L'écume des lettres - Littérature 2de / 1re - Livre du professeur - Edition 2011 2011355087, 9782011355089

- Les corrigés des questions enrichis de commentaires - Des axes d’étude pour les sujets de baccalauréat - Des activités

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L'écume des lettres - Littérature 2de / 1re - Livre du professeur - Edition 2011
 2011355087, 9782011355089

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littérature toutes tout tes sé séries éries

seconde/première

livre du professeur Sous la direction de

Miguel Degoulet Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Le Mans-Sud, Le Mans

François Mouttapa Inspecteur pédagogique régional de Lettres, Académie de Nantes

Pauline Bruley Maître de conférences à l’université d’Angers

Simon Daireaux Professeur certifié de Lettres modernes Lycée Jean-Monnet, La Queue-lez-Yvelines

Stéphane Jacob Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Jean Dautet, La Rochelle

Amélie Pacaud Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Duplessis-Mornay, Saumur

Valérie Presselin Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Jules Ferry, Versailles

Élise Perron Professeur certifiée de Lettres modernes et de théâtre Lycée Robert Doisneau, Corbeil-Essonne

Estelle Plaisant-Soler Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Arago, Perpignan

Patricia Vasseur Professeur agrégé de Lettres classiques Lycée Jean-Baptiste Corot, Savigny-sur-Orge

Betty Witkowski Vanuxem Professeur certifié de Lettres modernes Lycée Baudimont-Saint Charles, Arras

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Couverture : Nicolas Piroux Maquette intérieure : Nadine Aymard Mise en page : Médiamax Lecture-correction : Laurette Heitz © HACHETTE LIVRE 2011, 43 Quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15 ISBN 978-2-01-135508-9 www.hachette-education.com Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des articles L. 122-4 et 122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que « les analyses et les courtes citations » dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite ». Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris), constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.

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Sommaire Chapitre 1 Le roman et la nouvelle ......................................................... 5 Séquence 1 xviie-xviiie siècle : Naissance du roman moderne................................7 Séquence 2 xix e siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle .............................25 Séquence 3 xx e-xxi e siècle : Le roman en question ...............................................98 Vers le bac : « Chefs de file et manifestes » .......................................................131 Vers le bac : « Le personnage de roman au cœur de l’Histoire » .......................133

Chapitre 2 Le théâtre et sa représentation ......................................137 Séquence 4 Le théâtre antique ............................................................................139 Séquence 5 Le xviie siècle, Grand Siècle du théâtre...........................................155 Séquence 6 xviiie siècle : La fête théâtrale ..........................................................188 Séquence 7 xix e siècle : Le triomphe du drame...................................................200 Séquence 8 xx e siècle : Le théâtre en quête de sens ............................................212 Vers le bac : « Mourir sur scène » ......................................................................233 Vers le bac : « Monologue et solitude dans le théâtre contemporain » .............236

Chapitre 3 La poésie ..................................................................................239 Séquence 9 xive-xvie siècle : Triomphe des formes fixes .....................................241 Séquence 10 Les xviie et xviiie siècles : Une poésie en mouvement ..................254 Séquence 11 xixe siècle : Poésie et modernité ....................................................265 Séquence 12 xxe-xxie siècle : Nouveaux territoires poétiques ............................308 Vers le bac : « Poètes maudits et parias de la société » ......................................336 Vers le bac : « Chanter la révolte » ...................................................................339

Chapitre 4 Formes et genres de l’argumentation ................345 Séquence 13 xvie siècle : Humanisme et humanités...........................................347 Séquence 14 xviie siècle : Plaire et instruire .......................................................364 Séquence 15 xviiie siècle : Les Lumières, une littérature de combat ..................383 Séquence 16 xixe-xxie siècle : S’engager pour l’humanité...................................410 Vers le bac : « Plaider pour une justice plus juste » ...........................................451 Vers le bac : « La condition féminine » .............................................................454 Sommaire |

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Chapitre

1

Le roman et la nouvelle Livre de l’élève X p. ‹° à ¤⁄∞

Présentation du chapitre X p. ‹· Objectifs La présentation anthologique et chronologique vise à faire comprendre et analyser : l’affirmation progressive du genre romanesque dans la production littéraire ; son inscription dans différents contextes sociaux et culturels ; les auteurs majeurs, leur univers, à travers plusieurs œuvres ; la conception du personnage, entre type et singularité, continuité et rupture ; l’art du récit ; l’approche du genre au sein de différents mouvements littéraires et culturels ; les textes théoriques majeurs.

Organisation La séquence 1 (xviie-xviiie siècles : Naissance du roman moderne) montre l’émergence du roman sous l’Ancien Régime. Genre parvenu et qui essaie de gagner ses lettres de noblesse, le roman met en scène des personnages singuliers et originaux, pris dans tous les milieux sociaux. La tension est permanente entre première et troisième personnes, réalisme et idéalisation, monde intérieur et aventures. Volontiers ironique, le récit est en fait un jeu avec le lecteur. D’inspiration philosophique au xviiie siècle, la fiction se veut un miroir critique des mœurs et des idées en cours. Elle reflète l’affranchissement de l’individu, de la liberté critique au libertinage.

La lecture de Manon Lescaut en œuvre intégrale se donne pour objectif de découvrir des personnages en rupture. L’analyse de ce roman permet aussi de comprendre les mutations à l’œuvre au xviiie siècle. La séquence 2 (xixe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle) éclaire l’affirmation du roman comme un grand genre. Le récit romantique en prise avec une Histoire tumultueuse est propre à mettre en scène des personnages en crise et en quête d’idéal. Le choix de textes montre la richesse de l’art du récit, du roman d’analyse au fantastique. Les mouvements du réalisme et du naturalisme vont aboutir à une modélisation du genre : peinture des types sociaux, formes de conflits, art du récit entre description et scène. La lecture de Thérèse Raquin en œuvre intégrale en donne un exemple. Pour autant, les romanciers majeurs (Hugo, Balzac, Flaubert, Zola) déploient chacun un univers singulier, constellation de hantises et d’un imaginaire riche et troublant. La séquence 3 (xxe-xxie siècles : Le roman en question) vise à montrer comment la fiction est le lieu d’une interrogation permanente : la complexité du personnage s’accompagne le plus souvent d’un bouleversement des codes de l’écriture. L’approche théorique et l’intérêt porté aux aspects purement formels peuvent parfois l’emporter. Mais les grands univers romanesques correspondent toujours à une vision du monde renouvelée et refondée sur de nouvelles valeurs. Aussi le laboratoire de la fiction contemporaine révèle-t-il les mutations de la sensibilité, des problématiques existentielles et sociales nouvelles, et le basculement dans un monde à venir incertain. |5

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La séquence 3 propose la lecture d’un roman contemporain en œuvre intégrale : La Mort du roi Tsongor de Laurent Gaudé. Prix Goncourt des lycéens en 2002, cette œuvre s’inspire des grandes épopées antiques et se présente comme une réécriture de la guerre de Troie. Des personnages aux destins tragiques se déchirent et sombrent dans le chaos. Les clés du genre offrent les outils nécessaires pour analyser le texte romanesque : les genres du roman, le personnage, le point de vue, la construction du récit, la parole du personnage, la description. Le chapitre propose deux corpus VERS LE BAC. Le premier (« Chefs de file et manifestes ») permet d’aborder des préfaces et des textes théoriques sur l’art du roman autour de la notion de réalisme. Le second (« Le personnage de roman au cœur de l’Histoire ») traite des relations entre roman et représentation de l’Histoire, de la place du personnage au cœur de l’événement historique.

représenté trois personnalités féminines nettement distinctes. L’art romanesque place constamment les personnages en dialogue ; – impliquer des choix esthétiques précis : la peinture, par le jeu des ombres, la luminosité, le cadrage, l’expressivité des attitudes, pourrait s’apparenter à l’esthétique photographique. Elle repose sur un effet de mise en scène des personnages ; – jouer sur plusieurs dimensions complémentaires : l’imagination, le réalisme, des attitudes symboliques. Exploitation possible : faire imaginer le dialogue entre les trois personnages dans le cadre d’une écriture d’invention. Confronter les dialogues produits en fonction des contextes choisis. Montrer, à partir du corpus de productions des élèves, que le tableau ouvre sur différents genres romanesques (roman d’aventures, récit d’analyse psychologique, roman de mœurs…).

Bibliographie Des pistes de lecture sont proposées en fin de chapitre.

Pistes d’étude de l’image X p. ‹°-‹· L’image montre comment une scène assez banale (trois femmes sur un rivage) peut : – déclencher l’imagination : que s’est-il passé ? pourquoi ces trois femmes se trouvent dans de telles attitudes ? quel événement a amené à cette situation ? quelle suite possible ? que cherchentelles ? Les visages qui demeurent cachés (personnage qui tourne le dos ou flot de cheveux qui masque) laissent l’imagination du spectateur, libre ; – créer une tension par une attitude différente chez chacun des personnages : le peintre a

– COHN Dorrit, La Transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981. – COULET Henri, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, collection « U », 1967-1968. – GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972. – JOUVE Vincent, L’Effet-Personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, 1998. – MIRAUX Jean-Philippe, Le Personnage de roman : genèse, continuité, rupture, Paris, Nathan, 1997. – RAIMOND Michel, Le Roman, Armand Colin, 2002. – ROBBE-GRILLET Alain, Pour un nouveau roman, 1963. – SARRAUTE Nathalie, L’Ère du soupçon, 1956.

6 | Le roman et la nouvelle

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Séquence



XVIIe-XVIIIe siècle : Naissance

du roman moderne Livre de l’élève X p. ›‚ à §‹

H istoire des arts

Georges de La Tour, La Madeleine pénitente, XVIIe siècle

d’une éthique religieuse : pureté retrouvée (blancheur immaculée de la chemise), dignité et pudeur (l’érotisme demeure discret), humilité et recueillement par la pose des mains sur le crâne, piété.

L’effacement de Marie-Madeleine X p. ›§-›‡

« Vanitas vanitatum… » LECTURE DE L’IMAGE La présence intense du personnage 1. Le peintre a travaillé à l’extrême simplicité de la scène ainsi qu’à son épure. L’épisode, emprunté à la Bible, est transposé dans le monde et le décor quotidiens du xviie siècle. Le dénuement de l’espace, le naturel du modèle qui a posé, l’absence de fard et d’ornement, imposent une représentation réaliste. Ce rapprochement, établi par le peintre, entre le lointain monde biblique et la réalité du xviie siècle dans laquelle baigne le spectateur contemporain de l’artiste, aide à entrer dans le sujet. 2. Le corps de la Madeleine occupe tout l’espace de la toile. Les habits dont elle est revêtue combinent simplicité et beauté des tissus. Le peintre a montré toute sa virtuosité dans leur traitement pictural puisque, par un jeu de lumière, il a su rendre le plissé de la chemise et la finesse de la toile, dont les nuances viennent se confondre avec la couleur laiteuse de la chair. La jupe qui vient recouvrir les pieds est à l’inverse faite d’un tissu plus lourd et lisse. Elle enserre la taille et met en valeur le renflement du ventre. Tournant la tête vers le miroir, la Madeleine met en valeur une chevelure qui tombe majestueusement sur ses épaules. 3. Aussi une lecture symbolique de la toile s’impose-t-elle : l’esthétique de la simplicité répond

4. Le mot « vanité » désigne ce qui est dénué de réalité, de consistance et de sens, et donc un ensemble de défauts : la fatuité, l’orgueil, la futilité. Le mot a pris des significations riches à travers la culture religieuse. La parole de l’Ecclésiaste (« Vanité des vanités, tout est vanité ») impose une vision de l’humanité et du monde voués à la mort. La vanité est aussi un genre pictural qui assemble toute une série de symboles du monde (les fleurs, les fruits, des instruments de musique, des objets précieux) autour d’un crâne pour prouver la fragilité de l’existence et des plaisirs terrestres. Dans ce type de composition subsiste la forte influence de la culture baroque. 5. Le peintre s’est ingénié à faire alterner de vastes pans d’ombre et de lumière. Le premier plan est baigné par l’ombre du corps. La lumière survient alors en irradiant le sujet, des pieds jusqu’au buste, suivant une ligne diagonale. Le fond sur lequel repose le miroir est également noyé par les ténèbres, ainsi que ce qui s’y reflète. Seule la bougie voit sa longue flamme s’étirer verticalement. On peut donc parler de clairobscur. Le bord gauche du tableau rompt la surface rougeoyante par l’ombre de la Madeleine elle-même. 6. Au premier plan gisent sur le sol, aux pieds de la femme, les bijoux dont elle semble s’être dépouillée. Jetés par terre, ces objets précieux ont perdu toute valeur pour celle qui s’est convertie à une autre richesse, spirituelle. En arrière-plan, le peintre a fait disposer sur la table un miroir ouvragé dont le cadre est orné, ainsi qu’un somptueux collier de perles. Mais 1 XVIIe-XVIIIe siècle : Naissance du roman moderne |

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la tête de mort qui repose sous les mains de la Madeleine montre leur peu de valeur, et, plus largement, la vanité des plaisirs et des richesses terrestres. Le bougeoir, simple mais solide, impose une lumière qui est celle que l’homme recherche intérieurement.

7. Le personnage ne disparaît pas, mais nous échappe : il impose sa présence mutique, mystérieuse. L’effacement est moins physique qu’il n’est intérieur : la Madeleine semble absorbée par la contemplation de la flamme, repliée sur la richesse de son monde intérieur. Son visage ne trouve pas son reflet dans le miroir, ce qui prouve l’absence de coquetterie ou de futilité narcissique. Le seul reflet est celui de la bougie et de son incandescence. La Madeleine est déjà toute à la religion et à Dieu. Tournant la tête vers la flamme, elle ne découvre plus ses charmes. 8. Le regard porté sur la lumière symbolise la quête de la foi. L’épure du tableau, entre couleurs sombres et lumières rougeoyantes ou intenses, révèle une piété faite d’humilité et de ferveur.

VERS LE BAC Invention S’adressant à ses commanditaires religieux, Georges de La Tour peut expliquer l’intérêt de choisir un modèle dans le peuple pour incarner le personnage sacré, à partir des arguments suivants : – grâce au réalisme, attirer davantage le public, qui pourra se reconnaître dans le personnage représenté : la peinture sacrée en tire une force et un attrait supplémentaires ; – poursuivre la tradition du Caravage en l’adaptant à de nouveaux codes esthétiques (l’épure, la simplicité…) ; – être au plus près de la leçon spirituelle : humilité, acceptation de l’homme tel qu’il est. Il conviendra de respecter les règles d’un discours sur le plan de l’énonciation, de la composition et de la mise en page. Les élèves pourront amorcer le texte par quelques éléments narratifs qui offrent le contexte du discours.

Dissertation Pour donner de la force à un personnage, peintres, cinéastes et romanciers jouent sur des moyens différents.

Argument 1 : L’absence de description d’un personnage peut mobiliser l’imagination du lecteur. Exemples : Dans les romans du xviie siècle, la part descriptive est ténue, voire inexistante, ou limitée à une série de clichés. Le personnage dont l’apparence est définie de façon floue, n’enferme pas l’imaginaire mais libère celui-ci. Franz Kafka choisit de réduire son personnage à une seule et simple initiale : « K ». L’énigme du nom rejoint celle de l’existence. Jean Giono, dans Le Hussard sur le toit, choisit de donner très peu de détails physiques sur le personnage féminin, Pauline de Théus, qui acquiert ainsi une aura et un charme mystérieux. À peine le lecteur sait-il la couleur de ses cheveux. Le seul portrait se limite à son visage en forme de fer de lance. Argument 2 : Le silence est un moyen pour donner de l’épaisseur à un personnage. Exemples : Le personnage peut s’imposer par sa présence mutique, comme les hôtes obligés d’accueillir l’officier allemand dans Le Silence de la mer de Vercors. Au cinéma, Jean-Pierre Melville s’est rendu maître dans le recours au silence : ses héros, souvent des gangsters (Le Cercle rouge ; Le Samouraï), ne disent quasiment rien, fascinant le spectateur par cet alliage de force, d’ascèse et de retenue. Argument 3 : Un récit lacunaire, n’exposant pas toutes les informations sur le personnage, motive la lecture. Exemple : Balzac recourt à cette stratégie pour le personnage de Vautrin. Certes, le lecteur dispose d’un portrait physique, encore que le héros endosse des costumes et des déguisements différents. Mais, à travers les cycles et les romans, le lecteur découvre progressivement l’identité clandestine et maudite de Vautrin.



Paul Scarron, Le Roman comique, ⁄§∞⁄ X p. ›°-›·

Objectif Analyser le réalisme satirique dans un roman du XVIIe siècle.

8 | Le roman et la nouvelle

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« Le monde est un théâtre » LECTURE Le monde des comédiens 1. Cet extrait constitue l’incipit du roman. Roman des comédiens, le récit lui-même emprunte des effets de théâtralité. Après la situation de l’événement dans le temps (l. 1 à 8), le conteur décrit l’aspect général de la charrette (l. 8 à 14) pour développer le portrait du protagoniste (l. 14 à 27) et celui du comédien plus âgé (l. 27 à 33). Le passage se clôt sur le spectacle que le convoi des comédiens constitue pour les gens de la ville du Mans et sur la révélation de leurs noms (l. 33 à 48). 2. La formule inaugurale pour désigner le moment de la journée est une personnification (le soleil est assimilé à Apollon, dieu solaire, conducteur d’un char) doublée d’un système d’images (« penchant du monde », « pente du chemin »). Le conteur parodie le langage des romans précieux qui refusent de désigner la réalité telle qu’elle est pour l’évoquer par le détour d’images poétiques. En indiquant l’heure (l. 4 et 8), le romancier passe du langage soutenu à celui plus courant et donne toute la problématique de son roman « réaliste » : imposer la représentation du réel contre son idéalisation. 3. La description du charroi des comédiens emprunte à un courant de peinture réaliste. Le tableau s’attache à détailler des réalités ou realia : animaux (bœufs, jument poulinière, poulain, poule, oison), objets (coffres, malles, gros paquets), habits et costumes, poses. Le conteur multiplie les notations visuelles saisissantes qui donnent vie au tableau (hypotypose) et créent un effet de réel. 4. Le portrait du comédien joue constamment sur des décalages triviaux mettant en valeur une réalité prosaïque. Plutôt qu’en costume pompeux et riche comme les héros de romans précieux en sont revêtus, Le Destin est représenté pauvre. À la place d’un chapeau, il s’est coiffé d’« un bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes couleurs » (l. 19-20). Son pourpoint est fait d’un tissu de mauvaise qualité (« casaque de grisette »). Le portrait se construit sur une série de substitutions burlesques : une « courroie » fait fonction de ceinture, des « brodequins à l’antique » remplacent les souliers. Le lecteur

perçoit rapidement qu’il s’agit d’un costume d’emprunt sous lequel Le Destin cache son identité (d’où l’emplâtre, le masque). Les habits qui ne ressemblent à rien, qui participent d’une réalité hétéroclite et absurde, mettent en scène des objets de la vie ordinaire.

5. Le Satiricon de Pétrone est considéré comme le texte à l’origine du roman moderne. De jeunes voyous (Encolpe, Ascylte, Giton) ont des mauvaises mœurs et fréquentent une société romaine décadente. Le langage noble (éloquence, poésie, tragédie) est mis en scène dans des situations triviales et réalistes. 6. « Le monde est un théâtre » : l’incipit du Roman comique est placé sous le signe de l’illusion. Le conteur qui peut tricher dans sa représentation du monde. Ainsi, la parodie du langage précieux (question 1) dénonce l’écart entre l’idéalisation et la réalité. C’est sans compter sur les personnages eux-mêmes, qui trompent leur entourage : Le Destin dissimule son identité sous un « emplâtre ». Le roman des comédiens est donc celui du spectacle du monde, entre apparence et mensonge.

Le théâtre du monde 7. Le roman des comédiens peint le théâtre du monde dans la variété des conditions sociales : les comédiens, les bourgeois de la ville (l. 35), la canaille qui s’attroupe (l. 35-36), les représentants de l’autorité (« bourgmestres », « lieutenant de prévôt »). Le conteur joue sur les conditions intermédiaires : « moitié ville, moitié campagne » (l. 13), le monde de la bourgeoisie qui se situe entre le peuple et l’aristocratie. 8. On note trois interventions du conteur : ligne 7 (« pour parler plus humainement et plus intelligiblement »), lignes 30 à 33 (« Quelque critique murmurera… »), ligne 33 (« Retournons à notre caravane »). Par ces interventions, le conteur se met lui-même en scène. Il joue sur les registres de la narration (roman précieux / roman burlesque), anime un dialogue avec ses lecteurs qui s’amorce comme une conversation amusante et pleine d’esprit, au risque de digresser et de perdre de vue l’objet du récit, recentre la narration sur ses péripéties principales. 9. Ceux qui voient le charroi des comédiens se trouvent à leur tour décrits et donc objets 1 XVIIe-XVIIIe siècles : Naissance du roman moderne |

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du spectacle : les représentants de la ville (bourgmestres, lieutenants, bourgeois) sont peints dans leurs ridicules. Les caractérisations « honorables » et « avec une autorité de magistrat » montrent comment ils se gonflent d’importance.

10. Le Destin, La Rancune, La Caverne sonnent comme des noms mystérieux et rappellent qu’il s’agit d’un récit à suspense qui traite d’identités empruntées, substituées, révélées. Deux registres apparaissent : les surnoms romanesques (Le Destin, La Caverne) qui signifient des aventures malheureuses, le surnom ironique (La Rancune) qui focalise sur un trait de caractère aigri qui sera forcément burlesque ou ridicule.

HISTOIRE DES ARTS Ce portrait du Joyeux Violoniste participe de l’esthétique réaliste de la peinture flamande du xviie siècle. Celle-ci sera très prisée en France dès l’époque de Scarron. La vitalité du personnage tient au sujet lui-même : plaisir de la musique, plaisir du vin. Cette pose bachique (le personnage lève son verre) justifie l’emploi de couleurs vives et contrastées (bleu, rouge, gris). La richesse des tissus et de leurs motifs montre la virtuosité du peintre. La pose qui consiste à représenter le personnage le buste en avant et de trois quarts, la disproportion entre ce même buste rapetissé et le visage épanoui et rieur, créent un effet réaliste.

VERS LE BAC Question sur un corpus Les deux incipit de Scarron et de Diderot jouent sur une certaine provocation du lecteur. Les premières lignes remettent en question les conventions d’un romanesque qui s’éloignerait de la réalité. Ainsi, Scarron parodie le langage précieux qui use d’un détour pour éviter la trivialité du détail réaliste de l’heure. Diderot propose une série de questions (« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ?… ») pour briser l’illusion romanesque. En créant cette distanciation du lecteur avec la fiction, les deux auteurs entendent mettre en place une esthétique réaliste du roman.

Commentaire Le commentaire du passage s’attachera à mettre en valeur la dimension théâtrale de la scène où les élèves pourront réinvestir certains éléments de réponse aux questions 1, 3, 4, 7, 9. La deuxième partie sur la présence joyeuse du conteur pourra souligner la dimension parodique des premières lignes du récit, l’identité du romancier comme conteur qui enchante son auditoire, qui l’amuse par son esprit et par sa vision critique du monde.

Dissertation Par le choix de personnages originaux ou singuliers, le romancier manifeste son intérêt pour des réalités et des identités sociales peu ou moins connues (ici, les comédiens dans Le Roman comique), son souci de piquer la curiosité du lecteur (comme dans Gil Blas de Lesage ou Jacques le fataliste de Diderot), son goût pour l’univers de la fantaisie (L’Écume des jours de Boris Vian). Par l’écart qu’il marque avec les normes, le personnage devient soit le représentant d’un monde de la marge (comédiens, artistes, voyous…), soit le contestataire de règles morales et sociales, soit le personnage d’un nouveau mode de vie. Le choix d’un personnage conformiste permet à l’inverse de peindre l’univers social tel qu’il est. Ainsi, Émile Zola choisit des personnages types qui deviennent révélateurs et emblématiques des milieux auxquels ils appartiennent. Mais la conformité du personnage au réel devient un moyen de critiquer la société dans le roman moderne : chez Kafka (personnage du petit employé ou fonctionnaire), Michel Butor (L’Emploi du temps), Nathalie Sarraute, Emmanuel Carrère (La Moustache), la conformité, voire le conformisme, vaut pour absence de qualité, ce qui revient à dire que le personnage devient insignifiant et se trouve déconstruit. Le choix d’un personnage original ou conformiste est donc révélateur du projet romanesque que l’auteur se donne : place de la peinture du réel, critique de la société et distanciation ou non avec les normes en cours, rapport au personnage lui-même entre exemplarité (conformité à une image sociale) et déconstruction.

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parfaite à sa fille, cultivant son « esprit », sa « beauté » (l. 9), et surtout sa « vertu » (l. 10).

Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, ⁄§‡° X p. ∞‚-∞⁄

Objectifs Le récit de Madame de La Fayette romance la vie à la cour d’Henri II, qui régna de 1547 à 1559. La jeune Mademoiselle de Chartres, future princesse de Clèves, personnage imaginé par l’auteur, fait une entrée remarquée. L’analyse du texte fait comprendre la mise en scène et le récit d’un personnage fictif, idéalisé à la cour d’Henri II.

Une jeune femme à la Cour LECTURE 1. La figure de style dominante est l’hyperbole. Les adjectifs sont souvent superlatifs : « parfaite » (l. 2), « extraordinaires » (l. 6), « extrême » (l. 20 et 24), « grande » (l. 28). Plusieurs expressions relèvent de l’expression hyperbolique : « si accoutumé » (l. 3), « une des plus grandes » (l. 4), « un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle » (l. 29-30), « pleins de grâce et de charmes » (l. 31), ainsi que l’adverbe « extrêmement » (l. 25). Les choix lexicaux, enfin, portent thématiquement vers la bonté et la beauté, à l’exception des lignes consacrées aux hommes (l. 15-16 en particulier). Le portrait de Mademoiselle de Chartres est marqué par sa perfection, tant physique que morale, ainsi que par l’extrême qualité de son éducation. Elle est mise en scène dans un milieu où ce raffinement est habituel (l. 3). Ainsi, la Cour est présentée comme un monde parfait. 2. La présentation de la jeune Mademoiselle de Chartres attire « les yeux de tout le monde » (l. 1) et suscite l’« admiration » (l. 2-3). La caractérisation de sa beauté (« parfaite » l. 2 et « grande » l. 28) ne laisse aucun doute sur les qualités physiques du personnage. Sa naissance est vantée (l. 3-5) car le portrait est en grande partie indirect : des lignes 3 à 27, il s’agit de sa famille, puis de son éducation. Ce faisant, le lecteur apprend que Madame de Chartres a donné une éducation

3. Le tableau en creux que fait le narrateur à travers le regard de Madame de Chartres est nettement différent de ce que l’on entend au tout début du texte. En préparant sa fille à être vertueuse (ligne 10 et suivantes) et « honnête » (l. 17), en la prévenant contre les hommes (ligne 14 et suivantes) et en prônant une vie sentimentale fidèle (l. 21-22), elle peint indirectement la Cour comme le lieu de la « galanterie » (l. 11) et de la perdition. 4. Dans le texte, la vertu s’oppose à la galanterie. Par « vertu », il faut entendre à l’époque « disposition habituelle, comportement permanent, force avec laquelle l’individu se porte volontairement vers le bien, vers son devoir, se conforme à un idéal moral, religieux, en dépit des obstacles qu’il rencontre » (Trésor de la langue française informatisé). Par « galanterie », le texte signifie plus précisément « disposition à se montrer courtois envers les femmes, à les traiter avec déférence, à les entourer d’hommages respectueux, d’aimables prévenances » (Trésor de la langue française informatisé). En filigrane, le débat oppose donc fidélité et légèreté, honnêteté (l. 17) et infidélité. L’insistance du texte sur ce point peut laisser entendre au lecteur qu’il s’agira d’un élément clé de l’intrigue à venir. 5. Sur le plan théologique, on pourra retenir du jansénisme son caractère fataliste : la grâce du salut ne serait accordée, selon cette doctrine, qu’à quelques élus, dès leur naissance. Dès lors, toute action vertueuse et tout mérite restent sans écho. D’une façon plus large, le jansénisme est associé à une très grande rigueur morale, une pratique religieuse très scrupuleuse et une austérité certaine. La vie que mène Madame de Chartres après le décès de son mari (l. 5) et l’éducation qu’elle donne à sa fille, s’opposent bien aux dérèglements qu’elle laisse entendre par la voix du narrateur. 6. L’absence de la jeune fille dont il est question peut pousser le lecteur à s’interroger. Même si le texte n’est pas centré sur elle mais sur sa mère, on apprend à la connaître à travers sa famille, ses origines et l’éducation dont elle a bénéficié. Cela marque à la fois la retenue de la jeune fille, fruit des efforts de sa mère, mais aussi l’emprise de la génitrice sur sa fille. Il y a là de quoi piquer la curiosité du lecteur. 1 XVIIe-XVIIIe siècles : Naissance du roman moderne |

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HISTOIRE DES ARTS La vanité est un thème pictural très fécond au xviie siècle. Appartenant au genre de la nature morte, elle représente des objets allégoriques qui ouvrent à la méditation sur la condition humaine et invitent celui qui regarde le tableau à une vie plus humble. Sans entrer dans une analyse détaillée de l’œuvre de Jacob Marrel, on fera remarquer aux élèves la symbolique associée à la musique. La place majeure du violon, sa taille, son éclairage et le soin apporté à sa réalisation le mettent en valeur. Or la musique est volontiers associée au divertissement, voire à une sensualité dangereuse – en particulier à cette époque. Elle peut « charmer », au sens étymologique, et amener l’individu à oublier ce qui est essentiel : Dieu, la vertu, le salut. On pourra aussi relever la position précaire des métaux précieux en bas du tableau.

VERS LE BAC Invention Le débat à écrire doit mettre en tension deux positions opposées : – dire et prévenir les enfants, et donc porter à leur connaissance les dangers du monde ; – au contraire, taire ces dangers en faisant le pari que l’ignorance pourrait les en détourner, les en préserver. Pour éclairer ce débat, on pourra se référer aux critiques que Rousseau faisait à Molière, auquel il reprochait de représenter les vices et des ridicules des hommes.

Dissertation La dissertation doit mettre sous tension deux thèses : – Le roman est une représentation et une vision esthétique du monde. Ainsi, sa portée édifiante ne peut qu’être limitée (en dehors du roman à thèse notamment). – Pour autant, le personnage de roman et la fiction peuvent être de merveilleux instruments d’analyse du monde. Le texte romanesque pousse au plus profond l’analyse des sentiments et permet de mieux comprendre l’Homme. En cela, il peut donner des leçons parmi les plus bénéfiques.



Montesquieu, Lettres persanes, ⁄‡¤⁄

X p. ∞¤-∞‹

Objectifs Étudier un roman épistolaire du XVIIIe siècle et mettre en rapport roman et histoire culturelle sur la question des libertés.

Un cri de révolte LECTURE Résister par les mots 1. Usbek use d’un ton diplomatique, qui lui évite de donner un ordre de façon trop autoritaire. À une première série de questions rhétoriques dont la réponse est entendue (promesse obtenue de la part de Roxane de veiller à la paix du sérail) font suite une récusation (refus de recourir à la violence préconisée par le grand eunuque) et une justification de la diplomatie. La lettre se clôt par une exhortation à obéir. La formule finale qui joue sur l’opposition « maître »/« époux » tente un ultime adoucissement. À travers cette lettre, le lecteur peut donc découvrir la complexité du personnage d’Usbek qui, grâce à son voyage en Europe, s’est ouvert à la philosophie des Lumières. C’est aussi l’art d’employer une rhétorique qui vise tout à la fois à convaincre et à persuader son destinataire. La violence, pour être dissimulée et policée, n’est cependant pas absente. 2. La lettre de Roxane (CLXI) frappe le lecteur par sa violence. Visuellement, elle procède par juxtaposition de paragraphes brefs qui traduisent la virulence du propos, proche d’un cri. La syntaxe privilégie l’asyndète (« Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie », l. 1-2). L’emploi du présent de l’indicatif situe le lecteur dans l’immédiateté d’une actualité brutale et dramatique. Enfin, dès l’exorde, l’assertion (« je vais mourir ») éclate comme un coup de tonnerre. Si l’on compare les formules inaugurale et conclusive (« Je vais mourir » / « je me meurs »), on constate que le lecteur assiste à l’agonie de Roxane. Ce texte traduit bien la réflexion sur le genre épistolaire dans le roman du xviiie siècle, entre prise de recul réflexif (lettre d’Usbek)

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et immédiateté du présent (actualité tragique que le lecteur est amené à découvrir comme en direct, selon une esthétique de la surprise et du choc dramatique). La lettre qui met en scène le suicide de Roxane fait de ce personnage une grande héroïne tragique.

3. Roxane défie le pouvoir et l’autorité d’Usbek, propriétaire du sérail. Si l’émoi domine le ton de la lettre, la jeune femme n’en développe pas moins un argumentaire extrêmement subtil : – accusation qui vise à dénoncer le fait d’abuser de la crédulité d’une femme (l. 7-9) ; – justification d’un comportement qui trouve sa cohérence et son unité dans la revendication d’indépendance (l. 10-11) ; – concession qu’Usbek devrait faire à Roxane en raison d’une soumission pour respecter les apparences (l. 12-15) ; – réfutation de toute attitude amoureuse qui déguisait le sentiment de la haine (l. 16-17) ; – raisonnement par l’absurde (l. 18-19), puisque l’héroïne révèle une tromperie réciproque. Le ton de cette lettre est volontairement celui de l’insolence et de la colère. Les arguments développés recouvrent certes les lieux communs d’une revendication féministe (rupture de la soumission aux hommes). Mais ils émanent d’une personnalité hors norme, capable de révolte et surtout dominée par la haine. Roxane préfigure la marquise de Merteuil.

Une mort subversive 4. Le suicide de Roxane bouscule toute une série de tabous : la domination des femmes par les hommes et la volonté de renverser cette hiérarchie ; la libre détermination de l’individu sur tous les plans (sexuel, social, idéologique) ; la remise en question d’une autorité qui ne se soutient que par l’arbitraire. Roxane élucide la duperie dont elle est victime et dénonce un système d’aliénation. Pour autant, le sérail est le lieu du despotisme oriental et ne peut être confondu avec la société européenne. On veillera à ne pas inscrire les Lumières, ici émergentes, dans la perspective d’une visée révolutionnaire. 5. Même si Roxane retourne la violence contre elle-même par le suicide, la jeune héroïne veut blesser mortellement son interlocuteur. Le réseau sémantique qui s’organise à partir du

thème du mensonge est subtil. La revendication de la tromperie (l. 1 et 19) vise à provoquer une vexation amoureuse, en suscitant la jalousie. Grâce au lexique de la comédie (« je me suis jouée » l. 1, « paraître » l. 13 et 14), Roxane tente de renverser les rôles et révèle à Usbek qu’il a été la dupe des apparences. Le motif de la tromperie acquiert une signification plus philosophique lorsque l’héroïne évoque la crédulité (l. 7), proche de la naïveté et de la bêtise, que son maître a pu lui prêter. Le ton du discours est déclamatoire, centré sur la première personne (« je ») dans un moment dramatique. Il s’agit d’une parole qui défie un pouvoir arbitraire, jusqu’à la mort, par le suicide. Comme une héroïne tragique, Roxane met en scène sa révolte. Le lecteur éprouve de la pitié pour la victime d’un despote.

HISTOIRE DES ARTS Le tableau et le roman mettent en valeur la figure du despote oriental. Toutefois, celle-ci prend un sens différent, en fonction des contextes littéraire et artistique. Dans le texte de Montesquieu, le personnage du despote vit la tension entre l’arbitraire de son pouvoir et une attitude éclairée qu’il a acquise par son voyage dans l’Europe des Lumières. Chez Delacroix, Sardanapale devient une figure de la perte et du vertige absolu. Au moment de mourir, il fait sacrifier son harem selon un rituel proche du sadisme. Des esclaves musculeux viennent mettre à mort les femmes et les bêtes, dans une débauche de cruauté et d’érotisme morbide, alors que le maître oriental demeure immobile, le regard inflexible. Le tableau devient une pièce phare de l’esthétique romantique : excès du sujet, débauche de couleurs somptueuses (dont le rouge si symbolique du sang et du luxe), émotions violentes, culte de l’imagination qui emporte l’âme du spectateur hors de la platitude du réel. Prolongement Analyse du tableau de Delacroix par Charles Baudelaire dans ses Salons.

VERS LE BAC Commentaire Le commentaire présente cette spécificité de devoir engager une lecture comparée des deux lettres. 1 XVIIe-XVIIIe siècles : Naissance du roman moderne |

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– La confrontation des portraits pourra mettre en valeur les hésitations du maître entre philosophie des Lumières et despotisme naturel (c’est bien un personnage poussé jusqu’à ses contradictions par le soulèvement du sérail), et la révolte de Roxane, qui marque une personnalité entière et engagée jusqu’à la mort (voir questions 1 et 2). – L’aspect polémique vise la remise en question de l’autorité abusive et arbitraire, soit que l’on adopte le point de vue du bourreau, lui-même plus très sûr de l’intérêt d’un ordre imposé par la violence et tentant une manœuvre diplomatique (texte 1), soit que l’on entre dans le point de vue de la victime (texte 2) (voir questions 3 et 5).

Oral (entretien) On pourra développer la thèse suivante : le genre épistolaire permet de faire entendre directement la voix du personnage et donc de l’incarner davantage aux yeux du lecteur. En revanche, le discours épistolaire ne permet pas toujours aux romanciers de développer un portrait physique et moral du personnage ou de le montrer en situation comme dans la plupart des romans du xixe siècle. Il s’agit donc d’un mode d’approche du personnage problématique.

ŒUVRE INTÉGRALE



Abbé Prévost, Manon Lescaut, ⁄‡‹⁄

X p. ∞›-∞‡

Présentation Manon Lescaut, roman du début du xviiie siècle, se situe à la charnière de plusieurs traditions romanesques, et c’est ce qui en constitue l’un des principaux ressorts. Entre le roman d’analyse, dont le chef-d’œuvre, La Princesse de Clèves, a été publié en 1678, le roman picaresque, qui connaît son essor en France avec Gil Blas de Santillane, le roman libertin, qui triomphera avec Crébillon fils ou plus tard Laclos, l’œuvre de l’abbé Prévost se présente comme une œuvre inclassable, parfois déroutante, mais toujours à même de susciter l’intérêt des élèves. La construction de l’intrigue, les jeux d’emboîtements narratifs, l’alternance entre discours et récit, les effets d’annonce très fréquents, se prêtent à des analyses formelles

variées. Ce roman relativement bref permet une navigation aisée pour les élèves, qui pourront très vite maîtriser les détails de l’intrigue et aborder des études d’ensemble. Dans le cadre de l’objet d’étude « Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours » en classe de première, Manon Lescaut offrira la possibilité de découvrir l’avènement de personnages modernes, échappant aux classifications traditionnelles, personnages dont l’ambivalence continue de surprendre le lecteur contemporain : le Chevalier et Manon sont tour à tour candides, manipulateurs, sincères, médiocres, vertueux ou fripons. Entrée dans l’œuvre : X p. ∞› frivole Manon ! 1. La situation de la jeune fille, balancée par un jeune homme se tenant derrière elle qui tient les « rênes » de l’escarpolette, est le premier signe de frivolité. La légèreté de ce flottement, le plaisir du mouvement se ressentent dans l’abandon de la jeune femme. Il se manifeste par un regard alangui, la position étrange des mains et des doigts, qui semblent jouer des cordes de la balançoire comme d’un instrument. La frivolité s’exprime également à travers la position du pied gauche, pointé vers l’avant, laissant s’envoler l’escarpin dans la direction du jeune spectateur. C’est cette position de la jambe tendue vers le haut qui livre également un bref instant au regard du jeune homme ravi, l’intimité de la jeune fille. Le second escarpin reste encore attaché au pied droit, mais pend négligemment, avec un érotisme à peine voilé, laissant espérer une chute prochaine. La jeune fille est donc doublement frivole, par son balancement aérien, mais également par ce que ce mouvement révèle sur sa légèreté de mœurs.

2. Le personnage de Manon se caractérise par un mélange constant d’innocence et de manipulation, d’abandon et de contrôle. Cette ambivalence apparaît dans l’attitude de la jeune fille, dont on ne parvient pas à démêler la part de candeur et la part de séduction consciente. L’homme qui tire les fils de l’escarpolette peut tout aussi bien être un complice qu’un amant déjà négligé au profit d’un autre. L’aboutissement du mouvement, qui mène à la perte de l’escarpin et à la révélation fugace de l’entrejambe, peut tout autant être mis sur le compte du hasard que sur

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celui d’un dévoilement opportun. De la même manière, Manon se montre souvent ambiguë visà-vis de Des Grieux. Elle l’assure de l’exclusivité de son amour, lui promet fidélité et semble ignorer la portée de ses trahisons. Elle assume sa frivolité au point d’y voir un moyen de garantir la pérennité financière de sa liaison avec le chevalier, comme dans la première partie, à la page 56.

3. Voici quelques suggestions d’illustrations pour les trois peintres évoqués dans la question : a) Watteau – Scène galante : http://www.sightswithin.com/ Jean.Antoine.Watteau/Scene_galante.jpg – Le Faux Pas : http://www.sightswithin.com/ Jean.Antoine.Watteau/Le_Faux_Pas.jpg b) Boucher – Odalisque :http://www.mtholyoke.edu/courses/ nvaget/230/images18/boucherodalisk2.jpg – Marie-Louise O’Murphy : http://1.bp.blogspot. com/_xkAozlGOmZo/S8oCRqmSiEI/ AAAAAAAABUU/Zqr6xJOAnhQ/s1600/ MarieLouiseO%27MurphymistresstoLouisxv_ FB1752.jpg – Pastorale d’automne : http://www.friendsofart. net/static/images/art1/francois-boucher-anautumn-pastoral-detail.jpg – Jeune fille avec un bouquet de roses : http:// www.paintinghere.com/uploadpic/Francois%20 Boucher/big/Young%20Woman%20with%20 a%20Bouquet%20of%20Roses.jpg c) Fragonard – L’Amant couronné : http://www.rdm-fr.com/ tableaux/Peintres_du_17eme/Fragonard/L_ Amant_couronne_1771.jpg – Le Verrou : http://lusile17.l.u.pic.centerblog. net/o/eb6366f7.JPG Tous les tableaux faisant apparaître la frivolité, la séduction, le caractère ambigu des relations amoureuses, sont susceptibles d’être retenus et commentés par les élèves. L’œuvre et son contexte X p. ∞› 1. Les « filles du roy » étaient des orphelines, pupilles du roi, envoyées en Amérique entre la fin du xviie et le début du xviiie siècle afin d’être mariées aux colons nouvellement installés. Cette mesure avait pour objectif de développer le peuplement des nouvelles colonies. Les femmes étaient dotées par le roi, mais leurs conditions de voyage et de mariage ont pu s’apparenter à

une véritable déportation, comme le suggère l’abbé Prévost. Un seul site institutionnel ressort d’une recherche sur internet : http://www.civilization.ca/mcc/explorer/museevirtuel-de-la-nouvelle-france/population/ les-filles-du-roy/les-filles-du-roy-intro D’autres sites, comme l’article de Wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Filles_du_Roi), semblent fiables, mais ne garantissent pas une information absolument authentifiée. L’article de Wikipedia cité plus haut se contente ainsi de piller le site du Musée canadien des civilisations sans même le mentionner, comme c’est malheureusement souvent le cas avec Wikipedia. Cette recherche montre donc les limites d’internet dans un domaine très spécialisé, pour lequel seuls les ouvrages de spécialistes peuvent faire référence. On trouvera une bibliographie sur ce sujet ici : http://www.civilization.ca/mcc/explorer/ musee-virtuel-de-la-nouvelle-france/population/ les-filles-du-roy/les-filles-du-roy27

2. La présentation p. 56 laisse entendre que, dès le début du roman, le lecteur s’attend à un dénouement tragique. La jeune fille semble être une prostituée exilée vers l’Amérique. La lecture des pages 15 à 20 permet de découvrir le Chevalier Des Grieux suivant le convoi des « filles de joie » où se trouve Manon, puis de le retrouver seul, éploré, de retour d’Amérique deux ans plus tard. En révélant une partie du destin des personnages tout en ne le dévoilant pas trop, le narrateur aiguise l’intérêt du lecteur, curieux de rétablir les ellipses narratives. Le roman s’ouvre ainsi sur la promesse d’un récit à venir, récit dont un événement majeur est pourtant déjà partiellement connu. Entre révélation et secrets à découvrir se joue donc le plaisir du texte.

Prolongements Un travail de comparaison sur les débuts de romans peut prolonger ou précéder cette séquence. On proposera aux élèves de découvrir les premières pages des romans suivants : – Les Liaisons dangereuses de Laclos – Jacques le fataliste de Diderot – L’Assommoir de Zola – L’Étranger de Camus – La Modification de Michel Butor 1 XVIIe-XVIIIe siècles : Naissance du roman moderne |

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Les élèves compareront ces incipit avec celui de Manon Lescaut afin de dégager la manière dont chaque auteur fait entrer le lecteur dans le roman. Une analyse du type de texte, des temps verbaux, du point de vue, du choix de la personne verbale dominante, permettra, entre autres, d’organiser cette réflexion. Les sources et la réception de l’œuvre

X p. ∞∞

LECTURE 1. Manon est de « condition commune » (p. 29, l. 340), elle se trouve flattée d’être aimée par un aristocrate, fût-il de petite noblesse comme Des Grieux. Par leurs mensonges, manipulations et tromperies, les personnages de Manon Lescaut partagent des traits communs avec le picaro. Manon cherche à améliorer ses conditions matérielles d’existence en organisant avec M. de B… « l’enlèvement » de Des Grieux par son père. Plus tard, c’est Des Grieux lui-même, initié par le frère de Manon, qui triche au jeu pour s’assurer des revenus. Les nombreuses péripéties sont également caractéristiques du roman picaresque. On peut citer l’enlèvement de Des Grieux, le repentir de Manon qui cherche à revoir le Chevalier sur le point d’entrer dans les ordres à Saint-Sulpice, la fuite des deux amants à Chaillot, l’incendie de leur logis, le vol de leurs biens par leurs domestiques, ou encore la deuxième trahison de Manon avec Monsieur de G… M… Les aventures des deux personnages s’achèvent par leur voyage en Amérique, dans la deuxième partie, voyage qui confirme la dimension picaresque du roman, tout en y mettant un terme, la vie des deux personnages s’orientant vers la simplicité et la vertu à leur arrivée au Nouveau Monde. 2. La tonalité polémique apparaît notamment à travers l’antithèse entre les adverbes intensifs « tant » et « si », qui soulignent la qualité de l’œuvre, et les noms « catin » et « escroc » dénonçant la moralité douteuse des personnages. L’ironie perce également à travers l’allusion à la condition de religieux de Prévost, dont la vie parfois dissolue (voir biographie p. 677 du manuel) l’a amené plusieurs fois à l’exil. Enfin, le verbe « se débiter » est très clairement péjoratif. Malgré cette distance vis-à-vis de l’œuvre de Prévost, l’emploi de termes mélioratifs (« écrit avec tant d’art, et d’une façon si intéressante »)

ainsi que l’allusion au succès du roman traduisent l’ambiguïté du rédacteur de l’article.

3. Les deux auteurs développent un jugement contrasté sur l’œuvre de Prévost. Ils dénoncent l’immoralité des personnages tout en reconnaissant le talent de l’auteur. Montesquieu, quant à lui, distingue le « motif noble » qui anime les personnages, l’amour, de la « conduite » qu’il juge « basse ». On attendra donc des élèves qu’ils établissent soit une confrontation de ces deux perceptions contradictoires de l’œuvre à partir de leur lecture, soit qu’ils remettent en cause les jugements de Montesquieu et du Journal de la Cour et de la Ville.

ÉDUCATION AUX MÉDIAS 4. On pourra proposer, entre autres, aux élèves les arguments suivants : – Un journal qui se veut généraliste, comme les grands quotidiens nationaux, ne peut faire l’impasse sur la vie culturelle, et en particulier sur l’actualité littéraire. – La qualité d’un journal se mesure parfois à la place accordée à ces pages littéraires. De grands quotidiens comme Libération, Le Monde, Le Figaro font appel à de grandes plumes pour rédiger ces pages. – La littérature n’est pas déconnectée du monde social, politique ou économique. Elle constitue un autre moyen d’être en prise avec le monde contemporain et, à ce titre, a toute sa place dans un journal où l’actualité est au premier plan. 5. Les élèves pourront confronter l’importance des rubriques littéraires tout autant en termes de pagination que de position dans l’organisation du journal. Les trois quotidiens évoqués plus haut accordent par exemple quotidiennement une place relativement modeste à la critique littéraire, mais insèrent, une fois par semaine, un « supplément livres » assez important. Il sera intéressant de montrer en quoi ce supplément constitue un véritable petit journal dans le grand.

ÉCRITURE Vers la dissertation Suggestion de plan : 1) Ces personnages sont souvent relégués au second plan. a) Les personnages « immoraux » valorisent indirectement les autres.

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Certains romans font apparaître des personnages « repoussoirs », dont l’une des fonctions consiste à souligner les qualités des personnages principaux. Dans Les Misérables, le couple des Thénardier dénonce la bassesse humaine, et montre par là même la force morale de personnages dont l’attitude est noble, comme Fantine ou Jean Valjean. b) Ils constituent des opposants au héros et dynamisent l’intrigue. Sans obstacle, sans forces obscures contre lesquelles lutter, un héros positif aurait du mal à briller. C’est précisément parce qu’il doit résister à l’immoralité de certains personnages qu’il s’élève en dignité, et force le respect du lecteur. Dans Une vie de Maupassant, Julien de Lamare, le mari de Jeanne, s’avère égoïste, menteur, avare, et trompe sa femme. C’est dans l’adversité que Jeanne révèle sa noblesse d’âme, en essayant tout d’abord d’aimer malgré tout Julien, pour finir par le craindre, puis par le détester. L’intrigue du roman de Maupassant repose donc en grande partie sur la tension négative créée par le personnage de Julien. 2) L’attrait pour des personnages dont l’attitude est immorale. a) Ces personnages peuvent devenir les héros d’un roman. Les héros dont l’attitude est conforme à la morale dominante sont parfois relégués au second plan par le panache de héros sombres. Dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil brillent malgré la noirceur de leur attitude. Ils sont intelligents, vifs, et connaissent des émotions plus exaltantes que les personnages qui suivent la voie de la vertu, comme Cécile de Volanges ou sa mère Madame de Volanges. Ils sont donc les personnages principaux du roman. Seule la Présidente de Tourvel échappe à la fadeur en choisissant le camp de la vertu et en résistant à Valmont. b) Ils permettent de comprendre certains caractères humains. Même s’ils ne peuvent prétendre à l’approbation du lecteur, certains personnages immoraux font pénétrer le lecteur dans les abîmes de la conscience humaine, et constituent des « outils » de compréhension du monde. Dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, Julien Sorel devient l’exemple même de la destruction d’un

homme hanté par une ambition dévorante. En se servant de Madame de Rênal pour assouvir son désir d’ascension sociale, Julien court à sa perte. c) La beauté du diable. Indépendamment de la valeur des autres protagonistes du roman, qui peut être grande, le lecteur peut être fasciné par la beauté noire qui émane parfois de certains personnages. C’est le cas du personnage de Milady dans Les Trois Mousquetaires. Cette femme démoniaque, fascinante de beauté, attire malgré ses exactions et ses intrigues. 3) Des personnages à l’image de la complexité humaine. a) La recherche du réalisme psychologique et moral. L’être humain se caractérise rarement par son homogénéité psychologique et morale. Les personnages de roman sont donc souvent, par réalisme, le reflet de cette ambivalence de caractère, entre médiocrité et sublime. Madame Bovary est une femme dont certaines aspirations sont ridicules. Elle recherche un idéal de l’amour qu’elle s’est forgé en lisant des romans sentimentaux. Pour autant, ce rêve d’un amour pur a quelque chose de sublime, et confère au personnage une aura qui l’arrache à la médiocrité environnante. b) Une invitation à la réflexion sur la condition humaine. c) Un personnage ambigu est plus difficile à saisir ; il amène le lecteur à réfléchir sur ce qui est juste, ce qui est beau, ce qui est médiocre, ce qui mérite d’être vécu. Par un processus d’identification, le personnage joue alors le rôle d’un révélateur. Dans Manon Lescaut, il est difficile de condamner absolument l’héroïne éponyme ainsi que le Chevalier. À travers leur ambivalence, entre candeur, sincérité et friponnerie, le lecteur peut juger de la difficulté à construire une existence qui concilie à la fois le bonheur individuel et la défense de valeurs universelles, garantissant le bonheur des autres. d) Des personnages uniformes dans le mal ? Si on peut parfois évoquer le mal absolu à propos de personnages de roman, la plupart laissent toujours transparaître une face positive. C’est précisément cette lueur de bonté qui, alliée au mal, crée la fascination du lecteur. Le personnage de Javert dans Les Misérables de Victor Hugo est un monstre 1 XVIIe-XVIIIe siècles : Naissance du roman moderne |

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d’obsession répressive. Il a la passion du châtiment de ceux qu’il juge coupables à jamais comme Jean Valjean. Pourtant, lorsque Javert découvre qu’un homme peut changer, lorsqu’il reconnaît que c’est son pire ennemi qui lui sauve la vie, le monde vacille, et il admet l’erreur de toute une vie. Cette vérité, qu’il a la lucidité de formuler, l’amène à la fin tragique que l’on connaît.

VERS LE BAC Invention Monsieur l’abbé Prévost, Je viens de lire votre roman Manon Lescaut, et j’ai souhaité sans tarder vous communiquer quelques modestes impressions de lecture. Je tiens tout d’abord à vous féliciter pour la vivacité de votre roman, son rythme, les multiples rebondissements de l’intrigue qui m’ont tenu en haleine. Il y avait bien longtemps qu’un récit ne m’avait pas autant charmé par les surprises permanentes que vous ménagez pour vos lecteurs. Je voudrais néanmoins vous adresser quelques interrogations concernant certaines invraisemblances dans l’attitude de vos personnages. Pensez-vous qu’une femme soit si inconstante au point de tromper par trois fois l’homme qu’elle aime le plus au monde ? Comment comprendre l’ambiguïté de Manon qui semble n’accorder aucune importance à ces trahisons, et qui s’empresse, dès que l’occasion se présente, de renouer avec son amant favori ? Je vous avoue que j’ai été très surpris par la scène où Manon vient retrouver le Chevalier à Saint-Sulpice pour le prier de lui pardonner. La réaction de Des Grieux ne m’a pas moins déconcerté. Comment admettre qu’un homme abandonné et trahi par cette femme puisse, après deux années de souffrance et de renoncements, et alors qu’il s’apprête à rentrer dans les ordres, renouer et s’enfuir avec elle sur-le-champ ? Je veux bien admettre le pouvoir qu’une jeune et belle femme peut exercer sur un homme, mais, tout de même, je doute qu’un être aussi intelligent que Des Grieux se complaise dans la souffrance, et accepte de suivre encore une fois celle qui l’a déjà entraîné à sa perte. Il est de ce fait également très difficile de comprendre le revirement vertueux de Manon à la fin du roman. Comment une jeune femme si frivole et si libre d’esprit peut-elle se transformer en une femme si prude, si réservée et si soumise lorsqu’elle arrive en Amérique ?

Malgré ma perplexité et mes doutes sur la vraisemblance psychologique de vos personnages, je n’en admets pas moins la fascination que le personnage de Manon a exercée sur moi, et qui, je dois l’admettre, m’a fait accepter ces mêmes invraisemblances au nom du plaisir que je n’ai cessé d’éprouver à la lecture de votre roman. Je vous transmets, Monsieur, l’humble reconnaissance d’un lecteur parfois malmené, mais charmé d’être entré dans votre univers romanesque.

EXTRAIT 1

La rencontre

X p. ∞§

Le registre tragique domine la scène, là où le lecteur attendrait plutôt une légèreté de ton dans un contexte de rencontre amoureuse. Dès la première ligne, l’interjection « Hélas ! », suivie de la formule « que ne le marquais-je un jour plus tôt ! », exprime le regret face à une décision irréversible. La passivité avec laquelle Des Grieux subit cette passion soudaine (« je me trouvai enflammé tout d’un coup », l. 10-11), la soumission immédiate aux lois de l’amour (« je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur », l. 12-13), de même que l’allusion explicite à la fatalité (« l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte », l. 30-31), confirment la dimension tragique de la rencontre. Le roman s’ouvre donc sous un jour funeste laissant présager pour le lecteur un enchaînement fatal d’événements liés à la rencontre de Manon. L’inexpérience du narrateur soulignée à plusieurs reprises (l. 2-3, 8-9, 19) ainsi que le conflit entre l’autorité parentale et l’impétuosité de l’amour (l. 22-23 et 36-38) dessinent d’emblée les grandes lignes d’une passion impossible.

EXTRAIT 2

ingénue

Une libertine X p. ∞‡

L’ambivalence de Manon se manifeste régulièrement dans cet extrait, tout d’abord dans l’admiration non dissimulée qu’elle exprime face à la vie luxueuse offerte par G… M… (l. 2 à 9) et qui trouve son aboutissement dans cette réplique : « Je vous avoue, continua-t-elle, que j’ai été

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frappée de cette magnificence » (l. 10). Manon essaie alors de concilier cette vie fastueuse et son amour pour le Chevalier : « J’ai fait réflexion que ce serait dommage de nous priver tout d’un coup de tant de biens […] et que nous pourrions vivre agréablement aux dépens de G… M… » (l. 11 à 14). Elle est donc frivole, ne considérant pas sa vénalité comme une infidélité, et imprudente en surestimant la naïveté de sa victime. Des Grieux, blessé par cette ambiguïté, cherche à disculper Manon en dissociant l’intention de l’acte lui-même. Si Des Grieux peut paraître naïf, à l’échelle de l’ensemble de l’œuvre, l’évolution de Manon semble lui donner raison, la jeune femme évoluant peu à peu de la légèreté décomplexée à la contrition, avant d’aspirer à la simplicité d’une vie apaisée en Amérique.



Marivaux, Le Paysan parvenu, ⁄‡‹›-⁄‡‹∞

X p. ∞°-∞·

Objectif Étudier le réalisme satirique dans un roman du XVIIIe siècle.

La comédie des appétits LECTURE 1. La scène de repas est un lieu commun du roman réaliste qui représente les personnages dans la satisfaction de leurs besoins et instincts vitaux : boire, manger… Dans ce passage, la nourriture occupe le premier plan : il n’est question que d’œufs frais (l. 3, 9, 12, 14, 23, 41), de pot de confiture (l. 11), de boisson (l. 5, 16), de pain (l. 17, 18, 19), de ragoût de la veille et de volailles froides (l. 16). De quoi mettre en appétit le lecteur. Les personnages eux-mêmes trouvent leur fonction en rapport avec la nourriture : les hôtesses (les sœurs Habert), la servante cuisinière (Catherine) et celui qui est reçu (Jacob). Une ligne de partage s’instaure entre les personnages gloutons ou voraces, qui manifestent un appétit solide (Catherine et Jacob), et ceux dominés par un régime (les sœurs Habert, qui

veulent se contenter d’un pot de confiture). Le contraste met en valeur la vitalité du paysan et l’ascétisme suspect des dévotes.

2. La narration est dominée par le dialogue : – dialogue entre le conteur et son lecteur (l. 1) ; – dialogue entre les maîtresses de maison et la servante (l. 3-7, l. 10-14) : dans les romans du xviiie siècle, la mise en page ne détache pas le dialogue du corps du récit. Il n’est pas encadré par des guillemets, dont l’usage sera plus tardif ; – dialogue entre Catherine et le narrateur (l. 7-9, l. 23-47) ; – propos que le narrateur se tient à lui-même (l. 18 à 22). La multiplication des dialogues tisse les voix et les fait s’enchevêtrer. La narration, dont le mouvement est celui de la parole, acquiert une dimension « dialogique ». On observera que le registre est celui de la conversation courante et familière, ce qui ancre le roman dans une représentation réaliste. Il existe un déséquilibre entre le dialogue des sœurs et celui entre Catherine et Jacob, beaucoup plus développé : la servante et le paysan, tous deux de condition modeste, sont plus proches de la vérité et du naturel. 3. Jacob est hébergé par deux dévotes. Il est donc normal que le romancier recoure au langage religieux propre à ces personnages, à leur identité et à leur condition. Le narrateur se moque de la religion en tournant en dérision son langage. En comparant Catherine qui a un trousseau de clefs à « une tourière de couvent », il se montre malicieux et irrévérencieux, bien dans le ton des écrivains des Lumières. Les personnages eux-mêmes, Jacob et Catherine, jouent avec le langage religieux. Quand il goûte le pain, le jeune paysan constate « qu’il n’y avait qu’une main dévote qui pût l’avoir pétri » (l. 20). Catherine encourage Jacob à manger, parce que « Dieu veut qu’on vive » (l. 23-24). Par coquetterie, elle se dit âgée, dit n’être bonne « qu’à faire [s]on salut » (l. 39). Elle assure Jacob qu’elle se plaît « à servir [s]on prochain » (l. 46). Les deux personnages, dans leur comédie de la gourmandise et de la séduction, adoptent un discours faussement religieux dont le détachement contraste avec la vitalité et la crudité des instincts (désir, faim). 4. Le conteur emploie le registre satirique pour se moquer du milieu des dévots, dans la tradition 1 XVIIe-XVIIIe siècles : Naissance du roman moderne |

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du Tartuffe de Molière.

5. Jacob endosse avec une grande facilité le rôle de Baptiste, qui est mort (l. 30-40). Cette substitution des identités (qui a été étudiée par René Démoris dans Le Roman à la première personne, Droz) montre l’avidité du personnage et sa stratégie de captation des rôles et des places. Elle est propre également au personnage type du parvenu. La comédie des appétits n’est pas qu’affaire de nourriture : les êtres se dévorent les uns les autres. Si les sœurs Habert ont une alimentation mesurée, elles nourrissent l’espoir de consommer ce beau garçon qu’est Jacob. Ce dernier, sous des airs ingénus, est mû par l’intérêt et une avidité de reconnaissance sociale.

HISTOIRE DES ARTS Dans la hiérarchie des genres picturaux, la toile de Chardin appartient au petit genre puisqu’elle représente la réalité courante : des fruits, des verres, un pichet reposant sur une table. Il s’agit d’une nature morte dont Chardin sait détourner le sens. Au lieu de signifier la vanité de toute chose, le peintre s’est plu à en magnifier la consommation gourmande. La grenade au premier plan est ouverte. La juxtaposition des verres révèle que le vin a été bu dans l’un d’eux. Le choix des couleurs, l’application du pinceau visent à faire ressortir l’éclat de la chair, de la pulpe. C’est un nouveau regard qui est porté sur la réalité : sens du détail, sensualité de la représentation, gourmandise pour la réalité.

VERS LE BAC Invention Pour mettre en place cette écriture d’invention, il est possible de demander aux élèves de jouer la scène avant de la retranscrire sur le mode théâtral. À l’inverse, la réalisation de l’écriture d’invention peut prêter à sa mise en scène et au jeu théâtral, afin d’en évaluer la justesse et la dynamique verbale.

descriptive du roman n’est-elle pas ornement mais lieu central du récit. La fable est bien centrée sur les personnages au sein d’un monde économique fondé sur l’échange et sur des objets qui fonctionnent comme des signes extérieurs de richesse, de pauvreté, de médiocrité (Balzac). Toutefois, les objets acquièrent une dimension symbolique. Ils donnent sens à l’univers décrit. Ils participent à la mise en place d’une atmosphère (roman noir, récit policier, roman de la ville), d’une intrigue, d’une psychologie (le tableau dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde). Certains romanciers vont jusqu’à conférer à l’objet un statut mythique et poétique : les machines monstres chez Zola (l’alambic, la locomotive, le magasin…). La saturation du roman par les objets offre une autre voie (Les Choses de Perec). Elle introduit un déséquilibre entre les objets et les personnages, qui perdent en valeur et en signification, et dont l’existence se réduit à la possession matérielle de quelques biens. Michel Houellebecq (La Carte et le Territoire) montre combien l’existence de l’individu contemporain s’évalue au nombre de messages électroniques reçus, à la taille du disque dur…

Oral (analyse) Marivaux construit un récit subjectif : – en faisant raconter les événements par Jacob lui-même (récit à la première personne) ; – en mettant en valeur la parole plurielle des personnages (question 2) ; – en manifestant une vision critique de la société représentée (questions 3 et 4). L’émergence de l’individu au début du xviiie siècle explique le triomphe du récit subjectif, ce qui ne veut pas dire pour autant que le narrateur dit la vérité : il faut se méfier de son discours et y suspecter tricheries et détours. Entre le Jacob narrateur et le Jacob personnage, des distorsions existent : l’amabilité et l’enjouement du héros cachent des appétits plus troubles ou ambigus (question 5).

Dissertation Le sujet interroge la place et la représentation de l’objet dans le roman. Celles-ci s’avèrent incontournables dans le cadre d’un roman réaliste ou naturaliste. Les objets ancrent l’histoire dans un univers propre à un milieu ou une condition (Zola, Huysmans, Maupassant…). Aussi la part 20 | Le roman et la nouvelle

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Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, ⁄‡·§

X p. §‚-§⁄

Objectifs L’incipit de Jacques le fataliste est un texte fondamental pour l’histoire du roman moderne. Publié de façon posthume en 1796, mais rédigé en 1778, le roman explore la forme romanesque en exhibant tous ses possibles. L’incipit est une sorte de synthèse de l’œuvre : la présence d’un narrateur qui joue avec le lecteur et, ce faisant, brise l’illusion romanesque, l’introduction dès la première page de la forme théâtrale, puis une histoire peu banale d’un valet qui va raconter ses amours à son maître, sont les traits les plus marquants de ce début de roman.

« Comment s’étaient-ils rencontrés ? » LECTURE Un incipit déroutant 1. Les premières lignes du premier paragraphe ne peuvent que déstabiliser le lecteur. Le jeu de questions-réponses laisse entendre deux voix : une première voix pose des questions à propos d’individus (« ils ») qui ne sont identifiés que par la suite ; la seconde propose des réponses qui sont autant de fins de non-recevoir. Il faut s’attacher au sens des questions pour comprendre qu’il s’agit des interrogations habitant tout lecteur au début d’un roman, et que les réponses apportées sont celles du narrateur. Autrement dit, la singularité de cet incipit est qu’il met en scène de façon originale le lecteur et le narrateur, exhibant ainsi ce qui est habituellement caché avec soin dans la construction romanesque. Dans le même mouvement, en dévoilant le « contrat de lecture » tacite noué entre auteur et lecteur, il rompt l’illusion réaliste, qui fait que l’on croit à une histoire pourtant invraisemblable, tout au long de sa lecture. Le dernier paragraphe est plus explicite encore puisque le narrateur s’adresse directement au « lecteur », qu’il apostrophe, et qu’il fait

référence à ses fonctions et à son pouvoir dans la fiction. Les questions terminant l’extrait sont autant de récits possibles. La conclusion du narrateur est explicite : « Qu’il est facile de faire des contes ! » (l. 44).

2. Les lignes 6 à 33 se présentent comme un dialogue théâtral (à l’exception des lignes 10 et 11) : la présence des noms avant les répliques, l’insertion des paroles par le biais des tirets rappellent les usages du genre. Le lecteur peut avoir le sentiment que deux genres alternent dans cet extrait : le roman, avec la présence étonnante d’un narrateur qui s’adresse à son lecteur, mais aussi le théâtre avec des personnages clairement identifiés par la présentation typographique. 3. Les ruptures et les digressions laissent entendre au lecteur tout le potentiel romanesque du texte. Mais elles annoncent aussi la narration à venir : le récit des amours de Jacques sera sans cesse repoussé. 4. Cet incipit remplit ses fonctions : il pose les questions auxquelles le lecteur attend une réponse : qui sont les personnages ? dans quel cadre spatio-temporel évoluent-ils ? quelle est l’action ? Mais les réponses ne sont pas données. Au contraire, le narrateur, dans ses interventions, refuse de répondre avec une arrogance qui souligne assez son pouvoir. De ce point de vue, les premières lignes de Jacques le fataliste sont inédites. Pourtant, en déstabilisant le lecteur et en refusant les codes habituels, cet incipit remplit pleinement sa fonction : piquer la curiosité.

Un valet et son maître 5. Le dialogue nous apprend que, à la suite d’une altercation entre Jacques et son père, le personnage s’engage dans l’armée (ligne 16). Il reçoit alors une balle dans le genou (ligne 19) et tombe amoureux, sans que le lien entre sa blessure et la relation amoureuse soit établi. 6. Le « déterminisme » est une doctrine philosophique considérant que tout événement humain est lié à des événements antérieurs. La métaphore qui en rend compte est celle de la chaîne, reprise par Jacques (« les chaînons d’une gourmette », l. 21). Ainsi, ce personnage analyse tout ce qu’il lui arrive de bon ou de mauvais sur le mode de la fatalité : tout est « écrit là-haut » (l. 5), et tout s’enchaîne sans qu’il ait prise sur 1 XVIIe-XVIIIe siècles : Naissance du roman moderne |

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le cours des événements : « Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux » (l. 21-22).

b) Une vision fataliste de la liberté de l’homme c) Le potentiel romanesque de cette vision de l’homme

7. Le dialogue entre Jacques et son maître change des relations habituelles entre maître et valet, mais non des dialogues de comédie. Il est fréquent, dans les pièces de Molière ou de Marivaux par exemple, de mettre en scène un valet malin ou une soubrette astucieuse qui va devenir le maître du jeu. Ici, toute l’attention est portée sur la parole de Jacques et plus précisément le récit de ses amours.

Oral (analyse)

8. Cet incipit rompt l’illusion romanesque dans la mesure où il exhibe les procédés que les autres romans tendent à cacher. Le lecteur n’a pas le sentiment d’entrer dans une histoire se racontant toute seule. Au contraire, il est interpellé par un narrateur refusant de répondre à ses questions, questions exhibées dans le texte puisque le « lecteur » est devenu un personnage à part entière, qui a voix au chapitre et qui intervient dans la fiction. L’incipit propose au fond un pacte de lecture original : l’intérêt de la lecture sera moins attaché au pouvoir de la fiction (Diderot n’essaie pas de nous faire croire à son histoire : au contraire, il souligne à grands traits qu’elle n’est que pure fiction) qu’à l’intérêt de la narration. Pourtant, le lecteur se prend au jeu et aimerait bien, lui aussi, connaître les amours de Jacques.

HISTOIRE DES ARTS La position des comédiens sur la scène traduit une relation de proximité. On peut aussi noter un effacement de la hiérarchie qui les unit : ils sont assis l’un à côté de l’autre et la position de Jacques, à droite, dénote à la fois décontraction et bonne humeur. La photographie de la mise en scène de Nicolas Briançon tend donc à souligner la complicité entre les personnages et donc la singularité de leur relation.

VERS LE BAC Commentaire 1) Le jeu avec les codes de l’incipit romanesque a) Des voix inattendues : les échanges entre le narrateur et le lecteur b) Un narrateur qui malmène le lecteur c) L’intrusion étonnante de la structure théâtrale 2) Un dialogue sur l’individu et sa liberté a) Des références explicites au déterminisme

Pendant l’entretien, on pourrait développer les pistes suivantes : – Le début de Jacques le fataliste introduit des personnages difficiles à identifier et un nombre considérable d’actions. – Mais, surtout, cet incipit est singulier parce qu’il n’apporte pas les réponses aux questions que peut se poser un lecteur au début d’un roman. Au contraire, il cherche à déstabiliser le lecteur en les rappelant pour refuser d’y répondre.



P. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, ⁄‡°¤

X p. §¤-§‹

Objectifs Le roman épistolaire de Laclos présente une femme qui voit dans le libertinage un moyen de mettre en scène sa vie et de diriger son destin. Dans la fameuse lettre LXXXI, elle dévoile son jeu et revendique la maîtrise de sa vie.

La revanche d’une libertine LECTURE Sur la grande scène du monde 1. La lettre LXXXI présente l’éducation libertine de Madame de Merteuil non comme un laisseraller conduisant à la débauche mais comme une véritable ascèse permettant de conquérir liberté et maîtrise de soi. On distingue plusieurs étapes, en particulier en début de texte. Dans le premier paragraphe, elle révèle la première étape de son parcours, consistant à « observer et réfléchir » (l. 2), à faire des « observations » (l. 45) pour aller au-delà des apparences et comprendre les rouages du jeu social, qu’« on cherchait à [lui] cacher » (l. 4). Ensuite, il s’agit pour elle d’apprendre à « dissimuler » (l. 5) : elle en donne

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à Valmont plusieurs exemples. Enfin, ultime étape de son apprentissage, elle apprend à se contrôler et à simuler les sentiments. Une série d’oppositions montrent qu’elle peut feindre le contraire de ce qu’elle ressent : « chagrin » s’oppose à « sérénité » et « joie » (l. 10) ; « douleur » (l. 11), à « joie » (l. 13) avec une référence au masochisme. Au terme de son éducation, elle peut même contrôler sa physionomie. Elle est alors prête à participer à la comédie sociale, sans en être la dupe. La lettre montre le personnage jouant son rôle de femme convenable avec art, armé de sa nouvelle science (l. 29). Spectatrice d’elle-même (l. 18), elle affine son jeu, goûtant avec délices le sentiment de supériorité orgueilleuse que sa maestria lui procure. Enfin, les trois derniers paragraphes rendent compte du plaisir physique et du mariage, derniers volets de l’apprentissage de la vie. Parfaitement instruite et expérimentée, elle peut s’avancer dans la vie.

de Merteuil affirme ainsi une supériorité précoce : « Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir » (l. 27-29). Derrière cette haute opinion d’ellemême, fondement de l’orgueil, le personnage laisse entendre qu’elle veut prendre sa revanche. D’ailleurs, dans un autre passage de la lettre LXXXI (qui n’est pas reproduit dans le manuel de l’élève), elle se dit « née pour venger [son] sexe ». On ne sait pas explicitement contre qui s’exerce sa vengeance : elle évoque un « on » (l. 2-4) qui reste indéfini, ou encore des « yeux » qui l’entourent (l. 6). Mais le discours porte en lui une forte valeur subversive, une volonté farouche de refuser une condition dictée par la société contemporaine.

Prolongements Dès la double préface des Liaisons dangereuses, l’auteur fait de l’éducation des jeunes filles un véritable enjeu. Être instruite, mais aussi expérimentée et déniaisée, au sens que Voltaire donne à ce terme, est le seul moyen de ne pas finir comme Cécile de Volanges : trahie, bafouée et tournée en dérision.

L’envers des Lumières

2. L’apprentissage que narre Madame de Merteuil à Valmont est celui d’une actrice. Son théâtre est la grande scène du monde. Elle y évolue avec une grande aisance car elle est capable de dissimuler ses propres sentiments et d’en feindre d’autres au prix d’un « travail sur [elle]-même » (l. 23). Cet art lui permet d’avancer masquée, de manipuler autrui et de l’emporter sur lui. Dans le texte, elle s’amuse d’ailleurs des effets qu’elle a pu constater sur Valmont, destinataire de la lettre, qui a pu se montrer « étonné » (l. 14). La tournure syntaxique « Je me suis travaillée » (l. 12) montre bien la prise de conscience et le recul qu’elle a sur elle-même. L’art théâtral est une arme redoutable, permettant aux libertins de jouer avec la naïveté des victimes et de savourer l’ironie des situations avec cynisme. 3. La lettre de la Marquise de Merteuil traduit sa volonté indéfectible d’échapper à la condition de femme qui lui est imposée. Dès son plus jeune âge, « fille encore » (l. 1), elle refuse le « silence » et l’« inaction » (l. 2). La Marquise

4. Pour atteindre à la maîtrise de soi, Merteuil fait appel à l’« observation » et développe une méthode quasi scientifique. En secret, cachée derrière le masque des convenances, elle scrute avec un regard avisé les comportements en société. Elle peut les percer à jour et les détourner à son seul profit. C’est ainsi qu’elle conquiert sa liberté et développe une pensée autonome. 5. Le goût de l’étude est évident chez la Marquise (l. 5, l. 28-29, l. 34) : il lui permet d’approfondir son art de la dissimulation et sa maîtrise d’elle-même. Elle se perfectionne, en quelque sorte, en toute occasion, y compris quand elle pourrait s’abandonner sans arrièrepensée au plaisir. La première occurrence d’« observer », ligne 2, peut s’entendre dans le sens de « considérer avec attention, avec application ». La seconde occurrence, « j’observais mes discours » (l. 19), prend un sens supplémentaire et signifie « examiner (un objet de connaissance scientifique) pour (en) tirer des conclusions scientifiques » (Trésor de la langue française informatisé). 6. On peut dire que la Marquise de Merteuil pervertit les idéaux des Lumières. En effet, elle met la raison au service non pas de la science, de la vérité et de la transparence mais de la noire dissimulation et de la tromperie mauvaise. (Madame de Tourvel mourra de ses turpitudes et 1 XVIIe-XVIIIe siècles : Naissance du roman moderne |

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Cécile de Volanges finira enfermée au couvent.) On peut dire de ce texte, comme des œuvres de Sade, qu’il révèle l’envers sombre des Lumières : la science désintéressée et la raison tournée vers le bien ne permettent pas de conquérir liberté et autonomie au grand jour. Le croire est une niaiserie. Le seul moyen de s’affirmer, d’être libre, est de tromper son monde. En effet, si le comparse de la Marquise, le Vicomte de Valmont, peut, en homme, afficher au grand jour son comportement libertin, il n’en va pas de même pour la Marquise. Son statut social et matrimonial l’oblige à jouer la comédie. Se jouer d’autrui, pervertir l’idéal des Lumières pour en faire l’instrument des ténèbres lui procure une joie orgueilleuse et solitaire.

HISTOIRE DES ARTS L’image extraite du film de Stephen Frears présente le personnage de la Marquise de Merteuil face à son miroir. Ses yeux montrent qu’elle s’observe ou, pour reprendre le texte, qu’elle travaille sur sa physionomie. On pourrait dire que cette photographie illustre parfaitement la phrase « je m’amusais à me montrer sous des formes différentes » (l. 18), peut-être ce « regard distrait » qui est évoqué lignes 7-8. Ainsi, cette image traduit bien la duplicité du personnage : le miroir renvoie une image mise en scène, pensée et travaillée, et montre que le paraître peut tout à fait différer de l’être.

VERS LE BAC Question sur un corpus Les textes de Montesquieu et de Laclos présentent deux femmes puissantes et subversives : 1) En prenant le pouvoir par la parole. a) Toutes deux imposent un « je » et se présentent comme sujet autonome. b) Elles construisent un discours d’affrontement, de provocation. 2) En s’opposant aux codes sociaux qu’on veut leur imposer. a) Elles observent le monde qui les entoure, la société pour mieux en prendre le contrôle. b) Les deux femmes choisissent leur destin, quitte à en mourir. 3) En révélant l’hypocrisie de la société des Lumières. a) Les hommes des Lumières ont un comportement public exemplaire mais restent des tyrans domestiques. C’est ce que les deux personnages

féminins révèlent ou, plutôt, crachent au visage de leur destinataire. b) Le seul espace de liberté possible est celui de la dissimulation et de la tromperie. Porter un masque est le seul moyen d’être soi, paradoxalement. C’est un postulat anti-rousseauiste.

Commentaire Le commentaire du texte de Laclos pourra développer le plan suivant : 1) L’extrait des Liaisons dangereuses inverse la représentation traditionnelle du libertin. a) Il s’agit d’un libertinage féminin. b) Il est consacré à l’étude rationnelle, à l’observation quasi scientifique du « monde comme il va ». c) Même les « distractions futiles » (l. 32) doivent être l’occasion d’un apprentissage exigeant. Il s’agit davantage d’une ascèse dans le mal que d’un abandon au plaisir épicurien. 2) Madame de Merteuil est un personnage complexe. a) Orgueilleuse et sûre d’elle-même. b) Libertine sans pouvoir le paraître, elle est condamnée à la dissimulation et au jeu théâtral. c) Individualiste, elle n’est pas féministe : elle travaille uniquement à sa propre émancipation. d) En revanche, l’auteur promeut l’éducation des femmes et il se sert de son personnage de papier pour le faire savoir. Cette stratégie rend plus complexe encore sa créature, individualiste, mais au service d’un discours subtil.

Dissertation La question posée porte sur la valeur édifiante du roman. Il s’agit donc d’en débattre. On pourra développer le plan suivant : 1) Le roman relève de la fiction. a) Sa fonction première n’est pas l’édification ou l’instruction du lecteur, mais bien l’évasion et le divertissement. b) Le roman est une représentation, une vision esthétique du monde. Il ne peut donc interagir avec lui. 2) Pour autant, même si elle est une fiction, la création romanesque peut toucher le lecteur. a) Le destin des personnages peut être transposé à un destin individuel et aider le lecteur. b) La littérature a une fonction cathartique : elle amène le lecteur à découvrir l’autre et, en en tirant une leçon, à réfléchir à sa propre condition.

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Séquence

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XIX e siècle : L’âge d’or

du roman et de la nouvelle Livre de l’élève X p. §› à ⁄∞‹

LE ROMANTISME

on devine une masse indistincte d’artisans et d’ouvriers venus des faubourgs. Cette représentation allégorique est donc puissamment ancrée dans la réalité historique.

H istoire des arts

Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, ⁄°‹‚ X p. §°-§·

Le choc de l’histoire LECTURE L’intensité de la bataille 1. L’enjeu de cette question est le suivant : on attend de l’élève qu’il s’exprime à la première personne. Sa description, précisant le lieu de l’action, les forces sociales en présence, et évoquant l’atmosphère du moment, s’appuiera autant sur des « choses vues » que sur son ressenti. Pistes pour guider l’élève : Pour repérer le lieu : les tours de Notre-Dame dans le lointain situent l’action sur le pavé parisien. Le moment : les costumes, les armes (baïonnettes, sabre-briquet, pistolets de cavalerie), les révoltés portant cocarde et se ralliant au drapeau tricolore, la barricade faite de poutres et de pavés : autant de realia nous ancrant dans la réalité de 1830. Les couches sociales représentées : le peuple s’est donné rendez-vous sur la barricade. Un soldat agonise au premier plan, un ouvrier ou un paysan se redresse sur ses avant-bras pour voir passer la Liberté. De l’autre côté de la barricade, un gamin de Paris et un bourgeois en habit et chapeau haut de forme (ou, selon d’autres interprétations, un étudiant) encadrent la Liberté. Derrière,

Prolongements Les archives de la morgue ont dressé l’inventaire après décès des poches des morts tombés aux barricades de la rue Transnonain dans les années 1830 : des dés à coudre, des mètres couturiers, des jeux, des livres. Il y avait donc aussi bien des étudiants de bonne famille que des ouvriers ou des artisans tailleurs venus du faubourg SaintHonoré. Peu de personnes sans emploi, de marginaux plus ou moins fréquentables. Le « peuple » se distingue de la populace ou de la racaille. La définition en image que Delacroix propose du « peuple », notion en pleine élaboration en 1830, s’appuie bien sur une vérité historique, même si le regard perspicace que jette l’artiste sur « le peuple » n’est pas flatteur.

2. Au premier plan, la lumière éclaire les jambes d’un cadavre à demi dénudé. La violence de l’histoire est ainsi montrée sous un jour cru et pathétique. La fumée et la poudre, à l’arrièreplan, noient les tours de Notre-Dame, créant une atmosphère fuligineuse. Les volutes tourmentées épousent le sombre mouvement de l’histoire, dont le dénouement semble encore indécis. Prolongements La lecture de l’encadré p. 68 permettra d’aller plus loin et de faire le lien entre esthétique romantique et vision de l’histoire.

La liberté en marche 3. Allégorie : voir glossaire p. 680. La jeune femme incarne la Liberté en marche. On reconnaît ses attributs : le drapeau tricolore associé désormais à la devise « Liberté, Égalité, 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Fraternité », et le bonnet phrygien. Son corps dénudé est moins sensuel qu’héroïque, solidement taillé pour les combats et la rude avancée historique. Femme forte, elle est capable de monter la première à l’assaut de la barricade, armée d’une baïonnette (allusion au serment du Jeu de paume ?) et brandissant haut les couleurs du drapeau. Et que voit-on du haut de la barricade ? L’avenir, répond Hugo dans Les Misérables.

4. La construction pyramidale du tableau est remarquable. À la base figurent les vaincus de l’histoire : soldats morts, ouvriers agonisants, paysans blessés jetant leurs ultimes forces dans la bataille. Dans un hideux enlacement, les cadavres aux teintes verdâtres se mêlent aux débris de l’histoire : pavés morcelés, casques perdus, haillons déchirés, poutres entassées pour la barricade. Leur sacrifice n’est pas vain cependant : l’amoncellement de cadavres sert de point d’appui au bourgeois (posant un genou sur la barricade) et surtout à la Liberté, debout, en marche, au sommet de la barricade et du tableau. Sans ce tas humain, elle ne pourrait avancer, ni fédérer derrière elle le peuple entier lancé à la conquête de sa liberté. Les différentes parties de la société, en armes, constituent en effet les étages intermédiaires de la composition triangulaire et semblent s’engouffrer dans son sillage. Le dispositif n’a donc rien de statique. Le regard circule au sein du tableau : le blessé au foulard rouge, qui se redresse pour contempler la Liberté, dirige notre regard vers cette allégorie centrale. L’impression de mouvement est renforcée par la posture de cet unique personnage féminin : elle brandit son bras droit en avant, le drapé de sa robe épouse l’avancée de sa jambe gauche. Sa ceinture presque dénouée flotte au vent, comme le drapeau immense qui se déploie au-dessus de la composition. La marche du jeune garçon redouble et renforce le mouvement de la Liberté. Enfin, pour entraîner Paris dans sa marche victorieuse, elle tourne à demi la tête derrière elle, appelant ses troupes du regard. C’est une façon de les inviter à prendre part au mouvement de l’histoire, mouvement violent et traumatique. Au dernier plan, les formes tourmentées des nuages et des volutes de fumée, propres au courant romantique, créent une atmosphère de tension et d’instabilité renforçant la dynamique de l’ensemble.

Romantisme et révolutions 5. La Restauration et ses raisons : voir manuel de l’élève p. 34. 6. Le rouge est, selon M. Pastoureau, la plus chaude des couleurs. Depuis le xvie siècle, il est associé à la passion, au sang, à la violence et à la révolution. Pour s’en convaincre, on peut visionner l’exposition virtuelle de la BnF consacrée à l’histoire de cette couleur. On comprend pourquoi Delacroix, peintre romantique passionnément épris de couleurs vives, dispose le rouge par touches. C’est ici un leitmotiv pictural reliant entre eux les personnages du tableau, quelle que soit leur origine. Il est piqué au bout des sabres, sous forme de cocarde ; il flotte à la ceinture de la Liberté et des insurgés, il marque de son étoile sanglante la tête d’un mort. Et, bien sûr, il coiffe la Liberté d’un bonnet phrygien, tandis que le drapeau tricolore a conquis le ciel parisien. Bonnet phrygien : coiffure des effigies de la République. Drapeau tricolore : drapeau de la France depuis la période révolutionnaire. Il fut abandonné de 1815 à 1830, période où la Restauration adopta un drapeau national blanc à fleurs de lis.

ÉCRITURE Vers la dissertation (Pistes.) A) Mettre sa plume au service de ses idées. a) Pour témoigner. Le peintre et le poète proposent un témoignage sensible, émouvant. Ex. : Delacroix n’est pas un révolutionnaire. Le regard qu’il pose sur les insurgés est assez ambivalent. Pourtant, son tableau est devenu un condensé allégorique des valeurs dans lesquelles la République française aime à se reconnaître. Ex. : certains artistes et écrivains ne sont pas seulement des « promeneurs » (Delacroix) : ils sont témoins et acteurs de l’histoire, accompagnant leur parole d’un passage à l’acte. Ainsi, Chateaubriand, par fidélité à une royauté dont il perçoit pourtant le caractère anachronique, s’engage, tout jeune encore, dans les guerres de Vendée (Livre X des Mémoires d’Outre-Tombe). b) Pour dénoncer. Les registres satirique, polémique, ironique peuvent transformer un poème en « châtiment ».

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Ex. : dans Les Châtiments, Hugo fustige Napoléon III et le rend ridicule. Dans la deuxième partie de « Souvenir de la nuit du 4 », l’ironie amère et la dénonciation virulente de la corruption et de la tyrannie triomphent. c) Pour fédérer et lier les hommes entre eux. Les mots et les images ont un pouvoir particulier : ils fédèrent et rassemblent un peuple autour de valeurs dans lesquelles il se construit et se reconnaît. C’est le cas de ce tableau, composé par un peintre refusant l’idée même de république. Pourtant, il en regroupe tous les emblèmes. Aujourd’hui, il en est devenu l’un des symboles. Le drapeau de la Liberté est devenu notre point de ralliement. B) Un art inféodé ? a) La littérature « engagée » est souvent dénuée de grâce et de poésie. On comprend la révolte des Parnassiens, se détournant de la politique, ou plus largement du débat d’idées, pour servir exclusivement le culte de la beauté, loin du fracas du monde. b) L’art utile devient une simple technique de persuasion. Ex. : Saint-John Perse, p. 470 du manuel, questions 1 et 2. c) L’art au risque de la propagande. Sitôt imprimée, une œuvre n’appartient plus tout à fait à son auteur. Elle peut être récupérée, détournée, avec ou sans l’aval de son auteur. C) L’honneur des écrivains a) Quand l’histoire est tragiquement indécise (révolution, guerre, etc.), les poètes veulent écrire des textes défendant les idées de liberté et de progrès, en rapport avec les circonstances : il en va de leur dignité d’hommes. C’est ce qu’écrit Aragon : « refuser la poésie de circonstance, c’est refuser aux poètes […] l’honneur des poètes qui est d’être des hommes. C’est une force qui les entraîne malgré eux ; une nécessité à laquelle ils ne peuvent ni ne veulent se soustraire. » Ex. : la nouvelle de Vercors, Le Silence de la mer, relate une résistance très particulière : la famille qui a l’ordre d’héberger un officier allemand refuse de lui parler. Le silence, chargé de tension, remplace les discours conférant parfois à la littérature d’idées une lourdeur de plomb. b) Une parole pour demain. On peut citer V. Hugo, définissant en ces termes la fonction spécifique du poète :

Le poète en des jours impies Vient préparer des jours meilleurs Il est l’homme des utopies Les pieds ici, les yeux ailleurs […] En tout temps, pareil aux prophètes Selon lui, ce « rêveur sacré » est capable de pressentir l’avenir et peut servir de phare. Ainsi, les artistes et écrivains peuvent éprouver l’engagement de leur plume comme une impérieuse nécessité.

Invention Le sujet d’invention demande aux élèves de s’appuyer sur les questions 1, 2, 4 et 6. La lecture du texte p. 486 peut constituer un corrigé.



François René de Chateaubriand, René, ⁄°‚¤ X p. ‡‚-‡⁄

Objectifs Analyser un roman romantique et étudier le registre lyrique.

« Le vague des passions » LECTURE 1. « Le vague des passions » traduit un état d’insatisfaction chez l’homme en quête d’infini. Les élèves pourront structurer leurs recherches autour de trois scansions littéraires et historiques : – La force du sentiment dans la littérature du tournant des Lumières : enthousiasme ressenti par celui qui contemple l’immensité de la nature et les paysages sublimes (Chateaubriand et le Voyage en Amérique), reconnaissance d’une aspiration de l’homme à l’infini. – L’interprétation idéologique que Chateaubriand donne de « ce vague des passions » dans le Génie du christianisme : l’auteur expose que seule la religion chrétienne pouvait satisfaire une soif d’infini qui ne peut s’assouvir qu’en Dieu et qui demeure sans issue après la destruction des cloîtres et couvents au moment de la Révolution. 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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– L’exploitation romantique du motif : mal du siècle, ennui de vivre, malaise, déception du réel, dégoût de la vie chez les héros romantiques.

2. Le malaise que le personnage éprouve entre dans une relation étroite avec le sentiment d’un déclin historique : fin du règne de Louis XIV (« je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin dans mon enfance », l. 2-3). Les antithèses (« génie »/« souplesse de l’esprit », « religion »/« impiété », « gravité des mœurs »/« corruption », l. 5-6) construisent l’idée d’une chute et d’une décadence sociale. Le regard que René porte sur son époque est donc négatif. En retour, le héros paraît inadapté à son temps : son goût pour la grandeur et le sublime entre en contradiction avec la médiocrité de ses contemporains. Son esprit est jugé « romanesque » (l. 17). Le personnage se plaît donc à souligner le décalage entre lui et la société, au prix d’un état d’isolement et d’anomie (singularité irréductible du héros qui ne parvient plus à correspondre avec les normes de son temps). 3. Il en résulte une mise en scène de l’isolement. Le traitement de la topographie inscrit le personnage dans les marges : de retour dans sa patrie (la France), René choisit de « [se] retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré » (l. 18-19). La formule « vie obscure » (l. 20) marque un goût pour le retrait hors du monde et des hommes. Dès lors, le texte privilégie les lieux de la solitude et de la rupture avec la société : refuge dans l’église (l. 22-33), promenade au moment du coucher du soleil qui a pour itinéraire les ponts, « un labyrinthe de rues solitaires » (l. 37-38). Le récit enferme le personnage dans les cercles d’une solitude indépassable. Chacune de ses stations marque une étape symbolique. Tout d’abord, René éprouve un sentiment d’étrangeté (« Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie », l. 11), qui est très proche de l’état de l’exil. La station dans l’église dote le malaise de René d’une dimension religieuse, voire métaphysique : sentiment d’être abandonné de Dieu, imploration pour être libéré de cet ennui de vivre, conscience de rédimer une faute pourtant inconnue. La dernière étape du texte (coucher du soleil, retentissement des cloches) laisse le personnage sur l’obsession de la mort : « chaque heure dans la société ouvre un tombeau » (l. 43).

4. L’exclamation « vaste désert d’hommes ! » (l. 21) joue sur l’association de termes contradictoires (solitude/société) et s’apparente à un oxymore. L’épanchement de la douleur est central à ce texte où domine le registre lyrique. Le discours de René est celui d’une longue déploration du personnage sur lui-même. L’intonation exclamative est constamment présente, de la formule inaugurale (« Hélas ! mon père… ») jusqu’à la clôture (« Hélas !… »). La déploration est avant tout répétition et ressassement de mêmes thèmes (exil, mort, ennui de vivre) qui confèrent une unité de ton au discours, qui hissent le lyrisme élégiaque jusqu’au lyrisme funèbre. Le rythme acquiert une importance. La cadence dominante consiste à permettre à la parole de s’amplifier (phrases de plus en plus longues) avec des effets de brisure et de rupture (rétablissement de phrases plus brèves) qui reconduisent au silence. Certaines phrases sont construites sur le mode de périodes oratoires (l. 17-19) : les trois appositions (« Traité…, honteux…, dégoûté… ») forment un triple palier qui permet à la voix de s’élever jusqu’à ce qu’elle ait atteint son intensité maximale dans la proposition principale (« je pris le parti de me retirer dans un faubourg »), pour retomber et s’amuïr en fin d’énoncé (« pour y vivre totalement ignoré »). Lorsque le personnage s’adresse directement à Dieu, son discours prend la forme d’une prière et d’une incantation. Le système des images poétiques contribue au lyrisme du passage. Les clameurs à l’extérieur de l’église sont comparées aux « flots des passions » et aux « orages du monde » (l. 26). La métaphore filée qui emprunte à une image biblique forte (« de se régénérer, de se rajeunir aux eaux du torrent, de retremper son âme à la fontaine de la vie », l. 30-31) rejoint la grande poésie sacrée. René quitte le seul registre de la déploration pour offrir une vaste méditation sur le temps et la mort, qui atteint à la grandeur d’un discours tragique. L’analogie entre l’astre oscillant et « le pendule de l’horloge des siècles » impose des formules somptueuses, dignes d’une oraison funèbre (« horloge des siècles » l. 36-37, retentissement des coups). Le dernier paragraphe peut être considéré comme un véritable poème en prose qui a son unité et sa cohérence (voir Commentaire).

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5. Par bien des aspects, René va servir de modèle aux héros romantiques : noblesse hautaine en rupture avec une société dominée par des valeurs viles ou médiocres, goût pour la solitude et refuge dans les arts, ennui de vivre qui atteint à une dimension métaphysique. Toutefois, dans l’extrait qui est proposé, René est moins un modèle qu’une figure originale et singulière : il est un aristocrate dont le déclassement s’explique par le contexte révolutionnaire, l’émigration et l’exil en Angleterre. De plus, le personnage ne saurait se confondre avec son auteur, même si son prénom – René – est identique. Par le jeu de l’autofiction, Chateaubriand invente un personnage mythique dont la désespérance est loin d’être exemplaire : sentiment de perte et d’abandon, absence de vocation, obsession envoûtante de la mort. Le personnage va nourrir l’imaginaire du romantisme noir, voire sulfureux (inceste entre René et Amélie). René est celui dont l’identité – médiocre mais confortable – de cadet aristocrate destiné à une carrière dans l’armée royale s’est vue détruite par la Révolution. Cette énergie désormais inutile et sans but se renverse en mélancolie sans fond, sans fin. Elle trouve à s’employer dans l’écriture, moyen de renaître à soi-même et de se forger une nouvelle identité.

HISTOIRE DES ARTS Le visage de Delacroix émerge de l’ombre et se trouve nimbé par les ténèbres. Il donne un caractère sombre au jeune homme (on a pu parler de « beau ténébreux »). S’il s’agit d’un autoportrait, le fait que le peintre se regarde lui-même pour se représenter révèle un face-à-face tragique, un certain penchant à la délectation morose où le mélancolique prend goût à sa propre douleur. Ce dispositif en miroir est très proche de celui du texte de Chateaubriand où le récit à la première personne livre René à une auto-contemplation doloriste.

VERS LE BAC Invention Les deux textes produits qui viendront en regard l’un de l’autre (déception de René / prévention des dangers de la mélancolie par sa sœur) devront respecter les formes et les codes de la lettre.

L’argumentaire de René, soutenu par l’emploi d’un registre pathétique ou tragique, peut s’inscrire dans les perspectives suivantes : – dégoût éprouvé envers la société, suite aux violences et aux tumultes révolutionnaires ; – perte des valeurs nobles et nouveau rôle de l’argent ; – place incomprise de l’homme qui goûte les arts et la poésie. L’argumentaire d’Amélie peut donner l’exploitation des pistes suivantes : – l’excès de mélancolie aboutit à l’aliénation, à la folie, à la pathologie ; – la mélancolie entraîne vers une solitude dangereuse et conduit à rompre avec ses semblables ; – il ne faut pas cultiver une trop grande nostalgie du passé ou de certaines valeurs, qui amènerait à ne plus s’adapter au monde et à n’en pas comprendre l’évolution inéluctable.

Commentaire Le paragraphe final s’apparente à un véritable poème en prose. René y décrit sa solitude, à l’égal de celle de Jean-Jacques Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire, mais dans un contexte historique plus tragique (Révolution française, émigration et exil à Londres). Le mouvement du texte est celui de la construction d’une solitude radicale et douloureuse. La topographie joue un rôle primordial (cf. question 3) : elle traduit le retrait de la communauté des hommes. À l’enfoncement dans les ténèbres (coucher de soleil, labyrinthe des rues solitaires) s’oppose la lumière des lieux de convivialité ou de sociabilité d’où se trouve exclu René (« les lumières qui brillaient », l. 38, « éclairaient », l. 40). Le discours de René repose bien sur l’antithèse : Je / les hommes. Ce mouvement de l’exil s’accompagne d’un regard sur le paysage et le monde. René est un contemplateur : « je m’arrêtais sur les ponts » (l. 34-35), « en regardant » (l. 38). Le tableau du coucher du soleil acquiert une dimension symbolique : l’entrée dans le monde de la nuit intérieure. Aussi le texte se construit-il sur le thème de la disparition progressive de la lumière. Les métaphores inaugurales (« enflammant les vapeurs de la cité » l. 35-36, « un fluide d’or » l. 36) marquent l’irradiation lumineuse dans toute sa splendeur. Puis la lumière n’est plus que celle artificielle des bougies et des demeures 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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(l. 38), avant que le texte ne célèbre les ténèbres (« le soir » l. 34, « la nuit » l. 37). Ce passage présente une méditation lyrique sur le destin des hommes et la mort. René « song[e] » (l. 40). Le ton devient funèbre : comparaison grandiose et pompeuse du soleil au « pendule de l’horloge des siècles » (l. 36-37), mise en scène de l’édifice gothique (l. 41-42). La cadence épouse un mouvement de déploration : interjection (« hélas »), formule qui joue de la personnification et de la métaphore macabre et lugubre (« ouvre un tombeau » l. 43), affleurement des affects sur le mode pathétique ou tragique (« fait couler des larmes » l. 43-44). Tout le paragraphe se caractérise par un allongement progressif des phrases (crescendo de la douleur et de la solitude), puis par une sorte de decrescendo qui privilégie la réduction des phrases finales jusqu’à la déploration brève et frappante et l’expiration de la voix dans le silence.

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Germaine de Staël, Delphine, ⁄°‚¤ X p. ‡¤-‡‹

Objectifs Analyser le tragique de l’Histoire dans un roman, et la construction du personnage.

Accepter son destin LECTURE 1. Le couple est pris dans les violences de l’Histoire. Cette page romanesque livre un tableau sanglant des désordres révolutionnaires : guerre, exécutions, mort. Les éléments narratifs offrent la mise en scène lugubre des derniers moments de Léonce. La dramatisation de l’épisode tient au rituel de l’exécution : voiture qui conduit le condamné sur le lieu du supplice, traversée du peloton, séparation et cérémonie des adieux, ultima verba. La scénographie laisse affleurer le souvenir douloureux des exécutions publiques, encore très présent dans la mémoire de lecteurs qui ont connu et qui ont pu être victimes des événements révolutionnaires. En arrière-plan,

Delphine évoque « une révolution sanglante, qui va flétrir pour longtemps la vertu, la liberté, la patrie » (l. 20-21). Cette page romanesque délivre donc une vision négative de la Révolution, à rebours de sa représentation officielle ou de l’héritage politique dont certains se revendiquent.

2. La marche à la mort que l’extrait relate semble assez comparable à un chemin de croix, puisque les deux héros en couple souffrent et doivent apprendre à renoncer à la vie. Leur discours (l. 8-28, l. 32-36 et l. 41-44) est très redevable au langage tragique qui exalte le sentiment de la malédiction et du malheur. Le couple oppose l’amour éternel à la mort. D’ailleurs, l’air qui retentit au moment du supplice rappelle à Léonce celui qui s’est élevé au moment de son mariage avec Mathilde. Dans cette posture sacrificielle, les deux personnages invoquent leur innocence au moment de périr. Aussi les amis du couple deviennent-ils les témoins d’un sacrifice dont ils auront la charge de conserver la mémoire. 3. Le discours assez long de Delphine vient s’inscrire en plein cœur de l’événement lugubre. Il vise à aider Léonce à se détacher de la vie et constitue donc un véritable ars moriendi en trois mouvements. – Ce moment de communion tardive et enfin assouvi cache les souffrances antérieures (l. 10-12). – Delphine rappelle le souvenir des blessures amoureuses que Léonce lui a infligées, certes involontairement (l. 12-14). – L’héroïne place leur existence sous le signe de la souffrance et du malheur auxquels ils n’auraient pas échappé, quelle que fût l’époque : « des êtres tels que nous auraient toujours été malheureux dans le monde » (l. 14-15). 4. L’héroïne joue donc un rôle primordial, celui de faire accepter la mort à Léonce. Son discours atteint le résultat escompté puisque, si l’on compare l’attitude initiale et celle finale de Léonce, le héros a évolué. En effet, celui-ci éprouve d’abord un violent sentiment d’injustice et de révolte : la première réaction de Léonce consiste à exprimer directement une plainte à Dieu (« Ah Dieu ! que vous ai-je fait pour m’ôter la vie… ? », l. 8-9). Il finit par adopter une attitude stoïque au moment du supplice.

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5. Le drame se hisse à la grandeur d’une tragédie à travers trois dimensions. Le tempo du récit est celui d’une narration assez précise, qui décrit l’exécution de Léonce, étape après étape. L’esthétique de ce passage est celle des pages romanesques funèbres ou lugubres du xviiie siècle, où l’on se plaît à exacerber le pathétique ou le tragique par un cérémonial de la mort. Le contexte des guerres révolutionnaires fournit des éléments réalistes à ce rituel de l’entrée dans la mort. La mort brutale de l’héroïne par empoisonnement marque un effet de surprise. Aucun indice ne permettait de suspecter l’idée de suicide chez Delphine, à part le grand discours sur l’acceptation du destin. La mort simultanée des deux amants est propre au tragique romantique. 6. De nombreux romans romantiques vont mettre en scène cette mort tragique. Goethe en a donné le ton dans Les Souffrances du jeune Werther où le héros, en décalage profond avec la société, finit par se suicider. La mort tragique rôde dans le roman romantique : – Raphaël de Valentin dans La Peau de Chagrin (Balzac), qui voit, à chacun de ses désirs satisfaits, le talisman magique se rétrécir ; – les squelettes enlacés d’Esméralda et de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris (Hugo) ; – la tentation du suicide chez René (Chateaubriand) ou Octave dans La Confession d’un enfant du siècle où maints coups de pistolet lui font frôler la mort ; – la grande agonie d’Atala (Chateaubriand) ; – la tête coupée de Julien Sorel que son amante Mathilde de La Mole tient sur ses genoux (Stendhal, Le Rouge et le Noir) ; – la décollation de Cinq Mars (Vigny) et celle des deux héros de La Reine Margot (Dumas). 7. Les violences de l’Histoire révolutionnaire permettent à l’auteur de doter ses personnages d’une dimension romantique. Les événements historiques, par leur dimension tragique, confèrent une épaisseur à la psychologie des personnages. Le sentiment de malédiction qu’ils éprouvent ne résulte plus d’un vague état d’âme, mais d’un affrontement direct et frontal avec les horreurs de l’Histoire. Leur identité d’aristocrates les désigne comme des victimes, sans doute parce que cette identité est devenue impossible dans un monde « révolutionné » (Bonald) qui définit autrement l’individu.

HISTOIRE DES ARTS De façon évidente, le peintre de cette scène historique majeure (l’exécution de la reine MarieAntoinette en 1793) a nimbé le personnage royal d’une lumière qui émane de sa robe blanche et immaculée. La pose est celle d’une victime sensible et stoïque face à l’événement tragique. Son regard porté au ciel lui confère une certaine sainteté. En contrepartie, la horde des soldats aux mouvements amples et brusques, le tumulte d’une foule populaire aux expressions criardes et agressives, manifestent une force historique proche du chaos et du désordre. On le comprend, la représentation de l’événement en propose une lecture symbolique (Bien versus Mal), selon un point de vue idéologique très clair : William Hamilton impose une contre-image de la Révolution française pour en montrer l’insoutenable violence perpétrée sur une victime innocente et pure. Il s’agit là d’une œuvre qui entre dans le vaste courant d’une peinture contre-révolutionnaire, tentant de restaurer l’image de la famille royale et inscrivant son sacrifice dans une dimension quasi hagiographique. Cette œuvre oppose aux violences de l’histoire révolutionnaire la légende de la reine martyre. C’est ainsi qu’elle reconquiert les cœurs : s’adressant au sentiment davantage qu’à la froide raison, elle touche et soude la communauté des âmes sensibles. L’évocation fuligineuse et sanglante du théâtre de la guillotine complète ce dispositif symbolique : larmes et frissons rassemblent le peuple dans un même frémissement. C’est ainsi que ce tableau s’inscrit pleinement dans le premier romantisme français, ultra-catholique et ultra-royaliste parce que ultrasensible. C’est d’ailleurs ce que déplore Michelet : les révolutionnaires, trop froids, n’ont pas su instituer de cérémonies pour fédérer efficacement le peuple français, quand le culte contre-révolutionnaire a su refonder la société, unie dans les larmes « d’un cœur qui se déborde ».

VERS LE BAC Invention Le texte produit adoptera le point de vue d’un témoin favorable aux deux héros. Il s’agit d’un discours narratif à forte dimension testimoniale et charge émotive. On sera donc vigilant à ce que : – les élèves prennent en compte les différents constituants et étapes du récit ; 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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– la caractérisation des héros s’inscrive dans le genre de l’éloge ; – les marques du parti pris subjectif soient présentes : registre pathétique qui exprime la pitié et la compassion, indices d’admiration, expressivité propre à cette dernière : exclamation, interrogations… Ce nouveau point de vue partisan sur les événements autorise l’accentuation de la dimension hagiographique ou héroïque. La consigne d’écriture précise la progression du texte en deux étapes : une première partie narrative ; une seconde, plus de nature argumentative. L’argumentaire sur la conduite à adopter face aux violences de l’Histoire peut s’engager dans les perspectives suivantes : – les mouvements collectifs peuvent dégénérer en hystérie meurtrière ; – c’est dans de telles circonstances que des attitudes héroïques peuvent émerger ; – il convient d’en entretenir la mémoire pour ensuite prendre du recul et analyser le cours de l’Histoire et des attitudes parfois irrationnelles. Piste : rien n’interdit de séparer la classe en deux groupes distincts, recevant une consigne d’écriture différente : pour le premier, celle donnée dans le manuel ; pour le second, le même récit à partir d’un point de vue hostile aux aristocrates.

Oral (entretien) 1) Les personnages exemplaires souffrent certes de leur modélisation excessive (courage, bravoure, vertu…) mais supportent et incarnent des valeurs fortes, capables de nous instruire sur l’attitude à tenir dans les événements historiques. Exemple 1 : Dans Les Misérables de V. Hugo, le romancier déploie une série de figures très contrastées, entre des jeunes révolutionnaires exaltés dans leur combat pour la liberté, des personnages plus réactionnaires (Javert épris du seul respect, à la lettre, d’une Loi arbitraire et inégalitaire). Exemple 2 : Le roman d’aventures est grand pourvoyeur de figures exemplaires et romanesques. Ce type de récit se construit à partir de l’opposition fondamentale entre le bien et le mal, selon un manichéisme assez simple, mais significatif. Ainsi le lecteur peut-il s’identifier à un héros comme Michel Strogoff (Jules Verne) qui fait preuve de bravoure et d’abnégation. De

même, Saint-Exupéry sait évoquer l’épopée des conquérants de l’inutile, comme Mermoz. Exemple 3 : Les romans de Malraux proposent des figures de héros qui tentent de défier l’absurdité de la vie par des actes de fraternité : Garine dans Les Conquérants, Kyo dans La Condition humaine, les personnages de L’Espoir. Ces figures édifiantes, prêtes au sacrifice et au don de soi, servent une morale laïque et non plus strictement religieuse. 2) Toutefois, l’excès d’exemplarité peut priver un personnage de toute humanité. Certains romans ont pour fonction de démonter cette réduction du héros à un modèle. Exemple 1 : Dans Don Quichotte, Cervantès met en scène un chevalier qui abuse de la lecture de romans de chevalerie et qui en devient ridicule. Le texte romanesque fonctionne sur le contraste entre réalité et rêve. Exemple 2 : Le même procédé romanesque est à l’œuvre dans Madame Bovary de Flaubert, puisque l’auteur confronte les rêves sublimes et naïfs de son héroïne à la platitude du réel. Exemple 3 : Dans son conte philosophique Candide, Voltaire fustige certains stéréotypes romanesques qui créent l’amalgame entre personnage, vertu et perfection. Les héros trop naïfs ne connaissent que les infortunes de la vertu. Le roman a bien cette fonction de déconstruire une approche théorique et dogmatique de la vie (ici, la vertu, l’optimisme) pour réimposer l’humanité dans ses contradictions, voire son abjection ou ses turpitudes.



Benjamin Constant, Adolphe, ⁄°⁄§ X p. ‡›-‡∞

Objectifs – Enrichir sa connaissance du roman romantique et de ses lieux communs. – Analyser un registre : le pathétique. – Étudier une scène clé : la mort d’un personnage.

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Contempler sa douleur LECTURE Une mort romantique 1. Cette page romanesque est le long récit de l’agonie de l’héroïne. Les paragraphes aident à structurer sa progression : le tableau de la maladie qui frappe l’héroïne (l. 1 à 9), la relation qui unit les personnages (l. 10 à 16), l’analyse que le jeune homme donne de ses sentiments (l. 17 à 30), l’aggravation soudaine de la maladie et l’ultime rencontre des amants (l. 31 à 43), l’agonie finale (l. 44-45). 2. Ellénore est certes victime de la maladie, mais surtout des cruautés de l’amour. Le texte dévoile peu à peu les raisons de ce martyre. Dans le retour qu’Adolphe fait sur ses propres sentiments, le jeune homme exprime sa culpabilité : « J’avais brisé l’être qui m’aimait ; j’avais brisé ce cœur » (l. 23). Les ultima verba de l’héroïne laissent deviner une relation complexe et fatale : « j’ai bien des fautes à expier : mon amour pour vous fut peut-être une faute » (l. 41-42). Le texte maintient une dissymétrie entre la tendresse que l’héroïne manifeste (l. 10, l. 24) et un certain égoïsme du héros qui avoue avoir souhaité traverser le monde et la société « indépendant » (l. 23). La douleur que celui-ci ressent est donc l’expression coupable d’une âme tourmentée qui a précipité le destin de la jeune femme. 3. La peinture du mal du siècle est dominante dans la littérature romantique. C’est Chateaubriand qui en donne la première expression majeure dans René (1802) : cette jeune âme aristocratique, déclassée socialement, en mal d’une véritable vocation, éprouve un douloureux ennui de vivre (taedium vitae) sans que la religion, elle-même mise à mal, puisse la soulager. L’alternance permanente entre exaltation et dégoût, appel de l’infini et déception, révèle les contrariétés d’une âme qui a perdu toute unité. Chacun des grands romans romantiques va donner sa version du mal du siècle : Delphine de Germaine de Staël, La Confession d’un enfant du siècle de Musset… Chez Benjamin Constant, le grand sentiment de la désolation qui envahit les personnages (espérances vaines, mort, solitude, désert du monde) est dû à une situation amoureuse complexe : le héros, Adolphe, est épris d’une liberté héritée du

libertinage du xviiie siècle. Aussi va-t-il jusqu’à la rupture avec Ellénore. Ce n’est qu’au moment de la mort de l’héroïne qu’il prend conscience de son attachement sentimental.

4. Cette page romanesque qui s’organise autour du topos de l’agonie, se construit en un tableau pathétique. Pour provoquer et susciter la pitié chez le lecteur : – Le romancier transfigure la jeune femme en une figure tragique accablée par la fatalité de la maladie. Des lignes 1 à 9, le vocabulaire de la dégradation physique (« s’affaiblir et dépérir », l. 1 ; « les signes avant-coureurs de la mort », l. 5 ; « la souffrance physique », l. 7 ; « la dégradation des organes », l. 9), les adjectifs qui marquent la pitié (« déplorable », l. 6 ; « instants terribles », l. 8), la personnification de la mort (« la nature sombre et silencieuse poursuivait d’un bras invisible son travail impitoyable », l. 3 et 4), donnent à l’épisode toute sa dimension tragique. Le narrateur dévoile comment il essaie d’alléger la souffrance auprès de la malade pourtant condamnée. – Ce pathétique propre à la situation d’Ellénore est redoublé par l’expression du désarroi qu’Adolphe ressent (des lignes 17 à 30) : rester vivant avec le sentiment d’avoir brisé un cœur, d’être irrémédiablement seul. – La temporalité même du récit accentue le pathétique. L’adverbe « tout à coup » (l. 31) accélère la narration vers l’issue fatale. L’avantdernier paragraphe présente le tableau des derniers instants, focalisé sur la cassette et la lettre, et inclut les ultimes paroles de l’héroïne au discours direct, ce qui renforce l’effet pathétique. Les rites religieux (confession, extrême-onction) confèrent une grandeur tragique à la scène. – La brièveté du dernier paragraphe, qui tient en deux lignes (l. 44 et 45), joue sur le laconisme, la rupture définitive que la mort scelle entre les deux amants : Adolphe découvre de loin et parmi « tous les gens » Ellénore en prière. Au moment le plus tragique, l’expression des sentiments devient impossible. 5. Pour faire percevoir la dimension lyrique de cette page, on portera l’observation stylistique sur : – un propos centré sur la première personne ; – les répétitions (« Il lutte contre… contre… », l. 19 ; « J’avais brisé… j’avais brisé… », l. 23 ; 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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l’anaphore du pronom de la première personne : « j’étais… je ne vivais… », l. 26) qui créent un effet d’incantation ouvrant le texte à l’expression lyrique de la douleur ; – le rythme : amplification des phrases sous le coup de la douleur et de son épanchement.

Une conscience déchirée 6. C’est le propre de la fiction de Benjamin Constant que de demeurer un roman d’analyse. Le troisième paragraphe a pour fonction de mettre en regard de la douleur d’Ellénore celle d’Adolphe. Toutefois, le jeune homme analyse sa condition pathétique par le fait même qu’il reste en vie : survivre à sa maîtresse, connaître la culpabilité et la solitude (« déjà l’isolement m’atteignait. Ellénore respirait encore, mais je ne pouvais déjà plus lui confier mes pensées », l. 25-26). Si le pathétique concernant l’héroïne est porté par la mort, celui touchant la condition du héros est paradoxalement le fait de survivre. 7. À la tendresse infatigable d’Ellénore, à son dévouement (l. 24-25), s’oppose l’égocentrisme d’Adolphe (cf. éléments de réponse dans la question 2). Il convient donc de dépasser les jeux d’échos et de miroirs entre les deux conditions tragiques. La diégèse choisie (récit à la première personne) permet de faire soupçonner dans l’insistance sur la première personne la forme d’un égoïsme foncier : celui d’un homme qui a brisé le cœur d’une femme jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le lyrisme déguise mal un narcissisme destructeur pour l’autre.

HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de Benoît Jacquot excelle à jouer sur le rapprochement des deux jeunes gens (proximité physique) tout en marquant l’absence de communication et de partage. En effet, leurs regards ne se rencontrent pas. Celui d’Ellénore (interprétée par Isabelle Adjani) est même absent, vide. La pose d’Adolphe (Stanislas Merhar) rend son expression impossible à lire : peut-on parler de regard fuyant ou oblique ? Le plan renforce l’hiératisme des attitudes. De même, la lumière crépusculaire (fond obscur, contraste entre les vêtements sombres et l’arrière-plan plus lumineux) peut symboliser le clair-obscur d’une psychologie complexe où le sentiment amoureux peine à survivre.

VERS LE BAC Invention Le texte produit devra respecter les codes de retranscription et de présentation d’un dialogue, soit sous forme théâtrale, soit dans le cadre d’un récit. On veillera à ce que chacun des interlocuteurs développe un argumentaire cohérent : – en faveur des émotions fortes qui favorisent l’implication du lecteur dans : l’acte même de lecture (suspense, surprise), la compréhension d’une situation (condition pathétique d’un personnage), sa participation à certaines représentations du monde (par exemple, peinture lyrique de la nature), la perception d’une visée critique (récit satirique ou dominé par l’ironie) ; – contre les facilités du registre pathétique : invasion de la sensibilité, scènes trop stéréotypées ou fonctionnant à partir de poncifs larmoyants (écriture romanesque qui tourne au procédé dans les romans populaires), recours au sensationnel au détriment d’une véritable réflexion sur des situations… Les deux interlocuteurs peuvent se rejoindre sur des dispositifs romanesques où la sensibilité du personnage est l’objet d’une distanciation ironique (par exemple, Madame Bovary).

Dissertation L’objet de la délibération littéraire porte sur la capacité du personnage à aimer jusqu’à en mourir et sur l’intérêt romanesque qui en ressort ou non. Cet abandon du personnage jusqu’à la mort d’amour favorise : – une représentation sublimée de la passion amoureuse dans le roman courtois ou sensible (par exemple, Tristan et Iseult ; Manon Lescaut) ; – la création d’un personnage qui présente une personnalité forte (Madame Bovary qui s’empoisonne, Anna Karénine…) ; – la capacité du roman à se hisser jusqu’à la grandeur tragique (René de Chateaubriand : la claustration d’Amélie est un suicide déguisé, puisque l’héroïne vit une passion coupable pour son propre frère René). Ce topos du roman sensible (aimer jusqu’à ce que mort s’ensuive) nuit à : – la vraisemblance romanesque : le récit demeure dans le registre de l’extraordinaire et du merveilleux ;

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– la libre détermination attendue chez un héros ou une héroïne : le roman a pour intérêt de présenter des personnages qui cherchent à se déterminer en fonction de situations inédites, plutôt que de subir un destin qui ressortit davantage au genre de la tragédie ; – l’analyse des circonstances de la mort d’un personnage (par exemple, Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez) qui relève moins d’un fait incompréhensible à admettre que d’un réseau complexe de causes (psychologiques, sociales, historiques…).



E. T. A. Hoffmann, Les Mines de Falun, ⁄°⁄· X p. ‡§-‡‡

Objectif Analyser un texte fantastique du XIXe siècle.

Le monde des profondeurs LECTURE Les forces du monde souterrain 1. Le rêve est une plongée dans un monde souterrain aussi fascinant qu’inquiétant. La roche « aux reflets noirs » se métamorphose successivement en mer « étincelante, solide et transparente », en sol de cristal resplendissant, en ciel aux froids éclats métalliques (l. 1 à 9). Au changement de luminosité s’ajoute la confusion des axes spatiaux : ce qui est normalement situé en bas (les « profondeurs de l’abîme », l. 13) constitue ici « un ciel de nuages » (l. 9). L’impression de luxuriance fantastique caractérise cet autre monde, symétrique inversé du nôtre : la roche enfante brusquement quantité de plantes et fleurs merveilleuses, faites « d’un métal éblouissant ». Le recours au passé simple (« s’agita », « s’éleva du sol ») suggère dans un premier temps la violence du jaillissement. Puis, l’usage de l’imparfait (« leurs fleurs et leurs feuilles montaient ») insiste sur le caractère continu de ce mouvement d’engendrement venu des « profondeurs ». L’allitération en [f], choix du traducteur, renforce encore l’idée de

profusion (l. 11-12). Un léger sentiment de malaise peut être ressenti par le lecteur : ces créations très nombreuses s’emmêlent, jusqu’à l’étouffement. De même, lorsque le regard du rêveur plonge plus profondément encore dans les noires profondeurs (l. 15), il découvre que des jeunes filles se tiennent enlacées : « d’innombrables et charmantes silhouettes virginales qui se tenaient enlacées de leurs bras blancs et brillants ».

2. L’enlacement et la confusion caractérisent le monde souterrain. Tous les éléments végétaux, minéraux ou humanisés semblent liés et mêlés, dans une indifférenciation archaïque. Ainsi, mer et roche se confondent, les fleurs (règne végétal) sont constituées de métal (règne minéral). Surtout, le rêveur découvre que les fleurs germent dans le cœur des jeunes filles, la chair se mêlant à l’acier. On peut citer : « dans leurs cœurs germaient ces racines, ces fleurs et ces plantes » (l. 17-18). 3. Voir question 1.

La vision d’Elis 4. La scène est vue par le personnage principal, Elis. Le choix de la focalisation (ou point de vue) interne permet au lecteur de plonger avec lui dans le monde des profondeurs. 5. Le monde révélé par le rêve est nommé « harmonie » (l. 18). Le terme, cher à Hoffmann, a ici son sens fort : il renvoie à l’harmonie primitive, qui, dans les mythologies anciennes, désigne la création avant que les créatures soient séparées les unes des autres, avant que les règnes soient différenciés. Tout est mélangé et indistinct, comme dans la vie utérine où l’enfant ne fait qu’un avec sa mère, avant d’être séparé d’elle pour devenir un individu unique à part entière. Le rêve permet de retrouver cet état archaïque de fusion et de confusion. Il engendre l’émerveillement (« le ravissement de son cœur », l. 32) et enflamme douloureusement la nostalgie : « Un indescriptible sentiment de douleur et de volupté s’empara du jeune homme, un monde d’amour, de nostalgie » (l. 20-22). Cependant, il suscite aussi l’épouvante (« l’épouvante allait le saisir », l. 30, ou « les délices et les épouvantes résonnaient au fond même de son être », l. 46-47). 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Le ravissement se change « en une angoisse qui le broyait » (l. 33) lorsque apparaît la reine des métaux. Le rêve s’achève « dans une angoisse indicible » (l. 45). Ainsi, Elis désire et redoute ce retour onirique dans un monde archaïque, où il ne ferait qu’un avec la mère, où il sentirait « son moi se diss[oudre] dans les roches étincelantes » (l. 45).

L’autre femme 6. La reine des métaux est ambivalente. Elle règne sur un monde souterrain où les contraires sont réconciliés, où grandit l’harmonie merveilleuse dont le héros a gardé la nostalgie. Mais elle apparaît aussi avec le « visage austère d’une femme géante » (l. 31) qui exige d’Elis une fidélité sans faille, ce qui suppose l’oubli de soi, la dissolution du moi. Elle est « l’autre mère », exerçant une emprise redoutable. Elle est la rivale de la jeune fiancée (l. 39) et de la vraie mère, qui, toutes deux, crient et appellent Elis pour qu’il revienne dans le « monde d’en haut » auquel il appartient (l. 37 sq.). 7. Le vieux mineur met Elis en garde contre la fatale attraction qu’exercent sur lui le monde des profondeurs et sa reine : « Tu peux encore lever les yeux là-haut », lui dit-il, lignes 34-35. On ne relève pas moins de trois occurrences de l’impératif « Prends garde ». Cependant, l’avertissement résonne comme une malédiction : n’est-il pas trop tard, puisque Elis a déjà fait allégeance à la géante ?

ÉCRITURE Argumentation L’exercice consiste à s’appuyer sur le texte pour comprendre ce que le rêve recèle et révèle : le monde des profondeurs. Il est décrit, au sens propre, comme une mine fantastique où abondent les minéraux et les métaux. Au sens métaphorique, la mine et « les profondeurs de l’abîme » peuvent désigner les profondeurs psychologiques du moi. Le lecteur plonge alors dans les désirs et les angoisses secrètes du sujet. Il peut découvrir ses aspirations inconscientes, ses contradictions enfouies. Hoffmann, porté par son imagination, explore cette veine inépuisable et pénètre dans les ténèbres de l’âme humaine, comme il le confie dans Princesse Brambilla : « Ne penses-tu pas comme moi, ô lecteur, que,

de tous les contes fantastiques, c’est l’esprit humain lui-même qui est le plus merveilleux ? Quel monde splendide repose au sein de notre conscience ! Aucun soleil ne l’étreint dans son orbite ; ses trésors éclipsent les insondables richesses de l’univers visible tout entier. Nous n’aurions qu’une existence de macabres spectres, de misérables mendiants ou d’aveugles taupes, si l’âme cosmique n’avait équipé ces mercenaires de la nature que sont les humains, en mettant au fond de leur âme l’inépuisable mine de diamants d’où rayonne dans tout l’éclat de sa splendeur le royaume merveilleux qui est devenu notre patrimoine. » (Gallimard, 1979, traduction Couston, p. 91.) Prolongements On peut découvrir plus amplement l’âme romantique et le rêve en lisant ces deux textes d’auteurs allemands : TEXTE 1 Pareil au chaos, le monde invisible voulait enfanter toutes choses ensemble, les figures naissaient sans cesse, les fleurs devenaient arbres, puis se transformaient en colonnes de nuages, et à leur faîte poussaient des fleurs et des visages. Puis je vis une vaste mer déserte, où nageait seulement le monde, petit œuf gris et tacheté que les flots ballottaient. De toutes choses, dans ce rêve, on me disait le nom, mais je ne sais qui. Puis un fleuve traversa la mer, portant le cadavre de Vénus… Ensuite, il neigea des étoiles lumineuses, le ciel fut vide ; mais à l’endroit où est le soleil à midi s’alluma une rougeur d’aurore : la mer se creusait en dessous de ce point et à l’horizon s’amoncelait sur elle-même, en d’énormes volutes de serpent, couleur de plomb, fermant la voûte céleste. Du fond de la mer, sortant de mines innombrables, des hommes tristes, pareils à des morts, surgissaient, et ils naissaient. J. P. Richter (1763-1825), Choix de rêves, traduction d’A. Béguin, Paris, Corti.

TEXTE 2 Bientôt [Heinrich] arriva devant un ravin à flanc de coteau et il lui fallut escalader les pierres moussues entraînées là par quelque ancien torrent. La forêt se clairsemait à mesure qu’il grimpait et il parvint enfin à une petite prairie sur le versant de la montagne. Tout au fond se dressait une sorte de falaise à pic, au pied de laquelle il

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aperçut une ouverture, sans doute l’entrée d’une grotte… Elle s’enfonçait dans le roc et il chemina sans difficulté, attiré bientôt par une vive clarté qui semblait venir d’une grande caverne, où il entra. Un puissant geyser, véritable source jaillissante, montait jusqu’à la voûte, où il se pulvérisait pour retomber en mille étincelles dans un vaste bassin. Ce jet brillait comme de l’or en fusion, mais on n’entendait aucun bruit ; un silence religieux enveloppait la splendeur de ce spectacle. Il s’approcha de ce bassin dont les ondes chatoyaient, diaprées, multicolores. Les parois de la caverne ruisselaient de ce même liquide non point brûlant, mais glacé, qui ne laissait sur ces murailles qu’une mate lueur bleuâtre. […] il descendit dans le bassin. Novalis, Heinrich von Ofterdingen, chapitre I, 1801, traduction de Delétraz et Tardif, Les Romantiques allemands, Gallimard, « la Pléiade ».

Autre exercice d’écriture possible : Comparez l’évocation de l’espace souterrain et magique de ces trois rêves fantastiques. Qu’exprime la géographie des profondeurs ?

VERS LE BAC Invention Le sujet d’invention suppose de connaître le schéma narratif (élément de résolution et situation finale). Il exige aussi, au titre de prérequis, d’avoir repéré les thèmes chers à l’auteur afin de les réutiliser : ambivalence des personnages, confusion des règnes, inversion des axes, mélange fascinant de l’horreur et de l’attraction. Les questions aident à les repérer.



Théophile Gautier, Omphale, histoire rococo, ⁄°‹› X p. ‡°-‡·

Objectif Analyser un texte fantastique au XIXe siècle.

Le récit d’une séduction LECTURE Une véritable enquête 1. Le texte est un récit fantastique dans la mesure où le surnaturel fait « une irruption insolite […] dans le monde réel » (R. Caillois). La situation initiale, résumée dans le paratexte, est en effet fort banale et réaliste. L’incarnation de la marquise de T***, décédée depuis des générations et immortalisée sous les traits d’Omphale, l’est moins : elle cesse littéralement de faire tapisserie, s’anime et bondit dans le monde des vivants. On peut, à juste titre, parler d’une « irruption insolite ». 2. Certains indices laissent penser que le narrateur-personnage a rêvé ou halluciné l’apparition de la jeune femme. Baptiste, le valet de chambre, s’exclame : « Vous avez tort, monsieur, de dormir les rideaux ouverts. Vous pourriez vous enrhumer du cerveau. » (l. 14-15). On peut en déduire que le personnage principal est tombé malade et, dans cet état de fièvre, a confondu le fantasme et la réalité. La confession narquoise du narrateur plaide pour cette interprétation vraisemblable : « Il y avait de quoi en perdre la tête ; aussi je la perdis. » (l. 37-38). D’autres indices en revanche sèment le doute et suggèrent l’intrusion d’une morte qui revient. À la ligne 21, la tapisserie ne dissimule « ni panneau masqué ni porte dérobée ». Le personnage a pris le temps de le vérifier, en examinant et palpant le tissu. Il a constaté que « plusieurs fils étaient rompus dans le morceau de terrain où portaient les pieds d’Omphale » (l. 22-23) et que les rideaux, qu’il croyait fermés la veille au soir, étaient ouverts le matin. « La belle et charmante femme réelle » qui l’a rejoint la nuit n’a pu venir que par ce curieux passage, ce motif déchiré dans le tapis. Surtout, l’oncle du jeune homme croit lui aussi au retour de la belle dame sans merci et accrédite ainsi l’explication surnaturelle. Il en prend même ombrage, comme en témoignent le démontage de la tapisserie et ses aveux jaloux, murmurés sotto voce : « Cette marquise de T*** est vraiment folle ; où diable avait-elle la tête de s’éprendre d’un morveux de cette espèce ? » (l. 57-58). Le lecteur ne peut trancher entre les deux interprétations, ce qui est caractéristique du fantastique. Todorov insiste sur ce point : le texte 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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oblige « à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle […] Ensuite, cette hésitation peut être ressentie également par un personnage ». (Voir synthèse « Le fantastique » p. 153.)

3. L’irruption des éléments fantastiques ne provoque pas la peur car leur étrangeté inquiétante est désamorcée par l’humour du narrateur. Il transforme, par exemple, le vieil oncle jaloux en barbon digne de Molière (l. 55-56) : ce personnage fait irruption en maugréant, suivi d’un ouvrier portant tenailles et échelle, pour faire démonter la tapisserie et son séduisant motif. Le même comique de situation est à l’œuvre au début du texte, régissant entrées et sorties des personnages : la jeune femme ne peut se déplacer qu’à reculons, « de peur sans doute » de laisser voir « son envers » (l. 12). Ficelles du récit et envers de la tapisserie sont exhibés avec malice, pour la plus grande joie du lecteur.

Une femme fantastique 4. La séduction de la jeune femme diffère de nombreux récits fantastiques : loin d’exercer une fascination morbide, elle séduit le personnage masculin par ses gestes aussi entreprenants que légers. La focalisation interne en témoigne : « elle passait ses doigts dans mes cheveux, me donnait de petits coups sur les joues et de légers baisers sur le front » (l. 31-32). De même, sa conversation fait tourner la tête du jeune homme par ses traits d’esprit ou ses enfantillages voulus : « Elle babillait, elle babillait d’une manière moqueuse et mignarde ». Rien d’appuyé, rien de grave. La frivolité et la grâce ajoutent au charme du personnage et du récit. 5. Omphale, reine de Lydie, épousa Héraclès (Hercule) après l’avoir obligé à filer à ses pieds, habillé en femme, tandis qu’elle-même s’était parée de la peau de lion appartenant au héros. La marquise est costumée à la manière d’Omphale et aime, ainsi virilement vêtue, exercer sa domination sur les hommes qu’elle séduit, sur un mode léger toutefois. Prisonnier de la tapisserie, son mari le marquis « le plus philosophe et le plus inoffensif du monde » (l. 43) est contraint d’assister à ses infidélités, que l’on suppose nombreuses puisqu’il est « habitué ». Cette situation cruelle fait rire la marquise « de tout son cœur » (l. 42).

De même, le narrateur-personnage est passif, tandis que la séduisante marquise multiplie les initiatives. Elle le confesse aux lignes 1 à 11, soulignant que l’inversion des rôles traditionnellement dévolus à l’homme et à la femme est une « démarche inconvenante » (l. 7-8), certes, mais délectable. Elle y prend un vif plaisir : elle joue gentiment avec sa jeune proie, multipliant chatteries et mignardises félines, « petits coups » et « légers baisers ». Seul le vieil oncle refuse de filer doux aux pieds de cette nouvelle Omphale et la fait remiser au grenier. Prolongements « Histoire des arts » Le tableau de F. Khnopff reprend, en le radicalisant, le mythe de la femme-tigresse. Et, si le visage de la créature féminine semble empreint de douceur, les membres postérieurs, musculeux, semblent prêts à bondir. Ses pattes peuvent aussi bien distribuer des caresses que des coups de griffes. On peut demander aux élèves de comparer ce tableau, en mettant l’accent sur le caractère dominateur d’Omphale, avec l’œuvre beaucoup plus ancienne de Bartholomeus Spranger (15461611), Hercule et Omphale (1575), huile sur cuivre, 24 × 19 cm (Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche).

6. Plusieurs indices prouvent qu’Omphale n’en est pas à son coup d’essai. La réaction du vieil oncle le prouve, qui s’exclame : « elle avait pourtant promis d’être sage ». On peut demander aux élèves ce qui a bien pu se passer. L’oncle a-t-il été le prédécesseur séduit puis oublié ? Plusieurs hypothèses peuvent être émises, sur lesquelles peuvent se greffer des exercices d’écriture d’invention nombreux.

Un récit nostalgique 7. Le temps s’est écoulé entre la scène de séduction et sa mise en récit. Le recours aux temps du passé, imparfait et passé simple, en est une première indication. La seconde réside dans les commentaires ironiques que le narrateur âgé fait sur la conduite du jeune homme inexpérimenté qu’il fut. On peut citer les lignes 37-38 : « Pauvre écolier de dix-sept ans ! Il y avait de quoi en perdre la tête ; aussi je la perdis.» Le décalage entre temps du vécu et temps de l’écriture montre que le narrateur a pris du recul et compris a posteriori le jeu de la séduction dont il fut la victime ravie.

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8. Le narrateur, âgé et retors, a compris à la fois l’amour et l’écriture fantastiques. Il maîtrise le récit d’une séduction et la séduction du récit. Et il le dit ! Il brode sur le thème d’Omphale, il exhibe les ficelles du récit, il fait allusion à l’envers de la tapisserie, image convenue pour désigner un texte (un tissu, étymologiquement) : l’auteur maîtrise son sujet et aime le montrer, en connivence avec son lecteur. C’est ce qui fait la force et l’intérêt de la nouvelle fantastique, dont E. Poe rappelle qu’elle nécessite une parfaite maîtrise du tissage. Tous les éléments de l’intrigue s’entrelacent avec une science consommée pour provoquer l’effet de chute final. (Voir synthèse, p. 151.)

VERS LE BAC Invention Ce sujet d’invention repose sur l’observation d’un tableau, déclencheur de l’écriture. On vérifiera que les élèves mettent bien en place une atmosphère fantastique.

§

Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, ⁄°›› X p. °‚-°⁄

Objectifs – Découvrir le genre du roman historique. – Étudier l’art du dialogue romanesque. – La rencontre entre d’Artagnan et les trois mousquetaires, outre qu’elle est un des épisodes les plus célèbres de la littérature, permet d’étudier l’art avec lequel Dumas introduit ses personnages.

L’art du dialogue au service du roman historique LECTURE L’honneur des mousquetaires 1. Athos avoue ne pas savoir exactement pourquoi il se bat, ligne 9 : « Ma foi, je ne sais pas trop, il m’a fait mal à l’épaule ». Porthos et

Aramis, quant à eux, savent pourquoi ils se battent, mais ne peuvent l’avouer tant les motifs en sont futiles. Le véritable enjeu du duel est l’honneur, car, selon les mousquetaires, les duels sont « tout à fait dignes de deux gentilshommes », pour reprendre les paroles d’Aramis (l. 53-54).

2. C’est le cardinal de Richelieu qui a interdit les duels. En s’affrontant, d’Artagnan et les trois mousquetaires enfreignent donc la loi. C’est la raison pour laquelle ils doivent rapidement remettre l’épée au fourreau, afin d’éviter que les gardes du cardinal ne les aperçoivent en train de se battre (l. 64-66).

Un héroïsme très théâtral 3. Dumas transpose dans l’écriture romanesque des éléments théâtraux : – nombreuses répliques au discours direct ; – des didascalies indiquant les gestes des personnages (l. 1-2, « en montrant de la main d’Artagnan » ; l. 14-15, « en faisant signe à d’Artagnan » ; l. 32, « du geste le plus cavalier qui se puisse voir », etc.) ; – décor qui est explicitement lié au théâtre, l. 37-38 : « l’emplacement choisi pour être le théâtre du duel » ; – nombreuses références aux costumes des uns et des autres (l. 12, « une discussion sur la toilette » ; l. 40, « mon pourpoint ». 4. De façon très théâtrale, Dumas multiplie les coups de théâtre. L’extrait commence sur un premier coup de théâtre : les trois mousquetaires, qui se retrouvent, comprennent qu’ils affrontent tous les trois en duel le même homme. Deuxième coup de théâtre : le mot d’excuses, prononcé par d’Artagnan (l. 22). Le troisième coup de théâtre est lié à l’entrée en scène de nouveaux personnages : les gardes du cardinal (l. 60-61). 5. D’Artagnan fait preuve de panache héroïque à plusieurs reprises : en évoquant sa mort avec grandeur, dans la réplique des « excuses », et en proposant de se battre en pourpoint. Dumas souligne d’ailleurs la grandeur et le courage de son héros, l. 34-35 : « Le sang était monté à la tête de d’Artagnan, et dans ce moment il eût tiré son épée contre tous les mousquetaires du royaume ». Mais le comique ne manque pas, notamment à travers les sous-entendus de d’Artagnan sur les motifs des duels, et qui le font sourire discrètement. 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Du duel à la joute oratoire 6. Dumas retarde au maximum le duel à l’épée qui, finalement, n’aura pas lieu puisque les gardes du cardinal viendront les interrompre au premier geste. Par contre, le lecteur assiste à un duel langagier. Des lignes 1 à 19, d’Artagnan se moque habilement des secrets de Porthos et d’Aramis. Athos joue d’ailleurs ici le rôle du lecteur qui admire l’habileté du personnage, l. 20 : « Décidément c’est un homme d’esprit, murmura Athos. » À la fin de l’extrait, c’est au tour d’Aramis de souligner la grandeur des paroles de d’Artagnan, l. 51-54 : « Quant à moi, je trouve les choses que ces Messieurs se disent fort bien dites et tout à fait dignes de deux gentilshommes. » 7. D’Artagnan vient tout juste d’arriver à Paris et n’est pas encore devenu mousquetaire. Mais il s’avère posséder le courage, la bravoure et l’honneur des mousquetaires, dont il suscite l’admiration. Cet épisode l’intègre déjà de façon symbolique aux mousquetaires, dont il partage les valeurs. C’est pourquoi cette démonstration d’art oratoire fait partie de l’apprentissage de d’Artagnan.

ÉCRITURE Vers le commentaire Les valeurs que les mousquetaires prônent dans cet extrait sont l’honneur et le courage, qui doivent s’exprimer aussi bien dans les faits d’armes que dans le discours. De telles valeurs sont romanesques car l’honneur et le courage appellent des récits d’actions héroïques qui vont dynamiser l’écriture narrative. Le romancier peut, sur de tels personnages, broder des péripéties multiples et époustouflantes, dignes du genre des romans de cape et d’épée : aux héros hors du commun doivent correspondre des aventures extraordinaires, qui surprendront, captiveront et émerveilleront le lecteur. D’autre part, le goût des joutes oratoires permet d’introduire dans l’écriture une dimension comique qui vient amplifier encore le plaisir de la lecture. En affirmant que ses deux qualités principales sont « le dialogue qui est le fait du drame ; le récit qui est le fait du roman », Dumas se pose à la fois en romancier et en dramaturge. On retrouve ces deux qualités dans cet extrait : talent du romancier qui présente avec dynamisme la rencontre entre les personnages

principaux, et talent du dramaturge qui donne vie à ses personnages en leur donnant une voix singulière et en multipliant les coups de théâtre. D’une certaine façon, Dumas parvient à rendre théâtral le roman ou romanesque le théâtre. En cela, son œuvre est proprement romantique.

VERS LE BAC Invention À la différence de l’extrait proposé, qui s’achève au moment où les épées vont se croiser et sont précipitamment rentrées au fourreau, l’image implique de situer l’invention au moment du duel. C’est donc le récit d’un combat à l’épée que doit rédiger l’élève. On attendra donc un travail particulier du registre épique, dans lequel les actions devront exprimer l’honneur et le courage, valeurs essentielles des mousquetaires. Alors que chez Dumas la joute oratoire se substitue au duel véritable qui n’aura pas lieu, l’élève doit par contre proposer une joute oratoire qui se superpose aux échanges des épéistes, vienne commenter les coups, exciter le courage, ironiser avec humour sur d’éventuelles blessures : autant de répliques qui, à la manière d’Athos et de d’Artagnan, devront être « tout à fait dignes de deux gentilshommes ».



Gérard de Nerval, Sylvie, ⁄°∞‹ X p. °¤-°‹

Objectifs – Analyser un récit onirique. – Déchiffrer les symboles d’un monde imaginaire et personnel. – Étudier les relations entre récit, description et poésie.

Le cercle magique du souvenir LECTURE 1. Il s’agit d’un récit à la première personne. Le premier paragraphe joue comme une ouverture du monde onirique dans lequel le lecteur

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va pénétrer : narrateur qui regagne son lit, état de « demi-somnolence », évocation du songe qui peut se mêler au souvenir. On glisse dans un récit subjectif, ou de la subjectivité, celle d’un univers intérieur et personnel.

2. Le tableau se déploie dans une atmosphère d’enchantement poétique, proche du rêve. L’onirisme est de trois natures : – Il emprunte déjà à un monde idéal ou idéalisé. Le monde représenté est celui du passé prestigieux et légendaire de l’Histoire de France. La topographie se structure à partir d’un « château du temps de Henri IV » (l. 6), du couvent où Adrienne se retire. Le motif du château vient s’inscrire également dans l’espace d’une pastorale idéalisée : la « grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls » (l. 8). Enfin, le narrateur accède à un monde de la beauté supérieure : perfection physique des jeunes femmes, motif du cercle et de la ronde. – L’onirisme tient à l’aspect mystérieux et ésotérique de la scène : rite de la ronde ; chant qui se substitue à la parole ordinaire ; importance du cercle selon que l’on est à l’extérieur ou à l’intérieur, que l’on participe à la ronde ; apparition d’une figure idéale. – La scène onirique qui survient au moment où le narrateur connaît un état de semisomnolence, met en abyme le motif de la tombée du jour (« le soleil couchant »). D’ailleurs, la temporalité ordinaire est suspendue. La nuit et la pénombre ouvrent sur un monde mystérieux et mélancolique. Le narrateur rejoint des figures qui se dérobent de nouveau. Toute la scène repose sur une économie de l’union retrouvée et de la perte, propre à la mélancolie. Le ton dominant est celui du lyrisme élégiaque. 3. La ronde prend différentes significations au fil du texte. Elle représente la grâce du monde de l’enfance, puisqu’elle associe les thèmes de la beauté féminine, du chant et des « vieux airs transmis par [les] mères » (l. 10). Puis, le narrateur est admis au sein même de la ronde : « Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle » (l. 18-19). Il retrouve le lien avec une figure féminine parfaite, certainement ressentie comme perdue. Le rêve permet de reconstituer cette relation originelle. Le cercle acquiert alors une signification poétique : la ronde incarne l’Harmonie suprême ; en son centre rayonne Adrienne et s’élève la pureté du chant. Le geste

de déposer des lauriers sur ses cheveux (l. 38) est celui de la consécration du poète (Apollon ou Orphée). Le narrateur rapproche alors Adrienne de la Béatrice de Dante, ce qui signifie qu’elle devient sa muse. Le motif de la ronde donne au texte sa structure en quatre étapes : narrateur extérieur au cercle, qui découvre la danse ; entrée dans la ronde ; narrateur qui accède au centre de la ronde auprès d’Adrienne ; sortie pour aller chercher les lauriers. Gérard de Nerval invite le lecteur à passer d’une lecture littérale au déchiffrement allégorique, comme dans le poème de Dante (La Divine Comédie). Il ne s’agit pas d’un narrateur ordinaire, mais du poète qui se met en scène.

4. Le personnage d’Adrienne finit par occulter celui de Sylvie. Les deux figures structurent toute une série d’oppositions : – petite fille / femme ; – origine modeste pour Sylvie (« du hameau voisin ») / identité aristocratique pour Adrienne ; – beauté naturelle (« peau légèrement hâlée », l. 15) / beauté idéalisée ; – « yeux noirs » / blondeur éclatante (« Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or », l. 21-22). On perçoit la tension que le narrateur vit entre ces différentes figures : dédoublement de la femme, substitution d’une femme par l’autre, désir de retrouver les deux. 5. Le tableau reporte le lecteur au temps des Valois, dans une sorte de glissement magique ou de retour dans le passé. Les indices sont nombreux : évocation d’un château du temps de Henri IV, charmes de l’architecture (les toits pointus, les ardoises, les encoignures dentelées), les vieux airs et les anciennes romances (l. 10 et l. 25-26), la pureté de la langue française (l. 10-11), la naïveté sublime de l’histoire contée par le chant (la princesse enfermée dans sa tour). Il s’agit d’un passé idéalisé dont les symboles sont détournés pour structurer un imaginaire personnel sur l’origine (généalogie fabuleuse), la féminité (image idéalisée de la mère qui se confond avec celle d’une jeune fille). Le passé n’est pas évoqué pour lui-même. Il représente le monde des morts qu’il s’agit de réveiller par les pouvoirs de l’écriture et du chant. 6. C’est le geste de la consécration poétique. On fera repérer dans le texte les symboles propres à l’univers poétique : le chant, la ronde qui représentent l’Harmonie, la Muse. 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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7. Dante s’est mis lui-même en scène dans son poème de La Divine Comédie comme guidé par sa muse Béatrice, une radieuse figure féminine, qui le conduit au paradis après sa traversée de l’enfer et du purgatoire. Les auteurs romantiques vont tenir Dante pour un génie. Le sublime de sa poésie, la beauté de la mise en scène allégorique, le rôle sacré que Dante assigne au poète, nourrissent la réflexion romantique sur la poésie. Ici, l’épisode s’apparente moins à une anecdote qu’il n’est une fable sur la quête du poète à la recherche de la beauté et de femmes qui puissent incarner le rôle de Muses.

HISTOIRE DES ARTS Par son esthétique proche de celle de Raphaël (grâce des femmes), l’utilisation de la pastorale sublime, la dimension symbolique et allégorique de la scène (ronde qui représente la perfection), le peintre lyonnais L. Janmot demeure très proche de l’univers de Nerval. Comme chez Nerval, le sens des symboles demeure indéterminé et mystérieux : scène qui reflète un monde de la beauté supérieure selon une tradition néoplatonicienne ? harmonie entre la nature et l’homme ? rôle sacré de la femme comme dans la représentation de la Vierge à la Renaissance ? conception plus ésotérique et astrologique, comme l’indiquerait le titre (Rayons de soleil) ? L’art littéraire et pictural devient l’unique moyen d’accéder au sacré dans ce monde du xixe siècle où la religion a été ébranlée et où la laideur industrielle s’installe. Toutefois, ce réseau de symboles demeure ouvert à des significations ambiguës, mêlant plusieurs domaines.

VERS LE BAC Commentaire Pour développer et structurer chaque partie de ce commentaire, on se reportera aux : – réponses aux questions 2 et 5 pour analyser la dimension onirique ; – réponses aux questions 3 et 4 pour étudier l’enjeu amoureux qui se joue entre les trois personnages.

Invention On demandera aux élèves de bien insérer le dialogue dans un récit qui en donne le contexte.

L’argumentaire sur les pouvoirs du rêve pourra mettre en valeur : – la place importante du rêve dans la vie psychique ; – son aspect mystérieux (signification à percer) ; – la capacité du rêve à associer des symboles et à construire un langage nouveau ; – la révélation d’un monde « autre » ; – la part secrète ou inédite de la vie intérieure (mélancolie, désir d’un ailleurs ou d’un monde parfait, figures de la perte et mouvement de quête…). Il sera possible de mettre en abyme un ou des récits de rêves pour illustrer le propos, en les faisant suivre par leur déchiffrement ou leur analyse.

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Victor Hugo, Les Misérables, ⁄°§¤ X p. °›-°∞

Objectifs Étudier une description dans un récit et sa dimension fantastique ; la littérature sociale.

L’enfant en enfer LECTURE 1. Le texte présente une progression selon trois étapes marquantes. Le romancier expose la situation de son personnage : Cosette livrée à la nuit et seule dans la forêt (l. 1-13). Succède la description du paysage nocturne oppressant (l. 14-33). Le conteur revient alors sur son personnage, qui sort de la fascination pour reprendre ses esprits et s’enfuir (l. 34-47). Des titres possibles sont : « L’enfant dans la nuit » (partie 1), « L’ombre » (partie 2), « La fuite » (partie 3). 2. Le romancier situe le lecteur du point de vue de l’enfant qui contemple, effarée, la nuit. La formule inaugurale (« L’enfant regardait d’un œil égaré cette grosse étoile ») marque bien le déséquilibre entre le petit être, chétif et fragile,

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et l’immensité noire de la nuit, dominante et menaçante. Dans les lignes qui suivent, le romancier ne fait plus mention du personnage de Cosette, qui semble avoir été absorbée ou engloutie par la nuit.

chez Victor Hugo, le fantastique acquiert une signification métaphysique (présence du mal, d’un monde de la mort) et une dimension esthétique (sublime terrifiant et négatif qui dépasse l’entendement de celui qui voit).

3. La scène présente une atmosphère nocturne inquiétante. La lumière elle-même, qui pourrait être un élément rassurant, prend une dimension fantastique et étrange en raison de sa couleur rouge. En effet, les qualifications successives (« rougeur horrible », « empourprée », « plaie lumineuse », l. 3-5) associent l’astre à des idées lugubres, voire macabres (blessure, sang, mort). La peinture romantique de la nuit tourne au cauchemar. La « grosse étoile » qui semble par sa taille écraser l’enfant est l’astre maléfique. Le deuxième paragraphe introduit une rupture forte, puisque l’on passe de la lumière rougeâtre au noir complet. Le champ sémantique de l’obscurité est alors particulièrement développé dans le passage : « ténébreux » (l. 6), « l’opacité » (l. 16), « ombres » (l. 18). Très vite, le thème de la nuit se trouve associé à l’angoisse et au vide (« grand vide noir » l. 23, « cavités de la nuit » l. 23-24, « immensité sépulcrale du silence » l. 26). La lumière s’avère fragile face à la puissance de la nuit : il n’est question que de « lueurs » (l. 7). Le descripteur qui devient un contemplateur des fantasmagories nocturnes insiste sur le caractère terrifiant des formes : « les ronces se tordaient comme de longs bras » (l. 10). Cette déformation des éléments joue sur l’apparence squelettique, la monstruosité (« torses d’arbres » ; « échevellements obscurs » l. 25).

5. Du premier au troisième paragraphe, le champ de la vision s’élargit pour prendre en compte l’immensité et l’infini de la nuit. Le volume même du paragraphe devient significatif : on passe de cinq à dix-huit lignes. L’écriture poétique à l’œuvre joue sur l’accumulation et l’énumération (l. 23-29) dans une sorte d’effet panique. Les significations religieuses et métaphysiques deviennent de plus en plus manifestes : atmosphère effrayante, puis animation d’un monde surnaturel et fantomatique, enfin abîme et chaos. En ce sens, le paragraphe qui suit (l. 32-33) forme une première chute ou clôture : « Les forêts sont des apocalypses » (l. 32).

4. Le passage relève du fantastique. La peur est le sentiment dominant (« le cœur serré » l. 15, « anxiété » l. 17, « tremblement » l. 18). Le lecteur bascule dans un monde proche de l’irrationnel et de l’irreprésentable : « l’inconcevable » (l. 19), « on ne sait quoi de vague et d’insaisissable » (l. 21), « inconnus » (l. 27). La contemplation de la nuit fait découvrir un monde surnaturel où les éléments de la nature s’animent de façon inquiétante et s’apparentent à des spectres. Le passage peut donc nourrir une réflexion sur le fantastique. Certes, on en retrouve les grandes caractéristiques telles que Todorov a pu les énoncer : rupture avec le monde de la convention et de la raison, incertitude grandissante qui bouscule les repères traditionnels. Toutefois,

6. À ce niveau de l’analyse, il devient clair que la nuit ne renvoie pas au monde commun mais devient une nuit intérieure : – perception d’un monde surnaturel : l’hésitation « dans l’espace ou dans son propre cerveau » (l. 20-21) marque cette frontière ténue entre le réel et un monde autre ; – vertige intérieur de l’angoisse, du vide, du néant : il existe un rapport de disproportion entre le petit personnage et l’immensité nocturne ; – un monde des enfers et des âmes damnées. 7. L’inscription du personnage de l’enfant dans un tel paysage acquiert une signification symbolique. L’épisode atteint à la force d’une image allégorique : l’enfant misérable au cœur de l’enfer social, victime des puissances du mal. La forêt est le lieu de la perte : les branches s’entremêlent, le fouillis des végétaux en fait un grand lieu de l’informe où rien ne peut être distingué ni nommé clairement. C’est donc un lieu de la marge, une frontière que le personnage franchit au prix de disparaître et de ne plus exister. Toutefois, le texte laisse affleurer d’autres hantises chez Hugo : il semblerait que l’enfant doive être retirée du monde des morts et des limbes (en rapport avec la mort de Léopoldine ?), ce que Valjean va faire en venant chercher Cosette. 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de Raymond Bernard participe d’une esthétique très représentative du cinéma des années 1930 : l’expressionnisme. Le noir et blanc accentue les effets saisissants de contraste. Le plan joue également sur le cadre choisi : mise en valeur des branches menaçantes qui, symboliquement ou métaphoriquement, semblent des mains qui vont prendre l’enfant minuscule qui apparaît en arrière-plan. Le cinéaste a su magnifiquement restituer la dimension fantastique de l’épisode. En effet, le spectateur est projeté dans un monde quasi irréel où affleurent des motifs inquiétants. Le cinéma des années 1930 est passé maître dans la réalisation de films fantastiques ou oniriques (Docteur Mabuse et Metropolis de Fritz Lang). Il restera à examiner avec les élèves si l’on peut rapprocher tant que cela les deux esthétiques littéraire et cinématographique. La déformation du réel en vue d’aboutir à une vision surréelle joue sur de tels effets de contraste chez Hugo (antithèses, hyperboles, système des images). L’expressionnisme cinématographique se crée à partir d’éléments spécifiques : cadrage du plan, effet de profondeur, lumières.

VERS LE BAC Commentaire L’analyse des procédés propres au fantastique pourra s’appuyer sur les réponses aux questions 3 et 4. Les enjeux de cette page romanesque s’avèrent plus complexes. On pourra insister sur la critique sociale qui vise à dénoncer la misère qui frappe la victime la plus innocente, une enfant (voir question 7). Les dimensions symboliques de la nuit traduisent un état psychologique (angoisse, vide et néant – voir question 6). Cet anéantissement touche à une vision métaphysique du monde dominé par les forces inquiétantes du mal (voir question 5).

Dissertation Le sujet de dissertation invite à s’interroger sur le pouvoir de la littérature de remettre en question les faits dans la lutte contre l’injustice sociale. 1) Des premiers exemples peuvent fonder un espoir dans ce combat contre l’injustice par les armes du roman.

Exemple 1 : Les Misérables ont eu une portée considérable sur la sensibilité sociale. Mais l’œuvre s’inscrit dans le sillage de toute une série de romans réalistes, notamment anglais (Dickens, Oliver Twist). Exemple 2 : De grands romans de la captivité (Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch) ont permis de faire connaître l’horreur du goulag et de la répression communiste. De même, les fictions de Milan Kundera ne peuvent se lire et se comprendre que par rapport à un système totalitaire brimant la liberté des personnages (L’Insoutenable Légèreté de l’être). 2) Mais la fonction de la littérature est moins de lutter contre une injustice particulière que de créer une fable universelle qui fasse croire dans la justice et dans des engagements possibles. Exemple 1 : Ainsi, dans La Condition humaine de Malraux, les protagonistes qui souhaitent l’insurrection sont écrasés par les troupes communistes. Au cœur même de leur défaite, ils savent se hisser jusqu’à des gestes héroïques : la fraternité dans la mort par le don du cyanure. Exemple 2 : Dans L’Assommoir, les personnages de Zola n’ont aucune épaisseur héroïque, mais leur destin permet de dénoncer une aliénation. 3) Enfin, la lutte pour la justice n’a pas qu’une valeur morale dans le roman. Elle permet la création de grands personnages exaltés par leur engagement. Exemple 1 : Dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel, issu d’un milieu modeste, s’insurge contre l’ordre établi de la société de la Restauration. Il va même jusqu’à la tentative de meurtre et meurt guillotiné. Son procès révèle un être énergique, passionné, pétri de contradictions, mais dont la fougue et la générosité dépassent les traits de violence. Exemple 2 : Edmond Dantès (Le Comte de Monte-Cristo de Dumas) est un personnage d’une puissante carrure. Lésé dans ses biens et ses droits, le jeune homme est jeté en prison, d’où il parvient à se libérer, pour se livrer à une vengeance impitoyable et sadique qui excède les normes de la justice. La lutte contre l’injustice fonde un destin romanesque exceptionnel, servant l’imaginaire fictionnel.

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LE RÉALISME

observe, parmi eux, quelques proches de l’artiste : son grand-père à l’extrême gauche du tableau ou ses propres sœurs qui lui tinrent lieu de modèles pour ses « pleureuses ». C’est le réalisme criant de vérité de toutes ces figures qui amena ses détracteurs à dire de Courbet qu’il peignait l’« ignoble » ou le « laid ». Ici rien n’est édulcoré, la société des hommes, dans toute sa diversité, se rassemble trivialement autour d’une fosse.

H istoire des arts

Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans, ⁄°∞‚ X p. °°-°· Objectifs – Comprendre la difficile acceptation d’une révélation artistique, la peinture réaliste. – Intérêt du tableau : une œuvre qui bouleverse les codes picturaux traditionnels par son sujet et son format, et qui constitue une entrée fracassante dans « l’art vivant » (Courbet).

L’affaire Courbet ou le scandale du réalisme LECTURE DE L’IMAGE Toute la réalité, rien que la réalité 1. Le Sacre de Napoléon peint par David, alors artiste officiel de Napoléon Ier, s’impose par un gigantisme (6,20 × 9,79 m) à la mesure de son sujet : le couronnement de l’empereur. Contre toute attente, Courbet choisit à son tour de peindre une galerie de portraits comptant quelque 46 personnages sur une toile de dimensions exceptionnelles. Mais ce faisant, l’artiste bouscule les habitudes et provoque le scandale en élevant des Francs-Comtois triviaux, croqués dans une scène de vie quotidienne au nouveau cimetière d’Ornans, à la dignité des plus grandes sommités de l’histoire. C’est l’art qui se met au service de l’homme et devient alors une sorte de reniement de l’idéal, réfutant avec l’audace de la nouveauté la peinture de David, de Delacroix, ou celle d’Ingres. 2. et 5. La composition monumentale, en frise, donne à contempler la petite communauté villageoise du peintre Courbet : on y découvre de gauche à droite les employés municipaux en uniforme, le prêtre et ses enfants de chœur, l’habit rouge des sacristains et quelques notables d’Ornans. Enfin, les femmes, plus loin, visages baissés ou en pleurs, portent l’habit noir et la coiffe traditionnelle des villageoises. Tous ces personnages, à quelques exceptions près, ont été identifiés, et l’on

3. Le réalisme de la scène s’affiche par ses menus détails : les falaises nues se perdent au loin dans un ciel brumeux qui baisse la ligne d’horizon, un crâne repose au premier plan à côté du trou béant, quelques mouchoirs blancs sèchent les larmes des pleureuses, tandis qu’un chien maigre et portant le collier tourne sa truffe vers l’assemblée des femmes. Le traitement des visages constitue, par ailleurs, à lui seul un triste miroir de l’humanité : sacristain rougeaud dont on devine le penchant pour l’alcool ; menton saillant et nez osseux d’une vieille femme qui s’assèche avec l’âge.

Ni plus ni moins qu’un enterrement 4. La mort se devine dans la trivialité d’un trou béant, noir et terreux qui déchire le premier plan du tableau. On relève comme un écho macabre et quasi allégorique la force évocatrice du crâne posé près de la fosse et qui rappelle le processus de décomposition rapide des corps après la mort. 5. (Voir aussi question 2.) Le tableau, bien que célébrant à sa façon l’unanimisme d’une communauté cimentée face à la mort, n’en distingue pas moins, par sa composition, quelques groupes. Le spectateur découvre que les rites funéraires campagnards séparent les hommes des femmes (dévolues à la fonction de pleureuses), tandis que les notables côtoient les employés municipaux chargés de porter le cercueil. C’est enfin le prêtre autour duquel les hommes font cercle, qui dirige spirituellement la cérémonie.

VERS LE BAC Invention Le sujet appelle une lecture attentive des consignes implicites qu’il présuppose. On attirera l’attention sur : − le choix d’une énonciation tenant compte de la situation de communication impliquant un locuteur et ses destinataires ; 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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− l’importance d’un discours structuré par des connecteurs logiques permettant d’articuler discours informatif et explicatif ; − la progression logique d’un plan que l’on peut organiser en trois axes : 1) La présentation générale du tableau et de son auteur : dimensions, sujet, place accordée au sein du musée et mise en valeur, brève histoire et réception de l’œuvre (voir l’encadré « Contexte artistique et historique » p. 88, ainsi que la question 1). 2) L’étude détaillée de la composition en frise et ses enjeux, notamment la fresque sociale (voir questions 2 et 5). 3) Le réalisme en marche par l’étude des détails et la présentation très crue de la mort (voir questions 3 et 4).

Dissertation Le sujet amène les élèves à questionner la fonction de l’art et de la littérature dans une consigne articulée autour de deux idées clés. Il peut amener un plan de type dialectique autour de deux axes majeurs : 1) L’artiste doit-il comme Courbet dire objectivement la réalité dans toute sa vérité, sans en occulter la laideur ? − Par le choix d’un sujet trivial ou quotidien tel qu’un enterrement dans un cimetière franc-comtois. − Par la représentation de figures laides comme celles d’un ivrogne ou d’une vieille femme dont le nez mange le visage. − Par la richesse des détails signifiants qui se lisent à la fois comme un instantané social et une confrontation saisissante avec la réalité. 2) Doit-il, au contraire, n’extraire de la réalité que ses aspects les plus esthétiques pour faire une œuvre belle ? − La création propose un idéal du beau ou du faste, une célébration des grands de ce monde (comme c’est le cas pour Le Sacre de Napoléon). − En conséquence, quelle fonction pour l’artiste : œil du siècle ou magicien de l’image ? − Quelle influence a le cloisonnement sélectif des œuvres par les critiques ? et quel rôle les Salons tiennent-ils alors dans le débat ?

Prolongements − Pour préparer le sujet d’invention, on pourra proposer une visite préalable du site du musée d’Orsay : http://www.musee-orsay.fr

− Pour aller plus loin : on pourra demander aux élèves de chercher d’autres tableaux de Gustave Courbet, notamment L’Atelier du peintre, tableaumanifeste, refusé par le jury du Salon, qui est le clou de l’exposition particulière que Courbet organise en marge de l’Exposition universelle de 1855.

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Honoré de Balzac, La Femme de trente ans, ⁄°‹⁄-⁄°‹‹ X p. ·‚-·⁄

Objectif La femme, une grande figure topique de la littérature romanesque au XIXe siècle.

Une vivante énigme LECTURE Portrait de femme 1. et 3. C’est par le jeu des regards du narrateur et du diplomate Charles de Vandenesse (l. 15-17) que se met en place le portrait de Julie d’Aiglemont, au chapitre III du roman. La page s’ouvre sur un tableau d’impressions et sur les questions qu’elles suscitent chez le narrateur, et dont témoigne le lexique antithétique des sentiments : « Est-ce le chagrin, est-ce le bonheur qui prête à la femme de trente ans, à la femme heureuse ou malheureuse, le secret de cette contenance éloquente ? » (l. 2-4). Puis, très vite, la focalisation omnisciente permet au lecteur de découvrir Julie, par le filtre du « premier regard » (l. 20-21) que lui porte Vandenesse. Ses yeux détaillent la jeune femme de haut en bas. Il livre d’abord une image d’ensemble (« la marquise tenait ses deux coudes appuyés sur les bras de son fauteuil », l. 6) avant de s’attarder sur quelques courbes significatives : « la courbure de son cou » (l. 7-8) ou « l’abandon de ses jambes » (l. 9). Ce « magnifique tableau » (l. 16-17) livre quelques secrets et accentue l’épaisseur psychologique de la marquise en soulignant ses « disproportions » ou ses « incompatibilités ». On le

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voit, au-delà de l’hypotypose se noue la clef du personnage réaliste.

2. La condition féminine au xixe siècle prend tout son sens face à cette « vivante énigme » (l. 4). Ainsi, le lexique des sentiments insiste sur les contradictions qui animent la jeune femme, signes d’une dialectique entre l’être et le paraître. Julie se débat dans sa condition d’épouse, qu’elle vit dans le « chagrin » ou la « lassitude ». Elle ploie sous le joug des convenances sociales qui l’obligent à « une conduite irréprochable » (l. 29-30) et à la « vertu » (l. 30), alors que son cœur éprouve encore le désir d’aimer. L’usage récurrent de la négation traduit d’ailleurs cette forme de reniement : « tout révélait une femme sans intérêt dans la vie, qui n’a point connu les plaisirs de l’amour, mais qui les a rêvés » (l. 10-11). Être épouse, c’est abandonner ses rêves pour construire de soi une image d’Épinal de femme élégante (l. 8) et oisive (l. 14) alors que le cœur palpite et étouffe, comme le souligne la métaphore du fardeau (l. 12). En tout cas, c’est ce qu’elle révèle au jeune diplomate par la sentence « Nous sommes esclaves » (l. 52). Néanmoins, la réponse tout aussi lapidaire du jeune homme (« Vous êtes reines », l. 53) achève de marquer l’incompréhension qui oppose hommes et femmes à l’époque sur la condition féminine.

La condition féminine : une vivante énigme 4. L’héroïne de Balzac, comme on l’a vu, se débat entre pulsion de vie associée au fantasme de l’amour (l. 11) et comédie des convenances sociales. Celles-ci l’obligent à construire une image d’élégance et de vertu, mais au-delà des apparences perce la révélation du malheur conjugal qui brise les rêves et enferme dans les souvenirs (l. 12-15). La pesanteur du quotidien éclate comme un abandon qui « accable » ou désespère. Le recours au lexique hyperbolique et à la négation accentue l’impression de « vide » et de « néant », née d’une existence monotone et routinière, auprès d’un mari qu’il semble impossible d’aimer.

VERS LE BAC Question sur un corpus La réponse peut développer deux arguments majeurs :

1) L’héroïne réaliste : un cœur qui palpite. − Julie et Emma rêvent et désirent l’amour. − Elles ambitionnent une vie romanesque faite de rencontres. 2) Deux prisonnières du quotidien. − Épouses malheureuses et mal mariées. − Monotonie et routine vécues comme des fatalités. − Repli sur soi et lassitude. On pourra recommander aux élèves d’étayer leurs paragraphes de citations empruntées aux deux extraits.

Commentaire Le commentaire peut souligner en préambule le véritable jeu de rôles auquel se livre Julie d’Aiglemont puis étudier la complexité du personnage et en souligner la poignante dualité. C’est bien ici une comédie des apparences qui emprisonne la jeune femme et tue ses rêves. 1) Le premier axe pourra : − s’articuler autour du rôle social prémédité auquel se livre « la marquise » : on opposera dans un premier temps les notations descriptives du premier mouvement en soulignant la technique narrative qui oppose les sentiments (antithèses, récurrence de la négation, parallélisme de construction) ; − s’attarder ensuite sur le portrait d’amante qui se livre en creux. On pourra notamment montrer l’évolution qui dessine d’abord le questionnement du narrateur (l. 10-13) avant de révéler l’amante probable par le jeu du dialogue unissant Julie à Charles. 2) Le second axe soulignera : − l’intérêt des regards croisés masculins et féminins sur la condition féminine (cf. question 1) ; − les enjeux réalistes d’un tel choix.

Prolongements Pour compléter l’étude de l’extrait et faciliter le travail de commentaire, on pourra proposer deux nouvelles questions sur l’extrait : − Quels sentiments Julie nourrit-elle à l’égard de son mari ? À travers qui sont-ils révélés ? En quoi est-ce significatif ? − Quel rôle le dialogue revêt-il pour notre connaissance de Julie ? de Charles ? pour la suite du récit ? 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, ⁄°‹‹ X p. ·¤-·‹

Objectifs – Lire un conflit père-fille dans le roman. – Comprendre comment le romancier peut mettre en scène l’opposition des valeurs dans une société.

L’argent roi LECTURE 1. Eugénie Grandet et son père s’opposent à propos de l’argent que celui-ci lui a donné. Ce « trésor » (l. 1) devient explicite lignes 5 (« le napoléon ») et 9 (« votre or »). 2. Le père et la fille s’opposent : pour le père, l’or est « une chose chère » (l. 35) qu’il place audessus de tout. Au contraire, Eugénie revendique sa liberté : elle est « majeure » (l. 12 et 42), refuse de répondre aux questions posées (« C’est aussi mon affaire », l. 17) et met en question le cadeau fait par son père : « Étais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon me semblait ? » (l. 40). Deux visions du monde s’affrontent donc : celle d’un père obsédé par l’argent et celle d’une jeune femme qui veut être libre et reconnue comme telle. 3. Le dialogue qui s’instaure entre les deux personnages joue indiscutablement au détriment de Grandet qui, à l’instar d’Harpagon, représente un monde dépassé, replié sur lui-même et sur l’argent. Le texte laisse entendre une autre voie, à l’image d’Eugénie, qui incarne l’amour et la solidarité avec l’être aimé, le partage et la liberté. 4. Le discours de Grandet est marqué par l’énervement : – il est plus long que les réponses d’Eugénie ; – Grandet varie dans la façon de s’adresser à sa fille : « ma fille », je/tu, « mademoiselle Grandet », « Eugénie » ; – énoncés fortement modalisés : modalités exclamative et interrogative. 5. « Grotesque » signifie « Qui prête à rire par son côté invraisemblable, excentrique

ou extravagant. » (Trésor de la langue française informatisé). Le père est terrible dans la mesure où il résiste et insiste jusqu’au bout. Il finit par renvoyer sa fille dans sa chambre. En même temps, par ses excès, son obstination, il prête à rire. On ne peut s’empêcher de penser au fameux passage de la cassette d’Harpagon dans L’Avare de Molière.

6. Balzac offre un traitement théâtral du dialogue des personnages : – par le côté comique de la scène, notamment pour sa thématique et l’affrontement père-fille ; – par le rythme de l’échange qui prend la forme de stichomythies. 7. Le père veut récupérer son or au nom de l’autorité paternelle : la fille ne doit pas « mépriser » son père (l. 7), qui est avant tout le « chef de famille » (l. 16). Sa fille doit donc se « soumettre à ses ordres » (l. 56) et il fait finalement référence au pouvoir de la religion pour l’appuyer (l. 56). Les autorités patriarcales et religieuses ne sont pas légitimes : Eugénie est majeure, d’une part, et l’autorité des « prêtres » ne l’est que si Eugénie y consent librement.

HISTOIRE DES ARTS L’image met en valeur l’argent : les deux personnages ont le regard tourné vers les pièces. Elles ont une position centrale et sont mises en valeur par l’éclairage. Ce photogramme rend bien compte du débat qui a lieu entre les personnages.

VERS LE BAC Invention Les élèves devront : – respecter la forme épistolaire ; – prendre en compte la situation d’énonciation (Charles est l’homme dont Eugénie est amoureuse) ; – s’appuyer sur le discours caricatural du père ; – élargir la réflexion aux méfaits de l’argent.

Commentaire Pour le commentaire, on pourra s’appuyer sur les questions 1, 2, 4, 5, 6, 7.

Oral (entretien) Les élèves pourront s’appuyer sur les romans réalistes pour montrer en quoi ils reflètent les préoccupations de leur époque.

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Honoré de Balzac, Le Père Goriot, ⁄°‹∞ X p. ·›-·∞

Objectif Étudier la fabrique du héros réaliste.

Portrait d’un conquérant LECTURE Portrait réaliste 1. Chaque extrait accorde une importance prépondérante au portrait du jeune Rastignac : la narration, laissée au second plan, ne joue ici que le rôle de révélateur de l’intériorité du personnage. L’extrait 1 (l. 1 à 21) propose un focus sur l’ambition dévorante du héros, dont le narrateur rappelle brièvement les origines provinciales (l. 3-5) et les difficultés financières de ses parents désargentés (l. 5-7). Ces notations évoluent ensuite vers une forme d’exploration intérieure par la focalisation omnisciente : on découvre « ses déterminations » (l. 9), et ses « hésitations ». Grâce au jeu de la métaphore qui file l’image du marin louvoyant en mer (l. 11-12), le narrateur exprime les atermoiements d’une âme brouillonne. Mais, bien vite, la valeur fantasmagorique du portrait laisse place à une ironie grinçante par l’antiphrase des « âmes grandes » (l. 8). Le second mouvement du portrait insiste davantage sur les préoccupations très concrètes de celui qui cherche à parvenir par « des relations » (l. 13), à défaut de « se jeter à corps perdu dans le travail » (l. 12-13). Plus observateur et calculateur que courageux, Rastignac comprend vite que c’est par son physique et son tempérament qu’il séduira, comme en atteste le jugement du narrateur, qui qualifie sa « tournure » d’« élégante », et sa « beauté », de « nerveuse » (l. 17-18). De la même façon, la scène qui clôt l’inhumation du père Goriot (extrait 2, l. 6 à la fin) parachève le portrait de l’ambitieux. D’abord, en soulignant sa pauvreté, au détour d’un détail signifiant (« fouilla dans sa poche et n’y trouva rien »). Ensuite, par l’usage des verbes d’action : « il se croisa les bras » (l. 11), « fit quelques pas vers le haut du cimetière » (l. 13-14) qui préparent l’exorde final : « À nous deux maintenant ! » (l. 24).

2. Plusieurs notations descriptives entérinent le réalisme des deux extraits : l’argent y est évoqué très concrètement. Le narrateur mentionne une « fortune » familiale qui « consistait en pensions » (l. 4), évalue « un revenu d’environ trois mille francs » ou calcule « le produit de tout industriel de la vigne » (l. 5-6, texte 1). C’est à une véritable soustraction qu’il se livre enfin pour traduire l’investissement financier que constitue le rejeton Rastignac : « il fallait en extraire chaque année douze cents francs pour lui. » (l. 7). De même, le focus très bref accordé à l’épisode du pourboire destiné aux « fossoyeurs » du père Goriot (l. 4 à 6, texte 2) achève de dire le dénuement du jeune homme « forcé d’emprunter vingt sous » (l. 6-7). Le thème de l’argent, on le voit, n’est donc pas, contrairement à ce qu’en dit le narrateur, un « fait, si léger en lui-même » (l. 7). C’est une contrainte avec laquelle le héros doit composer, un aspect probant du schéma actantiel : un opposant avec lequel le sujet doit lutter.

L’évolution d’un ambitieux 3. À l’instar d’autres héros réalistes, comme Georges Duroy, le Bel-Ami de Maupassant, Rastignac comprend vite combien les femmes l’aideront à se hisser socialement. L’extrait 1 s’attarde sur ce motif en évoquant leur « influence sur la vie sociale » (l. 14) et le besoin ressenti par le jeune débutant de « conquérir des protectrices » (l. 15). La stratégie du héros, d’abord intellectualisée, prend une forme beaucoup plus concrète à la fin de l’extrait par la mention de « madame de Marcillac » (à partir de la l. 22) et de « madame la vicomtesse de Beauséant » (l. 27-28). Elles offrent toutes deux son premier passeport social, une « invitation de bal », au jeune ambitieux. 4. C’est d’abord par les verbes d’action au passé simple qu’éclate l’ambition du jeune homme (texte 1, l. 13-14). Ce bouillonnement est également souligné par quelques expansions du nom (« ambition exaltée », texte 1, l. 2 ; « l’esprit et l’ardeur […] rehaussés », l. 16-17 ; « beauté nerveuse », l. 18) ou par l’usage de l’adverbe « avidement » (texte 2, l. 17). Cette vivacité est associée au lexique du regard de l’oiseau de proie qui parcourt les deux textes. Rastignac « remarqua » (texte 1, l. 13), « contempla les nuages » (texte 2, l. 12), « regarda la tombe » (texte 2, l. 9) 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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avant que « ses yeux » ne s’attachent « entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides » (l. 17-19).

5. Véritable actant de la narration, la ville de Paris y apparaît personnifiée, à la fois attirante et dangereuse, notamment par la métaphore de la « ruche bourdonnante » qui clôt le second extrait (l. 21) et en façonne une image vivace et insaisissable. La ville animée par ses « lumières » brillantes (texte 2, l. 16) inquiète aussi comme un reptile « tortueusement couché le long des deux rives de la Seine » (l. 14-15) face auquel Rastignac, « resté seul », n’a que son ambition à opposer. C’est bien l’image d’un combat qui se prépare entre un David et un Goliath s’imposant par la verticalité de la « colonne de la place Vendôme » et le « dôme des Invalides ».

VERS LE BAC Commentaire La consigne amène à questionner la figure du jeune ambitieux avant de réfléchir à la mise en place du romanesque et à ses limites. À ce titre, il paraît indispensable d’organiser la réflexion autour de plusieurs pistes : 1) Le portrait en action présente le héros dans son contexte familial (premier paragraphe) : il existe d’abord comme membre d’une fratrie, héritier d’un passé encore pesant, comme en attestent les indices temporels qui ouvrent le récit (« Ses illusions d’enfance, ses idées de province avaient disparu », l. 1) et les notations descriptives liées au thème de l’argent (voir question 2) qui soulignent autant de contingences avec lesquelles il lui faudra composer. 2) Le goût pour une étude psychologique du personnage dont le narrateur explore l’intériorité grâce au jeu de la focalisation omnisciente, plongeant le lecteur dans les méandres de sa stratégie d’ambitieux, de ses questions (l. 15-19) à ses résolutions : il « avisa soudain à se lancer dans le monde ». 3) Le romanesque se déploie essentiellement à la fin de l’extrait par les personnages féminins, adjuvants du héros. C’est grâce à elles, en effet, que l’intronisation sociale est rendue possible. À ce titre, le motif traditionnel de la lettre dynamise la narration et lui octroie un souffle nouveau en ménageant le suspense contenu dans la formule hypothétique : « s’il réussissait auprès de la vicomtesse, elle lui ferait retrouver ses

autres parents ». Enfin, la rapidité de la syntaxe, très sèche à la fin de l’extrait (« la vicomtesse répondit par une invitation de bal pour le lendemain »), annonce des péripéties à venir, tout en laissant entrevoir un autre topos romanesque incontournable, la scène de bal. 4) Cela dit, ce sont surtout l’humour et le regard teinté d’ironie du narrateur pour ses personnages qui posent les limites du romanesque en distillant çà et là ses implicites. Ainsi, le portrait du jeune ambitieux est nuancé par le recours à l’antiphrase des « âmes grandes » (l. 8) et trouve un écho immédiat lorsque le héros se voit taxé d’« esprit […] éminemment méridional » laissant entrevoir une sorte de dialectique qui opposerait le désir farouche de parvenir à une nonchalance paresseuse portée sur la facilité de la séduction. D’autre part, le choix de la métaphore du marin louvoyant en mer (voir question 1) traduit toute l’ambivalence d’un tempérament à la fois fougueux et brouillon. Enfin, le personnage de « madame de Marcillac » n’est pas en reste et provoque un comique de situation digne de comédie. Le lecteur goûtera toute l’impertinence du narrateur à travers l’image de « l’arbre généalogique » secoué comme un vulgaire prunier.

