cette symétrie, il convient à notre avis d'établir une distinction. Elle marque d'abord la volonté de se couper de toute déviation idéologique (notamment celle de Lukacs) qui cherche un sujet à l'histoire, ce sujet fut-il une classe (ou plus précisément plusieurs classes successives devenant sujet chacune à leur tour). Sur ce point qui est développé dans de nombreux autres textes d'Althusser et de son école nous sommes parfaitement en accord avec eux : c'est bien le rapport de production qui détermine les classes et non pas une classe qui est le sujet du rapport de production. Au demeurant, les termes de « fonctionnaire du capital », d'« instrument de l'accumulation » sont employés par Marx lui-même, mais, et ceci mérite réflexion, pas dans le chapitre « La reproduction simple » dont il est question. Mais d'autre part, comme axe de cette symétrie apparaît subrepticement un troisième terme : le capital, qui joue, bien que la lettre même de Marx soit respectée, 5. I b i d . , t. I I , p. 123.

une fonction fort différente de celle que lui attribue Marx. Qu'on en juge d'après la citation de Marx lui-même : « Au point de vue social, la classe ouvrière est donc, comme tout autre instrument de travail, une appartenance du capital, dont le procès de reproduction implique, dans certaines limites, même la consommation individuelle des travailleurs. En retirant sans cesse au travail son produit et en le portant au pôle opposé, le capital, ce procès empêche ses instruments conscients de lui échapper. La consommation individuelle qui les soutient et les reproduit, détruit en même temps leurs subsistances, et les force ainsi à reparaître constamment sur le marché. Une chaîne retenait l'esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce propriétaire, ce n'est pas le capitaliste individuel mais la classe

capitaliste6.

»

On voit la différence entre le texte de Marx et sa « lecture » structuraliste : lorsque Marx (début de la citation) parle d'appartenance de la classe ouvrière au capital, la classe ouvrière est mise sur le même plan que les instruments de travail ; lorsque le « lecteur » emploie la même expression, c'est pour mettre sur le même plan la classe ouvrière et la classe capitaliste. Or, une chose est claire : c'est que « appartenance au capital » ne veut strictement rien dire ; en effet Marx luimême — Althusser et ses disciples en sont bien conscients — ne considère jamais le capital que comme un rapport social ; il n'y a donc pas de rapport d'appartenance possible entre ce rapport social (entre qui et qui ? mais c'est là justement la question que nous sommes en train de résoudre) et une classe ou des instruments de travail. En fait, chez Marx, comme le montre clairement la fin du paragraphe, « le capital » est ici employé à la place de « la classe capitaliste ». E t pour le « lecteur » structuraliste, comme le montre non moins clairement le début de la citation que nous avons faite avec sa formule ternaire « classe propriétaire /moyens de production /classe des producteurs exploités », « le capital » est employé à la place des « moyens de production ». Emporté par la nécessité de maintenir 6. Ibid., 1. I, t. III, p. 16, souligné par nous, P.-P. R.

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la formule ternaire, aurait-on donc oublié quelques instants que le capital n'était pas les moyens de production mais un rapport social ? et pas n'importe quel rapport social mais justement le rapport social dont on tente de penser la différence d'avec les rapports juridiques : « Dans le mode capitaliste de production [...] le capital [...] est la catégorie dominante, le rapport de production déterminant. » Mais cette méprise a-t-elle bien pour cause dernière l'attachement au schéma ternaire de type structuraliste, que l'on critique tout en le conservant, en subissant les effets inconscients de sa non-liquidation radicale ? Nous ne le pensons pas, la raison est en fait beaucoup plus profonde. Revenons en effet sur l'autre citation de Lire Le Capital que nous avons faite : « Ce rapport social, n'étant pas de nature juridique, bien que, pour des raisons qui tiennent à la nature même du mode de production capitaliste, nous soyons obligés (et M a r x tout le premier) de le mettre en évidence à partir des catégories juridiques exprimées dans leur terminologie p r o p r e [...]. » Marx tout le premier ? Or dans tout Le Capital, il n'y a qu'un seul texte où le rapport de production est exprimé dans le langage juridique : c'est celui du chapitre « La reproduction s i m p l e » que nous venons de citer. Dans tous les autres passages où il est question nommément de rapports de production (et ils sont très peu nombreux, une partie d'entre eux concernant de plus les modes de production non capitalistes, puisque pour le mode de production capitaliste, le rapport de production n'est rien d'autre que le capital, c'est-à-dire ce dont on ne cesse de parler sans qu'il soit besoin de le repréciser autrement), il n'est question que du « capital », comme rapport entre classe exploitée et classe exploiteuse, mais pas de la propriété. Revenons alors sur l'emploi du terme de « propriété » dans le texte unique où il apparaît pour exprimer le rapport de production du mode de production capitaliste : 7. Ibid., 1. III, t. III, p. 205, souligné par nous, P.-P. R. 8. L. ALTHUSSER et E. BALIBAR, op. cit., t. II, p. 122, souligné par nous, P.-P. R. 9. K. MARX, Le Capital, op. cit., I. I, t. III, p. 16.

« Une chaîne retenait l'esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce propriétaire, ce n'est pas le capitaliste individuel, mais la classe c a p i t a l i s t e » Il est clair que l'utilisation du terme de « propriété » ne prête ici à aucune espèce de confusion avec la propriété juridique et qu'il n'y a aucun effort scientifique, si petit soit-il, à faire pour séparer rapports de production et rapports de propriété. 1) En effet, la propriété dont il est question ici est une propriété t o u t à fait particulière : non pas la propriété des moyens de production par le capitaliste ; non pas même la propriété de sa force de travail par l'ouvrier, puis par le capitaliste auquel il l'a vendue ; ce sont là en effet des rapports purement juridiques et il n'y a aucune espèce de distinguo à établir en ce qui les concerne entre leur aspect « du point de vue des rapports de production» et leur aspect juridique. Mais il s'agit bel et bien de la propriété de l'ouvrier p a r la classe capitaliste, c'est-à-dire la seule forme de propriété que le capitalisme exclut comme rapport juridique. 2) De façon redondante, Marx manifeste, p a r la métaphore qu'il emploie, l'exclusion réciproque entre rapport de propriété au sens juridique — la « chaîne » du mode de production esclavagiste — et rapport de propriété au sens des rapports de production — les « fils invisibles » du mode de production capitaliste. En définitive, ce n'est donc pas le texte de Marx luimême qui a été « lu », mais ce texte tel que nous le percevons à travers la tradition marxiste, constituée depuis la mort de Marx, et qui a identifié, sans aucune raison, sans qu'on puisse trouver l'origine de cette identification en aucun point du Capital, rapports de production et rapports de propriété. On voit maintenant toutes les conséquences qu'implique ce retour au texte de Marx. En effet, si les rapports de propriété, fût-ce la propriété des moyens de production, ne sont en aucune façon des rapports de production, ils ne sont que des rapports juridiques ; ils appartiennent donc à la « superstructure ». Ce qui veut dire qu'il est 10. Ibid., 1. I, t. III, p. 16, souligné par nous.

pensable théoriquement que l'on puisse s'attaquer aux rapports de propriété, c'est-à-dire aux effets, sans s'attaquer à la cause, c'est-à-dire au rapport de production (« le fil invisible » qui attache l'ouvrier à la classe capitaliste) ; ceci est non seulement pensable mais possible si le procès de reproduction des rapports de production capitalistes (le « double moulinet » qui ramène toujours la classe ouvrière, à l'issue du procès de production, à l'état de « propriété » de la classe capitaliste) peut être maintenu même lorsqu'a été abolie la propriété privée des moyens de production, c'est-à-dire si la propriété privée des moyens de production ne joue pas un rôle dominant dans ce procès de reproduction. C'est donc en nous penchant sur ce procès de reproduction que nous obtiendrons une réponse théorique à la question que nous posons ; cette question est : Quelle est la place de l'instance juridique — rapports de propriété — dans le procès de reproduction ? Cette instance joue-t-elle un rôle déterminant ou non ? Au-delà de l'analyse du mode de production capitaliste, nous allons pouvoir faire également un pas en avant très important : en effet, il n'y a aucune raison de chercher à priori, dans un mode de production non capitaliste, le rapport de production déterminant du côté des rapports de propriété : ceux-ci, comme instance juridico-politique, jouent un rôle dans le procès de reproduction mais au même titre que les autres instances du mode de production (pris au sens large). Voilà qui va certes compliquer la tâche des chercheurs marxistes pour qui il était si facile, bien que peu productif jusqu'à présent, de recenser toutes les formes de propriété pour y trouver la « détermination en dernière instance ». Mais après tout, comme le dit Marx , « toute science serait superflue si l'apparence et l'essence des choses se c o n f o n d a i e n t ». Pour chaque mode de production, la découverte du rapport de production déterminant demande donc un travail analogue à celui fait par Marx pour mettre au jour la plus-value comme rapport déterminant du mode de production capitaliste ou, de façon moins complète, la rente comme rapport déterminant du mode de production féodal. 11. I b i d . , 1. I I I , t. I I I , p. 196.

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C'est en ce sens qu'il faut interpréter le texte de la «Genèse de la rente foncière capitaliste » : « Cette forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs détermine le rapport de dépendance, tel qu'il découle directement de la production elle-même, et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci. C'est la base de toute forme de communauté économique, issue directement des rapports de production [...]. C'est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct [...] qu'il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de l'édifice social [ . . . ] » Ainsi la « forme économique spécifique dans laquelle du surtravail est extorqué aux producteurs directs » ne peut être rien d'autre que le rapport de production déterminant. Nous avons vu, en effet, à propos de la rente, Marx distinguer la forme juridique, la propriété, et sa réalisation économique, la rente. Nous avons vu qu'il désignait luimême, bien que pas t o u t à fait explicitement (pour les raisons que nous avons mises en évidence), le lieu de cette réalisation au sein de l'instance économique : ce lieu ne pouvait être que les rapports de production. Nous voyons maintenant que cette « forme économique » non seulement appartient aux rapports de production mais constitue en t a n t que telle le rapport de production déterminant. Dès lors peu importe que Marx désigne la classe qui s'approprie le travail d'autrui comme « le propriétaire des moyens de production ». Ceci manifeste simplement que dans les deux exemples de mode de production que Marx a dans l'esprit à ce moment-là, la classe exploiteuse (féodale ou capitaliste) est à un certain moment de l'histoire de ces modes de production, d'une façon ou d'une autre (et nous avons vu quelles mutations subit la propriété soit dans le mode de production féodal, soit dans le mode de production capitaliste alors que le rapport de production déterminant — rente d'un côté, plus-value de l'autre — reste identique à lui-même), propriétaire des moyens de production. Ceci ne doit pas nous cacher l'essentiel, qui est l'extorsion de travail, « secret le plus 12. Ibid., 1. III, t. III, p. 172.

profond, fondement caché de l'édifice social » par rapport auquel tout, y compris la propriété, doit prendre sa place et jouer son rôle. C'est au sens où nous venons de cerner son existence que le rapport social de production déterminant joue un rôle discriminant dans la définition du mode de production : ce n'est évidemment pas la forme de la propriété qui peut jouer ce rôle (sinon il y aurait autant de capitalismes que ce mode de production connaît de types de propriété de sa naissance à sa mort). Ce rôle discriminant n'est pas joué seulement dans le temps, pour séparer par exemple l'époque où domina le mode de production capitaliste de celle où domine le mode de production socialiste ; ce rôle discriminant est joué à un moment donné en un lieu donné, au sein d'une formation sociale donnée pour séparer ce qui revient à chacun des modes de production qui s'y articulent. Ainsi, pour l'étude d'un mode de production, pour la mise en évidence de sa permanence, de son articulation avec d'autres modes de production, de sa subordination éventuelle à l'un de ces modes, mais avant tout, pour ce qui est la base de t o u t cela, c'est-à-dire pour l'étude du procès de reproduction, ce ne sont plus les rapports de propriété ou tout autre rapport juridique qui doivent être mis au premier plan, mais le rapport de production déterminant lui-même : extorsion de la rente, de la plus-value...

II. — La reproduction du rapport de production déterminant

Marx a dégagé au début du livre I du Capital les deux caractères du travail : le caractère concret, créateur de valeur d'usage, et le caractère abstrait, créateur de valeur. De même, il dégage à la fin du livre premier les deux caractères de la reproduction capitaliste : la reproduction des forces productives (conditions techniques de la production) et la reproduction simultanée du rapport social déterminant de production. C'est en montrant la simultanéité de ces deux processus de reproduction (comment le premier engendre le second) qu'il définit effectivement le rapport social de production déterminant du mode de production capitaliste. Mieux, la mise en évi-

dence de l'imbrication de ces deux processus (« La reproduction simple », chapitre XXIII du livre I) implique la définition de ce qu'est un rapport de production dans n'importe quel mode de production. Le plus grand mérite de Lire Le Capital, c'est d'avoir rendu au concept de reproduction la place qui est la sienne, immédiatement à côté de celui de mode de production, dans le matérialisme historique ; les premières conséquences tirées de cette redécouverte sont la condition indispensable de cette autre redécouverte qu'est l'exclusion réciproque des rapports de production et des rapports de propriété. Il est clair que la « reproduction des rapports sociaux » exclut l'identification de la propriété des moyens de production comme rapport de production. En effet, si la propriété intervient dans le procès de reproduction, elle n'est pas elle-même reproduite au cours de ce processus : « Le capitaliste se figure sans doute qu'il a consommé la plus-value et conservé la valeur capital, mais sa manière de voir ne change rien au fait qu'après une certaine période la valeur-capital qui lui appartenait égale la somme de plus-value qu'il a acquise gratuitement pendant la même période, et que la somme de valeur qu'il a consommée égale celle qu'il a avancée. De l'ancien capital qu'il a avancé de son propre fonds, il n'existe plus un seul atome de v a l e u r » Ce ne saurait donc être dans « la propriété » que le capitaliste trouve la justification de la permanence des moyens de production entre ses mains et de l'éternisation de la séparation entre la classe ouvrière et ces mêmes moyens de production ; c'est dans un procès de reproduction extérieur à la propriété elle-même, où la propriété ne peut intervenir que comme élément subordonné. Nous avons donc répondu à une partie de la question que nous nous posions : dans le procès de reproduction capitaliste, la propriété des moyens de production ne joue pas le rôle dominant. Mais qui joue ce rôle dominant ? 13. Ibid., 1. 1, t. III, p. 13.

III. — La double fonction de la circulation Pour répondre à cette question, il faut lire la fin du chapitre du livre I sur « La reproduction simple » en ayant déjà à l'esprit les schémas du début du livre II et, notamment, du chapitre II du livre II, « Premier cycle du capital productif », dont le premier paragraphe a également pour titre : « La reproduction simple ». « Le procès de production capitaliste reproduit donc de lui-même la séparation entre travailleurs et conditions du travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l'ouvrier à se vendre pour vivre et mettent le capitaliste en état de l'acheter pour s'enrichir. Ce n'est plus le hasard qui les place en face l'un de l'autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C'est le double moulinet du procès lui-même, qui rejette toujours le premier sur le marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d'achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude économique est moyennée et, en même temps, dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changement des maîtres individuels et par les oscillations des

prix

de

m a r c h é

d u

t r a v a i l

»

Notons dès maintenant différents points sur lesquels nous allons revenir plus en détail : a) C'est « le procès de production » qui reproduit la séparation entre travailleurs et conditions de travail, qui « éternise » cette séparation à partir du moment où la genèse du capitalisme l'a une fois établie. La propriété privée des moyens de production n'est donc pas la cause mais seulement la sanction juridique de cette séparation. b) Le rapport social de production qui doit être reproduit (par le même procès qui reproduit simultanément les conditions techniques de la production) est l'extorsion de la plus-value, c'est-à-dire le capital comme rapport social. 14. Ibid., 1. I, t. III, p. 19-20.

c) La vente de la force de travail comme vente à un instant donné, par un ouvrier donné à un capitaliste donné, comme « libre contrat », ne sert qu'à cacher la véritable relation, le véritable rapport de production, la « servitude économique » de l'ouvrier par rapport à la classe capitaliste dans son ensemble. Le « libre contrat » est une fiction. d) A l'intérieur du procès de production, ce qui reproduit le rapport social de production, la vente de la force de travail, c'est « le double moulinet » qui, d'un côté, rejette le travailleur sur le marché comme vendeur et de l'autre transforme son produit en moyen d'achat, ce moyen d'achat se trouvant non pas entre les mains de la classe ouvrière qui a produit le produit transformé en moyen d'achat, mais au contraire entre les mains de la classe capitaliste. Ce « double moulinet » est opposé par Marx au « hasard » qui prévaut à la rencontre entre « l'homme aux écus » et le « travailleur libre » tant que le procès de reproduction capitaliste n'est pas définitivement assuré : par ce mot de « hasard », on peut entendre toutes les formes diverses qui, à partir des modes de production précédents, amènent à la constitution d'un marché de la force de travail ; il s'agit donc d'éléments étrangers à la structure du procès de production capitaliste lui-même, par opposition au « double moulinet » qui appartient, lui, à la structure de ce mode de production. Revenons sur ces différents points : a) Le fait que la propriété des moyens de production ne soit même pas évoquée dans ce passage, le plus clair peut-être de tout Le Capital, en ce qui concerne le rapport de production déterminant du mode de production capitaliste, permet de préciser les diverses formulations qu'on trouve dans toute l'œuvre de Marx sur la fonction de la propriété dans le mode de production capitaliste. Dès le Manifeste, Marx et Engels insistent sur le caractère de leur condamnation de la propriété ; il s'agit d'une condamnation de la propriété bourgeoise, sanction juridique de la séparation entre travailleurs et moyens de production. L'abolition de cette propriété n'a de sens que si elle est simultanément abolition de cette séparation ; par contre elle n'implique pas l'abolition de toute forme

de propriété. L'abolition de la propriété des moyens de production doit être et ne peut être que l'abolition du rapport de production déterminant qui se réalise dans l'aliénation (vente) de la force de travail. b) La reproduction est d'abord reproduction des conditions techniques de la production. C'est pourquoi le chapitre que nous étudions commence ainsi : « Quelle que soit la forme sociale que le procès de production revête, il doit être continu ou, ce qui revient au même, repasser périodiquement par les mêmes phases. Une société ne peut cesser de produire non plus que de consommer. Considéré non sous son aspect isolé, mais dans le cours de sa rénovation incessante, tout procès de production social est en même temps procès de reproduction » Or, « la seule continuité ou répétition périodique du procès de production capitaliste en reproduit et perpétue donc la base : le travailleur dans la qualité de salar i é ». Ainsi passe-t-on de la reproduction des rapports techniques de production à celle du rapport social de p r o d u c t i o n Mais comment la première reproduction nécessaire, « quelle que soit la forme sociale que le procès de production revête », engendre-t-elle la seconde, c'est-à-dire une forme sociale, un rapport social de production particulier, spécifique de ce mode de production qu'est le capitalisme ? Marx explique une partie de ce tour de prestidigitation en disant : « La classe capitaliste donne régulièrement sous forme monnaie à la classe ouvrière des mandats sur une partie des produits que celle-ci a confectionnés et que celle-là s'est appropriés. La classe ouvrière rend aussi constamment ses mandats à la classe capitaliste pour en retirer la quotepart qui lui revient de son propre produit. Ce qui déguise cette transaction, c'est la forme marchandise du produit et la forme argent de la m a r c h a n d i s e »

15. 16. 17. 18.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

1. 1. 1. 1.

1, t. I, t. 1, t. 1, t.

III, III, III, III,

p. p. p. p.

9. 14. 9 et 19-20. 11.

Cependant, si cette formulation permet bien de voir le résultat auquel aboutit la mystification capitaliste, elle ne permet pas entièrement de dévoiler le mécanisme par lequel ce résultat est atteint : en effet, elle amènerait logiquement à conclure que la consommation de l'ouvrier n'est qu'une consommation productive parmi d'autres « de même que le nettoyage des m a c h i n e s », qu'elle fait directement partie du procès de production ; ceci ne permet pas de mettre en évidence la différence entre le rapport social de production du mode de production capitaliste et celui, par exemple, du mode de production esclavagiste. Or dans le chapitre du livre I sur « L'achat et la vente de la force de travail », Marx montre que la caractéristique distinctive du mode de production capitaliste par rapport à d'autres modes de production marchands, c'est la présence, parmi les marchandises, non seulement des produits du travail mais aussi de la force de travail elle-même. Nous savons que la valeur de cette force de travail est la valeur des produits nécessaires pour la reproduire. Autrement dit, du point de vue capitaliste, la consommation de ces produits par l'ouvrier n'est pas créatrice de valeur ; elle apparaît comme un pur phénomène de circulation. C'est ce que Marx explique lui-même dans le deuxième chapitre du livre II : « La circulation

de

l'ouvrier

[...]

inclut

sa

c o n s o m m a t i o n .

»

Ainsi, l'articulation du deuxième type de reproduction sur le premier commence-t-elle à nous livrer son secret : il faut chercher ce secret dans le mode particulier de circulation instauré par le capitalisme, où les nécessaires échanges entre les branches de production dans le cadre de la division technique du travail portent sur des produits prenant la forme de marchandise ; où cette marchandise prend, au cours du procès de circulation, la forme argent ; où enfin la force de travail, et non pas seulement les produits du travail, prend la forme marchandise, la consommation elle-même de l'ouvrier n'étant qu'un des moments de la circulation de cette force de travail, moment qui a la double fonction : — d'une part, de reproduire cette force de travail, 19. Ibid., 1. 1, t. III, p. 15. 20. Ibid., 1. II, t. I, p. 70.

— d'autre part, de lui transférer sans modification la valeur des produits consommés, ce qui le caractérise — contrairement par exemple au nettoyage des machines — comme un moment de la circulation et non comme un moment de la production. c) Dès lors, la « servitude économique » de l'ouvrier prend sa véritable coloration : la vente « libre » de la force de travail à un capitaliste particulier n'est possible que parce que la force de travail est réputée marchandise. Marx oppose « les actes de production isolés » et « la production capitaliste dans l'ensemble de sa rénovation continuelle et dans sa portée s o c i a l e ». Dans le premier cas (procès de production au sens restreint), s'il arrive fréquemment que, pour l'ouvrier, « les vivres qui entretiennent sa force jouent le même rôle que l'eau et le charbon donnés en pâture à la machine à vapeur. Ils ne lui servent qu'à produire ou bien sa consommation individuelle se confond avec sa consommation productive », ceci apparaît cependant « comme un abus dont la production capitaliste saurait se passer à la r i g u e u r ». Mais dans le second cas (procès de production au sens large), cette restriction n'est plus nécessaire : « La consommation individuelle de l'ouvrier, qu'elle ait lieu au-dedans ou au-dehors de l'atelier, forme donc un élément de la reproduction du c a p i t a l » Cette différence entre l'acte de production isolé et la production dans sa portée sociale vient de ce que la seconde est non seulement production mais reproduction ; outre la production au sens restreint, elle comprend aussi la circulation et donc, en particulier, ce moment de la circulation qu'est la consommation ouvrière. Dans le chapitre du livre III sur « La formule trinitaire », Marx luimême définit cette différence entre le procès réel de production, c'est-à-dire le procès social et le procès immédiat : « le procès réel de production [c'est] l'ensemble du procès de production

immédiat

et d u

procès

de c i r c u l a t i o n

».

On voit qu'il serait erroné de ranger sur le même plan mode de circulation, mode de consommation, mode 21. 22. 23. 24.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

1. 1. 1. 1.

1, t. 1, t. I, t. III,

III, p. 14-15. III, p. 141. III, p. 15. t. III, p. 206, souligné par nous, P.-P. R.

de distribution comme a u t a n t d'effets similaires du mode de production lui-même ; parmi eux, le mode de circulation a une place privilégiée comme intermédiaire obligatoire entre deux procès de production, comme élément du procès de reproduction qui implique et détermine la consommation et la distribution ; ce n'est pas le procès de production isolé qui reproduit le rapport de production déterminant mais le procès de production social. Une fois mise en évidence cette unité du procès de production et du procès de circulation, la différence entre l'entretien des machines et l'entretien de la machine ouvrière s'estompe. La vente de la force de travail, au prix même que coûte son entretien, apparaît comme un échange non pas entre l'ouvrier et le capitaliste mais entre les capitalistes qui fournissent des biens de consommation à l'ouvrier et celui qui achète sa force de travail. Dans cet échange, l'ouvrier ne joue pas un véritable rôle d'intermédiaire, mais, par sa consommation, il permet simplement à la nature de faire un de ces multiples « dons gratuits » qu'elle fait constamment au capitaliste, ce don gratuit étant le plus important de tous, celui grâce auquel se reproduit la machine à fabriquer de la valeur. Cette transformation des biens de consommation en force de travail s'accomplit donc, contrairement à ce qui se passe dans le mode de production esclavagiste, sans contrôle : « Le capitaliste n'a pas besoin d'y veiller ; il peut s'en fier hardiment aux instincts de conservation et de propagation du travailleur libre. Aussi est-il à mille lieues d'imiter ces brutaux exploiteurs de mines de l'Amérique méridionale qui forcent leurs esclaves à prendre une nourriture plus substantielle à la place de celle qui le serait

m o i n s

»

La circulation apparaît telle qu'elle est (au sein du mode de production capitaliste), c'est-à-dire échange de marchandises entre les capitalistes eux-mêmes et eux seuls. La consommation de la classe ouvrière est un simple aléa de cette circulation.

25. Ibid., 1. I, t. I I I , p. 15.

d) Nous voyons maintenant ce qu'est le « double moulinet » et par conséquent ce qu'est la reproduction du rapport de production déterminant. — L'un des moulinets « rejette toujours le premier [le travailleur] sur le marché comme vendeur de sa force de travail ». Ce premier moulinet, c'est ce que Marx appelle ailleurs : « la circulation de l'ouvrier T-A-M, qui inclut sa c o n s o m m a t i o n », où T désigne la force de travail, A l'argent perçu comme salaire, M les marchandises achetées avec cet argent. Pour être complet, ce schéma devrait donc s'écrire T-A-M... C... T, où C, consommation de l'ouvrier (il s'agit ici de la classe ouvrière : « la continuité de l'existence de la classe ouvrière est une nécessité pour la classe capitaliste»), incluse dans la circulation de l'ouvrier, ramène celui-ci sur le marché. Le premier moulinet, c'est « la circulation de l'ouvrier ». — L'autre moulinet « transforme son produit toujours en moyen d'achat pour le second » (le capitaliste). Il s'agit simplement de M-A, moment de la circulation du capital. C'est dans le chapitre sur « Le cycle du capital productif » que Marx explicite ces différents schémas de circulation. On voit alors que l'ensemble des deux moulinets et de leur jonction lorsque se reproduit le rapport de production déterminant, la vente de la force de travail, n'est qu'un sous-ensemble du procès de circulation lui-même, lequel comprend également M-A-Mp (transformation du produit en argent pour acheter des moyens de production, c'est-àdire directement d'autres produits). Dans tout ceci, la propriété privée n'apparaît pas au premier plan : il suffit qu'une seule classe ait le droit d'échanger le produit commun contre de l'argent, puis cet argent contre d'autres produits ou contre la force de travail de l'autre classe. Il suffit donc qu'une classe possède collectivement l'ensemble des produits circulant comme marchandises et que l'autre classe n'en obtienne que ce qu'il lui faut de produits pour être elle-même vendable. La propriété bourgeoise des moyens de production (qu'elle prenne la forme de la propriété privée ou une forme plus collective) exprime cet état de fait et en garantit la permanence. 26. I b i d . , 1. I I , t. I, p. 70.

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La police et l'armée au service de l'État bourgeois jouent aussi comme garantie de ce droit bourgeois, donc comme garanties secondaires de la pérennité des rapports de production, un rôle important dans la reproduction des rapports de production : nul n'a jamais estimé cependant que leur existence pouvait être analysée directement comme rapport de production. Par ailleurs, il est patent qu'une fois la propriété privée des moyens de production abolie, les deux classes (bourgeoise et ouvrière) dont il est ici question peuvent demeurer ou réapparaître l'une en face de l'autre, déterminées par le même rapport de production, qui continue à se reproduire identique à lui-même au cœur du procès de circulation. Pour les fondateurs du socialisme scientifique, la disparition du capitalisme ne devait pas coïncider avec la disparition de la propriété privée des moyens de production, mais avec la disparition du salariat. Dans toute situation où le capital survit comme rapport de production à la propriété privée des moyens de production, la circulation continue à assurer la double fonction qui lui est dévolue dans le mode de production capitaliste : la reproduction simultanée et articulée des rapports techniques et des rapports sociaux de production. IV. — La promotion du procès de circulation par le mode capitaliste de production

Il convient d'aborder avec le maximum d'attention le problème de la place du procès de circulation dans le mode de production capitaliste ; nous avons vu que c'est le lieu de prédilection où l'idéologie bourgeoise place ses pièges ; pour l'« anthropologie économique » notamment, la forme de la circulation est posée, à priori, comme le critère de toute typologie des sociétés : nous avons déjà évoqué les impasses où mène une telle conception. Le problème de la place de la circulation est posé par la théorie marxiste dans de t o u t autres termes que ceux de l'économie vulgaire : la circulation n'est examinée en effet que comme un moment de la reproduction. Suivant les modes de production étudiés, la circulation peut (de même, par exemple, que le politique ou l'idéologique) occuper ou

ne pas occuper une place de premier plan dans le procès de reproduction. Ainsi, en ce qui concerne le mode de production féodal, Marx indique très nettement que le rapport de production déterminant — l'extorsion de la rente — est reproduit par l'intermédiaire de processus politico-juridiques : soit du directement politique à l'époque féodale proprement dite, soit du juridique lorsque le mode de production féodal subit la domination du mode de production capitaliste (la rente est alors dite « réalisation économique » de la « fiction juridique » que constitue la propriété foncière) ; par conséquent, la première place appartient ici à des processus politico-juridiques et non pas à la circulation. En ce qui concerne la place de la circulation dans le mode de production capitaliste, Marx montre, à la fin du premier tome du livre III du Capital, en quoi cette place est plus déterminante que dans les modes de production antérieurs : « C'est d'abord dans le procès de circulation qu'apparaît du capital proprement dit. C'est dans le procès de circulation que l'argent devient capital. Dans la circulation, le produit devient, pour la première fois, valeur d'échange sous forme de marchandise et d'argent. Le capital peut et doit se constituer dans le procès de circulation avant qu'il n'arrive à dominer ses extrêmes, les différentes sphères de production que la circulation relie entre elles. La circulation de l'argent et des marchandises peut relier des sphères de production de structures les plus diverses, que leur organisation oriente encore essentiellement vers la production de la valeur d'usage. Cette autonomie du procès de circulation dans lequel les sphères de production sont reliées par un tiers a une double signification : d'une part la circulation ne s'est pas encore emparée de la production : c'est celle-ci qui en est la donnée préalable ; d'autre part le procès de production ne s'est pas encore intégré la circulation comme simple phase. P a r contre, dans la production capitaliste, les deux cas sont réalisés. Le procès de production repose entièrement sur la circulation, et celle-ci est un simple élément, une phase transitoire de la p r o d u c t i o n » Il y a deux façons de lire ce texte :

27. Ibid., 1. III, t. I, p. 336-337, souligné par nous, P.-P. Rey.

La première façon consiste à se centrer sur la plus ou moins grande autonomie du procès de circulation : alors, dans les formes marchandes précapitalistes, la circulation semble revêtir une bien plus grande importance que dans la forme capitaliste. Marx écrit : « La fortune marchande indépendante, comme forme dominante du capital, c'est le procès de circulation devenu autonome par rapport à ses extrêmes qui sont les producteurs é c h a n g i s t e s » Si l'on s'arrête à l'expression « forme dominante du capital », on ne peut que conclure dans ce sens. Cependant, cette forme dominante a pour rançon « l'indépendance » vis-à-vis du mode de production. Or, si la circulation est indépendante du mode de production, symétriquement la production est indépendante de la circulation ; ce qui signifie notamment que les modes de production « de structures les plus diverses » reliés par la circulation se reproduisent indépendamment de la circulation. Par conséquent, lorsque la « forme dominante du capital » est située dans la circulation, « le capital » n'est pas encore un rapport de production et la circulation n'intervient pas (ou très peu) dans le procès de reproduction. La deuxième façon est la seule valable du point de vue marxiste. Elle consiste à partir du mode de production lui-même et à voir quel rôle y joue la circulation. T a n t que la circulation est autonome, elle est (pour reprendre l'expression de Bohannan et Dalton à propos des marchés africains) « périphérique » par rapport aux modes de production. C'est donc seulement dans le mode de production capitaliste que « la circulation s'empare de la production » et, si cela a pour rançon la disparition de l'autonomie de la circulation, ce ne peut apparaître pour le marxisme comme une régression de l'importance de la circulation, mais au contraire comme sa promotion. Dans le procès de production capitaliste, dès lors qu'on ne considère plus un acte de production isolé mais la production sociale, le procès de circulation apparaît comme simple phase ; mais c'est au cours de cette simple phase que se réalise l'extorsion de la plus-value, c'est-à-dire le rapport de production déterminant du mode de production. Dans le livre Le Marxisme devant les sociétés «primitives», 28. Ibid., 1. I I I , t. I, p. 336.