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Honoré de Balzac, Le Cabinet des Antiques, ⁄°‹· X p. ·§-·‡

Objectif Étudier la description et l’art du tableau social dans un récit.

Une vision grotesque LECTURE 1. Le narrateur fait découvrir le monde aristocratique tel qu’il s’est reconstitué après la Révolution, au moment de la Restauration, à Alençon. La comparaison inaugurale (« Ce salon était alors comme une cage de verre ») acquiert des significations fortes :

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– elle insiste sur l’idée de microcosme social dans un lieu clos et fermé, à l’image d’une caste qui exclut ; – elle met en valeur la notion de spectacle comme si cette vieille société d’avant la Révolution, archaïque et décalée, devenait un objet de curiosité à l’égal d’une attraction, d’une foire. Aussi le tableau est-il marqué par la mise en scène du regard : curiosité sociale et infraction du regard dans un monde d’élite (l. 7-8), contemplation des figures féminines puis masculines, retour aux voyeurs (l. 47-50), fascination que mademoiselle Armande exerce sur le narrateur (l. 50-58). Le complexe « scopique » (regarder, voir) recouvre différents types de regards, de l’effroi à l’admiration.

2. Le mot « grotesque » acquiert des significations particulières chez les auteurs romantiques (Hugo, Musset…). Il ne se limite pas à la seule dimension burlesque ou comique, mais ouvre sur une esthétique de la fantaisie, du fantasque qui mêle horreur et humour, imagination délirante et satire. Victor Hugo en fait l’une de ses catégories esthétiques dans la préface de Cromwell et l’oppose au sublime. Prolongements Il est intéressant d’orienter les recherches des élèves vers les peintures grotesques découvertes dans la Maison dorée de Néron à Rome, ou encore de mettre en relation le goût pour le grotesque dans l’écriture et l’œuvre graphique de Victor Hugo (dessins).

3. Sous le regard du narrateur, les vieilles aristocrates deviennent des personnages grotesques grâce à une série d’indices qui les assimilent à des momies (« chef branlant » l. 13, « desséchées et noires comme des momies » l. 13-14). Aussi perdent-elles toute vie ou tout naturel pour devenir des pantins ou des marionnettes (« têtes de casse-noisettes » l. 29, « corps bossués » et « membres mal attachés » l. 30). Le lexique des vêtements ou des apparences renvoie à un maquillage proche du grimage (« rouge invétéré » l. 27) ou du costume de théâtre. Les personnages n’ont pas qu’une dimension comique : ils prennent l’allure fantastique de morts-vivants (« leur teint de cire, leurs fronts ruinés, la pâleur des yeux » l. 38). L’imagination du narrateur s’échauffe : accumulations, énumérations, antithèses (« bouffonnes »/

« sérieuses » l. 17, « mourants »/« vivants » l. 22-23), hyperboles (« exorbitants », « luxuriantes » l. 32), métaphores outrées (« couleurs fanées » l. 35, « fronts ruinés » l. 38), comparaisons qui établissent une analogie entre l’humain et l’inanimé (« qui ressemblaient aux têtes de casse-noisettes » l. 29), révèlent un affolement du style, un goût pour la surenchère grotesque qui tourne à la vision fantastique.

4. Le parallèle entre le cabinet des antiques et les « garde-meubles » (l. 44) insiste sur l’idée d’une société dépassée, archaïque : les aristocrates sont comme des vestiges remisés dans l’hôtel d’Esgrignon. 5. L’image qui est donnée de l’aristocratie est délibérément critique. Le tableau sous-tend une analyse des mécanismes historiques et sociaux. La réduction du cercle des Esgrignon à des mannequins grotesques et archaïques révèle l’obstination d’une caste à ne pas prendre en compte les bouleversements de l’Histoire et à s’emmurer dans le passé. À l’inverse, deux personnages créent l’espoir : « la suave mademoiselle Armande » (l. 51) et « ce délicieux enfant, Victurnien » (l. 52-53). Cette description qui ouvre le roman contient donc la problématique même de l’intrigue : les rejetons de cette famille balayée par la Révolution sauront-ils lui redonner du lustre et sauver leur nom ?

HISTOIRE DES ARTS Le tableau de Francisco de Goya représente deux vieilles qui interrogent leur miroir : « Où en suisje ? » Un ange armé d’un balai semble regarder ce qui s’y inscrit. La flèche de diamant dans l’une des coiffures permettrait d’identifier l’une des vieilles femmes comme étant la reine Marie-Louise. Le peintre fustigerait alors la famille royale espagnole responsable de la défaite contre les troupes de Napoléon. Dans cette perspective, l’ange serait l’agent possible pour débarrasser l’Espagne des envahisseurs. Sur un plan plus fantasmatique, les deux femmes incarnent la Mort. Leurs faces osseuses et grimaçantes, proches de têtes de mort, leur allure squelettique, en font des Parques terribles ou des sorcières. Elles semblent lire le grand travail négatif de l’histoire. Le personnage angélique 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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paraît impuissant devant ce surgissement de l’horreur. Le geste de l’ange qui menace de son balai prend une signification ambiguë : s’agit-il d’un geste libérateur ou sacrilège ? L’arme symbolique plane au-dessus de la tête royale.

VERS LE BAC Invention Les élèves veilleront à bien reprendre la forme et les codes de la lettre. Il conviendra de contextualiser le propos en tenant compte des repères historiques, des identités culturelles et sociales (auteur, éditeur). La lettre vise à convaincre l’éditeur de choisir le tableau de Goya comme illustration du roman. L’argumentaire pourra rapprocher les deux œuvres : – sur un plan narratif : concordance des motifs et des personnages (vieille aristocratie), image des femmes âgées et hideuses ; – sur un plan esthétique : l’auteur indique dans l’extrait lui-même qu’il souhaite surpasser en horreur deux auteurs de la littérature fantastique, Maturin et Hoffmann (l. 24). Il peut soutenir à l’éditeur que son ambition littéraire est d’égaler la peinture de son époque ; – sur un plan philosophique : le récit de Balzac est animé, comme le tableau de Goya, par une vision négative de l’Histoire : poids de la mort et du passé, espérance fragile, fascination pour une société qui n’existe plus, marquée par la décadence.

Dissertation Les romanciers peuvent choisir de représenter leurs personnages « sur les limites du réel et du fantastique » pour : – grossir des éléments du réel et leur donner une signification forte. Exemples : Balzac n’hésite pas à rapprocher personnages et animaux dans ses portraits pour souligner un trait de caractère ou une passion dominante. Émile Zola présente certains héros comme de véritables prédateurs (voir Aristide Saccard dans La Curée). L’expressivité de la peinture aide le lecteur à mieux cerner les enjeux de signification. – donner une dimension mythique à un personnage. Exemple : dans la littérature populaire, le personnage de Fantômas s’ancre dans un contexte

sociologique précis (essor du banditisme) et fascine par son identité diabolique (capacité à changer d’identité, à s’échapper, à être partout, à faire le mal comme Satan). – explorer ce qui dépasse les seules dimensions sociale et historique. Exemple : dans Les Misérables, Victor Hugo fait s’affronter les personnages Valjean et Javert dans une lutte qui est celle du Bien et du Mal. Le destin de Cosette enfant, qui tient du cauchemar, est écrit comme une descente aux Enfers. Les héros se définissent ainsi par leur rapport à l’absolu : damnation de Javert, rédemption et salut de Valjean. La réalité est déchiffrée dans une dimension morale et métaphysique. – remettre en question la notion de personnage. Exemple : réduit à une seule lettre, K., héros de Kafka dans Le Château, évolue dans un monde absurde où il est écrasé par des figures d’autorité indépassables et incompréhensibles.

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Honoré de Balzac, Illusions perdues, ⁄°‹· X p. ·°

Objectif Analyser l’état d’esprit d’un jeune homme de province qui arrive à Paris et se retrouve perdu dans l’immensité de la capitale.

Une déception capitale LECTURE 1. Paris est décrit par le prisme de la grandeur et de la richesse avec la répétition du substantif « luxe » (l. 4 et 5). Pour la grandeur, on relève les termes de « masses » (l. 3), « hauteur » et « affluence » (l. 4), et la répétition de l’adjectif « extrême » (l. 5). Le texte aborde, vers la fin, la question de la vitesse de la vie parisienne avec l’emploi du substantif assez connoté négativement « tournoiement » (l. 19).

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2. Lucien de Rubempré est perdu et comme écrasé au milieu de l’immensité de la capitale. Le narrateur analyse la situation en employant des termes assez extrêmes eux aussi pour décrire l’état d’esprit du personnage. Il décrit « une immense diminution de lui-même » (l. 7), l’« anéantissement » (l. 12) de ceux qui passent de la province à Paris en perdant les bénéfices de leur ancienne situation, et le « délabrement de son costume » (l. 16) fait écho à sa situation. L’arrivée de Lucien à Paris est donc un vrai problème : dans l’immensité de la capitale, il n’est plus rien et se trouve donc comme anéanti. 3. Les interventions du narrateur analysent l’état d’esprit du personnage. Le lecteur n’y a pas accès par le prisme d’un monologue intérieur. Dans un discours au présent, le narrateur remet en perspective l’histoire de Lucien par rapport à celles des autres « nouveaux venus » (l. 2). Il rappelle quelques vérités générales : « À Paris, les masses s’emparent tout d’abord de l’attention » (l. 3-4), ainsi que les deux phrases de « Les personnes qui jouissent » jusqu’à « d’anéantissement » (l. 7 à 12). Ces parenthèses dans la narration donnent une dimension tragique à la situation de Lucien. Il devient la victime de la vie parisienne ou, plutôt, une victime de plus. 4. Balzac met en scène Lucien, la femme qui le protège, Mme de Bargeton, et son amant, du Châtelet. Le passage met au jour les relations sentimentales qui sont en train de se nouer. Lucien fait un geste auquel Louise répond « amicalement » (l. 20), mais c’est du Châtelet qui les emmène dîner (l. 17-18) et il présente un aspect extérieur plus reluisant que l’état de « délabrement » du costume du jeune homme (l. 16). Autrement dit, même si Lucien tente bien de séduire sa protectrice, il ne peut espérer peser face à du Châtelet, Parisien installé et aisé.

VERS LE BAC Invention Les élèves devront : – respecter la forme épistolaire ; – adopter le point de vue de Lucien, s’adressant à sa mère. Ils pourront développer les idées suivantes : – Lucien est impressionné par Paris (reprendre les éléments de la description chez Balzac en les développant)…

– … tout en étant perdu dans sa nouvelle situation. Les figures privilégiées seront celles de l’opposition, en particulier l’antithèse. On peut aussi imaginer des oxymores.

Dissertation La question posée met sous tension la fiction (« le parcours d’un personnage ») et l’expérience faite dans le réel (« l’expérience d’une vie »). On pourra opposer deux thèses : – la première révélera le pouvoir de la fiction, qui retrace une vie et met au jour les forces qui la dirigent ; – mais la fiction est avant tout une écriture et non pas une photographie du réel. Il faut donc en cerner les limites.

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Honoré de Balzac, Une ténébreuse affaire, ⁄°›⁄ X p. ··

Objectifs – Analyser l’art du récit dans un roman d’aventures policières. – Étudier un personnage type : le portrait d’inspecteurs, qui inaugure la figure littéraire du détective. – Connaître un texte précurseur du roman policier.

Chasse à l’homme LECTURE 1. Le narrateur parvient à donner un rythme haletant à son récit grâce à l’accumulation de verbes d’action qui dynamisent la scène et évoquent l’imminence permanente d’événements et de rebondissements (« Peyrade descendit et vint… », l. 1), à l’enchaînement de phrases plus brèves, de façon asyndétique (par exemple, des l. 5 à 8), à la retranscription de répliques sans transition, qui placent le lecteur au cœur de l’événement (l. 26-27, l. 29). 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Le récit trouve également une intensité dramatique parce que l’intrigue est centrée et focalisée sur un seul objet qui acquiert une forte charge symbolique. Un objet familier est ainsi transformé en objet de mystère et d’énigme. Les détails fournis par le narrateur sur la cassette lui donnent progressivement de plus en plus de valeur. On apprend tout d’abord qu’elle est liée à la famille Simeuse. Or ce sont les jumeaux Simeuse, aristocrates en fuite et cousins de Laurence, qui ont participé au projet de complot contre Bonaparte et que recherchent Corentin et Peyrade. On découvre ensuite que ce coffret a la taille « d’un volume in-quarto » (l. 3-4), ce qui le rend susceptible de receler des lettres écrites par les Simeuse ou Laurence dévoilant le complot. Cette progression dramatique est orchestrée par Balzac, qui renchérit sur la préciosité de l’objet. Enfin, le sommet de la tension est atteint à la dernière ligne du texte lorsque le lecteur découvre que le coffret est fermé à clé : il cache donc nécessairement quelque chose. Les comportements eux-mêmes sont paroxystiques : Peyrade descend les escaliers en toute hâte ; les regards se portent sur la cassette. Les hyperboles sont nombreuses et renforcent l’expressivité outrée : « regards flamboyants » (l. 6), « rage froide » (l. 7), « terreur générale » (l. 7-8). Toutefois, le narrateur continue à ménager le suspense en rendant mystérieux le plan d’action des enquêteurs : « leurs soupçons, leurs idées, leur plan restaient impénétrables » (l. 17-18). Prolongements On pourra demander aux élèves de : – mettre en voix le texte pour faire percevoir les effets de l’écriture romanesque (en particulier, le rythme et les hyperboles) ; – proposer une mise en scène de l’épisode.

2. On peut identifier trois interventions du narrateur : – lignes 8-15 : on observe un passage des temps du récit (passé simple) au temps du discours (présent de vérité générale). Le narrateur établit un parallèle entre la traque que l’homme de police doit mener et la chasse. – lignes 18-26 : le narrateur interrompt de nouveau son récit pour exposer une série de remarques qui, toutes, traduisent un jugement

négatif sur cette espèce sociale qu’est l’homme de police : sentiment d’effroi (« il y avait de quoi frémir ! », l. 21), termes péjoratifs (gradation « Quelle imperfection, quel vice, quelle passion », l. 22-23), dépréciation de l’homme de police en comparaison du penseur, de l’artiste, de l’écrivain (l. 24-25). Les modalités exclamative et interrogative ont pour fonction d’exprimer la perplexité et le dégoût. – lignes 27-28 : « Aussi, sans la présence des gendarmes, y aurait-il eu révolte. » Le narrateur joue sur l’aspect paradoxal de la situation : des enquêteurs qui bouleversent l’ordre plutôt qu’ils ne le rétablissent. Pour comprendre le point de vue du narrateurcommentateur, il faut expliciter le contexte politique et le parti pris idéologique de Balzac. La Restauration a rétabli les aristocrates au pouvoir dès 1815. Les monarques successifs entretiennent une vision négative du Premier Empire. Aussi les agents de la police impériale, Corentin et Peyrade, en s’en prenant au monde du château, apparaissent-ils sous un jour défavorable. En écrivain du premier romantisme, Balzac éprouve une forte fascination pour la monarchie. Les deux enquêteurs deviennent des personnages emblématiques de l’essor de la police sous le régime napoléonien (le fameux François Vidocq). Mais intelligence et recours à des moyens violents, monde de l’ordre et communication constante avec les bas-fonds font de la police un exemple d’énergie souvent dévoyée et avilie.

3. Balzac emploie l’expression « limier » pour désigner ses enquêteurs (l. 19). On trouve d’ailleurs le terme « agilité » (l. 20). Balzac développe le champ lexical (« flair », « canine ») et prépare l’assimilation de l’enquêteur au chien de chasse par toute une première partie où il le compare au chasseur : « L’homme de police a toutes les émotions du chasseur » (l. 8). Par glissement métonymique, le portrait de l’inspecteur en fin « limier » se trouve préparé et justifié. Certes, ce parallèle entre la traque et la chasse permet de souligner la patience et la ténacité des policiers Corentin et Peyrade. Cette endurance se révélera d’ailleurs être un élément clé du roman car, face à l’humiliation que lui infligera Laurence, Corentin saura attendre et fomenter une terrible vengeance. On perçoit chez les enquêteurs la supériorité de l’intelligence policière.

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Toutefois, la métaphore filée du chasseur ne se contente pas de faire du détective un être observateur et intelligent. Elle en fait surtout un être soumis à la passion, passion politique pour « la grandeur et […] l’importance des intérêts auxquels il se dévoue » (l. 13-14), mais surtout passion humaine, et passion d’autant plus dangereuse qu’elle est froide, c’est-à-dire maîtrisée par la raison (« passion », « ardents », « calmes et froids »).

VERS LE BAC Commentaire Chacun des axes de lecture correspond à une réponse : – réponse 1 pour traiter les techniques romanesques à l’œuvre pour créer le suspense ; – réponse 2 pour analyser les interventions du narrateur.

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Stendhal Chroniques italiennes, ⁄°¤· X p. ⁄‚‚-⁄‚⁄

Objectif Faire comprendre que le réalisme s’accompagne d’une mise à mort du romantisme.

Violence et passion LECTURE 1. Vanina est passionnément amoureuse ; Missirilli, passionnément patriote. Le lexique de l’excès en atteste. Pour le personnage féminin, on peut relever les manifestations physiologiques de l’amour : « Vanina ne pouvait parler » (l. 14-15) ; elle est « furieuse » et, à la fin, « anéantie ». Elle-même avoue, sur le ton du défi, que la passion a guidé ses actions : elle se dit « guidée par l’amour » (l. 42-43), et précise « par amour pour toi ». Les actions en question sont

monstrueuses : elle a trahi les amis de son amant. Le patriotisme du jeune homme, défini d’entrée de jeu comme une « passion pour la liberté » par le narrateur (l. 2), est plus affirmé encore. La rhétorique du jeune carbonaro en témoigne : avec une cruauté inconsciente, il avoue joyeusement à sa maîtresse qu’elle ne compte plus, tant son amour pour l’Italie est devenu une passion totalisatrice, exclusive. Pour le manifester, l’hyperbole est de rigueur, manifeste dans cet ultime adieu : « laissez-moi tout à la patrie, je suis mort pour vous : adieu. » (l. 41). On peut aussi relever la réplique suivante, où Vanina est réifiée : « Si j’aimais quelque chose sur la terre, ce serait vous, Vanina ; mais grâce à Dieu, je n’ai plus qu’un seul but dans ma vie ». Le vouvoiement et le ton froid sont patents. De même, il conseille placidement à sa maîtresse de se marier bourgeoisement et de l’oublier. Seuls l’animent les mots de devoir (l. 38), d’héroïsme (l. 20). Cela n’échappe pas au regard acéré de sa maîtresse amoureuse : c’est elle qui remarque que « l’œil de Pietro » ne brille que lorsqu’il est question de « patrie » (l. 34-35).

2. Cette figure de style est l’ellipse. Elle est propre à la nouvelle car elle permet de condenser le récit. Elle a pour effet de le rendre non seulement plus dense mais aussi plus intense : les éléments passés sous silence se chargent de mystère, de suspense, et excitent l’imagination du lecteur. 3. La nouvelle multiplie les effets de réel. On peut relever les allusions au carbonarisme, mouvement propre à l’Italie du xixe siècle. Le héros est « carbonaro » (l. 3), il a été enfermé au sinistre château San Nicolô (l. 45) avant d’être traduit devant le « légat » (l. 45). Cette précision judiciaire ancre le récit dans une réalité donnée : celle de la répression des mouvements révolutionnaires luttant pour l’indépendance et l’unification de l’Italie. De même, la référence au journal accentue le réalisme de la nouvelle : un journaliste digne de ce nom ne fournit que des faits attestés et vérifiés. Surtout, Stendhal affirme à maintes reprises trouver la trame de ses récits réalistes dans les faits divers des gazettes. Ils constituent à ses yeux une véritable chronique du temps présent. 4. Le jeu de scène est burlesque. Pietro tient certes de nobles propos, en accord avec ses rêves de grandeur héroïques, mais sa gestuelle est 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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celle d’un rustre de comédie. Ce décalage entre les mots et l’action, comique, brise son image romanesque de jeune révolutionnaire prêt au sacrifice ultime.

5. La chute de la nouvelle est un modèle du genre : en une seule phrase, avec une grande économie de mots, le narrateur annonce le mariage de Vanina avec un autre. Elle aussi a renoncé à la passion romanesque. Elle s’est adaptée et s’est résignée. Son acceptation de la vie comme elle va, avec son cortège de compromis médiocres mais raisonnables, tient dans cette annonce de mariage fastueux. C’est aussi cela « être réaliste » : être pragmatique, vivre avec son temps, renoncer aux rêves échevelés de jeune fille nourrie de romans mensongers et composer avec une réalité prosaïque et triviale. On peut dire, familièrement, qu’elle est « tombée de haut » et que sa chute est aussi celle du romantisme.

VERS LE BAC Dissertation On pourra proposer les pistes suivantes : 1) Les gens heureux n’ont pas d’histoire Le bonheur, plat et tranquille, n’est guère séduisant. Il se vit mais ne se raconte pas. Il est fondé sur la tranquillité de l’âme, rythmé par le retour monotone des travaux et des jours. Il faut tout l’art de George Sand pour arracher le lecteur à l’ennui quand il est question de narrer les amours pastorales de la petite Fadette. De même, pour l’héroïne d’« Un cœur simple ». À l’inverse, on peut être sensible au fait que Flaubert suicide son héroïne Emma Bovary, morte de n’avoir pu se satisfaire d’un bonheur conjugal que ses contemporains définissent comme heureux (se marier avec un médecin, vivre dans une petite ville de province, avoir des enfants). Le fait que son agonie soit terrible pousse à s’interroger sur la qualité même de ce « bonheur ». Enfin, on peut mettre en avant l’échec relatif du drame bourgeois tenté par Diderot : spectacle du bonheur bourgeois, son succès a peu duré.

tout entière, il faut injecter à l’intrigue de la tension dramatique. Pour cela : passions, larmes, personnages stéréotypés empruntés au mélodrame, comme l’affreux méchant et la jeune vierge innocente, sont des ressorts dramatiques incontournables. Si bonheur il y a, il n’a rien de paisible. Il est violent, passionnel, et son intensité a pour corollaire sa brièveté. (cf. Le Rouge et le Noir.) De même, s’il est un genre qui aujourd’hui connaît le succès, c’est le fantastique. Or, on y retrouve les mêmes schémas : méchant abominable, innocence persécutée, dans une atmosphère nocturne. Le thème du monstre séduit parce qu’il renvoie chacun à ses propres zones d’ombre, à sa cruauté ordinaire (voir texte de Maupassant, « L’aveugle », p. 138-141). Sans doute aussi parce que le frisson d’horreur est délicieux. 3) Les écrivains du réel peuvent-ils écrire la ballade des gens heureux ou sont-ils voués à l’échec ? En enterrant le romantisme (cf. Un enterrement à Ornans, de Courbet, p. 88-89), les écrivains du réel ont-ils tué la passion romanesque qui plaisait tant au lecteur ? Comment peuvent-ils espérer intéresser leur lecteur à la chronique de « femmes de trente ans », vivant un bonheur de province, un peu étriqué ? Comment la maison du chat qui pelote, où la vie ronronne, pourraitelle séduire ? Et que dire d’un personnage balzacien qui s’appelle Modeste Mignon, sinon que la modestie et que le mignon ne fournissent guère au roman de thématiques palpitantes ? Dès lors, il faut bien remarquer que les romans réalistes observent la vie quotidienne et plate avec une rigueur d’entomologiste. Mais ils y ajoutent : − « du tragique » : voir la séquence sur Thérèse Raquin, p. 120-123 ; − « du mythique, du monstrueux » : voir la description de l’alambic, dans L’Assommoir, p. 126-127 ; − et, surtout, de la cruauté.

2) « Et vive le mélodrame où Margot a pleuré » Hugo, dans sa préface de Ruy Blas, est parfaitement conscient du caractère lénifiant des histoires d’amour qui finissent bien. Pour plaire à tous les publics et rallier au théâtre la société 56 | Le roman et la nouvelle

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Stendhal, Le Rouge et le Noir, ⁄°‹‚ X p. ⁄‚¤-⁄‚‹

Objectif Analyser un extrait du début du roman Le Rouge et le Noir pour comprendre comment un personnage peut s’opposer à son milieu et construire son propre destin.

Un personnage en conflit LECTURE 1. Le père de Julien Sorel possède une scierie : le début du roman se passe dans son « usine » (l. 1). Il s’agit d’un milieu de travailleurs manuels, comme le montre le travail des deux frères jouant de la « hache » (l. 3 et 5). Eux trois ne voient pas dans les activités intellectuelles un vrai « travail » mais une « charge » (l. 51), une perte de temps et d’argent. La première rencontre du roman entre le père et le fils est marquée par la violence : Julien a abandonné son poste pour lire. Son père le frappe à deux reprises (l. 17-18). Tout oppose les deux personnages, que ce soit leur physique ou leurs goûts. Le père ne sait pas lire (l. 12) et hait de toutes ses forces ceux qui maîtrisent ce savoir. Le premier coup décoché par le père atteint d’ailleurs le livre. Les seules valeurs paternelles sont le travail physique et la force virile, valeurs qu’il impose sans discours mais à coups de poing. Julien, personnage plutôt fragile comme le montre le dernier paragraphe, déteste cette brutalité fruste et tyrannique. Il aime la réflexion passionnément, la nourrit par la lecture et la fréquentation du curé, homme lettré (l. 27-29). En cela, il fait figure d’étranger, au sein même de sa famille et de son milieu d’origine. 2. La violence de la scène lui confère un réalisme certain. La description du travail à la scierie dans le premier paragraphe, la précision de la tâche effectuée par les deux frères (l. 2-5), ainsi que les indications du bruit qui envahit l’usine, soulignent à quel point Julien est en décalage dans sa position surplombante, « à cinq ou six pieds de haut » (l. 8), et en train de lire. Ainsi, la peinture réaliste ne vise pas seulement la

représentation objective et mimétique d’un milieu. Elle révèle la problématique du personnage (héritage de l’idéal napoléonien versus monde prosaïque de l’argent et du travail), son affrontement au monde (révolte, refus) et un point de vue subjectif (société incapable d’un idéal, destruction de tout idéal).

3. Cet extrait du début du roman souligne la singularité de Julien Sorel. La différence très forte entre le héros et son milieu, la violence très marquée et l’incompréhension du père face à la nature de son fils annoncent certainement une rupture nette dans la suite de l’histoire. En commençant ainsi son roman, Stendhal pose les jalons d’une intrigue : comment le héros va-t-il survivre dans ce milieu ? Va-t-il en sortir ? Va-t-il vivre ses idéaux, quitte à être en rupture de ban ? 4. Le portrait de Julien se fait par opposition aux portraits de ses frères et de son père. Assez petit et fluet, doté d’une « taille mince » (l. 10-11), « svelte et bien prise [qui] annonçait plus de légèreté que de vigueur » (l. 48-49), il paraît bien faible à côté de ses frères, qui sont tout simplement deux « espèces de géants » (l. 2). De même, le père est un titan. Sa force se traduit d’emblée par sa voix forte (l. 1-2), mais aussi par les coups qu’il porte aisément à son fils et par la façon dont il le sauve alors qu’il aurait pu tomber dans la machine (l. 21-23). Dans l’univers de la scierie, pareil physique est un handicap et lui vaut le mépris. Pourtant, la faiblesse physique pourrait bien n’être qu’apparente (l. 42). Une sombre énergie semble l’animer. Si les traits de son visage sont réguliers, il présente un profil aquilin et ombrageux. Yeux noirs et joues empourprées témoignent de sa colère, le rouge et le noir faisant écho au titre du roman. Ses yeux luisent « de la haine la plus féroce » (l. 45). Et ses cheveux, plantés bas, lui donnent un « air méchant » tout à fait antipathique. Sa petitesse et sa sveltesse le condamnent, tant qu’il est contraint de vivre dans sa famille, à être toujours « battu » (l. 53) et à ravaler ses larmes de colère. C’est en cela qu’il peut sembler napoléonien : il est mû par une rage et une violence souterraines d’autant plus fortes qu’elles sont comprimées. C’est ce qui fait la singularité de ce personnage, battu mais indomptable. 5. Le livre et la lecture sont un monde inconnu du père de Julien : il ne sait pas lire (l. 12). Il 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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ne contrôle donc pas ce que son fils fait et sait. C’est en cela que la lecture représente une activité intellectuelle subversive : Julien s’enfuit dans son monde, fait sécession et nie les valeurs familiales, alors qu’il devrait participer, comme ses deux frères, à l’activité manuelle. Devant la défection dédaigneuse de son fils, le vieux Sorel est envahi par la haine : il fait pleuvoir les coups (l. 17-18). La réponse par la brutalité montre que le père est démuni face à son fils, que le langage n’est pas le mode de communication habituel dans la famille. Par ailleurs, le portrait final de Julien montre que le personnage est porteur d’une révolte intérieure. Lui aussi hait. C’est ce qui fait sa force.

ensemble en mouvement autour d’un cavalier qui est un guide en marche. Les indications du bas du tableau rassemblent Bonaparte, « Annibal » et « Karolus Magnus IMP », soit Hannibal, grand homme politique carthaginois des iiie et iie siècles avant Jésus-Christ, et l’empereur Charlemagne. Tous trois ont pour point commun d’avoir franchi les Alpes. En mettant Napoléon sur le même plan que les deux autres hommes, David traduit son admiration et élève déjà celui qui ne sera empereur qu’en 1804 au même rang que d’autres grands hommes mythiques.

6. Le père Sorel incarne la continuité : il travaille à la scierie et impose à ses trois fils de marcher dans ses pas, d’adopter le même mode de vie et les mêmes valeurs. Nul moyen de se soustraire à la loi du père. Si cette autorité ne pose aucun problème aux aînés, taillés pour ce genre de vie (l. 1-2), il n’en va pas de même pour Julien, « pensif » et « pâle ». Elle est vécue comme une férule injuste et comme l’écrasement, la négation de ses qualités propres, tournées en dérision. Il rêverait, comme Napoléon, de mettre un terme à cet ordre ancien. L’Empereur représente une rupture et l’accession au pouvoir d’une nouvelle et jeune génération.

Le texte que les élèves doivent écrire devra respecter la situation d’énonciation : c’est bien Stendhal qui s’exprime et défend son projet romanesque. On évitera tout anachronisme : l’auteur est un écrivain du xixe siècle. Plusieurs pistes peuvent être exploitées pour défendre le choix de Julien comme héros de roman : – Julien présente la nouvelle génération romantique. Il ne reprend pas les habits de ses prédécesseurs et présente un nouveau profil : il n’incarne pas la force physique et le courage, et préfère à toute activité manuelle la lecture. – Julien a de nouveaux idéaux liés au contexte historique des années 1820-1830 et après les défaites napoléoniennes et pendant la Restauration. – Il s’agit donc d’un héros nouveau, romantique car désenchanté après une période historique forte (Révolution française puis règne de Napoléon Ier), qui se tourne vers lui-même pour développer sa singularité.

7. Les jeunes romantiques sont condamnés parce qu’ils sont nés une génération trop tard, bien après le désastre de Waterloo. Les vieilles idées et les gérontes sont revenus et ont confisqué le pouvoir. Ils ne veulent rien céder, condamnant à l’inactivité et à l’ennui mélancolique la jeune génération. Ils n’ont plus qu’à lire les exploits de Napoléon, tout comme Julien, et ne peuvent plus espérer participer à un temps de conquête. Ainsi, c’est la nostalgie et la mélancolie qui dominent les « enfants du siècle ».

HISTOIRE DES ARTS Pour représenter Napoléon, David choisit le portrait équestre. Ce dispositif lui permet de mettre en scène celui qui n’est encore que vice-consul dans une position de pouvoir. Sur son cheval cabré, Napoléon domine et ses vêtements le présentent bien en chef de guerre qui montre le chemin, comme l’indique son doigt. D’ailleurs, le cheval et les vêtements font du tableau un

VERS LE BAC Invention

Commentaire Le commentaire du texte de Stendhal pourra développer le plan suivant : 1) Le décalage entre le personnage et son milieu d’origine a) L’activité intellectuelle (la lecture) vs l’activité manuelle (le travail de la scierie) b) La violence du père et la force des frères vs la faiblesse physique du héros c) Un idéal politique (Napoléon) vs l’aliénation du quotidien 2) Les enjeux de cette présentation a) Créer une tension entre les personnages et lancer une intrigue

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b) Esquisser un caractère et un destin : celui du héros étranger à son milieu c) Susciter la curiosité du lecteur qui s’identifie au héros 3) L’énergie du désespoir a) Portrait du héros en rouge et noir b) La force de la haine

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Gustave Flaubert, Madame Bovary, ⁄°∞‡ X p. ⁄‚›-⁄‚∞

Objectif Étudier le portrait d’une femme, dans le cadre du roman réaliste.

Roman intérieur LECTURE Une femme exaltée 1. Le récit fait alterner rêve et réalité dans un mouvement de contraste qui dit toute la déception du personnage féminin, Emma Bovary. De la ligne 1 à 31, le texte passe en revue plusieurs échappées lyriques que la jeune femme se plaît à vivre en imagination. L’amorce du paragraphe suivant (« La conversation de Charles était plate comme un trottoir » l. 32) est très nettement déceptive. La comparaison sonne comme une cassure, une rupture brutale qui fait retomber dans la réalité (l. 32-42). Suit l’admiration de Charles pour son épouse dessinatrice et pianiste (l. 43-51). Mais cette admiration confine chez le mari à l’idiotie et à la vanité (l. 52-55). 2. La retranscription des pensées d’Emma s’amorce par l’utilisation du discours indirect (« Elle songeait quelquefois que… » l. 1). Puis, le discours indirect libre (« Pour en goûter la douceur, il eût fallu… » l. 2-3) permet de glisser dans le monde intérieur d’Emma. Le passage qui suit (l. 4-9) est proche du discours direct (présent de l’indicatif). Le narrateur ressaisit le lecteur par un verbe introducteur (« Il lui semblait que… » l. 9) pour ensuite céder de nouveau au mouvement des pensées animant Emma et

à leur retranscription au discours indirect libre (l. 12-29). L’absence de qualités du mari prête également à un monologue intérieur au discours indirect libre (l. 38-42). Une lecture à haute voix, chorale, permettra aux élèves de saisir les nuances de cette retranscription.

3. La représentation qu’Emma se fait de la lune de miel reprend tout un ensemble de clichés redevables au roman et à la poésie romantiques : – harmonie entre le sentiment amoureux et les paysages sensuels et sublimes du Sud (l. 3-11) ; – peinture d’une âme tourmentée et insatisfaite (l. 16-22) ; – attitude du don absolu (l. 23-31). La correspondance entre le paysage et l’âme d’un peuple est une idée développée avec beaucoup d’originalité par Madame de Staël, dans De l’Allemagne. Mais cet essai, victime de son succès, est repris et réduit à une succession de stéréotypes. Ces clichés nourrissent l’écriture des romans sentimentaux à la psychologie sommaire. 4. Une lecture expressive permettra de mettre en valeur le ton ironique qui sous-tend le passage. Les excès du lyrisme et des clichés font naître le soupçon et trahissent la distanciation du narrateur par rapport à son sujet.

La platitude du réel 5. Dans la tradition romanesque qui oppose l’idéalisation à la platitude du réel, Gustave Flaubert développe des contrepoints déceptifs : « plate comme un trottoir de rue » (l. 32), « costume ordinaire » (l. 33), « boulettes de mie de pain » (l. 45-46). Il y a une retombée du rêve dans la banalité d’un quotidien médiocre et bourgeois, d’une vie routinière qui s’oppose à toute forme d’exaltation et d’enthousiasme. 6. La négation domine dans le portrait de Charles : « sans exciter d’émotion… » (l. 33) : préposition qui exprime le manque, l’absence… ; « Il ne savait ni…, ni…, ni… » (l. 35-36) : conjonction ni employée en corrélation avec ne ; « il ne put, un jour, lui expliquer… » (l. 36) : particule négative ne ; « il n’enseignait rien…, ne savait rien, ne souhaitait rien » (l. 40-41) : pronom indéfini comme auxiliaire de ne. À l’inverse d’un héros romanesque, Charles est l’homme sans qualités dont le portrait ne peut être que négatif, c’est-à-dire une somme 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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de négations ou du moins la soustraction systématique de toute forme de talent. On fera commenter les structures insistantes et répétitives, le martèlement de négations absolues qui traduisent l’insatisfaction d’Emma.

7. Qu’il s’agisse d’Emma ou de Charles, le romancier adopte un rapport distancié, caustique et ironique : la rêverie pleine de clichés d’Emma (premier paragraphe), l’idiotie et la vanité de Charles (deux derniers paragraphes). 8. Le roman met en abyme la littérature romanesque elle-même. Consommatrice de récits sentimentaux ou « sentimentaires », l’héroïne finit par confondre réalité et rêve, à la manière du Don Quichotte de Cervantès. Le « bovarysme » ne relève donc pas de la psychologie ordinaire (naïveté, croyance), mais ouvre une réflexion sur la littérature et ses pouvoirs. L’exaltation d’Emma montre-t-elle le pouvoir insidieux des rêves romanesques ou le désastre qu’ils génèrent ?

HISTOIRE DES ARTS La pose d’Isabelle Huppert (yeux fermés, tête inclinée, absorption dans le sentiment, mouvement d’inspiration et de soupir, bras rejetés en arrière) traduit l’état extrême où le personnage d’Emma aime à se porter. L’écrin naturel qui se prolonge en arrière-plan, la robe d’une couleur sombre donnent une grandeur et une profondeur au personnage. Peut-être l’enjeu de la transposition filmique tient-il à la capacité de l’actrice à incarner des états aussi extrêmes, à en faire ressentir le vertige au spectateur.

VERS LE BAC Commentaire Le projet de lecture sera nettement orienté sur le décalage entre le rêve et la réalité dans sa dimension déceptive. Dans cette perspective, les questions 1, 2 et 3 peuvent préparer à l’exercice. L’ironie du narrateur apparaît à plusieurs niveaux : – dans la représentation des personnages (pour Charles, voir questions 5 et 6) ; – dans le jeu entretenu avec le lecteur, puisque ce dernier est sans cesse sur le point d’être piégé par l’abondance du discours intérieur d’Emma et rappelé à s’en distancier par des indices subtils.

Oral (analyse) L’extrait offre une représentation de l’échec du couple : les tempéraments des deux époux s’opposent totalement et se contredisent. Sur un plan littéraire, les deux personnages se complètent : – déception du réel incarné par le mari, qui relance le rêve de l’épouse ; – richesse du monde intérieur (imagination d’Emma) versus platitude du monde extérieur ; – exaltation sentimentale (lyrisme, poésie) versus rapport au monde concret et pragmatique ; – représentation noble et élitiste (conception de l’héroïsme par Emma) versus identité bourgeoise prosaïque. Le personnage d’Emma ne peut fonctionner seul. Il est inséparable de son contraire que Charles représente. Le couple permet de peindre la totalité du monde dans ses contradictions et tensions, à l’égal des couples ou des duos de personnages dans la littérature : Pantagruel et Panurge, Don Quichotte et Sancho Pança, Jacques et son maître…

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Gustave Flaubert, Madame Bovary, ⁄°∞‡

RÉÉCRITURES

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Posy Simmonds, Gemma Bovery, ¤‚‚‚ X p. ⁄‚§ et ⁄‚‡

Objectifs – Mettre en perspective un hypotexte romanesque et son hypertexte dessiné. – Montrer que le roman de Flaubert est une inépuisable source d’inspiration pour les artistes. – Étudier une transposition générique : du texte à l’image fixe. – Comment Posy Simmonds transpose-t-elle le personnage dans une époque moderne tout en étant fidèle à Flaubert ?

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Une élégante DU TEXTE À L’IMAGE 1. Chez Flaubert, les hyperboles « il n’y avait jamais assez de » et « elle se chargeait », la métaphore de la fleur épanouie sous l’effet du « fumier », l. 10-11 ; chez Posy Simmonds, l’impropriété « Madame Bovery s’est également redécorée », l’énumération regroupée sous l’expression entre guillemets « Mes accessoires » qui prend une valeur sarcastique, sont signes de l’ironie. 2. Gustave Flaubert compare son personnage à « une courtisane » et les préparatifs de la jeune femme deviennent « professionnels ». Posy Simmonds ne va pas si loin et fait de Gemma une « actrice ». Elle joue à la sensuelle amante qui fait tout pour se rendre désirable. La description de Flaubert, par ses détails raffinés et ses métaphores artistiques, montre qu’Emma agit comme les héroïnes des romans qu’elle a dévorés. Elle devient la nouvelle Galatée d’un Prométhée lubrique : « On eût dit qu’un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux ». Dans le roman graphique sont évoqués le « mascara », le « rouge à lèvres » et la « robe peu familière », mais c’est surtout l’impact des deux dernières vignettes qui permet au lecteur de comprendre la métamorphose. Gemma joue un rôle déjà écrit par son illustre prédécesseur. 3. La réécriture se fonde sur des éléments narratifs et psychologiques. Elle met en valeur la transformation physique de Gemma ainsi que sa duplicité. La dernière vignette, sensuelle et attirante, pourrait illustrer la phrase de Flaubert : « elle s’épanouissait dans la plénitude de sa nature ». 4. Dans le roman, Charles est dupe, car il trouve sa femme « délicieuse » et « irrésistible » (l. 21), et ne comprend pas que ce charme ne se déploie pas pour lui… La troisième personne du singulier très présente dans le premier paragraphe désigne Rodolphe, l’amant d’Emma, et le contraste avec le rappel de Charles aux lignes 20-21 est cruellement ironique. Dans le roman graphique de Posy Simmonds, Charles est devenu Charlie, et la vignette, sa question nonchalante « Salut… C’était bien, Rouen ? », ainsi que la phrase : « À se demander si Charlie se rendait compte des après-midi

qu’elle passait dans sa chambre à répéter le coup du manteau », montrent la naïve indifférence de l’époux. Ainsi, chez Flaubert, Charles est aveuglé par son adoration pour sa femme, alors que, dans la version dessinée, Charlie est indifférent et ne prête guère attention à la métamorphose progressive de son épouse.

ÉCRITURE Vers le commentaire Un commentaire de l’extrait de Flaubert pouvait suivre ce plan : I. La métamorphose d’Emma I.1. Le soin apporté à son intérieur : un boudoir de courtisane I.2. Le soin apporté à son physique : soins corporels, bijoux, chevelure et silhouette I.3. L’éloge apparent de sa beauté : un travail d’artiste II. Le regard ironique du narrateur sur sa méprise entre réel et fiction II.1. Le regard moqueur de Flaubert : lexique et comparaisons dévalorisantes II.2. La confusion entre le réel et la fiction II.3. Derrière l’éloge de la beauté, le blâme du bovarysme Conclusion : « Madame Bovary, c’est moi », dit Flaubert, montrant que l’ironie déployée contre son héroïne est aussi une forme d’autodérision.

VERS LE BAC Oral (entretien) Les raisons qui expliquent le succès des adaptations littéraires au cinéma sont nombreuses : – plaisir de voir adaptée une histoire que l’on connaît déjà (ex. : Romeo + Juliette de Baz Luhrmann) ; – qualité des scénarios fournis par les romans (ex. : adaptation de La Délicatesse de David Foenkinos) ; – facilité d’accès à l’œuvre par le biais du cinéma ; – plaisir de voir des figures littéraires s’incarner dans des comédiens de talent. L’élève pourra néanmoins évoquer les raisons qui font qu’on est souvent déçu par une adaptation filmée. 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, ⁄°§· X p. ⁄‚°-⁄‚·

Objectif Déterminer la fonction du personnage réaliste en tant que prisme ou filtre du regard de son auteur.

Paris : partir, revenir LECTURE Un départ teinté de brouillard (texte ⁄) 1. Le motif du paquebot en partance choisi par Flaubert pour ouvrir son roman est lourd de sens. L’imminence du départ occupe les trois premiers paragraphes et se traduit par la fumée « à gros tourbillons » et le désordre des quais souligné par la juxtaposition syntaxique des substantifs (l. 3). C’est bien l’image de l’effervescence qui s’impose par les verbes d’action successifs (« se heurtait », « montaient », « s’absorbait ») et les notations sonores qui ponctuent la scène (l. 4 à 7). L’hypotypose qui se lit comme un plan panoramique se resserre en une sorte de zoom dès le paragraphe 4 (et jusqu’à la fin) sur un « jeune homme de dix-huit ans » qui s’embarque – au sens propre comme au figuré – vers l’inconnu de sa destinée avec impatience (« il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit », l. 16) et incertitude. 2. Le narrateur s’attarde peu sur le portrait de son héros. À peine évoque-t-il sa jeunesse et sa longue chevelure (l. 10), seuls détails réellement signifiants ici. Le jeune homme est esquissé en quelques traits dans une attitude statique et contemplative (comme le précise l’épithète apposée « immobile », l. 11) en complète opposition avec l’agitation ambiante. Le motif de l’« album » (livre d’images ? cahier de dessin ?) qu’il tient « sous un bras » (l. 10-11) achève le bref portrait d’un adolescent plus contemplatif qu’actif.

« Les illusions perdues » (texte ¤) 3. Plusieurs mots clés seront sans doute choisis par les élèves. Deux pistes pourront être explorées selon qu’ils caractérisent cette société par ses attributs (on pense alors aux adjectifs

« colorée », « originale », « décadente ») ou par les émotions et impressions qui naissent de cette vision (on pense plutôt aux adjectifs épidictiques « grotesque », « comique », « pathétique » ou « écœurante »). On pourra prolonger la réflexion en listant toutes les propositions au tableau et en demandant ensuite de classer puis d’expliquer les choix. Quelles que soient les propositions, on soulignera que cette question amène le lecteur à la même posture que celle du héros qui observe et juge cette société.

4. Les invités de Rosanette sont, pour la plupart, assimilés à des animaux de basse-cour par le choix volontairement ironique du lexique qui évoque les « jarrets » (l. 7) et la « croupe » (l. 20) des femmes, « le flanc » (l. 13) du « petit berger Watteau », l’usage de la comparaison « potelée comme une caille » (l. 6), ou les notations descriptives qui achèvent le ridicule (« en plumes de paon », l. 10). Autant d’images subjectives qui traduisent la cruauté du romancier qui, par le filtre du regard écœuré de son héros, s’amuse ici des soirées parisiennes de son temps qu’il juge pathétiques et grotesques. 5. C’est d’abord dans le clinquant des couleurs traditionnellement associées à l’image de la royauté et des monarques que s’affiche le luxe d’apparat. Le rouge ici décliné du « pourpre » au « nacarat » et à la « soie ponceau » est associé à l’or et au brillant (l. 6, 10 et 14). D’autre part, le mélange incongru des matières et tissus (soie, peau, tricot, velours, dentelle et fourrure) révèle la volonté de capter la lumière ou le regard. En définitive, les anachronismes et la surabondance des accessoires achèvent l’impression de laideur qui émane de l’ensemble.

HISTOIRE DES ARTS La circularité du brouillard qui enveloppe l’embarcation, seul point de fuite du tableau de Turner, mêle le thème de la solitude à celui de la tempête (on relira avec attention à ce propos le titre du tableau pour en expliquer la valeur plus symbolique en regard du texte étudié). Par ailleurs, la fusion des taches de couleur peut se lire comme l’allégorie du tourbillon des passions (comme le suggèrent les teintes chaudes, rouge et brun) et des craintes exaltées par le chromatisme gris-bleu.

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ÉCRITURE Vers le commentaire (texte ¤) Le paragraphe de commentaire pourrait s’articuler en deux mouvements : 1) Le caractère grotesque des invités de Rosanette : − par la comparaison filée avec les animaux de la basse-cour ; − par l’abondance des accessoires qui les ridiculisent et colorent la scène d’anachronismes et de mauvais goût ; − transition partielle : par le clinquant du luxe d’apparat, signe extérieur de richesse et moteur du grotesque de la scène. 2) Le caractère odieux de cette petite société : − par le côté frivole et puéril de ce bal costumé ; − par la laideur, la lourdeur ou la vieillesse des corps qui s’affichent ; − par le regard sans concession de l’auteur, entre ironie et dégoût.

VERS LE BAC Question sur un corpus La rédaction complète de la réponse pourrait justifier le choix d’un plan thématique autour de trois arguments majeurs : 1) Une peinture de la petite bourgeoisie sans concession parce que dévoilée dans ses frivolités les plus triviales (rêves romanesques clichés / bal costumé clinquant au paroxysme du mauvais goût). 2) Trois scènes qui se lisent comme des fragments fouillés d’un vaste tableau sociétal des travers humains (suffisance et ineptie des propos de Charles / clichés du discours d’un séducteur / grivoiserie vulgaire des couples au bal costumé). 3) Trois morceaux de bravoure qui traduisent une forme de délectation ironique de l’auteur face à ses personnages principaux et secondaires. On pourra recommander aux élèves d’étayer leurs alinéas de citations empruntées aux deux extraits.

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Gustave Flaubert, Trois contes, ⁄°‡∞ X p. ⁄⁄‚-⁄⁄⁄

Objectifs − Découvrir l’héroïsme extraordinaire d’une héroïne ordinaire. − Une nouvelle croquant sur le vif un exploit campagnard qui rompt avec la monotonie des travaux et des jours. − Un tableau réaliste : précision du vocabulaire descriptif, poésie vraie du cadre, « effets de réel ». − Un exploit qui défraie la chronique : suspense, description du danger, mélange des registres comique et épique, rapidité des actions (temps du récit), brièveté du dialogue. − Une « antihéroïne » : peu de mots (pauvreté du dialogue, absence de monologue intérieur et donc de pensée, de présence à soi), beaucoup d’actions (temps des verbes, art de la chute).

L’héroïsme d’un cœur simple LECTURE Simplicité de la vie de province 1. La veuve et sa servante mènent une vie simple, ponctuée de joies ordinaires. Ce mode de vie illustre le premier sens du nom « simplicité ». Pourtant, si Félicité est simple, c’est aussi parce qu’elle est simple d’esprit. Elle ressent tout, agit vite et bien, mais sans se rendre compte de son exploit. Elle fait preuve de présence d’esprit mais non de présence à soi. C’est pourquoi elle parle peu (brièveté du dialogue), pense peu (absence de monologue intérieur). C’est ce dont témoigne la dernière phrase du texte. Tout Pontl’Évêque parle d’elle, commente « pendant bien des années » son héroïsme. Mais Félicité, elle, ne prend aucun recul et ne mène aucune réflexion. Elle ne se doute même pas d’avoir fait quelque chose d’héroïque (l. 42-43). Prolongement La fin de la nouvelle montre avec ironie que Félicité, sur son lit de mort, confond, dans le délire de son agonie, un perroquet empaillé et le corps du Christ. Sa simplicité évangélique 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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renvoie au texte des Béatitudes : « heureux les simples d’esprit, ils verront Dieu ». En effet, ce personnage, rude à la tâche et avare de mots, aura trop peu connu l’amour. Pourtant, elle en donne sans compter.

2. De nombreux détails signent l’ancrage réaliste du texte. Les prénoms donnés aux enfants sont clairement datés et renvoient à Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, roman à la mode en 1830. Les noms de lieu (Geffosses, la Toucques) situent l’action dans le Bocage normand. Le vocabulaire agricole précise encore le cadre : les « pâture », « herbages », « prairie », « gazon » où paissent les bovins sont délimités par des clôtures à « claire-voie ». Quant aux petits détails vrais, ils servent à renforcer l’effet de réel. Ainsi, les petites filles ne portent plus aujourd’hui sous leur robe de « petits pantalons brodés » (l. 15). Plus subtilement, ils distillent une atmosphère dont la gaieté est parfois traversée de tristesse. Ainsi, l’insouciance de l’enfance est évoquée par l’énumération de jeux éternels (l. 11-15). En revanche, la viande froide, servie dans un appartement délabré, dont le papier peint « en lambeaux » tremble « aux courants d’air » (l. 7-8), est en accord avec la tristesse qui accable Mme Aubain (l. 8). Prolongement On notera que réalisme ne rime pas avec platitude. Le lieu et le moment, en accord avec les émotions des personnages, sont évoqués avec une hypersensibilité impressionniste : la mer est « comme une tache grise » (l. 3-4) ; la lumière lunaire nimbe la scène et le brouillard se déroule « comme une écharpe » pour épouser toutes les « sinuosités » du paysage normand (l. 17-18). Flaubert puise dans sa mémoire sensible des souvenirs très précis pour brosser un tableau vrai et poétique de deux femmes, la patronne et sa servante.

Un exploit épique et comique 3. Lignes 1 à 15 : Les promenades à la ferme de Geffosses. Lignes 16 à 23 : Une nuit parmi les vaches. Lignes 23 à 35 : Face-à-face héroï-comique avec un taureau. Lignes 36 à 40 : Sauvées ! Ligne 41 à la fin : Une héroïne qui s’ignore. L’héroïsme de Félicité est mis en relief par son attitude : elle affronte sans se poser de questions

une bête transformée en monstre mythologique avec une arme dérisoire (les mottes de gazon). Elle fait ainsi diversion pendant que Mme Aubain, « à force de courage », parvient à mettre ses enfants et elle-même hors de danger en escaladant le talus. Le registre épique est dominant. Les détails cocasses cependant ne manquent pas, montrant la distance ironique de l’auteur. La bête court « en beuglant horriblement ». Mme Aubain, la patronne autoritaire, semble ici désarmée et soumise aux ordres de la servante. Elle a bien du mal à se sortir du fossé. Ce renversement est accompagné d’un retournement burlesque : le registre épique évoque un champ (de bataille) pour le moins dérisoire, convoquant deux faibles femmes armées de mottes de terre et une « grosse bête » (l. 40).

4. La monstruosité croissante de l’animal est savamment composée. L’animal surgit d’abord du brouillard qui le dissimulait au regard (l. 24). On l’entend approcher « par-derrière » : après « un beuglement formidable » (l. 23), on perçoit son « souffle sonore qui se rapprochait », puis ses sabots, qui, « comme des marteaux, battaient l’herbe » (l. 27-28). Cette perception indique que l’animal accélère. Le discours indirect libre, assorti d’une ponctuation expressive, marque l’effroi des femmes : « voilà qu’il galopait maintenant ! ». Il va rattraper Mme Aubain, qui n’arrive pas à grimper le talus, puis la servante. Quand Félicité cesse de courir et se retourne pour l’affronter, les verbes de vision à l’imparfait descriptif peignent un animal écumant de colère : il « secouait les cornes et tremblait de fureur » (l. 30). Aux lignes 38-39, « sa bave lui rejaillissait à la figure ». Le risque est bien réel. La servante est dos à la barrière, acculée (l. 38). 5. Félicité fait preuve de sang-froid. Les dialogues le prouvent. Elle seule prend la parole pour formuler d’abord des paroles rassurantes (« Ne craignez rien ! », l. 21). Puis, des ordres brefs, pleins de bon sens (ne pas courir devant le taureau, se dépêcher de sortir du champ). On remarquera la modalité injonctive (impératif, phrases nominales) montrant qu’elle maîtrise la situation et prend la tête des opérations avec sang-froid et rationalité.

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HISTOIRE DES ARTS Le film réalisé par Marion Laine renforce le caractère héroïque de cette femme ordinaire. Elle se retourne vers Mme Aubain et Paul, tétanisés, et leur fait signe de se sauver. On remarque son air décidé et son poing brandi. On constate surtout qu’elle reste en avant, seule face au taureau qui charge avec, en guise de bouclier dérisoire, une ombrelle déployée. C’est une bonne transposition du caractère burlesque du passage. La cinéaste a choisi d’habiller S. Bonnaire avec une robe rouge. Ce n’est pas dans le texte initial. On peut faire réagir les élèves sur ce choix visuel.

VERS LE BAC Invention L’écriture d’une péripétie permet de revoir avec les élèves le schéma narratif. On peut, à l’oral, leur demander de réactiver leurs souvenirs, qui font figure ici de « prérequis ». On peut ensuite leur suggérer de réfléchir à l’insertion de la péripétie : Où ? Quand ? Pour quels effets ? Pour dire quoi ? Comment en renforcer la tension dramatique (ellipse, ponctuation expressive) ? Enfin, cet exercice permet de travailler certains points de grammaire précis : emploi du passé simple et de l’imparfait, expression de l’antériorité, éventuellement du futur dans le passé, choix de connecteurs précis. Les élèves peuvent être invités à exercer leur plume : métaphore, image, brève notation descriptive enrichiront leur récit.

ÉDUCATION AUX MÉDIAS On peut imaginer que la scène du taureau donne naissance à un long plan-séquence, avec un travelling suivant la course éperdue des personnages. C’est une manière de faire grandir l’angoisse et le suspense avec un certain réalisme. On peut aussi opter pour une tout autre logique, éventuellement ironique : un découpage en champ/contre-champ faisant alterner le museau de la bête et le visage des personnages ; une alternance de scènes rapides et de ralentis. L’ellipse traduira bien le saut temporel entre la quatrième et la cinquième partie de l’extrait. On peut demander quel type de liaison les élèves

veulent utiliser pour enchaîner ces deux plans : fondu au blanc ? fondu au noir ? raccord cut ? On pourra ensuite comparer le travail des élèves avec le film de Marion Laine et lire l’entretien où elle définit l’héroïsme d’un cœur simple. Prolongement Entretien avec Marion Laine Flaubert disait à propos de ce conte : « Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant une moi-même. » Et vous ? Sans s’interdire la force des émotions contenues dans ce conte, nous ne souhaitions pas en faire une histoire triste et plombée. Ce que j’adore chez Flaubert, c’est qu’il est aussi très drôle, très cynique. Je n’avais pas envie que l’on s’apitoie sur le sort de Félicité. Je veux qu’on admire cette femme, parce qu’elle est « extraordinaire ». Elle n’a peur de rien. C’est une femme en marche, une femme qui avance malgré les épreuves. J’aime sa foi en l’existence et son besoin d’aimer. […] À propos de la bonté de Félicité, Flaubert parle de « dévouement bestial ». Oui, je voulais montrer le côté animal d’une femme de peu qui se construit uniquement à travers le dévouement. Félicité irradie la tendresse, la foi inébranlable, l’amour qui manque au monde. Cette soi-disant « idiote » s’avérera une « voyante » en nous donnant une leçon d’humanité. Félicité est une femme d’instinct. Quand elle aime, elle se donne entièrement. Quand elle souffre, elle crache sa douleur et passe à autre chose. C’est sa façon à elle de survivre, de laisser le chagrin derrière elle, d’aller au-devant du bonheur, même si ce dernier est fragile. C’est l’antiMadame-Bovary par excellence. Ne jamais s’apitoyer, ne jamais céder à l’esprit de vengeance, au ressentiment, éviter l’aigreur. C’est, au sens fort, une héroïne, mais son héroïsme gît dans sa simplicité. Félicité ne connaît que des bonheurs contrariés mais ne désespère jamais. Entretien avec Marion Laine, réalisatrice. Extrait tiré du dossier de presse du film.

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Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, ⁄°°⁄ X p. ⁄⁄¤-⁄⁄‹

Objectif Le texte proposé est situé au début du roman. Nous sommes encore dans l’incipit. Il s’agit donc de comprendre comment l’auteur propose un premier portrait assez ironique de personnages qui s’apparentent à des antihéros.

Et leurs yeux se rencontrèrent LECTURE Un couple contrasté 1. Le début de Bouvard et Pécuchet se passe à Paris : les personnages évoquent la « capitale » (l. 41) et la « banlieue » (l. 39), mais aussi « Bercy » (l. 55). Ils sont sur un « boulevard » (l. 10), dont on sait dans le passage précédent qu’il s’agit du boulevard Bourbon. Dans cet extrait, le lecteur reconnaît la géographie parisienne : la « Bastille » (l. 2) et le « Jardin des Plantes » (l. 3). Cet ancrage spatial offre un cadre réaliste au récit. 2. Les personnages forment physiquement un couple antithétique, à la manière de Laurel et Hardy. Flaubert insiste sur le contraste qu’ils offrent, qui crée un contrepoint comique. Ils s’opposent d’abord par leur taille : autant Bouvard est « grand » (l. 3), autant Pécuchet est « petit » (l. 6). Bouvard est blond et frisé (l. 30-31), tandis que Pécuchet a les cheveux noirs et plats (l. 34-35). Leurs couvre-chefs diffèrent : chapeau pour Bouvard (l. 4), casquette pour Pécuchet (l. 8). Au début du texte, Bouvard semble physiquement très à l’aise, plutôt dévêtu (l. 4-5), tandis que Pécuchet se drape dans ses vêtements pour se cacher (l. 6-8). Enfin, Bouvard a l’air « enfantin » (l. 31), tandis que Pécuchet semble « sérieux » (l. 33) et viril (voir l’évocation de sa voix, l. 37). D’un point de vue psychologique, la position de leur tête au début du texte est significative : Bouvard, plus fier, a « le chapeau en arrière », tandis que Pécuchet, plus introverti, marche tête baissée (l. 7). Mais les deux compères, pour différents qu’ils soient, font bien la paire : tous deux ont les

mêmes manières : ils ont, par exemple, écrit leur nom à l’intérieur de leur coiffe pour éviter un vol. Ils ont le même réflexe : s’asseoir au même moment au même endroit (l. 10-12). Ils ont le même métier, « employé » (l. 25). D’un point de vue politique, les deux personnages partagent les mêmes opinions plutôt conservatrices (l. 52-53). Et, bien sûr, ils alignent sur les femmes tout un catalogue, voire un dictionnaire, d’idées reçues très négatives (l. 58-59).

3. Les deux personnages se considèrent, pour reprendre le verbe de la ligne 26, mis en valeur par la structure en paragraphes. Le portrait de chaque personnage fait de cette scène de rencontre une parodie de coup de foudre romanesque. Les verbes « charm[er] » (l. 27) et « frapp[er] » (l. 33) en témoignent. On pourrait même comparer ce passage avec la rencontre amoureuse entre Frédéric Moreau et Madame Arnoux dans L’Éducation sentimentale, comme si Flaubert s’amusait à réécrire ses propres textes sur un mode comique et distancié. La dimension parodique tient aux aspects caricaturaux d’un texte qui reprend, sur le mode de l’hyperbole, les conventions du genre. Ainsi, les points communs nombreux entre les deux personnages (mêmes métiers, mêmes idées sur les femmes et la politique, mêmes habitudes), leur discussion tissée de lieux communs, détournent, pour la caricaturer, la rencontre amoureuse romanesque traditionnelle.

L’ironie de Flaubert 4. La parodie tient essentiellement à l’utilisation des clichés (voir lexique dans le manuel de l’élève). En effet, Flaubert reprend les lieux communs de la rencontre amoureuse : deux individus se croisent, leurs regards s’arrêtent l’un sur l’autre. Après ce coup de foudre, ils se découvrent des points communs et envisagent ensemble un avenir possible. Pour qu’il y ait parodie, il faut un intertexte auquel l’auteur se réfère implicitement. Ici, il s’agit bien de L’Éducation sentimentale, publiée en 1869. 5. Bouvard et Pécuchet sont deux « employés » (l. 24 et 25) de bureau vivant à Paris. Ils semblent assez aigris, égoïstes, et critiquent leurs contemporains. Ainsi, ils ont la dent dure contre la classe ouvrière (l. 51-53). La dernière phrase, commentaire glaçant du narrateur, souligne l’envers de leur individualisme : ils vivent dans

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une triste solitude. La tragédie intime perce sous leur portrait grotesque et hautement comique. En effet, Pécuchet est célibataire (l. 61), tandis que Bouvard est veuf sans enfants (l. 62). C’est pour rompre avec cette vie morne et grise qu’ils rêvent de campagne (l. 38) ou plus simplement d’un ailleurs et se libèrent de leurs vêtements. Leur rencontre va permettre à chacun de trouver, à défaut de compagne féminine, un alter ego avec qui rêver une nouvelle vie.

6. Les deux personnages principaux d’un roman en sont les héros. Pourtant, leurs valeurs n’ont rien d’héroïque ! Le terme d’« antihéros » désigne précisément des « héros » de roman qui portent, comme ici, des valeurs médiocres, que Flaubert attribue à la petite bourgeoisie, classe montante et représentative de la réalité des années 1870. Égoïstes, repliés sur eux-mêmes, soupçonneux à l’égard de leurs compagnons (voir le nom dans le chapeau), ils refusent l’idée de solidarité ou d’appartenance à une communauté : au contraire, ce sont des individualistes qui ne peuvent parler au nom de tous. Pourtant, leur tristesse grise les rend pathétiques et, peutêtre, attachants. 7. Bouvard et Pécuchet, finalement, sont ridicules et prêtent à sourire. Leur physique contrasté fait de leur couple improbable un duo plus comique qu’héroïque. Leurs comportements stéréotypés et mécaniques, leur peur de la classe populaire, leur autosatisfaction bourgeoise les inscrivent dans une médiocrité dont Flaubert est le romancier génial. Il va, sur ce rien, faire tenir tout un roman, qui en analyse les ressorts pour mieux la railler.

HISTOIRE DES ARTS Pour pouvoir répondre à la question posée, il est nécessaire de définir la notion de « grotesque ». On entend par cet adjectif une esthétique qui pourrait être définie comme extravagante ou excentrique et qui peut prêter à sourire. D’une certaine façon, elle pourrait correspondre à la conception baudelairienne du Beau, toujours « bizarre ». Ici, la terre crue de Daumier tend vers cette conception : la personne représentée voit ses traits légèrement accentués, sans être dans la caricature. On pourra justement la comparer avec les plus célèbres de Daumier pour comparer les procédés et saisir les différences.

VERS LE BAC Question sur un corpus Bouvard et Pécuchet, comme Jacques le fataliste, subvertit les codes littéraires. La réponse apportée à la question pourrait développer deux points : 1) Les deux romans présentent un narrateur qui joue avec le lecteur de roman. – Celui de Diderot s’adresse au lecteur pour refuser de lui donner les informations qu’il attend. – Celui de Flaubert fait une présentation ironique des personnages. 2) Les deux romans jouent avec l’horizon d’attente traditionnelle des lecteurs de roman. – Le lecteur de Diderot attend le récit des amours de Jacques… qui les donnera… ou pas ! – Celui de Flaubert n’attend pas une rencontre presque « amoureuse » entre les deux employés de bureau parisiens.

Commentaire 1) Le réalisme de la scène a) Le cadre spatial (Paris) b) Les personnages et le détail des portraits (vêtements, postures) c) Une rencontre réaliste (points de vue et détails) 2) Deux antihéros a) Des personnages individualistes, qui ne représentent pas une collectivité b) Des valeurs qui ne sont pas celles de héros c) Une scène parodique

Oral (analyse) La réponse pourrait s’appuyer sur les points suivants : – Le lecteur ne s’attend pas à ce que la rencontre entre les deux employés utilise la rhétorique de la rencontre amoureuse. – La distance ironique du narrateur signale clairement les intentions de Flaubert. La distance qu’il prend avec ses personnages pourrait surprendre.

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LE NATURALISME

H istoire des arts

Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet, ⁄°‡∞ X p. ⁄⁄§-⁄⁄‡ Objectifs – Étudier l’une des premières représentations du prolétariat urbain. – Un tableau à valeur documentaire qui explore la réalité contemporaine avec une objectivité inédite.

Fenêtre sur l’univers naturaliste 1. Les peintres du réel ont eu à cœur de célébrer, en les saisissant dans le prosaïsme du quotidien, les ouvriers urbains ou agricoles. À ce titre, le travail de recherches proposé offre une entrée de séquence éloquente : la réalité du peuple est devenue un sujet noble que le peintre cherche à capturer dans des scènes souvent prises sur le vif. Le site du musée d’Orsay foisonne de tableaux célébrant les métiers simples des ouvriers et leur humilité. Dans un premier temps, on pourra notamment conseiller d’observer les tableaux « agricoles » de Bastien-Lepage (Les Foins, 1877), de Breton (Le Rappel des glaneuses, 1859, ou La Bénédiction des blés, 1857), ou de Millet (L’Angélus, entre 1857 et 1859 ; Des Glaneuses, 1857 ; Un vanneur, 1848 ; Bergère avec son troupeau, vers 1863), et de compléter ce parcours par des œuvres un peu moins célèbres : La Paye des moissonneurs de Léon Lhermitte ou Cour de ferme de Cézanne. On pourra enfin renvoyer les élèves sur le site du Petit-Palais afin qu’ils y découvrent la sculpture de Dalou Tête de paysan (1894), ou sur le site de l’Orangerie pour clore ce parcours par deux tableaux : celui d’Henri Rousseau (dit « le Douanier ») intitulé La Carriole du père Junier, ou celui de Sisley Le Chemin de Montbuisson à Louveciennes. La recherche pourrait, ensuite, être orientée sur la représentation du prolétariat urbain. Le site du musée d’Orsay propose notamment les tableaux de Daumier et Degas saisissant les

femmes au travail, comme La Blanchisseuse ou les Repasseuses, tandis qu’Eugène Jansson choisit de peindre le Logement prolétaire. On pourra aussi conseiller le tableau de Constantin Meunier (Au pays noir) ou celui de Claude Monet Les Déchargeurs de charbon davantage centrés sur l’émergence de la réalité minière.

2. Agréé par l’Académie des beaux-arts depuis son éclosion au xviiie siècle, le « Salon de peinture et de sculpture » était une manifestation parisienne annuelle destinée à présenter et exposer des œuvres académiques. À l’origine, il s’agissait d’exposer les œuvres des derniers lauréats de l’École des beaux-arts, mais très vite le « Salon » devient l’occasion de promouvoir une peinture plus officielle qu’innovante. C’est pourquoi les artistes indépendants décident de se regrouper dans un salon « parallèle » qu’ils baptiseront « Salon des refusés ».

LECTURE DE L’IMAGE Noblesse des travailleurs 3. Caillebotte privilégie ici une très légère plongée : il nous offre ainsi une perspective cavalière tenant compte de la position des objets dans l’espace et des effets d’éloignement. Ce choix traduit tout simplement la volonté réaliste de se conformer à la vérité des êtres et des choses. Par ailleurs, le point de vue permet d’embrasser tout un coin d’appartement en en scrutant chaque lame de parquet ou chaque copeau de bois. 4. La profondeur du champ est soulignée par un travail précis de couleurs, déclinées du beige très clair représentant le bois mis à nu au brun soutenu des lames encore enduites de cire. Cette matérialité rappelle le travail restant à effectuer. Le spectateur sera également sensible au jeu de contrastes entre l’ombre et la lumière inondant la pièce par le fond de l’appartement et créant des zones sombres comme autant d’échos à la noirceur des pantalons portés par les ouvriers à genoux. À cette palette sobre, au chromatisme assez froid, répond la couleur des dorures vieillies des panneaux moulurés soulignant la richesse de cet intérieur bourgeois. C’est bien la géométrie des lignes horizontales et verticales qu’exaltent les contrastes avec un soin naturaliste. 5. La lumière diffusée par la fenêtre excentrée de l’appartement éclaire essentiellement les rainures du parquet mis à nu mais surtout la

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blancheur du torse musculeux et nu des ouvriers à genoux. On le voit, l’artiste célèbre ici par sa lumière le labeur physique plus que les individualités. Les visages restent dans l’ombre. Caillebotte invite à se souvenir de ces ouvriers et de leur travail dans un appartement qui ne sera bientôt plus vide.

Nudité du cadre, nudité des corps 6. Les raboteurs, tête baissée vers les rainures du parquet, ressemblent à des héros antiques. Leur musculature est soulignée par la lumière qui dessine la rondeur dynamique du torse et des bras. Le peintre les saisit en mouvement, les avant-bras sont comme projetés vers l’avant pour mimer la gestuelle des coups de rabot. Le trio se compose des deux travailleurs au premier plan qui semblent se parler : leurs visages, dans la pénombre, sont tournés l’un vers l’autre, tandis que le troisième s’isole quelque peu par sa position parallèle aux moulures de l’arrière-plan. Il ne peut voir que le dos de ses pairs. 7. et 9. Le dépouillement de la pièce se comprend d’abord par la vacance de l’appartement. En travaux, il est vide. Mais ce dépouillement invite à comprendre combien éphémère sera le travail de ces artisans en insistant sur les travaux déjà effectués et le peu qu’il reste à accomplir. C’est alors un autre monde qui prendra la relève : celui de la bourgeoisie qui posera ses meubles. Au-delà de la nudité du cadre s’inscrit une réflexion sur la cohabitation de deux univers : le prolétariat et la bourgeoisie des vastes appartements parisiens.

Au cœur du quotidien 8. Caillebotte accorde beaucoup d’importance aux outils servant à la vérité de son document : sur le sol sont éparpillés une lime au premier plan, un marteau, un outil que l’ouvrier de gauche est en train de ramasser, tandis que les trousses à outillages reposent au fond de l’appartement. Le spectateur sera sensible également à cette bouteille de vin à peine entamée qui trône aux côtés des ouvriers accompagnée de son verre presque rempli. Caillebotte est sensible aux détails signifiants. Ici le labeur est matérialisé non seulement dans la gestuelle précise et mécanique des corps mais aussi par les effets de réel des petits riens évoquant tantôt le travail du bois tantôt le réconfort de la pause.

Prolongement On peut rapprocher la démarche de Caillebotte de celle d’un Zola se renseignant sur les outils et les gestes professionnels des couvreurs ou des zingueurs. On peut pour cela consulter le site de la Bnf et parcourir l’exposition consacrée aux carnets d’enquête de L’Assommoir. Les liens entre impressionnisme et naturalisme sont nombreux.

9. (Voir question 7.) Le peintre rend sensible le choc des cultures en mariant les effets de texture : la toile des pantalons ou la peau des trousses à outils s’oppose ainsi à la noblesse du bois décliné sur le sol et les moulures décoratives laquées de dorures vieillies. Le travail de ferronnerie des volutes du balcon traduit, quant à lui, l’aisance bourgeoise au même titre que le marbre de la cheminée posé à même le sol.

ÉCRITURE Argumentation Le travail proposé peut s’interpréter comme une synthèse des questions 7, 8 et 9. Les élèves sont guidés dans leur rédaction par un plan en trois parties : 1) Une scène célébrant le labeur physique : − par l’attitude et la gestuelle des ouvriers saisis sur le vif ; − par l’exaltation lumineuse des corps ; − par la volonté de transcender les individualités au profit d’une image plus universelle. 2) Un documentaire réaliste : − par le souci du détail et la présence des outils et accessoires ; − par la rigueur de la composition du tableau et la profondeur de champ. 3) Un plaidoyer pour le monde ouvrier : − par la réflexion sous-tendue sur le caractère éphémère du labeur et rendue sensible par le contraste des couleurs ; − par le choc des cultures à l’étude.

VERS LE BAC Invention Le sujet en appelle à une lecture attentive des consignes implicites qu’il présuppose. On attirera l’attention sur : − Le choix d’une énonciation tenant compte de la situation de communication impliquant un locuteur et ses destinataires. On pourra rappeler aux élèves les codes épistolaires (date et lieu 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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de rédaction, formule de politesse et signature finale). − L’importance d’un discours structuré par des connecteurs logiques permettant d’articuler discours informatif et explicatif, et s’appuyant sur des références précises au tableau. − La progression logique d’un plaidoyer que l’on peut organiser en trois axes : a) Incompréhension et refus de l’arrêt décidé par les critiques sur le registre polémique. b) Volonté de défendre la valeur documentaire d’une œuvre qui se veut emblématique d’un monde en mutation. c) Souhait de voir le tableau réhabilité.

Prolongements Pour valoriser le travail de recherches mené par les élèves (question 1), le professeur pourrait proposer de créer leur propre musée virtuel. Ce projet pourrait faire l’objet d’une activité TICE menée en trois séances décrochées. Mon musée virtuel Objectifs : − Créer un musée virtuel dans lequel chacun présentera ses propres expositions. − Travailler l’argumentation écrite en synthétisant les acquis du cours, des analyses et des lectures du manuel. − Travailler l’écrit d’invention pour la préparation de l’E.A.F. Démarche : Séance 1 : ÉTAPE 1(BROUILLON) Le travail de création « des murs » ou « architecture du musée » − Dessiner ou découper dans un magazine la représentation qui correspond le mieux à l’idée que vous vous faites de ce musée. − Puis lister les deux ou trois principales raisons de ce choix en les associant toujours à un savoir sur la peinture réaliste. (Exemples : « La peinture du monde agricole au xixe siècle », « Images du prolétariat urbain », « L’émergence de la réalité minière », etc.) Par exemple, « L’architecture se compose de différents étages car la peinture réaliste saisit une grande

variété de thèmes, de personnages, de lieux. » Séance 2 : ÉTAPE 2 (BROUILLON) La création du plan intérieur du musée salle par salle − Dessiner le plan intérieur de votre musée en nommant les différentes salles clairement. − Pour chaque salle, préciser son nom, son contenu (sculptures, objets, tableaux, installations, affichage, etc.). − Lister la ou les raisons de ces choix (époque, thèmes, artistes…) pour chaque salle. Le nombre de pièces de ce musée peut varier de trois à sept. Séance 3 : ÉTAPE 3 (ÉCRITURE) Créer la plaquette destinée aux visiteurs du musée Consigne : − Cette plaquette sera intégralement rédigée. − Elle s’organisera autour de deux grands pôles : A) La présentation générale et extérieure du musée (situation, date de création…) qui reprendra les arguments et explications de l’étape 1. B) La visite guidée salle par salle qui reprendra et synthétisera tous les éléments choisis dans l’étape 2. Grille d’évaluation (à faire figurer dans le dossier) : Vous rendrez trois documents (le dessin ou collage de l’architecture extérieure, le plan intérieur et la plaquette de visite). 1. Travail tapé : …/1 2. Qualité et variété des arguments de l’étape 1 : …/ 3 3. Qualité et variété des choix pièce par pièce : …/ 5 4. Richesse des objets, supports, textes évoqués dans la plaquette : …/3 5. Références précises à des citations lues dans le chapitre (au moins 4 !) : …/2 6. Structure de la plaquette : …/1 7. Originalité, soin et pluricodage des trois documents rendus : …/3 8. Orthographe : …/1 9. Correction de l’expression : …/1

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Les frères Goncourt, Germinie Lacerteux, ⁄°§∞ X p. ⁄⁄°-⁄⁄·

Objectifs Fonction et enjeux de la description naturaliste.

Le bal, un plaisir populaire LECTURE 1. L’extrait constitue une ample description du Paris populaire des années 1860 croqué au temps du plaisir frivole : le bal. Le regard du narrateur balaie l’espace, qu’il scinde en deux : la salle de café et la piste de danse (à partir de la l. 16). S’attachant d’abord brièvement à l’architecture des lieux en soulignant son « caractère moderne » (l. 1), le narrateur évoque par focus successifs les « fenêtres » (l. 6), les murs ornés de reproductions des « pastorales de Boucher » et des « saisons de Prud’hon » (l. 8-9), avant de s’attarder sur les « arabesques » des « poteaux carrés » (l. 12) soutenant « le milieu de la salle » (l. 12). Quelques détails ancrent l’ensemble dans la réalité par le jeu des expansions nominales : la « barrière de chêne », les « lambrequins de velours grenat » ou le cerclage d’un « cadre peint ». L’hypotypose s’achève sur une brève notation descriptive du moyen de chauffage et d’éclairage des lieux au travers des « flammes dardées du gaz » (l. 17-18). Le second mouvement s’attache alors à la description exhaustive des danseurs. 2. Le point de vue dominant est celui du narrateur qui livre ses remarques sur le mode de la focalisation externe. Son regard se veut à la fois globalisant et chirurgical, pour un rendu presque journalistique. Les notations descriptives se juxtaposent, ne cherchant que la sécheresse d’une peinture la plus méticuleuse possible. Pour preuve, les précisions apportées quant au choix des matières et textures ornant la salle (bois, tissu) ou les indices spatiaux organisant la présentation « au centre » (l. 13), « à hauteur » (l. 14), « sous le feu » (l. 17) ou bien « au milieu » (l. 21).

3. et 4. Au-delà de cette apparente neutralité se dessine le regard sans concession, mi-désabusé, mi-satirique des auteurs. Plusieurs indices démasquent la misère et la saleté de ce qu’ils baptisent « palais de carton » (l. 5). L’incohérence entre « rusticité » (l. 5) et apparat est soulignée par l’oxymore « luxe pauvre » dès la l. 2. L’usage de l’antiphrase « elle était éclatante », associé aux champs lexicaux conjoints de la saleté et de l’usure (l. 4, 12, 20, 26, 33 et 34), souligne la pauvreté des lieux. Par ailleurs, le comique n’est pas loin lorsque le narrateur s’amuse à évoquer « les saisons de Prud’hon », personnifiées et « étonnées d’être là » (l. 9-10). Enfin, les parallélismes de construction (l. 22-24) achèvent de dire le dénuement dissimulé derrière la « richesse fausse » (l. 2). La guinguette populaire est le temple du trompe-l’œil et du faux-semblant pathétiques. 5. Les danseurs sont les hommes et les femmes du peuple. Bien que leur appartenance sociale ne soit jamais évoquée, elle se révèle par bribes et par images parcellaires signifiantes. Ainsi, le lecteur comprend la pénibilité du travail manuel des femmes par la notation descriptive des « doigts rouges au bout de mitaines noires » (l. 32), ou le labeur de plein air des ouvriers agricoles ayant « une figure bise » (l. 32). Il en va de même pour toutes les précisions vestimentaires : le « paletot », le « cache-nez » ou la « casquette » permettent d’identifier les castes populaires au même titre que les « bonnets » des femmes. Ici, point de chapeau : le narrateur décrit une « vieille en cheveux » (l. 29) et souligne l’omniprésence du noir sans « un réveillon de blanc » (l. 23). Le monde qui se découvre sous nos yeux est terne, habillé « des couleurs de la misère » (l. 24-25). C’est sans doute l’antithèse « le bal un deuil » (l. 25) qui synthétise le plus éloquemment cette fresque ouvrière.

HISTOIRE DES ARTS Contrairement aux frères Goncourt, Renoir choisit de célébrer la gaieté populaire d’une guinguette au « moulin de la Galette ». Sa palette de couleurs vives et solaires dynamise une après-midi festive par touches complémentaires et harmonieuses : les rouges des rubans féminins côtoient le bleu des vestes d’hommes ou le jaune paille des canotiers. L’air est à la fête, comme le soulignent la clarté vivifiante des taches de lumière qui 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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illuminent la couleur lavande du sol traduisant la légèreté des pas de danse, les petites touches de jaune citron qui créent comme des reflets sur la paille des canotiers, ou encore la blancheur des boules de lampadaires qui éclairent l’obscurité végétale à l’arrière-plan. Par ailleurs, tandis que les frères Goncourt noyaient le peuple dans une sorte de masse indistincte gommant les individualités, Renoir s’attache aux expressions et à la gestuelle festives : les femmes assises au premier plan sourient et se rendent séduisantes, un couple s’embrasse tendrement à l’arrière-plan, tandis qu’un autre quelque peu décentré au second plan semble observer le peintre. Le plaisir prédomine et la nature verte et feuillue se révèle un écrin à l’atmosphère du plaisir. Le monde est vivant, vivifiant, pris sur le vif : les tables regorgent de verres et de pichets, partout la conversation s’anime.

VERS LE BAC Question sur un corpus La réflexion proposée commande un plan à deux entrées : 1) Les différentes fonctions remplies par la description dans un récit naturaliste a) Poser un cadre spatio-temporel caractéristique d’un milieu de vie ou d’une caste : chez Zola, le café incarne les plaisirs populaires après la journée de labeur, les retrouvailles entre camarades, les conversations de comptoir ; chez les frères Goncourt, la salle de bal condense l’image d’une misère que l’on veut évacuer le temps d’une récréation dansante. b) Sensibiliser le lecteur à une atmosphère pour insuffler une nouvelle dimension aux effets de réel : les odeurs de tabac et les vapeurs d’alcool soulignent les addictions des ouvriers, tandis que chez les frères Goncourt l’obscurité et la saleté achèvent de rendre pathétique le « deuil du bal ». c) Exalter ou métaphoriser la réalité au-delà parfois du vraisemblable pour n’en garder que les indices les plus signifiants : la description de l’alambic comme un animal féroce emprisonné au fond d’une cour intensifie la dangerosité de l’alcool et inquiète Gervaise. 2) Un certain regard sur le monde ouvrier a) Les auteurs choisissent une thématique sensiblement similaire sur le monde ouvrier (détente successive au travail quotidien, rassemblement festif, oubli de la réalité ou fantasmes)…

b) …déterminée par un objectif différent (les frères Goncourt insistent sur une image assez statique de la misère et de la pauvreté, Zola s’inscrit davantage dans la narration sur le vif d’une fin de journée autour d’une scène variant les points de vue et les émotions)… c) …et des registres opposés : l’extrait de Germinie Lacerteux développe une forme d’ironie désabusée, tandis que celui de Zola joue plutôt la carte de l’effroi. La conclusion du travail pourrait montrer que les deux extraits outrepassent, chacun à leur manière, le projet naturaliste en objectivant la réalité autour de détails choisis pour leur portée symbolique (l’alambic ou les tableaux « étonnés d’être là »).

Invention La description inspirée par le tableau de Renoir (question Histoire des arts) pourrait, comme dans l’extrait étudié, s’organiser en deux mouvements : − La présentation du cadre de verdure et d’un espace scindé : au premier plan, le café ; au second, la vaste piste de danse. On soulignera le luxe des détails et le mariage des matières : bancs de bois, chaises de paille, verres et pichets translucides qui participent de la fresque populaire tout en distillant les effets de réel. On pourra insister également sur la densité de l’assemblée au premier plan : c’est toute une caste populaire qui prend plaisir à se retrouver et à festoyer. − Le détail de la piste de danse à l’arrière-plan d’où se détachent distinctement quelques couples enlacés et heureux. Le professeur pourra valoriser les travaux ayant rendu sensible l’atmosphère de cette guinguette par le choix d’un lexique éloquent ou par des procédés d’insistance.

Commentaire Le travail de commentaire constitue essentiellement une synthèse des questions d’analyse, dont le plan détaillé serait : A/ La mise en place d’une scène populaire : − par l’uniformisation terne gommant les individualités ; − par l’association frappante de la misère et de la saleté ; − par les notations descriptives portant sur les vêtements et accessoires.

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B/ …où domine le sinistre : − par la dominance du noir synonyme de ce bal de deuil ; − par le luxe pauvre présenté ; − par le regard teinté d’ironie désabusée du narrateur.

ŒUVRE INTÉGRALE

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Émile Zola, Thérèse Raquin, ⁄°§° X p. ⁄¤‚-⁄¤‹

Thérèse Raquin est un récit court qui facilite l’entrée dans le genre romanesque ambitieux du xixe siècle dont l’action fait éclater les frontières du genre (roman d’amour, roman policier, roman fantastique par certains aspects) et est resserrée autour d’un nombre limité de personnages permettant d’étudier efficacement les techniques narratives. Le roman constitue une entrée pertinente et originale pour comprendre la démarche naturaliste de Zola étudiant des personnages prisonniers de leurs « tempéraments » et « caractères ». C’est la première pierre d’un vaste projet d’observation scientifique qui s’épanouira plus tard dans le cycle célèbre des Rougon-Macquart. Accueilli fraîchement par la critique, le roman permet au lecteur de mieux cerner les difficultés et les limites du projet romanesque naturaliste, par ailleurs clairement explicité dans sa préface par Zola lui-même. Entrée dans l’œuvre : Une passion criminelle

X p. ⁄¤‚

Objectifs – Percevoir les enjeux d’un pluricodage (texte et image) sur la compréhension première de l’intrigue romanesque. – Réfléchir au sens et aux enjeux d’une adaptation cinématographique.

1. On peut notamment renvoyer à : L’affiche du film de Jacques Feyder (film muet en partition musicale de 1928) dessinant un théâtre d’ombres inquiétantes dans un escalier

et soulignant l’appartenance du récit au genre policier. La couverture de l’édition de poche GarnierFlammarion qui s’inspire de la scène du crime et présente une barque vide sur l’eau. On pourra regarder avec intérêt la couverture de l’édition Flammarion (collection « Étonnants classiques ») qui interroge davantage le statut des personnages cobayes de Zola qu’elle représente comme des marionnettes de papier emprisonnées dans un décor de mercerie en carton. Les motifs récurrents qui dessinent une hypothèse préalable de lecture soulignent à la fois l’assassinat prémédité intrinsèquement lié à une passion amoureuse dévastatrice.

2. et 3. Composition géométrique de l’affiche cinématographique en deux plans distincts. L’arrière-plan représente le couloir profond et exigu d’un train (en référence à la scène de crime transposée par le cinéaste en voyage ferroviaire), symbolisant l’enfermement moral qui consumera le couple d’amants jusqu’à l’issue finale. Le premier plan met en lumière la passion par la fusion du baiser. Cette composition peut se lire à la fois comme une simple chronologie des événements et comme la traduction imagée du registre tragique à l’œuvre dans le récit. Les couleurs sont contrastées autour d’une dominante rouge vif qui évoque le sang du crime et celui qui coule dans les veines de personnages dotés de tempéraments « sanguins ». On notera la graphie nerveuse du titre du film qui tend à dramatiser l’action et à lui insuffler son caractère inquiétant et haletant. Le motif de la barque vide évoque la disparition, la noyade, le crime. Il met le lecteur sur la piste d’un assassinat lié au couple représenté sur l’affiche du film. Qui va mourir ? l’un des deux amants ? un troisième protagoniste encore inconnu ?

VERS LE BAC Invention On analysera d’abord les mots clés de la consigne : la lettre suppose un protocole d’écriture précis : une situation d’énonciation claire comportant plusieurs marques de la subjectivité de l’éditeur, une date et un lieu de rédaction, un destinataire dûment nommé, une formule de politesse et une signature. 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Un discours argumentatif pour « légitimer » le choix de l’iconographie. À ce titre, on pourra proposer de développer trois arguments : – L’un portant sur l’intérêt du motif de la barque vide chargé d’une connotation à la fois dramatique et tragique capable de susciter le désir de lire et donc de déclencher l’acte d’achat. – L’autre portant sur le choix d’un tableau impressionniste comme un clin d’œil au travail d’écriture suggestive de Zola et à l’intérêt qu’il portait à la peinture de son temps (on rappellera que Zola fut aussi critique d’art et ami de nombreux peintres impressionnistes). – Enfin, on soulignera le choix du chromatisme en clair-obscur propice à la traduction de la tension dramatique. La naissance de l’œuvre X p. ⁄¤‚ @RECHERCHE BnF Sur le site, se rendre dans le dossier « Portraits de Zola » http://expositions.bnf.fr/zola/portraits/intro.htm On observera les différentes caricatures qui présentent le plus souvent Zola comme un observateur très (trop) scrupuleux et développant un ego surdimensionné : avec une loupe et des pincettes, ou encore impérial juché sur la colonne Vendôme, ou bien distillant l’eau en « tord-boyaux naturaliste ». Dans tous les cas, on pourra proposer de prolonger l’observation des images soit par le commentaire de l’une d’elles, en lien avec les enjeux du roman étudié, soit par la préparation d’un exposé oral traitant du « cas Zola ». (On pourra renvoyer les élèves à la page 121 du manuel sur la réception de l’œuvre, complément pertinent au regard porté sur l’écrivain par ses contemporains.) La réception de l’œuvre : Le scandale de « la littérature putride » X p. ⁄¤⁄ Objectifs Histoire littéraire et culturelle, conditions et réceptions du projet naturaliste.

1. « Ferragus » est le nom d’emprunt du journaliste français Louis Ulbach (1822-1889) qui fut aussi romancier et auteur dramatique. D’abord spécialisé dans le journalisme politique (il fonda la revue Le Propagateur de l’Aube en 1848), il publie des feuilles polémiques qui font scandale et lui valent un procès. De retour en capitale, il

entre à La Revue de Paris dont il devient le directeur en prenant aussi en charge la critique littéraire. Il rejoint ensuite Le Figaro où il s’illustre dans ses « lettres de Ferragus ». C’est à cette occasion qu’il attaque Zola pour son roman nouvellement paru Thérèse Raquin dans un article intitulé « La littérature putride ». (On notera que l’intégralité du texte est lisible dans l’édition Pocket, des pages 266 à 272.) La polémique suscitée amènera alors Zola à défendre son projet dans la préface explicative du roman. Prolongements Sur Ferragus, on pourra demander en prérequis de séance la lecture de deux articles de dictionnaire qui enrichissent sa biographie : l’article de Gustave Vapereau tiré du Dictionnaire universel des contemporains (paru en 1858) et celui d’Adolphe Bitard issu du Dictionnaire général de biographie contemporaine française et étrangère (paru en 1878).

2. Le registre qui domine tout l’article est polémique : l’attaque virulente est marquée dès la première phrase par la métaphore inaugurale de la fange (« une flaque de boue et de sang qui s’appelle Thérèse Raquin ») déclinée ensuite par d’autres substantifs liés au lexique des immondices tels que « le résidu » ou « les putridités ». Le roman est diabolisé par la comparaison implicite avec un fléau et l’emploi de l’expression « à cause de la contagion il y va de toutes nos lectures ». La plume du journaliste trempée dans l’acide témoigne d’un certain goût pour le superlatif et les formules lapidaires : il dénonce « toutes les horreurs » du roman et plus généralement « toutes les putridités de la littérature contemporaine ». Ferragus se pose ainsi comme le porte-voix d’une critique en « colère » (le terme est employé dans le troisième paragraphe de l’article) contre de jeunes romanciers qui se complairaient à faire du roman le théâtre de vulgaires faits divers « empruntés à la voirie et aux tribunaux ». Le reproche majeur adressé à l’auteur cache à peine une ambition plus générale. On relève au fil de l’article une évolution sémantique du particulier (avec l’argument ad hominem « je sais, du moins, qu’il vise avec ardeur la renommée ») au général. L’attaque vise tous « les romanciers » contemporains, que Ferragus invective par l’injonction finale : « Forçons les romanciers à prouver leur talent autrement […]. »

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3. La caricature en couverture de la revue le Musée des horreurs constitue un écho frappant au style pamphlétaire de Ferragus : – par l’animalisation de l’écrivain transformé en un cochon gras à la queue en tire-bouchon dont les jarrets écrasent de leur poids livres et journaux, comme un clin d’œil à une forme d’impérialisme que d’aucuns ont reprochée au romancier sourd aux critiques ; – par le motif des excréments : « le caca international » dont l’écrivain salit à gros coups de pinceau la carte de France. C’est ici une virulente attaque du contenu narratif des romans de l’écrivain qui traduit en image le point de vue des critiques considérant l’écriture de Zola comme une salissure à gros traits imprécis. 4. L’argumentation de Zola se lit comme une sorte de plaidoyer. Elle se développe essentiellement dans le troisième paragraphe de notre extrait par un mode de raisonnement inductif. Trois arguments illustrés (« j’ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères », « j’ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les poussées de l’instinct, les détraquements cérébraux survenus à la suite d’une crise nerveuse », « l’âme en est parfaitement absente ») étaient la thèse finale : « mon but a été un but scientifique avant tout ». On sera sensible au champ lexical de la physiologie, omniprésent dans les propos par les termes « tempéraments », « nerfs », « sang », « crise nerveuse » ou encore « désordre organique » qui présentent les personnages comme des cas cliniques que le romancier observe et étudie. Le choix des verbes transitifs et les marques de la subjectivité (« J’ai choisi », « j’ai cherché », « je l’ai voulu ») soulignent à ses détracteurs la valeur d’un projet longuement mûri. 5. Le travail de recherches pourra amener les élèves à proposer des titres d’œuvres ou de films récents qui mériteront d’actualiser le débat sur la censure. On pourra les aiguiller vers quelques titres d’œuvres célèbres ayant défrayé la chronique : – Dans le domaine littéraire, on pense notamment à l’affaire Bovary et au procès de Flaubert (dont le réquisitoire et le plaidoyer sont facilement consultables en ligne), à l’affaire Baudelaire et au procès des Fleurs du mal qui vit la totalité du recueil réhabilitée vers 1950.

– Dans le domaine artistique, on pourra renvoyer les élèves au scandale Courbet, traité dans le manuel (page 88), et à un tableau qui fait encore couler beaucoup d’encre L’Origine du monde. – Dans le domaine cinématographique, on pourra renvoyer les élèves à une recherche autour de quelques cinéastes controversés : Stanley Kubrick, David Cronenberg, Luis Buñuel.

EXTRAIT 1

L’étude des tempéraments et l’influence du milieu

X p. ⁄¤¤

Objectif Étudier la mise en récit d’un principe naturaliste : l’influence du milieu sur les personnages. Arbre généalogique de Thérèse Raquin : fille du capitaine « Degans » (l. 2-3) (tué en Afrique, l. 12) et d’une « femme indigène d’une grande beauté » (l. 9). Née à « Oran » en Algérie. Une « santé de fer » (l. 14) mais étouffée dans une éducation cotonneuse et inadaptée « comme une enfant chétive » (l. 14-15). Une « vie forcée de convalescente » (l. 18) ; elle reste « muette et immobile » (l. 20). On relèvera le champ lexical du silence et de l’abnégation (« vie cloîtrée » l. 25-26) qui contredit sa nature féline et se résume dans deux formules : « elle tenait soigneusement cachées au fond d’elle, toutes les fougues de sa nature » (l. 33-34), et « apparente tranquillité qui cachait des emportements terribles » (l. 35-36).

EXTRAIT 2 Meurtre et intensité dramatique

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Objectif Étudier les motifs et procédés récurrents de la dramatisation romanesque. Étude comparée : le chapitre XXXII du roman constitue le point culminant du suspense policier puisqu’il met le lecteur en attente : quelle issue 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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pour le couple de meurtriers ? L’ultime scène présente de nombreuses similitudes avec celle étudiée ici : la vieille Mme Raquin, muette et paralysée, observe Thérèse et Laurent se débattre dans leur culpabilité. Extrait page 123 : le narrateur multiplie d’abord les effets d’attente et de retardement par le jeu des points de suspension (l. 11, 12, 30). Au silence effaré de Thérèse « muette » (l. 41) s’ajoute une tétanie frappante (« elle tendait sa volonté de toutes ses forces » l. 8-9, « roide, immobile » l. 23) qui s’oppose cruellement à la naïve incompréhension de Camille qui ose l’humour et se dandine « avec fanfaronnade » (l. 14) : « […] regarde donc Thérèse … C’est elle qui a peur !… Elle entrera, elle n’entrera pas… » (l. 11-12). L’intensité dramatique se traduit ici, comme au chapitre XXXII, par un décalage d’ironie tragique sous-tendu par un dialogue de sourds (« Cette pièce est le temple de la paix ») et des descriptions très détaillées qui imposent le réalisme en exaltant la noirceur et la lourdeur de ces instants. Schémas narratifs : Extrait page 123 : Situation initiale : Laurent monte en barque pour une promenade. Élément perturbateur : Il décide brusquement de saisir l’occasion pour noyer son rival. Péripétie n° 1 : Camille et Thérèse montent à leur tour sur la petite embarcation. Thérèse comprend la gravité de l’instant et se fige. Péripétie n° 2 : Laurent tente d’empoigner Camille pour le jeter par-dessus bord. Camille ne comprend pas et pense qu’il le taquine : « Ah ! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces plaisanteries-là… Voyons, finis : tu vas me faire tomber » (l. 30-31). Péripétie n° 3 : Camille se débat et en appelle à l’aide sa femme (l. 35 à 37) avant de sombrer. Situation finale : Crise de Thérèse, qui demeure « pliée, pâmée, morte » au fond de la barque. Extrait pages 249 à 252 de l’édition Pocket : Situation initiale : Tous les invités du jeudi jouent tranquillement aux dominos. Élément perturbateur : La vieille Mme Raquin observe le couple de meurtriers attendant patiemment l’issue fatale.

Péripétie n° 1 : Les invités interrompent leur jeu pour regagner leur domicile. L’action est suspendue : que vont faire Thérèse et Laurent ? Péripétie n° 2 : Laurent et Thérèse, silencieux et pétrifiés, comprennent que la fin est proche sans pouvoir l’arrêter. Péripétie n° 3 : Chacun prépare son meurtre puis, soudainement, les deux comprennent qu’ils cherchent mutuellement à se tuer. Situation finale : Crise finale. Les deux amants se suicident en avalant le poison préparé par Laurent. La vieille Mme Raquin, seule, contemple les deux cadavres et retourne définitivement à son silence. On le voit, les similitudes sont nombreuses et passent par une extrême tension liée à l’enchaînement bref des événements suspendus lors de la deuxième péripétie, qui se lit comme l’instant fatidique où tout peut basculer avant un retour au calme empreint du silence de l’abandon. L’intensité dramatique se traduit également par un décalage d’ironie tragique sous-tendu par un dialogue de sourds proche du quiproquo comique.

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Émile Zola, La Curée, ⁄°‡⁄-⁄°‡¤ X p. ⁄¤›-⁄¤∞

Objectifs − Découvrir le traitement romanesque d’une réalité historique : la rénovation haussmannienne de Paris. − Associer la naissance de l’ambition et le renouveau de la capitale, qui devient un territoire de chasse.

Pluie d’or sur Paris LECTURE 1. et 2. L’extrait s’organise autour de deux mouvements intrinsèquement liés. Le premier paragraphe est essentiellement axé sur les mutations économiques et politiques qui agitent la société parisienne comme « le plus intéressant des spectacles » (l. 2). Au changement de régime (« L’Empire venait d’être proclamé » l. 2) se marie le thème de la spéculation. Cette mutation provoque de nouveaux comportements. Les

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hommes deviennent des « aventuriers » (l. 21) qui s’affairent comme des chercheurs d’or et fouillent « dans les coins » (l. 13). Les préoccupations politiques laissent la place à des « plaisirs » (l. 11) plus frivoles : « Paris se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert » (l. 9-10). Chacun cherche à effacer le souvenir douloureux du « sang de décembre » (l. 23). À ce titre, les nombreuses énumérations (l. 14-15, 21-2223) traduisent toute la fièvre économique et le brouillon d’une vie sociale plus légère, festive voire décadente : « […] d’affaires véreuses, de consciences vendues, de femmes achetées, de soûlerie furieuse » (l. 22-23). Dès lors se met en place une troisième mutation largement évoquée dans le deuxième alinéa : l’aménagement du nouveau Paris qui se concentre dans une périphrase (l. 30) comme un « vaste projet de […] transformation ». Ainsi, la fin de l’extrait se lit comme un focus de cette révolution en marche autour du lexique des travaux. On relèvera notamment les termes « plan » (l. 30), « démolitions », « voies nouvelles », « quartiers improvisés » auxquels s’adjoint la « vente des terrains et des immeubles » (l. 32). À Paris, la spéculation immobilière donne la fièvre à tous les esprits et excite les convoitises, comme en atteste l’hyperbole « le flamboiement du luxe à outrance » (l. 33).

3. Le personnage de Saccard donne une matérialité romanesque à la figure du spéculateur. En effet, la focalisation interne révèle les ambitions et le feu qui animent les bourgeois. Le lecteur sent « venir ce flot montant de la spéculation » et suit les pérégrinations du prospecteur avide d’un quartier à l’autre (l. 29 à 33). D’ailleurs, la structure du texte traduit cette volonté d’incarner l’ambition spéculative : alors que l’énonciation du premier paragraphe promeut l’indistinction des individus par la métonymie « Paris se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert », le second s’ouvre sur la carte d’identité du personnage dont on suivra le parcours. 4. La Ville lumière catalyse les désirs de gloire et d’enrichissement des jeunes loups. Les héros de Zola, Balzac et Maupassant lorgnent sur Paris comme sur un trésor à prendre. Ainsi, les déambulations de Saccard ou de Duroy (page 142) symbolisent leur impatience de parvenir. La découverte du journal La Vie française, son luxe d’apparat et son enseigne lumineuse « comme

un appel » (page 142, l. 4) alimentent les rêves de reconnaissance de Duroy. Chez Balzac (page 95), chaque monument parisien constitue un emblème – parfois phallique comme la colonne de la place Vendôme (l. 18) – de l’ambition dévorante de Rastignac. Réussir, c’est entrer dans chacun de ces temples que tous contemplent pour l’instant à hauteur d’homme mais dévorés d’envie, comme en atteste l’exclamation du jeune Rastignac « À nous deux maintenant ! » (l. 24).

5. La métaphore filée du trésor résume les ambitions nouvelles de la société parisienne. À ce titre, le champ lexical de la monnaie domine avec les expressions « déterraient leur argent » (l. 12) ou « cherchaient […] les trésors oubliés » (l. 12-13). Cette image « dorée » toute symbolique trouve son écho sonore par les notations auditives telles que le « frémissement » (l. 13), le « bruit naissant de pièces » (l. 14) ou encore les « rumeurs » (l. 16) qui dynamisent l’hypotypose. 6. Saccard est comparé à « un chat maigre en quête de proie » (l. 35-36). Félin, c’est par ses sens qu’il flaire les bonnes affaires, comme en attestent les verbes d’action à l’imparfait ou au plus-que-parfait itératifs : il « sentait » (l. 26) ou « avait surpris » (l. 30). L’homme se faufile et observe au cours de ses déambulations comme le ferait un chat de gouttière, perpétuellement affamé d’argent et de réussite. Cependant, son image évolue et semble annoncer un destin d’opulence et d’embourgeoisement autour du groupe verbal « Il engraissa même un peu » (l. 35). Le félin deviendra un gros chat d’intérieur.

HISTOIRE DES ARTS Gustave Caillebotte choisit un regard en plongée sur le nouveau Paris haussmannien. Son regard embrasse les grandes artères parisiennes surplombées d’immeubles bourgeois qui encadrent et structurent la ville nouvelle jusqu’à l’arrière-plan, dont on ne perçoit pas la ligne d’horizon. En contrebas, la rue grouille de tout son dynamisme : les passants et les fiacres, petites taches sombres, sont à peine identifiables, réduits à de simples silhouettes. Si le dynamisme est identifiable, c’est plus par un mouvement d’ensemble pris sur le vif. Par ailleurs, le choix des couleurs décline une palette dorée dans un 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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chromatisme assez froid où dominent le blanc et le gris des toitures et fenêtres.

ÉCRITURE Dissertation Le paragraphe argumentatif pourra être structuré autour des trois sous-parties. a) L’authenticité naturaliste se veut d’abord un focus et non une célébration de la société. Les romanciers n’hésitent pas à en dévoiler les laideurs et les travers (scléroses sociales, antithèse entre richesse et pauvreté, manigances et spéculations…). b) Mais, en mettant la vérité à nu, c’est une société vivante que l’on présente au lecteur, comme un miroir ou une photographie. Ces images constituent alors un arrière-plan vraisemblable à l’action romanesque : la ville et la société sont de véritables actants de la narration. c) Pour le lecteur d’aujourd’hui, toutes ces notations prennent la valeur du témoignage mariant à loisir petite et grande histoire.

VERS LE BAC Invention Prérequis : on pourra d’abord réfléchir en classe entière aux consignes implicites du sujet afin de mieux diriger la mise en page du travail réalisé par les élèves : − Cerner l’essentiel de l’information. − Varier les supports et le pluricodage pour traiter l’information : choix d’un titre pertinent à la fois informatif et incitatif, choix d’une illustration claire et légendée. − Susciter l’envie de lire par la disposition claire de l’article au sein de la page : écriture en colonnes, date et signature. Le contenu informatif pourra être structuré en deux mouvements. Le premier évoquera puis dénoncera (sur le registre polémique ou satirique) la fièvre de la spéculation immobilière. Le second s’attachera au « cas » Saccard, dont on pourra brosser un rapide portrait à la lumière du texte de Zola et en réinvestissant quelques citations pertinentes. Rien n’interdit de glisser quelques propos du spéculateur (que les élèves auront pu imaginer), afin d’incarner et de dynamiser l’information.

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Émile Zola, L’Assommoir, ⁄°‡‡ X p. ⁄¤§-⁄¤‡

Objectifs − Étudier la verve romanesque exaltant la rigueur naturaliste. − Comprendre la fonction démonstrative d’un personnage porteur d’une hérédité.

Le café et la machine à soûler LECTURE La peinture du monde ouvrier 1. Cette plongée au cœur du café populaire du « père Colombe » (l. 61) est une immersion au cœur même du monde ouvrier. L’énonciation évoque à plusieurs reprises les « camarades » (l. 11, 54 et 62) et laisse deviner les métiers du bâtiment qu’ils exercent. Le terme « zingueur » (l. 13) ou la précision « Dans notre métier, il faut des jambes solides » (l. 18) évoquent la pénibilité du labeur quotidien. L’extrait traduit aussi une atmosphère populaire par le biais des discours direct et indirect libre faisant éclater le verbe. L’expression souvent familière, parfois vulgaire ou fleurie, rend plus réaliste encore la peinture du monde ouvrier : Gervaise renonce à boire son verre en précisant : « j’ai mangé ma prune » (l. 7), tandis que Coupeau renchérit en refusant les « autres cochonneries » (l. 11). L’onomastique enfin révèle l’appartenance à une classe sociale populaire : les hommes ne s’appellent que par leur nom de famille ou par un surnom, comme le fameux « Mes-Bottes » (l. 53). Le narrateur observe une forme de détachement à l’égard de ses personnages, comme en atteste le groupe nominal « ces hommes » (l. 1) dont le pronom démonstratif rappelle l’origine latine du « iste » marquant le dédain. Cette connotation transparaît d’ailleurs plus loin, à l’égard de « Mes-Bottes » dont le rire est comparé péjorativement au bruit « de poulie mal graissée » (l. 55). Cependant, le regard du narrateur se montre plus complaisant pour Gervaise, dont il se contente de décrire objectivement l’attitude pensive : « Elle cherchait, interrogeait ses désirs […] » (l. 34). 2. Plusieurs passages au discours indirect libre laissent deviner les pensées ou les exclamations

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des ouvriers. Coupeau s’emporte contre les méfaits de l’alcool (l. 10-11) révélant une nature sage et consciente de son hérédité : « Le papa Coupeau […] s’était écrabouillé la tête sur le pavé […] un jour de ribote » (l. 13-14). Mes-Bottes, lui, fantasme l’idée de boire tout son soûl accoudé devant la barrière de l’alambic : « Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! » (l. 56-57) ; « Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! » (l. 60-61).

« La boisson me fait froid …» 3. Gervaise se révèle extrêmement sensible à l’univers olfactif de la « mine au poivre » (l. 12-13). Dès le début de l’extrait, par le jeu de la focalisation omnisciente, le lecteur perçoit avec elle les effluves mêlés de la « fumée des pipes, l’odeur forte de tous ces hommes » (l. 1) et de « l’air chargé d’alcool » (l. 1-2). Le malaise de la jeune femme est alors souligné par la réminiscence : les odeurs lui rappellent un souvenir de Plassans (l. 4) permettant ainsi au romancier de rappeler l’hérédité alcoolisée de Gervaise et le goût que nourrissait sa mère pour « l’anisette » (l. 4). 4. Plusieurs occurrences distillent discrètement l’image de la mort qui rôde déjà : le groupe verbal « elle étouffait » (l. 2) souligne le malaise tandis que l’expression « avoir un trou » (l. 25) résonne en son sens figuré avant de trouver un écho dans le conditionnel « je mourrais volontiers […] chez moi » (l. 39-40). En trois mots, c’est tout le parcours tragique de Gervaise qui se dessine insidieusement. À ce propos, le choix du nom « L’Assommoir » souligne la pulsion de mort habitant les protagonistes : l’addiction à l’alcool vécue sur le mode de « coups d’assommoir » quotidiens mènera à une fin tragique.

L’alchimie du verbe 5. Le second mouvement du texte s’attache à la description métaphorique de l’alambic. Le romancier s’amuse à personnifier la machine à soûler et fait d’elle une sorte de bête imposante et effrayante. Le lexique du corps (« mine sombre » l. 51, « gros bedon » l. 57, et « sueur » l. 64) laisse deviner sa difformité. Mais c’est surtout par les notations auditives que le monstre impressionne. À plusieurs reprises, le narrateur évoque « un souffle intérieur » ou « un

ronflement souterrain » (l. 52). Le recours à la négation et au parallélisme de construction achève de frapper l’imaginaire : « Pas une fumée ne s’échappait » (l. 51), « sans une flamme sans une gaieté dans les reflets » (l. 63-64). L’usage de la comparaison (l. 52-53 et 64-65) intensifie la frayeur de Gervaise, qui ne retient que sa froideur. L’animal semble couver une monstruosité dont elle accouchera bientôt, et son silence ne peut qu’angoisser.

6. L’alambic semble tapi dans l’ombre et enfermé « derrière la barrière de chêne » (l. 45). L’objet est fascinant aussi parce qu’il semble caché « au fond » (l. 45) : il ne se donne pas à la vue de tous. Son aspect terne (l. 64) et sombre évoque le pelage noir des animaux de proie propres à l’univers du conte. S’approcher de l’alambic, c’est s’approcher d’une figure dangereuse et quasi mythologique comme celle du Minotaure ou du chien Cerbère.

HISTOIRE DES ARTS Souvent rapproché du roman de Zola, ce tableau de Degas a réellement influencé le travail du romancier, qui avouera au peintre plus tard : « J’ai tout bonnement décrit, en plus d’un endroit dans mes pages, quelques-uns de vos tableaux. » La scène croque presque sur le vif un homme et une femme murés dans leur silence, l’air hagard et perdu, le regard triste, le visage défait. L’accablement de la jeune femme, épaules voûtées et jambes négligemment écartées, rappelle l’angoisse des méfaits de l’alcool évoquée par Gervaise à la fin du texte (« ça me fait froid […] la boisson me fait froid ») et son inquiétude. Encore épargnée par ce fléau, la jeune femme refuse d’en devenir la victime. Au lecteur alors d’établir un possible rapprochement : Gervaise ne veut surtout jamais ressembler à cette femme peinte par Degas.

ÉCRITURE Argumentation Le paragraphe argumentatif doit, dans un premier temps, préciser le sens du propos de Zola : « c’est de la morale en action ». Cela suppose une démarche didactique de l’écrivain. Chaque personnage, chaque situation, chaque description se destine à un plus large et plus ambitieux projet de démonstration. Le but affiché de 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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l’écrivain naturaliste est de s’appuyer sur des cas concrets afin de témoigner et prévenir implicitement le lecteur. On peut aussi parler de « catharsis » : le lecteur, éprouvant terreur et pitié pour ces personnages au destin écrasant, est purgé de ses passions mauvaises. Le passage étudié constitue un exemple intéressant de cette démarche : − dans la mesure où il varie les points de vue sur l’alambic (celui de Coupeau, de Gervaise, de Mes-Bottes et du narrateur) ; − dans la mesure où il distille plusieurs éléments prémonitoires ; − dans la mesure où il montre toute la réalité du peuple ouvrier.

VERS LE BAC Invention Le travail des élèves doit s’appuyer sur le modèle de l’alambic de Zola. La description pourra : − varier, comme dans le texte, les points de vue et les sentiments ressentis par ses observateurs. Il serait pertinent de combiner les registres tragique et pathétique ; − débuter par une personnification qui sera filée tout au long de l’extrait (autour, par exemple, du champ lexical d’un animal) ; − alterner les notations visuelles, olfactives et auditives afin d’exalter son originalité ; − jouer de la métaphore et de la comparaison pour faciliter la visualisation ou intensifier les émotions de lecture.

Prolongement On peut travailler avec les élèves sur Gervaise, film de René Clément de 1956, avec Maria Schell et François Périer.

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Émile Zola, Germinal, ⁄°°∞ X p. ⁄¤°-⁄¤·

Objectif Étudier la valeur symbolique d’une scène naturaliste.

La clameur du peuple LECTURE Une description impressionniste et symbolique 1. Le rassemblement du peuple se tient au Plandes-Dames (l. 1), un lieu-dit que le narrateur se plaît à décrire en détail dès l’ouverture de l’extrait. L’endroit est à l’écart des yeux et des oreilles indiscrets : c’est une « vaste clairière » (l. 1) « ceinte d’une haute futaie » (l. 2-3). Les grévistes s’y retrouvent au « crépuscule », alors qu’il fait déjà « nuit noire » (l. 7). On le voit, c’est le souci de discrétion qui détermine le choix du lieu et le moment du rendez-vous. À ce titre, espace et temps constituent les adjuvants du projet des mineurs et intensifient la dramatisation de cette scène de grève. 2. La portée symbolique de cette clairière éclate par le choix de plusieurs détails signifiants : l’ouverture par « coupe de bois » de la forêt libère un espace de rencontre et de parole, le lieu sans arbres peut incarner le dénuement ouvrier et une ouverture sur la liberté, tandis que la caractérisation des arbres qui encerclent la clairière (« hêtres superbes […] troncs, droits et réguliers » l. 3) pourrait incarner la hauteur et la distance dédaigneuses de tous les responsables qui entourent et commandent les mineurs au quotidien. Faut-il alors comprendre les « géants abattus [qui] gisaient encore dans l’herbe » (l. 4-5) comme l’incarnation de tous les chefs que la grève fera plier, et le « tas de bois débité » (l. 5) comme la besogne déjà accomplie ? Le lecteur pourra aussi être sensible à l’exaltation lyrique de l’ambition populaire éclatant ici par la luminosité ronde et douce de la « lune pleine » capable à elle seule d’« éteindre les étoiles » (l. 8). 3. Si le narrateur esquisse d’abord un plan d’ensemble floutant les individualités pour mieux souligner la fresque en évoquant « une foule grouillante […] débordant au loin » (l. 9-11) ou « le flot des têtes, noyé d’ombre » (l. 11-12), c’est pour s’attarder ensuite, à la manière des peintres impressionnistes ou pointillistes, sur quelques figures expressives et caractéristiques de la lutte minière. Ainsi émergent de cette foule quelques hommes et femmes emblématiques : « Étienne », le meneur d’hommes, entouré de « Rasseneur et Maheu », et qui domine très

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symboliquement « la pente » ; quelques gueules noires saisies sur le vif (« Levaque les poings serrés » ou « Pierron tournant le dos », l. 16), puis les femmes (« La Maheude, muette » l. 21, ou « la Mouquette » qui « riait à belles dents » l. 23). L’ensemble de l’extrait pourrait ainsi se comprendre comme un triptyque proposant trois regards d’une même scène : la fresque, le portrait de groupe, la scène de harangue.

Les voix de la colère 4. La foule s’impose au lecteur par sa clameur : son « grondement » sourd et profond impose une gravité fascinante à cette scène nocturne par la comparaison employée ligne 13 et le lexique du bruit décliné par de nombreuses occurrences mêlant paroles, éclats de voix ou simples toux : « querelle » (l. 15), « voix » (l. 15), « éclats brusques » (l. 15), « rire » (l. 20), « jurons » (l. 22), « Philomène toussait » (l. 22). C’est toute la vie qui résonne ici par ces notes variées. 5. et 6. La présentation du meneur d’hommes est retardée par le narrateur jusqu’au troisième paragraphe. Dès lors, l’énonciation ne laisse aucun doute : il est dûment prénommé (l. 14), l’absence de nom de famille insistant sur sa familiarité avec les autres mineurs et laissant comprendre un passé déjà engagé auprès des grévistes. La syntaxe traduit son importance, le pronom personnel « il » devient sujet de certains verbes d’action (« Il s’empara tout d’un coup de la foule » l. 34) ; et le discours direct achève enfin de l’adouber. C’est, en effet, lui qui fait taire la clameur pour haranguer le peuple (l. 36-37) ; lui, qui prend les initiatives et use de l’injonction « il faut nous entendre ! ». Chacune de ses interventions traduit à la fois sa révolte (l. 31) par la ponctuation expressive et sa fraternité avec les autres mineurs grâce aux apostrophes récurrentes « Camarades ! » (l. 36 et 40). Le message social exhorte à l’union et à l’action.

ÉCRITURE Vers le commentaire Cette scène de rassemblement dépasse sa valeur documentaire en exaltant lyrisme et symbolisme. C’est d’abord par l’image fascinante de la nuit qui enveloppe la foule de son manteau froid

qu’éclatent les ambitions ouvrières en opposant la lumière diffuse de la lune aux étoiles qu’il « fallait éteindre ». Ensuite, le grondement de la foule dynamise la fresque en comparant les mots et les bruits de la vie aux chants des oiseaux qu’on ne peut faire taire. Enfin, le lieu perclus et caché des regards, dans cette « vaste clairière », devient un écrin presque romantique au rassemblement. Le projet naturaliste d’une écriture chirurgicale prend ici une forme nouvelle où triomphe le romanesque au service de la cause sociale. Zola insuffle un tempérament épique à la masse humaine confuse et démesurée.

VERS LE BAC Invention L’image évocatrice des « oiseaux » et des « bêtes » qu’on ne peut faire taire (l. 43) pourrait constituer un point de départ éloquent au discours d’Étienne. Le professeur pourra, dans un premier temps, lister au tableau les arguments proposés par les élèves pour convaincre de l’utilité de poursuivre la grève, en rappelant l’intérêt du mode de raisonnement par concession : Certes, la grève est difficile : − Elle prive d’un salaire indispensable. − Elle fragilise l’équilibre familial. − Elle fatigue en cette période hivernale. Mais elle portera ses fruits : − Les mineurs ne seront plus déconsidérés. − Elle permettra une revalorisation des salaires. − Elle permettra de rediscuter des conditions d’exercice. − Elle soudera l’entente et la fraternité. Dans un second temps, le professeur rappellera les différents procédés d’éloquence et l’importance d’une hiérarchisation des idées : usage des connecteurs logiques, multiplication des apostrophes, emploi de la ponctuation expressive, de la modalisation et des procédés d’insistance.

Prolongements On pourra consulter utilement, en guise de prérequis, la séquence 16 du manuel « xixe-xxie siècles : S’engager pour l’humanité », afin d’étudier quelques extraits de discours et de plaidoyers.

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Émile Zola, L’Œuvre, ⁄°°§ X p. ⁄‹‚-⁄‹⁄

Objectif Réfléchir sur la nature humaine et le poids de l’hérédité au travers d’un personnage d’artiste issu du peuple.

Créer à en mourir LECTURE Une étrange rivalité 1. Aux yeux de Christine, la toile que peint son mari est une « rivale » (l. 13) intouchable et jalousée dans un « ménage à trois » (l. 2). Les substantifs « une maîtresse » ou « cette femme » (l. 3) traduisent tout le dédain éprouvé face à l’ambiguïté des sentiments nourris par Claude pour son œuvre. À ce titre, le lexique entremêle l’adjectif « jalouse » (l. 5) qui caractérise Christine à celui de la passion amoureuse vécue par Claude autour du substantif « l’adorée » (l. 9) ou de l’hyperbole « la tendresse de toutes les heures » (l. 9). Le jeu de la focalisation interne matérialise les craintes teintées de désespoir (l. 16) et le questionnement de Christine (l. 11-12) face à « cette concubine, si envahissante » (l. 17) qui s’immisce « dans l’atelier, à table, au lit, partout ! » (l. 14). 2. Peu à peu, la vie quitte Christine pour colorer le tableau. La syntaxe des propositions repose fréquemment sur les compléments circonstanciels de but traduisant le passage du souffle vital d’une femme à l’autre : « Il la tuait à la pose pour embellir l’autre » (l. 9-10), « pour que l’autre naquît » (l. 12). On relève par ailleurs une combinaison lexicale soulignant la « torture » de poser, la folie et la mort qui rôdent avec les expressions « la pose fut ainsi pour elle une torture » (l. 1), « Elle en devenait folle » (l. 5), ou la récurrence du verbe tuer employé à l’imparfait itératif : « il la tuait à la pose » (l. 9-10), « il tuait son modèle » (l. 34). Le travail de l’artiste s’apparente ici à une sorte de meurtre lent pour que l’œuvre vive : Claude orchestre par son travail une bataille de forces contraires qui mènera à l’abdication de Christine, comme le précise le narrateur (l. 19-20) : « Et ce fut dès lors que Christine, décidément battue, sentit peser sur elle toute la souveraineté de l’art. »

Peindre la réalité : véritable sacerdoce ou pure folie ? 3. Le dernier mouvement de l’extrait révèle la souffrance physique qui épuise l’artiste jusqu’à l’agonie (l. 40). Les images presque bibliques « sang » et « larmes » associées au complément circonstanciel de but « pour créer de la chair, souffler de la vie » rappellent la Passion du Christ et associent la figure de l’artiste à celui du martyr. De plus, le lexique de la torture se décline de manière hyperbolique autour d’images saisissantes : « il se brisait […], épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs qui tendaient ses muscles » (l. 41-43). L’art devient un reniement de soi, une abnégation ; l’artiste est celui qui accepte de se sacrifier pour que triomphe l’œuvre. 4. Claude Lantier vit sa passion comme un personnage monomaniaque : très besogneux (l. 41), il refuse les petits arrangements et « l’à-peu-près du rendu » (l. 44). Son travail se lit sur le mode du combat (l. 41-42), comme le soulignent le parallélisme de construction (l. 39) et la métaphore biblique de « la lutte contre l’Ange » (l. 41). Insatisfait tant il est perfectionniste, le portrait de Claude Lantier exalte la figure du « génie » (l. 44 et 50) « vaincu » parce que incapable encore d’« accoucher » (l. 43). Il faut sans doute deviner derrière cette image un portrait en creux de l’écrivain naturaliste « toujours en bataille avec le réel » (l. 40-41) et travaillant sa plume en cherchant « le mieux » (l. 46).

VERS LE BAC Invention Le dialogue demandé aux élèves suppose de confronter littérature et peinture. Si le sujet peut surprendre, il se révèle intéressant à la lumière des textes et tableaux proposés au fil du chapitre. Le professeur pourra guider le travail des élèves en demandant de choisir les textes et tableaux qu’ils utiliseront pour étayer leur argumentation. Il pourra également rappeler que Zola fut aussi critique d’art ! Arguments du peintre : − L’image fixe un instantané du présent pour l’éternité (le travail sur le vif des Raboteurs de parquet, p. 116).

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− Le peintre élève les réalités les plus prosaïques au panthéon de l’art (le travail de Courbet qui choisit une fresque monumentale pour peindre Un enterrement à Ornans, p. 88, ou les détails sordides du tableau de Bazille, p. 133). − Le tableau dit une réalité sans la contingence des mots : il lui permet ainsi d’être universelle. Arguments de l’écrivain : − Les mots peuvent explorer au-delà des apparences et donner une épaisseur très complexe à la réalité (hérédité de Gervaise Coupeau, p. 126, personnage façonné d’ambitions simples et de craintes ancestrales). − Le récit permet de suivre pas à pas l’itinéraire des hommes, d’en étudier les méandres et d’en saisir le parcours tout entier (itinéraire de Saccard, p. 124, ou de Claude Lantier, p. 130). − Les mots s’adressent à l’esprit autant qu’aux yeux, la peinture s’adresse davantage au cœur : quel message traduit le plus pertinemment le réel ?

enfin mon sac » (l. 6), « soudain surgit d’une porte un homme » (l. 8). L’action est livrée dans une forme de brusquerie, comme si le personnage écrivait en même temps qu’il vivait les faits. Le lecteur partage les péripéties vécues presque en temps réel, ce qui renforce l’impression de vérité.

2. Les registres de langue dominants combinent au parler courant la gouaille populaire. Bon nombre d’expressions viennent fleurir la situation, tant dans la narration que dans les passages dialogués. Le narrateur homodiégétique livre ses remarques sans prétention, qualifiant ses yeux de « culottés » (l. 17) ou sa culotte « d’un roux pisseux » (l. 19). Le lexique employé est imagé et parfois argotique, comme en attestent le terme « fagoté » (l. 16) ou la question « qu’est-ce que vous foutez là ? » (l. 11). Lejantel n’est donc pas le seul à user d’une telle liberté langagière : le major se plaît, lui aussi, à employer des familiarités : « si tu dis un mot, je te fous à la diète » (l. 41).

Une scène de comédie

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Joris-Karl Huysmans, « Sac au dos », ⁄°°‚ X p. ⁄‹¤-⁄‹‹

Objectif Discerner le comique d’une scène naturaliste.

La guerre vue de l’infirmerie LECTURE Une scène naturaliste 1. L’énonciation choisie par Huysmans privilégie une narration à la première personne du singulier au cours de laquelle le narrateur Eugène Lejantel raconte son aventure à l’infirmerie. La récurrence du pronom « je » livre les faits et gestes du personnage dans une immédiateté frappante, renforcée par l’usage du présent historique dans un texte au passé : « Je vais alors à l’une des ambulances » (l. 5-6), « je dépose

3. Une brève notation permet au lecteur de deviner la profession artistique exercée par le soldat Lejantel. Il précise en effet (l. 24-25) : « Nous connaissons l’un et l’autre tel et tel peintre, nous entamons des discussions d’esthétique ». C’est sans doute ce qui explique l’attirance du personnage pour « le petit jardin qui relie le corps des bâtiments » (l. 8) et la richesse des passages descriptifs. Le narrateur raconte comme il peint, son regard sans concession n’hésite pas à souligner sa propre laideur (l. 20). 4. et 5. L’arrivée du major constitue une entrée en scène fracassante. Le narrateur s’amuse à combiner toutes les formes de comique pour mettre en relief la saveur du personnage et de la rencontre. Le comique de situation est installé par la brutalité de l’intrusion : Lejantel évoque « un grand fracas » (l. 29) et « des éclats de voix » (l. 30). Deux mondes s’entrechoquent ici : le patient encore à moitié endormi voit débarquer « vers six heures » « un cortège d’infirmiers » (l. 32). La personnalité du major constitue un vrai comique de caractère, son identification est volontairement retardée et le jeune soldat ne comprend qui il est qu’à la fin du « balai » : « c’était le major » (l. 32). Le qualificatif « majestueux » (l. 32), associé au lexique 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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du costume « houppelande couleur de cachou », achève de ridiculiser le personnage. Par ailleurs, sa gouaille crée un comique de mots basé sur la répétition mécanique des prescriptions : « bonne tisane de réglisse » (l. 37, 43-44, 46) et souligne son caractère monomaniaque. Cette apparition, pourtant très réaliste, achève de dédramatiser l’horreur de la guerre : le narrateur choisit de s’attarder sur la saveur croustillante d’une scène comique plutôt que de s’épancher avec empathie sur la condition sordide et pathétique des blessés ou des malades de guerre.

ÉCRITURE Argumentation La consigne requiert un mode de raisonnement concessif qui pourrait se présenter ainsi : 1) Certes, cette page narrative multiplie les effets de réel : − en posant un cadre spatio-temporel à l’action : une ambulance entourée d’un petit jardin ; une action resserrée en deux journées (indices et locutions temporels nombreux) ; − en s’attachant à une énonciation sous le mode de la confidence (voir question 1) ; − en mariant discours narratif, descriptif et dialogue pour plus de vraisemblance. 2) Mais une ambition naturaliste tempérée par le registre comique (voir les questions 4 et 5) : − comique de situation ; − comique de caractère ; − comique de mots.

Vers l’invention La rédaction du portrait devra prendre en compte : − les éléments descriptifs fournis par le texte sur la figure et les vêtements d’un personnage saisi au réveil. On relira utilement les lignes 15 à 21 et 30-31 ; − le respect du registre comique. Le portrait pourrait être mené dans le cadre d’un monologue intérieur mêlant notations descriptives et réactions du major face au jeune soldat. Le professeur pourrait indiquer ces consignes comme critères de réussite en préambule du travail. Une fois l’activité terminée, il serait intéressant de confronter les écrits pour en retenir les meilleurs passages et créer ainsi un travail collégial.

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Joris-Karl Huysmans À rebours, ⁄°°› X p. ⁄‹›-⁄‹∞

Objectif Étudier la réécriture du mythe de Salomé dans un roman naturaliste.

Une fatale sensualité LECTURE La danse des sept voiles 1. La danse de Salomé flatte la vue et suggère d’agréables touchers par l’évocation des couleurs et des matières. Huysmans met en valeur la brillance des tissus et des bijoux par des verbes synonymes (« scintillent », « crachent des étincelles ») et par le champ lexical de l’orfèvrerie : « diamants », « argent », « or », ainsi que des participes passés qui disent le chatoiement des étoffes et des ornements : « couturée de perles », « ramagée », « lamée », « diaprés », « tigrés ». 2. L’érotisme puissant qui se dégage de la scène vient de ce que la danseuse laisse apparaître de son corps superbe. Huysmans est explicite encore lorsqu’il décrit « ses seins [qui] ondulent » dont les « bouts se dressent » (l. 8), et ces détails suggèrent un érotisme puissant. 3. La lascivité progressive de la danse est accompagnée d’un crescendo sonore, car la musique d’une guitare (« une guitare dont une femme accroupie pince les cordes », l. 4-5) est relayée par les bruits émanant de la danse de Salomé elle-même : le « frottement de ses colliers qui tourbillonnent » (l. 8) puis « la cuirasse des orfèvreries » (l. 11) et ses sons sensuels provoquent les frémissements du Tétrarque (l. 17). Lecture cursive : On pourra proposer aux élèves la lecture d’Hérodias de Flaubert où l’auteur nous fait entendre des instruments : une « flûte », « une paire de crotales », des « gingras » ou une « harpe » et des « tympanons » qui font écho aux cris de la foule. 4. L’impact de cette danse des sept voiles est très fort sur l’assistance. L’auteur montre l’évolution du visage d’abord impassible d’Hérode (l. 7) qui

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« frémit » ensuite, alors que « l’hermaphrodite ou l’eunuque », lui-même, ne peuvent retenir leur admiration : « […] ni l’hermaphrodite ou l’eunuque qui se tient, le sabre au poing, en bas du trône, une terrible figure, voilée jusqu’aux joues, et dont la mamelle de châtré pend, de même qu’une gourde, sous sa tunique bariolée d’orange ». Les hommes sont véritablement envoûtés par la danseuse.

l’assistance (cf. question 6), et sur le personnage de Des Esseintes : « Ce type de la Salomé si hantant pour les artistes et les poètes, obsédait, depuis des années, des Esseintes » (l. 21-22). Il a lu de nombreuses fois l’évangile de saint Mathieu et a rêvé « entre ces lignes » allant jusqu’à transfigurer le personnage féminin. Il voit dans le tableau L’Apparition de Gustave Moreau la « Salomé, surhumaine et étrange qu’il avait rêvée » (l. 40-42).

Réécritures de la Bible 5. Les éléments repris de la Bible sont essentiellement narratifs : La situation est la même : le banquet d’anniversaire d’Hérode, la danse de Salomé. Les protagonistes : Hérode, Salomé, Hérodias. La promesse d’Hérode : – La Bible : « Ce que tu me demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume. » Le rôle crucial d’Hérodias, la mère de Salomé : – La Bible : « Et sa mère répondit : “La tête de Jean-Baptiste” ». – Huysmans : « la féroce Hérodias », l. 17 ; « induite par sa mère », l. 30. 6. La figure de Salomé est extrêmement amplifiée par rapport au texte biblique. Elle devient l’incarnation de la femme sensuelle et désirable dont la beauté est fatale car elle fait perdre la raison aux hommes. En tant que parangon de la beauté fatale, elle hante les artistes et devient muse pour les écrivains et les peintres. 7. La visée du texte biblique est de raconter le martyre de Jean-Baptiste, alors que celle de Huysmans est de mettre en scène le pouvoir sensuel de Salomé sur le puissant Hérode. Il y a donc un changement total de propos : le texte biblique fait l’apologie d’un saint à travers l’injustice et l’arbitraire dont il est victime, le texte laïque s’empare de l’anecdote pour élever Salomé au rang de mythe. De même, la réécriture picturale de Gustave Moreau met en valeur la confrontation miraculeuse entre la sensuelle Salomé, couverte de voiles et de pierreries, et la tête du saint. L’assistance est mise en arrière-plan, et c’est le geste de défi de la femme fatale qui est mis en avant par la structure du tableau. 8. Dans le texte de Huysmans, Salomé devient une figure fascinante. Cette fascination est exercée au sein même de l’anecdote sur Hérode et

HISTOIRE DES ARTS Dans le tableau de Gustave Moreau (p. 134), la violence est mise en valeur par le geste autoritaire de Salomé qui pointe le doigt vers la tête décollée du saint, qui flotte au milieu de la toile, sanguinolente et auréolée de rayons lumineux. Très dénudée, couverte partiellement de voiles brillants et de bijoux, Salomé apparaît comme l’instrument de la fatalité en cela qu’elle est responsable de la mort de Jean-Baptiste. Femme fatale, elle attire irrésistiblement le regard du spectateur et exerce une fascination. Son geste s’apparente à la magie, comme un ensorcellement, et le regard de la tête volant dans les airs vers son séduisant bourreau accroît la force tragique du tableau. L’imagination du peintre transfigure la scène.

VERS LE BAC Invention L’élève décrira le cadre de la scène en utilisant les encadrés « Lexique décadent », puis il imaginera le discours prononcé par la tête de Jean-Baptiste et les réactions stupéfaites de l’assistance. On attend : Un paragraphe descriptif : l’église, la lumière qui met en valeur les protagonistes, les couleurs chaudes et brillantes. Un portrait de l’apparition fantastique de la tête de Jean-Baptiste et l’effet du prodige sur Salomé et l’assistance. Un discours argumentatif qui propose le blâme de Salomé mais aussi celui du Tétrarque qui, sous l’emprise d’une fascination malsaine, a péché. L’élève peut aussi développer l’accusation de la mère de Salomé, manipulatrice et criminelle. Libre à l’élève d’imaginer brièvement la réaction de Salomé à un tel discours : défi ou repentir. 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Guy de Maupassant, « Boule de suif », ⁄°°‹ X p. ⁄‹§-⁄‹‡

Objectif Étudier un extrait romanesque directement inspiré par le contexte politique et historique de la guerre franco-prussienne.

Chronique d’une débâcle LECTURE La débâcle 1. Déclarée le 19 juillet 1870, la guerre francoprussienne se solde par la chute du Second Empire et par la perte de l’Alsace et d’une grande partie de la Lorraine. Maupassant ancre sa nouvelle dans ce contexte très précis en soulignant notamment l’image de la déroute d’une « France agonisante » (l. 20) opposée à la marche en avant des Prussiens qui « allaient entrer dans Rouen » (l. 23). 2. La première impression de lecture ne peut que rendre compte de la débâcle pathétique ou tragi-comique de l’armée française. Le narrateur sensibilise à la réalité historique en multipliant les détails sordides et pitoyables d’une « armée en déroute » (l. 1) ayant perdu sa dignité et ses repères, comme l’atteste la double négation « sans drapeau, sans régiment » (l. 4). Quelques figures brossées sur le vif incarnent l’apathie, comme ce « dragon au pied pesant » (l. 11), tandis qu’un fossé satirique oppose les « appellations héroïques » « des légions de francstireurs » (l. 13) à l’image dégradée de leurs chefs « anciens commerçants en drap ou en graines » (l. 16) ou de la Garde nationale « fusillant parfois ses propres sentinelles » en les confondant avec un « petit lapin » (l. 25-26). 3. L’armée est présentée ici comme une colonne indistincte et désorganisée : les régiments ont fait place à des « hordes débandées » (l. 2). La cohésion est perdue, les petits groupes d’individus vont sans organisation : les « artilleurs » alignés avec des « fantassins divers » (l. 10-11). Maupassant souligne la cohue par une vision très parcellaire juxtaposant des détails signifiants : le lexique des armes et des vêtements traduit la

saleté et l’usure des « uniformes en guenilles » (l. 3), de « quelques culottes rouges » (l. 9), d’« un casque brillant ». Enfin, le point de vue omniscient parachève l’image de la débâcle en livrant les pensées incohérentes d’une troupe perdue, comme en témoignent, par exemple, les antithèses « prêts à l’attaque comme à la fuite » (l. 8-9) ou « faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme » (l. 8). C’est toute la déception désabusée d’une armée qui se lit dans le chiasme final : « peuple habitué à vaincre et désastreusement battu » (l. 33-34).

4. Plusieurs images préparent le lecteur au mot « débâcle » éclatant à la fin de l’extrait : la narration s’appuie sur l’idée du déchirement (« lambeaux », l. 1 ; « guenilles », l. 3 ; « débris », l. 9 ; « loques disparates », l. 32) comme sur celle de l’éreintement (« accablés, éreintés », l. 4-5 ; « tombant de fatigue », l. 6 ; « pliant sous le poids du fusil », l. 7). Le narrateur joue de la surenchère en multipliant le rythme binaire ou ternaire propre aux périodes qui s’allongent comme la colonne ralentie des soldats (l. 6 à 12, 16 à 22 ou 30 à 35).

Une guerre tragi-comique 5. Le récit s’organise autour d’un vaste défilé de figures fatiguées. Les temps dominants sont ceux du passé, le narrateur décrit plus qu’il ne raconte en usant essentiellement de l’imparfait : « on voyait surtout des mobilisés » (l. 6-7), « la Garde nationale […] faisait des reconnaissances » (l. 24). Les indicateurs temporels « Pendant plusieurs jours » (l. 1) ou « depuis deux mois » semblent étirer encore la souffrance et le désœuvrement des soldats. Le temps est comme suspendu et figé dans une « attente épouvantée » (l. 36). 6. La défaite annoncée, la souffrance et le laisseraller des troupes insufflent un registre tragique à cette page. Les portraits pathétiques juxtaposent des qualificatifs péjoratifs (« barbe longue et sale », l. 3 ; « artilleurs sombres », l. 10 ; « braves à outrance », l. 21) : les hommes sont comme déshumanisés, presque bestiaux, et suscitent terreur et pitié. Certaines images très frappantes achèvent de marquer les esprits en soulignant la perte des repères : certains soldats errent entre héroïsme et débauche (l. 21-22) ; d’autres incarnent l’espoir perdu, comme ce « général désespéré, ne pouvant rien tenter » (l. 32). C’est

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un fardeau de fatigue et de désespoir, sorte de fatum, qui fait courber les échines et qui alourdit le pas, comme le souligne l’usage récurrent du participe présent (l. 5, 6, 7, 25, 31 et 32).

7. Le narrateur ose néanmoins quelques commentaires moqueurs : ainsi la savoureuse anecdote de la Garde nationale « fusillant parfois ses propres sentinelles » (l. 25) ou confondant l’ennemi avec un vulgaire lapin (l. 26), ou le grotesque rapport de cause justifiant le grade de ceux « nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches » (l. 17-18). Enfin, l’ironie n’est pas en reste lorsque le narrateur qualifie d’« héroïques » (l. 13) les noms des « légions de francs-tireurs » : « les Vengeurs de la défaite – les Citoyens de la tombe – les Partageurs de la mort ». Maupassant choisit de dédramatiser par la satire.

ÉCRITURE Commentaire Sensibiliser ses contemporains à la débâcle pathétique de l’armée française (première impression de lecture) lors de la guerre francoprussienne de 1870 fut peut-être l’un des objectifs que s’était donné Guy de Maupassant lorsqu’il rédigea la nouvelle « Boule de Suif » qui devait figurer dans le recueil collectif des écrivains naturalistes Les Soirées de Médan (présentation du texte). C’est en tout cas ce que laissent supposer les images dégradées d’une bande de soldats dépareillés et fatigués, errant sur les routes françaises quelques jours avant que les Prussiens n’entrent dans Rouen (éléments clés de l’extrait). Comment le souffle romanesque parvient-il à traduire une tragique réalité politique ? (Problématique.) C’est ce qu’il convient d’étudier en se penchant tout d’abord sur le réalisme pathétique de soldats en déshérence, avant d’étudier le regard tragi-comique du romancier sur « la grande débâcle d’un peuple […] désastreusement battu » (annonce des axes de lecture).

VERS LE BAC Question sur un corpus Le sujet réclame une comparaison de deux textes relatant une sombre réalité historique. Le plan d’analyse pourrait s’organiser autour de deux axes :

1) Deux portraits de soldats misérables et pathétiques − Des figures en guenilles : les deux textes filent le champ lexical des hardes grotesques (« capote », « pantalon », « savates » et « bonnet » pour Eugène Lejantel / « uniformes en guenilles » « culottes rouges » ou « loques disparates » pour les troupes de Maupassant). − Des personnages grotesques et risibles : « je suis prodigieusement laid. Je ne puis m’empêcher de rire » (texte de Huysmans) / Anecdote de la Garde nationale et des moustaches qui font l’officier (texte de Maupassant). − Des soldats vaincus et sans bataille : scène d’infirmerie / défilé d’errance précédant la débâcle (texte de Maupassant). 2) Deux regards tragi-comiques − Une réalité sordide et tragique… : les méfaits des combats et le manque d’hygiène (plaies des blessés à l’infirmerie ; champ lexical de la saleté et de l’usure dans la nouvelle « Boule de Suif »). − …estompée par les registres comique et satirique.

Prolongements Analyse de l’image Le support iconographique permet ici de revoir avec les élèves le vocabulaire et les codes de lecture inhérents à la bande dessinée. Le professeur pourra notamment demander : Quelle est la nature de ce document ? Une planche de bande dessinée. De quels éléments cette planche est-elle composée ? Trois vignettes agrémentées de bulles. Comment comprenez-vous la taille et le choix des plans dévolus à chaque vignette ? La première présente un plan d’ensemble destiné à poser un cadre spatio-temporel ; la deuxième privilégie une plongée soulignant l’accablement des soldats marchant tête baissée. On reconnaît l’uniforme à ses couleurs et les baïonnettes ; la troisième, à hauteur d’homme, propose un plan large sur le défilé des soldats dont le lecteur découvre les mines hagardes. Étudiez les registres de langue employés dans les bulles : que révèlent-ils ? Familiarité des propos dans le discours direct « rester avec bobonne bien au chaud » qui 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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contraste avec l’expression soignée et métaphorique du narrateur « des lambeaux d’armée en déroute ».

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Guy de Maupassant, « L’aveugle », ⁄°°¤ X p. ⁄‹°-⁄›⁄

Objectifs Lire un texte intégral et se faire une vision d’ensemble de la nouvelle et de son écriture. Intérêts du texte : − le théâtre de la cruauté : le champ lexical de la cruauté, histoire de la langue (l’expression « bouc émissaire »), le style lapidaire (chute, ellipse), les connotations (adjectifs de couleur), les registres tragique, pathétique et ironique ; − une nouvelle qui concentre tout ce qu’il faut savoir en matière de narratologie : le schéma narratif, récit cadre / récit encadré, narration/description, temps du récit / temps du discours, point de vue, accélération du récit, prolepse/analepse.

Petit meurtre en famille LECTURE Souffre-douleur 1. L’expression « bouc émissaire » désigne un bouc que les juifs chassaient dans le désert après l’avoir chargé de toutes les fautes et injustices commises par le peuple. Au sens figuré : personne innocente rendue responsable de tous les torts d’une communauté. Ce phénomène archaïque, encore très présent, permet à une communauté de se débarrasser symboliquement des fautes commises ou des torts subis. Faire souffrir une innocente victime expiatoire permet aussi au groupe de réaffirmer son unité. Notons qu’il est ainsi ressoudé, mais qu’il s’agit d’une solidarité dans le mal. Le texte de Maupassant insiste d’ailleurs beaucoup sur le mal commis par le groupe et infligé à un aveugle incapable de se défendre. Dès la ligne 14, le conteur annonce qu’il va narrer

l’histoire d’une victime innocente : « J’ai connu un de ces hommes dont la vie fut un des plus cruels martyres qu’on puisse rêver ». Le vocabulaire montre que son statut de bouc émissaire est officiel. C’est son rôle social, sa fonction quasi christique. Il devient « souffre-douleur », « bouffon-martyr », « proie » (l. 36), parce qu’il faut « se payer de ce qu’il mangeait » (l. 39-40), se dédommager de son incapacité à travailler. On constate que toute la communauté paysanne est soudée, unifiée par la violence grandissante qu’elle lui inflige. C’est d’abord la famille qui s’entend pour le dépouiller et s’amuser à ses dépens. On notera le totalisateur : « tout le monde de la ferme ». Ensuite, le voisinage en profite : « Les paysans des maisons prochaines s’en venaient à ce divertissement » (l. 41). La nouvelle circule grâce au bouche à oreille : « on se le disait de porte en porte ». Faire souffrir l’impotent permet de rassembler à de nombreuses reprises les « brutes qui l’entouraient » (l. 37). L’imparfait itératif le montre : « la cuisine de la ferme se trouvait pleine chaque jour » (l. 42-43).

2. Les propos au discours rapporté : − Au discours direct Les paysans : l. 70-72, « Bast ! faut pas s’en occuper, quelqu’un l’aura emmené parce qu’il avait froid. Pardié ! i n’est pas perdu. I reviendra ben d’main manger la soupe. » L’aveugle : l. 62, « La charité, s’il vous plaît. » − Au discours indirect Lignes 20-21 : « on l’appelait fainéant, manant ». Lignes 69-70 : « il affirma devant ses gens qu’il ne l’avait plus retrouvé ». À la demande de charité de l’aveugle répond l’insensibilité paysanne. Insultes et indifférence constituent l’essentiel de leur discours âpre, rustre. Ces quelques phrases font entendre la « parlure » paysanne, ce qui renforce le réalisme du texte. Mais réalisme ne signifie pas neutralité. Le narrateur, tout en mettant les rieurs de son côté, prend ses distances. Il porte un jugement sur les jeux paysans. Ce « divertissement » rustique ne le fait pas rire. 3. Plan du texte : Lignes 1 à 13 : Un constat général : comme il est triste d’être aveugle à la beauté du monde ! Lignes 14 à 33 : Étude d’un cas précis : le paysan aveugle, rejeté par les siens.

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Lignes 34 à 53 : L’aveugle devient l’objet de « farces cruelles ». Lignes 54 à 59 : Les coups pleuvent. C’est « le jeu des claques ». Lignes 60 à 64 : On l’oblige à mendier. Ligne 65 à la fin : « Et voici comment il mourut ». Le plan montre que la nouvelle suit un principe de gradation dans la haine et la violence. On constate que ce sont d’abord les hommes qui détestent cet « autre », si différent. Puis, ce sont les bêtes qui sentent sa faiblesse et volent sa nourriture (l. 44-48). Enfin, lorsqu’il est contraint, en plein hiver, d’aller mendier sa nourriture, c’est la nature tout entière qui semble manifester de la rudesse envers lui. On peut relever : « il gelait horriblement » (l. 67). Au froid s’ajoute la désorientation. Comme la neige ne cesse de tomber, l’aveugle ne trouve plus ses marques et est de plus en plus perdu, comme en témoigne la phrase suivante : « Ne pouvant reconnaître la route ensevelie sous cette écume de glace, il avait erré au hasard, tombant dans les fossés, se relevant, toujours muet, cherchant une maison. » Enfin, il est littéralement enseveli par « l’incessante accumulation » de neige (l. 82). Ainsi, « la haine déchaînée, impitoyable » prend des proportions cosmiques, comme si l’univers tout entier s’acharnait aveuglément.

La mort blanche 4. Pour Maupassant, nous ne connaissons du monde que ce que nos sens nous transmettent. Et, de toutes les sensations, la vue est la plus satisfaisante. Elle permet à l’espèce humaine, désignée par le pronom « nous », de communier ensemble avec la nature. Nous éprouvons un bonheur intense, comme le montrent les adjectifs de couleur précédés d’un adverbe d’intensité (« tout bleu », « toute verte », « toutes blanches »). Le champ lexical de la joie montre que ce bonheur unanime saisit l’âme et le corps, et comble entièrement l’individu. On relève les expressions suivantes : « cette joie du premier soleil », « bonheur de vivre », « ravis », « l’allégresse pour notre âme », « légèreté heureuse de la pensée ». La communauté des hommes est réunie et emportée dans une joie légère, comme le montre ce groupe ternaire : « des envies de danser, des envies de courir, des envies de chanter ».

Seul l’aveugle ne ressent pas cet emportement joyeux. La description réaliste qui ouvre le texte fait de lui un être coupé des autres, parce que coupé de la beauté de l’univers. Les aveugles restent « impassibles », « calmes » au « milieu de cette gaieté ». Ils n’ont aucun accès au monde, que dès lors ils ne comprennent pas. Ils sont enfermés « en leur éternelle obscurité », qui est aussi une nuit de l’esprit. Si bien que reste sans réponse la question rhétorique suivante : « Avait-il un esprit, une pensée, une conscience nette de la vie ? »

5. La chute du texte est un poignant « coup de style ». Les corbeaux se sont acharnés sur ses yeux morts. Une phrase suffit pour asséner au lecteur cet affreux constat : « Ses yeux pâles avaient disparu, piqués par les longs becs voraces. » Même après la mort, il est puni pour sa cécité. C’est la raison pour laquelle les dernières lignes du texte sont aussi pathétiques. Le conteur ne peut plus jouir de « la vive gaieté des jours de soleil » (l. 97) sans ressentir avec une douloureuse lucidité tout ce dont l’aveugle aura été privé : joie de vivre, conscience de soi, appartenance au monde.

HISTOIRE DES ARTS 6. La couleur blanche domine le texte. On remarque d’abord que les yeux de l’aveugle sont tout blancs : il a « deux grands yeux blancs comme des pains à cacheter » (l. 23-24). À la ligne 32, une périphrase insiste aussi sur cette absence de coloration : ses yeux forment une « tache blanche ». Cette couleur est celle du malheur. Aussi n’est-il pas surprenant que Maupassant boucle sa nouvelle en faisant mourir son héros au regard absent d’une mort blanche. La neige tombe sans cesse, le perd et le recouvre. « Les blancs flocons […] l’ensevelirent. » Ce verbe, employé à deux reprises, est très connoté. Il assimile la neige à un blanc linceul et, quand le blanc a tout envahi, l’aveugle est mort. Le tableau de C. Amiet, tout blanc, donne lui aussi l’impression que l’individu est perdu dans une immensité blanche. La colline recouverte de neige représente 90 % de la toile, alors que le personnage, minuscule et solitaire, semble s’arcbouter pour lutter contre cet élément. Le tableau de C.-F. Daubigny propose un autre choix. Il joue sur le contraste morbide entre le blanc glacial de la neige et le noir des corbeaux 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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et des arbres pour peindre avec expressivité un paysage de désolation. Cela peut renvoyer aux lignes 90-93 du texte : les « oiseaux sombres » contrastent avec « la neige éclatante », « qu’ils tachaient étrangement ». C’est cette opposition de couleur qui attire l’attention et permet au « gars » de découvrir le corps.

7. Construite sur le crescendo dans la haine et l’opposition entre bonheur des voyants et malheur de l’aveugle solitaire, la nouvelle montre combien l’aveugle est rejeté. Cette éviction est la négation de toutes les valeurs humaines. En effet, ce qui nous rend pleinement humains est notre capacité à être en empathie avec autrui, c’est-à-dire à nous mettre à sa place pour ressentir sa joie ou sa douleur. Ici, Maupassant décrit avec beaucoup de minutie l’absence totale de compassion des paysans. La seule solidarité dont ils font preuve consiste à se mettre tous d’accord pour faire souffrir l’aveugle. Le texte nous ouvre les yeux, littéralement, sur une autre forme de cécité : celle du cœur. C’est pourquoi le conteur, qui a commencé son récit en employant le pronom « nous », exclut de cette communauté le groupe de paysans qui trouve son bonheur dans le crime. Il désigne les bourreaux par le pronom « ils » et prend ainsi ses distances, non sans une certaine ironie. C’est une façon de ne pas rester neutre, de prendre fait et cause pour l’aveugle, à qui il réserve le registre pathétique, autrement dit le registre de la compassion et de l’émotion partagée.

3) Oiseaux de malheur L’arrivée des corbeaux est signalée par l’irruption du passé simple (« les fermiers remarquèrent un grand vol de corbeaux », l. 87). C’est un signe, annonçant qu’un malheur est arrivé. Comme dans l’Antiquité, le lecteur est invité à décrypter le sens trop évident de leur vol, danse macabre et répétitive au-dessus du cadavre. On peut analyser le sens inquiétant de l’imparfait itératif (les corbeaux « tournoyaient sans fin », « puis s’abattaient comme une pluie noire », « repartaient et revenaient toujours », « ils se laissaient tomber avec de grands cris » et « fouillaient avec obstination »). Leur couleur noire, soulignée par le conteur, augmente encore la tension : elle achève d’en faire des oiseaux de mauvais augure.

VERS LE BAC Commentaire (l. §‡ à la fin)

B/ La mort blanche 1) « L’incessante accumulation » Le texte insiste sur l’abondance des chutes de neige. Le flot incessant de flocons blancs enfouit et ensevelit le personnage. (Voir question « Histoire des arts ».) On assiste alors à sa désorientation puis à son engourdissement progressif. Les participes présents témoignent de sa dernière marche désespérée dans la neige. Il erre au hasard, « tombant », « se relevant », « cherchant » avant de disparaître. 2) Pour la première fois, le narrateur se fait omniscient et nous fait part du ressenti de l’aveugle, « se sentant mourir ». Le registre pathétique rend sa souffrance muette encore plus poignante. 3) L’effet de chute : voir question 5.

A/ La montée du suspense et de la tension dramatique 1) Les indicateurs temporels Le temps passe (« tout le jour », « quand la nuit fut venue », l. 69 ; « le lendemain », l. 73 ; « pendant huit jours », l. 84 ; « la semaine suivante », l. 90) et personne ne veut se soucier vraiment de la disparition inquiétante de l’aveugle dans la neige. Le lecteur comprend, lui, que quelque chose est arrivé. 2) Neige et gel Ce soupçon est d’autant plus légitime que le temps est affreux. On peut relever le champ lexical du froid, de la neige, du gel, et remarquer que les expansions du nom et les adverbes insistent sur la dureté du climat hivernal.

Pour enrichir la conclusion : on peut proposer aux élèves de comparer « L’aveugle » au récit de Maupassant intitulé « Le papa de Simon ». Dans cette nouvelle, parue dans La Réforme politique et littéraire du 1er décembre 1879, puis dans La Maison Tellier (1881), le narrateur, oscillant entre ironie féroce et compassion pour la victime, observe les cruels mécanismes d’une cour de récréation. Le groupe renforce son unité en rejetant Simon, le fils d’une mère célibataire. Cependant, le dénouement sera heureux. Ce récit est souvent lu au collège et les élèves pourront réutiliser leurs acquis. Sinon, sa facilité permet d’en proposer une lecture cursive, en autonomie.

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Invention L’écriture d’un conte permet aux élèves de réutiliser (et donc de s’approprier) les notions clés concernant l’écriture du récit : − le schéma narratif ; − éventuellement, le récit enchâssé ; − auteur/narrateur/personnage ; − le point de vue ; − la temporalité (vitesse du récit, retour en arrière, projection dans l’avenir, etc.) ; − les temps de la narration et de la description ; − la chute. Dans le cas présent, il faut se concentrer sur la teinte cruelle du récit. Comment, par exemple, peut-on jouer avec les registres ironique, pathétique, tragique, pour donner au lecteur un coup de style ? Comment les champs lexicaux du blanc et du noir peuvent-ils être utilisés ? Pour exprimer l’opposition entre deux camps (victime et bourreau) ? entre deux aspects d’un même personnage ? Pour développer leur imaginaire, on peut leur lire le poème en prose extrait des Chants de Maldoror décrivant la raie manta, et la nouvelle en une page « Le petit chat noir » de Colette.

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Guy de Maupassant, Bel-Ami, ⁄°°∞ X p. ⁄›¤-⁄›‹

Objectif Comprendre l’influence du milieu sur le parcours du héros réaliste.

Chroniques de la vie parisienne LECTURE 1. Le journal que découvre un Duroy « un peu intimidé » (l. 19) en impose d’abord par sa majesté flamboyante. La typographie du titre met en valeur La Vie française qui se détache visuellement du texte comme de la façade et se met en scène (l. 4 et 5) par l’image symbolique

du feu. Les lettres éclairent la nuit, comme le souligne le lexique de la lumière décliné au début de l’extrait. Le narrateur évoque « trois mots éclatants » (l. 6) et juxtapose les qualificatifs pour un effet d’insistance : « en pleine lumière, visibles, clairs et nets » (l. 7). Néanmoins, cette majesté est nuancée par un système d’antithèses qui rappellent très vite qu’au-delà de la façade le quotidien du labeur fait son œuvre. En effet, l’escalier est « luxueux et sale » (l. 11), le « salon d’attente, poussiéreux et fripé » (l. 13). Les matières nobles comme le velours sont entachées par la patine du temps, comme le soulignent les adjectifs dépréciatifs « vert pisseux » (l. 14), « rongé par endroits » (l. 14), ou la comparaison (« comme si des souris l’eussent grignoté », l. 14-15). Enfin, l’hypotypose s’achève sur l’olfaction : le narrateur évoque l’« odeur étrange, particulière, inexprimable […] des salles de rédaction » (l. 18).

2. La Vie française est un petit théâtre très hiérarchisé où apparences, attitudes, vêtements et accessoires révèlent le rôle et l’importance de chacun. Le lecteur découvre, d’abord, les petits métiers de la presse, les « ouvriers compositeurs » qui s’affairent et portent « avec précaution des bandes de papier imprimé » (l. 26), tandis que d’autres hommes, plus élégants, apparaissent et disparaissent une fois leur texte déposé : ce sont les reporters mondains (l. 29). Enfin, au sommet de cette pyramide se détache « du reste des hommes » (l. 32) la figure des « chroniqueurs », parmi lesquels le « fameux » « Jacques Rival » (l. 43). Deux mondes cohabitent, celui des « jeunes gens » portant la « blouse de toile tachée d’encre » (l. 24) et celui des importants, « l’air insolent et content », « coiffés de haut chapeau à bords plats » (l. 31-32), « en habit noir et en cravate blanche » (l. 34).

ÉDUCATION AUX MÉDIAS Prérequis : on pourra d’abord réfléchir en classe entière aux enjeux de la page de Une afin de mieux diriger la mise en page future des travaux réalisés par les élèves : − Cerner l’essentiel de l’information du jour. − Varier les supports et le pluricodage pour traiter l’information. − Susciter l’envie de lire et déclencher l’acte d’achat par la disposition des articles, les caractères et la pertinence des titres. 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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Cette activité peut être menée lors d’une séquence décrochée organisée en quatre séances : Séance A/ La présentation générale du projet, le rappel des contraintes de l’écriture journalistique et la visite du site Gallica. (Ressource considérable pour préparer l’écriture des articles.) Séance B/ La répartition des groupes, l’analyse précise des consignes inhérentes à chaque article et la sélection des informations à faire figurer sur la page. (On pourra également renvoyer les élèves au glossaire, p. 680 du manuel, afin de clarifier la forme et les objectifs de chaque article. Le travail suppose une démarche argumentative qu’il faudra également rappeler aux rédacteurs.) Séance C/ Les travaux de rédaction, de relecture et de correction. La transcription des textes manuscrits sur informatique. Séance D/ La mise en commun et l’élaboration finale de la Une. Nota bene : Il serait pertinent de faire coïncider cette séquence avec la semaine de la presse et des médias organisée à l’échelle nationale au printemps de l’année civile.

THÉORIE

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Guy de Maupassant, Préface de Pierre et Jean, ⁄°°° X p. ⁄››

Objectif Comprendre les limites d’une théorie littéraire.

Recréer le réel LECTURE 1. C’est d’abord l’objet livre lui-même qui impose une première limite à la volonté réaliste : « Raconter tout serait impossible, car il faudrait […] un volume au moins par journée » (l. 11-12).

Dès lors, le romancier se doit de sélectionner et trier (l. 14) pour extraire de la narration « les multitudes d’incidents insignifiants » (l. 12), ce que Maupassant qualifie de « première atteinte à la théorie de toute la vérité » (l. 14-15). Plus loin, le connecteur logique « en outre » (l. 16) induit une seconde limite inhérente au caractère imprévisible de la vie. Les parallélismes de construction (« La vie […] est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates », l. 16-17 ; ou « elle est brutale, sans suite, sans chaîne », l. 17) soulignent alors l’incompatibilité d’une impossible logique avec la trame romanesque. Enfin, le romancier rappelle que le « pêle-mêle » de la succession des événements (l. 24-25) ne saurait remplacer « la logique ordinaire des faits » mise en place dans les pages de récit. En conséquence, les « Réalistes de talent » deviennent des « illusionnistes ». Cette conclusion paradoxale rappelle la logique esthétique qui détermine le travail du romancier « s’il est artiste » (l. 8) : son écriture n’est pas celle du journaliste relatant des « faits divers » (l. 19), c’est une création.

2. Il ressort du texte qu’il est impossible pour le romancier de retranscrire fidèlement la vie. Dès lors, l’écriture romanesque est vécue comme un petit arrangement avec la réalité : Maupassant parle d’une correction « au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité » (l. 5-6). La sincérité défend alors une copie exaltée de la réalité, paradoxalement plus vraie, comme en attestent les superlatifs « vision la plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même » (l. 9-10). 3. Cette page s’apparente à un manifeste littéraire dans la mesure où l’auteur y défend un point de vue : « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai » (l. 23) au terme d’une réflexion argumentée et modalisée. L’écrivain cherche à généraliser un avis qui lui est propre « en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes » (l. 1), en partant de constats (« Raconter tout serait impossible », l. 11), puis en proposant des solutions sous la forme de conclusions (« Voilà pourquoi l’artiste […] ne prendra […] que les détails caractéristiques utiles à son sujet », l. 20-22). La pensée de l’auteur, structurée en alinéas, se lit comme une sorte de programme qui bouscule et conteste la « théorie » (l. 2) des « artistes réalistes » (l. 1)

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qui transcriraient « servilement » (l. 24) « la logique ordinaire des faits » (l. 23-24) en offrant une perspective nouvelle au champ littéraire.

VERS LE BAC Invention

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Guy de Maupassant, Pierre et Jean, ⁄°°° X p. ⁄›∞

Objectifs – Lire un texte qui met en scène un personnage en souffrance. – Comprendre les choix narratifs de l’auteur et l’esthétique naturaliste.

1) Une conception chirurgicale de l’écriture − La littérature peut être considérée comme un laboratoire d’expériences (projet de peindre des « tempéraments » et non des caractères de Zola). − Des rapprochements possibles entre expérimentation biologique et création romanesque : protocole d’observation dans un cadre spatio-temporel nécessaire, selon une hérédité déterminante. − Refus d’une sélection des faits : l’écriture retranscrirait le foisonnement et la diversité de la vie sans l’embellir pour faire triompher le vrai.

Un roman des origines

2) Une écriture artiste − Le récit doit se débarrasser des détails insignifiants où s’englue inutilement la narration. − La logique narrative suppose une architecture logique et non une succession chronologique de faits « pêle-mêle ». − La profondeur du roman ne peut naître que d’une composition qui maîtrise le hasard pour exalter la réalité.

2. Le texte est rédigé à la troisième personne par un narrateur extérieur à l’histoire. Mais la focalisation est interne : le lecteur a accès aux sentiments, aux sensations du personnage. On peut relever les verbes de perception, l’expression des sentiments.

Prolongements Le professeur pourrait confronter la théorie de Maupassant à sa pratique en renvoyant notamment à la lecture de sa nouvelle « L’aveugle » (p. 138) autour de quelques questions : − Quels détails le romancier a-t-il choisi de retenir ? Pour servir quel projet ? − Qu’est-ce qui aurait pu être ajouté pour faire éclater la cruauté ordinaire ? Pour rendre plus signifiante encore la peinture du monde rural ? − Quelle fonction attribuer au regard des voisins ?

LECTURE 1. Le personnage présente un sentiment de malaise qu’il ne parvient pas bien à saisir. Toute une partie de l’extrait est justement consacrée à l’effort que le narrateur fait pour essayer de définir son état d’esprit.

3. La souffrance du personnage est marquée par l’indéfinition. Il ignore d’où « ven[ait] cette pesanteur de l’âme » (l. 6), « Il avait mal quelque part, sans savoir où » (l. 7), il avait « un petit point douloureux […] dont on ne trouve pas la place » (l. 7-9), « une souffrance inconnue et légère » (l. 9-10). Il est en proie à des sentiments contradictoires : il « s’irritait d’être seul, et il n’aurait voulu rencontrer personne » (l. 18-19). Maupassant met donc en scène un personnage dans l’incompréhension : il souffre sans pouvoir expliciter son malaise et sans en connaître l’origine. Ce n’est qu’à la fin du passage qu’il met cela en écho avec l’annonce de l’héritage de son frère. 4. Les élèves pourront se renseigner sur Étéocle et Polynice ou encore Abel et Caïn. Ils pourront aussi se reporter au roman de Laurent Gaudé La Mort du roi Tsongor (manuel de l’élève, p. 194-197). Le thème des frères ennemis ouvre la voie aux conflits les plus violents, sans doute parce qu’ils sont aussi les plus intimes au même titre que le parricide ou l’infanticide. Il plonge 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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le lecteur dans l’incompréhensible et permet le recours à de multiples registres, en particulier l’épique et le tragique.

5. Cette page peut être considérée comme naturaliste dans la mesure où les choix narratifs mettent le lecteur au plus près du malaise éprouvé par le personnage. Les choix d’écriture traduisent la volonté de Maupassant de représenter un être en train d’essayer de se comprendre. Il n’y parvient pas bien et l’on suit peu à peu sa pensée en train d’éclaircir un malaise intime et profond.

VERS LE BAC Invention Les élèves devront : – respecter la forme épistolaire ; – reprendre en les réécrivant les troubles du personnage ; – développer le texte en interprétant le malaise de Pierre : pourquoi ce « Maréchal » a-t-il légué son héritage à Jean et rien à lui ?

H istoire des arts

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Maupassant et les impressionnistes, artistes de la lumière X p. ⁄›§-⁄›‡

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Le bonheur des impressionnistes, « peintres du plein air » X p. ⁄›°-⁄∞‚

Objectifs – Découvrir l’influence réciproque de la peinture impressionniste et de l’écriture naturaliste de Maupassant. – Travailler sur le caractère pictural des descriptions de Maupassant.

Maupassant ne veut pas seulement décrire la réalité. Comme les peintres impressionnistes, il veut capter ce que ses contemporains ne savent pas voir : les changements de lumière (p. 146-147), les impressions d’un paysage sur une sensibilité artiste (p. 150), le bonheur de dévorer les couleurs, de « manger le monde avec [s]on regard » (p. 148-149). Il saisit l’instant présent, à la fois évanescent et éternel. Il est, en cela, très proche des « peintres de la vie moderne ». « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » (Baudelaire.)

Maupassant et les impressionnistes, artistes de la lumière Étude d’une œuvre

X p. ⁄›§-⁄›‡ X p. ⁄›§

Contexte : 1883. Neuf ans séparent La Manneporte de l’exposition fondatrice de l’impressionnisme et du scandale suscité par Impression, soleil levant. En consacrant, comme Courbet ou Jongkind avant lui, une série de toiles aux falaises d’Étretat, il connaît un début de reconnaissance.

1. Dans cette version, trois éléments naturels – eau, ciel, terre – s’opposent avec force. La lumière et les couleurs mettent en valeur les découpures de la roche. En effet, la lumière fait étinceler la matière crayeuse du petit pan d’arche jaune qu’elle éclaire. Quant à la partie laissée dans l’ombre, les teintes bleutées, froides, en font ressortir la nature massive. Elle contraste avec l’azur léger du ciel et la blancheur agitée de l’écume. 2. Le mouvement de la mer est suggéré par la touche, fugace et rapide. Des filaments de bleu, de vert, de blanc sont déposés nerveusement sur la toile. La forme des vagues est à peine esquissée. Il ne s’agit pas de « bien peindre » chaque détail mais d’aller vite et de fixer le mouvement du flot se brisant sur la pierre. Chaque tache de couleur déposée sur la toile exprime l’agitation de la mer lancée sans cesse à l’assaut de la falaise. Par sa consistance, par les traces visibles du coup de pinceau, la toile montre, plus encore que la matérialité des éléments naturels, la matérialité de la peinture.

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Prolongement On peut comparer cette toile à La Vague de Courbet.

3. Pour capter les multiples jeux de couleurs et de lumières qui baignent la Manneporte, Monet peint plusieurs versions de cette falaise, chacune à un moment différent de la journée. On peut parler de « série ». Pour capturer la réalité dans ses nuances infinies et changeantes, cette démarche est nécessaire. En lien avec les travaux de Chevreul, juxtaposer des traits de couleur différente permet de décomposer la lumière et de saisir les variations imperceptibles de couleur que cela entraîne. C’est une quête des « insaisissables reflets » du réel (Maupassant, p. 147). Cette démarche suppose l’immersion dans la réalité et son observation scrupuleuse (une anecdote raconte que Monet, s’étant trop approché, fut emporté par une vague), l’analyse scientifique de ses couleurs et un travail « sur le motif » toujours recommencé, toujours inachevé. Comment ne pas faire le rapprochement avec la démarche des écrivains naturalistes ?

DE L’IMAGE AU TEXTE

X p. 147

1. Le bonheur et la joie sont intenses. On relève « savourant un bonheur mystérieux et savoureux ». Une seule cause à cet état euphorique : le fait de vivre par le regard (l. 1). Comme un peintre de plein air, le romancier naturaliste sort, arpente le monde et le dévore des yeux. « Voir, tout est là », répète Maupassant. Prolongement À cause des sens, l’homme se trouve enfermé dans une réalité « dont on ne part pas ». Mais, grâce aux sens, l’artiste vibre en harmonie avec le monde et en recrée la présence en parfait magicien. Ce sont les deux versants, pessimiste et optimiste, du sensualisme « illusionniste » de Maupassant. Pour le comprendre, on peut étudier en lecture complémentaire un extrait de la préface de Pierre et Jean.

2. Sa démarche est celle d’un peintre impressionniste. Comme lui, il arpente le monde inlassablement. « Une feuille, un petit caillou, un rayon, une touffe d’herbe » l’arrêtent un temps infini. Comme lui, il veut saisir le nuancier infini des couleurs de la vie et capter la réalité changeante, sans la trahir ni la figer dans le « faux » et le

« convenu ». Il obéit en ce sens à l’une des lois de la peinture impressionniste qui consiste à suggérer une part d’inachèvement résultant du caractère fugitif de la beauté moderne.

DE L’ATELIER DU PEINTRE À L’ATELIER D’ÉCRITURE X p. 147 1. Où trouver les « Nymphéas » de Monet ? – Au musée de l’Orangerie – Sur Internet : http://www.artcyclopedia.com http://www.photo.rmn.fr/fr/index.html http://www.intermonet.com/oeuvre/oeuvre.htm http://giverny.org/gardens/jardins.htm http://www.fondation-monet.fr/fr 2. Pour mener à bien le travail d’écriture, on peut au préalable demander une recherche lexicale centrée sur l’exploration d’un champ lexical pictural. Chaque paragraphe du poème en prose se déploiera autour d’une métaphore filée, utilisant les mots appartenant à un même champ lexical (celui du scintillement, celui de l’irisation, etc.).

Le bonheur des impressionnistes, « peintres du plein air » X p. ⁄›°-⁄∞‚

Étude d’une œuvre

X p. ⁄›°

Contexte : Les Coquelicots à Argenteuil : ce tableau présenté à la première exposition impressionniste, de 1874, représente Camille et Paul, la femme et le fils du peintre. Ils vivent des années d’intense bonheur familial.

1. La ligne d’horizon, délimitée par un rideau d’arbres donnant de la profondeur de champ, découpe l’espace du tableau en deux zones. Dans la première, occupant le tiers supérieur, les nuages parsèment un ciel serein. En contrebas, dans les deux tiers restants, deux personnages, un enfant et sa mère, attirent le regard (ils sont en effet situés à l’intersection des lignes de force). Ils descendent une colline en pente douce. 2. La lumière vient du haut et du côté gauche du tableau. Elle épouse la courbe de la colline et suit le mouvement des personnages. Elle caresse les couleurs vives de la scène et les rend chatoyantes. 3. Le rouge et le bleu, deux couleurs primaires éclatantes, ont des positions symétriques dans la 2 XIXe siècle : L’âge d’or du roman et de la nouvelle |

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composition de l’œuvre. Le bleu occupe le ciel, par petites touches. On le retrouve en rappel dans l’ombrelle. Le rouge envahit l’espace terrestre. Ainsi, l’artiste joue avec le contraste entre couleurs chaudes et froides pour montrer l’harmonie éclatante du ciel et de la terre.

4. Par le semis de taches colorées qui semble suivre les personnages et épouser la forme de leurs corps, Monet rend la sensation tactile de leur marche, plongés à mi-corps dans le champ de fleurs. Le tableau est bien une « impression » : une sensation qui imprime sa trace dans la mémoire.

DES IMAGES AUX TEXTES L’art du mouvement

X p. ⁄›·

1. Les notations sensorielles rendent l’intensité du bonheur ressenti. Grâce à l’évocation des sensations, l’écrivain exalte la présence et la beauté du monde. Maupassant, persuadé que l’on ne peut rien connaître sans les perceptions, puise dans la nature, par l’exacerbation des qualités sensorielles, la matière même de l’œuvre d’art. 2. Les verbes « se déroulait », « passait au trot », « disparaissait », « pour reparaître » et « fuyait » évoquent la vitesse et le mouvement. D’autres procédés dynamisent la scène. Pour donner vie à son tableau, Maupassant décrit les femmes comme un bouquet de fleurs parmi les fleurs. Les couleurs sont saturées, « ardentes ». C’est que Maupassant reprend la palette impressionniste : les six couleurs primaires et secondaires. Dominent le jaune (« nappe jaune ondulante » du colza ou du seigle) et le rouge (« un champ tout entier semblait arrosé de sang »). Ces parcelles sont « piquées » de taches bleues, dernière couleur primaire. Elles sont aussi juxtaposées à des champs de couleur verte, couleur complémentaire du rouge sur le cercle chromatique. Dans la carriole, on perçoit les robes aux couleurs plus vives encore. On ne voit plus que cette « éclatante charretée », filant gaiement au grand air, loin de la « maison Tellier ». 3. Les lignes de fuite du champ et des fleurs, dans le sens de la marche, dynamisent le mouvement des personnages. La gerbe de coquelicots semble les accompagner. Lors d’un second balayage, le regard distingue, en haut de la colline, à gauche, une autre jeune femme accompagnée de son enfant. Elle va suivre le même chemin. On peut alors parler

d’image séquentielle, décomposant les différentes étapes d’un moment de bonheur simple, la promenade dans un champ de fleurs, pour mieux en savourer l’intensité.

Des touches de couleurs 4. Le tableau de Monet utilise la même palette que Maupassant. Il juxtapose les trois couleurs primaires et les trois couleurs secondaires, et joue avec leur complémentarité pour les rendre éclatantes. Ainsi, le rouge de ses coquelicots se détache d’autant plus nettement que les fleurs semblent piqueter le vert de l’herbe, couleur froide complémentaire du rouge. (Voir cercle chromatique.) Renoir, lui, juxtapose touches de jaune et de violet. Ces deux couleurs complémentaires dessinent les rayons et les ombres du monde. 5. Il travaille plus particulièrement la surface de l’eau. Les jeux d’ombre violette et de lumière jaune rendent le scintillement et le miroitement du miroir de l’eau. 6. Le rouge des coquelicots évoque le sang. La comparaison suivante le signale : « un champ tout entier semblait arrosé de sang tant les coquelicots l’avaient envahi ».

DES IMAGES AUX TEXTES Maupassant et l'art de peindre

X p.⁄∞‚

1. Dans les tableaux de Monet (4. Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt, effet d’hiver) et de Pissarro (5. Quai de la Bourse à Rouen, soleil), le rouge est décliné dans toutes ses nuances à travers le même sujet du soleil couchant, mais des atmosphères différentes. 2. Dans cet extrait d’Yvette de Maupassant, le coucher du soleil suscite une vibrante impression de douceur et de bonheur. Dans l’air immobile, rien ne frémit ni ne vibre : la vision est un tableau fixant pour l’éternité les ultimes reflets « colorés et doux » d’un soir tranquille. Seul le soleil tombe derrière les arbres, tandis que la fraîcheur s’élève du fleuve et « mont[e] vers le ciel serein ». Le narrateur-personnage, situé entre fleuve et soleil, peut « aspirer » à loisir les ultimes rayons et l’air frais. Ces descriptions mettent l’accent sur l’impression vive ressentie par le narrateur-personnage. Elles sont en cela impressionnistes. Par ailleurs, l’insistance sur les couleurs, la lumière changeante

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ainsi que le thème du coucher de soleil, dont on capte les derniers feux avant la nuit, épousent la démarche des peintres impressionnistes.

Une beauté poignante 3. Pour inviter les élèves à percevoir l’originalité de chaque œuvre : – Monet : reflet du soleil rouge, entre deux rideaux d’arbres théâtralisant la scène, fondu des couleurs faisant de cette scène une « féerie aquatique », profondeur de champ donnée par le chapelet de maisons qui s’égrène dans le lointain. – Pissarro : choix d’un décor urbain moderne ; verticalité des fumées et des grues, allongement des ombres, lignes de fuite donnant de la profondeur au tableau, travail impressionniste des matières mobiles que sont la fumée et l’eau.

DE L’ATELIER DU PEINTRE X p. ⁄∞‚ À L’ATELIER D’ÉCRITURE Pistes pour le commentaire du texte de Maupassant (Texte 2 : Couleurs mouvantes, couleurs émouvantes, p. 149.) Cet extrait de Maupassant adopte les techniques de la peinture impressionniste dans l’art de la description et du tableau. Toutefois, c’est la notion même de beauté qui s’en trouve redéfinie. A) L’art de décrire à la manière d’un peintre impressionniste. – Importance du champ lexical des couleurs. – Première approche descriptive par grande nappe de couleurs : jaune, puis champ tout entier couvert de coquelicots. – Puis inscription de détails à la manière des peintres : présence des bleuets dans les seigles ; après la mise en place du paysage, évocation de la voiture et des femmes. – Approche en mouvement, puisque le paysage est découvert à travers le parcours de la carriole dans les champs.

B) L’évocation d’une beauté éclatante. – Rôle des adjectifs qualificatifs marquant la richesse des couleurs, des odeurs. – Recours à une image poétique forte (métaphore « arrosé de sang »). On montrera le rôle des intensifs. On insistera sur le champ lexical de la couleur éclatante, presque crue. – Gradation dans les couleurs jusqu’aux « teintes ardentes ». – Description du chatoiement des couleurs, qui permet de fondre dans le paysage les femmes qui portent des robes de couleur vive et qui sont évoquées par le détour d’une image : « un bouquet de fleurs ». – Importance du mouvement dans un tableau dynamique qui joue sur l’apparition et la disparition de la carriole derrière les arbres. – Expression des émotions (effet d’admiration).