E. Terray formule certaines critiques sur ce point. Certes, ces critiques partent non pas d'une analyse du mode de production capitaliste mais d'une analyse du mode de production « lignager ». Cependant comme le fait fort justement remarquer E. Terray, dans le mode de production lignager, l'existence d'une circulation des travailleurs (nous préférons employer cette formule plutôt que celle de « circulation de la force de travail » qui n'a de sens à notre avis que dans le mode de production capitaliste) peut entraîner des rapports analogues entre circulation et production à ceux du mode de production capitaliste ; en parlant de circulation des travailleurs, E. Terray pense essentiellement aux femmes et à la dot qui circule en sens inverse ; pour notre compte nous pensons également aux hommes circulant comme « e s c l a v e s » et souvent comptés en t a n t que tels au nombre des « biens de prestige ». E. Terray écrit : « La transformation de la force de travail en marchandise et l'existence d'une circulation de la force de travail produisent un décalage entre la structure de la production et celle de la circulation : la première est caractérisée par l'exploitation, la deuxième par l'échange. Reposant sur les rapports de circulation, la conscience que la société prend de sa base économique est donc nécessairement déformée, et l'économie bourgeoise qui reflète cette conscience est enfermée dans une série de faux problèmes : l'échange entre l'ouvrier et le capitaliste est-il égal ou inégal ? Le travail est-il vendu à son juste p r i x ? » Or, E. Terray lui-même a réintroduit cette problématique de l'échange entre capitaliste et ouvrier dans le cas analogique du mode de production lignager. Il écrit en effet quelques pages plus haut : « Ce que le cadet reçoit ici en contrepartie de son surtravail, c'est une épouse, c'est-à-dire un moyen de s'affranchir de la tutelle de l ' a î n é . » 29. Ce t e r m e d ' e s c l a v e s est t r è s m a l défini. P o u r u n e spécification d e ses d i f f é r e n t s sens d a n s le c a d r e d u m o d e de p r o d u c t i o n l i g n a g e r e t p a r o p p o s i t i o n a u m o d e de p r o d u c t i o n e s c l a v a g i s t e , v o i r Colonialisme, néo-colonialisme et t r a n s i t i o n du capitalisme. E x e m p l e de la Comilog a u Congo-Brazzaville, M a s p e r o , 1971. 30. E . TERRAY, Le M a r x i s m e devant les sociétés « primitives », M a s p e r o , 1968, p. 164. 31. I b i d . , p. 161, s o u l i g n é p a r l ' a u t e u r .

Je pense au contraire qu'il n'y a aucun échange entre l'aîné et le cadet, mais simple prestation du cadet à l'aîné : ce dernier n'a en effet aucun droit de soi sur la femme qu'il donne en échange, pas plus que le cadet à qui il la fournit et cet échange est donc purement illusoire, pur camouflage d'une prestation sans redistribution. De même il n'y a pas en vérité d'échange entre ouvrier et capitaliste mais seulement échange entre le capitaliste qui fournit des biens de consommation à l'ouvrier et celui qui utilise la force de travail de cet ouvrier, la consommation de l'ouvrier lui-même étant un simple incident de ce procès de circulation qui n'ajoute aucune valeur aux produits consommés. De même dans le mode de production lignager il n'y a pas d'échange entre aînés et cadets, il y a seulement échange entre les aînés. Or, aussi bien en ce qui concerne le mode de production capitaliste que le mode de production lignager, dès lors que sont éliminées de l'analyse du procès de circulation les formes mystifiées qu'y introduit la classe dominante, une analyse du procès de circulation en tant que phase du procès de production peut parfaitement être menée. C'est même seulement au cours de cette analyse que l'on peut pourchasser jusque dans leurs derniers retranchements les formes mystifiées. Par contre, Marx commence l'étude du capital par cent pages e x a c t e m e n t consacrées exclusivement à la circulation : chapitre I : « La marchandise ; chapitre II : « Des échanges » ; chapitre III : « La monnaie ou la circulation des marchandises. » Althusser a indiqué r é c e m m e n t que la première section du Capital lue avant l'ensemble du livre I ou bien était incompréhensible, ou bien entraînait contresens. Ceci est parfaitement exact : le fait que la force de travail apparaisse comme une marchandise, c'est-à-dire que sa vente apparaisse comme un moment du procès de circulation, ne peut par exemple être compris sans contresens que lorsqu'il a été établi que la circulation, dans le mode de production capitaliste, devenait elle-même un simple moment de la production, et par conséquent était totalement différente 32. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. I, t. I, p. 50 à 150. 33. Dans un article paru dans L'Humanité, 21 mars 1969.

de la simple circulation marchande dans ou entre les différents modes de production précapitalistes. Mais une fois ceci connu, c'est bien à propos du procès de circulation, ainsi resitué en ses lieu et place, qu'il convient de mener bataille contre l'économie vulgaire. Dès lors qu'on considère la circulation comme une simple phase de la production, on ne peut plus énoncer la phrase de E. Terray : « La première [la production] est caractérisée par l'exploitation, la deuxième [la circulation] par l'échange. » Puisque comme Marx l'indique c'est seulement dans le procès de production social et non pas normalement dans le procès de production immédiat que prend place l'exploitation ; puisque le procès de production social ou réel, ou procès de reproduction, est l'ensemble de la production et de la circulation ; puisque enfin l'apparition dans la sphère de la circulation, comme une marchandise parmi d'autres, de la force de travail est le « secret ultime » de l'extorsion de surtravail dans le mode de production capitaliste : c'est le caractère discriminant de ce mode de production ; c'est aussi ce que le capitalisme cherche à établir en premier lieu lorsqu'il veut s'installer dans une formation sociale à la place d'autres modes de production. Ainsi, avec le passage au mode de production capitaliste, à partir des divers modes de production marchands, on assiste bien à la promotion de l'instance de la circulation au sein du mode de production. Mais cette promotion ne s'achève pas avec l'établissement du mode de production capitaliste ; elle se poursuit tout au long de son évolution interne. Nous avons déjà évoqué l'analyse faite par Marx de la constitution des sociétés par actions dans le chapitre sur «Le rôle du crédit dans la production c a p i t a l i s t e retient tout d'abord comme caractéristique de cette phase l'« extension énorme de l'échelle de la production » qui désigne l'évolution des forces productives matérielles. Au niveau des rapports de production apparaît un double mouvement : a) « La suppression du capital en t a n t que propriété privée à l'intérieur des limites du mode de production capitaliste lui-même » : donc non seulement la reproduction 34. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. III, t. II, p. 101-107.

du rapport de production déterminant s'accomplit sans que la propriété des moyens de production soit au premier plan, mais la forme initiale de propriété (propriété privée) est finalement abolie lorsqu'on atteint les phases supérieures d'existence du rapport de production. b) Corrélativement, « transformation du capitaliste réellement actif en un simple dirigeant et administrateur de capital d'autrui [...]. La rémunération pour la propriété du capital est complètement séparée de sa fonction dans le procès réel de reproduction, tout comme cette fonction, dans la personne du dirigeant, est séparée de la propriété d u

capital35.

»

Or, qu'est-ce que le capital porteur d'intérêt ? « Une fraction du capital industriel existant sous forme de capital-argent dans le procès de circulation se sépare du reste afin d'effectuer ces opérations du procès de reproduction pour l'ensemble du capital restant. Les mouvements de ce capital-argent ne sont donc, eux aussi, que les mouvements d'une fraction devenue autonome du capital industriel

dans

le

cours

de

son

procès

de

r e p r o d u c t i o n

»

L'abolition de la propriété privée des moyens de production sur la base même des rapports de production capitalistes n'est donc rien d'autre que l'effet au sein des rapports juridiques d'une nouvelle autonomie acquise par une partie du procès de circulation. Mais cette autonomie est totalement différente de l'autonomie archaïque de la circulation vis-à-vis des modes de production marchands précapitalistes : car la circulation ne redevient pas pour a u t a n t étrangère au procès de reproduction ; au contraire, la fraction du capital promue à l'autonomie effectue certaines « opérations du procès de reproduction pour l'ensemble du capital restant ». La circulation conquiert son autonomie par rapport au procès de production mais elle ne redevient pas pour a u t a n t périphérique par rapport au procès de production. Au contraire, la fraction promue à l'autonomie est au cœur du procès de reproduction. L a circulation s'est entièrement emparée du procès de production. Dès lors, on comprend que l'abolition de la propriété privée puisse survenir sans qu'on ait quitté le mode de production 35. Ibid., 1. III, t. II, p. 102. 36. Ibid., 1. III, t. I, p. 324.

capitaliste ; l'essentiel pour la classe dominante est de détenir l'ensemble des marchandises par l'intermédiaire du procès de circulation. Ainsi s'achève le procès d'expropriation entrepris par le capital aux dépens des petits producteurs directs, poursuivi aux dépens des petits, puis des moyens capitalistes. « Le point de départ du mode de production capitaliste est justement cette expropriation. Son but est de la réaliser et, en dernière instance, d'exproprier tous les individus de tous les moyens de p r o d u c t i o n . » On voit qu'une expropriation, fut-elle absolument générale, qui ne s'accompagnerait pas de l'abolition du rapport de production capitaliste déterminant — l'extorsion de plus-value — ne ferait que réaliser la forme la plus raffinée du mode de production capitaliste. V. — Nouvelle promotion du procès de circulation capitaliste : l'articulation avec les autres modes de production « L a c i r c u l a t i o n de l ' a r g e n t et des m a r c h a n d i s e s p e u t relier les s p h è r e s de p r o d u c t i o n de s t r u c t u r e s les plus diverses q u e l e u r o r g a n i s a t i o n i n t e r n e o r i e n t e encore essent i e l l e m e n t v e r s la p r o d u c t i o n de la v a l e u r d ' u s a g e » C e t t e p h r a s e q u e nous a v o n s citée t o u t à l ' h e u r e concerne les m o d e s de p r o d u c t i o n n o n capitalistes. Mais elle c o n c e r n e é v i d e m m e n t aussi le m o d e de p r o d u c t i o n c a p i t a liste l u i - m ê m e , en ce qu'il n ' e s t q u ' u n e des « sphères » possibles, s u s c e p t i b l e s é g a l e m e n t d ' é c h a n g e r des biens c o n t r e d ' a u t r e s biens p r o d u i t s d a n s d ' a u t r e s « sphères ». M a r x pose de façon détaillée le p r o b l è m e de l ' i n s e r t i o n du c a p i t a l i s m e a u milieu d ' a u t r e s m o d e s de p r o d u c t i o n d a n s le livre I I du C a p i t a l : « A l ' é p o q u e d u m o d e de p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e d é j à développé et p a r conséquent prédominant, une grande p a r t i e des m a r c h a n d i s e s qui, d a n s le s e c t e u r de circulation A-M

Mp , c o n s t i t u e n t les m o y e n s

de

production

37. I b i d . , 1. I I I , t. I I I , p. 105, souligné p a r nous, P . - P . R . 38. I b i d . , 1. I I I , t. I, p. 337.

Mp,

sera elle-même capital-marchandise d'autrui accomplissant sa fonction. On a donc, du point de vue du vendeur, M'-A', conversion du capital-marchandise en capital-argent. Mais ceci n'est pas une règle absolue. Au contraire : dans les sections de son procès de circulation où le capital industriel fonctionne soit comme argent, soit comme marchandise, son cycle s'entrecroise avec la circulation marchande des modes de production sociaux les plus différents, sous la seule réserve qu'il s'agisse de production marchande. Peu importe que les marchandises soient le produit d'un système fondé sur l'esclavage, ou le produit de paysans (Chinois, ryots des Indes), ou de communautés (Indes hollandaises), ou d'une production d ' É t a t (telle qu'on l'a rencontrée, fondée sur le servage, aux époques anciennes de l'histoire russe), ou de peuples chasseurs demi-sauvages, etc. : c'est comme marchandise et comme argent qu'elles affrontent l'argent et les marchandises représentant le capital industriel, qu'elles entrent à la fois dans son cycle et dans le cycle de la plus-value supportée par le capital-marchandise lorsque celle-ci est dépensée comme revenu, bref, qu'elles entrent dans les deux branches de circulation du capital-marchandise. Le caractère du procès de production dont elles sont issues n'a aucune importance ; c'est comme marchandises qu'elles fonctionnent sur le marché et comme telles qu'elles entrent dans le cycle du capital industriel aussi bien que dans la circulation de la plus-value supportée par l u i » La nécessité de l'échange entre le capitalisme et d'autres modes de production marchands ne fait donc pas ici problème : la circulation des biens de l'un à l'autre apparaît naturelle, comme elle l'est lorsque les biens échangés de part et d'autre ont été produits par des modes de production non capitalistes. L'adaptation entre l'échelle à laquelle sont produits les biens des « modes de production les plus divers » et l'échelle (bien plus large) à laquelle ces biens sont consommés par le système capitaliste est assurée par « le capital de négoce ou capital commercial ». Marx note que, de ce fait, le mode de production capitaliste dépend dans une certaine mesure, pour son procès de reproduction, des modes de production extérieurs : 39. Ibid., 1. II, t. I, p. 101-102.

« Dès que l'acte A-Mp est achevé, les marchandises (Mp) cessent d'être des marchandises et deviennent un des modes d'existence du capital industriel sous sa forme fonctionnelle de P, capital productif. Par là même leur origine se trouve effacée ; elles n'existent plus que comme formes du capital industriel, elles lui sont incorporées. Il n'en reste pas moins que la nécessité de les remplacer impose leur reproduction et qu'en ce sens le mode de production capitaliste dépend d'autres modes de production restés

étrangers

à

son

degré

de

d é v e l o p p e m e n t

»

Mais ceci n'est absolument pas un trait original du capitalisme : en effet, la circulation peut intervenir dans le procès de reproduction de n'importe quel mode de reproduction marchand pour fournir soit les moyens de production, soit les biens nécessaires à la reproduction de la force de travail des producteurs directs. La fonction originale de la circulation dans le « procès de production capitaliste réel », c'est de permettre d'acquérir, outre les moyens de production, la force de travail elle-même. Le caractère spécifique de la circulation capitaliste ne peut donc apparaître dans l'articulation avec d'autres modes de production que si cette circulation porte non seulement sur les biens mais aussi sur la force de travail nécessaire pour produire ces biens, c'est-à-dire si le capitalisme arrache des producteurs aux autres modes de production pour les entraîner dans son propre mode de production, dans ses propres rapports de production ; précisons qu'un tel résultat ne peut être considéré comme atteint que s'il y a vente « libre » par ces producteurs eux-mêmes de leur force de travail : il n'en est évidemment pas ainsi lorsque le capital commercial du XVI au XIX siècle achète des esclaves aux sociétés non capitalistes pour les exporter en Europe (Espagne, Portugal) puis en Amérique. Or, dans le chapitre du livre II auquel nous nous référons, Marx envisage le passage de l'une de ces fonctions de la circulation (circulation des biens) à l'autre (circulation de la force de travail) comme un phénomène allant de soi : « Il [le mode de production capitaliste] tend à convertir a u t a n t que possible toute production en production marchande ; le principal moyen d'y arriver, c'est juste40. Ibid., 1. II, t. I, p. 102.

ment d'entraîner ainsi toute production dans son procès de circulation ; une production marchande développée ne peut qu'être production capitaliste de marchandises. L'intervention du capital industriel fait avancer p a r t o u t cette transformation, et avec elle la conversion de tous les p r o d u c t e u r s

directs

en

s a l a r i é s

»

On aurait donc là une théorie du passage pacifique au capitalisme, peu différente somme toute de celle qui sous-tend les analyses actuelles de l'« anthropologie économique ». « La conversion de tous les producteurs directs en salariés », loin d'être, comme dans t o u t le reste du Capital et notamment dans d'autres passages du livre I I « la condition fondamentale de la production capitaliste », serait une occurence parmi d'autres résultant du développement de la production marchande. Il serait toutefois complètement erroné de s'appuyer sur ces quelques lignes pour attribuer à Marx une telle théorie. Bien avant d'avoir atteint la forme définitive du Capital, Marx avait en effet montré que le développement de la production marchande n'aboutissait pas toujours à la production capitaliste ; qu'il aboutissait même à t o u t autre chose si le « processus historique » n'avait pas amené par ailleurs une séparation des producteurs directs de leurs moyens de production telle que ces producteurs en soient réduits à vendre « librement » leur force de travail : « Mais la simple existence de la richesse monétaire ou même le fait qu'elle ait pu conquérir la suprématie ne suffit pas pour que la dissolution de ces modes de production et de comportement aboutisse au capital ; sinon la Rome antique, Byzance, etc., eussent, avec le travail libre et le capital, clos leur histoire, ou plutôt en eussent commencé une nouvelle. La dissolution des anciens rapports de propriété y fut également liée au développement de la richesse monétaire, du commerce, etc., mais au lieu de conduire à l'industrie, cette dissolution provoqua la domination de la campagne sur la ville. [...] « Ce n'est pas le capital qui crée les conditions objectives du travail. Au contraire, il se forme à l'origine par ce simple fait : la valeur qui existe sous forme de richesse 41. Ibid., 1. II, t. I, p. 102. 42. Ibid., 1. II, t. I, p. 37.

monétaire a la faculté, en raison de la dissolution de l'ancien mode les conditions objectives du travail le travail vivant lui-même avec libres

contre

de

l'argent

d'autre

du processus historique de production, d'acheter d'une part, et d'échanger les travailleurs rendus

p a r t

»

On ne saurait trouver chez Marx une théorie idéaliste du développement de la marchandise, suivant laquelle la qualité marchande s'étendrait d'un bien à l'autre jusqu'à affecter la force de travail elle-même. P a r conséquent, l'action dissolvante du capitalisme sur d'autres modes de production ne peut être attribuée au seul effet de la circulation de marchandises entre ces modes de production et lui : par cette circulation le capitalisme n'agit en effet pas autrement que n'importe quel autre mode de production marchand ; ce que le développement de l'échange marchand n'a pas su créer à Rome ou à Byzance — l'apparition des « libres » vendeurs de leur force de travail —, le développement de l'échange marchand induit par le capitalisme ne saurait le créer non plus. Le passage de la circulation des biens à celle de la force de travail repose donc certainement sur des mécanismes plus complexes. C'est à ces mécanismes que fait allusion de façon trop elliptique le texte que nous venons de citer : on peut s'en rendre compte en le rapprochant d'un autre passage du début du livre II qui détaille un peu plus une analyse similaire : « Les mêmes circonstances qui produisent la condition fondamentale de la production capitaliste — l'existence d'une classe d'ouvriers salariés — sollicitent le passage de toute production marchande à la production capitaliste. Dans la mesure où celle-ci se développe, elle exerce un effet décomposant et dissolvant sur toute forme antérieure de la production qui, orientée en premier lieu vers la consommation personnelle directe, ne convertit en marchandises que l'excédent du surproduit. Elle fait de la vente du produit l'intérêt principal : d'abord, sans s'attaquer, en apparence, au mode de production lui-même (ce fut par exemple le premier effet du commerce mondial capitaliste sur des peuples comme les Chinois, les Indiens, les Arabes, etc.) ; ensuite, là où elle a pris racine, elle 43. K. MARX, Fondements de la critique de l'économie politique, 2 t., Anthropos, 1968, t. I, p. 470, souligné par Marx.

détruit toutes les formes de production marchande qui reposent ou bien sur le travail personnel des producteurs, ou bien sur la seule vente du produit excédentaire en tant q u e

marchandise44.

»

L'existence de la classe ouvrière apparaît donc ici comme le point de départ du développement de la production marchande et non comme son point d'aboutissement ; ceci à deux étapes successives : a) Tout d'abord, la production capitaliste est supposée exister en un lieu ; son existence entraîne la généralisation de l'échange marchand hors de la sphère capitaliste sans s'attaquer aux modes de production au sens restreint. A l'issue de cette étape, on a d'une part la production capitaliste implantée dans son lieu d'origine, d'autre part l'échange marchand généralisé à tous les autres lieux mais sans que la production ait été modifiée, donc sans que la production capitaliste ait le moins du monde « pris racine » en un lieu nouveau. b) Ensuite, là où la production capitaliste a « pris racine », toute production marchande tend à se transformer en production capitaliste. Il y a donc deux actions distinctes de la production capitaliste : une action en quelque sorte « de l'extérieur », qui ne modifie pas le mode de production lui-même ; puis une action « de l'intérieur » qui permet la modification du mode de production. Bien entendu nous ne pourrons préciser ce que nous entendons par là que lorsque nous aurons vu ce que signifie pour Marx « prendre racine » et quelle est la nature des lieux où le capitalisme peut prendre racine. Toutefois, nous pouvons dès maintenant mesurer la portée de cette analyse en l'appliquant à un cas concret ; nous verrons alors que cette analyse est incomplète, ce qui nous amènera à poser de nouveaux problèmes. Soit l'histoire de l'articulation du capitalisme occidental avec les sociétés lignagères d'Afrique centrale (Gabon, les deux Congo actuels, Angola). Cette histoire commence par la période dite de « traite » au cours de laquelle des sociétés échangent des biens et des hommes (il s'agit d'esclaves et non pas de vente « libre » de la force de travail) contre d'autres biens fournis par le capital commercial européen ; 44. K. Marx, Le Capital, op. cit., 1. II, t. I, p. 37.

comme dans le cas des Chinois, des Indiens, des Arabes évoqué par Marx, cet échange ne transforme absolument pas les modes de production des biens exportés ; au contraire, il aurait plutôt tendance à renforcer le système des rapports de production précédemment en place. Cette histoire se continue à l'heure actuelle par la phase « néocoloniale » : le capitalisme a « pris racine » dans les sociétés en question ; de plus, essentiellement par l'effet de la présence d'une classe ouvrière (d'où urbanisation, d'où nécessité d'un approvisionnement vivrier marchand), ceci entraîne une nouvelle généralisation de la production marchande (au secteur vivrier en particulier) qui débouche déjà parfois sur la production capitaliste. Le procès de cette nouvelle extension de la production marchande, puis de la production capitaliste, est assez bien analysé par Marx dans un passage proche de ceux que nous venons de citer : « A-T. Le salarié ne vit que de la vente de sa force de travail. Le maintien de cette force — la conservation personnelle de l'ouvrier — exige une consommation quotidienne. Le paiement de l'ouvrier doit donc se répéter constamment à intervalles assez faibles pour qu'il puisse répéter les acquisitions nécessaires à sa conservation personnelle : l'acte T-A-M ou M-A-M. [...] Pour que la masse des producteurs directs, des salariés, puisse accomplir l'acte T-A-M, il faut que les moyens d'existence nécessaires l'affrontent constamment sous forme vénale, c'est-à-dire sous forme de marchandises. [...] Aussitôt que la production au moyen du travail salarié devient générale, la production de marchandises est nécessairement la forme générale de la production. E t la généralisation de la production marchande nécessite à son tour une division toujours croissante du travail social, c'est-à-dire une spécialisation toujours plus grande du produit fabriqué comme marchandise par un capitaliste déterminé, l'éclatement toujours plus grand de procès de production complémentaires en procès devenus indépendants. Ainsi A-Mp se développe

dans

la

m ê m e

m e s u r e

que

A

-

T

»

Or, nous savons qu'entre ces deux phases — la période de traite d'une part, la période « néo-coloniale » de l'autre — s'en intercale une troisième, la phase coloniale proprement 45. Ibid., 1. II, t. I, p. 36-37.

dite, qui est précisément celle au cours de laquelle le capitalisme a « pris racine » dans les lieux considérés. Ce qui éclaire rétrospectivement le trou qui apparaît dans l'analyse de Marx : à la fin de la première phase, le capitalisme n'a nullement « pris racine » ; et pour que la deuxième phase puisse commencer, le capitalisme doit avoir « pris racine ». Manque donc la phase au cours de laquelle il prend racine, c'est-à-dire très exactement la description du « processus historique » qui aboutit en ce lieu, à la création d'une force de travail libre et achetable. L'omission de cette phase amène d'ailleurs Marx à retomber, lorsqu'il veut se résumer, dans la problématique idéaliste puisque le paragraphe se termine ainsi : « Elle [la production capitaliste] commence par généraliser la production de marchandises, puis elle transforme graduellement toute production marchande en production c a p i t a l i s t e

»

Ceci donne la mesure simultanément de la perspicacité théorique de Marx et de son aveuglement historique (dans ce cas-là) : d'une part son analyse s'applique parfaitement à un processus historique — le néo-colonialisme — qui n'apparaîtra que soixante ans après sa mort, mais d'autre part Marx croit déjà avoir sous les yeux des exemples d'un tel processus, notamment aux Indes ; c'est seulement quelques années plus tard qu'il tiendra compte de la résistance et de la permanence des modes de production non capitalistes. A l'époque où écrit Marx, l'articulation entre le capitalisme et les autres modes de production réalisés historiquement est presque partout du premier type : seuls sont échangés des biens en t a n t que marchandises et les modes de production eux-mêmes n'en sont pas affectés. P a r ailleurs la théorie permet de prévoir une époque où, comme cela se passe en Europe, le capitalisme déjà implanté progressera dans tous les coins du monde par la seule action du procès de circulation, lequel transfère non seulement des biens mais aussi des forces de travail d'un mode de production à l'autre. Cette période à venir peut être imaginée à partir de la période connue ; elle apparaît comme un simple prolongement : il y a eu extension du domaine 46. I b i d . , 1. II, t. I, p. 38.

d'action de la circulation. La phase intermédiaire, où la circulation ne jouera pas du t o u t le même rôle, n'est pas perçue. Fort heureusement, l'histoire n'agit pas de la même façon sur les successeurs de Marx ; eux sont plongés en pleine époque impérialiste et ils risqueraient plutôt l'erreur de perspective inverse : ne voir dans l'impérialisme que le mécanisme d'extorsion de nature directement politique en négligeant les possibilités d'action par le seul biais de la circulation que le capitalisme des métropoles a eues avant la période coloniale et qu'il retrouvera après (dans la phase néo-coloniale). Aux théories de l'impérialisme construites au début du xxe siècle, il faut alors poser les questions issues de l'analyse de Marx, qui permettent de caractériser la phase de « partage du monde » comme une simple phase de transition vers un type nouveau de domination. Ces questions sont : En quelle sorte de lieux le capitalisme « prend-il racine » et qu'est-ce que pour lui « prendre racine » ? Comment y arrive-t-il ? Pourquoi lorsqu'il y est arrivé, le procès d'échange avec les modes de production qui l'entourent encore provoque-t-il l'élargissement des rapports de production capitalistes aux dépens de ces modes de production, alors que dans la période précoloniale ce progrès n'aboutissait qu'au renforcement des rapports de production traditionnels ?

4 Les théories sur l'impérialisme

I. — L'impérialisme chez Lénine et chez Marx Lénine, dans le chapitre «Le partage du monde entre les grandes puissances », situe l'impérialisme propre à la période du capital financier par rapport aux différentes formes a n t é r i e u r e s Il constate d'abord : « La politique coloniale et l'impérialisme ont existé déjà avant la phase contemporaine du capitalisme et même avant le capitalisme. Rome, fondée sur l'esclavage, faisait une politique coloniale et réalisait l'impérialisme. Mais les raisonnements d'' ordre général ' sur l'impérialisme, négligeant ou reléguant à l'arrière-plan la différence essentielle des formations économiques et sociales, dégénèrent infailliblement en banalités creuses ou en rodomontades, comme la comparaison de la ' Grande Rome ' et de la ' GrandeBretagne '. » Ici Lénine introduit la note suivante : « L'impérialisme de la Rome antique, qui mena une politique de conquête et soumit par les armes à sa domination toute une série de pays d'Europe, d'Asie et d'Afrique, se 1. V. I. LÉNINE, L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Éditions sociales, 1952, p. 74.

distingue de la politique d'expansion de l'impérialisme contemporain en ce que dans la Rome ancienne cette politique était celle de la grosse propriété terrienne et du capital commercial, dont la domination se basait sur l'exploitation des esclaves. Tandis que, dans la période de l'impérialisme, c'est la politique du capital financier, c'est-àdire du capital bancaire et industriel conjugués et soudés, dont la domination est basée sur l'exploitation du salariat. » Puis il poursuit : « Même la politique coloniale du capitalisme dans ses phases antérieures se distingue foncièrement de la politique coloniale du capital financier. » Lénine suggère donc ici, sans la proposer explicitement, une typologie des impérialismes qui situerait d'un côté l'impérialisme propre à la période du capital financier et de l'autre les différentes formes d'impérialisme antérieures, qu'il s'agisse de celles correspondant aux phases « antérieures » du capitalisme métropolitain ou de celles développées par une métropole non capitaliste. Le critère de cette typologie est indiqué dans la note que nous venons de citer, mais il convient d'en préciser quelque peu la formulation : en effet Lénine oppose une « domination basée sur l'exploitation du salariat », propre au capital financier, à une domination basée sur l'exploitation des esclaves dans le cas romain. Or, il peut sembler à première lecture (et il est probable, nous allons voir pourquoi, que ceci n'est pas très clair dans l'esprit de Lénine lui-même) que l'exploitation dont il est question soit celle qui règne dans la métropole et non pas celle que la colonisation instaure dans le pays colonisé. Mais cette interprétation n'est plus possible dès lors qu'entre en scène, outre les impérialismes romain et actuel, celui du début de la période capitaliste, par exemple dans les colonies américaines. En effet, dans cette phase aussi, le capitalisme métropolitain est « basé sur l'exploitation du salariat ». Cette constatation ne peut donc caractériser l'impérialisme de la période du capital financier que si elle s'applique au pays colonisé et non au pays colonisateur. Dès lors, le rapprochement entre les deux autres impérialismes va de soi : en effet, le capital européen, pendant toute une période historique, n'intervient dans les colonies que comme capital commercial ; il n'y développe pas le salariat, il ne prépare même pas les conditions du développement du salariat, au contraire, au moins dans les

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colonies américaines, il développe l'esclavagisme, t o u t comme l'impérialisme romain. Ainsi, au cours de cette première période, celle où le capitalisme n'a pas « pris racine » dans les pays colonisés, l'impérialisme qui en résulte est de même type que celui institué par des formations sociales marchandes mais non capitalistes et il est de type différent de celui qu'instituera le capital financier. Il nous reste à savoir pourquoi le capital financier est seul à même de développer le capitalisme dans les pays colonisés eux-mêmes. Lénine donne aussi quelques indications sur cette question : « Le capital financier est une force si puissante, si décisive pourrait-on dire, dans toutes les relations économiques et internationales, qu'il est capable de se soumettre et se soumet effectivement même des É t a t s jouissant d'une complète indépendance politique. Nous en verrons des exemples tout à l'heure. Mais il va de soi que ce qui donne au capital financier les plus grandes « commodités » et les plus grands avantages, c'est une soumission entraînant pour les pays, les peuples qu'il soumet, la perte de leur indépendance p o l i t i q u e » La première phrase apporte un début de réponse à notre question : seul le capital financier a la capacité de se soumettre des pays et des peuples par d'autres moyens que les moyens politiques. Nous savons quelle est l'instance qui remplace le politique pour assurer cette domination : c'est la circulation. Mais les exemples annoncés par Lénine ici et présentés un peu plus loin (p. 77) complètent cette réponse : l'Argentine ou le Portugal, qui sont dans ce cas, sont en effet eux-mêmes des É t a t s capitalistes, dominés par le capitalisme anglais ; les chiffres fournis par Lénine concernant les investissements anglais en Argentine ne laissent aucun doute sur l'importance du développement du capitalisme dans ce pays. Nous éclairons ainsi les phrases quelque peu obscures de Lénine : la « force si puissante, si décisive » du capital financier n'est autre que la capacité du capital financier d'un pays donné de contrôler la production « immédiate » dans un autre pays dès lors que le procès de production immédiat dans cet autre pays a luimême le caractère capitaliste. Or ceci n'est pas pour nous étonner depuis que nous avons appris, en lisant le tome II 2. Ibid., p. 73-74.

du livre III du Capital, que le développement du capitalisme s'accompagnait d'une promotion de la circulation qui permettait aux branches financières de contrôler le procès de production social sans se mêler le moins du monde du procès de production immédiat ; que le procès de production immédiat ait lieu dans un pays et le contrôle du procès social dans un autre ne change évidemment rien à l'affaire à condition que : 1) le capitalisme ait atteint dans le pays dominant la forme de capital financier (c'est pourquoi une telle domination est impossible dans les phases antérieures où le procès de production social ne peut être contrôlé que si le procès de production immédiat l'est aussi), 2) le capital soit le mode de production dominant dans le pays dominé, ce qui explique pourquoi au début de la période impérialiste analysée par Lénine, la forme néocoloniale n'est pas la forme générale des relations entre pays impérialistes et pays colonisés : c'est seulement lorsque le capitalisme se sera suffisamment développé dans ces pays qu'ils pourront acquérir l'indépendance politique et subir à leur tour le type de domination qu'ont connu l'Argentine et le Portugal un siècle auparavant. Marx lui-même à la fin de sa vie a pu observer le développement simultané du capital financier dans les métropoles et d'une « superstructure » capitaliste dans les colonies. L'une et l'autre se manifestent d'abord par un même phénomène technique : l'extension à tous les pays du monde d'un réseau de chemin de fer ; c'est ce que Marx explique dans une lettre à Danielson du 10 avril 1879 : « Les chemins de fer ont surgi comme ' couronnement de l'œuvre ' dans les pays où l'industrie moderne était la plus développée, l'Angleterre, les États-Unis, la Belgique, la France [...]. Ils ont servi de base à d'énormes sociétés par actions, constituant en même temps un nouveau point de départ pour toutes les autres sortes de société par actions, à commencer par les sociétés bancaires. Ils ont en un mot donné un essor jusqu'alors insoupçonné à la concentration du capital et aussi à l'activité cosmopolite accélérée et immensément développée du capital de prêt, enserrant ainsi le monde dans un réseau d'escroquerie financière et d'endettement réciproque, forme capitaliste de la ' fraternité ' internationale.