Prolongements 1) Maupassant critique d’art 2) Pour un travail sur l’impressionnisme à partir d’Internet Site consacré à l’impressionnisme : http://www.lemondedesarts.com/Dossiermanet.htm 3) Pour un travail sur Zola et l’impressionnisme : – Dans le manuel : extrait de L’Œuvre (p. 130-131), fortement inspirée de l’itinéraire de Cézanne. – Un tableau : L’Atelier de Bazille, rue de La Condamine, de Frédéric Bazille, est à lui seul un manifeste pour l’impressionnisme et le naturalisme. Au mur, des tableaux impressionnistes. Dans l’atelier, Renoir et Zola discutent ferme, Bazille présente un tableau de Manet à Monet. – Un Cédérom : « Le musée imaginaire d’Émile Zola », éditions Pages jaunes. Le travail réalisé par Estelle Plaisant-Soler, sur le site de La page des Lettres, en propose une exploitation pédagogique stimulante. – Un livre : Le Paris de Zola, de H. Mitterand.

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Séquence



XX e-XXI e siècle :

Le roman en question Livre de l’élève X p. ⁄∞› à ⁄·‡

H istoire des arts

Otto Dix, La Rue de Prague, ⁄·¤‚ X p. ⁄§‚-⁄§⁄

Un monde en morceaux LECTURE DE L’IMAGE Parade cruelle 1. Le tableau d’Otto Dix renvoie à la Première Guerre mondiale et à ses conséquences désastreuses. La scène représentée s’ancre dans le quotidien allemand de l’après-guerre. Les deux culs-de-jatte sont des anciens combattants dont les corps ont été mutilés ou gravement handicapés au moment des combats. Du côté français, on appelait ces soldats complètement défigurés des « gueules cassées ». Le retour à la vie normale est donc impossible puisque la catastrophe que cette guerre a générée a laissé des marques irréparables. 2. L’observation des corps mutilés ne manque pas d’être inquiétante pour le spectateur. L’esthétique expressionniste joue sur de violents contrastes. Les deux personnages s’opposent et s’avèrent complémentaires. Il s’agit avant tout de corps incomplets, privés d’une de leurs parties : les jambes pour le personnage au premier plan, les bras pour le second. L’un se trouve réduit à la fonction de mendiant, avec un regard vide ; l’autre circule en semblant fanfaronner un slogan (« Juden raus ! ») préfigurant une nouvelle catastrophe. Le peintre prive ces corps de vie et les réduit à l’état de marionnettes. Les prothèses en bois, volontairement simplifiées comme des membres de pantins, sont fichées ou emboîtées dans les chairs. Les personnages semblent des

marionnettes désarticulées : recroquevillé et inerte pour l’un, figé dans la pose d’un batteur de tambour pour l’autre. C’est la notion même d’individu qui se trouve interrogée. Les deux hommes semblent les pantins d’une mascarade historique et politique qui tourne au cauchemar et au tragique. Les violences de la Première Guerre mondiale laissent présager un nouveau chaos.

3. Le tableau joue sur la saturation de l’espace par des objets hétéroclites. À l’arrière-plan, la scène de café (conversation entre deux femmes) prolonge l’impression d’un monde figé et mort. Les mannequins (entiers ou morcelés), dans la vitrine de droite, renforcent un rapport au corps fondé sur l’absence de vie, sa fragmentation et sa dimension d’objet. Ils exhibent une chair nue mais artificielle. Les corsets et les gaines (ajustés sur un corps plus masculin) suggèrent un érotisme morbide. Le motif du mannequin prolonge et accentue l’idée de mutilation par celle du morcellement. 4. L’accumulation des objets et des figures bouleverse un rapport traditionnel à l’espace fondé sur l’ordre. Le regard peut emprunter plusieurs cheminements : d’une figure à une autre par le seul mouvement de la curiosité, ou la fascination d’éléments qui se trouvent réinscrits en plusieurs endroits (par exemple, les mains) ; en suivant une couleur (par exemple, le bleu ou le rouge). La position renversée du cul-de-jatte du premier plan invite à une circulation du regard à partir des lignes obliques ou transversales. L’esthétique du débordement domine la composition de cette toile, proche du chaos.

La mort des valeurs 5. L’environnement des deux mutilés est constitué de chiens, d’un homme qui donne au

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mendiant et d’une passante, eux-mêmes présentant des corps incomplets puisqu’ils apparaissent en bordure de l’image et qu’une partie d’eux reste hors du cadre ou dans le hors-champ. La main qui se penche indique un mouvement descendant, signifiant la chute et la dégradation. Les hommes privés de leurs jambes et de toute hauteur vivent au niveau des animaux. Sur le bord droit, les figures des hommes sont mises au même niveau que celui d’un postérieur de femme. Ce détail volontairement obscène et comique rabaisse l’humanité.

6. L’affiche de propagande « Juden raus ! » marque l’émergence d’un courant antisémite, fort et agressif qui annonce la politique répressive et exterminatrice contre la population juive, servant ici d’exutoire aux frustrations et amertumes nées de la Première Guerre mondiale. Des pogroms violents éclatent déjà en Allemagne. 7. L’esthétique expressionniste chez Otto Dix livre une vision très ambivalente du monde, entre dérision et tragique. L’accumulation de figures carnavalesques (pantins, poupée, mannequins) signifie la perte de toute dignité de l’être humain et son avilissement. L’inscription puissante de signes morbides ou macabres construit une vision apocalyptique, entre mémoire et prophétie d’un chaos historique qui n’en finit plus de saper les valeurs et de ravager l’humanité.

VERS LE BAC Invention / Éducation aux médias Le texte produit doit tenir compte des caractéristiques propres à un article de journal (densité et concision, date, signature, appartenance à une rubrique, respect du contexte et du cadre chronologique). L’article peut suivre différentes progressions : – récit du moment de stupéfaction face au tableau d’Otto Dix puis prise de recul et analyse de l’image (composition, esthétique) ; – récit de l’événement de l’exposition du tableau, réaction de la foule (rejet ou fascination), confrontation du point de vue du critique à celui des autres, en vue de prouver qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre ; – présentation plus classique : auteur, description de l’œuvre, analyse ;

– annonce de l’affirmation d’une école esthétique (l’expressionnisme), analyse de ses caractéristiques à travers l’exemple de La Rue de Prague. Le vocabulaire attendu est celui de l’émotion esthétique (choc, stupéfaction, attrait…), de l’art pictural (le locuteur a une identité culturelle bien précise qui est celle d’être critique d’art). On attendra également que l’article énonce un point de vue singulier : admiration / refus / ambivalence des sentiments (attrait/ horreur).

Dissertation La délibération littéraire porte sur la liberté qu’un artiste a de déformer la représentation du monde. – Toute représentation romanesque repose sur la sélection d’éléments du réel jusqu’à leur possible grossissement : par exemple, l’argent chez Balzac, la passion chez Stendhal, le corps et le sexe chez Zola. Sans ce choix, la peinture du monde perdrait en sens. Même un roman dit « réaliste » ne reproduit pas la réalité telle qu’elle est, mais la reconstitue à partir d’éléments choisis. – La déformation aide le lecteur à prendre de la distance pour critiquer le monde. Elle participe alors de l’art de la caricature ou de la satire (par exemple, les personnages grotesques dans les romans de V. Hugo). – Le roman permet de découvrir le monde à partir d’un point de vue autre. Dans L’Étranger de Camus, le regard de Meursault crée une représentation déformée de la société qui en accentue l’absurdité. Dans Le Procès-Verbal de Le Clézio, le personnage Adam Pollo fait l’expérience d’une rupture avec la société afin d’être au plus près de la nature (ressembler à l’animal). – La déformation peut tenir à la capacité du roman à atteindre à la poésie ou au délire onirique. Les objets monstres comme la locomotive et l’alambic chez Zola montrent combien l’écriture romanesque peut tourner à la vision épique. En privilégiant une vision déformée du monde, le roman peut adopter un point de vue subjectif volontairement délirant : c’est le cas dans Voyage au bout de la nuit de Céline où la folie du monde (horreur, guerre, misère, abjection) se rejoue dans celle du personnage Bardamu. – Certaines esthétiques qui mettent en valeur le point de vue personnel du créateur favorisent la liberté dans la représentation du monde : 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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place et rôle du tempérament de l’écrivain chez Diderot, qui peut aller jusqu’au délire de l’enthousiasme ou de la verve (La Religieuse, Jacques le fataliste) ; génie de l’artiste et de son regard sur le monde dans le roman romantique ; singularité d’un style (Picasso).

LE ROMAN EN QUÊTE DE RENOUVELLEMENT



Marcel Proust, Du côté de chez Swann, ⁄·⁄‹ X p. ⁄§¤-⁄§‹

Objectifs Analyser l’écriture de la mémoire et la mise en place d’un monde intérieur.

Résurrection du monde de l’enfance LECTURE Retrouver le décor de Combray 1. Le narrateur met en scène le phénomène de la mémoire involontaire. La résurgence du souvenir fait « événement », comme le révèle l’emploi des temps : à l’imparfait qui permet d’évoquer des actions indistinctes qui s’étirent dans le temps, sans relief ni intérêt (enfouissement de la mémoire et routine quotidienne, l. 1-4), succèdent une série de verbes au passé simple, lesquels marquent une progression de micro-événements jusqu’à celui extraordinaire du réveil de la mémoire grâce à la sensation (« je tressaillis », l. 10-11). Le passage au présent de l’indicatif de la voix passive (« m’est apparu », l. 13) signifie pleinement que le passé est désormais redevenu présent. Les indices de temps qui marquent l’irruption brutale du souvenir sont nombreux : « à l’instant même » (l. 9-10), « Et tout d’un coup » (l. 13). Le conteur n’est pas avare en hyperboles (« tressaillis », l. 11 ; « extraordinaire », l. 12). Or ce phénomène qui bouleverse le narrateur

est provoqué par un tout petit morceau de Madeleine et tire donc son origine de sensations ténues. Le goût déclenche le souvenir et s’avère le sésame qui ouvre les portes de la mémoire.

2. De façon humoristique, le narrateur décrit le biscuit dans sa forme (« courts et dodus », l. 5-6) en établissant une comparaison : « qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques » (l. 6-7). Il évoque même son « plissage sévère et dévot » (l. 23). La référence renvoie aux coquilles que les pèlerins accrochaient sur leurs capes au retour de SaintJacques-de-Compostelle. L’analogie savoureuse entre le gâteau et l’emblème religieux confère à la madeleine un pouvoir sacré, celui de réveiller la mémoire, de provoquer la résurrection du passé. Il ne s’agit pas seulement du passé vécu mais aussi du temps idéal, celui des essences platoniciennes.

Le déploiement de l’espace 3. L’extrait tel qu’il est délimité s’apparente à un triptyque : – la première partie (l. 1-11) marque la résurgence d’une sensation, d’un souvenir que le narrateur ne parvient ni à identifier ni à nommer ; – dans le deuxième versant du texte (l. 13-29), grâce à des associations d’idées (rapprochement entre la madeleine donnée par sa mère et celle offerte par tante Léonie), le narrateur se ressaisit de souvenirs à l’état fragmentaire : le lieu (l. 14), un moment (« le dimanche matin […] avant l’heure de la messe », l. 14-15) ; – le personnage dispose alors de toute sa mémoire pour reconstituer Combray dans sa totalité (l. 30-45). 4. La référence au monde théâtral est explicite aux lignes 33-34 : « vint comme un décor de théâtre ». Les lieux s’assemblent, se déploient, se déplient successivement : la vieille maison grise, le petit pavillon, la place, les rues, les chemins. Le conteur se plaît à rapprocher la reconstitution de Combray avec le mécanisme d’un décor qui se déploie. La comparaison du théâtre, suivie de celle du jeu japonais, aide à concrétiser un mécanisme psychologique difficile à décrire : la réapparition progressive d’un monde grâce à la mémoire. La référence au théâtre permet de mettre en valeur la dimension quasi magique du

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phénomène de la mémoire, dont le pouvoir assez inexplicable est de faire revivre un monde disparu comme par enchantement. Enfin, la petite ville est en elle-même un théâtre social avec ses acteurs principaux (la tante Léonie, M. Swann…), son cérémonial, ses drames.

5. On pourra aider les élèves à visualiser la structure d’une phrase grâce à des arborescences. La longueur des phrases contribue à déployer les phénomènes et le processus en cours, à en suivre le détail, à mettre en place un monde. 6. Le souvenir de Combray touche à des dimensions multiples : – une généalogie (la maison de la tante, le pavillon construit pour les parents, l. 34-35) ; – l’univers familial avec ses rites (l’infusion de thé ou de tilleul, l. 16-17) ; – l’éveil à la sensualité (fleurs, jardins, parc) ; – la première exploration du monde (courses, promenades, l. 37-38) ; – la connaissance d’un microcosme social (M. Swann, « les bonnes gens du village », l. 43-44). Le texte procède par amplification et cercles qui s’élargissent. À mesure que resurgit le souvenir, se reconstitue l’histoire intime du narrateur qui touche à son identité, à l’éveil de ses sens et de sa conscience. Le conteur passe du noyau familial au monde social de Combray : il entreprend alors la chronique d’une société disparue. 7. L’épisode de la madeleine met en valeur deux dimensions de la mémoire : – sa capacité à faire renaître un monde : la fulgurance de la résurgence du souvenir, le réseau des signes qui s’assemblent jusqu’à la reconstitution complète de Combray l’illustrent. – le rapport qui existe entre mémoire, souvenir affectif et sensation : de la ligne 20 à la ligne 29, le narrateur analyse le pouvoir des sensations qui maintiennent le souvenir présent à travers le temps.

HISTOIRE DES ARTS Édouard Vuillard déploie un même univers sous la forme d’un triptyque. Peut-être ce choix a-t-il été déterminé par des contingences matérielles (adaptation au lieu d’exposition, puisqu’il s’agit de la décoration d’un hôtel particulier). Cependant, la fragmentation acquiert plusieurs

significations que l’on ne peut exprimer que sous la forme de questions. Le peintre a-t-il voulu représenter plusieurs âges de la vie ? Si l’on balaie du regard les panneaux de la gauche à la droite, on constate que les figures enfantines présentes dans le premier, et qui incarnent la jeunesse joueuse et rieuse, disparaissent au centre du tableau où ne figurent que des adultes, pour laisser le spectateur sur le personnage habillé de noir du troisième panneau. En suivant cette trajectoire, il semble que le groupe social se disloque pour laisser la place à la solitude. S’agit-il de trois visions de la femme, qui peuvent être complémentaires ? Cette microsociété bourgeoise, qui semble pleine de vie et d’activité, apparaît, par le choix du triptyque, beaucoup plus cloisonnée, mettant en avant autant les rites de convivialité que la rupture de la communication et la place du silence. L’emplacement des personnages dans l’espace marque un certain éloignement. Faut-il lire la rupture entre le monde des enfants et celui des adultes ? Sous l’apparence d’un monde lisse et tranquille, le tableau de Vuillard présente beaucoup d’ambiguïtés.

VERS LE BAC Invention L’écriture de ce texte à la manière de Proust prête à un processus d’enrichissement et exige de procéder par étapes, pas à pas : Étape 1 : choix individuel d’un souvenir et de sa résurgence involontaire. Étape 2 : mise en récit. Étape 3 : réécriture liée à l’art du détail et à l’évocation d’un monde ou d’un univers. Étape 4 : réécriture permettant l’enrichissement du lexique (sensations…). Étape 5 : inscription du récit dans une structure mythique.

Dissertation L’objet de la délibération littéraire porte sur le choix pour le personnage entre un voyage intérieur ou un accomplissement dans le monde extérieur. • Depuis le modèle de l’Iliade et de l’Odyssée, la trajectoire du héros s’apparente à une traversée du monde. Argument 1. Le roman d’aventures en donne la version la plus simple. Au fil des aventures et 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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des épreuves, le héros souvent positif se qualifie. Il en est ainsi pour les personnages de Jules Verne (voir Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures, PUF) : l’aventurier est un globe-trotter et un héros. Argument 2. La traversée du monde est une odyssée morale et sociale. Du picaro aux héros de Céline et de Joyce, le déplacement, l’errance, voire la perte dans un monde qui apparaît comme un labyrinthe, font éprouver au personnage une interrogation sur les valeurs et leur fragilité. Argument 3. L’affrontement au monde extérieur n’est pas seulement physique. Il atteint une signification métaphysique dans les romans de chevalerie (espace de la quête et de la recherche, notamment du Graal), dans les fictions de Victor Hugo (Les Travailleurs de la mer) où les héros luttent contre les éléments représentant le mal (la nuit, l’océan, les espaces infinis). • Mais cette odyssée peut être intérieure. Argument 1. L’extrait de Proust montre comment le personnage-narrateur se réfugie dans le monde de la mémoire et laisse progressivement se reconstituer le souvenir d’une société disparue qui correspond à son enfance, au noyau familial dont il peine à se séparer, à un microcosme social dont la disparition nourrit sa nostalgie, mais dont les rites et les codes suscitent fascination et amusement. Argument 2. Le roman de Michel Butor, La Modification, raconte un voyage en train à Rome. Mais l’intérêt du récit consiste dans les débats intérieurs, contés à la deuxième personne du singulier, que vit le personnage, la décision qu’il tente de prendre dans ses choix amoureux, le débordement du rêve. • Il s’avère difficile de dissocier exploration du monde extérieur et voyage intérieur. Bien des personnages romanesques permettent de relier les deux. Argument 1. Le choix d’une représentation onirique ou absurde permet de mêler les deux dimensions. K., héros du Château de Kafka, est un arpenteur. Son exploration de la société et des lieux énigmatiques (il est à peine possible d’accéder au château) s’allie à une expérience intérieure de l’absurde et de l’effondrement de l’identité. Argument 2. Un roman d’aventures aussi populaire que celui du Comte de Monte-Cristo combine

l’errance du héros, sa traversée de la société parisienne et un parcours spirituel sur la signification même de la Justice. On peut en dire autant de Jean Valjean qui, pour sauver Marius recherché par la police, s’enfonce dans les égouts, enfer et envers de la société : il y rencontre les représentants de la pègre, les restes de l’histoire (« le haillon de Marat »), la nuit.

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Raymond Radiguet, Le Bal du comte d’Orgel, ⁄·¤› X p. ⁄§›-⁄§∞

Objectifs L’extrait du roman de Radiguet propose une étonnante rencontre entre des personnages aisés qui se rendent au dancing et une foule spectatrice de cet étrange cortège. Le texte est l’occasion, pour l’auteur, de mettre en exergue la fuite dans la fête après la Première Guerre mondiale.

La fuite dans la fête LECTURE 1. Le texte met face à face deux groupes : la belle société qui se déplace en automobile (l. 8) pour danser, et la « foule » (l. 9) (des « rôdeurs de barrières et les braves gens de Montrouge », l. 10), qui profite du spectacle. La foule est fascinée par les gens riches, profitant « d’un spectacle gratuit, donné chaque soir » (l. 27-28), tandis que les gens riches feignent la gêne (« ce supplice charmant », l. 14) ou jouent la peur (l. 16-17). Or, le texte met en avant la théâtralité de cet échange social : la comparaison avec « la petite syncope du Grand Guignol » (l. 17), l’assimilation à un « spectacle » (l. 27) et aux « films luxueux » (l. 31-32), la mise en scène de la princesse d’Austerlitz lors de la panne de sa voiture (l. 38-39) montrent bien que les gens riches jouent un rôle devant une foule subjuguée. 2. Plusieurs éléments tendent à déplacer la situation en dehors du réel : le déplacement à

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la campagne en banlieue (l. 1), la situation de la scène la « nuit » (l. 4) et la menace de la police (l. 3 et 43) face à la clandestinité. Ainsi, la fête, « nécessité » (l. 2) d’après-guerre, prend un goût d’interdit qu’il est délicieux de braver.

3. Radiguet porte un regard distancié sur ses personnages. Il désigne la foule de façon plutôt familière en utilisant les substantifs « badauds » (l. 12), mélange de sottise et de voyeurisme, et « populace » (l. 18) qui désigne le peuple de façon péjorative avec le suffixe « -ace ». La foule est également comparée à une « haie effrontée » (l. 12). La façon dont Radiguet désigne les personnes aisées qui vont danser souligne le paraître et leur côté parvenu. François est mis en scène comme un pantin qui se rend de façon automatique au dancing (l. 5-6). Le narrateur présente les Parisiens qui partent danser comme « le beau monde » (l. 11) ou encore les « heureux du jour » (l. 33), propriétaires de voitures (l. 13), ce qui est une marque de luxe absolu pour l’époque. Les femmes portent des bijoux (l. 21) et des vêtements luxueux (l. 24). On voit donc se construire une opposition de classes dans laquelle les riches étalent ce qu’ils possèdent aux yeux d’un peuple qui joue les voyeurs. 4. Les phrases s’enchaînent le plus souvent de façon paratactique. Le premier paragraphe, par exemple, montre une syntaxe qui fait une description froide et objective à la manière des récits du xviie siècle qui sont ainsi pastichés. 5. Le texte met au jour l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Les premiers sont plutôt exhibitionnistes, ce que le narrateur souligne ironiquement (par exemple avec les « peureuses » qui jouent quelque peu la comédie, l. 16-17). Les seconds sont assez nettement voyeurs, « friand[s] d’un spectacle gratuit » (l. 26-27), ils prolongent le plaisir qu’ils trouvent au cinéma. Le texte critique ainsi la mise en scène de la richesse et l’omniprésence du paraître dans une société qui vit pleinement les « Années folles » pour oublier le carnage de la Première Guerre mondiale. Prolongements On pourra étudier des extraits du Voyage au bout de la nuit de Céline qui propose un regard complémentaire sur la fête après la Première Guerre mondiale.

HISTOIRE DES ARTS L’œuvre célèbre de Marcel Gromaire évoque la « place Blanche », place fameuse du quartier de Pigalle où l’on trouve le Moulin Rouge, présent également sur le tableau avec ses mythiques ailes. Le tableau évoque la fête des « Années folles », dont les excès répondent au désastre de la Première Guerre mondiale. Mais l’image qui est donnée est ambiguë : la surabondance des couleurs et des décors souligne l’artificialité de la fête. Le personnage féminin, au centre et au premier plan, présente une figure elle-même ambiguë car peu expressive. Ainsi, il se dégage du tableau une impression d’exubérance, mais aussi de tristesse caractéristique d’une période singulière qui cherche à tout prix à oublier l’histoire immédiate.

VERS LE BAC Question sur un corpus Pour confronter les deux textes, on comparera les choix narratifs qui permettent de décrire la beauté et le luxe. On se reportera à la réponse aux questions 1 et 2 pour le texte de Radiguet, mais aussi aux réponses aux questions 1, 2 et 3 pour le texte de Madame de La Fayette.

Invention L’écriture d’invention appelle un texte « critique » à l’égard des badauds. Il ne s’agit donc pas de critiquer l’attitude des riches, même si celle-ci pourrait l’être. La restriction doit donc bien être prise en compte. Pour répondre au sujet, on pourra s’appuyer sur les questions 3 et 5 de la lecture analytique. Plusieurs pistes peuvent être développées : – le voyeurisme des badauds ; – leur intérêt pour l’argent et le paraître ; – une certaine forme d’aliénation du peuple.

Dissertation Deux thèses peuvent être développées : 1. A priori, le sentiment d’évasion naît du dépaysement. Le romancier doit donc imaginer un monde qui soit étranger à celui du lecteur. Ce monde peut être créé à partir d’un monde réel ou totalement imaginé.

2. Mais le romancier peut aussi amener le lecteur à voir autrement son propre monde, son quotidien. 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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Albert Cohen, Solal, ⁄·‹‚ X p. ⁄§§-⁄§‡

Objectifs – Étudier la construction d’un personnage de séducteur par son art de la parole et la puissance de séduction de son discours. – Ambivalence du personnage du séducteur, entre cynisme et sincérité. – Jeu des discours rapportés.

Une conquête amoureuse LECTURE Une leçon de séduction 1. Les trois étapes de la stratégie de séduction de Solal sont d’éveiller l’intérêt d’Adrienne en déclarant son amour, puis de rassurer son amourpropre en prétendant être l’objet de l’amour d’autres femmes qu’elle, et enfin d’éveiller sa jalousie en suggérant que l’autre femme pourrait peut-être la remplacer dans le cœur de son jeune amant. 2. Les verbes dont Adrienne est le sujet sont : « elle obéit », « elle se disposa », « Adrienne ne cessait », « sentait », « n’osait », « avait-elle pu », « elle fondait de pitié ». Entre « elle se disposa » et « elle fondait », on mesure l’évolution des sentiments d’Adrienne, tout d’abord réticente puis conquise par Solal, dont la stratégie de séduction se révèle par conséquent efficace.

Le discours du séducteur 3. Les mots appartenant au champ lexical de la sincérité sont : « sincérité », « véridique », « sincèrement », « vraie », « très sincèrement ». Les mots appartenant au champ lexical de la dissimulation sont : « prestidigitation », « avait caché », « inventer ». La frontière entre la sincérité et la dissimulation est floue chez Solal. Il éprouve des sentiments sincères pour Adrienne : « En réalité […]. Elle était la seule femme qu’il eût aimée. » Pourtant, sa déclaration d’amour des lignes 13 à 19 est inauthentique, fabriquée pour l’occasion à partir de clichés. Mais on retrouve la sincérité dans les larmes que Solal verse, ligne 22 : « Ému par toutes ces images douloureuses, il pleura sincèrement. » Sauf qu’il

ne pleure pas à cause de la douleur qu’il dit avoir ressentie après leur rupture, mais à cause de la beauté des clichés qu’il vient de prononcer. Ce mélange entre sincérité et dissimulation se lit tout particulièrement lignes 27-28. La phrase « Ses yeux étaient embués de vraie douleur mais la joie d’avoir réussi la dernière phrase le fit respirer largement » montre l’ambivalence des sentiments qu’éprouve Solal à chaque étape de la scène de séduction.

4. Albert Cohen emploie principalement le discours indirect libre, encadré par deux phrases de discours narrativisé : « Il parla avec la gravité […] » et « Et cætera […] ». La déclaration d’amour se termine enfin par une phrase au discours direct. En ne nous donnant à entendre que la dernière phrase, Albert Cohen souligne à la fois l’efficacité des propos du séducteur et leur caractère cliché et stéréotypé. C’est également un procédé de mise à distance par lequel il souligne que ce discours de séduction procède d’un art, d’une méthode, et non d’un élan totalement sincère.

Le narrateur et ses personnages 5. L’expression « vieille ferblanterie inusable » résume les paroles par lesquelles Solal déclare son amour à Adrienne et évoque les souffrances dans lesquelles leur rupture l’a plongé. Cette expression montre que ces propos ont, comme les objets de fer-blanc, l’apparence de la valeur (l’argent), ici l’apparence de la sincérité, mais ne sont pas sincères. Cette expression désigne les clichés, les stéréotypes de la déclaration d’amour et de l’expression lyrique du désespoir amoureux que Solal convoque pour réveiller l’amour chez Adrienne. 6. L’extrait révèle à plusieurs reprises un jugement moral négatif sur Solal. C’est le cas dans les derniers mots du texte, où le héros est assimilé à un serpent. L’allusion au serpent et à sa dimension diabolique est d’ailleurs particulièrement appropriée, puisque c’est également par ses paroles que le serpent biblique a séduit Ève. Mais cette condamnation de la dissimulation n’est pas prononcée par l’auteur, mais par Solal lui-même dans ce qui est un monologue intérieur au discours direct. Le fait que Solal lui-même condamne sa rhétorique et son talent de séducteur renverse la condamnation morale.

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D’ailleurs, avec panache, il a commencé par prévenir Adrienne : « Je vais te montrer comment on séduit une femme. Prestidigitation. » Paradoxalement, ce séducteur talentueux est un menteur sincère. Le narrateur souligne encore la grandeur héroïque du personnage en le comparant à un demi-dieu.

HISTOIRE DES ARTS Dans le tableau de Courbet, la femme, illuminée, semble s’abandonner dans les bras de l’homme. Telle est bien l’attitude d’Adrienne au fur et à mesure des propos de Solal. Par contre, il est remarquable que les personnages de Courbet ne se regardent pas mais tournent leurs regards dans la même direction. Au contraire, la scène décrite par Albert Cohen relève plutôt du duel, qui implique un regard frontal : « Adrienne ne cessait de le regarder ».

VERS LE BAC Invention Le dilemme rédigé par l’élève devra présenter les alternatives qui s’offrent à Adrienne : se rendre, ou non, au rendez-vous fixé par Solal. L’élève devra proposer plusieurs arguments pour chacune des deux options : – Contre : la différence d’âge, leur histoire précédente qui s’est déjà soldée par une rupture, la peur du scandale, le manque de crédibilité de cette déclaration d’amour qui commençait par l’affirmation « Prestidigitation », etc. – Pour : la sincérité de Solal, la tendresse éprouvée au souvenir de cette ancienne histoire d’amour toujours vivante, le fait que Solal ait changé et soit devenu plus autoritaire, plus beau, plus séduisant. Il faudra également reprendre les sentiments que Solal veut faire ressentir à Adrienne : tendresse, fierté, orgueil, inquiétude, etc. D’un point de vue stylistique, ce dilemme narratif s’appuiera sur toutes les ressources du dialogue inséré dans le récit. Après avoir amorcé son texte par une introduction narrative qui reprendra le passé simple du texte d’Albert Cohen, l’élève pourra reprendre les formes de discours rapporté étudiées dans le texte : discours direct, indirect, indirect libre, et discours narrativisé. L’habileté consistera alors à privilégier telle ou telle forme de discours rapporté en fonction de l’efficacité des arguments : habituellement, plus

un argument a de poids, plus la phrase est clairement formulée et entendue du lecteur, ce qui implique qu’elle se rapproche de plus en plus des paroles prononcées (discours direct).

Commentaire A/ Une stratégie cynique 1) Une stratégie de séduction bien rodée, aux étapes clairement définies et maîtrisées 2) Sincérité et dissimulation de Solal 3) Le cynisme de Solal B/ Un discours efficace 1) Les formes du discours rapporté 2) La maîtrise des clichés 3) Évolution des sentiments d’Adrienne, progressivement conquise par Solal C/ Un lecteur conquis 1) Le jugement moral négatif est contrebalancé par la sincérité de Solal 2) Admiration du lecteur pour les talents de séducteur de Solal 3) Un héroïsme de la séduction

Prolongements Ce texte peut être complété par la lecture d’autres scènes de séduction ou de discours de séducteurs dans le manuel, en particulier la lettre LXXXI de Mme de Merteuil, p. 62-63, et la relation entre Mme Bovary et Rodolphe, p. 106.



L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, ⁄·‹¤ X p. ⁄§°-⁄§·

Objectifs Cet extrait de Voyage au bout de la nuit permettra aux élèves de découvrir la révolution de l’écriture célinienne. Avec Céline, le roman connaît une mutation formelle radicale grâce à l’introduction de l’oralité dans la langue écrite. Entre provocations formelles et critique de la guerre, ce texte frappe le lecteur par sa profusion verbale. 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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Chair à canon LECTURE 1. La guerre est régulièrement évoquée dans toute son aberration : la mort et la décomposition des corps (l. 3 à 5), le sacrifice inutile (l. 14 : « ils vont vous tourner en saucissons de bataille »), la dérision d’un hommage désincarné aux victimes par les responsables politiques (l. 47 à 51). 2. À travers la réflexion de Bardamu, la mystique patriotique apparaît dans toute son absurdité. Elle n’est que le prétexte trompeur pour inciter les hommes à s’engager, ou pour leur faire admettre leur sacrifice au nom de valeurs supérieures à leur propre vie. La condescendance paternaliste des « grands de ce monde » (l. 13) a pour unique objectif de convaincre le peuple de se sacrifier. Les multiples exclamations l. 23 à 35, soulignées par un rythme très saccadé, expriment l’ironie et la colère du narrateur, tout en laissant apparaître la naïveté des « couillons de la vie » bernés par le discours patriotique. 3. Les personnages historiques sont presque tous évoqués avec une intention critique : Les rois Louis XIV et Louis XV négligeaient le peuple (l. 15-17) mais ne s’acharnaient pas à l’« étriper » (l. 19). Bardamu évoque ensuite deux philosophes des Lumières, Diderot et Voltaire, accusés d’avoir indirectement incité le peuple à mourir pour une cause supérieure (l. 23-29). Au xviiie siècle, l’idée de nation, développée par certains philosophes, devient le moyen de légitimer le pouvoir du peuple. Cette idée sera l’un des fondements de l’idéal révolutionnaire : créer une nation unie autour du peuple français. Carnot a été l’un des bras armés de cette idée de nation, général d’armée, qui a notamment remporté la bataille de Wattignies en 1793 contre l’Autriche, faisant près de 5 000 morts côté français. 4. Le mélange des niveaux de langue est caractéristique de ce passage. La langue familière s’immisce dans le moule de la langue littéraire. L’expression vulgaire « couillons de la vie » (l. 12) côtoie ainsi une phrase très soutenue (l. 9-11). Le lexique scatologique (l. 4, 17, 50) confirme ce mélange entre style élevé et style bas. Du point de vue de la syntaxe, l’écriture fait appel aux codes de la langue orale : impératif

phatique (« Tenez », l. 1), apostrophes fréquentes (« Écoutez-moi bien, camarade », l. 9), progression des phrases par accumulation et morcellement des groupes syntaxiques (« Et des belles ! Et des pas fatiguées ! Qui brillaient ! », l. 25), formes délibérément fautives (« Qu’on en restait tout ébloui ! », l. 25, au lieu de « à tel point qu’on en restait… »), phrases non verbales (« En voilà au moins des philosophes ! », l. 28-29, ou « Et en vitesse ! », l. 33). À travers la combinaison audacieuse de deux langues dans le roman, Céline cherche « l’émotion du langage parlé à travers l’écrit ! » (Céline, Entretiens).

5. Les « Pacifiques », dont Bardamu fait partie, sont les victimes expiatoires de la manipulation du peuple par les responsables politiques et militaires. Ils sont désignés par des termes péjoratifs (« leur sale vie baveuse », l. 41), voués au mépris et à la vindicte des va-t-en-guerre (l. 41 à 45), ainsi qu’à l’indifférence des puissants (l. 49-51). L’histoire de France depuis la Révolution est revisitée par Bardamu sous l’angle de la manipulation du peuple. Même les progrès de l’instruction publique, de la démocratie (« Qui votent ! », l. 34), ou de la liberté d’expression (« Que tout le monde d’abord sache lire les journaux ! », l. 32-33), ne sont que des moyens de propagande patriotique destinés à galvaniser le peuple (l. 36-37). Bardamu est lui aussi victime de cette manipulation, même si l’ironie du passage témoigne de sa lucidité et de sa contestation virulente du patriotisme.

HISTOIRE DES ARTS Tardi cherche à traduire la ferveur patriotique qui saisit le peuple français en 1914. Le texte de Céline évoque, à partir de « C’est le signe », l. 15, la folie patriotique qui vire à la fureur sanguinaire. Les « Pacifiques » sont voués au déchaînement de violence du peuple. C’est l’ironie corrosive de Céline que Tardi cherche à illustrer au moyen de cette foule de squelettes hagards, animés par une violence aveugle. Il ne s’agit donc pas d’illustrer une scène narrative, mais de trouver les moyens de rendre compte d’une réflexion abstraite : le peuple est manipulé par le pouvoir politique, le patriotisme est le mensonge nécessaire pour faire oublier aux soldats qu’ils vont mourir pour une cause

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absurde, il se transforme en une frénésie de combat, de mort et de destruction. Parallèlement aux planches illustrant des scènes ou des descriptions réalistes, l’illustrateur fait parfois le choix difficile d’illustrer un mouvement de pensée, une réflexion plus abstraite du romancier. Céline évoque au début de l’extrait la déchéance du corps sous terre, dans une sorte de prolepse fictive. Le narrateur s’imagine mort, recevant la visite de sa famille sur sa tombe. Tardi retient du passage l’obsession de la mort, devenue banale, admise par tous, y compris par la famille. L’image montre donc une armée de morts, mais des morts agressifs, virulents, qui s’arment du patriotisme pour masquer l’aberration de leur sacrifice. La présence cynique du corbeau qui plonge son bec dans l’orbite d’un crâne vient ironiquement démentir le combat pour la patrie : ceux qui se battent ne sont voués qu’à devenir les « saucissons de bataille » évoqués par Céline. L’illustration est donc non seulement une interprétation du texte par le dessinateur, mais elle permet également au lecteur de nourrir son imaginaire et d’enrichir son expérience de lecture dans le va-et-vient entre le texte et l’image.

ÉCRITURE Argumentation L’échange entre les arts, dans le cas du texte de Céline et du dessin de Tardi, ne se limite pas à une simple traduction d’un support à un autre, mais constitue un enrichissement réciproque. On ne voit pas « plus » sur le dessin de Tardi, mais on voit autre chose, autrement, sous un angle inédit que le texte ne pouvait offrir. Les squelettes rassemblés dans une frénésie absurde et dans un grouillement répugnant sur le dessin montrent autrement l’hystérie collective que Céline dénonce par l’ironie et l’oralité dans l’extrait.



Albert Camus, L’Étranger, ⁄·›¤ X p. ⁄‡‚-⁄‡⁄

Objectifs Le passage choisi est extrait du procès de Meursault, qui est le narrateur de l’histoire. Ce choix de l’auteur nous permet de vivre avec le personnage sa mise en accusation et son face-à-face avec la société.

Un monstre moral LECTURE 1. L’histoire est racontée du point de vue de Meursault, qui est également le narrateur. Le texte est écrit à la première personne du singulier, et les sentiments et les pensées du personnage sont ainsi livrés directement au lecteur. Cette restriction de la focalisation au seul personnage principal renforce son isolement : nous avons principalement son point de vue et donc l’expression de son incompréhension. Les paroles rapportées permettent néanmoins de savoir ce que dit l’avocat et surtout d’avoir le développement du procureur. 2. Le substantif « clarté », repris deux fois dans le deuxième paragraphe, est employé ici au sens figuré. Ligne 20, « clarté » prend le sens d’« évidence », tandis que, ligne 27, le substantif souligne la qualité du discours de l’avocat, qui est clair et compréhensible. L’emploi du substantif dans le texte souligne les contradictions du procès : les faits, mais aussi les apparences, évidents, clairs, sont contre Meursault. 3. Meursault est accusé d’un « crime » (l. 19). L’avocat et le procureur plaident dans le même sens, à une différence près : l’avocat lui trouve des « excuses » (l. 5), pas le procureur. Le procureur plaide la préméditation (l. 30-32) et le crime de sang-froid, ce que prouvent les « quatre balles » (l. 33). Au-delà, on reproche à Meursault sa façon d’être, notamment à l’égard de sa mère (l. 22-24), et son comportement après sa mort, notamment ses relations ambiguës avec Marie et Raymond (l. 24-30). 4. La plaidoirie du procureur, rapportée par le narrateur, met au jour un homme en rupture avec la morale conventionnelle. Au-delà de son 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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crime, on lui reproche globalement son « insensibilité » (l. 23), notamment à l’égard de la mort de sa mère au début du roman. Par ailleurs, son comportement est critiqué : il n’a pas porté le deuil et s’est laissé aller à se distraire juste après. Enfin, il a des fréquentations « de moralité douteuse » (l. 29-30).

5. Qualifier Meursault d’homme « intelligent » (l. 39, repris par le narrateur l. 42) est un élément à charge, paradoxalement. Cela le rend pleinement coupable de son geste. Il ne peut pas être taxé d’ignorance ni de bêtise, donc il n’a pas de circonstances atténuantes pour son geste.

HISTOIRE DES ARTS L’image extraite du film de Visconti rend particulièrement bien la mise en accusation du personnage. Isolé à droite, c’est celui que l’on voit en dernier dans le sens de la lecture. Par ailleurs, tous les autres personnages, public et avocats, sont tournés vers lui (à l’exception de l’avocat le plus proche, sans doute le sien). Enfin, Meursault est le seul personnage debout. On note également que le regard du public est hostile.

ÉCRITURE Vers le commentaire Pour montrer que l’attitude de Meursault peut être considérée dans cet extrait comme un problème pour la société, le commentaire de texte pourra développer le plan suivant : 1) Un personnage étranger à son propre procès a) Le choix narratif : la focalisation interne, centrée sur Meursault, montre qu’il voudrait intervenir mais ne le fait pas b) La parole de l’avocat qui présente sa propre vision du crime et de son client c) Un accusé spectateur 2) Un coupable idéal a) Meursault étranger au sentiment filial b) Une intelligence qui joue contre Meursault c) Des apparences qui plaident contre lui

Vers la dissertation Deux thèses peuvent être développées pour répondre au sujet de dissertation :

1. Les personnages étranges et déroutants remettent en cause les préjugés et les attentes du lecteur.

2. Les personnages étranges et déroutants ont un fort potentiel romanesque.

§

Jean Giono, Un roi sans divertissement, ⁄·›° X p. ⁄‡¤-⁄‡‹

Objectif Analyser la représentation d’un personnage en crise.

La fascination du mal LECTURE 1. Le langage d’Anselmie, qui est celui d’une paysanne, est dominé par l’oralité : – recours à l’exclamation ; – insertion constante de l’adverbe « bien », de l’interjection « bon », « bien alors » ; – ruptures syntaxiques nombreuses ; – énoncés incomplets : « puisque je vous dis qu’il était comme d’habitude… » ; – phrases extrêmement courtes et minimales ; – emploi fautif des pronoms : « j’y ai dit » ; – ellipses : « Bien, voilà… c’est tout » ; – utilisation du présentatif : « c’était une voix en colère… » ; – reprise des phrases par la conjonction de coordination « et »… Cette oralité qui envahit le roman est l’une des caractéristiques de la fiction moderne (Céline, Joyce). Jean Giono est également influencé par le vérisme italien du xixe siècle (Verga, Les Malavoglia). Anselmie incarne le personnage du simple qui est témoin des faits et gestes de Langlois. Elle participe du chœur des paysans qui racontent l’histoire du héros. 2. L’attitude de Langlois est marquée par l’étrangeté : colère (l. 4), personnage sombre (l. 16), demande énigmatique et autoritaire (l. 20), ordre sadique de tuer et de décapiter l’oie (l. 27-28), hiératisme silencieux (l. 35), fascination mutique du sang sur la neige pendant de longues heures (l. 44-45). La cruauté des faits (l’oie tuée, le goût pour le sang) ne peut qu’intriguer le lecteur.

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3. Le choix d’une focalisation externe renforce l’étrangeté du personnage dont le lecteur n’a accès ni à la conscience ni aux pensées, si bien que le héros conserve une dimension énigmatique. Les intentions et les attitudes de Langlois échappent à un ordre traditionnel pour acquérir des significations ésotériques. 4. La nature hivernale, recouverte de neige, est l’image même du vide, du néant suscitant l’angoisse et l’ennui. La nécessité du divertissement s’impose alors. L’amour, la conquête de la gloire, la chasse sont des palliatifs connus et communs. « Le sang, en revanche, c’est le divertissement par excellence ». Pour M. V., puis Langlois, la trace rouge sur la neige blanche conjure l’angoisse du néant. Jusqu’à la fascination. De même, pour l’auteur, la trace d’encre sur la page blanche tient à distance la peur du vide. « Si j’invente des personnages et si j’écris, c’est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l’univers à laquelle personne ne fait jamais attention : c’est l’ennui », dit Giono dans M. Machiavel ou le Cœur humain dévoilé. Cette explication donnée par Giono lui-même permet de comprendre la référence à Pascal (qui figure dans le manuel) : « malgré notre siècle de science et les progrès que nous avons faits, il est incontestable que nous mourons d’ennui ». La contemplation du sang sur la neige s’avère troublante. La neige symbolise la pureté. Le sang vient donc tacher la surface immaculée du sol : symbole de la faute et du crime. Les deux éléments s’opposent : ce qui est froid versus ce qui a conservé la chaleur de l’organisme. Ils sont aussi complémentaires : vie et mort. Car le sang est la matière même de la vie. Celle-ci ne peut être révélée et contemplée que dans la mort, que lorsque le sang est répandu sur la neige qui le met en valeur. 5. Plus que de curiosité, il s’agit d’une fascination, c’est-à-dire d’un personnage qui contemple le sang sur le mode de l’effroi et de l’attrait, jusqu’à ne plus pouvoir parler. Alors que les autres villageois exigent des détails, Anselmie précise qu’il n’y a rien à raconter : « pas du tout » (l. 6), « Non, comme d’habitude » (l. 10), « c’est tout » (l. 27). À l’abondance du propos d’Anselmie s’oppose le laconisme de Langlois (« Coupelui la tête », l. 27-28 ; « Donne », l. 43). Le héros s’enferme dans une attitude mutique : « Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé », l. 49-50). Aussi le regard de Langlois est-il celui d’une sidération.

6. Au lieu de fumer un cigare, Langlois allume une cartouche de dynamite. L’éclatement de la tête est évoqué par le biais d’une métaphore : « l’énorme éclaboussement d’or » (l. 63) qui inverse la représentation de la mort. Le jaillissement du sang jusqu’au ciel symbolise la fusion du corps de Langlois avec les forces de la nature. Le sang répandu permet au personnage d’atteindre enfin « les dimensions de l’univers » (l. 64-65). L’image de la lumière (« or », « éclaira la nuit ») suggère une apothéose : le héros se fond avec le cosmos. On le voit, les significations du sang répandu dans la nature échappent aux représentations conventionnelles. Celui-ci relève d’une curiosité primordiale pour ce qui constitue la vie organique, sa vitalité énergique, par-delà le bien et le mal. L’acte de Langlois participe aussi d’un sens caché : se fondre dans le cosmos et la nature (forme de panthéisme). La mort est moins le vertige d’une âme perdue (le suicide) que l’acte de transformation de Langlois ou de la transmutation de son trouble (fascination du mal) en une renaissance au sein des puissances de la nature. Le lexique de la démesure est bien présent : « énorme », « univers ». Le personnage se grandit. 7. Le silence de Langlois prend alors différentes valeurs : – il exprime la fascination, ce qui dépasse la parole ; – il participe d’un secret et d’une pensée ésotérique (voir question 6) ; – il confère au personnage la dimension du mystère, au sens sacré du terme.

HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de l’épisode par François Leterrier joue sur le contraste des trois couleurs : grande cape noire de Langlois, blancheur immaculée de la neige et sang qui constelle de rouge le sol. La pose du personnage emprunte au réalisme et à la crudité du geste comme à son caractère mystérieux. La confrontation du texte et de son adaptation cinématographique permet de cerner deux esthétiques différentes. Le romancier met en avant l’irreprésentable : témoin qui rapporte mais qui ne comprend pas, mutisme du héros, recours à des images pour délivrer la signification symbolique. Le film ne peut éviter la représentation. 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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ÉCRITURE Vers le commentaire Le mélange de trivialité et de cruauté sert plusieurs dimensions du texte : l’écart et le décalage entre le monde villageois composé de gens simples, et la grandeur du héros Langlois ; le rôle de l’oie décapitée qui relie bestialité, cruauté, révélation ; l’énormité de l’issue (fumer une cigarette, allumer une cartouche de dynamite). Pour développer la dimension triviale : les élèves pourront s’appuyer sur les réponses à la question 1. Pour donner sens à la cruauté, les questions 4 à 7 fournissent les éléments nécessaires.

VERS LE BAC Dissertation L’objet de la délibération littéraire porte sur la capacité du roman à « mettre en scène un monde en crise ». 1) La crise politique et sociale trouve une inscription de plus en plus importante dans le roman. a) Les périodes de crise sont particulièrement fécondes pour la création romanesque, dans la mesure où le genre lui-même ne peut se satisfaire d’une vérité intangible. La remise en question de l’autorité au moment de la Régence conduit à l’éclosion de romans qui explorent l’affirmation de l’individu (romans à la première personne), les modes de la liberté et du libertinage (Manon Lescaut), la relativité des points de vue et des valeurs en fonction des civilisations (Lettres persanes). b) Les romans du xixe siècle, en mêlant Histoire et destin personnel, inscrivent la crise sociale dans l’intrigue elle-même. Les personnages en révolte ou en opposition contre la société de la Restauration portent l’héritage des bouleversements politiques : Napoléon est le modèle de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir. Le roman intègre la représentation des événements politiques (révolutions sociales de 1830 et de 1848) au parcours du personnage. c) Le roman peut n’être centré et resserré que sur un moment de crise sociale et politique. Malraux se ressaisit en romancier de la révolution chinoise. Le récit n’expose que les moments paroxystiques de l’histoire et du destin des personnages, en une série de fragments.

2) Cependant le roman ne parvient à mettre véritablement en scène la crise qu’à travers celle d’un personnage. a) Hugo dans Les Misérables fait s’affronter le policier Javert aux limites de son système pénal et moral : l’application à la lettre d’une justice sans pitié. Fait prisonnier par les insurgés et libéré par le bagnard qu’il a poursuivi toute sa vie, l’homme de la police prend conscience de l’absurdité de son système et se suicide. b) Le langage même du personnage permet de révéler le monde dans sa folie. Dans Voyage au bout de la nuit, Céline choisit d’adopter le point de vue de son personnage. Rescapé de la guerre (parce qu’il a déserté), mais atteint de folie, Bardamu livre une vision délirante du monde qui tente d’en dire l’abjection, la laideur et le grotesque. La violence verbale, l’oralité, le flux des pensées et des invectives remodèlent la vision du monde. c) Le traumatisme de la Première Guerre mondiale provoque, par contestation, le goût pour la liberté et la fantaisie. On assiste au renouvellement des personnages (enfants et adolescents chez Radiguet et Cocteau) et des styles de l’écriture romanesque (dadaïsme, surréalisme). La réponse à la crise peut être une attitude de légèreté et d’insouciance. 3) La mise en scène d’un monde en crise implique la remise en question de la représentation romanesque et de ses codes mêmes. a) L’énigme de l’existence même peut conduire à renouveler les codes de la description et du récit. Sartre dans La Nausée met en scène un monde dénué de sens, que Roquentin tâche de comprendre ou d’élucider. Aussi le héros tient-il un journal de ses expériences philosophiques du monde : la perception de la nature, de son propre corps, de l’observation des hommes. Dans le Nouveau Roman, le personnage est éclipsé et vidé de toute signification. La description des objets prend une place majeure. b) La place du rêve dans Nadja de Breton amène à réhabiliter la folie contre l’ordre et les normes sociales, à ouvrir les descriptions à l’insolite, l’inconnu et le mystère. Les textes sont mis en regard de photographies et de dessins énigmatiques.

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Oral (analyse) Cette fin du roman est singulière. Elle laisse le lecteur sur : – une énigme à déchiffrer (voir questions 2 et 6) ; – une ouverture plus qu’une clôture ; – un fragment de Pascal à relire et réinterpréter à la lumière de la fiction : « Qui a dit : “Un roi sans divertissement est un homme plein de misères” ? »



Michel Butor, La Modification, ⁄·∞‡ X p. ⁄‡›

Objectif Analyser une œuvre marquante du Nouveau Roman dont le choix énonciatif rend le personnage difficile à saisir.

Un personnage inattendu LECTURE 1. Les choix énonciatifs de Michel Butor sont assez simples : le narrateur est extérieur à l’histoire (hétérodiégétique pour reprendre la terminologie de Gérard Genette) et le récit centré sur un personnage (focalisation interne), ici le personnage principal, Léon Delmont. Autrement dit, le lecteur a accès aux pensées du personnage par le biais d’un narrateur qui ne connaît que celles-ci. Mais Butor complexifie le procédé en évoquant son personnage et ses pensées non pas à la troisième personne du singulier, mais à la deuxième personne du pluriel. Il ne choisit pas un pronom « représentant », mais un pronom « nominal ». Ainsi, le texte se trouve adressé à un destinataire, mais cela brouille les pistes : « vous » est bien sûr le personnage, Léon Delmont, mais aussi le lecteur. La notion de « personnage » se trouve ainsi brouillée, parce que l’adresse est volontairement ambiguë. C’est une façon originale mais déroutante d’impliquer le lecteur dans le récit et de lui faire partager l’aventure du personnage. 2. Les élèves pourront comparer leurs impressions de lecture en lisant par exemple un extrait de Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino (1979) ou, moins connu, Un homme qui dort de Perec (1967).

3. Le texte oppose clairement deux sentiments : le malaise actuel du personnage et le soulagement espéré par le voyage. On peut ainsi relever deux champs lexicaux clairement opposés : le malaise (« lassitude », « malaise », « fatigue », « tension », « crispation », « inquiétude ») ; le soulagement (« libération », « rajeunissement », « nettoyage », « bienfaits », « exaltation », « guérison », « repos », « réparation », « délassé »). Mais l’étude des verbes montre que les effets positifs espérés dans le voyage n’ont pas lieu. Dans la première phrase, l’emploi du conditionnel marque le doute : le voyage n’a pas les effets immédiats attendus. Les verbes de sensation (« ressentir », « tenir », « envahir ») et la comparaison avec la fissure de la digue (l. 7-8) marquent la persistance du malaise et de la souffrance du personnage. Les questions du troisième personnage interrogent justement sur cette absence de changement, de « modification ». 4. En guise de synthèse, on peut retenir la façon singulière qu’a Butor de nous donner accès aux pensées du personnage. Il fait une analyse fine du malaise personnel de Léon Delmont par le biais d’un choix narratif classique. Mais l’emploi de la deuxième personne modifie singulièrement notre perception des sentiments du personnage. Le texte est comme adressé à lui tout autant qu’au lecteur, qui se trouve pris au piège de ce « vous » particulièrement inclusif. Pris à partie, il est invité à ressentir les sensations et sentiments d’un personnage qui lui ressemble comme un frère. Comment ne pas songer à Baudelaire : « Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! » ?

VERS LE BAC Invention On sera attentif aux critères de réussite suivants : – un emploi de la deuxième personne du pluriel qui permette les mêmes effets de lecture : le narrateur doit bien donner accès aux pensées du personnage pour que le lecteur perçoive son rapport à la « routine du quotidien » ; – le choix d’une « routine du quotidien » qui permette l’expression d’un vrai malaise. Il faut pour cela choisir un élément du réel qui soit réellement porteur d’enjeux pour l’existence de l’individu. 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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Oral (analyse) Deux modifications sont à l’œuvre dans le roman : – celle, personnelle, du personnage qui doit passer du malaise au bonheur. Dans cet extrait, nous voyons que le trajet, l’éloignement ne suffisent pas à provoquer ce changement ; – celle, plus réflexive, du roman lui-même, qui propose d’autres pistes pour raconter une histoire et donner à lire ce qu’est, au fond, un personnage.

THÉORIE

°

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, ⁄·§‹ X p. ⁄‡∞

Objectif Lire un texte théorique fondateur pour le Nouveau Roman qui remet en question la notion même de personnage.

« Nous en a-t-on assez parlé, du “personnage” ! » LECTURE 1. Alain Robbe-Grillet s’oppose à la conception du personnage de roman héritée du xixe siècle (l. 4) et encore portée par la « critique traditionnelle » (l. 6-8). Pour lui, le personnage est mort et la conception ancienne qui consiste à lui donner tous les attributs d’une personne réelle, soit, dans le troisième paragraphe, une identité, une histoire et un caractère, est dépassée. 2. Le texte est polémique. La première phrase, par sa syntaxe assez familière et sa tonalité exclamative, marque bien la volonté de Robbe-Grillet d’attaquer les tenants de la conception traditionnelle du personnage. Les termes « maladie », « décès » (l. 2), « momie » (l. 4), « postiche » (l. 5), ainsi que l’expression « le [le personnage]

faire tomber du piédestal », soulignent cette volonté d’en découdre. Robbe-Grillet est aussi volontiers ironique lorsqu’il emploie les guillemets pour désigner le « vrai » romancier.

3. Balzac et Dostoïevski sont connus pour leurs grandes fresques romanesques (le second s’étant d’ailleurs beaucoup inspiré du premier). RobbeGrillet s’oppose donc à une conception réaliste qui, chez Balzac, s’est traduite par le projet de « copier l’état civil », même si son œuvre déborde très largement cette conception par trop étroite du réalisme. 4. Dans le dernier paragraphe, Robbe-Grillet aborde la conception traditionnelle du personnage qui a une identité, un caractère et une histoire qui font que le lecteur s’y intéresse. L’énumération prend une valeur ironique. Par ailleurs, la reprise du verbe « doit » (quatre fois, l. 14, 15, 16) marque bien la prise de distance de l’auteur avec une esthétique à laquelle il s’oppose.

VERS LE BAC Invention L’élève va devoir répondre à l’argumentation de Robbe-Grillet qui repose essentiellement sur la polémique. L’auteur ne développe pas dans cet extrait des arguments et des exemples assez précis pour qu’ils soient le fondement de la réponse destinée à un magazine littéraire, mais on pourra tout de même prendre appui sur l’œuvre de Balzac. Quelques arguments peuvent être mis en avant : – La construction d’une identité complète et complexe entraîne le lecteur dans sa lecture. Il veut connaître la totalité du parcours du personnage (ex. : les personnages qui reviennent sur plusieurs romans chez Balzac, Vautrin par exemple ; ou encore Julien Sorel qui évolue dans la société, p. 102-103 du manuel de l’élève). – Certains personnages sont tellement développés qu’ils deviennent à leur tour des types ou des symboles, signes de leur impact sur les lecteurs de plusieurs générations (ex. : Cosette, p. 84-85 du manuel de l’élève). – Connaître le personnage et ses pensées permet de mieux prendre part à son destin, adhérer et partager ses tourments (ex. : René, p. 70-71 du manuel de l’élève, et Delphine, p. 72-73).

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Dissertation La question posée invite à interroger le geste créateur du romancier. Le sujet part de la thèse de Robbe-Grillet, pour lequel il faut remettre en question les notions romanesques essentielles, dont celle de personnage. Il critique le romancier qui « crée des personnages » pour, finalement, laisser entendre que le geste créateur peut aussi être ailleurs. Il ne va pas de soi de suivre Robbe-Grillet : son propos, polémique à souhait, est avant tout une provocation, et lui-même, à la fin de sa vie, a pu réemprunter des voix narratives assez traditionnelles. Toutefois, il convient d’entrer dans le débat. On peut développer deux thèses : 1. De nombreux romanciers ont remis le personnage en question. 2. Mais le personnage est une valeur sûre du roman.

Georges Perec, Les Choses, ⁄·§∞

·

X p. ⁄‡§

Objectifs La peinture de la société de consommation et la place de l’objet dans le roman.

Avoir LECTURE 1. Le texte s’amorce par une formule paradoxale (« Ils ne méprisaient pas l’argent. Peutêtre, au contraire, l’aimaient-ils trop ») qui renforce l’idée de l’attrait de l’argent, tenu pour un idéal de vie. En effet, parce qu’il est un « équivalent universel » (Aristote), l’argent permet de tout échanger, de tout acquérir, à commencer par « les choses » produites et désirées en masse. La fiction de Perec appartient en effet à une époque précise : l’explosion de la société de consommation dans les années 1960. 2. L’écriture romanesque procède par associations et séries de mots : – sur les valeurs en cours : « solidité » (l. 2), « certitude » (l. 2), « permanence » (l. 3) ;

– sur les lieux (topographie parisienne) : « la rue des Gobelins » (l. 8), « rue Cuvier » (l. 8-9), « gare d’Austerlitz » (l. 9-10), « rue Monge » (l. 10), « rue des Écoles » (l. 10-11), « SaintMichel, Saint-Germain » (l. 11), « le PalaisRoyal, l’Opéra, ou la gare Montparnasse, Vavin, la rue d’Assas, Saint-Sulpice, le Luxembourg » (l. 12-13) ; – sur les objets : « canapé cuir », « assiette », « plat en faïence », « verre taillé », « bougeoir de cuivre », « chaise cannée » (l. 16-18) ; – sur les types de magasins : « antiquaires, libraires, marchands de disques, cartes des restaurants, agences de voyages, chemisiers, tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcuteries de luxe, papetiers » (l. 19-21). Cette écriture sérielle qui joue de l’énumération et de l’accumulation, se caractérise par la volonté de dresser un inventaire ou un répertoire systématique des éléments du monde, qui participe autant de l’esthétique réaliste du xixe siècle (héritage du roman balzacien) que de la création moderne. Cette écriture sérielle n’est pas sans rapport avec le « name dropping » qu’affectionnent les romanciers contemporains, comme Bret Easton Ellis dans American Psycho ou Martin Amis dans Money, money. C’est une façon d’établir une nomenclature étrangement poétique, celle des objets de marque, quintessence de la société de consommation. Ces objets ne servent ni à courir, ni à se vêtir, ni même à faire preuve de raffinement. Ce sont de simples supports, de simples surfaces où le logo peut s’étaler. C’est peu dire qu’ils ont perdu toute valeur d’usage au profit d’une valeur d’échange extravagante, reposant sur ce que les anciens appellent la vanité (voir La Madeleine) et que le marketing nomme désir de reconnaissance. Perec pose les prémices de ce mouvement.

3. On distingue très nettement la caractérisation dépréciative (« sinistre rue Cuvier », l. 8-9 ; « abords plus sinistres encore de la gare d’Austerlitz », l. 9-10) et l’implicite valorisant pour les quartiers de la grande ou haute bourgeoisie que forment le Palais-Royal, SaintSulpice, le Luxembourg. Au désintérêt et au pas rapide de deux promeneurs qui négligent de regarder ce qui les entoure, succède une marche lente (l. 13). Les objets eux-mêmes valent par les signes extérieurs de richesse (« reflets rougeâtres » du cuir, 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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ornements sur les assiettes), leur aspect clinquant (« luisance d’un verre taillé », cuivre du bougeoir), l’idée de raffinement et de confort (« finesse galbée d’une chaise »). Ces catégories correspondent à un luxe bourgeois ostentatoire. Dans Mythologies, Roland Barthes se livre de même au démontage du luxe et de l’idéologie de la petite bourgeoisie.

4. L’ironie du narrateur est perceptible à travers : – la situation et l’attitude paradoxales des personnages : Jérôme et Sylvie ne sont pas riches, mais rêvent de l’être, ou se contentent de l’imaginer ; – l’excès de l’accumulation ; – la présence constante de clichés (voir lexique, manuel de l’élève) et d’une représentation stéréotypée de la vie à travers l’idéal du confort bourgeois.

HISTOIRE DES ARTS La place de l’objet devient déterminante dans la société de consommation. Aussi la peinture d’Andy Warhol est-elle représentative de ce contexte : un objet banal, voire trivial, comme une boîte de conserve Campbell ou un paquet de lessive Brillo, devient le sujet central et omniprésent d’une toile. Le peintre a d’ailleurs procédé à des peintures en série sur ce motif. On peut en visualiser des exemples sur le site du musée Ludwig de Cologne : http://www.museum-ludwig.de

VERS LE BAC Question sur un corpus Aussi bien Flaubert que Perec fustigent chez leurs personnages l’évasion dans un imaginaire stéréotypé. Celui d’Emma Bovary est conditionné par les clichés mis à l’honneur par le romantisme : culte de la sensibilité et de l’amour, quête de l’homme idéal, évasion dans l’irréel et la féerie… Celui de Jérôme et de Sylvie correspond à une société fondée sur la consommation, la place dominante de l’objet, la valeur argent, les représentations bourgeoises. Dans les deux cas, le roman critique une aliénation des individus par l’idéologie dominante, qu’elle soit littéraire ou économique. Cependant, du xixe siècle au xxe, le lecteur est passé du rêve au matérialisme.

Invention Pour favoriser l’élaboration d’une écriture sérielle, on pourra proposer aux élèves de consulter des catalogues d’objets, des listes…

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Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir, ⁄·§° X p. ⁄‡‡

Objectifs – Connaître le genre du roman historique. – Aborder un type de personnage : celui de la marge et de la contestation politique. – Analyser la place et le rôle de la description dans un récit.

Un tableau flamand LECTURE 1. Zénon est un personnage errant en rupture avec les autorités sociales, politiques et religieuses de l’époque. Dans l’extrait proposé, le lecteur le découvre dans sa fuite. Le texte se structure à partir du mouvement du personnage : route qui monte (l. 1 à 7), découverte du village de Heyst (l. 7 à 12), approche de l’auberge (l. 12 à 20), entrée dans le repaire grâce au mot de passe (l. 20 à 30). Le passage propose donc une succession de tableaux construits à partir du point de vue du héros et qui empruntent à des genres picturaux précis (paysage, scène d’auberge réaliste) dans la veine de la peinture flamande selon une alternance entre extérieur et intérieur, portrait d’un collectif et figure singulière (la patronne de l’auberge). Prolongements On pourra proposer aux élèves de faire une recherche sur la peinture flamande (plus généralement celle des écoles du Nord). La confrontation du texte avec certains paysages montrera combien la romancière transpose

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minutieusement dans le récit une structuration de l’espace géographique et social, typique de l’art et de l’imaginaire de cette peinture : scène de hameau, village découvert à partir d’une hauteur, chemin dans la campagne. On pourra aussi faire vérifier l’authenticité des lieux, surtout dans un roman qui se veut « historique ».

2. Au hasard des rencontres qu’elle fait connaître à son personnage, la romancière reconstitue une véritable société : soldats qui font partie de la garnison de Sluys, client qui dégorge sa bière (l. 18), femme anonyme qui apparaît à une fenêtre (l. 19-20), patronne de l’auberge et le garçon qui l’aide (l. 23-25). Les portraits sont de natures très différentes : cela va de la simple notation (évocation fugitive et rapide, silhouettes esquissées en une seule ligne) à la création de figures plus pittoresques et mémorables : la patronne de l’auberge, entre truculence et mystère. La communauté villageoise de Heyst n’est pas abordée à partir de personnages précis, mais de son organisation globale : la halle, l’église, le moulin, la potence, les maisons basses, les hauts greniers (l. 10-12). Ce tableau en miniature donne à découvrir un collectif, un fonctionnement communautaire. On passe de figures officielles (les soldats) à une société plus en marge. Le héros quitte des lieux sociaux traditionnels pour pénétrer dans une société clandestine, celle des fugitifs. 3. L’errance que le héros incarne s’avère complexe. Elle est avant tout spatiale (cf. question 1), mais acquiert une dimension symbolique. Elle marque une rupture avec : – l’ordre : Zénon adopte un point de vue critique sur les soldats qui « rencontré[s] dans un lieu désert tourne[nt] aisément au[x] bandit[s] » (l. 4-5). L’éloignement de la ville exprime bien la capacité du personnage à se décentrer. – certaines normes morales : le refuge, tout à la fois auberge et bourdeau (bordel, maison de prostitution) s’apparente à un lieu louche. – une identité sociale définie et figée : l’identité du personnage apparaît inclassable. Il appartient moins à un groupe qu’il ne traverse une société. Sa qualité d’intellectuel en rupture de ban le met au contact de lettrés comme de gens du peuple : Josse qui est fils de forgeron, le monde de l’auberge…

L’errance du personnage met en valeur : – un désir de liberté et d’autonomie que la marche, le mouvement symbolisent ; – le rapprochement d’un monde plus naturel (franchise des instincts) ; – la vocation de marginalité.

VERS LE BAC Invention On veillera : – à la reprise du texte : parcours du personnage, rappel de certains détails ; – à l’insertion des fragments du monologue intérieur (discours indirect libre) ; – au développement de certaines pensées : critique du pouvoir et de sa brutalité (greffe possible de ce fragment à partir de la rencontre des soldats), beauté du paysage et de la nature, méditation sur le fonctionnement communautaire du petit village, réflexion sur la condition de l’intellectuel fugitif (risques encourus, errance, conditions matérielles…), perception du monde populaire entre accueil chaleureux et aspects plus vils.

PRODUCTION ROMANESQUE CONTEMPORAINE

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Julio Cortázar, Les Armes secrètes, ⁄·§‹ X p. ⁄‡°-⁄‡·

Objectif Aborder le genre de la littérature fantastique.

Aux frontières du réel et de la fiction LECTURE Meurtre mystérieux dans un fauteuil 1. L’intérêt de la nouvelle tient à l’impression de flottement. On ne sait où est la frontière entre le monde réel où évolue le personnage et l’univers du roman qu’il est en train de lire. Ce 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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brouillage devient vertigineux lorsqu’on songe que ce monde « réel » est en fait le fruit de l’imagination de Cortázar.

2. Dans la première partie du texte, les indices spatiaux et temporels donnent un cadre réaliste à la nouvelle : le personnage principal, après avoir réglé prosaïquement des « affaires urgentes », rentre chez lui, dans une « propriété » qu’on devine imposante puisqu’il se fait aider d’un fondé de pouvoir et d’un intendant pour la gérer (l. 4-5). Quelques notations cependant installent une atmosphère propice à l’inquiétude : il est seul et la nuit tombe. Le cadre spatio-temporel où évoluent les amants n’est pas moins sombre. La nuit tombe aussi. Et, dans cet autre parc, les épines font couler le sang (l. 21). Le récit précise qu’il s’agit là d’une « double et implacable répétition » (l. 31). Quelle scène sanglante répètent ainsi les deux amants ? 3. La première partie du texte multiplie les allusions au « fauteuil favori » (l. 7), dont le propriétaire aime « caresser de temps en temps le velours vert » (l. 8-9). Lignes 12-13, le narrateur précise que la tête du personnage repose « commodément sur le velours du dossier élevé ». Ces petits détails sont tellement précis qu’ils donnent à voir un univers réaliste. Dans la seconde partie, il est aussi question du « dossier élevé du fauteuil de velours vert » (l. 44-45). Ce détail fait mouche. Ne s’agirait-il pas d’un seul et même fauteuil, au velours si caractéristique ? Ces deux univers n’en formeraient-ils qu’un ? Cette hypothèse se transforme en certitude lorsque le meurtrier aperçoit, dépassant du fauteuil, la « tête de l’homme en train de lire un roman ». La dernière notation est une chute déconcertante puisque le lecteur plonge, grâce à la mise en abyme, dans un monde où fiction et réel se contiennent l’un l’autre.

Une lecture captivante 4. Le pouvoir captivant de la lecture happe progressivement, lentement, le personnage. On le voit grâce à une gradation. Tout d’abord, « il se laissait lentement intéresser par l’intrigue » (l. 3). Puis « l’illusion romanesque le prit presque aussitôt » (l. 10-11). « Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait »

(l. 11-12). Lignes 16 et 18, deux nouveaux compléments de manière insistent sur l’emprise progressive de la lecture : « phrase après phrase », « progressivement ». Et on retrouve, pour la seconde fois, le verbe « prendre » : « il se laissait prendre » (l. 17). Pourquoi une telle captation est-elle possible ? Parce que le style du récit, tissé « d’images » bien organisées, déroule ses sortilèges et donne au récit fictif les couleurs de la vie.

5. Grâce à ses hypotyposes, le roman évoqué ici devient tellement vrai, tellement réaliste, que le personnage n’est plus un lecteur mais un « témoin » voyant la scène de rencontre se dérouler sous ses yeux (l. 20). Il a basculé dans le monde de la fiction. Bientôt, il ne sera plus seulement témoin mais aussi personnage jouant un rôle tragique, celui de victime.

La mise en abyme 6. Dans la première partie du texte, les indices précisent le cadre dans lequel vit le personnage principal, le lecteur du roman. Il est seul, le soir (« ce soir-là », l. 4), dans sa « propriété » (l. 3). Les baies vitrées ouvrent sur un grand parc « planté de chênes ». Il y voit danser « le souffle du crépuscule » (l. 14). Lorsqu’on pénètre dans l’autre parc, celui décrit par le roman, la même lueur crépusculaire baigne un lieu étrangement similaire. « Il commençait à faire nuit » (l. 32) et « la brume mauve du crépuscule » (l. 37) envahit les allées. On retrouve d’autres similitudes : arbres, intendant, fenêtre, pièce avec fauteuil. On devine qu’il s’agit du même lieu et du même moment, qui, étrangement, s’emboîtent et forment ainsi une continuité. C’est ainsi que s’éclaire, rétrospectivement, le sens mystérieux du titre de la nouvelle. 7. Le personnage croit lire un roman d’amour adultère et criminel, « une passion clandestine » (l. 22-23). Il se pourrait fort bien qu’il lise en fait la chronique d’une mort annoncée : la sienne.

HISTOIRE DES ARTS Texte et image reposent sur le même procédé : la mise en abyme. En effet, l’effet fantastique de la nouvelle repose sur l’inclusion d’une histoire dans une autre histoire, puis sur le brouillage des frontières séparant ces deux récits. Les deux univers communiquent, ce qui est très étrange.

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L’œuvre d’A. Green représente une image dans une image. À l’intérieur d’une pièce, dont on voit le parquet et la tapisserie rayée, se déploie une figure géométrique ressemblant à une boîte. Les bords de la boîte ressemblent aux pages d’un livre : on entre dans une histoire. Qu’évoque cette histoire ? Une autre scène d’intérieur. Elle présente un homme qui dort, allongé sur un lit. Son reflet dans la glace est étrange. On ne voit pas son image mais une créature en lingerie provocante. Est-ce lui, tel qu’il se rêve ? Est-ce la personne sur qui il fantasme ? On n’en saura pas plus. On ne rentrera pas plus dans sa boîte crânienne pour connaître « les secrets du confessionnal ». Ce que l’on peut dire, c’est que la mise en abyme révèle l’étrangeté du monde réel, que l’on croyait familier.

ÉCRITURE / VERS LE BAC Les exercices d’écriture invitent à travailler sur l’idée de confusion entre plusieurs univers. Elle est à l’origine du fantastique et du plaisir que l’on peut éprouver à lire ce genre de texte. Plus largement, on peut réfléchir sur le pouvoir de la fiction (romanesque, cinématographique, mais aussi, dans une moindre mesure, journalistique quand le journalisme s’apparente à du Storytelling) : c’est un mentir-vrai tellement efficace, une reproduction mimétique tellement forte, qu’on ne fait plus la différence entre le « réel » et sa représentation, qui peut être biaisée, incomplète, mensongère, etc.

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J.-M. G. Le Clézio, Désert, ⁄·°‚ X p. ⁄°‚-⁄°⁄

Objectifs Le texte extrait du roman de Le Clézio intitulé Désert présente un monde étrange, tant par son environnement que par les valeurs qu’il véhicule. L’homme y prend une autre dimension que celle qu’il peut avoir dans un milieu urbain. La lecture analytique du texte s’arrêtera donc sur ces deux aspects : un espace infini et un homme différent.

Un homme différent LECTURE 1. Le désert est le lieu dans lequel Le Clézio a posté ses personnages. Il décrit tout d’abord un espace infini : l’étendue est « sans limites » (l. 33), la route sans fin (l. 18) et tout est « à perte de vue » (l. 9). Le désert semble être la reproduction infinie du même, les « crêtes mouvantes des dunes » (l. 9-10) par exemple, et fonctionne dans des espaces circulaires, à l’image des « routes » (l. 16). 2. Le texte est marqué par le champ lexical du voyage : on peut relever les nombreuses occurrences du verbe « marcher » (l. 2, 22, 28) et ses déclinaisons : « venir » (l. 20 et 21), « revenir » (l. 24), « repartir » et « voyager » (l. 25), « fuir » (l. 26). Le texte est également marqué par les indications spatiales du quatrième paragraphe et les noms de ville à consonance africaine. Cette marche est associée à la douleur (l. 5), « la faim, la soif et la fatigue » (l. 14-15), sous la menace permanente de la mort (l. 7 et 38). Le dernier paragraphe notamment donne des exemples précis de la dureté de la vie des Touaregs : la mort, souvent violente (« frappés par une balle ennemie, ou bien rongés par la fièvre », l. 29-30), les accouchements sans entourage médical (l. 30-32), la nature envahissante et agressive (« au sable, aux chardons, aux serpents, aux rats, au vent », l. 33-34). 3. La marche des Touaregs, à la fois rude et déterminée, offre une image fascinante : le lecteur est surpris par la communion entre des hommes, ni plus ni moins forts que d’autres, et un espace plus hostile qu’ailleurs, mais aussi plus proche des gestes forts de la vie : vivre, naître (l. 30) et mourir. 4. Le voyage sans fin des Touaregs, essentiellement circulaire, comme le montre le troisième paragraphe, peut être vu comme une métaphore de la vie humaine. L’être humain revient sans cesse sur ses pas et, même s’il avance en permanence, ne peut échapper à son destin et à sa finitude. La vie se confond avec la mort : apprendre à « marcher, à parler, à chasser et à combattre » (l. 37) revient à « apprendre à mourir sur le sable » (l. 38). 5. La mort domine dans le texte, car elle est un danger permanent. Elle est présente dès la 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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ligne 7 et elle termine le texte. Apprendre à vivre revient à apprendre à mourir (voir la dernière phrase de l’extrait).

– dans un second temps, analyser les valeurs humaines que le texte porte (réponses aux questions 2, 4 et 5).

6. Le texte souligne à la fois la fragilité des hommes, mais aussi leur grandeur. Fragiles, le désert les montre sans cesse au bord du gouffre. Mais, justement, communiant avec la nature, ici le désert, ils ne font qu’un avec lui et ne meurent jamais. Ils sont pris dans un cycle qui renouvelle sans cesse l’être humain.

Oral (entretien)

HISTOIRE DES ARTS Le tableau de Girardet offre un écho tout à fait intéressant au texte de Le Clézio. Les sensations de paix et l’impression de communion avec le désert sont rendues principalement par le jeu avec la couleur. Girardet parvient à fondre ses personnages dans le désert : les vêtements, les montagnes et le sable se répondent dans la même gamme de couleur. Les personnages n’offrent pas un visage très lisible, autant à cause de la distance que des vêtements qui les cachent. Ainsi, ils fusionnent encore davantage avec l’environnement désertique. Enfin, leur taille semble très petite à côté de celle des montagnes : ils ne sont que de petits pions au cœur d’un ensemble qui les dépasse.

VERS LE BAC Dissertation La dissertation pourrait fonder par exemple sa problématique sur le verbe « opposer » : s’agit-il seulement de présenter des valeurs différentes au lecteur ou plus radicalement d’en imposer ? À partir de cela, il est possible de développer deux thèses : – L’intérêt, voire le désir du lecteur, d’être bousculé dans ses habitudes et ses certitudes. – Mais aussi les limites de la portée critique d’un roman.

Oral (analyse) La lecture analytique du texte de Le Clézio pourrait s’appuyer sur la réponse apportée à la question 6 et adopter le plan suivant : – dans un premier temps, montrer que le texte présente un espace qui dépayse le lecteur occidental par l’analyse de la description du désert (réponses aux questions 1 et 3) ;

Lors de l’entretien, l’élève-candidat doit répondre le plus personnellement, et donc le plus librement possible. Plusieurs réponses sont possibles, sans s’exclure les unes les autres, à condition que des exemples personnels viennent les étayer : – Le roman et plus largement la fiction permettent d’aborder des mondes différents de celui du lecteur (géographiquement, culturellement, temporellement, etc.). L’évasion est donc inhérente intrinsèquement au genre même du roman. – Pour autant, la lecture ne permet qu’une relation de surface avec l’Autre et l’Ailleurs. Elle peut être un point de départ et inviter au voyage. – On peut aussi imaginer une position assez nettement différente, de la part d’un lecteur plus faible, qui aurait besoin de l’image pour réellement s’évader. Il s’agirait alors de montrer que la lecture de roman, en faisant appel à l’imaginaire du lecteur, ne permet pas une évasion suffisamment explicite.

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J.-M. G. Le Clézio, La Ronde et autres faits divers, ⁄·°¤ X p. ⁄°¤-⁄°∞

Objectif Étudier la singularité d’une nouvelle réaliste contemporaine entre fait divers et écriture cinématographique.

HISTOIRE DES ARTS 1. Coulures, giclures et éclaboussures illustrent bien la chute de la nouvelle, qui s’achève dans le fracas d’un accident de la route. L’héroïne ressent, grâce au jeu de la focalisation interne, la douleur qui s’empare de son corps, et c’est ainsi que le lecteur comprend qu’elle est mortellement touchée. Le tableau propose une vision extérieure de l’accident. 2. La peinture de Pollock n’est pas figurative et elle n’a pas pour mission de représenter une scène précise. Pourtant, lorsque l’on regarde

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Pollock peindre, par exemple en visionnant une vidéo sur YouTube, on est surpris par le dynamisme de ses gestes. Il peint avec tout son corps et c’est cet investissement physique qui donne tant de force aux giclées de peinture. Souvent, les élèves sont imperméables à ces tableaux, au motif qu’ils pourraient en faire autant. On peut toutefois les inviter à regarder la quantité des zébrures, l’entrelacement serré des giclées de peinture, l’entrecroisement rouge sang des coulures. Elles suggèrent avec force la violence.

Chronique de l’asphalte LECTURE Simplicité, brièveté, intensité 1. L’extrait propose ici la fin de la nouvelle de Le Clézio qui repose sur un schéma narratif extrêmement épuré. La situation initiale constitue à peine un point de départ à l’action : c’est un regard insistant et accusateur (« Tout cela est à cause d’elle, d’elle seule ») que Martine pose sur « la dame en bleu » attendant l’autobus. Dès lors, la seule péripétie se résume en une ronde à cyclomoteur qui fait le cœur de la nouvelle et en justifie le titre. Entre ensuite « lentement » en scène le « camion bleu de déménagement » (l. 32-33), élément perturbateur précipitant le récit vers sa chute : l’accident tragique qui laissera le corps de Martine « étendu, tourné sur lui-même comme un linge » (l. 109-110). De fait, la nouvelle en choisissant l’épure se concentre autour de peu d’actants : Martine, personnage principal, est le sujet du schéma, elle doit accomplir une sorte de rite initiatique par un vol à l’arraché. Sa « quête » sera soutenue par deux adjuvants : son ami Titi qui l’entraîne et la suit à cyclomoteur, et le vélomoteur luimême, sorte de transfiguration épique du cheval de bataille. Face à elle, trois opposants : la dame au tailleur bleu, le camion de déménagement bleu et l’asphalte sur lequel elle périra. Le Clézio concentre ici la narration autour d’une économie de moyens proche de l’écriture journalistique et du fait divers. 2. La ville qui se découvre est d’abord un univers d’asphalte et de bitume, comme en attestent les très nombreuses occurrences évoquant les rues et les trottoirs. Peu d’éléments architecturaux sont évoqués, un Abribus (l. 76) et quelques immeubles qui encerclent l’espace et empêchent

l’existence d’un horizon. Le « mouvement circulaire » des cyclomoteurs résume l’espace à un univers carcéral aux rues vides (l. 77-78). C’est un peu comme si toute forme d’humanité avait déserté la cité.

3. La succession des paragraphes pourrait facilement se lire comme un story-board cinématographique alternant les angles de vue comme des mouvements de caméra. Les trois premiers paragraphes alternent champ et contrechamp sur les visages respectifs de Martine observant sa victime à la dérobée puis celui de la dame en bleu. Le narrateur zoome sur ses yeux et l’intensifie par un très gros plan : « ses yeux petits sont cachés par l’ombre de ses arcades sourcilières, et Martine ne peut pas rencontrer son regard » (l. 15-17). Le quatrième paragraphe constitue un plan large sur les deux vélomoteurs qui « avancent sur la chaussée » (l. 27-28), tandis que la perspective s’élargit encore sur un plan panoramique (« À quelques pâtés de maisons », l. 32) servant de cadre au démarrage du camion. Vient ensuite une succession de paragraphes tour à tour brefs et plus longs qui alternent travellings horizontaux pour dramatiser la ronde des cyclomoteurs, dont « les vitesses grincent » (l. 49) ; et plan large sur la dame en tailleur bleu « au bord du trottoir » qui attend toujours. La nouvelle s’achève enfin sur un plan fixe large laissant apparaître le corps étendu de Martine avant de zoomer en très gros plan sur le « fermoir de métal doré » du sac à main « bêtement oublié par terre » (l. 114). Le film tragique exalte une lumière blanche et métallique « cruelle et dure » (l. 20) déclinée scène après scène, tantôt pour l’ombre qu’elle apporte, tantôt pour l’aveuglement meurtrier qu’elle installe.

L’instant fatidique 4. Le récit est rythmé par les verbes au présent d’instantanéité : les actions semblent s’enchaîner sans logique, dans l’immédiateté de l’instant : « Tout d’un coup, Martine donne un coup d’accélérateur » (l. 24-25), « le camion bleu de déménagement démarre » (l. 32-33), « Martine roule devant Titi, elle fonce à travers les rues » (l. 70). La succession des événements se lit sans réelles indications temporelles ou connecteurs logiques. C’est l’image d’un destin en marche que livre ici le narrateur avec la force et l’imminence du détachement. 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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5. Les notations auditives révèlent paradoxalement le silence mortuaire de la ville. Les seuls bruits que l’on perçoit au début de l’extrait sont ceux des moteurs : celui des chaînes des cyclomoteurs ou de leur « pédalier » qui « racle le sol », celui d’une voiture « qui glisse sur l’asphalte », ou enfin le « grondement » (l. 40) du camion bleu portant des « meubles » qui « grincent » (l. 42). Puis le silence revient comme une sorte d’avertissement tragique. Alors éclate le « cri de souffrance et de surprise » de la dame en bleu à qui Martine vient de voler son sac et qui « résonne dans la rue vide » (l. 97). Le crescendo auditif touche à son paroxysme lors du choc par l’hyperbole « un bruit terrible de métal et de verre » (l. 106). La ronde est alors terminée, le dernier paragraphe s’ouvre sur la béance du silence qui « revient dans la rue » (l. 108). 6. Le narrateur personnifie le « camion bleu de déménagement » en le comparant à un « animal en colère » (l. 45). Sa grandeur (« haut sur roues », l. 34) et sa vieillesse (« un million de kilomètres », l. 35) en font une sorte de vieux monstre « brutalisé » (l. 35) et effrayant (« Les pigeons s’envolent devant son capot », l. 45-46) qui incarne la figure tragique du destin en s’octroyant « le droit de passage » (l. 48). 7. Le Clézio, malgré la tragédie urbaine qu’il relate, refuse toute dramatisation excessive. Son écriture reste neutre et chirurgicale : il choisit délibérément une focalisation interne sur Martine, stratégie le délaissant de toute velléité de commentaire. Par ailleurs, son récit désacralise la mort et la tragédie en se concentrant autour de quelques motifs surprenants : la dominance de la couleur bleue du tailleur ou du camion, ou le fermoir doré du sac à main qui « jette aux yeux des éclats meurtriers ».

– économie de personnages et d’actants ; – cadre spatio-temporel resserré ; – registre clairement identifiable.

Commentaire Le travail de commentaire porte sur la fin de l’extrait. Le plan détaillé pourrait s’organiser autour de deux idées majeures : A/ Le réalisme visuel de la scène. Variation de plans très cinématographiques permettant une autopsie des faits. Enchaînement froid des éléments juxtaposés chronologiquement et refus de la dramatisation. Multiplication des effets de réel : association des infimes détails visuels aux notations auditives. B/ Le saisissement de l’instant fatal. Énonciation au présent d’instantanéité : accélération puis extinction des événements. Prédominance des verbes d’état. Retour saisissant du silence.

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Fred Vargas, Debout les morts, ⁄··∞ X p. ⁄°§-⁄°‡

Objectifs – Comprendre comment la description réaliste d’un décor policier peut faire émerger le suspense. – Un extrait où le discours scientifique de l’archéologie, au lieu d’expliquer le réel, achoppe sur son caractère énigmatique.

Un étrange suspect

VERS LE BAC Invention

LECTURE Un arbre inquiétant

Le travail requiert en préambule une observation précise de la couverture du recueil. Le professeur pourra d’abord lister les thèmes possibles : déshumanisation de la ville, chien errant (abandonné ?), usure et saleté des murs et du bitume, pauvreté des cyclomoteurs…, avant de rappeler les codes d’écriture de la nouvelle : – présence d’un schéma narratif simple et dense ; – effet de chute ;

1. Plusieurs détails manifestent la banalité de l’arbre : sa taille (« L’arbre était encore assez jeune pour qu’il puisse en faire le tour avec ses doigts. », l. 1-2), l’herbe qui l’entoure (« Ça faisait un petit duvet d’herbe clairsemée qu’il caressa avec sa paume. », l. 16-17). Autant de détails qui participent de l’effet de réel. C’est surtout l’emploi du présent de vérité générale, lignes 5-8, qui renforce la dimension familière

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de l’arbre, qui correspond ainsi à tous les arbres : « Un arbre, ça ferme sa gueule […] muet. » Le regard porté par Marc sur l’arbre évolue à partir de la ligne 19 : « Quelque chose n’allait pas. » La description se fait plus précise encore, mais il ne s’agit pas ici de susciter un effet de réel : bien au contraire, il s’agit de montrer que le réel résiste à l’explication réaliste. Paradoxalement, à l’observer trop en détail, le réel familier et quotidien devient mystérieux. L’étrangeté du réel domine désormais dans le regard que Marc porte sur l’arbre. On peut donc établir le plan suivant : − premier paragraphe : observation d’un réel familier et banal ; − lignes 15-31 : émergence de l’étrange et de l’énigme ; − lignes 31-46 : tentative de résorber l’énigme par un discours explicatif.

2. Malgré sa conviction que l’arbre est lié à la disparition de Sophia, Marc ne trouve dans un premier temps rien qui vienne étayer cette intuition. La perception de l’arbre évolue lorsque Fred Vargas modifie la position de Marc, qui s’assoit « aux côtés de l’arbre », l. 15. Cette nouvelle position justifie la pause narrative car elle le rend plus attentif aux détails de la terre et des objets présents sur le sol. Deux éléments soulignent alors le caractère énigmatique du décor : la couleur de la terre dans le 2e paragraphe, et un tesson de grès dans le 3e paragraphe. La terre « sombre, grasse, presque noire » ne correspond pas à celle qu’il a découverte avec Mathias lors du premier déracinement de l’arbre. Il essaie dès lors d’y apporter plusieurs explications logiques : « Du nouvel humus, déjà ? » (l. 27-28), puis « les flics avaient creusé après eux. Peut-être étaientils descendus plus profondément » (l. 31-32). Le tesson de grès découvert ligne 37 renforce cette étrangeté : « un petit tesson de grès, qui lui parut plus xvie que xviiie ». Or Mathias l’archéologue a daté les couches de terre claire du xviiie siècle, lignes 24-25 : « Il y en avait dans le fourneau de la pipe blanche qu’il avait ramassée en marmonnant “ xviiie siècle ”. » Pourtant, la solution que Marc apporte à ces éléments étranges et discordants reste insatisfaisante. La suite du roman révélera en effet que l’assassin a enterré Sophia dans le seul endroit où la police n’irait jamais la chercher parce qu’elle l’avait déjà fait : sous l’arbre. Mais l’assassin n’étant pas archéologue, il n’a pas « su distinguer les niveaux intacts et

[s’est] enfoncé largement dans une terre noire qu’[il a] répandue en surface en rebouchant » (l. 33-35). Marc n’est pas loin de la solution, mais sa lecture est encore incomplète.

3. Plusieurs passages font de l’arbre un suspect ou un complice du crime. Il s’agit en particulier des phrases au discours indirect libre des lignes 5 à 8 : « On n’étrangle pas un arbre. Un arbre, ça ferme sa gueule, c’est muet, c’est pire qu’une carpe ». Dans ce passage, les pensées de Marc attribuent à l’arbre des caractéristiques humaines : il est personnifié. Cette personnification se retrouve dans les paroles du parrain, ligne 44 : « Et qu’est-ce qu’il t’a dit ? » Dans cet extrait, Fred Vargas joue avec le modèle du roman policier ; on en reconnaît les éléments attendus, mais déformés : l’enquêteur est un historien et le suspect interrogé est un arbre. Car c’est bien à une tentative d’interrogatoire « musclé » que nous assistons lignes 3-4 : « il eut envie de l’étrangler, de lui serrer le cou jusqu’à ce qu’il raconte entre deux hoquets ce qu’il était venu faire dans ce jardin ». L’apparition du hêtre dans le jardin de Sophia n’a en effet jamais été expliquée, même si la célèbre cantatrice avait supposé qu’il s’agissait du cadeau d’un admirateur. Ce traitement particulier de l’arbre crée le suspense car le silence de l’arbre signifie qu’il y a quelque chose de tu, de non dit ou d’indicible, un secret que le roman devra révéler. Ce n’est donc pas anodin si l’adjectif « muet » est répété cinq fois dans le premier paragraphe : le silence de l’arbre, tout naturel et conforme à la réalité qu’il soit, devient énigmatique car il recèle un secret.

Enquête et archéologie 4. On retrouve dans Debout les morts la formation initiale de Fred Vargas, historienne et archéologue avant de devenir auteur de romans policiers à succès. Ses connaissances archéologiques sont certainement à l’œuvre dans la description scientifique de la terre que Marc découvre autour de l’arbre. Le vocabulaire se fait très technique : « limoneuse », « humus », « sédiment », « couches ». Après l’étude de la couleur de la terre, la description des objets récoltés au cours de la fouille s’inspire également de l’archéologie : « le fourneau de la pipe blanche » (l. 24), « un petit tesson de grès » (l. 37). Empreintes, ossements, fouilles sont, selon Fred Vargas, autant 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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de points communs entre l’archéologie et l’enquête policière. Ce qu’elle écrit de son personnage, lignes 8-9, s’appliquerait aussi bien à un enquêteur : il « tentait de faire parler ses tas […] d’ossements ». Il est d’ailleurs remarquable que les champs lexicaux de l’archéologie (couleur de la terre et des objets) soient intimement liés aux champs lexicaux de l’enquête (« examina », « aucun doute », « explication »).

5. Dans ce passage, Fred Vargas joue sur le sens propre et figuré du verbe « creuser ». Marc et Mathias ont creusé une première fois pour déraciner l’arbre et voir si ses racines cachaient quelque chose. Puis « les flics avaient creusé après eux », ligne 31. À cette démarche qui s’apparente aux fouilles archéologiques, s’unit l’enquête. Qu’est-ce qu’enquêter en effet sinon creuser, de façon imagée, pour trouver une vérité cachée, enfouie sous les apparences ? On peut voir encore dans cette expression une autre interprétation. Les « couches de terrain » peuvent évoquer de façon métaphorique les différents niveaux d’interprétation d’une lecture. Bien lire, c’est voir sous la surface des choses, et le bon lecteur est celui qui creuse, qui s’interroge sur les indices que lui révèle sa lecture, et qui essaie de les interpréter, comme le font l’archéologue et l’enquêteur.

ÉCRITURE Argumentation a) La description policière est un défi pour le lecteur car elle recèle, sous l’apparence du réalisme, toutes les clés et les indices pour découvrir le criminel, son mode opératoire, voire son mobile. Comme l’affirme très justement Alain Demouzon, la solution de l’énigme est apparente tout au long du roman, à condition que le lecteur soit assez clairvoyant pour la découvrir. Le lecteur doit faire preuve d’autant de perspicacité que le détective. Cette compétition d’herméneute entre le lecteur et le détective repose en grande partie sur le réalisme de l’écriture : qu’est-ce qui, dans le texte, constitue un simple effet de réel, et qu’est-ce qui est un indice ? Le texte policier s’avère un texte piégé, où tout peut être signifiant, et où tout doit éveiller le soupçon du lecteur. Et le plaisir procuré par le roman policier provient à la fois de ce défi et, paradoxalement, de l’échec du lecteur : la révélation finale doit le surprendre, et rien n’est plus

difficile à terminer qu’un roman policier dont on a déjà deviné l’issue. C’est ce qu’Umberto Eco écrit dans L’apostille au Nom de la rose : « Je crois que les gens aiment les polars non parce qu’il y a des assassinats ni parce que l’on y célèbre le triomphe de l’ordre final (intellectuel, social, légal et moral) sur le désordre de la faute. Si le roman policier plaît, c’est qu’il représente une histoire de conjecture à l’état pur. » b) Dans cet extrait, Marc l’historien tente de se faire détective et de lire les indices qu’il découvre. « Lire. Attentivement. Très attentivement. » Mais il n’a pas les compétences archéologiques de Mathias, qui lui permettraient de comprendre ces signes et de résoudre l’énigme : « il ne connaissait pas grand-chose à ça ». Sa lecture sur le monde familier qui l’entoure ne lui révèle que son étrangeté, et son silence, incompréhensible et mystérieux : « Marc […] ne pouvait pas comprendre ce genre de conversation du silence. » (l. 11-13). Figure du lecteur, Marc incarne ses tentatives pour découvrir la « vérité dissimulée » dont parle Alain Demouzon.

VERS LE BAC Invention Le sujet n’impose pas à l’élève d’imiter le style de Fred Vargas. Il sera donc libre de choisir un narrateur extérieur ou un narrateur-personnage, et d’adopter le point de vue de son choix. De même, le personnage de l’enquêteur ne se caractérisera pas forcément par son savoir scientifique comme dans Debout les morts. Par contre, le plan en deux parties clairement distinctes s’inspire très directement du texte de Fred Vargas. Dans une première partie, pour insister sur la banalité de l’arbre, l’élève pourra utiliser le présent de vérité générale. Dans une seconde partie, pour en montrer les éléments intrigants, il pourra le personnifier et lui attribuer le champ lexical du roman policier, afin d’en faire un suspect, un complice ou un assassin. Dans les deux parties, l’élève devra décrire l’arbre avec précision en veillant à susciter un effet de réel par le choix d’un vocabulaire technique rigoureux et d’expansions du nom variées et nombreuses.

Prolongements D’autres romans présentent des arbres monstrueux, étranges et inquiétants, dans des

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contextes criminels. Ces extraits pourront être présentés aux élèves en complément de l’étude du texte de Fred Vargas, ou comme suggestion de variation sur un thème littéraire après l’écriture d’invention. On peut penser en particulier au hêtre du Roi sans divertissement. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’arbre choisi par Fred Vargas soit également un hêtre : le jeu de mots « hêtre »/« être » en fait une essence privilégiée pour y cacher les cadavres d’êtres humains. Deux passages peuvent entrer en résonance avec le texte de Vargas : la description du hêtre à l’automne (édition Folio, p. 38-39) et la découverte du cadavre dans ses branches (édition Folio, p. 62-65). Le bref roman policier de Pierre Magnan intitulé L’Arbre présente également, dès ses premières pages, un chêne énigmatique particulièrement intéressant. Enfin, on peut citer l’arbre monstrueux de La Légende du Cavalier sans tête de Washington Irving. Mais c’est surtout dans l’adaptation cinématographique qu’en a fait Tim Burton dans Sleepy Hollow qu’il joue un rôle majeur.

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Philip Roth, La Tache, ¤‚‚¤ X p. ⁄°°-⁄°·

Objectifs – Étudier la construction particulière, autour d’un mensonge originel, d’un personnage de sportif dans le cadre de la ségrégation aux États-Unis. – Un combat épique. – Une réflexion politique implicite sur la ségrégation.

Dans la peau d’un boxeur LECTURE Le récit du combat 1. Philip Roth adopte un narrateur extérieur, comme le prouve la narration à la troisième personne. Par contre, le point de vue est interne au personnage de Coleman Silk, dont le lecteur découvre les pensées, l. 11 : « ici même personne ne connaissait son secret ».

2. Le texte est structuré en deux parties stylistiquement différentes. La première, qui s’étend jusqu’à la ligne 46, est le récit du combat selon un registre épique. La seconde, après une ellipse temporelle, relate le dialogue entre le boxeur et son entraîneur dans la voiture au retour. Stylistiquement, cette seconde partie a perdu la dimension épique et grandiose du début au profit du dialogue. 3. Les connecteurs temporels structurent le premier paragraphe : « Alors », « En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire », « puis », « pendant un instant », « alors », « mais en cet instant ». Ils définissent clairement les étapes du combat que détaille le champ lexical de la boxe, particulièrement important et précis : « round », « défensif », « cogner », « offensif », « pilonner », « crochet », « knock-out », « coup », « punch », « adversaire », « entraîneur », « match », « droit », « combat », « boxeur », « ring », « cordes ». Le combat que raconte Philip Roth comporte deux parties distinctes : la première, marquée par une attaque offensive et efficace de Coleman Silk, qui multiplie les coups, « pilonne » son adversaire ; et la seconde, marquée par la longue description d’un coup si violent qu’il achève le combat. 4. Les verbes d’action abondent dans ce récit de combat : « s’élança », « se mit », « se passa », « cognait », « arriva », « lança », « se plantait », « alla », « se plia », « cueillit », « s’écroulait », « arbitrait », « cria », « portait », « saisit », « arrêta ». Les verbes d’action sont principalement à l’imparfait ou au passé simple. Le passé simple souligne les actions de premier plan : il marque la succession des faits. Les imparfaits employés ont par contre des valeurs différentes : ceux qui évoquent la façon dont Coleman mène habituellement ses combats correspondent à la valeur itérative de l’imparfait, ou imparfait d’habitude : « quand il tombait sur un type facile à battre », « il ne se plantait jamais vraiment sur ses pieds ». Les autres verbes d’action à l’imparfait correspondent à une autre valeur de ce temps : c’est le temps de l’arrière-plan, et plus précisément le temps des actions inachevées, des actions dont on ne voit pas encore le terme, jusqu’au moment où un passé simple viendra les achever : « il le cognait dans tous les sens. Et puis il arriva ce qui n’était jamais arrivé », « comme il portait son dernier droit, l’entraîneur le saisit et arrêta le combat ». 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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Un combat épique 5. Le champ lexical du corps est particulièrement développé dans le récit du combat. Il est intéressant de remarquer qu’il apparaît avant même que celui-ci ne débute, dans l’évocation du lieu mythique dans lequel il se déroule : West Point apparaît ainsi comme une partie du corps que serait l’Amérique : « visage », « moelle épinière », « colonne vertébrale ». « Tripes », « paupière », « nez », « avant-bras », « corps », « pieds », « labonz » (mot d’argot désignant l’estomac) : Philip Roth souligne la violence extrême du combat en multipliant les allusions aux blessures que le boxeur inflige aux différentes parties du corps de son adversaire. 6. Des lignes 1 à 11, Philip Roth fait de West Point un décor épique en lui donnant une grandeur héroïque, et en l’élevant comme symbole de la nation tout entière : « lieu mythique », « concentrer plus d’Amérique », « centre de gravité patriotique du pays », etc. Ainsi, ce qui se joue dans cette scène représente bien plus qu’un simple combat d’étudiants. Grâce au décor épique, c’est un combat mythique et symbolique que raconte Philip Roth : celui de la victoire d’un Noir contre un Blanc, dans un lieu où, à l’époque, les Noirs sont encore rigoureusement interdits. De façon symbolique, ce qui se joue ici, c’est une conception de l’Amérique. Victime de ségrégations au point de devoir mentir sur son origine, Coleman se sent pourtant profondément américain et ce combat dans un des lieux sacrés de sa nation représente une gloire immense pour lui. 7. Le décor de ce modeste combat entre étudiants prend, sous la plume de Philip Roth, une grandeur héroïque. Il en va de même pour les circonstances du combat. Ainsi, la phrase entre tirets des lignes 9-11 « à croire que les phénomènes naturels étaient une amplification de son être […] », correspond au grandissement épique du héros. Le combat prend ainsi une dimension cosmique propre au registre épique.

La question de la ségrégation 8. La fureur que ressent Coleman face au « Blanc » est bien supérieure à tout ce qu’il a pu ressentir jusqu’à présent lors d’un combat. Philip Roth prend bien soin de préciser le caractère inhabituel de ses sentiments et de ses gestes :

« Coleman n’était pas du genre à chercher le knock-out », « ce n’était pas son style, et pourtant ». Cette violence héroïque, le personnage la qualifie ainsi : « Nimbé dans sa victoire, dans la magie, l’extase de ce punch ultime et cette éruption spectaculaire de fureur délicieuse ». Il est significatif de découvrir qu’il emploie les mêmes mots que ceux qui ont servi à décrire West Point : « lieu magique », « frénésie d’amour ». Remporter ce match, de façon plus ou moins inconsciente, représente pour Coleman une revanche sur la ségrégation et le racisme, et une victoire digne du mythe américain, c’est devenir, malgré sa couleur noire, pleinement américain dans le lieu le plus symbolique de l’Amérique.

ÉCRITURE Argumentation Le sport a souvent permis d’exprimer une forme de revendication politique, en offrant une tribune à des communautés privées de parole. Ainsi, le sportif peut devenir le porte-parole de sa communauté et avoir accès aux médias grâce à la notoriété que ses compétences et ses victoires lui confèrent. Ainsi, aux jeux Olympiques de 1968, les coureurs américains Tommie Smith et John Carlos, après avoir remporté respectivement l’or et le bronze dans l’épreuve du 200 mètres, lèvent un poing ganté de noir pendant la remise des médailles afin de sensibiliser le monde entier à la ségrégation et à la situation des Afro-Américains. Mais si le sport a bel et bien une dimension politique, ce n’est pas toujours parce qu’il permet les revendications. Ainsi, le sport a souvent été instrumentalisé par les États pour mettre en scène leur idéologie, par le boycott ou au contraire par le glissement vers le nationalisme. Ainsi, les jeux Olympiques de 1936, organisés à Berlin, sont l’occasion pour les nazis de développer une propagande en l’honneur du Reich. Parallèlement, le régime mussolinien valorise le football, en donnant une dimension fasciste aux regroupements de foules massives dans les stades. Autre argument pour contester la valeur du sport comme revendication politique : ce n’est jamais que la revendication d’un seul sportif, même s’il entend représenter sa communauté. Une vraie démarche politique doit impliquer le groupe. De plus, pour reprendre l’exemple de la ségrégation et du racisme, la revendication politique

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ne peut se limiter au sport. Le racisme dont sont victimes les Noirs en effet s’accommode très bien d’une vision selon laquelle l’homme noir serait particulièrement doué dans les domaines sportifs, mais pas autant dans les domaines intellectuels. Afin de lutter contre ce racisme, il est donc impossible de limiter la revendication politique au sport. Ce ne peut être qu’une forme parmi d’autres.

VERS LE BAC Écriture d’invention Lorsque l’élève doit rédiger un dialogue argumentatif entre deux personnages, il est judicieux pour lui de commencer par faire la liste des arguments dont il dispose pour chacun des adversaires, puis de les organiser, avant de rédiger l’échange proprement dit. En ce qui concerne le débat entre Coleman et son frère, l’argumentation peut développer plusieurs idées. Coleman peut défendre sa position en revendiquant son droit à une vie meilleure grâce à son mensonge, et à sa revanche personnelle sur les ségrégationnistes. Son frère au contraire peut tenter de lui montrer qu’en mentant sur ses origines il joue le jeu des racistes et renonce à qui il est afin d’investir une société qui continue de refuser ses semblables. Au lieu de prendre une quelconque revanche sur les ségrégationnistes, il laisse au contraire sa communauté à son sort, sans s’investir pour que la situation de ses pairs, et même des membres de sa propre famille, s’améliore un jour.

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François Bon, Daewoo, ¤‚‚› X p. ⁄·‚-⁄·⁄

Objectifs Étudier l’intertextualité et la singularité d’une grève contemporaine.

Célébrer la condition ouvrière aujourd’hui LECTURE Remarque : F. Bon n’a pas interviewé directement les ouvrières. Il a reconstruit leur aventure après la fin des événements et le suicide de la

protagoniste en se documentant, en lisant la presse, en compulsant les archives de la police. Pour comprendre sa démarche, on peut visionner l’interview accordée par l’auteur (voir CD-rom offert avec le spécimen).

Plaidoyer pour un dû 1. François Bon propose ici un texte hybride où le témoignage (ou, plutôt, sa reconstitution) rencontre la prose poétique. La structure de la page se donne comme une succession d’alinéas sans hiérarchie apparente, ou en tout cas sans connecteur logique ni transition. Il en va de même pour la syntaxe des phrases, sèche et épurée, et leur enchaînement par simple juxtaposition (extrait 2, l. 6-7). L’auteur semble privilégier la densité du contenu informatif qu’il met en scène par des choix syntaxiques et grammaticaux simples, comme s’il voulait retenir toute velléité romanesque. Par ailleurs, le discours direct domine l’extrait : la multiplication des guillemets (l. 1, 3, 6, 8, 10, 11, 16 et 17) traduit la circulation de la parole parmi les grévistes et le souci d’en révéler les interactions. Enfin, la construction même de certaines propositions repose sur des ruptures syntaxiques oubliant les liens cause/conséquence (« Plus de travail, qu’on se débrouille », l. 7) : la parole semble livrée telle quelle, dans son immédiateté et sa vérité, comme si elle n’avait pas été retouchée. 2. L’énonciation symbolise la lutte des classes dans une conception très manichéenne : au « nous » fraternel des grévistes (l. 6, 7, 12, 13, 14) s’oppose une seule occurrence de la troisième personne du pluriel (« Partir à la chasse pour survivre, c’est ce qu’ils voudraient de nous ? ») qui floute en même temps qu’elle généralise la figure des dirigeants et des actionnaires ayant décidé la fermeture de l’usine. 3. Le témoignage livre des bribes spontanées chargées d’une valeur argumentative. Le propos cherche à justifier l’action sociale d’abord par le refus de se taire (l. 5) : pour les employés de l’usine, la parole est une des dernières armes de la lutte. À ce premier argument s’ajoute une autopsie des conditions de vie (l. 6-7) : la comparaison avec les hommes préhistoriques forcés à « la chasse » pour subsister image l’abandon de la condition ouvrière par ses dirigeants. Enfin, les grévistes étaient leur argumentation en s’appuyant sur le soutien de la population locale 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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(l. 12-16) comme sur un argument d’autorité : « Alors ils nous laissaient du bois pour le feu, et la grève a tenu ».

« Ça veut dire une arme. » 4. La page se lit comme une exaltation du feu devenu emblème de la lutte. L’extrait ne compte pas moins de 11 occurrences du mot prenant tour à tour des sens variés. Le feu est d’abord célébré pour sa force emblématique (« C’est symbolique le feu », l. 4) avant d’être considéré comme une métaphore de la vie (l. 1) et de l’envie (l. 9). Plus loin, il incarne un vecteur de fraternité, le ciment social nécessaire à l’action : « le feu, ça veut dire être ensemble » (l. 8-9, ou 17) avant d’être finalement comparé à « une arme » (l. 10). 5. L’attitude des ouvrières n’est pas offensive : leur propos est celui de la défense, pas celui de l’attaque. Elles évoquent à peine les responsables de l’usine (l. 7) en s’interrogeant sur leurs motivations (« c’est ce qu’ils voudraient de nous ? »). D’ailleurs, le recours fréquent à la forme interrogative (l. 1, 5, 7) témoigne d’un questionnement plus que d’une révolte. Le cœur de leur propos est davantage tourné sur la symbolique de leur action étroitement associée au symbole du feu. De plus, l’usage de la négation (« On ne demandait pas d’argent, ni rien d’autre, que notre dû », l. 14-15) souligne la force tempérée de leur mouvement. 6. Le lecteur ne peut rester insensible face à cette page : la simplicité du propos livré tel quel par l’auteur est sublimée par les images très poétiques du feu. Une forme de lyrisme empreint de l’humilité digne des ouvrières ne réclamant que leur « dû », et de fraternité (« être ensemble », l. 8-9 ; « un partage », l. 17), éclate ici dans une formule saisissante, presque une pointe poétique : « la flamme qu’au-dedans on porte » (l. 9).

ÉCRITURE Argumentation Le travail d’argumentation dépasse le domaine littéraire et requiert une réflexion préalable sur les clivages qui divisent notre société contemporaine. À ce titre, le professeur pourra demander de préparer l’argumentation en deux temps :

− D’abord en cherchant dans le manuel les extraits littéraires traitant de ce sujet : les élèves noteront dans un tableau leur titre, la thématique majeure, et sélectionneront une citation éloquente. − Ensuite en extrayant de l’actualité quelques exemples de clivages sociaux, culturels ou religieux permettant d’étayer leur réflexion. (On pense notamment à la condition féminine muselée dans certaines sociétés, à l’asservissement du peuple dans les régimes de dictature, à l’accès impossible à toute forme d’éducation dans certaines régions…) La finalisation du travail pourra combiner les deux entrées dans un paragraphe organisé thématiquement.

VERS LE BAC Question sur un corpus Comme Zola, le romancier contemporain François Bon célèbre la condition ouvrière. La thématique de l’extrait centrée autour d’une action de grève rappelle le rassemblement des mineurs raconté par le naturaliste dans Germinal. Tout comme lui, Bon choisit de marier le discours de revendication sociale à une symbolique forte : alors que Zola choisissait une « vaste clairière » la nuit, Bon s’attarde sur l’emblème prométhéen du feu. Par ailleurs, les deux extraits esquissent une fresque sociale : si Zola s’attache à un tableau détaillé de la foule puis de quelques personnages emblématiques, Bon privilégie le portrait en creux d’un groupe fraternel par le choix d’une énonciation soudée autour du « nous ». D’autre part, les deux écrivains laissent vivre la parole ouvrière : quand Zola s’attache à rendre la clameur du peuple et la harangue d’Étienne Lantier, François Bon juxtapose les bribes de témoignages qui se nourrissent les uns des autres avant de se répondre. Enfin, leurs textes exaltent la condition ouvrière par une sorte de lyrisme associant humilité et envie, simplicité et dignité autour d’images saisissantes : la clarté lunaire capable d’éteindre les étoiles (p. 128) ou les « flammes » d’un feu qui réchauffe les mains comme les cœurs (p. 190).

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Sylvie Germain, Magnus, ¤‚‚∞ Sylvie Germain, Les Personnages, ¤‚‚› X p. ⁄·¤ et ⁄·‹

Objectif Lire un incipit qui propose un pacte de lecture singulier. En effet, celui-ci décrit une esthétique du personnage et quasiment une méthode pour construire une représentation du monde.

Personnage en fragments LECTURE DU TEXTE 17 1. Le texte propose de suivre une méthode d’archéologue ou de généticien. Il s’agit dans tous les cas d’observer « un fragment d’os » (l. 2), « la structure et l’aspect d’un animal préhistorique, d’un fossile végétal, l’ancienne présence d’une flore luxuriante » (l. 2-4). Pour le narrateur ou la narratrice, tout élément du monde porte en lui ses origines. L’écrivain doit donc saisir cet élément vital et faire appel à « l’imagination et l’intuition ». Le passé peut ainsi se reconstruire à partir de traces, de bribes et de fragments arrachés au néant. 2. La mémoire comme l’écriture sont lacunaires. Elles ne peuvent rendre compte de l’ensemble du réel. La comparaison est clairement opérée dans la question posée aux lignes 12 à 14. La mémoire, comme l’écriture, est donc « désordre », « esquisse », « blancs », « creux », « échos », etc., pour reprendre quelques-uns des termes du texte. 3. La phrase « Un vent de voix, une polyphonie de souffles » souligne la multiplicité des voix, mais aussi des vies, à l’œuvre dans le roman. Il n’y a pas un conteur ou un seul narrateur. Comme les premières lignes de l’incipit le soulignent, le récit est lacunaire et complété par d’autres voix. C’est cette polyphonie narrative que le début du roman souligne et met en scène. 4. La dernière phrase est une métaphore. L’écriture est comparée à l’acte du souffleur, qui

tout à la fois écoute et parle à chacun, comme au théâtre. Cette métaphore met en avant le langage (les « mots », répétés trois fois) et le double mouvement d’écoute et de parole du souffleur. Parler et raconter semblent donc indispensables pour écrire.

5. Sylvie Germain semble proposer à son lecteur d’aller à l’origine de toute chose, de toucher au plus près l’origine d’un être. Elle suggère que l’écriture peut toucher à la vérité, mais doit aussi combler les lacunes de l’histoire et de la mémoire. Le roman est donc tout à la fois vérité et mensonge, réel et fiction.

LECTURE DU TEXTE 18 6. Dans le texte 17, Sylvie Germain suggère que le roman naît pour combler une lacune du monde, mais aussi que l’histoire qu’il porte est contenue dans l’ADN de ce même monde. Cela rejoint l’extrait de son texte intitulé Les Personnages (texte 18) qui montre que le personnage s’impose à l’auteur. Ainsi, une même conception de l’écriture, fragmentaire, inspirée et guidée par une forme de transcendance, est mise au jour. 7. Les deux textes de Sylvie Germain esquissent une même esthétique, fondée sur une écriture lacunaire qui tente d’accéder à une forme de vérité. Dans ces conditions, le roman naît des failles du monde et de la mémoire.

HISTOIRE DES ARTS Le portrait de Picasso présente la même ambiguïté dans la représentation que celle exposée par Sylvie Germain. Il s’agit d’une forme de morcellement du sujet, comme le roman peut être une écriture fragmentaire. Mais cette esthétique permet aussi de dévoiler ce qui reste caché. Le tableau invite le lecteur à porter un regard plus attentif sur l’œuvre d’art et, d’une certaine façon, lui impose un travail d’appropriation. Le portrait cubiste n’est pas donné intégralement : celui qui le regarde doit chercher à le comprendre, autrement dit le regarder vraiment.

VERS LE BAC Question sur un corpus Les élèves pourront développer deux pistes pour montrer que les deux incipit bouleversent les formes traditionnelles du roman. 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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1) Les deux textes présentent des projets romanesques étonnants. a) Présence d’un narrateur maître du jeu. b) Présentation d’une narration étonnante. c) Jeu avec l’horizon d’attente du lecteur. 2) Les deux textes portent une réflexion esthétique. a) Ils remettent en question la notion d’histoire. b) Ils remettent en question la notion de personnage. c) Ils portent une réflexion sur le genre romanesque.

Invention Les élèves ont une grande liberté pour ce qui est de l’énonciation. Ils doivent néanmoins tenter de lier intimement le portrait physique et le portrait psychologique. Il ne peut s’agir de les séparer : la consigne d’écriture indique explicitement que le physique doit traduire, voire montrer, une souffrance personnelle ancienne.

ŒUVRE INTÉGRALE

⁄·

Laurent Gaudé, La Mort du roi Tsongor, ¤‚‚¤ X p. ⁄·›-⁄·‡

Présentation et objectifs La Mort du roi Tsongor est un roman contemporain qui a reçu le Goncourt des lycéens en 2002. Il met en scène une Antiquité imaginaire et reprend le schéma de la guerre de Troie : « On a une ville, on a un roi, on a une fille et deux prétendants, et ensuite une guerre qui se déclenche. » (Interview de Laurent Gaudé dans le DVD joint au manuel.) Étudier le roman de Laurent Gaudé permet donc de se plonger au cœur d’un schéma antique et d’une œuvre épique. Les personnages romanesques construits par l’auteur sont à la fois héritiers d’une tradition littéraire et romanesque,

mais aussi renouvellement et réécriture de cette tradition. Entre emprunts et création, Gaudé écrit une œuvre qui touche le lecteur. On consultera avec profit l’interview de Laurent Gaudé et sa retranscription mises à disposition avec le manuel. Toutes deux sont utilisables librement en classe. Entrée dans l’œuvre : l’épopée au cœur du roman

X p. ⁄·›

Objectifs – Faciliter l’entrée dans l’œuvre en introduisant la notion d’épique. – Introduire le thème de la vengeance et ses ressorts littéraires et romanesques.

Analyse de l’image L’image choisie pour l’ouverture appartient à un film en noir et blanc de 1937. Il renvoie à une Antiquité africaine (sur ce point, voir le DVD fourni avec le manuel : Laurent Gaudé précise où l’on peut situer son roman). La grandeur héroïque est d’abord mise en scène par le nombre impressionnant d’acteurs : à pied ou à cheval, les hommes sont innombrables. Leur positionnement, ensuite, ne laisse pas d’impressionner : lignes droites et parallèles, groupes homogènes et innombrables, armés et prêts à la guerre. L’affrontement est imminent, les hommes sont comme prêts depuis toujours à se battre.

1. Voir lexique à la fin du manuel. 2. Les monologues sont marqués par une syntaxe particulière : les phrases sont courtes, parfois nominales (exemple : « En armes. », p. 21 éd. Le Livre de Poche). Les phrases ou les expressions les plus importantes sont répétées (exemple, p. 21 : « Je suis le roi Tsongor », trois fois repris). Comme dans l’épopée antique, les mots qui doivent frapper le lecteur sont mis en exergue dans les paroles du personnage. 3. Provoquer la terreur et la pitié, tel est le but de la tragédie selon Aristote dans sa Poétique. Or, le lecteur est bien horrifié par la destruction en chaîne des membres d’une même famille et il compatit au sort des personnages qui se trouvent prisonniers d’un mécanisme qui les dépasse et que, pour partie, ils n’ont pas souhaité. Ils se trouvent pris au piège du destin : alors que le roi Tsongor avait pensé apaiser les tensions par sa mort, il n’en est rien et la guerre est déclarée.

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VERS LE BAC Dissertation Il est possible d’envisager la question de deux points de vue : 1) Du point de vue de l’écriture. a) La vengeance génère des tensions entre les personnages et construit une intrigue. b) Elle permet des affrontements épiques. c) Elle exacerbe les passions humaines. 2) Du point de vue de la lecture. a) La vengeance crée une lecture fondée sur le suspense. b) Elle incite le lecteur à choisir un parti entre les différents clans et personnages. c) Elle participe de la catharsis : le lecteur éprouve la terreur et la pitié (cf. réponse à la question 3). Prolongements La lecture du roman peut s’appuyer sur les acquis des élèves, notamment l’étude de la tragédie en classe de seconde. Une lecture préalable ou une réactivation par le biais du passage d’un extrait d’une captation peuvent aussi aider à la contextualisation ou à la préparation de l’analyse.

EXTRAIT 1

Le souffle épique X p. ⁄·∞

Objectif Analyser le registre épique dans une scène d’affrontement guerrier. Parmi les procédés propres au registre épique, on pourra relever : – le champ lexical de la bataille, notamment les indications sonores du premier paragraphe : « les cris », « les hurlements », « les appels », « les insultes », « le cliquetis » ; – l’expression de la rage et de la fureur (champ lexical et comparaison avec un démon, l. 16) ; – l’amplification épique, notamment l’affrontement entre Liboko, seul, et les cendrés, ensemble collectif indéterminé (l. 16-21). La prise de la porte est symbolique : elle représente à elle seule toute la ville. Si elle cède, c’est tout le dispositif de défense qui est mis à mal. Liboko est un personnage tragique, mais pas seulement parce qu’il meurt dans le passage. Il l’est également, parce qu’il est à la fois victime

et coupable (comme d’autres personnages tragiques) : en effet, il n’est pas seulement celui qui est tué par Orios, il a lui aussi pris part à l’affrontement et a choisi son camp. Mais son sort est encore plus tragique, parce qu’il est resté humain jusqu’au bout. Alors qu’il reconnaît Sango Kerim, il ne peut se résoudre à le tuer (l. 23-25). Malgré la haine qui anime les deux camps, Liboko reste profondément attaché à son ami. Cela lui coûte la vie.

EXTRAIT 2

Une Antiquité imaginaire

X p. ⁄·§

Objectifs – Étude de l’incipit : mise en place de l’intrigue et du contexte spatio-temporel. – Présentation d’un univers antique. La présentation du jour qui commence annonce son caractère extraordinaire. Les deux premiers paragraphes s’opposent : « d’ordinaire » (l. 1) versus « ce matin-là » (deux fois, l. 7) ; « premier à se lever » (l. 1) versus « il n’y avait pas eu de nuit » (l. 12) ; « les couloirs vides » (l. 2) versus « une agitation fiévreuse régnait dans les couloirs » (l. 7-8) ; « sans croiser personne » (l. 3-4) versus « des dizaines et des dizaines d’ouvriers et de porteurs » (l. 8). On comprend donc que le déroulement normal de la journée est bouleversé et qu’un grand événement se prépare. Celui-ci est annoncé à la fin du dernier paragraphe : il s’agit des « noces de Samilia, la fille du roi Tsongor » (l. 24-25). La liesse que suscitent les noces de Samilia s’exprime par le caractère hyperbolique du texte. L’expression du très grand nombre parcourt le texte : – pour qualifier l’activité humaine, « une agitation fiévreuse » (l. 7), « une activité de fourmis » (l. 13-14), ou encore la phrase « Massaba vivait à un rythme qu’elle n’avait jamais connu. » (l. 19) ; – pour caractériser la foule qui s’affaire (le verbe est employé l. 11) : « des dizaines et des dizaines d’ouvriers » (l. 8), « des caravanes entières » (l. 15), « des milliers de tentes » (l. 20) ; – pour les fournitures et les présents : « Des caravanes entières venaient des contrées les plus éloignées pour apporter épices, bétail et tissus. » 3 XXe-XXIe siècle : Le roman en question |

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(l. 15-16), « des sacs innombrables de fleurs » (l. 18-19). Le décor antique est posé dès l’incipit : – par l’onomastique : le choix des noms a une consonance très marquée, à la fois antique mais aussi plus simplement africaine : Katabolonga, Massaba, Tsongor, Samilia ; – par l’espace qui évoque l’Orient : le palais, le tabouret d’or, les terres de sel ; – par les éléments qui renvoient au désert : les caravanes, les tentes, le sable, les nomades. De la même façon, la planche de Druillet présente un univers dans la démesure, mêlant l’infiniment grand et l’infiniment petit. Prolongements – Le texte de Le Clézio (p. 180-181) et cet extrait ont pour point commun le désert, mais ils diffèrent : La Mort du roi Tsongor présente néanmoins un espace urbain avec le palais. Tous deux présentent des hommes en marche, prêts à venir de loin, à travers le désert au sens propre du terme. Les valeurs qui sous-tendent la conception du monde par les auteurs semblent converger : les deux textes célèbrent la vie, son apprentissage jusqu’à la mort pour Désert, les noces et le renouveau pour Tsongor. – Une lecture de l’incipit de Salammbô de Flaubert pourrait être menée. Elle permettrait de comparer la façon dont les auteurs mettent en scène des mondes antiques imaginaires autour d’événements : noces pour Gaudé, festin pour Flaubert.

EXTRAIT 3

La mort d’un roi X p. ⁄·‡

Objectifs – Comprendre comment l’auteur met en scène la mort du roi Tsongor. – Le dilemme de Katabolonga. – Le registre tragique.

La scène est paradoxale : il s’agit de la mort de Tsongor, qui « s’entaill[e] les veines » (l. 4) et qui reçoit un coup ultime par Katabolonga (l. 21 et suivantes). Mais la violence de ce geste contraste singulièrement avec la voix du personnage, « calme et douce » (l. 6), « douce » (l. 20). Pourtant, les détails du suicide ne sont pas épargnés au lecteur : le sang coule (l. 5, 7, 9, 10, 19, 24-25), l’arme est omniprésente, et les gestes des personnages, ceux de Tsongor, puis ceux de Katabolonga, sont détaillés. Mais ce que disent les personnages et le lien qui les unit changent considérablement le regard du lecteur sur la scène. Katabolonga est d’abord désemparé : il ne parvient pas à répondre à la demande de Tsongor. Il est médusé : « Il se tenait là, les bras ballants, incapable de rien faire » (l. 1-2). Il est ensuite spectateur du suicide de Tsongor (l. 3-21). Il constate alors la souffrance de son ami et décide de répondre à sa demande : il le tue (l. 21-23). Katabolonga est en plein dilemme : à cause d’un serment ancien, il doit tuer Tsongor. Mais les liens qui les unissent sont trop forts. Dans cette scène, c’est Tsongor qui le lui demande mais Katabolonga ne peut pas. Il faut que Tsongor se fasse violence pour que Katabolonga, in fine, accepte d’abréger les souffrances de son ami. Les « voix lointaines » qui rient à la fin du texte incarnent le dilemme, la dualité de Katabolonga, pris entre le guerrier qu’il fut et le serviteur fidèle qu’il est. Ce passage est tragique parce que Katabolonga est impuissant : Tsongor a choisi de mourir et il n’a pas d’autre choix que de l’y aider. Katabolonga est à la fois victime (il ne choisit pas son geste) et finalement coupable car c’est lui qui achève le roi Tsongor. Ce dernier participe aussi du tragique de la scène : il se pose en victime expiatoire et espère que, par sa mort, la menace de la guerre disparaîtra. La suite du roman prouvera assez rapidement qu’il n’en sera rien.

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Vers le bac : « Chefs de file et manifestes »

Livre de l’élève X p. ¤‚‡-¤‚·

Objectifs Un ensemble de trois textes théoriques questionnant les théories et principes d’écriture des réalistes et naturalistes.

QUESTIONS SUR UN CORPUS X p. ¤‚· 1. Le corpus croise les regards de deux écrivains emblématiques, « les chefs de file » des mouvements réalistes et naturalistes : Balzac, le père de La Comédie humaine, et Zola, créateur de la saga des Rougon-Macquart. Leurs textes, un avantpropos et une préface célèbres, constituent les fers de lance de leur théorie. Il ne s’agit ici ni plus ni moins que d’expliquer, justifier et convaincre de la pertinence et l’utilité de leur projet, d’où le titre informatif du corpus axé autour du genre littéraire très particulier qu’est le manifeste. Dans son Avant-propos, Balzac revendique sa fonction de « secrétaire » de la société française (l. 3) et pose alors une ambition démiurgique en assimilant son travail à celui du « peintre », du « conteur », de « l’archéologue » ou du « nomenclateur » avant de questionner l’ambition romanesque : « ne fallait-il pas méditer sur les principes naturels ? » (l. 22-23). Pierre Larousse, dans son article « Réalisme » extrait du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, s’attache à définir avant de questionner les ambitions et résultats des figures de proue du réalisme : Balzac, Champfleury, Flaubert et plus tard les frères Goncourt, Feydeau ou Zola. Enfin, Zola dans la préface de L’Assommoir défend le « premier roman sur le peuple » (l. 22) dans une sorte de plaidoyer qui s’en refuse : « Je ne me défends pas, d’ailleurs. Mon œuvre me défendra » (l. 21). 2. La difficulté majeure à laquelle se heurtent les écrivains qui innovent – dont se revendiquent Balzac et Zola – se concentre autour

de la difficile retranscription de la réalité et de sa réception souvent brutalisée et critiquée, « chargé[e] de tous les crimes » écrira Zola (l. 5). Les trois auteurs disent toute la complexité de leur démarche, d’abord nourrie d’observations « dressant l’inventaire » (texte 1, l. 3) et du souci de « vérité » (texte 2, l. 23), puis alimentée par une réflexion et un questionnement plus didactiques : Zola affirme que son roman c’est « de la morale en action » (l. 11), tandis que Balzac rappelle le sens de sa démarche par le biais d’une longue question rhétorique (l. 19 à la fin) le comparant à un chercheur prêt à « surprendre le sens caché » (l. 20). Difficile tâche que celle d’innover, comme le souligne la question finale de Pierre Larousse déplaçant le débat du côté des lecteurs plutôt que de celui des critiques : « Qu’importe, si à force de vérité dans l’observation ils parviennent à intéresser ? »

3. Le « chef de file » est donc l’écrivain qui ouvre la voie de la nouveauté en osant brusquer les habitudes. La référence aux anciens dont il faudrait exalter « une forme peu attrayante » (texte 1, l. 12-13) dit tous les risques encourus par les plumes novatrices, tout comme les arguments d’autorité sur lesquels s’appuie Larousse citant Victor Hugo « si neuf dans l’invention, si réaliste » (l. 11). Le « chef de file » au sens propre est le guide derrière lequel tous les autres écrivains calleront leurs propres pas, à l’image de Zola saluant militairement et respectueusement le buste de son prédécesseur Balzac.

TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire Un projet naturaliste ambitieux : Dimension scientifique : faire l’autopsie de la société du Second Empire, en tenant compte de l’importance de l’hérédité et de l’influence du milieu. Dimension morale : dénoncer les injustices et les fléaux comme l’alcoolisme. Vers le bac |

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Dimension esthétique : donner à la langue du peuple, à la langue des exclus, une dimension littéraire. Un projet défendu avec une force épidictique : Engagement marqué de l’écrivain : marques récurrentes de l’énonciation et de la modalisation à la première personne. Recours aux procédés d’insistance et de persuasion : goût de la sentence et des images frappantes. Registre polémique teinté de dédain pour ses détracteurs.

Dissertation A/ Réalistes et naturalistes, les garants de l’exhaustivité et de la vérité C’est au terme d’enquêtes minutieuses que Zola entreprenait l’écriture de ses romans (L’Assommoir est nourri d’une observation directe du quartier de la Goutte d’Or à Paris) ; Flaubert, quant à lui, recense les mœurs de province et cherche à en rendre la fatuité dans Madame Bovary. Des personnages qui tirent eux-mêmes les leçons des faits : Gervaise Macquart s’éloigne prudemment de l’alambic, car la boisson lui « fait froid ». Ainsi, Zola réalise pour L’Assommoir le vœu de Flaubert en tant que narrateur : « être présent partout, visible nulle part ». Tandis que Julie d’Aiglemont (La Femme de trente ans) dresse un constat désabusé sur la condition féminine. B/ Les semblables exigences de la création romanesque Maupassant le revendique dans la préface de Pierre et Jean : le romancier doit nécessairement choisir, faute de pouvoir tout raconter. Il doit aussi retenir les faits les plus significatifs de la vie. Ainsi, dans La Curée la rencontre entre Saccard et le baron Hartmann se lit comme une sorte de coup de pouce au destin. La durée romanesque nécessite une compression

des événements, qu’elle transforme en histoires. Le roman se propose alors comme un récit démonstratif où le caractère fortuit des événements s’efface au profit d’anecdotes signifiantes (le manque d’argent de Rastignac ne pouvant donner la pièce aux fossoyeurs du père Goriot, ou le coup de truelle scellant la réussite de Saccard dans La Curée). Le travail du style que revendique Maupassant dans la préface de Pierre et Jean trouve un écho probant chez Zola : choses mythifiées et grandissements épiques (l’alambic), peinture des foules en mouvement (Germinal), donnent au roman une puissance évocatrice très éloignée du « fait divers » évoqué par Maupassant.

Écriture d’invention Le dialogue théâtral requiert une réflexion autour de la problématique suivante : l’inspiration se trouve-t-elle dans l’observation très stricte des hasards de la vie ? Le sujet demande la confrontation des points de vue de Zola et de Balzac sur un mode dialectique qui réutilisera : Les arguments présentés par Balzac (dans le texte 1) auxquels les élèves pourront joindre la thèse d’une écriture artiste prônée par Maupassant dans la préface de Pierre et Jean. Ceux de Zola (texte 3). Les deux auteurs pourraient enfin s’accorder autour du souci de la vérité inhérent à chacun de leur projet. Afin de faciliter le travail de rédaction des didascalies, on pourra en rappeler utilement les codes : Phrases nominales usant du participe présent ou du gérondif. Indications juxtaposées entre parenthèses au nom du personnage qui prend la parole. Variété des informations : cadre spatio-temporel, gestuelle, attitude, apartés…

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Vers le bac : « Le personnage de roman au cœur de l’Histoire »

Livre de l’élève X p. ¤⁄‚-¤⁄‹

Objectifs Le corpus propose des textes et un tableau du XIXe siècle. Les textes de Stendhal et de Hugo, ainsi que le tableau d’Andrieux, renvoient à l’épopée napoléonienne. Dans les trois œuvres, il s’agit de la bataille de Waterloo, vue par Fabrice, le héros de La Chartreuse de Parme, et de façon plus générale et surplombante chez Hugo et Andrieux. Le texte de Vigny, préface de Cinq-Mars qui romance un complot au temps de Louis XIII, met en perspective la mode contemporaine du roman historique. Cet extrait met au jour l’intérêt du roman pour le récit historique. Le corpus se propose donc d’interroger les relations entre le roman et l’Histoire par le prisme du personnage. Il s’agira, à travers les questions sur un corpus et les différents travaux d’écriture : – de s’interroger sur les rapports qui lient le roman et le réel, et sur la façon dont la fiction émerge de cette rencontre ; – de comprendre comment un auteur peut créer un personnage et le relier à l’Histoire ; – d’analyser les choix narratifs des romanciers et la façon dont le personnage s’inscrit dans l’Histoire et en rend compte ; – de saisir les effets sur le lecteur. Pour prolonger la réflexion sur le roman historique, on pourra se reporter aux ouvrages de référence suivants : – Georges Lukacs, Le Roman historique, 1965 (réédition Payot, 2000). – Gérard Gengembre, Le Roman historique, 2006. – Isabelle Durand-Le Guern, Le Roman historique, Armand Colin, 2008. Pour l’épopée : – Daniel Madelénat, L’Épopée, Presses universitaires de France, 1986.

QUESTIONS SUR UN CORPUS X p. ¤⁄‹ 1. Les points de vue adoptés dans les deux récits de la bataille de Waterloo sont différents. Stendhal adopte un point de vue interne : il choisit de nous faire vivre l’épisode à travers les yeux de son personnage principal. Le narrateur est extérieur à l’histoire, hétérodiégétique, et le récit est à la troisième personne. Nous n’avons accès qu’à ce que voit Fabrice (ligne 2 par exemple) ou encore à ce qu’il « remarqu[e] » (ligne 5) ou encore entend (ligne 7). Nous avons aussi ses impressions (ligne 9 et suivantes). Cela permet l’écriture d’un texte réaliste, d’une part, mais d’un réalisme subjectif puisqu’il passe par le regard d’un personnage en particulier. Hugo, en revanche, écrit son texte d’un point de vue omniscient. Le récit est effectué par un narrateur extérieur à l’Histoire, hétérodiégétique. La description et la narration semblent aller d’ellesmêmes et sont rédigées à la troisième personne, mais sans être centrées sur un personnage. Le narrateur a un point de vue panoramique. Ligne 18, l’emploi du pronom indéfini « on » le pose en spectateur ébloui : « on vit un spectacle formidable ». Ce choix narratif permet à Hugo de développer un texte épique par la description de l’héroïsme de la cavalerie française. Andrieux, quant à lui, propose une vision de la bataille qui rejoint celle de Victor Hugo. La bataille est mise à distance, ce qui rend l’impression de foule, mais aussi paradoxalement la violence. Le peintre ne donne pas à voir de détails sanglants, mais un champ de bataille immense qui traduit la confusion et la rage des participants. 2. Dans la préface qu’il propose pour son roman historique Cinq-Mars, Vigny présente les apports du roman face à l’intérêt contemporain pour l’Histoire. Le roman répond à « l’amour du FABULEUX » (l. 26), il donne aux faits historiques « un enchaînement palpable et visible » (l. 30) qui leur fait défaut et une « conclusion Vers le bac |

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morale » (l. 31). La « fable » (l. 46), c’est-à-dire le roman, donne corps à l’Histoire en retrouvant le lien qui unit les faits et en mettant ceux-ci en perspective (à la place de Dieu, en quelque sorte, l. 32-34). Chacun à leur façon, les textes de Stendhal et de Hugo remplissent cette fonction. Stendhal permet de vivre de l’intérieur la bataille de Waterloo : le récit est fait du point de vue subjectif d’un jeune soldat maladroit, spectateur et naïf. Ce n’est pas une vision héroïque et historique des faits, mais cela pourrait être aussi une certaine vérité de l’événement historique. Hugo donne une vision tout à fait différente de la bataille : il choisit un point de vue omniscient et permet l’amplification épique. Il fait l’éloge de la cavalerie française qui va pourtant être défaite par l’ennemi. Il s’agit également d’un point de vue subjectif, non pas celui d’un personnage, mais celui de Victor Hugo, qui choisit de mettre en avant la grandeur de la France dans l’adversité alors qu’objectivement Napoléon est sur la voie de la déroute.

TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire Le commentaire du texte de Stendhal pourrait suivre ce plan : 1) La bataille de Waterloo a) La description de la bataille – Une description sonore et visuelle – Une description lapidaire et évasive b) Les participants – Fabrice et le maréchal – Les chevaux c) Une vision réaliste ? – Une attention particulière aux détails qui crée un effet de réel – Un manque de précision plus global 2) Fabrice, un héros-spectateur a) La fascination du personnage pour l’action en cours – Choix narratifs : focalisation interne et point de vue subjectif b) Un héros qui passe à côté de l’action – Fabrice spectateur – Intervention ironique du narrateur (l. 18) c) Un héros ? – Les deux occurrences du terme dans le texte – Un passage qui ne le condamne pourtant pas

Dissertation Le sujet de dissertation propose d’interroger les relations qui unissent roman et Histoire. L’expression « dans quelle mesure » invite l’élève à évaluer la façon dont ils peuvent « se mêler ». Le plan suivant pourrait servir de fondement à la réflexion : 1) Dans une première partie, on pourrait montrer que le roman peut incarner une période historique et une société. a) Pour l’idéaliser : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves et la cour d’Henri II. b) Pour l’analyser : Zola, Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. c) Ou plus généralement pour tirer parti de son potentiel romanesque : Vigny, Cinq-Mars. 2) Dans un deuxième temps, il est possible d’aller plus loin et d’approfondir les relations entre le roman et l’histoire. a) Le roman permet une connaissance du réel : le Paris du xixe siècle dans les romans réalistes par exemple. b) Le roman est aussi un moyen de comprendre les mécanismes sociaux, voire de les dénoncer : Hugo, Les Misérables. c) Le roman permet de combler les lacunes de l’Histoire : voir la préface de Cinq-Mars dans le corpus et l’extrait des Misérables. 3) Mais la fiction a ses limites et les deux champs, roman et Histoire, restent bien distincts. a) La fonction du roman est de créer une fiction, le roman n’est pas un « document » : l’invention des personnages, d’un nouvel « état civil » (Balzac) par le romancier. b) Le jeu sur les points de vue romanesques crée forcément un point de vue subjectif : la vision de la bataille de Waterloo par Fabrice ne peut être prise pour un document historique, pour une « chronique » (voir note page 210 du manuel de l’élève pour la définition du genre). c) Mais les deux genres restent voisins : l’Histoire inspire le roman, et le roman peut combler les « angles morts » de l’Histoire. D’où le succès intemporel du roman historique.

Écriture d’invention L’analyse des mots clés du sujet doit permettre de cerner au mieux les attentes : – un dialogue entre deux personnages : la forme et la situation d’énonciation sont clairement

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indiquées, il s’agit d’un dialogue. L’échange doit être fluide et motivé. – La bataille de Waterloo : cette indication impose le cadre spatio-temporel du dialogue. Au-delà, l’élève doit surtout effectuer une analyse fine des textes pour se projeter dans ce cadre et éviter tout anachronisme. – Deux points de vue opposés sur la guerre : exalter versus dénoncer l’horreur. Il est nécessaire de construire un argumentaire. Il serait inapproprié de faire l’éloge sanguinaire de la guerre et de lui opposer une naïve pensée pacifique.

Au contraire, en s’appuyant sur les textes de Stendhal et de Victor Hugo, on peut développer deux thèses que l’on opposera : Thèse A : la guerre amène tout homme à se dépasser, à faire preuve d’une bravoure qui l’honore dans l’adversité, à l’image de la France qui va pourtant connaître la déroute à Waterloo. Thèse B : pourtant, les morts signent l’échec de l’entreprise de Bonaparte. Face à l’horreur et à la vanité de la guerre, l’Homme pourrait se grandir en acceptant la défaite.

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Chapitre

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Le théâtre et sa représentation Livre de l’élève X p. ¤⁄§ à ‹‡∞

Présentation du chapitre X p. ¤⁄‡ Objectifs La présentation anthologique et chronologique vise à faire comprendre et analyser : la permanence du genre théâtral dans la production littéraire ; son inscription dans différents contextes sociaux et culturels ; les auteurs majeurs, leur univers à travers plusieurs œuvres ; l’évolution de la hiérarchie des genres ; l’écriture dramatique dans ses composantes, entre codifications et ruptures successives ; la dimension spectaculaire d’une pièce de théâtre ; la place et le rôle des metteurs en scène, particulièrement à l’âge moderne.

Organisation La séquence 4 (Le théâtre antique) permet aux élèves d’aborder la culture antique comme le creuset du théâtre occidental, par les sujets traités (particulièrement les mythes tragiques) ainsi que par la place accordée à la représentation théâtrale au sein de la cité et des rites sacrés. La figure de Médée illustre la permanence et l’évolution d’un mythe tout au long de l’histoire littéraire. Le versant comique vise à faire découvrir un rapport au rire et au divertissement. La séquence 5 (Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre) permet de comprendre comment le

théâtre acquiert une place centrale dans la littérature et la société du xviie siècle, et constitue un enjeu politique. Un premier choix de textes s’intéresse au genre de la comédie, de l’exubérance baroque à la visée satirique prédominante dans les pièces plus tardives. L’École des femmes (œuvre intégrale) est une date-clé dans l’affirmation du genre. Le second versant consacré à la tragédie en explore les sources baroques, les grands thèmes (rapport du héros au pouvoir, passion amoureuse, débat sur les valeurs), la codification progressive et l’émergence de l’esthétique classique. La séquence 6 (XVIIIe siècle : La fête théâtrale) fait découvrir le théâtre au cœur de la sociabilité du xviiie siècle et des préoccupations philosophiques du siècle. À travers des extraits de comédies, les élèves pourront apprécier l’audace d’une pensée toujours plus libre dans ses explorations et ses revendications, d’un langage dramatique toujours plus complexe. La séquence 7 (XIXe siècle : Le triomphe du drame) est centrée sur le bouleversement des genres traditionnels, l’affirmation du drame et de son esthétique, du romantisme aux pièces fin de siècle flamboyantes (Rostand) ou parodiques (Jarry). Pour faire percevoir l’originalité radicale de ce genre théâtral, l’étude de Lorenzaccio (œuvre intégrale) revient sur la figure du héros romantique, son rapport au lieu et à l’Histoire. La comparaison de mises en scène offre des pistes pour comprendre la modernité de cette œuvre qui approfondit et explore les possibilités du drame jusqu’à ses ambiguïtés. | 137

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La séquence 8 (XXe siècle : Le théâtre en quête de sens) déploie en quatre temps l’aventure moderne du théâtre : le retour du tragique et la réécriture des mythes antiques ; la mise en scène de l’absurdité ; la dramaturgie de la crise ; le théâtre contemporain entre comique et tragique. Les élèves pourront découvrir le renouvellement des sujets traités en rapport avec les évolutions sociales et culturelles correspondant le plus souvent à des lignes de rupture. La représentation elle-même voit ses codes bouleversés par les audaces des metteurs en scène. L’émergence de nouvelles théories refonde le rapport au texte et au spectacle. Les clés du genre présentent le répertoire des outils indispensables pour analyser le texte théâtral et sa représentation (histoire du théâtre et de sa représentation, l’action, la parole, le personnage et son évolution, texte et représentation). Le premier corpus Vers le bac propose un groupement sur la mort du héros sur scène. Il permet de revenir sur l’interdit classique de la violence sur scène pour réfléchir à l’intérêt à la fois spectaculaire et moral des extraits choisis. Le second corpus Vers le bac analyse la crise du personnage à partir de l’entrée suivante : « Monologue et solitude dans le théâtre contemporain ». Des pistes de lecture sont proposées en fin de chapitre.

Pistes d’étude de l’image X p. ¤⁄§-¤⁄‡ La mise en scène d’Ubu roi par Bernard Sobel (Festival d’Avignon, 2001) permet d’aborder : – la dimension pleinement spectaculaire du théâtre : le gigantisme de la main bouleverse tous les équilibres attendus entre les acteurs et le décor. L’effet sur le spectateur est celui de la surprise, du choc. La mise en scène défie les codes pour faire entrer le public dans l’univers délirant du personnage principal. – le sujet politique qui s’y trouve traité : la main gigantesque symbolise le pouvoir absolu, presque divin. C’est un pouvoir écrasant, mais aussi un pouvoir instable. Le plâtre laisse présager que les doigts vont se casser au fur et à mesure que

le spectacle va se dérouler et que l’esprit d’Ubu va se délabrer dans son délire politique. La couronne, la cape, la canne, le costume militaire sont autant de symboles mis en avant dans cette fable qui réfléchit sur la vanité et l’horreur de la toute-puissance. – un théâtre du jeu extrême : le relief chaotique de cette main gêne les déplacements des acteurs sans cesse en déséquilibre. Cette main de plâtre peut se briser ou écraser celui qui croit en être le maître. Le jeu que privilégie Denis Lavant est excentrique : il est fait de grands gestes, d’expressions outrées et grandiloquentes. Les tenues sont extravagantes et non majestueuses, et allient des éléments contraires : ceux du roi et du bouffon, dans une identité improbable pour Ubu. Le metteur en scène n’hésite pas à mélanger des costumes d’époques différentes : personnages qui semblent sortis du théâtre shakespearien, air hautain et arrogant du légionnaire moderne.

Bibliographie – CORVIN Michel, Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Bordas, 2008. – DAVID Martine, Le Théâtre, Belin, 1995. – RYNGAERT Jean-Pierre et SERMON Julie, Le Personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, éd. Théâtrales, 2006. – SARRAZAC Jean-Pierre (sous la direction de), Lexique du drame moderne et contemporain, Circé / Poche, 2005. – Le Théâtre français du XVIIe siècle, L’Avant-Scène théâtre, Scérén, 2009. – Le Théâtre français du XVIIIe siècle, L’AvantScène théâtre, Scérén, 2010. – Le Théâtre français du XIXe siècle, L’Avant-Scène théâtre, Scérén, 2010. – Le Théâtre français du XXe siècle, L’Avant-Scène théâtre, Scérén, 2011. – UBERSFELD Anne, L’École du spectateur, Éditions sociales, 1991. – VASSEUR-LEGANGNEUX Patricia, Les Tragédies grecques sur la scène moderne, Presses universitaires du Septentrion, 2004. Ressources en ligne : – www.cndp.fr/antigone/ – http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/

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Séquence



Le théâtre antique Livre de l’élève X p. ¤⁄° à ¤‹‡

H istoire des arts

Eugène Delacroix, Médée furieuse, ⁄°‹° X p. ¤¤¤-¤¤‹

Intérêt de l’image En étudiant la Médée furieuse de Delacroix, l’élève sera en mesure de comprendre les enjeux de la reprise des modèles antiques dans la peinture du xixe siècle. La peinture mythologique demeure prégnante dans la période contemporaine, comme en témoignent les œuvres de David, Ingres ou Gustave Moreau. Chez Delacroix, la figure mythique est humanisée : Médée paraît d’autant plus terrifiante qu’elle se rapproche de nous.

Un mythe à visage humain LECTURE DE L’IMAGE 1. Les Furies sont la transposition romaine des Érinyes grecques. Il s’agit de déesses persécutrices qui sont chargées de punir les fauteurs de troubles. Elles personnifient ainsi la malédiction. L’adjectif « furieuse » est ainsi une référence précise à ces déesses : Médée répare un outrage qu’elle a subi (infidélité de Jason) en sacrifiant ses enfants. 2. La Médée de Delacroix est une figure impressionnante : ses mensurations (notamment son avant-bras serrant la tête d’un de ses enfants), l’expression de son visage et le poignard qu’elle tient dans la main gauche sont des éléments mettant en avant son côté terrifiant. Toutefois, le personnage possède des traits fins (visage) et des attributs princiers (diadème à l’éclat brillant) qui lui donnent une certaine grâce. Le

jeu d’ombre et de lumière présent sur son visage met bien en valeur en définitive la tension entre brutalité et douceur.

3. Médée est une princesse, comme le prouve la noblesse des bijoux qu’elle porte : un diadème incrusté de rubis, un bracelet en or et des boucles d’oreilles brillantes. La blancheur de son visage peut également être relevée pour montrer la haute naissance de Médée. 4. L’intensité dramatique du rapt est suggérée par la pose de Médée : elle se tient en équilibre, le pied gauche en contrebas du pied droit, le visage tourné vers sa droite tandis que le bras gauche est en action. La tension entre des mouvements contraires (gauche / droite) permet de donner une intensité dramatique à cette scène d’enlèvement. On peut également étudier l’expression de la magicienne (bouche légèrement entrouverte, regard au loin) qui trahit sa nervosité et crée ainsi un effet de dramatisation. 5. En observant l’esquisse, on constate que Delacroix a mis l’accent sur le mouvement, la gestuelle de Médée. L’étude préparatoire donne l’occasion au peintre de mettre l’accent sur la dynamique du rapt. Le tableau final diffère de l’esquisse dans la mesure où le personnage n’est plus une « femme nue » mais Médée. La figure féminine possède alors une expression et des attributs (diadème, bracelet, poignard) qui lui donnent son identité. Par ailleurs, la position des enfants n’est pas la même dans l’œuvre finale : alors qu’ils ont la tête collée contre la poitrine dans l’esquisse, ils apparaissent plus bas dans le tableau. La poitrine de Médée est ainsi mise en valeur (symbole de féminité). 6. Prosper Haussard assimile Médée à une « lionne » (métaphore). Il insiste donc sur la bestialité de l’héroïne tragique. Au lieu de 4 Le théâtre antique |

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montrer l’ambiguïté du personnage, le critique d’art fait ressortir une image terrifiante du personnage mythique. Selon lui, Médée « va déchirer ses petits » alors même qu’on peut croire qu’elle les protège dans son antre (un de ses enfants n’hésite pas à se protéger sous le sein maternel). « L’antre » évoquée par Haussard fait référence à la grotte dans laquelle se trouve Médée.

7. Les attributs de la féminité que l’on peut souligner dans cette représentation de Médée sont les suivants : – les parures : diadème, bracelet, boucles d’oreilles ; – la longue chevelure ; – la poitrine opulente ; – les traits fins du visage.

VERS LE BAC Sujet d’invention Dans son discours, Médée peut évoquer les raisons qui l’ont poussée à commettre un tel crime. Elle exprime son dépit amoureux en incriminant Jason : sa jalousie est la principale cause de sa furie. La détermination de la magicienne ne doit pas empêcher des prises de conscience ponctuelles : l’élève peut exprimer le dilemme de Médée en recourant à des questions rhétoriques et à des phrases exclamatives. Il est judicieux d’alterner des passages où le personnage tente de faire une démonstration et d’autres moments où elle ne contient plus sa rage.

LA TRAGÉDIE



Eschyle, Agamemnon, ›∞° av. J.-C. X p. ¤¤›-¤¤∞

Objectifs – Découvrir une tragédie grecque. – Analyser le fonctionnement du chœur. – Analyser les procédés spectaculaires de la mort du héros.

Témoins du meurtre d’un roi LECTURE 1. et 2. Conventionnellement, le chœur s’exprime ensemble (chant et danse) ou par la bouche du seul coryphée. Il existe très peu d’exemples où le chœur se sépare (deux demichœurs dans Ajax au moment de la découverte de la mort du héros), et cet extrait d’Agamemnon est le seul exemple, dans les tragédies conservées, de prise de parole individuelle : l’effet spectaculaire est donc très fort, et était sans doute surprenant pour le public athénien du ve siècle av. J.-C. La distribution de la parole permet d’exprimer des avis différents, voire divergents, de multiplier les hésitations et d’amplifier l’indignation (l. 14, 20-21) (registre lyrique). 3. La catharsis est définie p. 680. Le chœur exprime toutes les émotions que le public ressent aussi : crainte (l. 2, 16-19) révolte (l. 6-9), indignation (l. 20-23) devant le meurtre du roi, pitié pour la victime (l. 3-4). Le chœur se fait l’écho des réactions des spectateurs, et les guide en quelque sorte. 4. Le chœur s’exprime tantôt à la 1re personne du singulier, tantôt à la 1re personne du pluriel. Différents avis s’opposent, qui correspondent aux réactions d’une humanité ordinaire. Le chœur est constitué de vieillards faibles, citoyens sans responsabilités ni courage politique : certains veulent donc alerter les autres citoyens (l. 6-7), d’autres veulent intervenir eux-mêmes immédiatement (l. 8-11). Ce sont les plus déterminés. Il y a surtout les lâches qui préfèrent attendre de voir ce qui se passe (l. 12-13), qui se doutent qu’il s’agit d’un coup d’État et qu’on va installer une tyrannie. Mais si certains s’indignent à l’idée d’accepter une tyrannie (l. 20-23), d’autres sont dans l’expectative et la prudence excessive (l. 24-29). Et c’est cette voix qui l’emporte par la bouche du coryphée. Ces tergiversations finissent par résonner ironiquement : pendant ce temps, on achève le roi, et le spectacle sanglant que les choreutes découvrent à la fin est un retour brutal à la réalité.

HISTOIRE DES ARTS Peter Stein reprend le principe de l’ekkuklème grecque : un plateau roulant qui s’avance de la

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porte vers l’avant-scène et exhibe les conséquences des crimes qui se sont déroulés derrière la porte du palais. Cette planche mobile dépasse même du plateau. Les deux cadavres sont étalés à demi nus comme sur une table de dissection. Ils sont couverts de sang comme Clytemnestre elle-même. La reine tient encore l’épée à la main : le meurtre a été une vraie boucherie. L’image est donc très violente et crue dans son réalisme sordide, alors que les Grecs devaient utiliser des moyens plus sommaires pour montrer des cadavres. Peter Stein, metteur en scène brechtien, exhibe l’excès de la violence tragique pour créer un effet de distanciation.

VERS LE BAC Question sur un corpus La mort du roi est toujours dramatisée au théâtre par les réactions des personnages secondaires : pitié, refus de voir la vérité en face (Marie chez Ionesco, l. 24 à la fin), ou au contraire résignation froide (Marguerite, le garde, le médecin) ou lâche (le chœur). Les mouvements qu’on imagine vers la porte du palais (l. 8-9) sont à comparer avec les gestes de Marie pour aider le roi à se redresser. Mais la portée collective de la mort d’Agamemnon et les problèmes politiques liés à sa succession n’ont rien à voir avec la portée individuelle de la mort de Bérenger, qui exprime l’angoisse de n’importe quel humain face à la mort. Et même si son royaume part en ruine (discours du médecin), il n’y aura rien d’autre après lui.

convention, on ne montre qu’après sa réalisation. Il relaie ainsi le suspense sur cette mort avec les questions qu’il se pose : ils identifient la voix qu’on entend (l. 1-5) puis se demandent si Agamemnon est bien mort (28-29). Ses meurtriers vont-ils installer une tyrannie (l. 12-13) ? 2) Le chœur exprime toutes les réactions possibles à l’événement (questions 2 et 3).

Bilan/Prolongements Le Scérén (CNDP) a publié en 2009 un fascicule sur la mise en scène d’Agamemnon dans la série Baccalauréat théâtre avec de nombreuses images et un DVD permettant de comparer des mises en scène. Il comporte une interview d’Olivier Py.

¤

Sophocle, Antigone, ››¤ av. J.-C. X p. ¤¤§-¤¤‡

Objectifs – Analyser le fonctionnement d’une tragédie grecque : le rapport du héros au chœur. – Comprendre ce qui fait l’héroïsme tragique. – Analyser les registres tragique et pathétique.

Mourir en héroïne exemplaire Invention Il s’agit principalement de noter les déplacements des choreutes : qui se précipite vers la porte, qui s’en approche avec crainte, qui recule, qui arrête les autres, ou au contraire se cache derrière eux, etc. Les regards sont-ils dirigés vers la porte ou vers le public ? Après avoir fait écrire quelques didascalies, on peut faire jouer l’extrait, en dispersant les élèves dans la classe. (P. Stein avait imaginé que les choreutes étaient dans la salle.)

Oral (analyse) 1) Le chœur commente l’action, s’approche de la porte derrière laquelle on entend les cris d’Agamemnon, et dramatise le meurtre que, par

LECTURE 1. Laïos a enlevé le fils de son hôte Pélops. C’est le crime fondateur (crime vis-à-vis du devoir religieux de l’hospitalité). Il est condamné à être tué par son fils Œdipe. Celui-ci, élevé au loin, le tue et épouse sa mère Jocaste. Ses deux fils s’entre-tuent pour le pouvoir. 2. Les valeurs d’Antigone reposent sur la piété filiale : ma piété m’a valu le renom d’une impie. Elle devait accomplir les rituels funéraires pour ses parents comme pour ses frères, c’est son rôle de fille. Elle a plus de devoirs vis-à-vis d’eux que vis-à-vis d’un mari ou d’enfants, car ceux-ci pourraient être remplacés, mais pas ses frères (l. 10-12, 13-15). 4 Le théâtre antique |

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3. Le niveau de langue est littéraire et le registre est pathétique. Antigone veut susciter la pitié du chœur et du public. – Phrases exclamatives marquant son désespoir (l. 1-2 ; 20-21), l’indignation (l. 8-9 ; 16-17 ; 27). – Champ lexical du malheur et de la souffrance : la plus misérable (superlatif), sans égards, abandonnée des miens, misérablement : énumération avec rythme ternaire. – Métaphore du mariage avec la mort : l. 1-2. – Une question rhétorique : l. 22. Elle s’adresse à son tombeau personnifié, puis à ses morts (l. 5-8) ; et enfin au chœur (l. 13-14) qu’elle prend à témoin de l’injustice qu’on lui fait subir avec une phrase interrogative (l. 12-13 ; 22-23). Après s’être lamentée, elle argumente pour convaincre le chœur, et donc le public, de son innocence. Le chœur et Créon sont tous impassibles devant sa souffrance : le coryphée la pense folle (métaphore des vents qui règnent sur son âme) et Créon presse les gardes, la menace toujours (l. 33-34). Il n’a pas cédé d’un pouce et la longue tirade de la jeune fille est restée lettre morte, ce qui la rend d’autant plus pathétique. Elle est désespérément et tragiquement seule.

VERS LE BAC Oral (analyse) La figure d’Antigone incarne la force du tragique par son mélange de détermination et de désarroi. 1) Comme tout héros tragique, elle a fait des choix dont elle assume pleinement la responsabilité, ce n’est pas le destin qui l’a forcée à pratiquer les rituels pour son frère : la différence avec la position d’Ismène est indiquée clairement dans le texte d’Anouilh. Et chez Sophocle, l’héroïne justifie et revendique cette piété familiale. (Question 2.) 2) Mais ce sont les morts qui se sont emparés d’elle en quelque sorte, l’ont attirée dans l’Hadès (l. 1-5). Elle se présente comme vouée au monde des morts : elle rejoint ainsi tous les êtres chers : je descends, la dernière de toutes et la plus misérable. Ce qui rend cette mort plus tragique est son âge : une femme grecque a pour vocation de se marier et d’avoir des enfants. En mourant vierge, Antigone n’accomplit pas son destin, alors que ses parents ou ses frères ont vécu leur vie et ont

choisi leur fin : je n’aurai connu ni le lit nuptial ni le chant d’hyménée (l. 18-20). Une jeune fille mariée à la mort est, pour les Grecs, un destin particulièrement pathétique : je descends, vivante, au séjour souterrain des morts ! 3) D’autre part, sa solitude extrême est soulignée chez Sophocle par les réactions du chœur et de Créon. (Fin de la question 3.)

Dissertation 1) Le conflit tragique contre l’autorité Le rapport au pouvoir est un thème tragique depuis l’Antiquité grecque : il permet de réfléchir sur ce qu’est une tyrannie et de montrer comment la responsabilité individuelle s’exprime face à la violence : voir Agamemnon p. 224, et Antigone. Le chœur se fait alors l’écho des inquiétudes du peuple, ou de la morale de référence. Les réécritures modernes des mythes suggèrent les problèmes de conscience des régicides : voir Électre face au meurtre de sa mère dans Les Mouches (p. 338). Le théâtre classique français et le drame romantique ont développé ce thème politique en accentuant les dilemmes dont les héros sont tourmentés, pris entre code d’honneur personnel, allégeance ou trahison : voir les héros cornéliens, ou Lorenzaccio (p. 318 sqq.). Les rois de Racine sont aussi tyranniques, mais par amour : voir Néron dans Britannicus où le conflit vis-à-vis du pouvoir se double d’une rivalité amoureuse ; voir l’extrait d’Andromaque p. 286-287. 2) Le conflit tragique contre soi-même Le héros du théâtre classique ou romantique est donc davantage aux prises avec ses passions personnelles qu’avec le pouvoir : dans Phèdre (p. 290-291), ce n’est pas le roi Thésée qui punit Phèdre ; il préférerait même ne pas connaître la vérité. C’est elle qui se juge ignoble et se donne la mort. Lorenzo et Ruy Blas avancent masqués et ce déguisement est la cause de leurs tourments, et de leur suicide. Ruy Blas se tue pour ne pas déshonorer la reine (p. 324-325). Lorenzo sait que son acte a été vain et trouve une mort qui est aussi une forme de suicide (p. 321). 3) Le tragique existentiel Le théâtre contemporain se préoccupe davantage de montrer l’absurdité de l’existence ; le rapport au pouvoir, à l’autorité soit n’existe

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pas, soit est symbolique : dans Le Roi se meurt, Bérenger lutte contre la perte de son pouvoir qui est l’annonce de sa mort (p. 344-345). Caligula de Camus n’est un tyran sanguinaire qu’à cause de son désespoir profond (p. 340-341). Les personnages du théâtre de l’absurde sont confrontés au vide absolu de leur existence, et le tragique consiste à continuer malgré tout à accomplir des rituels sans but : En attendant Godot (p. 342-343) ou Oh les beaux jours (p. 370-371).

Bilan/Prolongements Histoire des arts (analyse de la mise en scène de Nichet) Antigone est habillée tout en blanc, symbolique costume de mariée vierge, et elle tire vers elle une sorte de drap blanc. Elle ne porte aucune parure. Le plateau est recouvert de tissus violets sur lesquels sa silhouette ressort : ils ressemblent à des habits éparpillés, comme les dépouilles des morts. Assise, elle semble interroger le ciel, ou lui adresser une prière, son visage est crispé, triste. Sa solitude et son désarroi sont visibles.



Euripide, Les Troyennes, ›⁄∞ av. J.-C. X p. ¤¤°-¤¤·

Objectifs – Analyser le fonctionnement d’une tragédie grecque : le rapport du héros au chœur. – Comprendre ce qu’est une héroïne tragique. – Analyser les registres tragique et pathétique.

La tirade d’une héroïne pathétique LECTURE 1. Ce qui rend très poignant le désespoir de la mère, ce sont les mots et les gestes par lesquels elle se sépare de son fils : elle indique que l’enfant se serre contre elle (v. 11-12 avec l’image de l’oiseau blotti) et elle-même l’étreint (v. 18) ; elle évoque ainsi son odeur qui marque son intimité avec lui (v. 19). Elle lui demande ensuite un dernier baiser : les v. 22-24 décrivent longuement ce geste. Rappelons que les acteurs grecs portant des masques, la parole devait suppléer à une gestuelle sans doute très limitée (le baiser entre visages masqués est peu réaliste, et très improbable). Elle finit par pousser l’enfant vers ses bourreaux (v. 34). Son impuissance est exprimée dans une interrogation rhétorique (v. 37). 2. Andromaque insiste très crûment sur ce qui va arriver à l’enfant : ce corps qu’elle serre contre elle avec amour, sera disloqué après une chute du haut des murailles, mort atroce (v. 16-17). Cette façon de le tuer est comparée à un repas cannibale. Citons : le précipiter, si tel est votre bon plaisir / Ou faire repas de sa chair (v. 35-36). L’innocence de l’enfant et donc la monstruosité du crime sont rappelées dans une phrase exclamative exprimant l’indignation (des supplices barbares (v. 25) puis une question rhétorique (v. 26). La mise en scène de Serban montre la dernière étreinte désespérée entre la mère et l’enfant, rendue plus intime encore par la semi-nudité : ils sont blottis étroitement l’un contre l’autre, peau à peau, sans doute accroupis au sol, mais ils ne se regardent pas. L’enfant est accroché au bras de sa mère, mais sait qu’elle ne peut plus rien pour lui. Celle-ci a d’ailleurs le visage baissé, et semble plus accrochée à lui. 3. et 4. Prérequis : on peut raconter ou faire chercher aux élèves les circonstances de l’enlèvement d’Hélène. Andromaque s’adresse d’abord à tous les Grecs, représentés ici par leur messager Talthybios (v. 25-26). Puis, elle accuse Hélène qui, pour avoir suivi Pâris à Troie, a provoqué la guerre et conduit à la destruction du peuple troyen (v. 27-33). Elle est particulièrement virulente à son égard, la présentant comme liée à tous les 4 Le théâtre antique |

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mauvais génies de la violence. Elle jette sur elle une malédiction. Elle ajoute cependant la responsabilité divine (v. 36) : les parents de Pâris, comme ceux d’Œdipe, avaient été avertis du malheur qu’il leur apporterait, et ils l’avaient abandonné. Mais ce geste préventif est dérisoire : il ne peut faire échapper l’enfant au destin que les dieux mauvais ont scellé pour lui.

5. Talthybios exprime de la pitié. Il ne fait pas preuve de violence à l’égard de l’enfant et parle de sa pauvre mère (v. 42). Il se démarque de la décision de lui donner la mort avec l’emploi d’un pronom indéfini sujet : l’on a décidé que tu devras mourir. Le dernier vers indique qu’il est malheureux et même honteux de devoir exécuter cet ordre (v. 48). 6. Hécube et le chœur des prisonnières sont chargés de faire écho à la douleur d’Andromaque qu’elles partagent, l’une parce qu’elle est la grand-mère de l’enfant, les autres comme compagnes d’infortune de leur reine et de ses enfants (Ô Troie infortunée, que de victimes). Le lecteur (ou le spectateur) éprouve donc de la pitié pour ce groupe de femmes impuissantes autour de cette reine déchue qui crie son désespoir, en s’adressant à l’enfant qu’on emmène, avec des interrogatives rhétoriques et un vocabulaire hyperbolique (écroulement, désastre complet). Ces plaintes sont accompagnées de la gestuelle du rituel de deuil : me frapper la tête, me battre la poitrine. Le spectacle horrible de la séparation d’Andromaque et de son fils est donc renforcé par les lamentations du chœur. C’est ce qui émeut le public, qui ne peut qu’entrer en empathie avec cette souffrance.

ÉCRITURE Vers le commentaire Pour les Grecs, il n’existe pas de douleur plus grande que celle d’une mère qui voit mourir son enfant. La tragédie, et plus particulièrement Euripide, exploite fréquemment cette situation pathétique, source de catharsis. Dès les trois premiers vers, Andromaque interpelle son fils avec des termes affectifs forts, comme mon unique trésor. Puis, elle insiste sur l’anormalité de cette mort : en mourant, il ne deviendra jamais cet adulte qui aurait pu protéger sa mère infortunée. C’eût été pourtant conforme au cycle de la vie

et aux lois de la nature. La loi des hommes en aura décidé autrement : victime innocente, il paie pour l’héroïsme de son père. Avant tout, les Grecs voient en lui un futur vengeur dangereux. Faire périr un enfant, c’est réduire à néant tout projet d’avenir, notamment tout espoir de royauté (v. 9) : Astyanax devait être roi de Troie. Elle multiplie les références au lignage noble de l’enfant, aux v. 9 et 15. La mort d’un héros à la guerre est moins tragique que celle d’un jeune prince qui n’a pas eu le temps de le devenir. Euripide sait rendre spectaculaire le pathétique de la situation en renforçant le lien physique entre la mère et l’enfant. La mère commente longuement leurs derniers gestes de tendresse, et rend ainsi insupportable la séparation qu’elle décidera pourtant elle-même (v. 35). Le petit garçon sanglote, se serre contre elle (v. 10-12), et elle compare ce geste à celui d’un oiseau vulnérable. L’impuissance de la mère est exprimée par des questions rhétoriques (À quoi bon…). Andromaque étreint aussi son fils et la douceur désespérée de ce geste est indiquée par deux vers exclamatifs (v. 18-19). Le vers 19 comporte une allusion à l’odeur de l’enfant et rappelle le lien du bébé à sa mère. Il insiste ainsi sur l’intimité qu’ils vont perdre. Leur dernier baiser est commenté à nouveau pendant trois vers (v. 22-24). Et, cette fois, Andromaque réclame l’étreinte qu’elle voulait repousser auparavant : Contre elle, serre-toi, passe tes bras autour de mon cou. Les mots, dans la tragédie grecque, suppléent un jeu physique sans doute limité par l’emploi des masques. La pitié du spectateur est également renforcée par l’horreur des conditions de la mise à mort d’Astyanax : le petit garçon sera jeté du haut des murailles de Troie. Les dernières caresses sont donc crûment opposées aux images du corps fracassé (v. 16-17). Relevons : qui brisera ta nuque. Andromaque crie son indignation devant une telle cruauté, qu’elle appelle des supplices barbares, terme ironique puisque ce sont les Troyens qui sont appelés barbares par les Grecs. Elle compare également cela à un repas cannibale : faire repas de sa chair, faisant sans doute ici allusion au crime originel de la famille des Atrides : Atrée, père d’Agamemnon, avait fait manger à son frère Thyeste ses propres enfants. Andromaque finit par livrer elle-même son fils aux Grecs dans un dernier geste de désespoir : voilà mon fils, vous pouvez l’emmener, l’emporter, où les deux verbes manifestent son désir d’en finir vite. Elle-même

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s’écroule ensuite dans la posture de prostration propre au deuil : Recouvrez mon malheureux corps.

VERS LE BAC Question sur un corpus Les situations sont très différentes et n’impliquent pas le même type de procédés pathétiques : chez Euripide, ce sont le lien et l’arrachement mère/enfant qui suscitent la pitié ; chez Racine, c’est un dialogue entre une prisonnière et l’homme qui la tient en son pouvoir. Dans les deux cas, cependant, on retrouve des phrases exclamatives de plainte et le lexique de la souffrance liée à un destin misérable : ta mère infortunée […] En vain je me suis épuisée de peine et de tourment. […] mon malheureux corps (Euripide), mes maux […] l’état où vous me réduisez. Enfin, la liste des malheurs subis est sous la plume de Racine une énumération poignante. Andromaque cherche à interpeller directement son interlocuteur avec des questions rhétoriques pour le culpabiliser : c’est vous les Grecs […] de quel droit (Euripide), Ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ? (Racine.) Elle s’adresse à son enfant, rôle muet, chez Euripide, et à son mari mort chez Racine : dans les deux cas, les paroles sont vaines, ni Astyanax, ni son père ne pouvant rien à la situation. Mais la scène est plus poignante encore chez Euripide, car Talthybios est obligé d’exécuter l’ordre donné, alors que, chez Racine, Pyrrhus se laisse gagner par la pitié à la fin de la scène, et protégera Astyanax. Le discours d’Andromaque porte ses fruits, tandis que l’Andromaque grecque parle à un mur.

Bilan/Prolongements Si la mort d’un personnage est toujours associée par les élèves au tragique, il est important de voir comment cette mort est exploitée de façon spectaculaire par les auteurs. Chez les Grecs, par principe, la mort n’est jamais montrée sur scène, mais les séparations sont toujours longuement commentées, jouées, et c’est ce qui rend ces morts encore plus pathétiques. La violence réside dans cet arrachement définitif des corps. Aristote, sur ce point, est repris par les théoriciens classiques. On peut, pour s’en convaincre comparer cet extrait avec la violence de la mort de Camille dans Horace (p. 280-282).

RÉÉCRITURE



Euripide, Médée, ›‹⁄ av. J.-C. X p. ¤‹‚-¤‹¤

Objectifs – Analyser les caractéristiques d’un personnage tragique à Athènes, puis à Rome. – Comprendre les enjeux des tragédies grecques et romaines. – Analyser des mises en scène modernes du personnage de Médée : comprendre comment jouer la monstruosité du personnage.

X p. ¤‹‚ 1. Fiona Shaw exprime de l’angoisse et de la haine, comme si elle se défendait d’une agression. Son regard est fou. Catherine Germain regarde en face, droit devant elle, les yeux écarquillés dans une interrogation muette ; elle semble perdue (c’est le mot utilisé par C. Germain elle-même, voir document 2, p. 230), fragile et vulnérable, anéantie, dit l’actrice. Maria Callas semble affolée, son regard est douloureux, dirigé vers le bas, comme si elle voyait une chose monstrueuse. Marie Payen paraît folle, égarée. Elle est face au public et regarde droit devant elle, sans fixer quoi que ce soit, comme perdue dans son monde d’horreur.

Étude de mises en scène

2. Fiona Shaw a les deux mains crispées sur le long couteau, auquel elle s’accroche, comme seul moyen de survivre. Tout son corps est tendu dans ce geste qu’on pense désespéré. C. Germain et M. Callas ont presque le même geste : elles lèvent la main devant elles, comme pour se protéger d’une vision d’horreur, à moins qu’il ne s’agisse d’un signe de protestation ou d’effroi. L’immobilité de C. Germain s’oppose en revanche au mouvement de fuite de M. Callas. M. Payen continue à se barbouiller du sang des enfants, comme étrangère à elle-même. 3. Les quatre costumes sont radicalement différents. Si trois sont résolument modernes, le dernier est archaïque et étrange. Fiona Shaw (1) porte une sorte de blouse informe, qui pourrait tout aussi bien être un 4 Le théâtre antique |

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imperméable, vêtement de voyage ou de travail, destiné à une tâche salissante, ce qui donne du meurtre une image clinique. Elle est entièrement recouverte de cette blouse, dissimulant ainsi au regard sa féminité, qu’au contraire C. Germain (3) révèle dans une robe ou une combinaison rouge très échancrée, laissant les épaules nues. Elle montre ainsi un corps émacié, sur lequel tombent ses cheveux coiffés sans apprêts. Cette vision de la féminité n’est pas placée sous le signe de la séduction donc, mais est plutôt la marque de sa vulnérabilité. La robe de M. Payen (6) et le décor, entièrement blancs, font davantage ressortir tout le sang dont elle se barbouille, image d’une sorte de noce barbare : dans le texte de Sénèque, Médée accomplit un rituel de mariage perverti pour détruire celui de Jason et Créüse. Le costume de M. Callas (5) s’oppose à ces trois versions plus récentes : elle porte une lourde robe et un manteau noirs, et elle est couverte de bijoux tout aussi imposants. Pasolini a voulu donner l’image de la sorcière barbare archaïque et mythique.

4. Médée ne doit en aucun cas paraître une femme ordinaire, même le costume très contemporain la rapproche de nous. Elle doit rester effrayante dans son mystère. Les deux mises en scène de Warner et Fréchuret choisissent pour cela de mettre en scène un personnage à la lisière de la folie, décelable dans le regard halluciné des deux actrices, F. Shaw étant sans doute plus effrayante à cause du couteau. Pasolini opte pour la passion douloureuse. M. Callas joue une femme qui ne se contrôle plus, sous l’effet d’une souffrance insupportable.

DU TEXTE À LA SCÈNE

X p. ¤‹⁄

1. Médée s’adresse à elle-même, comme en témoignent les marques de la première et de la deuxième personne dans le relevé suivant : mes desseins, mon cœur, pas toi. Ce monologue très vif laisse entendre deux sentiments contradictoires et tout aussi exaltés : d’un côté, la haine et l’envie de vengeance (me résigner ; abandonnant mes ennemis), de l’autre, l’amour et la compassion pour ses enfants (laisse ces enfants, épargne-les). Ses hésitations sont marquées par ses revirements incessants : je ne le ferai pas ; non, il faut aller de l’avant ; non, mon cœur, non pas toi. Ainsi monte une insoutenable tension dramatique, qui se résout brutalement dans une

décision finale abruptement tranchée. Elle est exprimée en deux phrases courtes, à la sécheresse d’épure : Tout est accompli. Trop tard pour un revirement.

2. Quels arguments pour tuer ses enfants ? On peut relever, à la lecture du texte : – Elle est bafouée par Jason et Créon, qui ont fait de cette femme puissante celle dont on rit. – Les enfants gardés par leur père seront maltraités par leur belle-mère et les Corinthiens (pour que mes ennemis [...] les outragent). – Aussi vaut-il mieux abréger leurs prévisibles souffrances en les tuant, de ses propres mains : l’acte de vie d’une mère, dans une logique pour elle identique, se transforme en acte de mort. – Il est trop tard pour reculer, le meurtre de Créüse étant déjà joué. – C. Germain explique ce meurtre de façon plus psychologique : bafouée par Jason, Médée n’est plus rien, et sur ce vide de soi, elle construit l’horreur absolue, le pire reniement qui soit pour une mère, tuer ses enfants, dernière part d’ellemême vivante. C’est une vision plus proche de Sénèque que d’Euripide (voir texte 7 p. 232). 3. Pour argumenter, on peut chercher les manifestations physiques d’hésitation et de souffrance de Médée. Euripide ne la montre pas folle, c’est Sénèque qui tirera le personnage vers la monstruosité en faisant d’elle la proie du furor. Lire les repères esthétiques sur le jeu de l’acteur (p. 230) permet de comprendre que le jeu de F. Shaw et de M. Callas paraît plus réaliste que celui de C. Germain ou de M. Payen. 4. C. Germain a tenté de trouver en elle une part de violence ancienne, une sauvagerie enfouie, instinctive : me rappeler quelque chose qui daterait de cette époque […] je porte en moi des choses que tout le monde possède. 5. Pour transposer la figure mythique de Médée, les metteurs en scène cherchent à construire l’image d’une femme envahie par la folie et le désespoir. Le jeu de l’actrice est souvent grandiloquent, violent (F. Shaw, M. Callas) ou très artificiel (C. Germain, M. Payen) : le personnage donne l’impression de sortir de lui-même, et de ne plus s’appartenir totalement. Les costumes tendent soit à ancrer le personnage dans un univers archaïque et mythique (Pasolini), soit à le rapprocher du spectateur contemporain pour suggérer l’universalité du mythe.

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Bilan/Prolongements La mise en scène de Laurent Fréchuret est entièrement présentée sur le site http://crdp.ac-paris. fr/piece-demontee/ (année 2009) ou dans les archives du Théâtre de Sartrouville (saison 2009/2010) : http://www.theatre-sartrouville. com, qui propose une vidéo du spectacle enregistré par la COPAT. Le dossier de presse permet aussi de trouver des éléments concernant le jeu de l’actrice.

Étude de mises en scène

X p. ¤‹¤

Les trois questions portent sur la mise en scène de Zakariya Gouram 1. Le meurtre est représenté très concrètement et très crûment par Z. Gouram : Médée est littéralement barbouillée du sang de ses victimes, autant sur les bras que sur le visage, comme si elle avait égorgé les enfants et s’était baignée dans leur sang, en un rituel barbare. Sa robe et le décor, entièrement blancs, font davantage ressortir ce sang.

2. M. Payen paraît folle, égarée. Elle continue à se barbouiller du sang des enfants, comme étrangère à elle-même. Elle est face au public et regarde droit devant elle, sans fixer quoi que ce soit, comme perdue dans son monde d’horreur. 3. Z. Goram, par son parti pris réaliste, plonge le spectateur dans un fait divers sordide qui se veut pathétique. Mais le résultat est tellement extrême que le spectateur n’est pas forcément touché, comme lorsqu’on regarde un film d’horreur très violent. On peut toutefois être sensible à la dimension rituelle de ce crime sanglant.

DU TEXTE À LA SCÈNE

X p. ¤‹¤

1. Le recours aux hyperboles, chez Sénèque, s’accompagne d’une gradation dans l’horreur : si un seul meurtre suffisait ; les égorger tous les deux ; je m’ouvrirai le corps ; j’arracherai l’embryon. La monstruosité de Médée s’exprime aussi dans la lenteur mise à accomplir le crime ; elle jouit de cet instant de façon sadique (dernière réplique). La parole de Médée vise chez Euripide à se persuader d’aller jusqu’à l’acte fatal. Le personnage est en tension entre le refus et la détermination, d’où le recours aux questions oratoires et les énoncés d’« autopersuasion ».