« D'autre part, l'apparition du système des chemins de fer dans les principaux É t a t s capitalistes a permis et même imposé à des États, où le capitalisme était limité à quelques points culminants de la société, de créer et d'agrandir brusquement leur superstructure capitaliste dans une mesure absolument disproportionnée à la masse du corps social qui poursuit le grand œuvre de production selon des modes traditionnels. Il n'y a donc pas le moindre doute que, dans ces États, la création des chemins de fer a accéléré la désintégration sociale et politique, t o u t comme dans les États avancés, elle a hâté le développement final et, par suite, la transformation finale de la production capitaliste » La concentration financière est évidemment à la fois l'effet et la cause du développement du réseau. De même, l'échelle d'une telle entreprise rend à la fois nécessaire et possible dans les colonies l'utilisation d'une maind'œuvre recrutée sur place, ce qui entraîne la première installation du système du salariat dans les formations sociales des pays colonisés. Le texte de Marx que nous venons de citer constitue en lui-même une théorie de ce qu'on appelle actuellement « pôles de développement » dans les pays sous-développés : à partir d'un tel « pôle » « la désintégration sociale et politique » peut se propager, créant progressivement de proche en proche les conditions pour que s'instaurent les rapports de production capitalistes. Marx poursuit sa lettre en m o n t r a n t pourquoi : « En général les chemins de fer ont naturellement donné une immense impulsion au développement du commerce extérieur, mais ce commerce, dans des pays qui exportent principalement des matières premières, a accru la misère des masses. » Notons qu'en ce qui concerne le rôle des chemins de fer dans l'accumulation et la concentration du capital, Baran et S w e e z y ont récemment repris les thèses de Marx : d'après les statistiques qu'ils ont réunies, ce phénomène s'est poursuivi jusqu'en 1907.

3. K. 1964, p. 4. P. 1969, p.

MARX et F. ENGELS, Lettres sur Le Capital, Éditions sociales, 294-295. BARAN et P. M. SWEEZY, Le Capitalisme monopoliste' Maspero, 201-206.

En rapprochant cette analyse de Marx de celle de Lénine, nous saisissons l'ensemble des éléments qui caractérisent l'impérialisme propre au capital financier : depuis les vastes chantiers où les travailleurs coloniaux construisent les chemins de fer, première « superstructure » capitaliste de leur pays, jusqu'aux banques qui contrôlent l'ensemble du processus. Mais peut-on encore penser actuellement, comme le faisait Lénine, que le capital financier trouve « les plus grandes commodités et les plus grands avantages » dans la domination politique directe ? La réponse à cette question nous est facile en fonction des faits historiques qui se sont déroulés depuis la période où écrivait Lénine : en effet, la domination coloniale directe n'était probablement ni la plus avantageuse ni la plus commode pour les métropoles capitalistes, et c'est parce qu'elle était nécessaire comme phase de transition vers la période actuelle qu'elle a été maintenue. Au contraire, la phase néo-coloniale actuelle, où la domination politique directe a presque totalement disparu (mis à part le cas des colonisateurs les plus arriérés, tel le Portugal, où le capital financier n'a évidemment pas pu se développer), voit les classes dominantes des pays impérialistes tirer des profits énormes de l'exploitation des pays dominés, et ce d'autant plus que ces pays dominés sont eux-mêmes plus capitalistes (importance de la classe ouvrière). Mais la comparaison que nous pouvons faire dans le temps (entre deux phases, coloniale et néo-coloniale, de l'exploitation d'un même pays), Lénine avait les éléments pour la faire dès son époque en comparant des pays différents : une telle analyse l'eût sans doute amené à établir que les pays dont l'exploitation était la plus bénéficiaire pour l'impérialisme étaient ceux où le capitalisme était déjà développé, c'est-à-dire en général ceux jouissant déjà de l'indépendance formelle, que par conséquent les « commodités » et les « avantages » de la domination politique directe étaient illusoires. Lénine montre clairement dans le même chapitre que le partage du monde succède immédiatement au développement du capital financier dans chacune des diverses m é t r o p o l e s Or ce partage du monde, comme 5. V. I. LÉNINE, op. cit., p. 69-73, voir notamment p. 70.

délimitation de zones de domination politique directe, n'affecte que des pays où le capitalisme est très peu développé, des pays où le mode de production dominant n'est pas le capitalisme. Ce que Lénine pouvait plus difficilement concevoir, au vu des informations qu'il pouvait posséder, c'était que cette domination politique qu'il voyait partout se réaliser n'était q u ' u n e phase de transition vers la généralisation d'une domination directement économique, que la colonisation préparait déjà l'indépendance de type néo-colonial. Cette simultanéité du partage du monde et de la domination du capital financier devient p o u r t a n t très facilement explicable dès lors que l'impérialisme politique est conçu comme simple phase de transition vers l'impérialisme directement économique. Nous avons souligné le passage du livre II du Capital où Marx fait la différence entre les lieux où le capitalisme, tout en échangeant avec les modes de production antérieurs, n'a pas encore entrepris de les détruire et les lieux où, ayant « pris racine », il est à même d'amorcer le processus de cette destruction ; la phase de l'impérialisme politique, c'est précisément la phase durant laquelle le capitalisme « prend racine » dans les pays coloniaux, ce qui la distingue de toutes les formes d'impérialisme politique précédentes, qui visaient, elles, à développer d'autres modes de production (notamment l'esclavagisme). Or, pour les raisons que nous venons d'évoquer, seul le capital financier a la capacité d'étendre le capitalisme hors des formations sociales où il a vu le jour (articulation du capitalisme dominant, du féodalisme dominé et de divers autres modes de production marchands subordonnés), donc seul il peut organiser délibérément la transition vers cette instauration : ainsi s'explique ce qui n'aurait pu apparaître que comme un paradoxe au temps de Lénine, mais qui, depuis que le colonialisme s'est résolu en néo-colonialisme, devrait être considéré comme un truisme, c'est-à-dire la nécessité pour le capital financier, dont la forme de domination caractéristique est l'impérialisme économique pur, de généraliser d'abord à l'ensemble des pays et des peuples où le capitalisme n'avait pas encore « pris racine » l'impé6. K. MARX, Le Capital, 8 vol., Éditions sociales, 1960,1. II, t. I, p. 37-38.

rialisme politique connu maintenant sous le nom de colonialisme. Cet impérialisme politique du capital financier ne peut être compris dans sa spécificité que si on l'unit à l'impérialisme économique à qui il doit préparer la voie. Ceci explique certaines imprécisions que nous relevons chez Lénine dans la formulation des critères permettant de caractériser les différentes formes d'impérialisme ; nous avons noté que l'impérialisme propre au capital financier ne peut être défini comme « domination basée sur l'exploitation du s a l a r i a t », lorsqu'on l'oppose aux impérialismes propres à d'autres époques capitalistes, que s'il s'agit du type dominant d'exploitation dans le pays dominé et non dans le pays dominant ; lorsque Lénine écrit ces lignes, il pense cependant en même temps à la multitude de pays où l'impérialisme est en train d'établir sa domination politique, parce que le capitalisme n'y existe pas ou n'y est pas encore assez « enraciné » pour que la domination économique pure soit possible ; dans certains de ces pays, pendant la période coloniale, ce ne sera même pas tout de suite le capitalisme lui-même qui pourra être développé mais des modes de production de transition, reposant sur des formes d'exploitation différentes du salariat, telles que le travail forcé ; il n'est donc pas étonnant que Lénine ait hésité à définir la forme d'impérialisme qu'il observait comme forme où le capitalisme s'enracine dans le pays dominé lui-même. On voit maintenant que la typologie des impérialismes proposée par Lénine pose le même problème fondamental que l'analyse de la transition vers le capitalisme amorcée par Marx dans le fragment des Fondements de la critique de l'économie politique que nous avons cité : ce problème n'est pas celui de la présence d'une richesse marchande, ni même celui de la dissolution des anciens modes de production — lesquelles peuvent déboucher, comme dans le cas romain, sur la domination d'un autre mode de production, tel que l'esclavagisme — mais celui de la faculté pour la richesse accumulée à un pôle « d'échanger le travail vivant lui-même avec les travailleurs rendus libres contre de l ' a r g e n t ». Ce qui caractérise l'impérialisme 7. V . I. L É N I N E , o p . c i t . , p . 7 4 , n o t e . 8 . K . M A R X , F o n d e m e n t s de l a c r i t i q u e d e l ' é c o n o m i e A n t h r o p o s , 1 9 6 8 , t . I, p . 4 7 0 , s o u l i g n é p a r M a r x .

politique, 2 t.,

du capital financier par rapport à tous les impérialismes antérieurs, c'est sa capacité de développer le salariat dans les pays, chez les peuples dominés ; et l'histoire de la transition vers ce mode spécifique d'exploitation, autrement dit l'histoire de la période coloniale, ce n'est rien d'autre que l'étude du « processus historique de la dissolution des anciens modes de production » qui permet d'instaurer pour la première fois en un lieu donné « les conditions objectives du travail » propices au capital. Faute d'un tel processus, ni Rome, ni Byzance ne p u r e n t clore leur histoire ou en commencer une nouvelle avec le travail libre et le capital ; mais faute de pouvoir contrôler un processus analogue dans ses colonies, le capital européen ne put susciter non plus la naissance d'un capital colonial dominé, avant d'avoir lui-même atteint la phase caractérisée par Lénine, après Hilferding, comme celle du « capital financier » : dans les phases antérieures, les colonies des pays capitalistes virent se développer des modes de production marchands, tel l'esclavagisme, dont le contrôle par le capital métropolitain était assuré de façon extra-économique. Dès lors que le salariat atteint un certain niveau de développement dans la colonie, même s'il ne s'agit pas de salariat pur mais d'une de ces « formes hybrides les plus étranges entre le salariat moderne et les régimes d'exploitation primitive » dont parle Rosa L u x e m b u r g l'effet en retour analysé par M a r x doit jouer de gré ou de force. L'approvisionnement des villes ou des travailleurs des chantiers coloniaux exige le développement d'une production marchande qui, contrôlée par le capital commercial métropolitain, renforce l'implantation du capitalisme dans la colonie et prépare son élargissement ultérieur : ainsi il est impossible, si l'on ne tient pas compte de cette volonté délibérée du capitalisme de développer « la condition fondamentale de la production capitaliste », le salariat, d'expliquer certains choix illogiques du point de vue technique ou du point de vue économique à court terme. Par exemple, dans les années 1925-1935, la colonisa-

9. Rosa LUXEMBURG, L'Accumulation du capital, 2 t., Maspero, 1967, t. II, p. 39. 10. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. II, t. I, p. 36-37.

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tion française a mobilisé au prix d'une hécatombe une immense masse de main-d'œuvre forcée (qui devint dans les dernières années plus ou moins volontaire, la transition vers le salariat ayant réussi partiellement dès ce moment) pour construire le chemin de fer Congo-Océan dans sa colonie d'Afrique équatoriale. Or quelques artifices techniques, qui viennent immédiatement à l'esprit d'observateurs non spécialistes, auraient diminué dans de très importantes proportions et le coût de l'opération et la masse de main-d'œuvre, donc l'hécatombe ; mais poser la question en termes techniques ou en termes d'économie vulgaire (rentabilité...), c'est s'interdire d'y répondre. Au contraire, dès qu'on sait que le drame numéro un pour les colonisateurs au cours des vingt années précédentes avait été de ne pouvoir instaurer ni un embryon de capitalisme (faute de main-d'œuvre) ni même un embryon de production marchande (faute d'intérêt de la population colonisée pour la monnaie), la pertinence de la méthode utilisée saute aux yeux : elle a en effet permis de passer d'un système économique où la production était directement consommée dans le cadre des unités lignagères productrices à un autre système où les hommes devenus salariés achetaient avec leur salaire sur les chantiers les produits que leurs femmes, devenues petites productrices marchandes, avaient vendus au village. Au début, seule la force permettait d'obtenir d'un côté le travailleur et de l'autre son approvisionnement, mais au bout de dix ans, le système marchait déjà presque tout seul : le colonialisme français était évidemment prêt à sacrifier quelques milliers ou dizaines de milliers de victimes et même un peu d'argent pour un tel résultat, beaucoup plus important à long terme que le chemin de fer luimême. Ce que Lénine décrit comme l'impérialisme propre à la période du capital financier, c'est donc l'impérialisme de l'époque où le capital est devenu à même d'instaurer ses rapports de production à partir de n'importe quel type de formation sociale. Dès lors que le capitalisme atteint le stade de la grande industrie (par opposition à la période de manufacture qui précède), il doit s'emparer des sphères qui lui fournissent des moyens de production de façon à en diminuer le coût : c'est ce que Marx démontre dans la section sur « L'accumulation primitive ». Mais ceci

ne peut avoir lieu d'un seul coup : en effet pendant la période manufacturière, le capitalisme s'est développé en s'approvisionnant en moyens de production auprès des modes de production les plus divers. Mais c'est seulement dans les anciennes sociétés féodales où il est apparu pour la première fois que le capitalisme a suffisamment « pris racine » au début de la période industrielle pour détruire les anciens modes de production et se substituer à eux dans la production de ses moyens de production. Avec l'avènement du capital financier, un nouveau saut peut être accompli : le capitalisme peut prendre racine dans de nouvelles formations sociales. Or, comme le montre la lettre de Marx à Danielson que nous avons citée, c'est bien en cherchant à diminuer les coûts de ses moyens de production que le capitalisme s'installe hors de ses lieux d'origine : en effet ce sont toujours les processus situés immédiatement en amont de l'utilisateur capitaliste qui sont les premiers touchés ; tel est bien le cas du secteur des transports. Le développement des chemins de fer crée donc une « superstructure » (le terme n'est pas employé ici par Marx au sens habituel : il désigne une partie de la base économique) capitaliste dans la société colonisée, mais par la suite la production directe elle-même sera atteinte : mines, plantations de coton passant de l'esclavagisme au capitalisme, plantations capitalistes de caoutchouc substituées à la cueillette, etc. Ceci ne veut pas dire pour a u t a n t que la base de la vie des sociétés sera immédiatement transformée : c'est en effet les besoins des entreprises capitalistes déjà installées dans les métropoles qui sont ainsi assurés et non pas, bien entendu, les besoins de la population locale (la seule consommation qui ait un effet direct sur le développement de la production est la consommation productive du capitalisme et non la consommation individuelle). Toutefois, le changement essentiel est dû au fait que des hommes qui produisent « selon des modes traditionnels » et qui, au plus, distrayaient une partie marginale de leur production pour la vendre aux marchands européens, deviennent des salariés ; d'autres hommes, leurs voisins, produisent les biens que ces salariés consommeront ; ils vont les vendre sur le marché où les salariés les achèteront : le capitalisme, bien qu'implanté dans la seule « superstructure », généralise cependant l'échange marchand.

En définitive, à chacune des phases du capitalisme décrites par Marx puis par Lénine, correspond un agencement particulier de l'articulation avec les autres modes de production : — Pendant la période manufacturière, le capitalisme s'approvisionne en moyens de production auprès de tous les autres modes de production, y compris ceux qui l'entourent dans les formations sociales où il est apparu pour la première fois, sans s'attaquer à eux. — Avec l'apparition de la grande industrie, il tend à s'emparer de la production de ses propres moyens de production dans les formations sociales où il est suffisamment implanté. Notons que cette transformation n'affecte pas obligatoirement l'ensemble des secteurs non capitalistes dont les produits ont pour débouché la production capitaliste. En effet, nous savons que ceux-ci se divisent en moyens de production et en biens de consommation pour la classe ouvrière ; or, c'est seulement les secteurs qui fournissent Mp, les moyens de production, qui sont directement affectés ; par exemple, la production vivrière pourra rester à un stade précapitaliste t a n t qu'elle ne deviendra pas matière première de la grande industrie alimentaire (voir le problème actuel de l'« intégration » des paysans moyens). — Enfin, avec la phase du capital financier, l'extension du capitalisme à la production de tous ses moyens de production dans n'importe quelle formation sociale devient possible. Pour Lénine comme pour Marx l'articulation du capitalisme avec les autres modes de production n'est donc pas une nécessité permanente mais sert de complément à la production capitaliste dans les domaines dont elle ne s'est pas encore emparée (essentiellement production de matières premières). Lorsque le capitalisme devient capable de se substituer aux anciens modes de production, cette substitution ne crée aucune difficulté nouvelle. Les deux théories que nous allons examiner maint e n a n t reposent sur des principes très différents : pour chacune d'entre elles, le capitalisme a constamment besoin, de sa naissance à sa mort, pour une unique raison (le débat entre les deux théories portant sur la nature de cette raison), des modes de production non capitalistes.

II. — Le problème de la nécessité de l'impérialisme : la réalisation de la plus-value chez Rosa Luxemburg et sa critique de la théorie « démographique » d'Otto Bauer N o u s a v o n s affaire m a i n t e n a n t à u n n o u v e a u t y p e de p r o b l è m e : R o s a L u x e m b u r g ne se c o n t e n t e p a s d ' a n a l y s e r les m é c a n i s m e s de l ' a r t i c u l a t i o n d u c a p i t a l i s m e e t d ' a u t r e s m o d e s de p r o d u c t i o n , elle v e u t en saisir la r a i s o n et, plus p r é c i s é m e n t , d é c o u v r i r c e t t e r a i s o n d a n s le c a p i t a l i s m e l u i - m ê m e ; d a n s u n m a n q u e d u c a p i t a l i s m e : d a n s son i n c a p a c i t é à se r e p r o d u i r e de façon élargie q u a n d il e s t isolé. Sans préciser a u t r e m e n t , n o u s p o u v o n s t o u t de s u i t e saisir d e u x effets de c e t t e p r o b l é m a t i q u e : 1) T o u t d ' a b o r d , R o s a L u x e m b u r g ne se c o n t e n t e pas, c o m m e le f a i t L é n i n e en g é n é r a l , d ' e x a m i n e r les r a p p o r t s e n t r e p a y s i m p é r i a l i s t e s e t p a y s colonisés : elle e x a m i n e r a les r a p p o r t s e n t r e le c a p i t a l i s m e e t les a u t r e s m o d e s de p r o d u c t i o n , q u e ce soit d a n s les m é t r o poles ou d a n s les colonies. ( N o t o n s t o u t e f o i s u n e c e r t a i n e tendance à abandonner cette rigueur et à confondre les d e u x ordres de p r o b l è m e s . ) 2) E n s u i t e , e t ceci est m o i n s b é n é f i q u e , la nécessité des m o d e s de p r o d u c t i o n n o n c a p i t a l i s t e s é t a n t saisie de l ' i n t é r i e u r d u m o d e de p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e l u i - m ê m e , ils s e r o n t considérés a v a n t t o u t c o m m e l ' e x t é r i e u r d u c a p i t a l i s m e , destinés à lui f o u r n i r m a t i è r e s p r e m i è r e s , a r g e n t et enfin t r a v a i l l e u r s à l'issue de l e u r d é c o m p o s i t i o n . Ils n ' a p p a r a î t r o n t p a s en général d a n s l e u r f o n c t i o n n e m e n t p r o p r e , a v e c leurs p r o p r e s s c h é m a s de r e p r o d u c t i o n et l e u r c a p a c i t é c o n s é c u t i v e de r é s i s t e r à l ' o f f e n s i v e d u c a p i t a l i s m e ou de la favoriser. Ils r e s t e n t t o u j o u r s à l ' h o r i z o n de l ' a n a l y s e e t on ne f a i t a p p e l à e u x q u e l o r s q u ' o n en a besoin. D e t o u t e s façons, leurs j o u r s s o n t c o n s i d é r é s c o m m e c o m p t é s et l ' é t u d e de l e u r ê t r e p r o p r e a p p a r a î t r a i t superfétatoire. S u r t o u s ces points, R o s a L u x e m b u r g et son c r i t i q u e O t t o B a u e r (qu'elle c r i t i q u e à son t o u r ) s o n t p a r f a i t e m e n t d ' a c c o r d . Ils d i v e r g e n t s i m p l e m e n t s u r le p h é n o m è n e qui joue le rôle d é t e r m i n a n t en d e r n i è r e i n s t a n c e d a n s le d é v e l o p p e m e n t de l ' i m p é r i a l i s m e .

L'un et l'autre admettent que le capitalisme trouve des matières premières, des débouchés et des travailleurs auprès des autres modes de production, mais Rosa Luxemburg estime que la question déterminante est celle des débouchés (réalisation de la part de plus-value destinée à l'accumulation), tandis qu'Otto Bauer estime que c'est celle du recrutement de la force de travail. Rosa Luxemburg cite Otto Bauer : « Tout d'abord l'accumulation est limitée par l'accroissement de la population ouvrière. Or à présent l'impérialisme augmente la masse de ceux qui sont obligés de vendre leur force de travail au capital. Il y parvient en détruisant les anciennes formes économiques des territoires coloniaux, contraignant ainsi des millions d'individus soit à émigrer dans les territoires capitalistes, soit à payer leur tribut au capital européen ou américain investi dans leur propre pays ; puisqu'à partir d'une composition organique donnée du capital l'ampleur de l'accumulation est déterminée par l'accroissement de la population ouvrière disponible, l'impérialisme est en fait un moyen d'étendre les limites de l'accumulation » Cette analyse d'Otto Bauer s'applique remarquablement à l'impérialisme tel que nous le connaissons aujourd'hui, alors qu'elle a été écrite en 1913 ; or qu'en dit Rosa Luxemburg ? « Telles sont donc la fonction principale et la préoccupation essentielle de l'impérialisme : augmenter le nombre des ouvriers en les important des colonies ou en les faisant travailler ' de force ' sur place ! E t ceci bien que chaque individu doué de bon sens sache que c'est l'inverse qui est vrai, qu'il existe dans les pays d'origine du capital impérialiste, dans les vieux pays industriels, une armée de réserve sur pied et bien consolidée du prolétariat, et que le chômage y est une catégorie permanente, tandis que dans les colonies le capitalisme ne cesse de se plaindre de la pénurie de main-d'œuvre ! [...] Bauer imagine un afflux ' puissant ' de nouveaux salariés quittant les colonies pour les territoires d'origine de la production capitaliste, alors que chaque individu normal sait au contraire que l'inverse se produit, 11. O. BAUER, Neue Zeit, n° 24, 1913, p. 873, cité par R. LUXEMBURG, op. cit., t. II, p. 224.

que l'émigration du capital hors des vieux pays vers les colonies va de pair avec une émigration des forces de travail ' excédentaires ' dans les colonies ; ces forces de travail, comme l'écrit Marx, ' ne font en réalité que suivre le capital qui émigré '. Songeons en effet à l'afflux humain ' puissant ' venu d'Europe, aux colons qui se sont implantés au cours du XIX siècle en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique du Sud, et en Australie. Songeons en outre aux diverses formes ' atténuées ' de l'esclavage et du travail forcé grâce auxquelles le capital européen et américain s'assure le minimum nécessaire de main-d'œuvre dans les colonies africaines, en Inde occidentale, en Amérique du Sud,

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Sud12

! »

Nous allons montrer que loin de s'opposer, les deux phénomènes évoqués — émigration vers les colonies puis émigration des colonies vers la métropole — ne sont que les effets successifs d'un même procès d'extension du capitalisme s'articulant à d'autres modes de production. La critique adressée par Rosa Luxemburg à Otto Bauer est donc inadéquate. Voyons ce qu'il en est de sa propre conception théorique : Rosa Luxemburg part d'une critique de la fin du livre II du C a p i t a l ces analyses de Marx envisagent la production capitaliste dans son ensemble dans le cas de la reproduction élargie ; elles ne concernent absolument pas le problème de l'articulation du capitalisme et d'autres modes de production mais seulement le problème de la reproduction du système capitaliste pris en lui-même. Pour Rosa Luxemburg, ces analyses sont incomplètes et elles achoppent en particulier sur le problème de la réalisation de la plus-value ; reprenons la présentation qu'elle fait de ce problème : « Imaginons qu'on entasse chaque année en un grand monceau toutes les marchandises produites par la société capitaliste,

et d o n t

la m a s s e

entière

devrait être

u t i l i s é e

»

Une partie de ce monceau est utilisée au renouvellement des moyens de production usés, une deuxième partie à l'entretien des ouvriers et des capitalistes : il s'agit là de ce qui intervient également dans le cas de la reproduction 12. R. LUXEMBURG, op. cit., t. II, p. 224-225. 13. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. II, t. II, chap. XXI, « Accumulation et reproduction élargie ». 14. R. LUXEMBURG, op. cit., t. II, p. 143.

simple ; le problème posé concerne la vente de la troisième partie du monceau : « La troisième portion de marchandises comprendra cette part inestimable de la plus-value extorquée aux ouvriers qui représente en fait le but essentiel du capital : le profit destiné à la capitalisation, à l'accumulation. De quelles sortes de marchandises s'agit-il et qui, dans la société, en a besoin, autrement dit qui les achète aux capitalistes pour leur permettre de réaliser enfin en espèces sonnantes la partie la plus importante du profit ? Nous touchons au cœur même du problème de l'accumulation et nous devons en e x a m i n e r

toutes

les

solutions

p o s s i b l e s

»

La difficulté sur laquelle on attire notre attention est donc la suivante : alors que les deux premières parties de ce monceau sont aisément vendues puisque les capitalistes disposent, dès le début de la période, de l'argent nécessaire pour les acheter — argent venant de la vente des produits de l'exercice précédent qui a eu lieu à même échelle et se trouvant entre les mains soit des capitalistes eux-mêmes, soit des ouvriers à qui il a été « avancé » comme salaire —, par contre la troisième ne trouve pas automatiquement en face d'elle l'argent nécessaire pour l'acheter ; comme le signale Rosa L u x e m b u r g il s'agit d'une généralisation à l'ensemble du procès d'accumulation capitaliste de la problématique appliquée par Marx aux c r i s e s ; dans le cas général de l'accumulation, ce problème n'apparaît pas fondamental chez Marx : il l'évoque au chapitre XXI du livre II du Capital, d'abord en le posant sous une forme caricaturale : « Si on se représentait le procès de circulation entre les différentes parties de la reproduction annuelle comme se déroulant en ligne droite (ce qui serait faux, puisque, à quelques rares exceptions près, il consiste en mouvements réciproques s'opérant en sens opposé), il faudrait commencer avec le producteur d'or (ou d'argent) qui achète sans vendre et supposer que tous les autres lui vendent. Alors la totalité du surproduit social annuel (support de toute plus-value) passerait entre ses mains, et tous les autres capitalistes partageraient proportionnellement entre eux son surpro15. I b i d . , t. I I , p. 147. 16. I b i d . , t. II, p. 168. 17. K. MARX, Le C a p i t a l , op. cit., 1. I I , t. I, p. 71.

duit qui se trouve réalisé par nature en monnaie, l'or é t a n t la forme naturelle de sa plus-value. Car la fraction du produit du producteur d'or qui doit remplacer son capital en fonction est déjà retenue et utilisée en conséquence. La plus-value produite en or du producteur d'or serait alors le seul fonds d'où tous les autres capitalistes tireraient la matière première nécessaire à la conversion en or de leur surproduit annuel. Elle devrait donc égaler la valeur totale de la plus-value sociale annuelle, qui doit commencer par se changer en chrysalide, sous forme de trésor. Aussi absurdes que soient ces hypothèses, elles n'ont pas d'autre utilité que d'expliquer la possibilité d'une thésaurisation simultanée générale. La reproduction elle-même, sauf du côté des prod u c t e u r s

d'or,

n'en

aurait

pas

a v a n c é

d ' u n

p o u c e

»

Il s'agit donc pour Marx d'un raisonnement par l'absurde et tout le reste du chapitre est écrit dans l'hypothèse contraire ici présentée comme le cas normal où « le procès de circulation entre les différentes parties de la reproduction annuelle [...] consiste en mouvements réciproques s'opérant en sens opposé » et non pas en « ligne droite ». Certes, même dans le cas où cette circulation consiste entièrement en mouvements réciproques, on ne saurait la ramener à « un simple achat de marchandises se complétant par une vente ultérieure ou i n v e r s e m e n t » : Marx, insistant sur la différence entre son analyse et celle des physiocrates ou d'Adam Smith, indique clairement que l'argent ne saurait être considéré comme un simple jeton, une simple forme passagère d'un échange « marchandises contre marchandises » ; par là, il rend superflue la tentative de Rosa L u x e m b u r g de corriger les « schémas du livre II » — qui d'après elle ne tiendraient pas compte de la réalisation de la plus-value en argent et ne permettraient pas d'expliquer les crises cycliques entre autres — par certains passages du livre III (chapitre x v du livre III du Capital : « Les contradictions internes de la loi de la baisse du t a u x de profit ») — qui, toujours d'après Rosa Luxemburg, pour décrire les crises, tiendraient compte, eux, de cette réalisation. Le paragraphe suivant du fameux chapitre des « schémas » 18. Ibid., 1. II, t. II, p. 138. 19. Ibid., 1. II, t. II, p. 140. 20. R. LUXEMBURG, op. cit., t. II, chap. 25.

va nous convaincre que Marx ne perd jamais de vue le problème des crises ni celui corrélatif de la réalisation de la valeur des marchandises, mais aussi que ces problèmes ne se ramènent pas à celui de la réalisation de la seule plusvalue, c'est-à-dire de la troisième partie du « monceau » imaginé par Rosa Luxemburg : « Mais, pour autant que se font des échanges unilatéraux : un groupe de simples acheteurs d'un côté, un groupe de simples vendeurs de l'autre (nous avons vu que l'échange normal du produit annuel sur la base capitaliste entraîne ces métamorphoses unilatérales), l'équilibre existe seulement si l'on admet que les sommes de valeur des achats unilatéraux et des ventes unilatérales coïncident. Le fait que la production marchande est la forme générale de la production capitaliste implique déjà le rôle joué dans celle-ci par l'argent non seulement comme moyen de circulation mais comme capital-argent. Il s'ensuit certaines conditions particulières pour l'échange normal dans ce mode de production et, partant, pour le cours normal de la reproduction, que ce soit à l'échelle simple ou élargie. Elles se convertissent en a u t a n t de conditions d'un développement anormal, en possibilités de crises, puisque l'équilibre — étant donné la forme naturelle de cette production — est lui-même f o r t u i t

»

Marx ne néglige donc ni la réalisation en argent ni les crises dans ce chapitre du livre II ; mais, pas plus d'ailleurs que le passage du chapitre sur « Le cycle du capital prod u c t i f » auquel nous avons déjà fait allusion ou même que les citations du livre III que Rosa Luxemburg croit mobiliser à l'appui de sa thèse, ce texte ne lie les difficultés de la réalisation au seul cas de la reproduction élargie, c'est-à-dire de l'accumulation ; ces deux problèmes sont donc indépendants chez Marx, ce qui n'exclut pas, bien au contraire, que leurs effets s'additionnent. Voyons de plus près comment Rosa Luxemburg les ramène l'un à l'autre. Dès que Rosa Luxemburg aborde le problème de la réalisation de la plus-value, tout se passe comme si elle adoptait la conception de la « circulation entre les différentes parties de la reproduction annuelle se déroulant en 21. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. II, t. II, p. 141, souligné par nous, P.-P. R. 22. Ibid., 1. I, t. I, p. 71.

ligne droite », paradoxe dont nous avons vu Marx tirer les conséquences caricaturales. C'est déjà sur une conception de ce type que repose la présentation de la production annuelle comme un monceau de marchandises à vendre, ce qui exclut les « mouvements réciproques » de ces marchandises ; mais on peut admettre que cette présentation a simplement un b u t didactique provisoire. Or, lorsqu'elle développe le point important pour sa démonstration, à savoir le destin de la troisième partie du monceau — la réalisation de la plus-value ou plus précisément de cette partie de la plus-value que le capitalisme ne consomme pas lui-même mais destine à l'accumulation — Rosa Luxemburg surenchérit sur cette conception de la circulation : « Si les capitalistes comme classe sont à eux-mêmes leurs propres acheteurs de leur propre masse de marchandises — à l'exception de la partie qu'ils sont obligés d'allouer à la classe ouvrière pour son entretien —, s'ils s'achètent mutuellement avec leur propre argent les marchandises et s'ils doivent ' réaliser en espèces sonnantes ' la plusvalue qu'elles recèlent, l'accumulation devient absolument impossible pour la classe capitaliste dans son ensemb l e

»