2. Le texte de Sénèque est d’autant plus violent que la représentation à l’époque romaine n’était pas du tout réaliste. L’acteur déclamait son texte, et c’était sa performance vocale, musicale qui suscitait des émotions dans le public. Gouram cherche au contraire à mettre le spectateur face à la réalité sanglante, macabre du meurtre. Cette esthétique est proche du cinéma d’horreur connu d’un public contemporain. L’ensemble du décor est constitué d’un espace blanc que la folie de Médée transformait en champ de bataille sanguinolent : une toile blanche sur laquelle elle écrit son histoire et se réalise dans la monstruosité. Gouram souligne l’excès verbal par un excès visuel. Le mythe doit, pour lui, non pas être éloigné de la réalité, mais déborder de la réalité. C’est une conception très éloignée de celle des auteurs antiques, pour lesquels l’univers de mythes ne devait avoir aucun rapport avec la réalité du public. 3. S’appuyer sur les trois pages pour répondre à cette question. Médée suscite la pitié quand elle est face à un choix terrible, quand ses enfants sont encore vivants et qu’elle décide de s’en séparer à jamais : analyser les hésitations dans le texte d’Euripide, les regards égarés, pathétiques des actrices permettent de l’affirmer. Médée suscite la terreur quand elle tue les enfants : la violence du texte de Sénèque, l’image sanglante de M. Payen, le montrent.

LA COMÉDIE



Aristophane, Les Cavaliers, ›¤› av. J.-C. X p. ¤‹‹

Objectifs – Introduire l’idée d’un théâtre critique et satirique. – Découvrir le modèle grec et les enjeux politiques du théâtre dans une démocratie. – Analyser les procédés de la satire. 4 Le théâtre antique |

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Jouer les dérives de la démocratie LECTURE 1. « Lepeuple » est une personnification des citoyens athéniens dans leur ensemble, à savoir les hommes adultes, d’origine athénienne, libres, seuls autorisés à voter (ne sont pas citoyens, les femmes, les étrangers, les esclaves). Il est présenté de façon caricaturale : son caractère est dénigré avec rustre d’humeur et petit vieux acariâtre. Il est de santé fragile, atteint de surdité : quinteux, dur d’oreille ce qui signifie qu’il n’entend pas les bons discours. C’est surtout sa naïveté qui est tournée en dérision : il se laisse manipuler par n’importe quel flatteur : énumération, accumulation de tous les efforts du Paphlagonien pour le séduire (l. 5-6). Lepeuple est paresseux, il préfère son bon plaisir aux séances du tribunal (l. 7-8). La métaphore de la maison, l’utilisation d’un langage familier ou du discours direct rendent le portrait plus concret, en fait une petite scène de théâtre. La métaphore filée de la nourriture avec laquelle on nourrit Lepeuple suggère que la démocratie ne fonctionne pas sur le sens civique, les motivations politiques des citoyens ou leur analyse critique d’une situation donnée, mais sur des distributions d’avantages, des contre-parties matérielles. Le blocus de Pylos où Nicias a échoué, et Cléon, gagné, est transformé en plat préparé par l’un et apporté par l’autre : C’est pourtant moi qui les avais battus ! 2. Le procédé principal de la caricature et de la satire est l’hyperbole, dont on trouve ici plusieurs variantes : – répétition l. 4 et à nouveau l. 11 de fieffé ; – accumulation l. 5-6 renforcée dans la traduction par la répétition de et ; – gradation l. 8 sur les synonymes employés : empiffre-toi, bouffe, bâfre. Le traducteur a cherché des allitérations en [f] pour accentuer l’effet comique ; – métaphore du chasse-mouches pour chasser les orateurs ; – métaphore des oracles pour suggérer les promesses peu crédibles du Paphlagonien, et de la sibylle pour évoquer l’aspect fumeux des positions politiques de Lepeuple.

VERS LE BAC Oral (analyse) 1. Ce texte montre les dérives de toute forme de démocratie : les citoyens n’ont pas de véritable sens civique et se laissent donc facilement berner par des démagogues, parasites sans scrupule, qui leur font de belles promesses, les flattent et surtout maintiennent leurs privilèges ou leur confort, et en récoltent pour eux-mêmes des avantages substantiels. L’intérêt collectif passe après l’intérêt individuel. (Voir question 1.) 2. Ceux qui pourraient éveiller la conscience critique des citoyens sont facilement écartés ou muselés. Le peuple est difficile à diriger, versatile, peu reconnaissant des efforts accomplis pour le bien collectif : les plaintes du serviteur fidèle et la référence à la nourriture préparée par l’un et servie par un autre (l. 9 à la fin). (Voir 2de partie du commentaire.)

Commentaire Les citoyens athéniens sont ici incarnés par un maître stupide et égoïste. La démocratie athénienne est épinglée à travers la métaphore filée de la maison livrée à un parasite sans scrupule. 1) Un patron stupide et naïf – Le texte commence par un portrait à charge de Lepeuple (voir questions 1 et 2) : les défauts indiqués ici évoquent un manque de conscience civique, une absence de véritable vue politique, une naïveté alliée à une grande versatilité. – Les nombreuses références à la nourriture suggèrent que Lepeuple ne se préoccupe que de cela et qu’il suffit de lui servir les plats qu’il aime pour avoir ses faveurs (gradation l. 8) : les fèves destinées au vote ou l’allocation versée pour participer aux assemblées deviennent dans le texte des aliments à consommer. La transposition comique chez Aristophane transporte les personnages dans un univers carnavalesque où le seul but est le festin final. 2) Une maison livrée à un serviteur sans scrupule Dans cette maison s’affrontent deux types de serviteurs : les fidèles qui disent vouloir le bien de leur maître (mais est-ce si sûr ?), et le parasite qui le flatte pour mieux l’exploiter ou le tromper. – Cléon, démagogue notoire en 424 av. J.-C., est dépeint sous les traits de l’esclave paphlagonien

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appelé fieffée canaille, fieffé menteur. Ses viles flatteries sont décrites par l’accumulation comique et familière des l. 5-6. Son discours obséquieux est rapporté au discours direct pour le rendre plus vivant. Il comporte des verbes injonctifs d’exhortation, et une phrase interrogative qui montre que le parasite sait ce qui fait plaisir à son patron. – Le fidèle serviteur qui raconte ce qui se passe dans la maison, manifeste son indignation, l. 9-13, qui se terminent par deux phrases exclamatives. Il explique la stratégie du parasite : se faire bien voir avec de bons petits plats préparés en réalité par les autres (allusion à un événement réel, la victoire de Pylos remportée par Cléon alors que Nicias assiégeait vainement la cité depuis des semaines), écarter ceux qui pourraient l’inciter à faire sérieusement de la politique (la métaphore du chasse-mouches), et l’endormir avec de belles paroles (métaphore des oracles).

Dissertation 1) Le principe de la caricature exagère les traits pour les rendre plus visibles, plus concrets : voir les caricatures politiques dans les journaux, la personnification de Lepeuple en petit vieux grincheux chez Aristophane. 2) La transposition de situations politiques en situations domestiques, ou plus directement familières au public, souligne les enjeux des relations entre les hommes politiques et les citoyens, les défauts des uns et des autres. 3) La description d’un univers carnavalesque (Aristophane) ou bouffon (Ubu roi p. 326) montre les dérives possibles des régimes politiques. Mais ce discours comique n’a pas de réel impact sur la vie politique, il sert seulement de contrepouvoir, d’espace de liberté. La démocratie athénienne a succombé à ses défauts et Aristophane n’a rien pu y faire.

Bilan/Prolongements La comédie politique n’a connu qu’une durée de vie limitée à Athènes. Elle s’éteint avec la démocratie qui a permis son apparition, peu après la tragédie. La comédie romaine n’aura pas vocation critique ou satirique. Elle transporte le public dans un pur univers ludique (voir les textes de Plaute p. 235-237).

§

Aristophane, L’Assemblée des femmes, ‹·‹ av. J.-C. X p. ¤‹›

Objectifs – Comprendre les enjeux de la comédie satirique grecque. – Analyser les procédés de la satire et de la parodie.

Rire des travers politiques LECTURE 1. Le nom choisi par Aristophane était Praxagora, « celle qui agit sur la place publique », ce qui est une prérogative masculine dans une Grèce où seuls les hommes peuvent avoir le statut de citoyen. Le traducteur V. H. Debidour a voulu trouver un nom qui signifierait l’énergie virile ; un gaillard est un homme plein d’énergie. Mais la virilité des Athéniens n’est que de façade. Dans son discours, le pronom nous désigne des hommes qui ne brillent guère par leur courage, s’opposant sur ce point aux femmes (désignées par le pronom elles, dans son discours). Les sujets abordés sont en apparence ceux qui intéressent les hommes : le salut de la Cité, l’État, le pouvoir. Certains jugements sur les femmes sont aussi masculins : elles font la vie intenable à leurs maris, elles ont des amants chez elles, leur gourmandise ou ivrognerie. Mais elle décrit des préoccupations et occupations féminines du point de vue d’une femme : les tâches ménagères qu’elle valorise (lavage du linge, approvisionnement, gestion de l’argent du ménage), les rites réservés aux femmes (les Thesmophories), la vie affective (les amants, le souci des fils à la guerre). C’est dans cette superposition de deux énonciateurs différents que réside le comique. Ce discours est une parodie de discours politique. 2. L’idée principale est la suivante : puisque, dans toutes leurs activités, les femmes respectent la tradition (on soulignera le comique de répétition lié à la récurrence de la formule comme dans le temps) et n’innovent jamais, il faut leur confier le pouvoir. 4 Le théâtre antique |

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D’autres arguments sont invoqués : en tant que mères de soldats, elles auront à cœur de ne pas prolonger inutilement la guerre. De plus, elles sont douées pour l’économie familiale (l’approvisionnement et la capacité à ne pas se faire flouer). On peut donc leur confier les rênes de l’économie de la cité.

3. L’autodérision consiste à pouvoir se moquer de ses propres défauts. Gaillardine, pour être crédible dans un rôle masculin, évoque les défauts des femmes, mais en les montrant comme des qualités politiques, car ils sont les signes d’une vie immuable : désagréables avec leurs maris, elles les trompent, aiment les plaisirs, comme les gâteaux, le vin et le sexe (cf. la grivoiserie de la ligne 11), et elles sont assez futées pour voler les hommes, leurs maris (l. 9-10) ou les marchands (l. 17-18). 4. Et ce qu’il pourrait y avoir qui marche bien à Athènes, ne serait-ce pas le salut pour la Cité que de ne pas s’évertuer à fabriquer de l’inédit pour le changer ? (l. 3-5) Autant dire qu’il ne faut pas changer un système politique qui fonctionne bien. Aristophane regrette l’âge d’or de la démocratie athénienne et critique l’incapacité des citoyens à prendre vraiment les choses en main. Il faut les payer pour prendre part aux assemblées et voter les lois, et ils sont entre les mains de démagogues sans scrupule. On pourrait rappeler le contexte historique de la carrière d’Aristophane (guerre du Péloponnèse et déclin d’Athènes, procès de Socrate).

ÉCRITURE Argumentation 1) Le roi et le bouffon. Axe : montrer que la dérision et l’autodérision jouent un rôle décisif au sein d’une démocratie. – La liberté d’expression passe par la capacité, pour les hommes politiques, à accepter d’être brocardés, voire ridiculisés : on peut souligner le rôle que jouaient les bouffons auprès des rois, que tient la caricature dans la presse à partir du xixe siècle, qu’assument aujourd’hui les marionnettes des « Guignols de l’info ». – Les citoyens eux-mêmes doivent se remettre en question : Aristophane ne dénonce pas seulement l’incurie des chefs : il se moque du manque

de civisme des Athéniens ou du rôle des démagogues. Aujourd’hui, les humoristes critiquent l’intolérance, les contradictions politiques des citoyens ou les idées reçues. 2) Faire réfléchir pour permettre aux citoyens de mieux s’impliquer. – Les comiques soulèvent des questions difficiles en les abordant schématiquement : l’économie, la politique internationale, la justice. Cela permet de comprendre les enjeux, parfois cachés, de certaines questions.

VERS LE BAC Invention Il s’agit d’imiter le procédé de parodie de discours politique, donc de reprendre l’idée de programme politique, mais après l’élection, lors de sa mise en œuvre. Si ce sont les femmes qui gagnent, quelles mesures concrètes, mais comiques vont-elles prendre ? Si, au contraire, les hommes restent au pouvoir, comment montrer de façon caricaturale les dérives de leur système ? La présence d’un public permet de montrer l’impact du discours, les attentes des citoyens, leurs espoirs caressés ou déçus. La mise en voix doit rendre cet exercice plus ludique en insistant sur les procédés concrets comme les intonations, la gestuelle, etc.

Bilan/Prolongements La comédie n’a pas seulement un but moral, elle s’interroge aussi sur le fonctionnement de la société, les enjeux du pouvoir. À la période classique, c’est davantage la tragédie qui permettra ce questionnement, mais, dans un contexte de pouvoir absolu, la critique n’est pas possible (voir Le Classicisme et son rapport au pouvoir, p. 240-241). Les auteurs comiques sont, quant à eux, dans la célébration du monarque (voir le placet sur Tartuffe, p. 262).

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Plaute, Le Soldat fanfaron, vers ¤‚‚ av. J.-C. X p. ¤‹∞

Objectifs – Approfondir sa connaissance d’un type comique : le Matamore de la commedia dell’arte. – Rappeler que le théâtre latin est essentiellement ludique et repose sur des codes d’intrigues, de personnages et de jeu (masque, costume et danse) (voir l’histoire littéraire, p. 220-221) comportant une image de mise en scène moderne du soldat de Plaute. Ce texte sert principalement à préparer l’étude de l’extrait de L’Illusion comique qui en est la réécriture (p. 250-252). – Analyser le procédé de la caricature comique qui s’appuie sur la figure de l’hyperbole.

Deux caractères comiques LECTURE 1. Dans le théâtre romain, la scène d’entrée de rôle d’un personnage est très attendue du public. L’acteur danse son personnage avec virtuosité, tandis qu’un chanteur, sur le côté, déclame ou chante le texte. Chaque type comique respectait un code gestuel particulier. F. Dupont, in Le Théâtre latin (A. Colin, 1999) décrit ainsi le personnage du jeune soldat : « Il a les cheveux longs ondulés, la peau brune (masque). Il est harnaché de métal et de cuir, avec un sabre étincelant surmonté d’un énorme cimier, et traîne un sabre gigantesque. » Certains des accessoires indiqués sont bien cités dans le discours du soldat : un bouclier brillant, à l’éclat plus vif que les rayons du soleil et une épée personnifiée en même temps que brandie : je veux consoler mon épée que voici, elle qui est malheureuse. Elle est le prolongement du soldat. F. Dupont analyse ainsi le comique du personnage : « Le trait de lâcheté caractéristique du jeune est chez lui renforcé par […] ses propos qui ne sont que vantardises. » Cette vantardise est traduite d’abord par son nom et celui, ronflant, de ses adversaires. Ces

noms sont construits sur des associations burlesques de mots grecs imprononçables (la comédie latine se passe dans une Grèce d’opérette imaginaire). Ils évoquent la guerre par leur sonorité pétaradante. De même que les noms sont hypertrophiés, les destinataires invisibles sont nombreux : le soldat s’adresse à toute une troupe (veillez à ce que). Pour vanter ses exploits imaginaires, il utilise ensuite le champ lexical de la prouesse guerrière tissé de nombreuses hyperboles. En témoigne ce subjonctif de souhait : qu’il éblouisse dans la ligne de bataille les yeux des ennemis afin de les transformer en chair à pâté. Le point d’orgue de cette tirade mégalomaniaque est sa comparaison au dieu Mars (l. 9).

2. Artotrogus flatte Pyrgopolinice et l’aide à construire son personnage hyperbolique en le couvrant d’éloges. Il le peint en héros vaillant et chéri de la Fortune, et d’une beauté royale. Et comme la flatterie la plus disproportionnée passe toujours très bien, il ajoute de nouveaux exploits : l. 14-16. On relèvera la comparaison hyperbolique qui accentue la facilité de la victoire et la force extraordinaire du soldat comparable aux éléments. Mais, aux lignes 21 et 22, Artotrogus révèle les raisons de son obséquiosité en aparté, l’auteur exhibant la double énonciation pour informer le spectateur et le faire rire : il vit en parasite du soldat. F. Dupont explique que le parasite était « un des rôles à succès de la comédie romaine ». N’ayant ni argent ni maison, il est perpétuellement affamé et vit aux crochets des riches, jeunes ou vieux. F. Dupont le décrit ainsi : « maigre, très pâle avec de grandes oreilles […] les cheveux noirs, le nez crochu ; il sourit avec des manières enjôleuses. » (Le Théâtre latin, p. 125.) Les deux personnages s’opposent donc visuellement de façon très spectaculaire, l’effacement flatteur de l’un servant à gonfler l’autre d’orgueil.

ÉCRITURE Vers le commentaire La caricature repose sur l’exagération comique de certains traits qui doivent encore être reconnaissables. Les exploits héroïques appartiennent au registre épique, c’est donc dans l’épopée (Homère) que Plaute puise son inspiration. 1) Les caractéristiques épiques d’un soldat – Le nom guerrier. 4 Le théâtre antique |

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– L’importance de l’armement : a) Le bouclier. Arme fréquemment citée dans L’Iliade : cf. le bouclier d’Achille volé par Hector et remplacé par Héphaïstos lui-même. C’est l’emblème du guerrier, c’est donc le premier accessoire auquel il est fait allusion. b) L’épée, aussi évoquée dans l’épopée. On peut faire mention de l’épée avec laquelle Ajax se tue. Personnifiée, elle devient le prolongement, le double du guerrier, sa compagne (je veux consoler mon épée). Elle éprouve des sentiments et est impatiente de combattre pour lui (l. 6-7). 2) L’hyperbole comique – L’hyperbole est le procédé le plus fréquent de l’épopée, mais ici elle est poussée jusqu’au ridicule pour achever de faire de ce pleutre un soldat fanfaron : on relève l’emploi d’une comparaison avec des éléments de la nature (l. 1-2), les effets extraordinaires prétendument produits par un simple bouclier (l. 3-4) ou une épée qui s’animerait d’elle-même (l. 6-7), par le souffle du soldat (l. 15-16). – Le soldat est ancré dans l’univers mythologique : il est l’ami et le sauveur du dieu Mars, dans un renversement des rôles pour le moins savoureux. Le dieu fait même pâle figure à côté de lui (l. 11-13). Et son ennemi est un demi-dieu (l. 12).

véritable dimension mythique à son personnage. S’il n’est pas vaillant soldat, il est poète de l’absurde. Corneille innove donc à partir de l’héritage latin.

Bilan/Prolongements Pour bien comprendre le passage du modèle romain au personnage de Corneille (p. 250), il est intéressant de faire lire la description que donne Théophile Gautier du jeu de Matamore dans Le Capitaine Fracasse. Le costume du xviie siècle y est décrit, ainsi que les lazzis qu’on attendait du rôle (chapitre V, « Chez M. le Marquis »).

RÉÉCRITURES

°

Plaute, La Marmite, vers ⁄·› av. J.-C. X p. ¤‹§-¤‹‡

Objectifs – Analyser un type comique latin, modèle de Molière. – Comprendre les enjeux d’une comédie romaine.

VERS LE BAC Question sur un corpus Les ressemblances : on découvre un personnage construit sur des hyperboles comiques, se nourrissant de l’exagération de ses exploits. Cela rend nécessaire le couple formé par le domestique flatteur et son maître : le soldat ne peut exister sans un public qui le reconnaisse et l’approuve, voire apporte de l’eau à son moulin. Artotrogus et Clindor alimentent les rêves extravagants de leur maître. Les différences : Corneille développe un double aspect du soldat, le faux héroïsme et la séduction amoureuse. Cette face amoureuse du personnage est liée au goût du public du xviie siècle pour la galanterie, mais le contraste entre brutalité guerrière et douceur amoureuse renforce le comique. D’autre part, Corneille développe la part poétique et rhétorique de la fanfaronnade : il invente des exploits aux quatre coins de l’univers, mêle des dieux, des rois réels, et donne une

Un mariage calculé LECTURE 1. Les élèves pourront effectuer une recherche à ce sujet. Dès la Grèce antique, la famille de la future épouse donnait des biens au mari comme gage d’alliance et de reconnaissance. Le rite consistait dans des coquillages de la mer Égée, ensuite le tribut est devenu une somme d’argent. 2. Mégadore voit dans ce mariage un rapprochement entre « classes sociales » (traduction anachronique comique de lutte des classes) et surtout un moyen de dominer sa femme, qui devra le respecter et lui être reconnaissante. D’autre part, elle ne pourra rien exiger de lui (longue énumération comique des exigences ordinaires des épouses), et il fera ainsi des économies notables. La femme doit être soumise autant à son père qu’à son époux.

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Le type comique du vieillard hérité de la tradition grecque et latine est toujours grincheux et près de son argent. Son principal objectif est d’empêcher les dépenses excessives des plus jeunes. En effet, avoir de l’argent et le dépenser, c’est pouvoir sortir de la maison, accéder au monde extérieur, celui où l’on se marie, fonde une famille, tisse des relations, travaille éventuellement. Bref, où l’on devient autonome, échappant définitivement à la coupe des parents. Mais cette pièce comporte deux types de vieillards présents dans cet extrait : Mégadore, le vieux capable de lâcher malgré tout un peu son argent, et le fait même de vouloir épouser une femme sans dot montre cette capacité, et Euclion, l’avare, qui incarne l’idée même de rétention, est le type hypertrophié du vieillard (cf. Florence Dupont, Le Théâtre latin, A. Colin, 1999).

3. L’évocation du mariage s’insère dans une satire de l’argent et de son rôle dans la société : prédominance du rang social et du pouvoir économique dans les mariages. Toutefois, la comédie latine n’est pas sociologique : il s’agit d’une pure société de fiction, et c’est ce qui en fait le comique. Très vite, Mégadore en vient à évoquer de façon savoureuse l’état de subordination dans lequel se trouve le mari par rapport à son épouse : il doit lui être redevable de la dot et lui faire des cadeaux (l. 30) ! Le vieillard se lance dans l’énumération de tous les corps de métier qui affluent à la porte de la maison. Il s’agit d’artisans convoqués pour satisfaire les caprices de la femme, sa coquetterie (bijoux, vêtements…). On le voit, la comédie latine ne recouvre pas notre vision sociale. La formule « lutte des classes » n’est pas significative d’une critique politique. Le vieillard ne fait qu’extrapoler un nouveau système social peu vraisemblable et la satire se centre rapidement sur des poncifs misogynes. 4. La représentation que Mégadore donne des femmes est satirique : mauvais caractère (l. 22), tentation de dominer les hommes et de les tenir sous le joug de leur beauté. Le vieillard va même jusqu’à parodier leurs discours et leurs exigences en matière de cadeaux (l. 29 à 34). Les métiers au service de leurs caprices donnent lieu à une liste comique. 5. Dans le nouveau système social que Mégadore extrapole, la dot n’a plus d’importance. Elle

permet l’alliance de familles riches avec celles plus pauvres et évite concurrence et surenchère au sein de la caste aisée. Toutefois, Plaute fait énoncer immédiatement à son personnage les limites de son système : Avec qui se marieront les filles des riches […] ?, et le propos dérive vers une critique assez gratuite des femmes selon une vision stéréotypée et misogyne.

6. Le mariage est un thème propice au développement comique, car il crée des conflits, donc des jeux d’alliances. Les personnages emploient des ruses pour se sortir du problème et permettre le mariage d’amour contre le mariage arrangé.

ÉCRITURE Argumentation Pour engager la réalisation de cette écriture à visée argumentative, on pourra travailler avec les élèves trois possibilités de réponse : – Le thème du mariage peut être encore un sujet de comédie. Bien des sociétés imposent encore le mariage d’intérêt et entravent le libre choix. Les droits acquis dans ce domaine sont loin d’être universels. Donc cette tradition du théâtre comique peut être adaptée. – À l’inverse, on peut estimer que ce thème n’est plus actuel pour un certain public, celui de sociétés où le mariage est affaire de liberté. Néanmoins, revisiter ce type de situation aide à se souvenir d’une conquête lente et encore récente de ces droits. – On peut aussi arguer que le thème de la pièce de Plaute est ambigu. Il s’agit certes du mariage, mais surtout du portrait satirique du vieillard, d’un personnage qui incarne une misogynie foncière. Ce thème est éternel et peut fonder le canevas d’une pièce.

VERS LE BAC Question sur un corpus Chez Plaute, il s’agit d’une scène d’entrée de rôle où Mégadore, se croyant seul, fait un discours au public expliquant ce qu’il est : un vieillard près de ses sous. Le comique de la scène repose sur les commentaires d’Euclion, qui l’observe avant de lui fermer la porte au nez. Il n’y a aucun débat sur le sujet du mariage : les deux vieillards ne peuvent s’opposer, puisqu’ils appartiennent au même type comique. 4 Le théâtre antique |

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L’originalité de Molière est de faire débattre du mariage d’Élise, le père et l’amant secret devant la jeune fille qui s’est disputée dans la scène précédente avec Harpagon. Il produit ainsi un dialogue comique en jouant de la double énonciation, puisque le spectateur est complice du jeune couple pris entre son envie de s’opposer à ce mariage et sa crainte d’être découvert et séparé. Il complique ainsi l’intrigue initiale de Plaute pour créer de nouvelles péripéties et des coups de théâtre.

Valère est devenu l’intendant d’Harpagon et est donc obligé de le respecter. Chaque longue réplique argumentée de Valère se heurte au sans dot bref et radical d’Harpagon qui empêche toute ouverture (comique de répétition). Valère est pris au piège du rôle qu’il tient dans la maison et dont il ne peut sortir sans perdre toute possibilité d’approcher Élise. Son argumentation repose donc sur un jeu de concessions (assurément, cela ne reçoit point de contradiction) / oppositions implicites sans le mot de liaison attendu (mais) : votre fille peut vous représenter que... ; il y a des gens qui pourraient vous dire…

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Séquence



Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre

H istoire des arts

Livre de l’élève X p. ¤‹° à ¤·‹

X p. ¤›§-¤›·

Photogramme du film Molière d’Ariane Mnouchkine, ⁄·‡° X p. ¤›§-¤›‡ Objectifs – Montrer l’influence du théâtre de foire et de tréteaux, de la commedia dell’arte sur la comédie classique. – Partir de personnages types, d’une situation burlesque scéniquement simple et concrète pour aborder le registre comique. – Repérer des éléments scéniques comme les costumes ou les masques pour identifier des personnages. Le photogramme est issu du film d’Ariane Mnouchkine, Molière, dont on peut visionner toute la séquence : le petit Jean-Baptiste Poquelin, alors que sa mère vient de mourir, est emmené par son grand-père sur le Pont-Neuf voir le théâtre de foire. La farce à l’humour noir jouée sans paroles, constituée uniquement de lazzis, le divertit de son chagrin tout en parlant justement de ce qui le touche.

Le rire de la farce, antidote à la peur ANALYSE DE L’IMAGE 1. Historiquement, le tréteau (ou les « planches ») est la scène réduite à un dispositif minimal : des planches sur deux supports à une hauteur d’un mètre ou un mètre cinquante. Il est utilisé par les

forains et bateleurs du théâtre en plein air, par exemple à la foire du Pont-Neuf dès le début du xviie siècle. On ne voit pas l’estrade sur laquelle jouent les deux acteurs, mais on voit que le cadre est délimité par des tringles en bois qui supportent des toiles. Les seuls accessoires sont un tonneau et une chaise. On ne peut donc parler de décor. C’est le jeu des acteurs qui fera tout.

2. Dans ce type de théâtre, le public est très proche de la scène (voir la séquence complète sur le film), et peut ainsi être pris à partie par les acteurs. Il n’y a pas autant de séparation que dans une salle obscure où la scène est encadrée par un cadre imposant. 3. La commedia dell’arte comporte deux personnages de vieillards, le Pantalone et le Docteur, tous deux sots et libidineux, objets de dérision et de tromperie des personnages de valets fourbes. Ils se distinguent normalement par le masque : Pantalone porte un demi-masque et une barbe, tandis que le Docteur a seulement un front et un nez noir. Celui de l’image est donc plutôt Pantalone. C’est le type de l’avare (à rapprocher de celui créé par Molière, p. 268). Le masque est celui de la mort (un crâne nu). On peut le rapprocher des allégories de la mort représentées par un squelette avec une faux ; mais ce personnage est moins effrayant car son costume et ses mains sont ceux d’un homme bien vivant, très ordinaire. On peut donc penser à un déguisement, une fourberie visant à faire peur au personnage stupide de vieillard. 4. La mort est installée confortablement sur la chaise, les pieds allongés sur le tonneau, et a ainsi pris possession de l’espace. Le vieillard, dont la richesse est visible à la ceinture de soie et à la robe qui l’enveloppent, semble essayer de chasser cet intrus. Mais la mort se renverse en arrière, détourne son masque qui semble figé 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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dans un rire éternel et grimaçant. Deux hypothèses : soit il s’agit de la mort qui vient chercher le vieillard, soit, plus vraisemblablement, c’est un valet qui s’est déguisé pour effrayer Pantalone et le voler. Le film ne montrant que de courts extraits, ne permet pas de reconstituer le canevas. Le lazzi est reconnaissable à l’exagération de la gestuelle. La situation est ridicule, car le vieillard pense avoir une autorité quelconque sur la mort. C’est de l’humour noir : on rit de choses graves et inévitables. Dans le film, la confrontation entre l’ambiance tragique de la maison à la fin de la maladie de la mère et l’atmosphère burlesque de cette farce montre la fonction libératoire du théâtre.

ÉCRITURE Argumentation Le rire satirique ou critique Les comportements sociaux, la politique, les injustices ou oppressions en tout genre peuvent et doivent être tournés en ridicule. C’est le fondement de toute démocratie et de toute liberté d’expression : rappeler le rôle de la caricature dans les journaux, des humoristes politiques. Rappeler que, s’ils sont interdits dans les dictatures, c’est qu’ils sont un vrai contre-pouvoir. Le rire comme exutoire Lutter par le rire contre nos angoisses existentielles, comme la vieillesse, la maladie, la mort, la fragilité du couple ou de la famille : les sujets de nombreux humoristes, mais aussi de Molière qui se moque des tromperies de sa femme, avec George Dandin ou L’École des femmes. Les limites du rire Un certain nombre d’humoristes ont été sanctionnés ou condamnés parce que leurs propos étaient injurieux, racistes. Le rire ne peut gratuitement attaquer le physique ou la vie privée, ou la religion d’une personne particulière.

VERS LE BAC Invention Il ne s’agit pas d’écrire une scène entière mais de trouver un échange comique autour de l’idée de la mort. Le vieillard veut la déloger de chez lui. Les didascalies peuvent donc indiquer par quels moyens Pantalone tente de reprendre le pouvoir, et toutes les bouffonneries (comique de gestes)

que l’autre peut inventer. Il peut se servir de la chaise ou du tonneau. (Ne montrer la séquence du film qu’après cet exercice.)

Bilan Cette image permet de définir ce qu’est une farce de tréteaux : des types caricaturaux et du comique de situation et de gestes. Les personnages n’ont aucune psychologie et fonctionnent, de façon schématique, dans des jeux de rivalités et d’oppositions.

Prolongements On peut faire lire les deux scènes du Malade imaginaire où un personnage feint d’être mort : Louison (II, 8), et Argan (III, 12-13). Ainsi, on peut aborder la notion de parodie d’une scène tragique, qui s’appuie sur une exagération des réactions des témoins ou au contraire, dans le cas de Béline, sur un déni de la tristesse de la situation.

H istoire des arts

Molière, L’Avare, ⁄§§°, mise en scène de C. Hiegel, ¤‚‚· X p. ¤›°-¤›·

Le mariage arrangé, entre intérêts et rivalités LECTURE DE L’IMAGE 2. Six personnages sont visibles sur cette image. Au premier plan, les deux jeunes gens, dans la posture de déclaration amoureuse (le jeune homme est agenouillé). Leurs regards sont dirigés l’un sur l’autre. La jeune fille, légèrement penchée, semble vouloir résister, mais elle lui sourit. Au deuxième plan et en hauteur grâce à l’escalier, Harpagon et Frosine observent la scène, Harpagon, plus proche, a un sourire crispé et semble prêt à intervenir pour séparer le jeune couple. Frosine est un peu en retrait, mais son visage montre un certain étonnement. Enfin, à l’arrière-plan, deux valets attendent les ordres de leur maître.

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3. Le jeune couple est habillé dans les mêmes tons assez chauds, bas rouge et haut brun et beige. Ils sont habillés à la mode du xviie siècle mais sans luxe (on sait dans la pièce que Mariane est pauvre et que Cléante joue aux cartes pour se payer des vêtements décents). Les couleurs vives de ces costumes symbolisent la jeunesse. Au contraire, Frosine et Harpagon offrent des figures noires et austères, l’une s’étant sans doute mise au diapason de l’autre pour mieux le tromper. Pourtant, la fraise rouge de l’avare détonne de façon ridicule : c’est un accessoire passé de mode (voir l’encadré) qui n’embellit pas sa silhouette corsetée. Le bandeau sur l’œil de Frosine fait appel à l’image du pirate, de l’aventurière prête à tout. L’un et l’autre symbolisent le monde de l’argent et des intrigues financières. Ces deux personnages, par leur costume et leur attitude, dominent de leur sévérité le jeune couple. 4. Le décor montre un escalier de pierre imposant, avec une rampe en fer forgé. Il s’agit donc de l’entrée d’une riche demeure, plus noble que bourgeoise : le scénographe s’est appuyé sur des photographies prises par Atget dans le Marais au début du xxe siècle : voir le site de la BNF : http://expositions.bnf.fr/atget Ce décor ne ressemble pas vraiment à la demeure sordide d’un avare, mais à celle d’un homme qui a pu se payer un hôtel particulier (en l’achetant à vil prix à un aristocrate ruiné ?) et l’a dépouillé de tout ornement inutile : la niche en haut de l’escalier ne contient plus de statue. L’ambiance est froide et austère. Ce n’est pas un lieu très propice aux réceptions. L’avare ne tient pas à ce que ses invités s’installent pour manger : la mesquinerie de l’avarice bourgeoise dans un lieu aristocratique. 5. Cet exercice oblige les élèves à une lecture cursive d’une scène où ils doivent repérer les moments clés de l’action : salutation et déclaration d’amour de Cléante, cadeau de la bague que Mariane veut rendre. Elle comporte également des apartés d’Harpagon à son fils qui peuvent être joués. Le principe de l’exercice est de trouver pour chaque personnage une posture montrant qui il est, la relation qu’il entretient avec les autres, et son objectif à ce moment de la scène. Le principe du « théâtre-image » est réussi quand les personnages sont facilement reconnaissables et les enjeux de la pièce, identifiables. On peut ensuite discuter les différents partis pris par les élèves et voir lequel est le plus parlant, ou

le plus comique. (Cet exercice est expliqué in : C. Dulibine et B. Grosjean, Coups de théâtre en classe entière, Scérén, 2004.)

ÉCRITURE Invention Il faut poser la question d’un décor moderne pour un avare et faire la différence entre pauvreté et avarice. Pour les costumes, il faut distinguer les jeunes gens à la mode de leur temps et cherchant à se mettre en valeur pour séduire, et l’avare, plus strict. Mais l’entremetteuse peut aussi donner une autre image, celle d’une femme qui fréquente le monde.

Bilan/Prolongements Deux mises en scène de la Comédie-Française sont disponibles en DVD, celle de J.-P. Roussillon en 1974 et celle d’A. Serban en 2000 (coffret Molière). La première propose également un décor d’escalier, mais en bois, donc renvoyant plus directement à la maison d’un bourgeois. L’atmosphère créée est très intéressante à comparer avec notre image, car le lieu paraît plus fermé et étouffant, l’ambiance, plus sombre. La mise en scène de Serban opte pour un décor symbolique : des panneaux noirs structurent l’espace d’où sortent, par moments, des mains gantées ; c’est un espace mental d’enfermement.

LA COMÉDIE



Pierre Corneille, L’Illusion comique, ⁄§‹∞ X p. ¤∞‚-¤∞⁄

Objectifs – Analyser la construction d’un personnage à la fois sur le plan scénique et verbal : évolution d’un type depuis le modèle romain de Plaute (p. 235) jusqu’aux mises en scène contemporaines. – Analyser le comique de caractère et de mots autour du procédé rhétorique de l’hyperbole. – Analyser le fonctionnement du couple traditionnel du maître et du valet (comique de situation). – Comprendre la parodie du registre épique. 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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La tirade du fanfaron mégalomane LECTURE 1. Deux champs lexicaux, celui de l’amour et celui de la guerre, sont en concurrence : D’abord la guerre avec son effet sur autrui, j’épouvante : escadrons, batailles, courage invaincu, commandement, canon, soldats, armée. Les allitérations en [r] et [s] suggèrent le bruit des combats et leur fureur. L’amour apaise la brutalité du guerrier et séduit, je charme : le petit archer, bel œil, amour, grâce, beauté. Les allitérations en [m] permettent d’associer aimer et mourir. Cette alternance presque instantanée des deux humeurs du personnage est mise en valeur par l’opposition toutefois (v. 25) ; les balancements construits sur la césure à l’hémistiche (v. 38 et 40). 2. L’hyperbole, propre au registre épique, est la figure principalement utilisée par Matamore. Tous ses exploits doivent être exagérés pour exister et lui donner, à lui aussi, une réalité. Mais l’exagération est telle qu’elle ne peut être prise au sérieux et ne fait que saper la vraisemblance du personnage. Le principe de construction de quelques hyperboles : – petite cause et effet gigantesque sont soulignés par une énumération : v. 13-14, v. 20-21 où la césure à l’hémistiche souligne le rapport cause/ conséquence immédiat ; – accumulation avec gradation soulignée par des assonances en [i] (v. 29-30) qui s’oppose à l’énumération du v. 32 ; – multiplication du nombre de ses conquêtes féminines avec emploi de pluriel : Mille mouraient (v. 44) ; toutes les princesses (v. 45) ; les reines, à l’envi (v. 46) ; les dames (v. 58) ; – référence à des divinités qui rangent ainsi Matamore dans l’univers mythologique antique : les Parques (v. 17) ; les Destins (v. 19) ; Cupidon (v. 27) ; Jupiter (v. 56) ; Mars (v. 61). Il commande à toutes ces divinités qui craignent d’être détrônées (v. 59-62). 3. Matamore s’impose autoritairement à son valet par des insultes (v. 11), des menaces (v. 24). Mais Clindor est celui qui lance le discours hyperbolique par des questions (v. 1-4).

Et il sert à Matamore de public complaisant auquel le soldat s’adresse : Regarde (v. 29) ; Je te le dis encor, ne sois plus en alarme (v. 37). Clindor l’admire et le flatte (v. 34-36), approuve son discours (v. 52) et relance la vantardise amoureuse : v. 65 ; v. 68-70 où sont utilisés des synonymes de termes employés par le maître : et le charme et l’effroi. Les deux dernières répliques comportent des phrases exclamatives et des références à l’univers divin. Clindor imite donc le discours hyperbolique de son maître. Et celui-ci l’emploie à faire la cour à Isabelle en son nom : Que dit-elle de moi ? (v. 67).

4. L’emploi constant de la 1re personne, sujet de verbes d’action (je dépeuple, je couche, je réduis) est une façon de poser, d’affirmer son personnage, ainsi que l’adjectif possessif pour évoquer sa force (mon nom, mon courage, mon canon, mes exploits). Cette glorification nécessite une mise en scène : le bras brandi (v. 12), le regard assassin (v. 24), ou l’effroyable mine (v. 29) qui se change en douceur (v. 32). Il faut aussi imaginer une voix très forte qui fait rouler les allitérations en [r] des v. 11-27 puis siffler les [s] des v. 37-51.

HISTOIRE DES ARTS Pour comparer les costumes, les élèves pourront prendre en compte les trois images présentes dans le manuel. Ce qui reste du soldat : l’épée dans les trois cas. Elle est très longue sur les deux gravures, petite mais nantie d’un pommeau démesuré et travaillé, pour Wilson. Le Matamore de la gravure de Geoffroy comporte encore un équipement qui ressemble à une cuirasse, il porte des bottes et des éperons, ainsi qu’une cape de cavalier. C’est celui qui ressemble le plus à un soldat. Au contraire, les deux autres ont des bas et des souliers de ville ou de cour. Ce qui fait référence à l’amour : les couleurs roses/rouges des deux gravures, les dentelles du costume de Wilson. Mais ces costumes sont surtout ridicules : la fraise énorme qui enserre le cou du Matamore de la page 250 et de Wilson, le motif à chevrons qui rappelle la tenue d’Arlequin de la page 250, les plumes trop grosses de la page 252, sont des accessoires exhibant le ridicule du personnage.

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Les postures sont toutes outrées et ridicules. Le personnage se campe en avançant une jambe et en tenant son buste en arrière : c’est une position de déséquilibre qui dit à la fois l’attaque et le recul. Les bras tendus en croix sont une façon de se présenter presque en dansant (p. 251), tandis que le bras levé ou posé sur l’épée indique une certaine agressivité. La moustache très longue (p. 252) donne aussi un air farouche, tandis que Wilson montre un visage souriant. RESTITUTION On pourra faire visionner la captation filmique de la mise en scène de L’Illusion comique par Marion Bierry (créée au Théâtre de Poche-Montparnasse en mai 2006 et filmée au Théâtre Hébertot en juin 2007). DVD disponible dans la collection COPAT Multivision. Catalogue : www.copat.fr Cette restitution critique pourra s’attacher au jeu, au décor, au motif de l’illusion dans le dispositif scénique. Les élèves pourront aussi évaluer la diction, l’humour et le comique, l’esthétique baroque propre à la pièce.

VERS LE BAC Invention S’aider de la question Histoire des arts. Les indications scéniques pourront porter sur l’intonation grandiloquente, les postures de Matamore, son occupation de l’espace et ses déplacements sur la scène, le jeu du valet qui maintient son maître dans l’illusion, les signes d’un théâtre dans le théâtre.

Commentaire 1) La relation maître/valet : voir question 3. 2) Un personnage ridicule : voir les questions 2 et 4.

Bilan/Prolongements Le type extravagant du Matamore disparaît de la scène peu après 1640 sous la pression de la règle de la vraisemblance. Corneille le réinvente alors sous la forme du Cid. Le fanfaron est devenu un vrai héros : le récit de la bataille contre les Mores (IV, 3) est intéressant à comparer avec notre extrait, ou le duel entre Chimène et Rodrigue (III, 4) où les valeurs amoureuses

et guerrières s’affrontent d’une façon cette fois tragique. Enfin, plusieurs scènes de Cyrano de Bergerac montrent encore la filiation avec ce type comique : par exemple, le duel avec le Vicomte (I, 4) ou le récit que Cyrano fait de son combat contre des hommes de main (II, 9), récit sans cesse interrompu par Christian, qui dégonfle ainsi la baudruche, emploi exactement à l’opposé de celui de Clindor.

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Molière, Les Précieuses ridicules, ⁄§∞· X p. ¤∞‹

Objectifs – Analyser des types comiques. – Comprendre les procédés comiques de la farce : parodie et satire.

Une galanterie ridicule LECTURE 1. La préciosité est un mouvement littéraire qui s’est développé dans les salons de femmes appartenant à l’aristocratie à partir de 1654. Ces femmes et leur entourage souhaitaient faire preuve d’une distinction hors du commun aussi bien dans leur comportement, que dans leur langage, leurs relations. 2. Les Précieuses ridicules critiquent un comportement social, en mettant en scène des parodies de mondains parisiens (Paris est le grand Bureau des merveilles), qui fréquentent assidûment les salons précieux pour y parader sottement : ils manifestent leur prétention intellectuelle par un vocabulaire ampoulé et hyperbolique (un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue), pour le plus grand plaisir du public, emporté par le rire. Les pédants et les précieuses sont deux types assez proches. 3. Il s’agit à la fois d’un comique de caractère et d’un comique de situation (l’entrée dans un salon). 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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4. C’est d’abord le fauteuil qui est ridiculement personnifié dans la première réplique, ce qui tourne en dérision les rituels de politesse excessifs dont ces faux mondains s’entourent parce qu’ils ne connaissent justement pas les codes sociaux. Mascarille (joué à la création par Molière lui-même), qui se repeigne et met en valeur les rubans de sa culotte, parade ainsi comme un paon dans de beaux habits dont il n’a pas l’habitude. On peut définir ici la notion de parodie burlesque.

HISTOIRE DES ARTS Dan Jemmett a imaginé des snobs d’aujourd’hui, dans un univers de paillettes (jet-set ; monde de la mode) pour proposer une vision moderne des Précieuses ridicules. Les deux femmes, d’âge mûr, ont des robes noires habillées et élégantes, mais des chaussures disparates (rouges, argentées). Leurs coiffures sont très apprêtées (une perruque pour Magdelon). La position assise de Magdelon, à droite, n’est pas naturelle, en déséquilibre sur l’extrême bord du canapé, les jambes croisées de façon inconfortable. Elle finira d’ailleurs par tomber du canapé. La façon de s’exprimer de Cathos (à gauche) est excentrique : bouche tordue, yeux écarquillés dans un effort pour s’exprimer le mieux possible. Mascarille ressemble à un rocker avec une veste voyante rouge en peau de serpent, des bagues énormes aux doigts, des rouflaquettes et des santiags pointues, mélange de vulgarité et de tape-à-l’œil. Il est, contrairement aux deux femmes, très (trop) détendu, affalé de façon grossière sur le canapé. On remarque immédiatement que les trois personnages ne savent pas se tenir et qu’ils sont dans la représentation de codes sociaux décalés par rapport à leur origine, leur âge.

ÉCRITURE Argumentation Le type de la précieuse est théâtral pour ces raisons : – le costume qui peut être excentrique ; – la façon ridicule de se comporter, de se tenir, de se déplacer, de s’asseoir ; – la façon de s’exprimer : rituels de politesse excessifs, prétention intellectuelle, vocabulaire ampoulé ou périphrastique pour éviter d’utiliser des mots vulgaires.



Molière, Sganarelle, ⁄§§‚ X p. ¤∞›

Objectifs Cet extrait de la pièce, aujourd’hui peu lue, Sganarelle ou le Cocu imaginaire offre une tirade d’un intérêt théâtral important. Le personnage reprend le thème traditionnel de comédie du cocufiage en le mêlant avec celui de la vengeance. Mais le poltron prend le dessus et Sganarelle devient une sorte de double du soldat fanfaron.

Le dilemme du cocu tragique LECTURE 1. Le personnage de Sganarelle apparaît dans : Le Médecin volant (1645), Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660), L’École des maris (1661), Le Mariage forcé (1664), L’Amour médecin (1665), Dom Juan (1665) et Le Médecin malgré lui (1666). Il s’agit la plupart du temps d’un personnage de valet (Le Médecin volant, Dom Juan), exceptionnellement de « bourgeois de Paris et cocu imaginaire » (Sganarelle ou le Cocu imaginaire). Quatre pièces sont sans indication de condition sociale : L’École des maris, Le Mariage forcé, L’Amour médecin et Le Médecin malgré lui. Ainsi, le personnage de Sganarelle n’est pas constant sur le plan sociologique et l’on ne peut pas noter une évolution chronologique claire. En revanche, on s’aperçoit qu’il est récurrent chez Molière et souvent associé à une thématique farcesque (mariage/médecin). 2. Le début du texte dénote une attitude aristocratique : le personnage évoque une vengeance. Il développe ce thème de façon traditionnelle en rappelant sa colère (v. 2) et en faisant appel à son courage (v. 7). 3. Mais le discours tourne court : la raison est farcesque (Sganarelle pense être « cocu », v. 8) et surtout il abandonne, par peur de l’échec. Le personnage est pris dans un dilemme : la vengeance (Mais mon honneur me dit que d’une telle offense / Il faut absolument que je prenne vengeance, vers 18-19) et son manque de courage (Je ne suis point battant de peur d’être battu, v. 16).

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4. La théâtralité du passage relève pour partie de la situation comique : Sganarelle craint d’être cocu, ce qui est le plus classique des thèmes de comédie, mais aussi de l’énonciation. En effet, le monologue est l’occasion de l’expression d’un dilemme décalé : Sganarelle emploie des termes propres à la vengeance dans la tragédie et les applique à un thème dégradé. On peut parler ici de burlesque mais surtout, avec la peur du personnage, de passage comique.

ÉCRITURE Commentaire On étudiera successivement les registres comique et tragique. On pourra relever les thèmes propres à chacun des registres (cocufiage et manque de courage d’une part, expression d’un outrage et de la vengeance de l’autre). Dans un troisième temps, on analysera comment le personnage mélange les registres et présente un monologue particulièrement théâtral.

VERS LE BAC Question sur corpus Les comiques des deux textes sont singulièrement différents : – pour Sganarelle, le comique naît du mélange des registres et du manque de courage du personnage ; – pour George Dandin, le comique se mange au pathétique d’une situation moins « imaginaire ».

ŒUVRE INTÉGRALE



Molière, L’École des femmes, ⁄§§‹ X p. ¤∞∞-¤∞°

La réception de l’œuvre X p. ¤∞§ 1. L’invraisemblance des caractères : Arnolphe, homme avisé, « honnête homme » tel qu’il est présenté au début de la pièce par son ami Chrysalde comme par Horace, est pourtant dupé par deux jeunes gens, l’un qui se confie à

lui sans méfiance (un étourdi, un gaffeur), l’autre qui est sotte (une innocente, une naïve). Comment une telle invraisemblance est-elle possible ? Cela s’explique par la folie très particulière qui anime le personnage, folie que Molière nomme « marotte », c’est-à-dire idée obsessionnelle (ici, la peur maladive d’être cocu). C’est cette obsession qui entraîne le déséquilibre des humeurs et fait d’Arnolphe un extravagant (terme fortement péjoratif au xviie siècle, synonyme de fou), un homme solitaire et têtu, incapable de faire face aux échecs successifs qu’il rencontre : il restera jusqu’au bout un mauvais élève. Cette faiblesse d’Arnolphe est expliquée à la fin du texte de Molière : chacun porte en soi des contradictions qui ne sont pas incompatibles, des idées fixes (comme l’avarice, la peur d’être malade et de mourir) qui le hantent, exacerbent l’imagination et font taire toute raison. Pour rejeter les accusations d’invraisemblance, Molière a beaucoup travaillé ses personnages. Il s’est documenté en lisant les travaux des philosophes sur la puissance de l’imagination, par exemple, sur le fait qu’elle fasse basculer des hommes sains d’esprit dans des comportements parfois irrationnels. C’est pourquoi il soutient que son personnage est « naturel » et non invraisemblable. Les dossiers de presse complets se trouvent sur les sites du Théâtre de l’Europe et du Théâtre de la Commune, dans les archives des saisons passées. Ils permettent de retrouver en contexte et en intégralité, les propos des deux metteurs en scène. D. Bezace a mis en évidence la solitude tragique d’Arnolphe, alors que J.-P. Vincent a voulu retrouver la farce originelle (les costumes sont identiques à ceux choisis par Molière, par exemple.) : « Ce qui est et reste au centre, c’est RIRE. » Il est intéressant de lire aussi la modernité que chacun trouve dans cette pièce de Molière (la référence aux femmes voilées et exclues de l’éducation).

2. Arnolphe personnage tragique : C’est la solitude et l’entêtement d’Arnolphe qui le rendent peu à peu pathétique et tragique. Ses monologues sont de plus en plus marqués par cette souffrance. Devenu réellement amoureux d’Agnès, il la voit irrémédiablement lui échapper. Les monologues de III, 5 et de IV, 1 manifestent avant tout du dépit, de la colère, et Arnolphe n’y paraît guère sympathique. Pourtant, dans le deuxième monologue, son amour irrésistible 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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pour Agnès est lisible. Enfin, le monologue de IV, 7 exprime son désespoir et fait référence à un destin fatal qui le tourmente. Dans la mise en scène de D. Bezace, on remarque le visage tendu et torturé de Pierre Arditi. Sa violence est tantôt contenue, tantôt au contraire libérée, en particulier contre Agnès qu’il malmène à plusieurs reprises (voir sur le DVD la fin de II, 5). Le visionnement du DVD (Arte Vidéo, 2001) qui comporte aussi une interview de l’acteur permet de mieux comprendre comment il a abordé le personnage. Les acteurs ou metteurs en scène ont très tôt donné cette vision dramatique ou tragique du personnage : on peut consulter avec profit les articles de T. Gautier et de Coquelin dans l’édition Classiques Hachette, p. 142-143.

3. Horace et Agnès, des adolescents : C’est à la fois dans leur résistance au pouvoir paternel et dans leur élan amoureux que les deux personnages peuvent ressembler à des adolescents, terme qui n’existait pas au xviie siècle, où l’on restait sous la tutelle de ses parents jusqu’à plus de 25 ans. L’amour leur importe plus que toutes les conventions sociales qu’on cherche à leur imposer. Cependant, Horace, jeune séducteur sans scrupule, devient responsable au contact d’Agnès, prend conscience des enjeux de cette relation, au début simple amusement. Il veut échapper au mariage arrangé par son père sans déshonorer Agnès. Celle-ci mûrit aussi au contact du jeune homme, devient capable de s’assumer en tant que femme, et d’assumer ses choix. Ce basculement de l’insouciance enfantine à la responsabilité adulte est propre aussi à l’adolescence.

EXTRAIT 2

X p. ¤∞‡-¤∞°

LECTURE 1., 2. et 3. Arnolphe prend le spectateur à partie en parlant d’Agnès à la troisième personne. Selon Benvéniste, le recours à la troisième personne, qui n’est plus un interlocuteur mais un objet dont on traite, est le plus méchant de la langue française. C’est ici manifeste lorsque ce recours s’accompagne d’un vocabulaire péjoratif. « Elle », c’est la vilaine, une précieuse, une sotte. Ce procédé est méprisant à son égard. Puis, quand il se sert enfin de la deuxième personne du pluriel pour lui parler, c’est pour lui faire directement des reproches, en lui rappelant ce qu’elle

lui doit, sous forme de questions rhétoriques, aux vers 20-21, 24-25, 27, qui n’attendent nullement une réponse mais une muette approbation. Il l’apostrophe avec des termes toujours péjoratifs : la belle raisonneuse, coquine. Il insiste à nouveau sur le bien qu’il lui a fait avec trois expressions différentes : je vous aurai […] nourrie à mes dépens ; les obligations que vous pouvez m’avoir ; élever votre enfance. Ce rapport sordide à l’argent rappelle qu’Arnolphe est un bourgeois près de ses sous (ce qui fait partie du personnage tel qu’il est défini par son type). Mais il est aussi celui qui se trompe sur la valeur de l’argent : il en fait un équivalent universel, pouvant tout acheter, même ce qui ne s’achète pas, comme l’amour. Ce trait est plus moderne : au xviie siècle, les valeurs aristocratiques du gaspillage et de l’ostentation commencent à être battues en brèche par celles de la bourgeoisie montante, qui respecte l’argent né du travail, parfois trop. Molière s’empare de ce fait de société et se moque du bourgeois.

4. Agnès ne se laisse pas démonter et répond point par point : l’argent qu’elle lui doit, Horace le lui rendra, avec intérêt : tout jusques au dernier double. Et elle lui renvoie les reproches concernant son éducation en mettant en évidence la sottise à laquelle Arnolphe l’a condamnée. Elle le fait avec une intelligence toute nouvelle, comme en témoignent l’ironie de la phrase vers 28-29, et la prise de conscience de sa sottise : elle utilise le mot bête pour parler d’elle, ce qui est fortement péjoratif.

HISTOIRE DES ARTS La mise en scène montre un Arnolphe agressif par le geste de Michel Aumont. En face, Agnès ne le regarde pas du tout, visage buté et regard au loin, elle a une posture farouche.

ÉCRITURE Commentaire – Le comique du personnage tient à son entêtement et à son aveuglement qui le mettent sans cesse en porte à faux face aux initiatives surprenantes d’Agnès : dans la scène de quiproquo (extrait 1), Arnolphe est ridicule dans sa jalousie maladive qui lui fait tout interpréter en mal. Arnolphe est toujours par avance content de lui, et persuadé de maîtriser la situation qui lui échappe en réalité de plus en plus.

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– Le tragique du personnage : voir la réception de l’œuvre, question 2.

VERS LE BAC Question sur un corpus

LECTURE

Dandin et Arnolphe sont comiques parce que, malgré tous leurs efforts et la lucidité que leur donne une jalousie exacerbée, ils sont menés par le bout du nez. L’un comme l’autre a commis une erreur de départ qu’il paie : Dandin a épousé une femme d’une autre classe sociale (resituons ce fait dans le contexte culturel), et Arnolphe a fait d’Agnès une sotte qui ne se rend pas compte des dangers qu’elle court. Ils sont pathétiques quand ils dévoilent leur faiblesse, donc dans les monologues qui ont la part belle dans chacune de ces comédies.

Bilan En travaillant sur le personnage et le rapport à l’espace, on évite de réduire L’École des femmes à un discours argumentatif sur l’éducation des filles et on revient à des enjeux proprement théâtraux. Cela permet de mieux réfléchir sur les buts d’une comédie classique, et ainsi revenir en fin de séquence sur la structure, la vraisemblance des situations et des personnages, la visée morale.

Prolongements Il est possible de consulter un dossier complet sur la mise en scène de D. Bezace sur le site : www.sceren.fr/tice/teledoc/dossiers/dossier_ ecoledesfemmes.htm



Arracher le masque de l’hypocrisie

Molière, Tartuffe, ⁄§§› X p. ¤∞·-¤§⁄

Objectifs – Découvrir la comédie de caractère et ses enjeux moraux. – Analyse d’un type comique, celui de l’hypocrite. – Comprendre le lien étroit entre le comique de situation burlesque (le trio issu de la farce : mari, femme, amant) et les propos inquiétants de Tartuffe. – Comprendre ce qu’est une satire.

1. a) Vers 1-20 : Tartuffe presse Elmire de lui donner des preuves concrètes de son amour. Il réclame des réalités pour convaincre [s]a flamme et lui donner d’assurés témoignages. b) Vers 21-38 : Elmire lui oppose la crainte religieuse mais il écarte cette objection : Contentez mon désir, et n’ayez point d’effroi. Il devient alors pressant. c) Vers 39-48 : Elmire tente de faire réagir son mari en toussant. Cette toux est également un obstacle physique pour faire reculer Tartuffe : Cela certes est fâcheux. d) Vers 49-62 : Elmire, voyant que son mari ne réagit pas, annonce qu’elle va céder : il faut se résoudre à céder. e) Vers 63-fin : Elmire trouve un moyen d’éloigner Tartuffe : elle l’envoie dans le couloir : voyez, je vous prie, si mon mari n’est point dans cette galerie. Elmire a fait venir Tartuffe, lui a dit être amoureuse de lui ; elle cherchait à provoquer une nouvelle déclaration amoureuse qui aurait fait réagir aussitôt son mari. Mais celui-ci ne réagissant pas, elle risque d’être obligée de pousser plus loin ce faux jeu de la séduction et de céder. 2. Le spectateur sait Orgon caché sous la table, il attend donc le moment où le mari va surgir et prendre Tartuffe sur le fait. Mais comme il ne bouge pas, Elmire est obligée de tousser (après le v. 38) pour tenter de l’avertir de l’urgence de la situation et éloigner physiquement Tartuffe d’elle. Elle place aussi dans ses propos, des phrases qui sont destinées à Orgon : le on peut désigner Tartuffe autant que le mari (v. 49-61). C’est Tartuffe qui l’oblige à céder parce qu’il ne sera pas satisfait à moins de cela, mais c’est aussi le mari qui semble vouloir des preuves toujours plus évidentes de la fourberie de Tartuffe (on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire). Les deux derniers vers renvoient les deux hommes dos à dos : Tant pis pour qui me force à cette violence. Cette interprétation est possible par les différents sens du pronom indéfini « on » : n’importe qui, quelqu’un, nous, vous, l’homme. 3. Tartuffe utilise le langage de la galanterie, le vocabulaire précieux de la séduction amoureuse. 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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On peut en relever l’abondant champ lexical : nos vœux, un sort tout plein de gloire (quand on a obtenu les faveurs de la femme aimée), ma flamme, mes hommages, vos bontés rimant avec mes témérités ; il rappelle que c’est la femme qui consent à offrir ses faveurs. Précisons que, dans le code amoureux précieux, un amant manifeste toujours du respect pour la femme aimée. Tartuffe a beau employer le vocabulaire de la galanterie, ses actes pressants et irrespectueux le dévalorisent (cf. v. 5). Tout son langage comporte des figures d’atténuation, des euphémismes ou des périphrases pour ne pas désigner concrètement ce qu’il souhaite vraiment : des réalités, d’assurés témoignages.

4. C’est Elmire qui utilise la première le vocabulaire religieux pour faire réfléchir et fléchir Tartuffe, en le ramenant à ses devoirs d’homme pieux : il lui faudrait agir sans offenser le Ciel, en respectant les arrêts du Ciel. Tartuffe se lance dans une argumentation pour le moins spécieuse, tendant à prouver qu’il faut l’imiter et suivre les accommodements qu’il fait avec Dieu et la religion. Il parle de craintes ridicules et de scrupules lorsqu’il qualifie la retenue d’Elmire à l’idée de tromper son mari. Il qualifie les interdits religieux de peu de chose. Il utilise, de manière caricaturale, le langage des jésuites en distinguant l’action de la pureté de notre intention. Ce n’est pas pécher que pécher en silence : il montre une différence entre l’apparence et la réalité. Du moment que rien ne se voit ni ne se sait, on peut commettre n’importe quel crime, comme tente de le faire accroire la rime interne mal/scandale (v. 46-47). 5. Tartuffe parle en scélérat (didascalie), c’està-dire en criminel sans conscience morale. Il cherche une justification religieuse au péché de l’adultère, qu’il appelle pudiquement certains contentements. Ce mot rime avec accommodements : il s’agit simplement de nier le crime en le minorant, en le nommant par un mot beaucoup plus faible d’intensité et, surtout, en lui donnant une intention louable (v. 34). Cette méthode appelée cyniquement une science s’applique selon divers besoins. C’est ici une parodie très caustique de la morale utilitariste que les jésuites prônaient sous le nom de casuistique. Il propose aussi d’enlever toute responsabilité à Elmire, comme si le péché pouvait s’annuler chez l’un et se cumuler chez l’autre. Il détourne donc les préceptes religieux les plus sacrés.

HISTOIRE DES ARTS Dans la mise en scène de S. Braunschweig, la table est recouverte d’un drap blanc comme un autel et est surmontée d’une grande croix. Tartuffe lui-même est habillé de blanc et noir, ce qui rappelle les vêtements des prêtres. C’est sur cet autel qu’Elmire est «sacrifiée» dans une mise en scène très audacieuse et, en cela, très proche du texte. Tenue bourgeoise et coiffure sage, elle se cramponne à la table mais ne semble pas se défendre. Tartuffe a un visage aussi grave qu’elle, il prend des précautions pour la caresser. La scène n’est pas drôle mais inquiétante. Le mari ne se montre pas, Elmire est seule face à un prédateur. Au contraire, A. Magnier retrouve les éléments de la farce et respecte le contexte du xviie siècle (costumes) : le mari est visible et regarde le public d’un air benêt, Elmire s’accroche à la nappe dont elle se couvre, ce qui dévoile son mari et permet l’exhibition de la double énonciation. Tartuffe est très entreprenant, son maquillage, sa coiffure rappellent Dom Juan. Mais les mimiques d’Elmire ne suggèrent pas un véritable danger. Le mari est trop près pour ne pas réagir.

ÉCRITURE Commentaire Dans cet extrait, Molière critique l’hypocrisie religieuse de certains dévots qui imposent des règles de vie aux autres mais s’accommodent eux-mêmes de la morale. Tartuffe, à plusieurs reprises, appelle les interdits religieux qu’Elmire lui oppose, de simples scrupules (v. 28, 44). Il va lui expliquer en quoi consiste une morale utilitariste. 1) Un raisonnement spécieux – Analyser la stratégie argumentative des vers 27-38 : remarquer le passage du je des vers 27-28 (je sais l’art) au on impersonnel (on trouve ; on saura vous instruire) quand il s’agit d’expliquer ce qu’il appelle une science, la casuistique, qui s’enseigne : cela permet à Tartuffe de ne plus s’impliquer directement, des vers 30 à 35. Le raisonnement commence par une concession (Le Ciel défend, de vrai…) suivie d’une opposition – mais on trouve avec lui des accommodements qui riment avec contentements : le but de ces arrangements est la satisfaction des désirs sexuels ou

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autres (repris avec le terme selon divers besoins). Les vers 33-34 indiquent en quoi consiste exactement la méthode : l’enjambement ainsi que les allitérations en [r], [t] et la rime permettent d’appuyer sur l’opposition presque terme à terme. On peut mal agir, si le but est louable, ou seulement profitable au criminel. C’est aller contre toute morale, laïque ou religieuse. À partir du vers 37, Tartuffe revient à des exhortations personnelles avec deux verbes à l’impératif : c’est la conséquence logique de son raisonnement : contentez mon désir (reprend le mot contentement), n’ayez point d’effroi (reprend ces craintes ridicules, v. 27). 2) L’hypocrisie révélée – La religion n’a donc aucune valeur pour Tartuffe, qui pourtant vit en dévot, comme le rappelle Elmire (v. 22). Sa réponse en vers 23-24 comporte deux expressions qui minimisent la morale religieuse : Si ce n’est que le Ciel […] peu de chose. – Tartuffe a donc une morale à géométrie variable, ce qui suppose une double vie : ce qu’on montre au monde, le visage de l’homme pieux ou de la femme fidèle, et ce qu’on fait dans l’ombre, vivre selon son bon vouloir. Ce sont les vers 45-48 qui opposent le secret, le silence au scandale, appelé aussi l’éclat d’une conduite immorale au grand jour. Remarquer la place des mots importants dans les deux vers 47-48, les allitérations en [s] qui font écho au mot silence. – Cette hypocrisie conduit à la manipulation des gens naïfs comme Orgon : les vers 65-68 expliquent à quel point le mari est berné par Tartuffe : au point de voir tout sans rien croire. Cette phrase est un écho à celle prononcée par Elmire vers 56 : la situation à laquelle la jeune femme est confrontée est bien la preuve de la puissance de Tartuffe sur Orgon.

VERS LE BAC Invention Le discours d’un hypocrite : il doit reconnaître sa faute, s’humilier devant Orgon pour mieux se défendre, accuser sa faiblesse d’homme amoureux, la coquetterie et la bienveillance d’Elmire, qui lui ont laissé un espoir. Il peut également rappeler que c’est elle qui lui avait donné rendez-vous.

Bilan/Prolongements La satire se fait virulente dans cette comédie : le raisonnement spécieux et hypocrite de Tartuffe dénonce ouvertement des pratiques courantes à l’époque de Molière. Rappeler les démêlés de Molière avec le parti des dévots et les interdictions de la pièce. Faire lire l’extrait du premier placet (p. 262), pour comprendre les enjeux politiques du texte. Sur le site du Théâtre du Soleil (www.theatredu-soleil.fr), des photos de la mise en scène d’A. Mnouchkine sont disponibles, montrant une transposition dans des milieux religieux fondamentalistes.

THÉORIE

§

Molière, Premier placet sur Tartuffe, ⁄§§› X p. ¤§¤

Objectifs – Comprendre les enjeux de la querelle autour du Tartuffe. – Comprendre les enjeux moraux d’une comédie classique.

Défendre la comédie LECTURE 1. Molière s’adresse au roi pour obtenir l’autorisation de faire jouer Le Tartuffe qui a été interdit. 2. Molière estime avoir été victime de faux dévots (les tartuffes, sous main, l. 15) qui ont réussi à faire croire à Louis XIV que sa pièce était irrespectueuse vis-à-vis de la religion. 3. Les expressions désignant les faux dévots sont à relever : les hypocrites, ces gens de bien à outrance, les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, un zèle contrefait et une charité sophistique. On mettra en évidence l’utilisation d’hyperboles et de métaphores qui font appel au vocabulaire judiciaire (friponnerie, faux-monnayeurs) et religieux. 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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Ces hommes sont dangereux, car ils se mêlent de donner des leçons aux autres, de gendarmer la société avec un zèle excessif, alors même qu’ils sont capables des pires crimes. Dans sa comédie, Molière dénonce (mît en vue) ces hypocrites et leurs manigances, la façon dont ils manipulent les autres (veulent attraper les hommes). Son arme est le rire et, en ce sens, son tartuffe est une caricature assumée. Par ce moyen, Molière cherche donc à arracher le masque des hypocrites et à empêcher ces gens de sévir. Prolongement On peut faire réfléchir les élèves sur l’étymologie du mot « hypocrite ». En grec, il signifie « sous le masque » et désigne les acteurs, qui jouent masqués. Au sens figuré, le terme caractérise toute personne non sincère, jouant la comédie en société pour paraître autre que ce qu’elle est, le plus souvent à des fins de manipulations.

4. Les élèves pourront rechercher des informations sur le contexte religieux et le conflit qu’anime la Compagnie du Saint-Sacrement contre le dramaturge lui-même. Ces démêlés sont particulièrement significatifs du pouvoir que cherchent à acquérir des institutions religieuses dans la société de l’époque, de leur rôle croissant auprès de certains princes. La Compagnie attaque la pièce de Molière en 1664 et cherche à en faire interdire la représentation. C’est principalement la reine mère Anne d’Autriche qui soutient ce réseau d’influence. Le roi fera dissoudre la Compagnie du Saint-Sacrement en 1666, à la mort de la reine mère. Le Tartuffe est alors rejoué. On apportera quelques nuances à cette vulgate largement véhiculée par les histoires littéraires. En effet, aujourd’hui, l’idée du complot de la Compagnie du Saint-Sacrement est battue en brèche par les dix-septiémistes (voir la dernière édition de la collection de la « Pléiade » des œuvres de Molière). On veillera à ce que les élèves restituent des informations correctes et donnent une analyse précise des relations entre théâtre, religion et pouvoir. 5. La comédie joue un rôle moral en soulignant les vices des hommes, par la caricature et la satire (l. 3-4). Dans Le Tartuffe, Molière a mis en évidence (mît en vue, comme il faut les grimaces étudiées) la malfaisance des hypocrites.

VERS LE BAC Dissertation – Une caricature comique met en évidence immédiatement les défauts qu’on veut critiquer : Tartuffe (p. 259-261) met en pratique sous les yeux des spectateurs, et du mari, son hypocrisie en pressant Elmire de lui céder. La situation est grotesque mais claire. – Une intrigue théâtrale, comme un apologue, simplifie l’argumentation et la rend attractive par les péripéties et rebondissements : les obstacles de la comédie classique finissent par un dénouement heureux. Rien n’est jamais totalement sérieux. Surtout dans les pièces de Molière qui sont des comédies-ballets, pleines de fantaisie et de poésie. Ex. : scène du Mamamouchi dans Le Bourgeois gentilhomme : la famille a compris qu’elle ne guérira pas le vieillard de son idée fixe et préfère jouer avec, le faire chanter et danser pour mieux le manipuler. De même, dans Le Malade imaginaire, plutôt que de courir à l’affrontement inutile, on entraîne le père de famille (et le spectateur) dans une folle sarabande qui résout tous les problèmes et permet de s’amuser, le cœur léger. – Le rire permet au spectateur une mise à distance critique : la situation parfois dramatique des mariages arrangés est dénoncée à travers des comédies qui finissent bien, grâce à la ruse de certains personnages ou à une révélation incroyable (ex. : Anselme est en fait le père de Mariane. Il ne l’épousera donc pas mais la dotera richement pour lui permettre d’épouser un jeune homme selon son cœur). Mais le discours sur l’importance des sentiments est bien présent (L’Avare, p. 268, ou L’École des femmes). – Un personnage peut même jouer le rôle du spectateur qui intervient dans un échange : Alceste, le Misanthrope (p. 265-267), manifeste son indignation, alors même que le public riait, comme les marquis, des méchancetés de Célimène. Le rire est donc ici associé à la réflexion, à travers cette intervention, ellemême comique.

Invention Voir le sujet d’argumentation p. 247 du manuel de l’élève (corrigé p. 156).

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Bilan/Prolongements Pour réfléchir sur la visée morale des pièces de Molière, on peut faire le bilan des défauts critiqués dans ses différentes œuvres présentes dans la séquence.



Molière, Dom Juan, ⁄§§∞ X p. ¤§‹-¤§›

Objectifs – Analyser un comique de situation : le séducteur et les jeunes filles naïves. – Analyser le rapport maître/valet. – Définir, et comprendre la double énonciation théâtrale, par le fonctionnement des apartés et leur efficacité comique.

Le mariage comme un jeu LECTURE 1. La première stratégie consiste à prendre à partie ses interlocutrices par trois interrogations rhétoriques qui lui évitent de répondre directement à la question posée (l. 3-7). La dernière interrogation est d’ailleurs un reproche implicite : Dom Juan n’a pas à se justifier, les actes accréditeront les paroles : pourvu que j’accomplisse ma promesse. Il faut faire et non pas dire. Ainsi, il renouvelle en réalité la promesse mensongère (deuxième stratégie) à la ligne 10 mais sans indiquer le nom de l’heureuse élue (stratégie d’évitement) : laquelle des deux a mon cœur. La troisième stratégie est la flatterie : chacune doit se sentir la préférée, grâce à des apartés hyperboliques (l. 12-14). Pourtant, il est obligé de fuir les deux jeunes filles en inventant un ordre à donner (quatrième stratégie). 2. et 4. Sganarelle a pitié (l. 18) des deux jeunes filles qui appartiennent à la même classe sociale que lui. Il est donc plus sensible au cynisme

de Dom Juan dans ce cas. Il utilise un registre pathétique pour souligner la cruauté de son maître : l’apostrophe exclamative pauvres filles que vous êtes ; la rencontre avec Dom Juan est un malheur. Enfin, pour les dessiller, il leur explique le comportement de Dom Juan avec une hyperbole (l’épouseur du genre humain) et la répétition du verbe abuser. Il veut les persuader d’oublier ce grand seigneur méchant homme avec des verbes injonctifs à l’impératif : ne vous amusez point, demeurez dans votre village. Pourtant, Sganarelle a tellement peur de son maître qu’il se dédit dès que celui-ci arrive. Le procédé comique utilisé est la répétition à la forme négative des propositions précédentes (l. 27-28). Il exagère même, des lignes 31 à 34, les qualités de Dom Juan en prévenant toute forme de critique à son égard.

3. Les paysannes, par leur innocence et leur naïveté face à la séduction, prêtent à rire : elles prennent pour argent comptant toute promesse, acceptent les flatteries, les caresses, et voient en Dom Juan le prince charmant qui va les sortir de leur condition. Dans la scène, les réactions en miroir des deux filles renforcent ces effets comiques : comme leurs répliques sont quasiment identiques, les phrases de Dom Juan comportent aussi des expressions très proches, ce que rend sensible l’emploi du parallélisme de construction : laissez-lui croire / laissez-la se flatter ; je vous adore / je suis tout à vous, qui renforce le ridicule de leur naïveté.

HISTOIRE DES ARTS Le metteur en scène Sobel a trouvé une disposition originale pour les trois personnages : Dom Juan tourne le dos au public et aux paysannes, montrant ainsi son peu d’implication dans le dialogue, et sa désinvolture. Les deux filles tendent l’oreille mais, dans cette position, aucune ne sait quand Dom Juan s’adresse vraiment à elle ou à l’autre. Les phrases sont interchangeables : elles peuvent très bien être adressées à l’une, à l’autre, ou aux deux en même temps. Ce jeu de scène montre que les deux filles se ressemblent au point d’être de simples représentantes de toutes les conquêtes possibles de Dom Juan. Sobel ne cherche pas à donner de la vraisemblance à l’aparté, le langage amoureux se déploie au hasard, l’attrape qui veut. 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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ÉCRITURE Commentaire 1) Sa longue réplique s’adresse d’abord aux deux filles avec le « vous » de pluriel (Vous soutenez également toutes deux) et de longues phrases, puis à l’une ou l’autre en aparté à partir de la ligne 10 avec des phrases courtes qui lui permettent de se tourner d’un côté ou de l’autre. Comme les répliques des paysannes étaient quasiment identiques, les phrases de Dom Juan comportent aussi des expressions très proches, ce que rend sensible l’emploi du parallélisme de construction : laissezlui croire / laissez-la se flatter ; je vous adore / je suis tout à vous. La virtuosité comique de cette déclaration tient à ces variations lexicales pour dire la même chose à chacune. 2) Une stratégie très habile : voir la question 1.

VERS LE BAC Invention Le texte produit doit respecter les codes rédactionnels de la lettre. L’intérêt réside dans le portrait du maître à partir du point de vue du valet. Après avoir évoqué la scène de séduction, Sganarelle peut entreprendre : – la critique du libertin : séducteur qui ne connaît aucune limite, homme qui donne dans l’impiété ; – la critique du maître : domination violente, supériorité arrogante, mépris pour les classes sociales populaires (le valet lui-même, les deux paysannes), peur que suscite ce seigneur méchant homme ; – la dénonciation du mensonge permanent et le manque d’éthique. Il est possible d’insérer des tournures de langage populaire (à partir d’une lecture de l’œuvre) pour être fidèle à la condition du personnage et à sa façon de parler. On veillera à ce que l’adoption de ce registre de langue n’aboutisse à aucune familiarité ou vulgarité.

Prolongements On peut proposer aux élèves d’imaginer une autre mise en espace à trois de cette scène et de la justifier. Autres possibilités à expérimenter : Dom Juan entre les deux filles (proposition la plus fréquente sur scène) ou courant de l’une à l’autre. On peut tester aussi la position assise,

d’abord pour le seul Dom Juan, puis pour les deux jeunes filles… À chaque fois, il faut juger de l’efficacité de la mise en espace autant pour comprendre la situation que pour la rendre comique. On peut demander de faire des recherches sur le mythe de Dom Juan en s’aidant du site www.domjuan.net (qui comporte une bibliographie) : on peut faire trouver l’origine du mythe, d’autres titres d’œuvres du xviie siècle, expliquer la notion de mythe. Lecture complémentaire : É.-É. Schmitt propose dans La Nuit de Valognes (Magnard Classiques et contemporains) un Dom Juan jugé par les femmes qu’il a abusées.

°

Molière, Le Misanthrope, ⁄§§§ X p. ¤§∞-¤§‡

Objectifs – Comprendre le type ridicule du mondain. – Analyser le procédé de la caricature et de la satire. – Comprendre comment un personnage se met en scène.

Le rire acide de la médisance LECTURE 1. Le principe du dialogue est simple et répétitif : l’un des invités de Célimène lance le nom d’une personne et une information ou un jugement la concernant : on peut relever cet effet de liste avec l’énumération des groupes nominaux suivants : Damon le raisonneur ; Timante, un bon caractère, etc. Aussitôt alors, Célimène rebondit et se lance dans le portrait à charge de la personne nommée. Éliante, en aparté à Philinte, a au préalable indiqué le principe de ce jeu social, où on se distrait entre amis en médisant sur autrui (v. 9-10). Seuls Éliante et Philinte refusent la règle du jeu et tentent de faire l’éloge raisonnable des personnes mises sur la sellette (cf. v. 53 et 57, puis 59). Ainsi, dans la mesure où Célimène a présenté Damis comme son ami, Philinte croit pouvoir renchérir et le sauver de ce jeu de massacre en lui trouvant des qualités. Hélas ! Célimène critique avec verve cet ami,

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encouragée par Acaste et Clitandre, public complaisant qui félicite Célimène pour ses piquants traits d’esprit (v. 75-76). Seul Alceste, muet jusqu’à la fin des portraits, montre sa désapprobation.

2. Les portraits, finement ciselés, sont de véritables petites scènes de théâtre où l’on croit voir agir sous nos yeux le personnage croqué (aux deux sens du terme) : on a sous les yeux, grâce à cette série d’hypotyposes, la façon mystérieuse de parler de Timante, ponctuée de grimaces (l’œil égaré), ses cachotteries (tout bas, il dit tout à l’oreille), on rit des propos prétentieux de Géralde (il éprouve une sotte vanité à parler de chevaux, d’équipage et de chiens), on transpire d’ennui en tâtant de l’absence de conversation de Bélise, conversation qui néanmoins traîne en une longueur épouvantable, et on savoure la prétention de Damis (il est guindé sans cesse). En quelques mots, Célimène atteint le point faible du personnage : son incapacité à intéresser les autres par une conversation brillante. C’est là un grave défaut selon le code de valeurs qui s’établit au xviie siècle et qui veut qu’un « honnête homme » soit agréable en société. Ne pas maîtriser l’art de la conversation, c’est se condamner à être évincé des cercles où l’on peut nouer des relations intéressantes. Or, ici, tous ces gens sont ennuyeux, et on les fuit. On peut relever le champ lexical du discours, ici frappé d’échec (stérilité de son expression, tout ce qu’il vous débite) et associé à celui de l’ennui (il assomme le monde, il faut suer sans cesse, sa sotte personne). Le seul défaut de ces gens est donc de ne pas savoir respecter les règles de la mondanité et de la sociabilité. 3. Les portraits sont des caricatures, comportant des hyperboles exagérant les défauts des personnages : – Timante : on relève l’opposition entre la vanité de son propos et l’effet qu’il souhaite produire sur son auditoire. On relève à cet effet le vers 14, avec la reprise de la racine « affaire » puis à nouveau les vers 18-19, comportant un chiasme mettant en valeur quatre mots-clés : secret / rien / vétille / merveille avec allitération en [j]. – Géralde : on commentera les énumérations et accumulations au rythme ternaire des vers 24 et 26. – Bélise : l’énumération du vers 37 est renforcée par la répétition de et. La langueur de sa

conversation est suggérée par les allitérations en [s] v. 30-36. La chute de ce portrait au vitriol arrive lorsqu’il est comparé à un morceau de bois. – Adraste : la métaphore gonflé de l’amour de soimême met l’accent sur sa vanité, de même que l’énumération du vers 47. – Cléon : la métaphore culinaire du vers 55 (un fort méchant plat que sa sotte personne) souligne le caractère indigeste de sa conversation.

4. Alceste est la voix de la raison. Pour les ramener à plus de mesure, lui aussi sait manier l’art du discours piquant. En témoigne sa phrase injonctive, tissée d’ironie, pour les exhorter à continuer. Il les apostrophe en les appelant de l’épithète peu flatteuse mes bons amis de cour, la cour étant le lieu de toutes les mesquineries et de tous les persiflages selon lui. Surtout, il met en évidence leurs contradictions, ce que montre le connecteur logique « cependant » (chacun a son tour / cependant aucun d’eux). En effet, s’ils disent du mal d’autrui en son absence, ils n’oublient pas de le flatter dès qu’ils le rencontrent : la rime baiser flatteur / serviteur insiste sur l’attitude obséquieuse des courtisans les uns avec les autres, la fausse politesse. Toutefois, Alceste n’ose attaquer de front la femme qu’il aime et il est jaloux de tous ces prétendants qui se pressent autour de son lit. 5. Les cibles de Molière sont : les mondains prétentieux (Les Précieuses ridicules ; Le Misanthrope) ; l’hypocrisie sous toutes ses formes, religieuse avec Le Tartuffe, sociale avec Le Misanthrope ; les hommes rétrogrades dans leur façon d’envisager l’éducation et la vie des femmes, et qui finissent trompés (L’École des femmes, George Dandin), les libertins (Dom Juan), les avares.

HISTOIRE DES ARTS Le lit est le lieu de l’intimité de Célimène (et peut-être aussi le lieu où elle trompe Alceste). C’est une transposition moderne de la « ruelle », la chambre à coucher où les précieuses recevaient leurs visiteurs. Mais la proximité physique des personnages est moderne. Les personnages ont investi ce lit, dans une familiarité presque adolescente : Éliante est en haut à gauche, Philinte juste derrière Célimène à droite, et les deux marquis sont de part et d’autre en avant, ils 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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boivent ses paroles. Célimène est face au public, au centre du cercle de ses admirateurs dont les regards convergent vers elle. Seule Éliante est un peu détachée, elle s’amuse du spectacle. La position de réprobation d’Alceste le taciturne est manifestée par sa position à l’écart du groupe : assis sur une chaise, dos au lit, il est en position fermée (les bras noués autour du corps le montrent) et baisse les yeux, avec une grimace visible. Pourtant, Célimène est juste au-dessus de lui, et le spectateur a l’impression qu’elle joue avec lui, qu’elle se joue de lui, dans un jeu aussi cruel que provocateur où elle est la plus forte. En effet, dans la scène précédente, il a voulu faire preuve de fermeté et s’en aller, laissant cette assemblée de beaux esprits à ses persiflages, mais, captivé par le charme de Célimène, est finalement resté.

Arnolphe de L’École des femmes qui veut épouser une femme de 20 ans de moins que lui, ce qu’avait fait Molière l’année de création de cette pièce.

ÉCRITURE Commentaire

Les types critiqués par Molière sont étroitement liés à un contexte historique et social (la cour de Louis XIV), mais sont-ils transposables aujourd’hui ? Sur le site du photographe J.-P. Lozouet (http:// photosdespectacles.free.fr), on peut trouver des photos de la mise en scène de L. Hemleb à la Comédie-Française en 2007, avec des costumes et un décor xviie siècle à comparer avec la mise en scène de S. Braunschweig pour organiser une discussion sur le sujet suivant : faut-il respecter le contexte du xviie siècle pour une mise en scène d’une œuvre de cette époque ou au contraire chercher à l’adapter à l’époque contemporaine pour en montrer l’universalité, ou la modernité ?

Il faut s’aider de la question 2 pour montrer la finesse de Célimène et de la question 1 pour montrer qu’elle a un public entièrement acquis à sa cause et admiratif.

VERS LE BAC Dissertation 1) La comédie est d’abord divertissante : « Rire est le propre de l’homme » (Rabelais). On peut insister sur la variété des procédés comiques qui, chez un grand auteur comme Molière, sont associés et combinés ensemble pour démultiplier les effets comiques, que la mise en scène mettra en évidence : – le comique de caractère du soldat bouffon extravagant (Le Soldat fanfaron ; L’Illusion comique) ; – le comique de situation du trio femme, mari, amant (Le Tartuffe) ; – le comique de mots : le dérapage verbal des bourgeois (Le Dieu du carnage). 2) La comédie comme exutoire : – la comédie met en scène des situations difficiles de la vie : la maladie et la mort (Le Malade imaginaire) et permet de les apprivoiser par le rire. – Molière tourne aussi en dérision ses propres obsessions quand il se met en scène en mari trompé parce que mal marié : George Dandin ;

3) La comédie satirique et critique. La comédie dénonce des vices humains pour faire réfléchir l’auditoire à ses propres travers : l’hypocrisie religieuse (Le Tartuffe) ou mondaine (Le Misanthrope), l’avarice (L’Avare), la prétention mondaine ou intellectuelle (Les Précieuses ridicules). Elle peut également dénoncer certaines injustices sociales : les mariages arrangés, la tyrannie des pères ou des maîtres (L’Illusion comique), le problème de l’éducation des filles (L’École des femmes).

Bilan/Prolongements

Le film de P. Leconte Ridicule montre ce qu’est le bel esprit à la cour et la cruauté impitoyable des courtisans, tantôt bourreaux, tantôt victimes les uns des autres. Ce divertissement cruel a un réel enjeu social : ne pas briller en société, c’est en être exclu. Ainsi, le personnage principal ne tente de se faire une place à la cour, grâce à son esprit, que pour obtenir une aide financière. Elle lui permettrait de combler des marais pestilentiels, qui condamnent à une mort certaine les paysans qui y travaillent. Il échoue et les grands travaux n’auront pas lieu. Seuls la Révolution puis le Directoire changeront cet état d’esprit. À la fin, le pouvoir politique écoutera la raison de ce gentilhomme ingénieur plutôt que son art du persiflage et fera entreprendre les travaux nécessaires.

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VERS LE BAC Invention

Molière, L’Avare, ⁄§§° X p. ¤§°

Objectifs – Étudier un type comique : l’avare. – Comprendre un comique de situation : le jeune homme pris entre deux rôles, valet et amant.

Avec ou sans dot ? LECTURE 1. et 2. Valère essaie d’opposer au seul argument financier de l’avare, les sentiments de la jeune fille qui ne saurait aimer un homme beaucoup plus âgé qu’elle (grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments). Il cherche à persuader le père en invoquant le bonheur de la jeune fille (il y va d’être heureux ou malheureux) et les risques d’un mariage mal assorti (des accidents très fâcheux : l’adultère). Il envisage un mariage d’amour pour Élise : l’inclination d’une fille. 3. Ce qui rend Valère comique, c’est sa prudence excessive pour s’adresser à son maître, la flatterie obséquieuse dont il fait preuve sous les yeux d’Élise, atterrée. Il commence toujours par approuver son maître (l. 5-6 ; 8 ; 14) avant de se lancer dans une argumentation où il ne dit jamais « je » mais se cache derrière d’autres énonciateurs supposés : Élise elle-même (l. 9), ou l’opinion commune (l. 14-15 : des gens + conditionnel pour atténuer encore l’affirmation). Il utilise également des formules impersonnelles avec des verbes d’obligation (un engagement... ne se doit faire…, l. 11 ; une chose où l’on doit avoir de l’égard, l. 16) qui sont une façon habile de faire la morale à Harpagon. Le présent de vérité générale lui évite aussi de s’impliquer : il fait appel aux idées reçues sur le mariage. Un modalisateur comme sans doute (l. 16) montre qu’il n’est pourtant pas sûr de lui. 4. On peut mettre Élise éloignée des deux hommes, témoin impuissant de la dispute qui la concerne pourtant directement, ou au contraire plus près, derrière Valère ou derrière son père. On peut tenter des jeux de regards entre les jeunes gens. À chaque essai, on demandera aux élèves ce que le public perçoit des relations.

Il est plus efficace de proposer ce sujet d’invention après la mise en espace (question 4), ce qui permet de faire noter les didascalies indispensables. Les indications scéniques peuvent porter sur le ton, les postures et attitudes, l’occupation de l’espace, certaines intentions de jeu. Il est possible de procéder ainsi : – greffe et ajout des didascalies dans le texte ; – écriture d’un autre texte en regard, qui justifie les didascalies à l’appui d’enjeux d’interprétation clairement formulés et explicités ; – mise en jeu ; – autoévaluation et évaluation par le reste de la classe qui se constitue en public.

Question sur un corpus Le jeune homme désargenté rappelle l’enjeu principal du mariage de comédie : l’argent. Malgré sa situation, il est toujours le soupirant préféré de la jeune première à qui son père prévoit un mariage plus intéressant. Il s’est fait aimer sans difficulté et a obtenu des garanties de la jeune fille : engagement de mariage, parole donnée, ce qu’Isabelle appelle sa foi. Mais ce jeune homme ne peut se déclarer publiquement, il joue un rôle et son travestissement est aussi source de comique : Valère n’est pas capable de tenir tête à Harpagon, son maître, tandis que Clindor doit flatter Matamore et faire croire qu’il approche Isabelle pour le compte du soldat. Valère doit approuver le mariage avec Anselme. Cette situation nécessite donc de leur part des ruses et des fourberies, voire des quiproquos (Valère accusé d’avoir volé la cassette de l’avare, en V, 3), sources de péripéties comiques.

Bilan/Prolongements Ce texte rappelle que le mariage, nœud des intrigues comiques, est étroitement lié à l’argent. La jeune fille mal mariée, à cause d’intérêts sordides, est un thème récurrent. On peut rapprocher cet extrait de L’École des femmes (p. 257-258) et George Dandin (p. 269).

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Molière, George Dandin, ⁄§§° X p. ¤§·

Objectifs – Analyse d’un type comique : le mari trompé. – Comprendre ce qu’est un monologue classique. – Analyser le registre comique et pathétique.

Le monologue du mari trompé LECTURE 1. a) Dandin s’adresse à lui-même à la deuxième personne du pluriel pour se faire des reproches (l. 1-11) (voilà ce que c’est d’avoir voulu... Vous avez voulu tâter de la noblesse)… et regretter son mariage, avec un conditionnel d’irréel du présent : si c’était une paysanne, vous auriez toutes vos coudées franches. b) Il exprime à la première personne du singulier sa colère et son impuissance (l. 12-16) : j’enrage. La succession de phrases exclamatives avec des interjections comme morbleu, quoi souligne les fautes d’Angélique. c) Cependant, il refuse de se laisser abattre et prend une décision : il va se plaindre à ses beauxparents. En témoigne l’utilisation d’un verbe de volonté (je ne veux point) puis d’obligation (il me faut de ce pas aller), au sein de longues phrases déclaratives, servant à faire le point et à mettre en place une stratégie (l. 17-19). 2. Le mariage est voué à l’échec à cause de la différence de classe de Dandin et Angélique, et parce qu’ils ne s’aiment pas. 3. Le « mari cocu » est, par définition, un type comique. Le spectateur est toujours du côté des jeunes amants contre le mari autoritaire, violent, qui a fait un mariage d’intérêt sans se préoccuper des sentiments d’une jeune fille. Le comique de Dandin vient de son langage assez familier, significatif pour les spectateurs du xviie siècle de sa classe sociale bourgeoise et de son manque d’éducation. Ainsi, dans la phrase l’on vous accommode de toutes pièces, on remarquera qu’il utilise des termes réservés à

la cuisine. Dans la phrase la gentilhommerie vous tient les bras liés ou la tournure infinitive tâter de la noblesse, son langage est concret, lié au corps et, partant, considéré comme « bas ». Son impuissance est également comique : on rit cruellement de l’homme qui ne peut affirmer virilement sa force, qui ne peut rien contre sa femme, et dont la colère s’exprime en pure perte : j’enrage et je me donnerais volontiers des soufflets. Comme Harpagon est prêt à se pendre lui-même, Dandin veut se frapper puisqu’il ne peut le faire avec sa femme. Malgré tout, Dandin est pathétique dans sa solitude : le monologue marque toujours l’impossibilité de se confier ou de communiquer avec autrui. Les références à son honneur, ou à des sujets de chagrin et de ressentiment insistent sur sa souffrance.

HISTOIRE DES ARTS Informations et photos de ce spectacle sur le site http://www.theatre13.com/2008_george_dandin. php La version masquée proposée par M. Gonzalez donne un type universel aux différents personnages. Dandin est le représentant des maris trompés ; les beaux-parents, des nobles ruinés et cupides qui n’ont pas hésité à « vendre » leur fille à un vilain pour redorer leur blason. Et le masque créé pour Dandin n’est pas caricatural, contrairement à celui de M. et Mme de Sottenville, les beaux-parents. M. Gonzalez dit avoir voulu un Dandin bel homme et non grossièrement paysan. Ce masque en bois lisse son visage, le donne à voir dans une sorte de dénuement et de désarroi que renforce la chemise ouverte pendant en dehors du pantalon. Le regard dirigé non vers le public mais vers une sorte d’ailleurs insiste sur son isolement et sa détresse.

ÉCRITURE Commentaire Il faut s’aider de la question 3.

VERS LE BAC Invention Angélique doit se plaindre de la grossièreté et de la violence de son mari. Elle doit également regretter que sa situation d’aristocrate sans dot

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l’ait obligée à ce mariage. Elle peut utiliser, comme Dandin, une deuxième personne du pluriel pour s’adresser à elle-même, s’exhorter à prendre sa revanche sur une situation sociale insupportable à ses yeux. Dans les solutions envisagées, il s’agit de trouver des ruses pour communiquer avec son amant sans que son mari ne puisse la prendre en défaut, en se faisant aider, par exemple d’une servante.

Bilan/Prolongements Une mise en scène d’Anne-Marie Lazarini est éditée en DVD par la COPAT. George Dandin et son interprétation par A.-M. Lazarini ou M. Gonzalez permettent d’étudier les nuances du registre comique qui, même dans une farce, comporte des aspects grinçants sur lesquels un metteur en scène peut insister. Le passage du texte à la scène est ainsi abordé dès la 2de : il est possible de comparer les deux décors, et les deux costumes de Dandin pour analyser certaines constantes et les différents moyens scéniques pour interpréter un même texte.

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Jean Racine, Les Plaideurs, ⁄§§° X p. ¤‡‚-¤‡⁄

Objectifs – Comprendre la visée et la portée satiriques d’un texte théâtral. – Prendre connaissance de la seule pièce comique d’un tragédien reconnu. – Travailler sur l’ampleur du registre comique et ses outrances possibles. – Prolonger la réflexion sur le classicisme dans son rapport aux modèles antiques.

Nom d’un chien ! LECTURE 1. Sur scène, le dramaturge reconstitue une cour de justice. Aussi les personnages endossent-ils les rôles dévolus à l’animation d’un procès. L’accusé est le chien Citron. L’Intimé joue le rôle de l’avocat, qui plaide donc la défense de l’accusé ; Dandin, celui du juge qui instruit l’affaire.

2. La rhétorique judiciaire est la cible de la satire de Racine. Dans cette scène, on reconnaît les grandes caractéristiques de cette éloquence pratiquée par les gens de loi, ceux qu’on appelait au xviie siècle les « robins » : – un discours qui n’évite ni les lourdeurs ni les longueurs : la plaidoirie de l’Intimé occupe quasiment la totalité du dialogue (presque 38 vers sur 44) ; – une rhétorique qui, par la volonté de tout expliciter en vue d’exposer les circonstances ainsi que les tenants et aboutissants de l’affaire, privilégie répétition et effets de reprise insistants : lequel (v. 3), celui pour lequel (v. 4), celui contre lequel (v. 5), celui pour lequel (v. 6), celui contre lequel (v. 7). Le martèlement de « celui » vise un effet oratoire et bride l’expression des faits dans un modèle d’exposition juridique ; – parmi les autres procédés : l’abus dans le recours à des phrases exclamatives (v. 14-16) et interrogatives (v. 12, v. 26-31), l’apostrophe pour capter l’attention de l’auditoire et son implication dans le discours judiciaire (v. 12, 18, 23 : Messieurs) ; – l’emploi d’un jargon propre à la rhétorique judiciaire : Avocat pour et contre appelé (v. 8), instruire une affaire (v. 10), on poursuit ma partie (v. 13), je vous atteste (v. 18), le tout, ou bien partie dudit (v. 23), partie réprimandée (v. 26), prévariquer et compendieusement (v. 36-37) ; – des tournures archaïques au niveau des pronoms : icelui (v. 29), en icelle (v. 39) ; – le recours à des arguments d’autorité : évocation pédante et grotesque des textes de loi dans un latin de cuisine (Si quis canis ; Caponibus, v. 19-20). Par-delà l’enjeu de divertissement que cette scène de comédie peut procurer, s’engage une réflexion sur le langage propre au xviie siècle. La rhétorique judiciaire qui exhibe la lourdeur et l’inélégance de ses procédés s’oppose au naturel de la conversation que les honnêtes gens prisent. Il s’agit donc de la critique directe d’une éloquence lourde, celle des juges, celle des doctes qui n’ont ni l’art ni la manière des mondains. 3. Des éléments propres au jeu théâtral permettent d’accroître le comique de la scène : – la distorsion entre ce que le spectateur entend et ce qu’il voit sur scène : il ne faut pas oublier que le discours pompeux de l’avocat concerne un chien, ce que la mise en scène va mettre en valeur ; 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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– le déséquilibre du dialogue entre un avocat qui monopolise la parole, et les autres partis tenus au silence : le metteur en scène peut valoriser les moments d’interruption du discours où s’exprime un certain agacement (Ta, ta, ta, ta, v. 10) ; – l’orateur qui s’enroue à force de se fâcher et d’être véhément : Maître Adam… S’enroue, v. 32) : Racine donne une représentation burlesque de la fureur de l’orateur, qui finit par perdre sa voix ; – le langage paraverbal propre à la gestuelle théâtrale ; ce sont autant de signes pour exprimer l’ennui que suscite le discours de l’Intimé : bâillant (dernière ligne). La caricature langagière, l’expressivité du jeu révèlent comment le dramaturge entend accroître la dimension comique de la scène au point d’atteindre à un certain délire et à des effets burlesques outrés. Le haut langage judiciaire appliqué à une situation ridicule ressortit au registre héroï-comique.

4. Pour faire pratiquer la diction de ce discours, on demandera aux élèves d’en préparer la lecture en indiquant bien dans le texte : – les mots sur lesquels accentuer le ton et faire porter l’insistance ; – le rythme : segmentation des énoncés à l’aide de barres ; – les pauses et les enchaînements (notamment au niveau des enchaînements des répliques interrompues). Il s’agira aussi de faire travailler le souffle (longueur du discours) et l’expressivité. 5. Cette recherche vise à amener les élèves à rapprocher la pièce de Racine de celle d’Aristophane dont la satire dans Les Guêpes a pour cible les gens de loi. On leur fera mesurer les effets d’imitation (même sujet : procès sur le délit commis par un chien). L’esthétique classique privilégie la reprise de modèles antiques et leur adaptation.

VERS LE BAC Invention On veillera à ce que l’écriture de ce texte s’inscrive dans les codes de retranscription d’un dialogue théâtral. L’argumentaire (pro et contra) pourra exposer une approche universelle du pouvoir judiciaire :

– grandeur : volonté de faire respecter les lois, de rétablir l’honneur d’un homme, de punir des coupables, d’accomplir une justice égale et équitable pour tous les hommes, responsabilité que les gens de loi engagent dans des décisions lourdes et difficiles à prendre… – ridicules : lenteur des procédures, jargon du métier incompréhensible (déjà dénoncé par Rabelais), complexité excessive des lois, goût pour la vétille, paperasserie, difficulté du pouvoir judiciaire lui-même à reconnaître les erreurs qu’il peut commettre dans un jugement ou l’instruction d’une affaire… Comme le dialogue oppose un magistrat au dramaturge lui-même, Racine, il sera possible de prendre en compte le contexte de l’époque : – grandeur : faire respecter la loi qui est celle du roi et de Dieu dans un système politique absolutiste ; – ridicules : gens de loi qui cherchent à impressionner par leurs costumes, les rituels, le goût pour la pompe et le cérémonial (cf. critique de Pascal sur l’apparence des juges), arbitraire des décisions et approche inégalitaire selon que l’on est riche et puissant, ou homme de condition modeste (cf. satire de La Fontaine). L’emploi de tons et de registres différents (polémique et satirique pour attaquer la justice, élogieux pour en vanter la grandeur et les mérites) permettra de caractériser chacun des discours.

LA TRAGÉDIE

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William Shakespeare, Macbeth, ⁄§‚§ X p. ¤‡›-¤‡∞

Objectifs – Découvrir le théâtre élisabéthain et ses codes spectaculaires : l’utilisation du spectre. – Analyser un personnage tragique : le roi fou.

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Faire face au spectre de la mauvaise conscience LECTURE 1. Macbeth est effrayé, mais veut faire bonne figure : il se montre donc faussement joyeux (l. 41-42). Enfin, la folie s’empare de lui, il divague (l. 49 à la fin). 2. Le retour des morts est une façon de rappeler à Macbeth sa culpabilité, c’est sa conscience qui le hante, alors qu’il croyait s’être débarrassé à bon compte d’un complice et rival potentiel (l. 25-35). L’apparition de Banquo lui annonce qu’il paiera pour ses crimes. Et on ne peut rien contre un fantôme, c’est cette impuissance qui le rend fou aussi (l. 53). 3. Lady Macbeth, qui ne voit pas le spectre, veut aussi maintenir un semblant d’ordre et de dignité : elle minimise les discours incohérents de son époux, l. 3-5, et à nouveau l. 47-48, quand Macbeth s’adresse au fantôme que personne ne voit ; elle veut éviter que leur attention n’empire l’état de Macbeth (ne le regardez pas). Puis elle sermonne vivement son époux (l. 9-14), avec un vocabulaire très péjoratif qui l’accuse de lâcheté (singeries de la terreur ; conte de bonne femme). Elle pense ainsi le vexer et le contraindre à retrouver un peu de fierté. Elle le rappelle à ses devoirs (l. 36). Elle utilise des phrases exclamatives (quelle honte !) ou des interrogatives à valeur de reproche. 4. Les invités manifestent crainte et respect devant Macbeth. L’apostrophe Son Altesse l’indique. Ils acceptent de boire avec lui : nous vous rendons hommage. Aucun n’ose appuyer le discours de Lady Macbeth. 5. Le spectre est la conscience du roi criminel. Il est, pour Macbeth, l’annonce effroyable de son propre destin. Le plus effrayant est qu’il est muet et invisible pour les autres, et que Macbeth ne sait donc pas ce qu’il va faire, comment Banquo peut agir contre lui : l. 15-16. Son apparence est aussi effrayante : l. 45-46. La pitié du spectateur peut être suscitée par la vue du spectre, suivant la forme que lui donne le metteur en scène : vision du malheureux Banquo assassiné lâchement et dont le corps n’a pas été enterré. Pitié aussi pour Macbeth qui perd la tête.

6. Le Footsbarn propose une version barbare de Macbeth avec des costumes faits de tissus et de peaux de bêtes, de colliers extravagants. Les personnages portent un maquillage clownesque. C’est Lady Macbeth qui est sur le trône en position dominatrice, appuyée sur une canne. Macbeth debout derrière à gauche écarquille des yeux fous, dans une mimique grotesque. Le Footsbarn travaille sur les principes de la commedia et du clown, forçant les traits, et les aspects comiques. Ce parti pris affaiblit la portée tragique de l’œuvre de Shakespeare mais souligne sa théâtralité.

ÉCRITURE Argumentation Le théâtre élisabéthain montrait le spectre, mais sans doute pas avec des moyens très élaborés. Les spécialistes pensent que l’acteur qui jouait Banquo portait un suaire, un drap blanc désignant ainsi clairement son état de mort. D’un point de vue théâtral, il est plus intéressant de proposer une image concrète que le spectateur voit autant que Macbeth. On exhibe ainsi la double énonciation théâtrale. Silhouette, ombre, projection sont très possibles aujourd’hui, sont suggestives, inquiétantes.

VERS LE BAC Invention On peut donner comme modèle le dialogue de Hamlet avec le fantôme de son père. On veillera à donner aux personnages des attitudes expressives : – spectre qui rappelle les faits (partie narrative ou descriptive du meurtre) et qui réclame la vengeance, qui peut convoquer la malédiction sur son persécuteur ; – coupable qui peut nier les faits, céder au remords, se déclarer encore plus violent, se lamenter sur son sort, être ironique : les attitudes possibles sont nombreuses et peuvent être examinées et débattues en classe. On attend que les principaux thèmes de ce que l’on a appelé « la tragédie de la vengeance » soient exposés : malédiction, tourments du coupable… Les indications scéniques préciseront les attitudes et le jeu des acteurs, en rapport avec l’esthétique baroque (expressivité, poses, gestuelle…). 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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Bilan/Prolongements Le drame élisabéthain est à mettre en perspective avec le drame romantique, Le Roi s’amuse (p. 314-315) et Lorenzaccio (p. 318-321), Hernani (p. 322-323). On peut également faire lire la réécriture parodique de cette pièce par Ionesco : Macbett.

Les deux champs lexicaux qui s’opposent : pitié/ fureur ; amour/colère. Le vocabulaire de la violence est plus présent : ma vengeance, les fureurs de mon âme.

ÉCRITURE Argumentation Il faut s’aider de la recherche sur le mythe et faire lire la séquence sur Médée, p. 230 sqq.

Réécritures

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Pierre Corneille, Médée, ⁄§‹› X p. ¤‡§-¤‡‡

Objectifs – Découvrir l’adaptation classique d’une tragédie antique (le modèle de Corneille est Sénèque dont un extrait est donné p. 232). – Comprendre le tragique cornélien (le dilemme). – Analyser les registres pathétique et tragique.

Une mère tragique LECTURE 2. Pour se venger totalement de Jason, elle doit tuer ses propres enfants, innocentes victimes. Les arguments dont elle essaie de se convaincre : ses enfants lui sont arrachés par Jason (v. 10, 25, 30), et c’est le seul moyen de le faire souffrir dans ce qu’il a de plus cher (v. 13-14). 3. et 4. Médée est pathétique dans l’expression de ses tourments de mère : mon âme éperdue / entre deux passions demeure suspendue, l’enjambement qui permet le rapprochement à la rime des deux adjectifs évoque le dilemme cornélien. Ses revirements successifs sont marqués par un mais anaphorique (v. 11, 15, 26). Le combat en elle entre l’amour maternel et le désir de vengeance exprimé par l’organisation des vers : – les vers 10 et 11 qui s’opposent ; – les vers 18 à 20 avec l’expression des sentiments opposés dans chaque hémistiche ; – le vocabulaire affectif pour parler d’eux (v. 23).

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Pierre Corneille, Le Cid, ⁄§‹‡ X p. ¤‡°-¤‡·

Objectif Les « stances » sont un des textes les plus connus de la littérature française. Elles mettent en scène le dilemme de Rodrigue, pris entre la nécessité de venger son père et la douleur de perdre celle qu’il aime.

Le dilemme de Rodrigue LECTURE 1. Les deux termes du dilemme sont clairement posés par Rodrigue vers 19 et 20 : Faut-il laisser un affront impuni ? / Faut-il punir le père de Chimène ? La forme interrogative montre bien l’indécision de Rodrigue et la complexité de la situation puisque, dans les deux cas, il est perdant. Laissant l’affront impuni, il trahit son père et laisse voir un manque de courage insoutenable pour la femme qu’il aime. Vengeant l’honneur de son père, il s’attaque violemment à son futur beau-père, ce qui est tout aussi intolérable pour Chimène. Il s’agit donc bien d’un dilemme puisque la situation est totalement bloquée pour Rodrigue. 2. Ce sont les antithèses qui structurent le monologue délibératif. Elles traduisent justement les oppositions dans le débat intérieur et les contradictions face auxquelles le personnage se trouve. Par exemple : juste querelle (v. 3) / injuste rigueur (v. 4) ; venger un père / perdre une maîtresse (v. 13) ; « animer » / « retenir » (v. 14). 3. Rodrigue parvient à prendre une décision au terme d’un débat qui lui permet de peser tous les

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arguments. Le choix final n’arrive qu’à la fin du processus.

4. Rodrigue oppose dans son monologue l’honneur et l’amour, ce que résume le vers 12 : Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse. Mais l’ensemble de sa démarche est guidé par le sens du devoir. Il s’interroge sur la conduite à tenir alors même qu’il est déchiré par ces valeurs contradictoires. 5. Pour la définition, voir manuel de l’élève p. 683. D’autres pièces de l’époque font appel aux stances, comme Antigone de Rotrou par exemple. 6. Ce passage est une pause lyrique : c’est un moment privilégié pendant lequel Rodrigue prend le temps d’évaluer la situation. Il met au jour son dilemme (question 1) mais fait aussi avancer l’action puisqu’il prend une décision importante vers 48 : Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur. Il ne s’agit donc pas d’un temps coupé du reste de l’action, mais la forme des « stances » en fait aussi un moment poétique privilégié. La décision de Rodrigue se prend au terme d’une introspection douloureuse pendant laquelle il remet en question son être même.

HISTOIRE DES ARTS La photographie extraite de la mise en scène de Thomas Le Douarec traduit bien la situation de Rodrigue. Il est symboliquement mis à mort par Chimène, qui incarne ici plus largement le sentiment amoureux. La position sacrificielle de Rodrigue marque bien la situation bloquée dans laquelle il est. Il subit la violence qui lui est faite sans pouvoir encore réellement s’y opposer. La solution, partir et revenir en héros, arrivera plus tard dans la pièce.

VERS LE BAC Commentaire Pour le commentaire, on pourra développer le plan suivant : 1. Un monologue délibératif a) Les termes du débat b) Les valeurs en jeu c) Le circuit argumentatif et la décision finale 2. Un texte lyrique a) Une énonciation personnelle b) L’expression d’une douleur c) La poésie des stances

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Pierre Corneille, Horace, ⁄§›‚ X p. ¤°‚-¤°¤

Objectifs – Comprendre le tragique cornélien (le sens de l’honneur). – Analyser une héroïne tragique. – Analyser les procédés de la violence verbale.

Frère et sœur de sang LECTURE 1. L’honneur et la gloire consistent à défendre Rome, quitte à sacrifier ses intérêts personnels. Il faut donc être fier de tuer ou de donner sa vie pour Rome. Le devoir, formulé en termes rationnels, doit l’emporter sur les sentiments : Rome n’en veut point voir (des larmes) après de tels exploits. Le déshonneur, c’est de pleurer des ennemis, et de se laisser dominer par la passion : Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs. Dans cette perspective, Horace est tout entier au service de Rome : son cœur, ses membres ne lui appartiennent plus. Ils ne servent qu’à exécuter ce que le service de la patrie exige, et la mise en scène le prouve. Les armes dont il est question sont celles dont il a dépouillé, après les avoir tués sans aucun état d’âme, ses propres amis et beaux-frères, les Curiaces. Elles sont portées par Procule. Les armes sont nommées par la périphrase suivante : ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire (v. 5). Le rythme binaire, appuyé par la coupe à l’hémistiche, ainsi que le complément du nom insistent sur la fierté, la gloire à laquelle il prétend pour avoir su faire taire l’élan du cœur. On peut aussi noter les échos sonores que tisse l’allitération en [m] (marques / témoins / ma) et qui soulignent le lien entre les trophées et la gloire qu’ils apportent. De même, il brandit fièrement le bras avec lequel il a tué ses ennemis, comme en témoigne la répétition (en anaphore aux vers 1 et 2, plus simple au vers 3) : voici le bras. C’est simple : il n’est plus que le bras armé de Rome. 2. Camille ne veut pas s’associer au triomphe de son frère : refusant la raison d’État pour la 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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raison du cœur, elle refuse d’oublier qu’Horace, s’il a vengé ses deux frères morts, a aussi assassiné son fiancé Curiace. Elle en porte maintenant le deuil. Et même, elle demande réparation, comme en témoigne cette question : qui me vengera de celle d’un Amant ? Elle interpelle même son fiancé décédé, au vers 17, puis lui donne une tendre appellation : mon Curiace, au vers 30. Enfin, loin de taire ses sentiments, elle offre à Curiace une véritable déclaration d’amour posthume, au vers 32. L’opposition, la coupe à l’hémistiche du vers 32, les nombreuses hyperboles des vers suivants expriment à la fois sa douleur et sa colère. On pourra analyser plus en détail les vers 31 et 34-35. Oublier Horace serait le tuer une seconde fois (métaphore) et elle reproche avec virulence à son frère cette gloire si chère qu’elle considère comme un meurtre, une brutalité. On relèvera la gradation lorsqu’elle appelle Horace barbare, tigre altéré de sang. Après avoir rejeté la raison d’Etat et le corpus de valeurs qui l’accompagne (sens du devoir), elle rejette aussi leur lien familial : ne cherche plus ta sœur et elle finit sa réplique par une malédiction, comme l’atteste le subjonctif de souhait.

3. Camille devient tellement provocatrice qu’elle pousse son frère à la tuer. Et pour cela, elle attaque Rome, ce pour quoi il s’est battu, ce pour quoi leurs deux autres frères sont morts. L’anaphore sur 4 vers de Rome, suivie d’une apposition ou de subordonnées relatives dans lesquelles elle oppose le respect de son frère (que ton cœur adore) et son mépris (l’unique objet de mon ressentiment […] que je hais), scande ainsi cette attaque en règle. La suite de sa réplique, suivant un principe de gradation, est constituée de vœux de malheur contre Rome, formulés avec des subjonctifs de souhait. Les malheurs envisagés et appelés de ses vœux sont de plus en plus graves : elle rêve d’une guerre totale contre Rome (tous ses voisins ensemble conjurés) et les hyperboles de son imprécation impliquent l’univers entier (v. 57-59), puis d’une guerre civile, grave au sens où elle systématise ce qu’elle vient de vivre : la guerre fratricide. En atteste la personnification de la ville (de ses propres mains déchire ses entrailles). Enfin, elle souhaite voir s’abattre la colère divine. On relève à nouveau l’emploi d’hyperboles (un déluge de feux). Le résultat de toutes ces violences serait la destruction totale de la ville et la mort de ses habitants,

auxquelles elle aimerait assister de visu. Relevons à ce titre la répétition jubilatoire du verbe voir aux vers 65-67, et de dernier, vers 67, transformant l’agonie rêvée de Rome en sanglante hypotypose. Le dernier vers comporte une exclamative de satisfaction, où moi seule s’oppose au dernier du vers précédent. Les derniers mots, très provocateurs, contiennent un véritable appel au meurtre : mourir de plaisir. Les assonances en [i] de cette expression finale sont également présentes tout au long de cette réplique.

4. Le héros cornélien présente plusieurs facettes : il est capable d’un grand courage et sait faire preuve de sacrifice pour sa patrie. Mais cet engagement physique, que l’on nomme « vertu » et qui a le sens latin de « virtu », suppose la capacité à être violent, à passer outre toute retenue pour pouvoir tuer quand cela est nécessaire. De fait, Horace est violent, ce qui le rend potentiellement dangereux quand la guerre est finie, au point que le roi doit intervenir et réclamer sa soumission. Cette énergie dans le meurtre est d’autant plus implacable qu’il est incapable de concessions, rigide sur la question de l’honneur. Les valeurs qui l’animent ne souffrent aucune remise en question. Camille présente les mêmes caractéristiques : elle est une force qui va, sans contrôle. Elle va jusqu’au bout de sa passion pour Curiace. On peut la comparer avec le personnage d’Émilie dans Cinna (p. 283).

HISTOIRE DES ARTS Naidra Ayadi (qui joue elle-même le rôle de Camille) a imaginé une gestuelle entre l’étreinte et l’étouffement. Horace en serrant sa sœur dans ses bras veut à la fois la protéger d’elle-même, de sa colère, et l’empêcher de parler. Camille se débat, et continue à crier sa haine. Dans cette proposition, pas d’épée, ni de poursuite dans les coulisses, hors scène. La jeune femme finit étouffée, étranglée, peut-être involontairement, par ce frère trop fort, trop puissant, et trop protecteur. Naidra Ayadi propose un meurtre sur scène, plus choquant donc que ne le souhaitait Corneille (même si, lors de la première, son actrice a délibérément voulu mourir sur scène !). Cependant, c’est un meurtre moins politique, moins héroïque peut-être. C’est un assassinat malencontreux, alors que, dans le dialogue, Horace invoque la raison au moment où il tue sa sœur et se justifie à son retour (v. 69).

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ÉCRITURE Commentaire L’attitude extrémiste de Camille fait monter la violence tragique. Elle attaque avec virulence ce pour quoi Horace s’est battu, ce pour quoi ses deux frères sont morts, la patrie. Rome, objet de vénération / objet de haine : construction des vers 51-54 avec les anaphores, l’apposition et les subordonnées relatives montrant l’opposition mon/ton, je/tu. Commenter les allitérations en [t], [k] qui scandent ce discours enrichira cette partie. Une malédiction qui va crescendo : voir question 3. Une issue inévitable : le dernier vers de Camille contient un appel au meurtre, et la réaction d’Horace est immédiate : Va dedans les Enfers. La jeune fille s’enfuit, et le meurtre se passe, comme le veut la règle de bienséance, hors de la vue du public.

VERS LE BAC Invention Lethière imagine que le meurtre de Camille a eu lieu en public : on aperçoit en arrière-plan des monuments de Rome, et des silhouettes de soldats, certains portant, à gauche, les trophées. Les quatre femmes autour du corps de Camille peuvent être sa mère, sa belle-sœur Sabine, l’épouse d’Horace, une nourrice, des servantes. On voit l’une d’elles repousser du bras Horace. Lethière utilise sans doute des souvenirs de tragédie grecque, montrant le deuil d’une mère face au corps de sa fille (il s’agirait du souvenir d’Hécube, modèle des mères endeuillées). Le dialogue doit donc être à la fois argumentatif (pour exposer les raisons du meurtre selon Horace / les raisons légitimes de la colère de Camille) et lyrique (pour exprimer la douleur de la mère, son désespoir). On peut imaginer que l’épouse d’Horace, Sabine la soumise, cherche à apaiser la situation. Un dialogue théâtral fonctionne bien si un nombre limité de personnages prend la parole ; le discours principal ne sera pas tenu par plus de deux femmes. Il n’est pas vraisemblable non plus qu’une nourrice argumente contre Horace, elle n’est que servante, mais elle peut renforcer la douleur de la mère.

Il faut imaginer une fin à la scène et, donc, faire sortir ou entrer un ou plusieurs personnages : Horace ne peut encore tuer une autre femme, il ne peut non plus être tué par l’une d’elles sous les yeux de ses soldats. L’idée d’un procès peut émerger avec l’intervention d’un tiers à la fin. Corneille imagine que c’est le roi qui tranche en faveur d’Horace pour apaiser la situation, tout en lui réclamant à l’avenir de ne plus tuer sans son ordre exprès.

Bilan/Prolongements L’intérêt de ce texte est qu’il montre l’ambiguïté de l’héroïsme tragique cornélien. Il montre aussi que le tragique n’est pas toujours dû à une décision divine, un destin fatal, mais qu’il résulte aussi de choix personnels assumés. Il est l’expression d’une volonté, et il pose justement la question de la liberté individuelle. On peut comparer ce personnage avec l’Antigone d’Anouilh, p. 339. On peut également faire travailler la mise en voix chorale de la longue réplique de Camille, en cherchant les moyens de faire entendre la violence progressive, en scandant les anaphores, en faisant ressortir les échos tissés entre les mots les plus véhéments, les plus hyperboliques. On peut imaginer une mise en espace avec quatre Camille et un Horace, ce qui transposerait visuellement le harcèlement et la tension insupportables.

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Pierre Corneille, Cinna, ⁄§›¤ X p. ¤°‹-¤°∞

Objectifs – Comprendre le conflit tragique entre raison et passion. – Analyser le fonctionnement d’un dialogue conflictuel. – Analyser deux héros tragiques face au pouvoir. 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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Un dilemme cornélien LECTURE 1. C’est Émilie qui domine l’échange : c’est elle qui pose des questions, oblige Cinna à parler avec un impératif (v. 6) ou à se taire puisqu’elle lui coupe la parole brusquement au vers 14 avec un il suffit méprisant ou, au vers 62, finit sa phrase. Elle le tutoie alors qu’il la vouvoie avec respect. Ses actes de parole expriment des reproches. On peut relever : tes vœux inconstants ; ton esprit crédule ose s’imaginer. Enfin, elle rejette sa proposition avec véhémence (v. 21). Les vers 40-43 comportent des phrases exclamatives exprimant sa colère et son indignation avec violence puisque le mot traître est, dans le code de l’honneur que les héros partagent, une cruelle insulte. Elle se met en avant en utilisant la première personne, pour montrer combien la proposition de Cinna est humiliante pour elle. 2. Certaines phrases marquent les contradictions de Cinna. On peut relever : en me rendant heureux, vous me rendez infâme ; l’infamie attachée au bonheur ; aucun bien aux dépens de l’honneur. Ce dilemme est insoluble car, si Cinna renonce à assassiner Auguste, il trahit Émilie et perd. Et s’il tue l’empereur, il trahit la bonté que ce dernier lui a manifestée. Dans les deux cas, son honneur est en jeu. 3. Émilie exprime son mépris et son indignation ; elle fait un portrait d’Auguste en tyran (le terme est d’ailleurs prononcé deux fois). Pour le mettre en valeur, elle recourt au champ lexical des abus de pouvoir, assorti d’une énumération sans fin de ses exactions (v. 22-25). Elle se présente comme l’objet d’un troc, dans ce que ce sombre marchandage peut avoir de dégradant : en témoignent les vers 42-43, rythmés par un parallélisme de construction : le butin de qui / le prix du conseil qui. C’est pourquoi elle considère la position de Cinna comme une trahison : tes feux et tes serments cèdent (v. 17). La rime tes promesses / ses caresses rend sensible l’opposition entre sa foi d’hier et son attitude traîtresse d’aujourd’hui. Enfin, elle n’a pas de terme assez fort pour dénoncer son retournement : cette ignominie ; la perfidie ou les cœurs les plus ingrats (v. 56-59) sont des expressions prononcées pour flétrir son honneur. 4. Le code d’honneur adopté par Émilie l’autorise à utiliser la ruse, la perfidie, le mensonge

pour abattre le tyran. Ce qui est pour le moins en contradiction avec la notion même d’honneur, comme en témoignent les phrases à présent de vérité générale, comportant toutes des paradoxes : la perfidie est noble ; les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux. Tous les moyens sont bons pour se libérer de ce qu’elle appelle une vie d’esclave inacceptable pour une femme de son rang : Ose tout pour ravir / Une odieuse vie à qui le fait servir.

HISTOIRE DES ARTS Daniel Mesguich place la scène dans un décor vaguement antique, avec des rideaux rouges et une statue bancale dont la posture exprime le rejet (ou la peur ?). Le sol miroitant et les tableaux font cependant davantage penser à un musée qu’à un palais antique. Les personnages sont habillés de façon moderne, sans apprêt, avec des pulls et des jeans, comme des jeunes gens d’aujourd’hui. Assis ou accroupis à même le sol, ils ne paraissent pas plongés dans une discussion violente. Leur gestuelle évoque davantage une querelle d’amoureux. Ce contexte affaiblit le registre tragique. Ce décor un peu kitsch, très artificiel ou très théâtral, comme la façon dont les personnages l’occupent, ne suggère en rien l’impasse tragique où les héros risquent la mort.

VERS LE BAC Invention (Pistes.) 1) Arguments en faveur d’un respect scrupuleux du contexte romain – L’intrigue est ainsi plus directement compréhensible pour le spectateur, puisque le rapport à l’histoire romaine est important dans cette tragédie : Auguste est un empereur qui a bien existé, ainsi que cette conspiration. – Cela évite l’identification et permet de garder la distance nécessaire, comme le faisaient déjà les Grecs qui préféraient la mythologie à l’histoire récente. Pour Corneille également, cette distance permet une meilleure réflexion. – L’héroïsme tragique a plus de grandeur dans la distance et le recul. 2) Arguments pour l’actualisation ou la modernisation – On peut montrer que les conflits tragiques d’hier sont encore d’actualité en mettant en

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scène des personnages plus proches du spectateur, auxquels il peut s’identifier (des jeunes gens passionnés). – Donner une portée plus universelle au discours politique de Corneille. Si le théâtre est un miroir de la situation politique dont il est le contemporain, c’est un « miroir de concentration » (Hugo) : il se concentre sur l’essentiel, dépouillé de son ancrage référentiel trop précis, et se formule comme une vérité générale, sur laquelle le spectateur peut méditer. Le recul réflexif permet ainsi plus de sérénité et de sagesse. – Donner ainsi envie à un public plus jeune de s’approprier une tragédie classique réputée difficile. 3) Autre approche possible : l’intemporalité. Si les décors et costumes ne renvoient pas à une époque précise, mais jouent entre l’archaïsme et la modernité comme Grüber pour Bérénice (p. 289), ou comme les mises en scène récentes de B. Jaques-Wajeman, la portée du discours est encore plus universelle. Les références à l’histoire romaine ne sont pas nécessaires. On est dans un univers de théâtre qui n’a pas besoin de réalisme pour fonctionner. L’important est la cohérence entre la proposition et le registre tragique.

Commentaire (Plan détaillé.) I) L’expression du dilemme cornélien Définition : le dilemme est l’expression d’un conflit intérieur entre deux choix inconciliables et comportant l’un comme l’autre des conséquences désastreuses pour le héros. Il est causé par un code d’honneur imposé par le milieu auquel le héros appartient (l’aristocratie), et par les liens de fidélité noués par amour (Cinna/ Émilie), par le respect filial ou amical, ou par l’allégeance politique (Cinna/Auguste). 1) Les deux pôles du dilemme – L’engagement de Cinna vis-à-vis d’Émilie qui veut l’obliger à assassiner Auguste : il rappelle qu’il a, par amour pour elle, incité Auguste à garder le pouvoir alors qu’il voulait se retirer. Dans le v. 39 est mis en avant le complément de but pour vous l’immoler. L’utilisation d’un verbe à connotation religieuse montre que cette façon de faire est proche du sacrifice. – Le respect et la reconnaissance (v. 49) qu’il doit à Auguste qui, renonçant à la violence

politique, cherche à améliorer le sort d’Émilie, fille de proscrit, en la mariant avec l’homme qui l’aime : ses bienfaits ; vous donner pour lui l’amour qu’il a pour vous. 2) Le code d’honneur, source du dilemme Les phrases des vers 52-55 au présent de vérité générale et sans pronom personnel indiquent l’impossible coexistence de l’héroïsme cornélien avec toute forme de trahison. On relève des termes clés : âme généreuse, vertu, honneur et leurs contraires : honte, ingrate, perfide, infamie. Cinna ne veut pas garder l’amour d’Émilie aux dépens de la confiance qu’Auguste a placée en lui : les verbes fuit, elle en hait, et n’accepte sont mis en évidence au début des vers. II) La tension tragique entre les personnages 1) Cinna essaie d’argumenter Cinna essaie d’amadouer Émilie en insistant sur son amour et son allégeance : les vers 27-28 en témoignent, avec la répétition de toujours. J’obéis sans réserve est mis en écho avec tous vos sentiments par les assonances en [i]. Il réaffirme sa fidélité à Émilie aux vers 30-31, dont on relève les marques d’insistance (sans réserve) et le travail sur la rime, mettant en parallèle tous vos sentiments / mes serments. Plus loin, il montre que l’amour pour Émilie l’emporte sur sa fidélité à Auguste : Et malgré ses bienfaits je rends tout à l’amour rime avec vous doive le jour : c’est elle qui décidera en définitive. Il oppose ce qu’il aurait pu faire (j’ai pu a valeur de conditionnel passé) à ce qu’il a fait : Le moi seul du début du vers 38 est repris avec sans moi au début du vers 45. Pour comploter contre Auguste, il faut que celui-ci reste sur le trône et il a failli ne plus l’être. Il montre que les projets d’Émilie peuvent échouer (v. 37 : on peut commenter le rythme binaire et les allitérations en [t]). Mais on voit sa crainte de la réaction d’Émilie, dont il redoute l’intransigeance : il multiplie les marques de respect à son égard (il utilise toujours vous), se défend avec un impératif de prière (ne me condamnez pas) et finit la deuxième réplique sans s’impliquer, avec un je, préférant s’appuyer sur des présents de vérité générale qui expriment une morale à laquelle elle doit aussi adhérer. 2) Émilie exprime sa colère Face à ces précautions oratoires, Émilie a au contraire une expression directe et violente avec 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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des phrases exclamatives indignées, des termes insultants (traître) et le tutoiement qui marque autant le dépit que le mépris. La véhémence de ses propos est marquée par le rythme saccadé et irrégulier des vers 40-41 : 5/1/6 ; 6/2/4. Voir aussi la rime moi-même / je l’aime qui insiste sur le caractère inacceptable de la proposition de Cinna. Elle ne parle pas ici de son amour pour Cinna mais de celui qu’il veut lui imposer envers Auguste. Elle se présente comme l’objet d’un troc honteux entre les deux hommes : les vers 42-43 comportent un parallélisme de construction où le relatif qui est sujet de périphrases désignant de façon péjorative Cinna et son comportement. Il s’agit donc bien d’un dialogue de sourds qui transforme une scène de dispute amoureuse en scène de conflit politique et moral. À la raison mise en avant par Cinna, Émilie oppose son intransigeance et sa haine inextinguible pour Auguste. Les héroïnes de Corneille font preuve d’au moins autant de courage et de détermination que les hommes. On peut même dire que, pour l’époque, elles manifestent une vertu virile.

Bilan/Prolongements La réflexion sur le pouvoir Pour approfondir la réflexion sur le pouvoir, on peut relever tout ce qui est dit d’Auguste, la façon dont il est présenté par Émilie comme un tyran sanguinaire, et par Cinna comme un souverain respectable. La figure du roi Après avoir lu Le Classicisme et son rapport au pouvoir (p. 240-241), on pourra comparer Auguste avec Pyrrhus dans Andromaque (p. 286-287) ou Titus dans Bérénice (p. 288-289) de Racine pour comprendre l’évolution dans la représentation du souverain entre les deux auteurs tragiques. Le souverain, chez Racine, est emporté par des passions humaines.

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Jean Racine, Andromaque, ⁄§§‡ X p. ¤°§-¤°‡

Objectifs – Comprendre le tragique racinien : le rapport à la passion. – Analyser une héroïne tragique pathétique. – Comprendre le fonctionnement d’une scène de persuasion. Prérequis La comparaison avec l’extrait des Troyennes d’Euripide (p. 228-229) montre que Racine a modifié l’intrigue. La vie d’Astyanax est l’objet d’un chantage amoureux et l’enfant aura la vie sauve, fin moins cruelle que celle d’Euripide

Le conflit de la colère et de la pitié LECTURE 1. et 2. Au début du texte, Andromaque et Pyrrhus ne souhaitent pas se parler, ou n’osent pas, chacun croyant que l’autre le rejette. Pourtant, chacun est attentif à ce que dit l’autre : Andromaque conçoit du dépit en voyant Pyrrhus chercher Hermione plutôt qu’elle ; Pyrrhus cherche à entendre ce qu’elle dit, puis à voir si Andromaque souhaite le rencontrer (v. 6-7). Les deux confidents servent donc de destinataires pour éviter le face-à-face. Puis, Céphise joue le rôle de médiatrice : à elle revient la tâche d’exhorter Andromaque pour qu’elle se tourne vers Pyrrhus, comme le montre sa question à valeur injonctive, comprenant un impératif au vers 4. Phoenix, l’autre confident, souhaite lui écourter la rencontre (v. 3). C’est Andromaque qui finit par prendre l’initiative du dialogue quand elle entend Pyrrhus annoncer qu’Astyanax sera livré aux Grecs. C’est un mouvement impulsif, comme le traduit le rythme saccadé (1/2/3/6) ainsi que les phrases exclamative et interrogative du vers 9. Elle cherche à susciter sa pitié en le suppliant avec des questions rhétoriques (v. 10-13). 3. Pyrrhus veut qu’Andromaque lui manifeste de l’amitié, voire de l’amour, en échange de la protection qu’il accordera à Astyanax. On

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remarque, dans l’opposition des deux vers 16-18 le rôle du pivot adversatif mais, assorti d’une formule d’insistance : pas seulement. Dans cette logique, il reproche donc à Andromaque sa fierté indifférente, qu’il nomme haine (les vers 25-32 ne comptent pas moins de trois occurrences du mot). Deux autres procédés d’insistance, l’énumération au vers 29, et le comparatif de supériorité au vers 30, donnent à ses griefs leur plein retentissement. Il utilise aussi l’ironie au vers 31. Ces procédés permettent d’exprimer avec force un chantage assez simple : soit la jeune veuve accepte de devoir la vie de son fils à l’amour de Pyrrhus (qu’elle reconnaît et agrée), soit l’enfant meurt.

4. Andromaque veut susciter chez Pyrrhus culpabilité et pitié. – Culpabilité de l’avoir abandonnée, après avoir prêté serment de protection. Les vers 12 à 15, par le biais de la répétition de l’intensif tant mettent en valeur la volonté culpabilisatrice de la jeune femme. – Pitié pour une femme qui doit s’humilier devant son vainqueur, alors qu’elle vient d’une famille noble. On peut à ce titre prononcer à haute voix les vers 20-23 et entendre combien les allitérations en [t] mettent en écho fortune, fierté, importune. – Pitié aussi, à l’écoute du récit de sa vie, dont l’infortune est mise en relief par une série d’hyperboles, par la reprise anaphorique du verbe j’ai vu et l’énumération des malheurs subis, des vers 36-39. L’opposition entre ces malheurs passés et les conditions plus vivables de sa captivité sert à flatter Pyrrhus. On peut être sensible, des vers 41-45, au travail effectué sur la rime signifiante puisque l’exilée est consolée. Enfin, les marques de la concession (heureux dans son malheur […] sa prison deviendrait son asile) jouent le même rôle stratégique et peuvent être rapprochées du rappel de l’attitude généreuse d’Achille, père de Pyrrhus. Prolongements – On peut faire lire l’extrait de l’Iliade, XXIV, v. 470 sqq. Et comparer les procédés rhétoriques destinés à susciter la pitié. – Histoire des arts Dans la mise en scène de R. Planchon, on voit Andromaque et Pyrrhus à distance l’un de l’autre. Andromaque est en posture de

supplication, agenouillée, recroquevillée sur elle-même. Pyrrhus se retourne vers elle, alors qu’il s’apprêtait à partir (comme en témoigne le mouvement de son buste). Le décor évoque une prison dans laquelle Andromaque est comme écrasée : mur épais, barreaux aux fenêtres.

VERS LE BAC Question sur un corpus Andromaque est la figure tragique de l’épouse parfaite, de la mère comblée qui voit tout son bonheur s’écrouler. Dans les deux textes, elle rappelle ce qu’elle était : l’éclat d’une illustre fortune (Racine), l’hymen qui me fit entrer au palais d’Hector (Euripide). Son attachement pour Hector est aussi exprimé de façon très marquée : elle rappelle l’héroïsme de [son] père à son fils chez Euripide, v. 4-5, et s’adresse directement à lui chez Racine. Son dénuement, ses malheurs présents sont donc d’autant plus pathétiques : En vain je me suis épuisée de peine et de tourment, dit l’héroïne d’Euripide. Celle de Racine évoque tous [ses] maux, dont elle dresse une liste exhaustive, comportant un vocabulaire hyperbolique (v. 36-38). Mais Racine a voulu laisser une lueur d’espoir à Andromaque, en envisageant comme possible la vie sauve pour son fils et en imaginant l’amour de Pyrrhus pour elle. Au contraire, chez Euripide, il n’y a aucun espoir et l’héroïne doit livrer son fils à une mort horrible : comment pourrai-je empêcher mon fils de mourir ? Et son « mariage » avec Pyrrhus est vécu comme un deuil supplémentaire : recouvrez mon malheureux corps et jetez-le dans le bateau.

Dissertation (Pistes.) Pyrrhus exerce un chantage sur Andromaque : soit elle accepte son amour, soit son fils meurt. C’est par dépit amoureux qu’il est prêt à livrer l’enfant à ses alliés grecs. (Voir question 4.) Andromaque ne veut pas s’humilier à supplier Pyrrhus, et préfère perdre son fils plutôt que d’accepter son amour : Pyrrhus l’explique (v. 30-31). Elle envisagera le suicide et la réunion familiale dans le tombeau d’Hector comme une échappatoire ; dans la suite du texte. Dans les deux cas, la violence est envisagée comme un recours ultime, efficace pour ne pas céder à l’autre. Ils 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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font tous deux preuve d’un orgueil démesuré, de cet « hubris » que les Grecs définissent comme la racine du tragique humain.

Bilan/Prolongements La rhétorique est chez Racine une arme très efficace pour la mise en scène des rapports de force. Ici, la joute oratoire donne son intensité tragique à une scène de dépit amoureux et de chantage qui tourne en faveur de la victime. On peut aussi remarquer que les règles de bienséance et le goût pour la galanterie propres à la cour de Louis XIV ont adouci la cruauté du mythe grec. On peut proposer un travail d’argumentation sur ce sujet : Racine a-t-il bien fait de modifier le sort d’Astyanax ? On demandera aux élèves d’envisager le point de vue moral et théâtral, après avoir lu le texte d’Euripide (p. 228).

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Jean Racine, Bérénice, ⁄§‡‚ X p. ¤°°-¤°·

Objectifs – Analyser un tragique sans fatalité ni violence, fondé sur le seul dilemme de l’amour et de la raison d’État. – Analyser le registre pathétique par l’exacerbation de la souffrance amoureuse des deux personnages. – Analyser l’image affaiblie d’un empereur romain soumis à sa passion.

La confrontation de l’amour et du pouvoir LECTURE On peut rappeler que Racine fait ici allusion à la séparation de Louis XIV avec sa maîtresse Marie Mancini.

1. Le lexique de la souffrance est présent dans le discours de Bérénice. Relevons les expressions suivantes : ce mot cruel est affreux ; comment souffrirons-nous ; éternels chagrins.

Elle insiste aussi sur la difficulté de la séparation définitive, définie comme une absence éternelle. La construction en parallèle et en chiasme des deux vers 14-15 ainsi que la répétition du mot « jour » dans les jours de mon absence / ces jours si longs pour moi achèvent de mettre l’accent sur la pérennité de la douleur, en accord avec la durée d’une aussi longue absence. Titus est lui aussi un personnage pathétique. Est émouvante sa difficulté à parler à Bérénice, à l’approcher. Les vers 31-32 révèlent sa difficulté à se tourner vers elle, à avancer vers elle. En témoignent la rime mes pas /vos appas et la construction de la phrase qui fait débuter le vers par vers vous. Il ne peut que s’exclamer de douleur lorsqu’elle l’accable de reproches. En témoignent le vers 46 et le vers 51, qui comporte une hyperbole : Que vous me déchirez !

2. Bérénice veut susciter un sentiment de culpabilité chez Titus : les apostrophes cruel, ingrat en attestent. L’exhortation du vers 9 (songez-vous en vousmême) est complétée par des phrases interrogatives où il est pris à partie. Elle fait du chantage et fait croire qu’elle refuse l’entretien alors que c’est elle qui l’a voulu : je ne dispute plus ; Je n’écoute plus rien ; et pour jamais, adieu. (Le rythme 6/4/2 fait paraître le mot final comme définitif alors qu’elle continue à plaider sa cause !) Elle utilise à la fin de sa première réplique le pronom à la troisième personne, parlant de lui comme s’il était déjà absent, et le dernier vers comporte une opposition entre les deux hémistiches qui exprime un reproche : Ces jours si longs pour moi / lui sembleront trop courts. 3. Bérénice propose à Titus de ne pas faire cas de l’avis du peuple romain, d’imposer son choix : elle veut venir à Rome avec lui. Elle accepte qu’il n’y ait pas de mariage officiel (v. 25). Elle minimise l’opposition romaine (v. 36). Titus ne peut se résoudre à cet acte de force qui serait une marque de mépris pour le peuple romain : cette injure. Il craint de devoir l’imposer par la force : Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? Ou de devoir accepter d’autres entorses à la loi (cf. v. 44). 4. Un empereur ne doit pas se laisser aller à la faiblesse des larmes. Être empereur suppose d’agir

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rationnellement, sans s’occuper de ses propres sentiments, et de faire ce qui est le mieux pour l’État. Titus manifeste une incapacité à se décider clairement. Son dilemme est simple : agir en empereur ou en amant désespéré.

HISTOIRE DES ARTS Les deux personnages sont très éloignés l’un de l’autre dans une semi-pénombre ; ils ne se regardent même pas, n’osent s’approcher l’un de l’autre. Cette posture indique déjà que le dialogue est vain, que tout est joué entre eux, qu’ils n’y croient plus. L’obscurité renforce l’effet pathétique, c’est la fin du jour tragique, le dénouement cruel est inévitable. La couleur rouge des murs rappelle le rouge du manteau de l’empereur, allusion aux fastes de Rome, mais aussi à cette passion qui doit s’éteindre. Au contraire, la couleur du fond est un bleu nuit froid.

VERS LE BAC Invention On fera un rappel sur les procédés pathétiques. On peut songer au lexique de la souffrance, aux répétitions, aux questions rhétoriques, aux phrases exclamatives, aux hyperboles. On peut ensuite se reporter à la question 1. On fera développer un argumentaire par le personnage. Plusieurs choix s’avèrent possibles : – un adieu à Titus qui exprime la résignation : le devoir l’emporte sur la passion amoureuse ; – un ultime discours où Bérénice se présente en victime : cruauté et indifférence des hommes, monde du pouvoir impitoyable, solitude inéluctable ; – un adieu où Bérénice tire la leçon de cette situation tragique : un amour impossible… La tirade qui exige une certaine longueur du discours, peut combiner les trois dimensions et ainsi mêler plusieurs registres : pathétique, lyrique, tragique.

Dissertation (Pistes.) La réussite de cet exercice suppose une bonne compréhension du registre tragique. Voici celle que nous proposons : des personnages sont dans une situation inextricable qui met leur vie en jeu. Ils se débattent mais ne réussissent pas à obtenir une fin heureuse. La mort finale du ou

des héros n’est pas une nécessité, même si les auteurs y ont recours pour aggraver la tension tragique et créer des effets pathétiques spectaculaires. Le poids de la fatalité peut aussi être un élément pathétique. Dans le cas de Bérénice et Titus, c’est leur origine qui est une fatalité : elle est une reine étrangère ; lui, un empereur romain qui ne peut renoncer à sa charge.

Bilan/Prolongements La réflexion sur le rapport du héros tragique au pouvoir au xviie siècle se termine donc sur l’image d’un empereur soumis lui-même à un dilemme tragique et amoureux.

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Jean Racine, Phèdre, ⁄§‡‡ X p. ¤·‚-¤·⁄

Objectifs – Comprendre le dénouement d’une tragédie classique et sa visée morale. – Analyser les effets spectaculaires de la mort de l’héroïne. – Analyser les procédés des registres pathétique et tragique. – Comparer des mises en scène.

Mettre en scène sa mort LECTURE 1. Thésée exprime des doutes (cruel soupçon ; m’alarme avec raison) et de la culpabilité (confus, persécuté d’un mortel souvenir). C’est un personnage tragique parce qu’il a tué son fils innocent (Tout semble s’élever contre mon injustice). C’est un grand héros qui a réussi des exploits épiques, en particulier tuer le Minotaure en Crète. C’est pourtant un monstre qu’il a aussi envoyé contre son fils. Son dernier exploit est un crime irréparable (L’éclat de mon nom même augmente mon supplice). 2. Phèdre met en scène ses aveux en annonçant d’emblée l’innocence d’Hippolyte (un hémistiche très bref , v. 26), puis en ralentissant le rythme de la narration, alors même 5 Le XVIIe siècle, Grand Siècle du théâtre |

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qu’elle annonce que le temps lui est compté (les moments me sont chers). Elle rappelle la chronologie des faits : – son amour, v. 30-32 ; – le rôle d’Œnone et son suicide, v. 33-39 ; – l’annonce de sa propre mort, mais le mot poison n’est prononcé qu’au vers 45 après des indices (chemin plus lent) et deux propositions vers 44 avant le C.O.D. ; – les v. 46-51 décrivent le lent travail du poison. Le jeu de l’actrice doit montrer cet affaiblissement progressif, cette souffrance, le regard qui se voile. Les derniers mots doivent être prononcés difficilement.

3. Phèdre reconnaît bien une part de responsabilité : c’est moi est en début de vers 30 et les fins des vers 30 et 31 s’opposent par les adjectifs employés où l’on entend des allitérations en [s] et assonances en [] : ce fils chaste et respectueux / un œil profane, incestueux. Elle qualifie son amour de flamme funeste, et surtout de fureur, parle d’outrage ou de souillure (v. 51). Pourtant, le rôle d’Œnone est souligné : la détestable Œnone, la perfide sont en début de vers. Cette perfidie est suggérée par les allitérations en [s] ou [z] des vers 34-37. Enfin, elle estime se punir par cette mort lente et ainsi racheter en partie son crime : mes remords, v. 42, rime avec descendre chez les morts. L’action du poison est longuement décrite avec des effets d’insistance : l’anaphore de déjà, de et v. 49-50, les déplacements des compléments circonstanciels (v. 46, 47, 48) qui rejettent en fin de vers le venin parvenu ; un froid inconnu. 4. Thésée insiste sur l’horreur du crime de Phèdre : le vers 52 est séparé entre le constat de sa mort par Panope et le jugement de Thésée, une action si noire. Mais la phrase exclamative du vers 53 montre son absence de compassion et le regret de sa propre culpabilité : rien ne peut réellement expier l’injustice, et les assonances en [œ] mettent en écho mon erreur, nos pleurs, mon malheureux fils. Il décide de rendre des honneurs à Hippolyte qu’il a trop mérités. C’est le retour à l’ordre : punition exemplaire de la criminelle et réhabilitation de la victime. Enfin, Aricie trouve aussi une place digne de son rang, v. 61. La tragédie ne s’achève jamais, à l’époque classique, sur l’horreur. Les décisions finales rendent aux survivants une place adéquate.

5. Un personnage tragique est confronté à une situation sans issue soit volontairement, soit involontairement. – Les choix impossibles : le héros est tiraillé entre deux exigences morales opposées : ses enfants ou sa vengeance pour Médée (p. 276), son père ou son amour pour Rodrigue (p. 278279), l’honneur de Rome ou son affection pour sa sœur pour Horace (p. 280-282), son respect pour Auguste ou son amour pour Cinna (p. 283-285), Rome ou Bérénice pour Titus (p. 288-289). Le choix que le héros finit par assumer ne le mène qu’à la souffrance. Médée et Phèdre vont jusqu’au bout : l’une n’hésite pas à tuer ses enfants, l’autre à se suicider. – Le héros est confronté, malgré lui, à une situation inextricable : Andromaque est une prisonnière de guerre impuissante à qui Pyrrhus peut imposer un chantage pour l’épouser malgré elle. Elle envisagera, dans la pièce, le suicide aussi, mais la mort de Pyrrhus la délivrera du chantage. Phèdre est confrontée à une passion immorale pour le fils de son mari. Elle tente de résister mais doit aussi se suicider pour se punir de la mort du jeune homme dont elle est responsable.

HISTOIRE DES ARTS Mise en scène de J.-M. Villégier : La scène baigne dans une lumière froide bleutée qui met en valeur l’architecture classique du mur du palais. Les différents personnages, tous habillés de costumes de cour xviie siècle sombres, sont dispersés de façon géométrique dans l’espace comme des pièces sur un échiquier. Cette disposition rappelle l’ordre, la symétrie classique que cette mort doit permettre de retrouver : Thésée en avant-scène jette à peine un regard en arrière, il ne daigne pas regarder la criminelle étendue seule par terre, dans la lumière crue qui vient de la porte. Panope est dans une attitude de prière, mais à une certaine distance de Phèdre, la monstrueuse. Théramène qui a raconté la mort d’Hippolyte est au fond, lui aussi détourné de la scène de mort. Chacun montre le rejet, l’horreur suscités par les aveux de Phèdre. Sa mort ne suscite guère de compassion. Mise en scène de P. Chéreau (le DVD de cette mise en scène est disponible chez Arte Vidéo) : Phèdre a un visage totalement égaré ; elle est agenouillée, dans une attitude implorante, et

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s’accroche à Thésée qui paraît furieux et désemparé. Elle s’humilie et montre son désarroi, sa culpabilité. Ce jeu très physique cherche à créer un effet d’identification alors que la mise en scène de J.-M. Villégier fait référence au jeu plus sobre, plus distant des acteurs tragiques du xviie siècle qui ne se touchaient jamais.

VERS LE BAC Commentaire 1) Le spectacle de la mort d’une criminelle Alors que la mort sur scène est interdite par la règle classique de la bienséance, Racine fait mourir son héroïne par empoisonnement devant le public. Mais on ne la voit pas avaler le poison. Et cette forme de mort est moins violente que l’épée. Cela permet un châtiment exemplaire qu’elle se donne elle-même aux yeux du monde, accompagné d’un discours de confession de ses péchés. C’est une concession à la morale chrétienne qui réprouve le suicide. – L’aveu de sa responsabilité : voir questions 2 et 3. – Une fin commentée et pathétique. L’idée d’une punition à la hauteur du crime est déjà suggérée avec la mort d’Œnone, qualifiée de supplice trop doux. Phèdre évoque également son propre suicide envisagé par l’épée, v. 40. Mais elle a voulu réhabiliter Hippolyte et surtout faire de sa mort une exécution exemplaire comme on le faisait pour les condamnés, au xviie siècle, à qui l’on demandait de se repentir avant d’être confiés au bourreau (v. 42-43 : voir fin de la question 3). Les effets physiques du poison sont décrits longuement : le froid qui gagne ses brûlantes veines. Il s’agit d’éteindre le feu de son amour au centre même, le cœur, répété v. 46-47. Puis c’est le regard qui se brouille (v. 48 et 50). La lenteur du processus est suggérée par la longueur de la phrase (v. 46-51) scandée par des points-virgules, et les anaphores de déjà ou et. On peut imaginer le jeu de l’actrice qui s’affaiblit et finit par tomber au sol. 2) Une mort qui permet le retour à l’ordre – Débarrasser le monde d’une souillure. Thésée dans sa première réplique a le pressentiment de l’injustice commise contre Hippolyte

(v. 3 et 5) et cherche à s’en dédouaner (v. 9, 15-16). Voir aussi le champ lexical de l’injustice et de l’innocence. Mais Phèdre insiste sur la monstruosité de son crime : elle parle d’un inceste qui faisait horreur à Hippolyte (v. 14-15). Surtout, elle montre dans ses derniers vers que sa présence souille le monde : Et le ciel et l’époux que ma présence outrage. Les compléments placés en début de vers insistent sur le crime autant à l’égard de la morale religieuse qu’à l’égard de la fidélité conjugale. Et la mort […] rend au jour qu’ils souillaient, toute sa pureté : ses derniers mots sont mis en évidence par la virgule, et la rime avec clarté. Le rapport à la lumière est souvent mentionné dans la pièce de Racine : Phèdre est petite fille du Soleil, et son crime ternissait en quelque sorte la lumière du jour. – La morale de Thésée : voir question 4.

Dissertation (Pistes.) 1) Les personnages mythologiques sortent de l’ordinaire et proposent des comportements extrêmes (l’hubris grecque) et spectaculaires : voir Médée, Antigone. 2) Les mythes font réfléchir sur la liberté humaine face à un tyran (Agamemnon), face aux lois de la Cité (Antigone). 3) Les mythes font réfléchir sur la condition humaine et le destin : Andromaque, Œdipe, Antigone.

Bilan/Prolongements À travers ce texte, la visée à la fois spectaculaire et morale de la tragédie classique est rappelée. On peut également montrer que le tragique repose toujours sur une part de liberté individuelle : même si Phèdre a été emportée malgré elle par sa passion, sa mort volontaire et mise en scène est l’expression de sa responsabilité et de sa volonté individuelle ainsi que de sa capacité à maîtriser au moins cette fin. Pour approfondir cette notion, on peut comparer cette scène avec celle de Ruy Blas, p. 324-325.

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Séquence

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XVIIIe siècle :

La fête théâtrale Livre de l’élève X p. ¤·› à ‹‚·

H istoire des arts

Marivaux, L’Île des esclaves, 1725 Mise en scène de Paulo Correia, 2004 X p. ¤·°-¤·· Intérêt de l’image : L’image peut être étudiée soit en début de séquence, comme entrée en matière, soit en complément de l’étude du texte 2 p. 301. Il s’agit de montrer aux élèves un exemple de mise en scène moderne d’un texte du XVIIIe siècle et de les faire réfléchir sur le caractère encore actuel de ces textes. En histoire des arts, la mise en scène de Paulo Correia montre bien comment la création théâtrale contemporaine s’insère dans notre société actuelle en exploitant, par exemple, les ressources des dernières innovations technologiques, notamment les images en 3D, ce qui a un impact tant dans le traitement dramaturgique et scénique de la pièce de Marivaux que sur son message.

Le théâtre comme miroir de la réalité LECTURE DE L’IMAGE 1. Il s’agit de la scène du portrait d’Euphrosine par Cléanthis, que les élèves peuvent lire p. 301-303 du manuel. Au premier plan, à gauche, Cléanthis est debout. Euphrosine, à droite, est assise par terre, effondrée. Au fond, dans un fauteuil, est assise Trivelin. À ses côtés se trouve un personnage créé par Paulo Correia,

qui accompagne Trivelin. Tout au fond, on devine le violoncelliste, chargé de l’accompagnement musical, présent tout au long de la pièce.

2. Paulo Correia explique son choix d’adapter le rôle de Trivelin et de le faire incarner par une actrice par le fait que la pièce de Marivaux est truffée de propos misogynes (les femmes seraient plus vicieuses que les hommes) qui passent mal à notre époque. Selon lui, il est dès lors plus facile de faire tenir ces propos à une femme. Mais ce choix souligne aussi la dimension symbolique du personnage, qui peut aussi bien être incarné par un homme que par une femme. Enfin, dans la logique du renversement des rôles et de l’inversion des rapports de force, le fait de mettre une femme à la tête de l’« île » souligne le rapport d’inégalité entre les sexes dans une société à dominante patriarcale. 3. L’« île » est ici représentée par des cubes amoncelés ou semblant flotter sur une surface réfléchissante qui rappelle l’eau, comme des icebergs. Des images numériques en trois dimensions sont projetées sur ces cubes, représentant des sortes de rouages. On devine du texte : « Étape 3 », « Objectif » « rester ensemble ». Les personnages sont pris dans un engrenage, ils doivent suivre les étapes du programme imposé par Trivelin pour améliorer les maîtres. Ce dispositif scénique insiste sur la lecture éminemment symbolique que Paulo Correia propose de la pièce de Marivaux : l’« île des esclaves » ne renvoie pas à une réalité concrète, elle est une utopie, un monde issu de l’imagination de ses créateurs, ici Marivaux et Correia. 4. L’intérêt de projeter des images numériques sur le décor plutôt que de le peindre réside évidemment, en premier lieu, dans la facilité que cela procure pour changer le décor. De plus, cela participe de la création d’un monde irréel,

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magique, en mouvement, jouant sur les illusions. Si l’image présente ici un décor fait de rouages, à d’autres moments de la pièce apparaissent des décors très variés comme un champ de fleurs, ou un bateau au moment du naufrage. Paulo Correia s’est notamment inspiré des univers de Hayao Miyazaki (Le Voyage de Chihiro ; Le Château dans le ciel) pour créer un univers onirique dans lequel faire évoluer ses acteurs.

respecte scrupuleusement le texte de Marivaux, il en propose une adaptation scénique des plus modernes, soulignant l’actualité des questions et réflexions soulevées par la pièce. Ce sont finalement les valeurs de notre société moderne qui sont mises en question à travers ce texte de l’époque des Lumières.

5. Les acteurs évoluent sur les différents blocs géométriques disposés dans l’espace, grimpant et sautant de l’un à l’autre. Chacun est ici placé sur un bloc, au milieu de l’espace scénique pour Cléanthis et Euphrosine, côté cour pour Trivelin, son acolyte et le musicien. On peut difficilement parler de « scène » au sens de plateau ici, mais plutôt de « dispositif scénique » complexe. L’espace de la scène est complètement restructuré par les formes géométriques et la projection des images numériques, créant un jeu d’optique pour le spectateur. Les limites de l’espace théâtral se trouvent dès lors élargies et fondamentalement modifiées.

VERS LE BAC Oral (entretien)

6. Les acteurs doivent jouer avec les projections numériques, tenir compte des mouvements de caméra et des images projetées dans lesquels ils s’insèrent et s’intègrent. Ils appartiennent euxmêmes à cet univers onirique créé par le metteur en scène, bien qu’êtres de chair et de sang, à l’intersection entre la réalité et le monde représenté. Cela souligne bien le caractère hybride du personnage de théâtre, virtuel, incarné par un comédien, réel, et invite à réfléchir sur la question de l’illusion théâtrale. 7. L’utilisation des technologies virtuelles renvoie directement à notre monde, dominé par les images, notamment numériques, dont le développement exceptionnel s’est opéré ces dernières années. Paulo Correia fait notamment référence aux divers jeux en ligne ou sites où l’on peut s’inventer une autre vie, une « second life », rencontrer des gens qui n’existent pas vraiment, ou sous forme d’avatars, et où l’on peut soi-même créer son propre personnage. C’est ainsi finalement notre société qu’il interroge. 8. La démarche du metteur en scène dont le travail est ici présenté rejoint celle de Marivaux en ce qu’il interroge la réalité de notre monde par le truchement de l’illusion théâtrale, doublée de l’illusion des images virtuelles. Si Correia

La scène contemporaine utilise de plus en plus les nouvelles technologies. Cela pose la question du rapport à l’illusion théâtrale dans ses liens et ses différences notamment avec la vidéo. Le théâtre appartient au domaine du spectacle vivant, c’est-à-dire de la mise en présence d’êtres humains, acteurs et spectateurs, mais repose en même temps sur l’illusion, la création d’un monde imaginaire et de personnages fictifs. Il est donc intéressant de s’interroger sur la fonction et la valeur des images virtuelles : les acteurs qui jouent dans un décor virtuel, ou dont l’image peut être projetée alors qu’ils jouent en même temps, s’en trouvent-ils plus ou moins réels ? La question de la « re-présentation » du monde par le théâtre est ainsi mise en avant.

Dissertation La question fondamentale que pose le sujet proposé est celle de la création théâtrale, qui mêle deux voix : celle de l’écrivain et celle du metteur en scène. Le travail du metteur en scène sera donc de créer une œuvre scénique originale, tout en respectant le texte de départ, quand il existe. Il arrive toutefois que l’auteur et le metteur en scène ne soient qu’une seule et même personne (pensons à Molière). Les élèves devront aussi mesurer les contingences matérielles qui président à toute création scénique (moyens financiers, lieu, troupe…) et qui l’influencent forcément. Enfin, un metteur en scène doit tenir compte de son public. Ainsi, si l’on peut penser comme Ionesco que la création scénique est une démarche artistique reposant sur l’imaginaire et l’illusion et dont les limites sont de plus en plus repoussées de nos jours, il est bon de tenir compte aussi du respect nécessaire du texte de départ quand il existe, des attentes du public et des contingences matérielles. Néanmoins, toutes ces contraintes peuvent stimuler l’imagination 6 XVIIIe siècle : La fête théâtrale |

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des auteurs et des metteurs en scène, mais aussi du public qui participe finalement lui aussi à la création : le théâtre, spectacle vivant, associe les présences actives tant des acteurs et du metteur en scène, porte-parole d’un auteur, que des spectateurs.

Bilan/Prolongements Il s’agit ici d’amener les élèves à réfléchir sur l’adaptation scénique modernisée d’une pièce du xviiie siècle, et de voir comment la mise en scène permet d’actualiser un texte ancien et d’en voir les multiples enjeux, en lien avec notre société. Il aura aussi été possible d’aborder les questions de mise en scène, d’illusion théâtrale et d’exploitation des nouvelles technologies sur la scène contemporaine. Pour mieux comprendre les partis pris scéniques de Paulo Correia dans sa mise en scène de L’Île des esclaves, on pourra faire lire aux élèves un de ses entretiens sur le site http://www.performarts. net/performarts et leur diffuser la bande-annonce du spectacle au Théâtre national de Nice en ligne sur YouTube, ou le reportage de France 3 en ligne sur le site http://culturebox.france3.fr/ Liens – Entretien avec Paulo Correia : http://www.performarts.net/performarts/index. php?option=com_content&view=article&id= 449:ile&catid=15:spectacles&Itemid=12 – Bande-annonce du spectacle : http://www.youtube.com/watch?v=O6Dxx0Ob-3Q – Reportage de France 3 : http://culturebox.france3.fr/all/31507/l_iledes-esclaves-au-theatre-national-de-nice#/ all/31507/l_ile-des-esclaves-au-theatre-national-de-nice



Lesage, Turcaret, ⁄‡‚· X p. ‹‚‚

Objectifs – Faire connaître un auteur moins connu pour son théâtre que pour son roman Gil Blas de Santillane. – Analyse de la dégradation des valeurs aristocratiques en comparant avec le personnage de Dom Juan. – Analyse du rapport entre le texte et le jeu : le rôle d’un accessoire, comique de gestes.

Jeu de dupes autour d’un diamant LECTURE 1. La tension entre les personnages se joue autour de la bague en diamant : Frontin veut la faire enlever à la Baronne pour la récupérer, et Marine fait tout pour en dissuader sa maîtresse. Ce sont donc les didascalies concernant les gestes qui rythment la scène. l. 1-10 : la Baronne veut aider le Chevalier et Marine la retient. l. 11-25 : Frontin trouve des arguments pour apitoyer la Baronne qui se laisse peu à peu fléchir. l. 30-40 : la Baronne cède et Marine constate son échec. 2. Les différents procédés comiques sont : – le comique de langage : Marine répète de façon ironique les marques d’affliction de sa maîtresse (l. 7-10 ; 13-16) ; – le jeu avec le diamant (comique de gestes) ; – les exagérations utilisées par Frontin pour décrire la situation de son maître et la résistance de Marine (comique de situation). Ces procédés visent aussi à critiquer l’hypocrisie des relations et le pouvoir de l’argent. 3. Toute relation est fondée sur l’argent : le Chevalier, endetté et menacé de déshonneur s’il ne rembourse pas ses dettes (l. 19-20), a besoin de la caution de la Baronne : il peut toujours faire fonds sur moi. Elle-même est entretenue par le banquier Turcaret : l. 32-33. Chacun utilise le chantage affectif pour obtenir de l’argent. La Baronne et le Chevalier ont perdu tout honneur

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et tout scrupule. Ils sont capables de tout pour obtenir de l’argent, et Marine met dans le même bain valet et maître, tous deux des fripons sans foi ni loi. Sa trop grande honnêteté la fera d’ailleurs renvoyer par la Baronne crédule, manipulée par Frontin.

VERS LE BAC Oral (entretien) Le comique de situation montre concrètement et visuellement les tensions entre les personnages et les enjeux sociaux : le diamant, au centre de la scène, est le symbole de cette lutte de pouvoir entre les deux domestiques, l’un voulant berner la Baronne, l’autre voulant la protéger. Les exagérations comiques créent une image caricaturale et donc aussi plus lisible des personnages : la Baronne apparaît comme une femme crédule, Frontin et le Chevalier comme deux fripouilles sans scrupule. Les interventions comiques de Marine permettent de souligner ces défauts.

Bilan/Prolongements Ce texte est intéressant pour le jeu physique entre les trois personnages : donner / retenir la bague ; partir/rester ; retenir / faire sortir l’autre. Elle est amusante à jouer sans paroles, comme un film burlesque muet, avec une très grosse bague.

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Marivaux, L’Île des esclaves, ⁄‡¤∞ X p. ‹‚⁄ à ‹‚‹

Objectifs Cette scène de L’Île des esclaves permet d’aborder la notion de théâtre dans le théâtre et de montrer comment, sous le masque de la comédie légère, un discours fort sérieux est tenu sur les vices de la société. Dans le cadre de l’étude de la langue, cet extrait se prête tout particulièrement à un travail sur les indices d’énonciation, notamment les déictiques, les types de discours rapportés, et l’utilisation du pronom « on ».

Le jeu des portraits LECTURE 1. Dans sa pièce, Marivaux imagine une île où les rapports maître/esclave sont inversés à l’origine, mais dont le système repose finalement sur l’égalité puisque tous les habitants sont « libres et citoyens » (scène 2). Le fait que les personnages arrivent sur cette île éloignée de tout, par hasard, lors d’un naufrage, et que l’action se situe à l’époque antique, augmente la distance et la dimension imaginaire de cette île. On peut donc bien parler d’une « utopie » au sens de pays imaginaire et idéal qui n’existe pas (du grec ou, « non », et topos, « lieu » ; néologisme inventé en 1516 par l’auteur anglais Thomas More). Toutefois, le personnage d’Arlequin renvoie explicitement à la commedia dell’arte et la peinture sociale à laquelle Marivaux se livre dans sa pièce au dénouement heureux permet aussi de la classer dans la catégorie des comédies de mœurs et de caractère, dans la lignée de Molière. 2. Dès sa première réplique, Trivelin annonce de quoi il va retourner dans cette scène : il va s’agir de l’examen [du] caractère d’Euphrosine (l. 1) par Cléanthis qui va présenter un portrait (l. 2) de sa maîtresse devant elle, afin de lui faire prendre conscience de ses défauts. Les deux caractéristiques majeures du caractère d’Euphrosine dénoncées par Cléanthis sont sa vanité et sa coquetterie : à deux reprises, aux lignes 14-15 puis 18-19, par Trivelin puis Cléanthis, les adjectifs vaine, minaudière et coquette sont utilisés pour caractériser Euphrosine, renforcés par la répétition mot à mot. Le discours de Cléanthis insiste encore sur cette double caractéristique de la maîtresse en jouant sur le rythme binaire des phrases et la reprise anaphorique du présentatif « c’est » : c’est vanité muette contente ou fâchée ; c’est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse ; c’est Madame, toujours vaine ou coquette l’un après l’autre, ou tous les deux à la fois (l. 36-38). La critique est acerbe et directe, et illustrée d’exemples. La scène suit une logique démonstrative : Trivelin annonce le sujet (le portrait moral d’Euphrosine, l. 1 à 5) puis la thèse (Euphrosine est vaniteuse et coquette, l. 14 à 21) relayée et prise en charge par Cléanthis qui la développe et l’illustre d’exemples (Euphrosine en général, l. 31 à 39, puis trois cas particuliers : Euphrosine reposée, 6 XVIIIe siècle : La fête théâtrale |

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Euphrosine fatiguée, Euphrosine séduisant un cavalier, l. 42 à 81).

3. Le portrait d’Euphrosine est clairement théâtralisé : Cléanthis imite sa maîtresse qui assiste, impuissante, à cette peinture (l. 64) sans pouvoir ni intervenir ni s’en aller, sous la direction de Trivelin, qui invite à la fois Cléanthis à s’exprimer et Euphrosine à écouter. Sur un plan symbolique, Cléanthis représente donc l’actrice, Euphrosine la spectatrice, et Trivelin, le metteur en scène. On a bien ici une scène de théâtre dans le théâtre. En tant qu’actrice, Cléanthis joue le rôle de sa maîtresse dont elle répète les paroles au discours direct : Ah ! qu’on m’apporte un miroir ! Comme me voilà faite ! Que je suis mal bâtie ! (l. 49-50). On peut imaginer aisément qu’elle joint à la parole le geste. Elle va jusqu’à démultiplier ses rôles et jouer tous les personnages à la fois des scènes qu’elle évoque : Comment vous portez-vous, Madame ? Très mal, Madame : j’ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n’ai fermé l’œil ; je n’ose pas me montrer, je fais peur (l. 57-59). La confusion des voix est soulignée par l’emploi des déictiques : « je » désigne tour à tour Cléanthis ou Euphrosine, « vous » renvoie à différents interlocuteurs, « Madame » désigne à la fois Euphrosine et celle qui lui rend visite. Cléanthis révèle aussi les véritables pensées de sa maîtresse et les sous-entendus de ses propos : Et cela veut dire (l. 59), vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien (l. 72), et c’était là les gants que vous demandiez (l. 80). Ainsi se paret-elle du masque de sa maîtresse pour mieux la démasquer : comme souvent dans la comédie, le masque dévoile et permet de faire apparaître la vérité. Mais le jeu de Cléanthis est lui aussi dévoilé : elle n’a de cesse d’interpeler sa maîtresse (Restez, restez, un peu de honte est bientôt passé, l. 12-13) et s’inquiète de bien divertir et plaire à son public (Vous en êtes aux deux tiers, et j’achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas, l. 67-68 ; Eh bien, y suis-je ?, l. 81). La théâtralité de la scène est ainsi régulièrement rappelée et soulignée. 4. Le procédé du théâtre dans le théâtre implique plusieurs niveaux de représentation : les spectateurs assistent à la représentation de L’Île des esclaves au sein de laquelle les personnages s’offrent une petite comédie. Le public noble, contemporain de Marivaux, était ainsi invité à s’identifier à Euphrosine, personnage

noble assistant à son propre rôle interprété par son esclave. Ainsi, le portrait de la jeune Euphrosine devient celui de la noblesse du xviiie siècle, dont la vanité est dénoncée. La comédie de Cléanthis renvoie à la comédie que joue chaque jour Euphrosine : l’opposition binaire des deux situations opposées présentées par Cléanthis, selon qu’Euphrosine a bien dormi (l. 42) ou mal reposé (l. 49), est soulignée par la reprise de l’expression Madame verra du monde aujourd’hui (l. 44) et Madame ne verra personne aujourd’hui (l. 53). Le souci principal d’Euphrosine est de voir et d’être vue. La question de l’image est essentielle, comme le montre le motif du miroir, évoqué en tant qu’objet ligne 50, mais qui renvoie aussi à la peinture […] fidèle (l. 64-65) que fait Cléanthis de sa maîtresse. L’utilisation du pronom « on » aux lignes 50 à 55 souligne cette vanité : employé comme pronom personnel défini, il désigne tout d’abord, sur un ton railleur, Euphrosine, ainsi mise à distance et moquée dans son emploi du « nous » de majesté (l. 52), puis renvoie aux visiteurs, au « monde », dans un emploi cette fois indéfini, qui rappelle le « on » du « qu’en dira-t-on ? ». Marivaux présente à ses contemporains une image d’eux-mêmes bien peu flatteuse, d’autant qu’elle est portée par une servante. L’inversion des rôles implique une inversion des rapports de force entre maître et valet, qui apparaît ici dans la distribution de la parole : si Euphrosine ne s’adresse jamais à Cléanthis, signe de mépris, cette dernière exprime clairement tout ce qu’elle a toujours gardé pour elle et interpelle directement sa maîtresse. On assiste à une libération de la parole marquée par la taille des tirades de Cléanthis et l’ampleur de ses phrases qui jouent sur les rythmes binaire et ternaire, et les accumulations : Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elle est triste, elle est gaie : silence, discours, regards, tristesse et joie, c’est tout un (l. 34-35). Les thèmes du « voir » et du « paraître » sont ici essentiels : le theatron est le « lieu d’où l’on voit », et le théâtre est un lieu au xviiie siècle où l’on se montre. Le théâtre, lieu de l’illusion et de la représentation, sert à dénoncer la comédie sociale. Le programme énoncé par Trivelin au début de l’extrait à l’intention d’Euphrosine est aussi celui énoncé par Marivaux à l’intention de ses contemporains.

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HISTOIRE DES ARTS Les deux images proposées soulignent des rapports différents entre maître et valet. Sur la photographie de la mise en scène d’Irina Brook, l’affrontement est mis en évidence : les deux personnages se font face et se défient du regard, la servante ne baissant pas la tête et s’affirmant clairement à l’égal de sa maîtresse. Sur la photographie de la mise en scène de Gilberte Tsaï, la maîtresse tourne le dos à sa servante et affiche un clair mépris à l’égard de celle-ci. La servante parle à la maîtresse, qui l’écoute, mais ne lui répond pas, conservant toute sa hauteur et son caractère hautain. Ces deux aspects des rapports entre Euphrosine et Cléanthis sont présents dans notre extrait : cela témoigne de la part de choix qui revient au metteur en scène dans ce qu’il privilégie et met en lumière par sa mise en scène.

VERS LE BAC Commentaire (Pistes.) A/ Un portrait vivant – Montrer que ce portrait est un portrait en actes fortement théâtralisé (fonctions des personnages, comédie de Cléanthis, paroles rapportées). – Montrer qu’on assiste à la libération de la parole de l’esclave qui prend ainsi le pouvoir (longueur des tirades, emphase, adresses directes et injonctions à Euphrosine). – Montrer qu’il s’agit ici de dénoncer la vanité d’Euphrosine en lui montrant une « peinture fidèle » d’elle-même (champs lexicaux du « voir » et du « paraître », motif du miroir, interventions de Trivelin).

mores », caricature et ironie de Cléanthis envers Euphrosine = caricature et ironie de Marivaux envers ses contemporains, le personnage de Trivelin comme image du dramaturge, la dimension utopique de l’« île »).

Oral (entretien) Il est intéressant d’amener les élèves à réfléchir sur la dimension sociale du théâtre et ses moyens de dénonciation. On peut penser à l’image traditionnelle du théâtre comme theatrum mundi, représentation du monde et de la société. Le divertissement théâtral a été perçu comme un moyen d’expression et un facteur de réflexion à toutes les époques, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, dans ce qu’il a à la fois d’immédiat et de distancié : le public est confronté visuellement à sa propre image et ainsi amené à réfléchir sur sa condition à travers l’exemple fictif des personnages et des situations représentées sur scène.

Bilan/Prolongements Ce texte aura permis d’aborder la notion de théâtre dans le théâtre et de montrer comment l’illusion théâtrale et la comédie peuvent révéler des vérités et ainsi dénoncer les vices de la société. Marivaux exploite dans cette scène la tradition du portrait précieux que l’on retrouve dans l’extrait du Misanthrope de Molière (p. 265-267). En prolongement de l’étude de ce texte, il pourra être intéressant de faire lire le texte de Molière aux élèves et de les faire réfléchir sur ce que cela implique de faire prendre en charge le portrait critique par un personnage noble, comme chez Molière, ou par un personnage de valet, comme chez Marivaux.

B/ La critique sociale : un miroir tendu aux maîtres – Montrer que ce portrait d’Euphrosine est en fait un portrait critique de la noblesse (double énonciation théâtrale, identification du public noble au personnage d’Euphrosine et aux autres personnages évoqués). – Montrer que le renversement des rôles permet de dénoncer les apparences (la comédie de Cléanthis révèle le vrai visage d’Euphrosine, le masque démasque, l’illusion révèle la vérité). – Montrer comment la comédie permet de corriger les mœurs (Molière : « castigat ridendo 6 XVIIIe siècle : La fête théâtrale |

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Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, ⁄‡‹‚ X p. ‹‚›-‹‚∞

Objectifs – Analyser le déguisement comme moyen de séduction amoureuse. – Comprendre la double énonciation théâtrale avec le rôle des apartés. – Comprendre la critique des conventions sociales. – La comparaison de mises en scène permet de voir que le marivaudage n’est pas seulement verbal, mais aussi ludique et théâtral.

Jeu de rôles révélateur LECTURE 1. Le marivaudage, terme inventé, non par Marivaux, mais par certains de ses détracteurs, est un échange de galanterie. Si le badinage peut être donné en synonyme à ce mot, il apporte une autre idée, celle de jeu peu sérieux. Silvia, au début de sa réplique, parle de son père et de son frère qui sont spectateurs de ce qu’elle appelle une comédie. Le marivaudage amoureux est donc un jeu de rôles. Ce jeu de séduction s’affiche par des échanges conventionnels et reconnaissables au lexique amoureux : suivant la coutume, tu arrives avec l’intention de me dire des douceurs, laissons là l’amour. Les rôles de chacun sont préétablis : l’homme complimente la femme pour lui avouer son amour et celle-ci résiste à ses avances ; même s’il se défend de vouloir la séduire, Dorante fait l’éloge de Silvia (avec ton air de princesse ; tu as l’air bien distingué) et celle-ci le repousse (je ne suis point faite aux cajoleries ; soyons bons amis ; je te remercierais de ton éloge, si…). Les deux personnages font comme si tout cela n’était qu’un jeu sans conséquence où l’on répond du tac au tac à de fausses attaques : l. 38-44. 2. Chacun d’eux voulait observer, depuis une place de domestique, ce que valait le maître ou la maîtresse, mais, se retrouvant tous deux serviteurs, ils ne pourront s’avouer leurs sentiments,

tout en reconnaissant des qualités à celui qu’ils ont en face : je ne plains pas la soubrette qui l’aura. Il n’y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît honneur. Ma parure ne te plaît pas ? / Non, Bourguignon. Quel homme pour un valet !

3. La condition est le rang social, la place dans la société. Un nombre important d’expressions y font directement référence : garçon, fille,valet, soubrette, suivante s’opposent à un homme de condition, femme, maîtresse, fille de condition. L’esprit domestique est méprisé par Dorante, comme par Silvia qui le voit au premier coup d’œil à l’habit que porte Dorante : ceux dont la garde-robe ressemble à la tienne. La familiarité de langage est propre au peuple (l. 15-16), comme la mine, la tournure révèlent la distinction de la classe des maîtres (l. 39-40, 43-44). Ce que Marivaux critique, c’est le mépris des maîtres, bourgeois ou nobles, pour les serviteurs issus du peuple, ne leur reconnaissant aucune qualité, ni aucune possibilité de s’élever socialement.

HISTOIRE DES ARTS Mise en scène d’Alfredo Arias. Le costume de Silvia semble être à la fois celui d’une maîtresse (la soie, le double jupon, les parures) et celui d’une servante (le tablier blanc et le bonnet posé sur la tête). Celui de Dorante est un costume d’Arlequin, donc de serviteur, mais très marqué théâtralement. Il faut rappeler ici que Marivaux avait confié cette pièce à la troupe des Italiens qu’il trouvait plus performante que celle de la Comédie-Française. Mais ce qui frappe dans cette mise en scène, ce sont les deux masques de singes qui détonnent sur les costumes somptueux. Arias veut ainsi souligner le propos de Marivaux : Dorante et Silvia singent leurs domestiques, et singent aussi l’amour. Ils jouent un jeu, comme le souligne le titre de la pièce. Ces masques les ridiculisent, et rendent comiques leurs scènes de séduction : geste peu distingué de se gratter la tête pour Dorante, et attitude contorsionnée, gênée, peu naturelle de Silvia. Le marivaudage est révélé comme grimaces et absence de sincérité. Mise en scène de Jean Liermier. Un dossier sur la mise en scène de Jean Liermier avec des extraits vidéo et une interview du metteur en scène s’expliquant sur la scénographie, se trouve sur

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le site http://www.tv5.org l’on peut également y commander le DVD du spectacle. Les costumes de domestiques du xviiie siècle sont plus réalistes : simplicité des étoffes, coloris assez ternes, tablier et bonnet. Les deux personnages sont occupés comme des valets, Silvia plie un drap et Dorante croule sous des bagages et de la literie. Ils ne sont pas à leur avantage pour une scène de séduction. Silvia, à genoux au sol, a une attitude guindée, surveillant l’approche de Dorante du coin de l’œil. Le décor lui-même constitue une sorte de piège glissant : la façade de la maison est déposée à plat horizontalement ; le sol est en pente et de nombreuses portes s’ouvrent dans le plancher, au lieu d’être verticales. L’espace montre symboliquement à la fois les va-et-vient des domestiques ou des maîtres dans une maison et les chausse-trapes dans lesquelles Dorante et Silvia risquent de tomber. La pente suggère symboliquement l’ascension ou la descente sociale.