Quelle est en dernière analyse, dans l'idée de Rosa Luxemburg, la raison pour laquelle les capitalistes ne sauraient réaliser la plus-value destinée à l'accumulation en se vendant leurs produits les uns aux autres ? C'est parce que, comme le capitaliste individuel, le capitaliste collectif, c'est-à-dire l'ensemble de la classe capitaliste, ne peut avoir pour b u t que la réalisation de ses gains sous forme d'argent : l'ensemble de la classe capitaliste est donc ramenée au niveau d'un petit producteur marchand et c'est sur la subjectivité de ce petit producteur que repose finalement toute la construction. Pour accomplir ce t o u r de passe-passe, Rosa Luxemburg a simplement recours à une citation de Marx où il est dit, dans un contexte différent, que l'ensemble des capitalistes individuels constitue un capitaliste c o l l e c t i f Mais la promotion de la recherche de l'argent du rang de mobile individuel à celui de mobile collectif d'une classe est évidemment incompatible avec la théorie marxiste : nous avons vu que la généralisation 23. R. LUXEMBURG, op. cit., t. I I , p. 149. 24. I b i d . , t. I I , p. 161.

du caractère marchand par le capitalisme à des objets tels que la force de travail qui n'ont pas ce caractère dans les modes de production marchands simples constitue une mystification qui permet à la classe capitaliste de dissimuler le rapport de production déterminant, le rapport d'exploitation. Marx montre, dans un chapitre du livre I que nous avons longuement commenté antérieurement, que le libre contrat par lequel un ouvrier vend sa force de travail à un capitaliste individuel n'est qu'une apparence qui cache l'esclavage de l'ouvrier par rapport à l'ensemble de la classe capitaliste : si donc l'argent est absolument nécessaire à « l'homme aux écus » pour faire jouer pour son compte le rapport de production déterminant, il est évident qu'il est tout à fait superflu pour la classe prise dans son ensemble, assurée qu'elle est de pouvoir extorquer le surtravail de la classe dominée, non pas grâce à la forme extérieure, mystifiée, individuelle, vulgaire des rapports de production, mais grâce à leur réalité même. Or, pour Rosa Luxemburg, ce n'est pas le rapport d'exploitation qui détermine la place occupée par la forme argent du capital (et en particulier de la plus-value) ; le rapport d'exploitation n'intervient à aucun moment dans son raisonnement ; c'est pourquoi l'ensemble de la classe capitaliste, dans sa volonté de réaliser sa plus-value en argent, apparaît plutôt comme un petit producteur marchand que comme un producteur capitaliste isolé. Ceci est particulièrement net lorsqu'on en vient à la solution qu'elle propose pour que cette réalisation puisse avoir lieu : « Pour que l'accumulation puisse avoir lieu, les capitalistes doivent trouver ailleurs des acheteurs pour la portion de marchandises qui recèle le profit destiné à l'accumulation ; ces acheteurs doivent avoir des moyens de paiement provenant d'une source autonome et non pas avancés par les capitalistes comme c'est le cas pour les ouvriers ou les collaborateurs du capital : organes de l'État, armée, clergé, professions libérales. Il doit s'agir d'acheteurs qui se procurent des moyens de paiement grâce à un système d'échange de marchandises, donc sur la base d'une production de marchandises, et cette production doit nécessairement se trouver à l'extérieur du système capitaliste de product i o n

»

25. Ibid., t. II, p. 149.

Ainsi, le petit producteur marchand auquel est réduite l'ensemble de la classe capitaliste obtiendrait l'argent dont il a besoin d'autres petits producteurs marchands ; d'où l'ensemble des critiques adressées par Rosa Luxemburg au Capital de Marx. Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer que pour Rosa Luxemburg le « schéma marxien de

l'accumulation

»

était

u n e

« fiction

s c i e n t i f i q u e

»

puisque ce schéma décrit la reproduction élargie indépendamment de l'échange avec d'autres modes de production ; d'où également la conception de l'articulation des modes de production marchands avec le mode de production capitaliste : ceux-ci n'apparaissent au premier abord que comme fournisseurs d'argent à la classe capitaliste ; ils jouent exactement le rôle que Marx attribue au producteur d'or dans le cas (exceptionnel) où la circulation des éléments de la reproduction aurait lieu « en ligne droite » et où on assisterait par conséquent à « une thésaurisation simultanée générale » ; notons toutefois que même dans ce cas la problématique de Marx est différente de celle de Rosa Luxemburg : le producteur d'or est en effet, lui aussi, un producteur capitaliste et lorsqu'il accepte d'acheter l'ensemble de la plus-value extérieure, il ne réalise pas sa propre plus-value en argent et procède même à l'inverse ; au contraire, chez Rosa Luxemburg, c'est l'ensemble de la plus-value « annuelle » qui doit être réalisée (il s'agit bien entendu d'années fictives qui servent à fixer les idées pour distinguer deux périodes successives du procès de reproduction, mais ceci ne change rien au fait que toute la théorie de l'impérialisme de Rosa Luxemburg repose sur la nécessité pour l'ensemble de la classe capitaliste et non pas pour un simple capitaliste isolé de réaliser la plus-value destinée à l'accumulation entre deux telles périodes). Otto Bauer, dans sa réponse à Rosa Luxemburg, pousse à l'absurde cette façon de poser le problème de l'articulation avec les autres modes de production : si le destin de la plusvalue destinée à l'accumulation est d'être vendue à des petits producteurs marchands, c'est-à-dire de leur être fournie contre de l'argent (réalisation), alors ces biens disparaissent du mode de production capitaliste lui-même et la reproduction élargie devient matériellement impossible, on 26. Ibid., t. II, p. 90.

a simplement reproduction simple plus thésaurisation. Rosa Luxemburg s ' i n s u r g e contre cette façon de voir, comme si elle ne découlait pas logiquement de sa propre position du problème ; elle note alors très justement : « Les marchandises exportées ne sont pas détruites mais échangées contre d'autres marchandises vendues par ces pays ou par ces couches sociales non c a p i t a l i s t e s » Dès lors, ce n'est plus de l'argent mais des marchandises que reçoit la classe capitaliste en échange de la plus-value. Notons que, dans sa retraite, Rosa Luxemburg va plus loin que Marx : jusqu'à cette conception de l'échange marchandises contre marchandises que Marx reproche aux physiocrates et à Adam Smith. La nécessité de la réalisation de la plus-value sous forme argent a donc disparu dans cette péripétie : mais dès lors disparaît aussi la nécessité d'échanger avec les modes de production extérieurs, puisque, si tout se résout en définitive à un échange marchandises contre marchandises au cours de la même période du procès de reproduction social, cet échange peut tout aussi bien avoir lieu entre les capitalistes eux-mêmes. Mais alors toute la théorie de l'impérialisme de Rosa Luxemburg s'effondre et, au-delà, la conception de la contradiction principale du capitalisme qu'elle en déduisait. En effet, la nécessité pour le capitalisme de se fournir, en matières premières par exemple, auprès de modes de production extérieurs (qu'il s'agisse des colonies ou des modes de production non capitalistes de la métropole) n'avait pas pour origine dans sa théorie le besoin que le capitalisme éprouvait de ces biens en t a n t que tels mais n'était qu'un effet second de la nécessité où il se trouvait de réaliser la plus-value en argent. Dès lors, la mutation qui détruisait progressivement ces modes de production pour les remplacer par le mode de production capitaliste lui-même (mutation qui a pour cause, surtout à partir de la phase de la grande industrie, la nécessité pour le capitalisme d'obtenir ces biens à meilleur prix et en plus grand nombre, notamment quand il s'agit de biens de production) était l'élément moteur de la contradiction principale du capitalisme : en effet, chaque fois que le capitalisme remplace un autre mode de production, la quantité de plus27. I b i d . , t. II, p. 190. 28. I b i d . , t. II, p. 190.

value à réaliser augmente tandis que décroît l'univers non capitaliste qui constitue l'extérieur nécessaire au capitalisme pour la réalisation de cette plus-value. La nécessité de l'impérialisme comme la nécessité de l'effondrement du capitalisme (dont Rosa Luxemburg précise qu'il ne faut pas la confondre avec sa réalisation, laquelle peut et doit intervenir bien avant que la contradiction principale soit arrivée à maturation, mais ceci ne change rien aux fondements de la théorie) étaient donc réductibles à la nécessité pour le capitalisme d'avoir un extérieur pour que le procès d'accumulation puisse se poursuivre en passant par la phase nécessaire de la réalisation sous forme d'argent de la plusvalue destinée à l'accumulation. Nous pouvons donc mettre de côté la partie théorique de l'ouvrage de Rosa Luxemburg et dès lors nous pourrons constater que toute la partie descriptive de son livre, celle qui présente la pénétration impérialiste telle qu'elle se produisait réellement sous ses yeux, constitue une des sources les plus riches que nous possédions sans doute à l'heure actuelle encore pour construire une telle théorie. Paradoxalement, on aurait les plus grandes peines à retrouver trace dans cette description du problème de la réalisation de la plus-value mais on y trouve au contraire de nombreux exemples susceptibles d'appuyer la thèse d'Otto Bauer qu'elle combattait, thèse suivant laquelle le moteur du développement impérialiste était en dernière analyse la nécessité pour le capitalisme d'accroître sans cesse le nombre de forces de travail à exploiter dans le cadre de ses propres rapports de production. Il est évident que l'exposé fait par Rosa Luxemburg, animée de sa volonté révolutionnaire et de sa haine des atrocités impérialistes, est infiniment plus riche que tout ce qu'aurait pu produire le froid austro-marxiste pour défendre sa propre théorie ; d'autant que, par ailleurs, Otto Bauer, soucieux comme l'ensemble de la social-démocratie de droite ou du centre dans les dernières années qui précèdent la Première Guerre mondiale, de convaincre les « bons » capitalistes (dont les intérêts auraient été prétendument opposés à l'impérialisme) de se détacher des « méchants » (les impérialistes, liés à l'état-major...), soutenait que l'élargissement de la reproduction — donc, dans le cadre de sa théorie, l'élargissement de l'exploitation capitaliste aux pays coloniaux, c 'est-à-dire l'impérialisme — n'était pas une nécessité pour

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le capitalisme, ce qui est évidemment en contradiction absolue avec la théorie de Marx. Cette brillante idée reçut également sans tarder le tragique démenti de l'histoire : Rosa Luxemburg n'avait donc que trop de raisons de couvrir son adversaire de sarcasmes ; mais ceci n'empêche pas qu'il ait eu raison contre elle au moins sur un point et que l'approfondissement du débat qui les opposa nous oblige à en prendre acte pour expliquer les développements les plus récents du phénomène qui commençait à se dérouler sous leurs yeux. D'une part, Otto Bauer constate la destruction des « formes économiques » des colonies et l'instauration du mode de production capitaliste dans ces territoires ou même l'exode des producteurs vers les « territoires capitalistes » ; d'autre part Rosa Luxemburg montre que le capitalisme détruit encore d'anciens modes de production dans les métropoles (« le processus énergique de la prolétarisation des couches moyennes [...] augmente sans cesse les réserves de main-d'œuvre d i s p o n i b l e ») et que ceci a eu pour effet un puissant exode de la population hors des territoires métropolitains vers les colonies. Or, si nous rapprochons cette polémique de la périodisation que nous avons établie au début du paragraphe précédent, nous voyons qu'il n'y a aucune contradiction entre ces deux phénomènes mais que, bien au contraire, il s'agit de la répétition d'un même processus à des dates et dans des lieux différents. En effet, l'époque à laquelle fait allusion Rosa Luxemburg est celle du développement de la grande industrie avant l'apparition du capital financier. Durant cette période, le capitalisme élargit sa reproduction (suivant la théorie d'Otto Bauer) en détruisant les modes de production au sein desquels il est apparu pour la première fois (féodalisme, ou petite production paysanne indépendante résult a n t d'une première décomposition du féodalisme, petite production artisanale des villes) ; or cette destruction s'opère de façon anarchique, et la « prolétarisation des couches moyennes » (pour reprendre l'expression de Rosa Luxemburg) qui en résulte menace la société de déséquilibre. L'équilibre est rétabli par l'émigration vers les colonies qui permet une certaine réversibilité : les ouvriers importés en même temps que le capital aux 29. Ibid., t. II, p. 224.

États-Unis échappent au contrôle du capital et redeviennent petits paysans à leur compte. Cette forme de colonisation ne s'accompagne pas, par contre, de l'utilisation d'une main-d'œuvre indigène recrutée sur place : la destruction des modes de production indigènes, c'est à ce moment-là la destruction des producteurs indigènes euxmêmes. C'est pourquoi Marx, qui écrit avant l'époque du capital financier, ne parle des problèmes de main-d'œuvre aux colonies dans le livre I du Capital (section de « L'accumulation primitive ») que par rapport aux émigrés. Au contraire, l'époque du capital financier correspond à un certain ralentissement de la destruction des modes de production non capitalistes dans les métropoles, qui est dû à ce que dans les pays capitalistes les plus avancés comme l'Angleterre, ces modes de production ne regroupent plus qu'une minorité de plus en plus faible de la population ; même dans les pays moins avancés comme la France, le maintien de « couches moyennes » peut être nécessaire à la grande bourgeoisie pour contrebalancer le danger politique grandissant représenté par le prolétariat. Ce ralentissement de la destruction des autres modes de production entraîne évidemment un ralentissement plus net encore de l'émigration vers les colonies, puisque la reproduction élargie du capitalisme ne s'accompagne plus d'un élargissement plus rapide de la main-d'œuvre potentielle ; bien au contraire, la croissance de la main-d'œuvre va devenir bientôt moins rapide que les besoins du capitalisme métropolitain et celuici, s'il ne peut se résoudre à achever la destruction des anciens modes de production métropolitains, devra importer de la main-d'œuvre. Simultanément, dans les colonies, la période de destruction (partielle) des modes de production non capitalistes s'amorce, ainsi que la transformation des producteurs en « travailleurs libres » — laquelle passe, comme chacun sait, et comme cela avait d'ailleurs été le cas en Europe avec les workhouses et autres institutions similaires, par le travail forcé. Cette destruction est également anarchique et peut dépasser les besoins du capital installé sur place ; d'où émigration vers les métropoles, ce qui permet de combler leur déficit en main-d'œuvre (ceci est évidemment vrai également des pays qui n'ont jamais été directement colonisés mais constituent depuis longtemps des néo-colonies du capital étranger comme l'Espagne, le Portugal, la Grèce...).

Dans les deux cas, le capital progresse en éliminant les autres modes de production. Cette élimination entraîne des déséquilibres, l'équilibre est rétabli par l'émigration. Ainsi Rosa Luxemburg échoue dans sa recherche de la nécessité de l'impérialisme et sa critique de la théorie d'Otto Bauer confirme cette théorie au lieu de l'infirmer. Il semble donc que, si le problème posé par Rosa Luxemburg — celui de la nécessité de l'impérialisme du point de vue du mode de production capitaliste pris comme un tout opposé à un extérieur constitué par les autres modes de production — présente un intérêt, seule la réponse que lui apporte Otto Bauer est possible. E n effet, l'articulation du capitalisme et des autres modes de production à l'occasion de la reproduction élargie ne peut avoir que l'une des trois causes que nous avons énumérées : recherche de matières premières, recherche d'argent (débouchés), recherche de main-d'œuvre, comme le montre le schéma du cycle du capital productif de Marx :

Nous avons vu que la critique des schémas du livre I I tentée par Rosa Luxemburg échouait dès lors qu'on ne considérait pas « le procès de circulation entre les différentes parties de la production annuelle comme se déroulant en ligne droite ». Or, ces schémas prouvent que non seulem e n t le capitalisme peut se passer de modes de production extérieurs pour réaliser la plus-value mais aussi qu'il peut s'en passer pour s'approvisionner en matières premières supplémentaires. Ceci n'implique nullement que les crises soient impossibles, puisque les crises résultent du caractère hasardeux de la correspondance entre les ventes unilatérales (au capital commercial et non directement entre capitalistes industriels) et les achats unilatéraux (même remarque) qui peut amener la surproduction même sans sa

reproduction

reproduction,

é l a r g i e n'a

donc

L e u n

capitalisme, besoin

vital

30. K. MARX, Le Capital, op. cit., 1. II, t. I, p. 74. 31. Ibid., dernier chapitre du I. II, t. II. 32. Ibid., 1. II, t. I, p. 71.

lorsqu'il élargit des

m o d e s

de

production extérieurs que pour s'emparer de nouvelles forces de travail qui, si elles n'étaient pas « oisives » auparavant (armée industrielle de réserve) ne pouvaient qu'être employées dans le cadre de ces modes de production extérieurs : le moteur de l'impérialisme, c'est la nécessité d'élargir les rapports de production capitalistes et a v a n t tout l'extorsion de la plus-value. Ceci n'est nullement en contradiction avec l'approche de Marx et de Lénine puisque celle-ci, basée sur les rapports entre pays et non entre modes de production, ne distingue pas le cas où les matières premières dont le capital métropolitain a besoin sont produites suivant le mode capitaliste ou suivant les modes ancestraux, mais établit que l'on passe obligatoirement des seconds au premier, ce qui revient bien à prouver la nécessité de l'élargissement des rapports de production capitalistes. Lénine, dans un certain nombre de textes écrits à la fin du x i x s i è c l e en s ' a t t a q u a n t au « romantisme économique » des populistes, avait démontré p a r avance la fausseté de la conception de Rosa Luxemburg. Il indique notamment clairement que le problème de la réalisation ne se pose pas pour la seule plus-value mais pour l'ensemble des trois composantes du capital : capital constant, capital variable et plus-value. Il montre la parenté entre ces thèses et celles de Sismondi : l'erreur commune aux nouveaux romantiques (les populistes) et aux anciens (Sismondi), c'est de considérer que la contradiction principale du capitalisme est entre production et consommation — thèmes « sous-consommationnistes », suivant lesquels le capitalisme est limité par l'impossibilité d'écouler sa production de façon interne — alors que pour Marx (selon Lénine), cette contradiction principale est entre le caractère privé donc anarchique de l'appropriation et le caractère social de la production. C'est sous cette forme en effet que Lénine rend c o m p t e de divers passages d u

Capital q u e n o u s a v o n s c i t é s

où Marx explique la possibilité des crises par le caractère aléatoire de l'adaptation entre des ventes unilatérales et des achats unilatéraux ; notons que cette présentation permet à Lénine de ne pas tenir compte du tout du problème de la réalisation en argent et de ne s'occuper dans tous ces 33. Cités dans ibid., 1. II, t. II, annexe. 34. Ibid., I. II, t. I, p. 71 et t. II, p. 141.

textes que des équilibres entre produits. Il est cependant évident que l'interprétation de Lénine est bien plus fidèle que celle de Rosa Luxemburg et en constitue une excellente critique anticipée. Par ailleurs, il y a un passage consacré à Strouve qui peut être considéré comme une critique anticipée d'Otto B a u e r Strouve affirme en effet, tout comme Bauer, que « dans la société capitaliste autarcique idéale et isolée », la reproduction élargie est impossible « car elle ne peut absolument prendre nulle part les ouvriers supplémentaires qui lui sont nécessaires ». Lénine lui oppose l'existence de l'armée de réserve industrielle, mais il semble qu'ici plus qu'ailleurs Lénine souffre de la conception de ce débat qui règne à l'époque où il écrit, contrairement à celle imposée par Rosa Luxemburg : on traite en effet du rapport entre pays capitalistes ou entre un pays capitaliste et des pays non capitalistes et non pas du rapport entre le capitalisme et les modes de production non capitalistes. Dans cette dernière problématique, qui est celle adoptée fort heureusem e n t par Bauer sous l'influence de Rosa Luxemburg, se pose pour le capitalisme le problème du maintien de cette armée industrielle de réserve, laquelle ne s'obtient que par la destruction des autres modes de production qui l'entourent ; dans un tel cas, la référence à l'armée de réserve ne fait donc que repousser le problème ; ceci est bien plus facile à voir à l'heure actuelle qu'à l'époque de Lénine, puisque dans les pays avancés le « volant de chômage » d'ouvriers d'origine métropolitaine coïncide avec une immigration d'ouvriers provenant de modes de production non capitalistes des néo-colonies. On voit que, quelle que soit l'ancienneté de l'erreur théorique de Rosa Luxemburg (Lénine la fait remonter à Sismondi, que pourtant Rosa Luxemburg critique dans son ouvrage), la problématique qu'elle a introduite permet de progresser vers la théorie correcte. Lénine, dans Le Développement du capitalisme en R u s s i e n'arrive pas, faute d'adopter cette problématique, à formuler clairement par exemple la différence entre marché intérieur et marché extérieur. Le mécanisme qui correspond à l'analyse de l'impéria35. Ibid., I. II, t. II, p. 193. 36. V. I. LÉNINE, Le Développement du capitalisme en Russie, Œuvres complètes, Éditions sociales, t. 3, 1969.

lisme d'Otto Bauer n'est pas celui de la période coloniale proprement dite mais celui de la période néo-coloniale. Par conséquent si nous considérons les dernières phases que nous distinguions à la fin du paragraphe sur Lénine et Marx, il convient de procéder à des regroupements. La phase de la « grande industrie » a sur les modes de production qui l'entourent le même type d'action que la phase du « capital financier » à partir de la période néocoloniale. Cette dernière phase doit donc être divisée en deux parties si l'on se réfère au mode d'articulation, et la deuxième partie (néo-colonialisme) rejoindra la phase de la « grande industrie » dans une rubrique unique. Par ailleurs, le phénomène de l'émigration nous permet d'apporter une précision négative supplémentaire sur les « lieux » où le capital « prend racine » : ces lieux ne sont pas des lieux géographiques ; en effet, lorsque le capitalisme émigre vers l'Amérique en important sa classe ouvrière et aussi les modes de production précapitalistes qui entourent le capitalisme dans la métropole, on ne saurait dire que le capitalisme a pris racine dans un nouveau « lieu ». En réalité, la formation sociale métropolitaine a simplement subi en bloc une extension géographique. Par ailleurs, nous savons que le capitalisme n'a pas non plus « pris racine » tant qu'il échange simplement des biens avec les modes de production non capitalistes. Si nous combinons ces deux observations, nous voyons que deux formations sociales, l'une capitaliste (la société des émigrés) l'autre non capitaliste (la société indigène) peuvent cœxister sur un même territoire géographique et échanger des biens sans qu'on puisse parler pour autant d'établissement du capitalisme dans la formation sociale indigène. Nous dirons donc provisoirement que le lieu où le capitalisme « prend racine » est une formation sociale, c'est-àdire un ensemble de modes de production articulé et à dominante. Lorsque le capitalisme a « pris racine », son propre procès de reproduction lui permet d'élargir sans cesse le domaine où s'exercent ses rapports de production — et avant tout le nombre des hommes à qui il extorque de la plus-value —aux dépens des autres modes de production, dont il utilise même les rapports de production à cette fin. Nous dirons qu'à ce moment-là, le capitalisme est le mode de production dominant de la formation sociale : nous allons revenir sur ces deux points.

III. — La mise en place de la domination capitaliste et sa reproduction A v e c les r e g r o u p e m e n t s a u x q u e l s nous v e n o n s de procéder, n o u s p o u v o n s r e v e n i r à la p é r i o d i s a t i o n q u e n o u s a v i o n s utilisée p o u r décrire la p r e m i è r e a p p a r i t i o n d ' u n e f o r m a t i o n sociale c a p i t a l i s t e à p a r t i r d ' u n e f o r m a t i o n sociale féodale e t le d é v e l o p p e m e n t u l t é r i e u r de c e t t e f o r m a t i o n sociale capitaliste. D a n s la p r e m i è r e période, le c a p i t a l i s m e ne t r o u v a i t à a c h e t e r la force de t r a v a i l et les b i e n s d'origine agricole nécessaires, soit c o m m e m o y e n s de p r o d u c t i o n (Mp) soit p o u r la r e p r o d u c t i o n de la force de t r a v a i l (T), q u e grâce à l ' a c t i o n de la classe d o m i n a n t e féodale. Or u n e action a n a l o g u e ne s a u r a i t ê t r e a t t e n d u e d ' a u t r e s m o d e s de p r o d u c t i o n : K . W i t t f o g e l m o n t r e très bien p o u r q u o i en c o m p a r a n t les c h a n c e s d u d é v e l o p p e m e n t c a p i t a l i s t e d a n s les p a y s où le m o d e a s i a t i q u e de p r o d u c t i o n é t a i t d o m i n a n t e t d a n s les p a y s f é o d a u x . D a n s la société féodale, la r e n t e n ' é t a i t p e r ç u e q u e d a n s le d o m a i n e agricole et la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e a p u se d é v e l o p p e r d a n s les villes en p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e sans s u b i r le c o n t r ô l e é c r a s a n t d ' u n É t a t b u r e a u c r a t i q u e ; il en f u t de m ê m e p o u r le c o m m e r c e ; ainsi les i n t é r ê t s de la classe d o m i n a n t e féodale et de la classe c a p i t a l i s t e n a i s s a n t e furent-ils, c o m m e nous l ' a v o n s v u , c o m p l é m e n t a i r e s p e n d a n t u n e très longue période e t ne d e v i n r e n t c o n c u r r e n t s q u ' a v e c la p é n é t r a t i o n d u c a p i t a l i s m e d a n s le d o m a i n e agricole. P u i s q u e l'accroissem e n t de la p r o d u c t i o n industrielle, qu'elle n ' a v a i t j a m a i s contrôlée, élargissait les possibilités de réalisation de la r e n t e agricole qu'elle p e r c e v a i t , la noblesse, p a r l ' i n t e r m é d i a i r e d e son É t a t m o n a r c h i q u e — n o t a m m e n t d a n s la p é r i o d e de « m o n a r c h i e a b s o l u e » — , favorisa le développem e n t d u c a p i t a l i s m e d a n s l ' i n d u s t r i e a u lieu de le freiner. A u c u n e a u t r e f o r m a t i o n sociale ne v i t u n d é v e l o p p e m e n t similaire d u c a p i t a l i s m e ( l ' a n t h r o p o l o g i e américaine, et n o t a m m e n t l'école de P o l a n y i , a m o n t r é à p r o p o s de la M é s o p o t a m i e , des A z t è q u e s , des Mayas, de l ' E g y p t e 37. K. WITTFOGEL, Le Despotisme oriental, éditions de Minuit, 1965.

antique..., que les formes du capitalisme qui y a p p a r u r e n t dans le commerce furent étroitement contrôlées par l ' É t a t et ne purent atteindre ni l'indépendance ni un rôle économique important). Aussi dans aucune d'entre elles le capitalisme ne se développe-t-il à partir de la base mais seulement, une fois importé de l'extérieur et dûment protégé contre les autres modes de production, à partir de la « superstructure » économique. Cette phase, où apparaît la classe ouvrière, « condition fondamentale de la production capitaliste », ne peut donc avoir la même forme lorsque le capitalisme se développe dans une formation sociale féodale et dans n'importe quelle autre formation sociale. Ceci explique d'une certaine façon les raccourcis de Marx dans le livre II du Capital ou dans ses premiers textes sur l'Inde, tout comme son changement d'attitude lorsqu'il connut les premiers effets réels de la colonisation. En effet, au livre II, Marx part du procès de reproduction du capital. Ce procès de reproduction impliquait une contradiction entre la nécessité de l'échange (pendant une certaine période) avec les modes de production non capitalistes qui lui fournissent Mp et T, et la nécessité de transformer ces modes en modes capitalistes (tout au moins en ce qui concerne Mp). Au début du tome II, cette contradiction semble se résoudre automatiquement. Or, ceci ne peut arriver qu'à partir du moment où le capitalisme assure, dans la formation sociale, sa domination sur les autres modes de production. Ce n'est justement pas le cas de la première phase : pendant la première phase ce sont les « modes traditionnels » de production qui sont dominants. Le mode de production capitaliste échange des biens avec ces autres modes de production. Son action sur eux n'est donc pas différente au départ de celle d'un simple mode marchand. Elle ne saurait susciter la constitution d'une classe ouvrière, condition d'un élargissement du domaine capitaliste. Or, lorsque le mode « traditionnel » se trouve être le féodalisme, ce simple échange en vient à susciter les conditions de développement d'une classe ouvrière. Pourquoi ? Non pas grâce au procès de reproduction du seul capitalisme, mais grâce au procès de reproduction du mode féodal lui-même. Ainsi, Marx le montre dans la section sur « L'accumulation primitive », la classe féodale anglaise, pour fournir en laine l'industrie des Flandres, exproprie les paysans et les remplace par des moutons. Ces

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paysans expropriés, les suites seigneuriales licenciées et tous les individus qui ne relèvent pas encore du capitalisme, formeront, grâce aux « législations sanguinaires » de l'absolutisme, la base du prolétariat anglais, c'est-à-dire la « condition fondamentale de la production capitaliste » anglaise. Le féodalisme, dominant primitivement les modes de production marchands simples (artisanat) des villes, suscite de lui-même les conditions de transformation de ces modes marchands dominés en capitalisme dominant. Mais lorsque l'échange a lieu avec d'autres modes de production, on n'assiste pas à un processus de ce genre. L'échange agit à la périphérie de ces modes de production sans briser — comme Marx le note finalement à propos de l'Inde et de la Chine — la complémentarité de l'agriculture et de l'artisanat rural. La reproduction du capitalisme peut donc se poursuivre indéfiniment à côté de ces modes ancestraux : même si un courant d'échange lie ces deux modes de production, ce courant ne portera que sur des biens marginaux de la formation sociale « traditionnelle » et le développement du capitalisme n'aura jamais lieu au sein de cette formation sociale. Nous pouvons donc apporter une nouvelle réponse au problème théorique que nous nous sommes posé au début de l'ouvrage : pourquoi, lorsque le capital vient au monde pour la première fois en un lieu donné, c'est-à-dire dans une formation sociale donnée, le fait-il toujours « dans la boue et le sang » et non pas selon les « lois rigoureuses du processus économique » ? C'est parce que « les lois rigoureuses » ne permettent que la reproduction du mode de production capitaliste ou encore celle d'une formation sociale capitaliste où le capitalisme est le mode dominant, où les autres modes de production se reproduisent « sur la base » du mode capitaliste, dans le cadre du procès de reproduction capitaliste lui-même. Au contraire, lorsque la formation sociale n'est pas capitaliste, l'échange éventuel des biens avec une formation sociale capitaliste extérieure ne saurait aboutir seul au développement du capitalisme au sein de cette formation sociale : Marx nous montre que lorsque cet échange permet au capitalisme de s'approvisionner en biens de production (Mp) « la nécessité de les remplacer impose leur reproduction et en ce sens le mode de production capitaliste dépend

d'autres modes de production restés étrangers à son degré de

d é v e l o p p e m e n t

».

Comme cette reproduction a obligatoirement lieu dans le cadre des modes de production « traditionnels », elle favorise la reproduction de ces modes eux-mêmes et en particulier de leurs rapports de production. C'est bien ce qui se passe par exemple avec le mode féodal en ce qui concerne la rente, dont les échanges avec le capitalisme des villes assurent la croissance. C'est aussi ce qui se passe avec toutes les autres formations sociales non capitalistes. Mais dans le premier cas, on aboutit, par un effet en retour, aux conditions de développement du capitalisme lui-même et pas dans les autres cas. Bref, le procès de reproduction capitaliste n'entraîne l'élargissement des rapports de production capitalistes que dans les formations sociales où le capitalisme est déjà dominant. Au contraire il ne fait que favoriser la reproduction des modes de production dominants des formations sociales non capitalistes qui lui fournissent des biens. Le capitalisme ne peut donc naître au sein d'une formation sociale non capitaliste que du propre développement dialectique de rapports de production non capitalistes. Sa première apparition en un lieu donné, c'est-à-dire l'apparition de sa « condition fondamentale », la force de travail « libre », ne peut naître que de l'autodestruction des rapports de production antérieurs. C'est ce qui se produit avec la rente foncière. Mais avec les autres formations sociales, cela ne se produit pas naturellement : par exemple l'éclatement des rapports de production de la commune antique ne mène pas au capitalisme, mais, d'après Marx, à la domination de la campagne sur la ville. Comment alors le capitalisme peut-il « prendre racine » dans de telles formations sociales ? Il ne le peut que grâce à la mise en place de modes de production de transition qui naîtront au sein de la formation sociale colonisée et se dissoudront le moment venu pour lui laisser la place. Bien entendu, la révolution économique ainsi provoquée est plus violente encore que celle due à la première apparition du capitalisme dans le monde, puisque la dissolution des anciens modes de production a lieu contre la volonté de leurs classes dominantes alors que, dans les sociétés 38. K . MARX, L e C a p i t a l , op. cit., 1. I I , t . I, p . 102.

féodales, elle a eu lieu avec le consentement et la participation active de la noblesse. On voit que Rosa Luxemburg n'était pas à même de théoriser ce processus qu'elle observait et décrivait avec passion : pour elle, il n'y a qu'une seule naissance du capitalisme, la première, et le reste n'est que reproduction ; ceci parce que les modes de production, les formations sociales non capitalistes ne sont dans son schéma que l'extérieur du mode capitaliste, ils ne sont jamais pensés dans leur existence propre, c'est-à-dire dans leur propre reproduction, distincte de la reproduction capitaliste et par conséquent susceptibles de s'y opposer. Or, l'élargissement de la reproduction capitaliste à de nouvelles formations sociales, ce n'est rien d'autre qu'une série de nouvelles naissances du capitalisme au sein de ces formations sociales ; c'est ce que Marx veut dire lorsqu'il dit que le capitalisme doit prendre racine dans chacun de ces nouveaux terrains. C'est cette série de nouvelles naissances qu'a assurée la colonisation capitaliste. Marx qualifiait comme suit dans ses premiers articles sur l'Inde le mode de production de transition instauré parles Anglais : « Le despotisme européen qui, ajouté par la Compagnie britannique des Indes orientales au despotisme asiatique, forme une combinaison plus monstrueuse que les monstres sacrés

qui

nous

é p o u v a n t e n t

au

t e m p l e

de

Salsette39.