ÉCRITURE Vers le commentaire Le comique de situation – Deux maîtres qui jouent à être des domestiques. Dorante et Silvia sont obligés à une familiarité de domestiques qui les gêne, surtout Dorante qui doit se montrer, par convention, effronté : ils s’appellent par leur nom (dis-moi Lisette ; Bourguignon, cette question-là), se tutoient, plaisantent, se moquent un peu l’un de l’autre (l. 15-17. l. 27-28, l. 41-42). Dorante se permet une remarque ironique sur la maîtresse de Silvia (l. 6-7) qui est un éloge de la servante. – Une vraie fausse déclaration d’amour. Alors qu’un valet tente toujours de séduire crûment une servante, avec des manières directes et grossières (jeu de l’Arlequin de la commedia dell’arte), Dorante suit la stratégie habituelle des maîtres : j’ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire. Il complimente Silvia : ton air de princesse, et l. 39-40. Celle-ci, comme une soubrette lucide sur ses intentions, et peu flattée, repousse fermement ces avances (l. 9-10, l. 24-25), et avec l’impératif soyons bons amis. Enfin, elle tente de le faire taire en riant de lui, l. 41-42. Le comique de caractère – Les contradictions des personnages sont révélées par les apartés. Dès l’entrée en scène de leur

partenaire, chacun manifeste sa surprise et son admiration pour le personnage qu’il découvre (l. 2, l. 4-5, l. 31). Ces apartés exhibent la double énonciation théâtrale : le spectateur est de connivence avec les personnages et assiste en même temps à leurs difficultés. Alors qu’ils croyaient maîtriser la situation, surtout Silvia (mettons tout à profit ; il va m’en conter), ils sont piégés à leur jeu de mensonges. – Le ridicule de leurs préventions sociales. Dorante et Silvia, tout en jouant à être des domestiques, ne cessent de répéter qu’ils ne veulent épouser qu’une personne de condition, ce qui est totalement absurde. Et leurs phrases abondent en contradictions, ou oppositions, par exemple l. 11-13 : Tout valet que je suis […] je n’aime pas l’esprit domestique ; mais à ton égard, etc., ou l. 40 : on est quelquefois fille de condition sans le savoir. Silvia dit vouloir repousser les avances des hommes sauf s’il s’agit d’un maître (l. 32-33) et Dorante dit la même chose (l. 35-36). Le spectateur sait qu’aucun des deux n’est domestique et que chacun n’aura donc aucun mal à accepter la proposition qui lui sera faite.

VERS LE BAC Oral (analyse) Marivaux critique dans cet extrait le poids des préjugés sociaux : tout en ayant endossé des rôles de domestiques, Silvia et Dorante ne peuvent s’empêcher d’exprimer leur mépris vis-à-vis de cette classe sociale. L’auteur se moque également de l’hypocrisie des relations amoureuses dans les milieux aisés : l’amour n’est qu’un jeu vain ; ce qui importe, c’est la condition sociale des futurs époux, qui doit être égale. Pour parvenir à exprimer un peu de sincérité, Dorante et Silvia sont obligés de se déguiser, de mentir. Le masque, paradoxalement, est le seul révélateur de l’âme humaine.

Invention Pour mettre en place l’échange entre Alfredo Arias et Jean Liermier, on utilisera la question d’histoire des arts et l’analyse détaillée qui est donnée des partis pris de mise en scène. Le dialogue pourra s’organiser à partir d’entrées successives (décor, costumes, jeu) qui permettront la confrontation des points de vue et des choix. 6 XVIIIe siècle : La fête théâtrale |

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Bilan Le xviiie siècle fait évoluer les rôles de valets et servantes. Ils ne sont plus les adjuvants des maîtres dans leur amour, mais des rivaux, ou des masques que les maîtres endossent pour tromper leurs égaux. De ce point de vue, la critique est plus virulente chez Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro (p. 308-309) que chez Marivaux où chacun reprend sa place à la fin de la pièce et se marre avec la personne de sa condition. (Voir aussi la fin de L’Île des esclaves.)



Beaumarchais, Le Barbier de Séville, ⁄‡‡∞ X p. ‹‚6-‹‚‡

Objectifs – Saisir l’évolution du genre de la comédie au XVIIIe siècle. – Analyser le rôle de la lettre dans la création d’une situation comique. – Comprendre les enjeux de mise en scène à partir d’un objet (le billet, la lettre).

La lettre volée LECTURE 1. Le futur mari, Bartholo, tente de surprendre un échange épistolaire entre Rosine et le jeune comte Almaviva. Il veut se saisir d’un billet amoureux. Le dramaturge reprend ici un lieu commun de la comédie : la lettre grâce à laquelle deux amants se déclarent leur amour, billet que le mari « cocu » tente d’intercepter comme la preuve de l’infidélité (Scarron, La Précaution inutile, Molière, L’École des femmes). Par-delà cette filiation théâtrale, le récit d’inspiration libertine présente ce type de scène : secrétaire ouvert et fouillé pour trouver la preuve d’une correspondance illicite et amoureuse (cf. Laclos, Les Liaisons dangereuses). 2. Les répliques sont brèves, leur enchaînement, rapide. Pour créer cette vivacité du dialogue et

ce rythme intense, Beaumarchais a recours à différents procédés : – rebondissement du questionnement (l. 1 à 5) ; – propos complété par l’interlocuteur (ROSINE : je demande retraite au premier venu ; BARTHOLO : Qui ne vous recevra point. (l. 10-11) ; – effets de reprise (BARTHOLO : Vous voulez… ; ROSINE : Vous ne le verrez pas… (l. 6 et 9) ; ROSINE : De quel droit… ; BARTHOLO : Du droit… (l. 19-20) ; – parole en suspens (Ah, Ciel ! que faire ?… , l. 15 ; Madame ! Madame !…, l. 22) ; – accélération du dialogue grâce à des énoncés de plus en plus courts (phrases simples) ; – recours à des exclamations et des interjections (Dieux ! la lettre !, l. 32 ; Ô Ciel !, l. 41) ; – sonorités qui entrent en écho : J’étouffe de fureur (l. 29) / Je m’affaiblis, je meurs (l. 31) selon un rythme 6/6. Le langage dramatique, énergique, plein de fougue et de vie, vise à créer un effet de naturel, et de mouvement. On sort de répliques et de tirades statiques, qui figent le discours dans une pesanteur, pour atteindre à une légèreté et à une véritable dynamique verbale. Beaumarchais s’est inspiré de l’opéra pour doter le langage dramatique de ces qualités musicales et rythmiques.

3. Objet caché ou convoité, la lettre sous-tend les enjeux dramatiques du dialogue : Rosine parviendra-t-elle à dissimuler la preuve de son amour ? Bartholo risque-t-il de s’en emparer pour interdire l’échange ? Grâce à la lettre, l’intrigue comique gagne en complexité : – substitution d’une lettre par une autre, et nouvelle duperie de la part de Rosine ; – double action de Bartholo, qui court au secours de Rosine et lit dans son dos la lettre (Il lit parderrière le fauteuil, en lui tâtant le pouls, l. 38-39) ; – théâtre dans le théâtre : Rosine observant les manigances du fourbe Bartholo ; – jeu entre les déclarations et les apartés. Par-delà l’intrigue, la lettre construit le conflit entre les personnages, commande et détermine leurs déplacements sur scène, complexifie les niveaux de la comédie : le mari déjà dupé l’est doublement, puisqu’il est de nouveau trompé. Piste : on pourra confronter cette scène avec celle de Molière dans L’École des femmes où l’objet « lettre » acquiert une place centrale. Les élèves pourront ainsi apprécier comment

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Beaumarchais raffine et porte à sa perfection une situation comique en la complexifiant.

VERS LE BAC Invention

4. Le théâtre de Beaumarchais s’éclaire des valeurs que le mouvement philosophique des Lumières a su défendre et promouvoir : l’égalité entre les sexes, les droits de la femme, la primauté du désir et de la liberté sur les entraves et les interdits, la dénonciation de tous les abus d’autorité, dont ceux commis au sein du mariage. Beaumarchais s’amuse à faire dire au très réactionnaire Bartholo : Nous ne sommes pas ici en France, où l’on donne toujours raison aux femmes (l. 13-14).

On attend que les élèves respectent les codes rédactionnels d’une lettre. Pour amorcer le propos, Rosine pourra raconter brièvement la scène scandaleuse dont elle vient d’être victime : la violence de Bartholo pour se saisir de la lettre. Elle formulera alors une série de constats : – condition féminine encore déplorable : femmes subordonnées au despotisme de maris jaloux et violents ; – siècle barbare où les mariages arrangés ont encore cours sans que soient respectés ni entendus les droits du désir et de l’amour ; – horreur que suscite Bartholo, qui incarne tous les obscurantismes ; – critique d’une éducation stupide qui voue la femme à subir sa condition et l’autorité masculine.

5. Rosine feint l’évanouissement (l. 23). Cette parade lui permet de faire passer Bartholo pour un mari odieux. La simulation par le personnage lui-même crée la comédie dans la comédie, et porte l’illusion au cœur même de la scène. Elle est très significative du degré de duperie et de ruse prêté aux femmes. Elle joue surtout sur un poncif : l’évanouissement d’une femme sous le coup de l’émotion (les vapeurs) et « l’usage des odeurs » (les fameux sels). On attendrait cette situation plutôt dans un drame. Or Beaumarchais la détourne pour en offrir une version comique, voire parodique. On voit comment le dramaturge excelle à mêler les tons et les genres pour accroître l’effet comique, presque bouffon, de la scène.

HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de Gérard Gelas (Avignon 2006) met en valeur l’insolence et l’irrévérence que Rosine manifeste à son tuteur Bartholo. Dans une Séville de carton-pâte qui donne à la représentation une ambiance d’opéra bouffe, Rosine apparaît en tenue légère, l’air goguenard et hilare, moqueuse assurément face à un Bartholo engoncé dans un costume sévillan clinquant mais plus traditionnel. Le jeu des acteurs joue sur le décalage entre l’air fâché du tuteur et celui plus ironique et réjoui de la pupille. De même, le choix de tourner les personnages face au public en plaçant Rosine plus en avant de la scène, et non de les situer dans un rapport frontal, permet de mettre en valeur la relation oblique et traître que la jeune femme sait mener pour duper le barbon. Par cette mise en scène, la pièce retrouve sa dimension première de commedia dell’arte.

Rosine se félicitera d’avoir été coquette, rusée et habile, et pourra se prendre à rêver de la France et d’un pays plus civilisé où les Lumières tentent d’abattre les préjugés. Elle voudra alors partager avec son amie certaines revendications : l’égalité des sexes, les droits de la femme à l’instruction et à la libre détermination, la primauté du désir sur les mariages d’intérêt, la défense d’une liberté amoureuse. Pour conclure, elle déplorera le degré d’obscurantisme de son mari, son peu de curiosité pour les philosophes, et s’ouvrira d’une possible fuite en France.



Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, ⁄‡‡∞ X p. ‹‚°-‹‚·

Objectifs – Analyser une scène de conflit : rythme, enchaînement des répliques, lutte de pouvoir. – Comprendre l’évolution du couple maître/ valet au XVIIIe siècle et ses enjeux sociaux. – Analyser les procédés de la satire sociale. 6 XVIIIe siècle : La fête théâtrale |

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Le duel du valet et du maître LECTURE 1. Figaro a aidé le Comte à enlever Rosine à Bartholo, dont elle était la pupille et la future femme. Rosine est devenue la Comtesse. En récompense, Almaviva a donné à Figaro cet emploi de valet. Mais, maintenant, il convoite Suzanne, la fiancée de Figaro. Il se montre donc ingrat à son égard. Les deux hommes sont devenus rivaux amoureux. 2. Les deux apartés l. 16-17 montrent que chacun essaie d’avoir l’avantage sur l’autre en examinant les réactions de son adversaire aux attaques. Les répliques sont relativement courtes (duel verbal), et c’est seulement vers la fin de l’extrait que Figaro semble gagner du terrain avec des répliques plus développées. L’insolence de Figaro est perceptible quand il refuse de répondre aux questions du Comte, l. 4, avec reprise de combien, l. 3-4. Un certain nombre de phrases interrogatives ou exclamatives sont des reproches que chacun lance à l’autre : l. 7, 9-11, 30. Alors que le Comte attaque directement Figaro, celui-ci biaise et utilise des formes impersonnelles (on en voit partout ; l. 10-11) , des présents de vérité générale (l. 13-15). 3. Le Comte reproche à Figaro d’intriguer dans son dos, de le trahir ; il est en colère, méfiant à son égard car son valet n’est ni sincère ni honnête : l. 1, 3, 7, 12 (métaphore de jamais aller droit). Figaro reproche au Comte son ingratitude et son manque de respect à son égard : l. 4-6. Il se sent méprisé. Il accuse son maître de l’avoir poussé à cette attitude hypocrite. Tous deux sont amers, ils ont perdu la complicité qui les avait réunis dans Le Barbier de Séville. 4. Figaro utilise l’ironie : il oppose le calme paisible de sa vie en Andalousie avec les missions trépidantes (le courrier étrenné des nouvelles intéressantes avec jeu de sonorités sur les mots) que lui confierait le Comte à Londres : Il faudrait la quitter si souvent que j’aurais bientôt du mariage pardessus la tête. En réalité, il sait très bien que le Comte profiterait de ses absences pour séduire Suzanne. Quand le Comte envisage une carrière pour lui, dans les bureaux, ministères, ambassades, Figaro lui rappelle que seules l’obséquiosité, la flatterie permettent d’avancer : médiocre et rampant ; et l’on arrive à tout. Toute sa dernière

réplique comporte des paradoxes avec une succession de verbes à l’infinitif qui décrivent une société corrompue, où chacun intrigue sans aucune morale (répandre des espions et pensionner des traîtres), où les plus médiocres y arrivent mieux que les autres (paraître profond, quand on n’est que vide et creux), où tous les moyens sont bons (ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets).

HISTOIRE DES ARTS Un document est téléchargeable sur le site : http://www2.cndp.fr/TICE/teledoc/Mire/ teledoc_mariagedefigaro.pdf avec des questions et recherches portant sur la mise en scène de Christophe Rauck. Éléments de la préface de Beaumarchais : le Comte Almaviva doit être joué très noblement, mais avec grâce et liberté. La corruption du cœur ne doit rien ôter au bon ton de ses manières. Pour Figaro : l’on ne peut trop recommander à l’acteur qui jouera ce rôle de bien se pénétrer de son esprit [...]. S’il y voyait autre chose que de la raison assaisonnée de gaieté et de saillies, surtout s’il y mettait la moindre charge il avilirait [le] rôle. L’auteur insiste donc sur les nuances des deux rôles : le Comte reste un homme du monde et Figaro n’est pas une canaille non plus. Pas de caricature, ni cruauté ni cynisme chez le Comte, pas de vulgarité chez Figaro. C. Rauck respecte cette vision des deux hommes. L’image de mise en scène montre deux hommes qui ne s’affrontent pas en face, le Comte est raide dans son habit du soir, et Figaro pointe un doigt accusateur vers le public, la société. Son geste est véhément, et le Comte semble mécontent, mais incapable de vraiment réagir. La distance entre eux est celle de l’amertume que chacun ressent.

VERS LE BAC Question sur un corpus Sganarelle redoute son maître, tandis que Figaro adopte une attitude plus ironique et irrévérencieuse. On observe donc une évolution dans la liberté de ton et dans l’expression critique. Sganarelle ne se révolte pas contre Dom Juan, se permet à peine des remontrances, des marques de désapprobation, que Dom Juan arrête rapidement. Au contraire, Figaro est un valet insoumis, un

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homme qui attaque en même temps que son maître toute une classe sociale de privilégiés corrompus et sans scrupule : y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ? Son maître est d’ailleurs conscient des qualités de son valet : l. 24-25. On constate donc bien une évolution entre le xviie siècle et le xviiie qui correspond à la propagation des idées des Lumières, en particulier celle que les places devraient être distribuées selon le mérite.

Invention Il ne s’agit pas de faire écrire des didascalies, mais un dialogue entre metteur en scène et acteurs, en répétition. On peut donc inclure quelques passages du texte de Beaumarchais, mais pas trop.

Faire préciser les positions respectives dans l’espace, face à face ou pas, à distance ou pas ; imaginer comment sont dits les apartés. Éviter de faire une scène trop agitée : au théâtre, les duels verbaux fonctionnent mieux quand les adversaires ne sont pas trop mobiles, sinon le spectateur perd le texte.

Bilan/Prolongements On peut faire écouter un extrait des Noces de Figaro de Mozart comme ouverture sur l’histoire des arts.

6 XVIIIe siècle : La fête théâtrale |

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Séquence



XIX e siècle :

Le triomphe du drame Livre de l’élève X p. ‹⁄‚ à ‹¤‡

H istoire des arts

Victor Hugo, Le Roi s’amuse, ⁄°‹¤ Mise en scène de François Rancillac, ¤‚⁄‚ X p. ‹⁄› à ‹⁄∞ Intérêt de l’image : L’image peut être étudiée en début de séquence comme entrée en matière au drame romantique. La figure du bouffon, associant folie et vérité, grotesque et sublime, comique et tragique, est un personnage clé de l’esthétique théâtrale romantique, dont il représente aussi de manière symbolique les spécificités et enjeux : refus des règles classiques, mélange des genres et des registres, dimension sociale et politique.

Du grotesque au sublime LECTURE DE L’IMAGE 1. À l’origine, le bouffon est un personnage de théâtre ayant pour fonction de faire rire par la pantomime. Par extension, le bouffon devient rapidement le bouffon de cour, du roi ou du gouverneur, qui conserve sa vocation de personnage drolatique. Il est généralement affublé d’un costume grotesque et, dans l’imaginaire courant, d’un bonnet à grelots. Scaramouche est un bouffon célèbre de la commedia dell’arte. La première caractéristique du bouffon est de révéler des vérités sous des airs de farce : « le propre d’un fou de cour, c’est de dire çà et là des choses étranges et folles par l’expression, vraies et sages par la pensée » (Hugo, Correspondance). Triboulet est un personnage historique,

bouffon à la cour de France sous les règnes de Louis XII et François Ier. Dans la pièce de V. Hugo, Triboulet est à la fois bouffon du roi et bouffon de théâtre. François Rancillac en propose une version modernisée, avec la veste, le chapeau, la canne et les gants, mais qui conserve toutefois certaines caractéristiques : le costume de Denis Lavant est rendu grotesque par la culotte rembourrée, comme une couche, portée par-dessus le fuseau, et par la minerve.

2. Outre les éléments de son costume déjà évoqués, le maquillage, la posture et l’expression du visage de Denis Lavant rendent son personnage grotesque. Le chapeau, la veste, la canne et les gants dénotent une certaine recherche d’élégance qui entre en opposition franche avec le reste. Les détails de la pochette rose à la veste, et de la montre à gousset, participent de l’aspect ridicule du personnage qui semble afficher, malgré sa laideur, une certaine coquetterie. C’est finalement l’association de tous ces éléments disparates qui rend le personnage vraiment grotesque. 3. Dans la pièce de V. Hugo, Triboulet est dit bossu. François Rancillac ne respecte pas ce détail, mais conserve la référence à l’infirmité avec la canne, la minerve, et la culotte rembourrée, sorte de couche. Son attitude et sa grimace le rendent difforme. La coquetterie affichée par ailleurs fait de ce personnage une sorte d’association des contraires, ce qui le rend symboliquement monstrueux (penser aux chimères). 4. Le bouffon ainsi créé par François Rancillac et Denis Lavant, s’il fait rire au premier regard, peut finalement sembler inquiétant. On hésite entre le rire, la plainte et la peur. De plus, comment interpréter son expression sur l’image ? Il sera intéressant de demander aux élèves de livrer leurs impressions personnelles et de les justifier.

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Hors contexte, l’expression de Denis Lavant peut être interprétée de différentes manières, toutes intéressantes et justifiables, ce qui met en évidence l’ambiguïté du personnage.

5. Le drame de Victor Hugo a été créé le 22 novembre 1832. L’action se déroule à la cour de François Ier, dont Triboulet est le bouffon. Le Roi veut s’amuser, encore et toujours, à n’importe quel prix. Mais, un soir, la fête tourne à la farce amère : pour rire, des courtisans enlèvent celle qu’ils pensent être l’épouse de Triboulet. Mais il s’agit en réalité de sa fille, Blanche, qu’il gardait soigneusement éloignée de la cour et de ses dangers. Elle est menée au Roi, qui la viole. Triboulet, pour se venger, décide de le tuer et complote contre lui. Mais, alors qu’il se réjouit, persuadé que le corps qui lui est amené dans un sac est celui du Roi, il découvre qu’il s’agit du cadavre de sa fille. Le titre du drame de V. Hugo est particulièrement ironique et souligne tout le caractère tragique de l’histoire de Triboulet : sa fonction est d’amuser le Roi, même à ses dépens, et il ne pourra échapper à son destin. En cela, Triboulet peut apparaître comme un personnage tragique, écrasé par la force du Destin, un destin non pas dominé par des dieux, mais par un Roi et une société tyranniques et cruels. C’est sa condition, à laquelle il ne peut échapper, qui fera son malheur. 6. La boule à facettes à côté de Triboulet renvoie avant tout à la fête et au premier sens du titre du drame de V. Hugo : Le Roi s’amuse. Elle participe de la modernisation de la pièce par la mise en scène de Rancillac. Mais le choix de cette boule, recouverte de petits miroirs, renvoie aussi, sur le plan symbolique, à l’illusion : elle reflète la lumière, et donc les images, mais de manière diffractée et déformée. Elle est, d’une certaine manière, à l’image de la société représentée dans la pièce par la cour de François Ier, aux multiples facettes, à l’aspect plaisant et séduisant, symbole d’amusement, mais aux reflets troubles et incertains. Elle entre en opposition franche avec le personnage de Triboulet, laid et repoussant, mais dont la voix dit la vérité et le rire sonne tragiquement. 7. La mise en scène de François Rancillac met en valeur l’ambiguïté du personnage de Triboulet, à la fois drôle et inquiétant, coquet et difforme, moderne et d’un autre temps à la fois. Par sa

laideur même, il est ce que l’on ne veut pas voir. Pourtant, la photographie le montre parlant et agissant sur son trône dérisoire. Il a pour première fonction d’amuser le Roi et les courtisans, et par son rire apparaît la vérité. Le costume et l’interprétation par Denis Lavant de ce personnage trouble soulignent son caractère hybride, personnage grotesque dont le destin tragique le mènera au sublime. Par ailleurs, le choix d’une mise en scène modernisée montre que le drame de Hugo est toujours d’actualité et entre en écho avec notre société. De même que Triboulet, par ses facéties, révèle des réalités cachées, le divertissement théâtral est le vecteur d’un discours sur le monde. Le personnage du bouffon, éminemment théâtral, est aussi un personnage « métathéâtral », métonymie de la pièce de Hugo, elle aussi hybride, drôle et tragique à la fois, terriblement ironique, monstrueuse et dérangeante (elle a été censurée dès le lendemain de sa création ; en 1832, la France est une monarchie et le roi est Louis-Philippe).

VERS LE BAC Oral (entretien) Le costume de théâtre a plusieurs fonctions. Il est avant toute chose l’indice que l’acteur joue, il participe de la transformation de celui-ci en personnage fictif, et va influer sur sa gestuelle et ses postures. Sur le plan référentiel, un costume réaliste permet d’identifier le personnage dans la pièce, donne des indices sur sa condition, son âge, son caractère, et peut renvoyer explicitement à une époque, un lieu. Mais, dans les mises en scène modernes, le costume est de plus en plus souvent stylisé et chargé d’une fonction symbolique. Il entre en complément ou en opposition avec le reste du décor ou de la mise en scène, et devient un « signifiant scénique » (P. Pavis) à part entière.

Invention L’intérêt de ce sujet réside dans la réflexion qu’il implique sur les moyens de représentation théâtrale et leurs significations. Le costume devra être complet, accessoires inclus, et tous les choix, justifiés clairement. Il faudra envisager toutes les caractéristiques du bouffon Triboulet : Hugo donne une dimension nouvelle au personnage traditionnel, il en fait le personnage principal de son drame, sorte d’antihéros tragique, à 7 XIXe siècle : Le triomphe du drame |

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la fois grotesque et sublime, drôle et dangereux, ridicule et pathétique, ambigu et monstrueux. De plus, il faut envisager la question de l’époque à laquelle le costume renverra : costume traditionnel du bouffon à grelots ? référence à la commedia dell’arte ? xixe siècle ? époque contemporaine ? temps fictif indéterminé ?

Bilan/Prolongements Travailler sur le personnage du bouffon en début de séquence permet d’introduire les élèves au drame romantique, dont il est un personnage clé et récurrent, et d’aborder, dans le cas spécifique de la mise en scène de Rancillac, les choix scéniques et dramaturgiques qui président à la création d’un personnage de théâtre. Pour une comparaison avec le personnage de Lorenzaccio et ses représentations, on pourra renvoyer les élèves aux extraits du drame de Musset p. 320-321 du manuel et leur demander de réfléchir aux choix des metteurs en scène mis en évidence dans les photographies des mises en scène de Claudia Stavisky et Jean-Pierre Vincent.



Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, ⁄°‹› X p. ‹⁄§-‹⁄‡

Objectifs – Comprendre le rapport du texte à l’espace théâtral grâce à la présence d’un personnage caché pour ses partenaires, mais visible pour le public. – Analyser le fonctionnement de l’énonciation théâtrale. – Réfléchir sur le registre comique et son évolution dans le théâtre romantique.

jette dans l’eau la bague reçue de Camille. Si les deux bijoux sont gages d’amour (l. 13), ils ne proposent pas le même symbole : la bague marque un attachement plus fort qu’un collier (bague de fiançailles). Il flatte Rosette et l’enivre de belles paroles qu’elle ne comprend pas (l. 33). Mais ce discours est plein de sous-entendus destinés à Camille, l’informant qu’il ne l’aime plus : les allusions à la vie des religieuses (l. 29-32) comportant un vocabulaire très péjoratif : flétri ta jeunesse, les restes d’un sang affadi. Il cherche ainsi à humilier Camille.

2. Perdican a une double énonciation : il s’adresse d’abord à Rosette avec qui il a un rendez-vous amoureux : voir les nombreux verbes injonctifs qui lui sont destinés. Indirectement, il s’adresse à Camille, qu’il sait cachée, en mentionnant des faits la concernant : c’était une bague que m’avait donnée Camille ; tu ne veux pas te faire religieuse (au contraire de Camille). Camille, visible pour les spectateurs, exhibe, par ses apartés, l’énonciation au public. 3. Le badinage est un jeu sans gravité. Or la scène est particulièrement cruelle pour chacune des jeunes filles. Rosette est utilisée pour rendre jalouse Camille, alors qu’elle croit en la sincérité de Perdican : la réplique avec le hélas et l’expression comme je pourrai (l. 33) indique qu’elle ne se sent pas à la hauteur de cet amour, mais qu’elle est tombée amoureuse. Et Camille souffre de voir sa bague, symbole de lien, d’engagement, jetée sans hésitation dans l’eau. Dans cette scène, on ne sait rien des sentiments de Perdican : cherche-t-il vraiment un amour plus sincère, plus pur avec Rosette, comme il le dit l. 27-30 ? Le registre de cette scène n’est donc pas comique, mais plutôt pathétique. 4. La mise en espace est fondamentale avant de décider des intentions de chacun : qui regarde qui ? À qui est adressée chaque réplique ? Sontils proches ou distants les uns des autres ? On peut d’abord faire jouer la scène sans paroles, puis en ne gardant que les phrases les plus importantes.

Double jeu amoureux LECTURE 1. Perdican manipule les deux jeunes filles en faisant croire à Rosette qu’il la préfère à Camille : il lui passe une chaîne au cou, et il

HISTOIRE DES ARTS Le décor de P. Faure est constitué d’une vraie pelouse plantée sur un plateau nu en pente. L’action est ainsi projetée vers le public, mais

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aucun lieu n’est reconnaissable : pas de fontaine, pas d’arbres, pas de maison. Et tout se passe en extérieur. Cet espace fait seulement référence à la nature dont Perdican parle souvent, lieu enchanté, symbole de l’enfance heureuse, paysage état d’âme du romantisme. Cependant, tous les personnages sont vêtus de noir, ce qui tranche avec le vert très vif de l’herbe. Les costumes ne renvoient pas au xixe siècle. Ils donnent aux jeunes gens une allure sévère, comme s’ils étaient déjà en deuil de leurs illusions. La mort rôde. Ce que dit P. Faure de ces choix : « Le vert du règne végétal choisi comme couleur d’éveil, de secret et d’épanouissement de la jeunesse à travers la réalité d’un gazon véritable. […] Des costumes noirs qui s’affirment picturaux libres et délivrés dans l’élégance. » Dans cette scène, Camille est placée en avantscène, elle ne regarde pas Rosette ni Perdican : par convention, le public doit accepter le fait que personne ne se voit. P. Faure exhibe ainsi nettement l’artificialité de la situation. Mais, en rapprochant Camille du public, il le prend davantage à témoin de la cruauté de la situation, d’autant plus que la position allongée du couple renforce la tendresse de leurs relations, et rend la scène insupportable aux yeux de Camille.

VERS LE BAC Invention Pour comprendre ce qu’est un monologue, lire le corpus p. 370 sqq. La fonction lyrique doit exprimer le dépit de Camille, voire son désespoir. La fonction délibérative doit lui permettre de formuler une stratégie, soit pour se venger, soit pour reconquérir Perdican.

Oral (entretien) Lire Alfred de Musset et non Marivaux. Le spectateur est mobilisé par une double action sur la scène, puisque Camille s’est cachée, et que Perdican volontairement séduit Rosette. Le regard est donc sans cesse dans un mouvement de va-et-vient entre deux lieux de la scène pour surprendre les réactions de Camille, pour évaluer le degré de cynisme de Perdican. Le dramaturge joue également d’un objet qui acquiert une forte dimension symbolique : la bague de Camille que Perdican jette dans l’eau. Il en ressort un

effet de dramatisation. Enfin, le double niveau de discours (parole adressée à Rosette, mais en fait destinée à Camille) crée une tension et une certaine violence du propos.

Bilan/Prolongements Le comique de situation du trio amoureux conventionnel se teinte ici de gravité et comporte une critique sociale : la servante est un jouet au milieu des querelles d’amoureux irresponsables et égoïstes. Ce personnage, traditionnellement l’adjuvant du jeune couple, fait dans cette pièce les frais de leur dépit. Elle en meurt tragiquement.

ŒUVRE INTÉGRALE

¤

Alfred de Musset, Lorenzaccio, ⁄°‹› X p. ‹⁄°-‹¤⁄

Objectifs – Comprendre le renouvellement des formes que présente le drame romantique : nouveaux enjeux dramaturgiques et scéniques. – Caractériser le personnage romantique et l’opposer aux héros tragiques de l’époque classique. – Comprendre la visée politique et critique d’un drame romantique. Entrée dans l’œuvre : Florence, la ville du carnaval

X p. ‹⁄°

Du texte à la scène 1. La scène se passe dans une rue de Florence au petit matin, et l’on voit se croiser des gens de tout milieu social, chacun avec ses préoccupations, les gens du peuple à l’affût de ce que font les aristocrates. Les dialogues se croisent, les personnages passent, disparaissent, reviennent, simples figurants qui donnent seulement leur avis sur ce qui se passe à Florence, ou 7 XIXe siècle : Le triomphe du drame |

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personnages importants, comme Lorenzo déguisé en religieuse, Louise Strozzi qui repousse Julien Salviati. Autant de petites scènes prises sur le vif. Le peuple vit par procuration les fêtes des riches, rapporte ce que les gens célèbres y font : je suis capable de nommer toutes les personnes d’importance… ; on attrape un petit air de danse sans rien payer. Florence est une ville de plaisirs et de carnaval, où les nobles passent leur temps à dépenser, boire, vivre des intrigues amoureuses : À qui fait-on plaisir en s’abrutissant jusqu’à la bête féroce ? Le Duc, protégé par les soldats allemands, se permet tous les excès : une moitié de Médicis... couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres. Florence est donc une ville corrompue, où les valeurs morales sont bafouées : le Duc, Lorenzo et Salviati, habillés de façon scandaleuse en religieuses, tentent d’abuser de femmes de toute condition sociale.

2. et 3. Zeffirelli a choisi un parti pris réaliste, de type reconstitution historique avec des costumes et décors faisant référence à la Renaissance italienne. L’ambiance de fête est rendue par la foule nombreuse qui va et vient, les costumes très colorés dans des tons chauds – rouge, brun, orange -, et un éclairage vif. Les mouvements en long et en large devant le palais, et en profondeur depuis la porte, animent un espace vaste et ouvert, et recréent l’atmosphère bruyante et dense d’un carnaval. Au contraire, O. Krejca propose un parti pris symbolique : les costumes correspondent bien à la Renaissance italienne, mais sont de couleur assez terne. Le décor installé dans la cour d’honneur du palais des Papes à Avignon (architecture qui peut renvoyer au xvie siècle), est constitué de plates-formes de bois superposées de façon anarchique, et de hauteurs variées. Les personnages figurants circulent entre ces mini-scènes sur lesquelles d’autres prennent des poses, sont en représentation. Krejca donne donc une vision théâtrale de la fête florentine, comme une foire où les riches se montreraient sur des tréteaux. L’ensemble donne une atmosphère étrange, artificielle au carnaval et renforce l’idée d’hypocrisie.

Dissertation Pour préparer ce travail, s’appuyer sur I, 2, 5, 6 ; II, 2, 4, 5 ; III, 3, 7 ; IV, 8 ; V, 1, 3, 5, 8. 1) Florence, ville des plaisirs et de la corruption : Florence la bâtarde, fange sans nom

L’atmosphère de lendemain de fête dans laquelle débute la pièce donne le ton : voir la question 1. Si les bourgeois réprouvent l’immoralité de la cour d’Alexandre, ils en profitent financièrement. Quant aux nobles républicains, ils n’agissent que s’ils sont directement touchés par les insultes du Duc. Les représentants de ces classes dirigeantes sont facilement corrompus par les largesses du Duc : voir Bindo et Venturi. Ainsi, à la mascarade de carnaval du début répond la mascarade du couronnement de Côme à la fin. 2) Florence, image de la femme bafouée L’image de la femme prostituée est employée en II, 2 par Lorenzo quand Tebaldeo appelle Florence sa mère : ta mère n’est qu’une catin. Dès la première scène, on voit le Duc pénétrer dans une maison de nuit pour séduire une jeune fille, malgré les protestations de son frère qui la verra plus tard sortant du spectacle dans une robe comme n’en a pas l’impératrice (I, 6). Toutes les femmes de Florence, de toute classe sociale, deviennent des objets de convoitise pour le Duc et ses amis : Louise Strozzi est grossièrement insultée par Salviati, puis empoisonnée ; elle est présentée comme une nouvelle Lucrèce. Le Duc, don Juan grossier, passe de femme en femme : il se lasse très vite de la Marquise Cibo et se tourne alors vers Catherine. Lorenzo insiste à plusieurs reprises sur la facilité de toutes ces femmes : les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles […] elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de Judas (III, 3) Que de filles maudites par leurs pères rôdent au coin des bornes (IV, 5). Le Marquis Cibo apparaît aussi comme un mari complaisant à la fin (V, 3). 3) Florence, enjeu politique Chacun essaie de jouer de son influence pour jouir du pouvoir : les républicains autour de Philippe Strozzi avec les débats entre Philippe et son fils Pierre (II, 5 ; III, 2), les recherches d’alliance avec François Ier, le Cardinal par le biais de la Marquise, la Marquise elle-même qui rêve d’un Alexandre libérateur de Florence (III, 6). Elle finit cependant par tout avouer à son mari pour sortir de son rôle d’intrigante sous la coupe du Cardinal (IV, 4). Le meurtre du Duc change à nouveau la donne, mais le Cardinal installe un homme de paille tout autant à la solde de Charles Quint qu’Alexandre.

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La réception de l’œuvre

X p. ‹⁄·

LECTURE 1. et 2. Lorenzaccio décrit une société corrompue, où l’avenir est sombre, sans espoir d’une amélioration morale. La jeunesse voit ses idéaux battus en brèche par cette corruption. Cette vision de la société peut encore aujourd’hui parler à un spectateur contemporain : les questions sur la moralité du pouvoir politique sont toujours d’actualité, et ceux qui voudraient faire quelque chose se heurtent souvent à d’amères désillusions, comme Lorenzo. La pièce est tragique car Lorenzo est à la fois ange et pourriture, paradoxe qui ne peut se résoudre que dans la mort du héros. D’autre part, comme le remarque J.-P. Vincent, cette mort ne ramène pas l’ordre, elle ne résout rien, et n’est qu’un constat d’échec de toute forme d’action politique : je suis perdu et […] les hommes n’en profiteront pas plus qu’ils ne me comprendront (III, 3). Si Philippe Strozzi soutient et admire Lorenzo, les autres le condamnent à mort (V, 2). 3. Dans la mise en scène de J.-P. Vincent, la réunion chez les Strozzi (III, 7) se passe autour d’une minuscule table aussi vide que le reste du décor. Le fond orangé fait penser à un incendie. Les hommes en noir entourent Louise, qui va s’effondrer, empoisonnée. L’un des hommes porte un gilet rouge et un masque : il y avait autour de la table un domestique qui a appartenu à la femme de Salviati. La petite table ressemble à un autel du sacrifice, et Louise en robe blanche près de son père serait mariée à la mort, comme de nombreuses héroïnes tragiques (Antigone, Iphigénie). Dans la mise en scène d’Y. Beaunesne, le décor est constitué de grands drapés vert doré, décor qui exhibe sa théâtralité. Lorenzo et le Duc prennent un bain dans une même petite baignoire. Ce qui est inquiétant, c’est la marionnette penchée au-dessus d’eux et manipulée par deux hommes en noir. Beaunesne explique que ces marionnettes sont les négatifs des personnages de lumière, positifs des personnages d’ombre, bons ou mauvais génies penchés sur le couple ambigu formé par Lorenzo et Alexandre, ici mis à nu dans ce bain qui peut aussi rappeler le bain tragique d’Agamemnon. La situation est tragique dans son ambiguïté : amitié fraternelle ou amoureuse, et haine. Cependant, cette image

très symbolique n’est pas forcément compréhensible pour le spectateur et peut même parasiter le texte de Musset.

ÉCRITURE Argumentation Quand Musset écrit sa pièce en 1833, la censure s’est réinstallée après la révolution avortée ; mais ce qui rend Lorenzaccio irrecevable, ce n’est pas tant son contenu politique que sa forme très complexe, son foisonnement avec ses personnages multiples et ses lieux nombreux qui diluent le discours politique. D’autre part, plus un public est proche d’événements politiques (la révolution de 1830), plus il a de difficultés à réfléchir à son propos. Aujourd’hui, la métaphore de Florence corrompue et la réflexion sur l’inutilité de l’action politique résonnent avec les interrogations du théâtre engagé des années 1940-1950, la vision absurde de l’existence de Sartre ou Camus, et avec un certain pessimisme et désengagement des citoyens. Un public contemporain peut mieux s’identifier à un héros romantique désabusé, il trouve ses propos modernes et pertinents, en III, 3 ou V, 2, par exemple.

EXTRAIT 1

Le Duc et son bouffon

X p. ‹¤‚

Le portrait de Lorenzo. Lorenzo est appelé par le Duc, Renzo, diminutif enfantin. Les termes utilisés par Alexandre sont très péjoratifs : ils insistent sur la lâcheté de son cousin (l. 4-5), il est comparé à une faible femme avec des termes qualifiant sa débilité physique : petit corps maigre ; mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour tenir un éventail (accessoire féminin). C’est un intellectuel raté : un gratteur de papiers. C’est un fêtard triste : lendemain d’orgie ambulant ; yeux plombés ; visage morne. Pourtant, certains indices le rendent inquiétant, il est rusé, hypocrite et efficace comme espion du Duc : l. 16-17. C’est pourquoi le Cardinal voit en lui une menace contre le Duc, l. 10-11. Mise en scène. Ce héros est donc à la fois ridicule, pathétique, et inquiétant : on ne sait pas très bien qui il est, parce qu’il se tient toujours dans la représentation et l’excès. On pressent un personnage qui cache son jeu. 7 XIXe siècle : Le triomphe du drame |

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La mise en scène de C. Stavisky suggère une relation de création de l’un à l’autre, sur le modèle de la peinture de Michel-Ange à la chapelle Sixtine où Adam naît du doigt de Dieu, d’autant plus que le Duc porte une sorte de toge (il se fait peindre). Lorenzo serait ainsi le jouet, la créature d’Alexandre. Mais la posture très décontractée de Lorenzo montre une certaine liberté, une distance par rapport aux ordres de son prince, une créature qui se serait affranchie. Son costume très moderne dénote, il ressemble à un jeune homme d’aujourd’hui. Rien n’indique faiblesse ou féminité.

masque, le masque de l’hypocrisie et de la corruption. Jérôme Kircher est en habit de soirée du xixe siècle – frac, haut-de-forme et canne –, signe des fêtes et orgies auxquelles il participe. Cependant, les deux acteurs ont des visages tristes : mélancolique pour R. Mitrovitsa habillé tout en noir, et désespéré pour Jérôme Kircher. Ils jouent leur rôle sans plaisir, et ils sont même atteints intérieurement par cette corruption. Tous deux sont en position fermée de repli, surtout J. Kircher recroquevillé sur cet escalier, les bras croisés sur la poitrine.

EXTRAIT 2

Les désillusions d’un héros romantique X p. ‹¤⁄ Texte : Lorenzo a cru que la corruption ne concernait que quelques hommes facilement reconnaissables : les monstres seuls le portaient au front. Puis il s’est aperçu que tous les hommes sont malhonnêtes et asservis à la tyrannie. Les métaphores sont des hyperboles qui donnent des images concrètes pour expliquer le rôle qu’il jouait, avec le champ lexical du costume ou du déguisement : mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant ; mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant ; l’humanité souleva sa robe et me montra […] sa monstrueuse nudité. La relation qu’il a avec la ville de Florence est une relation amoureuse déçue : J’observais comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces. Lorenzo veut agir malgré tout, soit parce qu’il espère encore un revirement politique après le meurtre d’Alexandre : je cherchais les visages qui me donnaient du cœur, soit parce qu’il ne peut faire autrement que d’aller au bout de son projet, pour justifier sa propre corruption : songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu. Il espère une reconnaissance au moins de son courage : il faut que le monde sache un peu qui je suis. Et c’est ce qui fait de lui un personnage tragique : il accomplira le crime tout en étant conscient de son inutilité. Mises en scène : Les deux Lorenzo portent un maquillage très prononcé qui féminise leur visage avec un fond de teint blanc et un rouge à lèvres soutenu, ce qui suggère qu’ils portent un



Victor Hugo, Hernani, ⁄°‹‚ X p. ‹¤¤-‹¤‹

Objectifs – Le drame romantique et la question politique. – Trois hommes et une femme : une situation théâtrale complexe.

Un duel qui tourne au pacte LECTURE 1. Le dialogue débute par l’expression d’un conflit : le vers est éclaté et Hernani apostrophe de façon injurieuse son interlocuteur (Vieillard stupide !). Don Ruy Gomez et Hernani finissent par s’entendre parce qu’ils ont une convergence d’intérêts : ils doivent se venger du roi qui a enlevé doña Sol. D’où un retournement à partir du pronom « nous ». On relèvera deux champs lexicaux significatifs : celui de la rivalité amoureuse et celui de la vengeance. Dans les deux cas, les deux personnages mutualisent leurs sentiments. 2. La notion de fatalité est finalement assez complexe dans cet extrait. En tant que brigand, Hernani subit : – le joug féodal que représente Ruy Gomez (vieillard qui représente le lourd système de la féodalité) ;

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– le pouvoir royal, qui apparaît comme inique et frustrateur : Hernani doit s’effacer devant le roi et justement refuse de le faire ; – le décalage entre sa condition et celle de la femme qu’il aime. La malédiction est donc sociale (il est un proscrit), amoureuse, politique. Son destin est contradictoire et aboutit à ce pacte où il se sacrifie.

3. Les vers attribués à Hernani sont marqués par un recours important à la modalité exclamative. Cela rythme le discours et renforce son caractère heurté, tout en mouvement. On a soit un alexandrin éclaté qui traduit un échange vif et nerveux, soit des répliques plus longues où abondent des exclamations.

HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de Willy Decker présente un tombeau assez spectaculaire. On voit à l’arrièreplan le nom des grands hommes qui reposent dans ce lieu. Les personnages paraissent petits, mais ils sont aussi très nombreux. On retrouve là les caractéristiques du théâtre romantique : démesure du décor, tableau historique (roi, reine), conflit exacerbé (renforcé par l’opposition des couleurs des costumes).

ÉCRITURE Dissertation La dissertation pourra développer deux thèses : 1) Le théâtre est un miroir de son temps. Il fait volontiers écho aux débats contemporains. 2) Mais le théâtre est aussi un lieu d’expérimentation. Il ouvre le champ des possibles et devance les débats de notre société.

Invention L’écriture d’invention pourra s’inspirer du texte de Musset extrait de La Confession d’un enfant du siècle, 1836, en particulier le célèbre passage commençant par « Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse » jusqu’à « Et ils parlèrent tant et si longtemps que toutes les illusions humaines, comme des arbres en automne, tombaient feuille à feuille autour d’eux, et que ceux qui les écoutaient passaient leur main sur leur front, comme des fiévreux qui s’éveillent ». Argumentaire possible : – les grands événements sont passés ;

– la nouvelle génération vit la période néfaste (crise) ; – l’effondrement des idéaux (pas de possibilités pour sublimer ou idéaliser) ; – incertitude de l’histoire et de l’avenir.



Victor Hugo, Ruy Blas, ⁄°‹° X p. ‹¤›-‹¤∞

Objectifs – Découvrir l’originalité théâtrale du drame romantique. – Analyser les caractéristiques d’un personnage romantique. – Analyser les procédés des registres pathétique et tragique.

Offrir sa vie en sacrifice LECTURE 1. a) v. 1-20 (La reine : Jamais) : Ruy Blas tente d’obtenir le pardon de la reine (registre élégiaque et pathétique). b) v. 20 (Ruy Blas se lève) – 23 (Don César !) : Ruy Blas avale le poison (registre tragique). c) v. 23 (Quand je pense, pauvre ange) à la fin : la lente agonie de Ruy Blas et la déclaration d’amour de la reine désespérée (registre pathétique et tragique). 2. La Passion du Christ comporte des humiliations physiques et morales : pendant les 20 premiers vers, Ruy Blas insiste sur son innocence foncière, mais la reine le méprise et le rejette. Le jeu avec le nom peut aussi faire penser au nom ridicule dont Jésus avait été affublé par les Romains (roi de Judée). Ruy Blas insiste sur son nom véritable. La femme qui a essuyé son front en sueur est encore une référence au chemin de croix où le Christ chute deux fois et rencontre une femme qui fait le même geste. Enfin, Jésus s’adresse à Dieu juste avant de mourir pour obtenir le pardon pour les péchés des hommes. Le dernier discours de Ruy Blas est un appel à Dieu pour protéger la reine et la métaphore du cœur crucifié est très claire (v. 31 sqq.). 7 XIXe siècle : Le triomphe du drame |

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Ruy Blas se sacrifie pour éviter le déshonneur à la reine : personne ne doit connaître les tentatives de séduction d’un valet à son égard, ni surtout savoir qu’elle y a répondu favorablement : ses dernières recommandations, alors qu’il perd conscience, sont : Fuyez d’ici ! En mourant, il obtient malgré tout l’assurance de l’amour de la reine (v. 35).

3. Pour faire durer le suspense de la scène, Hugo joue avec le rythme des alexandrins, qui sont répartis sur plusieurs répliques, créant ainsi un rythme saccadé propre à exprimer les émotions. La reine ne répond d’abord rien aux longues répliques de Ruy Blas : elle veut même abréger la déclaration d’amour (v. 9), sa phrase interrogative est méprisante (v. 19), et la réponse à la demande de Ruy Blas, brutale (v. 20). Elle résiste à la posture de supplication adoptée par Ruy Blas (v. 9 et 19). Mais dès qu’elle le voit boire le poison, elle se précipite vers lui, et ses répliques expriment son affolement, par le rythme très saccadé des courtes phrases exclamatives, v. 24-26 (4/2/3/3 ; 2/6/4), et le passage du « vous » au « tu ». La reine est amoureuse de Ruy Blas et, quand elle comprend qu’il va mourir, elle abandonne son rôle de reine devant un domestique. Elle sait que le temps leur est compté.

HISTOIRE DES ARTS D’autres images de cette mise en scène se trouvent sur le site du photographe J.-P. Lozouet ainsi que celles de la mise en scène de William Mesguich : http://photosdespectacles.free.fr Ruy Blas n’a pas encore avalé le poison : la fiole se trouve derrière la reine, sur la table, et elle s’appuie dessus dans un mouvement de recul. Son regard manifeste de la méfiance et de la sévérité. Au contraire, Ruy Blas a la tête baissée, il est humble et emprunté. La reine porte une longue robe blanche sans apprêt, qui la fait ressembler à une très jeune fille (robe de mariée, de fiancée, référence à la virginité). Elle ne porte aucun bijou ; elle est venue à ce rendez-vous en toute simplicité, incognito. Ruy Blas est en chemise, un peu débraillé. Il ne porte ni un costume de noble, ni une livrée de domestique ; il a retrouvé son identité propre, il ne joue plus un rôle. Les deux costumes manifestent ainsi qu’on est au moment des révélations, de la sincérité loin des rôles et masques de la cour.

VERS LE BAC Invention L’analyse de l’image peut aider à écrire cette interview. Le propos doit permettre d’éclairer : – la conception que l’acteur se fait du personnage : quelles seront les dimensions de la malédiction qu’il choisira de mettre en valeur ? Un être voué à demeurer inférieur, qui s’agenouille devant sa reine ? l’amour impossible ? la mort inéluctable qu’il donne (meurtre de Dom Salluste) et qu’il se donne (poison) ? – le jeu et l’interprétation possibles : l’expressivité propre au drame et au mélodrame ? la retenue ? la suggestion du délire ? la part de la gestuelle ? l’intensité lyrique des dernières paroles ?

Commentaire a) Une mort théâtralisée et pathétique Le geste de l’empoisonnement mis en scène La fiole a été posée sur la table et le spectateur sait qu’elle est là. Ruy Blas dramatise sa confession en faisant croire que le pardon de la reine peut changer sa décision de se suicider : voir les didascalies v. 1-19. En réalité, on apprend, v. 36, que sa mort était préméditée. Il marche vers la fiole lentement mais boit d’un trait : c’est la marche du supplicié vers le bourreau. Et il accompagne chaque mouvement de paroles : Bien sûr ? et Triste flamme,/Éteins-toi, métaphore qui cumule sur deux vers contre-rejet et rejet pour rendre le geste symbolique et fort. Mourir dans les bras de la femme aimée Ruy Blas met ensuite une vingtaine de vers à mourir avec un discours pathétique et une gestuelle grandiloquente (voir question d’oral). Il refuse d’avouer immédiatement que c’est du poison, malgré les questions pressantes de la reine, v. 24, 29. Il attend que le produit ait fait effet, v. 30. Il s’effondre alors dans les bras de la reine (didascalies v. 27 et 30), obtient d’elle qu’elle l’appelle par son nom, lui pardonne et lui avoue son amour. Il s’affaiblit encore, et le jeu de l’acteur doit porter sur la voix (didascalies v. 36-37). On le croit mort, mais il a un dernier sursaut : Je meurs. Merci ! Les cris de la reine et son geste final rendent encore plus tragique cet instant. b) Rachat et salut d’un héros romantique Une figure christique : voir question 2 Le retournement de la reine prise de remords et de compassion : voir question 3

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La rédemption vient uniquement de la reine : Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié ! En acceptant son amour, elle donne un sens à la vie du héros, dont le dernier mot est Merci !



Alfred Jarry, Ubu roi, ⁄°·§ X p. ‹¤§

Oral (analyse) 1) Le héros romantique est un paria, un homme méprisé, ici pour son statut social : Ruy Blas a beau être valet et avoir agi en partie sur ordre, il se défend d’être honnête, et d’avoir même de la noblesse de cœur. Il ne supporte pas qu’on l’imagine sans conscience morale : je suis honnête au fond ; croyez-moi, je n’ai pas l’âme vile est répété deux fois. 2) Le héros romantique est tourmenté et exprime ses souffrances : Ruy Blas est écrasé à la fois par sa culpabilité (la faute est consommée) et par son amour irréductible pour la reine (C’est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée). Le héros romantique cherche toujours, par le lyrisme de son langage, une forme de reconnaissance : ici Ruy Blas est une figure christique (question 2). 3) Le drame romantique utilise de nombreux procédés de la plainte élégiaque et pathétique : l’alexandrin est déstructuré pour mettre en évidence certains mots ou échos sonores : enjambements (v. 6-7), rejets (v. 10-11 et fin v. 20-21). L’emploi très fréquent des phrases exclamatives, des interjections crée des césures nombreuses (v. 25-26 ; 35). 4) Le drame romantique privilégie des effets spectaculaires exagérés : voir la question 3. La mort de Ruy Blas est très lente avec plusieurs retours à la conscience alors qu’on le croyait mort : Adieu ! puis Je meurs, puis le dernier mot, Merci ! Ces mots sont tous accompagnés d’une gestuelle grandiloquente. C’est l’acteur Frédérick Lemaître qui créa le rôle, grande vedette du mélodrame où l’on pratiquait un jeu très outré. (Comparer avec les 25 vers de la mort de Phèdre, p. 290-291.) La présence de la reine renforce encore les effets pathétiques.

Bilan/Prolongements Pour approfondir sur les formes du drame romantique, voir Lorenzaccio (p. 318 sqq.).

Objectifs – Analyser les procédés de la satire au théâtre (parodie, caricature, burlesque). – Analyser le rapport du texte à l’espace théâtral (parodie de scène d’exécution). – Confronter registres comique et tragique.

Une parodie de roi LECTURE 1. Définition du Robert de jeu de massacre : jeu forain qui consiste à abattre des poupées à bascule, en lançant des balles de son. L’exécution expéditive des nobles ressemble à ce jeu de foire. On leur laisse à peine le temps de répondre, ils sont condamnés et exécutés (l. 10-13). Ils sont précipités dans une trappe, donc ils tombent. On peut d’ailleurs imaginer un jeu de scène qui rappellerait cela, en alignant les nobles et en les faisant simplement basculer en avant sur l’ordre d’Ubu. 2. Le burlesque consiste à traiter un genre noble (la tragédie et les scènes de pouvoir) de façon triviale. La justice expéditive d’Ubu est donc une parodie burlesque de tribunal. Ubu se comporte lui-même comme un roi bouffon. Il est d’ailleurs appelé Père Ubu, expression utilisée à la campagne. Il se prend au sérieux : Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances. Pourtant, son seul objectif n’est pas le bien du royaume mais son enrichissement personnel, qu’il annonce crûment, l. 1-2 : l’emploi des majuscules sur les adjectifs possessifs suggère un ton insistant, puis la phrase l. 10-12 est cynique. 3. La parodie est une imitation caricaturale permettant de critiquer ou ridiculiser quelque chose. Cette scène montre une parodie de cour de justice royale : en réalité, les nobles ne sont accusés de rien, ils ont à indiquer le montant de leurs richesses et sont automatiquement condamnés à mort. La violence d’Ubu se manifeste par ses phrases injonctives (l. 13), ses décisions arbitraires (l. 18-20), son impatience 7 XIXe siècle : Le triomphe du drame |

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(l. 13), les injures qui ponctuent son discours, le mode d’exécution où les condamnés disparaissent dans une trappe, où on les empile même collectivement. Ubu ne supporte aucune objection ni critique (l. 18).

4. Ubu veut augmenter sa seule fortune personnelle. Pour récupérer l’argent de tous les riches, il les fait exécuter. Il demande aux juges de se payer sur les justiciables et condamnés pour faire des économies, mais cela rendra la justice arbitraire, en fonction des revenus des accusés. Cette politique est également stupide, puisqu’elle élimine des gens qui pouvaient être des alliés ou des administrateurs du royaume. D’autre part, en s’enrichissant, Ubu appauvrit le royaume.

6

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, ⁄°·‡ X p. ‹¤‡

Objectifs La scène du balcon dans Cyrano de Bergerac offre à la fois une situation très intéressante de double énonciation et donc un discours amoureux qui prend une saveur particulière.

Déclarer sa flamme LECTURE

VERS LE BAC Question sur un corpus Les deux rois sont fous et dangereux : tous deux décident d’exécuter des nobles pour s’accaparer leurs biens. Tous deux ne laissent aucune place à la désapprobation ou la critique. Ils fonctionnent sur la menace et l’intimidation. Mais Caligula est un roi tragique qui n’a pas un comportement burlesque, mais très inquiétant : ce n’est pas tant son intérêt personnel qui le motive que l’absurdité même et la malhonnêteté foncière de tout acte de pouvoir : Gouverner, c’est voler [...]. Pour moi, je volerai franchement. Alors qu’Ubu agit par caprice et stupidité, Caligula agit logiquement, froidement : puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. Caligula est habité d’un profond désespoir qui le rend extrêmement dangereux. Au contraire, la sottise d’Ubu est tellement visible, les exécutions semblent si peu réelles, que le spectateur ne doute pas qu’il sera renversé.

Bilan/Prolongements La figure du roi est un modèle de personnage dont la théâtralité est exhibée : tous les rites de la royauté sont orchestrés dans un espace singulier, et utilisent des accessoires, costumes, etc. Le théâtre met en évidence ces conventions pour mieux questionner le pouvoir. Voir le texte du Roi se meurt de Ionesco, p. 344.

1. Cette scène repose sur la double énonciation propre au théâtre. On désigne par cette expression le fait qu’il existe deux situations d’énonciation : celle des personnages entre eux, mais aussi celle qui existe entre la pièce et les spectateurs. Or ces derniers en savent le plus souvent davantage que les personnages. C’est le cas dans cet extrait : Roxane pense parler avec Christian, mais le spectateur sait que c’est Cyrano qui lui parle. 2. Pour Cyrano, l’amour s’exprime avant tout par les mots, comparés dans une métaphore initiale à des fleurs dont il refuse de faire des bouquets (v. 4). La femme aimée est elle aussi un nom, plus précisément un nom qui résonne dans son cœur (v. 6). 3. La situation est ambiguë pour Cyrano parce qu’il exprime finalement ce qu’il pense profondément. Mais Christian pense qu’il parle en son nom. Le masque permet à Cyrano de s’ouvrir et d’exprimer son amour. 4. L’amour et les mots sont finalement un seul et même sujet pour Cyrano. Cela s’explique par la situation du personnage : il ne peut exprimer ses sentiments que derrière un masque. De fait, l’amour ne tient qu’aux seuls mots qu’il peut prononcer à la place de Christian. 5. Le décalage naît de l’intervention d’un tiers, Cyrano, pour exprimer des sentiments de pauvre Christian, très beau mais maladroit avec les mots là où Roméo et Juliette vivent un amour plein et direct. On peut donc dire que Cyrano de Bergerac est aussi une pièce qui met en scène la tragédie

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du langage avec le personnage de Christian, et qui souligne le lien intime entre l’amour et les mots qui le disent.

HISTOIRE DES ARTS La mise en scène proposée met au jour le dispositif textuel et scénique : Roxane, en position haute, ne voit pas son interlocuteur, tandis que les deux hommes sont en dessous d’elle. Cyrano prend la parole avec une forme d’assurance qui est visible sur l’image, tandis que Christian se cache et se fait petit.

ÉCRITURE Invention On s’attachera à développer la parole d’une femme choquée, qui a ouvert son cœur à un autre homme que celui qu’elle croyait. Le ton de ce qui peut prendre la forme d’une tirade sera volontiers polémique et exprimera le ressentiment lié à la trahison.

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Séquence

°

XX e siècle : Le théâtre

en quête de sens Livre de l’élève X p. ‹¤° à ‹∞·

H istoire des arts

Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, ⁄·∞‚ Mise en scène de Jean-Luc Lagarce, ⁄··¤ X p. ‹‹¤-‹‹‹ Cette mise en scène, qui a connu un vif succès, date de 1991 mais a été reprise en 2006 sous la direction de l’assistant de Lagarce, F. Berreur. Elle est disponible en DVD (Arte Vidéo) avec des interviews et explications de F. Berreur concernant l’univers proposé par Lagarce et les personnages. Lagarce, auteur contemporain (voir l’extrait de Juste la fin du monde, p. 350), avait une grande admiration pour Ionesco. Cette mise en scène a créé l’événement car elle prenait le contre-pied de la mise en scène de référence de Nicolas Bataille, approuvée par Ionesco, et toujours à l’affiche du Théâtre de la Huchette depuis sa création en 1950. Cette image est claire dans le choix de l’espace, des costumes ou des attitudes des personnages, et permet donc d’aborder facilement la notion de représentation : des personnages agissant dans un espace donné.

Mettre en scène un univers absurde LECTURE DE L’IMAGE 1. Le décor est constitué d’une pelouse verte synthétique et d’une façade de maison en bois clair avec cinq fenêtres ornées de balconnières à géraniums et une porte, mais on voit bien qu’il ne s’agit que d’une façade à l’artificialité exhibée.

Le fond est noir, avec des projections de « ciel » tout aussi artificielles. L’univers ressemble à celui des dessins animés, très coloré et simple. La scène se passe dans le jardin, en extérieur.

2. L’univers anglo-saxon (Lagarce dit s’être inspiré de Hopper) est présent par l’architecture en bois et par le soin apporté au jardin et aux fleurs. Mais aucun ameublement typiquement anglais ne permet de vraiment identifier le lieu. La scène ne se passe pas à l’intérieur. En sortant l’histoire de la maison, Lagarce renonce au huis clos, il se donne plus de champ pour les déplacements des comédiens (largeur et profondeur de l’espace) et renforce les effets comiques d’une réception dans le jardin, sans sièges, ni table pour accueillir le thé. L’univers bourgeois est respecté : la maison est assez grande, coquette, et les personnages sont en tenues soignées et distinguées. 3. Hommes et femmes ont des tenues parfaitement identiques, faisant de chaque couple le double de l’autre. Les femmes surtout font dans le kitsch anglais : leur tailleur en tweed Chanel, leur chapeau et leurs bijoux rappellent ceux de la reine d’Angleterre. Les hommes ont des costumes stricts gris, que les chemises jaunes et cravates orange rendent ridicules. Si le kitsch est lié au monde de l’enfance, on a l’impression de voir des personnages qui jouent aux bourgeois respectables. Lagarce a également choisi des acteurs aux physiques opposés : La grande Mme Smith avec son mari rond, la petite Mme Martin et son mari long et maigre. 4. Les Smith, qui reçoivent, se sont accaparés les deux fauteuils et laissent les Martin assis inconfortablement dans l’herbe, ce qui n’est pas très pratique pour la femme en tailleur serré. Ils sont alignés, et n’ont donc aucune possibilité de face-à-face. On voit les deux hommes admirer

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Mme Smith, tandis que Mme Martin est recroquevillée sur elle-même dans une attitude angoissée (elle est le bouc émissaire du groupe que les autres harcèlent).

ÉDUCATION AUX MÉDIAS Quelques éléments importants de l’interview de Lagarce : – L’artificialité : l’idée de la façade de cette maison qui est en bois‚ comme dans un tableau de Hopper‚ est importante ; l’effet est volontairement appuyé pour que l’on sente bien qu’il n’y a là qu’une façade‚ c’està-dire un décor. On est là pour faire semblant et on sait qu’on fait semblant. – L’univers : on est entre le dessin animé et le feuilleton américain des années 1950. Le tout étant renforcé par des rires enregistrés qui soulignent certaines répliques ; on est vraiment comme dans un feuilleton télévisé ! Et on entend rire alors qu’il n’y a absolument rien de drôle. – Le jeu des acteurs : j’ai demandé aux acteurs de jouer de manière très sérieuse. – L’absurde : l’absurde aujourd’hui‚ ce sont les feuilletons télévisés auxquels vous ne comprenez strictement rien si vous ne les regardez pas de manière régulière. L’article critique doit expliquer le parti pris du metteur en scène, son projet, sa façon d’interpréter l’œuvre. Il peut décrire certains aspects des décors, des costumes, du jeu des acteurs. Dans un deuxième temps, il faut donner un avis sur ce parti pris : fonctionne-t-il bien ? est-il comique ? rend-il compte du sens de l’œuvre ?

VERS LE BAC Invention Pour aider au démarrage de l’écriture, on peut donner trois répliques de cette scène : – Nous sommes tous enrhumés. – Pourtant il ne fait pas froid. – Il n’y a pas de courant d’air.

Oral (entretien) Le comique repose d’abord sur une esthétique visuelle : l’ensemble est artificiel et très coloré, rappelle l’univers des dessins animés ou des feuilletons télévisés qui se passent dans des lotissements américains tous identiques. Cet univers kitsch est accentué par des personnages loufoques, à la fois par leurs ressemblances,

leurs tenues (question 3), et par leurs comportements : parodie de réception mondaine avec des invités que l’on installe inconfortablement à même le gazon alors qu’ils se sont mis sur leur trente et un (question 4). La disposition en rang d’oignons insiste sur les différences de taille (decrescendo) et montre les rapports de pouvoir entre les couples : Mme Smith, imposante, monopolise l’attention, alors que Mme Martin est prostrée et montre un air coupable et malheureux.

Bilan/Prolongements On retiendra l’idée de décor à la fois concret, mimétique et symbolique ; c’est l’une des caractéristiques de la mise en scène moderne. La représentation théâtrale permet l’analyse critique de toute forme de rituel social : voir l’extrait et les images du Roi se meurt (p. 344-345) pour analyser la remise en question d’un autre rituel social, celui de la monarchie dans l’exercice de ses fonctions. Voir le rituel de la visite au musée avec l’extrait de Théâtre sans animaux p. 358-359.



Bertolt Brecht, La Noce chez les petits-bourgeois, ⁄·¤§ X p. ‹‹›-‹‹∞

Objectifs – Comprendre et analyser les procédés de la satire. – Comprendre la portée critique du théâtre de Brecht. – Analyser les caractéristiques d’un personnage de théâtre contemporain : la perte d’identité. 8 XXe siècle : Le théâtre en quête de sens |

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Nuit de noces dans un champ de ruines

Il boit le vin laissé dans les verres des invités, dans un souci sordide d’économie (l. 21-25), alors que tous les meubles sont cassés.

LECTURE 1. Le comique propre ici à la satire est fondé sur le décalage entre ce qu’on attend de la situation (nuit de noces, désir amoureux, hâte de se retrouver seuls) et la réalité : le constat d’une situation catastrophique marquée par la liste des dégâts commis par les invités (l. 1 à 11) qui ont réduit à néant les rêves d’un intérieur bourgeois (l. 11-12). Cette suite de répliques courtes crée une sorte de litanie comique. Enfin, la révélation de la grossesse de la mariée détruit l’image d’innocence liée à la robe de mariée par ailleurs tachée de vin (l. 15-16). L’ivresse finale, comme seul moyen d’oublier le désastre, donne aussi une image vulgaire du couple. L’exagération dans la destruction du rêve est une caricature, certes comique, mais également grinçante. L’absence de nom donné aux deux personnages indique qu’ils sont les représentants d’une classe sociale dont Brecht tourne en dérision les rêves étriqués : un milieu ouvrier qui veut paraître bourgeois, mais sans en avoir les moyens. (Brecht est un auteur marxiste.) 2. La mariée prend subitement conscience de la médiocrité de son mari. En témoignent les phrases exclamatives des lignes 17-18, où elle insiste sur sa laideur (Pas en bien !). Elle manifeste sa profonde déception, à la ligne 26, face à ce mariage raté. Elle est abattue (superlatif et phrase exclamative, l. 31). Elle n’ose regarder son mari en face quand il lui propose de trinquer, par honte (déjà exprimée l. 14), honte autant de ce qui s’est passé que de sa grossesse découverte par les autres. Quand son mari a l’indélicatesse de la lui rappeler, elle essaie de faire bonne figure et se met finalement à en rire. 3. Le marié utilise un langage vulgaire pour qualifier les invités (Les salauds !) ou quand il réprimande sa femme (quand tu chiales). Sa violence se retourne d’ailleurs très vite contre elle : il lui fait de cruels reproches concernant la robe de mariée tachée (mais la remettra-t-elle ?), fait des remarques blessantes sur son âge et, pour finir, multiplie les allusions à la nuit de noces (l. 27-30 ; 33-35) avec l’information sur la grossesse, dont il est responsable, mais sur laquelle il ironise grossièrement (l. 29-30).

HISTOIRE DES ARTS Les murs sont simplement constitués de panneaux noirs sans décoration, seul un rideau au fond dessine une porte, il n’y a pas de vraie porte. Les chaises sont empilées dans un coin, le sol est jonché de débris de bois, de fleurs de mauvaise qualité. Sur la table, on voit la vaisselle sale, les bouteilles vides, mais cela ne ressemble pas à un grand festin de mariage. La mariée est assise, dans sa robe, l’air consterné.

ÉCRITURE Vers la dissertation Problématique : le mariage, fondement de la société et de sa pérennité (vivre normalement passe par-là), est utilisé au théâtre, à la fois comme source d’intrigue comique et comme moyen de mettre en évidence le fonctionnement social. La comédie du mariage devient donc comédie sociale. 1) Mariage arrangé et intérêts financiers : L’Avare, L’Illusion comique, George Dandin. 2) Le problème de la liberté individuelle face aux convenances sociales et aux choix des parents : L’Avare, L’Illusion comique, L’École des femmes. La difficile émancipation des femmes. 3) Se marier pour faire semblant de vivre normalement : jouer un rôle et affronter le désenchantement : La Noce chez les petits-bourgeois ; George Dandin.

Bilan Ce texte permet d’approfondir la notion de registre comique en définissant les notions de satire et de caricature. Il montre aussi l’évolution du thème vers davantage de réalisme au xxe siècle pour rendre la critique sociale et politique plus virulente.

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Jean Cocteau, La Machine infernale, ⁄·‹› X p. ‹‹§-‹‹‡

Objectifs – Analyser la réécriture moderne d’un mythe tragique. – Comprendre le mélange des registres comique et tragique. – Identifier les dimensions que la notion de tragique recouvre dans le théâtre moderne.

Le fil rouge de la tragédie LECTURE 1. La rencontre entre le Sphinx et Œdipe permet à Cocteau d’évoquer le thème du destin, l’emprise de puissances supérieures et fatales sur l’homme. Aussi plusieurs figures de style concourent-elles à représenter ces notions : – une série de comparaisons (l. 2 à 9) qui expriment l’adresse et la violence de cette force qui tâche de frapper l’homme ; – la métaphore filée du fil (l. 9 à 17) par lequel le Sphinx entrave la victime : dévide, déroule, enroule, nœuds, etc. ; – l’énumération et l’accumulation d’actions (l. 19 à 27) qui suggèrent le travail incessant de la fatalité à l’œuvre, sur le mode d’un bricolage démoniaque. 2. Par-delà ces figures de style, le dramaturge assemble un réseau de thèmes qui contribuent à rendre le Sphinx inquiétant et étrange. Plusieurs éléments renvoient à un monde de la violence : le filet des gladiateurs (l. 3), la foudre (l. 3), un juge (l. 6), les bourreaux d’Asie (l. 7). La fatalité dépasse les systèmes les plus arbitraires et les plus agressifs. L’évocation de la cruauté animale renforce cette impression (plus vorace que les insectes, plus sanguinaire que les oiseaux, l. 6 ; plus attentif que le serpent qui humecte sa proie de salive, l. 8-9 ; musclé comme la pieuvre, l. 15) et insiste sur l’acte de prédation. D’ailleurs, le fil qui semble surgir de sa bouche (je secrète, l. 9) et qui englue la victime rappelle l’activité de l’araignée et inscrit la représentation du destin dans un imaginaire arachnéen inquiétant. Cette force gagne en horreur par sa gratuité enfantine, que suggère

l’image de l’élève qui tire la langue (l. 4), et par sa cruauté (plus fourbe que le cœur, plus désinvolte qu’une main qui triche, l. 7-8). Le mélange d’éléments féminins et masculins contribue à en faire une puissance divine et surnaturelle : la fatalité a la force de frappe d’un homme comme l’ingéniosité de la femme qui tisse et qui tresse.

3. Une lecture à haute voix montre que le poète dramaturge privilégie des groupes nominaux le plus souvent non expansés (sauf exceptions rares) et des verbes sans compléments, en général n’excédant pas trois syllabes. Il en ressort une accélération du rythme et de la vitesse, qui exprime la violence et la toute-puissance du Sphinx. La structure anaphorique (comparative « plus que… », puis consécutive « si… que ») concourt à créer un effet d’incantation et de transe oratoire. 4. Cocteau excède le seul registre tragique (cf. les thèmes et les images identifiés et relevés dans les questions 1 et 2) pour y mêler des éléments comiques ou cocasses. Ainsi, l’on retrouve le motif du cancre, cher au dramaturge (Les Enfants terribles) : plus sage qu’un élève tirant la langue sur des chiffres, l. 4-5. Mais certaines notations vont plus loin dans la fantaisie et l’absurdité : paradoxe d’un Sphinx plus adroit qu’un aveugle, l. 2 ; comparaison avec une vache (plus lourd qu’une vache, l. 4) qui n’est pas sans rappeler l’irruption de la vache en plein salon dans le film surréaliste de Buñuel Le Chien andalou. En revanche, les dimensions de la blessure jusqu’à l’amputation (l. 13), de la plainte, du sommeil mortel, du monde des statues (l. 16) renvoient plus directement au tragique. La construction même du discours qui repose sur l’énumération, allie le jeu et la gravité d’un discours ample et oratoire. Ce mélange vise donc à renforcer le tragique en l’ouvrant sur les dimensions de l’irrationnel, du rêve, de l’absurdité ainsi que de la gratuité. 5. La métaphore du fil devient symbolique de la tragédie elle-même. Jean Cocteau aimait à parler du « fil rouge de la tragédie », formule présente dans le prologue de La Machine infernale. Cette image condense plusieurs dimensions : – mythologique : le fil que les Parques tranchent ou coupent pour interrompre la vie d’un homme ; – existentielle : l’homme est toujours « sur le fil », prêt à basculer, entre réalité et rêve, vie et mort, dans la posture d’un funambule ; 8 XXe siècle : Le théâtre en quête de sens |

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– dramatique : le destin fait que le parcours du personnage est inéluctable, rectiligne, avec pour unique horizon la mort ; – poétique : ce qui relie la tragédie antique au monde moderne.

6. Les quelques répliques d’Œdipe (Lâchez-moi ! ; Laissez-moi ! Grâce… ; Mérope !… Maman !) se résument à deux injonctions et quelques exclamations. Elles révèlent un personnage infériorisé, impuissant, réduit à exprimer un appel au secours enfantin. Le déséquilibre des répliques le confine à l’inexistence.

HISTOIRE DES ARTS Dans cette mise en scène, Jeanne Moreau incarne le Sphinx. Le noir et blanc accentue le climat quasi irréel de la représentation. On voit combien le décor et les costumes jouent sur des éléments symboliques : le mur fissuré figure l’impasse inéluctable. La colonne sur laquelle s’appuie l’actrice ne fait apparaître que le buste, révélant le caractère double du monstre : – apparence féminine grâce au buste, aux larges ailes diaphanes et translucides, à l’élégance sobre d’une écharpe ; – bloc plus angoissant de la colonne qui masque les jambes et donne au corps une raideur et un aspect plus monolithique. La colonne telle qu’elle est découpée s’apparente à une sorte de char de guerre. Les griffes du monstre reposent sur sa bordure. Aux ailes qui semblent s’élever répondent les fractures de la pierre qui s’élargissent vers le bas. L’éclairage qui nimbe de lumière les ailes est contrebalancé par le maquillage plus sévère de l’actrice et par les lignes noires qui strient verticalement la colonne. La mise en scène met en valeur trois dimensions : – le caractère magique et irréel du personnage : apparition d’un monstre qui appartient au monde de la légende et du rêve ; – l’identité même du monstre, sa dimension double et hybride : humain/animal ; féminin/ masculin ; séduisant/meurtrier, etc ; – son rôle : puissance qui juge et interroge.

VERS LE BAC Invention Outre les contraintes formelles et poétiques (respect des caractéristiques d’un dialogue théâtral,

figures de l’énumération et de l’accumulation), on veillera à la qualité de l’argumentaire. Le personnage qui se révolte pourra soutenir que : – il ne faut considérer aucune situation sous l’angle de l’inéluctable ; – la révolte, même désespérée, peut aboutir à renverser les puissances arbitraires grâce à la ténacité et à la persévérance ; – la liberté constitue l’une des luttes fondamentales de l’homme ; – les croyances archaïques ont tendance à soumettre les hommes au pouvoir des dieux. Il faut donc s’engager pour ébranler ces superstitions aliénantes ; – les sciences, la philosophie, la littérature tendent à doter de plus en plus l’homme de moyens pour se déterminer par lui-même ; – l’homme ne se grandit qu’en se confrontant à sa libre détermination : responsabilité de poser des choix, débat intérieur pour savoir quelle option choisir, débat public et civique pour déterminer en conscience la voie dans laquelle une société doit s’engager…

RÉÉCRITURES



Jean-Paul Sartre, Les Mouches, ⁄·›‹ X p. ‹‹°

Objectifs – Découvrir une réécriture contemporaine d’une tragédie grecque. – Analyser l’évolution du héros tragique. – Découvrir le renouvellement des formes théâtrales (le monologue). – Analyser les procédés du registre tragique.

Tuer sa mère par procuration LECTURE 1. Le monologue classique peut être à la fois informatif, lyrique et délibératif. L’information

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sur le meurtre de Clytemnestre est donnée, non par Électre, mais par les cris qu’on entend derrière la porte. Électre n’a pas, non plus, à décider de tuer sa mère et elle n’en est pas l’actrice principale. Elle attend le retour de son frère, et exprime à la fois son impatience et ses tourments. Le monologue est donc lyrique. a) Avant les cris de Clytemnestre : face au cadavre d’Égisthe, Électre exprime son impatience angoissée et son dégoût qui la pousse à recouvrir le corps. Jeu avec le cadavre (l. 11). b) Avec les premiers cris de Clytemnestre, elle exprime l’horreur du meurtre accompli (l. 15). c) Elle se persuade qu’ils ont bien fait de tuer Égisthe (elle découvre le cadavre) et Clytemnestre : je pleure de joie, juste avant d’accueillir son frère.

2. Ses différents sentiments sont : – L’angoisse avant la réalisation du crime : phrase interrogative, et suspension de la phrase l. 2. – Le sentiment de culpabilité qu’elle tente de combattre en se répétant : je l’ai voulu ! (repris en fin de texte, l. 16 sqq.), je le veux, il faut que je le veuille. Toutes les modalités du verbe vouloir indiquent son manque d’assurance. Même répétition hallucinée de elle va crier : avec la comparaison comme une bête, l. 9 : elle espère ces cris et en même temps les redoute. – L’incapacité à se réjouir vraiment de cette mort (l. 13-14) qui alterne avec l’expression de sa satisfaction comportant des images violentes pour manifester son mépris pour Égisthe : j’ai voulu voir ce porc immonde couché à mes pieds ; que m’importe ton regard de poisson mort. Toute la fin du texte est un cri de joie exalté avec les répétitions de phrases exclamatives, l. 19-20. Ce monologue peut ressembler aux monologues cornéliens de dilemme, mais il est beaucoup plus confus, chaotique, et ne débouche surtout sur aucune position claire : Électre se contraint à une joie factice et sa culpabilité reste entière. Le monologue ne permet pas un retour à l’ordre, il est au contraire prise de conscience d’un désordre irrémédiable, d’un acte irréparable. 3. La pièce est écrite sous l’Occupation allemande en 1943 et Sartre dit avoir conçu une tragédie de la liberté […]. Car la liberté n’est pas je ne sais quel pouvoir abstrait de survoler la condition humaine : c’est l’engagement le plus absurde et le plus inexorable. Il explique avoir voulu déguiser sous

le mythe grec une réflexion sur la responsabilité dans des actes de Résistance qui peuvent avoir des conséquences sur d’autres personnes (cas des otages exécutés après des actes de terrorisme). Le sens critique de la pièce échappa pourtant à la censure de la Collaboration.

VERS LE BAC Question sur un corpus Dans les deux cas, l’effet spectaculaire est créé par la tension avec la porte du palais et les cris off commentés de l’extérieur par les personnages présents. L’horreur du crime est exprimée autant par Électre que par les membres du chœur. Les réactions des témoins créent un effet d’attente et prolongent l’angoisse des spectateurs qui savent pourtant ce qui va se passer. Et si le roi ne crie que deux fois dans la pièce d’Eschyle, Sartre fait durer les cris de Clytemnestre pour insister sur l’aspect sordide de cette mort et la rendre insupportable pour Électre et le public. Le cadavre d’Égisthe, présent, renforce cet effet. La terreur est bien exprimée par les choreutes dans l’angoisse et l’impuissance face à un régicide qui annonce une tyrannie. Au contraire, Électre est complice du meurtre, elle l’attend et l’appréhende en même temps. Pour elle, le meurtre d’Égisthe et Clytemnestre est une vengeance et une libération.

Oral (entretien) Pour compléter les extraits de cette séquence, voir pages 220 à 223. Les mythes posent des problèmes universels : celui de la responsabilité individuelle ou collective face à une tyrannie (Agamemnon ; Les Mouches), celui du rapport entre morale personnelle et bien collectif (Antigone). Ils montrent les conflits intérieurs causés par la passion et s’interrogent sur la liberté face à la fatalité d’une passion (Phèdre) ou d’une histoire familiale (Antigone ; Œdipe).

Bilan/Prolongements Pour approfondir la question de l’évolution du monologue dans le théâtre contemporain, voir le corpus Vers le bac p. 370 sqq.

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RÉÉCRITURES



Jean Anouilh, Antigone, ⁄·›› X p. ‹‹·

Objectifs – Analyser la réécriture d’un mythe antique (voir Antigone de Sophocle p. 226-227). – Comprendre l’évolution du tragique contemporain. – Analyser une héroïne tragique. – Analyser une scène d’affrontements.

même la menace de mort. Toutes deux sont provocatrices face au pouvoir : l’ironie d’Antigone est patente des lignes 9 à15, et la virulence de Camille explose dans son attaque contre Rome et ce qu’elle nomme le meurtre de son fiancé, commis par Horace. Elles expriment toutes deux leur mépris pour des valeurs qu’elles rejettent. En attestent la dernière réplique d’Antigone et le souhait de Camille de voir Rome détruite. Ce sont des héroïnes tragiques, que leur choix mène nécessairement à la mort. Elles suscitent l’admiration pour leur courage et la pitié pour le sacrifice de leur jeunesse.

Tenir tête à un roi LECTURE 1. Créon est derrière Antigone, à la fois protecteur et menaçant. Antigone se retourne à peine pour le regarder, baissant le regard pour éviter le face-à-face. Elle manifeste un refus de communiquer vraiment. 2. Créon manifeste de la compréhension et en attend de sa destinataire. Il ne veut pas la contraindre mais la persuader de renoncer à sa révolte. L’impératif liminaire (Écoute-moi) capte son attention, avant que Créon lui expose les arguments. Il s’agirait de la faire taire, pour la préserver : garder une petite Antigone vivante et muette. Il n’a pas envie de la faire exécuter : je ne le voudrais pas. Il se montre humain, comme le remarque Antigone elle-même : vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran. 3. Antigone, par son acceptation de la mort, prouve sa liberté, et c’est ce qui fait d’elle, métaphoriquement, une reine. Au contraire, Créon est soumis à des impératifs politiques : vous allez me faire tuer sans le vouloir. Antigone ne suscite pas de la pitié mais de l’admiration pour cette capacité à souffrir et à mourir en toute connaissance de cause, avec [s] a peur qui [lui] tord le ventre.

VERS LE BAC Question sur un corpus Camille et Antigone sont déterminées, obstinées dans leur choix. Rien ne les fera fléchir, pas



Albert Camus, Caligula, ⁄·›∞ X p. ‹›‚-‹›⁄

Objectifs – Comprendre l’évolution du théâtre tragique. – Analyser un héros tragique de l’absurde. – Analyser une scène de conflit théâtral.

Le jeu cruel du tyran LECTURE 1. Caligula impose son discours de façon violente par des phrases injonctives (Écoute bien, l. 2, et Écoute-moi bien, imbécile). Il donne des ordres pour exécuter rapidement ses décisions : l. 19-21. Il ne supporte aucune repartie : il interrompt l’intendant, l. 7, lui parle rudement et le menace, l. 28 et 34-35. Il ne répond pas à la question de Cæsonia. Les deux personnages secondaires sont là pour manifester leur terreur devant un tel comportement arbitraire. Chacune de leurs tentatives déclenche un regain de violence. La violence politique est à l’œuvre dans ses décisions : extorsion des fortunes et exécutions en masse expliquées avec des formules d’insistance (l. 2-5, tous/toutes ; petite ou grande ; doivent obligatoirement ; et l. 20-21 à nouveau : tous les habitants / tous les provinciaux). Les délais impartis sont très brefs.

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2. Puisque gouverner, c’est voler, Caligula décide de faire main basse sur toutes les fortunes, par héritage, ce qui suppose la mort, donc l’exécution de tous les riches. Sa logique repose sur le fonctionnement inique de toute forme d’impôts indirects sur les biens de consommation courante : l. 15-17. Ce qui est monstrueux, c’est de faire exécuter totalement arbitrairement n’importe quel riche à n’importe quel moment (l. 7-10 ; 12-14). Caligula montre que l’importance accordée aux finances publiques peut conduire à mépriser la vie humaine : l. 22-25, mépris monstrueux qu’il pousse jusqu’à l’absurde. 3. Les répliques de la scène 9 montrent combien l’entourage lui-même (Cæsonia, Scipion) constate la transformation de Caligula en un homme autre et inquiétant : Je te reconnais mal ! (l. 37), Je ne te comprends pas (l. 41). Dans Britannicus, Racine choisit le moment où Néron se révèle un tyran impitoyable. Dans la préface de sa pièce, il évoque le monstre naissant. Il est possible d’établir un parallèle avec l’extrait de Camus puisque le personnage de Caligula entre dans un délire de plus en plus important et envisage l’exercice monstrueux de son pouvoir arbitraire et sanglant. Toutefois, ce rapprochement doit être nuancé. L’analyse morale du tyran ne répond pas des mêmes clés culturelles : chez Racine, un homme soumis à ses passions (libido dominandi) ; chez Camus, un homme ébranlé par le sentiment de l’absurde (approche existentielle) et le vertige de son pouvoir politique. 4. Les rares didascalies insistent sur le jeu de Caligula, qui fait semblant de rien, fait comme si son discours était normal et légitime. Au contraire, les mouvements de l’intendant et Cæsonia montrent leur crainte ou surprise. 5. Albert Camus traite d’un thème traditionnel à la tragédie : l’entrée dans la folie criminelle. Toutefois, le traitement qu’il en donne s’avère original. Le personnage maquille son cynisme et sa violence en la justifiant par un raisonnement logique : – formulation de principes et de lois poussés jusqu’à l’absurde dans leur application (l. 23-26) : primauté de la question du Trésor sur celle des vies humaines ; – jeu sur des équivalences : l’empereur constate que l’ordre des exécutions n’a pas d’importance,

que cela revient au même de voler directement ou de masquer cette rapine par des taxes. La fureur criminelle du personnage s’élabore progressivement en un système politique dictatorial qui élimine tout opposant et qui édicte un fonctionnement impitoyable et inhumain. La folie du personnage éclate lorsqu’il déclare : il s’agit de rendre possible ce qui ne l’est pas (l. 42-43). On bascule dans une absurdité totale.

HISTOIRE DES ARTS La démesure se lit dans le décor fait d’étagères remplies de bric-à-brac plus ou moins morbide : vaisselle, tête en plâtre, poupées (?) ; les trophées de cerfs pendus au plafond symbolisent aussi toutes les têtes qui vont tomber. Caligula est debout sur un tas de matelas et des gens se prosternent devant lui. Rien ne rappelle le faste d’un empereur romain, il donne l’impression de régner sur une bande de brigands ou de clochards.

VERS LE BAC Invention Scipion entreprend de contredire Caligula, pied à pied. Parmi ses arguments et les principes qu’il défend : – le respect des individus (vie et biens privés) ; – le danger d’une toute-puissance écrasante de l’État ; – les crimes contre l’humanité dans des systèmes politiques totalitaires ; – le risque d’un culte de la personnalité chez le tyran ; – la primauté de l’humain sur des aspects économiques (argent, le Trésor) ; – la nécessité d’allier humanisme et pouvoir ; – le principe de réalité versus le délire et la déraison ; – la nécessité d’écouter des conseillers, de recueillir l’avis de plusieurs instances plutôt que de privilégier des décisions aveugles et arbitraires ; – le devoir qu’a le souverain de montrer l’exemple…

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Samuel Beckett, En attendant Godot, ⁄·∞¤ X p. ‹›¤-‹›‹

Objectifs – Découvrir le théâtre de l’absurde. – Analyser le mélange des registres. – Analyser le rapport du texte au jeu et aux accessoires, le lien entre dialogue et didascalies. – Comprendre l’évolution du personnage de théâtre.

Le jeu absurde de l’existence LECTURE 1. Une scène d’exposition permet de présenter les personnages, la situation et l’enjeu de l’intrigue. Le jeu avec la chaussure ouvre la pièce : il donne une indication sur un mode de vie, le vagabondage sur des routes comme celle du décor (Route à la campagne). Les personnages sont dans une situation de grand dénuement : Si Vladimir conseille d’enlever ses chaussures tous les jours, c’est qu’ils ne le font pas forcément par crainte qu’on ne les leur vole. Vladimir et Estragon dorment dehors et sont victimes de violences de la part d’individus non définis : dans un fossé ; on ne t’a pas battu ; toujours les mêmes. Ils se soutiennent l’un l’autre : Vladimir s’est inquiété de l’absence d’Estragon pour une nuit et lui fait des reproches : je me demande... ce que tu serais devenu… sans moi... Ils se connaissent depuis longtemps et ont eu une vie meilleure : On portait beau alors. Mais dans cet extrait on ne sait rien de leurs projets. Ils donnent donc au public l’impression de personnages pathétiques, sans but, au bord du suicide qui est évoqué comme une idée déjà ancienne : on se serait jeté en bas de la tour Eiffel. 2. Leur amitié est un peu conflictuelle : Vladimir essaie d’avoir un ascendant sur Estragon, qui y échappe autant qu’il peut. Un certain rapport de force se joue donc ici. Vladimir est d’abord accueillant avec Estragon qu’il est content de retrouver (l. 15-16), mais celui-ci le repousse avec irritation. Ensuite, Vladimir reprend le

dessus en lui rappelant ce qu’Estragon lui doit (l. 28-30) mais celui-ci le repousse encore piqué au vif. Il veut obtenir de Vladimir son aide pour enlever sa chaussure (l. 35, 43). Mais celui-ci le sermonne : tu ferais mieux de m’écouter et finit par s’emporter contre lui : l. 46-53. Estragon, pour se venger, fait remarquer autoritairement à Vladimir sa braguette déboutonnée pour le rabaisser : l. 54-56.

3. Le jeu et les remarques sur les vêtements et accessoires introduisent un registre comique par un décalage : alors qu’Estragon s’acharne en vain sur sa chaussure, Vladimir disserte sur leur vie, leur envie de suicide (l. 32-40). Vladimir s’aperçoit tardivement d’ailleurs de ce qui préoccupe Estragon : qu’est-ce que tu fais ? (l. 38-39). La difficulté qu’éprouve Estragon à enlever ses chaussures montre qu’il ne les enlève pas souvent, donc qu’il vit et dort avec. Et enfin la braguette ouverte de Vladimir le rend ridicule. Le laisser-aller vestimentaire est aussi le signe d’un abandon, d’une perte du respect de soi, auquel ils s’accrochent pourtant autant qu’ils peuvent : l. 57-59.

HISTOIRE DES ARTS B. Sobel a imaginé un décor très symbolique pour la campagne et l’arbre prévus par Beckett : un sol gris métallique, un arbre stylisé lui aussi métallisé posé au bord d’une sorte de bassin. Le fond est uni bleuté et une énorme lune aux couleurs et dessins étranges écrase le paysage. Décor à la fois austère et futuriste. L’arbre est artificiel, ses arêtes sont tranchantes. Cette scénographie propose un monde extraterrestre, vide et angoissant. Les deux hommes portent une superposition de vêtements apparemment usagers, mais assez habillés : la veste est à jaquette, on aperçoit un pull sous la veste, le pantalon est trop long sur les chaussures. Ils ressemblent bien aux clochards imaginés par Beckett. La distance de Vladimir par rapport à Estragon manifeste sa désapprobation pour la disparition de son compagnon. Il ne s’est pas précipité vers lui pour l’aider. D’autres photos de ce spectacle se trouvent sur le site : www.1d-photo.org On peut ainsi y voir le travail sur les lumières qui baignaient l’espace dans une ambiance étrange et onirique.

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VERS LE BAC Question sur un corpus Voir Histoire littéraire, p. 330-331. Le corps des personnages du théâtre de l’absurde est souvent un corps souffrant qui échappe aux personnages, défaillances qui accentuent leur désespoir existentiel : ce qui leur est le plus intime devient un problème, le corps, comme la vie, leur échappe. Estragon a mal aux pieds, alors qu’il passe sa vie sur la route. Il tente en vain d’enlever ses chaussures, ce qui veut dire qu’elles ne sont peut-être pas à sa taille, ou que ses pieds sont enflés. Il ne les enlève pas pour dormir, et ne se lave donc pas. Ses tentatives répétées pour enlever ses chaussures, qui deviennent risibles surtout à cause de l’indifférence première de Vladimir, sont en réalité le signe le plus manifeste de sa situation tragique d’homme sans domicile, démuni de tout. Les objets que le corps de Bérenger ne peut plus tenir, sont aussi ceux qui le caractérisent en tant que roi : sa main ne peut retenir son sceptre et, quand il trébuche, sa couronne glisse de sa tête. Vouloir et pouvoir, privilège absolu d’un roi, ne peuvent même plus s’appliquer à son propre corps. Il ne peut plus ni se lever ni marcher. Il tombe cinq fois de suite. Sa déchéance, encore plus sûrement que pour Estragon, est un signe de sa mort prochaine.

Commentaire 1) L’entrée en scène de deux personnages pathétiques – Une scène d’exposition originale : voir question 1 et la question sur corpus sur la souffrance du corps. – Un couple tragi-comique : c’est une parodie de scène de dispute amoureuse : le dépit de celui qui a été quitté et attend des explications, puis le chantage affectif (l. 29), les plaintes (l. 46-47). Un subtil rapport de force s’établit : voir la question 2. 2) Une existence absurde et tragique – L’espace du dénuement et de la solitude : les éléments de décor suggèrent un non-lieu, sur un chemin désertique et peu engageant. Voir la proposition de scénographie de Sobel (question histoire des arts). – À son arrivée, Vladimir manifeste un certain soulagement et une joie de revoir Estragon (l. 13, 15-16) : ils sont tous deux dans une grande solitude et la perte de l’autre pourrait

mettre celui qui reste en danger. Ils ont donc besoin l’un de l’autre (l. 28-30) pour supporter cette existence vide. Chacun remplit la vie de l’autre. – Le suicide a été envisagé il y a longtemps déjà (l. 33-34, 36-38) et, comme ils y ont renoncé, il ne leur reste que la résignation : à quoi bon se décourager à présent. – Leur vie se limite à de petits détails vestimentaires auxquels il faut veiller envers et contre tout : voir question 3.

Oral (analyse) 1) Voir question 1. L’originalité de cette scène d’exposition est que les informations sont données de façon détournée et souvent implicitement, par des allusions, en particulier sur tout ce qui concerne le passé des personnages et leur situation réelle. Le dénuement pathétique dans lequel ils semblent vivre est évoqué à travers la souffrance physique dont se plaint Estragon qui s’acharne à retirer sa chaussure, et par les lamentations de Vladimir (l. 46 sqq.), mais on ne sait quelle a été la cause de cette souffrance, ni quelles épreuves ils ont traversées pour en arriver là. 2) De même, dans cet extrait, on ne sait pas du tout quel sera l’enjeu de la pièce, quel but les personnages vont se donner. 3) Leur relation est un peu plus claire : ce sont deux amis, deux compagnons d’infortune qui se connaissent depuis longtemps. L’amitié qui les lie est conflictuelle, sans qu’on sache vraiment ce que chacun reproche à l’autre. Ils ont évidemment besoin l’un de l’autre pour supporter leur existence de vagabonds. Voir question 2. 4) Enfin, on ne sait si l’on est dans une comédie ou une tragédie : le jeu avec la chaussure, les délires de Vladimir sont risibles, mais leur situation est pathétique, et leur désarroi, tragique. Ils pensent au suicide. Voir la 2de partie du commentaire.

Bilan/Prolongements Pour approfondir sur le théâtre de Beckett, ses personnages pathétiques et risibles, voir les images et extraits p. 346 (Fin de partie), 370 et 373 (Oh les beaux jours). Une sitographie pour En attendant Godot se trouve sur http://www.educnet.education.fr/ theatre 8 XXe siècle : Le théâtre en quête de sens |

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Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, ⁄·§¤ X p. ‹››-‹›∞

Objectifs – Découvrir le théâtre de l’absurde. – Analyser le rapport du texte au jeu et aux accessoires, le lien entre dialogue et didascalies. – Comprendre l’évolution du personnage de théâtre. – Analyser le mélange des registres. – Comparer des mises en scène.

Le corps diminué d’un roi LECTURE 1. Dans le théâtre de guignol, les marionnettes agissent mécaniquement, et de façon très répétitive, par ex. les coups de bâton systématiques sur le personnage ridicule. C’est le comique de répétition des tentatives pour se lever et les cinq chutes de Bérenger qui font penser au guignol. Les répétitions sont soulignées par les cris contradictoires du garde, de Juliette et de Marie : le Roi est mort ! Vive le Roi ! Les apparitions, disparitions de Juliette (l. 19 et 25) rappellent aussi le jeu des marionnettes. Si Ionesco parle de guignol tragique (Marguerite parle de comédie, l. 18), c’est parce que la fin est inexorable : les chutes sont les symptômes incontestables et inéluctables de la fin imminente du roi ; sa mort a été annoncée pour la fin du spectacle. 2. Le roi est d’abord très déterminé : utilisation du futur montrant son assurance. Utilisation de phrases simples avec répétition de je prouve que. Il répète les phrases de Marie, l. 5 et 8, alors même que ses efforts prouvent le contraire de ce qu’il dit. Il refuse toute forme d’assistance : répétition 3 fois de tout seul. Une fois qu’il est tombé deux fois de suite, il se cherche une excuse, l. 33. Sa confiance est entamée, il doute de lui malgré la répétition de cela peut arriver : il fait appel à une règle générale à laquelle il serait aussi soumis, celle de l’accident banal. Il admet cependant, à la vue de sa couronne et son sceptre tombés, que quelque chose ne va pas : c’est mauvais signe (2 fois). Le je a disparu de son discours.

Pourtant, face au discours pessimiste du médecin, il nie encore une fois la réalité : accident technique.

3. Deux objets qui participent habituellement du rituel d’affirmation du pouvoir et de la royauté sont utilisés à contre-emploi dans cette scène : ils soulignent la perte de dignité royale de Bérenger, puis sa perte d’autonomie physique tout simplement. D’abord le sceptre sert de canne (l. 15) pour l’aider à se relever de la troisième chute. Il n’arrive plus à le tenir (l. 37), même après que Marie le lui a remis en main (l. 39-40). La couronne finit aussi par glisser de la tête (l. 34-35) et cela l’inquiète aussitôt : Ma couronne ! Mais, là aussi, c’est Marie qui est obligée de la lui rendre. 4. Marie est l’épouse jeune qui croit en la vie : elle nie l’affaiblissement du roi, veut l’aider à le surmonter ; elle l’encourage par des phrases impératives (l. 2 et 4). Elle le félicite comme un enfant : tu vois comme c’est simple. Elle crie Vive le Roi ! pour contredire l’annonce fatale du garde. Elle ramasse ses objets symboliques. Marguerite est obligée de la faire taire (injonction magique, l. 43-44). Au contraire, Marguerite, l’épouse âgée, a l’expérience de la vie et de la mort : son rôle est de faire accepter cette fin à Bérenger, elle est une passeuse, une sorte d’Hermès psychopompe. Elle commente les efforts conjoints de Marie et du roi avec quelle comédie qui montre qu’elle juge tout cela absurde. Elle s’appuie sur les avis du médecin pour expliquer rationnellement les derniers sursauts de Bérenger (l. 30). Elle veut que Bérenger prenne conscience lucidement de la situation (l. 46-47).

HISTOIRE DES ARTS Les deux mises en scène ont 16 ans d’écart. Dans la seconde, Michel Bouquet a plus de 80 ans, et se rapproche donc de ce qu’il joue. Dans les deux cas, la scénographie est symbolique, c’est un décor en ruine. Celui de 1994 garde quelques traces de grandeur : des vitraux rouges en arrière-plan rappellent l’architecture gothique prévue par Ionesco (voir didascalie de début de la pièce). Pas de trône mais quelques marches recouvertes du rideau rouge de théâtre, sur lesquelles le roi est assis assez inconfortablement. En 2010, le décor est plus austère et

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pauvre : le rideau rouge est pendu et semble poussiéreux, les morceaux d’escalier derrière sont gris et ternes. Le trône est comme tronqué, avec un seul accoudoir et un dossier très bas. Le costume du roi en 1994 ressemble à une tenue asiatique : pantalon blanc et longue tunique brodée, dorée. La couronne ciselée entoure un bonnet rouge. Le roi a encore beaucoup de prestance et son habit ne rend pas sa silhouette ridicule. On ne voit pas le sceptre posé derrière lui. Marie ressemble à une petite poupée dans sa robe rose à jupe large et au corsage cintré. Marguerite présente une silhouette austère dans une robe longue noire et une veste mauve. Elle est dans l’ombre, au-dessus de Bérenger. Les deux chevelures sont bouclées, mais l’une est roux flamboyant et l’autre blanche. Toutes deux portent la même petite couronne. En 2010, le costume du roi est vaguement médiéval : une robe, une tunique rouge et des bas. Mais les bas ressemblent à des bas de contention et les chaussures sont des charentaises. La tunique est dépenaillée et serre l’acteur, qui paraît emprunté. La couronne n’est plus constituée que de quelques piquants autour d’un boudin de velours rouge qui est enfoncé presque jusqu’aux yeux (allusion à une couronne d’épines ?). Bérenger serre contre lui un sceptre en forme de main de grande dimension. Il ressemble à un vieillard hébété dans une maison de retraite. Les deux femmes s’opposent plus radicalement qu’en 1994 : Marie porte une robe de mariée incongrue pour un mariage macabre avec un mari cacochyme. Les volants et les mètres de mousseline lui donnent une silhouette loufoque, de poupée, dans ce décor de ruines. Marguerite porte une lourde robe mauve-grenat et une parure de bijoux sur la tête. Elle ressemble à une sorcière de conte. Enfin, le médecin porte un costume trois pièces du xixe siècle mais des bottes de campagne en caoutchouc. L’ensemble donne l’impression d’une parodie de conte.

ÉCRITURE Argumentation Le rapport à la mort est commun à tout homme. Quand Ionesco a écrit ce texte, il avait lui-même traversé une période de profonde angoisse visà-vis de la mort. Les tourments de Bérenger au fur et à mesure de la pièce ainsi que les attitudes des deux épouses montrent les étapes normales

des réactions face à une maladie incurable : le déni, la combativité, la peur, le découragement, la résignation. Ionesco trouve des moyens théâtraux pour accompagner ces différentes réactions et les mettre en évidence : la perte des moyens physiques de Bérenger est accentuée par la chute des symboles royaux, et par l’impossibilité d’assumer sa tâche de souverain ; il ne peut plus accomplir ce qu’il veut. Vouloir et pouvoir sont autant l’expression du pouvoir d’un roi que de toute liberté humaine. Enfin le décor s’écroule peu à peu autour de lui (la réplique du médecin) et finit par disparaître : Ionesco explique ainsi que, lorsqu’un homme meurt, son monde disparaît avec lui.

Bilan/Prolongements Pour comprendre la position de Ionesco sur le tragique, lire l’extrait de Notes et contrenotes p. 346.

THÉORIE

°

Eugène Ionesco, Notes et contrenotes, ⁄·§¤ X p. ‹›§

Objectifs – Comprendre le paradoxe du théâtre tragique contemporain. – Réfléchir sur les registres comique et tragique.

Paradoxes de la comédie et de la tragédie LECTURE 1. Le tragique est le sentiment de l’absurde, et l’acceptation qu’il n’y a aucun espoir. 2. La conception classique du tragique est le sentiment d’être écrasé par une fatalité qui est l’expression d’une puissance divine. Aujourd’hui on ne croit plus dans cette fatalité : le monde est vide de sens. Il n’y a aucune issue. 8 XXe siècle : Le théâtre en quête de sens |

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3. Les deux personnages sont à la fois clownesques et pathétiques : deux vieillards nus avec des bonnets de nuit ridicules sortent, comme des pantins, de leur poubelle. Pourtant, c’est une situation insupportable : on ne respecte pas leur vieillesse, on ne s’occupe pas d’eux et on les a relégués comme des déchets dans ces poubelles. Cela correspond bien aux lignes 12-13 du texte de Ionesco.

VERS LE BAC Oral (entretien) Des personnages tragi-comiques : les clowns tristes de Beckett et leurs préoccupations pathétiques : En attendant Godot, Oh les beaux jours ; le roi sans pouvoir de Ionesco. Des conflits tragi-comiques : les disputes de Vladimir et Estragon, des deux frères de Juste la fin du monde où le moindre prétexte devient dramatique. Des mises en scène entre le tragique et le comique : voir la comparaison des mises en scène du Roi se meurt.

·

B.-M. Koltès, Combat de nègre et de chiens, ⁄·°‹ X p. ‹›‡-‹›·

Objectifs – Découvrir un auteur contemporain. – Analyser l’évolution du tragique : personnages et situations. – Analyser un conflit tragique. – Comparer des mises en scène.

LECTURE 1. La relation entre les deux hommes est courtoise et polie en apparence (vouvoiement réciproque, utilisation de monsieur, l. 48), mais elle est en réalité tendue. Le registre est polémique : Horn est agressif, utilise des impératifs (expliquezmoi) et des phrases interrogatives qui montrent son mépris, certaines soulignées par hein : que vous importe son corps ? […] ce n’est pas l’amour,

hein, qui rend si têtu ?; pourquoi alors êtes-vous si têtu pour une si petite chose, hein ? Ces phrases sont des reproches implicites pour éviter de répondre à la demande d’Alboury. Horn introduit aussi une critique raciste du mode de vie ou des réactions des Africains (l. 6-7) avec le terme d’insensibilité ; dans la comparaison avec les Asiatiques (l. 13), dénigrer les uns ne valorise pas les autres. Face à ces attaques, Alboury reste calme et distant : il répond d’abord très brièvement aux questions de Horn, par des phrases courtes factuelles, l. 1, 4, 10. Dès la ligne 15, il répond aux attaques de Horn en restant dans le domaine des généralités : les petites gens veulent… Il ne reprend pas l’argumentation raciste et développe plutôt une réflexion sur les oppositions entre riches et pauvres. Son discours comporte cependant une menace implicite : ils se feraient tuer pour elle.

2. Il s’agit de la métaphore du nuage qui cache le soleil et prive certains hommes de chaleur, et de la métaphore de la famille dont les membres, de plus en plus nombreux, se serrent tous les uns contre les autres pour se réchauffer. L’absence de chaleur suggère les conditions difficiles dans lesquelles vivent les petites gens, alors même que d’autres profitent du soleil et sont heureux (au milieu des gens riant tout nus dans la chaleur). La solidarité est nécessaire entre eux et les maintient en vie : nous gelions et nous nous réchauffions ensemble. Chacun est ainsi devenu indispensable à l’autre, l. 32-33. Et même morts, ils restent indispensables les uns aux autres : l. 41-42. La conclusion de la démonstration se trouve dans la dernière phrase qui explique pourquoi il veut récupérer le corps, l. 45-47. 3. La tirade d’Alboury est bien un apologue, une fable qui illustre la nécessité d’enterrer le mort au milieu des siens et de ne pas le laisser n’importe où sur le chantier. Cet apologue développe un récit très structuré avec une chronologie : l’arrivée du nuage il y a très longtemps, des personnages principaux, le narrateur et son ami, les péripéties : l’accroissement de la famille, l’extension du nuage et l’élargissement de la famille aux morts eux-mêmes. Ce récit comporte des dialogues l. 20-27. Il est écrit avec un vocabulaire simple et de nombreuses répétitions, procédés d’insistance : chaleur, chauffer, réchauffer, petit nuage. Et la morale est à la fin, introduite par le lien de conséquence c’est pourquoi.

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4. Un chantier est un lieu de travail où peuvent se lire les rapports entre dominés et dominants. L’Afrique ajoute un contexte colonial où les relations de domination s’accompagnent de préjugés raciaux. Koltès présente ce chantier comme un lieu clos, surveillé par des hommes armés, des miradors. Il montre que les relations humaines sont imprégnées de violence, en particulier dans un contexte économique de grandes disparités sociales (l. 15-18). Ce qui est tragique, c’est l’impossibilité pour les plus démunis de sortir de leur univers et de profiter de la chaleur de la vie : le petit nuage leur cachera toujours le soleil (l. 25-27), et il s’étend même d’année en année (l. 39-40). Ce qui est tragique aussi, c’est l’incompréhension réciproque soulignée par Horn à la fin de l’extrait. Un chantier en Afrique concentre toutes ces situations tragiques.

HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de P. Chéreau propose une scénographie réaliste : la scène se joue sous les piliers en béton d’un pont ou d’une route en construction ; on voit, en arrière-plan, un buisson d’arbres et le sol est sableux et caillouteux. La masse énorme du pont baigné dans une lumière blafarde, écrase les deux silhouettes, image de cette fatalité tragique qui pèse sur eux : Horn n’a plus de corps à rendre et Alboury n’acceptera aucun compromis. Dans ce décor de chantier, Horn a le costume du directeur avec veston et pantalon dépareillé, chemise blanche. Au contraire, Alboury est en jean et tee-shirt de couleurs vives mais sales. La différence sociale est donc visible et chacun porte le costume de son rôle. Ils se tiennent debout à distance comme pour un duel, où chacun jaugerait l’autre : distance de méfiance et d’observation qui dit symboliquement la distance de l’incompréhension. La silhouette de chacun est tendue vers l’autre, prête au combat. Au contraire, dans la mise en scène de J. Nichet, le décor est symbolique (des panneaux noirs et des feuilles éparpillées par terre, aucun élément d’un chantier, image d’un non-lieu), les deux personnages sont très près l’un de l’autre mais se tournent le dos. Horn porte une tenue plus adaptée à un chantier en Afrique, chemise et pantalon coloniaux blancs, bottes et long imperméable. Il tient une bouteille : image du Blanc

alcoolique sous les tropiques. Au contraire, Alboury porte un costume noir et des souliers habillés, costume de deuil. Ce costume n’est pas le signe de sa classe sociale, mais celui de son rôle dans l’intrigue : il vient pour rendre des hommages funéraires à son frère. Et c’est Horn qui semble négligé, aventurier désabusé qui finit son temps en Afrique. Son regard porté au lointain, droit devant lui, la bouteille crispée contre lui, suggèrent une forme de lassitude face au problème. Alboury est assis par terre, position peu en accord avec une discussion, mais qui indique qu’il ne bougera pas tant qu’il n’aura pas eu gain de cause. La même difficulté à communiquer se lit dans les deux mises en scène.

VERS LE BAC Question sur un corpus Les deux tragédies reposent sur le problème posé par les devoirs qu’on a vis-à-vis des morts. Dans les deux cas, le cadavre est en réalité irrécupérable : Créon a exposé le corps de Polynice et interdit sous peine de mort de s’en occuper ; le corps du frère d’Alboury a été jeté dans les égouts et a disparu. On sait donc d’avance que la démarche de chaque héros est vaine et ne peut déboucher que sur des conflits et d’autres morts. Pourtant Antigone et Alboury expriment, par ce devoir qu’ils s’imposent, leur attachement à la famille, la nécessité de s’occuper les uns des autres, d’être solidaires pour éviter une solitude inhumaine : Antigone rappelle qu’elle n’aura pas d’autre frère et qu’il n’a qu’elle pour accomplir les rituels. Alboury explique comment les petites gens se serrent les uns contre les autres pour survivre et se réchauffer. La condition humaine est insupportable de solitude et absurde si elle ne prend pas son sens dans la sollicitude pour l’autre, membre de sa famille réelle (Antigone) ou fabriquée par nécessité, proximité de misère (Alboury).

Commentaire 1) Une fable poétique Pour expliquer la nécessité de rendre le corps du mort, Alboury construit un conte, dans la tradition africaine, avec la formule initiale il y a très longtemps et une structure conventionnelle : un événement perturbe le monde : un petit nuage entre le soleil et toi, et il faut trouver une solution à cela : nous nous sommes donc réchauffés ensemble. 8 XXe siècle : Le théâtre en quête de sens |

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Mais le nuage est récalcitrant : Et je sentais qu’il nous suivait partout. À chaque nouvelle atteinte du nuage, il faut trouver des parades : la multiplication des gens accrochés les uns aux autres (l. 33 sqq.) puis à nouveau avec les morts qui s’ajoutent aux vivants : l. 39 sq. Les deux métaphores filées, celle du nuage et celle de la famille qui se réchauffe, sont mises en valeur par de nombreuses répétitions du champ lexical de la chaleur ou du froid : chauffer, brûle, se réchauffer, chaleur, chaud(e), qui s’opposent à geler, frisson. L’importance des membres de la famille de plus en plus élargie est aussi suggérée par des répétitions hyperboliques : d’abord mon frère et moi, puis les mères, les mères des mères et leurs enfants et nos enfants, une innombrable famille (l. 37-38), terme repris par l’énumération/accumulation famille innombrable faite de corps morts, vivants et à venir. Les phrases deviennent aussi de plus en plus longues pour montrer ce processus d’entassement des corps les uns sur les autres, par exemple l. 39-43. La réciprocité des échanges est aussi évoquée par d’autres répétitions, l. 30-32, ou images, l. 35-36. 2) La métaphore d’une existence tragique – Ces métaphores évoquent en réalité l’existence des gens qui n’ont rien à côté de ceux qui vivent sous le soleil : impression d’abord d’être le seul paria avec la question rhétorique, l. 21-23. Mais Alboury trouve quelqu’un dans la même situation que lui : moi aussi je gèle. L’injustice de la situation est accentuée plus loin : au milieu des gens riant tout nus dans la chaleur, mon frère et moi nous gelions. Le nuage finit par couvrir encore plus de monde, et l’espace privé de chaleur prend des dimensions infinies : nous voyions reculer les limites des terres encore chaudes sous le soleil. Cette situation est présentée comme inéluctable et insoluble : [il] nous suivra partout, toujours (l. 26). – La seule possibilité de survie est la très grande proximité des corps, métaphore de la solidarité de la famille, du groupe, du village, image de l’expression « se serrer les coudes » dont Koltès fait un mode de vie fusionnel où se mélangent les morts et les vivants, par peur d’avoir froid, c’est-à-dire de mourir (l. 38-39). Et la seule activité indiquée ici est de se gratter, ou de sucer son pouce, vie végétative préoccupée de sa seule survie. – Dans cette grande précarité, cette peur perpétuelle d’être gagné par le froid, leur enlever les

morts est une violence inadmissible : mon frère que l’on nous a arraché. Comment encore enlever quelque chose à des gens qui n’ont rien, pas d’autre richesse que leurs morts ? l. 47-51.

Oral (entretien) Voir la question d’Histoire des arts.

Bilan/Prolongements Pour approfondir l’analyse de la solitude tragique des personnages de Koltès, voir Sallinger p. 371. Pour approfondir la réflexion théâtrale sur le tragique de l’existence et la nécessité de la solidarité humaine, on peut lire l’extrait de En attendant Godot p. 342-343.

⁄‚

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, ⁄··‚ X p. ‹∞‚-‹∞⁄

Objectifs – Analyser l’évolution du tragique contemporain. – Analyser une scène d’affrontement tragique. – Comprendre comment des personnages ordinaires deviennent tragiques. – Comparer des mises en scène.

Proximité des corps et humaine condition LECTURE 1. Caïn et Abel sont fils d’Adam et Ève. Par jalousie, parce que Dieu préférait Abel, son frère Caïn l’a assassiné. Dans la famille imaginée par Lagarce, Louis a disparu pendant des années, ne s’est pas occupé de sa mère et de sa jeune sœur, contrairement à Antoine qui est resté auprès d’elles. Pourtant, Antoine se sent incompris et mal-aimé, alors que les femmes, sa sœur surtout, sont aux petits soins pour Louis. Les relations dans cette famille sont fondées sur la difficulté à communiquer, l’incompréhension mutuelle. Antoine s’est vu reprocher une forme d’agressivité et se révolte contre cela l. 22-23, 36-38. Et

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quand Louis tente de prendre sa défense, c’est tout aussi maladroit, Antoine l’entend comme une forme de condescendance, l. 26. Antoine se sent mal jugé par toute sa famille, l. 44-46.

2. a) Lignes 1-23 : Antoine se défend d’avoir été brutal et demande l’avis de sa femme Catherine et de Louis. b) Lignes 24-40 : la sympathie de Louis à son égard (il n’a pas été brutal) déclenche paradoxalement son agressivité. Il ne supporte pas sa pitié. Il rejette tout geste amical, celui de sa femme l. 28, puis d’une autre personne l. 33 (sa mère, sa sœur ?). Il se sent désapprouvé de tous l. 36 et 39. c) Ligne 40 à la fin : Antoine les accuse tous d’être ligués contre lui et de rejeter sur lui toute la responsabilité du malaise l. 44. 3. Le lexique de la faute comporte de nombreuses répétitions : je ne voulais rien de mal, je ne voulais rien faire de mal, que je fasse mal, rien dit de mal, rien de mauvais dans ce que j’ai dit, cela va être de ma faute. Ce qui est implicitement en débat, c’est ce que chacun pense de l’autre, la façon dont chacun est jugé dans une famille et le rôle de chacun : Antoine est considéré comme le fauteur de troubles, celui qui génère les conflits, en réalité latents, et dont il pense Louis responsable.

HISTOIRE DES ARTS La mise en scène de B. Lévy propose un espace symbolique, un cercle blanc un peu surélevé sur une surface noire bordée par un mur gris en demi-cercle. Peu d’accessoires : 3 chaises, un vieux transistor. Aucune référence à une maison, un milieu social. On est dans un espace d’affrontement qui rappelle l’espace antique. Les membres de la famille sont autour du cercle, sauf Louis, reconnaissable à sa valise : il arrive et doit retrouver sa place. Sur l’image, Catherine et la Mère sont en avant-scène, et sont témoins de ce qui se joue entre les frères et sœur. Ils sont tous éloignés les uns des autres et l’espace est froid, la tension est donc palpable.

VERS LE BAC Oral (analyse) 1) L’agressivité et les rancœurs : voir questions 1 et 2.

De temps en temps, la violence, la colère l’emportent, par exemple l. 39, mais surtout quand le geste d’un autre veut remplacer la parole impossible : ne me touche pas est utilisé 2 fois l. 28, 33. La parole est un rempart contre la violence physique. D’ailleurs, il est significatif que les autres personnages interviennent très peu, ce n’est pas un vrai dialogue. Ils laissent Antoine se soulager. 2) L’incompréhension et la difficulté à communiquer : voir question 3. Les nombreuses occurrences du verbe dire sont significatives de cette impossibilité de dire vraiment les choses. Antoine emploie des expressions modalisatrices : cela me semblait bien (l. 32). Quand il veut leur faire un reproche, il s’y reprend à trois reprises, par exemple l. 44-46. Parler est un effort et une souffrance.

Bilan/Prolongements On peut comparer cette scène d’affrontement et le rapport détourné à la parole avec l’extrait de Combat de nègre et de chiens p. 347-349. Quand Alboury utilise une langue métaphorique, une fable, Antoine se cherche dans une parole répétitive, incertaine. Ce sont deux manières différentes d’appréhender l’incompréhension tragique entre les êtres humains. Un dossier complet de la mise en scène de M. Raskine à la Comédie-Française se trouve sur le site : http:// crdp.ac-paris/piece-demontee (année 2008).

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É.-E. Schmitt, La Nuit de Valognes, ⁄··⁄ X p. ‹∞¤-‹∞‹

Objectifs Avec La Nuit de Valognes, Éric-Emmanuel Schmitt propose une suite au Dom Juan de Molière. C’est l’occasion pour les élèves de rencontrer une œuvre contemporaine, mais aussi de comprendre comment un mythe littéraire peut traverser les siècles. 8 XXe siècle : Le théâtre en quête de sens |

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Vengeance de femmes LECTURE 1. La Duchesse a pour projet de se venger de Don Juan, mais aussi de le faire pour d’autres femmes. C’est elle qui présente le projet et prend le plus longuement la parole. Son discours est argumenté et ferme (cf. didascalie l. 23). 2. La réaction identique de « Mademoiselle de La Tringle, la Religieuse et Madame Cassin » (l. 14-15) montre que le projet ne va pas de soi. D’ailleurs, la Duchesse l’avait anticipée. En effet, adhérer au projet revient à reconnaître avoir cédé aux avances de Don Juan, ce qui est complexe pour une demoiselle, une religieuse ou une femme mariée. 3. La première réaction des femmes (l. 7, 8, 9, puis 14-15) exprime déjà le caractère hors norme du personnage. Ensuite, les termes réparer (l. 30), victimes (l. 33) et haine (l. 47) marquent la relation qui les oppose à Don Juan. Mais ce n’est que ligne 54 que Don Juan est présenté comme un séducteur. Ainsi, le lien avec le mythe n’est fait que tardivement dans une présentation qui privilégie le crime ou l’offense. 4. La jeune fille est d’abord qualifiée par son âge : elle a vingt ans, ce qui la singularise des anciennes victimes de Don Juan. Mais elle a pour point commun avec elles d’être une victime, séduite puis abandonnée… comme les autres (l. 54-55). La réaction de la Duchesse est motivée par deux aspects : elle est sa filleule (l. 55) et une jeune victime dans laquelle toutes les autres peuvent se retrouver. 5. Le discours de la Duchesse porte en lui l’idée d’une « rédemption » possible. Cela fait écho à la fin de la pièce de Molière, dans laquelle le personnage va jusqu’au bout de sa provocation et meurt. 6. La présentation en l’absence du personnage permet d’en construire une image subjective. Comme dans le début du Dom Juan de Molière, les autres personnages vont proposer leur image et construire un horizon d’attente pour le spectateur, qui aura le plaisir de vérifier le portrait, mais aussi de découvrir ce que sont les personnages qui l’ont fait à travers la subjectivité qu’ils y ont mise.

7. Les réactions des victimes sont hypocrites, comme le montre la didascalie de la ligne 45. Toutes sont encore sous le charme de Don Juan. Certes, elles ont été victimes, mais seulement dans le sens où il ne les a pas épousées. Elles ont bel et bien consenti à être séduites par lui.

HISTOIRE DES ARTS L’image extraite de la mise en scène de Régis Santon met en valeur le personnage assis à gauche, que les autres écoutent. Les différentes femmes se ressemblent par la couleur de leurs costumes, même s’ils diffèrent et marquent socialement leur rang ou leur fonction. Leurs postures, leurs visages montrent à la fois qu’elles écoutent attentivement, mais aussi qu’elles sont décidées. Toutes ont l’air relativement fermées.

VERS LE BAC Invention On pourra s’inspirer de la scène dans laquelle Don Juan fait son apparition dans la pièce.

Dissertation Le sujet de dissertation permet de mettre sous tension deux thèses : 1) La littérature est un palimpseste : chaque œuvre ne fait que réécrire les œuvres précédentes. Dans cette perspective, les mythes littéraires ont une vraie fonction matricielle. On pourra s’appuyer sur des œuvres de l’Antiquité, en particulier des textes de théâtre. 2) Mais chaque période veut marquer la littérature : elle procède à des innovations et propose des évolutions. Ainsi, la littérature pourra apparaître comme un jeu d’échos et d’écarts, laissant un espace réel mais étroit à la création.

⁄¤

Yasmina Reza, Art, ⁄··› X p. ‹∞›-‹∞∞

Objectifs – Analyser une scène d’exposition. – Découvrir la satire sociale chez un auteur contemporain. – Comprendre l’évolution du langage dramatique dans le théâtre contemporain.

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Exposer la prétention culturelle LECTURE 1. Une scène d’exposition doit présenter les personnages, la situation, et annoncer l’intrigue. Les personnages sont deux amis de milieu social favorisé : l’un est dermatologue (l. 14), l’autre ingénieur (l. 57). Le médecin a acheté très cher un tableau entièrement blanc (l. 9-10) dont il est très fier (l. 20). L’intrigue se construit autour des réactions de ses amis à cet achat original. 2. Le dialogue porte d’abord sur la valeur marchande de la toile (l. 24-36), puis sur sa valeur esthétique (l. 38-45). Enfin, Marc, d’abord sceptique et prudent, réagit très négativement et violemment (l. 47-52). Serge attend de Marc approbation et admiration (l. 38, 49-50). Le conflit théâtral se joue autour des valeurs esthétiques que chacun revendique (l. 58-60) ou autour des valeurs de l’amitié (l. 13). Ce conflit est immédiatement visible, et les monologues qui ponctuent la scène indiquent les sous-entendus ou les enjeux implicites de la pièce. 3. Le tableau de Malevitch est le premier tableau monochrome de l’histoire de la peinture. Il constitue donc en 1917 une révolution, celle de l’abstraction, un art sans objet ni représentation. Au xxie siècle, les toiles monochromes sont devenues banales et l’art abstrait est partout. Serge n’est donc pas particulièrement avant-gardiste en achetant cette toile qu’effectivement on lui a sans doute vendue à un prix exorbitant.

HISTOIRE DES ARTS Le décor et les costumes sont en accord avec le tableau qu’ils mettent en valeur (posé au fond au sol) : les murs sont dans des dégradés de bleu anthracite et de gris, les meubles et le sol sont blancs et les trois amis sont en noir, avec chacun une note individuelle : Marc porte un tee-shirt sous sa veste, Serge n’a pas de cravate et Yvan porte une cravate mais aussi un gilet pas très élégant : ils sont à la fois interchangeables et un peu individualisés, habillés dans un bon standing qui indique leur milieu. Les silhouettes noires dessinent une note graphique et picturale sur le fond gris et blanc, ils forment eux-mêmes un tableau. L’objet du conflit est au centre, mais pas encore accroché. Il est éclairé par en bas, ce qui le rend un peu mystérieux.

VERS LE BAC Question sur un corpus Les œuvres d’art sont de deux types : l’œuvre achetée très cher par un particulier (Art), révélatrice de son snobisme ou de son avant-gardisme ; et les œuvres du patrimoine culturel présentées dans un musée, offertes au regard d’un public pas toujours au fait de l’histoire de l’art, mais convaincu par avance d’être devant des chefs-d’œuvre. Les réactions des personnages sont comiques pour plusieurs raisons : excessives dans l’admiration ou le rejet (Art), opposées dans l’intérêt ou le désintérêt (l. 25-27 de Théâtre sans animaux), décalées (les commentaires sur Matisse ou la Vénus de Milo), montrant des gens qui ramènent l’art à des choses qu’ils connaissent. Les deux textes posent la question de la place de l’art dans la société, de sa valeur esthétique et marchande.

Dissertation 1) Le théâtre comme lieu des conventions et des artifices Le théâtre fonctionne sur des codes que le spectateur doit accepter pour adhérer à l’histoire : – code de situations : les apartés (Le Jeu de l’amour et du hasard p. 304-305), les monologues (corpus p. 370-373), les quiproquos ; – code de personnages : le couple maître/valet (Dom Juan p. 263-264, Le Mariage de Figaro p. 308-309). Le théâtre exhibe cette artificialité par des jeux de déguisement (L’Île des esclaves p. 301-303, Le Jeu de l’amour et du hasard p. 304-305), une surenchère de signes (La Cantatrice chauve p. 332-333), ou des parodies (Ubu roi p. 326). 2) Le théâtre comme révélateur de l’hypocrisie et du mensonge Par son effet grossissant, le théâtre permet de mieux comprendre le fonctionnement social, en particulier dans des dialogues de duel ou d’affrontement : – les enjeux de pouvoir sont ainsi mis en scène entre riches et pauvres (Turcaret p. 300), entre amis (Art), dans une famille (Juste la fin du monde p. 350-351). L’hypocrisie amoureuse, le poids des conventions sociales, des préjugés, sont présentés de façon ludique : Le Jeu de l’amour et du hasard p. 304-305 ; Art ; Théâtre sans animaux p. 358-359. 8 XXe siècle : Le théâtre en quête de sens |

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Oral (analyse) Y. Reza renvoie les deux personnages dos à dos. 1) Serge se croit supérieur parce qu’il aurait eu le culot d’acheter cette toile avant-gardiste, il se dit l’ami de la modernité. En indiquant le prix, il donne une idée de ses revenus, il étale autant son aisance matérielle que ses relations avec le monde de l’art (Handtington lui-même). Et s’il critique la vanité incompréhensible de Marc, il en fait preuve lui aussi. 2) Marc se présente d’emblée comme quelqu’un d’un peu distant par rapport à ce qu’il appelle l’art, en italiques, l. 14. Il manifeste une certaine étroitesse d’esprit, sa formation d’ingénieur lui ayant surtout donné des habitudes de rationalisme : il ne cesse de décrire la toile dans son monologue, et ses nombreuses phrases exclamatives expriment son incompréhension totale. Enfin, son jugement final est brutal et sans concession (l. 51-52). Les deux amis sont aussi bornés l’un que l’autre. 3) L’hypocrisie des relations sociales est également soulignée : alors qu’ils se disent amis, on voit dans les monologues ce que chacun pense en réalité depuis toujours de l’autre : mépris et jalousie de l’ingénieur pour le médecin qui gagne mieux sa vie que lui et peut se payer des toiles ; prétention et mépris de l’amateur d’art moderne pour quelqu’un qui n’est pas versé dans ce domaine.

Bilan/Prolongements On peut comparer l’utilisation du monologue dans cet extrait et dans le corpus p. 370 sqq. Ici le monologue sert plutôt comme un aparté pour révéler les pensées secrètes du personnage. Il ne remet pas en question la notion de personnage comme le fait Beckett.

⁄‹

Philippe Minyana, Drames brefs (⁄), ⁄··∞ X p. ‹∞§-‹∞‡

Objectifs – Découvrir une écriture contemporaine originale et chorale. – Analyser l’évolution du personnage de théâtre. – Comprendre le mélange des registres.

Une mère encombrante LECTURE 1. La mère était tyrannique et violente avec ses enfants : ses fils dormaient sous les combles, image de cet écrasement (à nous marcher dessus) ; elle s’emportait (l. 30-35), surveillait tout. Elle était imbue d’elle-même (l. 45). Sa seule marque d’affection était justement de les marquer de son rouge trop gras (l. 20-21). Elle était vulgaire et n’avait pas de goût pour se maquiller, s’habiller, alors qu’elle était trop grosse (l. 17-27). Son surnom de reine était approprié à son attitude dominatrice dans le magasin qu’elle tenait et dont elle était très fière : l. 34-40. 2. Les fils, soumis à leur mère, sont interchangeables, alors que le chien était l’objet de l’amour inconditionnel de cette femme, puisqu’elle ne survit pas à la mort de l’animal. 3. et 5. Les fils sont réunis pour la mort de leur mère et, au lieu de manifester chagrin et deuil, ils se moquent d’elle à travers les souvenirs qu’ils se rappellent les uns aux autres : portrait peu flatteur d’elle, alors que, conventionnellement on ne dit pas du mal d’un mort, et imitation de son expression favorite (c’est pas de la gnognotte) ou de son sourire. C’est une véritable caricature qu’ils donnent d’elle : à la fois reine altière dans sa boutique (répétitions des énumérations de tout ce qu’elle possédait, de elle tapait), et ridicule en vacances à la plage dans son short trop petit pour elle. 4. Le fou rire qui gagne l’un d’eux est interrompu par le regard peut-être désapprobateur des autres (l. 41). Mais surtout c’est le bruit qui vient de la chambre (mortuaire ?) qui les inquiète et leur

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rappelle la présence du cadavre. Le jeu avec les volets ouverts puis fermés montre aussi une hésitation : maintenir ou pas l’atmosphère de deuil alors même qu’on haïssait la morte.

6. Le mot drame apparaît ligne 54 et on croit que le drame est la mort de la mère, alors que c’est celle du chien, c’est là un décalage tragicomique. De la même façon, pendant tout le texte, même si les fils se moquent d’elle, ils ont toujours en réalité une crainte et une admiration pour cette femme si écrasante. Et cette mort les laisse vides : le langage met en évidence cette perte, à travers les phrases déconstruites (l. 17-21), les groupes nominaux qui tentent de définir ce qu’était cette mère : ses possessions (l. 2-5, 10-13), et son sourire (l. 45-49).

VERS LE BAC Invention (Pistes.) On s’attachera au respect de la forme de l’interview et à la pertinence de l’enchaînement questions/réponses. Philippe Minyana pourrait développer les réponses suivantes : – du point de vue du créateur, la douleur liée à la mort et la mort elle-même sont du domaine de l’indicible. Ainsi, l’auteur est mis à l’épreuve : il doit exprimer ce que le commun des mortels ressent mais ne peut dire simplement. – du point de vue du spectateur, le thème peut avoir une fonction cathartique : il va vivre par procuration la douleur d’autrui, la partager pour en prendre sa part. Le spectacle en sera d’autant plus puissant qu’il aura touché le spectateur au plus juste. La dérision permet de mettre à distance la douleur et d’exprimer par un rire cathartique les émotions les plus difficiles.

Dissertation (Pistes.) La dissertation pose la question classique du rire et de sa liberté. On pourra mettre sous tension deux thèses : – par essence, le rire est libre : il ne supporte aucun tabou ni aucune règle ; – pourtant, l’histoire nous prouve que le rire peut être ambigu, voire franchement condamnable lorsqu’il s’attaque à autrui pour en faire un bouc émissaire.

On pourra, en conclusion, reprendre la conception de Pierre Desproges : le rire est absolument libre, mais il doit prendre en compte les circonstances dans lesquelles on rit.

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Jean-Michel Ribes, Théâtre sans animaux, ¤‚‚⁄ X p. ‹∞°-‹∞·

Objectifs – Découvrir et analyser la satire sociale chez un auteur contemporain. – Analyser une forme de dialogue originale sans personnages. – Comprendre l’évolution du personnage dans le théâtre contemporain.

Théâtre sans animaux LECTURE 1. Les personnages sont les visiteurs anonymes qui défilent devant les tableaux du musée (didascalie initiale). Leur dialogue ne dure pas plus longtemps que l’arrêt devant une toile. On peut reconnaître, dans le dialogue, différents types : celui qui met en avant sa (pseudo)-culture de façon maladroite (l. 11-15, 24), celui qui veut pouvoir la mettre en avant par ses photos (l. 38-39), celui qui est fatigué d’arpenter les salles du musée (l. 28-33), celui qui fait des rapprochements incongrus (l. 4-9, 16-18, 20), celui qui relaie un discours antisémite sur l’art (l. 35). 2. Le comique repose sur des décalages entre les réactions des personnages qui interviennent à deux : opposition entre la couleur décrite dans les tableaux et la couleur de la cafétéria ; opposition entre je tiens des kilomètres et tu marches avec les yeux, remarque complètement absurde ; opposition entre les attentes du visiteur et la réalité de l’œuvre : c’était qui, Milo, un nain ? avec l’utilisation d’un vocabulaire familier, l. 20. Il s’agit avant tout d’un comique de mots qui accentue la sottise des différentes remarques. 8 XXe siècle : Le théâtre en quête de sens |

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3. Ribes montre notre incapacité à saisir l’art, à même éprouver un plaisir esthétique devant des œuvres présentées comme des références culturelles. Le public qui fréquente les musées manque de connaissances ou a des attentes incongrues. L’art demande un effort, un investissement personnel, et ici, il devient objet de consommation de masse.

HISTOIRE DES ARTS Dans la mise en scène qu’il propose en 2002, Ribes a accroché des tableaux vides ; les personnages sont tous habillés de la même façon, et marchent comme des marionnettes ; ils sont interchangeables, et passent de façon mécanique devant des toiles qu’ils ne regardent pas vraiment, elles sont aussi vides qu’eux. Ils ne s’y intéressent pas vraiment, traversent ce musée comme un pensum à effectuer, nécessaire pourtant selon les valeurs partagées par tous.

VERS LE BAC Dissertation 1) Le théâtre est dans l’exagération – Le théâtre, dès son origine grecque, choisit des personnages qui n’appartiennent pas à la réalité. Ces personnages forts permettent au spectateur de s’interroger sur la morale, la politique, qu’ils soient des héros véritables, comme dans la tragédie (Antigone p. 226), ou de grotesques parodies (Ubu Roi p. 326, Le Roi se meurt p. 344). La comédie présente, elle, des types humains (L’Avare ; Le Misanthrope). – Le théâtre, c’est avant tout du spectacle : les situations sont donc exacerbées, les conflits poussés à l’extrême, les passions destructrices (Phèdre p. 290-291).

– Ionesco lui-même transforme des idées abstraites en images visuelles concrètes et claires : la hantise de la mort dans Le Roi se meurt (p. 344-345). – Beckett montre l’absurdité et le vide de l’existence avec des héros meurtris, prisonniers de situations invraisemblables : Winnie enfoncée dans un tas de sable, p. 373. 2) Le théâtre peut aussi être proche de la réalité La réalité quotidienne peut ne pas être disloquée mais mise en scène de façon épurée, avec une langue qui colle au plus près du langage courant, avec des personnages très ordinaires : – des êtres de chair qui jouent des situations de la vie quotidienne avec vraisemblance : la dispute familiale de Juste la fin du monde p. 350-351, l’atelier de couture de Grumberg p. 375 ; – la transposition de conversations familières dans le théâtre contemporain est aussi très proche de la réalité : Reza p. 354-355, Ribes. 3) Le théâtre comme lieu d’expérimentation grandeur nature Par le jeu de la mise en scène, la scénographie, les costumes et maquillages, le théâtre met en évidence le fonctionnement de la société, les passions humaines ou les vices. Ce n’est pas nécessairement l’exagération qui fait sens, mais le rapport à l’espace, la tension entre le texte et sa représentation : la lumière bleue dans laquelle baigne la mort de Phèdre p. 291, le ring de la dispute familiale de Juste la fin du monde p. 350.

Écriture d’Invention On peut s’inspirer autant de ce texte que de celui de Y. Reza p. 354-355.

Oral (entretien) Voir la question sur un corpus p. 355 (comparaison entre Art et Théâtre sans animaux) ainsi que la 2e partie de la dissertation.

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Vers le bac : « Mourir sur scène » QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. La mort du héros est d’abord mise en scène dans un certain espace, au sein duquel le personnage se déplace : dans Roméo et Juliette, et Dom Juan, la scène se passe dans un tombeau, lieu morbide, sombre (c’est la nuit dans les deux cas). Juliette se réveille au milieu d’autres cadavres : description de frère Laurence, l. 1-7. Cela crée une atmosphère pesante et des bruits extérieurs, les cris de soldats, accentuent l’ambiance tragique en paniquant frère Laurence qui presse Juliette de partir. Pourtant, elle reste là, imperturbable. Dans le cas de Dom Juan, c’est au contraire la curiosité qui le pousse, malgré l’apparition surnaturelle du Spectre, puis l’animation de la statue du Commandeur. Il s’avance donc et finit au fond d’un gouffre qui s’est ouvert sous ses pieds, au milieu du tonnerre et des éclairs. Au contraire, les lieux de la mort de Ruy Blas et Cyrano sont plus banals : on ne voit pas sur l’image autre chose qu’un sol vert. Mais pour Ruy Blas, une table est nécessaire, c’est là qu’est posée la fiole de poison qu’il avale. Ce déplacement est donc important, il dramatise le geste du héros. Dans le cas d’un suicide (Juliette, Ruy Blas), l’accessoire indispensable au passage à l’acte est aussi mis en scène. Juliette s’adresse au poignard qui la tue (l. 26-27). L’épée de Cyrano est posée à côté de lui : elle n’a pas servi au suicide du héros, agressé par des inconnus (sa tête ensanglantée), mais c’est le symbole de sa vaillance et il s’en est servi pour mimer son combat contre la mort. 2. Les personnages secondaires sont des témoins paniqués apportant une note comique à Roméo et Juliette et Dom Juan. Au contraire, les amantes de Ruy Blas et Cyrano rendent la scène pathétique et tragique. Frère Laurence est, malgré lui, responsable de ce désastre : il voudrait sauver Juliette, mais comme elle refuse de le suivre, il fuit lâchement, ce qui rend encore plus noble la mort de la jeune fille.

Livre de l’élève X p. ‹§§ à ‹§·

Sganarelle, dont l’effroi est comique, cherche aussi à sauver son maître dès l’apparition du Spectre ; il l’exhorte en ces termes : jetez-vous vite dans le repentir. Dans la scène suivante, il ne reprend la parole qu’après la mort de son maître pour tirer la morale de la pièce et se lamenter sur son triste sort. Les deux femmes qui recueillent dans leurs bras Ruy Blas (didascalie : l’entourant de ses bras) et Cyrano (image), apprennent, en même temps, l’amour du héros et sa mort prochaine. Leur attitude désespérée dramatise donc la situation et la rend tragique, puisqu’elles aussi avouent leur amour à ce moment. On peut citer le dernier cri de la Reine.

TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire 1) Un dénouement Dans la dramaturgie classique, le dénouement résout le problème posé par l’intrigue. L’action est dénouée quand il n’y a plus d’obstacle. Le dénouement est la dernière péripétie après laquelle la situation est stabilisée en bien ou en mal. Le sort des personnages doit y être réglé définitivement. Dom Juan a accumulé, tout au long de la pièce, des sacrilèges, dont le plus grave est le défi au fantôme du Commandeur qu’il a assassiné. Cette scène est donc le dernier affrontement du héros avec les puissances surnaturelles, Dieu : – il répond à l’invitation du Commandeur en se rendant dans son tombeau ; – il est tué par la statue, après un dernier avertissement et disparaît dans les flammes de l’enfer ; son compte est donc bien réglé ; – le seul Sganarelle reste sur scène et fait le point sur les autres personnages : les femmes bafouées et leurs familles sont satisfaites ; – puis, il insiste sur son propre sort : le valet reste sans emploi et sans salaire. Vers le bac |

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2) Une fin spectaculaire Si ce dénouement respecte la règle classique, Dom Juan appartient cependant surtout à l’esthétique baroque. En attestent les nombreux effets, le recours au surnaturel, le changement de lieu à chaque acte, supposant de somptueux décors et tout un luxe de machineries : le Spectre qui s’envole, les éclairs et le tonnerre, la trappe qui s’ouvre dans le plateau pour engloutir Dom Juan (didascalie l. 11-12). Le lieu est très particulier : il s’agit du tombeau du Commandeur, orné d’une impressionnante statue monumentale. C’est un lieu grave et mystérieux où les deux personnages ont déjà vu la statue s’animer. D’abord, on remarque l’apparition d’un spectre voilé, figure sans doute féminine de la mort. Son effet spectaculaire est renforcé par la panique comique de Sganarelle qui identifie l’apparition : c’est un spectre : je le reconnais au marcher. Puis, le valet explicite ce qui, peut-être, ne pouvait être joué : voyez-vous […] ce changement de figure, dit-il. Est patente l’opposition entre l’attitude du valet et celle du maître, ce qui renforce la tension dramatique : Dom Juan veut en avoir le cœur net : je veux voir ce que c’est, et il teste même la matérialité du spectre : je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit. Quand la statue se met à parler et lui demande sa main, il la lui donne, puis il commente ce qu’il ressent pendant que des effets spéciaux suggèrent les flammes de l’enfer : tout mon corps devient un brasier ardent. Le silence qui suit les derniers cris de Dom Juan est sans doute pesant, avant que Sganarelle ne prononce ses dernières paroles, reprenant, mais sans doute sur un ton désabusé, le Ah ! qui avait été le dernier mot de Dom Juan. 3) Une fin morale Dom Juan est un libertin qui ne respecte pas les règles morales et religieuses. Comme son statut de noble et ses ruses lui ont assuré l’impunité pendant toute la pièce, il faut une intervention divine pour le punir, véritable deus ex machina. Molière y est contraint par la censure religieuse qui existe à son époque. Il a d’ailleurs été obligé de reprendre son texte pour pouvoir le présenter. La fin d’une comédie se doit d’être morale. La morale est donnée par les deux créatures surnaturelles, puis par Sganarelle. Le surnaturel s’exprime d’abord à travers un

personnage féminin, figure de la mort ou des femmes abusées par Dom Juan dont Sganarelle croit reconnaître la voix. Ce spectre demande à Dom Juan de reconnaître ses péchés et de se repentir pour éviter l’enfer ; il se fait menaçant : s’il ne se repent ici, sa perte est résolue, proclamet-il. Sa perte, ce n’est pas seulement sa mort, inévitable, mais sa damnation éternelle. Dom Juan se montre buté, face à ce que Sganarelle, avec son bon sens populaire, appelle des preuves. Le valet est du côté de l’ordre moral : jetez-vous vite dans le repentir. Mais Dom Juan, en matérialiste convaincu, s’obstine. On peut faire référence aux l. 14-15, et mentionner la répétition à plusieurs reprises de non, non, marquant nettement son refus de se convertir aux lois de la morale et de la religion. La condamnation est donc prononcée par la statue du Commandeur, autre victime de Dom Juan qui trouve ainsi sa revanche et se fait le porteparole du Ciel : les l. 6-8 comportent des présents de vérité générale. La 2e morale, tirée par Sganarelle, est plus mitigée : elle fait le compte des victimes de Dom Juan satisfaites par cette mort : l’énumération tourne à l’accumulation, tissée de pluriels (l. 14-16). Pour finir, Sganarelle souligne : tout le monde est content. Lui seul est exclu de cette satisfaction générale : Il n’y a que moi seul de malheureux. Le deuil de ses gages apporte une touche comique à cette scène aux lisières de la tragédie. La répétition, en début et fin de réplique, de mes gages semble donner pour seule raison de son malheur la perte de son argent, ce qui rappelle, sur le mode comique, la différence de classe et les préoccupations matérielles, prosaïques du valet. Pourtant, on peut aussi imaginer que le valet n’existe plus sans son maître, et qu’il est peut-être le seul à le pleurer vraiment, même s’il ne peut décemment regretter un vaurien comme Dom Juan.

Dissertation 1) La mort sur scène est spectaculaire Le spectacle réside dans l’utilisation de l’espace et d’accessoires, dans le jeu de l’acteur qui rend la scène violente et pathétique. L’extrême violence qu’on trouve dans le théâtre élisabéthain ou baroque (Dom Juan) avait été rejetée par l’esthétique classique (voir le scandale provoqué par la mort de Camille dans Horace, p. 280-282).

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a) Utilisation de l’espace et des accessoires (voir question 1) – le tombeau, lieu morbide et terrifiant : Dom Juan et Roméo et Juliette. Ce lieu est dramatisé par la présence de personnages secondaires : les soldats à l’extérieur et la panique de frère Laurence, le Spectre et la statue parlante qui terrorisent aussi Sganarelle ; – le héros qui se suicide met en scène l’accessoire qui va l’achever : la fiole déposée sur la table par Ruy Blas est ainsi mise en évidence pour le spectateur. Son déplacement vers l’objet est aussi remarqué par la Reine. Le poignard de Roméo dont Juliette s’empare et auquel elle s’adresse est l’accessoire tragique par excellence. b) Le jeu de l’acteur – on peut commenter la mort foudroyante de Juliette qui, après avoir cherché du poison sur les lèvres de Roméo, s’enfonce le poignard dans le ventre. Ses dernières paroles émouvantes ; – ainsi que la mort lente de Ruy Blas, qui s’affaiblit, s’effondre, perd connaissance et se réveille plusieurs fois avant de mourir définitivement. 2) La mort sur scène est cathartique Elle suscite principalement la pitié ou la terreur du spectateur, effet relayé par les commentaires d’un autre personnage. a) La mort d’une innocente victime est toujours pathétique Juliette suscite l’admiration pour sa détermination, son refus de suivre frère Laurence. Ses dernières paroles montrent sa grandeur d’âme, et son dernier baiser à Roméo est une tragique déclaration d’amour. Quand les victimes sont des enfants, les auteurs ne les montrent pas sur scène, ils dramatisent plutôt la séparation avec la mère, métaphore de cette mort trop atroce : la mort d’Astyanax dans Les Troyennes (p. 228-229) en témoigne. Pour les enfants de Médée, c’est la présentation des cadavres qui suscite l’horreur et que les metteurs en scène traitent de façon réaliste ou symbolique (p. 232).

b) La mort d’un héros qui s’est sacrifié est elle aussi pathétique, surtout quand elle se produit sous le regard de la femme aimée qui apprend cet amour au moment où elle le perd : c’est le cas de la Reine dans Ruy Blas et de Roxane dans Cyrano de Bergerac. Dans les deux cas, le rapprochement physique souligne le tragique de la séparation définitive, comme dans le cas d’une mère et de ses enfants. c) La mort d’un méchant doit susciter la terreur : les effets spéciaux dans Dom Juan sont sur ce point de précieux auxiliaires. 3) La mort sur scène permet une réflexion morale a) Les morts héroïques remettent l’univers en ordre : un valet ne peut aimer une reine, et doit disparaître pour préserver l’honneur de la dame (Ruy Blas). Les morts de Roméo et Juliette obligeront les familles à se réconcilier. Elles font réfléchir sur les conflits familiaux qui interdisent aux jeunes gens d’accéder au bonheur. b) La mort d’un méchant doit au contraire être exemplaire pour susciter la crainte de ses crimes : la mort de Dom Juan est commentée par le Spectre, la statue, et enfin Sganarelle qui en tire une leçon morale (voir partie 3 du commentaire).

Écriture d’invention – On préconisera de faire chercher au préalable l’intrigue de Cyrano de Bergerac ou d’en donner les grandes lignes pour introduire des informations dans le dialogue. On peut donner une première phrase : « J’attendrai la mort debout, et l’épée à la main ». – On peut suggérer aux élèves de s’aider du dialogue de Ruy Blas : l’affaiblissement progressif du héros, l’utilisation de l’épée, la déclaration amoureuse en forme d’adieu, le lexique poignant des sentiments, sont autant de pistes fertiles. – Penser à jouer sur des phrases exclamatives, des phrases interrompues, sera valorisé.

Vers le bac |

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Vers le bac : « Monologue et solitude dans le théâtre contemporain »

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QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. Dans le monologue classique, un personnage parle alors qu’il est ou se croit seul sur scène. Le théâtre contemporain imagine des scènes où le personnage parle devant un autre, muet, auquel il peut s’adresser ou pas. La parole de l’énonciateur se perd donc dans le silence malgré ses tentatives pour se faire entendre : Winnie interpelle Willie (l. 3-4, 10, 40) et il ne répond que par dors à la fin. Mina pose des questions au juge (l. 1) ou répète celles qui lui sont posées et que le spectateur n’entend pas (l. 25). Le personnage se parle donc en réalité à luimême : Winnie la plupart du temps et plus particulièrement l. 7-8 quand elle observe qu’elle parle dans le désert, Leslie qui s’adresse même au public par un vous l. 19-20, alors que sa sœur Anna est à la fenêtre. Mina fait le bilan de sa relation à son père et va bien au-delà de ce qu’un tribunal lui demande. Chaque monologue est centré sur le sujet je : le désarroi de Winnie (l. 12 et 31) et de Leslie (l. 5-12) ; la détermination de Mina à rejeter son père (l. 5-12). 2. Le registre est pathétique pour les trois textes mais avec des moyens différents. Pour Oh les beaux jours, ce sont : Les silences de Winnie après des phrases nominales ou infinitives qui indiquent ce qu’elle s’oblige à faire pour occuper le temps : Simplement regarder droit devant moi. Les phrases que Winnie complète peu à peu, comme difficilement, entre chaque silence, l. 21-23 : elle cherche l’expression la plus exacte pour justifier ce qu’elle fait. Dans la mise en scène de Barrault, Winnie est une femme au visage imperturbable et triste. Sa posture montre qu’elle tient à sa dignité : elle est très droite, l’ombrelle tenue haut au-dessus de sa tête, on la voit soucieuse de son apparence (robe, bijoux). À comparer avec la didascalie

initiale : si Beckett a voulu une femme belle et coquette, qui lutte contre le vieillissement et la décrépitude (de beaux restes), c’est pour accentuer le tragique de sa situation. Comment rester belle et digne quand on s’enfonce dans le sol ainsi ? Pour Sallinger : La détresse de Leslie est suggérée par les images des actions extrêmes qu’il voudrait accomplir avec des énumérations comportant des répétitions l’envie de… ; quelqu’un que… Au contraire de Winnie, son discours ne s’enlise pas dans le silence mais est dans l’excès de parole, et les nombreuses répétitions comme toucher, frère préféré, supérieur. Comme pour Winnie, il craint de ne pas être compris. Pour Papa doit manger : Mina fait en sorte de rester dans les constats factuels, sans émotion apparente. C’est la description sans amour de son père qui est pathétique avec les nombreux termes péjoratifs : l. 6-7, 22-24, 29. Elle évite d’utiliser le je, préférant un nous l. 31. Et c’est cette distance vis-à-vis de son père qui est terrible. 3. Les monologues montrent l’extrême solitude de la condition humaine. Beckett ajoute à cela le sentiment de l’absurde lisible dans l’obsession inquiète et pathétique de Winnie pour ses objets et ses rituels : la didascalie perplexe et les lignes 30-33. Les questions répétées et sans réponse à Willie lui donnent raison : elle parle dans le désert. Leslie aussi, en perdant son frère, s’est retrouvé seul, comme Winnie le craint si Willie l’abandonnait (l. 12-14) : il est prêt à interpeller n’importe quel inconnu pour se sentir exister : pouvoir toucher un autre être ; un esprit trop profond pour rester seul et enfermé. Son admiration pour le Rouquin occupait sa vie, lui donnait un sens. Aujourd’hui, il ne peut que parler de lui. Pour Mina, la situation est inverse : c’est elle qui veut abandonner son père à sa solitude car elle ne peut plus le respecter : il n’a pas su demeurer en haut de la montagne de mensonges et d’illusions.

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M. N’Diaye met en évidence les incompréhensions entre les êtres, même au sein d’une famille.

TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire 1) Un monologue dans le désert – Dès la 1re phrase, le problème de la situation d’énonciation est posé : si je pouvais supporter […] d’y aller de mon babil sans âme qui vive qui entende. Le paradoxe tragique de la situation de Winnie est qu’elle s’adresse à Willie : apostrophe l. 3, utilisation de la 2e pers., phrases interrogatives répétées à la fin qui débouchent sur la réponse lapidaire de Willie : dors, autre façon de lui dire de se taire. Par dépit, elle s’interpelle elle-même l. 7, et la plupart des phrases nominales et infinitives l. 14-19 sont des exhortations qu’elle s’adresse pour s’encourager à continuer à vivre ainsi : ce qui permet de continuer, continuer à parler s’entend : son existence se limite à cette parole perdue dans le vide. 2) Un personnage pathétique – Analyser la didascalie initiale et l’image de mise en scène (voir question 1). Le vieux style, formule qu’elle répète à plusieurs reprises, suggère le mode de vie auquel elle s’accroche. – La solitude de Winnie est d’autant plus insupportable que Willie refuse d’être un véritable compagnon : l. 5-10. Elle doit donc combler ce vide par tous les moyens possibles et le silence la terrorise (l. 16-17) avec la métaphore de la glace pour évoquer cette vie. – La difficulté à parler, à dire exactement ce qu’elle ressent, est visible par les nombreux silences, la recherche du mot exact (l. 24-27). – Son désarroi se lit dans le passage du sourire au rire forcé puis à l’inquiétude manifeste quand elle s’aperçoit qu’il lui manque quelque chose (l. 27-31). 3) Une vision absurde de la condition humaine – L’espace et le rapport non réaliste des personnages à cet espace sont une métaphore d’une vie engluée dans le non-sens : voir la didascalie initiale et l’image p. 373. – Dans le théâtre de Beckett, les corps sont entravés, infirmes, les personnages sont des figures grotesques, représentants d’une humanité souffrante et sans espoir : il s’agit juste de passer le temps, d’attendre la mort : l. 12-14. Et

la référence à Dieu dans ses questions finales montre qu’elle ne croit pas à l’action divine. – Que faire ? Ce verbe met en évidence la limite de l’action humaine, son inutilité : il y a si peu qu’on puisse faire ; ce n’est qu’humain ; que faiblesse humaine. L’action est dérisoire et ne permet pas d’échapper à la mort. Winnie a concentré ses actions sur son sac à main et les objets qu’il contient, tous utiles pour préserver un peu sa beauté : le peigne, la brosse, et elle vit des rituels immuables l. 32 sqq. : normalement je ne rentre pas mes choses. Pourtant, même cela lui échappe, elle ne sait plus ce qu’elle a fait l. 31.

Dissertation 1) Les formes variées du monologue – Définition du monologue classique : un personnage est seul sur scène et dit ce que les autres personnages ne peuvent ou ne doivent entendre, par ex. les monologues de George Dandin ou d’Arnolphe dans L’École des femmes pallient l’isolement du héros au milieu des autres personnages qui sont contre lui. Les théoriciens classiques ont voulu en limiter l’usage à cause de son peu de vraisemblance. On a préféré à partir de 1650 les confidences à un proche. Molière qui l’utilise après cette date, met en évidence dans le monologue de L’Avare la convention théâtrale, en imaginant Harpagon s’adressant directement au public. Le monologue classique est toujours très structuré. – Dans le drame romantique, le héros est exclu, incompris, et le monologue est son seul moyen d’expression véritable et sincère : voir dans Lorenzaccio, le moment où le héros laisse tomber le masque : le monologue romantique est chaotique, rempli de phrases exclamatives, de digressions, d’expressions brutales d’émotions puis de retombées de désespoir. – Dans le théâtre contemporain, le personnage qui monologue est rarement seul sur scène : il parle dans le vide face à d’autres personnages qui ne lui répondent pas (textes du corpus). Les personnages tendent à exister à travers des formes de discours proches du monologue souvent devenu une parole-fleuve : Antoine de Juste la fin du monde n’attend aucune réponse, il pousse une sorte de cri pour que les sentiments refoulés depuis longtemps sortent. Dans ces monologues, la parole se cherche dans des reprises, des répétitions, des hésitations. Vers le bac |

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2) Les fonctions conventionnelles d’un monologue Le monologue classique est délibératif : il aide le personnage à prendre une décision en cas de dilemme (cf. Rodrigue dans Le Cid, p. 278-279). Le monologue est principalement lyrique : Arnolphe de L’École des femmes ou Dandin expriment leur colère, leur dépit de ne pas être aimé, et de ne pouvoir contrôler la femme qu’ils tiennent sous leur coupe. Chaque monologue se termine par la décision d’une action qui devrait sortir d’embarras le héros, mais il n’en est rien. Ces monologues deviennent alors comiques parce que les personnages ne sont pas sympathiques. Dans le drame romantique, le monologue désespéré du héros est au contraire pathétique. Dans les œuvres contemporaines, le registre est également pathétique : voir question sur corpus 2. 3) Les fonctions symboliques du monologue dans le théâtre contemporain – Le sentiment de solitude : Leslie comme Winnie ont besoin de l’autre proche mais silencieux, ou mort, ou inconnu. Voir question sur corpus 3. – L’impossibilité de communiquer : Antoine de Juste la fin du monde (voir le commentaire du texte) ; Mina s’explique pour elle seule devant le juge dont elle prend en charge les questions.

C’est elle qu’elle doit d’abord persuader de la légitimité d’abandonner son père. – L’absurdité de l’existence : Électre des Mouches de Sartre p. 338 ; Winnie (voir le commentaire).

Écriture d’invention Le sujet ne comportant pas d’indication de type de texte, on peut imaginer un dialogue entre l’actrice et le metteur en scène ou un texte ressemblant à une note de mise en scène. Les justifications s’appuieront sur une analyse de certaines parties des textes. Pour le texte de Beckett, les didascalies sont une indication précieuse sur les gestes et les manipulations des objets, et le personnage, coincé jusqu’à la taille, peut à peine se tourner. Il faut donc insister sur les regards et les intonations de voix. Pour le texte de Koltès, on sait que Leslie s’arrête, mais comment se tient-il par rapport à Anna, où porte-t-il ses regards ? Les intonations doivent faire entendre son exaltation, son envie de se précipiter sur quelqu’un, ainsi que son admiration pour son frère mort. Pour le texte de N’Diaye, c’est le rapport au juge qu’il faut installer : où se situe ce juge invisible par rapport au public ? Les intonations de Mina doivent aussi faire entendre une indifférence feinte vis-à-vis de son père. Ce travail peut faire l’objet d’une mise en voix.

238 | Le théâtre et sa représentation

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Chapitre

3

La poésie Livre de l’élève X p. ‹‡§ à ›·⁄

Présentation du chapitre X p. ‹‡‡ Objectifs Saisir les enjeux de la création poétique (rapport au langage, vision du monde). Connaître l’évolution de ses formes. Inscrire la création poétique dans des mouvements littéraires et culturels. Comprendre les enjeux de rupture et de renouvellement poétique. S’approprier les outils de la métrique. Mettre en relation poèmes et textes théoriques.

Organisation du chapitre La séquence 9 (xive-xvie siècles : Triomphe des formes fixes) montre que, par-delà la variété des formes et des genres (rondeaux, épigrammes…), le sonnet, imité de la poésie de Pétrarque, devient de plus en plus dominant. Le choix des poèmes vise à révéler la richesse et la plasticité de cette forme fixe. L’affirmation de grandes figures poétiques (Louise Labé, Joachim du Bellay, Ronsard) participe de l’âge humaniste et d’une réflexion sur l’appropriation dans la langue française de modèles italiens. Les thèmes éternels de l’amour, de la patrie que l’on regrette, sont sources d’inspiration et de poèmes qui transportent le lecteur. La séquence 10 (xviie et xviiie siècles : Une poésie en mouvement) montre comment l’esprit baroque souffle dans la création poétique, plus

propre qu’un autre genre à révéler les élans et les doutes, le vertige d’un monde insaisissable. Alors que le classicisme va étendre son ordre social et langagier, la poésie mondaine est encore animée de l’esprit de la surprise baroque, de l’interrogation sur l’inconstance, des jeux permanents du langage. La séquence 11 (xixe siècle : Poésie et modernité) vise à montrer le renouvellement du langage poétique à l’ère moderne : essor d’un nouveau lyrisme avec le romantisme (Lamartine, Vigny), affirmation de la parole poétique face à l’Histoire (Hugo), sensibilité à des univers oniriques (Aloysius Bertrand). C’est le siècle des ruptures : rupture avec la seule versification, et exploration du poème en prose ; bouleversement du langage poétique jusqu’à l’ivresse, le délire ou la densité hermétique. Les Fleurs du Mal (lecture en œuvre intégrale) marquent la césure fondamentale dans la poétique même : le recueil est le diapason sur lequel s’accorde toute une poésie désormais tournée vers la modernité. La séquence 12 (xxe-xxie siècles : Nouveaux territoires poétiques) s’amorce par un parcours dans l’œuvre d’Apollinaire (lecture en œuvre intégrale). La liberté formelle, les jeux visuels, la richesse d’une personnalité qui tourne au mythe personnel, montrent qu’Orphée est encore de ce monde moderne dont le paysage est celui de la ville et des usines. Le surréalisme s’affirme comme l’école du langage onirique et conserve au poète son pouvoir d’accéder et de pénétrer dans une dimension surréelle et énigmatique. Mais, loin de cette transfiguration, le poète qui | 239

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est notre contemporain est toujours confronté à la nudité et l’évidence du réel pour en percer la beauté et le sens. Les clés du genre offrent les outils techniques nécessaires pour analyser le langage poétique dans les dimensions de la versification et de la métrique, à travers les rythmes et les images ainsi que les effets sonores, dans son rapport avec la prose (poème en prose et la prose poétique). Le premier corpus Vers le bac (niveau 2de) est centré sur les « Poètes maudits et parias de la société » : à quels animaux funestes et maléfiques les poètes s’identifient-ils ? Le second corpus (« Chanter la révolte »), pour les classes de première, resitue la figure du poète dans son rapport à l’Histoire et permet d’interroger l’engagement poétique et ses formes. Des pistes de lecture sont proposées en fin de chapitre pour les classes de seconde et de première.

Pistes d’étude de l’image X p. ‹‡§-‹‡‡ – L’image comme illustration : permet de cerner des grands thèmes de l’inspiration poétique (la femme, le rapport au paysage et à la nature, le désir, l’amour, la beauté). Le spectateur est invité à interpréter l’attitude de la jeune femme par le biais des associations, de l’harmonie des couleurs, des symboles.

– L’image comme support d’écriture : permet aux élèves soit d’en proposer une description poétique, soit d’imaginer le discours lyrique que la jeune femme adresse à la nature.

Bibliographie – AQUIEN Michèle, La Versification appliquée aux textes, Nathan, 1993 ; réédition 2010. – BANCQUART Marie-Claire, La Poésie en France, du surréalisme à nos jours, éd. Ellipses, 1998. – BÉGUIN Albert, L’Âme romantique et le rêve, éd. José Corti, 1939. – BONY Jacques, Lire le romantisme, Armand Colin, coll. « Lettres sup. », 2005. – BRODA Martine, L’Amour du nom, éd. José Corti, 1997. – MAULPOIX Jean-Michel, Du lyrisme, éd. José Corti, 2000. – MAULPOIX Jean-Michel, Le Poète perplexe, éd. José Corti, 2002. – MAZALEYRAT Jean, Éléments de métrique française, Armand Colin, 1974 ; réédition 2004. – PINSON Jean-Claude, Habiter en poète, éd. Champ Vallon, 1995. – RABATÉ Dominique (dir.), Figures du sujet lyrique, actes du colloque 1995, PUF, 1996. – RICHARD Jean-Pierre, Onze études sur la poésie moderne, Seuil, « Points Essais », 2000.

240 | La poésie

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Séquence

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XIVe-XVIe siècle : Triomphe

des formes fixes Livre de l’élève X p. ‹‡° à ‹·⁄

H istoire des arts

Raphaël, Le Parnasse, ⁄∞⁄⁄ X p. ‹°¤-‹°‹

Un hommage à l’Antiquité LECTURE Apollon et les Muses 1. On peut commencer par rappeler qu’Apollon (dieu du Soleil, de la Beauté et des Arts) est classiquement associé à la beauté et à l’harmonie. Dans la chambre de la Signature, le Parnasse illustre le Beau, tandis que l’École d’Athènes et la dispute du Saint-Sacrement illustrent le Vrai ; le Bien apparaît sur la voûte dans les allégories des vertus cardinales et théologales, le Juste étant illustré dans deux autres fresques en diptyque (droit canonique et droit civil), face au Parnasse. Apollon est reconnaissable à ses attributs : la position centrale, la couronne de laurier (ceinte par les poètes inspirés), la jeunesse et le buste découvert, comme sur ses effigies antiques. La musique (musikè, « art des Muses ») symbolise tant la poésie que l’harmonie ; Apollon donne le la aux poètes, tout en conférant une grande harmonie à leur assemblée. Le Parnasse est une montagne située au nord-est de Delphes, consacrée à Apollon dans l’Antiquité. L’Hippocrène, fontaine des poètes, a jailli quand le sabot de Pégase a frappé la terre de l’Hélicon, montagne des Muses (Ovide, Les Métamorphoses, V, 250-283). Ce paysage est représenté comme un locus amoenus. 2. Cette « lyre à bras » est anachronique : Raphaël fait donc le lien entre Antiquité et modernité. Cette fresque n’est nullement une reconstitution historique néo-païenne, mais la représentation actualisée et allégorique de l’inspiration.

3. Toutes les muses ne sont pas caractérisables par leurs attributs, mais elles le sont en groupe, car elles forment le cortège d’Apollon ; et il n’y a que deux autres figures féminines sur la fresque : Sappho tout en bas, qui montre son nom, et, derrière elle, Corinne. Les neuf muses (à partir d’Hésiode) sont filles de Zeus et de Mnémosyne. Calliope est assise à gauche du dieu avec sa trompette (poésie épique), Terpsichore à droite joue de la cithare (poésie lyrique). Debout, Érato est retournée (on voit son dos, poésie amoureuse), à sa gauche immédiate, Polymnie (chants religieux et rhétorique), puis, toujours à gauche, tenant un masque, Melpomène (tragédie), et directement tournée vers Apollon, tenant un tableau noir, Uranie (astronomie). À gauche d’Apollon, immédiatement Euterpe (poésie lyrique et musique), Clio (histoire) et Thalie (comédie).

Les poètes illustres 4. Homère, vêtu de bleu, lève vers le ciel ses yeux sans lumière ; il reçoit ainsi l’inspiration (conjointement d’Apollon, dont il porte les lauriers, et du Ciel). Son visage est représenté d’après les stéréotypes de l’Antiquité (bustes d’Homère), Raphaël travaillant d’après l’antique, dans un lieu où abondent les bustes, originaux grecs et romains et copies antiques. À sa droite, Virgile le regarde, car il a poursuivi son œuvre avec l’Énéide, procurant à la Rome augustéenne son épopée fondatrice (origines reprises et glorifiées par la Rome chrétienne ; christianisation traditionnelle de Virgile : juste au-dessous de cette fresque dans la chambre de la Signature apparaissent ces deux images : la découverte des livres sibyllins dans le sépulcre de Numa – or les Sibylles représentées dans la Sixtine sont censées préparer le christianisme – et Auguste, empêchant la destruction de l’Énéide). 9 XIVe-XVIe siècles : Triomphe des formes fixes |

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5. De même, Dante, continuateur de Virgile, procure son épopée théologique au christianisme. Virgile apparaît au seuil de La Divine Comédie. Le profil de Dante est reconnaissable sur nombre de représentations (notamment portrait par Giotto). Il ne semble pas y avoir de rupture entre Antiquité et Moyen Âge dans cette conversation tranquille, tout est harmonieusement réuni pour fonder la grandeur chrétienne. 6. En bas à droite figure Horace (en dialogue avec Sannazaro, qu’il inspire) qui pointe tant la fenêtre que la chambre. Ces deux personnages débordent du cadre de l’œuvre d’art : effet de continuité avec les acteurs réels du palais. La Renaissance de Raphaël est optimiste. Avec Sannazaro et Ovide (juste au-dessus), il médite sur l’avenir.

Une inspiration harmonieuse 7. Plastiquement, Raphaël joue à la fois sur la régularité et la variété : il dispose côte à côte plusieurs groupes, sans briser l’unité d’ensemble (en jouant sur le triangle et le demi-cercle). C’est en regardant les groupes en détail que l’on distingue plusieurs conversations dans une conversation générale. Les couleurs variées et douces, sans contrastes, reflètent une douce lumière. 8. L’inspiration apparaît dans l’orientation du regard (vers le ciel ou vers un inspirateur) et la transmission par les gestes des mains. Les lauriers sont symboliques de l’inspiration (affiliation à Apollon). 9. Du haut en bas, l’œil du spectateur peut suivre les chemins de l’inspiration. Elle vient d’en haut : du ciel, ce qui est accentué par la verticalité des arbres (qui relient Apollon au ciel). La structure en montagne représente l’élévation. Ensuite, les échanges de regards entre poètes signifient la conversation ininterrompue entre eux. Certains adressent leur regard directement au spectateur ; en outre, deux d’entre eux à droite (Horace et Sannazaro) désignent le monde présent vers lequel l’inspiration peut descendre. Ainsi, l’inspiration qui vient du ciel se transmet, par le truchement de tous les personnages, vers le monde présent, vers le spectateur. La poésie est investie du rôle de transmettre la vérité grâce à la beauté, au rythme, à l’harmonie traduisant la perfection et l’amour divins.

VERS LE BAC Il s’agit du discours d’un jeune peintre qui s’adresse à des interlocuteurs prestigieux. Le sujet est ambitieux, on peut donc choisir de privilégier l’effort pour utiliser des connaissances, des idées en harmonie avec le programme représenté dans la fresque, et la structure du discours, ainsi qu’un ethos où se mêlent humilité et fierté, confiance dans les idéaux de 1511. Contexte : à l’époque de Raphaël, la peinture devient un art libéral (et non plus un artisanat évolué) ; le peintre acquiert un prestige égal à celui du poète ; il est considéré comme capable de conceptions intellectuelles élevées. Si au nombre des Muses ne figurent pas les arts plastiques, du moins la peinture et la sculpture sont bien présentes dans la chambre de la Signature, sur L’École d’Athènes. Raphaël peut donc développer ces idées : – exorde : Apollon ne mériterait pas d’être sur la peinture (mais il figure sur L’École d’Athènes) ; sa présence rend hommage au pape qui a installé l’Apollon au Belvédère (cf. encadré, livre de l’élève p. 383). Comment comprendre la présence d’un dieu païen au Vatican – dans les propres chambres du pape et non seulement dans son musée ? Raphaël peut indiquer qu’il a obéi aux instructions du pape ! Le christianisme embrasse le patrimoine antique, sagesse déjà inspirée par la Providence et lisible a posteriori comme une préparation cachée de la Révélation. – le rôle des artistes dans la connaissance et l’amour de la vérité (et il peut choisir quelques exemples de poètes représentés dans sa fresque pour incarner son discours). – la transmission de l’inspiration entre poètes et la fécondité des modèles antiques. – l’importance de la paix et de l’harmonie pour l’art, dont tout homme a besoin ; en effet, le Parnasse a unifié une première fois le monde autour de la Grèce et de Rome (Pétrarque défendait déjà cette idée, il figure sur Le Parnasse). Raphaël peut conclure en disant : « Accomplissons aujourd’hui ce noble projet. Les peuples chrétiens aujourd’hui divisés se réunifieront en valorisant ce qui leur est commun, la foi chrétienne et les beautés antiques. » Prolongements – L’Apollon du Belvédère, le Laocoon et la naissance des musées du Vatican.

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– Nicolas Poussin, L’Inspiration du poète (musée du Louvre : notice) : http://www.louvre.fr/llv/oeuvres/detail_ notice.jsp?CONTENT%3C%3Ecnt_ id=10134198673395585&CURRENT_LLV_ NOTICE%3C%3Ecnt_id=1013419867339558 5&FOLDER%3C%3Efolder_id=98527236965 00815&baseIndex=22



Christine de Pisan, Rondeaux, ⁄‹·‚-⁄›‚‚ X p. ‹°›

L’impossible deuil LECTURE 1. On relève le champ lexical de la souffrance : « dolent cœur » (v. 2), « ire » (v. 2), « plaindre » (v. 3), « Ma doloreuse aventure » (v. 4), « Ma dolente vie » (v. 5), « j’endure » (v. 11). Le rondeau, basé sur un jeu de reprises, est une forme appropriée pour mettre en valeur le caractère lancinant de la douleur ici exprimée. Il ne compte que deux rimes qui se répètent. C’est ainsi que sont associés à la rime les verbes signifiants : « je dure » / « j’endure ». L’autre règle du rondeau veut que l’on reprenne à l’identique un vers important, faisant office de refrain. Le vers qui revient en boucle exprime ici la douleur de vivre, quand l’autre a disparu : « Je ne sais comment je dure. » Tout le rondeau tourne autour de cet axe ; la souffrance se déploie en cercles concentriques autour de cette phrase centrale. 2. Le rondeau est écrit à la première personne du singulier : ce choix énonciatif renforce le lyrisme de la plainte. Un sujet particulier dit « je » de manière intime. Le présent renforce cette impression : il saisit un moment de vie et dit le deuil, au moment où il est éprouvé par une personne unique. Pourtant, chacun peut se reconnaître dans cette voix souffrante, car elle donne des mots aux maux universels de la passion et de la perte. Le thème de la souffrance amoureuse est ainsi arraché à la banalité.

3. Le rythme irrégulier de l’heptasyllabe fait entendre une voix heurtée, marquée par la souffrance. On peut relever le vers 6 : « Rien, hors la mort ne désire ». Le mot « rien », monosyllabique, est lancé comme un cri en tête de vers. Il est détaché par la virgule et le « h » aspiré de « hors », phonème qu’on prononce après une pause hachant le débit. Suit alors, très vite, un groupe de six syllabes. Les mots qui le constituent sont presque tous monosyllabiques, conférant une cadence saccadée à la phrase. 4. Christine de Pisan ne peut se permettre de pleurer. Elle ferait fuir son public alors qu’elle ne vit que de sa parole et de sa plume (voir biographie p. 677). Il lui faut donc ravaler ses larmes, garder pour elle sa douleur et porter un masque en public. Le mot « couverture » (v. 8) montre qu’en société on dissimule sa véritable identité en jouant un rôle défini par des règles. L’expression « faire semblant » (v. 10) renforce cette interprétation. 5. L’écriture poétique est alors le refuge et l’exutoire d’une souffrance qui s’exacerbe à force d’être contenue. Dans l’intimité, l’auteur peut s’abandonner et chanter sa douleur. Elle a le temps aussi de choisir et polir une forme poétique, le rondeau, qui coïncide exactement avec ce qu’elle veut exprimer : « la pointe fixe de l’amour » (M. Duras).

HISTOIRE DES ARTS La miniature met en valeur le repli dans la solitude : seule avec elle-même, Christine de Pisan peut écrire, laisser une trace durable de ce qu’elle a éprouvé et n’a pu dire en public. Le livre gardera sa parole de veuve fidèle par-delà la mort. On remarque le petit chien à ses pieds : il symbolise lui aussi la fidélité de la mémoire. De même, une arcade de marbre semble enserrer le personnage. Ce matériau dur évoque à son tour la permanence de l’écrit, gardien d’une parole secrète magnifiée par les règles du jeu poétique.

VERS LE BAC Invention On peut suggérer quelques arguments : Personnage 1 : a) La règle est synonyme d’artificialité : seul le laisser-aller d’une parole qui s’épanche, sans 9 XIVe-XVIe siècle : Triomphe des formes fixes |

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règle ni contrainte, peut traduire les émois d’un cœur qui s’abandonne. On peut s’appuyer sur Rousseau et son plaidoyer en faveur du « naturel », mais aussi sur des poèmes modernes refusant de jouer le jeu de la métrique pour mieux revenir à la source même du lyrisme : l’émotion brute. b) Les contraintes empêchent l’expression de soi. Les règles de la métrique sont imposées à tous alors que la voix de chacun est unique. Il y a là une incompatibilité. c) On peut ainsi s’appuyer sur l’expérience surréaliste qui fait de l’écriture automatique, du récit de rêve et, plus largement, du refus de la parole réglée, le gage d’une authenticité singulière retrouvée (voir Éluard, manuel p. 465). Personnage 2 : a) La règle permet de conférer une forme séduisante à ce qui ne l’est pas : pour parvenir à faire entendre sa voix, y compris dans ce qu’elle a de plus intime (les larmes, les soupirs, les cris), sans être impudique, on peut s’abriter derrière des règles d’écriture. Elles donnent une forme belle, marmoréenne, à ce qui sans cela pourrait être choquant ou laid. Ex. : le texte de Louise Labé (livre de l’élève p. 386) reprend en anaphore le vocatif « Ô », à la fois cri de douleur et de plaisir érotique. La virtuosité de la forme sublime cet aveu cru et nu. b) Les règles poétiques reposent sur la répétition de sons et de rythmes (rimes, allitérations, assonances) qui mettent en valeur des mots porteurs de sens. Le poème devient l’écrin d’une parole forte, inoubliable. c) La règle est un défi à l’inventivité. C’est en suivant les règles du jeu, arbitraires ou fantaisistes, que l’imagination travaille et invente. Ex. : composer un poème à partir d’une anagramme (Ronsard), d’une paronomase (Marbeuf), d’une rubrique de dictionnaire (Char) ou en s’interdisant d’employer une lettre (Perec, Oulipo), oblige à trouver une voie oblique, inédite, pour formuler des thèmes anciens en un parler nouveau.

¤

Clément Marot, Épigrammes, ⁄∞‹° X p. ‹°∞

Jouer avec la neige, jouer avec le feu LECTURE 1. Anne a lancé de la neige sur son poète. Mais en jouant avec la neige, elle a joué avec le feu : en le taquinant, elle a allumé une passion brûlante. Il l’avoue avec esprit, en respectant les codes du jeu poétique. Le dizain repose en effet sur un paradoxe : la neige est froide et brûlante (car elle éveille la passion). Un bref relevé l’atteste : la neige était « froide certainement / Mais c’était feu » (v. 2-3) ; « le feu loge secrètement / Dedans la neige » (v. 5-6). Les enjambements permettent d’insister sur cette contradiction mystérieuse, qui confère au poème son originalité. 2. On peut commenter le vers 3, qui pose le paradoxe : « Mais c’était feu ; l’expérience en ai-je ». Sous le lieu commun du feu amoureux, on entend l’aveu du sentiment amoureux. Exprimé à la première personne, il repose sur une expérience vécue. Le mot « expérience » est d’ailleurs mis en valeur par la ponctuation qui le précède et la diérèse. 3. Le mot « neige » est employé au sens propre au vers 1 ; avec un sens métonymique au vers 9. Le « feu » a son sens propre et figuré au vers 3 : il désigne à la fois la brûlure de la neige et de l’amour. Par métonymie, il définit l’amour luimême. Dans le reste du dizain, il a exclusivement ce sens métonymique. En jouant avec la richesse du langage, Marot parvient à dire beaucoup en peu de mots. Cette extrême densité, qui suppose une grande virtuosité, séduit. 4. La pointe du dizain propose un nouveau paradoxe : seul un contre-feu peut éteindre le feu de l’amour. Il s’agit de la passion amoureuse qu’Anne pourrait éprouver pour lui et qui serait, par son intensité, « un feu pareil au [s]ien ». C’est une invitation pleine d’humour à aimer et sauver le poète, à se prendre à son tour au jeu de l’amour et de la poésie.

244 | La poésie

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VERS LE BAC Question sur un corpus Marot établit un parallèle entre la brûlure paradoxale de la neige et celle de l’amour : il renouvelle ainsi avec bonheur le motif du feu de l’amour, devenu un stéréotype après Pétrarque (voir questions précédentes). De même, Louise Labé insiste sur le chaud et froid provoqué par la passion amoureuse. « Je vis, je meurs » (p. 386) s’appuie en effet sur l’antithèse pour montrer le caractère contradictoire – brûlant et glaçant – de l’amour. Le deuxième décasyllabe en atteste : « J’ai chaud extrême en endurant froidure ». Dans le premier sonnet de la page 386 (« Ô beaux yeux bruns »), ce sont les yeux, mais aussi, de manière plus inattendue, les rires, le front, les « cheveux, bras, mains et doigts » de l’être aimé qui brûlent celle qui admire le beau jeune homme. Louise Labé épelle le corps de l’aimé et en assimile chaque partie à des « flambeaux » (v. 11) ; ils lancent des « feux » et font « ardre » la femme aimante, sans que le bel indifférent n’en reçoive une « étincelle » en retour. Il reste de glace.