»

Rosa Luxemburg aussi décrit très précisément l'utilisation des formes traditionnelles de recrutement forcé et de financement par l'impôt, lors de la construction des chemins de fer par les Allemands en Turquie ou par les Anglais en Egypte. Elle donne même sans s'en rendre compte un exemple d'utilisation du système de la dot des formations sociales lignagères par le capitalisme anglais en Afrique du S u d Nous avons déjà évoqué l'utilisation simultanée du travail forcé sur les chantiers et de la production vivrière forcée par le colonialisme français en Afrique équatoriale lors de la construction du chemin de fer Congo-Océan. A l'issue de cette phase de transition, dans tous les pays colonisés, sont créées les conditions de reproduction normale du capitalisme : avant tout, une classe ouvrière 39. K . MARX, « L a D o m i n a t i o n b r i t a n n i q u e en H e r a l d T r i b u n e , 10 j u i n 1953. 40. R . LUXEMBURG, op. cit., t. II, p. 40, n o t e .

I n d e », New

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dont l'exploitation par la classe capitaliste métropolitaine ou par la classe capitaliste indigène constitue le rapport de production déterminant, le point de départ et le point d'arrivée du procès de reproduction ; et aussi une petite production marchande, nécessaire pour la reproduction de la classe ouvrière. On passe alors à la seconde période. Au cours de la deuxième période, le capitalisme, a y a n t « pris racine », généralise la production marchande. Nous avons vu qu'au cours de cette phase, le secours des anciens rapports de production reste nécessaire sinon pour assurer l'approvisionnement en biens, au moins pour assurer un afflux continuel de main-d'œuvre chassée des anciens modes de production et susceptible de s'intégrer au prolétariat en cours d'accroissement. Dans le pays où le capitalisme est apparu pour la première fois, les propriétaires terriens continuent donc à agir, au cours de cette seconde phase, en faveur du développement capitaliste comme ils l'avaient fait dans la première. Mais les mécanismes qui les font agir ne sont plus les mêmes : au cours de la première phase le féodalisme était dominant, il tolérait et encourageait le développement capitaliste qui lui permettait d'accroître ses rentes ; au cours de la seconde phase, le capitalisme est dominant, il tolère le maintien de la propriété foncière (et corrélativement de la rente foncière qui vient en déduction de ses profits) parce qu'elle lui rend service, mais il peut à la rigueur s'en passer comme le montre la Révolution française, quitte à mettre au point des mécanismes de substitution pour extorquer le surproduit agricole des paysans et pour les chasser de la terre. Pendant toute cette période, le capitalisme est le mode de production dominant et les autres modes de production antérieurs n'existent plus que « sur la base » du capitalisme. Nous avons étudié les mutations subies par la rente foncière dans un tel cas, qui est celui-là même qu'analysait Marx sous le nom de « rente foncière capitaliste ». Des mutations analogues se produisent en ce qui concerne d'autres modes de production dans d'autres types de formation sociale ; par exemple la dot, un des aspects du rapport de production déterminant des formations sociales lignagères, passe de la forme dot en travail et dot en produits à la forme dot en argent sur la base du mode de production capitaliste. On voit que durant cette période l'élargissement du domaine des rapports de production capitalistes n'est

assuré que par la médiation des rapports de production des modes dominés. Ce système présente pour la classe capitaliste un énorme avantage : les travailleurs des modes de production dominés contraints d'aller vendre leur force de travail et aussi ceux que cette éventualité menace voient dans les classes dominantes de ces modes de production, et non pas dans les classes capitalistes, les principaux responsables de leur situation ; la démagogie capitaliste peut alors permettre d'éviter qu'un front unique ne se forme entre le prolétariat et les exploités des modes de production précédents contre l'oppression capitaliste. Nous savons qu'il n'en sera pas de même au cours de la troisième période, où le capitalisme sera visiblement responsable directement à la fois de l'exploitation de la classe ouvrière et de l'écrasement des petits producteurs. Cette impunité du capitalisme favorise l'anarchie suivant laquelle s'opère le transfert des travailleurs d'un mode de production à l'autre : notamment en Angleterre, l'expulsion des paysans a lieu à une telle cadence qu'elle dépasse les besoins du capitalisme, même en tenant compte de la nécessité d'une « armée industrielle de réserve ». La solution à ce problème, c'est l'émigration que les capitalistes seront parfois contraints de subventionner. Dans les colonies, cette deuxième période commence beaucoup plus tard mais elle a parfois les mêmes effets. Les modes de production traditionnels sont dans certains cas détruits à une cadence trop rapide (Afrique du Nord, une partie de l'Afrique noire ) pour que le capitalisme implanté localement, limité à la « superstructure économique », puisse acheter leur force de travail ; une partie de ces travailleurs émigre vers les pays capitalistes avancés qui, ne connaissant plus qu'une destruction très ralentie de leurs propres modes de production traditionnels, manquent de main-d'œuvre pour l'élargissement de la reproduction. Ceci n'empêche pas le capitalisme implanté dans les colonies de manquer souvent d'une main-d'œuvre stable, les modes de production traditionnels n'étant ni aussi radicalement détruits ni aussi solidement dominés que dans les métropoles lorsqu'elles en étaient à la même période d'articulation : — Les modes traditionnels ne sont pas aussi radicalement détruits parce qu'il n'existe souvent pas dans de telles

formations sociales de coupure aussi radicale que l'expulsion d'un paysan de sa terre ancestrale ; alors que la coupure réalisée par les propriétaires fonciers n'était reversible que dans les cas d'émigration, il existe de très nombreux cas de sociétés « néo-colonisées » p e r m e t t a n t l'aller et retour entre modes de production « traditionnels » et mode capitaliste (ce phénomène a été analysé en Afrique par des sociologues comme P. Mercier ou M. Gluckman). — Les modes traditionnels ne sont pas aussi solidement, dominés parce que le capitalisme, pendant longtemps, n'occupe que la « superstructure économique ». Il ne se soucie qu'assez peu de fournir des biens de production à l'agriculture ; aussi ces derniers restent-ils rudimentaires et le fait d'être contraint de les acheter sur le marché ne constitue pas un facteur d'intégration très solide de l'agriculture à l'univers capitaliste et marchand. Cependant dans les pays « néo-colonisés » où la domination capitaliste est la plus ancienne, le processus prévu par Marx de transformation de la production marchande en production capitaliste peut avoir lieu dans les secteurs qui ont leurs débouchés sur place (notamment ceux qui fournissent la consommation des travailleurs : ameublement, vêtements, industrie alimentaire). Ainsi peut naître un « capitalisme national ». Ce capitalisme apparaît, plus facilement encore que dans la production proprement dite, dans le commerce et dans les transports qui servent d'intermédiaires entre la petite production vivrière marchande et les salariés des villes, c'est-à-dire également dans la superstructure économique, mais de là il peut atteindre ensuite les secteurs de production. Dans les sociétés capitalistes occidentales, la période dont nous parlons est celle que décrit Marx lorsqu'il étudie l'articulation du mode de production féodal et du mode de production capitaliste. Dans les sociétés colonisées, cette période est celle de l'actuel néo-colonialisme. C'est pourquoi l'étude de la « rente foncière capitaliste » présente pour nous un si grand intérêt : d'une part, elle reste très importante dans certaines sociétés anciennement féodales qui sont actuellement néo-colonies d'un capital étranger — l'Espagne, le Portugal... ; d'autre part, les enseignements théoriques que nous avons tirés de cette étude, sur la façon dont les modes de production dominés

expriment « sur la base du mode de production capitaliste » leurs rapports de production, sont généralisables à tous les modes de production « traditionnels », lorsqu'ils se trouvent articulés au capitalisme dans les mêmes conditions. Pour qui veut étudier théoriquement n'importe quel cas particulier de néo-colonialisme, les textes de Marx sur la rente foncière sont le meilleur point de départ. Au cours de cette période, contrairement à la période précédente, la reproduction des modes de production précapitalistes n'est plus qu'un moment de la reproduction capitaliste : elle est constamment restreinte alors que la reproduction capitaliste est constamment élargie. Il y a toutefois une différence fondamentale entre les néo-colonies et les formations sociales capitalistes du temps de Marx : le capital qui a « pris racine » dans la néo-colonie et qui en est devenu le mode de production dominant dépend lui-même d'un capital étranger à qui il fournit des moyens de production (matières premières) et dont il reçoit d'autres types de moyens de production (machines) ; mais surtout, le moment essentiel du procès de reproduction de ce capital est contrôlé par le capital financier métropolitain ou, de plus en plus, par le capital financier international. La troisième phase que nous avions mise en évidence n'est pas encore réalisée dans les colonies. Au cours de cette phase, les rapports de production précapitalistes ne sont plus nécessaires, même dominés, à l'élargissement de la reproduction. Le « double moulinet » du procès de production social non seulement rejette toujours les prolétaires sur le marché de la force de travail face au capital, mais encore jette de lui-même de nouvelles forces de travail prolétarisées pour la première fois sur ce marché ; c'est lui qui exproprie les petits paysans et non pas le propriétaire foncier ou l'usurier. Le mécanisme ne suffit cependant pas à l'heure actuelle à assurer les besoins de main-d'œuvre des pays avancés puisque tous ont recours à une main-d'œuvre immigrée venue des pays capitalistes dominés (Espagne, Grèce, Portugal...) ou des colonies ; or cette main-d'œuvre a été elle-même prolétarisée par le système des rapports de production précapitalistes fonctionnant « sur la base » du capitalisme que nous avons défini dans la phase deux. Résumons le principe de cette périodisation :

— Au cours de la première phase, le capitalisme n'est pas dominant. La reproduction d'ensemble de la formation sociale est dominée par la reproduction d'un autre mode de production : féodalisme, modes de production « traditionnels », mode de production colonial. Dans le cas du mode de production colonial, cette reproduction aboutit toutefois au développement du capitalisme. — Au cours de la deuxième phase, le capitalisme est dominant mais il utilise le système des rapports de production des modes dominés pour sa reproduction : on a donc un simple renversement de situation par rapport à ce qui se passait précédemment. — Au cours de la troisième phase, le capitalisme n'a même plus besoin d'utiliser les rapports de production des modes dominés. IV. — Quelques éléments supplémentaires sur les formations sociales capitalistes En progressant dans la recherche de ce que pouvait être pour le matérialisme historique le « lieu » où le capitalisme « prend racine», nous en sommes arrivés à l'idée que ces lieu était une « formation sociale ». Nous avions vu en effet que ce lieu ne pouvait pas être un lieu géographique mais seulement un groupe humain. Nous aurions pu employer le terme de société mais : — ce terme n'aurait pas été homogène avec celui de capitalisme : le capitalisme est un mode de production, il ne peut « prendre racine » que dans un ensemble de modes de production ; — ce terme n'est pas scientifique : une société est désignée par le doigt qui la montre, par le nom qu'on lui attribue ; on ne peut pas la définir ou plutôt il existe autant de critères pour la définir que d'observateurs. Une formation sociale n'est pas un objet réel mais un objet construit, plus complexe donc plus concret (au sens que Marx donne à ce terme dans l' Introduction à la critique de l'économie politique; concret « de pensée» selon Althusser) que l'objet mode de production. 41. In K . MARX, C o n t r i b u t i o n à la critique de l'économie politique, É d i t i o n s sociales, 1957.

Une formation sociale est caractérisée par : — le recensement des différents modes de production qui y sont articulés, — la structure de cette articulation et avant tout la dominante. Dire que le capitalisme établit sa domination sur une formation sociale d'où il était préalablement absent (ce que Marx entend en définitive par « prendre racine »), c'est donc prononcer une phrase dépourvue de sens puisqu'avec l'instauration de la domination capitaliste on change de formation sociale. Cette difficulté vient de ce qu'on ne peut pas parler du procès par lequel le capitalisme s'articule à une formation sociale préexistante dans les termes qui servent à décrire le développement du capitalisme dans une société concrète. Le lieu dont il s'agit est d'une autre nature : si l'installation du capitalisme est une transformation, alors ce que nous désignons comme « lieu » ne peut être que les invariants de cette transformation. Or, ces invariants ne sont pas la formation sociale elle-même mais les modes de production qui la composent. Plus précisément, nous avons vu en étudiant la rente foncière que l'invariant de chaque mode de production dans une telle transformation était le rapport de production déterminant, le rapport d'exploitation. Nous avons vu également que ces rapports de production s'exprimaient d'une façon nouvelle « sur la base » du mode de production capitaliste : ainsi la rente devient rente en argent, qui se dissimule elle-même derrière le prix de la terre (« catégorie irrationnelle ») dont elle n'apparaît que comme l'intérêt. De même, dans les sociétés lignagères la dot devient prix de la femme. Ainsi se constitue un ensemble de marchandises nouvelles munies chacune d'un prix — « prix du travail », « prix de la terre », « prix de la femme » —, alors que, n'étant pas des produits du travail, elles n'ont pas de valeur. Les rapports de production qui se dissimulent derrière ces marchandises entrent ainsi dans le procès de circulation de la formation sociale capitaliste. Or nous avons vu quel était le rôle de la transformation du «travail» en marchandise : c'est d'assurer la reproduction du rapport de production capitaliste dominant, l'extorsion de plus-value, par le mouvement même qui assure la reproduction des conditions techniques de la production.

En entrant dans le procès de circulation capitaliste, les rapports de production des modes dominés, ou plutôt les formes qui les dissimulent, permettent à ce procès de reproduction de s'étendre à l'ensemble de la formation sociale. Par exemple, Marx a montré dans ses écrits historiques sur la France quel était le rôle du prix de la terre, à l'époque de la « grande industrie » dans la prolétarisation des paysans. De même, dans les formations sociales résultant de l'articulation du capitalisme sur un système lignager, la croissance continue du prix de la dot et d'autres prestations qui constituent le mode d'extorsion du surplus dans le mode « traditionnel » de production — tous désormais versés essentiellement en argent — est un des agents principaux du recrutement de main-d'œuvre pour le capitalisme. Nous avions vu dans nos premier et deuxième chapitres que les rapports de production des modes de production dominés se cachaient « sur la base du capitalisme » derrière des « catégories irrationnelles ». Nous avons vu dans la troisième partie que la circulation assurait dans le mode de production capitaliste la reproduction des conditions de l'extorsion de plus-value (« le double moulinet »). Nous voyons maintenant que ces « catégories irrationnelles » ont une fonction très précise : subordonner à la reproduction élargie du rapport de production capitaliste déterminant les rapports de production des modes dominés. C'est là le secret de ce nouveau « monde enchanté », de la réification des rapports de production dès lors que le capitalisme devient dominant. On voit quelle est la différence dans l'efficace du procès de circulation suivant qu'on est dans cette phase ou au contraire dans une phase antérieure où le capitalisme n'est pas dominant mais dominé (ou même absent de la formation sociale elle-même, n'entretenant avec elle que des rapports de l'extérieur) : dès lors que le capitalisme est dominant, ce n'est plus seulement la circulation à l'intérieur de ce mode de production qui assure la reproduction de ses rapports de production mais la circulation dans l' ensemble de la formation sociale. Paris, janvier-février et août 1969,

Postface de novembre 1972

Matérialisme historique et luttes de classes

Le texte qu'on vient de lire a été écrit depuis près de quatre ans. Il a été publié, sous forme ronéotypée, pour la première fois il y a un peu plus d'un an, dans les cahiers Problèmes de planification du Centre d'études de planification socialiste. Depuis, il a été reproduit sous forme photocopiée dans les universités de province, ainsi qu'à l'étranger, notamment au Québec et au Chili. Il a donné lieu à un article dans la revue anglaise Theoretical Practice. Malgré tous ces apports et toutes ces critiques, je n'ai pas voulu modifier le texte initial, sauf sur des points de détail, et voici pourquoi : je ne pense pas qu'un texte, une fois qu'il est achevé, appartienne à son auteur et soit le reflet de sa subjectivité, pas plus que n'importe quel produit de n'importe quelle forme de travail. Par conséquent, je me sens en droit de me placer par rapport à ce texte dans la même attitude que n'importe lequel de ses lecteurs, c'est-à-dire une attitude critique. Ce que l'on va lire n'est donc rien d'autre que ma critique du texte précédent, à laquelle j'ajouterai une présentation des principales critiques théoriques et surtout pratiques (résultant d'applications concrètes de sa problématique) qui lui ont été faites par d'autres. Cette critique de ma part sera avant tout une critique politique. En quoi elle sera évidemment aussi théorique, mais seulement de façon seconde. Le principal reproche que je fais à ce texte, c'est d'être structuraliste, donc idéaliste. Il est en fait parcouru par l'idée que l'on peut construire en bibliothèque, en rassemblant la documentation suffisante, la théorie d'un mode de production quelconque, puis celle de l'articulation de ce mode de production avec le système capitaliste. Je ne pense plus cela actuellement : ce n'est pas de cette

façon que le matérialisme historique est né et s'est développé ; et ce n'est pas de cette façon non plus que j'ai moi-même travaillé en étudiant les formations sociales complexes du Congo-Brazzaville. La fausse conception que j'avais de la genèse et du développement du matérialisme historique m'amenait à analyser de façon fausse ma propre pratique. Et, de ce fait, j'étais constamment tenté de m'engager dans des chemins sans issue. Cela signifie-t-il que je rejette entièrement maintenant le texte qu'on vient de lire ? Non, mais je pense qu'il faut l'utiliser autrement que je ne le pensais en l'écrivant : je pense maintenant que dans la mesure où nous n'avons pas sous les yeux, où nous ne pouvons pas avoir, où nous ne pourrons plus jamais avoir sous les yeux de luttes de classes menées dans le cadre d'un mode de production lignager dominant, nous ne pouvons pas, nous ne pourrons jamais faire la théorie directe du mode de production lignager préalablement à celle de son articulation avec le mode de production capitaliste (et, bien sûr, nous pourrons encore moins faire la théorie du mode de production « antique » ou du mode de production esclavagiste). Par contre, les luttes de classes complexes menées dans une formation sociale où le capitalisme est dominant et le mode de production lignager dominé peuvent nous donner indirectement des informations très précieuses sur ce qu'est le mode de production lignager, à condition que nous ayons déjà une théorie du mode de production capitaliste et une théorie de l'articulation du mode de production capitaliste avec un autre mode de production quelconque. Or, sans m'en rendre compte, c'est bien de cette façon que j'ai procédé quand j'ai voulu étudier les sociétés congolaises précitées : la théorie du mode de production capitaliste avait été élaborée par Marx, mais il apparaissait que celle de l'articulation des modes de production avait été bloquée dans son développement. E t c'est bien pour cela que j'en suis venu à écrire ce texte : parce que j'en avais besoin pour faire la théorie du mode de production lignager à partir des luttes de classes que j'avais observées. Ceci remet la théorie à sa juste place : elle ne vient pas éclairer les luttes de l'extérieur mais, au contraire, elle part d'elles. E t c'est plus tard seulement qu'elle revient à la lutte, en renvoyant à ceux qui luttent les enseignements systématiques de leurs luttes précédentes.

Je pense que ceci est vrai du matérialisme historique depuis sa naissance. La grande rupture de Marx et d'Engels avec leur « conscience d'autrefois » a son origine dans un texte d'Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, où celui-ci mettait en forme les enseignements de deux ans vécus aux côtés de la classe ouvrière anglaise en lutte et au contact de son organisation de classe, le mouvement chartiste. Cette idée sur la genèse du matérialisme historique a été soutenue par Édouard Dolléans dans son livre, Histoire du mouvement ouvrier ; mais, paradoxalement, Dolléans en tire une condamnation du marxisme. Il reproche à Marx et Engels de s'être contentés de systématiser les enseignements du mouvement chartiste et des luttes de classes en Angleterre. Pour ma part, je pense que c'est là la force de leur théorie, qui en fait à ce jour la seule théorie que le prolétariat puisse utiliser dans sa lutte. Donc Marx et Engels n'ont pas rejoint le prolétariat parce que la théorie leur avait démontré qu'il fallait le faire, mais c'est parce qu'ils ont rejoint le prolétariat qu'ils sont devenus Marx et Engels. Rejoindre le prolétariat, qu'est-ce à dire ? Plusieurs choses : — D'abord, ils ne se sont pas contentés d'être des observateurs, même aussi proches que ce qu'Engels a d'abord été condamné à être seulement (il faut lire sa préface à L a Situation de la classe laborieuse en Angleterre), ils ont réellement participé à la lutte du prolétariat : celle du prolétariat allemand en 1848, dont l'échec fut riche d'enseignements (tirés par Marx dans de nombreux articles et par Engels dans deux textes relatant sa participation directe aux faits : La Campagne pour la constitution du Reich et Révolution et contre-révolution en Allemagne), puis celle du prolétariat mondial au sein de l'Association internationale des travailleurs. Marx et Engels ont donc été liés organiquement à la lutte de classe du prolétariat, si bien que leur théorie était constamment mise à l'épreuve 1. F. ENGELS, L a S i t u a t i o n de la classe laborieuse en Angleterre, É d i t i o n s Sociales, 1960. 2. E. DOLLÉANS, H i s t o i r e d u mouvement ouvrier, 2 t . , A r m a n d Colin, 1939, t. 1. 3. In F. ENGELS, L a Révolution démocratique bourgeoise en A l l e m a g n e , É d i t i o n s sociales.

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de cette lutte, puis revenait aux travailleurs les armer mieux pour les luttes à venir. — Ensuite, ils ont eu l'audace de prendre suffisamment au sérieux la lutte du prolétariat pour en faire le principe de subversion (destruction-reconstruction) de l'ensemble des systèmes économiques, sociologiques, politiques, idéologiques, philosophiques dans lesquels les intellectuels de leur époque pensaient leur propre vie et leur propre activité. Le concept central élaboré par Marx, celui de plus-value va nous permettre de comprendre pourquoi une telle subversion ne pouvait venir d'un intellectuel coupé des masses mais seulement d'un contact quotidien avec la lutte des prolétaires. Le concept de plus-value se présente en effet sous deux formes : plus-value absolue d'un côté, plus-value relative de l'autre. La seconde ne peut être comprise que sur la base de la première. Or, on peut couramment constater que bien des gens qui se disent marxiste et même qui ont fait l'effort de lire le livre premier du C a p i t a l en entier n'ont pas compris profondément ce qu'était la plus-value relative. E t s'ils ne l'ont pas compris, ce n'est pas imbécillité de leur part : c'est tout simplement parce que leur esprit répugne à l'idée que le seul rapport qui soit pertinent pour expliquer le système capitaliste, c'est celui entre le temps de travail nécessaire pour la reproduction de la force de travail ouvrière et le temps de travail fourni au-delà par l'ouvrier ; et que ceci reste vrai lorsqu'il y a croissance de la « productivité » et lorsque cette croissance permet de diminuer le premier temps, et par conséquent d'accroître le second à temps de travail total constant. Si cent ans après Le Capital, t a n t de gens qui ont lu cette œuvre, ou au moins sa partie essentielle, refusent d'admettre cela, c'est que l'idée bourgeoise selon laquelle une partie du profit vient aussi du capital lui-même (au sens bourgeois du capital des « fonctions de production ») semble au premier abord rendre mieux compte de la réalité, notamment quand la productivité s'accroît du fait du progrès technique. Comment, en face d'une réalité qui donne à l'observateur impartial d'un côté le travail ouvrier exploité et de l'autre le progrès technique diminuant le temps de travail néces4. K. MARX, Le C a p i t a l , 8 vol., É d i t i o n s sociales, 1960.

saire pour produire un objet donné, comment décider que t o u t doit être ramené au premier aspect, à l'exploitation de la force de travail ouvrière ? Comment un intellectuel coupé des masses l'aurait-il pu ? Comment aurait-il pu échapper à l'éclectisme ? Comment aurait-il pu de plus reconstruire (après les avoir détruits) sur cette base tous les concepts légués par l'économie politique : valeur, prix et leur rapport ; profit, intérêt, rente et leur rapport à la plus-value ? Il ne l'aurait évidemment pas pu et c'est le propre de l'intellectuel coupé des masses de toujours mettre sur le même plan tout ce que la réalité sociale lui donne à voir et comme elle le lui donne à voir. Ainsi, dans sa rupture fondamentale avec les idéologies qui l'ont précédé, dans la construction de son concept central, principe de subversion et de reconstruction de tous les autres, le matérialisme historique apparaît comme subversion de ces idéologies directement par la lutte de classes. Louis Althusser, dans son texte Lénine et la philosophie, a bien montré le double mouvement par lequel la politique — je dirais personnellement « la lutte de classes » — intervient dans le développement des sciences et par lequel les sciences interviennent dans la « politique ». J e ne discuterai pas ici de la place qu'il assigne à la philosophie au centre de ce double processus. Ce qui m'intéresse dans ce double mouvement, c'est de le présenter comme un mouvement unique, ce qui suppose que la symétrie entre la lutte des classes d'un côté et les sciences de l'autre soit rompue ; que l'on dise donc, comme Althusser nous y invite lui-même en d'autres circonstances, ce qui est déterminant en dernière instance : la lutte des classes. Dès lors, l'intervention des sciences, du matérialisme historique en l'occurence, dans la lutte des classes n'apparaît pas comme symétrique de l'intervention de la lutte des classes dans le développement des sciences, mais comme détermination en retour, elle-même déterminée. Si l'on y regarde de plus près, ce double mouvement où sur la base d'un processus donné, celui de la lutte des classes, se développe un autre processus, l'apparition et l'enrichissement constant du matérialisme historique, qui à son tour intervient de façon déterminante dans l'élargis5. L. ALTHUSSER, Lénine et la philosophie, Maspero, 1969.

sement de la lutte des classes, ce double mouvement donc ressemble à un procès de reproduction. Mais ce procès de reproduction ne peut être pensé comme une partie du procès de reproduction d'ensemble d'un mode de production ou d'une formation sociale : c'est ce qui fait la différence qualitative de la lutte de classes avant et après la naissance du matérialisme historique. Avant sa naissance, les luttes des exploités n'ont jamais abouti à la suppression de l'exploitation. Elles ont toujours été récupérées à leur profit par des classes ou des fractions de classes d'exploiteurs, et sont ainsi apparues comme de simples avatars dans les processus de reproduction de systèmes d'exploitation déjà existants ou comme l'occasion de renverser le rapport de forces entre un système d'exploitation et un autre : ainsi la guerre des Paysans au début du XVI siècle en Allemagne aboutit simplement à une modification du rapport de forces à l'intérieur du système féodal, entre les princes et les moindres seigneurs ; la lutte des paysans (« guerre aux châteaux ») et des travailleurs des villes, ouvriers et artisans, de 1789 aboutit à l'inversion du rapport de forces entre féodalisme et capitalisme. Bien entendu, cette science aux effets si décisifs ne pouvait qu'être elle-même l'enjeu d'une lutte de classes acharnée. La bourgeoisie a cherché à l'arracher au prolétariat, et les classes exploitées —prolétariat et paysannerie exploitée — l'ont reprise à nouveau à la bourgeoisie. Le procès de reproduction d'un genre très particulier dont je parle a donc subi, depuis la première apparition du matérialisme historique, un certain nombre d'avatars. C'est à examiner l'histoire de ce procès que je voudrais consacrer les pages suivantes. Ces avatars sont déterminés par la lutte de classes dont le matérialisme historique a été l'enjeu. Mais pour que la bourgeoisie puisse, pour un temps, arracher cette science au prolétariat (ce qui supposait en particulier qu'elle puisse la dénaturer), il fallait que certaines contradictions internes au développement de cette science lui permettent une telle offensive. E t l'apparition de ces contradictions internes, ou de ces inégalités de développement, résultait elle-même de processus historiques. Je pense qu'il est utile de connaître ces processus non seulement pour comprendre comment la bourgeoisie a pu s'emparer pour un temps du matérialisme historique, mais surtout pour comprendre pourquoi, vu les

conditions dans lesquelles les classes exploitées se sont réapproprié cette science, il est beaucoup plus difficile désormais aux exploiteurs de les en spolier une nouvelle fois.

I. — Le procès de reproduction de la lutte de classes et ses avatars Si M a r x et E n g e l s o n t é t é liés o r g a n i q u e m e n t à la l u t t e de la classe o u v r i è r e c o n t r e les e x p l o i t e u r s , ils n ' o n t p a s p u é t a b l i r des liens i d e n t i q u e s a v e c d ' a u t r e s classes o p p r i m é e s , c ' e s t - à - d i r e e s s e n t i e l l e m e n t a v e c les p a y s a n s t r a v a i l l e u r s . Ceci p o u r diverses r a i s o n s : d ' a b o r d l ' a n t a g o n i s m e const a m m e n t r e n o u v e l é p a r le c a p i t a l i s m e e n t r e p a y s a n s e t o u v r i e r s t r a n s p a r a î t a u d é b u t d a n s l ' œ u v r e d ' E n g e l s luim ê m e ; le c h a p i t r e c o n s a c r é a u x I r l a n d a i s , n o u v e a u x m i g r a n t s , d a n s L a S i t u a t i o n de la classe laborieuse en A n g l e terre r e s s e m b l e à b i e n des discours q u e p e u v e n t t e n i r a u j o u r d ' h u i e n c o r e des t r a v a i l l e u r s s a n s f o r m a t i o n polit i q u e face à la c o n c u r r e n c e des i m m i g r é s . P l u s t a r d , la t e n t a t i v e d ' E n g e l s p o u r c o m p r e n d r e les l u t t e s d e classe des p a y s a n s a l l e m a n d s d u X V I siècle à la l u m i è r e de la r é v o l u t i o n a l l e m a n d e du X I X q u ' i l v e n a i t de v i v r e ne lui p e r m e t t r a p a s de p r e n d r e e n t i è r e m e n t conscience de l ' i m p o r t a n c e des idées p o r t é e s p a r c e t t e p a y s a n n e r i e — n o u s y r e v i e n d r o n s . E n f i n , d a n s les q u i n z e d e r n i è r e s a n n é e s d e sa vie, M a r x a c o n s a c r é u n e g r a n d e p a r t i e d e son a c t i v i t é à p r e n d r e c o n t a c t a v e c les m o u v e m e n t s r é v o l u t i o n n a i r e s russes et à a c c u m u l e r de la d o c u m e n t a t i o n s u r le p r o b l è m e p a y s a n et celui de la r e n t e foncière en R u s s i e car, n o u s d i t Engels : « É t a n t d o n n é la d i v e r s i t é des f o r m e s t a n t de la p r o p r i é t é foncière q u e de l ' e x p l o i t a t i o n des p a y s a n s p r o d u c t e u r s en R u s s i e , ce p a y s d e v a i t j o u e r le m ê m e rôle d a n s la s e c t i o n s u r la r e n t e foncière q u e l ' A n g l e t e r r e , a u livre p r e m i e r , p o u r le s a l a r i a t i n d u s t r i e l . M a l h e u r e u s e m e n t l ' e x é c u t i o n d e ce p r o j e t lui f u t r e f u s é » A u x r a i s o n s q u e d o n n e E n g e l s p o u r e x p l i q u e r le c h o i x de la Russie, il f a u t en a j o u t e r u n e a u t r e qui, b i e n q u e n o n i n d é p e n d a n t e des d e u x p r e m i è r e s , m é r i t e d ' ê t r e soulignée : 6. Préface d'ENGELS au livre I I I du Capital, op. cit., 1. III, t. I, p. 12.

la Russie a été le lieu, pendant toute la fin du XIX siècle, d'intenses luttes de la paysannerie ; pendant les cinquante dernières années du siècle, on peut relever en moyenne 500 révoltes paysannes importantes par décennie ; c'est à ces luttes que Marx a cherché à se lier, par l'intermédiaire de populistes comme Véra Zassoulitch ou Danielson. Mais ni l'existence de ces luttes de classe, ni celle d'une importante documentation, ni enfin la maturité de sa propre méthode n'ont permis à Marx de produire le ou les concepts centraux, analogues à celui de plus-value qui auraient permis de faire scientifiquement la théorie du ou des modes de production au sein desquels se développaient ces luttes de la paysannerie. Le fondement ultime de cet échec, c'est, j'en suis convaincu, l'impossibilité pour Marx de se lier organiquement à la lutte des paysans russes comme il s'était lié à celle des ouvriers anglais, puis à celle de l'ensemble de la classe ouvrière mondiale. Les raisons de l'échec de cette liaison, qui sont aussi celles de l'échec du mouvement populiste, demeurent encore obscures aujourd'hui. Il serait pourtant très important de les connaître, non seulement pour expliquer le coup d'arrêt apporté au matérialisme historique, mais aussi pour comprendre les conditions dans lesquelles sont apparues les révolutions russes du début du X X siècle. Revenons maintenant sur les effets de ce coup d'arrêt. Ces effets concernent non seulement les modes de production autres que le mode de production capitaliste, pris en eux-mêmes, mais aussi la théorie de l'articulation des modes de production. Si le texte de l' Introduction à la critique de l' économie politique, de 1857, trace un programme pour l'étude de l'articulation des modes de production, ce programme échoue. Mais je vois bien plus clairement mainten a n t qu'il y a quatre ans les raisons de cet échec : il ne suffit pas de dire, comme je l'ai fait, que Marx s'est peu à peu enfermé dans la problématique de Ricardo sur la rente, qu'il critiquait, il faut voir pourquoi il n'a pas pu franchir l'étape qui séparait l'intuition de 1857 de son développement sur le plan scientifique. Si Marx n'a pas pu sortir du schéma des trois classes, c'est parce qu'il n'a pas pu passer de l'idée de l'articulation des modes de production à l'étude de la convergence des luttes de classes là où simultanément les ouvriers luttent contre le capital et les paysans contre les différents types de rapports de production qui les

oppriment. Ceci pour des raisons historiques objectives, non pour des raisons subjectives. Mais si nous pensons que toute formation sociale réelle n'est jamais le lieu d'un seul mode de production, mais de l'articulation de plusieurs modes de production, alors ne pas pouvoir étudier la convergence des luttes des classes exploitées, c'est ne pas pouvoir étudier les conditions réelles du renversement des exploiteurs. Sans m ' a t t a r d e r sur ce point, je soulignerai simplement que les études historiques de Marx, sur la France en particulier, qu'elles aient été écrites avant ou après Le Capital, ne constituent pas une théorie scientifique des luttes de classes dans une formation sociale concrète. Les concepts qui y sont employés, par exemple le « sac de pommes de terre » de la paysannerie parcellaire ou, sous une forme plus sérieuse, le « bonapartisme », sont très approximatifs et non opératoires. L'absence de la théorie de l'articulation des modes de production chez Marx n'est donc que l'effet de cette absence bien plus fondamentale, celle de l'étude de la convergence des luttes de classes. E t bien sûr, la possibilité d'un nouveau développement théorique sur l'articulation des modes de production, m e t t a n t en évidence cette absence, ne peut résulter que de nouveaux développements concernant la convergence des luttes. Mais une longue période s'écoule entre la mort de Marx, qui marque l'échec de la première tentative pour développer le matérialisme historique sur la base des luttes de la classe paysanne, et la nouvelle rencontre entre cette science et ces luttes. Cette longue parenthèse n'est évidemment pas due au hasard, mais elle aussi à la lutte des classes. Elle est l'un des effets de la coupure qui s'établit entre le matérialisme historique et le prolétariat. C'est évidemment le principal avatar du « procès de reproduction » de la lutte révolutionnaire des classes opprimées dont nous avons parlé. P e n d a n t une longue période, après la mort de Marx et surtout après celle d'Engels, le matérialisme historique, figé, mutilé et peu à peu transformé, va échapper au prolétariat et passer aux mains de la bourgeoisie. Très exactement aux mains de cette partie de la bourgeoisie qui établit sa dictature sur la classe ouvrière en pénétrant et en dévoyant le mouvement ouvrier lui-même.