Louise Labé, Œuvres, ⁄∞∞∞ X p. ‹°§-‹°‡

Crier son ravissement LECTURE 1. Le Sonnet II repose sur la reprise anaphorique du vocatif : « Ô ». Chaque vers, chaque hémistiche commence par la même invocation lyrique et ce jeu de reprise virtuose fait du poème autant un jeu avec le langage qu’un cri prolongé. De même, le champ lexical de la plainte (« Ô tristes plaints », v. 5, « Ô luth plaintif », v. 10, « De toi me plains », v. 12), des larmes et des soupirs (v. 2) fait entendre la voix douloureuse de la femme délaissée, mettant l’accent sur le grain de la voix. C’est la définition même du lyrisme.

Prolongement Les deux quatrains sont identiques à un sonnet d’Olivier de Magny, l’homme qu’elle aime mais qui ne l’aime pas vraiment. C’est le signe d’un rêve vain de fusion amoureuse, qui commencerait par la confusion des voix. L’idéal serait deux amants pleurant et chantant d’une même « voix », au son des « luth plaintif, viole, archet » (v. 10).

2. On peut relever la métaphore assimilant l’amour à un piège : la jeune femme aimante rencontre « mille morts en mille rets tendues » (v. 7). Ce vers propose aussi une hyperbole puisque la souffrance amoureuse est plus douloureuse que « mille morts ». Le sonnet suivant (« Je vis, je meurs ») repose sur une série d’antithèses. Le vers 1 en est un bon exemple : « Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ». Ce langage figuré traduit l’intensité d’une passion amoureuse faisant vivre des émotions d’autant plus fortes qu’elles sont contradictoires et changeantes. Le sujet amoureux ne connaît plus de repos. 3. Écrire sa douleur en ravive l’intensité, ce qui arrache la vie à la banalité. Ainsi, le cri d’amour « Ô » peut être lu de deux façons : comme une plainte ou comme une joie, cruelle mais délectable. Pour argumenter, on peut reprendre la question 1, montrant que le poème repose sur la répétition incessante, volontaire, des souffrances amoureuses et leurs conséquences : cris, larmes, plaintes. De plus, les vers 3 et 4 du premier quatrain parlent d’espoirs déçus : elle passe ses journées à attendre la nuit, puis des nuits entières à l’attendre, lui. Le parallélisme de construction, la reprise du même patron syntaxique insistent sur le caractère vain d’une attente sans cesse reproduite. Pourquoi alors en reparler et réactiver l’attente déceptive ? Peut-être l’écriture capte-t-elle ce qui aura échappé à l’amante : le corps si beau. Corps et sentiments passionnés sont alors idéalisés. C’est alors moins l’amant que l’amour qui est célébré par le jeu de l’écriture poétique. On peut citer Augustin pour conclure : « amabam amare » (« j’aimais aimer »). 4. C’est un blason. Dans le Sonnet II, Louise Labé évoque, l’une après l’autre, chaque partie du corps. Elle se souvient d’abord du regard (« Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés », v. 1). 9 XIVe-XVIe siècle : Triomphe des formes fixes |

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Puis, au vers 9, elle énumère toutes les parties du corps aimé, dont elle dresse fiévreusement l’inventaire en une série de monosyllabes. Cette accélération du rythme confère au poème son crescendo et permet de célébrer entièrement, avec une grande audace féminine, l’ensemble du corps aimé.

5. La pointe du sonnet porte bien son nom : elle pique le cœur blessé en mettant l’accent sur l’indifférence du jeune homme. Cette chute est préparée par les tercets, reprenant la métaphore pétrarquisante du feu amoureux. Les yeux sont des flambeaux qui embrasent le cœur et le corps de la femme aimante. L’intensif, le lexique et la modalité exclamative soulignent leur dangerosité animale : « Tant de flambeaux pour ardre une femelle ! » (v. 11). La pointe souligne alors cruellement l’absence de retour de flamme : pas une seule étincelle n’est revenue enflammer le jeune homme. Ce dernier vers concentre alors une définition tragique de la passion : l’une aime, l’autre non. 6. Dans l’amour, le sujet aimant n’a plus de certitude. Victime de la passion, il est « passif », ballotté par des sentiments contradictoires et des états antithétiques. On oppose ainsi : « plus de douleur » et « hors de peine » (v. 10 et 11) ou « heur » / « malheur » (v. 13-14). Le travail de versification met l’accent sur cette inconstance extrême : le passage d’un état à l’autre se fait rapidement, en deux alexandrins. Les vers 12 et 14 en sont un bon exemple : la « joie […] certaine » est balayée, et revient l’état initial, celui de la douleur première. Enfin, l’adverbe « inconstamment », au centre du vers 9, met en valeur l’instabilité du moi amoureux.

HISTOIRE DES ARTS Le Sonnet II et le tableau insistent sur la puissance du regard. Louise Labé exprime l’éclat des yeux, assimilé à un feu qui se propage et enflamme la jeune femme ardente. De même, le peintre a choisi de présenter son modèle de trois quarts, ou presque, tournant la tête vers le spectateur. Le regard est alors intense car oblique, pupilles tournées vers nous. C’est une manière de capter notre attention et de retenir notre propre regard.

ÉCRITURE Vers le commentaire Proposition de plan semi-rédigé : La sincérité criante de l’aveu a) Une plainte réitérée – L’anaphore (« Ô ») est certes une figure de style dont l’utilisation relève du choix réfléchi. D’autant qu’elle se combine avec un jeu sur la métrique puisque cette anaphore ouvre chaque vers, voire chaque hémistiche. Mais cette interjection évoque aussi le cri, l’exclamation vive et crue, jaillissant spontanément sans que le sujet puisse se contrôler. – De même, la plainte et les larmes n’appartiennent pas au langage articulé. C’est une façon de communiquer qui relève de l’émotion brute et sincère, comme si les sentiments vrais ne pouvaient se dire par le verbe. Le corps et le cœur parlent vrai ; leur langage est fait de cris et de pleurs, et non de mots syntaxiquement organisés. Le poème, très travaillé, sert donc d’écrin à une parole authentique. – La répétition du cri, la reprise thématique du motif des larmes et de la plainte, le retour périodique de la modalité exclamative, sont des procédés. Mais ces procédés d’insistance sont ici mis au service de l’aveu intime, vécu.

VERS LE BAC Dissertation Proposition de plan : 1) La poésie au risque de la poétisation Pour Éluard, se laisser enfermer dans des formules littéraires, réduire l’écriture amoureuse à des procédés et des jeux rhétoriques, cela constitue la pire des déchéances : le poète perd sa spontanéité. Il s’enferme dans des lieux communs mille fois visités. Ex. 1 : La métaphore du feu pour désigner la passion amoureuse est devenue un lieu commun, une fleur de rhétorique sur laquelle broder. Ex. 2 : La recherche des effets sonores réclame une grande virtuosité. C’est un jeu brillant mais artificiel, qui transforme l’amour en jeu, lui aussi. Le poème de Marbeuf en atteste, qui est davantage l’expression d’un jeu que du « je » (voir manuel de l’élève p. 400).

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2) De la contrainte naît le poème Paradoxalement, c’est en s’obligeant à suivre des conventions établies que l’on exprime une vérité cachée. Ex. 1 : Pour Ronsard, l’anagramme est un jeu poétique dévoilant les rapports secrets tissés entre les mots et les choses. Ainsi, a priori nul rapport logique entre le mot « aimer » et le prénom « Marie ». Pourtant, le poète amoureux entend entre ces deux mots des correspondances. Entre Marie et l’amour existent un lien, une ressemblance irrationnelle mais vraie selon son cœur. Seuls les jeux de langage peuvent révéler cette vérité étrange, illogique. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas… mais que la poésie célèbre. Ex. 2 : Le sonnet par contradiction de Louise Labé pourrait n’être qu’un jeu pétrarquisant. Il permet pourtant de canaliser le flot des sentiments vrais et de les exprimer, en leur donnant forme. Ce que l’on ne peut faire quand on pleure ou que l’on crie. 3) L’invention d’un langage nouveau « En poésie, les mots, ce sont les mêmes et ce ne sont plus les mêmes. » – Ils expriment un rapport au monde inédit : les poètes font sortir la langue de ses lieux communs et rendent aux expressions figées un sens originel et original. Ex. : « Qui donc a fait pleurer les saules riverains » : l’expression « saule pleureur » est lexicalisée. Pour lui redonner son sens poétique premier, très imagé, Apollinaire a joué avec un seul mot, sans sortir du cadre métrique de l’alexandrin. – Parfois, le travail sur la langue est plus radical. La volonté des surréalistes est de briser tous les codes, toutes les conventions du langage, et de laisser jaillir une parole spontanée. Ainsi, les récits de rêves ou l’écriture automatique ne sont pas seulement de petits jeux poétiques entre amis. C’est une façon de libérer une parole personnelle.



Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française, ⁄∞›· X p. ‹°°

Objectifs – Décoder le principe de l’imitation humaniste. – Expliciter le rôle des Anciens dans les propositions humanistes.

L’humaniste, jardinier des langues LECTURE 1. La civilisation gréco-latine apparaît comme le modèle antique inspirateur de l’humanisme. Aussi Du Bellay cite-t-il des auteurs à prendre comme modèles, avant de les dépasser : « du temps d’Homère et de Démosthène, de Virgile et de Cicéron ». Dans le domaine linguistique qui est son sujet, « les langues grecque et romaine » lui servent également de référents, mais il en rétablit la chronologie. Les Grecs sont donc le modèle premier, qui a inspiré les Romains, euxmêmes inspirateurs du français. 2. Tout l’extrait repose sur une métaphore filée, celle de la culture des plantes. Elle naît du constat de la jeunesse de la langue française qui remplace peu à peu le latin aussi bien dans les actes officiels que dans la littérature. Le poète la rapproche ici de la jeune pousse, « comme une plante et vergette » (l. 4), qui n’a pas pu encore se développer, car elle « n’a point encore fleuri » (l. 4-5) et n’a pu « fructifier » (l. 4). L’auteur souligne pourtant son potentiel : « elle est aussi apte à engendrer que les autres » (l. 7), mais elle n’a pas été « suffisamment cultivée » (l. 8) pour être productive. Du Bellay poursuit la métaphore à propos de la langue latine que les Romains, « en bons agriculteurs » (l. 11), ont su acclimater et faire fructifier : « [ils] l’ont premièrement transplantée d’un lieu sauvage en un lieu familier » (l. 11-12). Pour en expliquer les modalités, 9 XIVe-XVIe siècle : Triomphe des formes fixes |

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l’auteur prolonge la métaphore par l’image de la greffe d’éléments empruntés à la langue grecque : « ils l’ont fortifiée de rameaux solides et fertiles » (l. 13). Puis, il en souligne la réussite : « désormais ils n’apparaissent plus adoptifs, mais naturels » (l. 15). L’extrait se conclut sur la fertilité du procédé aboutissant à « ces fleurs et ces fruits colorés de cette grande éloquence » (l. 16-17). Cette image vise donc à accrocher l’attention du lecteur et à le persuader de l’avenir de la langue française.

3. Du Bellay analyse comment le latin est devenu l’égal de la langue grecque. Il dégage d’abord une première phase de diffusion du latin, langue « devenue si grande en peu de temps » (l. 10-11), qui est alors la langue romaine, puis il souligne les emprunts « magistralement tirés de la langue grecque » (l. 13-14). Mais il insiste surtout sur leur réussite. Loin d’être plaqués, ils sont « naturels » (l. 15) au point de devenir des traits originaux de la langue latine. L’évolution du latin annonce donc celle du français et peut se présenter comme son modèle dans l’enrichissement et la diffusion du français. 4. L’humanisme inspire la démarche préconisée par Du Bellay dans son manifeste. L’Antiquité grecque et romaine y est présentée comme un modèle d’inspiration, mais sous la forme d’une imitation intelligente de manière à en rendre les emprunts « naturels » dans la culture humaniste. Par ailleurs, les progrès techniques et scientifiques amènent les savants humanistes à enrichir le vocabulaire de nouveaux mots créés à partir de racines grecques et latines. Enfin, le travail sur la langue lui-même s’inscrit dans l’esprit d’expérimentation des humanistes intéressés par tous les domaines du savoir. 5. La consigne demande la rédaction d’un paragraphe argumentatif et implique une démarche dialectique autour de deux axes : 1) Les néologismes constituent un enrichissement de la langue française. – Par nécessité avec l’apparition de nouveaux objets ou de nouveaux concepts, suite aux progrès des sciences et des technologies. – Par jeu intellectuel à des fins stylistiques chez les auteurs ou les penseurs, par appropriation du monde par l’individu. 2) Mais ils présentent le risque de dénaturer la langue originelle.

– Par l’intrusion mal digérée d’éléments étrangers. – Par la disparition d’autres éléments fondateurs de la langue.

VERS LE BAC Question sur un corpus Le sonnet 31 de J. du Bellay est une bonne illustration du manifeste Défense et illustration de la langue française, car il assemble deux réalités. Dans ce sonnet, le monde antique est représenté par deux héros de la mythologie grecque. Le poète compare son séjour italien avec l’odyssée d’Ulysse, « un beau voyage ». Il fait aussi allusion sans le nommer à Jason « qui conquit la toison » avec les Argonautes. Or l’un ou l’autre est caractérisé par la réussite de son retour pour « vivre entre ses parents le reste de son âge ». De la même manière, la Rome antique sert de cadre au sonnet. Certains éléments architecturaux évoquent clairement la Rome passée : « les palais romains », « le marbre dur », ainsi que la mention de deux lieux romains, « le Tibre latin » et le « mont Palatin ». Pour autant, le poète a su s’approprier ces éléments puis porter sur eux un regard critique. Le second quatrain du sonnet mentionne ainsi en miroir son « petit village » angevin, préféré au faste romain. Il en fait une évocation pittoresque en insistant sur l’humilité du cadre : « Fumer la cheminée », « le clos de ma pauvre maison ». Puis il en rappelle toutes les supériorités sur un lieu chargé d’histoire : les racines familiales (« mes aïeux »), le terroir (« l’ardoise fine »), le climat (« la douceur angevine »), un paysage connu (« mon Loire gaulois », « mon petit Liré »).

Oral (analyse) Le titre indique bien la visée et le contenu de ce traité théorique écrit par Du Bellay, Défense et illustration de la langue française. Le poète plaide en faveur du français dans la littérature à une période où il vient de devenir la langue obligatoirement utilisée pour les textes administratifs ou juridiques (ordonnance de Villers-Cotterêts, édictée par François Ier). S’il préconise l’imitation des langues anciennes, pour l’enrichir par la création de nouveaux mots à partir de racines grecques et latines, le poète prône aussi une appropriation personnelle de ses modèles et la volonté ambitieuse de les dépasser. C’est

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dans cet esprit qu’il revisite dans son écriture les thèmes d’inspiration antique. La poésie, lieu privilégié de cette langue neuve, tient un rôle essentiel dans cet objectif de faire de la langue française une langue élégante et digne des exemples passés. Prolongement La défense de la langue française suppose aussi son enrichissement, par la création de néologismes ou le recours aux figures de style pétrarquisantes qui la rendent raffinée.



Joachim du Bellay, Les Regrets, ⁄∞∞° X p. ‹°·

Objectifs – Étudier un sonnet, forme fixe chère aux poètes humanistes. – Découvrir un poème humaniste. – Ce poème, l’un des plus célèbres de la littérature française, permet à la fois d’étudier la forme poétique du sonnet qui émerge à la Renaissance, le lyrisme poétique et la culture humaniste des poètes français de l’époque. Alors que le poème s’annonce d’abord comme une invitation au voyage, Du Bellay oppose très vite en contrepoint le mirage romain et la douceur du pays natal.

Les doutes de l’humaniste face à l’idéal antique LECTURE 1. Ce sonnet s’ouvre sur deux vers qui présentent deux grands voyageurs de la mythologie grecque : Ulysse et Jason (celui qui a conquis la Toison d’or). Ulysse est le héros de l’Odyssée d’Homère, tandis que Jason a participé à l’expédition des Argonautes, partis à la conquête de la Toison d’or. La comparaison avec Ulysse est très fréquente dans Les Regrets de Du Bellay. C’est presque une forme de refrain ou de leitmotiv dans l’œuvre. C’est important parce que Du Bellay se sert de la symbolique de l’Odyssée pour décrire son voyage de plusieurs années à Rome. Il va ainsi décrire les pièges qu’il a rencontrés

en parlant des sirènes, etc. Il y a dans Les Regrets une comparaison fondamentale qui revient sous forme de leitmotiv : celle du voyage d’Ulysse, qui entraîne avec elle une série d’images évoquant la navigation et la tempête.

2. On voit bien qu’on est ici dans le mouvement humaniste : pour créer et pour écrire, Du Bellay s’appuie sur l’imitation des Anciens. Il souhaite rivaliser avec la littérature antique dont il a été nourri durant ses études humanistes. On ne s’étonnera donc pas de voir Du Bellay prendre la suite d’Homère, grand auteur antique qu’il a lu et relu dans sa jeunesse, et avoir recours aux coordonnées de la symbolique odysséenne pour situer son propre destin. Mais comparant son destin avec celui d’Ulysse, Du Bellay se voit dépourvu des complicités surnaturelles qui ont permis au héros de franchir les obstacles. Ulysse en effet était aidé par Athéna. Du Bellay, seul, se lamente et déplore son destin, qu’il juge plus difficile encore que celui du voyageur mythique Ulysse. 3. Du Bellay choisit d’évoquer de manière pittoresque son pays natal, pour en faire l’éloge. On a dans le texte une série d’oppositions frappantes : il ose préférer la fragilité (« ardoise ») à la durabilité (« marbre dur »), l’obscurité du « petit Liré » à la célébrité (« Tibre ») et la douceur de l’Anjou à l’esprit de conquête de l’Empire romain (c’est ce qu’on peut entendre par « vers marins »). Pour qualifier son village, Du Bellay emploie des déterminants possessifs : « mon », vers 12 et 13, et « petit », vers 5 et 13. Ou encore « pauvre », vers 7. La place de ces adjectifs est importante. Il ne dit pas mon « village petit » ou ma « maison pauvre ». En mettant l’adjectif avant : « mon petit village », « ma pauvre maison », il montre son affection et sa proximité avec son pays natal. Il valorise ici la modestie de son pays natal face à l’orgueil démesuré de Rome. C’est étonnant, car de la part d’un humaniste on s’attendrait plutôt à un éloge de Rome, capitale de la culture antique ! 4. Les procédés de l’éloge et du blâme dans le texte sont les comparaisons, les antithèses et les métonymies. Le choix de la comparaison, qui est systématique dans tout le poème, est essentiel. En effet, la comparaison, positive ou négative, met à distance : elle traite le monde comme une simple 9 XIVe-XVIe siècle : Triomphe des formes fixes |

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référence, un réservoir d’analogies. Les comparaisons sont nombreuses dans le texte. Elles commencent dès le premier quatrain : « comme Ulysse », vers 1, et « comme cestuy là » (= comme celui-là), vers 2. Mais elles abondent aussi dans les tercets : l’expression « plus… que » qui introduit une comparaison de supériorité est présente aux vers 9-10, 11, 12, 13. Par ces comparaisons, Du Bellay introduit dans son poème un système binaire, un balancement. Pour souligner l’éloge et le blâme, Du Bellay emploie également l’antithèse. Les oppositions sont récurrentes dans le texte. On a d’abord une opposition entre les quatrains et les tercets, qui ne sont pas construits sur la même structure syntaxique. Mais ensuite, dans les tercets, on retrouve beaucoup d’oppositions et d’antithèses : – « gaulois » ≠ « latin », vers 12 ; – « dur » ≠ « fine », vers 11 ; – « marbre » ≠ « ardoise », vers 11. On peut remarquer ici que Du Bellay préfère la fragilité de son petit village à la durabilité de Rome. C’est surprenant, car le marbre est une pierre de taille de bien plus grande valeur que l’ardoise, et Rome, la ville latine, est bien plus renommée que l’obscur village gaulois d’où est issu Du Bellay. Par ce jeu des oppositions et des antithèses, Du Bellay renverse en fait les attentes du lecteur (attentes qui étaient d’ailleurs les siennes avant d’arriver à Rome et d’être déçu par ce qu’il a découvert). Dans ce jeu des oppositions, on peut aussi expliquer « l’air marin » du dernier vers. « L’air marin » qualifie Rome, car la ville est proche de la mer. Mais cette expression rappelle aussi Ulysse et Jason, dont les voyages étaient maritimes. En fait, ici, Du Bellay affirme sa lassitude des voyages. En plus de la signification géographique (Rome est proche de la mer), il y a aussi une signification symbolique : Du Bellay préfère son pays natal, et ne veut plus des choses prétentieuses qu’il a trouvées à Rome. Son petit village, avec sa modestie, lui paraît préférable. Les métonymies sont également significatives. Ce qui est intéressant dans la description qu’il fait de son village natal et de Rome, c’est qu’il n’est pas précis du tout. Il ne décrit jamais précisément les lieux ou les places. Il se contente de donner quelques détails. C’est la figure de style de la métonymie. Il va ainsi opposer des éléments caractéristiques de Rome et de son village natal. La métonymie sert aussi de signature au

poète. Rome apparaît sous forme de fragments. Ce qui permet aussi de dire sa disparition progressive : Rome a disparu, il n’en reste plus que des traces, des ruines. La métonymie est ici la figure privilégiée de la ruine et du blâme.

5. On trouve dans le sonnet tout un lexique affectif qui montre justement le regret du pays natal, que Du Bellay chérit tant. On peut relever : « heureux », vers 1 ; « plaît », vers 9 et 11. Il y a aussi les adjectifs qui marquent la proximité : « petit village », vers 5, et « petit Liré », vers 13. Bien sûr, l’adjectif « petit » marque la modestie de son village, mais il marque aussi l’attachement et la proximité de Du Bellay avec son pays natal. « Petit » est ici un adjectif mélioratif. 6. La mélancolie du poète, étymologiquement « état de dépression due à la bile noire », se traduit par la tristesse et l’amertume, ce qui se voit dans le texte par l’interjection « hélas » au vers 5. Cette mélancolie s’exprime de façon lyrique dans le poème : le poète exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et d’images propres à communiquer au lecteur ses émotions, comme il le faisait avec la lyre et la musique à l’époque grecque. Cette mélancolie de Du Bellay se voit par la présence de la subjectivité. On a beaucoup de pronoms personnels « je » dans le texte : vers 5, 7. Et ensuite, beaucoup de déterminants possessifs : « mon ». Lorsqu’il parle de son village, Du Bellay apparaît divisé, il souffre. On rencontre dans sa poésie un lexique affectif particulier, qui désigne les différentes souffrances qu’il endure. Cette mélancolie cependant est proprement poétique et il ne faut pas l’oublier. La poésie est un remède contre la dépression. C’est dans cette perspective qu’il faut situer les affirmations de la dédicace des Regrets sur la valeur thérapeutique de l’écriture qui « enchante la douleur ». Et il ne faut pas oublier que, si le recueil s’intitule Les Regrets, c’est que chaque poème est lui-même un regret. L’architecture du sonnet, révélatrice d’une musicalité, vient renforcer la nature lyrique de l’expression de cette mélancolie. Les tercets vont se présenter comme une série d’oppositions brèves, rythmées par la répétition de la particule « plus que », dont les deux éléments sont tantôt dissociés, tantôt réunis, pour introduire une légère variation. La rapidité de ces oppositions contrastant avec l’ampleur des quatrains donne le sentiment d’une précipitation et d’une accélération du rythme.

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De plus, Du Bellay utilise l’alexandrin, qui permet de nombreuses variations de rythme avec les hémistiches et les césures. Son sonnet est, comme tous les sonnets, composé de quatorze alexandrins, répartis en deux quatrains et deux tercets, ce qui permet de mettre en évidence les différentes strophes. Les deux quatrains sont construits sur des rimes embrassées qui jouent sur l’alternance entre les rimes féminines (mots qui se terminent par un « e ») et les rimes masculines (mots qui ne se terminent pas par un « e »). C’est la même chose pour les tercets. Du Bellay place à la rime certains mots importants, notamment les mots « voyage » et « village ». Or il y a une antithèse entre ces deux mots. L’opposition est encore renforcée par la ressemblance entre les deux mots. « Voyage » et « village » commencent tous les deux par la lettre « v » et se terminent par « age ». Ce n’est pas anodin. C’est une rime très riche. Il y a aussi dans le texte ce qu’on appelle des « rimes internes », c’est-à-dire des mots qui riment à l’intérieur du vers. C’est le cas avec les mots « Palatin » et « marin ».

§

Philippe Desportes, Les Amours de Diane, ⁄∞‡‹ X p. ‹·‚

Objectifs – Étudier un sonnet, forme fixe chère aux poètes de la Renaissance. – Comprendre comment la culture antique irrigue la poésie de la Renaissance. – Ce poème se situe à la croisée de la Renaissance et du baroque. Par ses références mythologiques, il révèle la culture humaniste du poète. Mais par son goût des métamorphoses, il annonce la prédilection baroque pour l’inconstance du sentiment amoureux.

Les métamorphoses de l’amour

ÉCRITURE Invention

LECTURE Métamorphoses du poète amoureux

Pour guider l’élève dans ce travail d’écriture, on peut apporter les précisions suivantes aux consignes : – Votre poème sera un sonnet. – Il commencera par « Heureux qui, comme… ». – Les deux tercets multiplieront les comparaisons et les antithèses. L’élève pourra améliorer le rythme et les sonorités de son poème, mais sans délaisser le sens des vers, en s’appuyant sur les sites Internet suivants : Pour améliorer la longueur des vers, jouer sur les synonymes : www.synonymes.com/index.html Pour améliorer les rimes : www.dicodesrimes.com

1. Philippe Desportes fait allusion à plusieurs métamorphoses, dont un certain nombre sont des références mythologiques que l’on retrouve, entre autres, dans Les Métamorphoses d’Ovide. Ainsi la métamorphose d’Actéon en cerf (v. 6), de Narcisse en fleur (v. 9) et d’Écho en voix (v. 13). Ces références manifestent l’admiration des poètes de la Renaissance pour l’Antiquité, qui nourrit leur imaginaire. Le poète fait également allusion à d’autres métamorphoses, cette fois naturelles, en cygne, en fontaine, et en salamandre, animal mythique cher à la Renaissance puisqu’il était l’emblème de François Ier.

Prolongements Pour illustrer ce travail de réécriture poétique, on pourra proposer aux élèves l’écoute et l’étude des textes de deux réécritures musicales du sonnet de Du Bellay. Le poème, en effet, a inspiré Brassens et Ridan.

2. Le jeu des pronoms personnels montre l’impuissance du poète, souvent complément d’objet (« je me suis vu », « me voir »), sujet de verbes d’état et non d’action (« je suis », « je devins », « je fus ») ou de tournures passives (« ayant été par lui changé », « je fus fait »). À aucun moment un échange ne peut avoir lieu avec la femme aimée, qui demeure à distance, grâce à la troisième personne : « Madame ». 9 XIVe-XVIe siècle : Triomphe des formes fixes |

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De la Renaissance au baroque 3. Ce poème présente l’amour comme un sentiment soumis à des métamorphoses incessantes. Il ne s’agit pas encore de l’inconstance baroque, car le poète est constant dans son amour. Mais cette constance de la souffrance amoureuse s’exprime à travers la transformation du poète : « change », « différente », « changé », « diversement », « muer », « changer ». On découvre ici un poète protéiforme, annonciateur du Protée cher aux baroques selon le critique Jean Rousset. Les métamorphoses seront en effet la caractéristique majeure du sentiment amoureux, et plus précisément de l’inconstance du sentiment amoureux, à l’époque baroque.

HISTOIRE DES ARTS Le Cavalier d’Arpin a choisi de représenter l’instant même de la métamorphose : la déesse Diane, reconnaissable au croissant de lune qu’elle porte sur la coiffe, asperge Actéon en signe de malédiction et les bois apparaissent sur la tête du jeune homme qui a encore une apparence humaine. Ses chiens cependant commencent à se tourner vers lui de façon agressive. Bientôt, la transformation sera complète et le chasseur sera la victime de ses propres chiens de chasse. Ce choix est typiquement baroque : ainsi, le Bernin (manuel de l’élève p. 401) ou Jean-Baptiste Tuby (p. 395) ont également représenté les métamorphoses (de Daphné en laurier ; ou du jour en nuit sous l’action du char d’Apollon) à l’instant où elles se produisent. En évoquant sa transformation en cerf au vers 6, Philippe Desportes fait, comme le Cavalier d’Arpin, allusion à Actéon. Cette référence est d’autant plus claire que son recueil porte le nom de la déesse Diane : Les Amours de Diane.

ÉCRITURE Argumentation Les métamorphoses mythologiques évoquées par Ovide ont fréquemment inspiré les peintres, et leurs adaptations picturales sont très nombreuses. C’est le cas, par exemple, de la métamorphose de Daphné en laurier. Il est possible aussi d’étudier, en illustration de ce poème, la métamorphose de Narcisse avec le tableau du Caravage ou la représentation de Narcisse et Écho par Poussin.



Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, ⁄∞‡° X p. ‹·⁄

Le mal d’amour LECTURE 1. Ronsard propose un choix énonciatif des plus intéressants. Il a 54 ans quand il rencontre Hélène de Surgères, demoiselle de compagnie de Catherine de Médicis. Elle vient de perdre son amant, le capitaine Jacques de La Rivière. La reine invite Ronsard à lui écrire des poèmes pour la consoler. Est-il victime du jeu de l’amour ? Est-il séduit seulement par le jeu poétique qu’on lui propose ? On ne sait. Toujours est-il qu’il s’adresse à sa muse directement, comme le montre l’apostrophe du premier vers, « Madame ». On remarque le vouvoiement et le ton respectueux. Les termes « adorer et servir » en sont un bon exemple et renvoient au lexique de la « fin’amor » (amour courtois). Le vocabulaire chevaleresque s’allie avec celui de la religion pour idéaliser la Dame. Le « moi » du poète s’efface ; il n’apparaît qu’en position objet (« qui me nuit », « me perdre »), jouant le rôle (sincèrement ?) du fou d’amour. 2. On relève les principaux procédés du registre lyrique. – L’importance de la première personne. – L’omniprésence du vocabulaire des émotions. – La reprise anaphorique de l’expression « Si c’est aimer », à l’ouverture des trois premiers quatrains, dit bien, par son insistance, le caractère obsédant de l’amour et le lyrisme des sentiments. Le poète s’interdit de « rêver, songer, penser » (v. 2) à personne d’autre qu’à sa Dame. De ce jeu de langage, qui est une convention depuis que Pétrarque a imposé les règles du jeu poétique, découle une définition émouvante de la passion : elle est une inclination exclusive, un état affectif violent pendant lequel l’objet aimé occupe excessivement l’esprit. – Les phrases exclamatives : « Honteux, parlant à vous de confesser mon mal ! » (v. 13). – Les procédés d’amplification. Dans le poème de Ronsard, l’intensité paroxystique des sentiments se révèle dans les procédés

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d’amplification : les adjectifs hyperboliques comme « furieux » accentué par la diérèse, « fatal », « extrême » ; ou encore l’accumulation d’infinitifs comme « rêver, songer, penser […] oublier […], et ne vouloir ».

3. Dans le madrigal, le champ lexical de la maladie abonde : « langueur » (v. 10), « fièvre » (v. 12), « souffrir » (v. 7) et « furieux », c’est-àdire pris de folie (v. 14), montrent la gravité du mal d’amour. La quête amoureuse, en cela dangereuse, mène à la folie. De nombreuses antithèses mettent en exergue le déséquilibre menaçant le sujet : « un front joyeux, une langueur extrême » (v. 10), « Chaud, froid » (v. 12), en sont de bons exemples. 4. Avouer son amour à une femme jeune est difficile car ridicule chez un homme plus âgé. C’est pourquoi les verbes « parler » et « dire » (son amour) sont associés au sentiment de honte et à l’incapacité de s’exprimer avec des mots. Un silence pesant règne alors. On relève « me taire » à la rime du vers 7 et « muette » conclut le poème. L’aveu est ainsi retardé : il faut quatorze vers au poète pour, enfin, écrire ce qu’il ne saurait dire de vive voix. La proposition principale, où l’amour est avoué, est reculée au vers 14. Le dernier vers est paradoxal : le poète

se veut muet, recule l’aveu douloureux autant qu’il le peut mais, ce faisant, il ne fait qu’écrire l’amour. Prolongement Avec les propositions hypothétiques (« Si… »), on voit se déployer une longue apodose (partie ascendante d’une phrase rhétorique) où toutes les souffrances de l’amour sont examinées comme autant de symptômes probables du mal d’amour. Puis advient une rapide protase (partie descendante), où enfin l’aveu est lâché. Ce déséquilibre savant entre apodose et protase est un procédé dilatoire renforçant la tension. La langue est savante ; l’aveu, travaillé.

VERS LE BAC Commentaire A) Le lyrisme de la souffrance 1) Une situation d’énonciation douloureuse Voir questions 1 et 4. 2) Les symptômes du mal d’amour Voir question 3. B) La difficulté de l’aveu 1) Un aveu différé Voir question 4. 2) L’art de la prétérition

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Séquence

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Les XVIIe et XVIIIe siècles : Une poésie en mouvement Livre de l’élève X p. ‹·¤ à ›‚∞

H istoire des arts

Pierre Paul Rubens, L’Enlèvement des filles de Leucippe, vers ⁄§⁄° X p. ‹·§-‹·‡ Objectifs – Découvrir l’esthétique baroque, un mouvement culturel, littéraire et artistique. – Analyser les spécificités de la composition d’un tableau baroque. – Comprendre en quoi ce tableau de Rubens révèle certaines des caractéristiques majeures de l’art baroque. Intérêt de l’image Le thème de l’enlèvement, par sa violence et sa soudaineté, est un des motifs privilégiés du baroque artistique, dont il révèle le goût pour le mouvement.

Fascination baroque pour le mouvement LECTURE DE L’IMAGE La violence de l’enlèvement 1. Les personnages et les chevaux sont représentés en pleine action : les hommes enlèvent violemment les deux femmes, qui se défendent, pendant que les chevaux se cabrent. Les muscles des personnages humains et des animaux sont tendus et les membres se contorsionnent dans l’effort. De cette gestuelle se dégage une impression de violence exacerbée. 2. Rubens peint des regards qui ne se croisent jamais : l’homme de droite regarde la femme à terre, qui supplie du regard l’homme à cheval,

lequel se tourne vers la seconde femme, tandis que cette dernière lève les yeux au ciel. Ce jeu des regards souligne là encore la violence de l’enlèvement : les regards des femmes sont suppliants, tandis que ceux des hommes sont des regards de convoitise. De plus, cette circulation des regards définit une courbe, un mouvement circulaire qui structure la composition du tableau selon une esthétique baroque.

3. Deux amours prêtent main-forte à Castor et Pollux en retenant les brides des chevaux. Celui de gauche adresse d’ailleurs un regard complice au spectateur, signe qu’il faut voir dans ce tableau plus qu’une simple anecdote mythologique : c’est également toute une conception baroque de l’amour que représente Rubens. Le sentiment amoureux est bien un transport amoureux, un élan qui emporte l’homme sans qu’il puisse lui résister.

Une scène en mouvement 4. Le tableau est tout entier construit autour de lignes courbes, marquées par les membres des corps. Cette composition spécifiquement baroque souligne le mouvement de la scène, encore mis en valeur par la tension musculaire des chevaux et des hommes, et par leur expression furieuse. 5. Les contrastes entre la peau mate des héros et la blancheur des deux sœurs soulignent encore la courbure des lignes et la composition en spirale qui dynamisent la scène. 6. Louis Boullogne le Jeune représente l’enlèvement d’Europe, fille d’un roi d’Asie Mineure, par Zeus, qui se change en taureau et traverse la Méditerranée avec la jeune fille sur son dos avant de la déposer en Crète. Alors que Rubens choisit de représenter le moment même de l’enlèvement, en adoptant une composition

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circulaire qui souligne le dynamisme et la violence du mouvement, Boullogne le Jeune représente les instants qui précèdent le déchaînement de la violence : le moment où Europe s’assoit sur le taureau, encore doux et passif. Son tableau est dès lors marqué par des lignes droites et perpendiculaires, et l’impression qui se dégage est le calme et la sérénité, même s’il ne s’agit que d’un instant fugace. Le tableau de Rubens, bien plus violent et animé, frappe davantage le spectateur.

ÉCRITURE Argumentation Cette citation de Pierre Le Moyne attribue au palais de la Fortune des caractéristiques qui sont typiques de l’esthétique baroque : l’irrégularité qui lui a donné son nom (« sans règle et sans mesure »), l’étrangeté (« extravagante et bizarre structure »), le mouvement et l’instabilité (« île branlante », « sable mouvant »), la confusion qui naît de la profusion (« morceaux assemblés au hasard »). Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans l’art et la littérature baroques. D’autres citations évoquent la même idée et peuvent être lues aux élèves. Corneille écrit ainsi en avertissement à L’Illusion comique : « Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte n’est qu’un prologue ; les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie ; et tout cela, cousu ensemble, fait une comédie. Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante tant qu’on voudra, elle est nouvelle […]. Je dirai peu de chose de cette pièce : c’est une galanterie extravagante, qui a tant d’irrégularités qu’elle ne vaut pas la peine de la considérer, bien que la nouveauté de ce caprice en ait rendu le succès assez favorable pour ne me repentir pas d’y avoir perdu quelque temps… »



Théophile de Viau, Second recueil des Œuvres poétiques, ⁄§¤‹ X p. ‹·°

Objectifs – Étudier une des caractéristiques du baroque : la question de l’illusion et du songe. – Ce poème permet d’illustrer un des thèmes majeurs du baroque : le songe. Le sommeil est ici abordé sous l’angle du rêve. Mais on peut enrichir cette réflexion par la lecture de quelques cauchemars.

« Ô songes ravissants ! » LECTURE Dans les bras de Morphée 1. Le lexique de l’enlèvement est présent dans les strophes 2 et 3 du poème : « plonges », « ravis », « transport », et « ravissants » qui doit être compris aux deux sens du terme : songes qui nous emportent hors de la réalité, et songes séduisants. Ce champ lexical montre que le rêve est une expérience physique autant que psychologique. 2. Théophile de Viau fait référence à une tradition poétique du rêve : « faiseurs de vers », « ceux qui t’ont fait ». Mais c’est pour mieux s’en distinguer, d’où le choix d’une expression péjorative pour désigner les poètes, vers 3. Il prend en effet le contre-pied de cette tradition qui fait du rêve une image de la mort : pour lui, le rêve a le visage d’Élise et est donc l’image de l’amour.

Éloge du rêve et de l’illusion 3. Le rêve est une expérience physique car il transporte les sens : « entretenir mes sens ». Il permet à Théophile de Viau de faire l’éloge du plaisir amoureux : « plaisirs de nos jours », plaisir de la vue : « son portrait », et plaisir du toucher : « j’ai tenu dans mon lit ». C’est ainsi que l’allégorie du sommeil « Sommeil père des songes » fait place à celle de l’amour : « Amour vous a permis ».

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4. La chute du poème repose sur un double jeu de masques et de dévoilement. Alors que le sommeil est habituellement identifié au visage de la mort, Théophile de Viau lui attribue le visage d’Élise, qui se révèle être celui de l’amour. Loin de repousser le rêve comme une illusion, le poète préfère le songe à la vérité du réveil, car l’illusion du sommeil est synonyme de plaisir amoureux : le rêve rend accessible une femme qui, dans la réalité, se refuse au poète.

ÉCRITURE Argumentation Plusieurs aspects du baroque peuvent susciter l’intérêt et le plaisir du lecteur contemporain : – L’évocation de l’amour et du sentiment amoureux sous un angle sensuel, comme le souligne Théophile Gautier, ou mélancolique, comme c’est le cas chez Marbeuf également. – La fascination pour le mouvement de cette esthétique pleine d’entrain, de mouvement, voire de violence. – L’exubérance et la profusion, que le critique Jean Rousset assimile à la figure du paon, dont l’objectif est d’éblouir et, pour adopter une expression familière aux élèves, « en mettre plein la vue ». Ce faisant, l’élève sensible aux « artistes bling-bling » y trouvera peut-être une voie d’accès à l’art du xviie siècle. Prolongements Le songe baroque est marqué par l’antithèse, soit rêve, soit cauchemar, à l’image du clair-obscur en peinture, tel qu’il apparaît dans le tableau de Georges de La Tour. En effet, pour éclairer sa scène, le peintre peut choisir : – Une lumière du jour naturelle et diffuse (L’Enlèvement des filles de Leucippe de Rubens p. 396). – Une lumière du jour violente, où le soleil tranche nettement les zones d’ombre (Diane et Actéon du Cavalier d’Arpin p. 390). – Un éclairage nocturne à la bougie, dont la lumière rouge orangé n’éclaire qu’une partie de la scène, reléguant le reste dans la nuit (L’Apparition de l’ange à saint Joseph, ou La Madeleine pénitente de Georges de La Tour p. 46). – Un éclairage fantastique dont la source lumineuse semble surnaturelle (éclairage en contreplongée des deux tableaux de Georges de La Tour, ou éclairage latéral du Festin de Balthazar de Rembrandt p. 395).

Jusqu’au xviie siècle, les peintres éclairent leur scène d’une lumière naturelle équilibrée et régulière. Le peintre italien le Caravage est le premier à inventer le clair-obscur et à construire ses tableaux sur un violent contraste entre l’ombre et la lumière : la lumière acquiert une force dramatique et expressive inégalée. Ce bouleversement pictural influencera de nombreux peintres, dont Rembrandt ou Georges de La Tour. Dans cette perspective, l’analyse de ce poème peut judicieusement être prolongée ou précédée par l’étude de La Madeleine pénitente de Georges de La Tour, p. 46 du manuel.

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Pierre de Marbeuf, Sonnet, ⁄§¤° X p. ‹··

Objectifs – Étudier la prédilection baroque pour les symboles de l’inconstance : inconstance de la nature, inconstance amoureuse. – Ce poème permet, à travers l’image de l’eau en mouvement, de comprendre que la nature humaine, selon les poètes baroques, est aussi précaire et instable que ce monde est inconstant et changeant : tout se transforme et entre en mouvement, les paysages comme les sentiments.

Caprices de la nature, caprices de l’amour LECTURE L’eau en mouvement 1. Le deuxième et l’avant-dernier vers du poème évoquent deux matières mouvantes que sont le sable et l’eau : « Sur le bord sablonneux d’un ruisseau », « Étant dessus le sable elle écrivait sur l’onde ». Ces deux matières symbolisent l’inconstance du sentiment amoureux, fragile et passager, qui ne saurait pas plus durer que l’eau en mouvement ou qu’un objet de sable. Le sablier est d’ailleurs l’emblème du temps qui passe. 2. Dans le premier quatrain, Marbeuf imite le mouvement du ruisseau par le procédé de l’enjambement et du rejet.

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De l’inconstance de la nature à l’inconstance amoureuse 3. Alors qu’il fait, ironiquement, rimer « amours » et « toujours », Marbeuf révèle la réalité des « serments » en les faisant rimer avec « tourments ». Le serment fait sur l’eau traduit un sentiment amoureux fragile et inconstant : « Ma main dessus cette eau », « elle écrivait sur l’onde ». 4. La femme baroque apparaît, sous la plume de Marbeuf, d’abord comme une inconstante. Elle se caractérise également par la cruauté avec laquelle elle fait souffrir l’amant sans éprouver pour autant les mêmes sentiments : « ma peine et ma tristesse ». Enfin, elle est surtout rusée et se joue de son amant : « une finesse », « ô pauvre innocent ».

ÉCRITURE Argumentation La plume de Marbeuf ne peut couler que lorsqu’il évoque les « plaisirs passagers », c’est-à-dire l’inconstance baroque. Le plaisir de l’amour baroque, comme le plaisir de l’écriture, est dans le changement. En même temps, cette poésie légère révèle une réflexion plus profonde sur la nature humaine. De même, les transformations et les masques qui peuplent le théâtre baroque manifestent en réalité que « la vie est un songe et la mort un réveil », pour reprendre le vers de Calderón. Ainsi, le jeu poétique dévoile une leçon sévère sur la vie, et l’un ne saurait aller sans l’autre.



Pierre de Marbeuf, Recueil de vers, ⁄§¤° X p. ›‚‚

Les mots de l’amour, l’amour des mots

(mer/mère ; la mer/l’amer) et de paronomases enrobant ensemble, dans une même pâte sonore, la mer, l’amour et leur point commun, l’amer. Ainsi sont reliés, jusqu’à la confusion, des termes qui se ressemblent d’abord par le son, puis par le sens. Leur analogie secrète, leur correspondance est révélée par les ressources du langage poétique.

3. Pistes pour relever les principaux procédés du registre lyrique : L’importance de la première personne. L’omniprésence du vocabulaire des émotions. Les phrases exclamatives. Les procédés d’amplification : « Ton amour qui me brûle est si fort douloureux, / Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes » (v. 13-14) est une hyperbole.

4. Le principal symptôme du mal d’amour est la douleur qu’il engendre. Le champ lexical de la souffrance est très présent : « les maux qu’on souffre pour aimer » (v. 6), « douloureux » (v. 13). L’amour apparaît en effet comme un feu, « un brasier amoureux », d’autant plus dangereux et douloureux que rien ne peut l’éteindre, comme en témoigne le vers 11.

VERS LE BAC Question sur un corpus Ronsard voit en la femme aimée la figure idéale de la « Dame » à laquelle il s’adresse dès le vers 1, « Madame ». On remarque le vouvoiement et le ton respectueux. Les termes « adorer et servir » en sont un bon exemple et renvoient au lexique de la « fin’amor » (amour courtois). Le vocabulaire chevaleresque s’allie avec celui de la religion pour idéaliser la Dame. Le « moi » du poète s’efface ; il n’apparaît qu’en position objet (« qui me nuit », « me perdre »), jouant le rôle (sincèrement ?) du fou d’amour. En revanche, dans le poème de Marbeuf, la femme est effacée au profit de l’expression de la souffrance amoureuse. Le poète prend ses distances par rapport à l’idéalisation.

Oral (entretien)

LECTURE 1. et 2. Des vers 1 à 10, Marbeuf fait entendre la similitude entre la mer et l’amour. Les deux éléments sont associés par un jeu d’homonymies

Il s’agit de redéployer les réponses aux questions. Ainsi, l’élève s’entraîne efficacement aux oraux du bac, où il doit reconfigurer ses connaissances pour être en phase avec la problématique proposée. A) Le plaisir d’écrire.

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B) Le poète se laisse-t-il prendre au jeu de l’amour ? a) Souffrance et passion. b) L’amour, sincère ou non, est assurément la source du lyrisme personnel. On entend une voix unique et singulière.



Georges de Scudéry, Poésies diverses, ⁄§›· X p. ›‚⁄

Objectifs – Comprendre comment le thème de l’inconstance irrigue aussi bien les thématiques que la stylistique de la poésie baroque. – Regorgeant d’antithèses, ce poème traduit dans son écriture même l’inconstance amoureuse chère aux baroques.

Amour fuyant LECTURE Les métamorphoses du cœur humain 1. Scudéry fait appel à différents symboles pour représenter l’inconstance et les métamorphoses du sentiment amoureux : « Égypte », « caméléon », « alchimiste ». Par ses divinités mi-animales mi-humaines, l’Égypte symbolise les désordres et les confusions de l’inconstance baroque. Le caméléon et l’alchimiste, qui cherche à changer la nature des métaux, représentent ses métamorphoses. 2. Scudéry manifeste l’inconstance perpétuelle de l’amour par différentes figures d’opposition. La plus fréquente dans le poème est l’antithèse : « Elle aime, et n’aime plus » ; « volage » / « constamment » ; « fermeté » / « changement » ; « brûla » / « éteignit ». Ces antithèses sont souvent renforcées par d’autres figures, ainsi le chiasme au vers 2, l’anaphore « cent fois » aux vers 5 et 6, l’oxymore « faible embrasement ». Les métamorphoses de l’amour reposent quant à elles surtout sur les figures d’assimilation que sont la comparaison « semblable à l’Égypte », et la métaphore « C’est un caméléon ».

L’alchimie des sentiments 3. Scudéry joue sur les pronoms personnels pour montrer la soumission de l’amoureux et la cruauté de la femme aimée. Il est remarquable que la femme aimée reste à distance, avec le pronom personnel de la 3e personne : « elle ». Le dialogue et la communication semblent impossibles, et le poète ne parvient véritablement à échanger qu’avec l’allégorie de l’Amour à laquelle seule il peut s’adresser à la 2e personne. La femme aimée semble ainsi toujours échapper. Et le seul moment où le poète la rejoint dans un « nous » au vers 4, c’est pour évoquer le remède à leur folie : il ne s’agit donc pas d’une réelle marque stylistique du couple. Autre point à remarquer : le poète est souvent complément d’objet : « qui me dévore », « me serait ». De plus, alors que la femme aimée est sujet de verbes d’action, le poète, lui, est sujet de verbes indiquant la soumission : « que je sers » ; « que mon esprit adore », car, au sens initial, « adorer » signifie se soumettre à une divinité. 4. Le poète assimile l’Amour à un alchimiste, allégorie qui est d’ailleurs développée tout au long des deux tercets : « feux », « nature », « trésor », « or », « mercure ». Cette symbolique est baroque, car l’alchimiste cherche à métamorphoser la nature des métaux, et devient ainsi une figure de la métamorphose, comme Circé ou Protée, chers aux baroques. Mais c’est aussi par le travail sur le mercure que l’allégorie est baroque. Ce métal, par sa nature liquide, est d’ailleurs le dernier symbole de l’inconstance du poème, et on retrouve ici l’élément liquide, cher aux baroques pour évoquer l’amour, comme c’est le cas dans les deux poèmes de Marbeuf, p. 399 et 400. 5. La chute du poème révèle un trait d’humour du poète, conscient de l’impossibilité de la constance amoureuse, et qui assimile la femme aimée non pas au métal le plus noble, l’or, mais au simple mercure, dans une désacralisation antinomique avec le « trésor » du vers 12.

HISTOIRE DES ARTS Apollon est amoureux de la nymphe Daphné, qui refuse ses avances et s’enfuit, poursuivie par le dieu. Le Bernin a choisi de représenter le moment où Daphné, rattrapée par Apollon, supplie le fleuve Pénée, son père, de lui venir

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en aide. Celui-ci la transforme alors en laurier. Plusieurs détails de la sculpture manifestent la transition entre l’humain et le végétal : l’une des deux jambes est déjà prise dans l’écorce de l’arbre, les pieds s’allongent pour devenir racines, les doigts et la chevelure deviennent branches et feuillage. Cette sculpture incarne à la perfection le goût du baroque pour les métamorphoses, que le critique littéraire Jean Rousset synthétise à travers la figure de Circé. Mais le baroque est aussi l’art du mouvement, et les formes des corps soulignent cette mobilité, voire cette instabilité. Les membres d’Apollon et de Daphné dessinent une diagonale qui s’élève vers le ciel, et le corps de Daphné, tout en se solidifiant dans l’écorce, semble sur le point de tomber en avant, s’il n’était retenu par la main d’Apollon. Ce paradoxe souligne l’art du sculpteur et symbolise l’esthétique baroque qui parvient à rendre léger, aérien et instable même le tronc d’un arbre en marbre.

VERS LE BAC Dissertation Ce sujet de dissertation doit mener les élèves à s’interroger sur les finalités de la poésie et des moyens proprement poétiques pour y parvenir. L’élève devra d’abord définir ce qu’est la « poésie légère », en s’appuyant notamment sur les poèmes baroques qui dans le manuel ont principalement trait au sentiment amoureux. Il pourra ensuite s’appuyer sur d’autres poèmes du recueil pour réfléchir à la « poésie sérieuse », par exemple sur le corpus « Chanter la révolte » p. 486 et suivantes du manuel. Mais l’intérêt de la réflexion réside dans les nuances qu’il sera capable d’apporter à son propos. Ainsi, même les poèmes qui semblent les plus légers, comme les poèmes amoureux baroques, révèlent en réalité une réflexion plus sérieuse sur la nature humaine, inconstante et condamnable d’un point de vue chrétien, tandis que les poèmes engagés ne se privent pas du plaisir du verbe. Prolongement Ce poème est un blâme de l’inconstance amoureuse de la femme aimée, cause de tous les tourments endurés par le poète. En contrepoint, on peut proposer aux élèves la lecture de l’éloge de l’inconstance par Dom Juan dans la pièce éponyme de Molière.



Vincent Voiture, Poésies, ⁄§›· X p. ›‚¤

La recette de l’amour LECTURE 1. Le rondeau est d’abord une danse, une ronde, d’où son nom. Devenu poème, il repose toujours sur le principe de la boucle : un même vers revient comme un refrain (ou clausule). Dans le poème de Voiture, le refrain « Ma foi, c’est fait de moi » ouvre le poème. Il est repris à la fin des strophes 2 et 3 de manière tronquée : « Ma foi, c’est fait ». À l’âge classique, le rondeau se codifie : il est composé de treize vers de même mesure, partagés en trois strophes comptant respectivement cinq, trois et cinq vers. Le poète, au vers 6, souligne qu’il suit bien la règle du jeu, puisqu’il est parvenu à assembler une première strophe de cinq vers : « En voilà cinq pourtant en un monceau ». De même, les vers 10 et 11 annoncent la dernière strophe, qui comptera bien sûr « cinq vers ». Enfin, le rondeau comporte deux rimes, huit féminines et cinq masculines, ou huit masculines et cinq féminines. Ce principe est rappelé au vers 4 : « Quoi ! Treize vers, huit en eau, cinq en ême ! ». 2. Le poète explique négligemment comment séduire une belle : accéder à ses caprices, en lui écrivant un poème d’amour par exemple. C’est un exercice technique, entre badinage et pensum, où n’entre pas le sentiment mais le savoirfaire cynique. Le terme de « stratagème » (v. 8), placé à la rime, dit assez bien les ruses du jeu de la séduction. 3. Le rondeau compte trois parties. La première strophe pourrait s’intituler « Le défi lancé par Isabeau », la deuxième « Le stratagème », et la dernière « Un rondeau rondement mené ». Le principe de progression est simple : chaque vers explique comment le poète tire à la ligne. Il ne dit rien d’autre que la nécessité d’aligner des mots vides pour se sortir du guêpier. Ce faisant, le rondeau avance. Si le refrain est repris, c’est avec une modification pleine d’humour :

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constatant son succès, le poète passe du désespoir drolatique (« c’est fait de moi ») au contentement de soi (« c’est fait ! »).

4. Le jeu de l’amour et de la poésie ne doit rien au hasard : il suppose de respecter des règles vécues comme des contraintes. Respecter la rime en eau et en ême est la plus difficile, comme le montrent l’interjection et la double exclamation du vers 4. D’ailleurs, tout au long du poème, le soupirant d’Isabeau compte un à un les vers qu’il forge péniblement en suivant cette convention vécue comme une « peine extrême » (v. 3). C’est là que réside l’humour du poème – à défaut d’amour !

VERS LE BAC Invention Pour guider les élèves, on peut les inviter à trouver au brouillon trois raisons pour lesquelles « ce n’est pas fait ». Elles constitueront les trois paragraphes de la lettre. On peut aussi leur demander de rappeler, sous forme de tableau écrit au brouillon, les règles d’écriture de la lettre. Autre piste : Cet exercice peut aussi être l’occasion de mettre le texte de Voiture en perspective. À l’âge baroque, la poésie raffinée, comme celle de Voiture, incarne la préciosité. On peut faire d’Isabeau une précieuse, amusée ou vexée par l’humour du rondeau. Elle rappellera qu’à son origine la préciosité est un idéal de raffinement auquel aspirent hommes et femmes. Le langage choisi n’est pas pure virtuosité : il exprime aussi la subtilité des sentiments, leur élévation. Les jeux de l’amour et de la poésie invitent à une communion des esprits qui rejette la sensualité vulgaire. Pour parvenir à ses fins, l’amant doit suivre un itinéraire symbolique, avec des épreuves à prendre au sérieux, même si les mots pour le dire sont pleins d’esprit.

§

Jean-Pierre Claris de Florian, Fables, ⁄‡·¤ X p. ›‚‹-›‚›

Objectifs – Témoigner de la présence de la fable à l’époque des Lumières, proposer une réflexion ironique sur son lien avec la vérité. – Le style tempéré, naturel et plaisant qui va même jusqu’à gauchir la portée didactique de la fable. – Une pédagogie de la personnification.

Le manteau de la vérité LECTURE Des idées bien en chair 1. La personnification transforme les allégories en deux femmes que tout oppose. Elle s’enrichit de notations très concrètes (les atours, les paroles rapportées en style direct, les interjections). Ces personnifications sont comiques, comme en témoigne la litote suggestive du vers 3 : « Ses attraits par le temps étaient un peu détruits ». L’adjectif affectif « La pauvre Vérité » contribue à camper le personnage, sans aucun pathos, puisque tout est lisible sous le signe de la dérision. 2. La correspondance physique/morale est très cohérente. La Fable parle conformément à sa fonction, la Vérité use d’un langage peu orné et concret (« je gèle », v. 13). A priori, la nudité (nuda veritas) est un signe de pureté, tandis que la parure de la Fable déguise la vérité. Ici, le lieu commun est exploité par Florian dans une veine satirique et irrévérencieuse. 3. Les correspondances sont systématiques et facilement décelables (on peut demander aux élèves de proposer un tableau et conclure sur le fonctionnement de la lecture à plusieurs niveaux : sens littéral, sens figuré et mise en abyme ici de la fable dans la fable). 4. La symétrie apparaît dans le rythme des vers, les parallélismes (v. 25, v. 31), les rimes (« nue » / « vêtue ») ; elle est contagieuse jusqu’à d’autres couples (totalisants : « Jeunes et vieux », « plumes et diamants »…). Les antithèses

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finissent par se résorber dans la complémentarité finale. En réalité, c’est à la Fable que revient la connaissance de l’homme (tandis que la Vérité est chimérique) : « Vous verrez […] que […] » (v. 32).

Les joyaux de la fable 5. Cette fable est un exemple parfait du style tempéré destiné à plaire par son naturel et son élégance. Il est assez orné, tout en restant allègre et oral (modalités exclamatives, apostrophes, interjections, questions oratoires insolentes). La plupart des vers sont courts, les alexandrins bien césurés, l’hétérométrie confère à l’ensemble la vivacité et la « grâce légère » (voir livre de l’élève, p. 532, v. 3) que l’on retrouve chez La Fontaine. Certains vers sont constitués de monosyllabes ou de mots brefs (v. 1, 2, 12, 16, 28), ou favorisent les structures binaires (« Jeunes et vieux », sages et fous…). Personnifications et métaphores, antithèses, chiasme (v. 26-29), litotes, polyptote (sur voir), constituent les « bijoux » ou fleurs de rhétorique de ce style orné et enjoué (« conter gaiement », texte 2, l. 16). L’humour fait partie de ce style tempéré qui ne doit pas être pesant. Ce style est mis en abyme dans le langage séduisant de la Fable. 6. Les structures binaires paraissent diviser l’humanité en deux, avec d’un côté les amants de la Vérité, de l’autre ceux de la fiction mensongère. Toutes les structures binaires tendent en fait dans la fable à dissocier en l’homme ce qui relève de l’enfance ou de la maturité, ce qui relève du sérieux et du fantaisiste, de la vertu et de la frivolité, pour ensuite réunir l’ensemble sous le « manteau » de la fable. On a un éloge de la variété esthétique. Le dernier trait d’humour est l’autodérision : la Fable porte des bijoux « faux », et c’est elle qui l’emporte finalement sur la Vérité, qui ne peut rien sans elle. Prolongement Dans le texte 2, l’art poétique développé par Florian repose sur un paradoxe : l’impression de facilité et de grâce ressort à un « don » « peu commun » (l. 16 et 17) relevant de l’esprit du conteur et qui se travaille (« art », l. 16). La « gaieté » est présentée comme un tempérament qui enlève l’impression d’efforts, d’où le côté « naturel ». Florian montre comme la fable est hybride : elle tient du théâtre (§1) et du

conte (§2) en même temps que de la philosophie. Dans la fable, ces qualités se retrouvent dans l’ironie générale, les figures qui ornent « de mille qualités » (l. 22) la fable, qui n’a pas l’air d’avoir coûté d’« efforts » (l. 22).

ÉCRITURE RECHERCHE Il s’agit de développer un paragraphe argumentatif sur l’image des fleurs de rhétorique, ou des pierres précieuses d’un discours, comme instruments de séduction. Chez l’héroïne de Perrault, les figures du discours ornent le langage d’une âme douce et bonne. Le langage montre la politesse et la capacité à vivre en société, l’intégration parfaitement réussie de la cadette qui aboutit au mariage avec le prince. Dans la fable de Florian, l’autodérision présente les figures comme de la pacotille nécessaire. La portée morale ne met pas la vertu en cause chez Florian ; la moralité énoncée par la Fable propose plutôt le pragmatisme et l’humour. On peut dès lors proposer une petite réflexion sur un vieux sujet : la rhétorique est-elle toujours une coquetterie blâmable ?

Vers la dissertation On peut commencer en proposant aux élèves de proposer ou de chercher des définitions de la poésie et de travailler sur l’étymologie. On peut faire le même travail sur le mot fable, en lien avec « fabuleux ». Le sujet repose sur un présupposé à accepter d’abord pour traiter la question sans faire un hors-sujet : la poésie a affaire à la vérité, qu’elle révèle à sa façon. On peut aussi demander aux élèves de faire la différence entre mensonge et fiction. Il s’agit ici d’encourager les élèves à rédiger le développement des divers aspects de la thèse, donc une partie. Contexte : Dans l’Hymne de l’automne (1563, v. 81-82), c’est Dorat qui, après les Muses et les nymphes, apprend la poésie au jeune initié. Le « fabuleux manteau » qui enclot la « vérité » est une « ingénieuse erreur », c’est-à-dire une fiction véridique et pleine d’esprit. « Feindre », c’est construire, et non mentir : donner un spectacle agréable, charmer par des images séduisantes, parce que la vérité coïncide avec la beauté. Le « manteau » de Ronsard n’est donc pas exactement le même que celui de Florian. Certes, cela n’apparaît pas dans le sujet, il faut donc le resituer rapidement en le proposant aux élèves.

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Dans l’hymne de Ronsard, la vérité est liée à la révélation des mystères du monde, et la poésie, à une inspiration divine, le furor du poète. En quelque sorte prophète, il formule dans un langage unique une révélation (voir Rimbaud, « Lettre dite du voyant », p. 438-439). La poésie est-elle donc seulement un « manteau » pour la vérité, ou bien le lieu d’une révélation ? En effet, le poète apparaît-il comme l’artisan pédagogue d’un enseignement, de valeurs à faire passer par une belle langue ? ou comme l’inventeur d’un nouveau langage ? À moins que la poésie ne soit l’enchantement, la forme presque magique que prendrait le secret du monde quand on l’approche. Proposition : 1) La belle langue. La poésie apparaît souvent comme le domaine de la beauté, liée à la transfiguration du langage : vers ou prose rythmée, images et musique, beauté des sujets traités. Cela correspond aux premières fonctions de la poésie, liée au sacré et à la mémoire. Évoquer le mystère du monde et le transmettre, cela requiert une langue pure et parfaite, inspirée et gravée dans une métrique sculpturale. Telle est l’ambition de Ronsard, mais aussi de poètes comme Victor Hugo ou Paul Valéry (« Les Pas ») dont l’inspiration est le travail, sacré. D’où la densité de la langue poétique, qui ne se résume guère au vers. D’un autre point de vue, la poésie peut apparaître comme le « manteau », brodé de fleurs de rhétorique, qui rend attrayante la sagesse. Elle associe alors l’inspiration à la rhétorique. C’est une ressource d’argumentation indirecte (question 5). L’ornement est une façon de faire entendre quelque chose d’austère ou de pénible, mais aussi d’instruire. On retrouve l’art poétique de l’apologue humaniste. La poésie engagée peut aussi saisir et émouvoir, comme le montre « Souvenir de la nuit du 4 » (livre de l’élève, p. 416). Enfin, la poésie peut apparaître comme une manifestation élégante et rare de la langue, luxueuse. C’est le cas de la poésie de circonstance, par laquelle on veut célébrer quelqu’un ou faire plaisir. L’épithalame, par exemple, est une illustration de cette poésie qui embellit la vie. C’est une manière de tourner joliment ce que l’on veut dire, pour une fête qui est aussi celle des mots.

Pompadour, ton crayon divin Devrait dessiner ton visage ; Jamais une plus belle main N’aurait fait un plus bel ouvrage. Voltaire

L’épigramme peut aussi fournir ses armes ingénieuses à la critique : le rythme et la pointe assassinent mieux qu’un blâme ordinaire. Il s’agit cependant d’une poésie de salon, dont les auteurs ne revendiquent pas la fonction révélatrice ou grandiose. 2) Le manteau de la poésie n’est pas un déguisement, un costume de la pensée. C’est une invention perpétuelle. Or la poésie est loin d’être toujours circonstancielle ou liée à un usage mondain. L’idée du « manteau » risque de diviser la poésie en un corps, qui serait le langage, et une âme, qui serait la vérité. De nombreux poètes ont insisté sur la puissance d’invention de la poésie. Les jeux sur le langage et les rapprochements d’images peuvent nous découvrir des aspects mystérieux du monde et de notre intériorité : Aragon, dans Le Paysan de Paris, ou Breton, dans Nadja, expérimentent ce pouvoir de l’inspiration surréaliste. La puissance de la métaphore comme dévoilement a été célébrée par les surréalistes, et proclamée par Éluard (« La courbe de tes yeux »). Les rythmes et les sonorités, les jeux de mots mystérieux peuvent ouvrir la voie vers des mystères enfouis dans l’inconscient, dans l’âme (voir livre de l’élève, p. 456-457). C’est pourquoi, par exemple, Apollinaire reprend à son compte l’image du manteau de la poésie. Il s’agit du « manteau d’Arlequin » : bariolé, coloré, fait de lambeaux disparates, il est pourtant séduisant et novateur. La poésie révolutionne le langage et le regard ; ce faisant, elle peut aussi en retour transformer notre monde. 3) Le détour révélateur : la poésie initiation. Ainsi, le « manteau » pourrait être la musique et les images qui conduisent à un autre monde, impossible à formuler autrement qu’en poésie. Pour connaître le monde merveilleux auquel aspire le poète des Fleurs du Mal, il faut suivre sa « musique » prenante comme une « mer » de sonorités et se laisser bercer par les harmonies de la « Vie antérieure ». La « vérité » qui est « enclose » demeure secrète, inépuisable. C’est pourquoi le sortilège de la poésie opère toujours

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de nouveau, comme la magie du « rêve familier » de Verlaine. Elle peut ressembler à la vision musicale de la « Fantaisie » de Nerval (livre de l’élève, p. 421). Étoile du « Petit-Poucet rêveur » de « Ma bohème » (livre de l’élève, p. 440), la poésie est le trésor que l’on ne peut approcher que par l’amour de la langue et la créativité du regard. Ce détour qui ressemble à l’errance ou à l’« ingénieuse erreur » de Ronsard, conduit à ce que les mots habituels ne peuvent formuler. La fable ne se contente pas d’une ornementation utilitaire de la langue : La Fontaine fait revivre ses animaux dans un cadre harmonieux, à la douce transparence bucolique ou à l’ombre terrifiante (« Le loup et l’agneau »). Bien plus qu’un vêtement, l’écriture poétique a le don de créer et de rendre sensible un monde où « tout n’est qu’ordre et beauté » (Baudelaire) ou pressentiment de l’harmonie, quelles que soient la souffrance ou l’injustice. Conclusion : La métaphore du « manteau » poétique peut être comprise de différentes façons, de l’ornementation à la fiction révélatrice. L’art de La Fontaine peut montrer comment la fable n’est pas seulement une rhétorique utilitaire, mais aussi la quête d’une harmonie où, plus que du plaisir, on trouve du bonheur. Prolongements La fable « Le singe qui montre la lanterne magique » (II, 7) traite aussi de l’efficacité du discours. L’animal est comparé à un sous-Cicéron obscur : « Messieurs les beaux esprits, dont la prose et [les vers Sont d’un style pompeux et toujours admirable, Mais que l’on n’entend point, écoutez cette [fable, Et tâchez de devenir clairs. »



André Chénier, Dernières poésies, ⁄‡·› X p. ›‚∞

Le chant du cygne LECTURE 1. Le contexte d’une Révolution entrée dans sa phase de Terreur éclaire les significations de ce poème. André Chénier nous aide à entrer dans le point de vue des victimes de la Terreur. La recherche permettra d’opérer un travail de périodisation et d’ancrage biographique (vie du poète confronté à l’Histoire). La parole poétique, qui est un cri de douleur et l’ultime discours de celui qui va mourir, prend son essor dans les cercles mêmes de la prison, véritable enfer. 2. Le poète évoque, sous la forme d’un tableau, le sort du mouton promis au sacrifice. Le parallèle avec son propre destin ne s’amorce qu’au vers 11 : « J’ai le même destin. » André Chénier file alors la comparaison pour élargir l’évocation à l’ensemble des condamnés (« Mille autres moutons, comme moi », v. 14) et amplifie les métaphores : « Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire » (v. 15). C’est donc tout un système d’analogies qui se développent et qui visent à superposer ou confondre l’abattoir où périssent les animaux et l’exécution publique des humains. Dans la culture religieuse, le mouton est l’animal sacrifié, dont on verse le sang. Le cortège des enfants et des vierges en souligne encore plus l’innocence. Le rite chrétien insiste sur la pureté de l’animal sacrifié (l’agneau de Dieu) pour rédimer les péchés des hommes. 3. C’est une vision tragique de l’existence et de l’Histoire. Le terme « destin » acquiert une résonance forte. La poésie quitte la fadeur de pseudobergeries et pastorales antiques pour se hisser à la plus haute expression pathétique. 4. Du discours désespéré sur son sort, le poète passe aux ultimes paroles qu’il adresse à ses amis (du v. 22 à la fin). C’est une invitation à vivre « contents » et « en paix ». L’injonction, qui apparaît deux fois (v. 22 et v. 28), s’accompagne du souhait de pouvoir gagner du temps et ainsi

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rester en vie : « En dépit de Bavus, soyez lents à me suivre » (v. 23). André Chénier évite tout épicurisme facile pour ne mettre en valeur que l’harmonie d’une vie rêvée hors des tourmentes et des brutalités de l’Histoire.

5. On note l’alternance de deux types de vers : – des alexandrins (douze syllabes) : v. 1, 3, 5, 7… – des octosyllabes (huit syllabes) : v. 2, 4, 6, 8… Cette alternance régulière forme des distiques de vers de douze et de huit syllabes, rimant a b a b. Il s’agit d’iambes.

ÉCRITURE Vers le commentaire Le contexte de la Terreur révolutionnaire donne à l’expression de la mélancolie et de la tristesse une dimension pathétique forte. La conscience d’une condition tragique, le choix d’une attitude exemplaire révèlent la hauteur que le poète adopte face à l’événement brutal et inhumain. A/ Le poète livre une vision tragique de l’Histoire – en mettant en place une analogie entre son destin et le sort du mouton sacrifié (parallèle, comparaison filée et métaphores) ; – en opposant le monde brutal et bestial de la Terreur à deux tableaux de la pureté : le cortège des vierges et des enfants, l’évocation d’une vie rêvée hors des tourmentes de l’Histoire ; – en amplifiant la parole tragique : « abîme, destin, oubli, âme flétrie… ».

B/ Le poète prend de la hauteur face à l’événement en adoptant une attitude exemplaire – pensée généreuse : « Vivez, amis » (cf. question 4) ; – attitude sacrificielle : le poète se reproche d’avoir été indifférent à d’autres victimes, donc il s’efface dans l’oubli et la mort, sans plus réclamer d’attention (v. 25-28) ; – leçon sur un monde de paix.

VERS LE BAC Dissertation La délibération littéraire pourra souligner : – l’intensité de l’émotion que peut soulever un chant ou une parole poétique désespérée ; – la force du mythe du poète maudit ou frappé par la malédiction (Rimbaud, Verlaine…) ; – le rapport entre mélancolie et beauté, voire sublime (esthétique de Baudelaire). En revanche, on pourra noter : – le risque de la grandiloquence et de l’outrance dans ce type d’expression lyrique (Lautréamont s’est appliqué à parodier l’excès romantique de la douleur dans Les Chants de Maldoror) ; – la difficulté à exprimer la souffrance de façon subtile, par des moyens poétiques plus maîtrisés (par exemple, Apollinaire et « La chanson du mal-aimé ») ; – le décentrement nécessaire d’une attitude trop égocentrique ou narcissique, en tentant de traduire la souffrance d’un collectif : Hugo, Aragon…

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Séquence

⁄⁄

XIXe siècle :

Poésie et modernité Livre de l’élève X p. ›‚§ à ››∞

H istoire des arts

Caspar David Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages, ⁄°⁄‡-⁄°⁄° X p. ›⁄‚-›⁄⁄ Objectifs – Repérer les éléments picturaux caractéristiques du romantisme. – Comprendre le mot « romantique », terme appartenant d’abord à la peinture pour qualifier un paysage qui touche la rêverie et l’imagination. Intérêts de l’image – Un tableau exprimant la sensibilité du moi. – L’importance de la nature : un thème nouveau définissant une sensibilité nouvelle, celle du romantisme naissant.

Paysage romantique LECTURE DE L’IMAGE L’homme face à l’infini 1. Le tableau représente un homme de dos au sommet d’une montagne. Malgré sa redingote et ses souliers de ville, il a achevé son ascension et est parvenu au-dessus des nuages. Du haut de son promontoire, il contemple, dans une solitude absolue, une nature impressionnante : des pics rocheux surgissant de la brume. Les formes écharpées de la roche, sur l’axe vertical, contrastent avec celles des nuages, plus arrondies et allongées. La mer de brume qui s’ouvre devant le personnage et qui rejoint la ligne d’horizon donne une impression d’infini.

2. La plongée dans l’infini est renforcée par le travail sur la perspective. Le peintre a choisi une perspective centrale, à hauteur d’homme. À gauche et à droite, les deux lignes verticales qui suivent l’orientation du bâton et le côté gauche du voyageur partent très légèrement en oblique, ce qui crée un effet de profondeur. Cette profondeur de champ est renforcée par la technique du sfumato : les objets éloignés du dernier plan sont peints dans des nuances plus claires. Cela suffit à créer l’illusion de la distance. Ainsi, les nuages et montagnes du fond semblent se perdre dans le lointain. 3. Nous voyons ce que voit le personnage, avec un champ de vision plus large et plus profond qui englobe le personnage lui-même. En effet, en le représentant au tout premier plan et de dos, le peintre crée l’illusion que nous sommes derrière lui, que nous le surprenons sans qu’il le sache. Ce que nous voyons, ce n’est donc pas directement la mer de nuages mais sa contemplation : l’océan de brume vu à travers le filtre de sa subjectivité. Pour que nous distinguions bien la différence entre ce qui est et ce qui est vu par le voyageur, le personnage est peint avec une netteté hyperréaliste. Ce qu’il voit, en revanche, est nimbé de brume. Le contour des choses vues se dissout. C’est tout l’intérêt de ce parti pris : ce que l’on voit est un « paysage d’âme », une image reflétant une vision singulière du monde. (Voir rubrique « Contexte artistique et historique ».)

Un paysage symbolique 4. Le contraste entre zones nuageuses très cotonneuses et pointes montagneuses se découpant avec netteté exalte la beauté de la nature. Il ne s’agit pas d’une beauté ordonnée, classique, parfaitement harmonieuse. La nature n’est pas « belle » ; elle est « sublime » (voir encadré). Elle s’impose au regard par son immensité et 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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ses violents contrastes. Ici, on peut être sensible au caractère massif, puissant, d’une roche aux formes tourmentées, se découpant abruptement sur l’infini d’un ciel où se dissolvent les contours dans un sfumato bien maîtrisé. Étymologiquement, le mot « sublime » signifie « sous le seuil » et cela renvoie à la position d’un initié sur le point de découvrir les ultimes vérités d’un culte à mystères : ici, la nature, par ses dimensions et ses contrastes, révèle au petit homme la notion d’infini, horizon que l’on ne peut atteindre et où le regard plonge et se noie. Cette dimension nouvelle du paysage est caractéristique de la naissance du romantisme. Comme le résume Baudelaire, c’est une « manière de sentir », et réussir à transcrire picturalement cet état d’âme est le défi que se lance l’artiste romantique.

5. Le contraste entre les couleurs sombres de la roche (premier plan) et les teintes froides et éthérées de la mer de nuages rend sensible l’opposition entre la terre et le ciel. La sphère terrestre est le domaine de la réalité noire, massive. Le personnage y est profondément ancré (il a les pieds sur terre, la canne renforçant le contact avec le sol), mais il est parvenu à se hisser en position de surplomb. La seconde zone chromatique, faite d’un blanc teinté d’un azur délicat, frangé de rose et de gris, est l’espace des nuages, où se projette la rêverie du personnage. Notons que le bleu est associé à l’idée de sacré et de spiritualité. Cet effet est renforcé par la matière des objets peints dans ce camaïeu de bleu : il s’agit de brume impalpable, de nuages qui s’effilochent, sans contours et sans limites. Ils ne pèsent ni ne stagnent, et leur légèreté évanescente, quasiment immatérielle, renvoie elle aussi à la spiritualité. La zone bleue est l’espace symbolique de la méditation : le voyageur est pensif, réceptif à l’immensité du paysage, image du sacré autant que simple chaîne de montagne. 6. Le personnage est parfaitement immobile. Seuls ses cheveux semblent animés par le souffle léger du vent. Comme souvent dans les tableaux de Friedrich, tout semble saisi avec une netteté qui fige tout mouvement. Ici, le personnage est fixé, dans sa solitude rêveuse. Le fait qu’il nous tourne le dos, pour mieux s’abîmer dans l’océan de ses réflexions, l’isole encore dans sa solitude et la connote de mélancolie.

Bilan/Prolongement Ce tableau date de 1818 : il est peint au moment où émerge en Angleterre, en Allemagne puis en France une sensibilité nouvelle, qui ne rejette pas la raison mais veut donner toute leur place à la sensibilité, l’émotion, l’affectivité. Le tableau est contemporain du « Lac » de Lamartine. Il traduit l’importance accordée à l’individu, même si s’affirmer comme unique et détaché des autres se paie au prix fort de la solitude. Ce tableau permet aussi d’aborder le rôle du poète romantique : il est en position de surplomb, ce qui confère à sa contemplation une grande ampleur.

VERS LE BAC Dissertation On pourra adopter le plan suivant : Introduction Dans De l’Allemagne, Madame de Staël est particulièrement sensible à la mélancolie qui imprègne la littérature germanique. Elle l’attribue, entre autres, à l’influence de l’obscurité profonde des forêts, de la brume et du brouillard sur les âmes sensibles, réceptives à la poésie muette des éléments naturels. « Sunt lacrimae rerum » (« Il y a les larmes des choses », Virgile), et le poète les entend, les exprime. Elle établit donc une corrélation entre la nature, les émotions qu’elle provoque, et ce que l’on dit de soi. Elle relie la nature et l’écriture. Et c’est précisément ce jeu de correspondances qui est, pour elle, synonyme de poésie vraie. 1) « Les harmonies du ciel et de la terre » (Lamartine) a) Pour Rousseau, chaque homme est doué de sentiment. Cette faculté innée le rend sensible à ce qui est beau et bien. Ainsi, en contemplant les merveilles de la nature, il ne peut qu’être séduit par la beauté harmonieuse ou sublime de l’univers et il rêve de trouver sa place dans cet ensemble. Cette sensibilité exacerbée est le propre, au siècle suivant, de l’âme romantique. On peut donner plusieurs exemples : Werther, de Goethe, gagné par la mélancolie en contemplant le « bel effet de la lune » ; Chateaubriand et le paysage américain ; Hugo et l’océan (« Oceano nox », « Ce que dit la Bouche d’Ombre »). b) L’artiste et le poète rêvent même d’une « alliance secrète de notre être avec les merveilles de l’univers ». Il entend participer à

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l’harmonie du monde et la célébrer par son art ou par son chant. Cette osmose, cette harmonie entre le moi et le monde est particulièrement sensible dans le tableau de Friedrich, puisqu’il n’y a plus de frontière entre le paysage extérieur et le paysage intérieur, entre la « chose vue » et l’état d’âme qui s’exprime à travers la peinture d’un paysage. C’est ce qui confère à ce tableau sa dimension poétique. Dans « Le lac » de Lamartine (livre de l’élève, p. 412), la fusion entre le paysage et ce que ressent le poète est rendue particulièrement sensible par le travail sur le rythme et les sonorités. Ces effets poétiques suggèrent, dans une belle harmonie imitative, le bruit des rames qui frappent l’eau en même temps que la pulsation lancinante de la douleur. Il y a une correspondance intime entre le sujet et le « moi de l’univers » (Hugo). 2) Le chant du monde a) Cette alliance entre le moi et le monde renouvelle profondément la poésie. Elle correspond à l’invention du lyrisme romantique. Le « je » s’exprime, et les sentiments qui le traversent colorent le monde. Ainsi, dans « La Lorelei » de Heinrich Heine, le poète avoue sa mystérieuse mélancolie en s’exprimant à la première personne. Puis, l’évocation du paysage extérieur prolonge et complète la confession autobiographique : eaux silencieuses, brise froide, soleil mourant transcrivent aussi ce que le moi ressent. Cette porosité entre le monde et le moi caractérise le lyrisme romantique. b) L’alliance entre le moi intime et le monde extérieur ne vibre pas toujours d’un lyrisme élégiaque. Le romantisme se teinte parfois d’ironie morbide. On le voit avec le poème de Musset, p. 418 : la lune « chérubin cafard » est à l’unisson de la tristesse gaie et désespérée agitant le poète. On peut aussi s’arrêter au frisson d’horreur qui parcourt le monde, le moi… et le lecteur à la lecture de la place du Morimont, peinte par Aloysius Bertrand (p. 419, paragraphes 2, 3 et 4). c) Le monde, le moi, les autres Cependant, cette expansion du moi dans les choses du monde n’est pas pur narcissisme. Quand le poète dit « je », il est prophète, au sens premier du terme : il « parle pour » (à destination et à la place) des « sans-voix ». On peut donner l’exemple de Victor Hugo.

Invention On aidera les élèves à dresser la liste, au brouillon, des différentes caractéristiques de l’énonciation lyrique.

LE ROMANTISME



Alphonse de Lamartine, Les Méditations, ⁄°¤‚ X p. ›⁄¤-›⁄‹

Objectifs − Découvrir un texte élégiaque qui fait figure de manifeste du romantisme. − Comprendre ce qu’est une « méditation ». − Un texte lyrique : expression de la sensibilité d’un moi endeuillé ; registre élégiaque ; l’expression du deuil ; prise de conscience du temps et de sa fuite inexorable. − L’importance de la nature : un thème nouveau pour une sensibilité nouvelle.

L’expression d’une sensibilité nouvelle LECTURE 1. La première strophe laisse entendre la voix du poète. Assis seul au bord du Bourget, il invoque d’abord le lac. Cette interpellation est rendue sensible par le recours à la deuxième personne du singulier « t’en souvient-il ? » (v. 1). Le lac, personnifié, est le confident du poète esseulé. À qui parler, en effet, lorsque l’autre que l’on aimait tant a disparu ? On ne peut plus se confier qu’au lac, témoin des heures délicieuses vécues à deux, puis de la solitude du poète. Décor encadrant le passé heureux et la douleur présente, il représente la nature paisible et accueillante, capable d’aider à se remémorer les jours anciens, à recueillir le récit des doux souvenirs et à consoler, par sa beauté, le cœur endeuillé. 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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Les strophes suivantes sont dites par un autre locuteur. Le poète s’interrompt et relate : « et la voix qui m’est chère / Laissa tomber ces mots » (v. 7-8). Il s’agit d’Elvire. Les deux points qui finissent le vers 8 et les guillemets qui s’ouvrent au vers 9 rendent perceptible ce changement de voix. Elvire s’adresse au temps et aux heures, puis à la nuit, comme en attestent les deux vocatifs des vers 9 et 10.

2. Interpellations, invocations, questions sans réponses et exclamations suppliantes se succèdent dans les différentes parties du poème. Émotions et sentiments sont bien mis en valeur par ce choix, dont témoigne aussi la ponctuation du poème. On relève les points d’exclamation (v. 9, 12) et d’interrogation (v. 28 et 29). Ils mettent en valeur la tristesse de la plainte. La réminiscence des souvenirs heureux rend cette mélancolie plus déchirante encore : la jeune femme est morte subitement, alors qu’un an auparavant elle était pleine de vie. Comme le précise Chateaubriand, la mélancolie romantique n’est plus définie comme une maladie liée au déséquilibre des humeurs (trop de bile noire) mais comme la tristesse d’un cœur esseulé, comparé à une lyre blessée « à laquelle il manque des cordes ». Ce poème élégiaque est donc empreint d’un lyrisme inédit, porteur d’une sensibilité nouvelle, s’affirmant dès 1820. 3. Le dernier vers de chaque quatrain ainsi que les vers 10, 14 et 22 présentent le même changement métrique : alors que le poème comporte des alexandrins, il s’agit là de vers de six syllabes. Ils produisent un effet de chute et incitent le lecteur à faire un temps d’arrêt. 4. Deux métaphores rendent plus poignante l’exhortation d’Elvire. L’image du vol est très brève, mais elle est tellement marquante que nombreux sont ceux, qui, aujourd’hui encore, connaissent par cœur cet hémistiche : « Ô temps ! suspends ton vol ». La seconde image associe la fuite du temps à une eau qui s’écoule. On peut relever, au vers 10, « Suspendez votre cours », ou l’impératif « Coulez, coulez » (v. 14). La phrase « le temps n’a point de rive ; / Il coule, et nous passons ! » laisse apparaître l’implacable loi du devenir : le temps fait défiler les âges et mourir les générations. 5. La strophe joue avec la souplesse de l’alexandrin pour varier les effets rythmiques :

− Vers 1 : coupe à l’hémistiche, rendant sensible l’interpellation. − Vers 2 : coupe à l’hémistiche très marquée, renforcée par la ponctuation. − Vers 3 : parfait tétramètre, très musical. « Que le bruít des rameúrs qui frappaíent en cadénce » La répartition des accents, l’allitération en [r], la symétrie induite par la coupe à l’hémistiche font de ce vers très régulier l’écho sonore du ressac et du rythme des rames frappant la surface des flots en cadence. Ainsi, nature et poésie s’accordent à l’unisson pour devenir l’écrin abritant le souvenir des amours enfuies. − Vers 4 : plus court, ce vers peut rappeler la voix qui faiblit et se suspend, émue par l’évocation des souvenirs passés.

6. Le choix des vers revient à chacun. Les allitérations en [l], sonorité liquide, renvoient au bruit de l’eau ainsi qu’au thème mélancolique de la fuite du temps, tout en conférant une grande douceur à l’élégie. Il s’agit là aussi d’un phénomène d’harmonie imitative, chère à Lamartine. La musicalité de ces vers rend au lyrisme son sens premier : le terme est forgé sur le nom « lyre », instrument d’Apollon, ou d’Orphée, qui (en)chanta son deuil en s’accompagnant à la lyre. Ici, le poète module à son tour sur la lyre d’Orphée. Puisant à la source même de la poésie primitive, il se fait chanteur et musicien pour que la douceur élégiaque de sa poésie fluide calme la douleur de son cœur blessé et confère à sa méditation sur la mort une douceur mélancolique. Enfin, on retrouve dans ces vers une harmonie entre le monde extérieur (évocation d’un lac) et la méditation intérieure (sur le temps fuyant comme une eau vive). Cette porosité attribue un rôle nouveau à la nature : le paysage manifeste, révèle les sentiments intérieurs. 7. L’exercice a pour but de faire prendre conscience d’un aspect majeur du lyrisme romantique : il fait entendre le grain de la voix, les émotions (vocatifs) qui la traversent.

HISTOIRE DES ARTS La démesure du paysage, sa sublime immensité rendent plus sensibles la petitesse et l’isolement du batelier. On sera également sensible à la lumière qui, sur la toile, forme un très bel arc

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de cercle. Peu important par sa grandeur, il illumine pourtant le tableau et met en valeur un point vers lequel convergent toutes les lignes de fuite.

VERS LE BAC Commentaire (Pistes.) A/ Un chant d’amour et de mort 1) Registre lyrique et mélancolie Reprise de la réponse à la question 2. 2) Chanter et enchanter la douleur Reprise des réponses aux questions 6 et 7. B/ La fuite du temps 1) La fuite du temps dans les paroles du poète 2) La fuite du temps dans les propos d’Elvire

Oral (entretien) On sera sensible aux thèmes communs : écoulement du temps, par exemple. On verra ensuite les différences : nulle invitation au carpe diem sous la plume de Lamartine.

¤

Victor Hugo, Préface de Cromwell, ⁄°¤‡ X p. ›⁄›

Objectifs – Analyser le genre du manifeste littéraire. – Comprendre la conception romantique du poète et de ses fonctions.

Le poète historien LECTURE 1. Victor Hugo restitue l’acte de la création poétique dans l’histoire de l’humanité. Dans ce passage, il distingue deux temps :

– l’âge pastoral marqué par l’harmonie entre l’homme et la nature, la concorde entre les peuples : la poésie est lyrique ; – l’âge caractérisé par le début des conflits entre les peuples : la poésie devient épique. Cette représentation de l’histoire reflète une conception romantique qui idéalise l’unité du monde des origines. Elle se fonde sur l’accroissement des populations permettant d’expliquer les guerres qui surviennent. Elle est délibérément d’inspiration religieuse : paradis, puis chute de l’homme dans le péché.

2. Selon ce schéma historique, la poésie prend pour objet de célébration la nature et la Création. Elle correspond donc au registre lyrique : expression d’un sentiment d’émerveillement devant les beautés de la nature. Elle recouvre la forme de l’ode ou de l’hymne, de la poésie pastorale. Son modèle est le poème de la Genèse dans la Bible. Toute sa description jusqu’à l’instrument de musique, la lyre, reprend le mythe d’Orphée. Quand les conflits naissent entre les peuples, le poète a pour fonction de « chanter » les guerres. Le registre épique est dominant. Victor Hugo met en valeur la référence à Homère, et implicitement à l’Iliade. 3. Texte théorique sur la poésie (métadiscours), ce passage prend aussi les dimensions d’un poème. On rendra les élèves sensibles : – au système des images et des comparaisons : l’éveil (parallèle entre l’éveil de l’homme et celui du chant, l. 1 et 2) ; l’analogie entre le chant et la vie (« il chante comme il respire », l. 5) ; « cette adolescence du monde » (l. 17) ; « ressemble au nuage qui change de forme et de route » (l. 13) ; – aux effets de rythme : ternaire (« Dieu, l’âme, la création », l. 5-6), puis binaire (« Il y a des familles, et pas de peuples ; des pères, et pas de rois », l. 7-8), enfin jouant sur quatre temps (« point de propriété, point de lois, point de froissements, point de guerres », l. 8-9) ; – aux répétitions ou structures anaphoriques qui créent une incantation : par exemple, « triple mystère… triple idée… » (l. 6), « Il se laisse faire, il se laisse aller » (l. 12) ; – aux assonances et allitérations : « s’éveille… naître… s’éveille… merveilles » ou « éblouissent… qui l’enivrent… hymne » (l. 1-3). 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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4. La lecture à haute voix visera à mettre en valeur la dimension oratoire et rhétorique de l’extrait : – répétitions qui concourent à un rythme et une scansion (« … enveloppe tout … comprend tout » (l. 6-7) ; – gradations et amplifications : « famille / tribu / nation » (l. 18) ; « elles se gênent et se froissent ; de là les chocs d’empires, la guerre » (l. 19-20) ; – parallélisme (« quand l’homme s’éveille… la poésie s’éveille » (l. 1-2) ; – hyperboles nombreuses ; – volume des paragraphes : long développement puis pause grâce à une phrase isolée (l. 16) ; – structures paratactiques : « Toutes les sphères s’agrandissent ; la famille devient tribu… » (l. 17-18). Éloquence et poésie se conjuguent pour restituer à la parole sa dimension de Verbe sacré. 5. L’iconographie sur ce sujet est abondante. Elle révèle et éclaire la relation qui s’établit entre le poète et la collectivité. Voir la thèse de Paul Bénichou sur les mages romantiques (Gallimard).

VERS LE BAC Invention Le texte produit devra respecter les grandes caractéristiques d’un manifeste littéraire. A/ Dimension « métadiscursive » : texte qui parle de la poésie (avec un réinvestissement du lexique propre aux mythes et à l’art de la poésie). B/ Dimension d’engagement : le locuteur soutient une thèse, en l’occurrence la capacité de la poésie qui parvient à traduire les aspirations de notre époque. L’argumentaire peut exposer les aspects suivants : capacité du poète à reconstruire un rapport au monde, notamment avec la nature ; capacité à chanter les grands sentiments (amour, révolte, colère)… C/ Dimension poétique du texte lui-même : les élèves peuvent créer des images et des comparaisons, des effets rythmiques…

Dissertation La délibération porte sur la dimension intimiste ou publique de la poésie. Centrée sur l’expression lyrique du « moi », la poésie a pour vocation d’exprimer des sentiments intimes.

– Les thèmes intimistes sont plus favorables que d’autres à la création poétique : par exemple, l’amour ou le désir, la célébration d’une femme (Apollinaire, Alcools). – Le poète fait entendre une voix, une voix singulière et originale qui chante l’existence dans toutes ses dimensions : Villon, Le Testament. C’est d’ailleurs dans le silence et une écoute attentive du poème que l’on parvient à saisir la dimension intime de cette voix. – Le lyrisme peut atteindre à une grande intensité quand il repose sur des moyens simples et discrets, écartant tout effet d’emphase ou de grandiloquence. Toutefois, la poésie n’existe que dans sa résonance avec une collectivité dont elle parvient à traduire les émotions. On pourra mettre en valeur : – l’engagement du poète dans un combat ou une action ; – l’interrogation sur les valeurs collectives (sociales, politiques, sacrées) : la poésie baroque traite de l’existence et de la condition humaine dans son universalité ; – l’expression de l’indignation (Rimbaud, Agrippa d’Aubigné…).



Victor Hugo, Les Orientales, ⁄°¤· X p. ›⁄∞

Objectifs – Découvrir l’engagement politique des poètes romantiques. − De l’Orient rêvé à la Grèce réelle : l’orientalisme, le contraste entre Orient poétique et vérité historique : la Grèce martyrisée ; l’enfance assassinée, thème cher à Hugo. − Le poète prophète : la nécessité de l’engagement ; l’énonciation prophétique ; l’implication du lecteur.

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Fonctions de la poésie LECTURE La tragédie de l’histoire 1. Le poème est ancré dans une réalité géographique et historique précise, celle du massacre de la population civile de Chios (ou Chio), perpétré par les Ottomans en avril 1822. C’est un des épisodes les plus sanglants de la guerre d’indépendance grecque. Les habitants de l’île de Chios, une des plus riches de l’Empire ottoman, voulurent rallier l’insurrection grecque. L’empire ne put le supporter et décida de mater la révolte en faisant un exemple : il envoya 45 000 janissaires, ayant pour ordre de tuer les hommes et adolescents de plus de 12 ans, les femmes de plus de 40 ans, et les enfants de moins de deux ans. Ceux qui furent épargnés le furent pour leur valeur marchande : ils furent vendus comme esclaves, après avoir vu leur île pillée et rasée. Le bilan fut estimé à 25 000 morts, 45 000 esclaves et 10 000 fugitifs. L’Europe entière fut horrifiée par l’ampleur du massacre. Quelques indices suffisent pour que le lecteur de 1829, dont la mémoire a été marquée par les événements de 1822, devine qu’Hugo évoque le massacre de Chios. Le premier hémistiche donne le ton : « Les Turcs ont passé là. » La reprise en anaphore du terme « Chio » précise le lieu de l’action et les forces en présence. Le second hémistiche, « Tout est ruine et deuil », finit de poser le cadre. Il est question d’un massacre, celui de Chio par les Turcs. Ne restent plus que deux personnages : le locuteur, témoin et « ami » (v. 35) ; l’enfant rescapé. 2. Hugo veut jouer avec les émotions de son lecteur et le faire réagir à la guerre, à son cortège d’injustices, d’humiliations et de violences gratuites. Cette tragédie historique provoque terreur et pitié. Terreur parce que tout est détruit. La destruction d’un monde harmonieux est annoncée dès l’épigraphe. Il s’agit d’une citation de Macbeth, une des plus sombres tragédies de

Shakespeare. Macduff, baron écossais, apprend l’assassinat du roi Duncan. Le tableau est tellement abominable qu’il s’écrie : « Ô horreur, horreur, horreur / le cœur ne peut te concevoir, la langue te dire » (traduction d’Y. Bonnefoy). En citant Macbeth, Hugo signale qu’avec le passage des Turcs nous plongeons dans une horreur indicible. Le saccage est total, comme l’indique le bref constat occupant le second hémistiche du vers 1. On remarque la présence du totalisateur « tout », frappé de l’accent. Les deux noms caractérisés par ce déterminant, « ruine » et « deuil », insistent sur la destruction des biens puis des personnes. Au vers 2, l’image du « sombre écueil » annonce la désolation, thème qui se déploie dans la deuxième strophe. On y retrouve le totalisateur « tout », à nouveau dans une formule lapidaire où se concentre l’effroi : « Tout est désert » (v. 7). Les « murs noircis » laissent deviner pourquoi, ainsi que l’expression « grand ravage » que l’on trouve au vers 12, octosyllabe attirant l’attention par l’effet de rupture qu’il crée. Pitié parce que l’enfant laissé seul paraît bien vulnérable, dans cette nature devenue inhospitalière. Il est prostré (strophe 3), « pieds nus sur les rocs anguleux ! » (v. 13). Son seul « asile », son seul « appui » est une fleur fragile, « Une blanche aubépine, une fleur, comme lui / Dans le grand ravage oubliée » (v. 11-12). Pitié aussi parce que l’innocente victime semble durablement marquée par la guerre. Le thème de l’enfant est associé tout au long du poème à ceux de la douleur, des larmes, de l’humiliation pérenne. On peut citer : « tête humiliée » (v. 9), « les pleurs » (v. 14), « qui pleurent » (v. 23), « chagrins nébuleux » (v. 25). Le registre pathétique attise notre compassion. Ainsi, la strophe 3 multiplie les phrases exclamatives, les interjections (« Ah ! », v. 13 ; « Hélas ! », v. 14) et les mots disant l’empathie (« pauvre enfant », v. 13). Le chagrin inconsolable de l’enfant touche dans un premier temps ; indigne dans un second. Ce poème sensible appelle la conscience européenne à la révolte et au refus.

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3. Indices temporels

Antithèses

Anaphores Vocabulaire mélioratif/ dépréciatif Phrases longues/ courtes

Chio autrefois Imparfait exprimant la durée. Ex. : « Chio, qu’ombrageaient les charmilles » (v. 3) « Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois » (v. 4) Nature généreuse : « île des vins », « charmilles », « grands bois », « coteaux ». Civilisation prospère : « ses palais » Habitants heureux : « Un chœur dansant de jeunes filles » (v. 6).

Chio aujourd’hui Présent de l’indicatif pour dresser un constat. Ex. : « Tout est ruine et deuil » (v. 1) « Chio […] n’est plus » (v. 2) Nature meurtrie : « une fleur […] Dans le grand ravage oubliée » Ruine d’une civilisation : « murs noircis ». Rescapé humilié et pleurant : « un enfant grec, assis, / Courbait sa tête humiliée ».

« Chio » (v. 2, 3, 4) « Dansant » « grands »

« sombre » « noircis » « désert »

Rythme ample de la phrase s’étalant des vers 2 à 6, évoquant Chio autrefois.

L’émotion est renforcée par l’opposition déchirante entre Chio, autrefois havre de paix et de prospérité, et Chio aujourd’hui, détruite. Cette opposition se déploie tout au long du poème.

Le poète prophète 4. et 5. La compassion du locuteur s’exprime par le registre pathétique, caractérisé par les phrases exclamatives, les interjections (« Ah ! », v. 13 ; « Hélas ! », v. 14) et les mots qui disent l’empathie (ex. : « pauvre enfant »). Elle se traduit aussi à travers l’enchaînement des questions rhétoriques, qu’il pose à l’enfant au discours direct (v. 13 à 34). Elles se déploient sur les strophes 4 et 5. Leur lyrisme n’a qu’un seul but : interroger l’enfant. « Que veux-tu ? » est une formule répétée aux vers 19 et 34. Les questions sont de plus en plus insistantes, de plus en plus longues, comme en attestent les multiples enjambements (v. 19-22, v. 26-27, v. 28-30 puis 31-33). Il faut absolument savoir ce qui lui procurerait de la « joie » (v. 17) ou un sourire (v. 31) et atténuerait les horreurs de la guerre. Le locuteur cherche donc à consoler l’enfant, emblème de tous les vaincus de l’Histoire. C’est une fonction essentielle de la poésie. Mais consoler ne suffit pas, il faut se battre aussi. Plus avant, le poète est prophète au sens

« Tout est désert » (v. 7). « Tout est ruine et deuil » (v. 1) : hémistiche au rythme brutal.

étymologique où il « parle pour » cet enfant abandonné, « pour » signifiant ici « à sa place » et « en sa faveur ». Il prend la parole à sa place (et à la place de tous ceux qui sont morts et ne peuvent plus parler) pour donner à sa misère son plein retentissement. Il parle aussi « en faveur de » l’enfant, et de tous les opprimés méritant que l’on prenne fait et cause pour eux.

6. Pour consoler le rescapé, il envisage toute une liste de cadeaux, de plus en plus extraordinaires : « des jeux » (v. 17), « un bel oiseau des bois » (v. 31), « fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux » (v. 34), lys bleu (v. 26), « fruit du tuba » (v. 28). Les hyperboles (v. 28), les comparatifs (v. 32-33) manifestent aussi la volonté de trouver quelque chose de beau pour l’enfant. On peut aussi citer l’enjambement des vers 28 à 30, évoquant un arbre légendaire, « arbre si grand / Qu’un cheval au galop met, toujours en courant, / Cent ans à sortir de son ombre ? ». Mais ces efforts sont vains. « L’enfant aux yeux bleus » ne rêve pas consolation mais vengeance. Marqué par la guerre, il ne peut penser à rien d’autre. Il l’exprime avec détermination : « Je veux de la poudre et des balles. » L’effet de chute est d’autant plus saisissant que le dernier vers est un octosyllabe, tranchant et net. Il est d’ailleurs sans appel, comme sans réponse.

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ÉCRITURE Vers le commentaire Plan de partie : 1) L’opposition déchirante entre Chio hier et Chio aujourd’hui Reprendre la réponse à la question 3. 2) Une scène pathétique : l’évocation de l’enfant dans sa vulnérabilité désolante Reprendre la réponse à la question 2. 3) Une tentative vaine pour consoler l’enfant et effacer les ravages de la guerre Reprendre les questions 4 et 6. 4) Le lecteur touché et indigné

Conclusion : on peut, en guise d’ouverture, proposer aux élèves de réfléchir sur la fonction de la poésie romantique. La lecture du texte de Lamartine les aidera : « La poésie sera de la raison chantée, voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser […]. Elle a une destinée nouvelle ; elle doit suivre la pente des institutions et de la presse ; elle doit se faire peuple et devenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie. La presse commence à pressentir cette œuvre, œuvre immense et puissante qui, en portant sans cesse à tous la pensée de tous, abaissera les montagnes, élèvera les vallées, nivellera les inégalités des intelligences, et ne laissera bientôt plus d’autre puissance sur la terre que celle de la raison universelle qui aura multiplié sa force par la force de tous. Sublime et incalculable association de toutes les pensées, dont les résultats ne peuvent être appréciés que par celui qui a permis à l’homme de la concevoir et de la réaliser ! La poésie de nos jours a déjà tenté cette forme, et des talents d’un ordre élevé se sont abaissés pour tendre la main au peuple ; la poésie s’est faite chanson, pour courir sur l’aile du refrain dans les champs ou dans les chaumières ; elle y a porté quelques nobles souvenirs, quelques généreuses inspirations, quelques sentiments de morale sociale ; mais cependant il faut le déplorer, elle n’a guère popularisé que des passions, des haines ou des envies. C’est à populariser des vérités, de l’amour, de la raison, des sentiments exaltés de religion et d’enthousiasme, que ces génies populaires doivent consacrer leur puissance à l’avenir. Cette poésie est à créer ; l’époque la demande,

le peuple en a soif, il est plus poète par l’âme que nous, car il est plus près de la nature ; mais il a besoin d’un interprète entre cette nature et lui ; c’est à nous de lui en servir, et de lui expliquer par ses sentiments rendus dans sa langue, ce que Dieu a mis de bonté, de noblesse, de générosité, de patriotisme et de piété enthousiaste dans le cœur. Toutes les époques primitives de l’humanité ont eu leur poésie ou leur spiritualisme chanté ; la civilisation avancée serait-elle la seule époque qui fît taire cette voix intime et consolante de l’humanité ? Non, sans doute, rien ne meurt dans l’ordre éternel des choses, tout se transforme : la poésie est l’ange gardien de l’humanité à tous les âges. » A. de Lamartine, « Des destinées de la poésie », 1834, article publié dans la Revue des Deux Mondes.



Victor Hugo, Les Châtiments, ⁄°∞‹ X p. ›⁄§

Objectifs – Étudier l’expression de l’engagement politique dans un texte romantique. – Analyser le registre du pathétique.

Une pietà moderne LECTURE 1. Recherche : cette activité vise à éclairer le contexte politique et social à l’origine du poème. 2. Le registre pathétique est dominant dans ce texte. Il vise à faire partager par le lecteur la souffrance endurée par la perte de l’enfant dans des circonstances tragiques. a) Les détails réalistes qui insistent sur l’innocence de la victime et qui sont propres à susciter l’horreur et la pitié : lexique de l’honnêteté (« logis […] propre, humble, paisible, honnête » v. 2), évocation du jouet (v. 8), pose du petit mort (« bras pendants », v. 7), description de la plaie béante (hyperbole du v. 9). 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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b) Les effets oratoires – Dans le discours tenu par la « grand’mère » où les procédés rhétoriques aident à exprimer l’indignation : exclamations qui sont des cris de douleur (v. 13-14 ; « il n’avait pas huit ans ! », v. 27), lexique de la déploration (« ses pauvres cheveux », v. 14 ; « une chose qui navre », v. 26). – Dans le commentaire du poète : interjection « Hélas ! » en début de vers (v. 22), antithèse qui souligne la perte irrémédiable de la vie (personnification de la mort à l’aide de « mains froides » qui s’oppose à « Ne se réchauffe plus aux foyers », v. 22-23), sollicitation du lecteur par l’analogie du sang de l’enfant avec la mûre qui saigne (métaphore, v. 10). c) Le lyrisme funèbre Le traitement de l’alexandrin contribue à la solennité du propos et à l’expression de la douleur ainsi que de la pitié, par : – l’ampleur du vers ; – la mise en valeur grâce au rythme : « Une vieille / grand’mère / était là / qui pleurait » (4/2/3/3) ; – le rejet : « Sa bouche / Pâle » (v. 5-6) ; – l’amplification oratoire : « La nuit était lugubre […] où l’on en tuait d’autres » (v. 16-17) ; – les assonances (nasales) et allitérations [r] qui marquent la solennité tragique : « Et l’on prit un drap blanc dans l’armoire en noyer » (v. 19).

3. Le tableau s’inscrit dans une dramaturgie religieuse : celle de la mère portant l’enfant sacrifié à l’égal de la Vierge recueillant sur ses genoux le corps du Christ mort. Le tableau s’organise à partir de grands motifs archétypaux : – les plaies : « deux balles dans la tête » (v. 1), « les trous de ses plaies » (v. 9) ; – les poses : « bras pendants » de la victime (v. 7), « vieilles mains » qui prennent « les pieds du cadavre » (v. 25) ; – le drap blanc qui est le linceul proche du suaire dans lequel le corps crucifié a été enveloppé : « Et l’on prit un drap blanc » (v. 19). Ce traitement religieux du drame révèle la volonté chez le poète de transformer la scène en une icône du peuple bafoué et sacrifié par un pouvoir autoritaire.

HISTOIRE DES ARTS Par cette recherche, les élèves pourront confronter images et texte à travers l’imaginaire très riche des pietà.

ÉCRITURE Invention On veillera à ce que le texte produit prolonge et amplifie le discours de l’aïeule. Le propos pourra porter sur : – la monstruosité des pouvoirs et des régimes autoritaires ; – la souffrance des opprimés ; – la révolte et les révolutions que de telles injustices ne peuvent que générer à long terme ; – le devoir de mémoire. En fonction des arguments, on pourra convoquer les registres adéquats. Les élèves devront travailler particulièrement la dimension expressive du discours (types de phrases, modalisateurs…).



Victor Hugo, Les Contemplations, ⁄°∞∞ X p. ›⁄‡

Objectifs – Découvrir la mission du poète-prophète. – La notion de contemplation, ouverture sur l’infini ; la compassion du poète pour le « langage » des créatures souffrantes.

Le poète visionnaire LECTURE 1. La bouche d’ombre est la mort. Pour le comprendre, on peut relire les premiers vers. Elle est aussi désignée par les expressions suivantes : « Le spectre » (v. 4), « l’être sombre et tranquille » (v. 4). 2. La mort est personnifiée. Elle apparaît même sous les traits d’une allégorie que l’on connaît bien : le spectre. Lui donner la parole dramatise son discours. Cela permet aussi de comprendre ce qu’est une « contemplation » : un face-à-face intime avec la mort. Celle de Léopoldine en 1843 ; celle de Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet, en 1846. C’est au plus profond du deuil, au plus profond du « gouffre monstrueux » (dernier vers des Contemplations) que le poète se tient, contemple et parle.

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3. La question appelle une réponse nuancée. Certes, le dispositif énonciatif met en scène une transmission de parole : on voit le poète se promener et rencontrer la Mort, être saisi par elle et la laisser parler (v. 1 à 6). Puis, dans le temps de l’écriture, il relaie et transcrit son discours. Le poète est prophète au sens étymologique : il « parle pour » la mort, contemplée et écoutée. Il devient lui aussi « bouche d’ombre », qui laisse parler la mort par sa voix. Cependant, il s’agit d’un dispositif énonciatif concerté et maîtrisé, inventé pour témoigner de l’ouverture du moi au monde. « Il vient une certaine heure dans la vie où, l’horizon s’agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer de parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s’incarne. C’est encore l’homme, mais ce n’est plus le moi », dit Hugo. 4. Dans cette scène fantastique, le poète, tout vif, est, littéralement, saisi par la mort : « l’être sombre et tranquille / Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit ». N’est-ce pas là une image de ce que V. Hugo a intimement vécu en perdant sa fille ? Puis, le personnage du poète est déposé en position de surplomb, « sur le haut du rocher », face à l’infini de l’océan. Ici, il voit et entend tout. Il peut écouter l’ensemble de la création. 5. Il entend alors le concert de voix formé par les créatures et éléments de la nature. « Tout parle », en effet (v. 7). Mais comment ? Le champ lexical de la parole (et plus précisément les verbes) insiste sur ce point. Tout, dans la création, semble « éternel murmure » (v. 15). De même, la forêt « sonn[e] » (v. 11), le torrent et l’orage « roul[ent] (v. 12), l’eau et les arbres « élèv[ent] la voix » (v. 17), le vent est comparé à « un joueur de flûte », l’océan ouvre sa gueule pour « rugir » (v. 22). Il s’agit de bruits. Qu’exprime le cosmos quand « ça parle » ? On peut laisser les élèves proposer des hypothèses et lire ensuite quelques vers composant la suite de cette immense méditation qu’est « Ce que dit la bouche d’ombre » : le poète se concentre sur les souffrances des créatures immondes, enfermées dans un corps horrible ou une gangue de matière oppressante, suite à quelque crime les ayant fait descendre dans « l’échelle des êtres ». Crapaud, ronce, caillou : il faut les prendre en

pitié. Ce poème manifeste la volonté d’écouter et de prendre en charge la souffrance des déshérités ; de plaider pour leur réhabilitation. C’est le pendant métaphysique des Misérables. Prolongements Hugo vit tragiquement l’expérience de la mort et de l’exil. C’est une descente en enfer, une confrontation avec l’abîme. C’est aussi la découverte de la compassion et de la compréhension dont doit être capable le poète-prophète, à l’écoute de toutes les créatures, même déchues, même inanimées. On peut prendre du recul par rapport aux expériences étranges réalisées par Hugo pour parvenir à la conviction qu’un souffle palpite dans chaque être, voire dans chaque chose. L’expérience des tables tournantes, la croyance en l’échelle des êtres, par exemple, déconcertent. Pourtant se dessine là une des thèses les plus fortes de Victor Hugo : la souffrance et la misère sont dignes d’être écoutées, exprimées dans un langage articulé qui leur confère clarté et dignité. C’est la mission du poète-prophète, tellement brisé lui aussi qu’il est à l’unisson de la douleur du monde.

VERS LE BAC Commentaire (Pistes.) A/ Un dialogue instructif avec la mort – Un dispositif énonciatif particulier (question 3) – La question posée par la mort (questions 1 et 2) – La réponse donnée par la mort (questions 1 et 2) B/ « Tout est plein d’âmes » – Le chant du monde (question 5) – La fonction du poète-prophète (question 4)

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§ ‡

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, ⁄°‹‚ Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, ⁄°›¤ X p. ›⁄° et ›⁄·

Objectifs − Découvrir l’ironie romantique. − L’humour des romantiques, entre désespoir et ironie grinçante. − Le poème en prose (forme et particularités du genre). − Le thème de la nuit : un mythe romantique, un mythe devenu un cliché dont les écrivains eux-mêmes se moquent, un mythe malgré tout chargé de poésie. − L’intertextualité : sources d’inspiration, personnages stéréotypés, effets produits.

Romantiques de la nuit LECTURE DES TEXTES Contexte. De Nodier à Nerval, conteurs et poètes romantiques de la nuit proposent une vision plus sombre du romantisme. Alors que le romantisme historique, celui de Lamartine ou Vigny, ne passera pas le cap des bouleversements politiques de 1848, c’est ce romantisme « noir » qui survivra au mouvement et en assurera la continuité avec la modernité, chez Baudelaire par exemple. Ces obscurs romantiques ont le goût du mystère et de l’occulte, et puisent leur inspiration dans les récits gothiques anglais (Lewis, Radcliffe) et les contes fantastiques allemands (Hoffmann).

1. Musset reprend des thèmes chers au fantastique le plus noir. À la lumière de la lune « éborgnée » passent des images horrifiques : l’astre de la nuit est en effet tour à tour comparé à un œil de borgne (v. 9 : « Es-tu l’œil du ciel borgne ? »), à un grand faucheux (insecte dont le nom évoque la Faucheuse, v. 14), à l’horloge rappelant aux damnés que leur supplice est éternel (v. 18 à 20).

Dans son poème en prose, A. Bertrand évoque une vision d’inspiration gothique : sur la place du Morimont, tout est prêt pour l’exécution. Scènes de nuit, évocations gothiques, portraits intrigants alternent au fil d’une écriture tissée de mots rares et d’images suggestives. L’atmosphère semble nourrie de ses lectures. − Les notations descriptives faisant mention de l’abbaye lézardée, avec son « glas funèbre » (l. 4) et les « prières bourdonnantes des pénitents » (l. 6-7), évoquent Le Moine de Lewis ou Le Château d’Otrante de Walpole. La référence à la forêt « percée de sentiers tortueux » renvoie à l’atmosphère des contes noirs, dont Hoffmann ou Nodier sont les héritiers. − La mort de Marguerite fait penser à l’atmosphère du Faust. Surtout, l’absence de logique rappelle les liens qui unissent l’écriture fantastique aux troubles profondeurs de l’imaginaire et du rêve.

2. Les images de blessures et de mutilation abondent dans les deux poèmes, créant une atmosphère tellement noire que le lecteur hésite entre horreur et humour. La lune de Musset est un œil borgne ou de borgne (voir question 1). Lorsqu’elle devient croissant, c’est qu’un ver la ronge (v. 25). La nature sur laquelle elle veille est pour le moins inhospitalière, tout en angles acérés (« arbre pointu » auquel on se cogne et s’éborgne, comme le suggère la rime des vers 29 et 31). La violence est plus noire dans le poème en prose. Elle est d’abord annoncée, dans le deuxième paragraphe, par une série d’indices sonores : « glas funèbre (l. 4), « cris plaintifs » (l. 5), « rires féroces » (l. 6), avant de s’exprimer dans un « arrêt sur image » saisissant : un criminel emmené au supplice. Le troisième paragraphe reprend ce principe et propose un arrêt sur trois scènes de torture étranges. En effet, on ignore encore l’identité des victimes (« un moine » : le déterminant est indéfini). On devine qu’elles vont mourir atrocement dans une longue agonie. Pour renforcer cette impression, on relève l’imparfait duratif et la reprise insistante du même patron syntaxique (nom + proposition relative) : « un moine qui expirait », « une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d’un chêne » « – et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue ».

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Le paragraphe suivant ne lève qu’une partie du mystère : on apprend le nom des personnages, mais on ne saura rien de ce qui a provoqué l’émergence de cette scène de violence, noire, excessive, échevelée elle aussi.

3. Anaphores et allitérations confèrent au poème d’Aloysius Bertrand une grande unité, à la fois sonore et thématique. En effet, leur harmonie imitative propage tout au long du poème le bruit du frisson. L’anaphore est le phénomène le plus patent. Les tournures « présentatives » (« Ce furent d’abord », « Ce furent ensuite », « Ce furent enfin ») marquent les étapes du poème. Elles ouvrent chacune une série de notations descriptives violentes. Pour suggérer l’horreur s’accumulent alors les allitérations en [r], son combiné à des : – gutturales : [l], [r], [kr], [kl] ; – fricatives : [fr]. Exemple dans le paragraphe 2 : « – le glas funèbre d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule, – des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque feuille le long d’une ramée ». 4. Musset, par pudeur et élégance, refuse ici l’aveu direct de son désespoir d’« enfant du siècle ». Lui aussi porte un « masque blafard » (v. 12) pour dissimuler ses émotions sous la légèreté folâtre ou l’humour noir de mauvais goût. Mais ses questions drolatiques à la lune sont autobiographiques. C’est lui-même qu’il questionne sur sa propre impuissance. En effet, l’hexasyllabe « Est-ce un ver qui te ronge » (v. 25) fait penser à l’humour macabre de Gautier ou Hugo mettant en scène « le ver rongeur » philosophant sur la brièveté de la vie humaine. C’est aussi pour eux l’occasion de faire un jeu de mots (ver rongeur / vers rongeur) : « le vers » que l’on ne parvient pas à écrire est lui aussi rongeur, minant. Musset préfère en rire, peut-être amèrement. 5. Musset a choisi un vers très court : l’hexasyllabe. Pour renforcer encore la brièveté du rythme, chaque strophe compte un vers de deux syllabes. Ce défi métrique renforce l’humour du poème. Il permet aussi d’évoquer la lune, parfois « boule » pleine (v. 13), et parfois « croissant rétréci » (v. 28) ridiculement et tragiquement diminué, de manière ludique.

6. Dans le poème en prose, les bruits entendus ne laissent pas d’être inquiétants (voir question 2). De même, on remarque que la vision, d’abord floue et indéfinie comme de nombreux cauchemars, se précise au paragraphe 3. On ne parle plus d’un moine ou d’une jeune fille mais de « Dom Augustin » (l. 12) et de Marguerite (l. 13), et l’on apprend, au futur indiquant la certitude, qu’ils seront ensevelis, ce qui suppose leur mort. Surtout, la scène implique le narrateur, en fâcheuse posture puisque le bourreau l’entrave et lui réserve le supplice des libertins : la roue. Dans cette ultime proposition, le narrateur devient partie prenante de ce spectacle fantastique ou fantasmatique qu’il ne faisait jusqu’alors que décrire. Pourtant, le dernier paragraphe est une chute inattendue, en rupture avec cette chronique d’une mort annoncée. Le rêveur émerge du sommeil (il va « vers le réveil », l. 18) et la scène vue est noyée sous « des torrents de pluie ». Cette péripétie éteint les lumières fuligineuses qui trouaient la nuit et faisaient focus sur une scène d’exécution stéréotypée (« les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous des torrents de pluie », l. 16), les spectateurs refluent, en même temps que la pluie magique (« la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides », l. 16-17). L’histoire s’arrête net, comme se brise d’un coup la barre du bourreau : « la barre du bourreau s’était, au premier coup, brisée comme un verre » (on note l’allitération). L’effet de libération est immédiat.

HISTOIRE DES ARTS Cet exercice d’écriture permet aux élèves d’exprimer leurs émotions. Sont-ils émus, touchés, agacés, moqueurs face au clair de lune romantique ? À eux de l’exprimer en travaillant : − sur le choix d’un registre approprié ; − sur le ton, les pronoms, les champs lexicaux et figures en rapport avec leur choix initial.

ÉCRITURE Argumentation Explorer la nuit, c’est explorer sa nuit. − L’obscurité peut être celle de l’infortune littéraire, de la précarité du statut d’artiste méconnu, pauvre, ne pouvant épouser la jeune fille aimée (par exemple, suicide de Chatterton). La bohème littéraire finit parfois en suicide lorsque les jeunes gens talentueux ne peuvent accéder, 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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en pleine lumière, à une reconnaissance méritée ; « Je suis mon siècle, s’écrie le héros des Roueries de Trialph de Lassailly, je veux parodier par ma mort, au milieu de leur bal, les plaisirs de cette société qui n’était pas faite pour moi ». On peut mettre ce thème en perspective avec la notion de « mal du siècle ». − La nuit peut être la métaphore du malheur personnel, comme la perte de l’être cher (Lamartine), comme l’emprisonnement qui fait du « moi » vaincu un rebelle. − La nuit peut renvoyer au goût que ces auteurs éprouvent pour le mystère, l’occulte que le rationalisme des Lumières a chassé : sombres mélodrames, poèmes où coule un sang d’encre, contes frénétiques témoignent de cette attirance pour l’étrangeté irrationnelle, surnaturelle, qui métaphorise l’obscurité du moi. On peut s’appuyer sur le texte d’A. Bertrand ou sur celui de Hoffmann (p. 76-77). − La nuit est l’occasion d’explorer le monde des rêves. Pour Nodier, « la carte de l’univers imaginable n’est tracée que dans les songes ». C’est ce territoire immense, inconnu, qu’explorent les romantiques de la nuit. G. de Nerval en fournit un bon exemple : son poème léger, pittoresque, est aussi un rêve insolite. Hanté par la mort et l’au-delà, il fait de la rêverie le lieu d’une enquête dont l’issue permettrait de donner un sens à son identité égarée (voir p. 421). Prolongements On peut proposer la lecture d’un extrait de La Confession d’un enfant du siècle pour mieux comprendre le désenchantement de Musset, maquillé en humour noir. Octave, 19 ans, vient de rompre avec sa fiancée. Cela rappelle les amours tumultueuses de Musset et George Sand. Au-delà de la confession, le texte explique le sentiment d’échec total par le contexte historique : la France, « veuve de César », « s’endormit » et sa jeunesse s’ennuya. C’est le « mal du siècle ». Alors s’assit sur un monde en ruine une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre1 ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ; on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées. Ils n’étaient pas sortis de leurs

villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d’Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain. De pâles fantômes, couverts de robes noires, traversaient lentement les campagnes ; d’autres frappaient aux portes des maisons, et dès qu’on leur avait ouvert, ils tiraient de leurs poches de grands parchemins tout usés, avec lesquels ils chassaient les habitants. De tous côtés arrivaient des hommes encore tout tremblants de la peur qui leur avait pris à leur départ, vingt ans auparavant. Tous réclamaient, disputaient et criaient ; on s’étonnait qu’une seule mort pût appeler tant de corbeaux2. Le roi de France était sur son trône, regardant çà et là s’il ne voyait pas une abeille3 dans ses tapisseries. Les uns lui tendaient leur chapeau, et il leur donnait de l’argent ; […] d’autres encore lui montraient leurs vieux manteaux, comme ils en avaient bien effacé les abeilles, et à ceux-là il donnait un habit neuf. Les enfants regardaient tout cela, pensant toujours que l’ombre de César allait débarquer à Cannes4 et souffler sur ces larves ; mais le silence continuait toujours, et l’on ne voyait flotter dans le ciel que la pâleur des lis. Quand les enfants parlaient de gloire, on leur disait : Faites-vous prêtres ; quand ils parlaient d’ambition : Faitesvous prêtres ; d’espérance, d’amour, de force, de vie : Faites-vous prêtres. Cependant, il monta à la tribune aux harangues un homme5 qui tenait à la main un contrat entre le roi et le peuple ; il commença à dire que la gloire était une belle chose, et l’ambition et la guerre aussi ; mais qu’il y en avait une plus belle, qui s’appelait la liberté. Les enfants relevèrent la tête et se souvinrent de leurs grands-pères, qui en avaient aussi parlé. Ils se souvinrent d’avoir rencontré, dans les coins obscurs de la maison paternelle, des bustes mystérieux avec de longs cheveux de marbre et une inscription romaine ; ils se souvinrent d’avoir vu le soir, à la veillée, leurs aïeules branler la tête et parler d’un fleuve de sang bien plus terrible encore que celui de l’empereur6. Il y avait pour eux dans ce mot de liberté quelque chose qui leur faisait battre le cœur à la fois comme un lointain et terrible souvenir et comme une chère espérance, plus lointaine encore.

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Ils tressaillirent en l’entendant ; mais, en rentrant au logis, ils virent trois paniers qu’on portait à Clamart : c’étaient trois jeunes gens qui avaient prononcé trop haut ce mot de liberté7. Un étrange sourire leur passa sur les lèvres à cette triste vue ; mais d’autres harangueurs, montant à la tribune, commencèrent à calculer publiquement ce que coûtait l’ambition, et que la gloire était bien chère ; ils firent voir l’horreur de la guerre et appelèrent boucherie les hécatombes8. Et ils parlèrent tant et si longtemps que toutes les illusions humaines, comme des arbres en automne, tombaient feuille à feuille autour d’eux, et que ceux qui les écoutaient passaient leur main sur leur front, comme des fiévreux qui s’éveillent. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836.

1. Allusion à Napoléon Ier qui a conquis l’Europe jusqu’à Moscou et l’Afrique jusqu’aux pyramides d’Égypte. – 2. Pendant la Révolution, certains contre-révolutionnaires sont morts en Vendée pour défendre leurs idées monarchistes ; d’autres ont fui en Angleterre. De retour en France, ces exilés obtiennent la restitution de leurs biens confisqués et un milliard de dommages et intérêts. – 3. L’abeille est l’emblème de Napoléon ; la fleur de lys, celui des rois de France. – 4. César désigne Napoléon, dont on espère ou craint le retour à Cannes. – 5. Il s’agit d’un jeune révolutionnaire de 1830 plaidant pour la liberté. Suivent trois journées de violences révolutionnaires. – 6. Allusion à la Révolution française qui a renversé la monarchie pour établir la Ire République, dont la devise était « Liberté, Égalité, Fraternité ». Les bustes de marbre sont ceux des révolutionnaires. – 7. Le 19 février 1836, trois jeunes gens, Fieschi, Pépin et Morey, furent exécutés pour avoir organisé un attentat contre le roi. Ils avaient raté leur cible, mais leur bombe avait fait 19 morts. Leurs têtes, recueillies dans des paniers et envoyées à Clamart, furent examinées par des médecins. – 8. Les termes renvoient au grand nombre de morts que firent les guerres napoléoniennes.

Le mal du siècle 1. Pourquoi Musset est-il un « enfant du siècle » ? 2. À quoi les jeunes gens nés sous l’Empire se croyaient-ils destinés ? Dans le paragraphe 4, que leur propose-t-on à la place ? Quel procédé insiste sur le saccage de leurs rêves ? 3. Quelles images idéalisent la violence des guerres napoléoniennes et de la Révolution ? Pourquoi fait-elle rêver les enfants du siècle ?

4. À partir du cinquième paragraphe, quelles réactions physiques le mot « liberté » produit-il sur les jeunes gens ? Qu’arrive-t-il aux trois hommes redressant un peu trop la tête ? Expliquez l’humour noir.

°

Alfred de Vigny, Les Destinées, ⁄°›› X p. ›¤‚

À l’écart du monde LECTURE 1. Le champ lexical de la souffrance abonde dans les premières strophes. Dès le vers 1, le cœur, partie la plus importante de notre être pour les écrivains romantiques car permettant de sentir et comprendre intuitivement le monde, est « gémissant du poids de notre vie ». Le lexique des larmes et des gémissements met l’accent sur le caractère physique de la douleur (voir vers 11). Les strophes 1 à 3, constituées de trois immenses propositions hypothétiques, évoquent, par leur longueur et la reprise anaphorique de « si », son caractère interminable et lancinant. L’enjambement des vers 2 à 4, par exemple, rend sensible la durée du supplice enduré. Le poème est tissé de comparaisons évoquant les mythes grecs des grands rebelles prométhéens punis pour l’éternité (« Se traîne et se débat comme un aigle blessé », vers 2 ; « âme enchaînée », rivée à son « boulet »). Son rythme binaire comprend des adjectifs suggestifs (« écrasant et glacé », v. 4), des images empruntées à l’imagerie saintsulpicienne du cœur saignant de Jésus-Christ. Le vers 5 le montre : « S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle ». À la souffrance physique s’ajoute l’exclusion sociale, humiliante. La jeune femme est comme marquée au fer rouge de la lettre écarlate, qui était imprimée dans la chair des galériens, grands réprouvés de la société (v. 14, voir aussi la note 2). Ces caractéristiques font du poète et de sa compagne, trop sensibles pour vivre dans un monde moderne tourné vers la production et le profit, deux êtres souffrants et rejetés. Être poète, c’est devenir le paria de la société. 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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Prolongement On peut donner en devoir le corpus « Vers le bac » intitulé « Poètes maudits et parias de la société », p. 483-485.

2. Le poème peut se lire comme une invitation à quitter la ville. Le vers 22 commence par un impératif significatif : « Pars ». L’hémistiche suivant lui fait écho (« laisse toutes les villes »), ainsi que le verbe commençant le vers 28 (« Marche »). La modalité injonctive rend sensible l’urgence de la sécession, du mouvement vers la liberté. 3. « La maison du berger », expression désignant à la fois une caravane et le poème dont elle est le titre, permet de partir. Elle permet de quitter concrètement la ville et de s’enfuir sur les ailes de la poésie. C’est pourquoi elle est le refuge des poètes et des amants.

ÉCRITURE Argumentation On attend de l’élève qu’il partage avec le poète le même désir de rompre avec le quotidien et la société. Les raisons qui expliqueront cette envie de « départ » pourront se développer à partir : – des rejets exprimés par Vigny : déception causée par certains aspects de la société, amoindrissement, sentiment d’incompréhension, malaise lié à la ville ; – des aspirations : liberté d’aimer, soif d’absolu et de vérité, recherche d’une harmonie avec la nature. À la lecture de la consigne, on pourra mettre en valeur que, si le malaise exprimé par Vigny est universel, il recouvre un problème social spécifique, propre à la condition du poète : le déclassement d’un aristocrate dans la société moderne, d’où le sentiment d’un esclavage, d’un asservissement insupportable. Néanmoins, il est possible de partager certains aspects de ce malaise, tant les formules employées dans le poème demeurent générales et ouvertes.

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Gérard de Nerval, Petits Châteaux de Bohême, ⁄°∞‹ X p. ›¤⁄

Objectifs – Découvrir un nouveau rapport au monde, fondé sur le rêve et le songe. – Étudier un poème né d’un mot et de ses sens multiples (« fantaisie » : polysémie, structure du poème) ; un poème consacré à la réminiscence (mémoire et vie antérieure, rêverie).

L’âme romantique et le rêve LECTURE 1. Le mot « fantaisie » vient du latin « fantasie », signifiant imagination, vision. Ainsi, en français, le terme désigne d’abord l’imagination, le pouvoir de créer. Puis, par métonymie, une production de l’imagination n’ayant aucun modèle dans la réalité. Enfin, par extension, il définit une œuvre littéraire, picturale ou musicale caractérisée par son absence de règle. Il se trouve associé au mot « chimère », « caprice ». Dans le texte, le mot a deux acceptions. Il désigne le poème lui-même, fantaisie née de la rêverie ou de la réminiscence (du souvenir d’un moment vécu « dans une autre existence », v. 15, « sous Louis treize », v. 7). Il désigne aussi un morceau de musique. Ces deux significations structurent le poème en deux parties. La première est constituée des six premiers vers et a pour matrice l’expression « un air », répétée deux fois, aux vers 1 et 3. Les six premiers vers qui en découlent caractérisent cet air, cette fantaisie au sens musical du terme. Ensuite, la musique agit comme un charme magique (elle a « des charmes secrets », v. 4 et note de vocabulaire 2) : elle a, à chaque audition, le pouvoir de faire rêver le poète à des temps anciens, dont on ne saurait dire s’il les a vécus dans une vie antérieure ou seulement imaginés. La seconde partie est consacrée à l’évocation de sa vision, de sa fantaisie au sens littéraire. Ainsi, le poème laisse libre cours à l’imagination capricieuse, tout en étant très structuré.

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2. La musique déclenche la réminiscence. Le passé ressuscité, vécu ou fantasmé, revêt un caractère intime, qui renforce les « charmes secrets » de l’air entendu (v. 4). Les six premiers vers évoquent les effets de la musique sur sa sensibilité. Le poète insiste donc sur les relations affectives et personnelles entre la musique et lui. En témoignent les pronoms et adjectifs personnels de la première personne. On relève « pour moi seul » (v. 4), « mon âme » (v. 6), « Chaque fois que je viens à l’entendre » (v. 5), « je crois voir s’étendre » (v. 7), ou encore, à la fin du poème, « je me souviens » (v. 16). Ce lyrisme personnel, marque de la sensibilité romantique, est ici empreint de nostalgie. La vision découle en effet d’« Un air très vieux, languissant et funèbre » (v. 3) et se teinte elle-même de langueur. C’est que le poète est à jamais coupé de l’époque bénie qu’il croit revivre, le temps d’une fantaisie. Elle se concentre dans une vision charmante mais irréelle. Il faut en effet suivre le poète dans son imagination et se figurer à son tour ce cadre enchanteur. Les couleurs gaies dominent : « coteau vert » (v. 8), soleil qui « jaunit » (v. 8), « brique » (v. 9), « vitraux teints de rougeâtres couleurs » (v. 10). Elles servent d’écrin à un parc bucolique (rivière, fleurs, coteau en pente douce en sont les éléments constitutifs). S’y dresse un château de légende, présenté avec des tournures archaïsantes que l’on ne trouve que dans les contes (« Il est un air »). Dans le dernier quatrain, la vision se resserre et se focalise sur « une dame, à sa haute fenêtre » (v. 13) dont la beauté réside dans le contraste chromatique entre ses cheveux blonds et ses yeux noirs (v. 14). Mais cette scène idyllique n’est qu’une vision sans consistance. En effet, la musique semble donner le pouvoir de revenir dans le passé. Le bond en arrière est d’abord de deux siècles : « De deux cents ans mon âme rajeunit », confie-til. Au vers suivant, « C’est sous Louis treize », roi mort en 1643 (v. 7). Enfin, la jeune femme est une « dame », terme médiéval signalant que la musique l’a entraîné plus profondément dans le passé, au temps du Moyen Âge. Si cette femme a existé, elle est morte depuis longtemps. Pour revoir cette apparition, il faut alors plonger « dans une autre existence » (v. 15), qui n’est pas celle de la présence réelle mais celle du songe, de la rêverie sur des temps anciens à jamais enfuis. C’est en cela que réside la nostalgie.

3. On a vu à la question précédente que la plongée enchanteresse dans un passé sans âge est tributaire de l’air aux « charmes secrets » et pour cela préféré à « Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber » (v. 2). Le songe est entièrement lié à une perception auditive. Pour en faire ressentir la magie agissante, Nerval travaille les rythmes et les sonorités de sa « fantaisie » : elle devient aussi musicale que l’air ancien, elle en capte la douceur mélodieuse et nous la donne à ressentir. Ainsi, quand il s’agit d’évoquer trois grands musiciens, le vers 2 devient très musical puisqu’il contient un rythme ternaire, rythmé par la reprise de « tout ». De même, les trois adjectifs du vers 3, « très vieux, languissant et funèbre », forment un autre groupe ternaire. La musicalité de l’air est transcrite aussi par la reprise de sons similaires, à la rime ou à l’intérieur des vers. On relève ainsi l’assonance en [ε] dans les mots « air », « donnerais », « Weber », « funèbre » ou « secrets ». De ce fait, les rimes sont très proches. Enfin, on remarque l’absence de ponctuation forte, qui induit une absence de coupe pour les vers 1 et 4, par exemple. Les alexandrins, très souples, coulent ainsi avec une grande fluidité, imitant l’air ancien et ses charmes. 4. Certains modalisateurs comme « je crois » (v. 7) ou « peut-être » (v. 15) atténuent l’impression de réalité donnée par la description assez précise des lieux. De plus, le fait qu’il s’agisse d’une expérience personnelle, vécue sans autre témoin que le poète, comme le souligne l’expression « moi seul », peut faire douter de la véracité du propos. Cette jeune femme, l’a-t-il « déjà vue » dans une vie antérieure, comme il le prétend au vers 16 ? S’en souvient-il vraiment ou s’agit-il d’une création de son imagination, d’une fantaisie au sens strict du terme annonçant déjà les correspondances baudelairiennes ? Les modalisateurs entretiennent le doute et nul ne peut trancher. 5. Le dernier vers constitue une chute. Le poète y affirme avoir déjà vu une femme morte depuis huit siècles. Voilà ce qui est pour le moins étrange. Le rythme haché du vers, marqué par une ponctuation forte, isole cette fin déconcertante du reste du poème. On arrive au point le plus difficile à comprendre mais aussi le plus intéressant : pour Nerval, il existe « une autre existence ». Il peut s’agir d’un monde passé ou d’un monde idéal, chimérique. Cela n’a pas 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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d’importance. L’essentiel est que cet univers surréel est « ailleurs », et y rêver nous arrache au réel parfois trop pesant. Peu importe, en définitive, de partager la croyance de Nerval en la réincarnation ou son goût pour l’illuminisme. Ses connaissances ésotériques sont avant tout une source d’inspiration lui permettant, par la grâce de l’écriture, de se forger un univers imaginaire où il peut s’évader. C’est sur ce point que l’on peut se retrouver dans sa démarche, pleine de fantaisie, et succomber, à son tour, aux « charmes secrets » de sa poésie. Bilan Que raconte ce poème ? Une rêverie savamment organisée, née d’une imagination artiste, ou une étrange réminiscence ? On ne saurait le dire. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la musique et la poésie fertilisent l’imagination et sont une porte ouverte sur un autre monde, celui d’un passé recomposé à sa fantaisie. À nous d’en franchir le seuil… ou non.

VERS LE BAC Oral / lecture analytique La lecture analytique peut se construire en réorchestrant les réponses données aux questions. C’est ce type d’exercice qui est demandé aux élèves, lors de l’oral de l’E.A.F. Ici, pour montrer comment ce texte donne vie au rêve, on peut développer le plan suivant : 1) Le pouvoir d’« un air très vieux, languissant et funèbre » Écouter son air préféré permet au poète de se ressaisir à volonté d’un passé rêvé, mythique. Pour insister sur le pouvoir magique de la musique, sa capacité à faire remonter le temps, jusqu’aux sources du rêve et de la poésie, on peut reprendre des éléments des réponses aux questions 1 et 3. 2) Une vision vivante du passé rêvé La réminiscence n’est pas présentée comme un songe sans consistance mais comme un souvenir bien vivant dans sa mémoire. Il est fixé dans la mémoire sous forme de tableau très net. Sont précisés, avec une grande acuité : a) Le cadre spatio-temporel : − L’époque : reprendre l’analyse des différentes strates de passé auxquelles accède le poète. − Le lieu vu est un paysage au doux relief (coteau).

− La vision a lieu au crépuscule, moment où les couleurs vives flamboient (voir question 2).

b) La vision, très construite. On nous présente d’abord une vue d’ensemble du coteau, puis une focalisation sur le château et ses parcs. Des détails apparaissent peu à peu au fil de l’énumération introduite par l’adverbe « puis » (v. 9). On distingue en effet les matériaux (brique, pierre, verre), les couleurs, les éléments naturels du parc. Ces derniers surtout donnent vie au tableau : les verbes de mouvement, qui caractérisent la rivière, sont conjugués au présent de l’indicatif ou au participe présent pour plus d’animation. La rêverie prend la consistance d’une « chose vue » (Hugo). c) La focalisation sur « une dame, à sa haute fenêtre » Plus la musique se déroule, plus on remonte dans le temps, et plus les détails deviennent précis. On a ainsi une ultime focalisation sur la « dame », personnage central de la poésie amoureuse du Moyen Âge. Associée au lieu, elle l’est aussi à la vie personnelle du poète (v. 16). 3) Réminiscence ou invention ? Ces effets confèrent au poème son étrangeté : s’agit-il d’un souvenir vu et revu ? D’une rêverie ? Les modalisateurs (voir question 4) laissent entier le mystère, ce qui renforce le charme du poème.

LE SYMBOLISME

H istoire des arts

Gustave Moreau, Orphée, ⁄°§∞ X p. ›¤›-›¤∞ Intérêts de l’image Le tableau de Moreau fait référence au personnage d’Orphée. Son étude est l’occasion pour les élèves de réactualiser leur connaissance du mythe littéraire, et de comprendre l’intérêt qu’il présente pour saisir l’histoire de la poésie au xixe siècle. L’œuvre permettra d’aborder quelques-unes des caractéristiques picturales du symbolisme.

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Peindre le symbole LECTURE DE L’IMAGE Du mythe au symbole 1. Après avoir été mis en pièces par les Ménades, le corps d’Orphée est déchiqueté. Sa tête seule est épargnée. Elle tombe dans le fleuve Hébros et continue à chanter le nom d’Eurydice en descendant le cours d’eau jusqu’à la mer, pour finalement échouer sur l’île de Lesbos où elle est recueillie par les habitants. La lyre d’Orphée, également parvenue jusqu’à Lesbos, est transformée en constellation par Apollon. La scène représentée par Moreau ne correspond à aucun passage du mythe. Le peintre représente la tête d’Orphée sur sa lyre, portée par une jeune femme aux traits délicats, posant sur le poète un regard apaisé. Les musiciens à l’arrière-plan rappellent qu’Orphée possédait le pouvoir de charmer la nature et les hommes grâce à sa lyre et à ses chants. Ils créent également, par l’image, l’illusion du son des instruments en train d’être joués, conférant au tableau une étrange musicalité dans un espace dominé par le silence. 2. Le tableau s’organise autour de quatre plans principaux : la jeune femme portant la tête d’Orphée, l’arbuste aux fruits jaunes au deuxième plan, les musiciens au sommet du rocher, et l’arrière-plan montrant un paysage vaporeux, constitué d’eau et de rochers. Les éléments principaux du tableau se situent dans la partie gauche, délimitée par le sommet du rocher et le corps de la femme. L’effet de « sfumato » du lointain rappelle le style de Léonard de Vinci, conférant au tableau une atmosphère à la fois douce et irréelle. Le jaune, l’ocre, le vert sombre et différentes nuances de marron dominent, fondant parfois dans l’indistinction personnages et paysage, comme c’est le cas des musiciens ou des deux tortues. L’accent est mis sur la verticalité : la femme se tient debout, devant un rocher élevé qui la surplombe, rocher lui-même strié de lignes verticales. Contrastant avec la mort tragique du poète, le visage raphaélesque de la femme, et l’arrièreplan vaporeux inspirent la douceur, l’élévation et la spiritualité. 3. Les deux tortues en bas à droite rappellent que la première lyre aurait été fabriquée à partir

d’une carapace de tortue. Leur présence au pied de la femme, insolite dans ce paysage, a donc essentiellement une valeur symbolique.

Une invitation à la méditation 4. Orphée est indissociable de l’instrument qui représente tout à la fois la création musicale et poétique. La lyre avec laquelle il charme les rochers, les bêtes sauvages, et jusqu’aux dieux, symbolise le pouvoir surnaturel de son chant. Elle devient une sorte d’écrin pour la tête du poète, ou une sorte de barque funéraire, comme dans le tableau de Jean Delville. L’unité entre l’instrument et le poète figure la permanence du chant après la mort d’Orphée. 5. Les deux visages sont étrangement éclairés, de sorte qu’on ne sait pas vraiment d’où vient la lumière. Le rayonnement lumineux qui en émane attire l’attention, détache les deux visages du reste du tableau aux nuances plus sombres. Ces deux visages traduisent l’apaisement, la douceur d’un échange silencieux, très loin de la violence qui a caractérisé la mort d’Orphée. Le regard que la femme porte sur le poète amène le spectateur à se concentrer sur l’espace ténu qui sépare sa tête de celle d’Orphée. Le spectateur se retrouve alors dans une étrange situation : il regarde le regard de la femme qui elle-même regarde Orphée. Cette mise en abyme se transforme en une invitation à la méditation sur le pouvoir de la poésie. 6. Les scènes des tableaux de Gustave Moreau paraissent souvent figées, comme pétrifiées, appelant plus à la rêverie qu’à la reconstitution réaliste d’une histoire. Gustave Moreau cherche davantage avec Orphée à suggérer la puissance symbolique de la figure d’Orphée qu’à illustrer le mythe. Il imagine donc une scène intime, dans un paysage et une atmosphère quasi fantastiques, amenant le regard à chercher autre chose que la seule représentation du personnage mythologique. L’œuvre symboliste ne reproduit pas artistiquement le mythe, mais utilise les moyens de l’art pour faire apparaître un monde invisible à la perception. L’Orphée de Moreau cherche à créer un climat méditatif autour de la figure du poète. En montrant Orphée après sa mort, le peintre choisit une scène rarement traitée par la peinture. Les peintres ont surtout représenté Orphée charmant la nature, ou descendant aux Enfers. Cette partie du mythe invite davantage à 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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une réflexion sur le rôle de la poésie et du chant, qui continuent à charmer les vivants, au-delà de la mort. Moreau s’inscrit ainsi pleinement dans l’esthétique symboliste, par cette volonté de « vêtir l’Idée d’une forme sensible ».

accentue l’impression d’étrangeté et de décalage par rapport au mythe. Sa beauté ainsi que le raffinement extrême de sa robe s’opposent à la sobriété de Delville. − La tête occupe une position centrale et importante dans le tableau de Delville. Elle est intégrée dans un contexte beaucoup plus large dans l’œuvre de Moreau.

ÉCRITURE Invention

On retiendra en revanche le même travail lumineux autour du visage d’Orphée, le tableau de Delville accentuant encore l’impression d’une aura illuminant le poète.

Le professeur pourra proposer à ses élèves de lire l’une des nombreuses pages que Proust a consacrées à la description de tableaux dans À la recherche du temps perdu. Ces extraits pourront être lus soit avant le travail, pour inviter les élèves à s’inspirer d’un modèle, soit après la restitution des travaux comme correction. 1er extrait : Le Côté de Guermantes, de « Je fus ému de retrouver dans deux tableaux » à « vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate au passé défini. ». On trouvera l’intégralité de l’extrait sur : http://intexto.org/opus/fr/proust/ recherche/039 2e extrait : À l’ombre des jeunes filles en fleurs www.page2007.com/news/proust/0378-parfoisma-fenetre-dans-l-hotel-de-balbec

ORAL Le tableau de Jean Delville montre la tête d’Orphée échouée sur les rives de l’île de Lesbos. Il est particulièrement intéressant de confronter la manière dont les deux peintres figurent la magie et la puissance symbolique de cette tête séparée de son corps, qui semble pourtant encore vivante. On pourra attendre des élèves qu’ils justifient leur choix à partir des différences suivantes : − Le paysage est déterminant dans l’œuvre de Gustave Moreau. Il est le fond mythologique, irréel, sur lequel apparaît le sujet au premier plan. Le tableau de Delville s’inscrit davantage dans l’illustration du mythe en représentant l’eau qui entoure la tête d’Orphée échouée. − Le bleu et le vert dominent dans le tableau de Delville, plus homogène du point de vue des couleurs que le tableau de Moreau. − La présence d’une femme dont on ne connaît pas l’identité dans le tableau de Moreau

Moreau souligne surtout l’apaisement de la scène, le poète ayant trouvé, avec la mort, la fin de ses souffrances. Le tableau de Delville met quant à lui davantage l’accent sur la puissance qui se dégage encore de la tête d’Orphée. Les points lumineux sur l’eau rappellent aussi que la lyre d’Orphée devient une constellation après la mort du poète. Delville souligne donc plutôt le devenir d’Orphée, là où Moreau semble figer la scène dans la sérénité d’un instant méditatif. Prolongements Le site du musée d’Orsay offre une analyse intéressante de l’œuvre, ainsi qu’une notice très détaillée : www.musee-orsay.fr (cliquer sur Collections > Œuvres commentées > Peintures). Sur ce site, les élèves trouveront d’autres œuvres de Gustave Moreau. Ils pourront aussi, sur le site du musée GustaveMoreau, découvrir la maison où sont exposées aujourd’hui ses œuvres majeures : www.museemoreau.fr

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ŒUVRE INTÉGRALE

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Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, ⁄°∞‡ Livre de l’élève X p. ›¤§ à ›‹‚

Objectifs Il s’agit de faire découvrir la naissance de la poésie moderne, à travers la lecture d’un recueil. Baudelaire occupe, dans la poésie du XIXe, une place déterminante. Héritier du romantisme, il en revendique « la manière de sentir » mais en récuse le lyrisme trop sentimental : « les singes du sentiment sont en général de mauvais artistes », écrit-il dans le Salon de 1846. Il préfère aux épanchements romantiques un lyrisme tragique de la condition humaine. Il est en effet convaincu que l’homme est douloureusement déchiré entre aspiration à l’idéal et appétit grossier, sans cesse alimenté par la médiocrité d’une société dominée par le désir d’argent. Aussi oscille-t-il entre exaltation et spleen, ce mot anglais qui signifie la « rate », secrétant la bile, la mauvaise humeur. Seule l’écriture, par la grâce des correspondances, peut apaiser le sujet, redonner au monde et au moi un semblant d’unité. Bibliographie • Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques (1868), L’Art romantique (1852), Les Fleurs du Mal (1857). • Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Petite Bibliothèque Payot, 1979. • Pierre-Georges Castex, Baudelaire, critique d’art, SEDES, 1969. • Pascal Pia, Baudelaire, Seuil, « Écrivains de toujours », 1952. • Claude Pichois, Jean Ziegler, Baudelaire, Julliard, 1987. • Collectif, Regards d’écrivains au musée d’Orsay, RMN, 1992. • Magazine littéraire, dossier sur Baudelaire, n° 273, janvier 1990.

Entrée dans l’œuvre : Glorifier le culte des images X p. ›¤§ 1. Dante Alighieri (1265-1321) est un grand poète de langue italienne. En 1295, partisan de l’indépendance de Florence vis-à-vis de la papauté, il s’engage en politique, ce qui lui vaut une condamnation à l’exil, en 1301. Il écrit alors La Divine Comédie, voyage imaginaire du narrateur, égaré dans une sombre forêt. Dante rencontre l’écrivain latin Virgile (v. 70-19 av. J.-C.), lui aussi condamné à l’exil. L’auteur de l’Énéide, des Bucoliques et des Géorgiques l’invite à pénétrer avec lui dans l’au-delà. Tous deux commencent par les neuf cercles de l’Enfer, où ils rencontrent beaucoup de leurs contemporains, puis le Purgatoire. Béatrice, sa muse, guide ensuite Dante vers le Paradis.

HISTOIRE DES ARTS 2. Delacroix, peintre romantique, a une palette riche. Les couleurs sombres peignent un ciel et un fleuve gris et noir, conférant au tableau une atmosphère lourde. Çà et là éclatent des couleurs vives : une lueur orangée déchire la nuit, nous rappelant que nous sommes en Enfer. Le capuchon rouge de Dante, le vêtement bleu d’un autre personnage contrastent avec violence. Baudelaire parle d’une « explosion de couleurs ». Ainsi, la blancheur des damnés s’agrippant à la barque pour s’échapper des Enfers attire le regard. On découvre alors des corps aux formes tourmentées : se découpant nettement sur les vagues tumultueuses et les nuages orageux, muscles saillants, dos noueux, torses tordus expriment la tension. Ce que Baudelaire a emprunté à cette esthétique romantique, c’est l’intensité des images et la violence des contrastes, qui définissent une manière particulière de sentir et ressentir. 3. Baudelaire consacre les vers 29 à 32 à Delacroix. Ce quatrain en forme de médaillon le présente comme un peintre romantique à la lisière du fantastique le plus noir. On retrouve le choc des couleurs complémentaires : le « lac de sang » contraste avec « un bois de sapins toujours vert » et avec l’ambiance fuligineuse (le tableau est « hanté [de] mauvais anges », plombé par « un ciel chagrin »). Baudelaire ajoute une correspondance musicale : la peinture lui fait songer à des « fanfares étranges » jouant du 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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Weber. Ainsi, musique, poésie et peinture se répondent pour accentuer « l’inquiétude tragique » (P.-G. Castex) émanant de l’œuvre. Les trois dernières strophes des « Phares » mettent l’accent sur la souffrance des créateurs, dont le don est une malédiction. Douleur sans mots, elle s’exprime par le cri. Ainsi, l’expression « cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge » clôturant le poème, est annoncée par un champ lexical très nourri : « Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, / […] ces cris, ces pleurs » (v. 33-34), « C’est un cri répété par mille sentinelles » (v. 37). L’écho démultiplie encore cet « appel » et le rend éternel (cf. le dernier mot du poème). Pourtant, cette malédiction est aussi une élection. Comme Dante et Virgile, le créateur plonge en enfer et sa « dignité » consiste à sentir la misère de l’homme, créature damnée et mortelle. Il transforme ce qu’il a vu en œuvre belle, offerte aux « mortels » qui s’en délectent (c’est pour eux un « divin opium », v. 36). C’est pour cela que les créateurs sont des « phares », éclairant la condition humaine.

4. On retrouve le thème de la barque glissant sur « l’onde souterraine » (v. 1). Ciel et fleuve ont les mêmes couleurs (« noir firmament », v. 6 ; « flot noir », v. 18). Les damnés au corps livide et nu se tordent dans un mouvement similaire. On peut relever les vers 5-6, expressionnistes, commenter le verbe (« Des femmes se tordaient ») et voir combien la poésie baudelairienne emprunte au romantisme la vision d’une beauté tourmentée. 5. « Au lecteur » est une plongée en enfer : le poète regarde en face ce qu’est l’homme et il ne trouve que « sottise », « erreur », « péché », « lésine » (dès le vers 1). Le vers 25 complète cette énumération : « le viol, le poison, le poignard, l’incendie » sont des tentations ordinaires. La volonté (v. 11) est impuissante contre ces passions mauvaises qui « travaillent nos corps » (v. 2) et font de l’être humain une marionnette aux mains du Diable (« C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! »). La description de l’enfer est horrible et fascinante, tant elle est peuplée d’« objets répugnants » (v. 14), de créatures déchues et pathétiques, rongées par l’ennui. Nul moyen d’échapper au constat : Baudelaire interpelle son « hypocrite lecteur » à la deuxième personne et lui lance qu’il est son « frère » dans le mal.

Ainsi s’éclaire le titre du recueil : le mal ronge l’homme. Le poète moderne fait de cette vérité la matière première de son œuvre, belle et horrible en même temps, et offre ces « fleurs » vénéneuses (métaphore classique du poème) à son frère lecteur. Prolongement Ayant hérité de son père sa passion de la peinture, Baudelaire est un grand critique d’art. En 1845, il publie un premier compte rendu du Salon. Le Salon de 1846, celui de 1859 et Le Peintre de la vie moderne (1863) sont publiés en revue. Ces œuvres critiques construisent une esthétique qui nourrit son œuvre poétique. Ainsi, il adore en Delacroix son imagination en quête d’idéal, la douleur émanant de ses tableaux, leur caractère dramatique. Pour s’en convaincre, on peut suivre le parcours Baudelaire/Delacroix proposé par le musée d’Orsay : www.musee-orsay.fr/fileadmin/mediatheque/ integration_MO/PDF/Baudelaire.pdf L’œuvre et son contexte X p. ›¤§ 1. En Angleterre, au début du xixe siècle, jeune homme appartenant à la haute société, lançant la mode. En France, à l’époque romantique, élégant qui suit rigoureusement la mode. Puis, personnage dont le raffinement témoigne d’un anticonformisme fondé sur le mépris des conventions sociales, de la morale bourgeoise, de la vulgarité caractérisant la vie moderne : « Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, lions ou dandys, tous […] sont des représentants [...] de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité », explique Baudelaire, dans ses Curiosités esthétiques.

2. Nadar capte son élégance par un plan rapproché. Baudelaire n’est pas engoncé dans des habits d’apparat mais porte avec aisance, une main dans la poche, costume et nœud lavallière. Pour le montrer, la mise en page est simple ; la pose, naturelle, contrairement aux pratiques des autres ateliers, où l’artifice et les accessoires sont de mise. La lumière met en valeur la grande expressivité du regard. Quant au flou du contour, qu’on retrouve dans une autre photographie de Nadar, Baudelaire au fauteuil, il fait focus sur le vêtement de bonne coupe et la posture dynamique du modèle. Il correspond à la conception

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baudelairienne du portrait photographique : « Un portrait exact mais ayant le flou d’un dessin. »

3. Baudelaire évoque le bouleversement profond de la capitale : « Paris change ! », s’exclame-t-il au vers 29. L’énumération insiste sur ce qui fait la modernité de la ville : le mélange d’éléments nouveaux surgissant dans leur inachèvement, et de résidus anciens : « palais neufs, échafaudages, blocs / Vieux faubourgs » (v. 30-31). 4. Cette peinture de la modernité suscite la mélancolie. Pour y échapper, le poète rêve d’un paradis lointain, irréel, loin de la vulgarité du monde moderne. « Parfum exotique » en témoigne. Le poète s’isole du monde extérieur en fermant les yeux (v. 1) et se laisse emporter par la puissance d’un parfum de femme (« Je respire l’odeur de ton sein chaleureux », v. 2 ; « Guidé par ton odeur », v. 9). Commence alors un voyage imaginaire, fait d’images chargées de bonheur et de sensualité. Ainsi, « rivages heureux » rime avec « chaleureux », « savoureux », « vigoureux ». La nature, comme dans le mythe de l’âge d’or, produit généreusement sans que les hommes et les femmes aient besoin de peiner, de s’enlaidir au travail. De même, « La vie antérieure » évoque un passé de légende, que le poète n’a pas vécu et qu’il atteint par la rêverie. On retrouve la même lumière de soleil couchant (v. 2, v. 8), les mêmes « voluptés calmes » (v. 9), graves et tranquilles, loin de l’agitation contemporaine. Baudelaire, poète moderne, se sent pourtant exilé dans son époque : il en déteste l’affairisme et la passion pour l’argent, vulgaire. Les sources de l’œuvre : Lecteur X p. ›¤‡ et traducteur d’Edgar Poe 1. Un même culte de la sensation

HISTOIRE DES ARTS 1. Courbet a eu du mal à faire le portrait de son ami Baudelaire. Comment peindre avec réalisme un homme dont l’activité, essentiellement statique car intellectuelle, n’est pas picturalement attrayante ? Le peintre a surmonté la difficulté en proposant un Baudelaire jeune, bien mis, concentré à l’extrême sur la tâche à accomplir. Il est immobile ; seule la fumée de sa pipe confère au tableau quelque dynamique, tout en se faisant la métaphore discrète de l’esprit qui travaille.

Le sujet nous ignore, plongé dans sa lecture, replié sur son monde intérieur. C’est l’intensité de sa concentration, traduite par le regard, qui séduit. Plume et écritoire trônent sur le bureau, et ces attributs classiques du métier d’écrivain sont ici prêts à servir. Ce que nous voyons, c’est un écrivain au travail, et nous constatons qu’il faut prendre quelque distance avec le mythe du poète maudit quand il devient un cliché, celui de l’artiste ami des drogues et de la dépravation. Au contraire, écrire une œuvre réclame du sérieux, du calme et du repli sur soi.

2. Le texte de Baudelaire insiste aussi sur la concentration de Poe, l’esprit « frère » et le symbole de l’écrivain moderne. Comme Baudelaire, il est extrêmement attentif aux sensations qui le traversent, percevant la réalité avec une acuité telle qu’elle devient presque surnaturelle. Un simple « objet » prend alors un sens autre, « plus profond, plus volontaire, plus despotique ». S’ouvre alors « un abîme plus infini ». L’objet ainsi perçu devient un passeport pour un autre monde, poétique et symbolique, situé dans les profondeurs du moi. Le talent du poète transcrit ensuite ce qu’il a entrevu. Mais Baudelaire n’explique pas cette alchimie, où une sensation aiguë, ouverture sur un autre monde, est source de poésie. On sait seulement que c’est en lui, secrètement accompli lors de « véritables fêtes du cerveau ». Ainsi, comme sur le tableau de Courbet, on perçoit l’extrême attention du poète, mais on ne sait pas comment il capte ses sensations fugaces et les met en mots. Prolongement On peut lire le texte 2, p. 427, et demander aux élèves de repérer l’axe de la profondeur. Le poète descend en lui-même (dans sa mémoire, par exemple) pour traquer ce qu’il ressent quand il est enthousiaste au sens fort : inspiré, habité par le dieu de la poésie.

3. Dans ces deux textes, Baudelaire insiste sur les synesthésies. Chaque sensation en appelle une autre, avec laquelle elle a une ressemblance, une secrète analogie. Ces correspondances unissent mystérieusement entre elles les cinq sensations : quand « les couleurs parlent », que « les parfums racontent », il y a des ponts entre les différentes perceptions et cela confère une unité plus grande à la représentation du monde. 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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2. La poésie : le pur plaisir d’écrire 1. La question incite les élèves à rassembler seuls les connaissances nécessaires à la compréhension de Baudelaire. Ils trouveront une biographie de Gautier à la p. 674. La poésie n’existe que pour elle-même. Elle ne défend aucune cause, ne remplit aucune autre fonction que d’être luxueusement et inutilement belle. L’écriture est une fin en soi. Selon Baudelaire : « La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même. »

2. Que Baudelaire ait dédicacé son recueil à Gautier n’est donc guère surprenant : ils partagent le même rêve de beauté formelle, froide et parfaite. Ils empruntent tous deux la métaphore du sculpteur, dont le marteau patient taille et cisèle la pierre. Il extrait, dans la souffrance et le travail, la beauté marmoréenne cachée dans les matières les plus dures. Prolongement Pourtant, la poésie de Baudelaire n’est pas un pur formalisme. Barbey d’Aurevilly précise ce qui différencie les deux : Gautier s’arrête à la sensation (froideur de la pierre, dureté du métal). Pour Baudelaire, elle ouvre sur le monde étrange des correspondances : « il est descendu si avant dans la sensation dont cette école [celle de Gautier] ne sort jamais, qu’il a fini par s’y trouver seul, comme un lion d’originalité ». La réception de l’œuvre : X p. ›¤‡ Le procès des Fleurs du Mal 1. E. Pinard reproche à Baudelaire de peindre l’horreur de la nature humaine avec trop de crudité et de complaisance. Le poète abuse de l’hyperbole : il « exagérera », « grossira outre mesure », le but étant de susciter des émotions violentes, de « créer […] la sensation » à tout prix.

2. Le 21 août 1857, Baudelaire doit supprimer six poèmes, sur les cent que compte alors le recueil. Il s’agit de : Les bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées et Les métamorphoses du vampire, condamnés pour outrage à la morale publique. Les poèmes censurés évoquent en effet la sexualité, le sadisme, l’érotisme barbare. Non seulement les corps sont mis à nu, mais aussi le désir humain, attiré par

l’idéal mais cédant au « mal », dont le poète « extrait la beauté ».

3. Le réquisitoire insiste sur la profonde originalité de Baudelaire : son écriture est en rupture avec le « convenu », le « monotone », « les règles artificielles » faisant de la poésie un art mort et embaumé. N’appartenir à aucune « école », revendiquer son irréductible individualité (« Il ne relève que de lui-même ») rend sa poésie surprenante, vibrante d’un beau bizarre, et en cela moderne. « L’irrégularité c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique du Beau », confirme Baudelaire. Enfin, puisqu’il n’est bridé par aucune contrainte extérieure, Baudelaire peut explorer librement la nature humaine et révéler sans fard sa vérité. Il peut « tout peindre, […] tout mettre à nu » : même des sujets infâmes, « hideux », peuvent devenir un modèle de beauté, sombre et torturée. Le Mal peut même permettre d’avoir une idée plus juste de la réalité du monde. C’est ce qui choque E. Pinard, ici très perspicace. C’est aussi ce qui séduit.

EXTRAITS 1 et 2

Naissance d’un art poétique X p. ›¤° Dans « Correspondances », le parfum, sensation olfactive, éveille d’autres sensations (visuelles, auditives), reliées à d’autres objets et d’autres mondes. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » alors (v. 8), et cet accord révèle la mystérieuse et profonde unité du monde, comme en témoigne le vers 6. Dans « Parfum exotique », le parfum déclenche la rêverie et la réminiscence, et permet ainsi de se couper du monde extérieur, si décevant, pour voir se dérouler « des rivages heureux ». Dans « Correspondances », « les parfums frais » font songer à d’autres sensations, auditives (« Doux comme les hautbois ») ou visuelles (« verts comme les prairies »). On peut parler de synesthésies ou de correspondances horizontales reliant entre eux les différents éléments du monde terrestre. Toutefois, les parfums plus capiteux, ceux qui sont « corrompus, riches et triomphants » (v. 11), entraînent le poète dans une autre sorte de rêverie. Cette dérive imaginaire

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l’entraîne ailleurs, en dehors de la réalité, dans un monde idéal. Le parfum, par la force de sensations qu’il éveille et son caractère immatériel, provoque les « transports de l’esprit » dans le domaine « des choses infinies » (v. 12). On peut parler de correspondances verticales, reliant en une profonde unité le monde réel et mystique. Dans « Parfum exotique », le rôle dévolu au parfum est tout aussi important. Respirer « l’odeur de ton sein chaleureux », se laisser « guid[er] par ton odeur », dit le poète à la femme qu’il aime, permet de s’arracher à la réalité, d’oublier le spleen. Le personnage bascule dans un univers rêvé, situé dans une époque mythologique, languide et tranquille, qu’il feint d’avoir vécu dans une mystérieuse « vie antérieure » dont il croit se souvenir et dont il fait son idéal. Petite virgule couchée La Nature est comparée à un temple sacré dont les piliers seraient les arbres, groupés en « forêts de symboles ». Chaque élément du monde terrestre s’anime, comme le montre l’image du vers 4, où ce n’est pas l’homme qui regarde la Nature mais la Nature qui vit, palpite et l’observe. Doués de vie, les éléments naturels ont aussi le pouvoir de faire songer à un autre monde, idéal. Le mot symbole retrouve ici son sens étymologique : dans l’Antiquité grecque, un symbole était un signe de reconnaissance, un objet coupé en deux dont deux personnes conservaient chacune une moitié afin de pouvoir se retrouver et se reconnaître, des années plus tard. En regardant sa moitié de bague ou de médaille, l’époux parti à la guerre, par exemple, pensait à sa moitié, en attendant de la revoir, de la reconnaître, et de ne faire plus qu’un avec elle, comme les deux moitiés du symbole une fois réunies. Ici, l’élément terrestre (ex : un parfum) est une moitié de signe, qui fait penser à sa partie manquante, située dans un au-delà impossible à percevoir autrement que par le rêve, et qu’on languit de retrouver pour se sentir enfin complet, pour retrouver l’unité du monde. Cette théorie est empruntée au romantisme.

EXTRAIT 3

qui danse

Le serpent X p. ›¤·

Le poète évoque la grâce de la femme en célébrant chacune des parties de son corps. Ainsi, la strophe 2 s’arrête sur sa chevelure, symbole

de féminité. Comparée à une « mer odorante », « aux âcres parfums », son odeur est une invitation au voyage, à la rêverie sensuelle (on peut faire le lien avec « Parfum exotique » : voir les réponses aux questions de la p. 428). Ainsi, par le biais d’une métaphore filée, le corps tout entier est comparé à « un fin vaisseau / Qui roule » et « plonge » (strophe 7) gracieusement, entraînant dans son sillage l’âme « rêveuse » du poète, comparée elle aussi à un navire. La strophe 4 est un blason des yeux, la strophe 6, de la tête, la strophe 8, de la bouche. La strophe 5, qui fait écho au titre du poème, est à part : fasciné par la démarche de la jeune femme, le poète donne à voir les ondulations sensuelles de son corps, comparé ici à un serpent au mouvement hypnotique. « Cadence » rime avec « danse » : le sens et le son se renforcent mutuellement pour évoquer la démarche séduisante de la femme. La danse du serpent, comme celle du navire sur l’onde, est pleine de rythme. Pour le suggérer, Baudelaire a choisi une métrique particulière. Chaque strophe en effet repose sur l’alternance d’octosyllabes et de pentasyllabes. La beauté repose ici sur une alliance contradictoire entre sensualité et froideur. On a vu à la question précédente que les mouvements de la jeune femme étaient empreints d’une grâce sensuelle. La même volupté caractérise les parfums de son corps, lourds, « âcres », et la saveur amère de son baiser. Au repos, son corps s’offre et s’abandonne (« Belle d’abandon », v. 18) avec langueur et même « mollesse » (strophe 6), comme si la tête était trop lourde. Enfin, dans les dernières strophes, l’évocation du baiser final est très charnelle et traduit la montée du désir, puis du plaisir physique, avec un érotisme certain. Pourtant, dans le même temps, le blason des yeux insiste sur leur froideur et leur éclat minéral : ce sont « deux bijoux froids où se mêle / L’or avec le fer » (v. 15-16). Ils semblent dépourvus d’expression, refusant de laisser filtrer quoi que ce soit « de doux » ou « d’amer ». On retrouve la même dureté minérale, le même éclat métallique dans le poème intitulé « La beauté » : la muse qui dit « je » fait le même aveu dans un alexandrin parfaitement cadencé (« Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris », v. 8). Elle est faite de la même pierre (v. 1) que celle des sphinx énigmatiques, qui se veulent impénétrables et froids. 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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Prolongement On peut lire le sonnet XXV (p. 51, éd. Classiques Hachette), commençant par « Avec ses vêtements ondoyants et sacrés », et voir combien il reprend les mêmes motifs obsédants. On retrouve les mêmes « vêtements ondoyants », la même démarche serpentine, dont la souplesse est à nouveau mise en valeur par la rime « danse » / « cadence ». La même alliance de la sensualité et de la froideur se donne à entendre (les yeux faits de « minéraux charmants » sont « insensibles », pleins d’« indifférence », et évoquent la froide majesté du sphinx). Cet effet de reprise montre que Baudelaire construit un mythe personnel, celui de la femme insensible et sensuelle.

HISTOIRE DES ARTS La gravure d’Hokusai mêle les boucles de la chevelure aux ondulations du serpent. Les deux finissent par se confondre, comme s’ils étaient semblables. Ils forment une couronne qui encercle le visage de la jeune femme.

EXTRAIT 4

À une passante X p. ›‹‚

LECTURE 1. Apparition d’une inconnue / Coup de foudre / Disparition / Adieu définitif. 2. Le poème s’ouvre sur le bruit du monde, donné à entendre dans une seule phrase, sonore et saccadée. C’est sur fond de tumulte moderne que la jeune femme fait son éphémère apparition, au vers 2. C’est un vrai coup de théâtre, tant est grand le contraste entre elle et la rue. Le choix du passé simple, temps de l’action soudaine et ponctuelle (« passa », v. 3), rend sensible cet effet de rupture, ainsi que le changement de rythme. La présentation de la jeune femme s’étale en effet sur plusieurs vers, plusieurs strophes même, dans un long enjambement. On relève l’amplitude grandissante des groupes de mots : après deux adjectifs brefs, on relève « en grand deuil » (3) puis « douleur majestueuse » (6) et « d’une main fastueuse » (6). Les deux diérèses allongent encore le vers, rendant sensible la démarche particulière d’une femme singulière. 3. L’intensité de cette brève rencontre s’exprime à travers la métaphore convenue du coup de

foudre, vers 9 : « Un éclair… puis la nuit ! » Elle est ici ramassée. L’ellipse du verbe au profit des points de suspension accélère le rythme et densifie le propos.

4. Les amants séparés se reverront « ailleurs », mot lancé en tête de vers et frappé de l’accent. Ce lieu – ou plutôt ce « non-lieu » – se situe hors de portée, comme le décline la fin du vers 11, martelé d’une ponctuation expressive. « Bien loin d’ici » met l’accent sur l’éloignement géographique ; le second hémistiche, constitué de « trop tard ! jamais peut-être ! », sur l’éloignement temporel. La question venant clore le premier tercet propose une amorce de réponse : peut-être les deux amants se reverront-ils, mais ce sera dans la mort, dans « l’éternité ».

HISTOIRE DES ARTS Le charme de cette passante tient à sa beauté en fuite : elle semble en mouvement, marchant vers le spectateur. Elle ne cherche pas la rencontre, bien au contraire. À demi dissimulée derrière son chapeau et son col de fourrure luxueusement remonté, elle ne regarde personne. Son regard évite le spectateur, glissant obliquement vers sa droite. Le spectateur ne capte qu’un bref aperçu, un éclat de cheveux roux s’échappant du chapeau, avant qu’elle ne disparaisse, transitoire beauté moderne qui propose un écho intéressant à la vision que Baudelaire donne de la femme dans ses poèmes.

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Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose, ⁄°§‹ X p. ›‹⁄

Objectifs – Étudier un poème en prose. – S’interroger sur la conception de la beauté par Baudelaire.

Beauté en fuite LECTURE 1. La femme présente une contradiction, dans « Le désir de peindre ». Si elle est belle, c’est

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parce qu’elle est à la fois sensuelle et glaciale. L’« explosion », « l’éclair », la danse frénétique et ensorcelée renvoient à une sensualité lourde, menaçante. Le noir et la nuit confèrent une tonalité plus froide. S’esquisse ainsi le portrait fugace d’une femme idéale, alliant la beauté éternelle des statues à la féminité sensuelle et mouvante. Prolongement La passante baudelairienne est une incarnation vivante de la beauté moderne, qui saisit l’éternel dans le transitoire.

2. L’oxymore « soleil noir » est frappant. L’image sert de matrice à la description comparant la jeune femme à un astre inédit. Il verse en effet « la lumière et le bonheur » aussi bien que « le noir », « les ténèbres » où éclate l’orage. Il est associé à la « lune arrachée du ciel », « sinistre et enivrante », invoquée par les Sorcières de Thessalie pour que s’accomplissent leurs sortilèges amoureux. 3. La question requiert de lire également le sonnet « À une passante » (voir extrait 4, p. 430). Elle renvoie chaque élève à sa sensibilité. À lui de s’appuyer sur sa lecture, sur les questions, pour formuler en mots ce qu’il a pu ressentir et, ensuite, défendre ses émotions.

VERS LE BAC Invention On peut inviter les élèves à s’appuyer sur le questionnaire pour réussir cet exercice de transposition. La question 2 permet de comprendre la violence de l’apparition, la question 3 interroge sur les images qui expriment l’intensité de cette brève rencontre. Les élèves peuvent ensuite se les approprier.

Oral (entretien) La femme baudelairienne, parce qu’elle incarne la réconciliation des contraires, offre une image de cet « ailleurs » que le poète souhaite atteindre. Elle en est une secrète correspondance. Ce constat peut servir d’axe à une explication développant le plan suivant : 1) Une femme froide et sensuelle 2) Qui force à désirer l’ailleurs, dont elle est la fugitive et intense préfiguration 3) Avec un désir violent (analyse du second quatrain du sonnet)

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Paul Verlaine, Poèmes saturniens, ⁄°§§ X p. ›‹¤

Mélancolie automnale LECTURE 1. Le titre, « Chanson d’automne », nous invite à entendre la musicalité particulière de ce poème. Elle s’exprime dans des vers courts, telles les paroles d’une comptine ou d’une chanson populaire. Le rythme régulier 4/4/3 crée une harmonie renforcée par la disposition des rimes (aabccb) identique dans les trois strophes. Sémantiquement, la référence aux violons, mise en avant par la diérèse, insiste sur cette musicalité élégiaque. 2. La dislocation du vers ne casse pas l’harmonie mais elle mime le sanglot, la voix entrecoupée de pleurs qui chantonne un air mélancolique. 3. Le poète est comparé à une « feuille morte » au vers 17. Son cœur déçu est flétri, fané, et la superbe de l’été laisse place à une nostalgie, une mélancolie qui est parfaitement symbolisée par l’automne. Telles des feuilles mortes, ses vers courts virevoltent « deçà, delà » au gré du « vent mauvais ». Dans un parallélisme entre les vers et les feuilles mortes, le poète, malheureux et incompris, est ballotté au gré du vent. Cette comparaison tisse un lien étroit entre le paysage automnal et les états d’âme du poète. 4. Le mot « langueur », comme le précise Le Petit Robert, désigne « l’état d’une personne dont les forces diminuent graduellement ». L’abattement du poète est physique et psychologique, et se traduit par une vague tristesse, une mélancolie douce et rêveuse. 5. De nombreux chanteurs et compositeurs ont mis en chanson ce poème mélancolique. La démarche de réécriture est tantôt absolument fidèle (Léo Ferré, Hugues Aufray), tantôt amplifiée (Charles Trenet) ; tantôt remaniée par Serge Gainsbourg dans Je suis venu te dire que je m’en vais : « Comme dit si bien Verlaine, «au vent mauvais» » ; tantôt parodiée par Boby Lapointe dans Monsieur l’agent : « Au violon mes sanglots longs / Bercent ma peine / J’ai reçu des coups près du colon / J’ai mal vers l’aine ! ». 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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HISTOIRE DES ARTS La tonalité est très homogène : les couleurs chaudes (brun, orangé, ocre) et la mise en lumière du buste de la femme créent une atmosphère agréable et apaisante. La palette des couleurs évoque un soleil couchant dont les ors baignent la scène. La chevelure bouclée et le drapé sensuel de la robe se confondent avec les vrilles de la vigne et font de cette jeune plantureuse une allégorie de l’automne.

VERS LE BAC Invention L’élève devra choisir : – une saison et lui faire correspondre un état d’esprit ; – entre des alexandrins ou des verts courts ; – entre l’isométrie ou l’hétérométrie. Il devra trouver des caractéristiques de cette saison et établir des correspondances entre ces caractéristiques et ses sentiments.

Oral (analyse) La vision de l’automne proposée par Verlaine met en valeur : a) une « saison mentale » (Apollinaire) en correspondance avec son goût pour la mélancolie et son cœur blessé ; b) un modèle lyrique : bruits ténus, fragilité des choses (d’où un minimalisme au niveau de la versification) ; c) la malédiction (malheur, impression d’être maudit) qui se traduit par la métaphore de la feuille morte emportée par le vent.

RÉÉCRITURES

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Serge Gainsbourg, Je suis venu te dire que je m’en vais, ⁄·‡‹ X p. ›‹‹

Gainsbourg revisite Verlaine LECTURE 1. Gainsbourg propose une réécriture explicite en citant Verlaine et en lui rendant hommage : « Comme dit si bien Verlaine, “au vent

mauvais” » est repris quatre fois. En outre, il reprend le champ lexical de Verlaine qu’il dissémine dans sa chanson. Certains groupes de mots sont repris et transformés : ainsi, « des jours anciens » de Verlaine (v. 11) deviennent « des jours heureux ». « Quand sonne l’heure » devient « à présent qu’a sonné l’heure » (v. 6). Et bien sûr la phrase « je m’en vais » devient le refrain de la chanson : « Je suis venu te dire que je m’en vais » (v. 1). La démarche tient davantage de l’hommage (« Comme dit si bien Verlaine ») que de la parodie, mais l’introduction du registre familier par Serge Gainsbourg change la tonalité, qui, devenue beaucoup plus orale et presque dédaigneuse, transforme l’expression lyrique de la tristesse en message de rupture : « Ouais, je suis au regret / De te dire que je m’en vais / Car tu m’en as trop fait » (v. 18-20). Il n’y a pas parodie mais transposition et changement de ton.

2. Le changement essentiel proposé par Serge Gainsbourg est d’introduire une interlocutrice désignée par de nombreuses occurrences de la deuxième personne du singulier. Elle est la femme que l’on quitte, et cette nouvelle énonciation change radicalement le sens du poème. Ce n’est plus le poète qui exprime sa tristesse mais son interlocutrice : « Et tes larmes n’y pourront rien changer » ; « Tu te souviens des jours anciens et tu pleures, / Tu suffoques, tu blêmis à présent qu’a sonné l’heure ». D’ailleurs, lorsque l’on écoute cette chanson, les larmes de la femme se font entendre sur une partie de la chanson. http://www.wat.tv/audio/serge-gainsbourg-jesuis-venu-yzih_2h9vt_.html 3. Gainsbourg utilise de nombreux procédés poétiques pour créer une harmonie, c’est le propre de nombreuses chansons lyriques. Ainsi les anaphores et les échos (« Tu te souviens », « Tu suffoques », « Tu sanglotes »), les rimes (« je m’en vais » / « vent mauvais » ; « tu pleures » / sonné l’heure » ; « jamais » / « trop fait ») créent l’unité sonore de la chanson. Des effets de rythme, et la musique qui accompagne les paroles, créent la mélodie. Néanmoins, la chanson ne répond pas aux mêmes exigences de versification que le poème : certes, elle compte quatre dizains, mais il n’y a ni isométrie ni vers réguliers.