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La possibilité d'un tel retournement est évidemment liée au caractère incomplet, ou, si l'on veut, à l'inégalité de développement du matérialisme historique lui-même. En effet, le caractère non scientifique des analyses politiques de Marx — qui résulte comme nous venons de le dire de conditions historiques déterminées — permettait à la bourgeoisie de reprendre à son compte nombre de ses analyses à ce niveau et, en se servant de la caution apportée auprès du prolétariat par Le Capital, d'en faire une arme contre le prolétariat lui-même. Toutefois, ceci était extrêmement périlleux pour les éléments bourgeois t a n t que l'on conservait la structure du mouvement ouvrier de l'époque de Marx : l'Association internationale des travailleurs, appelée par la suite Première Internationale, où Marx avait joué un rôle si éminent, accueillait en effet aussi bien les organisations syndicales que les organisations politiques. Jusqu'à la mort d'Engels, ce principe fut t a n t bien que mal maintenu dans la Seconde Internationale ; or ces organisations syndicales possédaient un solide sens de classe et chaque fois qu'elles s'étaient emparées de la partie scientifique de l'œuvre de Marx (le livre premier du Capital), ceci avait abouti à polariser le mouvement ouvrier sur les couches les plus exploitées —comme ce fut le cas en Angleterre dans les années 1886 — 1890 : manœuvres, ouvriers non qualifiés et ouvriers qualifiés les plus jeunes. Les éléments intellectuels bourgeois qui cherchaient à s'infiltrer dans le mouvement ouvrier trouvaient au contraire bien plus facilement le contact dans les couches de l'aristocratie ouvrière. La deuxième étape de la conquête des organisations ouvrières, au nom du marxisme, par la bourgeoisie est donc une étape de transformation structurelle du mouvement ouvrier. Au Congrès de Londres de la I I Internationale, un an après la mort d'Engels (c'est-à-dire en 1896), socialistes allemands et français soi-disant marxistes mènent l'attaque pour exclure le mouvement syndical de l'Internationale. Jules Guesde, le porte-parole des « marxistes » français déclare peu avant le congrès : « C'est au gouvernement, c'est-à-dire au cœur, qu'il faut frapper. L'action parlementaire est le principe socialiste par excellence. Il n'y a pas de place ici pour ses ennemis. Ce n'est pas de l'action corporative qu'il faut attendre la prise de possession des moyens de production. Il faut d'abord prendre le gouvernement qui monte la garde autour de la

classe capitaliste. Ailleurs, il n'y a que mystification ; il y a plus, il y a trahison. » Notons que cette philippique n'est pas dirigée contre les trade-unions réactionnaires mais contre la C.G.T. et les bourses du travail françaises, aux mains des syndicalistes révolutionnaires. Les frères ennemis issus de la socialdémocratie de cette époque débattront longuement pour savoir si la voie parlementaire est ou non la meilleure pour s'emparer du pouvoir d ' É t a t et « prendre possession » des moyens de production. Mais aucun d'eux ne remettra jamais en cause le rôle subordonné désormais dévolu aux syndicats. Cette division à l'intérieur du mouvement ouvrier entre un niveau noble, le niveau politique (celui où justement sont présents massivement et au sommet les intellectuels bourgeois : tous les partis politiques ont eu des intellectuels bourgeois pour f o n d a t e u r s ) et un niveau mesquin, le niveau syndical (celui d'où par définition les éléments bourgeois sont exclus : les syndicats ont toujours été formés au départ par les prolétaires eux-mêmes), s'est maintenue d ' a u t a n t plus facilement qu'elle ne faisait que redoubler la division caractéristique de la société capitaliste entre travail intellectuel et travail manuel. La troisième étape a été entreprise aussitôt : c'est le tronquage de l'œuvre proprement scientifique de Marx. Le livre premier du Capital, le seul a avoir été entièrement mis au point par Marx, est mis sous le boisseau, notamment par la social-démocratie allemande ; le quatrième, les Théories sur la plus-value, est édité n'importe comment : c'est que ces livres I et IV parlent de ce qu'il faut taire, l'extorsion de la plus-value aux travailleurs directs. Coupés désormais des luttes de classe réelles du prolétariat, les « marxistes » bourgeois se soucient peu de continuer à enrichir ce que Marx avait construit par l'apport * Ceci n ' e s t p a s v a l a b l e p o u r le P C c h i n o i s ; n o u s v e r r o n s p o u r q u o i ce P C a p u ê t r e r e c o n s t r u i t à p a r t i r de 1927 p a r les m a s s e s p a y s a n n e s en l u t t e ; de plus il a m i s p l u s i e u r s a n n é e s a p r è s c e t t e d a t e p o u r r e c o n n a î t r e en Mao T s é - t o u n g celui q u i a v a i t le m i e u x p e n s é ces l u t t e s ; d ' a i l l e u r s Mao T s é - t o u n g , c o n t r a i r e m e n t à b o n n o m b r e de d i r i g e a n t s a n t é r i e u r s d u PCC, n'était pas au d é p a r t u n intellectuel bourgeois, mais u n t r a v a i l l e u r i n t e l l e c t u e l e x p l o i t é ( p e t i t b i b l i o t h é c a i r e ) . C e p e n d a n t , à p a r t i r de 1949, le p r o b l è m e de la division p a r t i - s y n d i c a t e t de l e u r r e l a t i o n a u sein d u p r o l é t a r i a t a r e c o m m e n c é à se p o s e r : la R é v o l u t i o n c u l t u r e l l e a a v a n c é u n c e r t a i n n o m b r e de t e n t a t i v e s de s o l u t i o n de ce p r o b l è m e .

des nouvelles luttes de classes. Ils préfèrent dicter aux ouvriers ce qu'il faut faire au nom de leur propre interprétation des textes politiques de Marx. Les « prolongements » qu'ils apportent au Capital ont trait uniquement aux livres II et III de cette œuvre, c'est-à-dire des livres que Marx n'a pas mis en forme lui-même et qui, de plus, traitent non pas de l'extorsion directe mais de la circulation et de la distribution de la plus-value. Le livre III, qui montre la répartition de la plus-value à l'intérieur des différentes fractions de classe exploiteuses est particulièrement étudié et enrichi. Comme ces livres II et III ne peuvent être compris que si l'on a sans cesse à l'esprit le contenu du livre I, qui, lui, est refoulé, la transformation progressive du « marxisme » académique en une simple école de l'économie politique bourgeoise s'accélère et aboutit très rapidement. Quand par hasard ces messieurs daignent se pencher à nouveau sur les luttes des prolétaires, ce n'est pas pour en tirer des enseignements et un enrichissement de la science, mais pour les éclairer grâce aux élucubrations qu'ils construisent en « prolongeant » les livres II et III du Capital. . La quatrième étape enfin, couronnenement de l'œuvre, peut commencer : désormais on ne proclame plus seulement que le syndicalisme est une forme inférieure d'organisation de la lutte des classes mais — c'est logique — que si les ouvriers y tiennent, c'est parce qu'ils ont une conscience spontanément « trade-unioniste» incapable de s'élever toute seule au socialisme. Karl Kautsky, le porte-parole de la tendance « de gauche » des marxistes bourgeois, déclare : « Le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s'engendrent pas l'un l'autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste d'aujourd'hui ne peut surgir que sur la base d'une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir le prolétariat ne peut créer ni l'une ni l'autre; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, le porteur de la science n'est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois [souligné par Kautsky] : c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu'est né le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus évolués qui l'introduisent ensuite dans la lutte de

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»

Ce texte se passe de commentaire ! Ainsi s'établit au sein des organisations de la classe ouvrière la dictature de la bourgeoisie avec toutes ses caractéristiques idéologiques : — le respect pour le caractère « scientifique » de l'économie politique bourgeoise ; — le respect pour les intellectuels dans la tête desquels naissent et se développent, sans contact avec la réalité, les idées justes ; — le respect pour la technique moderne, objet extérieur au prolétariat, que celui-ci n'a aucunement le droit et n'aura jamais le droit de transformer, qu'il ne pourra donc jamais s'approprier ; — la différenciation entre les travailleurs « intellectuellement les plus évolués» et les autres. C'est à ces travailleurs, « les plus évolués » (langage légèrement teinté de racisme) et non pas évidemment aux plus combatifs, que le parti confiera le rôle dirigeant dans la lutte des classes ; — la naissance du socialisme à l'extérieur de la lutte de classes et son importation de l'extérieur dans la lutte des classes. Celle-ci n'a rien à voir dans la construction des concepts du socialisme, qui ne peuvent naître que sur la base des concepts de l'économie politique bourgeoise. (Kautsky ne prend même pas la peine de parler d'une rupture avec cette économie politique : d'où viendrait-elle en effet ?) Cette coupure avec le prolétariat, réussie malgré le legs scientifique du Capital, permet l'évacuation totale du problème de la lutte des paysans, sur lequel Marx n'avait pas laissé de legs scientifique analogue. La social-démocratie allemande avait certes les yeux fixés sur la disparition progressive des petites exploitations parcellaires, mais, écrit Kautsky, c'est parce qu'« elle espérait que la lutte entre la petite et la grande exploitation conduirait à la suppression de la première ». Si donc une position est exprimée sur la lutte de classes en milieu paysan, c'est tout simplement la position de la 7. Neue Zeit, XX, I, n° 3, 1901-1902, p. 79 ; cité par LÉNINE dans Que faire?, Œuvres complètes, Éditions sociales, 1965, t. 5, p. 390-397. 8. KAUTSKY, La Question agraire, Giard et Brière, Paris, 1900, p. 3, Réédition en fac-similé, Maspero, 1970.

bourgeoisie. Toutefois, même sans être lié à la paysannerie, il suffisait de lire les statistiques bourgeoises pour s'apercevoir que si la petite exploitation disparaissait (plus lentement d'ailleurs que les sociaux-démocrates ne « l'espéraient »), ce n'était pas au profit de la grande agriculture capitaliste. Mais, contre vents et marées, la ligne générale du « dogme marxiste » (selon Kautsky) de la disparition de la petite exploitation au profit de la grande devait être maintenu. Les phénomènes semblant prouver le contraire montraient simplement qu'il y avait là : « [...]un procès très compliqué où des tendances contraires s'entrecroisent, qui le troublent et le retardent seulement, semblent çà et là le modifier en un sens opposé, mais qui, en réalité, ne peuvent l ' a r r ê t e r » Ces textes eux aussi se passent de commentaire. Non seulement le marxisme, coupé de la lutte des classes exploitées, devient une simple école bourgeoise, mais encore cette école, ne trouvant sa légitimité « révolutionnaire » que dans la lettre des textes canoniques, est incapable de remettre en question ses théories quand les faits les infirment le plus clairement. Soixante-dix ans après Kautsky, la stagnation de la grande agriculture capitaliste est toujours aussi évidente, voire un peu accentuée, mais les « dogmes » marxistes n'en ont pas été reniés pour autant par les descendants de la social-démocratie des années 1900 ! On a simplement rectifié pratiquement la ligne suivie par rapport à la paysannerie parcellaire, car la politique social-démocrate appliquée par la république de Weimar a entre-temps fait de la Bavière — aux nombreux paysans parcellaires — le berceau du nazisme. Si cette théorie était mal adaptée à l'Allemagne, elle était encore plus mal adaptée à un pays à forte majorité paysanne comme la Russie d'avant 1917 et la Chine. E t pourtant, dans un cas comme dans l'autre (en ce qui concerne la Chine jusqu'en 1927 seulement), c'est cette théorie et la ligne politique qui s'en déduisait qui ont été appliquées. La ligne du parti bolchevique sur la question paysanne trouve son fondement dans le livre de Lénine, Le Déve9. Ibid., p. 215.

loppement du capitalisme en Russie. Si l'on excepte les périodes révolutionnaires de 1905 et de 1917 où Lénine lui-même reprend, contre sa propre théorie et contre son propre parti plus dogmatique que lui, les mots d'ordre de la paysannerie, tout le programme agraire du parti bolchevique est fondé sur Le Développement du capitalisme en Russie, jusqu'au retournement en catastrophe (au sens fort du terme) de la collectivisation forcée en 1929. Lénine n'a lu le livre de K a u t s k y qu'après avoir terminé le sien, mais il souligne dans sa préface la parfaite convergence de leurs points de vue, notamment en ce qui concerne le « caractère progressiste [souligné par Lénine] des rapports de production capitalistes en agriculture comparativement aux rapports précapitalistes », le fait « qu'il ne peut être question d'un passage de la communauté rurale à une organisation communautaire de la grande agriculture mod e r n e ». Ceci en contradiction avec ce qu'écrivait Marx dix-huit ans plus t ô t à Véra Zassoulitch, mais en conformité avec la ligne soutenue dès cette époque par des « marxistes » russes dont Marx écrit dans l'un des brouillons de cette lettre retrouvé depuis : « Les ' marxistes ' russes dont vous me parlez me sont t o u t à fait inconnus. Les Russes avec lesquels j'ai des rapports personnels entretiennent, à ce que je sache, des vues tout à fait o p p o s é e s » La renaissance impétueuse de la commune rurale du mir dans la période 1921-1929, qui rendit impossible le contrôle de la paysannerie russe par les seuls mécanismes du marché, a donné raison beaucoup plus aux Russes que connaissait Marx qu'à ceux qui se prétendaient « marxistes » à la même époque. Nous retrouvons là l'effet sur l'histoire russe de l'échec de la liaison au matérialisme historique d ' a v a n t la mort de Marx, c'est-à-dire d'une science vivante, avec la paysannerie russe en lutte. A propos de l'Inde, Marx avait célébré en 1853 les t e n t a tives anglaises pour renverser les rapports de production précapitalistes en agriculture; mais d'une part, les commentaires faits à Engels au même moment montrent qu'il 10. V. I. LÉNINE , Le Développement du capitalisme en Russie, Œuvres complètes, op. cit., t. 3, 1969, p. 14. 11. K. MARX, F. ENGELS, V. I. LÉNINE, Sur les sociétés précapitalistes Éditions sociales, 1970, « lettre à Vera Zassoulitch », p. 318-342.

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s'agissait d'une provocation et non de la pensée profonde de Marx ; et d'autre part, quinze ans plus tard, au tome VI du Capital, Marx mieux informé sur la Chine et l'Inde et commençant à étudier de très près les luttes paysannes était entièrement revenu sur cette position et affirmait que les tentatives des Anglais étaient non seulement odieuses mais aussi « manquées et ridicules ». Une quinzaine d'années plus tard encore, dans l'un des brouillons de la lettre à Véra Zassoulitch sur la Russie, Marx revenait, pour en tirer les leçons, sur cet échec de la lutte de classe menée par la bourgeoisie anglaise contre les paysans de l'Inde : « Quant aux Indes orientales par exemple, tout le monde, sauf Sir H. Maine et d'autres gens de même farine, n'est pas sans savoir que là-bas la suppression de la propriété commune du sol n'était qu'un acte de vandalisme anglais, poussant le peuple indigène non en avant, mais en

a r r i è r e

»

L'échec de la tentative de Marx pour rejoindre les luttes de la paysannerie russe est à l'origine du processus qui a permis pour un temps à la bourgeoisie de s'emparer du marxisme et de le retourner contre le prolétariat luimême. Cet échec fut réitéré de façon bien plus grave car ses conséquences pratiques sont incalculables, avant et après la révolution prolétarienne de 1917 : l'alliance passée entre le prolétariat et la paysannerie au moment même de la révolution reste tactique et ne repose nullement sur une analyse de la convergence à long terme des luttes paysannes du moment et des luttes ouvrières du moment ; elle repose seulement sur des « concessions » à une paysannerie dont le rôle est considéré au mieux comme un frein, au pire comme un obstacle pour le passage au socialisme. C'est pourquoi la politique paysanne postérieure à la révolution s'appuie sur les analyses antérieures à la révolution — analyses faites totalement indépendamment des luttes paysannes — et non sur l'expérience de la révolution elle-même. Cette politique aboutit à l'affrontement violent avec la paysannerie en 1929, où la collectivisation forcée, loin d'isoler une petite couche de paysans profiteurs, devient un mouvement de répression des masses qui con12. I b i d .

dense sur quelques années les horreurs de l' « accumulation primitive » Après la répression de la paysannerie viendra la répression à grande échelle de la classe ouvrière ellemême. En Chine, la révolution prolétarienne commencée suivant le schéma qui avait prévalu en 1917 en Russie aboutit en 1927 à une défaite brutale du prolétariat. Ceci n'est pas l'occasion d'une nouvelle régression du matérialisme historique mais, au contraire, d'une redécouverte du véritable caractère de cette science, science de la lutte des classes, d'une assimilation de tous ses acquis antérieurs, d'une élimination de toutes les déviations introduites par la bourgeoisie, et enfin d'un nouveau bond en avant de la théorie qui, par la liaison organique enfin réalisée avec la lutte de classe de la paysannerie, permet non seulement le développement de cette lutte, mais aussi le développement de la convergence à long terme des luttes ouvrières et des luttes paysannes et la théorie de cette convergence. Ce bond qualitatif de la théorie fournit les instruments nécessaires pour l'analyse de la convergence des luttes de tous les exploités : ceci ne signifie pas que la théorie est capable de désigner quels sont les exploités (et quand elle se croira capable de le faire de l'extérieur des luttes, cela aboutira à des échecs et à des d r a m e s mais qu'elle arme tous les exploités pour se reconnaître entre eux, pour reconnaître leurs ennemis communs et pour lutter contre eux. Alors que Kautsky, approuvé par Lénine dans Que faire ?, écrivait : « Le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s'engendrent pas l'un l'autre[...]. Le porteur de la science n'est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois : c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu'est né le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus évolués, qui l'intro13. Ces derniers points ont été clairement mis en évidence par Ch. BETTELHEIM, « Remarques théoriques », Problèmes de planification, n° 14, 1971. 14. Ces échecs et ces drames, qui marquent parfois la politique étrangère de la Chine, ne donnent évidemment aucun moyen de juger de ce qui se passe ä l'intérieur de la Chine.

duisent ensuite dans les luttes de classe du prolétariat là où les conditions le p e r m e t t e n t », Mao Tsé-toung écrit : « Marx, Engels, Lénine et Staline purent créer leur théorie non seulement en raison de leur génie, mais surtout parce qu'ils ont pris personnellement part à la pratique, correspondant à cette époque, de la lutte de classes et des expérimentations scientifiques. » E t encore : « Lorsque commença la seconde période de la pratique du prolétariat, celle de la lutte économique et politique consciente et organisée, lorsque l'expérience multiple issue de la pratique, l'expérience acquise au cours d'une lutte prolongée fut généralisée scientifiquement par Marx et Engels, et que naquit la théorie marxiste utilisée pour éclairer le prolétariat, laquelle enseigne au prolétariat la compréhension de l'essence de la société capitaliste, la compréhension des rapports d'exploitation nés entre les classes sociales, la compréhension des tâches historiques du prolétariat, le prolétariat devint alors ' classe pour soi

'16

»

Le texte de Mao Tsé-toung est donc bien loin de nier l'importance du travail intellectuel accompli par Marx et Engels (et Lénine et Staline en ce qui concerne la première citation), mais il diverge totalement du texte de Kautsky en ce qui concerne les conditions de ce travail, l'objet de ce travail, la nature de la science constituée et le rapport entre cette science et le prolétariat (ou l'ensemble des classes exploitées). De plus, le texte de Mao applique au problème d'ensemble du rapport de détermination réciproque entre luttes de classes et matérialisme historique un concept issu de la pratique de la Révolution chinoise : le concept de lutte prolongée, concept qui manquait au marxisme pour faire la théorie de la lutte politique et dont l'absence a permis à la bourgeoisie de s'infiltrer à l'intérieur de l'édifice. 1) Les conditions du travail intellectuel ne sont pas les mêmes. Pour Mao, le principal est que Marx, Engels, 15. K. KAUTSKY, a r t . cité. 16. MAO TSÉ-TOUNG, A p r o p o s de la pratique, É d . en l a n g u e s é t r a n g è r e s , P é k i n , 1961, p. 10 e t 13.

Lénine, Staline aient été liés à la lutte de classes de leur époque, ou qu'ils aient participé à des expérimentations scientifiques. Le secondaire est qu'ils aient été des « génies » (en particulier capables d'assimiler les connaissances de la science bourgeoise de leur temps). Pour Kautsky, seul compte le fait que Marx, Engels (et Kautsky) aient eu une vaste connaissance des théoriciens bourgeois qui les ont précédés (ou qui ont existé en même temps qu'eux) et en particulier des économistes. 2) L'objet du travail intellectuel n'est pas le même. Pour Mao, l'objet premier de la connaissance de Marx, Engels, Lénine, Staline leur vient de la lutte des classes et de l'expérimentation scientifique. Ce dernier rapprochement - d a n s lequel l'expérimentation scientifique concerne exclusivement les sciences de la nature — implique que le champ expérimental du matérialisme historique est la lutte des classes et elle seule. Pour K a u t s k y et Lénine (au moins dans Que faire ?, mais Que faire ? est le texte capital pour la mise en place des partis l é n i n i s t e s l'objet premier de ce travail est la science économique bourgeoise la plus avancée de leur époque. 3) La nature de la science constituée n'est pas la même. Pour Mao, elle est la généralisation scientifique par Marx et Engels de « l'expérience multiple issue de la pratique, de l'expérience acquise au cours d'une lutte prolongée » par le prolétariat. Pour Kautsky, elle est la science économique bourgeoise remise sur ses pieds, surgissant « parallèlement » à la lutte de classes et n ' é t a n t pas engendrée par elle. 4) Enfin le rapport de cette science et du prolétariat n'est évidemment pas le même. Pour Mao, le prolétariat retrouve naturellement son expérience systématisée qui lui est restituée par les théoriciens du matérialisme historique ; 17. Lénine lui-même est revenu sur Que faire ? ultérieurement. Par ailleurs, la lutte qu'il a engagée contre Trotsky sur la question des syndicats ou contre Staline sur celle des nationalités, à la fin de sa vie, constituait une prise de position pratique contre la logique même du parti qu'il avait conçu. Mais ce qui est important pour l'histoire, ce n'est pas les prises de position de Lénine, mais leur efficacité ; dans chacun de ces deux cas de son vivant et dans bien d'autres après sa mort, la ligne de gauche soutenue par Lénine a été vaincue par la logique d u parti fondée sur Que faire ?.

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le prolétariat n'a pas à s'approprier cette science, qui n'a jamais été séparée de lui ; elle sert simplement à l' « éclairer » grâce à sa forme systématique ; et, bien sûr, c'est l'ensemble du prolétariat et aussi des autres classes exploitées qui est ainsi « éclairé ». Pour Kautsky et Lénine, cette science, qui ne doit rien aux luttes des prolétaires, est communiquée de l'extérieur seulement à ceux d'entre les prolétaires qui sont les plus évolués intellectuellement, lesquels la réintroduisent dans la lutte des classes seulement si les circonstances le permettent. Lénine précise que si par hasard certains ouvriers (tels Proudhon ou Weitling) participent à cette élaboration, « ils n'y participent pas en t a n t qu'ouvriers, ils y participent comme théoriciens du socialisme ». Bien entendu, si nous nous rallions à la conception défendue par Mao Tsé-toung, nous devons admettre que cette conception ne tombe pas du ciel ; qu'elle apparaît « non seulement en raison de son génie, mais surtout parce qu'ils a pris personnellement part à la pratique, correspondant à son époque, de la lutte des classes ». Je commencerai par refuser d'entrer dans les débats byzantins sur le problème du rôle du prolétariat dans la Révolution chinoise : il semble évident, à tout homme dont le bon sens n'est pas altéré par une trop longue pratique de la casuistique que la lutte menée par le Parti communiste chinois de 1927 à 1949 a été menée en milieu paysan, que les analyses théoriques de ce parti et en particulier celles de Mao Tsé-toung portent sur cette lutte de classe de la paysannerie chinoise et sur sa convergence avec la lutte du prolétariat mondial. Le Parti communiste chinois et Mao Tsé-toung en particulier sont en cela en parfaite cohérence avec le texte A propos de la pratique : leur « pratique, correspondant à leur époque, de la lutte des classes » se déroule en milieu paysan, au milieu des luttes de la paysannerie, leur apport à la théorie partira de ces luttes et y reviendra constamment ; et c'est dans ce travail particulier qu'elle fournira des leçons universelles, permettant de passer à une nouvelle étape et du matérialisme historique et de la lutte de classes. Le problème que nous nous poserons ne sera donc pas celui de la place du prolétariat dans la révolution menée par la paysannerie mais celui de la place du matérialisme historique. Les deux problèmes ne sont évidemment pas indépendants puisque

le Parti communiste chinois, jusqu'en 1927, a été avant tout un parti prolétarien et que c'est par l'intermédiaire du prolétariat que le marxisme a atteint la paysannerie chinoise. Mais justement, cette période s'est terminée par une défaite qui a exclu presque entièrement le prolétariat, en tant qu'élément physique, de la période révolutionnaire ultérieure (dès 1928, d'après le texte de Mao La Lutte dans les monts Tsingkiang, les seuls éléments prolétariens présents aux origines de l'Armée rouge — les mineurs de Pinghsiong et de Choueikeouchan, qui avaient aidé les paysans lors du déclenchement de l'insurrection de la moisson d'automne pour les premiers, ou qui s'étaient joints à l'Armée rouge ultérieurement pour les seconds — étaient réduits au tiers de leurs effectifs initiaux et n'étaient plus qu'une infime partie de cette armée) ; et d'autre part cette période n'a apporté aucun élément nouveau dans la théorie. Nous dirons donc que la caractéristique principale de la Révolution chinoise, par rapport à toutes les révolutions paysannes antérieures, en Chine ou ailleurs, c'est d'être une révolution où les masses paysannes se sont emparées du matérialisme historique et où le matérialisme historique s'est emparé de la lutte de classe de la paysannerie. Mais nous ne dirons pas, du moins jusqu'en 1949, qu'il s'agit d'une révolution paysanne « dirigée par le prolétariat », car ceci ne peut être une formule matérialiste mais seulement une formule métaphysique, donc très dangereuse. Les raisons du glissement de l'une de ces expressions à l'autre sont profondément enracinées dans l'histoire du marxisme : nous verrons comment, chez Engels luimême, le matérialisme historique se transformait parfois en métaphysique quand il s'agissait des rapports entre la lutte de classe de la paysannerie et celle du prolétariat. La rencontre de Mao Tsé-toung avec la lutte de la paysannerie commence comme la rencontre d'Engels avec la lutte du prolétariat, par une enquête et par un livre : Rapport sur l'enquête relative au mouvement paysan du Hunan. L'enquête est plus brève que celle d'Engels, cinq semaines au lieu de deux ans, mais l'enquêteur 18. MAO TSÉ-TOUNG, L a Lutte d a n s les monts T s i n g k i a n g , Écrits m i l i taires, É d . en l a n g u e s é t r a n g è r e s , P é k i n , 1964, p. 25-26.

connaît mieux le milieu : le soulèvement a lieu dans la province natale de Mao Tsé-toung ; Mao Tsé-toung est un fils de paysan (« riche » peut-être), non un fils de propriétaire foncier (Engels, lui, était le fils d'un de ces filateurs capitalistes qui exploitaient directement les ouvriers de Manchester dont il parlait). Il n'a donc pas besoin de décrire la condition paysanne mais de tirer les conclusions d'une lutte de classe en cours. Ceci dit, les similitudes entre la démarche d'Engels et celle de Mao l'emportent de très loin sur les différences : pour l'un comme pour l'autre, c'est une lutte déjà en cours et à laquelle ils se rallient qui leur démontre l'importance d'une classe exploitée à laquelle la théorie n'avait « pas pensé » jusqu'alors ou, tout au moins, avait pensé de l'extérieur. E t surtout, l'enquête ne reste pas enquête : elle est le point de départ d'un processus de liaison organique avec le prolétariat allemand, puis avec le prolétariat mondial, pour l'un, avec les paysans du Hunan, puis du Kiangsi (Sud-Est de la Chine), puis du Chansi (NordOuest de la Chine, après la Longue Marche) et enfin de toute la Chine pour l'autre. En fait, les différences fondamentales ne tiennent nullement à la personnalité d'Engels ou de Mao, mais à la nature même des mouvements auxquels ils se rallient : c'est dans la réalisation même des similitudes que se situent les différences les plus profondes. Engels pourra vivre au sein d'une classe en pleine révolution, la classe ouvrière anglaise, sans être pourchassé par la classe adverse. Il pourra profiter de cette expérience pour participer de près à la lutte de la classe ouvrière allemande, sera contraint à fuir après la défaite de cette classe, mais rentrera de nouveau en contact ailleurs avec la classe ouvrière mondiale ; il pourra même rentrer dans son pays au bout de quelques temps. Mao Tsé-toung au contraire, pour atteindre les paysans du Chansi après avoir subi une défaite dans le Hunan et le Kiangsi, devra accomplir la Longue Marche. Toutes ces différences ont une cause commune : la différence de nature entre la lutte de la classe ouvrière et celle de la classe paysanne. Or, pour tirer toutes les conséquences d'une telle constatation, il faut — si l'on veut éviter les généralisations hâtives et la fausse théorisation par analogie — voir ce que cela signifie du point de vue

du procès de reproduction, dans le cas du capitalisme et dans celui de modes de production divers au sein desquels se déroulaient les luttes de la paysannerie chinoise. Ce qui permettra aussi d'éclairer mieux que je ne l'avais fait il y a quatre ans les rapports entre procès de reproduction et lutte de classes. Le caractère le plus spécifique de la lutte de classes en système capitaliste, par rapport aux luttes de classes dans d'autres modes de production, c'est qu'elle p e u t se développer sur le plan purement économique sans se transformer automatiquement, et même généralement en ne se transformant pas, en lutte politique et militaire. C'est ce qui explique la possibilité pour Marx et Engels d'être constamment engagés dans le combat de la classe ouvrière sans être toutefois impliqués constamment (ou même en é t a n t rarement impliqués) dans une lutte à la vie à la mort ; et c'est ce qui explique aussi que la lutte de la classe ouvrière soit permanente, alors que les luttes d'autres classes exploitées — esclaves, paysans des systèmes féodaux ou des divers systèmes dits « asiatiques » — sont (ou toutefois étaient, avant que les masses se soient emparées du matérialisme historique) sporadiques. Ceci nous renvoie à la nature du procès de reproduction dans l'un et les autres cas : le procès de reproduction capitaliste se passe tout entier, dans l'économique, entre la production et la circulation ; le politique, le juridique, l'idéologique sont bien présents, mais comme garants du bon fonctionnement de ce procès de reproduction ; les batailles peuvent donc se livrer au seul niveau économique t a n t qu'elles visent à limiter l'extorsion de la plus-value (par accroissement du salaire, abaissement des cadences ou raccourcissement de la journée de travail). La lutte, jusqu'à une date récente, ne passait que temporairement de l'économique au politique, et les analyses marxistes sur le passage de l'un à l'autre étaient plus rares encore : on ne peut guère citer que le livre de Rosa Luxemburg Grève de masse, parti et syndic a t s qui, tout en représentant un effort fantastique d'intelligence des luttes réelles, reste profondément marqué par la problématique de la I I Internationale, et accepte comme une donnée inéluctable la division entre partis et 19. Rosa LUXEMBURG, Grève de masses, parti et syndicats, in Œuvres I, Maspero, 1969.

syndicats et la position dominante du parti. Au contraire, dans les sociétés féodales et dans les diverses formes de systèmes « asiatiques », les luttes économiques prennent toujours directement une forme politique et militaire : c'est que le procès de reproduction ne se passe pas à l'intérieur de la sphère économique. Les travailleurs directs n'ont pas la possibilité de bloquer momentanément la reproduction au niveau de la circulation en refusant de vendre leur force de travail. S'ils bloquent la reproduction, c'est immédiatement un rapport politique et juridique qu'ils remettent en question. E t la classe dominante ne peut leur répondre ni par le lock out, ni par la négociation au niveau de la circulation : elle répond toujours directement par les armes. (La situation est différente dans certaines sociétés comme les sociétés lignagères à certains moments de leur histoire : la reproduction peut aussi y être assurée par la circulation ou, parfois, directement au niveau idéologique. Dans ce deuxième cas, la répression s'exerce aussi au niveau idéologique prioritairement, notamment par la sorcellerie.) Cette différence entre le procès de reproduction capitaliste et les procès de reproduction des systèmes « féodaux » ou « asiatiques », entre la lutte de la classe ouvrière et les luttes des classes paysannes permet à mon avis d'expliquer : — d'une part, que le matérialisme historique ait pu se développer dans le système capitaliste et pas avant ; — d'autre part, que le matérialisme historique se soit développé essentiellement comme théorie de la lutte de classe économique et que le passage de la lutte économique de classe à la lutte politique n'y ait jamais été pensé scientifiquement (avant que le Parti communiste chinois se soit lié aux masses paysannes), ce qui a ouvert la voie à la pénétration de toutes les conceptions bourgeoises de la lutte politique (électoralisme, putschisme, etc.) ; — que la première théorie scientifique du passage de la lutte économique à la lutte politique, par fusion de la politique et de la stratégie (la guerre du peuple), soit venue d'un parti lié à des luttes paysannes et non à des luttes ouvrières ; — que la maturation de cette théorie ait permis en retour, au cours d'une lutte de longue durée, qui a abouti

à la Révolution culturelle prolétarienne, de construire la théorie de la lutte politique du prolétariat, par fusion de la lutte économique et de la lutte idéologique visant à détruire les anciens rapports de production et à en construire de nouveaux. Le « génie » de ceux qui systématisèrent les apports de ces luttes pour en faire une science, m a i n t e n a n t à la disposition de tous les exploités, ne doit pas être mis en doute. Mais ce génie doit être mesuré, plutôt qu'à leur connaissance de l'économie politique et de la sociologie bourgeoise, à leur capacité d'apprendre du prolétariat et de la paysannerie pauvre. Car, de ces deux mouvements : celui par lequel on apprend — on continue d'apprendre chaque jour — auprès des exploités et celui par lequel on systématise ce que l'on a appris (y compris, comme l'a fait Marx, en retournant contre la bourgeoisie, en bouleversant de fond en comble le système de concepts qu'elle léguait), le premier est certainement le plus difficile. E t il est la condition de l'autre : ce sont les millions de systématisations partielles accomplies par des millions de militants révolutionnaires l u t t a n t au sein de leur classe qui permettent à quelques-uns de ces militants les systématisations de plus en plus générales par lesquelles le matérialisme historique progresse et, en retour, la lutte aussi. Parlant de ce « continent » ouvert par Marx à la science, l'histoire, Louis Althusser écrivait récemment un des passages les plus « à gauche » de son œuvre : « Les seuls qui y aient pénétré sont les militants de la lutte des classes révolutionnaires. A notre honte, les intellectuels ne soupçonnent même pas l'existence de ce continent, sauf pour l'annexer et l'exploiter comme une vulgaire colonie. « Ce continent, nous devons le reconnaître et l'explorer, pour le libérer de ses occupants. Pour y aborder, il suffit de suivre ceux qui nous y ont précédés depuis cent ans : les militants révolutionnaires de la lutte des classes. Nous devons apprendre d'eux ce qu'ils savent d é j à » La seule question que je pose à ce texte, avec lequel mon accord est total, c'est : pourquoi depuis cent ans 20. « S u r le r a p p o r t de M a r x a Sarvey, F l o r e n c e , 1971, p. 377.