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VERS LE BAC Oral (entretien) Les raisons qui poussent le chanteur à adapter un poème en chanson sont multiples : – Rendre hommage à un poème qu’il affectionne et dont il souhaite montrer la musicalité. Exemple : Léo Ferré chante Baudelaire. http://www.wat.tv/audio/baudelaire-leo-ferrefontaine-1kh27_2fgqp_.html http://www.wat.tv/video/baudelaire-leo-ferremort-amants-24lpv_2fgqp_.html – S’amuser avec des références culturelles universelles, jouer avec les connaissances des auditeurs comme une sorte de clin d’œil culturel. Exemple : Marc Lavoine qui met en chanson Le Pont Mirabeau d’Apollinaire. http://www.wat.tv/video/marc-lavoine-pontmirabeau-2005-1g3lh_2i3p3_.html – S’assurer un succès en reprenant un texte très connu parce que souvent étudié à l’école, et le revisiter, le moderniser pour montrer qu’entre hier et aujourd’hui les sentiments et situations sont les mêmes. L’exil, l’émigration et le déracinement, par exemple, n’ont pas d’âge. Exemple : Ridan avec Heureux qui comme Ulysse de Joachim du Bellay. http://www.dailymotion.com/video/x2camj _ulysse-ridan_music Prolongements Débat argumentatif en classe : Toutes les chansons sont-elles poétiques ? Recherches d’histoire littéraire sur les origines chantées de la poésie de l’aède homérique au troubadour du Moyen Âge. Oral : De nombreuses comédies musicales s’inspirent, plus ou moins librement, de textes littéraires : Notre-Dame de Paris ; Roméo et Juliette ; Dracula… Quelles sont les motivations des compositeurs de ces comédies ? Histoire des arts : on peut comparer une scène de Roméo et Juliette et une planche de la BD d’Enki Bilal, Julia & Roem, et voir comment l’artiste s’empare de cette histoire d’amour pour la revisiter. Histoire des arts : l’affiche du « biopic » (biographic picture = film biographique) Gainsbourg, vie héroïque présente le profil du chanteur en noir et blanc dans un effet d’ombre chinoise monochrome qui met en valeur les yeux et le nez d’Éric Elmosnino étonnamment ressemblants à

ceux de Serge Gainsbourg. La volute de fumée, outre l’effet esthétique qu’elle produit, rappelle les paroles célèbres « Dieu est un fumeur de havanes / Tu n’es qu’un fumeur de Gitanes », et présente un côté provocateur en 2010, époque résolument « anti-tabac ». Cette provocation rappelle la posture souvent iconoclaste de « l’homme à la tête de chou ».

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Paul Verlaine, Poèmes Saturniens, ⁄°§§ X p. ›‹›

Entre présence et absence LECTURE 1. Le poème se présente comme un récit de rêve. Il entraîne le lecteur dans un monde onirique, tissé de mystère sur l’identité de la jeune muse disparue. 2. La femme au centre de cette évocation élégiaque est davantage une Muse idéale qu’une femme de chair et de sang. Le caractère changeant de son identité (v. 3-4), l’indécision caractérisant la couleur de ses cheveux, ou l’oubli de son nom (voir tercets) en témoignent. Classiquement, elle inspire le poète, qui fait d’elle l’objet de son sonnet. Elle est aussi très proche du créateur, présenté ici avec des accents baudelairiens. Le poète maudit, incompris de tous, fait rimer « problème » et « front blême », et « elle seule » (expression mise en valeur par la répétition en début de vers) peut comprendre les affres de la création, avec une tendresse de maîtresse et de mère. La répétition du syntagme « me comprend » / « Car elle me comprend », à la fin du vers 4 et au début du vers 5, souligne son empathie, faite d’amour et de douceur. Son égérie imaginaire vit avec lui dans la transparence des cœurs (v. 5), dans la communion des pleurs (v. 8 : « en pleurant »). Cette communication cœur à cœur est ce que vise Verlaine en poésie, et sa muse l’exprime. Donner forme à un idéal poétique est une des fonctions traditionnelles de la Muse. 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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3. La ponctuation du vers 13 ainsi que la reprise de la conjonction « et » détachent chacun des adjectifs caractérisant la voix de la femme. Ces pauses fortes et les assonances en [a] donnent l’impression que le souvenir émerge, au fur et à mesure, des brumes de l’oubli. 4. Le nom de la jeune femme évoque celui des défunts, comme le suggère la comparaison déployée sur les vers 10 et 11. De même, au vers 12, l’outil de comparaison « pareil au » associe le regard de la femme à celui des statues, remarquable par leur fixité. Enfin, une troisième comparaison achève d’assimiler la muse idéale à une morte : sa voix « lointaine » « a / L’inflexion des voix chères qui se sont tues ». L’effet de chute apporté par le dernier mot (« tues ») confirme ce que le lecteur pressentait : la jeune femme a disparu. 5. La réciprocité et la fusion des sentiments sont mises en valeur par la reprise du verbe « aimer ». « Et que j’aime, et qui m’aime » (v. 2) est un bon exemple : parallélisme de construction, ponctuation expressive et jeu sur les pronoms montrent la circularité des sentiments. On remarque aussi que le verbe est frappé de l’accent, ce qui le fait ressortir. D’autant qu’« aime » revient au vers 4 (« et m’aime ») et entre en homonymie avec « même », placé à la rime du vers 3. 6. Le travail des rythmes et sonorités sublime la douceur de la femme vue en songe. Les jeux de reprises font du poème une pâte sonore homogène, lisse. Assonances et allitérations accompagnent ainsi les répétitions de termes. Dans la première strophe, par exemple, le son [e] s’entend plusieurs fois (« étrange », « pénétrant », « et » repris quatre fois) ; autant que le son [ε] (« fais », rêve », « aime », « est », « fait »). On peut faire la même remarque sur les trois mots en [ɑ˜] du vers 1, frappés de l’accent pour donner naissance à un alexandrin bien cadencé (4/4/4). Ce rythme berce le lecteur, enveloppe la femme de douceur. Notons que la musique de Verlaine est subtile. Les alexandrins réguliers alternent avec des rythmes impairs, « plus légers, plus solubles dans l’air ». Le vers 7 en est un bon exemple (3/9). 7. Le « charme » est d’abord une incantation magique. Puis, il désigne le sortilège lui-même. Ici, répétitions des rythmes et des sonorités, subtiles discordances au sein de cadences parfaites, créent un effet d’envoûtement triste. La

distribution des pauses, par exemple au vers 13, rend le vers très musical, propice en cela au thème élégiaque de la femme disparue et chantée. Ainsi naît une poésie douce et triste, déplorant (« hélas ! ») mais consolant par la musique et le chant.

HISTOIRE DES ARTS Le poème et la statue ont en commun le thème du rêve. Le visage paisible de la « Muse endormie » est plongé dans le sommeil, yeux clos sur son univers intérieur. L’expression du visage apparaît à peine et semble se diluer dans la forme ovale de la tête. On ne sait si les traits vont définitivement disparaître ou affleurer, tant la main de l’artiste s’est faite légère. Enfin, comme dans le poème, une sensibilité d’une extrême douceur marque la surface de la bouche, des yeux, des cheveux.

ÉCRITURE Vers le commentaire Introduction Les premiers poèmes de Verlaine, placés sous le signe de Saturne, sont marqués par la mélancolie et la tristesse. Dans « Mon rêve familier », Verlaine pleure un passé imaginé et reconstruit, où il vivait en parfaite harmonie avec une femme singulière, à la fois muse, mère et amante. Ce passé révolu, davantage rêvé que véritablement vécu, est ici évoqué en un chant élégiaque. La musicalité du vers enchante et atténue la tristesse de la perte, et confère aux réminiscences une douceur non pareille. Ainsi, « de la musique avant toute chose » devient le mot d’ordre de son sonnet : développant le sens du mystère et de la suggestion, la musicalité des vers berce la douleur de la séparation et de l’éloignement. « Mon rêve familier » donne à entendre le caractère envoûtant de ses reprises sonores. Elles mettent l’accent sur l’incertitude qui accompagne ce portrait d’une femme entrevue en rêve : c’est un nouveau genre de poème d’amour dont la destinataire reste insaisissable. 1) Une muse entre présence et absence a) La femme insaisissable b) Une muse idéale c) L’ombre du deuil et de la séparation 2) Une élégie au charme incantatoire a) Les effets de reprise b) Douceur et langueur

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Paul Verlaine, Romances sans paroles, ⁄°‡› X p. ›‹∞

Objectifs – Étudier le registre lyrique. – Analyser la musicalité du vers.

Pluie mélancolique LECTURE « Il pleure dans mon cœur » 1. Les motifs de la pluie et de la douleur sentimentale entrent en correspondance par le biais de la figure de la comparaison (cf. « comme », v. 2) et des échos sonores « pleure »/« pleut », « pluie »/« s’ennuie ». Les motifs de la pluie et de la souffrance se confondent. 2. Le poème de Verlaine répond à une construction très rigoureuse : – dans la forme : quatre quatrains qui comptent le même nombre de syllabes par vers, un schéma de rimes toujours identique ; – la répétition de mots clés : « cœur », « pluie », « pleure » et « peine » ; – les parallélismes : « Il pleure »/« il pleut » ; « Sans amour et sans haine » (v. 15). 3. La voix du poète est très discrète dans le texte. On peut distinguer trois traces de sa présence à travers la reprise du déterminant possessif « mon » (v. 4, 16). Mais le sujet s’efface et tend à l’universalité lorsque ce cœur devient « un » cœur (v. 7), puis « ce » cœur (v. 10). Surtout, le poète s’efface avec l’emploi du pronom « il » dans « il pleure », très ambigu dans la mesure où le verbe « pleurer » ne s’emploie pas à l’impersonnel. Il faut y voir une trace de confusion entre pleurer et pleuvoir, verbe qui, lui, se conjugue bien à l’impersonnel. Ces choix montrent une tentative de mise à distance de la souffrance tout autant que l’expression d’une douleur universelle. 4. L’opposition entre « pire peine » (v. 13) et « tant de peine » (v. 16) a en effet quelque chose d’ironique : « ne savoir pourquoi » (v. 14), l’absence d’explication est pour le poète le sujet même de la souffrance. En cela, le lecteur peut éprouver de la compassion pour le poète.

« Ô triste, triste était mon âme » 5. Comme dans le poème précédent, Verlaine met en place un distique qui est répété : « Je ne me suis pas consolé / Bien que mon cœur s’en soit allé ». On note également la répétition des mots « âme » et « femme », disposés parallèlement à la rime aux vers 1 et 2, puis 5 et 6. Le thème de l’exil s’exprime à travers les départs du cœur (v. 4), puis de l’âme (v. 5-6), métaphoriques de ceux du poète. 6. L’incertitude s’exprime de deux façons : – par le dialogue contradictoire entre l’âme et le cœur ; – par la contradiction finale qui oppose « présents » et « exilés » (v. 15).

VERS LE BAC Commentaire Pour le commentaire, on pourra s’appuyer : – pour l’expression lyrique de la plainte, sur les réponses aux questions 1, 2 et 4 ; – pour les contradictions du poète : questions 2 et 3.

Invention On vérifiera que : – les élèves ont bien construit un dialogue entre deux poètes ; – les deux thèses soutenues opposent deux formes différentes du lyrisme. Par exemple, les élèves pourront s’appuyer sur des poèmes de la Pléiade pour démontrer que l’expression des sentiments n’emprunte pas un chemin détourné : le « je » est omniprésent et déploie sa souffrance. Il sera ensuite possible d’analyser le lyrisme de Verlaine ou Rimbaud, pour montrer en quoi il est plus discret et comment il s’inscrit aussi dans le paysage extérieur (ici, la pluie).

ڤ

Paul Verlaine, Parallèlement, ⁄°°· X p. ›‹§

Entre présence et absence LECTURE 1. Sont présents les champs lexicaux de la lune, de la mélancolie saturnienne et de la musique. 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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Ils renvoient à des éléments clés de la poétique verlainienne, ici exposée comme tissée de thèmes poétiques devenus des clichés un peu usés et faciles. La première strophe est placée sous le signe de la lune. On relève « nocturne », « clair de la lune » et le jeu sur l’homonymie « l’une après l’une ». Le “clair de la lune” renvoie à un poème des Fêtes galantes, recueil distillant une atmosphère nostalgique, subtilement triste, comme les personnages masqués jouant aux jeux de l’amour sur les tableaux de Watteau. L’allusion au « masque » (v. 2) renforce cette hypothèse. L’expression « enfant de Saturne » appartient, quant à elle, au champ lexical du « poète maudit », habité par une mélancolie bien plus sombre, incompris de tous (sauf d’une femme, imaginaire et morte). L’expression se trouve dans Jadis et naguère. Enfin, pour enchanter cette tristesse douce ou profonde, Verlaine veut « de la musique avant toute chose » : la deuxième strophe illustre cet aspect de sa poétique, par un jeu d’intertextualité avec l’ensemble de son œuvre. Ainsi, « romances sans paroles » (v. 5) est le titre d’un recueil de 1878. Le champ lexical de la musique, très présent, insiste sur la douceur presque excessive du vers verlainien, presque « fadasse » (v. 7). « Au «clair de la lune» » est aussi le titre d’une chanson enfantine, trop facile et chantée jusqu’à l’écœurement. Mais la douceur abrite la dissonance. En elle se loge « un accord discord ». Un vers de 9 syllabes s’est glissé parmi les octosyllabes de ces deux strophes, apportant sa discordance. Le lecteur trouvera-t-il ce qu’en musique on nomme « diabolus in musica » : un accord dissonant ? Il surprend, en glissant dans l’harmonie une tension inattendue. Passent alors « le son, le frisson ». Verlaine sait bien faire tout cela. Il joue avec sa propre poétique et il le sait. « J’assume », dit-il au vers 2. Mais cette subtile autodérision renforce encore la mélancolie du poème.

2. Un tombeau est un discours ou un poème prononcé pour faire l’éloge d’un défunt. Verlaine érige un tombeau à sa propre mémoire, à sa propre poésie, qu’il considère comme devenue un peu morte, un peu embaumée, à force de reprendre les mêmes thèmes et les mêmes procédés.

VERS LE BAC Invention Pour guider les élèves, on peut leur demander de donner les trois mots clés qui ont motivé leur choix artistique. Pour les trouver, ils s’appuieront sur leurs émotions, leur ressenti. Ces trois mots clés seront explorés : quelles connotations y sont attachées ? Quelles analogies évoquent-ils ? À quelles images font-ils penser ? Puis, ils seront étoffés chacun par un champ lexical comprenant des épithètes homériques, des adjectifs rares, des compléments du nom imagés, etc. On accordera une attention particulière au travail des sonorités : la poésie est fille de Mnémosyne, dit la légende grecque. Et pour se souvenir, la scansion et la répétition sont essentielles. Ainsi, l’anaphore, les parallélismes de constructions, les allitérations et les assonances, et les rimes internes n’ont pas seulement un effet décoratif. Ils font partie de la langue poétique. C’est autour de ces trois points d’ancrage que se déploieront les trois paragraphes de leur ode à la beauté ou au mystère féminins.

Argumentation L’exercice permet aux élèves de première L de s’approprier la notion de réécriture et d’en sentir les nuances.

⁄‡

Paul Verlaine, Jadis et Naguère, ⁄°°› X p. ›‹‡

Objectifs – Découvrir un texte en rupture avec les règles de versification classiques. – Au-delà de sa bizarrerie formelle et de sa dimension autobiographique, le sonnet de Verlaine permet d’explorer une partie méconnue de l’œuvre de Verlaine.

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À cœur brisé, rythme rompu LECTURE 1. Le choix d’écrire en vers de 13 syllabes constitue une véritable provocation. On peut considérer que c’est Verlaine qui inaugure ce type de vers dans la poésie : il n’avait été utilisé jusqu’ici qu’au Moyen Âge dans des chansons à boire. Ce choix est d’autant plus frappant qu’il concerne un sonnet, forme rigide et codifiée s’il en est. Le sonnet est traditionnellement composé en décasyllabes ou en alexandrins. L’adjectif « boiteux », connotant la dissonance, le déséquilibre, peut également s’appliquer au rythme irrégulier du poème. Les coupes sont très instables, variant entre des vers en 5/3/5, d’autres en 5/8 et 5/4/4 ou encore en 3/5/5. 2. L’expression « Ah ! vraiment » revient à trois reprises (v. 1, 3). « Non vraiment » est repris deux fois (v. 12, 13). Ces anaphores et ces répétitions créent un rythme haché, convulsif, traduisant la douleur lancinante du poète. Cette douleur devient presque excessive, grotesque dans son expression, très loin du malaise subtil émanant des Fêtes galantes. 3. Le registre pathétique domine dans la première strophe. La répétition de l’interjection « Ah », du champ lexical de la tristesse (« triste », « infortuné », « regard fané »), l’utilisation de l’adverbe intensif « trop » à deux reprises et de la locution « à ce point » sont les marques principales de ce registre. La douleur apparaît hyperbolique, grossie presque absurdement par le jeu des répétitions. 4. Le poème laisse apparaître la voix de l’énonciateur exprimant sa douleur. On peut ainsi considérer que la première et la dernière strophe correspondent à des paroles rapportées qui scandent la douleur intérieure d’un homme blessé, les strophes 2 et 3 correspondant davantage à une transposition métaphorique sur la ville de Londres de cette douleur. Les références à l’animal, qui vont de l’interjection « Ah », exprimant le cri, aux verbes « piaule, miaule, et glapit » (v. 9), traduisent une douleur qui n’est plus humaine, qui ne s’exprime plus que sous la forme brutale et sauvage du cri animal. Les trois verbes expriment trois nuances différentes de cris ayant en commun d’être plaintifs. Le rouge du sang au vers 4, les « enseignes […]

vermeilles » au vers 6, « le brouillard rose et jaune » du vers 10, évoquent un univers irréel, apocalyptique. Verlaine transpose dans la ville de Londres l’imaginaire biblique de la destruction de Sodome et Gomorrhe.

5. Le dernier vers, sans verbe, laisse entendre implicitement le désir de détruire une ville symbolisant la perdition de Verlaine dans ses errances amoureuses avec Rimbaud. Le point d’exclamation final fait figure de marque injonctive. Le poète est animé par un désir nihiliste, et mégalomaniaque, qui lui fait souhaiter la disparition de Londres en même temps que celle de son amour perdu. 6. Le mythe de Sodome et Gomorrhe est convoqué pour symboliser la déchéance de Rimbaud et de Verlaine. La comparaison peut paraître incongrue. Si, dans l’Ancien Testament, Dieu décide de détruire les deux villes, c’est parce qu’il considère que tous ses habitants sont corrompus. Verlaine, dans la position du dieu destructeur, laisse à penser que c’est la débauche caractéristique de Londres qui l’a corrompu, et non sa propre dépravation. On peut aussi, plus simplement, voir en Sodome une allusion à l’homosexualité dont Verlaine a honte.

ÉCRITURE Commentaire Proposition d’introduction : Verlaine, poète majeur de la seconde moitié du xixe siècle, a profondément renouvelé la poésie par ses audaces formelles et la musicalité raffinée de ses vers. Le « Sonnet boiteux », publié dans le recueil Jadis et Naguère en 1884, occupe une place à part dans son œuvre. Sa composition originale rompt l’harmonie traditionnelle du sonnet. Comment ce poème fait-il écho aux tourments intérieurs du poète ? Nous verrons comment la forme du « Sonnet boiteux » répond à la douleur éprouvée, avant de montrer que ce texte développe une vision allégorique de la déchéance.

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Arthur Rimbaud, Lettre dite du voyant, ⁄°‡⁄ X p. ›‹°-›‹·

Objectifs – Comprendre la conception que Rimbaud se fait de la poésie. – Analyser un discours théorique sur la poésie, proche du manifeste littéraire.

Une vision de la poésie LECTURE Un poète lucide et critique 1. La lettre se structure à partir d’une périodisation qui met en valeur : – les origines : l’époque grecque (l. 2) ; – la période qui s’étend de la Grèce antique au xixe siècle, avec une évocation d’auteurs du Moyen Âge (Théroldus pour Turoldus), du xviie siècle (Racine), du xixe siècle (Casimir Delavigne) ; – une ère nouvelle : « libre aux nouveaux ! » (l. 10). 2. Arthur Rimbaud identifie trois causes dans la décadence que connaît la poésie. a) La dissociation entre vie et poésie : celle-ci ne parvient plus à se confondre avec la vie comme dans la Grèce antique, et devient un jeu formel. Les termes sont dépréciatifs : « jeu », « avachissement » (l. 5). Le lexique technique propre à la poésie se charge de connotations négatives : « versificateurs » (l. 4) ; « On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches » (l. 6-7). Les noms convoqués représentent la poésie académique ou normée : Racine, Casimir Delavigne. b) L’impossibilité du poète d’être à la fois inspiré et critique : Rimbaud reproche aux poètes romantiques plus inspirés de ne pas être conscients et critiques sur leur propre poésie (l. 12-14). c) Une conception fausse du moi qui privilégie l’identité sur la richesse de l’étrangeté : « Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse » (l. 19). 3. Rimbaud signale qu’il n’est pas dans le seul registre de la moquerie, mais dans une réflexion sérieuse sur la poésie. Il est logique avec

lui-même, puisqu’il exige d’un poète qu’il se double d’un critique.

4. L’inspiration romantique fait naître le chant sans que celui-ci soit « compris » du chanteur (l. 14). La conscience critique fait donc défaut aux auteurs romantiques. On précisera aux élèves que cette double exigence de la création poétique et du recul critique et théorique a été avancée par Baudelaire. 5. Rimbaud emploie une métaphore musicale pour évoquer le surgissement de la parole poétique (« cuivre », « clairon », « coup d’archet », « symphonie », l. 15-18). Il montre bien le poète qui observe l’éclosion du Verbe : « j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute ». Il est tout à la fois le lieu du surgissement de la parole poétique et celui qui l’orchestre.

Une inspiration renouvelée 6. La poésie s’est très vite dissociée de la vie, dès la période de l’Antiquité latine (Ennius). Elle ne devient qu’un pur divertissement (« jeux, délassements », l. 24) alors qu’elle était action. Pensée, action et poésie ne faisaient qu’un à l’origine du monde. 7. Le « Moi » social, celui des normes morales, de la raison plate (« leur intelligence borgnesse », l. 21), ne peut pas être source d’inspiration. Ne touchant que la surface de l’être, il échappe aux courants souterrains et profonds de la sensibilité et de l’émotion. 8. L’inspiration ne peut venir que de la part de notre identité qui échappe justement au moi : « Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie » (l. 40), le dérèglement des sens que Rimbaud appelle à pratiquer à l’égal des « comprachicos » qui déforment le visage de l’enfant (référence à Victor Hugo). Pour accéder à l’inconnu, il faut enfreindre et transgresser les normes. 9. Le poète romantique se veut un visionnaire à l’égal des prophètes dans la Bible. C’est parce qu’il est en contact avec le divin ou le sacré, qu’il est doté de ce pouvoir de vision (Hugo, Lamartine, mais aussi pour la prose Chateaubriand). La notion même de vision poétique va se confondre progressivement avec la vision hallucinée (Aloysius Bertrand),

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avec l’activité onirique (Nerval) puis le délire propre à l’expression de l’inconscient (Rimbaud, Lautréamont).

10. Rimbaud veut entreprendre une poésie totale qui restaure l’inspiration à partir des sources profondes de l’émotion à travers la souffrance et le délire. Le poète est alors celui qui conditionne le surgissement de cette parole par le dérèglement des sens, et qui tente ensuite de mettre en forme et de comprendre cette parole venue de l’ailleurs et de l’altérité.

HISTOIRE DES ARTS Par l’épure quasi abstraite (stylisation des éléments), le traitement de nappes de couleurs qui empêchent toute distinction entre le ciel et la terre, le bouleversement des repères spatiaux (verticalité et horizontalité, perspective en deux dimensions, éléments qui semblent être posés ou flotter), les effets de déformation (reflet de la lune en une trace de lumière, ondulations), la reprise des mêmes éléments de façon dissymétrique (arbres, branches), le peintre parvient à créer une vision.

puissance : des contraintes trop formelles ou intellectuelles risquent d’entraver l’inspiration ou l’élan de l’expression poétique elle-même ; – la fonction de critique doit être séparée et dissociée de celle du créateur : il s’agit de deux activités distinctes mais complémentaires. La conscience critique est pourtant nécessaire. – Elle permet aux poètes de faire de leur don un art et d’être éclairés sur la nature même du genre, ses codes, son évolution, son histoire. – Les contraintes intellectuelles qu’un poète se donne peuvent être productives et fécondes pour la création. Elles permettent de jouer avec le langage et d’en tirer de nouvelles dimensions. – Seule cette conscience critique peut amener le poète à se saisir de sa singularité et de son originalité en ayant au préalable fait l’effort de comprendre ses prédécesseurs. – Elle permet de prendre du recul et de sortir de clichés, de stéréotypes, d’habitudes ou de traditions qui font perdre à la poésie sa vraie dimension.

VERS LE BAC Invention Le texte produit devra respecter les codes de la lettre (présentation, situation de communication, registre et niveau de langue…). L’argumentaire vise à mettre en valeur la nécessaire unité entre poésie et vie. L’argumentaire pourra porter sur : – la place de l’émotion, en lien avec la vie et la sensibilité (poésie amoureuse, par exemple) ; – l’aventure de la poésie à travers l’errance, le mouvement, la vie marginale (Villon, Rimbaud) ; – l’engagement du poète dans la vie de la cité, sous la forme d’une poésie de l’action (Hugo, Aragon) ; – la dimension très incarnée de la poésie : le chant, la diction, la profération…

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Arthur Rimbaud, Poésies, ⁄°‡‚ X p. ››‚

Objectifs – Entrer dans l’univers d’un poète arpenteur du monde. – Dans « Ma bohème », la marche dans la nature est intimement liée à une régénérescence sensorielle et affective, donnant une idée assez condensée des premières expériences poétiques de Rimbaud.

Dissertation

Les harmonies du ciel et de la terre

La délibération littéraire porte sur la nécessité ou non, pour le poète, de se doubler d’un critique.

LECTURE Éloge de l’errance

On pourra arguer que : – la poésie est avant tout émotion et sensibilité ; – la conscience critique peut altérer sa

1. Champ lexical de la marche : « Je m’en allais », « J’allais », « ma course », « au bord des routes ». 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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L’errance est associée au rêve (v. 4), à une écoute particulière de la nature (v. 8-9), à la fraîcheur (v. 10-11), à l’ivresse (v. 11). Toutes ces sensations agréables traduisent la libération des sens du poète arpenteur qui éprouve le monde plus intensément et se laisse gagner par des sensations nouvelles.

2. Le poète des chemins n’égrène pas de petits cailloux blancs comme le Petit Poucet, mais les rimes de sa poésie. La poésie trace autrement, par un chemin de mots, de rythme et de musique, le parcours du poète dans la nature. Dans les deux poèmes, la marche du poète n’est jamais loin de sa démarche poétique. Elle déclenche l’inspiration et la soumission aux Muses (v. 3). Les élastiques des chaussures deviennent les cordes de la lyre, l’instrument de la marche, celui de la poésie (v. 12-14). Il semble donc ne plus y avoir de différence entre cette quête de sensations à travers la marche, et la création poétique, les deux participant du même mouvement d’errance, de recherche, de dépense gratuite. 3. Par l’emploi du possessif, « Ma bohème » dégage le terme « bohème » des connotations d’irresponsabilité qui peuvent lui être associées. Cette bohème n’est pas subie, elle est choisie et revendiquée par le poète. Elle se caractérise entre autres par l’insouciance matérielle (v. 1-2) et la liberté (« assis au bord des routes »). 4. Le décalage entre la pauvreté du poète vagabond dans « Ma bohème » et la noblesse de sa quête poétique est évoqué avec humour. Dépourvu de lyre, chaussé de « souliers blessés », le poète se compare tout de même au poète des origines, Orphée. Comme Orphée aux Enfers, il est capable de rimer « au milieu des ombres fantastiques ». Comme lui, il entretient avec la nature des liens privilégiés. Les élastiques se transforment en lyres du pauvre, mais jamais pourtant le poète ne semble affecté par sa condition de vagabond, bien au contraire. Ce dénuement et cette vie d’Orphée de grand chemin sont évoqués avec une légèreté et une gaieté constantes.

VERS LE BAC Dissertation 1) La création artistique repose sur l’héritage des formes du passé. a) L’artiste s’inspire du passé pour créer.

Ex. : La poésie de la Renaissance revendique l’héritage des poètes antiques, y compris du point de vue de la forme. L’ode en est une illustration. b) Les œuvres du passé peuvent être adaptées en fonction de l’évolution des goûts artistiques. Ex. : Certaines tragédies de Racine reprennent le sujet de tragédies antiques, mais l’adaptent aux canons esthétiques du théâtre classique, c’est le cas d’Iphigénie. c) L’artiste peut renouveler de l’intérieur une forme ancienne. Ex. : Le sonnet, forme privilégiée par Baudelaire et que l’on retrouve chez Rimbaud, permet l’expression de la modernité à travers une forme ancienne. 2) L’artiste se doit de s’affranchir des règles existantes. a) La nécessité de rupture. Il est parfois nécessaire de rompre radicalement avec les formes du passé pour libérer la créativité. C’est ce que suggère Rimbaud dans sa lettre « du voyant ». La rupture peut également être thématique ; aborder la guerre dans un sonnet comme le fait Rimbaud dans « Le mal », est novateur. b) La remise en cause des modèles. Les artistes remettent systématiquement en cause les modèles dont ils héritent. C’est ainsi que l’art évolue et se renouvelle. Dans le « Sonnet boiteux », Verlaine convoque le modèle formel du sonnet et le remet en cause simultanément. c) Des formes nouvelles dans un monde nouveau. Dans un monde en mutation, où les modalités de l’existence sociale et de la production économique sont révolutionnées, l’art doit aussi répondre par des formes nouvelles. L’essor de la poésie en prose sous l’impulsion de Baudelaire, traduit la volonté de trouver de nouvelles voies pour exprimer la modernité. Prolongement La projection de quelques scènes de l’excellent, mais parfois violent, film d’Agnieszka Holland Éclipse totale (titre du DVD) éclairera tout à la fois le contexte de la rencontre entre Verlaine et Rimbaud, et donnera également une idée de la radicalité de la révolte rimbaldienne.

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Arthur Rimbaud, Poésies, ⁄°‡‚-⁄°‡⁄ X p. ››⁄

Objectifs – Comprendre l’inscription du discours poétique dans l’histoire. – Rimbaud exprime dans « Le mal » son dégoût de la guerre et critique violemment l’absurdité d’un monde abandonné de Dieu. Ce poème pourra être rapproché d’un corpus de textes poétiques au service de la dénonciation.

Beauté crachée LECTURE 1. La structure syntaxique de ce sonnet doit attirer l’attention des élèves : les deux quatrains développent deux propositions subordonnées circonstancielles de temps introduites par « Tandis que », la proposition principale n’apparaissant qu’au début du premier tercet au vers 9. Cette organisation détache très symboliquement la principale « Il est un Dieu ». La cruauté de la guerre n’est qu’une toile de fond sans conséquence face à un Dieu cupide, indifférent à la souffrance des hommes, mais très sensible à l’or et aux richesses. 2. Les rimes accentuent la violence des antithèses : − « bleu » / « feu » : la guerre souille la beauté de la nature. « L’infini du ciel bleu » est démenti par « les crachats rouges ». − « broie » / « joie » : on retrouve ici le contraste entre l’innocence de la nature et l’horreur de la destruction et de la mort. − « fumant » / « saintement » : le déchaînement et la folie du « feu » de la guerre contredisent la pureté de l’œuvre de la nature. Les assonances en [ɑ˜] du second quatrain évoquent la violence obsédante des combats, tandis que les allitérations en [k] des vers 3 et 4 ou en [f] du vers 2 suggèrent le bruit des armes à feu ou le sifflement des balles. 3. Parallèlement aux termes évoquant l’argent et l’or (« calices d’or », v. 10 ; « gros sou », v. 14), les « nappes damassées » et les « autels » connotent le luxe du mobilier religieux. Mais

ce qui frappe le plus dans les deux tercets, c’est le contraste entre l’indifférence de Dieu pour les signes religieux et son réveil à l’apparition de l’argent (v. 12). Ce Dieu vénal et corrompu oublie les hommes, se moque de la religion au nom de laquelle on l’honore. Face à une nature pure, et à des hommes innocents qui se sacrifient au front, il manifeste son cynisme. Le sacré est donc paradoxalement du côté de la nature et de l’homme. Le mal, du côté de Dieu. Le registre polémique se manifeste par l’organisation du texte, l’opposition entre le massacre des hommes et l’indifférence du Roi et de Dieu, unis dans un même mépris (« les raille » ; « qui rit »).

VERS LE BAC Question sur un corpus Comme la plupart des arts, la poésie évolue avec, mais aussi contre la tradition. L’art ne se perpétue que dans son renouvellement permanent. Les textes de la séquence se caractérisent par la recherche d’une beauté « moderne », qui s’accompagne souvent d’une volonté de provocation. Celle-ci peut être d’ordre thématique. En choisissant d’évoquer la cruauté de la guerre dans « Le mal », Rimbaud s’inscrit contre la tradition poétique qui valorise plutôt des sujets nobles. Rimbaud y développe un discours blasphématoire, très polémique, remettant en cause l’hégémonie de la religion ainsi que la monarchie. Dans « Le Bateau ivre » (p. 442-443), il écrit le monologue impossible d’un navire témoignant de ses voyages. Baudelaire, de son côté, fait émerger un érotisme très provocateur dans la société bourgeoise du xixe siècle (« Parfum exotique », p. 428), ce qui lui a valu un procès pour « outrage à la morale publique » en 1857, et l’interdiction de publication de certains des poèmes des Fleurs du Mal. La provocation peut aussi concerner la forme du poème. En étant l’un des premiers à introduire la prose dans la poésie française, Baudelaire apparaît comme un pionnier et remet en cause l’hégémonie du vers (voir « Le désir de peindre », p. 431). Verlaine, quant à lui, tout en continuant à pratiquer le vers, malmène la versification, en utilisant des vers impairs comme dans le « Sonnet boiteux ». Dans la poésie de la fin du xixe siècle et du début du xxe, la recherche de la beauté s’accompagne donc souvent d’un désir marqué de provocation. 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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Prolongements On pourra demander aux élèves de constituer une anthologie de poèmes engagés sur des sujets variés comme : la guerre, l’enfance, le travail, le racisme, etc.

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Arthur Rimbaud, Poésies, ⁄°‡⁄ X p. ››¤-››‹

Objectif Découvrir un poème de la rupture.

L’ivresse de l’inconnu LECTURE Langage, tangage 1. Le poème est écrit à la première personne (« je »). Elle désigne le bateau et le poète, qui rompent les amarres. C’est une rupture brutale. Les strophes 1 et 2 racontent que ce bateau de marchandises, « porteur de blés flamands ou de cotons anglais » (v. 6), a été attaqué par des « Peaux-rouges » du Nouveau Monde. Ils ont massacré les « haleurs ». Libéré, le bateau dérive vers la mer. Dès le premier quatrain, la sensation de libération est palpable : le bateau n’est plus remorqué, « guidé par les haleurs » selon un itinéraire ancien. Le vers 8 complète ce constat d’indépendance : « Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. » Il s’agit donc bien d’une rupture brutale, offerte par les circonstances extérieures plutôt que voulue, permettant de se déprendre de la routine, de sortir du chemin tracé à l’avance et guidé. Le poète adolescent, comme le bateau ivre, est en rupture avec le vieux monde, celui des règles anciennes rassurantes mais étouffantes, « insoucieux » de les voir massacrées, clouées au poteau de torture. 2. Les vers 11 et 12 montrent bien la violence que Rimbaud fait subir à la langue. Il bouleverse le rythme du vers. L’enjambement est brutal, il rejette et isole un verbe d’action au passé simple

(« Je courus ! »). La ponctuation exclamative achève de mettre en valeur l’accélération de la course maritime et sa violence grandissante. Surtout, la césure du vers 12 se trouve au milieu d’un mot composé, évoquant lui-même le désordre du monde : « tohu-/ bohus ». D’autres procédés stylistiques évoquent le rugissement de la tempête et le tangage du bateau : – Une suite d’oppositions exaltent la violence et le danger ; les célèbrent comme une chance : les « tohu-bohus » sont pour lui un triomphe (v. 12) ; la « tempête » est une bénédiction (v. 13), l’eau verte qui fait sombrer le navire est amère et « douce » (v. 17). – Le rythme des vers, régulier dans les deux premiers quatrains évoquant « les Fleuves impassibles », s’emballe dans les trois suivants. La structure 4/4/4 du vers 12, par exemple, imite le navire ballotté par l’océan. Plus loin, la dissymétrie du vers 16 (« Dix nuits, / sans regretter l’œil niais des falots ! ») et le rejet du vers 20 cassent le rythme de l’alexandrin. En revanche, certains enjambements (v. 9-10, 11-12, 13-14) donnent une impression de glissement. L’alternance glissements / choc évoque le tangage du bateau sur la mer.

3. Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud expose son programme poétique : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Ainsi, « il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ». Le Bateau ivre, écrit la même année, apparaît comme la transposition de ce programme. Le lecteur, des strophes 6 à 9, suit les dérives étourdissantes du navire, qui débouchent sur la vision d’un monde inédit. Ces strophes reposent sur un canevas réaliste simple, organisé en trois tableaux : reflets du soleil dans la mer (strophes 6 et 7), accidents atmosphériques (strophe 8), coucher du soleil (strophe 9). Mais ces trois tableaux, très composés, narrent une expérience extrême, visionnaire. L’idée de dérèglement, d’ivresse, peut être transmise par la confusion des repères : le ciel et la mer ne sont plus séparés, la mer semblant dévorer l’azur du ciel et absorber ses étoiles. Ballotté sur la vaste mer, acceptant sa loi, le bateau subit et voit (« j’ai vu ») ce dont la nature est capable : « les cieux crevant en

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éclairs », « les trombes », les « ressacs et les courants », « les flots roulant ». Rythmes et allitérations en [r] rendent sensibles la dureté et la beauté de cet apprentissage. L’emploi de mots rares, avec une orthographe archaïsante (« rhythmes », v. 26), de néologismes (« bleuités », v. 25), dit le caractère inédit de l’expérience. Enfin, le lexique des couleurs transforme le spectacle de la mer en vision bigarrée, étrange : « azurs verts », « bleuités », « rutilements », « rousseurs amères », « longs figements violets » (v. 34), outrepassant tout ce qu’il connaissait.

Le poème de la mer 4. Le cinquième quatrain décrit le naufrage (v. 17-18) et le démantèlement du bateau (v. 19-20). La liberté a donc ses risques. Cependant, naufrage et noyade sont une délivrance : ils permettent de rompre avec les attaches affectives, les normes de la poésie, les conventions sociales, les vieilles idées. Cette allégorie de la révolte qu’est le bateau ivre est alors présentée comme un sabordage joyeux, accompli « sans regretter » (v. 16). On le voit filer vers la mer où les vagues le laveront des ultimes traces humaines (« des taches de vins bleus et des vomissures », v. 19), puis le débarrasseront des derniers instruments de navigation : « gouvernail et grappin » sont dispersés (v. 20). Le bateau exprime ainsi son indifférence à la sécurité. C’est pourquoi il qualifie les falots, lumières si réconfortantes pour les marins, d’« œil niais » (v. 16). Par cette métaphore, les lanternes sont comparées à des yeux au regard imbécile. À l’inverse, l’œil qui contemple de visu la mer immense accède à une vision neuve. C’est un monde nouveau, né d’une mer « lactescente », semblable à un lait nourricier. Il brille de couleurs inédites (voir question précédente). Son étrangeté s’exprime par les métaphores, comme celle assimilant l’Aube à un « peuple de colombes » (v. 31). Les synesthésies font de l’eau verte une saveur (douce-amère), une couleur, une chair de pomme sure. Le noyé « pensif » rencontré par le bateau partage la même expérience. Semblable au noyé hugolien qui a contemplé l’infini, il est « ravi », l’adjectif ayant ici le double sens d’enlevé / extasié.

lactescente enfantant une poétique révolutionnaire, débarrassée « de la forme vieille ». C’est pourquoi la mer et l’écriture partagent un même vocabulaire. Les vagues font entendre des « rhythmes lents » (v. 26), « plus vastes que nos lyres » (v. 27). Ainsi, le voyage du bateau ivre est la métaphore filée de l’aventure d’une écriture, lancée à l’assaut du nouveau.

VERS LE BAC Invention On peut rappeler aux élèves les contraintes inhérentes au genre de la nouvelle : – respect du schéma narratif ; – choix d’un registre cohérent (réaliste, fantastique) ; – respect des temps de la diégèse au passé (imparfait et passé simple).

Dissertation 1) Voir l’inconnu – Dans la lettre à Demeny, Rimbaud insiste : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant » : le poète, parce qu’il se déprend des habitudes, voit ce que nul n’a su voir avant lui, entend l’inouï, dépasse les apparences pour révéler l’inconnu. – Comment ? Ex. 1 : l’expérience du deuil et de la perte : voir « Le Lac » de Lamartine (livre de l’élève, p. 412). Ex. 2 : par la création des correspondances, il explore ce qui se situe « là-bas » : voir textes de Baudelaire. Ex. 3 : par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », ce qui suppose de conserver assez de lucidité dans l’ivresse. 2) Le poète « voleur de feu » Rimbaud compare le poète qui forge une langue inédite à un Prométhée moderne, à un « voleur de feu ». Cette comparaison glorieuse précise le rôle du poète : il donne son « invention » à tous, hommes, animaux. 3) Le poète porteur de progrès Le poète est catalyseur de progrès, un rôle irremplaçable dans la marche de l’humanité. Ex. : voir Hugo, préface des Rayons et les Ombres.

5. La mer est un poème, et même le Poème, à la fois texte plein de fureurs nouvelles et mère 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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Stéphane Mallarmé, Poésies, ⁄°§° X p. ›››

Objectifs – Interpréter un texte poétique hermétique. – Analyser une forme fixe et son évolution : le sonnet.

La chimère du poète LECTURE 1. Le poème est un sonnet que nous pouvons identifier par la structure (deux quatrains, deux tercets), le choix de l’alexandrin, et le système des rimes : abab abab bba bab. En choisissant une rime en « x », le poète crée une contrainte forte d’écriture qui l’oblige à employer des termes plutôt rares : « onyx », « Phénix », « ptyx », « Styx », « nixe ». De plus, le sonnet se construit uniquement sur deux rimes. Mallarmé redouble la difficulté en s’imposant l’alternance systématique entre rimes masculine et féminine. 2. Si l’on considère le poème à travers ses rimes, on découvre : – l’évocation d’un monde disparu, celui de l’Antiquité (onyx, or, décor, lampadophore) ; – des êtres insaisissables et chimériques : « ptyx » (terme d’ailleurs inventé), « nixe » ; – la forte présence de la mort : « Phénix » (l’oiseau qui renaît de ses cendres), « Styx », « cinéraire amphore ». Les rimes du premier quatrain amoncellent ou accumulent les références à l’Antiquité. Celles du second quatrain renversent cette perspective et mettent davantage en valeur la mort ou l’effacement. Le rêve se réduit à une lumière (or) et à un décor dans le premier tercet. Le second tercet laisse tout en suspens. Le poème se clôt sur le terme « septuor » aux significations mystérieuses, qui peut renvoyer aux sept paires de rimes, bouclant le poème sur lui-même et sa structure. Face à l’absence, le poème ne peut renvoyer qu’à lui-même. 3. Le poème dévoile le vide et l’absence : – décor vide : « salon vide » ; – motif du soleil couchant : « un or / Agonise » ;

– emploi de négations : « ne... pas », « nul » ; – lexique du rien (« vide », « inanité », « Néant ») et de la mort (« Styx », « oubli », « défunte ») ; – des indices d’incertitude : « selon peut-être » ; – entités immatérielles : « l’Angoisse » personnifiée ; le « rêve vespéral »… ; – redoublement des métaphores et des périphrases (précieuses) qui déréalisent : « un or / Agonise » pour « le soleil se couche » ou « la lumière décroît » ; – pur jeu des sonorités : « Aboli bibelot d’inanité sonore » ; – la suspension du sens en fin de vers : « encor ». Le microcosme du lieu ou de la chambre rejoue le drame du monde (macrocosme) où tous les idéaux et les rêves s’effondrent et ne demeurent qu’à l’état de vestiges.

4. Dans la troisième strophe, le poète intensifie l’onirisme : fenêtre ouverte sur la nuit, lumière qui tombe, envahissement du rêve avec les licornes. L’apposition (« Mais proche la croisée au nord vacante »), la métaphore, la métonymie précieuse ou baroque (« l’or » pour « le soleil »), la formule énigmatique (« selon peut-être le décor »), participent à une logique de déréalisation. Le combat des licornes et de la nixe associe des éléments antithétiques (le feu / l’eau) qui finissent par s’annuler. Ce motif du combat rejoint la problématique du poème sur l’effacement des rêves, de la lumière, de la femme. 5. De l’ensemble des éléments, il ne reste qu’un reflet ou un mirage. La femme n’est représentée qu’obliquement : – par des associations avec des mots féminins : « Angoisse »… ; – par le biais de divinités féminines évanescentes et insaisissables : « nixe »… ; – par l’évocation d’un ultime reflet : « Elle, défunte nue en le miroir ». Le pronom « elle » est sans référent, pronom vide qui convoque la femme dans son absence. Prolongements On demandera aux élèves de rechercher des exemples d’autres chimères dans la littérature du xixe siècle : sylphide de Chateaubriand (Mémoires d’Outre-Tombe), filles du feu de Nerval, rêves verlainiens…

6. Le sonnet dit « en X » est le poème du mirage,

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reprenant une certaine tradition baroque. Tout se réduit au reflet (« en le miroir »), à des « scintillations ». La préciosité du poème, qui rend hermétique le propos, fait aussi scintiller des mots qui se chargent d’un sens mystérieux et constellent le poème.

HISTOIRE DES ARTS Cette sculpture de Rodin fait émerger de la pierre une allégorie de la Pensée. L’artiste laisse volontairement cette œuvre dans un état d’inachèvement pour : – ne faire émerger que la tête, siège de la pensée : le sujet même est une chimère, puisqu’il ne peut que se limiter à la seule tête ; – révéler l’essor même de la pensée qui sort du néant et de l’informe ; – asseoir la Pensée (féminine) sur le socle d’un matériau brut et massif pour en manifester la force. Le caractère énigmatique de la sculpture stimule le déchiffrement symbolique et allégorique, des émotions contraires (beauté fluide de la tête, matériau brut).

VERS LE BAC Dissertation Le débat porte sur la clarté ou la dimension mystérieuse du langage poétique. Selon une tradition, le poète accède au sacré et à la révélation de l’harmonie du monde. La poésie a pour fonction d’être un langage clair qui : – dit l’harmonie du monde ; – porte un regard sur le monde pour le révéler et nommer les choses (Ponge, Le Parti pris des choses) ; – exprime la nature des sentiments (notamment amoureux) ; – peut participer à l’action pour rétablir l’harmonie entre les hommes (poésie de l’engagement). Mais, par ses dimensions sacrées, il s’agit aussi d’un langage qui se doit d’être mystérieux afin : – de mettre plus en valeur l’émotion que l’intelligibilité du propos ; – d’accéder à un sens caché du monde (Rimbaud, Illuminations) ; – de faire percevoir une beauté qui dépasse notre raison.

Oral (entretien) Le don immédiat du sens dans un texte participe de la volonté de faire comprendre, de partager le sens, d’instruire, d’édifier une langue commune. Le sens qui se dérobe dans un texte permet au lecteur de développer certaines facultés : l’émotion, la curiosité, la capacité à déchiffrer, le renoncement même à comprendre un monde qui nous dépasse (surréalisme) et qui ne peut se saisir qu’à travers sa beauté fulgurante ou son étrangeté onirique.

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Stéphane Mallarmé, Poésies, ⁄°‡‚-⁄°·° X p. ››∞

Objectifs – Découvrir les particularités d’un poème symboliste. – Ce poème, difficile d’accès, à l’image de l’œuvre de Mallarmé, peut néanmoins être abordé avec des élèves de seconde, et leur donner quelques clés pour comprendre le symbolisme. La richesse du réseau métaphorique permettra de dépasser l’ésotérisme du poème.

L’éclat du signe LECTURE 1. La tentative d’envol apparaît à travers des références directes (« un coup d’aile », « des vols »), mais aussi grâce à la question formulée au vers 2, ou encore par la description du cygne ne parvenant pas à s’envoler au vers 6 (« mais qui sans espoir se délivre »). Tout porte donc à croire que le sonnet décrit un cygne prisonnier des glaces de l’hiver pour n’avoir pas su s’envoler assez tôt, avant la glaciation. L’allitération en [v] des deux premiers vers peut symboliser phonétiquement le bruit des ailes qui s’agitent avant l’envol. Graphiquement, le « v » fait songer aussi à l’envol de l’oiseau. 11 XIXe siècle : Poésie et modernité |

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La ponctuation du sonnet est surprenante : certains signes manquent, comme le point d’interrogation après la question du vers 2. Le second quatrain ne présente aucune virgule, alors que la séparation des groupes syntaxiques le demanderait. Cette absence de ponctuation impose au lecteur de déterminer lui-même les respirations du texte, et d’entrer pleinement dans le sens et l’interprétation pour pouvoir les placer. Cinq rimes apparaissent : rime en « ui » (v. 1/4, v. 5/8), rime en « ni » (v. 9/10), rime en « ris » (v. 11/13), rime en « ivre » (v. 2/3, v. 6/7) et rime en « igne » (v. 12/14). Ces rimes ont en commun le son « i ».

2. Le vers 4 s’achève par un point d’exclamation traduisant le regret lié à l’échec de l’envol. Le verbe « se souvient », l’adverbe « autrefois », ainsi que l’emploi de l’infinitif passé (v. 7) et du passé composé (v. 8), confirment cette impression d’impuissance à rejoindre le temps où il était encore possible de chanter « la région où vivre ». Le cygne du poème n’a pas chanté en un temps où il était « magnifique ». C’est l’absence de ce chant qui est regrettée. 3. Cette substitution livre une clé essentielle du poème, permettant d’en proposer une deuxième lecture par transposition analogique. De l’envol et du chant avortés d’un cygne qui, à trop attendre, a été pris par les glaces de l’hiver, on passe à une métaphore de l’échec du poète. Le jeune poète « magnifique » n’a pas su dans sa jeunesse s’élever jusqu’au chant d’un idéal poétique, et se retrouve, à l’hiver de sa vie, prisonnier de ce manque d’inspiration. On sait par ailleurs que c’est lorsqu’il meurt que le chant du cygne est le plus beau. Le poète parvient donc paradoxalement, en chantant cet échec, à se hisser malgré tout à la hauteur qu’il a tant cherchée jusque-là. 4. L’analogie amène à considérer le lac blanchi comme la page blanche, la plume de l’oiseau comme celle de l’écrivain, et le « cygne », par homonymie, comme le signe poétique.

HISTOIRE DES ARTS On trouvera sur le site de l’Opéra national du Rhin un dossier sur Le Lac des cygnes monté par l’Opéra du Rhin. La page 2 résume l’argument.

www.operanationaldurhin.eu/medias/File/_ uploaded_files/2010-2011/Dossiers%20pedagogiques%20light/DP%20Le%20Lac%20des%20 cygnes%20-%20OnR.pdf?PHPSESSID=5a0cff cdb144031834d2c5be7ddd964f Le ballet de Tchaïkovski s’inspire d’une légende tragique. En tombant amoureux d’Odette, Siegfried est sur le point de briser le sort qui transforme la jeune femme en cygne pendant la journée. À cause de sa méprise, Siegfried condamne Odette à demeurer éternellement un cygne. Dans le ballet, le dénouement heureux est remis en cause in extremis, empêchant l’épanouissement d’Odette en tant que femme. Le tableau de Füssli montre une femme recroquevillée sur elle-même, dans une position qui peut l’apparenter à un oiseau endormi. La tête blottie vers l’intérieur de son corps, les bras retombant de part et d’autre des jambes, enserrant étrangement la tête, la position en tailleur, suggèrent un repli profond, un retrait de la vie tragique. L’absence de couleurs, la forme du corps se détachant de manière fantomatique et angoissante du fond noir, confèrent au tableau une dimension métaphysique.

VERS LE BAC Dissertation 1) La difficulté d’un poème peut constituer un obstacle. a) Les codes culturels et historiques passés brouillent la compréhension. La poésie amoureuse de la Renaissance, héritière des codes de l’amour courtois, peut être difficile d’accès. Les Châtiments de Victor Hugo restent énigmatiques sans connaissance du contexte historique. b) La construction formelle peut dérouter. Certains calligrammes d’Apollinaire, comme « La colombe poignardée et le jet d’eau », se présentent comme des objets difficiles à cerner, à lire, à voir, et laissent une place importante à l’interprétation du lecteur, exigeant de lui un effort plus soutenu. c) Le sens immédiat s’efface derrière un sens allégorique. La poésie symboliste ne se livre jamais immédiatement. Elle demande un décryptage, un travail de réflexion permettant d’accéder à « l’idée »

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que le poème symbolise. C’est le cas du poème « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » de Mallarmé. 2) La difficulté peut aussi être une stimulation. a) Les efforts exigés sont à la hauteur des révélations proposées. La poésie se présente comme un discours radicalement différent de la langue commune. Elle peut exprimer des vérités qui nous seraient inaccessibles autrement. « Le bateau ivre » de Rimbaud nous livre une vision inouïe de la mer, en adoptant le point de vue du navire. b) La poésie ne doit pas nécessairement être comprise intellectuellement. La plupart des poèmes proposent, au-delà du sens des mots, une expérience musicale et sonore. Cette expérience n’a pas nécessairement besoin d’être comprise, elle a du sens en tant qu’expérience sensible. La poésie de Verlaine accorde une place essentielle à la musicalité. Tout comme on ne cherche

pas à comprendre un air de musique, on peut écouter un poème comme « Chanson d’automne » (p. 432) sur cette seule modalité sonore. c) La lecture de poèmes induit une implication personnelle très forte. Alors que certains genres littéraires mettent en valeur une vision du monde (le roman ou le théâtre notamment), la poésie cherche davantage à créer un lien affectif avec le lecteur. Elle n’a de sens que dans la manière dont un lecteur se l’approprie et l’interprète. L’interprétation du poème extrait de « Vents » de Saint-John Perse (p. 466) est très ouverte. On peut y voir la force régénératrice du vent sur la nature, mais également l’idée que le vent transforme les hommes, rompt avec l’habitude et la répétition du même, essaimant l’altérité à travers le monde. C’est la richesse de cette vision subjective qui prime sur l’idée d’un sens unique que chaque lecteur devrait retrouver.

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Séquence

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XXe-XXIe siècle : Nouveaux

territoires poétiques Livre de l’élève X p. ››§ à ›‡‡

ŒUVRE INTÉGRALE



Guillaume Apollinaire, Alcools, ⁄·⁄‹ X p. ››° à ›∞¤

Objectifs – Découvrir les liens entre une œuvre poétique et un mouvement pictural, le cubisme. – Comprendre le rôle fondateur d’Alcools dans la naissance de la poésie moderne. – Étudier des poèmes. Entrée dans l’œuvre : l’influence des peintres cubistes X p. ››° 1. « Zone » évoque une déambulation dans la capitale. Le poète sillonne Paris, note ce qu’il voit, pense à des souvenirs de voyages. Il rêve aussi de paysages imaginaires, les images survenant par associations d’idées. Toutes ces visions, réelles ou oniriques, se superposent, c’est pourquoi le poème est tissé d’images emmêlées. Ainsi sont évoquées en un kaléidoscope changeant les réalités urbaines modernes qui frappent le regard : la tour Eiffel, l’aérogare de Port-Aviation, mais aussi les affiches de publicité pavoisant les « murailles ». On voit aussi les rues envahies par un flot de directeurs, d’ouvriers ou de « sténodactylographes » – le mot renvoyant peut-être aux dactyles, anciens vers grecs. Pour donner plus d’intensité à ce tableau, les sensations auditives sont convoquées. Dans la rue neuve retentit le « clairon », la « cloche rageuse » « aboie », la « sirène » « gémit ». Même les couleurs violentes « criaillent ». La modernité fait entendre une musique dissonante

et heurtée, comme en témoignent le rythme du vers et la « déponctuation », créant des effets de contiguïté ou de chevauchement. Cette superposition d’images vues ou rêvées peut faire penser au cubisme. En effet, le cubisme peint, en même temps, plusieurs facettes d’un même objet, afin d’en saisir la richesse et la diversité. D’un seul coup d’œil, le spectateur voit la face et le profil, le dessus et le dessous des choses, au mépris des règles traditionnelles de la représentation. Cette réalité, loin de se donner comme une vue naturelle, se présente comme une vision subjective et n’obéit plus qu’aux lois de son créateur, constructeur de formes et de volumes nouveaux. Prolongements Apollinaire s’est reconnu dans les peintres cubistes. Il prend ainsi leur défense dans L’Intransigeant, dès 1910. Les nombreuses études et articles qu’il leur consacre lui permettent aussi de mieux cerner sa propre démarche de poète. Il décide alors que la poésie véritable est une pure création, qui s’affranchit de l’imitation du réel et retrace les contours d’une vision intérieure. À ce propos, Marie-Jeanne Durry écrit : « [Le poète] rend le discontinu psychologique qui est en chacun de nous par un discontinu littéraire. Je crois qu’il a perçu très vivement ce que je voudrais appeler le non-lien logique dans l’âme même. De sorte qu’il est un des premiers à ne plus vouloir tisser un fil qui n’est pas en nous. »

2. Le tableau de Delaunay montre cette volonté de représenter la réalité sous plusieurs angles à la fois. Cela procure une impression de richesse mais aussi d’éclatement, comme si l’unité du réel se morcelait en mille éclats colorés. On remarque aussi que la tour Eiffel, au centre du tableau et du poème, semble s’envoler, tandis qu’autour d’elle les immeubles se tassent et

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s’effondrent. Ce mouvement d’envol est commun aux deux œuvres.

3. De nombreux artistes cubistes ont peint Paris. On peut citer, bien sûr, toutes les « tour Eiffel » de Delaunay, les œuvres de Marcoussis (1883-1941), qui a réalisé une série de gravures pour illustrer Alcools. On y voit un enchevêtrement de monuments parisiens. Prolongements Pour comprendre la démarche des peintres cubistes, on peut consulter le site du musée d’Art moderne de la Ville de Paris : http://mam.paris.fr/ Braque et Picasso réfléchissent sur la représentation volumétrique des objets. Les deux artistes travaillent « en cordée » et aboutissent ensemble à la décomposition de l’objet en volumes géométriques simples, vus selon différents points de vue. Deux ans plus tard, la décomposition est telle, que l’objet représenté semble disparaître dans une imbrication de plans. Ce nouveau langage visuel obtient un succès de scandale en 1911, au Salon des Indépendants, où sont exposées des œuvres de Gleizes, Delaunay, Léger. Le terme « cubisme », dont la paternité est attribuée à Matisse, s’impose alors progressivement dans les écrits d’Apollinaire. L’exposition de la « Section d’or » (1912) rend célèbre le « cubisme écartelé » (Apollinaire) de Metzinger, Delaunay ou Kupka. Ces artistes se démarquent de Picasso par leurs préoccupations : le mouvement, la couleur et la simultanéité. On retrouve dans « Zone », et plus tard dans les calligrammes et les Poèmes à Lou (voir manuel de l’élève p. 453), une même préoccupation de capter dans un même élan des sens et des directions contraires, sans que le poème perde son sens global. L’œuvre et son contexte : Apollinaire, d’un siècle à l’autre X p. ››° 1. « La maison des morts » (p. 39, éd. Gallimard) est une vision d’apocalypse, au sens étymologique de « révélation », de « vision ». On peut ainsi penser au texte de saint Jean, dernier Livre du Nouveau Testament. Ici, le poème met en scène la vision d’un jeune étudiant : les morts des âges anciens reviennent dans le monde des vivants pour danser avec eux, le temps d’une brève permission. Mais ce poème, à proprement

parler visionnaire, n’évoque pas seulement le passé. Des images de la guerre le teintent légèrement. On voit défiler les militaires. On entend les jeunes hommes promettre aux vivantes de revenir. Mais le refrain (« Hélas ! la bague était brisée ») qui s’insinue au cœur du serment, laisse entendre que la promesse ne sera pas tenue. Le jeune homme ira dans le monde des morts. L’amour, ravagé par la guerre, rejoindra l’éternité de la mort.

2. Le titre du tableau de Delaunay évoque le Champ-de-Mars et la Tour Rouge, c’est-à-dire la tour Eiffel. Ce monument, moderne, est aussi célébré au deuxième vers de « Zone », à la faveur d’une métaphore l’assimilant à une bergère gardant ses moutons (p. 450). 3. (Pistes.) Pour quelles raisons un poète peut-il vouloir être de son temps ? La réponse principale d’Apollinaire est l’amour de la vie, dans sa bigarrure. Il affirme être en quête de « la vérité toujours nouvelle » et refuse les formules anciennes, toutes faites. On peut citer le premier vers de « Zone » : « À la fin tu es las de ce monde ancien », ou la strophe de « Vendémiaire » dédiée aux « hommes d’avenir récusant le passé ». Ce poème, qui clôt le recueil, offre lui aussi un panorama des réalités modernes : usines, villes industrielles ; prolétariat urbain auquel il compare sa faculté de produire et de créer : « Les métalliques saints de nos saintes usines Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées […] Et nos mains innombrables Usines manufactures fabriques mains Où les ouvriers nus semblables à nos doigts Fabriquent du réel à tant par heure » Les sources de l’œuvre X p. ››· 1. Puiser l’inspiration à la source des mythes 1. Apollon est le dieu grec de la Beauté régulière, de la Poésie et du Soleil. Orphée, fils d’une Muse, est le premier des poètes lyriques. La légende raconte que la puissance de son chant était telle, que les animaux sauvages, les arbres et les pierres l’écoutaient et le suivaient. Après la mort de sa femme Eurydice, il descendit aux Enfers et supplia Hadès de lui rendre son épouse. Sa poésie émut si vivement le dieu infernal qu’il accepta, à la condition qu’en ramenant Eurydice, Orphée ne se retournât pas une 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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seule fois vers elle. Il ne put tenir sa promesse et perdit Eurydice à jamais. Désespéré, il mena une vie solitaire, refusant la présence des autres femmes. Les Bacchantes, furieuses de cet affront, le mirent en pièces. C’est le diasparagmos : le démembrement violent. Sa tête, arrachée, continua de chanter. Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky est le fils naturel que son père a refusé de reconnaître. Il entend alors se forger seul son identité. Il s’invente alors un nom flamboyant et se réclame de deux figures mythologiques, Apollon et Orphée. Il rêve, lui aussi, d’une poésie solaire et harmonieuse, d’un lyrisme nouveau capable d’émouvoir et d’enchanter les créatures. La mort tragique d’Orphée signale toutefois la peur du déchirement identitaire qui mène à la mort.

2. La métaphore du « soleil cou coupé » offre, dans un raccourci saisissant, l’image d’une décapitation. À la mort du jour, le soleil rougeoie d’un rouge sanglant, comme si on l’avait guillotiné. On peut faire le rapprochement avec la mort d’Orphée, poète solaire si violemment mis à mort (voir question 1). 3. Sorcières et sirènes enchantent Apollinaire. Ces deux figures légendaires ont en commun une voix charmeuse, ensorcelante. De même, Apollinaire veut conférer un pouvoir d’incantation à sa parole poétique. On relèvera un néologisme significatif : il veut « incant[er] » (v. 12 de « Nuit rhénane »). La première fonction de la poésie est donc d’être un charme, au sens fort du terme : une incantation et un sortilège. 2. Inventer un rythme nouveau 1. Apollinaire avait d’abord ponctué ses poèmes. Ce n’est qu’au dernier moment, alors qu’il relisait ses épreuves déjà imprimées, qu’il choisit de supprimer tout signe de ponctuation. Seuls les blancs typographiques (ex : v. 1 à 3 de « Zone »), les retours à la ligne invitent à marquer des pauses, à imprimer une scansion très rythmée au vers. Ex. : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine / Et nos amours » Parfois, l’absence de point et de virgule invite à accélérer, à lire en bloc des groupes de mots que l’on aurait plutôt séparés. Ainsi, les vers 8 et 9 de « Zone » collent ensemble des propositions que la syntaxe habituelle séparerait. Le rythme devient étrange, original, voire boiteux.

Enfin, la « déponctuation » laisse à tout lecteur une grande marge de liberté. À lui de proposer, par sa lecture, une interprétation nouvelle.

2. Dans « La Loreley », en l’absence de ponctuation, il n’est guère aisé de savoir qui parle. La confusion des voix narratives, savamment entretenue, permet de faire entendre la plainte amoureuse du poète sous plusieurs formes.

ÉDUCATION AUX MÉDIAS La lecture du texte est très pathétique. Cet exercice a pour but de travailler sur le ressenti : à chaque élève de trouver trois mots clés pour évoquer ce qu’il ressent.

La réception de l’œuvre : « la ferraille du bric-à-brac » (Duhamel)

X p. ››·

ÉCRITURE Invention a) – Duhamel reproche à Apollinaire le caractère mélangé (« hétéroclite ») de sa poésie, qui puise aussi bien aux sources de la mythologie grecque, égyptienne, que dans le folklore germanique (la Lorelei) ou la poésie urbaine du xxe siècle (celle des affiches et des réclames). Selon lui, Apollinaire ne parvient pas à conférer à l’ensemble une unité. L’œuvre cède à la menace d’éclatement qui la travaille. – Ainsi, dans « Zone », on trouve des images glanées dans l’actualité : la tour Eiffel, les automobiles, les hangars de Port-Aviation sont les éléments d’un décor moderne. De même, enseignes et affiches publicitaires pavoisent les rues, constituant la « poésie » du matin. On retrouve la même démarche compilant l’ancien et le nouveau dans « La Chanson du Mal-Aimé ». Sous la lumière d’étoiles présentes à la création du monde, on voit défiler des personnages, bibliques (venus de « Chanaan »), sortis des légendes germaniques, des mythes grecs (allusion aux Danaïdes, aux satyres, demidieux qui suivaient le cortège de Dionysos, aux Egypans, divinités champêtres mi-homme mi-chèvre). On traverse aussi le Moyen Âge. Ainsi, il est fait allusion aux bourgeois de Calais, qui, en 1347, sauvèrent leur ville en se livrant au roi d’Angleterre Édouard III. Les noms exotiques comme « argyraspides » (fantassin d’Alexandre

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le Grand) ou « dendrophores » (porteurs d’arbre lors des cérémonies à Cybèle) achèvent de nous dépayser. L’effet produit par ce mélange dépend de la sensibilité de chacun. Prolongements • On peut dire que nous sommes projetés dans un ailleurs lointain, fait de mille ans d’histoires et de légendes. La poésie d’Apollinaire est nourrie par un flot d’images chatoyantes, étranges, qui trouvent malgré tout une unité dans le lyrisme du poète. • On peut être sensible aux effets de dissonance, produits par une écriture poétique riche en ruptures de ton et contrastes temporels, culturels. • On peut faire un lien entre le fond (le kaléidoscope des mythes anciens et des légendes nouvelles) et la forme (syntaxe discontinue, polymorphisme du vers et de la strophe). • On peut faire un lien entre la douloureuse quête d’identité, d’unité, et le caractère disloqué et disparate de la poésie. La poésie de bric et de broc est à l’image d’un sujet sans racines, en fuite. Cosmopolite, il n’est d’aucune province et de toutes les cultures. Ainsi, il se construit une culture d’« étrange étranger ». b) Pistes : il s’agit d’écrire une lettre argumentative. Il faut donc bien se souvenir des caractéristiques de la lettre, sans perdre de vue sa visée : trois arguments assortis d’exemples doivent permettre de convaincre.

EXTRAIT 1

Le lyrisme de la modernité

X p. ›∞‚

Le titre « Zone » est riche de connotations. En grec, le mot désigne « la ceinture ». On a l’image d’une boucle, d’un voyage qui s’achève par le retour au point de départ, quand vient le matin. On peut aussi y voir une allusion aux terrains vagues qui ceinturaient Paris, où le poète marcheur « zone ». Enfin, une « zone franche » est une contrée mal définie, qui n’appartient à personne, dans laquelle on erre. D’entrée de jeu, la poésie est placée sous le signe de l’errance. « Zone » capte la beauté de la ville moderne dans des images inédites (celle de la bergère tour Eiffel, par exemple) mais aussi dans des rythmes et des rimes libres.

EXTRAIT 2

Le manteau d’Arlequin

X p. ›∞⁄

Arlequin, personnage de la commedia dell’arte, est apparu au xvie siècle. On le reconnaît à son costume fait de triangles bleus, verts et rouges, disposés symétriquement. Il accomplit mille pirouettes et acrobaties. Il serait inspiré d’un personnage de la mythologie germanique, un peu sauvage et rustre. Par la suite, le personnage s’est policé et est devenu plus subtil. Cependant, les losanges de son costume figuraient à l’origine un habit en lambeaux, rappelant son origine marginale, à la lisière du monde sauvage. Il a gardé de ses origines son caractère d’« étranger », étrange aux autres et à lui-même. L’Arlequin d’Apollinaire n’est plus le joyeux drille de la commedia. Il a emprunté aux arlequins de Verlaine leur mélancolie. Il est « blême » (v. 9 de « Crépuscule ») et rend son public « triste ». Son numéro est très spectaculaire : il consiste à décrocher les étoiles et à les manipuler « à bras tendu[s] » (v. 14). De même, dans « Saltimbanques », la troupe des baladins sait commander aux arbres : « Chaque arbre fruitier se résigne / Quand de très loin ils lui font signe ». N’est-ce pas là une des fonctions du poète ? Il comprend le cosmos, l’entend, et met en mouvement les étoiles, les arbres. C’est pour cela qu’il est « trismégiste » : étymologiquement « trois fois très grand ». Cet adjectif est réservé à Hermès, inventeur de l’écriture et de la poésie hermétique, qui renferme en ses vers les secrets de l’univers. Toutefois, Hermès est aussi le dieu des voleurs et des tricheurs, des « charlatans » qui présentent des numéros truqués… Si Apollinaire se reconnaît en Arlequin, c’est parce que son habit est fait de pièces de tissu cousues ensemble à gros points. C’est une figure de l’identité morcelée, dont les lambeaux sont cousus ensemble. C’est pourquoi le poète compare son recueil à ce costume rapiécé et bariolé : Alcools recueille et juxtapose différents moments de sa vie, coud ensemble des légendes anciennes et des parlers nouveaux, des images réelles ou rêvées. Cela témoigne de sa volonté de conférer à sa vie une unité, tout en montrant que c’est une lutte. 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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EXTRAIT 3

Le pont

Mirabeau

X p. ›∞¤

Objectifs – Étudier un thème qui traite du sujet traditionnel de la fuite du temps. – Comprendre comment Apollinaire le modernise en l’inscrivant dans la thématique de la modernité et en proposant une langue novatrice.

La complainte du poète LECTURE 1. Un distique (deux vers) est répété quatre fois : « Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure » (v. 5-6, 11-12, 17-18, 23-24) ; un autre vers, deux fois : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » (v. 1 et 22). Le retour régulier de ce distique produit un effet de rappel, de refrain, mais aussi de rupture dans la mesure où il s’agit d’un heptasyllabe, donc d’un vers impair. Les quatrains qui le précèdent sont tous construits sur le même schéma métrique : 10/4/6/10. La reprise, dans ce distique, du syntagme « je demeure » s’oppose sémantiquement à tout ce qui, dans l’expression de l’amour et du souvenir, s’apparente au mouvement et est exprimé par les verbes de mouvement (couler, venir, passer, s’en aller, revenir). Enfin, la reprise du premier vers à la fin produit un effet de clôture, de circularité dans le poème. 2. L’absence de ponctuation appuie l’effet de lamento déjà présent dans l’expression de la plainte. Le poème se rapproche encore, par ce choix esthétique, de la chanson. 3. Voir manuel de l’élève p. 681 : poème « exprimant le deuil et le chagrin lié à la perte d’un être cher ». « Le pont Mirabeau » exprime très clairement la perte de l’amour de la femme aimée. Les souvenirs reviennent à l’esprit du poète dans la première strophe au contact de la Seine, élément naturel traditionnellement associé au souvenir. La deuxième strophe rend encore plus concrète la femme par l’emploi du présent de narration, tandis que la troisième strophe évoque la fin de cette relation amoureuse. La quatrième strophe confirme la fin de l’amour qui a uni le poète et la femme.

4. Le thème de la déception amoureuse s’inscrit dans un cadre urbain : l’eau exprime bien la fuite du temps, mais Apollinaire choisit de l’associer à la Seine, et donc à la thématique de la ville, puisqu’il s’agit avec le pont Mirabeau d’un pont récent et moderne à l’époque. Le retour d’un distique qui fonctionne comme un refrain inscrit le poème dans l’esthétique traditionnelle de la chanson, mais l’absence de ponctuation modernise le procédé et accentue l’aspect circulaire du poème, tout en appuyant l’expression de la plainte. Prolongement On pourra écouter des versions musicales du poème d’Apollinaire. Récemment, Marc Lavoine (2001) et le groupe Chanson plus bifluorée (2011) ont mis le poème en chanson.

VERS LE BAC Dissertation La dissertation pourra mettre en tension deux thèses : 1) La poésie est un genre qui favorise l’expression des sentiments. a) Rappel des origines mythologiques de la poésie (Orphée). b) Importance de la poésie lyrique dans la production poétique. c) Permanence et universalité de l’expression des sentiments. 2) Mais, à travers l’expression des sentiments, la poésie dessine une histoire de l’homme. a) Les relations entre l’homme et les autres hommes. b) L’homme dans son rapport à lui-même. c) L’homme dans son rapport à l’œuvre littéraire et à la création. Conclusion : la poésie nous dit bien davantage que la seule évocation des sentiments. Elle est un art total.

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Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou, ⁄·∞∞ X p. ›∞‹

Poésie simultanée LECTURE 1. En jouant avec l’acrostiche (texte 1), qui se lit verticalement, Apollinaire épelle le prénom aimé et fait de chaque lettre de Lou l’initiale d’un vers horizontal. Graphiquement, le nom de l’aimée fait naître la poésie et lui donne forme. La réciproque est vraie : le poème donne forme à l’amour et révèle le visage de l’aimée (texte 2). Ainsi, le calligramme (texte 2) commence par : « Reconnais-toi ». Lou est invitée à regarder son portrait, très original. Elle regarde d’abord le dessin, puis déchiffre les mots qui le forment et se déploient dans l’espace de la page. Certains sont écrits horizontalement ; d’autres verticalement ; d’autres encore, en oblique. Le sens de lecture a son importance. Ainsi, l’expression « l’ovale de ta figure » s’incurve et forme un ovale. Il y a une correspondance étroite entre la forme du corps et celle du poème. Au terme de ce double parcours de lecture, visuel et textuel, Lou a conscience de son image, de ses contours, tels que les voit son amant. Ainsi, en jouant avec la multiplicité des sens de lecture, Apollinaire fait du nom de l’absente l’objet et le sujet de la poésie, la « matière première » de son œuvre et la destinataire finale des poèmes. 2. On reconnaît bien les mots-images « œil », « nez », « bouche », au centre du dessin. Une lecture attentive permet de déchiffrer aisément l’expression « l’ovale de ta figure ». Ainsi, le visage de l’aimée apparaît avec clarté « sous le grand chapeau canotier ». Un rapide regard sur la photographie montre que le trait est précis, net. Il faut en revanche de bons yeux pour trouver le « cou », le « buste » et surtout le « cœur qui bat ». C’est un choix d’Apollinaire : il avoue n’en donner qu’une « imparfaite image », comme floutée à travers un « nuage ». Sans doute le battement de cœur (le sentiment, l’émotion) est-il ce qu’il y a de plus difficile à représenter, quand les amants sont séparés.

3. En 1915, quand le poète écrit ce poème à Lou, il est engagé volontaire et se bat comme artilleur dans les tranchées. Il est confronté chaque jour au danger, et sa poésie, en prise avec la réalité, veut témoigner de cette vie violente, déchirée entre envie d’aimer (de vivre, donc) et acceptation courageuse du risque et de la mort. Il envisage même sa propre disparition dans « Si je mourais là-bas... ». Le texte 1 en est la conclusion. Chaque lettre de Lou est la source d’une rime en [sang] : « descend », « pressent », « sang », annonçant, de manière prémonitoire, la poussée de violence à venir et, de manière saisissante, sa propre mort. L’amour (LOU) et la mort (la rime en « sang ») sont intriqués en un seul et même geste graphique. Prolongement On peut comparer ce texte avec le tableau de Giorgio De Chirico intitulé : Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (1914), le représentant en homme blessé à la tête (cf. p. 454). C’est bien de cela dont mourra le poète.

VERS LE BAC Dissertation Proposition de plan. La poésie amoureuse remplit plusieurs fonctions : elle célèbre la destinataire du poème pour mieux la séduire. Elle évoque aussi, à travers un nom, un type de femme magnifié et idéalisé, plutôt qu’une femme précise. N’est-ce pas alors une femme mythique, réinventée, symbole de poésie, qui est avant tout célébrée et aimée ? 1) Une invitation aux jeux de l’amour Pour déclarer son amour et séduire, le poète fait de son poème une arme de conquête afin de triompher aux jeux de l’amour. Plusieurs exemples peuvent étayer notre propos : Le blason magnifie le corps d’une femme précise, même si son évocation suit des modèles culturels aisément reconnaissables. Le calligramme et l’acrostiche des Poèmes à Lou sont des portraits vivants de l’absente, dont le souvenir est certes sublimé mais fidèle, comme en atteste la photographie. Ces portraits vivants sont une déclaration séduisante. 2) Recréation et transfiguration de la femme Les poètes ne font pas le portrait d’une femme aimée mais d’une femme incarnant un idéal poétique. 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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a) Une femme réelle, mais mythifiée Chez Ronsard, « Marie » est un personnage poétique, inspiré par plusieurs jeunes femmes fauchées dans la fleur de l’âge. Le prénom renvoie alors à une femme mythifiée, incarnant la fuite du temps et la beauté dans sa vulnérabilité. b) Une femme inspiratrice, la Muse Verlaine se souvient d’une femme dont le lecteur devine peu à peu qu’elle est morte, définitivement absente. L’évoquer, c’est évoquer l’absence et le deuil, renouer avec une des fonctions les plus anciennes de la poésie et placer ses pas dans ceux d’Orphée. c) Une femme « Pygmalion » Éluard et Breton construisent le mythe de la femme capable de faire renaître le poète à luimême. Elle façonne sa personnalité, le révèle à lui-même : « Toi qui m’as inventé ».

H istoire des arts Jouer avec les mots X p. ›∞§-›∞‡ Objectifs – Découvrir les caractéristiques de l’art surréaliste. – Analyser les liens entre créations artistique et littéraire chez les surréalistes. La révolution surréaliste bouleverse aussi bien l’écriture poétique que l’art : peintres et poètes se connaissent, admirent réciproquement leurs œuvres et souvent collaborent. En quête de nouveaux territoires esthétiques, ils expérimentent de nouvelles formes de création artistiques : jeux avec les mots, collages, images surprenantes (ex. p. 463). Ils cherchent surtout à libérer l’imagination de l’artiste et du spectateur, et à accéder à des parties inexplorées jusqu’alors, comme l’inconscient ou le rêve.

X p. ›∞§ 1. Le tableau de René Magritte est composé de six cases de taille identique, séparées par un cadre de bois peint en trompe l’œil. À l’intérieur de chacune des cases est figuré un objet du quotidien, représenté de façon réaliste, mais en dehors de toute utilisation concrète : le marteau

Étude d’une œuvre

ne frappe sur rien, la bougie n’éclaire rien, le chapeau et la chaussure ne sont pas portés, le verre est vide. Les six objets occupent également à peu près la même dimension sur la toile, sans qu’aucune proportion ne soit respectée entre eux. Enfin, un titre ou une légende figure sous chaque objet, dans une graphie cursive qui rappelle l’univers scolaire. En effet, cette composition évoque les imagiers pour enfant et les représentations scolaires d’objets qui ornaient les murs des salles de classe. La couleur de fond n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du tableau noir sur lequel écrit le maître d’école.

2. Malgré la « décontextualisation » de tous ces objets, présentés indépendamment de leur fonction et sans respect des proportions, Magritte renforce leur réalisme par deux procédés. Le cadre de bois est peint en trompe l’œil, et donne au tableau l’apparence d’une fenêtre. Quant aux six objets, ils ont tous une ombre portée : la lumière semble provenir du haut gauche du tableau et frapper les objets selon un angle de 45 degrés. Cet éclairage très classique accentue également le réalisme de la représentation. 3. Malgré son caractère scolaire et quotidien, le tableau de Magritte bascule dans l’insolite lorsque le spectateur confronte l’objet représenté et sa légende. En effet, aucun des titres ne correspond à l’objet sous lequel il est écrit. En bouleversant les habitudes du spectateur, Magritte parvient à rendre mystérieux l’objet le plus ordinaire. Étudier le lien entre l’image et sa légende, c’est aussi réfléchir au titre du tableau luimême. Le titre La Clef des songes semble en effet avoir un rapport assez éloigné avec le tableau. Première interprétation : dans une démarche proprement surréaliste, Magritte faisait souvent appel à ses amis, dont André Breton lui-même, pour imaginer le titre de ses œuvres. Deuxième interprétation : ce tableau est bien une clef qui ouvre à nouveau le langage sur l’imaginaire. En ce sens, ce titre représente bien le tableau, mais sans l’expliquer de façon trop explicite. 4. À travers cette œuvre, Magritte amène le spectateur à réfléchir sur ce qu’est le langage. L’inadéquation entre les objets et les mots qui les nomment rappelle le caractère arbitraire des signes qui permettent d’écrire ces mots. Enfin, il ne faut pas oublier un troisième niveau d’arbitraire : qu’il s’agisse du mot ou de l’objet, ce

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que le spectateur a sous les yeux, c’est avant tout un tableau, une peinture, et non pas l’objet lui-même.

DES IMAGES AUX TEXTES X p. ›∞‡ 1. Dans Ceci n’est pas une pomme, comme dans Ceci n’est pas une pipe, Magritte insiste sur la différence qu’il y a entre l’objet et la représentation iconographique de l’objet. La pomme qu’il a peinte ne se mange pas : il ne s’agit donc pas du fruit du pommier qui, lui, est comestible. C’est toute une réflexion sur le lien entre la chose et sa représentation picturale et verbale qui sous-tend cette œuvre, derrière le jeu de mots. 2. La démarche surréaliste de Magritte consistait à rendre leur mystère aux objets les plus quotidiens. On retrouve cette même préoccupation dans les textes 3, 4 et 5, mais cette fois, ce sont les mots du quotidien qui basculent de façon surréaliste dans l’insolite. Paul Éluard, dans le texte 3, modifie la comparaison attendue – « la terre est ronde comme une orange » – et en fait une image surprenante. En procédant ainsi, Éluard redonne à une expression clichée et stéréotypée sa dimension poétique. La même démarche surréaliste est au cœur des 152 proverbes : Éluard et Péret redonnent vie aux proverbes, dont l’usage quotidien a fait oublier le caractère anciennement métaphorique, en changeant un mot, ou parfois juste quelques lettres d’un mot. Enfin, Michel Leiris, dans son Glossaire, amène le lecteur à s’interroger sur l’arbitraire du signe : le mot, sa prononciation, l’ordre de ses lettres, sa graphie. Autant d’éléments que l’on oublie, tant le mot est d’usage courant et quotidien. 3. Dans son Glossaire, Michel Leiris cherche à remotiver le lien entre l’objet et son signe verbal. Le mot n’est plus arbitraire puisque sa prononciation ou sa graphie font sens de façon poétique. Pour les mots « assiette », « épaves » et « falaise », Leiris joue sur les assonances et les allitérations. Pour « avenir », il choisit l’anagramme et, pour « Ibis », il réfléchit à la forme même des lettres. De façon poétique, ces jeux de mots font sens et sont loin d’être incohérents : ainsi, le navire est une représentation métaphorique de l’avenir car, comme lui, il permet d’avancer vers le lointain. Par ces définitions

poétiques, dans une démarche opposée à celle de Magritte, mais tout aussi surréaliste, Leiris conteste la dimension arbitraire du signe. Les proverbes d’Éluard et Péret semblent plus incohérents, de même que l’image « La terre est bleue comme une orange ». Pourtant, Éluard affirme : « Jamais une erreur les mots ne mentent pas ». C’est que le langage surréaliste ne doit pas se contenter de décrire la réalité, mais doit ouvrir à une surréalité, redonner leur mystère aux mots et aux choses, ce que ce poème parvient à faire de façon magistrale.

ATELIER D’ÉCRITURE 1., 2. et 3. Il s’agit d’amener les élèves à pratiquer quelques exercices d’écriture courts, afin de percevoir, par la pratique, le travail poétique sur le langage opéré par les surréalistes. Ces activités d’écriture doivent les amener à envisager les mots du quotidien dans leur substance phonique et graphique, et à redonner du mystère aux mots les plus ordinaires. La difficulté principale de l’exercice réside dans la faculté des élèves à se libérer ou non des contraintes inconscientes créées par l’habitude et les stéréotypes langagiers. Pour les guider, on pourra leur proposer des exemples, des mots à transformer, des images à réactiver, ou les laisser les trouver par eux-mêmes dans des dictionnaires ou des sites en ligne : − article « comme » du Robert ou du Trésor de la langue française consultable gratuitement en ligne : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm − sites consacrés aux expressions figées : www.francparler.com/ ou www.expressio.fr/ − sites consacrés aux proverbes français : www.culture.gouv.fr/documentation/proverbe/ ou www.proverbes-francais.fr/ 4. La citation de Paul Éluard permet de faire le lien entre la démarche des poètes surréalistes et celle du peintre René Magritte, qui peint certes des pommes, mais sans répéter la réalité, sans pour autant faire ce qu’on appelle une « nature morte ». Les artistes surréalistes présentés sur cette double page permettent de découvrir plusieurs formes d’insolite et confirment l’affirmation d’Éluard selon laquelle « l’insolite est leur familier ». Confrontation insolite entre l’objet, sa représentation picturale, et sa légende ; entre le mot et la chose ; entre l’expression attendue, 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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stéréotypée, et l’inattendu. Cette quête de l’insolite est au cœur de la démarche surréaliste, et on la retrouve dans les collages ou la création d’images surprenantes. Prolongement La dimension surréaliste de l’œuvre de René Magritte est souvent liée à une réflexion poétique sur le mot et l’image. D’autres tableaux peuvent être convoqués pour approfondir l’analyse : la première version de La Clef des songes en 1927, Le Miroir vivant en 1927, Le Masque vide de 1928. Magritte lui-même nomme cette réflexion sur le mot et l’image à l’aide d’une expression, « la trahison des images », qui deviendra le titre d’un de ses tableaux les plus célèbres, connu aussi sous le nom Ceci n’est pas une pipe en 1927. Il reprendra d’ailleurs cette expression dans l’une des dernières œuvres de la série, intitulée Les Deux Mystères, en 1966, où le tableau Ceci n’est pas une pipe figure dans une mise en abyme.

LE SURRÉALISME

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André Breton, Manifeste du surréalisme, ⁄·¤› Louis Aragon, Une vague de rêves, ⁄·¤› X p. ›∞°-›∞·

Objectifs – Découvrir l’importance de la notion d’inconscient pour les surréalistes, et la théorie des rêves éveillés qui permet aux poètes d’accéder à ce nouveau territoire de la pensée, et nouveau territoire poétique, qu’ils nomment « surréalité ». – Les textes de Breton et d’Aragon se complètent. Celui de Breton, plus théorique, évoque davantage l’inconscient, tandis que celui d’Aragon, qui évoque des anecdotes de l’époque surréaliste, se concentre sur l’apport poétique de l’exploration du rêve.

Le surréalisme à la conquête du rêve LECTURE DES TEXTES 3 ET 4 La libération de l’inconscient 1. Le rêve permet au poète d’accéder à des territoires poétiques inconnus. André Breton explique que le rêve permet d’accéder à l’inconscient, découvert récemment par Freud. Aragon approfondit la dimension poétique de cette découverte : le rêve, et en particulier le rêve éveillé, en donnant la parole à l’inconscient, permet au poète de faire émerger le merveilleux et, selon lui, le surréalisme réside précisément dans la confrontation entre la réalité, la raison, et le merveilleux. 2. L’exploration de l’inconscient est une démarche profondément novatrice en ce qu’elle permet, explique Breton, d’accéder à « une partie du monde intellectuel […], dont on affectait de ne plus se soucier », autrement dit, l’exploration de l’inconscient permet au poète de découvrir des territoires de la pensée totalement nouveaux. L’effet poétique proprement dit est précisé par Aragon : en abolissant son esprit critique, sa raison, par le sommeil, le poète surréaliste devient « génial », et surtout, accède à une totale liberté. L’exploration de l’inconscient, c’est la libération du langage des carcans de la raison.

Scandale et révolution surréaliste 3. Breton rappelle le mépris habituel dans lequel l’homme tient le rêve qui a, selon l’opinion commune, moins « d’importance, de gravité » que l’état de veille. Quant à Aragon, il évoque les critiques que certains de leurs contemporains portent sur la démarche poétique des surréalistes, et en particulier l’accusation de simulation. Les détracteurs des surréalistes accusaient en effet les poètes qui se soumettaient à l’hypnose ou au rêve éveillé, en particulier Desnos, de simuler le sommeil. 4. Face à ces accusations, les surréalistes développent plusieurs arguments pour légitimer leur démarche. Ainsi, Breton conteste la supériorité de l’état de veille sur l’état de sommeil : l’écriture surréaliste permet au contraire de réconcilier ces deux états. Le poète surréaliste, en état de veille, retrouve les qualités du rêve et les couche

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par écrit. Aragon balaie également l’accusation de simulation : que le rêve éveillé ou l’état d’hypnose soit authentique ou simulé, les paroles prononcées par ceux qui s’y livrent donnent réellement accès à l’inconscient. Leur valeur est donc la même.

Le surréalisme : un nouveau concept poétique 5. L’écriture poétique surréaliste permet avant tout de libérer l’imagination, comme l’écrit Breton : « L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. » On retrouve la même idée chez Aragon, qui exalte la liberté radicale à laquelle a accès le poète surréaliste : « La liberté, ce mot magnifique ». 6. Au regard de ces deux textes, on peut comprendre l’expression « surréalité », comme un territoire qui n’est ni le rêve, ni la réalité, mais l’émergence du rêve, et ce qu’il implique de merveilleux et d’imaginaire, au sein de la réalité.

ÉCRITURE Argumentation Pour organiser son dialogue, l’élève pourra commencer par reprendre les critiques évoquées par André Breton et Louis Aragon (question 3) et les arguments qu’ils leur opposent (question 4). Pour approfondir la réflexion, il pourra ensuite s’interroger sur la beauté particulière du merveilleux surréaliste, spécialement dans les œuvres d’art dont il trouvera plusieurs illustrations des pages 454 à 465. La beauté n’y correspond pas avec une beauté plastique traditionnelle et conventionnelle. Au contraire, ces œuvres sont belles car bizarres pour certaines, ou provocantes, voire scandaleuses pour d’autres. Il en va de même pour le merveilleux littéraire et ses images, particulièrement ses métaphores, dont certaines sont inoubliables, car surprenantes et totalement inattendues, l’une des plus célèbres étant « La terre est bleue comme une orange » d’Éluard.

Vers la dissertation Ce sujet de dissertation oppose deux conceptions radicalement différentes de l’écriture poétique : celle des surréalistes qui prônent la vitesse, la fulgurance, la spontanéité, en particulier Aragon dans le texte 4, et celle, plus traditionnelle, de

poètes qui travaillent le langage à la manière d’un orfèvre, en ciselant leurs vers. Prônant cette démarche, on peut penser au poème « Les pas » de Paul Valéry, qui, à l’encontre des surréalistes, évoque métaphoriquement l’écriture poétique comme une marche lente, précautionneuse et amoureuse. Prolongements Pour approfondir l’étude des rapports entre le surréalisme et l’inconscient, il est possible d’évoquer d’autres démarches par lesquelles les surréalistes cherchent à accéder à cette « part considérable de l’activité psychique », comme la nomme Breton. L’écriture automatique et le cadavre exquis en sont les plus célèbres illustrations. Le cadavre exquis émerge du hasard, mais c’est aussi une voie d’accès à l’inconscient, sinon individuel du moins collectif : libéré des efforts et des freins de la raison, l’inconscient peut s’exprimer dans le jeu du cadavre exquis et permettre ainsi d’accéder à une nouvelle conception de la poésie. Jouer au cadavre exquis, c’est libérer la puissance poétique du hasard. Selon les surréalistes en effet, le hasard ne peut que bien faire les choses. De même, l’écriture automatique est une forme d’expression libre et spontanée, une « dictée de la pensée » échappant à la communication courante, touchant à l’inconscient, qui permet de créer de nouvelles images, souvent éblouissantes.



Louis Aragon, Le mouvement perpétuel, ⁄·¤∞ X p. ›§‚-›§⁄

Objectifs – Découvrir comment le récit de rêve peut devenir poème et comment l’écriture du rêve permet de renouveler l’écriture poétique de façon surréaliste. – Réflexion sur l’endormissement et le sommeil. – Insertion d’un véritable récit de rêve au sein de l’écriture poétique. – Découverte du merveilleux surréaliste. 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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La poésie émerge des profondeurs du rêve LECTURE Les étapes de l’endormissement 1. Le champ lexical qui indique l’engourdissement des muscles est celui de l’inertie : « pesante », « paressent », « Immobile ». Le champ lexical de l’obscurité indique, quant à lui, l’engourdissement de la conscience : « nuage », « obscurcit », « orage », « soir ». Le poète éprouve une angoisse clairement exprimée au vers 13 : « Quel danger », qui correspond à cette plongée dans l’inconnu qu’est le sommeil et la perte des repères dans les instants qui le précèdent. 2. Des vers 15 à 30, Aragon évoque une femme : « cette fille que j’ai tant aimée », « la dame du souvenir ». Ce passage évoque l’endormissement du poète dans les bras de la femme aimée : il observe d’abord son visage, puis ses mains dont la « stupidité » doit être prise au sens étymologique du terme, c’est-à-dire engourdies par le sommeil. Le poète s’endort « au creux de [son] épaule ». Et pour aider le poète à s’endormir, la femme aimée lui chante une berceuse : « tu chantais à voix basse », rituel d’endormissement universel. 3. Des vers 31 à 45, le poète évoque le sommeil paradoxal et le rêve, de façon explicite d’abord : « Au pays souterrain du songe », puis en décrivant une scène onirique qui est le récit d’un rêve où les livres se mêlent aux lianes.

La chute dans la mémoire 4. Aragon décrit le sommeil comme une expérience corporelle. En effet, il insiste sur les parties du corps progressivement touchées par l’endormissement : les yeux, la tête, puis le corps dans son ensemble. Il est d’ailleurs paradoxal que le poète évoque cet endormissement, c’est-à-dire l’inaction physique par excellence, par de nombreux verbes d’action : « secoue », « cours ». 5. Des vers 31 à 45, le poète évoque l’étape finale de l’endormissement, après l’engourdissement et le rituel du sommeil : la perte de conscience et la plongée dans le sommeil. Il l’évoque précisément grâce au champ lexical de la chute : « trou », « se noyer », « s’affaisse », « t’enfonces », « souterrain », « retombe ».

Ce vocabulaire réactive la métaphore figée du « sommeil de plomb » en l’employant de façon concrète et non plus figurée : ce sommeil est « de plomb » par la chute que sa pesanteur entraîne.

6. Les souvenirs auxquels le rêve donne accès sont de plus en plus lointains. Ils commencent par « la dame du souvenir », qui ne peut être qu’un souvenir de l’âge adulte puisqu’il s’agit d’une femme aimée. Puis, le sommeil paradoxal permet au poète de retrouver son « enfance ». Le sommeil semble même donner accès aux temps immémoriaux : « depuis la création du monde ».

Le poète, un rêveur éveillé 7. Pour évoquer son propre sommeil, le poète alterne la première et la troisième personne du singulier. Ce choix énonciatif est particulièrement intéressant. Le choix du « il » établit en effet une distance radicale entre ces deux instances : alors que l’emploi d’un « tu » implique un dialogue, une communication, c’est-à-dire une proximité, le « il » est, selon le linguiste Benveniste, la « non-personne », celle avec laquelle le dialogue n’est pas. Lorsqu’il s’endort, le poète devient un autre, et cette altérité de soi à soi est radicale. 8. Alors qu’il est un « jeune homme », le rêve, métaphoriquement évoqué par les « bras des forêts », permet au poète de trouver des « yeux de petit enfant ». Le premier et le dernier vers définissent ainsi l’image d’un poète rêveur, qui retrouve l’esprit d’enfance et lui donne la plume.

ÉCRITURE Vers l’invention La citation de Proust reprend la même expression figée qu’Aragon : celle du sommeil de plomb. Pour guider les élèves dans l’écriture d’invention, il peut être judicieux de chercher avec eux d’autres expressions qui pourraient qualifier d’autres formes de sommeil, afin de libérer leur imagination et d’éviter que tous ne décrivent l’endormissement comme une chute. Voici quelques expressions susceptibles de lancer l’écriture : « dormir comme un loir, comme une marmotte », « ne dormir que d’un œil, que d’une oreille », « s’endormir du sommeil du juste », « sommeil agité, léger, réparateur », etc.

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Afin d’amener les élèves à trouver eux-mêmes ces expressions, on peut leur suggérer de consulter des dictionnaires. La consultation du TLF en ligne, qui permet de surligner les syntagmes dans lesquels le mot « sommeil » ou « dormir » est employé, est très pratique.

Argumentation Dans ce poème, Aragon évoque tout d’abord les différentes étapes de l’endormissement, puis raconte son rêve proprement dit, du vers 36 à la fin. De ce point de vue, son texte est l’illustration parfaite du texte 4 (p. 459) dans lequel il évoquait la passion des surréalistes pour le rêve. S’il ne s’agit pas ici d’un rêve éveillé mais du récit a posteriori d’un rêve, il donne bien accès au merveilleux, car la scène décrite est impossible, surprenante, et les images employées, inattendues. En écrivant ce poème, une fois réveillé, mais sans le plier, le déformer en voulant le faire entrer dans les carcans de la raison, par exemple en tentant de l’expliquer, au contraire, en en gardant tout le mystère et l’incohérence, Aragon parvient bien à faire pénétrer au sein de l’état de veille, dans l’écriture, des propriétés du rêve et de l’inconscient.

§

Robert Desnos, À la mystérieuse, ⁄·¤§ X p. ›§¤-›§‹

Objectifs – Étudier le lyrisme surréaliste. – Découvrir un texte du plus grand « rêveur éveillé » surréaliste : Desnos. – La célébration paradoxale de la femme aimée. – L’accès au merveilleux surréaliste par le rêve et le sommeil.

L’exploration poétique d’un espace intérieur LECTURE Voyage au pays du sommeil 1. Les allusions au sommeil et à l’endormissement montrent comment le rêve métamorphose l’environnement immédiat du dormeur. Le rêveur intègre au songe les bruits et les lumières de la rue : « le pas du promeneur et celui de l’assassin et celui du sergent de ville et la lumière du réverbère et celle de la lanterne du chiffonnier ». L’environnement encore plus immédiat du dormeur, celui de la chambre, est également intégré au rêve : « Un air de piano, un éclat de voix. Une porte claque. Une horloge. » Une comparaison désigne ces images confuses, ces « étranges figures [qui] naissent à l’instant du sommeil » : « des floraisons phosphorescentes apparaissent et se fanent et renaissent comme des feux d’artifice charnus », expressions qui explicitent à la fois les métamorphoses progressives ou fulgurantes que subit la réalité dans les instants qui précèdent le sommeil. 2. Dans ce poème, la nuit ne se mesure plus en termes de durée, mais en termes d’espace. Elle devient un espace à explorer qui s’étend à l’univers entier grâce aux champs lexicaux de la nature et du cosmos : « forêts », « pays », « étendue », « ciel », « étoiles », « mer », « fleuves ». Cette invitation au voyage est renforcée par le champ lexical du mouvement, et en particulier les verbes de mouvement : « passent », « poursuis », « dépasse », « parcours », « approches ». 3. Ces paysages sont surréalistes parce que Desnos y fait l’inventaire des êtres et des choses qui peuplent la nuit. Il y rencontre le merveilleux, cher aux surréalistes : « des créatures de légendes ». Le merveilleux naît aussi de la rencontre inattendue et bizarre entre des éléments surprenants : « parfums du ciel », « cri du paon dans des parcs en flammes et des baisers ».

Dialogue avec l’absente 4. Le poète s’adresse à un « toi » mystérieux, dont l’identité ne sera jamais levée dans le poème. Il s’agit en réalité d’Yvonne George, chanteuse dont il est amoureux sans retour. Mais la femme aimée qu’évoque le poète peut s’interpréter davantage que par la simple anecdote 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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biographique. Desnos s’inscrit en effet dans la tradition poétique de l’amour sans retour, et ce « tu » s’apparente aux femmes célébrées par les poètes, mais qui se dérobent à leur amour.

5. Tout au long du poème, la femme aimée prend tous les visages de l’absence. Elle n’est présente dans le texte que par le vide qu’elle creuse dans le rêve : « toi sans doute que je ne connais pas, que je connais au contraire », « t’obstines à s’y laisser deviner sans y paraître », « insaisissable dans la réalité et dans le rêve ». Le poème tente ainsi d’accomplir quelque chose d’impossible : dialoguer avec une absente. Ainsi, le « tu » ne devient jamais un « je », ce qui serait attendu dans le dialogue. Il reste l’autre, lointain et inaccessible. 6. La femme aimée est évoquée par des antithèses : « toi sans doute que je ne connais pas, que je connais au contraire », « présente dans mes rêves, t’obstines à s’y laisser deviner sans y paraître », « Toi qui m’appartiens […] mais qui n’approches ton visage ». La relation poétique entre le « je » et le « tu » est une relation paradoxale où le « tu » est d’autant plus présent dans le poème qu’il y creuse un vide : plus le « tu » échappe, plus il obnubile le désir du poète.

Une nouvelle écriture poétique 7. Desnos refuse la « rhétorique facile » que condamnent les surréalistes, et en particulier Éluard, c’est-à-dire le rythme régulier et mathématique des vers et de la rime. Ainsi, dans ce poème, il semble ne pas y avoir de patron rythmique : pas de strophes pour souligner les différentes parties du poème, et des vers libres de tailles très différentes, certains courts, certains s’apparentant au verset. Pourtant, Desnos réintroduit dans son écriture un rythme et une récurrence, non par le retour de rimes, mais par des répétitions et des rythmes récurrents. Les anaphores « Dans la nuit » et « Il y a toi » rythment le poème, avec des variantes dans les répétitions : « Il y a toi l’immolée », « Il y a toi sans doute », « Il y a toi sans doute ». Ce « Il y a toi » est souvent simplifié et réduit au « toi » : « Toi qui restes insaisissable », « Toi qui m’appartiens », « Toi qu’en dépit d’une rhétorique facile », « Toi qui es la base de mes rêves ». L’anaphore rythme ainsi le poème. Il en va de même pour l’expression « Dans la nuit », qui réapparaît à plusieurs reprises, avant

d’être renversée dans le dernier vers : « Dans le jour aussi. » Si Desnos refuse la « rhétorique facile » et l’arithmétique que dénonce Éluard, il retrouve, par une autre écriture poétique, le rythme et la musicalité qui en sont une des caractéristiques majeures.

ÉCRITURE Argumentation Ce poème révèle le travail de Desnos sur le rêve par plusieurs aspects : – son thème est le sommeil ; – il évoque les étapes de l’endormissement, et l’altération de la conscience qui précède le rêve ; – il relate ensuite les images merveilleuses et incompréhensibles qui se succèdent dans le rêve ; – cette démarche surréaliste fait émerger l’inconscient, et ici certainement l’obsession amoureuse. Prolongement Le tableau de Max Ernst peut être étudié avec les élèves. Dans Le Jardin de la France, Max Ernst s’inspire de la Vénus de Cabanel, tableau très classique, mais modifie profondément la vision de la femme. Le corps de la déesse ne semble plus flotter sur les vagues de façon irréelle, mais bien s’enfouir dans la terre et les sédiments des deux cours d’eau que sont la Loire et l’Indre. Sans compter que l’anneau de serpent qui entoure son genou assimile bien plutôt la femme à Ève qu’à Vénus. Sous son pinceau, la femme est tentatrice, source de passion et de vie : assimilée à l’eau des fleuves et au jardin, elle devient une force de la nature, une puissance créatrice.



Philippe Soupault, Georgia, ⁄·¤§ X p. ›§›-›§∞

Objectifs – Étudier un poème qui célèbre la rencontre surréaliste et poétique avec l’inconscient. – Un texte dominé par la métaphore filée qui assimile le sommeil à la nage. – Une description précise du sommeil dans sa dimension corporelle.

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Dans les vagues du sommeil LECTURE Le dormeur-nageur 1. Le poète apparaît comme un marin grâce aux champs lexicaux de la mer et de la navigation : « horizon », « vagues, « golfes », « flotte », « Nord », « Ouest », « vent », « Kamtchatka ». 2. La métaphore filée qui assimile l’endormissement à la nage est surtout lisible dans la première moitié du poème. On la découvre tout d’abord vers 4, lorsque « bras ouverts » et « golfes » entrent en résonance. C’est surtout aux vers 16-17 que cette métaphore trouve son expression la plus évidente : « je flotte visage perdu au milieu d’une heure sans secours sans appel », car cette heure, c’est une heure tardive de la nuit, où personne ne peut répondre aux appels, car tout le monde dort.

Le sommeil : une expérience corporelle 3. Les verbes d’action des vers 1 à 24 sont : « trace », « m’arrête », « tourne », « apporte », « flotte », « descends », « continue », « bouge », « ferme les yeux ». Ces verbes évoquent les différentes phases du cycle du sommeil. La somnolence, qui est le stade de l’endormissement, permet au poète d’apercevoir l’horizon du rêve, encore lointain. Le poète entre ensuite dans une phase de sommeil léger, au cours duquel il est assoupi, mais encore très sensible aux éléments extérieurs (bruits, lumière, etc.) : « soleil bourdonnant », « rue ». Puis, le sommeil léger fait place au sommeil profond, que le poète évoque avec des expressions telles que « je descends ». Enfin, le sommeil paradoxal, se caractérisant par la quasi-absence de mouvements musculaires, il n’est pas étonnant que le poète précise : « je ne bouge plus ». C’est également le sommeil des rêves et de leur étrangeté, d’où l’expression paradoxale « nègres du Kamtchatka » par exemple. 4. Le poète évoque le temps qui passe durant cette nuit de sommeil grâce à plusieurs expressions. La plus claire est celle-ci : « mon ombre tourne autour de moi dans le sens des aiguilles d’une montre ». Déjà, la durée est envisagée de façon spatiale, à travers l’allusion au cadran solaire. Au fil du poème, les références temporelles apparaissent de plus en plus clairement au sein de compléments circonstanciels de lieu, et

non de temps : « perdu au milieu d’une heure », « quand la nuit commence et où elle finit ».

5. Puisque le sommeil est une expérience temporelle qui s’explore à la manière d’un espace, c’est aussi une expérience corporelle : appréhender le rêve, c’est l’explorer physiquement. C’est la raison pour laquelle le champ lexical du corps est aussi présent dans le poème : « visages », « veines », « yeux », « tête ».

Un autre monde et un autre moi 6. La perte des repères géographiques du dormeur apparaît dès les premiers vers (« est-ce le Nord est-ce l’Ouest ») et s’approfondit au cours du poème : « des marches sans but ». S’endormir, c’est pénétrer dans un autre monde, celui du rêve, qui permet d’accéder à une autre réalité : la surréalité. 7. Si le rêve permet de pénétrer dans un autre monde, il permet aussi de rencontrer un autre moi : « je reconnais un inconnu qui est moi ». On retrouve ici l’expérience d’altérité évoquée par Aragon dans le texte 5 p. 460-461. Cette altérité à soi est due à l’émergence de l’inconscient dans le rêve, qui, comme l’explique Breton dans le texte 3 p. 458, est une partie de l’activité psychique humaine ignorée jusqu’alors. On peut également comprendre ainsi le paradoxe « les nègres du Kamtchatka » : ces personnages impossibles qui dorment aux côtés du poète sont peut-être une façon d’évoquer, à travers l’allusion à deux destinations maritimes contradictoires, l’Afrique et le Pacifique Nord, la rencontre avec l’inconscient au sein du rêve. 8. La « couronne » sur laquelle se clôt le poème est peut-être une allusion à la couronne de laurier d’Apollon, dieu à la lyre, instrument du lyrisme poétique. Mais, pour le poète surréaliste, cette couronne de laurier qui célèbre le talent poétique ne peut célébrer que le poète rêveur, ou plutôt le poète dormeur, celui qui donne la plume au rêve, et au sommeil auquel conduit la fatigue : « lorsque la fatigue se posera sur ma tête ». Il s’agit bien ici d’une revendication des apports du sommeil à la poésie surréaliste.

VERS LE BAC Commentaire A/ La métaphore filée de la nage 1) Le poète marin 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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2) Plongée dans le sommeil B/ L’exploration du pays des rêves 1) L’expérience corporelle du sommeil et de ses phases 2) Le rêve : un espace à parcourir C/ La rencontre avec le dormeur 1) Un autre moi dans un autre monde : rencontre avec l’inconscient 2) La célébration du dormeur, poète surréaliste

°

Paul Éluard, Capitale de la douleur, ⁄·¤§ X p. ›§∞

Un blason de l’œil surréaliste LECTURE 1. Ce poème s’inscrit dans la tradition du blason, genre poétique en vogue au xvie siècle. Destiné à faire l’éloge d’une partie du corps féminin, il met ici en valeur l’œil de la femme aimée. Tout le poème est en effet gouverné par la force d’une image insolite : la forme circulaire de l’œil. La « courbe de tes yeux » fait écho à des expressions appartenant au même champ lexical et proposant des sonorités proches : les yeux ont la forme d’un « berceau » ou d’une « auréole » faisant le « tour de mon cœur » et traçant un « rond de danse et de douceur ». Cette ronde est pleine de vie ; le sang du poète y palpite, comme le montre la chute du poème : « Et tout mon sang coule dans leurs regards ». Enfin, on remarque que le dernier mot du texte est « regards ». Ainsi, le poème lui-même a la forme d’une boucle, d’une ronde, commençant et s’achevant par le même motif. 2. Le cercle qui se dessine ainsi avec une grande cohérence sémantique et sonore enclot le cœur du poète et toutes les choses du monde. Les deux dernières strophes, constituées d’une longue énumération, célèbrent leur beauté en une série de groupes nominaux empreints de douceur : « Feuilles de jour et mousse de rosée, / Roseaux du vent, sourires parfumés ». Les paronymes

« rosée » / « roseaux » montrent que, bien tenues ensemble sous le regard de la femme, les choses se mêlent et se confondent harmonieusement.

3. Le mouvement d’élargissement est rendu sensible par l’amplification : les deuxième et troisième strophes ne forment qu’une longue phrase, englobant progressivement dans sa syntaxe tous les éléments du monde. Cet élargissement est spatial : feuilles, mousse, roseaux, ailes puis bateaux, ciel, mer et astres sont successivement captés par le regard. L’élargissement est aussi temporel, comme le suggère le groupe nominal « Auréole du temps » (v. 3). C’est comme si la femme était la source d’un temps nouveau, comme si être regardé par une femme aimante était synonyme de nouvelle naissance. C’est ainsi que se comprend l’image du « berceau nocturne et sûr » : l’œil est le gardien d’une nouvelle origine. Tout ce qui a été vécu avant elle a disparu de la mémoire (v. 4 et 5). Cesser d’être regardé serait aussi synonyme d’oubli. C’est pourquoi « Le monde entier dépend de [ses] yeux purs ». Cette abolition des limites temporelles et spatiales est surréaliste : on bascule dans une sur-réalité, où la perception du temps et de l’espace diffère.

VERS LE BAC Invention On peut guider les élèves : – en leur suggérant de choisir, comme Éluard, une image structurante, inspirée par les formes, les lignes du corps féminin. – en insistant sur la structure du poème, qui met en valeur un fragment du corps féminin, observé en détail. Chaque détail engendre une image, sur le principe de la déclinaison. – en leur proposant de s’inspirer de textes et d’images pour découvrir le fonctionnement de l’image surréaliste : les métaphores animales, végétales, minérales audacieuses font du corps féminin rêvé par le poète une chimère. Cette « union libre » (Breton) du comparant et du comparé fait du corps un assemblage de trésors disparates.

Oral (analyse) Proposition de plan : 1) « La courbe de tes yeux ». a) Une image insolite : voir question 1.

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b) Une ronde autour du monde : voir question 2. c) Amplification et élargissement : voir question 3. 2) Genèse d’un poème. a) Une femme maternelle b) La renaissance du monde et du poète, vivifié par l’amour de la femme c) La naissance joyeuse du poème Prolongements – On peut prolonger l’exploration des jeux surréalistes en analysant des représentations picturales ou bien « Lettera amorosa » de René Char (livre de l’élève p. 469). – L’illustration p. 465 est l’œuvre de Wanda Wulz. C’est un photomontage superposant un visage de femme et celui d’un chat. W. Wulz crée ainsi une créature chimérique, mettant en valeur le caractère félin de la féminité. – L’artiste perturbe les processus traditionnels de la représentation et permet d’atteindre dans l’art la complexité et l’ambiguïté du réel.

EXPLORATIONS SINGULIÈRES

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Saint-John Perse, Vents, ⁄·›§ X p. ›§§

Objectifs – Découvrir le verset, forme particulière du vers libre. – S’interroger sur le sens de la poésie, la relation signifiant/signifié. – Découvrir un poète français peu étudié, pourtant Prix Nobel de littérature.

Un souffle poétique LECTURE 1. Le poète tente de personnifier le vent en lui prêtant un sentiment humain, la « liesse » (l. 2), mais aussi en l’appliquant « sur toutes faces de vivants » (l. 4-5). Par ailleurs, les lignes 2-4 et 6-7 l’associent au blé et à la matérialité de la terre pour le rendre plus palpable.

2. Si le verset peut être considéré comme une forme de vers libre, il n’en demeure pas moins que ceux de Saint-John Perse ont une cadence. Ainsi, la première phrase pourrait présenter deux hémistiches ; la deuxième, être rythmée 6/2/6/6/3/3. Par ailleurs, on observe la régularité d’un rythme qui peut évoquer le vent : le rythme régulier, les retours à la ligne, et les effets de reprise qui en résultent, rappellent le retour incessant d’un vent qui s’amplifie. 3. Prendre appui sur les notes de la page 466 (livre de l’élève). Organiser éventuellement une comparaison avec des articles de dictionnaire. 4. Le poème suggère l’omnipotence du vent et la petitesse de l’homme dans le monde. Les grands vents évoqués semblent ne pouvoir être arrêtés et dominent le monde. L’homme est balayé sur leur passage (l. 3-4). 5. L’évocation des vents par Saint-John Perse touche au registre épique : l’expression de leur force, de la puissance de la nature, peut évoquer une forme de puissance qui asservit l’homme. Le choix d’un vocabulaire varié et précieux et la syntaxe rappellent le souffle de l’épopée. 6. Le souffle du vent, omniprésent et omnipotent, peut être lu comme une métaphore de la création poétique. Il donne sens au monde et nourrit les hommes, comme la poésie.

VERS LE BAC Dissertation (Pistes.) Le sujet met sous tension deux thèses qu’il conviendra de développer en fonction de la sensibilité de chacun : – La poésie ne se donne pas directement à lire : elle présente un travail sur le langage et sur le monde qui en fait une expression littéraire complexe, parfois énigmatique. Cela engage également le lecteur à un travail de collaboration, à une co-construction du sens. – Mais on peut préférer une poésie plus simple, plus transparente. Le plaisir qu’on retire peut aussi être moins durable.

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Eugène Guillevic, Gagner, ⁄·›· Eugène Guillevic, Terre à bonheur, ⁄·∞¤ X p. ›§‡-›§°

Objectifs – Comprendre comment, dans un langage simple, la poésie contemporaine dit l’essentiel. – Dire et nommer les choses, c’est, sinon les faire advenir, du moins les révéler. – Notion de voix blanche, impersonnelle, poème en vers libre, fonction de la poésie : dire le monde et révéler à tous sa douceur.

Prêter sa voix à la beauté et à la douceur LECTURE DES TEXTES 1. Les deux poèmes sont écrits à la première personne du singulier. Mais, contrairement à l’usage le plus fréquent, le pronom « je » ne renvoie pas ici à l’auteur, Guillevic. Les vers 2 et 3 d’« Art poétique » le précisent : « Je ne parle pas en mon nom, / Ce n’est pas de moi qu’il s’agit. » Qui parle, alors ? Quand Guillevic écrit de la poésie, il fait le vide, il écoute le monde « présent » dont il devient la « voix » (v. 16, p. 467). Il entre dans un état fait de disponibilité et d’attention au monde, grâce auquel il peut « vivre en poésie », pour reprendre le titre d’un de ses entretiens. Le destinataire est désigné par « vous » dans le texte 10, et par « tu » dans « Douceur ». Il s’agit de moi, de vous, de l’ensemble des lecteurs. 2. Le poète s’efface, se met à l’écoute du monde pour lui prêter sa voix. On peut parler d’énonciation prophétique (le prophète étymologiquement « parle pour »). En effet, il parle pour les choses du monde. On relève deux déclarations exposant son projet : « Je ne parle pas pour moi » (v. 1) ; « Je parle pour tout ce qui est » (v. 6). Le totalisateur « tout » souligne l’ampleur de son ambition. Les vers suivants la précisent : il parle « Au nom de ce qui a forme et pas de forme »,

« de tout ce qui pèse, / De tout ce qui n’a pas de poids », autant dire l’ensemble de la création, de la matière.

3. « Je ne parle pas », « Je parle » ou « Je dis » sont deux verbes de parole plusieurs fois repris en anaphore. Ils mettent l’accent sur la puissance de la parole, qui donne un nom à ce qui, sans cela, existe à peine, et qui confère une forme à ce qui n’en a pas. Dans le second poème proposé, la voix qui s’élève et prononce la « douceur des mots » a le pouvoir de faire advenir « Le temps de la douceur », parenthèse apaisante au sein d’un monde brutal. 4. Les mots de « Douceur » suspendent un temps fait de violence, qui « nous vieillit » sans doute parce qu’il nous use. La dureté de ce temps vécu est exprimée par l’alexandrin du vers 4, parfait tétramètre dont les accents mettent en valeur des mots durs (« travail », « harassant »), pleins de rudes sonorités, en [r] ou en [tr]. Les vers 7 et 8, par leur brièveté et leurs allitérations en sonorités dentales ([d] et [t]), insistent aussi sur la cruauté. On relève deux termes forts : « tue » et « massacre ». 5. Le mot « douceur » est associé à plusieurs réseaux d’images : – vers 4-6 : l’entrée dans une temporalité douce, lente, qui offre une coupure par rapport au tempo fatigant d’une journée de travail ; – vers 9-12 : vision d’une nature simple (de l’eau, des cieux) mais en travail : on voit les feuilles « sortir du bourgeon » ; – vers 13-16 : chaleur de l’amitié partagée, symbolisée par les poignées de main. 6. Les mots sont simples, presque enfantins, mais disent l’essentiel : la promesse de vie ; la saveur du présent, dont on goûte la durée, sans se presser. 7. Les deux poèmes nous éclairent sur une des fonctions essentielles de la poésie : en nommant les choses, en évoquant le monde, en exprimant des sentiments, les mots du poète leur donnent une consistance, un poids. Ils existent davantage, et mieux. C’est une expérience que chacun peut faire : confier un lourd secret permet de mettre des mots sur ses maux et d’aller mieux, expliquer à voix haute une idée encore brumeuse permet de la mettre au net, nommer pour un petit enfant une chose qui l’enchante

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pousse une mère, un grand frère à s’extasier à leur tour sur le petit bourgeon, le petit oiseau auxquels nul n’avait fait attention, avouer son amour peut faire naître l’amour, etc. C’est pourquoi Guillevic souligne qu’avec les mots du poète on peut « aller plus loin », « vivre plus » et même « mieux mourir » (v. 11-12, « Art poétique »). Dans « Douceur », le seul fait de prononcer des paroles empreintes de douceur réconforte et met entre parenthèses la fatigue et la dureté d’une journée de « travail harassant » (v. 4).

ÉCRITURE Vers l’écriture d’invention Pour guider l’écriture des élèves, on peut leur demander de rappeler ce qu’est une anaphore et quelle est sa portée poétique. On peut aussi les inviter à donner les trois mots clés que leur inspire le tableau. Après avoir justifié leur choix, ils les développeront dans trois phrases commençant par : « Je dis… » Cela donnera l’armature de leur poème en prose ou en vers libres.

VERS LE BAC Dissertation 1) La caresse des mots peut adoucir le monde Ex. 1 : Christine de Pisan chante sa douleur afin de s’en libérer. Voir texte 1 p. 384. Ex. 2 : Ronsard offre en hommage à Marie, la jeune fille en fleur décédée, un poème dont la douceur élégiaque adoucit le deuil. De plus, si la jeune femme n’est plus, la douceur du poème qui la célèbre la rend immortelle. La mort, la vieillesse cessent d’être menaçantes. Ex. 3 : l’humour de Voiture (voir texte 5 p. 402) ou de Marot allège les affres de l’amour et transforme la dure conquête amoureuse en jeu poétique. Le plus souvent, c’est malheureusement la violence des mots qui est efficace et capable de tuer, alors que la douceur d’un poème ne dure que ce que durent les roses, l’espace d’un instant. 2) Prendre sa plume pour une épée Ex. 1 : on peut se reporter à la séquence 13 du chapitre 4 (Humanisme et humanités) : le rêve d’harmonie porté par les grands humanistes tourne court. Ainsi, la connaissance, le savoir, le raffinement de la poésie et de la musique ne

peuvent rien contre la violence qui fait rage lors de guerres de Religion. Le tableau de Holbein le Jeune le pressent (cf. p. 500), qui met en scène deux humanistes amateurs d’art et de poésie. Ils ne peuvent empêcher l’ombre de la mort de se profiler. De même, les poètes comme Ronsard (cf. p. 512) délaissent les chants célébrant la rose pour le registre épique. Ils s’embrigadent et choisissent leur camp. Leur langue prend feu. Leur éloquence est meurtrière. Ex. 2 : la réécriture que S. Gainsbourg (p. 433) propose de Verlaine est bien cruelle pour la destinataire. La musique et les mots de Verlaine, si doucement mélancoliques, sont ici transformés : ils permettent de régler ses comptes avec la femme aimée et quittée. Les mots font mouche et blessent. 3) Une portée limitée : une parenthèse enchantée La douceur des mots semble réservée à un espace-temps très circonscrit. Ex. : Guillevic, « Douceur » : les mots empreints de douceur n’éradiquent pas la violence mais la mettent entre parenthèses. Le temps de la douceur s’installe quelques instants, chez soi, et fait oublier un moment le rythme violent, usant du quotidien.

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René Char, Lettera amorosa, ⁄·∞‹ X p. ›§·

Objectif Faire connaissance avec une forme originale d’expression du registre lyrique.

Dérouler l’écharpe d’iris LECTURE 1. Dans la mythologie grecque, Iris est la messagère des dieux, représentée sous les traits d’une jeune fille avec des ailes brillantes et irisées. Les poètes voient dans l’arc-en-ciel son écharpe ou la trace de son pied. La première « définition » proposée par le poète s’inspire directement de la mythologie. 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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2. Le poète compose son poème comme une notice de dictionnaire. Il s’agit là d’une contrainte fertile. Pour comprendre et définir Iris, R. Char explore en effet les dénotations du nom propre (définitions I, 1° ; I, 2° ; I, 3°) puis du nom commun (II et IV). Seule la rubrique III prend quelque liberté avec le modèle d’écriture : elle ne propose pas de définition mais une série d’exemples jouant avec la connotation du mot (en l’occurrence, la couleur). Ainsi, le poème évoque les promesses d’un nom, dont chaque lettre est une « Lettera amorosa » (l. 11). 3. Iris est d’abord une créature féminine : il s’agit de la déesse (I, 1°) ou de la Dame, femme idéalisée qu’il est interdit d’aimer et qu’on désigne par ce nom générique (I, 2°). Mais Iris est aussi un élément de la nature, qu’il s’agisse du cosmos éloigné (« Petite planète ») ou de la nature proche, fleur ou insecte vivant sur le franc-bord (« papillon », « Iris jaune des rivières »). Enfin, le nom « iris » permet une approche plus métonymique et plus charnelle de la femme aimée. On se focalise sur son œil, son iris coloré. Ces différentes rubriques sont autant d’angles d’attaque pour évoquer la femme aimée dans sa pluralité. Complète et complexe, elle est à la fois idéalisée et très physiquement incarnée, lointaine et proche, unique et générique. Tous ces contraires sont contenus dans son nom, « Iris plural ». Le poème offre la vision d’une femme médiatrice, réconciliant les contraires. Elle est la messagère par excellence, trait d’union entre le ciel et la terre, les hommes et les dieux, toujours sur le franc-bord. 4. La rubrique I, 2° montre la volonté de s’inscrire dans une tradition consistant à nommer « Iris » la dame de ses pensées pour ne pas la compromettre en donnant son vrai prénom (si elle est mariée par exemple). Et si l’amant change de maîtresse, le nom demeure. Elle est une Iris parmi d’autres. C’est presque un jeu littéraire, au même titre que le madrigal de circonstance (Ronsard) ou le rondeau de commande (Voiture). Pourtant, en inventant une forme de poème inédite, Char s’empare de cette Iris si impersonnelle, à la source de tant de poèmes convenus, et il insuffle à ce nom un lyrisme amoureux nouveau. Iris rime avec Éros.

5. Les différentes définitions ont un trait commun : la couleur changeante. Qu’il s’agisse de l’écharpe d’Iris, de la femme-couleur, du « grand mars changeant » ou des yeux de différentes couleurs, il existe une correspondance entre le mot-talisman et le nuancier irisé qu’il évoque. La définition III évoque le bleu, le noir, le vert. Le papillon de la rubrique II est « gris ». Enfin, l’iris des rivières (IV) est jaune. Toutes ces couleurs sont sublimées par leurs déclinaisons irisées. C’est pourquoi le papillon gris mais aux reflets changeants et l’écharpe arc-en-ciel en sont la synthèse achevée. Toutefois, le papillon est ici un insecte de mauvais augure. Une phrase lapidaire le dit sans ambages : « Prévient du visiteur funèbre. » Char se nourrit de la mythologie pour glisser une ombre menaçante dans son histoire d’amour : on raconte qu’Iris coupait une mèche de cheveux aux femmes qui allaient mourir. Le papillon nommé « iris » retrouve ce sinistre rôle prémonitoire.

VERS LE BAC Invention Si l’on s’appuie sur les travaux de l’historien Michel Pastoureau, les connotations associées aux couleurs ont évolué au fil des siècles. Les mots de couleur, issus du concret, des matériaux, du vécu, de l’histoire de l’homme et des mentalités, se chargent ainsi d’une portée symbolique très poétique. Pour découvrir ces connotations, ainsi que le lexique associé, on peut visionner, sur le site de la BnF, l’exposition virtuelle consacrée au rouge. http://expositions.bnf.fr/rouge Ou lire « Les mots de couleur. De la science et la technique au symbolique et à la poésie », sur : www.cnrs.fr/Cnrspresse/n391coul/html/ n391coula03.htm Enfin, les textes littéraires sont riches de couleurs au nom évocateur : Proust associe Madame de Guermantes à l’amarante (Le Côté de Guermantes, I) ; il relie aussi la douceur de l’amour à la couleur parme. Dans Les Enfants du paradis, Prévert donne à la femme aimée le nom de Garance. La muse de Pétrarque, Laure, évoque l’or. Mélanie, en grec, signifie « noire » : on peut écrire un poème à la manière de Senghor ; etc.

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Oral (analyse) Proposition de plan. 1) Une démarche originale. a) Un jeu littéraire… Reprendre la question 4. b) … auquel R. Char insuffle une grande originalité. Reprendre la question 2. 2) Les promesses d’un nom. a) Un nom et un prénom riches de significations et de connotations. Reprendre les questions 1et 3. b) Les couleurs de la vie et de la mort. Reprendre la question 5. 3) Une vision complexe de la femme aimée. Reprendre la question 3.

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Saint-John Perse, Discours de réception du prix Nobel de littérature, ⁄·§‚ X p. ›‡‚

La poésie, splendeur et mystère LECTURE 1. Saint-John Perse refuse de limiter la poésie à sa seule fonction esthétique. Certes, l’écriture poétique est belle (l. 7), mais la conquête de la beauté n’est pas un but en soi, comme le montrent les nombreuses phrases négatives ou restrictives du texte. On peut citer la l. 4 : « Rien […] de purement esthétique», ou les l. 7-8 : la « Beauté » n’est « point sa fin ni sa seule pâture ». Plus précisément, la poésie n’est pas composée pour être ornementale ou décorative, comme le serait un objet né d’un beau geste technique. Le refus de se contenter de la maîtrise technique, enfantant la beauté, n’est pas pour autant un renoncement à la maîtrise de soi. Le poète dirige ce qu’il écrit, ce qui suppose de dominer parfaitement la langue et ses ressources. Il ne s’abandonne pas à l’inspiration, comme le faisait l’antique Pythie, possédée par Apollon, dieu de la Poésie et des Oracles. L’affirmation

de l’auteur est sur ce point radicale : « Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. » (l. 3-4.) Cette volonté de ne pas perdre le contrôle de soi, de rester libre, s’affirme encore dans le refus de l’engagement. L’« insoumission », y compris à de nobles causes, est « sa loi » (l. 10). C’est le seul moyen de rester « libre de toute idéologie » (l. 12-13). Ainsi, rejetant toute idée préconstruite érigée au rang de vérité inébranlable, le poète regarde le monde d’un œil neuf, sans préjugés. C’est sa manière, libre et dégagée, de participer à l’histoire, d’être « lié, malgré lui, à l’événement historique » (l. 19-20). Pour construire la « contre-argumentation » d’un poète engagé : voir sujet de dissertation p. 489 et son corrigé.

2. À trop viser la perfection formelle, la poésie se vide de sens, devient sèche et morte comme une momie. Elle devient une technique, un « art d’embaumeur », « de décorateur ». Le mot « art » est ici synonyme de technique. La poésie devient aussi complètement artificielle, recueil de « simulacres » et collection de perles de culture, fabriquées et non plus naturelles. La poésie vivante, à l’inverse, « n’élève point des perles de culture » (l. 5). Pour construire la « contre-argumentation » d’un poète parnassien : voir manuel p. 422-423. 3. La poésie explore le monde dans toutes ses dimensions : – spatiales : « son lieu est partout », elle relie « tout l’espace planétaire avec l’espace universel » (l. 14-15) ; – temporelles : « dans l’anticipation » ; « elle embrasse au présent tout le passé et l’avenir » (l. 13-14) ; – humaines et surhumaines : elle lie « l’humain avec le surhumain » (l. 14). 4. L’exploration du monde entraîne la poésie dans des territoires inexplorés et donc mystérieux. Refusant le domaine des idées toutes faites (« l’idéologie ») ou des lieux communs tellement rebattus qu’ils provoquent une « accoutumance » (l. 18) et stérilisent la réflexion, elle se définit comme mouvement perpétuel, lancé à l’assaut du nouveau, encore nimbé de mystère. Ainsi, « l’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore ; celle de l’âme ellemême et du mystère où baigne l’être humain » (l. 15-17). 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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VERS LE BAC Dissertation (Pistes.) Le sujet insiste sur le lien entre la poésie et la vie. Pour trouver des idées, on peut demander aux élèves de relire les poèmes invitant à aller au contact du monde, p. 471 à 477.

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Francis Ponge, Pièces, ⁄·§⁄ X p. ›‡⁄

Objectif Découvrir la notion d’« objeu ».

En selle LECTURE 1. La paronomase juxtapose « embaume » et « empaume », comme s’il y avait une proximité de son et de sens entre le parfum du voyage et le passage à l’acte, le départ. Le premier entraîne le second. Le voyage peut commencer. Il s’agit d’un voyage physique, comme en témoignent les précisions géographiques qui créent l’effet de réel. On peut citer la première phrase : « Ma valise m’accompagne au massif de la Vanoise ». Il s’agit surtout d’une rêverie poétique, nourrie par les jeux avec le langage. Ponge empaume sa valise, il s’en empare pour en faire un objet plein de jeux poétiques : un « objeu ». En effet, la personnification de la valise, les images qui l’animent, mais aussi les jeux de reprises (« selle et bride, bride et sangle », l. 6), emportent le « voyageur moderne » (l. 8) dans le domaine de la création poétique. 2. Le verbe « Je l’empaume », renvoyant à une action concrète et énergique, est suivi d’une proposition qui en précise le sens : « je lui flatte le dos, l’encolure et le plat ». Au sens propre, le voyageur passe la main sur le dos de sa valise qui sent si bon le cuir. Au sens figuré, on assiste à la personnification de la valise, flattée comme un animal et pourvue d’un dos, d’une encolure, comme les chevaux. Même l’odeur de cuir est cohérente : elle évoque celle de la

selle. La métaphore cavalière est ensuite filée à vive allure. « Comme un cheval » (l. 5), elle est « fidèle contre mes jambes ». Le personnage la « selle » et la « harnache ». Les répétitions finales accélèrent encore le rythme : « selle et bride, bride et sangle ou dessangle ». Cela permet de conclure, sur un rythme enlevé : la valise est « un reste de cheval », un reste de nomadisme libre et échevelé, même si les vacances se résument souvent à l’univers de « la chambre de l’hôtel proverbial » (l. 7).

3. Le jeu des répétitions montre la succession des actions à opérer pour maîtriser la valise-cheval. En permanence, il est question de bride et de sangle, outils qui servent à canaliser, guider, contenir. Et il faut garder le rythme pour dominer sans contraindre. On peut interpréter cet enchaînement comme une métaphore du travail poétique. Un simple objet, par son odeur, déclenche l’imagination et emporte le poète dans la rêverie débridée. Mais il faut rester en selle, ne pas se laisser désarçonner par l’afflux des images ! Pour ne pas jouer n’importe comment avec les « objeux », il faut maîtriser, dans une syntaxe rythmée, le double sens des mots, la paronomase, la métaphore filée, les mots-valises et les jeux de reprises. Cette conception de la poésie nous renvoie à son sens étymologique : le poète est un artisan qui connaît les règles du jeu, qui peut les bousculer mais qui s’appuie sur elles néanmoins pour forger et fabriquer un poème maîtrisé. Prolongement On retrouve la même conception de la poésie dans « L’huître » : l’huître, d’apparence rugueuse et grossière, contient un trésor. Patiemment, elle a fabriqué une perle. Le poète est comme une huître : il se donne beaucoup de mal pour fabriquer un trésor. L’huître est difficile à ouvrir, mais cet effort est récompensé.

HISTOIRE DES ARTS L’œuvre de César montre une valise entrouverte dont le contenu se répand. C’est une « valiseexpansion », mot-valise créé pour l’occasion avec humour. En la regardant, on peut imaginer qu’une valise contient beaucoup plus que ce que l’on pourrait croire. Mais que contient-elle ? Qu’est-ce que j’ai mis dans ma valise ? Qu’est-ce que cette matière blanche ? Plusieurs hypothèses

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sont permises : c’est du rêve, des souvenirs, de futures désillusions (voir texte de Lévi-Strauss, p. 592-593), c’est une page blanche de ma vie qui n’est pas encore écrite, etc. Ce petit détour par l’imaginaire permet de mieux comprendre une phrase de Ponge. Dans le texte, la valise-cheval connaît une autre métamorphose. Elle devient un coffre comparé à « un livre plein d’un trésor de plis blancs ». La valise contient tout un jeu de possibles, les pages du grand livre de la vie qui restent à écrire, les pages de toutes les poésies qui restent à composer.

VERS LE BAC Invention Pour guider l’imagination des élèves, on peut leur demander de lire quelques poèmes du Parti pris des choses : « L’huître », « Le cageot », « Le verre d’eau », « Le mimosa » sont les plus abordables. Puis on peut leur proposer de s’appuyer sur la question 3 pour dresser l’inventaire des figures poétiques qui transformeront leur objet quotidien en poème.

Oral (entretien) 1) Un riche parfum (reprendre la question 1). On peut faire un lien avec la théorie des correspondances de Baudelaire : c’est souvent un riche parfum qui fait voyager « là-bas ». 2) Filer la métaphore (reprendre la question 2). 3) Une rêverie maîtrisée par le langage (reprendre la question 3).

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Jacques Prévert, Grand Bal du Printemps, ⁄·∞⁄ X p. ›‡¤-›‡‹

Objectifs – Découvrir les liens entre poésie et photographie humaniste. – Étudier : la démarche du photographe : voir, révéler, fixer ; la démarche du poète : chanter et enchanter le monde ; l’art populaire et ses enjeux ; l’art commercial et ses enjeux ; le thème du mur, où s’affiche un message d’espoir.

Faire apparaître le printemps LECTURE 1. Le décor est très simple. En témoigne la quasinudité de la photographie, composée d’une palissade où se projette l’ombre maigre d’un arbre et d’un réverbère. On peut être sensible à la pauvreté des matériaux : bois brut mal équarri et papier déchiré, notamment. C’est bien ce que la poésie de Prévert met en exergue par les adjectifs qualificatifs caractérisant le lieu. Le quartier est « pauvre » (v. 2), les affiches « mal collées » (v. 3). « Arbre décharné » rime – pauvrement d’ailleurs – avec « réverbère pas encore allumé » (v. 6-7). 2. Pourtant, par la grâce d’un regard, celui du photographe sachant voir et révéler la secrète beauté du quotidien, les éléments urbains se métamorphosent. Prévert, ami d’Izis, rend hommage à ce travail de magicien. Izis est photographe au sens plein du terme : il saisit la poésie du monde puis, dans le secret de la chambre noire, la révèle et la fixe sur le papier (en plaçant le cliché dans un bain de révélateur puis de fixateur). Les mots de la poésie révèlent et fixent à leur tour la beauté cachée du laid, du pauvre, du souffreteux. On peut commenter le vers 5, très bref : il est composé en tout et pour tout d’un verbe, « illuminent ». Mis en valeur par le rejet et la métrique, ce terme résume le travail du « poète », qui, au sens étymologique, fabrique et forge de la beauté avec ce qu’il a. C’est ce que font Izis, artiste de la lumière, et Prévert, artisan du langage. 3. La lecture pourrait mettre en valeur l’adjectif « émerveillé », dernier mot de la strophe 2. On trouve souvent ce terme sous la plume de Prévert, car il renvoie à un « état de poésie ». Il fait écho, par son rythme, sa sonorité et sa disposition dans le vers, à « illuminent ». Il désigne l’état d’esprit d’Izis, ici désigné comme un passant contemplatif, prenant le temps de s’arrêter et de se laisser toucher (v. 22) par la « lumière » (v. 27) d’un « petit monde » (v. 26). 4. Izis est désigné par la périphrase « colporteur d’images ». Sous l’Ancien Régime, un colporteur était un commerçant ambulant, vendant, entre autres, des livres bon marché illustrés de gravures. Le colportage a fait pénétrer le livre et l’image dans les villages reculés et a favorisé l’essor de la culture populaire, en marge des élites. 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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Izis renoue avec cette tradition. En effet, il ne photographie ni les grands monuments ni les œuvres d’art patrimoniales, mais une affiche publicitaire modeste faisant la promotion d’un bal populaire. Cet art commercial conquiert ici sa dignité : il annonce au petit peuple de Paris le retour du printemps. C’est un message d’espoir lancé au monde encore traumatisé par la guerre. Les photos et poèmes rassemblés dans ce recueil montrent des enfants en loques, des ouvriers « fous de misère » (Prévert). Mais les beaux jours vont revenir : c’est écrit sur les murs de Paris. Prolongement La question de l’art populaire est cruciale dans les années 1945-1950. Fernand Léger, par exemple, a toujours considéré que l’art ne devait pas être réservé aux musées et aux salons des collectionneurs. Il a milité pour que la création existe dans l’espace public. Il voit alors dans la publicité le seul art (au sens plein du terme) qui ose descendre dans la rue et parler à tout le monde. C’est un art gai, plein de couleurs et de joie de vivre. C’est un art expérimental aussi, qui se nourrit des innovations les plus audacieuses (du constructivisme, du cubisme, du surréalisme) pour mieux toucher un public populaire.

5. Le champ lexical de la musique est très présent : sur la photographie, le retour du printemps se fredonne sur un air de jazz. L’affiche annonce en effet la prestation du « Lucio’ls jazz ». Dans le poème, Prévert assimile Izis à un « musicien ambulant » (v. 13). Cette métaphore initiale est filée tout au long de la strophe : il « joue », « le même air », « le Sacre du Printemps ». Cette image permet de mettre sur le même plan la photographie humaniste d’Izis, la rengaine du bal populaire et la musique savante de Stravinsky, auteur du Sacre du Printemps, ballet résolument moderne. Les œuvres ont en commun en effet l’émotion qu’elles distillent (l’air joué est « intense et bouleversant », v. 18). 6. La capacité à enchanter le lieu où l’on se trouve et le temps que l’on passe est exprimée par le chiasme des vers 19 et 20 : A B Pour tempérer l’espace B A Pour espacer le temps

Cette figure de style permet de mettre l’accent sur la puissance de la musique : elle modifie notre perception de l’espace et du temps ; elle embellit le lieu et le moment. C’est ce que fait la photographie d’Izis.

ÉDUCATION AUX MÉDIAS L’affiche se résume à un texte. On peut demander aux élèves d’évoquer le visuel qui pourrait l’illustrer. C’est un exercice d’imagination mais aussi d’argumentation : il faut justifier chacun de ses choix iconographiques (type de visuel, couleurs, formes, lignes, éléments importants) et expliquer pourquoi ils font rêver.

VERS LE BAC Dissertation La dissertation peut suivre le même plan que celui du sujet d’oral ci-dessous. On invitera les élèves à travailler la qualité de la rédaction.

Oral (analyse) (Pistes.) 1) Un quartier populaire ordinaire (voir question 1) … 2) … métamorphosé par la poésie (voir questions 2, 5, 6). On peut, pour conclure cette analyse, insister sur l’analyse de la dernière strophe : si Izis s’est laissé toucher par la poésie pauvre et poignante du quartier populaire, les « choses et [l]es êtres » aussi sont émus d’être ainsi regardés et aimés. Ils veulent alors se faire beaux « pour lui », expression qui vient clore le poème. On note donc la réciprocité et l’échange. 3) La fonction essentielle de la poésie populaire. Photographie humaniste, poésie de Prévert, musique de bal populaire et affiches publicitaires ont une fonction commune : illuminer le quotidien, l’enchanter, le nourrir d’espoir. Il faut annoncer et peut-être faire advenir le « Grand Bal du Printemps », au sens propre (on va danser) et figuré (les jours heureux vont revenir après l’hiver de la guerre). a) L’artiste et le poète sont des colporteurs d’images joyeuses (voir question 4). b) La métaphore de la musique fait retentir Le Sacre du Printemps (voir question 5).

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c) Un seul et même support : le mur, surface urbaine où s’écrit un message d’espoir. Le message peut être manuscrit ou tapé (lettres) ou photographié (jeux d’ombres et de lumière).

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Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, ⁄·‡‚ X p. ›‡›-›‡∞

Images d’un paysage LECTURE 1. Le premier poème est une symphonie en vert et rose ; le second, un monochrome rouge. Cet attachement aux couleurs confère aux textes une dimension picturale. En effet, c’est la vision de la couleur qui inspire et fait naître le poème : elle gouverne son organisation et commande sa composition, faite d’une succession de scènes colorées qui sont autant de souvenirs un à un arrachés au passé et visuellement ressuscités. Les adjectifs de couleur sont donc un fil conducteur : « ils luisent comme un fil au bout duquel on devrait trouver je ne sais quoi d’agréable, de bienfaisant (l. 2-3), confie le poète. Ils permettent de se diriger progressivement vers une scène essentielle, idylle pastorale ou amour vécu un dimanche de mai. 2. Fermant les yeux pour suivre le fil de sa rêverie colorée, le poète laisse revenir à la conscience une succession d’images charmantes, exclusivement vertes et roses : fleurs, corps, ciel, herbe. Parmi ce flot, le poète cherche l’image exacte, celle qui procurerait un bonheur léger, un jene-sais-quoi délicieusement évanescent. Pour y parvenir, il tâtonne, il écarte successivement les éléments les moins intéressants. Est ainsi relégué, dans une énumération à la forme négative, le rose des fleurs, des corps endormis, du pelage animal. Seul demeure le ciel d’hiver, associé au souvenir chaleureux du feu et de la lampe. Par contraste, sa douceur lumineuse fait resurgir violemment un souvenir inattendu : celui du vert cru de l’herbe, « la ressuscitée ». Une phrase

atteste que la quête est alors en bonne voie : « je n’ai pas encore le mot » (l. 12). Mais, si le mot manque encore, l’image de l’herbe est là : c’est un vert immense, qui contient en lui tout et son contraire, comme le montre la succession d’oxymores. L’herbe verte est « grave et gaie, rieuse et taciturne, tendre et drue, éternelle et vivante » (l. 8-9). C’est dans ce « tout » que réside ce qu’il cherchait : le souvenir du premier amour, idylle charmante qu’on croyait évanouie et qui n’était qu’oubliée.

3. Le premier poème s’achève sur le souvenir du premier amour. Il apparaît comme une image tremblée, vue à travers une eau transparente. Cette comparaison (« comme ce qu’on devine au fond de l’eau », l. 14) suggère le caractère fuyant et insaisissable du souvenir à demi retrouvé. Le poète « devine » plus qu’il ne voit une fête bucolique ancienne, dont les « rubans et feuillages », en vert et rose, servaient de cadre aux amours, suscitant la nostalgie. Le second poème s’achève aussi sur l’évocation fulgurante d’une scène d’amour, vécue lors d’un dimanche de mai. Une succession de flashs rouges – coquelicots piqués dans l’herbe folle, petits drapeaux joyeux, papiers de soie envolés – conduit à la vision fugitive de « robes transparentes ou presque, mal agrafées, vite, vite ! ». La répétition de l’adverbe et la ponctuation émotive insistent sur la brièveté de cette illumination et l’urgence de sa captation. 4. Le premier poème est une rêverie : les deux adjectifs « verte et rose » ouvrent le poème à la ligne 1. Mots magiques, ils invitent le poète à fermer les yeux pour mieux s’abandonner à des images délicieuses. Trop générales, elles sont pourtant écartées, des lignes 4 à 5, au profit d’un tableau plus tranché : le vert de l’herbe ressortant sur le ciel rose (l. 5 à 10). Au fil des mots et des images, le souvenir se précise encore, naissant d’un jeu de questions-réponses (l. 10 à 15). Une image s’impose, celle de la première idylle. Le poème s’achève alors, le locuteur « rouvre les yeux, pour retrouver les labours et l’herbe ensoleillée » (l. 15-16). Le second texte, « Le pré de mai », évoque lui aussi le travail de la mémoire, fait d’associations d’idées et de couleurs. Le pré piqueté de coquelicots rouges vu « aujourd’hui » en évoque un autre, vu jadis et naguère ; il invite le poète à tisser des analogies entre rouge du présent et 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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rouge du passé, à faire des rapprochements avec cette scène d’autrefois. Là encore, c’est le rouge qui guide la réminiscence : les coquelicots signalent qu’il faut chercher dans la mémoire quelque chose de rouge, de léger, de gai. Sont écartées les connotations violentes traditionnellement associées au rouge (« Ce n’est pas du feu, encor moins du sang », l. 3), au profit d’images plus aériennes : drapeaux voletant dans l’air, « cocardes que peu de vent suffirait à faire envoler », « bouts de papier de soie jetés au vent ». On retrouve la même série de questions, posées à soi-même, montrant que le poète cherche, jusqu’à ce que revienne, enfin, la vision brève de robes légères, mal (r)agrafées. C’est la bonne image. Ainsi se clôt la quête de la couleur ou la quête d’un bonheur.

5. Le vert paradis des amours enfantines est évoqué à la fin du premier texte, en une brève phrase interrogative : « Vert et rose… Seraient-ce les armes de l’enfance, du premier amour ? » (l. 12-13). Le nom « armes » est ici synonyme d’armoiries, de blason aux couleurs tendres hautement symboliques, renvoyant à l’amour et à l’adolescence. 6. Une idylle est un petit poème amoureux, bucolique ou pastoral, empreint de nostalgie. Au sens figuré, il s’agit d’un amour tendre. Jaccottet joue avec les deux sens du terme : porté par le pouvoir de l’analogie, grâce aux deux couleurs, il retrouve progressivement le souvenir d’un amour d’autrefois, d’une idylle oubliée. Elle porte en elle tout un passé heureux (voir texte de Proust, p. 162-163). Dans le même temps, il compose une idylle légèrement nostalgique pour lui servir d’écrin. Il en reprend les codes : – Le cadre pastoral : dès la première ligne, il est question de « terre labourée ». – Les amours de bergers : les rubans et feuillages évoquent les jeux rustiques organisés par les bergers d’Arcadie, terre bucolique et poétique. Et in Arcadia ego. – La nostalgie : le temps des amours enfantines s’en est allé, comme est révolue l’ère des bergers de Virgile. En reste le souvenir évanescent, délicatement frangé de vert et de rose. Le tableau de Titien renvoie à cette atmosphère arcadienne : les bergers sont aussi des poètes et musiciens amoureux. Quelques moutons apparaissent dans le lointain, inscrivant le tableau

dans le registre bucolique de l’églogue ou de l’idylle. Au premier plan, on voit les bergers jouer de la musique, en charmante compagnie. Aucun personnage ne nous regarde, chacun est gravement absorbé par l’art et l’amour.

7. Pour répondre cette question, on pourra consulter le Trésor de la langue française informatisé.

VERS LE BAC Dissertation Le sujet invite à réfléchir sur les liens entre poésie et mystère. 1) Douceur et mystère. a) Le charme d’un souvenir évanescent : reprendre les questions 2, 3 et 4 p. 475. b) Le refus des idées trop arrêtées et trop tranchées : reprendre les questions 1 et 2 p. 470. c) La part de l’insaisissable. Souvent, constate Cocteau, nous ne voyons plus la beauté du monde, car nous l’avons trop regardée et, surtout, trop racontée avec des mots trop usés. Une des fonctions essentielles de la poésie est de trouver des mots neufs pour faire voir à nouveau la beauté mystérieuse du monde. Poète est celui qui explore de nouveaux territoires, qu’ils soient formels (voir « Le surréalisme », p. 458 à 465) ou géographiques (voir textes p. 466, 471, 474-475, 476 et 477). 2) Trouver et ne pas trouver des mots pour dire le mystère du monde. a) Le mystère irréductible de la passion amoureuse s’exprime souvent par des larmes, des gémissements, comme en témoigne le sonnet de Louise Labé p. 386. Il ne s’agit pas là de langage, comme si les mots étaient impuissants à dire ce qui échappe à notre compréhension rationnelle. Pourtant, même pour dire l’indicible, même pour faire entendre ce qui ne relève pas du langage, il faut des mots, inscrits dans une forme. C’est pourquoi, paradoxalement, Louise Labé choisit la forme contraignante et très figée du sonnet, par contradiction. De même, pour relever le défi du langage, Christine de Pisan élit le rondeau (p. 384), et Marot, le dizain (p. 385). b) Le jeu avec les formes fixes. Ronsard et Marbeuf jouent avec les formes fixes. Mais s’ils jouent avec le langage, c’est parce que le langage a du jeu. L’anagramme, le jeu de mots, etc., approchent le mystère de la beauté d’une

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femme aimée et perdue. Mais ils ne disent pas tout. C’est précisément dans ce manque, que loge la part d’insaisissable qui fait la beauté de la poésie.

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Gilles Ortlieb, Poste restante, ⁄··‡ X p. ›‡§

Objectifs – Assister à une modification, au sens que Butor donne à ce terme. – Écriture du temps et de l’espace, description d’un paysage d’âme.

Voyager et devenir un autre LECTURE 1. Il est 3 h 56. Le wagon tout entier est plongé dans un sommeil épais, tombé comme une chape sur des personnes entassées, fatiguées, saisies en pleines « conversations inachevées » (v. 12). Ce n’est pas un wagon de première classe : le convoi est « bruyant » (v. 1), les freins immobilisent le train « en grinçant » (v. 6). Cela sent « l’oignon entamé, le tabac / Refroidi » (v. 11-12), le rejet mettant l’accent sur l’odeur forte de tabac froid. En pleine nuit monte un inconnu blessé. Les vers 7 et 8 insistent sur la violence subie : on voit « l’arcade sourcilière / Béante sous le sang séché ». Modestie et rudesse caractérisent l’ambiance. 2. Des vers 1 à 4, le train file à travers la campagne à vive allure. On n’a pas le temps de lire le nom des gares, ce qui permettrait de savoir quelle campagne on traverse. Deux groupes à l’infinitif en attestent : « Traverser à la sauvette un chapelet de gares » et « trop promptes à nommer / La campagne ». Puis, au passage de la frontière, le train ralentit et s’arrête. L’enjambement du vers 5 à 6, qui allonge la diction, rend sensible ce changement de rythme. Il met en valeur le verbe « s’immobilise ». 3. Au vers 4, la campagne aperçue par la vitre du train est personnifiée. Elle est « accroupie », participe passé adjectivé que l’on réserve

d’habitude à un être humain. Elle semble éprouver les mêmes sensations de lourd sommeil et d’inconfort que le pauvre microcosme enfermé dans le wagon, comme s’il y avait une porosité entre l’intérieur des êtres et le monde extérieur.

4. Des vers 14 à 16, le paysage évolue imperceptiblement, « lentement » (v. 14), tandis que les passagers dorment encore et ne voient rien. L’aube se lève, le relief devient plus accentué, ce qui a pour conséquence une raréfaction de la végétation. On voit « La bruyère supplanter la vigne, et les bordées / D’eucalyptus se raréfier sur les côtés » (v. 15-16). Ces deux notations descriptives mettent l’accent sur une âpreté grandissante, une sécheresse d’épure qui s’accentuent. Elles annoncent, de manière imagée, la transformation du moi, pendant le voyage. Lui aussi, étape par étape, a changé en l’espace d’une nuit, au point de devenir « un autre ». C’est avec cet « autre », ce moi nouveau-né de la nuit qu’il a rendez-vous, au terme de son voyage. 5. Au terme de toute odyssée, « Je est un autre ». Devenir un autre, changer parce que l’on change d’endroit et que l’on regarde le monde avec un œil neuf, cela pousse le poète arpenteur à voyager. Gilles Ortlieb le formule avec netteté dans une question rhétorique : « à quoi bon, sinon, voyager ? ». On peut rapprocher ce texte du poème de Rimbaud : le bateau ivre, en partance vers l’abîme, connaît « dix jours » de profondes métamorphoses, avant de sombrer, emportant avec lui le souvenir de visions éblouies. Cette modification (pour reprendre le titre du roman de Butor) n’est pas une façon de se perdre mais au contraire de se trouver, de devenir « soimême » (v. 17). Pour nuancer le propos, on peut aussi constater que le changement tant espéré n’est pas toujours au rendez-vous.

VERS LE BAC Oral (entretien) 1) Le monde change a) Le poète arpenteur va au contact des autres, au contact du monde : il plonge dans un microcosme populaire, écrasé de sommeil (voir question 1) ; il ausculte et interprète le paysage personnifié (voir question 3). b) Il n’hésite pas à en découvrir la violence (description de l’homme blessé). 12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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c) Lui seul, dans le wagon endormi, semble sensible aux changements de rythme (voir question 2), puis aux évolutions du paysage (question 4). 2) « Je » change a) Les changements du paysage sont en correspondance avec les changements du moi. Décrire l’extérieur est donc une manière, pudique, de dire et comprendre les évolutions intérieures. En effet, on constate que le poème est écrit de manière presque impersonnelle. Le verbe « Traverser », qui a pour sujet le poète, est à l’infinitif. Son sujet n’est pas grammaticalement exprimé. Il reste dans l’ombre. Pour savoir qui il est, il plonge son regard dans la nuit, observe la campagne puis, quand l’aube se lève, les lentes évolutions géographiques (voir question 4) le renseignent sur ce qu’il est devenu. b) Ces changements ne sont pas une façon de se perdre mais sont au contraire une façon de devenir pleinement soi-même. C’est lorsqu’on n’est plus dans la routine, dans l’habitude, qu’on se révèle à soi. Le vers 17 l’énonce au présent de vérité générale, à la fin du poème. L’expression « encore une fois » précise qu’il s’agit d’une loi universelle, qui se vérifie tout le temps.

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François Cheng, À l’Orient de tout, ¤‚‚∞ X p. ›‡‡

Désir de nage, désir d’ancrage LECTURE 1. Blancs et retraits évoquent graphiquement le désir de dégagement, de mouvement. 2. Le verbe « suivre », à l’infinitif, ouvre le premier poème et est repris quatre fois, comme un mot d’ordre inoubliable. On peut citer le vers 1, qui place le poème sous le signe du grand départ : « Suivre le poisson, suivre l’oiseau. » L’enjambement des vers 3 et 4, très dynamique, constitue une reprise rythmique de ce patron syntaxique (infinitif suivi d’un C.O.D.), entre

déséquilibre et relance : « Suivre leur vol, suivre / Leur nage ». Enfin, le vers 2 propose une variante : le verbe est conjugué à l’impératif. Ce jeu subtil de répétitions et variations confère au poème son rythme particulier, léger et rapide, en équilibre instable.

3. L’invitation au départ vers un ailleurs lointain traverse les deux poèmes. Le premier texte invite le lecteur et le poète lui-même à suivre la nage ou le vol des créatures animées. (Voir question 1.) Dans le second texte, c’est l’arbre qui parle. Le mot clé de son discours est « Soif », mis en valeur par sa place finale dans le vers 4 et la majuscule. Au sens propre, l’arbre refuse que ses racines assouvissent trop vite sa soif. Il reste ainsi dans un état de « désir » (v. 3), d’« âpre ivresse » (v. 8). Ses racines, plongeant dans « les pierres » (v. 1), doivent aller « plus loin que l’oasis » (v. 5), jusqu’à « Là-bas », ailleurs rêvé qui aimante le désir. « Là-bas » est l’autre mot clé de ce poème : il constitue un vers unique, le vers 10, bien mis en valeur par le rejet l’isolant de son adjectif antéposé « immense ». La seconde partie du poème dénoue la tension. Quand l’orage éclate, il « Restitue à l’horizon / Son irrépressible senteur / de mousse et d’algue » (v. 15-17). Le vol des oiseaux migrateurs, qui vont là-bas, est suspendu, et le temps s’arrête (v. 13-14). Les deux verbes, « rompre » et « briser », montrent bien la rupture qui s’opère dans le poème, marquant l’arrêt brutal du mouvement. L’odeur de mousse, qui ne peut pousser que sur les branches et les pierres, évoque elle aussi l’immobilité recouvrée. 4. En suivant l’oiseau ou le poisson, en imitant leur « erre » (texte 1, v. 2), on peut oublier sa propre identité et se fondre dans le bleu du ciel ou de l’onde. Se dissoudre dans le bleu infini est une manière de ne faire plus qu’un avec l’univers. C’est ainsi que l’on peut devenir « Rien », mot clé répété deux fois, assorti d’une majuscule et fortement scandé par la ponctuation (v. 5). De même, les deux premiers vers du second poème évoquent le roc travaillé par les racines : « un jour, les pierres / l’arbre en nous a parlé ». Elles vont être disloquées. 5. On peut relever dans les vers 6, 7 et 8 des allitérations en [r] : [br], [pr] et [vr]. On entend ainsi le bruit du monde, transcrit dans cette

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harmonie imitative. C’est une des fonctions essentielles de la poésie : le poète des temps primitifs évoqué par Victor Hugo dans la préface de Cromwell (voir manuel p. 414) est à l’unisson avec la Création. Il contemple, écoute et comprend la nature, harmonieuse ou souffrante. Il célèbre ensuite par son chant les merveilles de l’univers, les émotions intenses qui le traversent (peur devant les phénomènes qui le dépassent, émerveillement devant la beauté).

VERS LE BAC Question sur corpus (Pistes.) Il s’agit, dans un premier temps, de réutiliser la question 3. Ensuite, on peut construire le lien avec « l’ailleurs » situé « Anywhere out of the World » dont rêve le poète baudelairien. On peut s’appuyer sur la question d’oral, p. 431 du manuel de l’élève, et sur son corrigé.

Prolongement On peut lire « Ce que dit la Bouche d’Ombre », p. 417, pour découvrir la notion de contemplation.

12 XXe-XXIe siècle : Nouveaux territoires poétiques |

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Vers le bac : « Poètes maudits et parias de la société »

Livre de l’élève X p. ›°‹ à ›°∞

QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. Baudelaire compare le poète à un albatros : tutoyant l’azur, il se révèle incapable de vivre au sol, encombré par ses ailes immenses. Son talent se révèle un handicap. Il devient alors le souffre-douleur de ses contemporains. Le poème repose sur cette horrible réversibilité. On oppose d’un côté les groupes nominaux « rois de l’azur » (v. 6), « voyageur ailé » (v. 9), « prince des nuées » (v. 13) et, de l’autre, les couples d’adjectifs « maladroits et honteux » (v. 6), « gauche et veule », (v. 9), « comique et laid » (v. 10), caractérisant l’oiseau/poète « exilé au sol ». Les trois autres textes ménagent une gradation : il n’est plus question de bel oiseau mais d’animaux peu aimés. La chute du poème de Corbière est explicite : « ce crapaud-là, c’est moi ». Comme lui, il est laid, nu (« tondu »), enterré vivant dans le froid, la boue et le manque d’air (v. 1 : « dans une nuit sans air »). Le rejet des vers 4-5 met en valeur l’horreur de cette situation : « tout vif / Enterré ». Nul ne voit son « œil de lumière », et son chant reste solitaire. De manière plus provocante, Maldoror nie son humanité et revendique son animalité. Il se veut fils du requin et du tigre, frère des chiens, définitivement exclu d’un genre humain qu’il déteste et méprise. Puisque Dieu, par haine, a fait de lui une créature hideuse, il riposte en se voulant davantage que les hommes. Le locuteur de Poe parle avec un corbeau, oiseau de malheur prophétisant un avenir sinistre, fait de deuil éternel. Son unique refrain « Jamais plus ! » est la négation même de toute perspective de bonheur et d’éclaircie. Dans tous les textes, le génie fait du créateur un être différent, vivant dans une profonde solitude, inadapté au monde, haï de ses contemporains ou de Dieu.

HISTOIRE DES ARTS 2. Lucifer était le plus beau et le plus brillant des archanges, son nom signifiant « porteur de

lumière ». Par orgueil, il s’est rebellé contre Dieu et a été condamné à la chute hors du Paradis. Assimilé au diable, il apparaît comme une figure de grand maudit. Odilon Redon choisit d’en faire le symbole de la condition humaine. Comme lui, l’être humain a été chassé du Paradis ; comme lui, il vit sur terre dans un exil douloureux. Ici, son corps est épais et lourd, ses yeux sont vides ; sa main, tendue en avant, semble chercher son chemin. Pourtant, il se souvient de son ancienne nature, dont il a gardé les ailes.

TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire A/ La conscience douloureuse de la marginalité a) Une comparaison significative Le poème est fondé sur une comparaison : le poète est en tout point semblable à un albatros, majestueux en vol mais ridicule au sol lorsque, par un jeu cruel, les marins le condamnent à marcher sur le pont. Les trois premières strophes décrivent l’oiseau ; le dernier quatrain révèle la portée de cette évocation : le destin de l’albatros permet d’exprimer celui du poète, en tout point semblable. La correspondance oiseau/poète est d’ailleurs explicite, comme en témoigne l’alexandrin suivant, très clair : « Le Poète est semblable au prince des nuées ». Si le poète est un albatros, alors l’azur du ciel désigne le monde des idées ; les hommes d’équipage désignent la foule, et les « planches » du pont, le théâtre social. b) Une situation horrible − L’albatros/poète est comparé à un roi autrefois splendide et désormais déchu (v. 6), puis à un « infirme » qui « naguère » « volait » et aujourd’hui boite. L’opposition est donc très forte entre son passé flamboyant et sa situation présente, faite d’humiliations et de moqueries. Elle se manifeste par une série d’antithèses. Ainsi, le premier hémistiche du vers 6 désigne l’espèce comme celle des « rois de l’azur » ; le

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second hémistiche les dépeint « maladroits et honteux ». Les vers 9 et 10 procèdent de même : « Ce voyageur ailé » (6) s’oppose à « comme il est gauche et veule ! » (6) ; « Lui, naguère si beau » (6) tranche avec « qu’il est comique et laid ! » (6). La modalité exclamative insiste encore sur ce retournement de situation brutal. Enfin, la rime « nuées » / « huées » est à commenter : elle offre un raccourci saisissant du changement affectant l’oiseau/poète lorsqu’il passe du ciel à la terre. − On peut être sensible au caractère tragique et pathétique de la scène, les planches du bateau se muant en véritable théâtre de la cruauté. Une gradation peint d’abord le ridicule de l’oiseau, empêtré dans ses ailes devenues trop grandes. On relèvera, dans l’immense enjambement du deuxième quatrain, le vocabulaire péjoratif qui s’accumule sans fin. Puis, il est victime de brimades (v. 11 et 12). Les marins feignent de le brûler avec leur pipe, ici désignée avec un mot trivial (« brûle-gueule »), comme est grossière leur attitude. Ensuite, ils imitent sa démarche pataude pour mieux l’humilier. Il est seul, martyrisé par une foule soudée dans un élan unanime de méchanceté. Peindre le poète en albatros revient à dresser un autoportrait lucide et douloureux de sa condition. c) Pourquoi ? La chute du poème révèle au lecteur la cause de cette marginalité : « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. » Les deux « grandes ailes blanches » sont parfaites pour « hant[er] la tempête et se ri[re] de l’archer » mais inadaptées au monde terrestre, réel. Il y a le monde d’en haut (le ciel des idées) et le monde d’en bas (la réalité triviale), et le passage de l’un à l’autre est une chute, au sens physique et moral. Pourtant, cette malédiction est aussi une bénédiction. B/ Éloge des pouvoirs de la poésie a) La conquête de l’infini Avant d’être humilié, l’albatros est peint dans toute sa grandeur. Les périphrases des vers 2, 3, 6, 9, 13, 16, toutes pourvues d’une valeur emphatique, évoquent l’aspect majestueux et souverain de l’animal. De même, l’enjambement des vers 2 et 3 suggère l’immensité de l’espace que l’albatros est capable de parcourir.

L’hypallage du vers 2 (« vastes oiseaux des mers » est à entendre comme « oiseaux des vastes mers ») renforce le caractère infini de cet espace. Tutoyant l’azur, son vol donne une impression de majesté, de fluidité nonchalante, mise en relief par la sonorité suggestive du vers 4 en « v », « s » et « f ». Sans effort (« indolents »), il accompagne le mouvement du navire « glissant sur les gouffres amers ». b) Élévation Le premier quatrain insiste aussi sur l’élévation. L’oiseau s’arrache à l’horizontalité. De même, le poète s’extrait de la masse, de la société aussi médiocre que méchante. Dans la dernière strophe, avant d’être englué, il est capable de se moquer et d’échapper aux attaquants qui veulent le tuer, au moins symboliquement. C’est ce qu’exprime la comparaison avec l’archer qui le vise, et dont il « se rit », au vers 14. Enfin, si le lecteur découvre la désolante histoire d’une chute, il assiste, le temps de sa lecture, à l’essor d’un poème.

Dissertation Il s’agit de reprendre les éléments évoqués dans le commentaire et de les disposer différemment. 1) Une différence douloureuse qui fait de l’artiste un être à part, isolé et moqué On peut reprendre les questions 1 et 2, ainsi que la première partie du commentaire. 2) Une différence qui est aussi le signe d’une élection : une capacité à se mouvoir dans le ciel des idées, à être inspiré, à être plus sensible et créatif. Elle peut alors être revendiquée. Jusqu’à la provocation. On peut reprendre la seconde partie du commentaire. On peut relire le texte de Lautréamont et commenter la phrase : « Je croyais être davantage ! » La malédiction se retourne en sentiment de supériorité assumé et ironiquement revendiqué. On peut aussi renvoyer à Baudelaire qui montre son aversion du monde bourgeois, sa volonté affichée et délibérée d’être en rupture avec lui. 3) Une différence qui permet de créer : l’expérience du spleen et de la relégation, la souffrance engendrée par la conscience de sa différence deviennent la matière première de la poésie ou de l’œuvre artistique. La malédiction exprimée en rimes sombres, ou peinte avec des couleurs tourmentées, exerce alors sur le public une Vers le bac |

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véritable fascination. Le destinataire, « frère » du créateur, selon Baudelaire, se reconnaît en l’artiste qui souffre d’être incompris.

Écriture d’invention Le sujet invite à réinvestir la réponse à la question 1. Voici l’extrait du chant 3, d’où provient la citation. Il peut servir de prolongement. « Oui, je sens que mon âme est cadenassée dans le verrou de mon corps, et qu’elle ne peut se dégager, pour fuir loin des rivages que frappe

la mer humaine, et n’être plus témoin du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de l’abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindrai pas. J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide d’en guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. C’est le châtiment que je lui inflige. » (Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant 3, 1869.)

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Vers le bac : « Chanter la révolte » Présentation Ce groupement de textes attire l’attention sur un fait : la poésie est fille de Mnémosyne, déesse de la Mémoire. En effet, l’imagination des poètes forge des images audacieuses en puisant dans leur mémoire et en recombinant des images anciennes, universelles. C’est pour cela qu’elles nous semblent neuves et en même temps familières. Ce constat prend une résonance tragique en cas de guerre ou de révolte : censurée, interdite, la poésie est composée en secret, au secret, et se transmet oralement, sous le manteau. Cette parole sert à se donner du courage : Stéphane Hessel, parmi d’autres, dit avoir résisté à l’emprisonnement en se récitant tous les vers de Hölderlin dont il se souvenait. Apprendre par cœur n’est donc jamais un exercice stupide : la mémoire sert à créer, à arracher les paroles à l’oubli, à résister.

QUESTIONS SUR UN CORPUS 1. Chansons et poèmes anciens sont les gardiens de la mémoire : ils gardent trace des souffrances et des luttes passées, des idéaux blessés pour lesquels il faut lutter, ce qui nourrit l’engagement des générations suivantes. Ainsi, l’air de Gavroche, inspiré de Béranger, dénonce la misère par la raillerie. En effet, la chanson ironique du gamin de Paris se moque des bourgeois, qui, à l’époque, habitent plutôt en banlieue, à Nanterre ou à Palaiseau : férus de Rousseau et de Voltaire, ils ont pourtant trahi l’idéal des Lumières pour s’enrichir. S’ils s’engagent, c’est dans la Garde nationale, qui maintient l’ordre – favorable aux nantis – en tirant sur les ouvriers et artisans parisiens, soutenus par quelques étudiants. C’est d’ailleurs ainsi que meurt Gavroche, qui a rejoint la barricade. Jean Cassou, du fond de sa cellule, se souvient des Misérables de Victor Hugo. Ses souvenirs de lecture sont associés cependant à la douce

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atmosphère de la cour d’école républicaine. Il en éprouve une nostalgie poignante : « explique pourquoi ma vie s’est éprise / du sanglot rouillé de tes vieilles cours » (v. 7-8). C’est cette culture républicaine, basée sur des textes de V. Hugo et plus discrètement de J. du Bellay (« les toits bleus » font songer à « l’ardoise fine »), que « répète » « l’arbre de l’école », et que le poète veut transmettre à son tour. Pour que cela soit possible, il se bat et, quand il est emprisonné, il compose des poèmes nourris de ses lectures d’écolier. Jean Cassou se nourrit surtout de la chanson de J.-B. Clément « Le Temps des cerises ». En 1866, il s’agit uniquement d’une chanson sentimentale. Elle porte en elle des souvenirs de printemps et d’amour. Mais, en 1871, elle prend une portée révolutionnaire. Le rouge des cerises évoque aussi le sang des Communards, fusillés en 1871. Jean Cassou se souvient des deux sens : il a la nostalgie des amours passées et l’indignation contre les injustices subies par les Communards. Cela motive doublement son engagement. Enfin, le poème d’Aragon convoque le « long lai des gloires faussées », poème arthurien. Après l’avoir « bu comme un lait glacé », il en reprend le rythme octosyllabique et les images médiévales : « chevalier » (v. 4), « château » (v. 7), « duc » (v. 7). Elles constituent un patrimoine, désormais mis à mal. C’est pourquoi le poème s’achève sur cette apostrophe : « Ô ma France, ô ma délaissée » (v. 17), le « ô » lyrique déplorant la perte du bel autrefois.

2. Les textes sont des chants de révolte et de résistance. À travers le personnage de Gavroche, mort en chantant, Hugo dénonce une société injuste, qui préfère tuer les enfants des barricades plutôt que de partager équitablement ses richesses. L’image de l’enfant blessé à la tête, que l’on retrouve dans « Souvenir de la nuit du 4 », est particulièrement saisissante. Le sang de Vers le bac |

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l’innocent révolte la barricade. Le chant inachevé, arrêté par une seconde balle, confère à la chute de Gavroche une dimension christique. « Le Temps des cerises » prend un sens nouveau en 1871. Toutes les images de blessure (amoureuse) prennent alors un second sens, beaucoup plus tragique. Dans « Le Temps des cerises », l’image « en gouttes de sang » (v. 12) évoque les cerises rouges qui semblent couler des feuilles. Après 1871, le rouge des fruits mûrs, couleur dominante du texte, est aussi celui du sang qui coule, celui des Communards fusillés en mai 1871. L’expression s’est chargée d’une connotation révolutionnaire. Le sens figuré s’ajoute au sens propre, et donne, a posteriori, à cette chanson légère une profondeur politique qu’entend J. Cassou. L’amoureux blessé de la chanson a une « plaie ouverte » en plein cœur. Dans le sonnet de Jean Cassou, on retrouve la même image dès les deux premiers vers : « La plaie que, depuis le temps des cerises, / je garde en mon cœur s’ouvre chaque jour. » La situation historique n’est pas la même : le poème a été composé pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que le poète était au secret. Pourtant, le sens profond est le même : la plaie évoque les souffrances présentes, la nostalgie poignante du passé heureux, et la volonté de conquérir la paix future en se jetant dans l’action. Enfin, le poème d’Aragon reprend les images blessées du lai. Le « duc insensé » (v. 7) peut désigner Hitler ; le « chevalier blessé » (v. 4), l’état-major de l’armée française, et l’« éternelle fiancée » (v. 10), la France. Les « voitures versées » (v. 14) peuvent évoquer la débâcle de l’armée française, vaincue, ou l’exode. « Ô ma France, ô ma délaissée » (v. 17) fait le lien entre autrefois et aujourd’hui.

3. Le sonnet de J. Cassou reprend la chanson de J.-B. Clément. Il emprunte des expressions au « Temps des cerises ». Les deux premiers vers en témoignent : les mots « plaie », « le temps des cerises », « je garde », « cœur » et « s’ouvre » sont directement empruntés à la célèbre chanson (voir question précédente). Les emprunts à la chanson de Jean-Baptiste Clément permettent, dans la première strophe, de réactiver l’image de la plaie ouverte. Cette dernière est développée dans la deuxième strophe, comme le montre, au vers 6, le verbe « saigne[r] ». Le pays saigne « sans cesse en robe

d’amour » (v. 6). Il s’agit d’une variation sur les vers 11 et 12 de la chanson : « Cerises d’amour aux robes pareilles / Tombant sous la feuille en gouttes de sang ». Le souvenir du « pays des toits bleus et des chansons grises » (v. 5) est tellement vif qu’il en devient douloureux. L’allitération en [s] (« qui saignes sans cesse ») permet d’insister phoniquement sur le caractère lancinant de sa souffrance. La mémoire sert donc de matrice au poème de révolte. Mis au secret, J. Cassou a composé de tête, sans papier ni crayon, se servant uniquement de sa mémoire. Ainsi, c’est ce que l’on sait par cœur (au sens plein du terme) qui peut être transmis.

TRAVAUX D’ÉCRITURE Commentaire En 1942, le gouvernement de Vichy multiplie les mesures contre les résistants. Les poètes de la Résistance s’organisent pour prendre part au combat des mots, parfois au péril de leur vie. Le 14 juillet 1943, les Éditions de Minuit, clandestines, publient L’Honneur des poètes, recueil collectif regroupant les œuvres de vingtdeux auteurs, dont Aragon. Dès 1942, ce dernier avait publié Les Yeux d’Elsa, recueil où le fou d’Elsa vénère aussi une autre Dame : la patrie. Le modèle médiéval de l’amour courtois, où le troubadour aime d’un amour secret et désespéré l’épouse du seigneur, inspire au poète une œuvre singulière, à part dans sa création. Dans « C », il met entre parenthèses ses expérimentations surréalistes. Il ressource sa poésie en puisant dans un patrimoine poétique hérité des légendes médiévales arthuriennes. Ces images anciennes lui permettent d’évoquer avec originalité la petite ville des Ponts-de-Cé, traversée par les troupes françaises fuyant l’armée allemande, en 1940. On pourra se demander quel est l’enjeu de ce détour par le passé poétique, héritage que les Français ont reçu en partage comme une richesse commune. Comment les chansons anciennes peuvent-elles nourrir les révoltes contemporaines ? Pour répondre à cette problématique, nous verrons comment la matière médiévale permet de parler discrètement de 1940, en déjouant la censure et en partageant avec le lecteur des références communes. Puis, dans un second temps, comment s’élève une déploration, requiem pour un temps présent.

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1) Le poids des images médiévales a) « Une chanson des temps passés » (v. 3) La situation d’énonciation est la suivante : le personnage traverse Les Ponts-de-Cé, en 1940, petite ville provinciale située au cœur de l’Anjou. C’est le berceau de la langue française. De ce point de vue, « c’est là que tout a commencé ». En période d’occupation allemande, c’est peutêtre là qu’il faut se ressourcer : le poète entend retremper sa poésie aux sources mêmes de la langue et de la culture françaises. Il le confie : « Et j’ai bu comme un lait glacé / Le long lai des gloires faussées » (v. 11-12). Il oublie alors les jeux surréalistes et les expérimentations de l’écriture automatique pour se souvenir avec patriotisme d’un parler originel partagé par tout un peuple. Mais, en 1942, ce parler sonne faux (« faussées »). Revenir là où « tout a commencé », c’est faire retour vers un passé commun détruit, vers une « douceur angevine » (Du Bellay) révolue qu’on se languit de voir refleurir. Revient alors « Une chanson des temps passés ». Qu’évoque sa douce musicalité ? Les seize premiers vers de « C » nous entraînent au Moyen Âge. En témoignent les expressions suivantes : « chevalier » (v. 4), « château » (v. 7), « duc » (v. 7), « Le long lai » (v. 12). La « rose » (v. 5), l’« éternelle fiancée » (v. 10), renvoient à la Dame de la poésie courtoise. b) Des images passées qui dénoncent la violence du présent Pourtant, cet intertexte médiéval n’a rien de riant. Les adjectifs qualificatifs apportent une couleur sombre, violente, qui fait immanquablement songer à la situation de la France contemporaine. L’usage du présent renforce cette hypothèse : la chanson d’autrefois parle aussi d’aujourd’hui. • Une transposition de la situation de la France en 1940 (voir question 2) Le caractère allusif, peut-être pour déjouer la censure, peut-être pour être fidèle à la poésie médiévale fondée sur le secret, présente l’Occupation comme un noir mystère. Pour comprendre le sens de ces allusions : voir question 2. On peut bien sûr compléter ce travail de mise à plat : on relève, aux vers 15 et 16, la poignante paronomase « armes » / « larmes ». Les adjectifs, là encore, éclairent le sens de ces deux noms.

Les « armes désamorcées » sont une allusion à la débâcle de 1940, où la France a rendu les armes. Les « larmes mal effacées » sont celles de la souffrance mais aussi du déshonneur. « Le long lai des gloires faussées » : à commenter. • Une violence qui s’exerce contre des civils incapables de se défendre : le « corsage délacé » (v. 6) est une mention, discrète mais suffisante, des exactions faites aux femmes. Aragon échappe à l’écueil de certaines poésies engagées : la lourdeur. c) La portée de ce choix poétique singulier Aragon revient à la poésie en vers classiques : le retour de la rime favorise la mémorisation de faits dont il faut, impérativement, se souvenir. Plus précisément, il a choisi d’écrire un lai, un poème à forme fixe en octosyllabes ne comportant qu’une seule rime. Son schéma, toujours le même, offre un canevas connu sur lequel il peut broder sur un mode allusif mais transparent. Écrire une poésie simple, accessible à tous, y compris à ceux qui ne goûtent guère la poésie d’avant-garde, est un choix signifiant : la « poésie de guerre » veut avant tout être comprise, retenue, ressentie par tous. On peut donc être sensible à la simplicité – militante – du vocabulaire (à développer). 2) Une poignante déploration a) La plainte, point d’aboutissement du poème Les deux derniers vers sont la clé : ils permettent de faire le lien entre le lai médiéval chargé d’images blessées et la situation de 1940. On comprend qui est la « rose », l’« éternelle fiancée » : c’est la France (voir question 2). S’élève alors une plainte déchirante. En atteste le « Ô » lyrique, repris en anaphore. Le déterminant possessif « ma », lui aussi redoublé, montre l’implication du locuteur et renforce encore la dimension pathétique de la déploration. Enfin, le mot « France » est mis en valeur par la virgule, seul signe de ponctuation de tout le poème. b) Une lancinante sonorité Comme tout lai, le poème comporte une rime unique, ici en [se], comme si le nom de la ville traversée, Les Ponts-de-Cé, avait orienté le travail du poète et donné un titre au poème. On remarque d’ailleurs que le poème commence et s’achève par un même vers, qui met en exergue le nom de la ville : « J’ai traversé les ponts de Cé ». Vers le bac |

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Pourquoi ce choix poétique et sonore ? • C’est l’occasion de faire rimer le nom d’une ville française située au sud de la Loire (ligne de démarcation) avec les souffrances de la guerre (blessé / délacé / insensé / glacé, etc.). Par l’intrication sonore, les deux sont intimement liés. La ville devient emblématique de la France blessée par la défaite. • D’autres jeux sur les sonorités renforcent ce travail : on trouve deux homophones : « lait » (v. 11) et « lai » (v. 12). On relève aussi des allitérations en [s] (« traversé » v. 1, « chanson » v. 3, « sur » v. 5, « corsage » v. 6, sans compter tous les mots placés à la rime), en [l] (« lait glacé » v. 11, « Le long lai des gloires » v. 12, « La Loire » v. 13). On relève, aux vers 15 et 16, une assonance en [a], renforcée par une paronomase (« armes »/« larmes »). Tout le poème devient une pâte sonore, et sa cohérence est renforcée par cette homogénéité phonique. • Le tableau des douleurs prend aussi la forme des « choses vues » (présence de la première personne, témoignage direct rédigé au passé composé). c) Une rime de combat • Le nom de la ville est signifiant : elle devait s’appeler « Les Ponts-de-César ». La légende raconte que le chef gaulois Dumnacus tua l’ouvrier romain qui en gravait le nom dans la pierre. Le cou transpercé d’une flèche, il n’eut pas le temps d’écrire la fin du nom de l’envahisseur. La bourgade s’est alors appelée « Les Ponts-de-Cé » en hommage à la rébellion gauloise. Le vers « C’est là que tout a commencé » peut aussi s’interpréter historiquement : c’est en ce lieu qu’a commencé la résistance, et depuis fort longtemps. • La rime en « C » (et non en César) est une rime de combat. D’ailleurs, Aragon le dit dans la préface aux Yeux d’Elsa : « la rime est l’élément caractéristique qui libère notre poésie de l’emprise romaine ». Conclusion Le poète a traversé le pont : il est entré en résistance, contre tous les César et tous les ducs.