à H e g e l », C o n t e m p o r a r y

Philosophy,

seulement alors que « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte de classes » ? E t cette question, bien sûr, n'a pas trait à la préhistoire du matérialisme historique, mais à son histoire actuelle : Pourquoi les paysans allemands au XVI siècle, conduits par Thomas Munzer, n'ont-ils pas construit le matérialisme historique et pourquoi ont-ils été vaincus ? Pourquoi les paysans chinois, armés du matérialisme historique, ont-ils été victorieux ? Pourquoi les paysans africains, une fois armés du matérialisme historique, ne pourraient-ils pas construire le communisme ? Ces questions ne peuvent pas être posées indépendamment les unes des autres, sous peine de se voir donner de fausses réponses qui toutes portent implicitement en elles cette idée fondamentalement contre-révolutionnaire : qu'une classe comme la paysannerie exploitée pourrait être une classe réactionnaire ; avec son corollaire qu'une classe exploiteuse comme la bourgeoisie puisse ou ait pu être une classe progressiste, plus progressiste que la paysannerie exploitée. Ce n'est donc pas par amour pour la préhistoire, mais pour éclairer les luttes d'aujourd'hui (ou plutôt pour faire disparaître le faux éclairage braqué sur elles) qu'il est utile, ce que je vais faire, de se poser quelques questions sur le rapport entre la guerre des paysans allemands du XVI siècle et la science de l'histoire, et sur ce qu'Engels nous dit de ce rapport : « De même que la théologie de Munzer frisait l'athéisme, écrit Engels, son programme politique frisait le communisme, et plus d'une secte communiste moderne, encore à la veille de la révolution de mars, ne disposait pas d'un arsenal théorique plus riche que celui des sectes ' m u n z e r i e n n e s

' d u

X V I

s i è c l e

»

En quoi cet « arsenal théorique » si complet se distinguait-il du matérialisme historique et pourquoi ne pouvait-il pas y conduire ? Contrairement à ce qu'affirmeront les successeurs d'Engels, ce n'est pas la vision de la société à construire qui fait défaut à ces dirigeants de la « guerre des paysans (les « sectes munzeriennes ») ; ce n'est pas l'individualisme forcené de la paysannerie qui se traduit dans leurs écrits : 21. F. ENGELS, La Guerre des paysans, in La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, op. cit., p. 48.

« Pour Munzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d ' É t a t étranger, autonome, s'opposant aux membres de la société. Toutes les autorités existantes, si elles refusaient de se soumettre et d'adhérer à la révolution devaient être détruites ; tous les t r a v a u x et les biens devaient être mis en commun, et l'égalité

la p l u s

c o m p l è t e

r é g n e r

»

Est-ce à dire qu'Engels attribue directement à la lutte des paysans la construction d'une telle théorie ? Non, et il est très curieux de constater qu'après avoir clairement montré que la lutte des paysans était la véritable origine de la pensée de Luther, puis de celle de Munzer, il recule devant l'idée de lui attribuer également la paternité de cette nouvelle conception du communisme. Comment Engels arrive-t-il à interrompre ainsi la ligne générale de son analyse ? Tout d'abord en qualifiant Munzer de penseur « p l é b é i e n » alors qu'il n'a pas hésité à attribuer auparav a n t à « la forte nature paysanne de L u t h e r » les premiers anathèmes lancés par ce dernier contre l'Église de Rome. Engels parle du parti révolutionnaire constitué par « les paysans et les p l é b é i e n s ». Mais en réalité, il est impossible de trouver trace de ces « plébéiens » (éléments pauvres et radicalisés des villes) dans les descriptions qu'il fait des luttes de classe : ainsi, lors même que la lutte se déplace dans les villes comme en mars 1525 à Mulhausen, ce ne sont pas, de l'aveu même d'Engels les « plébéiens » mais les « petits bourgeois » qui renversent le « patriciat » (grande

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22. 23. 24. 25. 26.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. p. p. p. p.

49. 46. 43. 42-43. 97.

immédiate sur terre du royaume de Dieu, du royaume millénaire

des

prophètes

[ . . . ]

»

Tout s'éclaire : les plébéiens ne sont là que pour figurer le prolétariat qui n'existe pas encore et dont le génie de Munzer permet de déterminer les conditions d'émancipation avant même qu'il soit apparu ! La lutte de classe qui détermine les aspects les plus avancés de la pensée de Munzer n'est donc pas celle que mènent au même moment les paysans, mais celle que mèneront trois siècles plus tard les ouvriers ! On est donc en plein dans la métaphysique (pour ne pas dire dans le spiritisme...). Bien entendu, on ne peut absolument reprocher à Engels, qui venait de découvrir que le communisme n'était pas une idée sortie de la tête des intellectuels bourgeois, mais sortie de la lutte de la classe ouvrière, d'avoir procédé à un tel tour de passe-passe. Mais il est beaucoup plus grave que le voile jeté par le socialisme sur les luttes paysannes ait amené ses successeurs à prendre des libertés non seulement avec l'interprétation de l'histoire mais avec l'histoire elle-même : jusqu'à nier ou passer sous silence qu'une idéologie communiste représentant un « arsenal théorique » très riche ait pu naître plusieurs siècles avant le développement du prolétariat, à une époque d'intenses luttes de classe paysannes. Quant à nous, qui vivons à l'époque de révolutions paysannes armées du matérialisme historique et conduisant au communisme (en Chine, au Vietnam), nous n'avons aucune peine à penser que les théories de Munzer venaient bien des luttes même de la paysannerie et représentaient simplement une première systématisation des idées justes issues de ces luttes. Dès lors, le problème n'est plus celui de la plus ou moins grande difficulté de la paysannerie « individualiste » à penser le communisme, voire à l'accepter quand il lui vient de l'extérieur, il est celui des difficultés réelles rencontrées par les luttes paysannes pour se théoriser elles-mêmes, c'est-à-dire pour commencer ce « premier pas » dont parle Mao sur le chemin qui mène de l'état présent au but poursuivi. Car si « l'arsenal théorique » de Munzer est très riche en ce qui concerne la société à construire, il est très pauvre en ce qui concerne les moyens de parvenir à ce but, la 27. I b i d . , p. 48.

stratégie à mettre en œuvre, à la fois au sens politique et au sens militaire. E t il est t o u t aussi pauvre en ce qui concerne le point de départ de toute stratégie, c'est-à-dire la désignation et la délimitation des forces en présence et l'étude du rapport de forces. C'est pourquoi les « sectes munzeriennes » se contenteront de prêcher la révolte aux paysans, mais seront incapables de les aider à combattre : les paysans se trouveront d'autres chefs militaires, bourgeois ou nobles, tous plus ou moins traîtres à la cause qu'ils servaient un moment. Qu'est-ce qui manque à Munzer pour amorcer cette analyse des classes en présence et de leur rapport ? D'abord du temps : il ne s'écoule que trois ans entre le moment où il prêche encore aux princes, comptant les convaincre de prendre la tête de la croisade pour la justice, et le moment où il meurt (1522-1525). Comme les paysans qu'il représente, Munzer n'a qu'à peine le temps d'entrevoir les effets de la collaboration de classe, mais pas celui de théoriser la lutte. Les conditions d'une analyse scientifique sont évidemment bien plus favorables sous le capitalisme : dès 1845, Engels a compris que les ouvriers n'ont rien à attendre de la « classe moyenne » (bourgeoisie), que leurs intérêts « sont diamétralement o p p o s é s ». Il faudra cependant près de vingt ans au cours desquels la lutte sociale sera ininterrompue (en régime capitaliste, il n'y a pas un jour sans grève !), pour que Marx tire l'ensemble des conclusions de cette prémisse sous la forme du concept pleinement développé de plus-value. E t pourtant les conditions de travail de Marx et d'Engels sont incomparablement meilleures que celles de Munzer (ou de Mao). La défaite de Munzer est consommée lorsque, s'éloignant du mouvement paysan, il s'installe dans une ville (Mulhausen) et doit ainsi s'adapter au programme de la seule classe active dans les villes de cette époque, la petite bourgeoisie. Contrairement à ce qu'écrit Engels, ce n'est pas parce que « la classe qu'il représentait [le prolétariat, dans l'esprit d'Engels], bien loin d'être complètement développée et capable de dominer et de transformer toute la société, ne 28. F. ENGELS, « Aux classes laborieuses de Grande-Bretagne », dédicace de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, op. cit., p. 28.

f a i s a i t q u e de n a î t r e » q u e M u n z e r se t r o u v e en c o n t r a d i c t i o n a v e c l u i - m ê m e , mais bien p a r c e qu'il s'est coupé de la classe q u ' i l r e p r é s e n t e et d o n t il e x p r i m e les « idées j u s t e s », la p a y s a n n e r i e exploitée qui c o n s t i t u e l ' i m m e n s e m a j o r i t é de la société de son époque. T o u t ceci, n o u s s o m m e s a r m é s p o u r le c o m p r e n d r e depuis la R é v o l u t i o n chinoise : la Chine de 1927 a v a i t un prolét a r i a t d é v e l o p p é bien q u e t r è s m i n o r i t a i r e , les c o m m u n i s t e s chinois, p o u r v a i n c r e , o n t d û c o m p r e n d r e qu'il l e u r fallait r e s t e r a u milieu des p a y s a n s , classe exploitée la plus n o m b r e u s e , p e n d a n t u n e é t a p e de longue d u r é e ; ils o n t é v a c u é s y s t é m a t i q u e m e n t a u b o u t de q u e l q u e s j o u r s t o u t e s les villes qu'ils o n t conquises ( c o m m e le f o n t a c t u e l l e m e n t les V i e t n a m i e n s ) j u s q u ' a u j o u r où la défaite des classes d o m i n a n t e s a é t é assurée. Mais ils d i s p o s a i e n t p o u r en a r r i v e r là de t o u t l ' a c q u i s d u m a t é r i a l i s m e historique, m ê m e si la d é m a r c h e f o n d a m e n t a l e , la r e c o n n a i s s a n c e d u rôle r é v o l u t i o n n a i r e décisif de la p a y s a n n e r i e , a dû se faire c o n t r e la t r a d i t i o n m a r x i s t e et c o n t r e Engels lui-même. Ces a c q u i s o n t t o u j o u r s été considérés n o n c o m m e u n dogme, m a i s c o m m e u n guide p o u r l ' a c t i o n : « Il f a u t s ' a s s i m i l e r la t h é o r i e m a r x i s t e et savoir l ' a p p l i q u e r ; il f a u t l'assimiler d a n s le seul b u t de l ' a p p l i q u e r » « V o t r e d o g m e est v r a i m e n t m o i n s u t i l e q u e de la m e r d e . N o u s v o y o n s q u e la m e r d e des chiens p e u t e n r i c h i r les c h a m p s , e t q u e la m e r d e h u m a i n e p e u t n o u r r i r les chiens. E t les d o g m e s ? Ils n e p e u v e n t ni e n r i c h i r les c h a m p s ni n o u r r i r les chiens. A quoi s e r v e n t - i l s ? » J e crois q u ' a u j o u r d ' h u i il est plus i n d i s p e n s a b l e q u e j a m a i s de p o r t e r u n j u g e m e n t j u s t e s u r la c a p a c i t é des révolutions paysannes à accéder au communisme : l'exemple de la g u e r r e des p a y s a n s , u n e fois éliminées les d i s t o r sions q u e lui fait s u b i r la vision d ' E n g e l s , m o n t r e q u ' u n e telle révolution détermine l'apparition d'une s y s t é m a t i s a t i o n , d ' u n « a r s e n a l t h é o r i q u e » c o m m u n i s t e . Ceci, quel q u e soit l ' é t a t de l'idéologie ou de la p h i l o s o p h i e r é g n a n t e : la philosophie à p a r t i r de laquelle t r a v a i l l e 29. F. ENGELS, L a Guerre des P a y s a n s , op. cit., p. 98. 30. MAO TSÉ-TOUNG, P o u r u n style correct de travail d a n s le p a r t i , Oeuvres choisies, É d i t i o n s en l a n g u e s é t r a n g è r e s , P é k i n , t. IV, p. 38. 31. Mao, c i t é d a n s L. BIANCO, Les Origines de la Révolution chinoise, N . R . F . , 1967, p. 134.

Munzer, c'est la théologie, déjà ébranlée par Luther sous l'influence des premiers soulèvements paysans. Cependant, Engels nous dit : « La pensée profondément hérétique ressort partout de ses écrits, et l'on s'aperçoit qu'il prenait beaucoup moins au sérieux le masque biblique que maints disciples de Hegel a u j o u r d ' h u i

»

Ainsi, comme l'a montré Althusser dans Lénine et la philosophie, la philosophie est bien le lieu sans histoire où s'affrontent sous différentes formes l'idéologie des exploiteurs et celle des exploités. Quelle que soit la forme de cet affrontement (la théologie du XVI siècle ou l'hégélianisme), la montée des luttes des exploités débouche sur l'idéologie communiste. Cependant, Althusser a aussi raison, en un autre texte, d'écrire que c'est depuis cent ans que les « militants révolutionnaires de la lutte des classes » ont abordé sur « le continent histoire ». Non qu'il n'y ait pas eu de militants révolutionnaires de la lutte des classes auparavant : les groupes anabaptistes organisés par Munzer qui sillonnent l'Allemagne pendant les dernières années de la guerre des paysans pour prêcher le communisme et la révolution, sont des groupes de militants révolutionnaires et même constituent un parti révolutionnaire. Et pourtant, bien sûr, ils ne sont pas armés du matérialisme historique. Ce qui veut dire par exemple qu'ils conçoivent l'oppression, et sa solution, seulement au niveau de la distribution (d'où l'idée d'une distribution égalitaire des richesses), non à celui des rapports de production ; qu'ils ignorent ce qu'est un procès de reproduction, donc la nécessité d'une lutte prolongée pour détruire tous les éléments solidaires d'un mode de production donné, à partir desquels ce mode de production, y compris ses rapports d'exploitation, peuvent toujours réapparaître au moment où on ne s'y attend plus ; qu'ils ignorent les classes et acceptent dans leur camp (y compris à des postes de responsabilité) tous ceux qui prétendent se rallier à leur lutte, quelle que soit leur origine ; qu'ils acceptent constamment le compromis sur la base des positions de l'adversaire (divers épisodes de négociations) même quand ils sont en position de force : il faut noter à ce propos 32. F. ENGELS, La Guerre des Paysans, op. cit., p. 48.

que les paysans eux-mêmes sont moins enclins à ces compromis que ceux qui parlent en leur nom (par exemple les éléments petits-bourgeois) et arrivent à certains moments à désavouer ces délégués trop conciliants (ce qui s'est passé à A m o r b a c h Ce qui veut dire encore que celui qui synthétise leurs aspirations les plus hautes, Munzer, n'a pas suffisamment compris que seuls les paysans les plus exploités étaient porteurs à cette époque de l'idéologie la plus avancée et pouvaient la faire triompher et qu'il s'est rallié de fait, quelques mois avant d'être vaincu et tué, au programme de la petite bourgeoisie urbaine. Cet aveuglement de Munzer, cette incapacité à distinguer parmi ceux qui se proclament révolutionnaires, ceux qui, pour des raisons objectives, doivent l'être jusqu'au bout, seul le matérialisme historique pouvait permettre de les dissiper. E t effectivement la première lutte paysanne qui ait dissipé ces erreurs est celle des paysans chinois guidés par le marxisme. Les raisons pour lesquelles les luttes paysannes n'ont pas abouti seules à la naissance du matérialisme historique, et pour lesquelles le matérialisme historique est venu aux paysans de l'extérieur, par l'intermédiaire du prolétariat, n'ont rien à voir avec une « personnalité de base » paysanne individualiste, comme on essaie encore maintenant de nous le faire croire. Ce qui manque aux luttes paysannes pour déboucher sur la science de leur histoire, c'est simplement de bonnes conditions expérimentales. Sortons donc un peu de la métaphysique ! Marx a mis vingt ans à partir de la première illumination d'Engels sur la division irréductible des classes du mode de production capitaliste, pour développer le concept scientifique de cette division. Vingt ans pendant lesquels la lutte de classe économique n'a pas cessé un seul instant ! Vingt ans pendant lesquels il a pu const a m m e n t vérifier ou infirmer ses hypothèses au contact des luttes quotidiennes du prolétariat mondial construisant des organisations de classe ! Aucune lutte paysanne n'a jamais pu fournir de telles conditions expérimentales. E t tous les concepts universels que Marx a légués au mouvement révolutionnaire à partir de l'analyse d'un mode de production particulier sont maintenant à la dis33. Cf. F. ENGELS, La Guerre des Paysans, op. cit., p. 80.

position de tous les exploités (à ceci près qu'il a fallu les arracher à la bourgeoisie) : celui de mode de production lui-même ; celui de rapport de production et la différence entre rapport de production et rapport de distribution, entre rapport de production et rapport de propriété (juridique) ; et à l'intérieur même des rapports de production, la différence et l'articulation entre les rapports d'exploitation et les rapports de coopération, etc. Tout cela, la paysannerie chinoise l'a « assimilé » dans le seul b u t de l'« appliquer », ce qui lui a permis d'éliminer toutes les scories qu'avait introduites la bourgeoisie dans cette science. E t ce qui lui a permis aussi de faire progresser cette science, non seulement de façon particulière, sur les problèmes spécifiques de la lutte de la paysannerie chinoise, mais de façon universelle. Ce progrès universel s'exprime, me semble-t-il, avant tout par deux concepts solidaires : celui de « lutte prolongée » et celui de « déplacement des contradictions ». Ce sont des concepts relatifs à la lutte politique de classe : ceux-là mêmes qui manquaient à la théorie telle que Marx nous l'a léguée à sa mort. Marx n'avait pas pu théoriser la lutte politique au même degré que la lutte économique de classe, parce que la théorie de la lutte politique nécessite l'analyse d'une formation sociale dans sa totalité, alors que Marx, pour des raisons historiques, a été pratiquement enfermé à l'intérieur du seul mode de production capitaliste. Je crois qu'il est possible d'ajouter une deuxième raison à la faiblesse de sa théorie sur ce point : nous venons de voir que le capitalisme offrait des conditions expérimentales favorables au développement d'une science des luttes de classe. Mais ces conditions expérimentales sont justement dues au fait que la lutte économique de classe et la lutte politique de classe peuvent apparaître séparément dans ce mode de production, ce qui n'est jamais le cas pour les luttes de la paysannerie. Autrement dit, les conditions favorables à la naissance du matérialisme historique étaient aussi des conditions défavorables à son développement, puisqu'elles entraînaient une inégalité de développement de cette science : d'un côté un arsenal théorique complet — Le Capital — systématisant les acquis d'une lutte économique prolongée et de l'autre un certain nombre d'intuitions baptisées théorie concernant les brèves luttes politiques menées par le prolétariat souvent

aux côtés et sous la direction de couches bourgeoises ou petites-bourgeoises. C'est pourquoi la bourgeoisie a mis constamment l'accent sur l'aspect politique du « marxisme » (qui devient dès lors un concept syncrétique mélangeant une partie scientifique et une partie non scientifique). A l'inverse, dans la lutte de la paysannerie exploitée, ce qui était apparu comme condition défavorable à la naissance du matérialisme historique — le lien indissoluble entre lutte économique et lutte politique — apparaît maintenant comme condition favorable à son développement : en effet, toute tentative d'application de la problématique marxiste concernant la lutte économique à la lutte paysanne rencontre immédiatement le problème de l'articulation lutte économique-lutte politique. E t là, il n'y a aucune place pour des solutions analogues aux solutions bourgeoises consistant à enfermer le prolétariat dans des organisations économiques de classe (les syndicats) auxquelles on interdit d'aborder les problèmes politiques. Le problème politique posé à la paysannerie se pose donc toujours directement : comment vaincre définitivement l'adversaire, donc le vaincre politiquement (et militairement), économiquement et i d é o l o g i q u e m e n t Ainsi la paysannerie, quand elle s'empare du matérialisme historique, se trouve dans des conditions expérimentales favorables pour développer la théorie de la lutte politique : c'est Mao Tsé-toung qui souligne dans A propos de la pratique que le marxisme est la systématisation des acquis d'une lutte prolongée du prolétariat, et c'est lui qui théorise la lutte politique prolongée de la paysannerie chinoise. Ce qui implique en particulier qu'il théorise la convergence des luttes de classe du prolétariat et de la paysannerie : après avoir rompu avec la théorie de la majorité du comité central du parti chinois en m e t t a n t l'accent sur le caractère déterminant de la lutte de la paysannerie, Mao Tsé-toung ne tombera pas dans l'erreur inverse et ne déclarera jamais que seule la lutte paysanne est révolutionnaire et que le prolétariat a définitivement failli à sa mission. P a r contre, le prolétariat apprendra de la lutte paysanne que sa propre lutte politique doit être elle aussi 34. C'est pour cela que le parti chinois à partir de 1927 a pu se développer comme parti des masses paysannes en lutte et n'a plus été une structure importée dans les luttes de l'extérieur, sur l'initiative d'intellectuels bourgeois.

une lutte prolongée, et qu'il n'y a pas de « grand soir », quelles que soient les illusions qu'aient pu faire naître ou renforcer la nuit du 4 au 5 octobre 1917, à Petrograd. Ainsi se développe le matérialisme historique, se forge au feu des luttes de toutes les classes exploitées l'outil de leur émancipation. Ce qui nous intéresse, en France, aujourd'hui, c'est de connaître les formes que doit prendre la lutte prolongée des classes exploitées, dans un pays où le prolétariat luimême est la force révolutionnaire déterminante. En quoi, comment, où, la lutte du prolétariat et celle d'autres classes (paysannerie, artisanat) ou couches (par exemple en France les travailleurs des « services » ou les agents divers de l'État au statut de plus en plus précaire) exploitées déplacent-elles les contradictions dans le sens de la révolution ? En somme nous voulons tous savoir : Que faire? Or la réponse à cette question, c'est évidemment dans la systématisation des apports des luttes du prolétariat, de la paysannerie et des couches exploitées qu'il faut la trouver. C'est une tâche urgente, mais ce n'est pas la mienne (sauf en ce qui concerne le lieu particulier où je travaille et où je lutte) : c'est la tâche de l'ensemble des militants révolutionnaires de la lutte de classes (peu importe qui tiendra la plume). Cependant, ce qu'on peut faire encore aujourd'hui pour aider à déblayer le terrain des obstacles à une telle entreprise, c'est montrer toute la valeur critique de ces deux concepts : lutte prolongée, déplacement des contradictions par rapport aux illusions régnantes concernant la lutte politique du prolétariat. Tout d'abord une remarque étonnante : dès qu'on essaie de concevoir le renversement politique de la bourgeoisie dans un pays capitaliste avancé à partir du concept de lutte prolongée, on tombe immédiatement dans le « réformisme ». Ce concept n'existe pas seul, il n'a de sens que par rapport à l'autre terme du couple, le concept classique de « révolution » (les petits malins arriveront cependant à les accoupler et à parler de « réformes révolutionnaires » à opposer à celles qui ne le seraient pas). Pourquoi tombe-t-on dans le réformisme ? Parce que la lutte prolongée ça veut dire la lutte continue, et que la révolution, tout le monde sait ça, c'est une rupture brutale. Bien. Simplement ce couple d'oppositions n'a plus de sens depuis que, de la pratique du Parti communiste chi-

nois, est née une tout autre conception, la véritable conception de la révolution. Pour Mao Tsé-toung en effet, il n'y a pas de totalité autre que le rapport entre les parties : autrement dit, le capitalisme, ce n'est rien d'autre que la lutte de classes entre les ouvriers et les bourgeois, le « semi-féodalisme », ce n'est rien d'autre que la lutte entre les paysans travailleurs et les propriétaires fonciers et leur État ; et l'articulation de ces deux modes de production, ce n'est rien d'autre que la convergence de ces différentes luttes ; là nous sommes vraiment loin du structuralisme : sur un autre continent ou sur une autre planète. Alors le réformisme — l e capitalisme se change progressivement en socialisme — ou le révolutionnarisme — le capitalisme se désagrège brutalement, disparaît dans une trappe et, à la place, le fleuve de l'histoire dépose un peu plus loin des éléments à partir desquels se reconstruit une nouvelle structure, le socialisme (j'emprunte l'image à Claude Levi-Strauss) —, qu'est-ce que ça peut bien signifier dans une telle conception ? E t bien, ça ne signifie rien du tout. Parce que les mutations, progressives ou brutales, ce n'est pas d'abord la totalité (le capitalisme, ou le semiféodalisme, ou leur articulation en formation sociale en Chine) qui les subit, mais chacune des parties (prolétariat, paysannerie, bourgeoisie, propriétaires fonciers) et leur rapport de forces. E t chacune de ces parties elle-même ne se transforme que par la transformation interne du rapport entre ses propres parties : pour les classes exploitées, cela s'appelle résoudre justement les contradictions au sein du peuple. Toute lutte se juge ainsi (et non par rapport au caractère « réformiste » ou « révolutionnaire » de ses objectifs) : est-ce qu'elle renforce le camp du prolétariat — en permettant de résoudre justement les contradictions entre fractions du prolétariat ou entre le prolétariat et les autres couches et classes exploitées, — c'est-à-dire en permettant que toute solution de ces contradictions soit apportée sous la direclion des fractions les plus exploitées de ces classes ou de ces couches (car ces fractions les plus exploitées sont celles qui sont le plus clairement porteuses de ce qui fait l'unité d'une classe ou couche exploitée face à ses exploiteurs) ; — en permettant de tracer plus clairement la ligne de démarcation entre classes exploitées et classes exploi-

teuses, et ceci notamment à l'intérieur des organisations de lutte des classes exploitées (où la bourgeoisie — dans le cas capitaliste — est physiquement présente lorsqu'il s'agit des partis ; est physiquement absente lorsqu'il s'agit des syndicats, mais voit une partie de ses intérêts défendus à l'intérieur des syndicats par les couches prolétariennes les moins exploitées ou par certaines couches non prolétariennes). Au début d'une telle lutte, comme dans la « guerre prolongée » de la Chine contre le Japon, « nous sommes faibles et l'adversaire est fort ». Mais sa force et notre faiblesse sont relatives et non absolues, parce que nous sommes l'immense majorité du peuple et que les exploiteurs en sont une minorité. Mais pour que cette force relative de l'adversaire se transforme en faiblesse relative et pour que notre faiblesse relative se transforme en force relative, il faut une lutte prolongée. Ceux qui croient que notre faiblesse est absolue et définitive et non relative et passagère se trompent. Ceux qui croient au contraire que nous pouvons vaincre immédiatement et complètement se trompent aussi et nous emmèneraient à la catastrophe (par exemple à une victoire à la Pyrrhus, obtenue avant que le rapport de forces nous soit réellement favorable et qui se transformera en son contraire). On chercherait vainement dans les ouvrages de Mao Tsé-toung, de Vo Nguyen Giap ou de Ho Chi Minh l'obsession trotskyste (mais aussi léniniste) : ne pas laisser échapper le moment propice pour la révolution, sinon ce moment risque de ne pas réapparaître avant des décennies. Arrêtonsnous un moment sur ce fait troublant, car c'est à travers lui que l'on peut le plus facilement saisir la vraie nature des rapports entretenus par Lénine avec l'économisme. Ce que Lénine reproche aux économistes, c'est de croire à la fatalité de la crise finale du capitalisme, par le développement de la contradiction fondamentale entre forces productives et rapports de production. Lui ne croit pas à cette fatalité, mais il situe bien cette contradiction fondamentale au même endroit (le fait d'exprimer sous cette forme et non sous la forme directe — antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat — la contradiction fondamentale du capitalisme est le résultat d'une lutte de classe de la bourgeoisie pour s'emparer du marxisme). Pour lui, cette contradiction n'existe que spécifiée et

elle ne peut trouver une solution révolutionnaire que dans certaines circonstances particulières (qu'Althusser a très bien exprimées à travers le concept de surdétermination de la contradiction principale). Or, chez Lénine, l'apparition de ces circonstances particulières résulte non de la lutte de classe prolongée menée par le prolétariat et la paysannerie en vue de renforcer leur camp et d'affaiblir le camp de leurs adversaires, mais du mouvement d'ensemble des contradictions d'une formation sociale analysé, quoique de façon plus raffinée, de la même manière que par les économistes. On rejoint dès lors la conception du parti « rêvée » dans Que faire ?. Le rôle du parti ainsi conçu c'est : 1) d'être capable d'analyser le déplacement des contradictions et de l'articulation des diverses contradictions, de l'extérieur, grâce au matérialisme historique, comme un chimiste analyse l'évolution d'une réaction en chaîne ; 2) d'être organisé de façon à pouvoir intervenir au moment où ces contradictoins arrivent à leur phase aiguë, à pouvoir saisir le moment fugitif où une intervention décidée permet de les faires exploser. Cette organisation doit donc enseigner ses buts à un certain nombre d'ouvriers « les plus évolués intellectuellement », de façon à ce qu'elle puisse intervenir dans la lutte des classes « là où les conditions le permettent ». Mais ces militants ne doivent surtout pas être au milieu des masses comme des poissons dans l'eau, sinon ils risqueraient d'être contaminés par la conscience «trade-unioniste » des masses ouvrières ou, à fortiori, par l'esprit individualiste petit-bourgeois des paysans. Ils doivent bien se mettre dans la tête que leur conscience socialiste leur vient de l'extérieur, des intellectuels bourgeois (ou des anciens ouvriers embourgeoisés) qui dirigent le parti, et non des masses au sein desquelles ils luttent. Si l'on met parfois l'accent sur l'aspect démocratie du centralisme démocratique, c'est uniquement à l'intérieur du parti et jamais dans les rapports du parti aux masses. Or, en 1917, vingt ans après que Lénine ait pris la direction du P.O.S.D.R. et douze ans après la fondation du Parti bolchevik, les syndicats ouvriers étaient presque entièrement aux mains des mencheviks, et les organisations paysannes entièrement aux mains des socialistes révolutionnaires.

Il est évidemment facile de rétorquer que, si les masses ont fait confiance aussi longtemps à de tels dirigeants (les mencheviks ou les socialistes-révolutionnaires), cela prouve que les idées justes ne venaient pas d'elles mais des théoriciens. Cependant, la pratique de la Révolution chinoise ou de la Révolution vietnamienne nous montre que des masses encore bien plus « arriérées » que les masses russes de 1917 peuvent être conquises en profondeur, sur une très longue période et dans les conditions de lutte les plus atroces par un parti armé d'un marxisme vivant et capable de ce fait d'apprendre constamment auprès d'elles : si le parti conquiert les masses, c'est parce que les masses, dans ce qu'elles ont de plus juste et de plus révolutionnaire en elles, conquièrent le parti. L'histoire de la Russie après la guerre civile montre qu'une telle conquête des masses, en particulier des masses paysannes, n'a pas été réussie par le Parti bolchevik. En fait elle n'a même jamais été visée : bien que de nombreux textes de Lénine, s u r t o u t à la fin de sa vie, fassent de cette conquête des masses un objectif pour le parti, le parti lui-même, construit sur la base de Que faire ?, était incapable de réaliser cet objectif. De plus, il n'est pas sûr que « conquérir les masses » ait eu la même signification pour Lénine et pour le Parti communiste chinois ou le Parti communiste vietnamien : pour Lénine, il s'agissait essentiellement de convaincre les masses de la justesse de la ligne du parti, non de leur faire exprimer leurs idées justes et de les systématiser. En fait, il est possible, mais très dangereux, de lire les textes du Parti communiste chinois dans la perspective de Que faire ?. Je pense que c'est ce qu'a tenté Louis Althusser entre 1960 et 1965, en particulier dans ses textes Contradiction et surdétermination et Sur la dialectique matérialiste Soit par exemple le concept même de « déplacement des contradictions ». Bien qu'il ne soit pas présent en t a n t que tel dans la traduction française des textes philosophiques de Mao Tsé-toung, il est constamment à l'œuvre, soit dans ces textes philosophiques, soit plus encore dans les écrits militaires (en particulier De la guerre p r o l o n g é e . Il est 35. L. ALTHUSSER, Pour Marx, Maspero, 1965. 36. MAO TSÉ-TOUNG, De la guerre prolongée, Écrits militaires, op. cit.

évident que pour Mao Tsé-toung un tel concept renvoie au mouvement interne d'une contradiction (par lequel l'aspect principal devient secondaire et l'aspect secondaire devient principal) et au mouvement relatif des différentes contrad i c t i o n s : ainsi, dans la société chinoise, au fur et à mesure que dans la contradiction féodalité-paysannerie l'aspect principal (la féodalité) devient secondaire et l'aspect secondaire (la paysannerie) devient principal, la contradiction entre capitalisme et féodalisme où le capitalisme est dominant et le féodalisme dominé se déplace aussi : l'ancien, le féodalisme, se transforme en nouveau, la paysannerie construisant la démocratie nouvelle ; les villes ne dominent plus les campagnes mais sont encerclées par elles et finalement le capitalisme lui-même est vaincu et n'apparaît plus que comme un élément subordonné de la formation sociale. Or, le concept de « déplacement » des contradictions employé par Althusser désigne tout autre chose : non pas ce mouvement et cette lutte, mais son résultat, « le changement des rôles entre les contradictions et leurs a s p e c t s Donc une analyse structuraliste, d'ailleurs explicitement proclamée comme telle puisqu'elle emprunte ses concepts à une autre « lecture », celle de Freud accomplie par Lacan avec les lunettes de Jacobson. Mais se fixer sur cette « erreur » idéaliste, c'est manquer le principal : que cet idéalisme existe au fond chez Lénine lui-même, non qu'il n'analyse pas des processus, mais parce qu'il les analyse en « économiste », comme processus qui déterminent la classe ouvrière et ne sont pas déterminés par sa lutte ; la lutte des classes n'existe en fait que comme élément du procès de reproduction capitaliste chez Lénine sauf à un moment particulier, celui de ce qu'Althusser appelle la « condensation », ce moment fugitif dont nous avons parlé tout à l'heure. On pourrait reprendre page par page Pour Marx et montrer que la conception de la surdétermination de la contradiction principale, de la « crise nationale u n i q u e », de la nature même de cette contradiction principale (forces productives-rapports de production), ou bien celle 37. Voir p a r e x e m p l e MAO TSÉ-TOUNG, A propos de la contradiction, É d i t i o n s en l a n g u e s é t r a n g è r e s , P é k i n , 1960, p. 46. 38. L. ALTHUSSER, P o u r M a r x , op. cit., p. 216. 39. I b i d . , p. 98.

du rapport entre techniques et science et toute l'épistémologie

qui

en

d é c o u l e

ou

bien

encore

celle

d u

« fait

accompli d'une révolution d é p a s s é e » sont absolument incompatibles avec la théorie et avec la pratique du Parti communiste chinois ou du Parti communiste vietnamien. Je n'insiste pas sur ce point, je dis, simplement, qu'à toutes ces constructions qui privilégient outrageusement le rôle des intellectuels, je préfère cent fois quelques pages simples écrites par le même Althusser dans la préface au Capital, dans un article de L'Humanité en 1969 ou dans un bref passage de Lénine et la philosophie, où il est dit que Le Capital, le marxisme, c'est la chose des prolétaires, qu'ils y retrouvent leurs luttes et qu'ils comprennent ce dont il s'agit alors que les intellectuels bourgeois n'y comprennent rien. Mais comment peut-on écrire simultanément des textes aussi contradictoires, des textes révélant à ce point deux positions de classe opposées ? J e pense que le rôle de la référence actuelle au léninisme chez bon nombre d'intellectuels est essentiellement de donner à une telle contradiction ses lettres de noblesse, et quelles lettres de noblesse ! Celles de la première révolution prolétarienne victorieuse. Cette postface a justement pour fonction de dissiper les illusions idéalistes que peut faire naître mon texte Sur l'articulation des modes de production. Au moment où j'ai écrit ce texte, j'ai cru rompre avec le structuralisme en substituant le concept de processus à celui de structure. Mais en fait, tous les processus qui y sont envisagés sont des processus de reproduction, et la lutte des classes n'y apparaît qu'inscrite à l'intérieur des différents modes de production. La rupture avec l'idéalisme (en particulier sous sa forme structuraliste) passe par la rupture avec la conception du marxisme comme science extérieure aux luttes. C'est ce que je n'avais pas compris. En un autre sens, la rupture avec cette conception est aussi nécessaire pour sortir du spontanéisme le plus élémentaire qui en est le complément : celui d'après lequel aucune science n'est nécessaire, d'après 40. Cf. I b i d . , p. 172, n o t e q u i se r é f è r e e x p l i c i t e m e n t à Que f a i r e ? : « la nécessité d ' i m p o r t e r [ s o u l i g n é p a r A l t h u s s e r ] l a t h é o r i e m a r x i s t e d a n s l a p r a t i q u e s p o n t a n é e de l a classe o u v r i è r e ». 41. I b i d . , p. 182, n o t e .

lequel chaque prolétaire serait capable de redécouvrir tout seul dans chaque lutte ce que sa classe a découvert en deux siècles de pratique et de réflexion. La lutte contre ce spontanéisme et les manipulations qu'il permet à des bureaucraties diverses est une tâche importante de notre époque, mais elle ne peut être menée qu'à l'aide d'un marxisme vivant, débarrassé de tous ses aspects académiques et en particulier définitivement débarrassé du fétichisme des grands auteurs. Bien entendu, ce progrès-là non plus ne sera pas acquis du jour au lendemain ; il nécessitera une lutte prolongée.

II. — Critique du texte " Sur l'articulation des modes de production " J'ai écrit tout à l'heure que je ne rejetais pas le texte Sur l'articulation. Il est en effet le produit non de l'idéologie qui a fait dévier son propos mais d'une pratique effective : pratique d'enquête, d'années passées au milieu de paysans, d'ouvriers et de chômeurs congolais, pratique politique et idéologique aussi qui s'est inscrite dans une certaine mesure dans la lutte des classes, particulièrement intense, menée par ces travailleurs et ces chômeurs. Ce n'est donc pas une théorie brute, mais une théorie déjà critiquée partiellement par une pratique (la mienne et d'autres). Ce sont ces enseignements positifs que je vais essayer de désigner en décapant une partie de la gangue idéologique qui les entoure. J'ai déjà noté à quel point l'explication, donnée au début du texte, de l'incapacité de Marx à faire une théorie de l'articulation des modes de production, et de son échec consécutif dans la théorie des trois classes, me paraît maintenant inadéquate ; je n'y reviens pas en détail : c'est l'absence d'une liaison réelle avec la paysannerie et non l'influence insidieuse de Ricardo qui est la cause de cette incapacité et de cet échec. Cette même cause explique l'incapacité des chercheurs marxistes à cheminer vers une telle théorie, mais elle l'explique seulement jusqu'à la victoire de la Révolution chinoise. Après cette victoire il est impossible de continuer à disserter sur les modes de

production précapitalistes « avec une âme d'archéologue». Sauf évidemment si le poids à soulever pour changer d'attitude est trop lourd : rien d'autre que le léninisme (ou sa variante trotskyste) d'un côté, le marxisme socialdémocrate en perdition de l'autre. Dans ces conditions, il est compréhensible que ce soient des non-marxistes libéraux (les anthropologues Polanyi, Arensberg, Pearson, Bohannan, Dalton...) désireux de rompre avec la théorie économique bourgeoise et le faisant avec les moyens du bord, donc sur la base de la problématique avec laquelle ils veulent rompre, qui aient ouvert la voie d'une nouvelle étude scientifique des modes de production précapitalistes. Mais eux-mêmes, qu'ils en aient été conscients ou inconscients, n'ont fait ce saut théorique qu'à cause du choc intellectuel produit par la victoire de la Révolution chinoise. Ce n'est donc pas du ciel que retombe « d'une certaine façon, monstrueuse et déformée mais reconnaissable, la problématique de Marx » ; c'est de la lutte des classes ; d'une lutte des classes que les « marxistes » occidentaux ont cessé depuis longtemps de scruter pour faire avancer une science à laquelle ils ne croient plus. Le texte Sur l'articulation de 1969 parlait brièvement de la rente différentielle et passait à la rente absolue. Ce développement, si court soit-il, sur la rente différentielle, est inutile en ce qui concerne l'agriculture : Gilles PostelVinay a montré, dans un livre (à paraître) intitulé Recherches sur le développement du capitalisme en agriculture en France. Sa voie classique. Exemple du S o i s s o n n a i s , que la rente différentielle en agriculture n'existait pas : plus exactement que les terres les plus riches, souvent affermées à des capitalistes, étaient celles qui payaient la rente la plus faible ; le point de départ de la théorie marginaliste, au sein même de la théorie classique, apparaît bien comme une pure construction de l'esprit. En ce qui concerne la rente absolue elle-même, que j'avais interprétée comme rapport de distribution capitaliste et effet au sein du mode de production capitaliste d'un rapport de production « féodal », Gilles Postel-Vinay apporte des éléments à fortiori par rapport à l'argumenta42. G. POSTEL-VINAY, Recherches sur le développement du capitalisme en agriculture en France. Sa voie classique. Exemple du Soissonnais, ronéotypé, 1971.

tion que j'avais développée : il montre en effet que non seulement la rente payée par les fermiers capitalistes n'est pas supérieure à celle payée par les paysans travailleurs, comme le laisserait croire une théorie selon laquelle la rente a quelque chose à voir avec la productivité, mais qu'en réalité elle est à peu près deux fois inférieure depuis le XVIII siècle. Des estimations rapides faites d'après l'enquête agricole de 1963, il ressort qu'à l'heure actuelle encore ce rapport se maintient sensiblement, à l'échelle de l'ensemble de la France. Toutefois la découverte de Postel-Vinay (qui n'est évidemment pas étrangère à une conception de classe : on s'étonne qu'aucun historien n'ait jusqu'à présent attiré l'attention sur un fait aussi spectaculaire) n'infirme pas l'hypothèse théorique que j'avais faite, mais la précise simplement : en effet, avant le développement de l'agriculture capitaliste, le point de départ moyen de toutes les rentes est commun. De plus lorsqu'un fermier capitaliste prend à bail —dans les périodes d'expansion de l'agriculture capitaliste — une parcelle précédemment louée à un petit producteur, il verse bien initialement la même rente que ce petit producteur : de ce fait, dans les périodes de forte expansion capitaliste, comme en 1780, la rente payée par les fermiers capitalistes a tendance à monter. Toutefois, une fois que la parcelle est incluse dans le domaine donné à bail au fermier capitaliste, elle n'intervient plus en t a n t que telle mais seulement comme élément de la rente globale payée par ce fermier ; en effet, Gilles Postel-Vinay montre que la rente capitaliste devient un pur rapport de distribution et que les fermiers, très tôt, restructurent par échange et même par vente le domaine affermé, pourvu qu'ils continuent à verser la rente dont ils sont convenus avec le bailleur. Lorsqu'une nouvelle augmentation intervient sur la rente payée par les petits producteurs, elle n'affecte donc pas les parcelles préalablement transférées à des fermiers capitalistes. G. Postel-Vinay explique de façon détaillée comment les fermiers capitalistes sont arrivés à payer une rente inférieure de moitié à celle des paysans travailleurs : tout simplement grâce à leur organisation à l'échelle régionale, qui peut mener à des formes d'action diverses pour la défense des intérêts de cette couche, formes dont G. Postel-Vinay donne le détail. G. Postel-Vinay implicitement et surtout Claude Servolin (Aspects économiques de l'absorption de l'agriculture dans le

mode de production c a p i t a l i s t e ont également critiqué la conception kautskyste de la disparition de la petite agriculture au profit de la grande agriculture capitaliste : je me rallie entièrement à leur conception, ce qui m'amène à modifier ma conception de la troisième phase du procès d'articulation entre le capitalisme et un autre mode de production. Servolin montre en effet que la domination du capitalisme n'est pas assurée par la grosse entreprise agricole éliminant la petite, mais par le maintien de la petite ou moyenne entreprise agricole artisanale, sous la domination du capital industriel ou bancaire. Grâce à l'endettement paysan assuré au cours des deux phases précédentes, essentiellement à cause de la rente puis de son substitut, le prix de la terre, le marché capitaliste domine la paysannerie en amont (engrais, insecticides, machines) et en aval (industries alimentaires). Le paysan est donc contraint de s'endetter à nouveau, soit vis-à-vis du capital bancaire, soit, de plus en plus, directement auprès du capital industriel. De plus, cet endettement lui impose une « rationalisation » continuelle de son exploitation (il tente d'accroître sa productivité pour se libérer de ses dettes), laquelle implique à la fois de nouveaux équipements et l'extension de la superficie cultivée : d'où nouvel endettement pour l'acquisition de cet équipement et pour l'acquisition de nouvelles terres ; une partie des paysans, ruinée, est contrainte de quitter la terre ; l'autre partie est sans arrêt plus dépendante du capital, au point que la propriété de ses moyens de production devient une fiction puisqu'ils ne sont acquis que grâce à un endettement continuel (qui prend de plus en plus l'aspect d'un prélèvement de plusvalue). Seule la paysannerie la plus pauvre, peu équipée et vivant encore largement en autoconsommation n'est pas atteinte par ce processus ; mais sa reproduction devient de plus en plus précaire. A l'opposé, la paysannerie capitaliste n'entre pas directement en contradiction avec la paysannerie artisanale endettée : elle apparaît bien plus comme un résultat spécifique du passé féodal (existence de grands domaines affermés d'un seul tenant) que comme la forme d'avenir du capitalisme en agriculture. L'avenir

43. CI. SERVOLIN, Aspects économiques de l ' a b s o r p t i o n de l ' a g r i c u l t u r e d a n s le mode de p r o d u c t i o n capitaliste, r o n é o t y p é , I . N . R . A . , 1971.

du capitalisme en agriculture peut se lire dans le présent : c'est l'utilisation de la propriété paysanne parcellaire pour amener le paysan à se surexploiter lui-même au profit du capital, plus que ne pourrait le supporter la classe ouvrière (temps de travail plus long, niveau de vie plus bas). Cette conception ne tombe pas non plus du ciel, mais de la lutte des classes comme vient de le montrer récemment encore la grève du lait. L'ennemi principal du paysan se révèle alors : c'est l'industrie capitaliste elle-même ou la coopérative devenue simple agent du capital et non le gros agrarien, qui n'est qu'un ennemi secondaire. Voilà donc les principaux points sur lesquels il convient de mofidier le raisonnement que j'avais fait, à l'intérieur même de sa logique. De nombreuses remarques m'ont été faites par Louis Althusser, Étienne Balibar, Charles Bettelheim et Suzanne de Brunhoff : dans les corrections que j'ai introduites, j'ai tenu compte en particulier parmi ces critiques de toutes celles qui permettaient de rendre plus homogène la problématique. J'ai pensé qu'il valait mieux faire porter ma critique actuelle sur ce texte rendu cohérent et de ce fait représentant d'un moment de la réflexion collective d'un groupe. La critique qui m'a été adressée par le groupe anglais de Theoretical Practice dans un article intitulé « Theoretical Remarks on the Theory of the Transition from Feudalism to C a p i t a l i s m » consacré à ce texte touche, elle, au fond du problème, sans toutefois le désigner correctement : Antony Cutler et John Taylor m'accusent en effet d'historicisme, alors que ce qu'ils désignent par ce terme n'est rien d'autre que la forme d'idéalisme que j'ai essayé de définir tout à l'heure. Un passage du texte Sur l'articulation, plus que tout autre, est significatif de M a r x

cet idéalisme45,

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44. Theoretical Practice, 6, m a i 1972, p. 20-31. 45. Cf. p. 73 d u p r é s e n t o u v r a g e .

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des contradictions de l'ancienne forme et le développement de la forme nouvelle, « il y a toute l'épaisseur des pratiques qui accomplissent ce développement sur la base de ces conditions ». Ce qui est à l'action ici, c'est l'idée de maturation des conditions d'une crise révolutionnaire comme effet de la reproduction du mode de production dominant, et l'idée que les « pratiques », la lutte de classe, n'interviennent que pour permettre l'accouchement d'une forme destinée à naître mais qui, sans ces « pratiques » (c'est-àdire si on laisse passer le moment fugitif de la « condensation » des contradictions), peut très bien ne pas venir au monde. Je pense qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer plus longtemps que cette conception est opposée à celle du « déplacement des contradictions », selon laquelle c'est la lutte prolongée des classes, et non le procès de reproduction, qui produit les conditions du passage (et ne se contente pas d'assurer ce passage sur la base de conditions apparues extérieurement à elle). L'actuelle postface et les positions nouvelles qu'elle développe ont leur source à la fois dans l'inadéquation de l'ancien texte, ressentie en face d ' u n nouveau terrain d'enquête africain et des nouvelles luttes auxquelles j'ai participé depuis quatre ans, et dans le débat instauré, parfois indirectement, avec le groupe du Manifesto en Italie, Maria-Antonietta Macciochi, Charles Bettelheim et tous ceux qui ont réfléchi autour de lui j u s q u ' à présent sur la Révolution russe et la Révolution chinoise, notamment Antoine Bory, Jacques Broyelle, Chantal Crisenoy et Jean-Michel Faure. De ce fait, ce texte est lui aussi le résultat d'une réflexion collective ; en ce qui me concerne, il est surtout une étape dans ma réflexion sur la nature et le lieu de mes propres engagements dans la lutte des classes. Il ne prétend pas en t a n t que tel répondre à la question « Que faire ? » posée aujourd'hui comme il y a soixante-dix ans, mais peut-être aider à la poser concrètement. « La théorie de l'articulation des modes de production », vue non plus comme un outil à comprendre les formations sociales à travers de grosses bibliographies, mais comme un outil pour cerner les limites des classes en présence au cours d'une lutte révolutionnaire et la nature de leurs alliances et de leurs contradictions, c'est ce

que m'avaient légué mes amis congolais participant en divers points de leur pays, à diverses places, au processus de lutte de classe le plus clair que connaisse actuellement l'Afrique. Je voudrais donner, pour terminer, deux exemples d'une utilisation possible de ce texte : — Celle que j'en ai faite, sans m'en rendre compte, pour approcher les sociétés « lignagères » congolaises à travers le processus de luttes de classe menées contre ces sociétés par la bourgeoisie européenne depuis le XVI siècle (début de la traite) jusqu'à aujourd'hui. Les documents laissés par la bourgeoisie, particulièrement nombreux lorsque la lutte passe du plan économique au plan politique et militaire (début de la « période coloniale » proprement dite), m'ont permis de mettre en évidence la nature du procès de reproduction de ces sociétés, la capacité de ce processus de reproduction à se subordonner des éléments extérieurs t a n t qu'ils restaient au niveau de la circulation, la nature des classes en présence dans la société lignagère et les véritables bases sur lesquelles la bourgeoisie française se trouvait à même, à l'issue d'une lutte prolongée, de déterminer quels pouvaient être ses seuls alliés solides à l'intérieur de cette société. Mais ces documents n'ont pu être interprétés justement que parce que j'assistais et, dans une mesure minime, participais, à la lutte entreprise par la classe dominée du système lignager alliée au prolétariat contre les anciens alliés du colonisateur, en même temps que contre la bourgeoisie impérialiste, compradore, ou « nationale ». Dans tous les cas, c'est la connaissance d'une lutte complexe où étaient présentes les classes d'au moins deux modes de production qui m'a permis d'avancer un certain nombre d'éléments concernant la structure de classe du mode de production lignager. Cette connaissance, au point où je l'ai développée dans le livre Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme, n'est pas inutile pour ceux qui ont à lutter dans le cadre de tels modes de production : je ne pense pas toutefois qu'elle puisse être la théorie scientifique d'un tel mode de production, au sens où Le Capital est la théorie scientifique du système capitaliste. Pour arriver à une telle théorie, il aurait fallu que je sois lié bien plus longtemps, et de bien plus près, à une telle lutte. C'est pourquoi ceux qui pourront appor-

ter les concepts clefs permettant d'analyser les classes en présence dans une telle lutte sont les révolutionnaires congolais eux-mêmes, ou ceux de Guinée portugaise... — Une autre utilisation de la théorie de l'articulation est celle que j'en ai faite en 1970-1971, beaucoup plus consciemment, pour approcher la structure de classe de certaines sociétés lignagères togolaises à travers le phénomène des migrations : la migration d'un mode de production précapitaliste vers le mode de production capitaliste (des villes ou des plantations du Ghana en l'occurrence) est en effet pour les classes exploitées du mode précapitaliste le principal substitut à la lutte de classes elle-même. Son existence est évidemment un obstacle au développement d'une théorie des luttes paysannes : ainsi la migration des paysans irlandais n'a pas permis à Marx ou à Engels, d'étudier la convergence de luttes paysannes et de luttes ouvrières puisque les paysans émigraient au lieu de lutter ! Mais elle révèle beaucoup de choses sur les contradictions de classes dans le système dominé, dès lors que l'on dispose d'une théorie correcte de l'articulation, issue elle-même de luttes paysannes qui ont eu lieu ailleurs. Là encore, si une telle théorie permet de mettre à jour un certain nombre d'éléments qui peuvent être utiles pour les luttes présentes ou à venir, elle reste dépendante de l'apparition de ces luttes et de leur propre réflexion sur elles-mêmes à la lumière du matérialisme historique. « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » Bien sûr ! et Mao Tsé-toung luimême l'écrit dans A propos de la pratique. Mais sans mouvement révolutionnaire, ou à côté du mouvement révolutionnaire, il n'y a que des théories réactionnaires !

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« LES T E X T E S A L ' A P P U I » SÉRIE PHILOSOPHIQUE Paul Nizan, Les chiens de garde. Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand. Paul Nizan, Les matérialistes de l'antiquité. A.L. Morton, L'utopie anglaise. Georg Lukacs, Thomas Mann. Abdallah Laroui, L'idéologie arabe contemporaine. Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales. Jean-Yves Pouilloux, Lire les « Essais » de Montaigne. Yves Benot, Diderot, de l'athéisme à l'anticolonialisme. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. SÉRIE D'HISTOIRE CLASSIQUE dirigée par Pierre Vidal-Naquet Laurette Séjourné, La pensée des anciens Mexicains. Yves Lacoste, Ibn Khaldoun. Jean-Paul Brisson, Virgile, son temps et le nôtre. Marcel Detienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque. Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique. Damodar Dharmond Kosambi, Culture et civilisation de l'Inde ancienne. Abdallah Laroui, L'histoire du Maghreb. Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne. SÉRIE D'HISTOIRE CONTEMPORAINE Thomas Oppermann, Le problème algérien (épuisé). Daniel Guérin, Sur le fascisme I : La peste brune. Daniel Guérin, Sur le fascisme I I : Fascisme et grand capital. José Marti, Notre Amérique. J.-C. Mariategui, Sept essais d'interprétation de la réalité péruvienne. Pierre Frank, La Quatrième internationale. Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée. Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. Georges Fischer, José Rizal, Philippin, 1861-1896. Nicos Poulantzas, Fascisme et dictature. Fernando Claudin, La crise du mouvement communiste international (2 vol.). SÉRIE SOCIOLOGIQUE Nicos Hadjinicolaou, Histoire de l'art et luttes des classes. Jomo Kenyatta, Au pied du Mont Kenya. Vittorio Lanternari, Les mouvements religieux des peuples opprimés. C. Wright Mills, Les cols blancs. C. Wright Mills, L'imagination sociologique. C. Wright Mills, L'élite au pouvoir. Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture. Françoise Flis-Zonabend, Lycéens de Dakar.

S a b i n e H a r g o u s , Les oubliés des Andes. C. B l a n c h e - B e n v e n i s t e , A n d r é C h e r v e l , L ' o r t h o g r a p h e . G é r a r d A l t h a b e , O p p r e s s i o n et l i b é r a t i o n d a n s l ' i m a g i n a i r e (Les c o m m u n a u t é s villageoises de l a c ô t e o r i e n t a l e d e M a d a g a s c a r ) . R a c i s m e et société ( o u v r a g e collectif). B e r n a r d G r a n o t i e r , Les t r a v a i l l e u r s i m m i g r é s en F r a n c e . B a r r i n g t o n Moore, Les origines sociales de l a d i c t a t u r e et de l a démocratie. M a j h e m o u t Diop, H i s t o i r e des classes sociales d a n s l ' A f r i q u e de l'Ouest. 1. Le M a l i . 2. L e Sénégal. SÉRIE ÉCONOMIQUE R é f o r m e a g r a i r e a u M a g h r e b (épuisé). I n d u s t r i a l i s a t i o n a u M a g h r e b (épuisé). M a u r i c e D o b b , Croissance économique et sous-développement (épuisé). E r n e s t M a n d e l , L a f o r m a t i o n de l a pensée économique de K a r l M a r x . A n d r é G u n d e r F r a n k , C a p i t a l i s m e et sous-développement en A m é r i q u e latine. E u g è n e D. Genevose, É c o n o m i e politique de l'esclavage. M a u r i c e D o b b , É t u d e s s u r l'histoire d u c a p i t a l i s m e . A n d r é G u n d e r F r a n k , Le développement d u sous-développement. A n d r é G u n d e r F r a n k , C a p i t a l i s m e et sous-développement en A m é r i q u e latine.

dirigée p a r A ï d a

SÉRIE PÉDAGOGIQUE Vasquez, F e r n a n d O u r y et É m i l e C o p f e r m a n n

A ï d a V a s q u e z e t F e r n a n d O u r y , Vers u n e p é d a g o g i e institutionnelle. A b d o u M o u m o u n i , L ' é d u c a t i o n en A f r i q u e . Élise F r e i n e t , N a i s s a n c e d ' u n e p é d a g o g i e p o p u l a i r e . A.S. Neill, L i b r e s enfants de S u m m e r h i l l . F e r n a n d D e l i g n y , Les v a g a b o n d s efficaces. J . R . S c h m i d , Le m a î t r e c a m a r a d e et l a p é d a g o g i e libertaire. M a u r i c e J a k u b o w i c z e t C l a u d e P o u g n y , Si j ' a v a i s de l ' a r g e n t , beaucoup d ' a r g e n t , je quitterais l'école... A ï d a V a s q u e z , F e r n a n d O u r y , D e l a classe coopérative à l a p é d a g o g i e i n s t i tutionnelle. K . S a d o u n , V. S c h m i d t , E. S c h u l t z , Les « boutiques d ' e n f a n t s » de B e r l i n . R o b e r t Skidelski, Le mouvement des écoles nouvelles a n g l a i s e s . Collectif d ' a l p h a b é t i s a t i o n , P a r l e r , lire, écrire, lutter, vivre. F e r n a n d O u r y , J a c q u e s P a i n , C h r o n i q u e de l'école-caserne. SÉRIE PSYCHIATRIQUE dirigée p a r Roger Gentis et H o r a c e T o r r u b i a R o g e r Gentis, L a p s y c h i a t r i e doit être faite /défaite p a r tous. R o b e r t Castel, Le p s y c h a n a l y s m e . R o g e r Gentis, G u é r i r l a vie. J e a n - O l i v i e r M a j a s t r e , L ' i n t r o d u c t i o n du c h a n g e m e n t d a n s u n h ô p i t a l p s y c h i a t r i q u e public. R . D. L a i n g e t A. E s t e r s o n , L ' é q u i l i b r e mental, la folie et la famille. P s y c h i a t r i e politique. L ' a f f a i r e de H e i d e l b e r g ( S . P . K . ) . F é l i x G u a t t a r i , P s y c h a n a l y s e et transversalité.

CET

OUVRAGE 8

LE DE

MARS

A ÉTÉ

ACHEVÉ

D'IMPRIMER

1973,

SUR LES

PRESSES

L'IMPRIMERIE A

DÉPÔT

LÉGAL

DE

CHÂTEAU-GONTIER :

1

TRIMESTRE

N° D'EDITEUR PREMIER

L'INDÉPENDANT

TIRAGE

:

3 300

1973

: 620 EXEMPLAIRES

LES ALLIANCES DE CLASSES

Les alliances de classes ont été étudiées par les marxistes, au moins en Europe, exclusivement au niveau politique. Leur fondement économique, dans les rapports de production, n'a pas été abordé depuis Marx. Les deux textes de ce volume : « Sur l'articulation des modes de production » et « Matérialisme historique et luttes de classes », veulent combler cette lacune du marxisme (pour le premier) et en chercher les raisons (pour le second). Pourquoi une alliance entre classes et couches exploitées de modes de production différents doitelle être une alliance définitive ? Pourquoi l'extension d'une alliance tactique entre une classe exploitée et une classe (ou une couche) exploiteuse au niveau stratégique se retournet-elle toujours contre la classe exploitée ? Quelles sont, au sein d'une classe exploitée, les couches qui sont naturellement porteuses de l'intérêt commun de classe ? C'est à tous ces problèmes que ce livre tente d'apporter une première réponse. Dans un monde où le prolétariat n'est jamais seul (même dans les métropoles) pour construire le socialisme et où il est, la plupart du temps, très minoritaire (dans les pays dominés), une analyse des alliances de classes, fondée sur la structure même des formations sociales et sur la lutte des classes qui révèle, cette structure et non sur l'idéologie de telle ou telle organisation parlant au nom des exploités, est une arme pour les combats à venir.

L'AUTEUR. Pierre-Philippe Rey, né en 1941, est, p o u r le moment, maître-assistant à l'Université de Paris VIII (Vincennes) et chargé de conférences à l'Ecole pratique des hautes études. Il a été, de 1963 à 1971, chercheur en sociologie africaniste. Il est actuellement membre d u bureau national du S.G.E.N. - C.F.D.T. où il représente les sections de recherche scientifique.

François

Maspero,

éditeur,

1, p l a c e

Paul-Painlevé,

Paris

V

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle. Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation. Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF. La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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