Dissertation 1) Pourquoi chanter la révolte ? a) Pour témoigner On peut commenter le recours à la première personne du singulier : le poète qui dit « je »

propose un témoignage sensible, émouvant. Il ne se tient pas à distance mais vient à la rencontre de ses frères humains : « la place d’un poète, écrit Blaise Cendrars, est parmi les hommes, ses frères, quand cela va mal et que tout croule, l’humanité, la civilisation et le reste ». Il se sent lié aux autres, comme en témoigne cet extrait de « Fragment 128 » de René Char : « Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre. » Et c’est ce lien qui le pousse à trouver des mots « forts comme la folie » pour témoigner. b) Pour dénoncer Les registres satirique, polémique, ironique, peuvent faire des poèmes révoltés des « châtiments ». Ex. : dans Les Châtiments, Hugo fustige Napoléon III et le rend ridicule. Dans la deuxième partie de « Souvenir de la nuit du 4 », l’ironie amère et la dénonciation virulente triomphent. « Monsieur Napoléon, c’est son nom authentique » est une antiphrase : Louis Napoléon Bonaparte s’est paré du nom de son oncle illustre pour revendiquer une grandeur qu’il ne mérite pas. Les accusations peuvent aussi être directes : son goût de l’argent est clairement dénoncé, d’autant qu’il ne sert qu’à satisfaire ses appétits grossiers (le jeu, la table, les femmes), maquillés en rétablissement de l’ordre moral (« par la même occasion il sauve / La famille, l’église et la société »). c) Pour produire un effet sur ses contemporains Les mots ont un pouvoir particulier. Ils sont efficaces à leur façon : ils transmettent la colère, donnent de la force, rassemblent les hommes autour d’un hymne, d’une chanson facile à mémoriser, comme celle de J.-B. Clément. Ex. 1 : « Je hais », dit Pierre Emmanuel et sa colère exhorte à la révolte. Ex. 2 : Lucie Aubrac, dans La Résistance expliquée à mes petits-enfants dit l’importance que prit la poésie pendant les années de guerre : « Que l’on soit libre, arrêté, déporté, ces moments de poésie étaient des temps privilégiés, même hors de France. […] Dans ces moments partagés, nous trouvions notre force. » 2) Une impérieuse nécessité a) Pourquoi des poètes en temps de détresse ? C’est la question que formule l’une des Grandes Élégies de Hölderlin. Pourquoi prendre sa plume plutôt que les armes ? Les mots n’ont-ils pas un pouvoir dérisoire ?

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On peut citer V. Hugo, définissant en ces termes la fonction spécifique du poète : « Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies / Les pieds ici, les yeux ailleurs […] / En tout temps, pareil aux prophètes » Selon lui, ce « rêveur sacré » est capable de pressentir l’avenir et peut servir de phare. On retrouve dans les poèmes de ce corpus la même volonté d’anticiper l’avenir, de l’éclairer. b) L’honneur des poètes Quand l’histoire devient tragique (guerre, injustice, etc.), les poètes doivent écrire une poésie en rapport avec les circonstances : il en va de leur dignité d’hommes. C’est ce qu’écrit Aragon : « refuser la poésie de circonstance, c’est refuser aux poètes […] l’honneur des poètes qui est d’être des hommes ». Paul Éluard, qui a écrit le texte liminaire de L’Honneur des poètes, renchérit : « c’est vers cette action que les poètes à la vue immense sont, un jour ou l’autre, entraînés ». C’est une force qui les entraîne malgré eux ; une nécessité à laquelle ils ne peuvent ni ne veulent se soustraire.

Écriture d’invention La rédaction d’une préface est un exercice fréquemment proposé aux lycéens. Pour mener à bien ce travail, il est essentiel de comprendre plusieurs points : quel est l’objectif de ma préface ? comment l’organiser en parties distinctes ? quel style adopter ? 1. Une préface est un texte court placé en tête d’un ouvrage. Il sert à présenter et défendre l’œuvre auprès du lecteur. Il a donc un objectif clair : indiquer les traits généraux de l’œuvre, donner envie d’aller plus loin dans la lecture. 2. Une préface est construite. Le plan dépend du sujet. Par exemple, une préface à une anthologie de l’Antiquité grecque comportera une présentation générale de la littérature de la Grèce antique. Ici : il faut expliquer, en deux ou trois arguments, pourquoi les poètes s’engagent par les mots (voir piste de corrigé de la dissertation). 3. Le style d’une préface est vif. Il faut susciter l’attention du lecteur, piquer son intérêt, par des questions rhétoriques, par exemple. Dans le cas présent, la préface, qui présente des poèmes de révolte, est elle-même un texte enflammé, militant.

Vers le bac |

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Chapitre

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Formes et genres de l’argumentation Livre de l’élève X p. ›·¤ à §‹‡

Présentation du chapitre X p. ›·‹ Objectifs La présentation anthologique et chronologique vise à faire comprendre et analyser : des débats majeurs sur l’homme et l’humanité dans l’histoire culturelle ; des textes exposant une réflexion universelle sur la condition humaine permettant aux élèves de s’interroger sur leur propre condition ; une approche chronologique qui éclaire les ruptures et le renouvellement de cette réflexion et de ces débats, en fonction des périodes et des contextes historiques et sociaux ; des textes donnant aux élèves les rudiments d’une réflexion anthropologique en offrant une entrée concrète dans l’étude de l’homme ; la façon dont se construisent les argumentations, ainsi que leurs effets sur les destinataires : stratégies de persuasion, moyens d’emporter la conviction, force d’une démonstration ; la diversité des genres argumentatifs : essai, théâtre, conte, poésie, etc.

Organisation La séquence 13 (xvie siècle : Humanisme et humanités) ouvre le chapitre sur un moment clé de la réflexion sur l’homme : le xvie siècle et la Renaissance placent l’homme au centre

du monde. Les représentations du gigantisme ou de la beauté qui reflète l’harmonie du cosmos font renouer l’homme avec son humanité et la confiance dans son génie. À travers des essais, des traités, la fiction et le genre de l’utopie, les auteurs tentent de mettre en valeur dans l’homme son humanité et sa capacité à imposer un humanisme. Montaigne se prend pour propre sujet de ses Essais. Mais tous les hommes sont concernés, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs : les auteurs s’interrogent sur ce qui est commun dans leur humanité, mais aussi sur leurs différences. Pour autant, ils sont bien conscients des pulsions destructrices et d’un équilibre fragile. La séquence 14 (xviie siècle : Plaire et instruire) introduit l’élève dans l’univers de la fable et du conte, où il retrouve La Fontaine, puis Perrault. Le chapitre vise à faire comprendre que, sous la séduction du récit et de la parole, se déguise une vision très critique de l’homme social. Le regard du fabuliste permet une réflexion distanciée sur le système politique, la cour, non sans aller jusqu’à exprimer des inquiétudes et une mise en cause des excès de l’absolutisme. La connaissance des grands auteurs moralistes (La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère) donne les clés culturelles de ce désenchantement sur l’humanité. Les élèves sont alors invités à apprécier l’alliance classique entre plaisir et instruction, les stratégies d’une parole qui tâche de contourner la censure en jouant de l’ambiguïté et de la persuasion, une pensée fragmentée qui dévoile les facettes de cet étrange alliage un peu monstrueux qu’est devenu l’homme social. | 345

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Il faut partir, comme Fénelon le propose, avec Les Aventures de Télémaque, pour se réconcilier avec un idéal. La séquence 15 (xviiie siècle : Les Lumières, une littérature de combat) montre comme l’aspiration au bonheur et à une pensée libre mobilise des écrivains dans un combat contre toutes les formes de l’intolérance religieuse, sociale, politique. La confiance dans les pouvoirs de la raison, de l’esprit et de la gaieté amène à jouer sur des formes du discours et de ton (l’ironie). Mais l’entreprise est sérieuse : l’homme nouveau des Lumières se doit d’édifier une nouvelle représentation du monde et de sa condition à travers le monument de l’Encyclopédie. Entre enthousiasme et déception, coups d’éclat et infortunes (emprisonnement, censure), l’homme de lettres acquiert des fonctions nouvelles : il se mêle aux événements sociaux et politiques ; l’intellectuel devient une figure majeure. Pour autant, la sagesse invite à douter en permanence et à maintenir son esprit en éveil sur les résistances et les obstacles au progrès. Être sensible et de raison, l’homme peut accorder ses facultés, comme en vivre le désaccord. La Révolution française fait triompher les droits de l’homme, tout autant qu’elle sombre dans l’inhumanité. La séquence 16 (xixe-xxie siècles : S’engager pour l’humanité), qui parcourt trois siècles, montre qu’après la Révolution française les auteurs se sont investis dans des combats divers, tout en approfondissant ce qui, au fond, est le socle commun de l’humanité ou d’un humanisme universel. La tribune de l’intellectuel est celle du journal ou des lieux politiques (partis, Assemblée nationale). Les avancées politiques et sociales (lutte contre l’injustice, le système colonial, la discrimination sexuelle) scandent l’écriture de grands textes. L’ouverture sur le monde, entre la découverte de peuples ancestraux et celle de continents (Asie), invite à approfondir le regard sur l’humanité et à appréhender l’altérité relative ou radicale. Mais, l’événement majeur demeure le génocide perpétré lors de la Seconde Guerre mondiale : comment la littérature peut-elle continuer à prendre la parole, comment témoigner, comment continuer à débattre de l’homme après de tels massacres ? La pensée et la littérature sur l’homme doivent s’affronter à l’inhumain et l’innommable, sans pour autant se taire.

Les clés du genre offrent les outils nécessaires pour analyser les textes argumentatifs. Le premier corpus Vers le bac forme un ensemble de questions sur l’exercice de la justice. L’élève sera amené à s’interroger sur l’opposition entre le compromis et l’idéal, mais aussi sur le poids de la parole. Le second corpus Vers le bac élargit la réflexion sur l’homme en abordant la condition féminine, ainsi que la place de l’individu dans la société. Les premières pistes de lecture proposent le célèbre discours « I have a dream ». On pourra le mettre en perspective avec Une tempête d’Aimé Césaire, d’après La Tempête de Shakespeare. Cette œuvre théâtrale définie par son auteur comme une « adaptation pour théâtre nègre », fait d’Ariel un esclave noir, reprenant le discours de Martin Luther King. Caliban lui répond avec les mots de Malcolm X. Les secondes pistes de lecture favorisent l’exploration de mondes possibles : les cités imaginaires hantent la littérature, de Micromégas à La Guerre des étoiles.

Bibliographie – DECLERCQ Gilles, L’Art d’argumenter, Éditions universitaires, 1995. – PERNOT Laurent, La Rhétorique dans l’Antiquité, Le Livre de poche, 2000. – REGGIANI Christelle, Initiation à la Rhétorique, Hachette, 2001. Plus spécifiquement pour la classe de première : – COGEZ Gérard, Les Écrivains voyageurs au XXe siècle, Seuil, 2004. – KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, 1988. – TODOROV Tzvetan, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Robert Laffont, 2008.

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Séquence

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XVIe siècle : Humanisme

et humanités Livre de l’élève X p. ›·› à ∞⁄·

H istoire des arts

Hans Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs, ⁄∞‹∞ X p. ∞‚‚-∞‚⁄ Objectifs – Décrypter les codes du portrait humaniste. – S’initier à la lecture des symboles humanistes dans la peinture.

Portrait de deux humanistes LECTURE DE L’IMAGE 1. Hans Holbein le Jeune peint ici deux hauts dignitaires, Jean de Dinteville, ambassadeur de France en Angleterre, et Georges de Selve, évêque de Lavaur et ambassadeur de l’Empereur romain germanique. Il s’agit du portrait en pied des deux amis. Debout, ils posent, accoudés à un meuble comportant deux étagères, sur lesquelles sont disposés quantité d’objets témoignant de leur richesse, de leur savoir et de leur culture immenses. Leur nombre et leur place centrale qui rejette les deux hommes à droite et à gauche du tableau montrent bien les liens de cette œuvre avec le genre de la nature morte, et plus particulièrement avec la vanité. En effet, quelques objets plus inquiétants, disséminés parmi les symboles de réussite et de gloire, sont les indices d’une réflexion sur la fuite du temps et la mort. La corde brisée du luth en est une illustration. Elle peut faire penser au fil de la vie qui se rompt. Et l’anamorphose du crâne, qui contraste par son sujet et sa position centrale, le psaume de Luther écrit sur le livre ouvert, rappellent au spectateur la fragilité de l’existence et la futilité de leurs aspirations terrestres. 2. La représentation des deux personnages insiste sur leur rang et leur fonction. À gauche,

Jean de Dinteville est habillé d’un riche manteau de fourrure dont la coupe accentue la carrure. Il porte dans sa main droite une dague dans son étui finement travaillé dans un matériau précieux, symbole de sa puissance. Sa tête est couverte d’un chapeau orné de deux broches raffinées. Le noir de son costume tranche avec le rouge de sa chemise. On devine la qualité des tissus lourds et moirés. Sur sa poitrine pend à une lourde chaîne dorée une grosse médaille gravée qui rappelle son appartenance à un ordre de chevalerie (ordre de Saint-Michel). À droite, Georges de Selve porte un habit plus sobre du point de vue des couleurs et des accessoires, mais tout aussi luxueux, comme le révèle son manteau de fourrure. Son col rappelle ses fonctions ecclésiastiques. Il porte des gants dans sa main droite, et sur la tête, une barrette, coiffe carrée réservée aux ecclésiastiques. Dans une posture digne, les deux hommes regardent le spectateur. Tout indique donc ici leur haut rang et leur fort caractère.

3. Le meuble central est constitué de deux étagères qui supportent des objets représentatifs de domaines de savoir variés. Sur l’étagère inférieure, le globe terrestre et le livre de gauche, dont on sait qu’il traite des mathématiques, l’équerre et le compas symbolisent le savoir scientifique, tandis qu’à droite le luth, la partition d’hymnes composées par Luther, et les flûtes désignent la musique, considérée à l’époque comme une branche des mathématiques. Le globe peut apparaître aussi comme une allusion aux empires politiques dont s’occupent précisément les ambassadeurs, et à la récente découverte du Nouveau Monde. Sur l’étagère supérieure, on trouve des objets en rapport avec la connaissance du ciel : des instruments astronomiques et de mesure du temps, en particulier un globe céleste, un astrolabe pour déterminer la position des 13 XVIe siècle : Humanisme et humanités |

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astres, à l’extrême droite sur l’étagère, et des cadrans solaires. Tous ces objets sont représentatifs de l’humanisme : connaissances accrues d’un monde rendu plus vaste par les grandes découvertes, savoirs scientifiques approfondis grâce à de nouveaux instruments, diffusion de la culture avec les livres imprimés, progrès des techniques artistiques et réforme religieuse. Cet ensemble témoigne de la soif de connaissance des humanistes.

4. Certains détails acquièrent une vraie dimension symbolique. Ainsi, le luth, dont l’une des cordes est cassée, révèle que ce monde est loin d’atteindre à l’idéal humaniste souhaité. La corde cassée introduit une dissonance et un défaut dans une représentation qui se voudrait parfaite. Une vue plus détaillée du tableau (via un agrandissement à partir d’internet) révèle que le peintre Hans Holbein le Jeune a placé un crucifix dans le coin gauche du tableau. Cette présence du Christ souffrant et mort contraste avec l’opulence et la magnificence de l’ensemble. Ces deux détails, qui renvoient aux symboles de la dégradation et de la mort, amènent à prendre du recul par rapport à l’idéal humaniste, pour en percevoir les failles et les limites. Note : le tableau n’est pas reproduit intégralement (notamment le coin gauche). Internet permet d’accéder à une image complète. 5. En adoptant un autre angle de vue, on peut corriger la perspective. La mystérieuse figure prend sens et fait apparaître un crâne humain dressé entre les deux personnages et qui semble considérer le spectateur de ses deux orbites. Il donne à la scène une certaine solennité et un sens caché. 6. L’anamorphose du crâne symbolise le sort qui attend aussi bien les deux personnages de la scène que le spectateur du tableau. Quels que soient leur situation, leur richesse et leurs plaisirs, la mort les rend négligeables. Aussi l’homme doit-il, malgré ses bonheurs et ses succès, se préparer de son vivant à affronter le Jugement dernier qui décidera de son sort pour l’éternité. 7. Ce tableau présente tous les caractères d’une vanité car, malgré la présence de deux personnages importants, il représente avant tout des objets inanimés, mis en valeur par leur place et leur nombre. La toile cache par ailleurs un

message secret : memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir »). Elle avertit le spectateur de se préparer à la mort qui l’attend, quelle que soit sa situation dans le monde. Certains éléments la rappellent clairement : le crâne déformé par une anamorphose, et la corde cassée du luth. Tous ces indices nous invitent à méditer sur l’ultime but de notre existence.

ÉCRITURE Vers l’écriture d’invention La consigne donne tous les éléments de contrainte du sujet d’invention. La production s’apparente à un texte de vulgarisation artistique, par sa présentation du tableau d’Holbein et sa « contextualisation ». Mais on attend aussi une dimension plus sensationnelle, par le thème de l’ouvrage d’où est tirée la page à écrire, par le titre que l’on peut imaginer spectaculaire, et par l’analyse de l’anamorphose et de ses effets.

H istoire des arts

L’exaltation du corps humain Livre de l’élève X p. ∞‚¤-∞‚‹ ÉTUDE DE DEUX ŒUVRES X p. ∞‚¤ 1. Les personnages représentés sur le tableau de Léonard de Vinci sont sainte Anne, sa fille Marie et l’Enfant Jésus. Cimabue, quant à lui, représente seulement la Vierge Marie et l’Enfant Jésus, entourés d’anges. Les personnages de Vinci sont représentés de façon réaliste et semblent appartenir au monde humain. À l’inverse, les personnages de Cimabue sont représentés de façon plus codée, et appartiennent clairement au monde divin, comme le prouve l’auréole dorée qui surplombe chaque tête. 2. Dans les deux tableaux, Marie est représentée vêtue de bleu, couleur qui lui est traditionnellement attribuée. Mais Vinci réinterprète de façon réaliste ce bleu mystique. En effet, les

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montagnes de l’horizon et le ciel rappellent la tenue de la Vierge. Les autres couleurs dominantes du tableau sont des couleurs chaudes, dont les nuances s’étendent de la carnation de la peau à la douceur de la terre que les personnages foulent de leurs pieds nus. Le choix des couleurs est très différent dans le tableau de Cimabue, qui privilégie le doré, symbole de la dimension mystique et spirituelle de la scène représentée. Il ne s’agit en aucune façon de représenter la réalité de corps humains, mais il s’agit de donner une interprétation visuelle du monde divin. Alors que l’esthétique de Cimabue, très influencée par la tradition des icônes byzantines, appartient encore au Moyen Âge, le tableau de Vinci appartient clairement à la Renaissance, par le choix d’une représentation réaliste des personnages et du décor où règne la profondeur.

3. Dans le tableau de Vinci, la proportion des corps est conservée, à la différence de l’œuvre de Cimabue dans laquelle Marie a une taille disproportionnée par rapport aux anges. En effet, selon l’esthétique médiévale, la taille du personnage reflète son importance symbolique. L’attitude des corps est également différente. Chez Vinci, tout signifie la tendresse maternelle : sainte Anne porte Marie sur ses genoux, et cette dernière est tout entière penchée vers son fils, qui lui échappe déjà en jouant avec un agneau, symbole du sacrifice pascal à venir. Le regard part avec tendresse de sainte Anne vers Marie, qui regarde son fils, qui la regarde aussi. L’Enfant Jésus chez Vinci est le véritable portrait d’un enfant, représenté dans une attitude enfantine, à la différence de l’Enfant Jésus de Cimabue qui n’a d’enfantin que sa taille réduite. Cette esthétique reflète une approche théologique différente. La démarche de Vinci, dans une perspective proprement humaniste, souligne l’appartenance à l’humanité de ces figures essentielles de la religion chrétienne : Dieu, son fils Jésus, et Marie, qui l’a enfanté. C’est cela qui rend l’humanité si digne.

DES IMAGES AUX TEXTES X p. ∞‚‹

2. De même, dans le tableau La Vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne, Vinci souligne la perfection de ces corps humains en les insérant dans un triangle. 3. Le tableau de Botticelli célèbre le corps de la femme à travers Vénus. La belle sort des eaux entourée de deux divinités et d’un personnage féminin. Le spectateur est frappé par la beauté de cette femme présentée quasiment nue. Le jeu des lumières, en particulier le blanc du corps, la position centrale, son corps et sa nudité mis en valeur dans la coquille, participent de l’idéalisation. Prolongement Montaigne (cf. 4. Réunir l’âme et le corps) entreprend de réhabiliter le corps humain en soulignant sa valeur, dans une perspective proprement humaniste. Au lieu de dévaloriser la beauté comme un élément purement superficiel, il loue son rôle majeur dans les relations humaines et prône l’union de l’âme et du corps, selon une démarche qui ressemble fort à « un esprit sain dans un corps sain ». La beauté et la santé de l’âme doivent donc se refléter dans le soin que l’homme prend de son propre corps. On peut citer, en complément du texte de Montaigne, cet extrait du De la dignité de l’homme, écrit en 1486 par l’humaniste Pic de La Mirandole : « Donc, Il conçut l’homme comme une créature de nature indéterminée et, le plaçant au milieu de l’univers, il lui dit : “[…] Je t’ai placé au centre du monde de sorte que là tu puisses plus aisément observer ce qui est dans le monde. Tu ne participes ni des cieux ni de la terre, tu n’es ni mortel ni immortel afin que, te façonnant toi-même plus librement, tu puisses prendre la forme que tu préféreras. Tu pourras dégénérer et tomber vers les êtres inférieurs qui sont les bêtes ; tu pourras, si tu le décides, te régénérer et monter vers les êtres supérieurs qui sont divins.” »

1. Dans le dessin de Vinci, l’homme s’intègre parfaitement dans deux figures géométriques idéales : le carré et le cercle. C’est un éloge du corps humain car Vinci souligne ainsi la perfection de ses proportions. 13 XVIe siècle : Humanisme et humanités |

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Jean Boccace, Le Décaméron, ⁄‹∞‹ X p. ∞‚›-∞‚∞

Objectifs Le Décaméron raconte la fuite hors de Florence d’un groupe de jeunes nobles. Outre que cette œuvre de Boccace constitue un modèle de récit à enchâssements, le lecteur d’aujourd’hui peut également être sensible à la dimension argumentative de ce genre de nouvelles. Dans l’extrait proposé, la découverte d’un lieu paradisiaque amène Pampinée à instaurer un règlement politique fondé sur la quête du bonheur.

Un nouvel optimisme LECTURE 1. Les personnages de Boccace parviennent à conjurer le pessimisme lié à la peste en se réfugiant dans un cadre isolé. L’éloignement par rapport à Florence est mis en valeur dès le début de l’extrait : « de tous côtés à l’écart de nos routes » (l. 1-2). Le lieu découvert par les jeunes nobles florentins constitue un véritable contrepoint à la cité florentine : de nombreux modalisateurs dénotant un jugement de valeur jalonnent le premier paragraphe (« une cour belle », « d’admirables peintures », « des jardins merveilleux »). 2. Le discours de Dionée donne d’emblée une idée précise des plaisirs recherchés par cette société : « [se] distraire », « rire » et « chanter » (l. 17) doivent devenir les maîtres mots. Tous les personnages semblent au diapason de ce principe de gaieté, comme le souligne le narrateur : « Et Pampinée, comme si elle avait pareillement chassé [ses soucis] ». Le champ lexical du bonheur apparaît donc prépondérant dans ce passage : « c’est dans la joie qu’il nous faut vivre » (l. 22), « notre liesse » (l. 26-27), « vivre en gaieté » (l. 29). 3. Cette petite société correspond à un idéal, comme en attestent le cadre dans lequel elle a trouvé refuge (locus amœnus) et la cohésion qui prévaut entre les individus. Par ailleurs, ces jeunes nobles semblent posséder les plus grandes vertus : Dionée est ainsi « plus que tout autre »

« un jeune homme plaisant et plein d’esprit ». Enfin, on peut être sensible au respect mutuel qui lie les différents personnages : la parenthèse « (dans la mesure, s’entend, où cela sied à votre dignité) » marque bien ce type d’attention.

4. Cet extrait du Décaméron ne fait à aucun moment référence à une transcendance. Au Moyen Âge, la question du bonheur ne peut être pensée sans une référence à Dieu. A contrario, la période de la Renaissance ouvre la voie à une philosophie immanente : l’homme devient le principe de son propre plaisir. Selon l’historien Georges Duby, « l’éthique sexuelle » médiévale se résume à une formule définitive : « le refus du plaisir » (cf. Jacques Le Goff, Un long Moyen Âge). En ce sens, l’extrait de Boccace contredit cette philosophie en affirmant le primat de la joie terrestre. 5. La communauté décide de placer à sa tête un « principal » (l. 28) pour veiller à la bonne harmonie du groupe, car « son unique souci, son unique devoir, sera de [les] disposer à vivre en gaieté » (l. 29). Il a aussi en charge l’organisation de chaque journée : « La personne choisie […] n’aura qu’à ordonner et à disposer selon son gré en quel lieu et de quelle manière il nous faudra vivre » (l. 36-38). Il s’agit donc bien d’une autorité unique et toute-puissante sur chacun : « nous lui porterons honneur et lui obéirons comme à un supérieur » (l. 28). 6. L’autorité prônée par Pampinée se distingue de la hiérarchie féodale par la notion de responsabilité partagée équitablement entre tous les membres du groupe : « je propose que chacun se voie attribuer pendant un jour ce poids et cet honneur » (l. 32-33). Elle inclut par ailleurs aussi bien les hommes que les femmes, situation impossible dans l’organisation féodale, où toute femme dépend d’une autorité masculine. Loin d’écraser l’être humain, cette organisation le libère et lui confie de nouvelles responsabilités, même si elle ne concerne ici qu’une élite qui s’est choisie.

ÉCRITURE Vers l’invention Ce sujet d’invention invite à élaborer un travail préparatoire de recherche. La consigne stipule en effet qu’il faut s’inspirer des « préoccupations et des aspirations des humanistes ».

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L’élève pourra lire avec intérêt le chapitre 57 de Gargantua, « Comment était réglée la vie des Thélémites ». La clause principale « Fais ce que [tu] voudras » sonne comme un impératif de liberté aux accents proches de l’éthique hédoniste prônée par les nobles florentins. Pour rédiger le discours de Pampinée, il est recommandé de mettre en avant des activités collectives, aussi bien ludiques qu’intellectuelles. L’enluminure permet de se représenter la vie à l’unisson qui prévaut dans ce lieu retiré du monde.

Argumentation Ce sujet est formulé de manière à mesurer l’efficacité du discours humaniste. Il serait peu judicieux de n’envisager qu’une réponse positive. L’humaniste, à travers son œuvre, tend à imaginer un rêve de communauté le plus souvent à l’écart de la société : l’abbaye de Thélème chère à Rabelais, l’utopie de Thomas More, ou la petite retraite à la campagne imaginée par Boccace. Les humanistes ne contribuent donc pas directement à l’amélioration de la société. Toutefois, ces refuges imaginaires dessinent en creux une société idéale dont le prince doit s’inspirer dans la réalité. L’élève pourra ainsi montrer, au terme du paragraphe argumenté, la valeur d’exemplum de ces récits (visée d’édification).

¤

Thomas More, L’Utopie, ⁄∞⁄§ X p. ∞‚§-∞‚‡

Objectif Le texte proposé est situé au début du roman. Nous sommes encore dans l’incipit. Il s’agit donc de comprendre comment l’auteur propose un premier portrait assez ironique de personnages qui s’apparentent à des antihéros.

La cité idéale LECTURE 1. Cet extrait correspond à une présentation détaillée de la vie quotidienne des Utopiens. Il s’agit donc d’un texte explicatif : l’auteur y défend un art de vivre en énonçant un certain nombre de prescriptions en rapport avec les

activités des habitants. La structure du texte permet d’identifier deux temps au sein de ce discours : une première partie consacrée au menu de la journée (l. 1-34) ; et une seconde partie indiquant les us et coutumes des Utopiens, eu égard à la « Constitution » qui régit la communauté (l. 35).

2. On peut identifier plusieurs thématiques en suivant l’ordre des paragraphes. Après une entrée en matière marquant la spécificité de l’Utopie (paragraphe 1), Thomas More annonce le plan d’une journée type (paragraphe 2). Les paragraphes 3 et 4 évoquent dans le détail les occupations de la journée. Le paragraphe suivant met en avant une singularité utopienne concernant l’habitation, tandis que le paragraphe 6 évoque les signes extérieurs. Le dernier paragraphe rappelle le primat de la Constitution. 3. Le dernier paragraphe rappelle les valeurs de l’humanisme. L’auteur montre que la Constitution permet une émancipation morale de l’individu : « La Constitution vise uniquement […] à assurer à chaque personne, pour la libération et la culture de son âme […] » (l. 57-60). On peut également relever la diversité des activités proposées, qui correspondent à un idéal humaniste. En définitive, en mettant l’accent sur l’étude et les loisirs, Thomas More définit un modèle d’homme de la Renaissance. 4. La fiction permet de donner vie au programme humaniste. La présentation du quotidien des Utopiens favorise le processus d’identification du lecteur. La récurrence du pronom « on » (valeur inclusive) engage le lecteur à s’immerger dans ce territoire : « on passe une heure à jouer », « On y fait de la musique » (l. 23, 24). Au lieu d’une réflexion abstraite et désincarnée, l’auteur propose ainsi une fiction à même de sensibiliser le lecteur à l’art de vivre humaniste. 5. L’auteur ne cesse de revenir sur son propos pour bien marquer l’opposition entre le monde réel et l’Utopie. Plusieurs passages peuvent être convoqués à l’appui de cette idée : « non pour […] », l. 12 ; l. 25-26. L’auteur rappelle à plusieurs reprises les mauvaises habitudes qu’ont prises les sociétés occidentales : l’oisiveté, les jeux dangereux, ou encore le souci de l’apparence. En exposant ces vices, More valorise les vertus utopiennes. 13 XVIe siècle : Humanisme et humanités |

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6. On peut insister sur le fait que Thomas More fut emprisonné à la tour de Londres, puis exécuté : ces informations biographiques suggèrent la violence implicite de sa critique politique et religieuse du règne d’Henri VIII. Son Utopie, texte argumentatif engagé, est une œuvre de combat.

HISTOIRE DES ARTS Ce tableau de Laurana met en avant le souci de la géométrie et de la structure propre aux artistes de la Renaissance. La Cité idéale présente des édifices sensiblement similaires dans leur rectitude. More traduit ce souci de la symétrie dans son texte en insistant sur la division de la journée (l. 6-10). On peut également supposer que l’édifice circulaire au centre du tableau est un lieu politique (une assemblée) dans la mesure où son architecture se distingue des autres. Dans ce cas, la politique se trouve au centre de la cité. Dans son texte, More valorise également le sens des responsabilités publiques (« on le félicite de son zèle à servir l’État », l. 21-22).

VERS LE BAC Invention Pour réaliser ce travail d’écriture, il convient de respecter le cadre thématique et la contrainte formelle. D’une part, il faut réfléchir à ce que pourrait être une utopie dans le monde d’aujourd’hui ; d’autre part, il convient de respecter une composition du texte semblable à celle de l’extrait. Il est recommandé de dresser, dans un premier temps, un inventaire des inconvénients de la vie moderne ; cela, afin de mettre en avant les avantages de l’utopie. Il est intéressant, à ce titre, de réfléchir au modèle de société actuel : le culte de la performance, le primat des apparences, l’oubli des autres (manque d’altruisme), sont des écueils que les élèves peuvent relever. L’utopie serait alors un monde fondé sur l’égalitarisme, le refus des préjugés et la solidarité.

Dissertation Avant de traiter ce sujet, il est nécessaire de définir la notion d’utopie. L’élève doit insister sur un point : les utopies sont des territoires imaginaires créés de toutes pièces par des écrivains (More, Rabelais ou encore Voltaire avec l’Eldorado). Dans un premier temps, l’élève peut analyser l’utilité de ces nouveaux modèles de société en

montrant que cet idéal est révolutionnaire (rupture avec un état de fait). Dans un second temps, il serait judicieux de nuancer ce propos en considérant que les utopies ne doivent pas être appliquées à la lettre dans la réalité, mais permettent de saisir les limites d’un système politique.

Oral (analyse) La dimension politique est sensible dans l’extrait de More. En effet, plutôt qu’un territoire anarchique (sans pouvoir), « l’Utopie » est une république régie par une institution. Même si Thomas More insiste sur la relativité du pouvoir institutionnel (« La Constitution vise uniquement […] », l. 57), il apparaît évident que l’auteur donne une structure politique à la communauté idéale.



François Rabelais, Pantagruel, ⁄∞‹¤ X p. ∞‚°-∞‚·

Objectifs – Dégager les principes de l’éducation humaniste. – Percevoir les changements de représentation de l’homme dans l’humanisme.

Les principes de l’éducation humaniste LECTURE 1. Gargantua envoie à son fils tout un programme d’études pour faire de lui un homme digne des valeurs humanistes. Cette volonté paternelle transparaît en particulier à travers les moyens liés à l’énonciation et à la modalisation. Tout d’abord, il s’adresse directement à son fils pour lui donner ses recommandations. Il l’interpelle (« Mon fils »), il lui donne des ordres directement (« je t’admoneste », « J’entends et veux », « Continue », « relis »…) à la première personne. Enfin, on peut déceler toute sa subjectivité dans la modalisation. Il commente luimême ses affirmations : « sans lequel c’est une honte de se dire savant » (l. 2). Son jugement transparaît aussi dans l’emploi de modalisateurs.

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Son admiration pour l’imprimerie s’exprime par exemple à travers des adjectifs : « si élégantes et si correctes » (l. 3). Il témoigne aussi de son expérience personnelle (« Je vois les brigands, bourreaux, aventuriers, palefreniers […] », l. 9-11) pour tirer le bilan des progrès de la connaissance. Il n’hésite pas non plus à présenter la nécessité d’équilibrer science et conscience religieuse : « il te faut servir, aimer et craindre Dieu » (l. 42-43).

2. L’énumération des différentes disciplines à travailler donne une dimension encyclopédique aux savoirs que doit étudier Pantagruel. Si on les regroupe par domaines, on peut distinguer les sciences humaines, le droit, les sciences, les activités physiques et la théologie. Gargantua place en tête du programme d’études l’apprentissage des langues. Cependant, il est remarquable qu’il ne s’agisse pas des langues vulgaires, mais des langues savantes, permettant d’accéder aux textes antiques ou sacrés, c’est-à-dire à la source du savoir : « la grecque », « la latine », « l’hébraïque », « la chaldaïque et l’arabe » (l. 15-17). Si les savants humanistes communiquent entre eux en latin, cet apprentissage linguistique débouche aussi sur une initiation stylistique « à l’imitation de Platon et […] de Cicéron » (l. 17-18). L’histoire tient la deuxième place, car elle permet de remonter à l’origine des faits, comme avec la « cosmographie » (l. 19). Le droit est enseigné pour son exemplarité et ses sujets de réflexion (l. 22-23). On note la variété des disciplines scientifiques : mathématiques (l. 19-20), astronomie (l. 21), sciences naturelles (l. 24), médecine (l. 29). L’accumulation traduit la soif de connaissances des savants humanistes, ouverts à tous les savoirs et tolérants par rapport à toutes les civilisations, celles de « l’Orient et de l’Afrique » (l. 28), à l’instar des médecins sollicités : « grecs, arabes, latins, sans mépriser les talmudistes et cabalistes » (l. 29-30). Les activités physiques restent très féodales, « apprendre la chevalerie et les armes » (l. 36-37) pour défendre les biens de son père. Enfin, le jeune homme doit fréquenter régulièrement les textes sacrés et s’y sentir aussi familier qu’un théologien (l. 31-33). 3. Aussi riche soit-il, ce programme d’études révèle l’état des connaissances de la Renaissance, favorisées par la diffusion du livre (« Des impressions si élégantes et si correctes », l. 3). La redécouverte des textes anciens sert de

source à la culture humaniste. Cela n’exclut pas l’ouverture à d’autres civilisations, arabe ou juive par exemple. Les grandes découvertes ouvrent aussi de nouveaux horizons et apportent de nouvelles connaissances. Les sciences naturelles s’enrichissent alors de nouveaux savoirs naturalistes, géographiques, botaniques et minéralogiques, dont témoigne la présentation de Gargantua (l. 24 à 28). Les progrès techniques nécessités par ces voyages lointains favorisent aussi une meilleure connaissance de l’univers. L’astronomie bénéficie ainsi de l’évolution des instruments de mesure et d’observation du ciel, bien loin des superstitions comme « l’astrologie divinatrice » (l. 22). Enfin, l’homme est au cœur de ces connaissances. L’anatomie, « par de fréquentes dissections » (l. 31), permet ici d’en prendre la mesure, car elle donne à comprendre « ce second monde qu’est l’homme » (l. 31). On voit donc bien ici la modernité de ce programme qui conserve cependant quelques traits plus archaïques, en particulier le poids de la religion et de la morale (l. 31-33 ou 41-45) ou le système féodal (l. 36-37). Prolongement On peut comparer la liste des savoirs à l’accumulation des objets scientifiques présents dans le tableau d’Holbein le Jeune (livre de l’élève p. 500). Les deux œuvres témoignent de la même volonté d’exhaustivité : il s’agit de dessiner les limites d’un nouveau territoire, devenu immense, celui des savoirs.

4. Pantagruel est encouragé à passer d’un savoir théorique à l’expérimentation. Il en est ainsi pour l’astronomie ou pour les sciences naturelles, mais surtout pour l’anatomie avec les « dissections ». Enfin, les soutenances publiques (l. 39) et la fréquentation des lettrés (l. 40) constituent elles aussi une autre source de savoirs par les confrontations qu’elles impliquent entre différentes opinions. L’éducation du jeune humaniste provient donc de plusieurs sources et ne se limite plus, comme au Moyen Âge, à la seule parole du maître, mais incite le jeune homme à former par lui-même son sens critique. 5. Par cette formation, le jeune humaniste prépare et enrichit sa vie en société. Il appartient à une vaste communauté de lettrés signalée par Gargantua (« le monde entier est plein de gens savants », l. 5), qui suivent la même démarche 13 XVIe siècle : Humanisme et humanités |

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de formation, fréquentent les mêmes « bibliothèques très amples » (l. 6), communiquent dans les mêmes langues. Cette éducation se présente même comme une condition nécessaire pour la vie sociale : « celui qui ne sera pas bien poli en l’officine de Minerve ne pourra plus se trouver nulle part en société » (l. 8-9). Aussi Gargantua encourage-t-il son fils à cultiver sa vie sociale « en fréquentant les gens lettrés qui sont à Paris et ailleurs » (l. 40). Il s’agit donc d’une véritable internationale des lettres à laquelle Pantagruel est destiné par ce programme d’études.

Averroès, qui apporte au monde occidental les connaissances orientales et musulmanes), voire contemporaines (les peintres, dont lui-même). Deux statues des dieux font enfin allusion aux arts (Apollon) et à la philosophie (Minerve). Le programme proposé est donc aussi varié que celui de Rabelais, mais il met davantage l’accent sur les sources antiques du savoir.

6. Gargantua utilise une devise devenue célèbre : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (l. 42). Il faut comprendre ici que l’accumulation des savoirs est vaine et néfaste si elle n’est pas guidée par le sens moral, ici représenté par la foi en Dieu. Finalement, la science seule ne peut donner la sagesse. La « foi orientée par la charité » (l. 44) donne sens à la connaissance qui ne peut fructifier dans « une âme mauvaise ». Le père recommande donc à son fils de garder intacte sa foi, garante de sa conscience morale : « il te faut servir, aimer et craindre Dieu » (l. 42-43).

Le paragraphe argumentatif peut s’organiser autour de trois points : 1) Un programme d’études encyclopédique qui couvre l’ensemble des connaissances de l’époque. 2) Un apprentissage de la sagesse fondé sur les vertus chrétiennes. 3) Une déclaration de foi dans les valeurs humanistes favorisées par le contexte historique.

Prolongement On peut souligner qu’il s’agit d’une profonde révolution. Auparavant, tout savoir scientifique devait être validé par les théologiens, dont la discipline faisait autorité dans toutes les universités européennes (la Sorbonne, Coimbra). Cette hiérarchie entre science et théologie est bouleversée, au profit d’une relation d’égalité, ou, à tout le moins, plus équilibrée.

HISTOIRE DES ARTS L’École d’Athènes met en scène des philosophes accompagnés de leurs disciples. Le peintre y regroupe les savants les plus illustres de l’Antiquité et quelques continuateurs. Les philosophes constituent le groupe le plus important, révélant la place de cette discipline aux yeux du peintre. Aristote et Platon tiennent d’ailleurs la place centrale de la scène. Cependant, d’autres domaines sont aussi représentés : les mathématiques (Pythagore ou Euclide), la géographie (Ptolémée), l’astronomie (Zoroastre), l’art militaire (Alcibiade) Le peintre introduit aussi des figures plus modernes (comme

ÉCRITURE Argumentation

VERS LE BAC Commentaire Les axes pourront être développés de la façon suivante : A/ Une lettre à valeur éducative : « Tu seras un homme, mon fils » a) Une lettre très personnelle, celle d’un père aimant et bienveillant, à son fils b) Une lettre de recommandations, pour inciter le fils à devenir un homme digne de ce nom c) Un texte didactique et injonctif, marqué par la forte implication de son locuteur B/ Un projet humaniste universel a) Un programme d’études encyclopédique b) Une pédagogie équilibrée entre savoirs théoriques et expérimentations, entre science et conscience religieuse c) Une illustration idéale des valeurs humanistes

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François Rabelais, Gargantua, ⁄∞‹› X p. ∞⁄‚-∞⁄⁄

Une utopie humaniste LECTURE 1. Thomas More invente le mot « utopie » à partir de mots grecs en jouant sur la polysémie du préfixe. Si la racine « topos » désigne le lieu, le préfixe vient à la fois de la négation grecque « ou » (lieu qui n’est pas, qui n’existe pas) et de l’adverbe « eu » (bon lieu). Le néologisme désigne donc un lieu imaginaire et un monde idéal, par son régime politique, son organisation sociale et l’harmonie régnant entre ses membres. 2. La société décrite par Rabelais répond bien à la définition de l’utopie. Tout, dans l’organisation politique et sociale, fonctionne au mieux pour le plus grand bonheur de chacun. À Thélème, c’est l’absence de cadre rigide qui permet la réalisation de soi (« Toute leur vie était ordonnée non selon des lois, des statuts ou des règles », l. 1), car la vertu naturelle devient « un aiguillon, qui les pousse toujours à la vertu et les éloigne du vice » (l. 7-8). Par ailleurs, un souci des autres dirige la vie à Thélème, car tous veulent faire « ce qu’ils [voient] faire plaisir à un seul » (l. 14). Les occupations semblent toujours collectives dans le texte de Rabelais, comme le montre l’abondance du pronom personnel de la troisième personne du pluriel, « ils ». Ce monde imaginé par Rabelais est donc idéal, mais aussi idéaliste, dans la mesure où il se fonde sur l’adhésion la plus complète de chacun de ses membres à ce système, la foi dans la bonté innée de l’homme et l’absence totale d’individualisme. 3. Dans cette utopie, les Thélémites partagent un même idéal de liberté et vivent sans « lois », « statuts » ou « règles » (l. 1). La devise de l’abbaye, « Fais ce que voudras » (l. 6) tient lieu de règle de vie. Libérés de toute forme de contrainte, les moines vivent harmonieusement en liberté. Pour autant, les Thélémites ne sont pas individualistes. Au contraire, ils partagent leurs plaisirs (l. 13-19). Le texte précise qu’il arrive parfois que l’amitié qui naît à l’abbaye se poursuit à l’extérieur dans le mariage (l. 31).

4. À Thélème, hommes et femmes participent également au bon fonctionnement de la société : aucun détail n’est donné sur la vie matérielle de la communauté, qui semble se dérouler par elle-même. « Ils se levaient quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, et dormaient quand le désir leur en venait » (l. 2-4). Les membres de cette communauté appartiennent tous à la noblesse de type féodal avec ses « chevaliers si vaillants » (l. 22) et ses « dames » (l. 29). Il n’y est pas question de travail. Les Thélémites s’adonnent à de nombreuses activités telles que la musique et les jeux. S’y ajoutent les occupations de la noblesse contemporaine : la chasse pour les hommes (16-19) ainsi que les combats chevaleresques (l. 22-24), les travaux d’aiguilles pour les dames (l. 25) et la conduite de leur maisonnée. 5. La distinction entre le bien et le mal est essentielle dans cette société, car elle fonde l’harmonie qui y règne. Dans l’abbaye de Thélème, les hommes sont naturellement bons, car ils possèdent en eux-mêmes « cette noble inclination par laquelle ils tend[ent] librement à la vertu » (l. 10), du moment qu’ils sont des « gens libres, bien nés et bien éduqués, vivant en bonne compagnie » (l. 6-7). Qu’elle soit enseignée ou naturelle, la vertu remplace dans cette société idéale les liens féodaux et l’appartenance aux ordres. 6. L’éducation dans cette société est inspirée par l’idéal humaniste, marqué par la soif de connaissances. Ainsi, à Thélème, « il n’y avait parmi eux homme ni femme qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues et y composer, tant en vers qu’en prose » (l. 20-22). Les connaissances, certes variées, font alterner formation féodale (combat, maniement des armes) et éducation humaniste (lecture/écriture pour tous, musique, apprentissage des langues). 7. Toute évocation utopique présente une visée argumentative, car elle remet en question le monde dans lequel son auteur vit. Rabelais porte indirectement un regard critique sur la société de son temps, si différente de son utopie. Il dénonce ainsi un fondement social, le mariage arrangé, pour défendre le mariage d’amour, où la femme a son mot à dire dans le choix de son partenaire. Chacun « emmenait avec lui une 13 XVIe siècle : Humanisme et humanités |

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des dames, celle qui l’aurait choisi pour chevalier servant » (l. 28-29). Rabelais critique également l’éducation de son temps, fondée sur la contrainte, reniée par la clause principale de Thélème (« Fais ce que voudras », l. 6). Au-delà d’une description plaisante, l’utopie a donc bien une vocation critique.

HISTOIRE DES ARTS La consigne invite à comparer différentes sociétés utopiques et à les confronter au texte source de Rabelais et au texte de Thomas More. Il s’agit donc, pour l’exemple choisi, de repérer à la fois les causes de l’insatisfaction de l’auteur et les modalités de transformation du réel (progrès techniques menaçants, découverte de cultures nouvelles, crises sociales et politiques…) pour les ramener à l’origine du genre.

1) L’utopie, un lieu irréel et imaginaire. L’utopie est un monde imaginaire, qui ne tient pas compte des contingences du monde réel ni du mal qui habite le cœur humain. Sa réalisation complète irait tellement contre la nature humaine qu’elle ne pourrait se faire sans violence. Elle deviendrait une « contre-utopie » (voir 1984 ou Le Meilleur des mondes). 2) L’utopie, un lieu idéal. Pourtant, l’utopie a le mérite de présenter un idéal. Il sert de point de repère aux hommes de bonne volonté et, en cela, l’utopie est un modèle. 3) L’utopie, le miroir inversé du monde réel. L’utopie, apologue virulent, est une critique de la société réelle. Elle fait prendre conscience des imperfections du monde dans lequel nous vivons.

VERS LE BAC Question sur un corpus La réponse vise à montrer comment les deux textes présentent une société idéale inspirée par l’humanisme. Elle peut développer les trois arguments suivants : 1) Les deux textes présentent une société idéale : plus juste, mieux organisée, qui vise à faire le bonheur de chacun. 2) Les deux auteurs proclament leur foi en une humanité régénérée par l’éducation, la liberté, la sagesse naturelle. 3) Les deux textes, miroirs inversés de la société où vivent les deux auteurs, ont une visée critique virulente.



Dissertation

La France, déchirée par les luttes fratricides

On attend ici un plan dialectique qui « réfléchisse » sur les effets et les limites de l’utopie. On pourra suivre ces trois axes : 1) Toute utopie peut contribuer à améliorer la société réelle, car elle présente un monde idéal, modèle à suivre pour l’organisation politique, sociale et morale. 2) Elle fait aussi prendre conscience des imperfections du monde dans lequel nous vivons. 3) Mais elle se sait difficilement applicable, car, située dans un monde imaginaire, et figée, elle ne tient pas compte des contingences du monde réel et présuppose la bonté de l’être humain. On peut aussi, en fonction des idées de chaque élève, proposer un plan un peu différent :

Pierre de Ronsard, Discours des misères de ce temps, ⁄∞§¤ X p. ∞⁄¤

Objectif – Comprendre l’évolution du courant humaniste et sa remise en cause par les guerres de Religion. – Étudier les enjeux et les caractéristiques de l’engagement des poètes humanistes.

LECTURE 1. Cet événement est lié aux guerres de Religion qui déchirent la France dans la seconde moitié du xvie siècle. Le 1er mars 1562, cinq cents protestants qui célèbrent leur culte à Wassy sont violemment expulsés du lieu de cérémonie par des catholiques en armes. Une vingtaine de protestants sont tués, et une centaine, blessés. Ce massacre est considéré comme le début des guerres de Religion. Huit conflits se succèdent, opposant catholiques et protestants, avec des périodes inégales de paix, jusqu’en 1598, lorsque est signé l’édit de Nantes.

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2. Dans son poème, Ronsard prend parti pour les catholiques. La figure de l’allégorie se retrouve chez Ronsard sous la forme de figures mythologiques. L’auteur s’appuie sur sa culture de l’Antiquité pour parodier un des amours mythologiques de Jupiter. Il y traite le thème de la démesure humaine réduite à néant par la colère d’un dieu, « fâché contre la race des hommes » (v. 7-8). Jupiter reproche en effet aux hommes de vouloir « savoir / Les hauts secrets divins que l’homme ne doit voir » (v. 9-10). Aussi leur fait-il un cadeau empoisonné en concevant son instrument de vengeance. Du viol de « Dame Présomption » naît « l’Opinion, peste du genre humain » (v. 14), dont le portrait inquiétant est dépeint par le poète. Le champ lexical du mal domine l’ensemble de la description : « orgueil », « folle », « erreur », « vaine affection », « ambition ». Ses menaces apparaissent d’autant plus pernicieuses qu’elles restent souterraines, au fond de son cœur « couvé de vaine affection », sous une posture faussement modeste (« cachait l’ambition »). La comparaison avec la Sirène vient renforcer son image de destructrice. Il semble impossible de parer ses attaques, tant elle est rapide (« Légère elle portait des ailes sur le dos », v. 25) et discrète (« Afin qu’à son marcher on ne la pût entendre », v. 28). C’est elle qui est l’inspiratrice de la Réforme, brouillant l’interprétation des textes sacrés et provoquant la discorde. Le poète joue donc ici de sa culture humaniste pour expliquer l’origine des guerres de Religion. Il présente d’abord le protestantisme comme une menace pour l’autorité royale, et en particulier « l’honneur, et le sceptre de la France » (v. 3). Les contestations des protestants, quand elles envahissent l’espace public, remettent en question la stabilité politique, alors que le trône « avait pris accroissance » (v. 4). La comparaison avec la chute de la « grande roche » (v. 6) confirme les périls d’une guerre d’« opinions ». Le pouvoir royal est donc mis à mal, « bronché contre bas » (v. 6), au risque de provoquer un chaos politique et social. Aussi les « Théologiens », terme qui désigne en particulier Luther et Calvin, sont-ils montrés comme les responsables des désordres et du massacre de Wassy par leur manque de discernement : « brouilla leurs courages / Par la diversité de cent nouveaux passages » (v. 31-32). Les morts apparaissent dès lors comme une juste punition d’une ambition

démesurée, celle d’avoir voulu surpasser et transgresser les dogmes catholiques, « d’avoir échellé comme Géants les cieux » (v. 34). Pour le faire comprendre, le poète recourt à un apologue mythologique qui explique les véritables motivations des chefs protestants guidés par « Présomption » (v. 12) et « « Opinion » (v. 14), toutes deux sources de discordes. Les protestants apparaissent donc comme coupables des divisions amorales. Plusieurs procédés rendent cette scène vivante et visuelle. Tout d’abord, la personnification en elle-même de la contestation religieuse protestante et de la France. Opinion est alors dotée d’une histoire humaine (« Cuider en fut nourrice », v. 15), possède « un pauvre habit » (v. 22), est dotée d’un corps parfait, « comme d’une Sirène », et finit par « se loger […] Dedans le cabinet des Théologiens » (v. 29-30).

§

Ambroise Paré, Des monstres et prodiges, ⁄∞‡‹ X p. ∞⁄‹

Objectif Ce texte d’Ambroise Paré permet de s’interroger sur la notion discutable de norme. L’enjeu est d’amener l’élève à réfléchir sur la question de l’humanité dans une perspective scientifique. L’exemple du monstre identifie une problématique essentielle de l’anthropologie : peut-on donner des limites à la notion d’humanité ?

Deux visions de l’homme LECTURE Dans son texte, Ambroise Paré utilise des arguments que l’on peut juger fallacieux. Dans le deuxième paragraphe, il utilise un argument d’autorité pour prouver l’existence des monstres : en effet, il s’appuie sur le texte biblique (« comme il est écrit dans le livre d’Esdras le Prophète ») pour justifier sa thèse. Dans le troisième paragraphe, il établit un rapport de cause 13 XVIe siècle : Humanisme et humanités |

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à effet entre deux événements : une guerre et la naissance d’un monstre. Le lecteur peut trouver suspecte la stratégie argumentative de Paré, qui escamote toute démonstration rationnelle.



Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, ⁄∞‡° X p. ∞⁄›-∞⁄∞

Objectif Ce passage de l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry montre un sauvage débarrassé de toute forme de « folklore ». L’objectif est donc d’étudier dans le détail de la lettre le travail de sape auquel se livre l’auteur afin de donner à voir le corps du sauvage dans son authenticité.

Le corps du sauvage LECTURE 1. Jean de Léry décrit les Sauvages en suivant un ordre logique. Chaque paragraphe correspond à une visée précise : du début du texte à la ligne 21, l’auteur se consacre à une description minutieuse du corps des Sauvages, puis de la ligne 22 à la ligne 24, il fait allusion à leur « couleur naturelle ». Entre les lignes 25 et 40, il propose un développement sur leur nudité. Enfin, le dernier paragraphe est une analyse de la scarification propre aux Sauvages. Cette structure du texte est rendue possible par la récurrence de connecteurs argumentatifs (« En premier lieu donc » ; « Quant à… » ; « Outreplus ») garantissant la progression du raisonnement. Certaines propositions incidentes font référence de manière plus explicite au caractère démonstratif de cette description : « comme je le montrerai encore plus amplement après » (l. 15). 2. De multiples passages mettent en exergue la dimension testimoniale de ce récit. Dès le début de l’extrait, l’auteur rappelle qu’il a vécu auprès des Tupinambas (l. 3). À plusieurs reprises, Jean de Léry met en évidence la légitimité que lui donne le privilège d’avoir vu les Sauvages. À la ligne 25, la longue apposition en début de phrase

permet de signaler implicitement le crédit dont jouit l’auteur en qualité de témoin (à la différence d’André Thevet, cosmographe du Roi, qui ne s’est jamais rendu sur place pour authentifier ses analyses).

3. Dans l’imaginaire européen, la nudité symbolise un interdit (référence au péché originel), qui semble inconnu des peuples sauvages : dans cet extrait, l’auteur y fait allusion de manière explicite : « sans montrer aucun signe d’en avoir honte ni vergogne » (l. 27). La nudité physique du Sauvage traduit plus largement sa virginité : il n’a pas connaissance des vices et des mauvaises passions, à la différence de l’Européen (l. 19-21). 4. Jean de Léry conteste la vision stéréotypée des Sauvages que peuvent avoir les Européens. Il remet ainsi en question plusieurs légendes qui circulent dans la France de l’époque par voie d’imprimerie. Le préjugé de l’apparence physique apparaît comme le plus tenace. De la ligne 4 à la ligne 8, Léry utilise des tournures négatives pour faire entendre des idées préconçues, qu’il fustige donc de manière implicite : les « Tupinambas […] n’étant point plus grands, plus gros, ou plus petits de stature que nous sommes en l’Europe ». Plus loin, il fait référence de manière plus explicite à ces a priori : « Cependant tant s’en faut, comme aucuns pensent, et d’autres le veulent faire croire, qu’ils soient velus ni couverts de leurs poils. » En définitive, l’œuvre de Léry s’apparente à une entreprise de démystification : le Sauvage est un être humain à part entière, et non plus une race à part tenant du monstre et de l’animal. 5. L’exposé sur un auteur est un travail difficile, dans la mesure où il faut éviter certains écueils : le plan « 1) Sa vie ; 2) Son œuvre » apparaît par exemple peu judicieux, étant donné qu’il peut s’appliquer à tout écrivain. Il est préférable d’organiser son exposé par thèmes, tout en rappelant en introduction quelques données biographiques essentielles (dates de naissance et de mort, événements cruciaux de la vie de l’auteur…). La problématique est donnée dans la consigne : il suffit donc de la reformuler. Nous proposons le plan suivant : 1) Jean de Léry et le projet de la France antarctique 2) Voir puis savoir : le témoignage authentique et le refus du dogmatisme.

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3) De Jean de Léry à Claude Lévi-Strauss : vers l’anthropologie.

HISTOIRE DES ARTS Bartolomé de Las Casas est un prêtre dominicain espagnol qui a défendu les Indiens en refusant de les assimiler à des sous-hommes. Il participe à la célèbre « controverse de Valladolid » en osant défier le pouvoir espagnol (Conseil des Indes) : il déclare notamment que les guerres dans le Nouveau Monde ont été injustes et cruelles. Sur ce photogramme de La Controverse de Valladolid, les Indiens se tenant à gauche et à droite de Bartolomé de Las Casas semblent soumis et intimidés par la personne qui se tient devant eux (hors champ, donc) : ils baissent la tête et se protègent dans les bras du prêtre dominicain. L’Indien qui se trouve à l’extrême droite de l’image paraît moins résigné, comme s’il souhaitait défier son adversaire. Bartolomé de Las Casas n’est pas un ennemi de la cause indienne : il apparaît proche des Indiens, dans la situation du protecteur.

ÉCRITURE Vers le commentaire Nous proposons un paragraphe de commentaire : I Le Sauvage, miroir inversé de l’Européen 1) Un réquisitoire à l’encontre des Européens Tout au long de cet extrait, Jean de Léry construit un réquisitoire à l’encontre des Européens. [La première phrase rappelle la thèse, autrement dit le titre de la sous-partie.] Il procède en suivant un mode d’argumentation indirect : l’éloge des Sauvages peut se lire comme un blâme des civilisations européennes. L’auteur utilise, pour ce faire, force phrases négatives pour donner à voir la barbarie des Européens. [Explication de la thèse : argumentation.] Les hyperboles abondent pour persuader le lecteur de la cruauté des peuples dits « civilisés » ; de la ligne 14 à la ligne 21, le procédé de l’accumulation est utilisé à cet effet : « qui nous rongent les os, sucent la moelle, atténuent le corps, et consument l’esprit » ou, plus loin, « à savoir, en la défiance, en l’avarice qui en procède, aux procès et brouilleries, en l’envie et ambition ». [Analyse d’un procédé et citations.] L’acte d’accusation apparaît d’autant plus solide qu’il se présente sous la forme d’une énumération de vices. [Bilan de la sous-partie.]

VERS LE BAC Question sur un corpus Pour répondre à cette question, il est nécessaire de repérer des idées communes. Nous proposons un plan dialectique : 1) L’éloge du Sauvage 2) Le blâme des nations européennes 3) De la relativité de la norme humaine

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Michel de Montaigne, Les Essais, ⁄∞·∞ X p. ∞⁄§-∞⁄‡

Objectifs – L’enjeu est d’abord de réfléchir au regard posé par Montaigne sur les sauvages à travers le récit d’un épisode incontournable de leur vie sociale : l’acte cannibale. L’ambiguïté de son point de vue s’exprime dans les inflexions propres au genre de l’essai. – L’élève pourra également étudier le mode d’argumentation propre au XVIe siècle : dans cette perspective, il sera intéressant d’analyser comment Montaigne parvient à convaincre son lecteur, et comment, plus largement, il légitime sa propre réflexion.

Le cannibalisme, entre humanité et inhumanité LECTURE 1. Montaigne adopte un mode de raisonnement inductif : après avoir fait le récit des combats entre peuples sauvages, il en vient progressivement à l’énoncé de sa thèse. Ainsi, le récit du rituel cannibale amène Montaigne à un constat paradoxal : « Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir […] : c’est pour manifester une très grande vengeance. » Refusant de réduire les violences de ces peuples à des actions barbares, l’auteur leur confère une dimension symbolique et morale. 2. En recourant à Chrysippe et à Zénon (l. 32-38), Montaigne donne une légitimité à sa thèse. Ce procédé est courant à la Renaissance : 13 XVIe siècle : Humanisme et humanités |

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la référence aux auteurs antiques permet d’assurer la validité d’un propos qui ne doit pas émaner d’une simple personne mais doit trouver sa source dans une tradition littéraire. Grâce à l’utilisation de cet argument d’autorité, Montaigne démontre que l’anthropophagie est une pratique noble.

3. L’auteur décrit l’acte cannibale de la ligne 5 à la ligne 14. Après avoir constaté la violence des combats entre peuples sauvages (l. 1-5), Montaigne relate les différentes étapes menant à l’exécution des prisonniers. Le lecteur apprend que ces derniers sont accueillis (« Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers », l. 6-7), avant d’être assaillis des coups de la communauté. Le massacre des prisonniers, pour être brutal, n’en suit pas moins un protocole précis et rigoureux : loin d’être un acte dicté par un besoin vital, il s’agit d’un rituel social (« une grande assemblée » se réunit ; s’ensuit le partage de la victime entre tous les cannibales). 4. Dans les sociétés grecque et romaine, le barbare est l’étranger (< barbarus). Dans cet extrait « Des cannibales », Montaigne remet en question l’opposition traditionnelle entre société civilisée et société barbare. Selon lui, la barbarie est un vice présent aussi bien chez les peuples sauvages que chez les Européens : « Je ne suis pas fâché que nous soulignions l’horreur barbare qu’il y a dans une telle action, mais plutôt du fait que, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles à l’égard des nôtres. » (l. 24-26.) 5. Montaigne insiste sur le caractère déroutant de la guerre entre les cannibales. À la ligne 4, il introduit son point de vue par le biais d’un modalisateur : « C’est une chose étonnante que la dureté de leurs combats. » Plus généralement, Montaigne formule à plusieurs endroits une réflexion personnelle (l. 14-15 ; l. 26 ; l. 43-44), parfois en s’exprimant à la première personne. Ces discours explicites marquent le cheminement de la réflexion de l’auteur : cet extrait peut ainsi se lire comme une page d’« essai ». 6. La réflexion de Montaigne sur les cannibales s’inscrit dans le contexte des guerres de Religion qui déchirent alors la France (1562-1598). Ces circonstances amènent l’essayiste à relativiser la barbarie des cannibales. Entre les lignes 26 et 31, l’opposition entre Européens et sauvages s’expose par le biais de termes antithétiques : le

massacre de l’« homme vivant » s’oppose à celui d’un homme « mort », tandis que la cruauté des guerres civiles est rendue sensible par un « faux parallélisme » qui laisse entendre une nouvelle hiérarchie entre les civilisations (d’un côté, « faire rôtir petit à petit, […] faire mordre et tuer par les chiens et les pourceaux » ; de l’autre, « le rôtir et manger après qu’il est trépassé »).

HISTOIRE DES ARTS Ce tableau de Gallo Gallina intitulé « Indiens du Pérou faisant un sacrifice » fait écho à la onzième station du Christ : la crucifixion. Le prisonnier est outragé à la manière de Jésus (Évangile selon saint Matthieu, 27, 39). De plus, la position du sacrifié et la présence de plusieurs personnes au pied de la croix rapprochent ce tableau d’une crucifixion. Enfin, à l’arrière-plan, les montagnes rappellent le mont Golgotha où s’est déroulée la scène de la crucifixion.

VERS LE BAC Dissertation Ce sujet invite à réfléchir sur une opposition classique entre le barbare et le civilisé. Il est nécessaire de proposer un développement dialectique permettant de saisir la complexité de ce rapport. 1) Les peuples barbares ont des coutumes déroutantes qui montrent la diversité des comportements humains. Les frontières de l’humanité se trouvent ainsi repoussées. 2) La distinction barbare/civilisé devient ténue dès lors qu’on constate que les vices et les vertus sont partagés par l’humanité tout entière. L’ouverture aux cultures sauvages invite donc à remettre en question une vision ethnocentrique.

Oral (analyse) Pour répondre à la question posée, il est nécessaire de définir le terme clé de la consigne. La réponse s’organise en fonction des différents sens que l’on peut donner à ce mot, du plus évident au plus abstrait. Il est ainsi possible d’envisager une réponse en deux temps : 1) Humanité = absence de barbarie. Reformulation de la thèse de Montaigne : le cannibale n’accomplit pas un acte pulsionnel et instinctif mais un rituel social et culturel. 2) Humanité = esprit rationnel. Les différentes étapes nécessaires à l’acte cannibale montrent

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que cette activité est préméditée, pensée, qu’elle obéit à une logique. En conclusion, il serait habile de mettre en évidence le paradoxe auquel aboutit Montaigne : l’humanité est une norme discutable et relative.

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Michel de Montaigne, Les Essais, ⁄∞8¤ X p. ∞⁄8

Objectifs Ce texte doit être lu en écho à celui d’Ambroise Paré (p. 513) : Montaigne critique les études scientifiques qui faisaient florès à l’époque. Le monstre était considéré comme une erreur de la nature, le symbole d’un malheur à venir. À l’opposé de ces prophéties irrationnelles, l’auteur des Essais donne une humanité aux monstres.

La « norme » humaine LECTURE 1. Paré et Montaigne font tous deux référence à Dieu pour expliquer le phénomène des monstres. Néanmoins, leur vision du jugement divin diffère. Paré explique l’origine des monstres en les rattachant à la colère de Dieu : la naissance du monstre est un signe de malédiction qui ne doit rien au hasard, comme le suggèrent les lignes 10 à 15. Le monstre est une erreur de la nature dont la cause est identifiable (« les femmes souillées de sang menstruel engendreront des monstres », l. 15-17). Le « Dieu » de Montaigne apparaît, a contrario, bienveillant et plein de bonté : la monstruosité n’est pas un signe prophétique mais la preuve que l’humanité est plurielle. 2. Dans le premier paragraphe, Montaigne ne révèle que progressivement la monstruosité de l’enfant. Il met d’abord en valeur son humanité en usant d’une comparaison (« comme les autres enfants de même âge », l. 4-5) et d’un euphémisme pour atténuer la vérité (« ses cris semblaient bien avoir quelque chose de particulier », l. 5-6). Montaigne montre également que le monstre est un homme en déclarant

que nul n’est en mesure de décréter une norme d’humanité. En affirmant la toute-puissance du jugement divin, l’auteur des Essais dénonce l’opinion a fortiori réductrice des hommes.

3. Selon Montaigne, la coutume est « la reine et l’impératrice du monde » (Essais, I, 23). Elle se définit comme un usage transmis de génération en génération. Dans l’extrait, l’auteur remet en question la validité de cette habitude de manière implicite, par le biais de la citation de Cicéron : « Ce que [l’homme] voit fréquemment ne l’étonne pas, même s’il en ignore la cause » (l. 18-19). La concession suggère les limites d’un jugement uniquement fondé sur l’expérience. 4. Dans ce texte, Montaigne met en garde le lecteur contre toute forme de préjugé concernant les monstres. Ce faisant, il encourage tout un chacun à exercer une liberté de pensée débarrassée de tout a priori. Plus précisément, Montaigne incite le lecteur à réévaluer la réalité qui l’entoure en favorisant une démarche intellectuelle humaniste fondée sur l’ouverture d’esprit et la tolérance. L’injonction finale peut ainsi être lue dans ce sens (l. 22-24).

VERS LE BAC Invention L’élève peut revenir dans un premier temps sur les présupposés de la consigne. Le genre du dialogue : la consigne précise que l’échange entre Montaigne et Ambroise Paré doit prendre la forme du dialogue. Courant au xviiie siècle (Crébillon, Diderot), le dialogue se distingue d’une pièce de théâtre dans la mesure où la conversation entre deux personnages peut parfois être ponctuée d’interventions du narrateur. La tonalité polémique : le dialogue doit permettre de mettre en valeur deux idéologies en opposition. L’élève pourra être amené à employer différentes stratégies argumentatives pour manifester une objection. Le raisonnement concessif peut s’avérer un moyen habile d’engager la controverse (« Même si »). La vision du monstre : il faut mettre en valeur les deux définitions contraires de Paré et de Montaigne. Selon Paré, le monstre est un symbole maudit, un châtiment divin, tandis que, pour Montaigne, il est un être humain dont la seule différence tient à l’apparence physique. 13 XVIe siècle : Humanisme et humanités |

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L’homme : il est possible dès lors de faire comprendre la vision de l’humanité que sous-entend ce discours sur le monstre. Il serait alors judicieux que l’élève produise un long discours de Montaigne développant les notions de tolérance et de norme relative.

Oral (entretien) Le discours de Montaigne permet d’établir un rapprochement entre le monstre et le sauvage : il s’agit de deux êtres dont le statut même d’humain se trouve contesté. L’étude de ces deux types donne l’occasion à l’auteur de démontrer la relativité des coutumes.

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Michel de Montaigne, Les Essais, ⁄∞·∞ X p. ∞⁄·

Les Essais et la peinture du moi : un autoportrait littéraire LECTURE 1. On trouve dans cet extrait de nombreuses métaphores empruntées à la peinture et à la sculpture. Le nom « portrait » (l. 3) ou le verbe « peindre » (de l’« Avertissement au lecteur ») (l. 5) jouent de leur ambiguïté entre peinture et écriture. Mais le philosophe fait aussi référence aux techniques mêmes de ces deux arts. Ainsi reprend-il la technique du modelage (« Moulant ce portrait sur moi-même », « me façonner et mettre de l’ordre en moi »), qui, à la Renaissance, précède le moulage (« le modèle s’est affermi », l. 4) et la fonte de la statue (« formé lui-même », « pour extraire cette image »). La métaphore lui permet ainsi d’insister sur la difficulté de son entreprise et sa durée dans le temps. De la même manière, il recourt aux procédés picturaux pour tirer un bilan de son autoportrait : « je me suis peint intérieurement de couleurs plus nettes que ne l’étaient celles que j’avais d’abord » (l. 5-6). Ces références à deux autres arts éclairent les intentions du philosophe et inscrivent sa démarche dans une évolution artistique du xvie siècle, la naissance et le

développement des « arts de soi » dans l’autobiographie et l’autoportrait.

2. L’adjectif « consubstantiel » est formé de deux éléments. Sa racine « substance » se rapporte à la nature de quelque chose ou de quelqu’un. Le préfixe indique ici l’identité et la simultanéité. Un « livre consubstantiel à son auteur » doit donc se comprendre comme un livre inséparable de son auteur, car fait de la même substance. Ainsi Montaigne signifie-t-il au lecteur qu’il n’a pas modifié son être profond en écrivant sur luimême : c’est un protocole de simplicité. Il s’est engagé au contraire à se dire tel qu’il est et tel qu’il s’analyse. On voit donc là toute l’originalité du lien qui identifie pleinement une œuvre et son auteur, qui déclare en avertissement : « je suis moi-même la matière de mon livre ». 3. Pour Montaigne, l’introspection est le moyen d’apprendre à se connaître et de se former. Aussi avertit-il le lecteur : « Je veux qu’on me voie là tel que je suis dans ma forme simple, naturelle et ordinaire, sans effort et sans artifice ». Loin de le décourager, l’introspection l’aide aussi à se construire : « le modèle s’est affermi » (l. 4). L’introspection reste donc pour Montaigne la meilleure méthode pour accomplir son projet : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait » (l. 6-7). Mais, en réalité, cet « examen » (« s’examine[r] », l. 16) tend à la connaissance de soi, au sens socratique. « Connais-toi toi-même » : pourquoi ? « Chacun porte en soi la forme de l’humaine condition », Montaigne, en se peignant, effectue un geste de connaissance de l’humain au sens large, où chacun pourra se retrouver. Et l’humain varie sans cesse, change, d’où la peinture d’un « soi » changeant et le livre « en mouvement » de Montaigne. 4. Les Essais de Montaigne sont parfois qualifiés par certains critiques littéraires d’« essais de soi ». En effet, Montaigne montre, dans cet extrait, que l’écriture des Essais lui permet de mieux se connaître et d’affermir sa personnalité. En cela, il s’agit bien d’une forme d’écriture de soi. Pourtant, cette œuvre se distingue des Mémoires, centrés sur l’Histoire dont le mémorialiste est le témoin : si Montaigne renvoie aux événements de son temps, ce n’est pas le cœur de son œuvre, qui évoque aussi bien l’histoire antique, la philosophie, la santé, etc. Elle se distingue aussi du journal intime, écrit sinon au

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jour le jour du moins de façon régulière, et surtout – ce qui le distingue des Essais -, structuré de façon chronologique, et non thématique. Enfin, les Essais ne peuvent s’apparenter à une autobiographie, car on n’y retrouve pas la dimension narrative et chronologique de ce genre que Philippe Lejeune définit comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle et en particulier l’histoire de sa personnalité ». Non seulement Montaigne ne met pas l’accent sur sa vie individuelle, pas plus qu’il ne donne à son texte la forme d’un récit rétrospectif, mais en outre cet extrait nous montre que c’est l’écriture qui construit en grande partie sa personnalité.

HISTOIRE DES ARTS L’autoportrait frappe ici par sa ressemblance avec la tête du Christ. Le buste se détache sur un fond sombre et vide. Le personnage regarde droit devant lui et fixe le lointain d’un regard profond. La tête est mise en valeur par sa beauté : chevelure brune bouclée et détachée sur les épaules, figure éclairée par la lumière et de laquelle ressortent des yeux clairs en amande, courte barbe et moustache soignée. Ses riches vêtements bordés de fourrure tranchent par des coloris

chauds. Il pose sa main droite sur sa poitrine. De chaque côté de la tête, le peintre a ajouté une inscription qui dénote une certaine fierté : date et signature du peintre, et présentation du caractère autobiographique de l’œuvre. La gestuelle accentue la dimension christique du tableau : le geste de la main s’apparente à une ébauche de bénédiction, sans arrogance ni intention blasphématoire pour autant. En effet, le personnage s’écarte du Christ par quelques imperfections : figure légèrement décalée par rapport au centre, raie des cheveux pas tout à fait au milieu, vêtements contemporains. Le tableau n’a pas une visée provocatrice, mais rappelle l’humanité du Christ, fils de Dieu fait homme. Dürer y exprime sa foi et sa reconnaissance pour ses dons artistiques.

ÉCRITURE Argumentation L’humanisme place l’homme au cœur de ses préoccupations. Il est l’objet des recherches, des savoirs, des œuvres. On assiste à l’« émergence de l’individu ». Aussi l’humaniste s’interroget-il également sur lui-même pour que l’homme en général se comprenne. Il devient son propre objet d’étude, à travers l’autoportrait dans la peinture et l’autobiographie en littérature.

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Séquence

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XVIIe siècle :

Plaire et instruire

H istoire des arts

J. J. Grandville, Les obsèques de la lionne, ⁄°‹° Livre de l’élève X p. ∞¤›-∞¤∞ Objectifs – Comprendre la signification d’une image facilement lisible. – S’interroger sur la transposition de la fable sous forme d’image : quels sont les choix du graveur ? sur quoi mettent-ils l’accent ? comment construit-il son message et sa signification ? Cela suppose la lecture de la fable, p. 534-535.

Le pouvoir en image LECTURE DE L’IMAGE Anthropomorphisme 1. Les postures de lamentation, les pleurs, les vêtements et brassards noirs de deuil, les mouchoirs, le costume de juge (pour le vautour, dans la continuité avec ses plumes) et de prêtre (pour le perroquet) transforment les animaux en acteurs d’une comédie humaine. Grandville a précisé les diverses fonctions des courtisans. 2. Ils sont dessinés avec un talent de naturaliste : chaque animal est soigneusement représenté, et le choix obéit à une belle variété. Les attitudes de deuil sont ainsi outrées (pattes levées, ce qui n’est pas très naturel), crocs apparents, aboiements pour le chien. C’est surtout le lion étendu qui a une posture de bête.

Livre de l’élève X p. ∞¤‚ à ∞›⁄ La comédie des courtisans 3. La tristesse est ostentatoire – sauf celle du lion qui surveille ses courtisans. Les courtisans font semblant d’être tristes, s’imitent les uns les autres pour exprimer leur chagrin factice, obéissant ainsi à la loi de la cour. L’expression sérieuse, voire féroce, du vautour, et l’air féroce de l’ours montrent qu’eux aussi se surveillent les uns les autres : cela annonce la dénonciation du cerf, seul animal à ne pas feindre la douleur (cet élément, toutefois, n’apparaît pas dans la gravure, attachée à dénoncer l’hypocrisie des courtisans). Les animaux placés à gauche utilisent des mouchoirs immenses ou poussent des cris : l’exagération traduit leurs « larmes de crocodile », à la source du comique. 4. Les costumes (métonymies de divers états : l’Église, avec le perroquet, qui répéterait des idées toutes faites, la noblesse d’épée, mais aussi des métiers de justice, comme on le voit à droite), la structure circulaire autour du roi, mais aussi la différence entre les attitudes, traduisent cette hiérarchie. Les petits animaux sont à gauche et pleurent davantage ; les grands, debout, se permettent un deuil moins visible. Les courbes construisent un univers presque circulaire qui traduit la structure fermée de la cour dans l’espace, où tout gravite autour du lion. Celui-ci ne se tient guère debout, ce qui attire l’attention sur le caractère dégradé de cet univers où chacun est avili en retour. 5. Le cerf fait partie de ceux qui sont debout ; ses bois dépassent la taille des autres animaux ; or il ferait plutôt partie des proies que des prédateurs. Cette position peut annoncer son habileté à venir.

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Un statut d’illustration 6. L’image dispense une critique de la cour. Elle correspond à un tableau satirique qui condamne la tyrannie et les vices que la cour engendre, à commencer par la vile flatterie. Elle joue sur des stéréotypes (le roi lion, la pompe funèbre). L’impression de totalité est rendue par la structure en cercle, ouvert au spectateur à droite du petit chien. Elle vient aussi de la diversité des émotions représentées. Une impression d’ensemble autonome peut donc se dégager (de même que la fable est une petite totalité, un microcosme). Toutefois, ce n’est qu’à la lecture de l’apologue que l’on dispose de l’ensemble de l’action. Il faut avoir lu la fable pour pouvoir interpréter certains éléments de la gravure comme des indices annonçant la suite (par déduction). L’image résume donc le propos général de la fable, faute de pouvoir raconter les aventures du cerf. 7. La gravure amplifie l’évocation de la cour à l’aide de détails (costumes traduisant le métier, le rang). Elle ajoute aussi aux « cris » un aspect spectaculaire caricatural (les mouchoirs). Elle critique certaines fonctions sociales, allant sur ce point plus loin que La Fontaine. Enfin, elle produit un effet de satire immédiat, contrairement à la fable qui, dans un premier temps, intéresse par son intrigue. 8. L’idée est de s’intéresser aux relations texteimage ; la consultation du site peut conduire à une sélection de fables pour constituer un fablier (prolongement).

VERS LE BAC Invention Les contraintes peuvent insister sur le caractère satirique (hyperboles, détails révélateurs des vices, anthropomorphismes ou bestialité à développer aussi dans la fable, en s’aidant de la gravure). L’image résumera-t-elle le propos général de la fable, ou en présentera-t-elle un épisode ?

Bilan La portée didactique, critique et morale apparaît bien à la lecture de l’image. Les élèves ont conscience des présupposés : l’hypocrisie est détestable, « la raison du plus fort est toujours la meilleure », la cour sombre dans la corruption.

Prolongements Les élèves connaissent sans doute déjà des fables du xxe siècle, plus ou moins proches des codes classiques de l’apologue. On peut leur proposer de constituer un fablier illustré. Voir Prévert, Histoires (le paradoxe de Prévert est que, proposant un univers où l’on échappe aux contraintes scolaires, il retourne pourtant à l’école). Les élèves ne connaissent peut-être pas « Les Vrilles de la vigne » de Colette, nouvelle proche du poème en prose, apologue autobiographique, histoire de la libération d’une femme qui se représente en rossignol.

H istoire des arts

Nicolas Poussin, Le Jugement de Salomon, ⁄§›· X p. ∞¤§-∞¤‡ Objectifs Entraînement à la lecture de l’image, éloquence de l’image, familiarisation avec la peinture classique.

L’éloquence de la peinture classique LECTURE DE L’IMAGE Un exemple illustre 1. Deux femmes se disputent un enfant. L’une a dormi sur son enfant et l’a étouffé, puis l’a remplacé, pendant la nuit, par l’enfant vivant de l’autre. Le roi Salomon ordonne alors que l’on coupe l’enfant en deux – ce qui révèle qui est la véritable mère, puisque son cœur maternel proteste contre cet étrange partage. Plusieurs instants sont concentrés dans cette représentation : Salomon indique sa sentence, le soldat est sur le point de l’exécuter, la mauvaise mère en proie à la colère accepte et accuse, enfin la vraie mère supplie qu’on laisse l’enfant en vie. Le choix de ce passage est significatif, car c’est le moment du dénouement du conflit. 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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2. Cet épisode illustre le « discernement du jugement » (I, Rois, 3, 11) que Dieu a accordé à Salomon en réponse à sa prière (« Donne à ton serviteur un cœur plein de jugement pour gouverner ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal »). Cet épisode du règne de Salomon a donc valeur d’exemplum, exemple à portée morale forte, Salomon étant le sage, apte à un discernement exceptionnel, reçu de Dieu (I, Rois, 3, 1-15). On peut déjà remarquer la jeunesse de Salomon sur le tableau : il a demandé la sagesse à Dieu justement en raison de son jeune âge (c’est le fils du roi David). La grandeur de Dieu se mesure à la faiblesse de ses « serviteurs », ce qui rend l’action d’autant plus admirable.

La lisibilité des gestes 3. Le roi est au centre de la composition et au sommet d’un triangle d’où il domine les passions humaines. Le visage plein de gravité de Salomon contraste avec ceux des personnages qui expriment chacun une passion différente ; il exemplifie l’impartialité de la justice. Sa jeunesse renforce le caractère admirable et miraculeux de sa sagesse (un gouvernant devrait savoir se maîtriser pour maîtriser l’État, c’est un lieu commun du xviie siècle). Pour autant, la gravité de son regard se charge d’une intensité presque douloureuse. Le manteau rouge de roi dont il est à moitié couvert annonce celui du Christ, dont la royauté sera alors moquée. Autour de sa tête, le haut du trône fait comme une auréole. L’impression générale est celle d’une simple grandeur. On peut aborder la notion d’ethos pour résumer la confiance qu’inspire l’attitude de Salomon, tandis que les personnages montrent chacun un ethos différent. 4. Au premier plan, les deux femmes contrastent fortement. D’abord, l’expression du visage de celle de droite traduit la colère ; son teint, en accord avec la couleur verte (proche du teint blafard de la dépouille de son enfant), peut exprimer l’envie et la haine qui font pâlir. Le fait qu’elle tienne l’enfant mort dans ses bras est un indice nous aidant à reconnaître la vraie mère. La vraie mère est dos au public, prise par l’urgence de l’exécution et terrifiée, mais c’est le renoncement et la pitié qui jaillissent de son cœur. Elle est dans une position de supplication, mais aussi presque d’orante. C’est l’enfant qui compte pour elle. Le bleu (voir Michel

Pastoureau, Le Grand Livre des couleurs), emblématique de la Vierge Marie, et le doré, sont des couleurs positives. Cette femme marque dans sa position une continuité plastique avec le petit enfant vivant.

5. On assiste à une véritable scène, dont les spectateurs sont des relais pour nous : leurs visages expriment un éventail de passions, mais aussi de réactions en fonction de l’instant (la scène concentre plusieurs instants). À gauche, le groupe des soldats est dissocié : l’un détourne la tête avec horreur ; le bourreau n’exprime rien ; deux vieillards observent avec crainte, à un âge où les passions ne s’expriment plus de façon exubérante. À droite, un homme qui se tient droit fixe le roi avec un regard intense, dans l’attente ou la méditation. Les femmes expriment plus directement leur terreur, leur incompréhension ou leur horreur, en détournant la tête (plus tard, David imitera cette représentation de l’émotivité féminine dans Les licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils). Un petit enfant attend avec une stupeur craintive ce qui va arriver. Autant d’émotions qui commentent la scène et lui donnent sa portée à la fois pathétique et grave. Tout le corps est rendu expressif. Le pathos règne sous le trône ; le spectateur est partagé entre tous ces sentiments, et cependant c’est l’admiration qui va dominer devant le règlement de la situation : on en sort par le haut.

Une composition puissante 6. Au premier plan, les deux femmes, et Salomon au sommet de ce qui constitue un triangle. Au second plan, les spectateurs. Ils contribuent aussi à donner un effet de profondeur au trône. Les lignes de fuite dessinées par le carrelage, les groupes de spectateurs, convergent vers la base du trône royal, mais le regard est appelé par la couleur rouge et le sommet du triangle formé par les personnages et achevé par la disposition des deux mains. Les gestes des femmes, la disposition des groupes, et surtout la couleur éclatante du manteau, guident et élèvent le regard vers Salomon. Cette position royale est assurée par son trône surélevé entouré de deux colonnes, symboles de solidité divine et de sagesse, et est renforcée par les effets de symétrie. La verticalité classique des colonnes et des portes contrebalance le mouvement du premier plan (les deux femmes, l’assistance).

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7. Le décor vise à donner une représentation de l’Antiquité (avec la frise qui orne la base du trône, les colonnes, le marbre) et en même temps d’une grande noblesse et d’un grand équilibre, en grand style (cette peinture relève du grand genre). « Trône de sagesse », le siège du roi Salomon est une métaphore du pouvoir qui lui est délégué par Dieu, garant de toute justice. Salomon exerce donc à la fois la médiation qui le place au milieu des hommes en conflit, et la décision qui instaure un nouvel équilibre.

ÉCRITURE Argumentation Le but d’un procès et d’une délibération est de décider ; la rhétorique délibérative débouche sur l’action, et la rhétorique judiciaire débouche sur une sentence. Cette décision est métaphorisée cruellement par l’épée : il s’agit de trancher le nœud gordien de l’absence de preuve concrète, en faisant sortir au grand jour la réalité du cœur maternel. La sentence est donc risquée, car elle est une tentative : c’est aux femmes de répondre. Salomon a choisi cette solution de vérité ; il les met devant leurs responsabilités en menaçant de « trancher ». Ce faisant, il rendra enfin évidente la bonne maternité. « Cette anecdote, qui plonge ses racines dans le folklore populaire, ne manque pas de subtilité, en montrant qu’il faut savoir prêcher le faux pour faire apparaître le vrai, et que décider, c’est “trancher” – étymologiquement en français, mais l’hébreu connaît également un double sens du verbe karat, “couper”, qui peut signifier décider ou conclure (un pacte). Les résonances psychologiques de l’épisode sont également profondes, posant la question de ce qu’est véritablement la relation parentale : garder pour soi ou laisser vivre (cf. Denis Vasse). » (Olivier Millet et Philippe de Robert, Culture biblique, PUF, 2001, p. 153.) La rhétorique (ici, celle de la menace, de l’alternative) est utile dans les moments de crise, qui peuvent déboucher sur une révélation. Si l’on doit décider, c’est en effet que la solution n’apparaît pas immédiatement, et que différents points de vue sont en concurrence ; qu’il faudra donc sacrifier quelque chose. D’où la double division du tableau (2 plans, 2 camps). L’argumentation est nécessaire dans le cadre d’un conflit, tandis que les évidences n’auraient guère besoin d’être défendues.

Ce tableau ajoute à la présentation d’un conflit le recours à la sagesse divine, médiation entre les hommes.

VERS LE BAC Invention Il s’agit de composer une courte scène tragique et pathétique, en fonction de l’expression et de l’attitude des personnages, mais aussi pour montrer les différents niveaux de compréhension du geste de Salomon, de l’horreur à la compréhension terrifiée. On peut déjà s’inspirer, pour le discours, du passage biblique lui-même, où les répliques s’enchaînent avec beaucoup de vivacité. Il faut faire ressortir le contraste entre Salomon et les autres personnages (par la brièveté de la sentence et le silence), ainsi que la diversité des émotions exprimées par le public (cette diversité montrée dans le tableau le différencie d’un chœur antique). Bilan Il faut insister autant sur le rôle de la sagesse que sur l’éloquence de l’image elle-même.



F. de La Rochefoucauld, Maximes, ⁄§§› X p. ∞¤°

Définir l’amour par petites touches LECTURE 1. Emprunté au latin médiéval maxima (sententia) par la scolastique, le terme « maxime » est au départ une sentence « la plus générale, universelle » (Dictionnaire historique, Le Robert), et au xve siècle un jugement moral, un précepte : on retrouve ces sens dans le titre de l’œuvre de La Rochefoucauld : Maximes et sentences morales. En rhétorique, c’est une forme efficacement ramassée de déduction (on donne la majeure de la déduction dans une situation où elle est 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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applicable (v. Aristote, Rhétorique II, 21). On en trouve de magnifiques chez Corneille, comme « La valeur n’attend point le nombre des années », donc Rodrigue est capable de se battre contre le comte. La forme des maximes, en donnant de l’autorité à celui qui les prononce (ethos), joue sur l’implicite et plaît à l’auditoire, qui restitue les éléments manquant au raisonnement. Le terme « maxime » a donc ces deux acceptions principales : « précepte, axiome pour la conduite morale » et, d’autre part, « formule lapidaire » contenant une vérité générale. Cette seconde acception souligne l’unité forte du genre de la maxime : à pensée universelle et dense, forme ramassée et parfaite. Si l’on souligne sa teneur au xviie siècle, on appréciera l’alliance virtuose entre la perfection du fragment et la vigueur des paradoxes propres à la nature humaine déchirée, contradictoire. « Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre heureux, nous ait aussi donné l’orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos imperfections. » (La Rochefoucauld, Maximes, 36). Prolongement pour préparer l’écriture d’invention De ce point de vue, un travail sur les antithèses, symétries et parallélismes, au service de l’expression du paradoxe, peut intéresser les élèves.

2. Conformément à sa vocation universelle, la maxime efface les traces de l’énonciateur et actualise les procès au présent omnitemporel. Le pronom « nous » apparaît ainsi à plusieurs reprises (et ici, l. 6). Avec lui, les pronoms indéfinis « tout le monde » (l. 18) et « on » donnent à l’énonciateur un ethos d’homme qui a certes l’autorité de la lucidité morale, mais aussi d’homme entaché par le péché, et d’un participant de la société telle qu’elle est. Dans ce double ethos d’autorité mais aussi de fragilité d’homme déchu se loge l’ironie. Ainsi peut-on ajouter l’ethos de l’homme du monde qui ne se met pas en valeur mais dispose ses jugements sans les imposer. 3. La Rochefoucauld ne sépare pas sa démarche d’une réflexion sur les apparences et la vérité : dans le monde transitoire, les apparences trompent l’homme, tandis que la révélation divine et l’amour véritable échappent au regard. Cela va de pair avec une démystification du

langage : ce que l’on nomme « amour » n’en est souvent guère, ou n’en est qu’une apparence dégradée (une « copie »). De ce point de vue, on peut comparer cette méfiance à l’égard des mots avec celle que l’extrait de Pascal manifeste, p. 529 (derrière les mots couramment employés se cachent un discours, une opinion communément admise). L’« amour » est donc « difficile » à « définir » (l. 1), parce que le « véritable » amour (de Dieu, inspiré par Dieu) est « caché au fond du cœur » et que l’orgueil en détourne l’homme (l’amour des idoles et du monde, qui n’en est qu’une « copie »). La racine du désir existe au fond du cœur – mais ce désir de Dieu a été perverti et s’abîme dans le désir des choses périssables et la satisfaction de soi (anthropologie augustinienne). L’amour selon ces maximes est donc un désir soit pur (destiné à Dieu), soit « mélangé » à d’autres passions, et qui tient l’âme agitée (maxime 75) tant qu’elle n’a pas eu ce qu’elle souhaitait. Cette « difficulté » à définir l’amour entraîne donc les différents « effets », aspects et nuances que les maximes en offrent, à la façon d’un kaléidoscope. Les fragments obéissent à la fois à l’autonomie et à la loi de la série (répétitions de termes, reprises de patrons syntaxiques).

4. Le pessimisme est lié à la vision de l’homme comme un être abîmé par le péché originel, et qui ne peut en être racheté que par le sacrifice du Christ impliquant une conversion totale de son être. Augustinien, La Rochefoucauld est marqué par le jansénisme. Mais, en tant que mondain, il propose une série de jugements qui peuvent décrypter le clair-obscur du monde sans qu’il tienne le rôle du prédicateur : il est moraliste. De ce fait, il doit amener son lecteur à réfléchir sur la vérité de son comportement en passant par le plaisir du non-dit et de l’élégance des belles-lettres, parce que ce qu’il dit ne peut que déplaire. Sous couvert d’un divertissement littéraire, la maxime est un scalpel, une « sonde de la conscience » (v. Jean Lafond, préface aux Maximes et réflexions diverses, inspirées d’un traité anglais intitulé « Sonde de la conscience », Folio). Mais un ultime pessimisme peut encore retenir le moraliste sur le chemin de la lucidité : « L’esprit est toujours la dupe du cœur » (maxime 102). Ce qu’il faut, dès lors, c’est réformer le « cœur inquiet » et convertir l’esprit, l’analyse, à la profondeur de la vraie charité.

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On peut ajouter que l’autorité pessimiste du moraliste vient en particulier de son expérience de frondeur déçu et du spectacle de la « démolition du héros » (Paul Bénichou).

ÉCRITURE Vers l’écriture d’invention – Celui qui multiplie ses amis à perte de vue a depuis longtemps perdu de vue l’amitié elle-même. – L’amitié est un miroir que Narcisse a fui. Il ne peut chez l’ami retrouver ses défauts et moins encore ses qualités. – Il est plus facile de croire à l’Éternité à l’église que dans le cercle de nos amis. – L’amitié véritable est un bon placement. Ce qu’on donne à l’ami rapporte avec l’usure et protège le lien de l’usure du temps. On peut aussi retrouver les maximes de La Rochefoucauld sur l’amitié, comme : « Il est plus honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé. » (Maxime 84.) Prolongement La Fontaine, fable « L’homme et son image » (I, 11).

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Blaise Pascal, Pensées, ⁄§‡‚ X p. ∞¤·

Objectifs – Proposer aux élèves de définir les deux termes en jeu. – Définir le fragment (forme, mode de persuasion).

Peser les termes d’un raisonnement LECTURE 1. Le mot « force » pourrait être remplacé par « violence » ou « contrainte », exercice de la force physique, dans le but d’imposer un pouvoir. « Le plus fort » est nécessairement suivi : c’est effectivement le « droit du plus fort ».

Dès le début, l’équilibre apparent entre justice et force est démenti : le juste vaut en luimême, le fort nécessite le juste pour ne pas être « tyrannique ». La hiérarchie entre les deux est donc celle-ci : le juste devrait dominer la force. Le mot « justice » change de sens, car il change de référence au cours du fragment. Ligne 1, « juste » est assorti d’une définition partielle (qui n’est pas une tautologie) : la justice ne saurait s’accommoder d’un autre pouvoir, elle éclate en elle-même. C’est à partir de la ligne 6 que le terme de « juste » devient ambigu : « faire […] que ce qui est fort soit juste ». La justice devient dès lors une fabrication purement humaine (due au péché : « il y aura toujours des méchants », l. 4), coupée de la vérité et de la transcendance. De même, dans la dernière phrase de l’extrait. Le mot change donc de sens et de référence quand il change de bouche (style indirect) : ce sont les partisans de la force qui disent qu’elle est « juste ». On peut d’ailleurs comparer le discours de la force (au style indirect) avec le discours du loup dans la fable de La Fontaine (livre de l’élève, p. 531). En effet, le « fort » se déguise en « juste ». En faisant ainsi tournoyer les mots, Pascal montre la fragilité et la ductilité du langage, surtout quand il engage des institutions.

2. Dans l’esthétique de concision du fragment, on a d’abord un style coupé ; l’asyndète permet un choc entre les constatations sans appel. Ligne 4, « parce qu’il » vient étayer l’un des arguments de la déduction (preuve comprise dans une prémisse : épichérème) : le monde est habité par le mal, et c’est ce qui fait pencher la balance du réel en faveur de la force. Ligne 5, « donc » pose la conséquence (qui est aussi une déduction, car on est dans un raisonnement de cause à effet). Ligne 6, « pour cela » indique un élément essentiel : la justice est vouée à être associée à la force pour exister. C’est la misère de la justice humaine, que l’on ne peut exercer que difficilement dans un monde où règnent les puissances du mal. Les phrases complexes permettent la prise en compte des facteurs entrant en jeu dans la confrontation. Les deux « ainsi » introduisent les conséquences, qui sont aussi des déductions. Le deuxième « parce que » introduit la cause : la force a effectivement contredit la justice (on a de l’accompli, cette cause était présentée l. 4, « La justice sans force est 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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contredite ») à cause du mal, et à cause de la fragilité de la « dispute ». Dans le discours indirect de la force, qui met au jour les mécanismes de son imposture, la polysyndète exprime son coup de force.

3. Pascal fonde sa réflexion sur des définitions et des maximes (« Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. », etc.) qui valent premières prémisses. Les maximes de la ligne 3, construites en chiasme, posent les secondes prémisses (situation de chacune des forces mises en jeu ; Pascal voudrait montrer l’impertinent rapport de force dans lequel elles se trouvent). Se présente alors une alternative (l. 6). La formulation en termes de maximes et la brièveté procurent l’impression d’un raisonnement implacable et de l’absence d’une tierce possibilité. Pascal a supprimé les liens logiques d’opposition pour rendre la confrontation plus concise encore. En revanche, « ainsi », l. 9 et l. 16, introduit les effets désastreux de ce rapport de force. 4. Pascal énonce des maximes au présent omnitemporel (aspect non borné), utilise des verbes exprimant la nécessité (« Il faut donc »). Puis il évoque l’histoire au passé composé (accompli du présent d’énonciation) : il présente ainsi la généalogie d’une perversion (sa cause et ses effets actuels). Il associe, de la sorte, parole de vérité et parole entée sur une actualité blessante pour ses lecteurs. L’écriture gnomique est aussi remarquable à ses constructions verbales impersonnelles. Les « Il est », « Il faut », sont associés au présent, le « on » des acteurs humains indéterminés, au passé composé. 5. Les répétitions des termes montrent leur chemin dans la bouche des hommes, ainsi que le gauchissement de leur sens. Ces répétitions sont en même temps des interversions de mots et des inversions de l’ordre qui devrait être : on a effectivement remplacé le juste par le fort (dernière phrase). De ce point de vue, on peut observer le jeu des pronoms de reprise dans le discours indirect de la force (« elle » est de nature à troubler une première lecture, l. 12-14). – Répétitions simples. – Répétitions de structures syntaxiques : parallélismes (l. 1-2, 4 et 5) qui peuvent donner lieu à un chiasme (l. 3, et dernière phrase, ce qui donne un effet de clausule à tout le fragment).

– Réduplication de structure avec polysyndète (discours de la force, l. 9 sqq., « et a dit qu’elle »). – Anaphore et épiphore : « Il est […] soit suivi » (l. 1-2). – Assonances en [i] et autres figures de sonorité (allitérations en [f] dans le dernier paragraphe). L’habileté est d’avoir fait entrer ici dans une construction marmoréenne une explication de la dégradation et de la violence dans le clairobscur du monde.

VERS LE BAC Question sur un corpus La fable « Le loup et l’agneau » (cf. p. 531), qui met en scène le triomphe de l’injustice, paraît tout indiquée pour cette comparaison. Le plan peut s’appuyer sur les forces principales de la persuasion chez chacun : I) Le recours à l’allégorie (animaux versus métonymies chez Pascal : l’idée ou le principe pour les hommes). II) Un scénario conflictuel (deux acteurs face à face). III) Fable et varietas versus fragment et concision. Prolongements – Une comparaison entre les raisonnements sur la justice dans Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, PUF, 2011. – Cette pensée n’est pas une condamnation univoque de la manipulation de la justice ; elle peut être replacée dans un contexte de réflexion sur l’ordre. Il faut qu’un pouvoir s’exerce pour préserver l’homme du chaos et permettre à une justice d’émerger, sinon de « disputes » et de délibérations, du moins de compromis possibles (le chaos, lui, privilégierait complètement le droit du plus fort).

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Ésope, Fables,

‹ Phèdre, Fables, › Jean de La Fontaine, ∞ Fables, VIIe-VIe siècle avant J.-C.

Ier siècle après J.-C.

⁄§§°

X p. ∞‹‚-∞‹⁄

Objectifs – Retrouver une fable peut-être déjà étudiée auparavant, mais dans une perspective d’étude plus rhétorique. – Comprendre la situation de La Fontaine, le sens de la tradition et de l’invention classiques. – Pour la fable de La Fontaine, on peut proposer aux élèves de voir comment la morale (qui n’est pas univoque) se formule à plusieurs niveaux. – On peut lancer l’étude des fables en partant de la fable d’Ésope, p. 530. Il donne un mode d’emploi de la fable : une sagesse vouée au temps du loisir. Mais aussi un moyen de capter l’attention de l’auditoire, car au fond le public voudrait que ce soit toujours le temps du loisir.

Mettre en scène la fable du pouvoir LECTURE 1. Le loup exerce sa domination ; l’agneau soutient qu’il n’est pas en infraction. La stratégie du loup repose sur des affirmations, fondées sur le seul principe de son autorité, voire infondées (quand, faute de répondre à l’agneau, il passe à une autre attaque, v. 18, ou quand il a recours à une autorité floue : « On me l’a dit… », v. 26). Le reste de son argumentation est déductif : il découle de la logique des clans. La « rage » de son discours est manifestée par le volume croissant de ses répliques, ses énumérations (v. 25), ses anaphores et symétries en forme de couperet (v. 23). L’agneau développe une argumentation très rationnelle et montre ses talents de rhéteur,

inutiles dans l’affaire. Il commence par manifester son humilité, avant de proposer des déductions fondées sur des preuves (distance, âge). Le dialogue argumentatif suppose une prise de parti de la part du lecteur : impossible de ne pas voir l’innocence persécutée. En même temps, la fable permet d’ouvrir les yeux sur les stratégies de l’oppresseur, qui prétend cumuler les rôles de victime, d’avocat et de juge.

2. La parole du loup n’est que très partiellement rationnelle – seules ses dernières déductions le sont, en fait. Le loup argumente hypocritement : au fond, il peut avoir immédiatement raison de l’agneau, sur le plan physique. Or il intente un procès à l’agneau, comme pour sauvegarder les apparences : ce que certains puissants peuvent faire, triomphant ainsi tant sur le plan de la force que sur celui du procès (cf. Pascal, Pensées). En réalité, il triomphe donc par la force physique, d’autant plus terrifiante qu’elle est inéluctable ; ce n’est qu’une question de temps, le temps du petit spectacle de la fable. 3. Le premier vers énonce sous forme de proverbe un raccourci de la sagesse des nations. Remarque : les élèves peuvent y voir aussi une constatation cynique et réaliste, un point de vue communément admis mais pouvant susciter l’indignation. Le vers 2 explicite le projet du fabuliste : le corps de la fable va servir d’exemple à ce proverbe. Il a une valeur inductive, c’est-à-dire qu’il est censé apporter une démonstration. La fable va donc développer les implications d’une simple constatation. Le lecteur en sent la violence – tout en étant protégé, puisque nous sommes dans le petit monde de la fable. Cette « morale » ne se limite guère aux vers 1 et 2 : elle est répandue dans toute la fable. Dans le corps du récit, on la lit dans les incises et les connotations, avant l’ironie du dernier vers où, avec le discours, le fabuliste refait surface. 4. Après la chute de Fouquet en 1661, La Fontaine, qui avait tenté de défendre son mécène, perd espoir. La violence politique inaugure l’établissement de la monarchie absolue. La Fontaine choisit de se retirer, et c’est du fond de sa retraite qu’il énonce une critique du pouvoir absolu. Il espère ainsi être entendu d’un petit nombre de lecteurs influents, tout en se protégeant des dangereux cercles de la 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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cour. L’audace de ce petit « miroir du prince » réside dans son refus des compromis (comme dans les autres fables : aucun défaut n’est épargné au monarque). Cette fable ajoute alors à sa démonstration élégante une vraie méditation sur le mystère du mal (ici, l’innocence sacrifiée à la volonté de puissance). Prolongements Histoire des arts – L’illustration de Chagall (p. 530) traduit le rapport de force entre les deux animaux. Les oppositions entre premier plan et second plan, grande taille et petite taille, ainsi que le raccourci de la perspective, font sentir l’oppression exercée par le loup. Le « courant d’une onde pure » apparaît ainsi rendu par Chagall comme le reflet du monde qu’est la fable. – Le choix des couleurs. Les nuances colorées qui habillent le loup contrastent avec le blanc de l’agneau, conservé car symbolique. Sont apparents les crocs, les angles des oreilles dressées, le rouge de la queue. Les couleurs s’assombrissent dans le reflet du loup. Le fond bleu fait ressortir la scène en évitant une lecture trop référentielle ; son ton soutenu et sombre évoque aussi le clair-obscur du monde où la justice est truquée. – Par ailleurs, on peut demander aux élèves un commentaire comparé des fables de Phèdre (p. 530) et de La Fontaine, une comparaison argumentée entre les deux textes, pour montrer comment le fabuliste classique a enrichi et transfiguré le texte source. Contexte M. Fumaroli, « Les “Fables” et la tradition humaniste de l’apologue ésopique », dans l’édition des Fables de La Fontaine (« La Pochothèque »). La Fontaine s’inscrit dans une tradition humaniste et savante : la Renaissance a remis au goût d’un public averti les apologues antiques. La première édition de la traduction des Fabulae esopicae de Phèdre (redécouverte à la fin du xvie siècle) par Lemaistre de Sacy paraît en 1646 et témoigne de la vision de la fable par les humanistes chrétiens : une première révélation de la vérité, enveloppée dans les voiles de la poésie païenne. La Fontaine imite en reprenant des traductions d’apologues antiques, et en adaptant la comédie humaine au monde animalier ; il invente en interprétant la tradition. En rhétorique, l’inventio

est la trouvaille du concept, appelé à être l’armature du discours ; pour un fabuliste, c’est une forte part de l’inspiration. L’interprétation de La Fontaine incarne donc une sagesse revivifiée dans un corps vivant : vibrant de poésie, de dialogues pleins d’ironie socratique. Cette inventio et cette elocutio font de la fable, genre familier, un chef-d’œuvre de l’esprit. En témoignent les différences entre l’austère fable de Phèdre et le dialogue tragique, voilé d’ironie, signé La Fontaine. La fable de Phèdre critique l’abus de puissance et, le montrant à l’œuvre chez des animaux, elle manifeste a fortiori combien il est coupable chez des hommes. La critique est explicite et l’adverbe « injustement » ne fait que commenter davantage un tableau aux couleurs tranchées. Dans la mise en scène du procès que construit La Fontaine, l’injustice éclate à travers les répliques de l’agneau et l’inégalité du rapport de force – mais aussi à travers les prétentions judiciaires du loup. La vivacité du dialogue amplifié, la musique du mètre et le charme de la veine bucolique ajoutent une complexité morale à l’apologue en proposant une interprétation oblique et distanciée.

VERS LE BAC Question sur un corpus On peut imaginer cette hypothèse : l’agneau quittant le domaine de l’argumentation directe pour séduire le loup en lui racontant une histoire. Il s’agirait d’une ruse dont il est incapable, tandis que le fabuliste mène à bien sa critique des abus de pouvoir. Le cerf (p. 534), lui, a recours à une flatteuse narration de vision. Il ne s’agit cependant guère d’une fable. Le cerf utilise intelligemment les séductions du langage pour entrer dans le mensonge généralisé qui règne à la cour. Dans « L’orateur Démade » (p. 530) et « Le pouvoir des fables » (p. 532-533), en revanche, l’orateur tente d’éveiller un public blasé en réveillant chez lui les plaisirs de l’enfance. Dans les deux textes, le début de fable n’est guère lié aux circonstances et ne sert que d’appât.

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Jean de La Fontaine, Fables, ⁄§‡° X p. ∞‹¤-∞‹‹

Objectifs – Théorie et pratique, défense et illustration de la fable. – Proposer une réflexion et un débat sur l’efficacité de la fable par rapport aux autres genres argumentatifs. Aristote explique comment et pourquoi user des exemples (Rhétorique, II, 20, en particulier, avec un exemple de fable repris par La Fontaine, IV, 13). Ils peuvent être la base des inductions ou illustrer un enthymème (syllogisme rhétorique), et plaisent au peuple. Pour la lecture de cette fable, il faut s’appuyer sur « L’orateur Démade » d’Ésope (p. 530).

Conquérir son public LECTURE 1. Pour un ambassadeur, il importe de savoir négocier pour éviter ou terminer les conflits, avec une « adresse » persuasive, tout en démontrant la justesse de la politique menée par son gouvernement (v. 21-23). La Fontaine insiste sur la douceur et la paix (« adoucir les cœurs », v. 23), qui rapprochent l’ambassadeur des aspirations de l’artiste. La portée de l’art oratoire est immense, s’il faut en croire le fabuliste, puisqu’il s’agit d’éviter « qu’on ne nous mette / Toute l’Europe sur les bras » (v. 10-11). D’où l’intérêt de savoir en user avec un discernement qui a beaucoup de la « douceur » célébrée par le fabuliste. Comme le montre l’échec initial de l’orateur athénien, il faut savoir séduire avant de tonner (v. 42). 2. Vers 1-33 : exorde et dédicace à l’ambassadeur, justification modeste et enjouée du projet. − Vers 34-64 : apologue de l’orateur athénien contenant un apologue emboîté (v. 49-53). − Vers 65-70 : moralité, entre jugement personnel (« confidence », selon M. Fumaroli) et conseil plaisant, qui ne tient plus compte du destinataire.

L’apologue est donc encadré par son mode d’emploi, autant qu’il a pour fonction d’être un exemple argumentatif. Les deux apologues illustrent en même temps deux fonctions de l’argumentation indirecte : plaire et instruire. Chacun d’eux est construit comme une narration classique, le deuxième s’interrompant avant la résolution. L’enchaînement entre les deux apologues se fait par une évasion de la fiction, projetant Cérès du petit monde de la fable au monde d’Athènes (effet de métalepse). Le sujet de l’exemple « convient » à son destinataire (enjeu classique, bonne règle rhétorique, v. 30). L’articulation entre les parties de la fable est ainsi très harmonieuse. La lecture d’Ésope permet de mesurer l’emprunt de La Fontaine : situation d’énonciation, fable dans la fable, et une moralité qu’il affine et complète.

3. Les registres sont mêlés et adaptés aux parties de l’apologue, conformément à l’esthétique de la varietas. La présentation de la fable, avenante et pleine d’une humilité humoristique, est écrite dans un style tempéré, dans un registre doucement ironique où se mêle de l’épique (v. 18-20, opposant la force guerrière à la douceur de la parole). Les paroles violentes de l’orateur sont évoquées dans un grand style mimétique (allusions aux prosopopées, aux hyperboles et « figures » d’amplification, dans un rythme évocateur), avec des touches épiques. Les derniers vers sont un retour au didactique, mêlé à une touche d’élégante ironie. 4. L’efficacité de la parole pour La Fontaine est surtout liée à ses capacités de séduction et de « souplesse ». L’adaptation à l’auditoire et aux circonstances explique l’échec de la parole emphatique, et ensuite le retour à cette parole grave, après l’apéritif de l’histoire de Cérès. Pour autant, le fabuliste s’attarde finalement surtout sur le plaisir de la fable. 5. Les Athéniens sont décrits comme peuple d’« autrefois ». Ils ont été les contemporains de l’orateur Démosthène, utilisant la rhétorique pour combattre l’envahisseur Philippe de Macédoine. Ils ont été les compatriotes des grands rhéteurs grecs, défenseurs de la « République ». Mais ils ont pris goût aux beaux discours, ornés de fictions séduisantes, c’est 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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pourquoi cette patrie de la rhétorique est devenue celle d’un peuple frivole, « vain et léger ». C’est un peuple enfant (v. 46-47) amoureux des plaisirs de la fiction. Sur ce point, Athènes est en fait représentative de toute cité (v. 65). Les Athéniens représentent ainsi tout public possible pour un orateur.

6. Le succès de l’histoire de Cérès vient de ce désir de contes qui habite le cœur de tout homme. La situation extrême et la gravité de l’orateur ne font qu’accentuer cette vérité : il faut prendre « un autre tour » si l’on veut se gagner l’oreille du public. Quelques mots suffisent : le nom des personnages, l’esquisse d’une action, et le public accorde son crédit à l’orateur. 7. Faut-il émouvoir pour gagner la raison ? (Problématique développée par P. Dandrey, La Fabrique des fables, p. 224 sqq.) Au début et à la fin de la fable, La Fontaine pose que son art ne semble pas sérieux (v. 2-3 ; v. 67 : Peau d’âne vaut comme une synecdoque pour tout conte « de bonne femme », ce n’est pas encore le conte de Perrault). Et, pourtant, seul un « trait de fable » « réveille » l’attention lasse, endormie, du public et le transforme en assemblée fervente. Le « sérieux » ne peut convaincre qu’aidé du plaisir ; d’où le caractère paradoxalement essentiel du plaisir et du loisir. L’antithèse continuée entre gravité et frivolité trouve ainsi une résolution pleine d’humour et de lucidité. Pour autant, fautil en conclure à une hiérarchie entre les genres d’éloquence ? La fable n’est-elle au fond qu’un préalable à la grande éloquence ? La Fontaine illustre ici davantage une réflexion sur l’adaptation à l’auditoire – et à l’enfant qui habite tout homme. Ce faisant, il donne la mesure de l’ironie inaugurale : les « contes vulgaires » ont un pouvoir insoupçonné – « extrême » – et répondent à un besoin essentiel de l’humanité.

VERS LE BAC Invention L’intérêt de ce début est de fixer l’imaginaire sur trois personnages, impliquant la terre, l’air et l’eau, tandis que la moralité n’est pas du tout imposée (sinon déductible de l’impuissance de Cérès à franchir le cours d’eau). Si l’on choisit de ne pas s’éloigner de la situation d’énonciation de la fable (Athènes, Démosthène), cela permet de travailler sur l’adaptation de l’exemple fictif aux urgences politiques, aux circonstances et à l’auditoire. La contrariété est le caractère éloigné (voulu, car il accentue le contraste entre l’orateur et les distractions de ses concitoyens) entre Cérès et ses compagnons, et les acteurs athéniens. Pistes : Cérès regarde partir l’oiseau et l’anguille, et médite sur son impuissance. Quand ils reviennent au retour du printemps, chacun lui conte les difficultés de sa condition : trouver de la nourriture en volant ou nageant. Cérès, elle, a observé la nature et fait plus que cueillir. Elle a semé et va récolter : elle est devenue la déesse de l’Agriculture, se contentant de sa terre qu’elle féconde et embellit. On peut imaginer une fin qui restaure la situation d’énonciation de la fable : la révolte de l’auditoire, qui prend conscience que ce n’est pas le moment de retourner à ses labours, mais celui de prendre les armes. Prolongements Sujets de dissertation possibles : – À quels besoins l’argumentation indirecte répond-elle ? – Peut-on user d’ironie et d’humour, dans des circonstances graves ?

HISTOIRE DES ARTS La gravure distingue fortement le premier plan et l’arrière-plan. Comme l’apologue de Cérès est mis en abyme dans la fable, l’image de Cérès est mise en abyme dans la gravure ; c’est elle qui accroche le regard, par sa tache blanche. Le contraste est également visible dans l’opposition entre les habits noirs des députés et la blancheur légère et féminine. Le registre est comique, fondé sur l’exagération et les contrastes.



Jean de La Fontaine, Fables, ⁄§‡° X p. ∞‹›-∞‹∞

Objectifs – Étudier une fable satirique. – La variété des plans d’énonciation, des registres et des stratégies d’argumentation indirecte.

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– La multiplicité des voix traversant le récit : celle du conteur, celle de la Bible, celle du délateur, celle du roi Lion, celle du cerf et celle de la lionne. Vocabulaire : v. 43, « d’abord » : « immédiatement ».

Fabuler pour sauver sa peau LECTURE 1. Les étapes correspondent à des variations de registres. D’abord, l’exagération pointe, dans une intention satirique : « accourut » (v. 2) vient en écho mécanique à « mourut », et on note l’hypocrisie des « compliments de consolation » (v. 4) (« aux cris s’abandonna », « tout son antre en résonna »). Puis, dans un registre neutre, en style coupé, le cerf est directement introduit comme celui qui ne pleure pas, puisqu’il a souffert des exactions du roi. L’intervention du narrateur, avec la question rhétorique (« Comment eût-il pu faire ? », v. 25), marque d’ailleurs une prise de position explicite, tandis que la critique est implicite dans les premiers vers (à travers les hyperboles). La deuxième étape est donc la situation difficile du cerf. Les paroles rapportées relèvent du grand style (avec inversions syntaxiques, vocabulaire du sacrifice, du tragique, prosopopée), et la fin renoue avec le registre satirique, des hyperboles au paradoxe final. On a ainsi une parodie de pompe funèbre baroque. 2. Le lion est désigné comme un « monarque », tandis que sa bestialité est accentuée (comme sur la gravure de Grandville, cf. p. 524-525). Son discours le personnifie, tout en le ridiculisant : son style est emphatique. Dans la fiction inventée par le cerf, la lionne, « femme du lion » (anthropomorphisme), sa « digne moitié », apparaît comme une bienheureuse, encore mue par un orgueil tout terrestre. 3. La logique est double : l’imitation servile et le lynchage du bouc émissaire. Les métaphores du « caméléon » et du « singe » appartiennent au lexique ; elles marquent une intéressante continuité entre l’animalité dans les fables et dans la langue commune. « Chacun » (puis « on », v. 50) exprime l’aspect grégaire d’une troupe dont seul se démarque le « flatteur ». Les

courtisans sont présentés de façon antithétique : « messieurs les courtisans » « rugissent ».

4. Le cerf recourt à la ruse. Usant d’une flatterie plus grande encore, son habileté politique dépasse celle des courtisans. En effet, sans hésitation, il canonise la reine (v. 47), utilise en même temps la peur de la mort et le fondement religieux de la monarchie. Son admonestation au roi, suivie du récit de sa vision, relève de l’oraison funèbre. Les valeurs sur lesquelles il s’appuie sont donc incontestables, d’où l’admiration finale – qui peut être ambiguë et signer une admiration pour les talents politiques de l’hypocrite. La moralité finale montre enfin que la démarche du cerf, basée sur une énorme flatterie, est « gobée » et acceptée par les rois. 5. Le discours rapporté en style direct constitue une variété de prosopopée : une « sermocination » (insertion du discours d’un absent ou d’un mort à l’intérieur d’un dispositif narratif). Ce type de discours a aussi les avantages des formes de la citation textuelle : le cerf s’abrite derrière l’autorité de l’auteur qu’il cite, et s’attribue une mission de témoin. 6. Les vers 17 à 23 correspondent à un commentaire du narrateur, au présent d’énonciation (v. 17) et de vérité générale (v. 18-23). Cette partie de discours explicite la condamnation de « la cour » par une définition polémique, des connotations péjoratives. Cette suite de vers relève du discours et se remarque – mais, thématiquement, elle élucide la fable. Tout le récit est en fait constamment orienté par le point de vue et les commentaires du narrateur (passant aussi à travers des connecteurs comme « bien loin d[e] », v. 51). 7. La question rhétorique du vers 25 relève encore du discours du narrateur, qui commente le récit. Tout en justifiant l’attitude du cerf, elle montre son courage sans compromis. Une question rhétorique équivaut à une affirmation forte (surtout à l’irréel du passé), qui implique le lecteur. L’habileté du cerf face aux calomnies paraît ensuite une stratégie de mensonge, dans un univers livré au mensonge. De ce point de vue, le cerf cumule l’ethos de la victime avec celui de l’habile. Le choix du mensonge le différencie cependant du fabuliste, qui dévoile la vérité. En cela, la conduite du cerf apparaît comme l’effet des « jugements de cour » (voir « Les animaux 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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malades de la peste ») et couronne cyniquement le tableau satirique.

8. Dénoncer l’usage de la parole à des fins de manipulation n’est pas nouveau. Le procès de la rhétorique (champ lexical de la séduction) est ici explicable par la dérive d’une monarchie absolue où parler sert à parvenir. Pour se démarquer, la fable propose un autre modèle d’éloquence, servante de la sagesse, celle du fabuliste, qui ne propose pas de fiction mensongère (voir « Le pouvoir des fables », p. 532-533). En dernier recours, c’est finalement l’art du fabuliste, témoin et censeur de l’injustice, qui persuade et plaît.

HISTOIRE DES ARTS « Élévation d’un homme au rang des dieux », en particulier d’un empereur romain, l’apothéose est un thème iconographique classique, un triomphe sublime. Les courtisans crient d’ailleurs « Miracle ! Apothéose ! » après la narration du cerf. Sur cette fresque, qui ornait un plafond du Palais royal de Madrid (celui de l’antichambre de la Reine), Tiepolo représente un triomphe à l’antique, avec des divinités gréco-romaines. Un personnage est assis sur un trône au milieu des autres : c’est l’allégorie de la monarchie espagnole des Bourbons. Devant un public de Vertus et de divinités de l’Olympe, elle est couronnée par Mercure, le messager des dieux, aux pieds ailés, tandis que sonnent les trompettes de la renommée. En haut à gauche, Jupiter siège à côté de son aigle, dans des couleurs célestes et les nuées dorées. De part et d’autre, les statues d’Apollon et de Minerve. La monarchie domine la terre, représentée par une tour fortifiée et un soldat. Elle domine aussi la mer, représentée par Neptune, et l’Amérique, dont les Indiens constituent une synecdoque. Le tout est présenté dans un grand style baroque, avec des effets de profondeur et d’élévation dans le ciel, à partir de la fausse corniche des nuages.

VERS LE BAC Invention L’oraison funèbre, fondamentalement épidictique, confirme les valeurs dont le défunt a été le défenseur et l’illustrateur. Celle de la lionne, prononcée par le cerf, pourrait être construite en deux mouvements. D’abord, l’évocation de

la reine vivante, mettant en relief ses qualités de souveraine, dans son pays et son empire, puis le récit de ses derniers moments. En consolation, ensuite, l’évocation de sa vie au royaume des bienheureux, de son apparition, enfin de son action dans l’au-delà en faveur d’un régime béni des dieux. La fidélité au tableau de Tiepolo et aux paroles du cerf consistera en particulier dans le travail sur le style pompeux et sur l’éloge appuyé, hyperbolique. Le recours à la parodie est possible. Prolongements On peut lire des extraits de l’« Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre » de Bossuet, présentant d’abord la vanité de la vie, y compris pour les grands de ce monde (son second mouvement étant consacré au salut, qui doit orienter toute la vie). L’intérêt est de montrer la fragilité des puissants, en même temps que leurs responsabilités considérables. On peut prolonger en montrant des vanités baroques. Enfin, on peut envisager l’étude des manifestations artistiques de la monarchie absolue, avec une visite du château de Versailles.

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Fontenelle, Histoire des oracles, ⁄§°‡ X p. ∞‹§

Raison et déraison LECTURE 1. Plan du texte. Lignes 1 à 6 : les explications surnaturelles sont-elles valables, ou sont-elles le résultat de la précipitation ? Lignes 7 à 8 : annonce d’une anecdote. Lignes 9 à 23 : la confrontation entre deux méthodes scientifiques : les doctes savants polémiquent sans rien vérifier ; l’orfèvre ne dit rien, mais observe, expérimente, pour faire jaillir la vérité. Ligne 24 à la fin : généralisation. La morale pourrait être reformulée de la façon suivante : aucun progrès ne sera possible sans une rigueur et une méthode scientifiques qui favorisent la raison.

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2. Avec beaucoup d’esprit, Fontenelle se sert de l’arme de la fable pour lutter… contre les fables, ici définies comme des histoires merveilleuses et fausses prétendant expliquer les phénomènes naturels complexes. En effet, il invente un apologue plein d’humour, qui met les rieurs (c’està-dire tout le monde) de son côté. Comment ne pas rire, en effet, en voyant se succéder les théories fumeuses, les travaux certes complexes mais reposant sur du vent ? Le comique de répétition joue à plein, et le lecteur, avide de récits plaisants, tire tout seul la morale de cette histoire : avant d’inventer des explications farfelues, avant d’écouter ceux qui en proposent, il vaut mieux se rendre sur place, observer et vérifier l’information. On remarquera le paradoxe brillant de Fontenelle : il préconise de ne pas s’en laisser conter… grâce à un conte, ciselé avec un talent d’orfèvre. 3. Fontenelle se moque des faux savants en faisant feu de tout bois. Les lignes 9 à 21 sont un vrai morceau de bravoure. Il les affuble de noms ridicules, aux consonances peu aimables : LiBAVius ne bave-t-il pas des inepties, comme le Pangloss de Voltaire ? Les noms sont parfois impossibles à prononcer (Ingolsteterus). La surenchère comique joue ici pleinement. La terminaison latine en –us (Horatius, Rullandus, Libavius) évoque davantage le latin macaronique des médecins charlatans de Molière que le sérieux universitaire, malgré le titre ronflant dont un savant se pare (« professeur en médecine à l’université de Helmstad », excusez du peu !). En effet, l’incohérence de leur démarche est soulignée d’entrée : ce grand débat scientifique, qui mobilise les savants de toutes les universités européennes pendant des années (cf. les dates et indications temporelles ponctuant le récit), a pour origine une rumeur. On relève : « En 1593, le bruit courut » (l. 9). Autant dire que la « dispute » repose sur du vent ! Avec des bases aussi peu solides, nul ne s’étonnera du caractère illogique de leur argumentation. La palme du grotesque revient à Horatius, persuadé que la dent miraculeuse est un don consenti par Dieu aux chrétiens malmenés par les Turcs. D’ailleurs, le conteur ne résiste pas au plaisir de faire irruption dans la narration pour en souligner l’ironie. « Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et

aux Turcs », nous dit-il avec verve. Enfin, il achève leur portrait par une remarque lapidaire : « Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. » (l. 20-21.) Faut-il souligner que l’adjectif « beaux » est lourdement ironique ? Bref, on connaissait l’expression « menteur comme un arracheur de dents ». On peut demander aux élèves d’en inventer de nouvelles pour fustiger ces affabulateurs d’un genre particulier, spécialistes « ès dent d’or ». Prolongement Diderot écrit un texte très proche consacré à l’agneau de Scythie, qui a excité l’imagination des vrais et faux savants. On pourrait proposer aux élèves de retrouver sur Internet l’article que Diderot lui consacre, puis d’inventer un reportage, un roman-photo ou une fable sur le modèle de Fontenelle ayant pour titre « Chasse à l’agneau de Scythie ». Il faudrait déboucher sur une morale reflétant les idées des Lumières.

4. La fable est plaisante. Mais sa portée est violemment polémique. Pendant des années, les faux savants maintiennent le peuple dans ses préjugés et superstitions. Leurs titres ronflants impressionnent, et leur interprétation est faite d’un mélange persuasif d’explication naturelle et d’imagination surnaturelle (« en partie naturelle, en partie miraculeuse »). Pendant ce temps, personne ne se pose de questions et ne cherche à démonter la supercherie. Encore moins à protester. L’alliance du pouvoir et du savoir est redoutable pour museler toute forme de critique. Maintenant, si l’on remplace l’expression « dent d’or » par « miracle », « pouvoir de droit divin », etc., on comprend aisément la portée du message. Prolongement On peut demander aux élèves ce qu’ils mettraient à la place de l’expression « dent d’or ».

VERS LE BAC Invention L’écrit d’invention suppose, au préalable, un repérage des consignes implicites. On peut demander aux élèves de se poser les questions suivantes : a) Dans la consigne, on trouve le mot « conversation » : comment présente-t-on un dialogue ? 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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comment le rend-on dynamique ? (Jeu de questions-réponses, ponctuation expressive, exclamations.) Comment comprend-on qui parle ? (Rôle des incises.) b) Les interlocuteurs se moquent des faux savants. Il s’agit là de reprendre le contenu de la question 3 et de le transformer en dialogue. C’est un exercice de transposition. c) Les philosophes louent l’orfèvre. Il faut ici reprendre la question 3 et présenter l’argumentation du conteur sous forme de discours direct. d) Pour enrichir le débat, on peut insister sur ses enjeux. À ce titre, on peut montrer que l’orfèvre, à sa manière, est enrôlé dans le grand combat opposant l’ombre et la lumière.

·

Jean de La Bruyère, Les Caractères, ⁄§°° X p. ∞‹‡

Objectifs – Aborder la littérature des moralistes français du XVIIe siècle. – Étudier l’écriture de fragments. – Analyser le registre satirique et le ton de l’ironie dans la critique sociale.

Sans fard LECTURE 1. Cette suite de trois fragments construit progressivement une leçon sur la mode comme phénomène social et culturel. La Bruyère prend un premier exemple, bref : celui d’une femme riche qui est constamment devancée par la mode. Suit le portrait plus long d’Iphis, qui est l’homme à la mode. Le fragment 15 dévoile enfin la leçon. Les exemples précèdent la vérité générale. 2. Le portrait d’Iphis n’est composé que d’une seule phrase. Il s’agit d’une phrase complexe, dont les propositions sont le plus souvent juxtaposées ou coordonnées par la conjonction « et ». La ponctuation est celle du xviie siècle (succession parfois des deux-points, incorrecte actuellement).

Cette structure met en valeur une série de verbes qui renvoient tous à des actions de nature narcissique : se contempler (« regarde », l. 3, l. 8 ; « il se voit au miroir », l. 8), soigner son apparence et se parer (« il l’entretient », l. 6 ; « il met du rouge », l. 12), faire des manières (par ex., « il a un mouvement de tête », l. 10). Les compléments de ces verbes sont soit des parties du corps (main, dents, bouche, jambes), soit des pièces de l’habillement (soulier, chausses, chapeau, bijoux). Le signe typographique du point-virgule permet de détacher huit segments qui sont comme huit tableautins, de plus en plus développés, qui se succèdent comme les saynètes d’un récit, et à travers lesquels on découvre les facettes du personnage : découverte d’une nouvelle mode, honte de ne pas en être, souci de se cacher, refuge dans la chambre et entretien de soi-même, minauderies, contemplation de soi devant le miroir, féminité des poses et de la démarche, clôture ironique (« aussi ne l’ai-je pas mis dans le chapitre des femmes », l. 15-16). De cette succession, il ressort l’impression d’un pantin ou d’une marionnette qui parodie les gestes de la coquetterie par minauderies et contorsions. Le ton est celui de l’ironie ; le registre est très nettement satirique.

3. Cette recherche permet de se familiariser avec les dictionnaires en ligne, notamment ceux fondateurs datant du xviie siècle. Le sens premier de « caractère » est « empreinte », le signe gravé ou écrit, l’outil technique utilisé pour cette impression typographique. Un autre sens porte sur les caractéristiques ou traits distinctifs d’une personnalité ou d’une identité. Le « caractère » chez La Bruyère rejoint ces deux sens. – Volonté de proposer une représentation si vivante que l’on s’en souvient. Donc faire impression : piquer la curiosité, surprendre, frapper, entrer dans la mémoire. – Souci d’analyser un type social et ses traits distinctifs.

HISTOIRE DES ARTS Ce tableau d’Eglon Hendrick Van der Neer met en scène un couple d’élégants : leur pose révèle le goût pour l’ostentation des signes extérieurs de richesse. On fera détailler ceux-ci par les élèves. Le réalisme de cette représentation, bien dans

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le goût de la peinture du Nord, met en valeur rondeurs et corpulence, qui marquent aisance et abondance. Au sol, des pièces d’argenterie. Pour autant, le point de vue du peintre sur son sujet demeure discret, à la différence de La Bruyère qui persifle. L’objet traité n’est d’ailleurs pas le même : l’aisance chez le peintre ; les apparences chez le moraliste français.

VERS LE BAC Invention On veillera à ce que la structure du texte reprenne l’écriture du fragment et propose un enchaînement significatif et cohérent. Cette écriture d’invention vise à transposer le sujet de la satire de la mode à notre époque. Il sera possible de mettre en lumière, selon une gradation ironique, la transformation jusqu’à la dénaturation d’un individu à travers la mode : – personnage lecteur de revues de mode ou spectateur d’émissions de télévision sur le sujet [fragment 1] ; – puis (dans un ordre chronologique qui suivrait la folie d’un personnage s’appelant Narcisse 2011 ou Iphis 2011) la consommation de cosmétiques [fragment 2] ; – l’abus de sport pour « avoir ou tenir la ligne » [fragment 3] ; – le recours à la chirurgie esthétique pour conserver une apparence jeune [fragment 4] ; – une image complètement surfaite et transformée de soi, à l’égal de vedettes de cinéma ou de séries TV [fragment 5]. Le ton sera celui de la satire et de l’ironie. Pistes : On pourra travailler sur la « chute » finale ou sur celle de chacun des fragments. Les fragments descriptifs ou narratifs pourront aboutir, comme dans le texte de La Bruyère, à un énoncé à valeur plus générale.

Charles Perrault, Histoires ou Contes du temps passé, ⁄§·‡

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X p. ∞‹°-∞‹· Objectifs – Comprendre comment opère l’argumentation indirecte dans le conte. Ce genre suscite des émotions plus violentes et un plaisir plus ambigu que la fable. – « La Barbe bleue » combine le frisson du conte (tragique, pathétique) au plaisir de la distance ironique et du style mimétique. De ce point de vue, ce conte est parfaitement lisible au lycée, où la complicité littéraire avec l’auteur est plus envisageable.

Un conte sanglant LECTURE L’entrée dans le conte (Extrait ⁄) 1. La très longue première phrase présente l’univers fictif à travers le personnage de la Barbe bleue. Le présentatif archaïque de rigueur (« Il était une fois ») marque le seuil de l’histoire et prépare le lecteur à accepter toutes les invraisemblances, comme la « barbe bleue ». « Mais » (l. 3) amène l’inversion des connotations (« belles » / « si laid et si terrible »). Mimétiquement, la fin de la phrase montre la répulsion (avec des assonances en [i], des allitérations en [f] ; un couple à valeur totalisante : « ni femme ni fille » ; un rythme de fuite en 3-4-5-4 ; un ordre syntaxique qui place le personnage seul à la fin). La locution adverbiale « par malheur » marque la présence et la maîtrise rassurantes du conteur. 2. Les défauts de la Barbe bleue en font un personnage repoussant (son sang n’est pas bleu, sa barbe étrange symbolise une virilité dévoyée). Sa richesse excessive finit par être inquiétante. Les femmes sont présentées comme des êtres prêts à céder aux séductions matérielles, surtout lorsqu’elles sont d’une bonne famille ruinée. Ainsi, le conteur rapporte avec ironie le jugement de la cadette (l. 16-18, entre récit de pensées et pensées rapportées, introduites par « trouver ») : elle conclut « que c’était un fort honnête homme », alors que tout prouve le contraire et 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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qu’on ne saurait adhérer à son propos. Pourquoi ? La tête lui a tourné devant tant de richesses : les énumérations endiablées qui précèdent (« Ce n’était que », l. 14-15) produisent un enchaînement qui semble inéluctable (comme celui de la curiosité). Cette jeune fille est donc un contre-exemple.

3. Le lecteur, prévenu (notamment l. 10-11), est conduit à réévaluer les « qualités » du personnage et à se méfier de sa richesse, qui devient dès lors inquiétante et tentatrice. La cadette a cédé une première fois en épousant le monstre : elle cédera une seconde fois.

Les comptes de la Barbe bleue 4. La fortune exceptionnelle de la Barbe bleue est toute matérielle. Ni la « vaisselle d’or et d’argent », ni les « meubles », les « maisons », les divertissements (qui éloignent de l’essentiel), ni les plaisirs du corps, ne font l’honnêteté. Mais c’est une fortune étourdissante (énumérations, accumulations) et fascinante (triple répétition d’« or » et d’« argent », l. 2, 31, 34). Le registre épidictique devient ironique par ses insistances suspectes et ses répétitions. 5. La mécanique du désir est en place : la Barbe bleue séduit sa femme avec ses biens, puis attire son attention sur un plaisir interdit (aller dans le cabinet), ce qui excite son désir de le transgresser (réécriture de la tentation). En lui montrant la clef, il guide son imagination jusqu’à la porte du petit cabinet. Le style direct avec ses présentatifs (« voilà » répété trois fois) et les formes renforcées des démonstratifs rend plus fascinante encore la transgression possible. La condensation du désir sur la clef réactive la symbolique de cet instrument, et de la porte fermée. C’est aussi la mécanique du désir du lecteur, avide de savoir la suite ; le rythme haletant du conte puis son suspense l’emportent, sans qu’il ait le temps de se demander si son intérêt pour la cadette, curieuse autant que lui, est bien moral.

Pathétique et palpitant 6. L’opposition entre les deux personnages est construite sur le contraste entre le clair et le sombre, la taille et la corpulence, donc le volume occupé dans la vignette. Seuls ses vêtements humanisent la Barbe bleue, dont la face est mangée par la barbe. Les yeux le condamnent d’avance. La transgression est déjà

là en puissance, puisque la jeune femme porte presque les mains sur la clef. Si l’on ne connaît pas l’histoire, la lecture seule de l’image peut laisser imaginer que l’homme donne la clef à la femme.

7. La précipitation de l’héroïne est manifestée par des enchaînements fatals à l’aide de structures consécutives (« si pressée que », « avec tant de précipitation qu’elle » ; « donc », l. 8), les scrupules étant remis à plus tard (opposition : « sans considérer qu’il était malhonnête ») : la morale est temporairement oubliée. La fuite du petit cabinet est ensuite rythmée par des connecteurs temporels (« Après », « quand ») et d’opposition (« mais », « eut beau » : parataxe concessive). « Car » (l. 30), qui relève de l’activité du narrateur, justifie l’énoncé « il n’y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait » à l’aide d’une raison invraisemblable : la magie. Le conteur en use pour la première fois dans ce conte, en apportant une révélation tardive et terrifiante après que l’irréparable a été commis. Les connecteurs de conséquence et de temps manifestent la fatalité tragique de la curiosité. On peut évidemment lire la précipitation du désir et la chute sur un plan métaphorique comme la découverte effrayante et manquée de l’acte charnel. Le conte est donc un avertissement aux jeunes filles : il ne faut pas accepter n’importe quel mari. Enfin, le sang sur la clef est la marque d’un péché dont on ne peut se laver. Mais la Barbe bleue remplit deux rôles : Dieu, et le tentateur. 8. Dans l’extrait 3, la tension monte avec le dialogue implacable : à l’épouse qui n’en dit pas assez ou cache la vérité, la Barbe bleue répond par son omniscience (c’est une image inversée de Dieu, ou de la conscience coupable) et ses réponses sont prévisibles. Dès lors, l’art du conteur est d’organiser la lenteur du dénouement. La fatalité est marquée par les reprises (« Je n’en sais rien » / « Vous n’en savez rien » / « je le sais bien » ; « voulu entrer » / « y entrerez ») et l’annonce au futur. Le contraste entre la politesse du langage (« Madame », « auprès des Dames que vous y avez vues ») et la cruauté du sort confirme l’univers du conte mondain et la distance invraisemblable qui protège le lecteur de l’horreur totale. 9. Les moralités confirment ou déplacent la réflexion morale, quelque peu malmenée par la

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rapidité de l’intrigue. Les vers rompent avec le rythme échevelé de la prose. La première semble à la fois didactique et ironique. Véridique au sens littéral, elle propose une constatation sur le « sexe […] léger » ; or « mille exemples » comme celui de la cadette devraient nous désespérer de croire qu’on peut guérir de ce défaut. Cette moralité peut être attribuable à un moralisateur misogyne (et l’on ne saurait dire qu’il s’agit de la morale imposée par Perrault). La seconde moralité est également polyphonique : c’est un mode d’emploi du conte qui joue la désillusion, elle aussi misogyne et imputable à un passéiste. Or les Modernes, dont Perrault, promeuvent les qualités féminines. De ce point de vue, la « moralité » appelle aussi à une distance avec la narration et même avec le genre, et à une complicité avec le narrateur-moraliste. Là encore, le registre didactique est doublé d’ironie.

ÉCRITURE Argumentation On peut encourager les élèves à consulter en ligne le Dictionnaire de l’Académie (1re édition) pour lire les textes du xviie siècle. Il s’agit d’évaluer l’invraisemblance des contes, et plus généralement, la valeur instructive et morale de la fiction. A priori, un lecteur adulte ne saurait s’égarer à des divertissements « de bonne femme ». On peut d’ailleurs proposer aux élèves de regarder sur le site de la BNF les frontispices des Contes de ma mère l’Oye présentant une conteuse entourée d’enfants, devant une petite porte. Pour autant, c’est le statut de l’argumentation indirecte et de la fécondité littéraire qui se trouve ainsi invalidé. Les élèves peuvent s’aider de la moralité du « Pouvoir des fables » pour développer leur argumentation. http://expositions.bnf.fr/contes/enimages/salle1/ index.htm Prolongements − Une réflexion sur le couple formé par la sœur Anne et son gentilhomme présente un contrepoint positif au couple sanglant du conte. − On peut étudier les modalités de la présence du conteur dans son récit, dans ce conte et dans d’autres. − Une lecture à plusieurs voix permettrait de renouer avec les plaisirs de la veillée ou du salon.

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Fénelon, Les Aventures de Télémaque, ⁄§·· X p. ∞›⁄

Objectifs – Analyser une utopie (retour à un idéal humaniste). – Étudier un extrait d’un roman didactique et édifiant. – Connaître les formes du roman à la fin du XVIIe siècle : la part de la poésie et de la description dans un récit.

Nouvel âge d’or LECTURE 1. Le registre dominant est celui du lyrisme. Des lignes 9 à 15, le conteur reprend tous les stéréotypes du « locus amœnus » : « hivers […] tièdes » (l. 13), ardeur estivale « tempérée par des zéphyrs rafraîchissants » (l. 14-15). Il ne s’agit pas d’une description réaliste, mais d’un lieu idéal dans la tradition de la poésie pastorale. Une lecture à haute voix révélera le travail sur le rythme et les sonorités. Par exemple : « L’ardeur de l’été (5) / y est toujours tempérée (7) / par des zéphyrs rafraîchissants, (8) / qui viennent adoucir l’air (6) / vers le milieu du jour (5). » – style périodique : intonation qui s’élève jusqu’à « rafraîchissants » (acmé), puis qui décroît. – amplification de la longueur des énoncés (5/7/8), puis decrescendo (6/5) ; – allitérations et assonances nombreuses qui créent une fluidité du propos ; – jeu sur des antithèses (« ardeur »/ « tempérée ») ; – rimes intérieures (« été »/« tempérée ») ; – vers blanc : inscription d’un alexandrin (5 + 7 = 12). Cette poésie pastorale emprunte à l’art pictural du paysage héroïque (Poussin).

2. Le tableau poétique de la nature met en valeur la notion de modération et de tempérance. Il est programmatique de la peinture de la cité idéale, où les richesses (troupeaux, laines fines, mines d’or et d’argent) n’entraînent aucun abus, puisque les habitants de la Bétique sont soucieux de rester simples (l. 18) et de conformer 14 XVIIe siècle : Plaire et instruire |

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l’usage de ces biens aux seuls véritables besoins des hommes (l. 20). Ils en restent à une « vie simple et frugale » (l. 29). Le cadre pastoral pose la relation originelle entre l’homme et la nature. Les habitants de la Bétique maintiennent cette unité en refusant de passer à un âge d’artisanat (l. 25) et en demeurant des bergers et des laboureurs (l. 24). Même l’or est tenu pour une matière égale au fer : ils s’en servent « pour des socs de charrue » (l. 22). Le tableau pastoral donne son sens à celui de l’utopie. En formant le cadre et le contexte de la cité idéale, il rend ce rêve séduisant. Le retour à la nature, sur le mode de la sagesse antique et biblique, est aussi une fuite de la société du xviie siècle et de ses artifices. Fénelon tente de réhabiliter un certain humanisme qui se fonde sur les relations entre l’homme et la nature. Prolongements Lecture de la parodie que Voltaire donne de la Bétique et du roman de Fénelon dans Candide. On pourra montrer aux élèves que cet idéal d’une vie au plus près de la nature est bien éloigné de l’écologie actuelle, et qu’il repose sur un mythe culturel, celui de l’âge d’or, à dimension morale.

HISTOIRE DES ARTS On se reportera au tableau complet de Nicolas Poussin, Orphée et Eurydice (vers 1659). Le peintre inscrit dans un paysage de pastorale un groupe de personnages qui font cercle autour d’Orphée : le poète avec sa lyre symbolise l’accès à l’harmonie du monde (à mettre en relation avec l’ordre classique). Le cadre et l’arrièreplan dévoilent un univers où la nature et l’art humain (architecture, activités) se complètent. Le jeu de lumière avec l’ombre qui borde le tableau montre combien l’art classique parvient à révéler le point d’équilibre entre des éléments contraires, parfois hérités de la tradition baroque (mythe d’Orphée traité dans l’opéra de Monteverdi, pastorale).

VERS LE BAC Invention Le texte produit devra respecter les codes de retranscription d’un dialogue. Pour soutenir les avantages d’une vie au plus près de la nature, on pourra prêter à l’un des deux personnages un propos sur : – les effets néfastes de la vie urbaine et industrielle ; – la recherche d’un cadre de vie plus en harmonie avec l’homme (temporalité, alimentation) ; – la préservation du milieu naturel, indispensable à la survie de l’homme ainsi qu’à son équilibre (eau) ; – un rapport différent à la nature en fonction des cultures : le modèle des pays du Nord ; – l’oubli d’une civilisation avant tout rurale avec ses rites, son réseau de sociabilité, ses modes de vie. Pour en dénoncer les illusions et les naïvetés, le second personnage pourra évoquer : – la réalité du cadre rural ou naturel (industrialisation, de fait, des techniques agricoles et pollution) ; – le danger d’un mythe (l’âge d’or, l’unité première et primitive avec la nature) qui conduit à une vision simpliste de la société et de l’évolution de l’homme ; – une vision manichéenne au niveau moral : l’homme de la nature étant considéré comme un homme bon ; celui de la société comme dénaturé (cf. controverse entre Voltaire et Rousseau sur le bon sauvage) ; – une utopie qui ne résout pas les problèmes contemporains. On veillera à ce que les arguments se répondent et entrent en confrontation pour créer l’animation d’un débat. Des registres peuvent être convoqués : lyrique pour célébrer la nature, satirique pour se moquer des arguments et des idées du contradicteur.

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Séquence

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XVIIIe siècle : Les Lumières,

une littérature de combat Livre de l’élève X p. ∞›¤ à ∞‡‹

H istoire des arts

Frontispice de l’Encyclopédie, ⁄‡§∞ et ⁄‡‡¤ X p. ∞›°-∞›· Objectifs − Entrer dans l’analyse d’une œuvre phare des Lumières : l’Encyclopédie. − Découvrir l’idéologie des Lumières et les valeurs que les penseurs défendent, en particulier l’importance de la raison. − Un frontispice qui illustre la dimension universelle de l’Encyclopédie et des Lumières. − Une œuvre allégorique qui représente de façon visuelle la démarche des philosophes des Lumières.

Un programme lumineux LECTURE DE L’IMAGE 1. Le choix de la source lumineuse est symbolique. La lumière provient du personnage de la Vérité, qui figure en haut et au centre de l’image. La lumière chasse les nuages et l’obscurité. Elle irradie autour d’elle, éclairant les visages des allégories et des hommes figurant en bas du tableau. La technique de la gravure, en noir et blanc, renforce encore l’importance de la lumière, car l’œuvre repose entièrement sur les contrastes entre ces deux couleurs, avec toutes les nuances de gris. Si le graveur accorde autant d’importance à la lumière, c’est parce qu’il s’agit de la métaphore choisie par les philosophes du xviiie siècle pour nommer le mouvement d’idées auquel ils prennent part : les Lumières.

On peut ici faire le point sur la technique de la gravure. À l’aide d’un burin (tige d’acier affûtée), le graveur creuse des sillons dans une plaque de cuivre : des traits profonds, épais ou croisés (tailles et contre-tailles) pour obtenir les tons noirs ; des traits légers ou en pointillé pour les tons gris clair. Après encrage, la plaque est mise sous presse et permet à la gravure d’être tirée sur papier à des milliers d’exemplaires.

2. Le regard des personnages représentés converge vers la source lumineuse de l’image, au sommet du tableau. Cette composition renforce encore l’importance de l’allégorie de la Vérité, qui était déjà mise en valeur par la lumière dont elle est la source. 3. Dernier élément qui renforce l’importance de la Vérité : les lignes de force du dessin sont des diagonales qui convergent vers elle. En partant du bas, le groupe des hommes dessine une première diagonale de gauche à droite. Puis, les figures allégoriques dessinent une autre diagonale de droite à gauche. Parvenue au bord gauche du dessin, une nouvelle diagonale repart vers la droite, avant de remonter vers la gauche jusqu’à l’allégorie de la Vérité. Visuellement, cette construction valorise encore cette dernière, vers qui le regard du spectateur est dirigé : chaque fois qu’il regarde une des figures de l’image, son œil ne peut que remonter vers la Vérité, par l’éclairage, le regard du personnage représenté, ou par les lignes de force dans lesquelles il s’inscrit. Ainsi, la quête de la Vérité est une élévation du regard, ce qui symbolise l’élévation, le progrès que les Lumières font accomplir à l’esprit humain. 4. Les allégories et les êtres humains représentés sont reconnaissables à leurs attributs. En partant du bas de la gravure, et en remontant selon les diagonales, on découvre :

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− Tout en bas, le groupe des hommes, composé des philosophes et de divers artisans reconnaissables à leurs outils ou leurs productions. Cette union reflète les deux aspects de l’Encyclopédie : c’est une œuvre philosophique à travers les articles, et une somme de toutes les connaissances artisanales et industrielles de l’époque. − En bas à droite, le premier groupe de figures allégoriques présente l’Agriculture, reconnaissable à ses outils ; au-dessus d’elle se tiennent la Botanique et sa plante rare en pot, la Chimie et ses instruments de distillation, et l’Optique avec sa loupe et son microscope. − En remontant cette diagonale vers le haut à gauche, on découvre un groupe de figures liées aux Beaux-Arts : tout d’abord, la Sculpture en train de créer un visage au maillet et au burin, puis la Peinture qui tient dans sa main de nombreux pinceaux. Au-dessus d’elle, l’Architecture avec ses compas et ses équerres. Derrière elle, la Musique avec sa harpe, la Poésie épique et sa flèche, la Poésie pastorale avec la flûte de Pan et la crosse du berger, la Poésie lyrique et sa lyre, entourée par la Tragédie tenant un poignard et une coupe de poison. La Comédie brandit une marotte. Toutes ces allégories artistiques sont sous le patronage de l’Imagination (et de sa guirlande de fleurs), qui les surplombe. − Du côté droit du dessin figure un autre groupe d’allégories, qui rassemble des disciplines scientifiques, qu’il s’agisse de sciences pures ou de ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences humaines. À côté de l’Architecture figure l’Astronomie, représentée de dos, tenant un globe céleste et ayant la tête surmontée d’une couronne d’étoiles. Au-dessus d’elle, la Physique avec sa cloche expérimentale. On voit aussi la Géométrie, sur les genoux de qui repose un rouleau avec des figures géométriques. Contre le bord droit de l’image, la Mémoire écrit dans un livre qui repose sur les épaules du Temps, représenté sous les traits d’un vieillard. Au-dessus d’elle se tiennent l’Histoire ancienne, qui tient un sphinx, et l’Histoire moderne. À leurs côtés figurent la Philosophie et la Théologie, avec une Bible. Tout ce groupe d’allégories figure, quant à lui, sous le patronage de la Raison couronnée. − Enfin, au centre de l’image et au sommet de cette progression allégorique, resplendit la Vérité. Elle illumine le tableau et chasse les nuages.

5. Selon Le Petit Robert, « encyclopédie » signifie « ensemble de toutes les connaissances », puis « ouvrage où l’on traite de toutes les connaissances humaines dans un ordre alphabétique ou méthodique ». Par l’union allégorique de toutes les sciences, de tous les arts et de tous les métiers, le frontispice manifeste bien la volonté encyclopédique de l’œuvre conçue et dirigée par Diderot et d’Alembert. L’Encyclopédie symbolise la quête de vérité des Lumières, à travers les sciences et les arts, au double sens du mot tel qu’il est utilisé au xviiie siècle : arts et artisanats. 6. Diderot décrit et interprète l’œuvre de Cochin dans le Salon de 1765 : « C’est un morceau très ingénieusement composé. On voit en haut la Vérité entre la Raison et l’Imagination : la Raison qui cherche à lui arracher son voile, l’Imagination qui se prépare à l’embellir. Au-dessous de ce groupe, une foule de philosophes spéculatifs ; plus bas la troupe des artistes. Les philosophes ont les yeux attachés sur la Vérité ; […] la Théologie lui tourne le dos et attend sa lumière d’en haut. » Ces propos éclairent l’interprétation philosophique que l’on peut faire du frontispice de l’Encyclopédie. La Vérité est représentée au sommet de la pyramide des allégories, car elle est la plus importante. Le décor représente d’ailleurs le temple qui lui est dédié, avec sa colonnade antique. La lumière semble émaner d’elle, comme une auréole, et chasse l’obscurité des nuages, symbole de l’obscurantisme. Mais cette lumière est à la fois éclairante et voilée, car la Vérité est difficile d’accès. La Vérité, selon les philosophes des Lumières, n’est pas la Vérité révélée de la religion, mais la Vérité philosophique, qui doit faire l’objet d’un travail de réflexion et de dévoilement par les philosophes des Lumières. 7. Raison et Philosophie dépouillent la Vérité de ses voiles. Ce geste symbolise le travail des philosophes des Lumières, et de l’Encyclopédie en particulier. Les encyclopédistes, éclairés par la seule lumière de la Vérité, et non plus par la fausse lumière de la Religion, cherchent à retirer à la Vérité le voile qui la recouvre. Le travail intellectuel des Lumières, selon Cochin, repose donc sur la raison, dont l’objectif est de dévoiler, c’est-à-dire d’exposer au grand jour, d’expliquer, d’analyser toute chose. On retrouve ici l’optimisme des Lumières, pour qui tout peut être expliqué : le voile recouvre encore la Vérité,

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mais il a commencé à glisser, et le progrès est en marche.

8. La Raison est représentée avec deux attributs. Le premier, la couronne, signifie que les Lumières érigent la raison en valeur absolue. Son allégorie figure certes au deuxième rang, sous la Vérité, mais c’est elle qui, grâce à la couronne, semble reine. D’autant que, par le geste qu’elle accomplit en dévoilant la Vérité, c’est elle qui permet à la lumière d’apparaître et de chasser l’obscurantisme. Le mors, son second attribut, est plus difficile à interpréter. Il faut se référer à l’utilisation concrète de cet objet : il s’agit d’une pièce de harnais qui permet de contrôler et de diriger un cheval, de freiner ses élans et de lui éviter de s’emballer. Or, sur la gravure, la Raison tient le mors juste au-dessus de la Théologie. La raison est bien ce frein qui peut permettre de contrôler la religion, et d’éviter ses erreurs ou ses exagérations dangereuses, plus connues sous les noms de superstitions et de fanatisme. 9. La théologie est l’étude de la religion, des textes sacrés et des dogmes. La gravure représente surtout la religion chrétienne, car l’allégorie de la Théologie tient la Bible dans ses mains. La position dans laquelle Cochin l’a représentée est riche de significations. Comme l’écrit Diderot dans le Salon de 1765, « la Théologie tourne le dos [à la Vérité] et attend sa lumière d’en haut ». On assiste ici à un renversement sémiologique et idéologique. En effet, le mot « Vérité » désigne avant tout à l’époque la religion révélée qu’est le christianisme. Or, ici, non seulement la Vérité est d’abord rationnelle et philosophique, mais en outre la Théologie lui tourne le dos. Cette position traduit une nouvelle conception de la religion selon les philosophes des Lumières : alors qu’elle prétend être inspirée par la vérité, la théologie la méconnaît, car elle ne la voit pas. Le fait de lui tourner le dos a également une autre signification symbolique : elle s’en éloigne, voire la dédaigne. Dans les deux cas, cette position montre que la théologie est dans l’erreur, à la différence de la raison et de la philosophie des Lumières. Cette gravure a donc une portée très polémique, ce qui est à la fois intéressant et délicat à manier avec les élèves. 10. Traduire en image le programme des Lumières est un choix percutant, parce qu’il

synthétise en une seule représentation le projet des philosophes (dévoiler la vérité), leur démarche (raisonner), la dimension encyclopédique de leur travail (présence de toutes les sciences et de tous les arts, qu’il s’agisse des arts libéraux, ceux dans lesquels le travail intellectuel est dominant, ou des arts mécaniques, qu’on appellerait plutôt artisanat ou industrie), et la dimension universelle de leur ambition (éclairer tous les hommes). Il illustre bien le sous-titre de l’Encyclopédie : « Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ». On y retrouve aussi le caractère polémique de leur projet qui, sans nier la religion, car tous les philosophes ne sont pas athées, la soumettent à l’examen de la raison et en critiquent les abus. Autant d’éléments qui trouvent, grâce au choix allégorique, une représentation claire, alors que les mots auraient nécessité un long discours. La fonction de ce frontispice est donc de révéler la nature du projet encyclopédique et, surtout, de le magnifier, comme le ferait le frontispice d’un édifice architectural, c’est-à-dire sa façade principale et décorative. Pour autant, il ne faut pas oublier que ce frontispice est très largement postérieur à la publication du premier tome de l’Encyclopédie : la publication de l’ouvrage commence en 1751, alors que le dessin de Cochin est exposé pour la première fois en 1765, et n’est gravé qu’en 1772. Il ne sera donc livré aux souscripteurs qu’avec les derniers volumes.

ÉCRITURE Argumentation Le frontispice de l’Encyclopédie résume visuellement les valeurs des philosophes des Lumières et la démarche qui doit être la leur. Il met en effet en exergue l’universalité de la notion de progrès : la lumière de la Vérité peut éclairer tous les hommes ; la Raison peut comprendre et expliquer toutes les sciences, les arts et les techniques. On y retrouve plus implicitement un appel à la tolérance, car la religion, tournant le dos à la vérité et devenant alors superstition, doit être soumise à un examen critique et rationnel. Enfin, à travers l’exposé allégorique de tous les savoirs et de toutes les connaissances de l’époque, le frontispice valorise également l’éducation. La démarche qui doit être celle des Lumières est clairement symbolisée par Cochin :

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éclairer les hommes et lutter contre l’obscurantisme par l’appel constant à la raison. Prolongements On peut proposer aux élèves comme sujets de réflexion ces deux citations de Voltaire, qui reprennent l’allégorie principale du frontispice de l’Encyclopédie en jouant sur la notion de vérité et sur celle de voile. − Dans L’Ingénu, un de ses contes philosophiques, Voltaire fait dire à son personnage principal : « Ah ! s’il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l’emblème de la vérité. » − Dans Le Taureau blanc, Voltaire définit ainsi l’apologue : « Je veux qu’un conte soit fondé sur la vraisemblance, et qu’il ne ressemble pas toujours à un rêve. […] Je voudrais surtout que, sous le voile de la fable, il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire. » Dans les deux cas, la vérité apparaît comme voilée, et le travail du philosophe des Lumières, comme une entreprise de dévoilement, même si cette démarche peut passer par la fable ou l’apologue.

VERS LE BAC Invention La première difficulté que pourront rencontrer les élèves, dans la rédaction de la prière adressée par les hommes du tableau de Cochin à la déesse Vérité, réside dans la forme même que peut prendre un texte de prière. On pourra donc commencer par exposer les types de prières : − prière de confession, dans laquelle le croyant reconnaît ses fautes et ses péchés ; − prière d’intercession, dans laquelle il demande un bienfait ; − prière de gratitude, dans laquelle il rend grâce à la divinité pour ses dons. L’écriture d’invention pourra d’ailleurs faire intervenir ces différents types de prières, à la condition qu’ils correspondent à des étapes clairement distinctes. En guise de correction, ou au contraire pour guider les élèves en leur donnant un modèle à imiter, on pourra donner à lire la « Prière à Dieu » de Voltaire qui clôt le Traité sur la tolérance.



Montesquieu, De l’esprit des lois, ⁄‡›° X p. ∞∞‚

Objectifs − Prendre conscience de l’engagement des Lumières contre le scandale de l’esclavage. − Le célèbre texte de Montesquieu montre encore une fois la puissance de dénonciation de l’ironie. Montesquieu ne se livre pas seulement à une attaque féroce de l’esclavagisme, il critique également l’ethnocentrisme, et fait apparaître un idéal d’égalité et une vision de l’homme conformes aux principes des Lumières.

L’ironie comme arme LECTURE 1. Les différents types d’arguments des esclavagistes : − argument technique (l. 3-4) : Montesquieu fait ici référence aux nombreux massacres qui ont émaillé la conquête de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud ; − argument économique (l. 5-6) ; − argument racial (l. 7-8) ; − pseudo-syllogisme (l. 9-10) ; − argument par analogie (l. 11-13) ; − argument ethnocentrique (l. 14-16) ; − argument religieux (l. 17-19) ; − argument politique (l. 20-23). 2. L’argument s’apparente à un pseudo-syllogisme, que l’on pourrait reformuler ainsi : Dieu est un être très sage ; or il n’est pas sage de mettre une âme dans un corps noir ; donc les Noirs n’ont pas d’âme. La conclusion est donc extrêmement violente. Elle évoluera vers une proposition encore plus choquante, l. 17 à 19 : les Noirs n’étant pas chrétiens, ils ne peuvent pas être des hommes à part entière. C’est bien sûr une antiphrase. Le prétexte religieux est ainsi convoqué pour justifier le traitement ignoble infligé aux Noirs. La religion, vidée de son sens, devient la caution morale de cette œuvre de déshumanisation. La légitimité de l’esclavagisme n’est jamais questionnée, dans la mesure où elle peut trouver une

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justification religieuse. Si ce que dit l’Église n’est pas à prouver, il devient possible de tout justifier, y compris l’injustifiable. Cette démarche se situe donc aux antipodes de l’esprit des Lumières qui consiste à soumettre à l’examen de la raison toute affirmation.

3. La référence aux Égyptiens, « les meilleurs philosophes du monde », est censée fonder la pertinence de l’argument. On s’aperçoit pourtant de l’absurdité de la comparaison, lorsqu’il apparaît, d’après l’esclavagiste, que les Égyptiens tuaient certains hommes en se fondant uniquement sur la couleur des cheveux. Cette référence est censée garantir le raisonnement, et relativiser l’inhumanité des esclavagistes en soulignant « l’indulgence » dont ils font preuve vis-à-vis des Noirs, au regard du sort infligé aux roux chez les Égyptiens. 4. La première phrase du texte annonce clairement, par le biais d’une proposition hypothétique, que tout ce qui va suivre est à entendre comme une fiction argumentative. Il s’agit donc pour le philosophe de comprendre et de critiquer dans un même mouvement le discours des esclavagistes en se l’appropriant. Parmi les marques de l’ironie, on peut relever : − le détachement cynique : le défaut de maind’œuvre des lignes 3 à 4 est présenté comme un problème technique, qu’il faut traiter de façon pragmatique ; − le contraste entre le bénéfice de la fin (« défricher tant de terres », l. 4) et la cruauté des moyens (« exterminé », « mettre en esclavage ») ; − un discours immoral pleinement assumé : lorsqu’il est question du physique des Noirs, c’est le ton de l’objectivité qui est adopté, le principe même d’un lien entre le discours et la morale est évacué ; − les antiphrases comme « les meilleurs philosophes du monde », expression contredite par la fin cruelle du paragraphe, incompatible avec la sagesse. On retrouve une antiphrase, ligne 20 : « De petits esprits exagèrent trop l’injustice… » Ces petits esprits, ce sont les philosophes qui se piquent de justice et d’égalité, et qui sont ainsi mis en valeur grâce à l’inversion ironique ; − la logique absurde, abordée notamment à la question 3. Il s’agit pour Montesquieu de faire entendre le discours d’un esclavagiste à son plus haut degré

de cynisme, degré rarement explicité. L’ironie permet ainsi de montrer l’immoralité du propos derrière le vernis d’un discours pseudo-logique. Cette stratégie argumentative permet simultanément de faire entendre la voix du philosophe des Lumières dénonçant l’esclavagisme. Cette voix avance masquée, elle n’apparaît qu’à la seule condition que le lecteur fasse l’effort de l’entendre. La double énonciation le fait entrer dans un processus actif de construction du sens, dans une connivence avec l’auteur autour du sens « caché ». C’est ce plaisir partagé du sens qui fait toute la saveur de l’ironie.

5. Argument l. 3-4 : les Européens ne peuvent continuer à exploiter ou massacrer d’autres peuples au nom de leurs intérêts. Argument l. 5-6 : le prix d’un produit doit intégrer la rémunération des travailleurs. Ce salaire est inaliénable, et doit primer sur la rentabilité. Argument l. 7-8 : les préjugés raciaux n’ont aucune part dans la définition de l’humanité. Argument l. 9-10 : il n’appartient pas à la théologie de définir qui a une âme, et qui n’en a pas, qui est un homme et qui ne l’est pas. Argument des l. 11-13 : l’analogie avec d’autres pratiques existantes ne justifie en rien l’esclavagisme. Les actes doivent être jugés en fonction d’impératifs moraux universels. Le meurtre et l’esclavage bafouent ces principes. Argument des l. 14-16 : la notion de civilisation doit être relativisée. Ce qui a de la valeur pour un Européen n’en a pas forcément pour un Africain. Si les Africains ne partagent pas les mêmes valeurs, on ne peut pour autant considérer qu’ils ne sont pas civilisés. Le concept de civilisation ne doit pas être défini de façon ethnocentrique. Argument des l. 17-19 : la religion chrétienne n’a aucun monopole sur la définition de l’homme. L’humanité se définit en fonction de critères spirituels, rationnels et scientifiques, indépendamment de tout dogme religieux. Argument des l. 20-23 : il appartient aux princes, rois et puissants, de mettre fin à l’esclavage par leur volonté politique.

ÉCRITURE Vers la dissertation On attendra ici une esquisse de dissertation, sous la forme d’un paragraphe d’une quinzaine de lignes.

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Proposition de paragraphe argumenté : L’ironie repose sur une double énonciation : un discours apparent masque un discours second qui est en réalité le discours principal. Dans le texte 12 de Voltaire (p. 564), le discours apparent correspond à la caricature de la vision du monde d’un Jésuite, le discours principal laisse entendre la voix de Voltaire dénonçant l’intolérance religieuse, et défendant la liberté de culte. L’exagération, la caricature, sont donc des caractéristiques de l’ironie, qui permettent tout à la fois de l’identifier en tant que telle, mais qui sont également des moyens de rendre le texte plaisant, léger, y compris sur des sujets graves, et par là même d’aiguiser la curiosité du lecteur. Il convient donc au lecteur de faire un effort d’explicitation afin d’accéder à ce discours principal, sans quoi le texte serait vidé de sa substance. En dépassant le premier degré d’interprétation, le lecteur peut se sentir flatté d’accéder à un sens caché, en connivence avec l’écrivain. Un lecteur qui en resterait au sens littéral du texte 12 de Voltaire ou du texte de Montesquieu se mettrait en porte-à-faux. Il accepterait en effet que l’un incite au massacre des protestants et que l’autre défende la pratique de l’esclavage. Ne pouvant adhérer à ces théories, il est d’une certaine manière sommé d’admettre que ces textes développent un autre point de vue. L’ironie, comme stratégie argumentative, apparaît donc redoutablement efficace, puisque tout est fait pour qu’il devienne impossible d’adhérer à la thèse attaquée par l’auteur, tant elle est scandaleuse pour la raison. Le texte ironique est fait pour choquer le lecteur. Le discours du bénéficier est inacceptable, celui de l’esclavagiste est ignoble. Tous deux défendent avec un ton très détaché et parfois bienveillant des attitudes immorales, le meurtre, l’esclavage, le mercantilisme sans conscience. Le lecteur n’a pas d’autre choix que de réagir face à des discours aussi scandaleux. Le texte ironique séduit donc dans la mesure où le lecteur accomplit lui-même en partie le travail d’élaboration du sens. Il permet par ailleurs d’aborder des sujets aussi sérieux que l’injustice sociale, l’intolérance ou le racisme, sur un mode plaisant qui ne dénature pas pour autant l’efficacité du discours. Prolongements − Le professeur pourra proposer à ses élèves la lecture du texte de Jonathan Swift, « Modeste

proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public ». Contemporain de Voltaire, Swift écrit ce monument d’ironie et d’humour noir pour dénoncer la misère en Irlande, et le mépris des classes sociales les plus riches vis-à-vis des plus démunis. Il permettra de montrer encore une fois comment l’ironie peut provoquer, déranger, et faire réagir le lecteur. − Le professeur pourra également proposer à ses élèves la projection de La Controverse de Valladolid, film de Jean-Daniel Verhaeghe, adapté du roman de Jean-Claude Carrière. L’objet même de la controverse permettra de mieux saisir les enjeux théologiques et anthropologiques du texte de Montesquieu.

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Denis Diderot, Avertissement, Encyclopédie, ⁄‡§∞ X p. ∞∞⁄

Objectifs − Mesurer l’ambition de l’entreprise encyclopédique. − Ce texte permettra aux élèves de saisir aisément l’ampleur du projet ainsi que ses enjeux culturels, éducatifs, philosophiques, sociaux et politiques. Il est également important pour les élèves de comprendre les intentions des encyclopédistes à partir d’un texte de Diderot, qui fut l’acteur majeur de cet ouvrage monumental.

Éclairer et instruire LECTURE 1. Le premier objectif, évoqué par le texte, est de « rassembler les découvertes des siècles précédents » (l. 1-2). La démarche est à la fois synchronique et diachronique. Il s’agit de synthétiser l’état des connaissances globales de l’humanité au xviiie siècle, mais également de

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rendre compte de toutes les « richesses nouvelles » (l. 3-4). Le texte souligne la nécessité de la transmission des savoirs, et de l’instruction des générations futures. L’Encyclopédie est l’outil d’une « heureuse révolution » (l. 14).

2. Le terme « révolution », présent dans l’Avertissement (l. 14), laisse entendre que la diffusion des connaissances bouleverse l’ordre établi, et annonce des temps heureux. La société française du début du xviiie siècle n’a pas connu l’émancipation politique et sociale que la fin du règne de Louis XIV pouvait laisser espérer. La censure est toujours violente, et le pouvoir religieux a la haute main sur la vie culturelle et intellectuelle. Aucune œuvre fondée sur l’exercice libre de la raison ne peut tolérer ces barrières héritées d’une société d’Ancien Régime qui se sait vieillissante. 3. Ligne 7 : « les ténèbres » ; l. 10 : « éclairé » ; l. 15 : « la sphère des lumières » ; l. 17 : « aveuglés ». Ce relevé donne une idée des objectifs principaux assignés par Diderot à l’œuvre encyclopédique : instruire et développer les connaissances, sortir des ténèbres de l’ignorance. L’homme le plus « éclairé » lui-même pourra accéder à des savoirs nouveaux grâce à l’Encyclopédie. Diderot est en phase avec la préoccupation majeure des philosophes : diffuser la connaissance à grande échelle, et réformer la société grâce à la généralisation de l’instruction et à la formation des élites gouvernantes. En effet, « ce sont [les Maîtres du monde] qui étendent ou resserrent la sphère des lumières » (l. 14-15). Les dirigeants éclairés ont tout intérêt à instruire le peuple, le développement de la raison devant être un rempart contre le fanatisme que pourraient craindre certains monarques. 4. La dimension didactique des articles correspond à une volonté de vulgarisation des connaissances. Cette volonté de transmission est explicite l. 11-13. Si « l’instruction générale » doit avant tout s’adresser au peuple, l’esprit encyclopédique permet également à ceux qui ont déjà reçu une instruction solide d’accroître le champ de leurs connaissances, en particulier dans les domaines techniques et les savoir-faire artisanaux, souvent méconnus des élites lettrées. 5. L’optimisme caractéristique de l’esprit des Lumières apparaît lorsque Diderot établit un

lien de causalité direct entre l’amélioration de l’instruction et la disparition du fanatisme et de l’intolérance (l. 15-20). L’instruction doit également induire une élévation spirituelle vers « la Morale universelle » (l. 20-21). L’audace des philosophes consiste à affirmer que là où règne la raison règnent aussi la vertu et le bonheur. Cette utopie rationnelle, cet Eldorado de la raison, anime la plupart d’entre eux. L’instruction n’est donc pas qu’une question d’ordre culturel, elle développe la morale et le bonheur, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif.

6. « L’homme le plus éclairé » (l. 10) pourra accroître ses connaissances grâce à l’Encyclopédie. Mais l’ouvrage ne s’adresse pas uniquement aux élites déjà instruites, il est présenté par Diderot comme un instrument d’éducation « populaire » (l. 13). L’expression « nos semblables » (l. 19-20) confirme cette volonté d’universalité, de même que l’adjectif « universelle » (l. 21). 7. Pour aider les élèves dans leur recherche, on pourra les orienter, par exemple, vers Gargantua de Rabelais ; l’Émile de Rousseau ; le livre I, chapitre 26 des Essais de Montaigne ; Jeannot et Colin de Voltaire ; ou encore L’École des femmes de Molière. Pour trouver d’autres textes, ils pourront effectuer une recherche à partir des références présentées à cette adresse : http://lettres. ac-rouen.fr/sequences/sequ-2/demontr2.html 8. Nature de l’entreprise encyclopédique : voir p. 544-545. Objectifs : instruire le peuple comme les élites, rassembler les savoirs, proposer un outil universel de diffusion de connaissances scientifiques, littéraires, philosophiques, artistiques et techniques. Lien avec le mouvement des Lumières : la recherche d’une vérité indépendante de toute révélation religieuse, et fondée uniquement sur l’exercice de la raison.

ÉCRITURE Argumentation 1) La lecture de textes polémiques comme moyen de lutter contre l’intolérance et le fanatisme. a) La lutte contre les préjugés raciaux. « De l’esclavage des nègres » (p. 550) illustre la volonté de combattre le mépris de la société européenne vis-à-vis des Noirs.

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b) La dénonciation de l’intolérance religieuse. La « Lettre écrite au Jésuite Le Tellier » (p. 564) est un exemple brillant d’utilisation de l’ironie au service de la critique du fanatisme religieux à l’origine du massacre des protestants. c) L’Encyclopédie comme arme de combat philosophique. L’Encyclopédie ne se contente pas de présenter objectivement une somme de connaissances. Elle est aussi un outil polémique de remise en cause de l’obscurantisme, et en particulier de ce que Voltaire nomme « l’infâme », c’est-à-dire le fanatisme et l’intolérance. Le texte 3, extrait de l’article « Philosophe », expose clairement la nécessité pour le philosophe de raisonner en dehors de toute contrainte autre que rationnelle. L’Encyclopédie est donc aussi une « arme » philosophique de résistance à toutes les formes cherchant à contraindre la raison. Elle vise tout autant à définir des notions qu’à affirmer des principes moraux. L’Encyclopédie est à la fois un outil d’instruction et de combat. 2) Ce combat doit s’appuyer sur d’autres moyens. a) Une lutte politique. Les philosophes comptent aussi sur l’action politique pour réformer les mœurs et lutter contre l’intolérance. Les salons, les cafés, les clubs politiques, sont autant de lieux qui permettent de diffuser leurs idées, de rencontrer des personnalités influentes qui pourront infléchir les décisions du pouvoir en place. C’est ainsi que la « Société des amis des Noirs », dont Condorcet a fait partie, a contribué à l’abolition de la traite des Noirs. b) Le despotisme éclairé. Certains philosophes, comme Voltaire et Diderot, envisagent l’avènement de princes éclairés, dont les modes de gouvernement s’inspireraient de l’idéal des Lumières. Même si les princes qui se sont piqués de rationalité n’ont jamais cessé d’être des tyrans, comme Catherine II de Russie, l’idée que le prince doit être guidé par le philosophe dans son action politique a fait son chemin. c) Le philosophe entre en politique. Les philosophes des Lumières forgent progressivement un idéal de l’égalité entre les hommes. S’ils ne franchissent que rarement la frontière qui sépare l’écrivain de l’homme politique, certains s’engagent néanmoins dans une pratique

politique qui vise à mettre en œuvre leur idéal social. Condorcet défend la notion d’instruction publique non plus seulement depuis la position du philosophe, mais dans le cadre de sa fonction de député à l’Assemblée nationale. Prolongements On peut consulter d’autres dictionnaires encyclopédiques pour comparer les démarches. Ainsi, Larousse ouvre ses archives sur Internet gratuitement. Sont proposés 9 dictionnaires thématiques : cinéma, peinture, musique, littérature, médical, histoire de France, agricole, économie.

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Dumarsais, Encyclopédie, ⁄‡∞⁄-⁄‡‡¤ W. A. Mozart, La Flûte enchantée, ⁄‡‡⁄ X p. ∞∞¤

Objectif Découvrir le mouvement des Lumières en partant de l’image de la lumière.

Les lumières de l’esprit LECTURE 1. Lumières de la connaissance et ténèbres de l’ignorance s’opposent dans le texte de Dumarsais. Sans la raison, les hommes « marchent dans les ténèbres », « emportés par leurs passions ». À l’inverse, si l’homme se ménage un temps de « réflexion » avant d’avancer dans la nuit, son cheminement s’éclaire. Il « est précédé d’un flambeau ». Cette métaphore désigne la raison, faculté dont tout homme est doté pour comprendre le monde et les idées progressivement. 2. Grâce aux lumières de la raison, « les mortels seront les égaux des dieux ». En effet, on peut lutter contre l’ignorance qui pousse à tout expliquer par des miracles ou par des croyances surnaturelles jugées ridicules. « Bientôt disparaîtra la superstition, et la sagesse triomphera ! », chante Mozart avec un optimisme caractéristique des Lumières. C’est ainsi que l’être humain peut s’affranchir de toute autorité excessive et devenir maître de soi comme de l’univers.

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Voltaire, De l’Encyclopédie, ⁄‡‡› X p. ∞∞‹-∞∞›

Objectif Cet apologue rappelle, tout au long d’un plaisant dialogue, les principaux atouts de l’Encyclopédie.

La bataille de l’Encyclopédie LECTURE 1. On peut diviser cet apologue en six parties. − Le récit-cadre : la confidence d’un domestique du roi au narrateur, l. 1-3. − Un constat d’ignorance, l. 3-15. − Le reproche fait au roi et sa réponse, l. 16-24. − Les réponses apportées par l’Encyclopédie, l. 25-33. − Éloge de l’Encyclopédie et revirement du roi, l. 34-64. − Un ouvrage encore contesté, l. 65-69. Cette organisation montre, dans un premier temps, les lacunes techniques des invités du roi, pourtant brillants et instruits. L’apparition de l’Encyclopédie (l. 23) vient répondre à toutes les questions restées en suspens précédemment. L’ouvrage apparaît donc providentiel, universel, et très pratique, puisqu’il aborde en quelques volumes des domaines de la connaissance extrêmement divers. De ce constat d’efficacité découle assez naturellement un éloge partagé par tous, y compris par le roi qui a pourtant fait interdire l’Encyclopédie. Montrer le censeur regrettant sa décision souligne la force argumentative de l’apologue.

2. On retiendra les choix stylistiques les plus marquants : − un dialogue saisi sur le vif entre lettrés ; − le choix d’un domestique comme « conteur » confère à l’histoire un aspect tout à la fois authentique et léger ; − l’emploi de l’ironie ou de l’humour noir (l. 10-11) ; − la comparaison mythologique décalée des lignes 37-38 présente l’idée d’un affairement plaisant ; − l’anecdote du comte de C…, qui met sur le même plan une œuvre philosophique immense

et un repas, relativise le sérieux de la conversation, tout en permettant de faire un bon mot.

3. Le roi n’a interdit l’Encyclopédie que sur des rumeurs (l. 19). Cette interdiction est donc sans fondement ; elle est « préventive », et ne repose aucunement sur une lecture critique de l’ouvrage. Le duc de Nivernois compare les critiques de l’Encyclopédie à la jalousie des femmes voyant apparaître une rivale. L’œuvre est donc présentée dans sa dimension d’excellence ; elle surpasse toutes les autres. L’analogie permet également de transposer sur le plan esthétique et mondain un jugement de valeur intellectuel, rendant le décalage particulièrement plaisant. La comparaison du comte de C…, à partir de la ligne 60, confère à la scène une certaine trivialité dans le ton de la conversation entre les invités. 4. Le roi a confisqué l’ouvrage, mais il s’empresse d’envoyer chercher les vingt et un volumes à la fin du repas (l. 22-24). La réplique du roi à la ligne 41 confirme son évolution. Il cherche cependant encore à comprendre pourquoi il a été si mal conseillé. L’adverbe « pourtant » (l. 58) témoigne de sa méfiance persistante. Le roi oscille donc entre une prudente curiosité pour l’ouvrage, et une méfiance a priori, sans fondement autre que la peur d’un danger imaginaire. Les hésitations du roi reflètent l’ambiguïté des aristocrates, progressistes dans les idées mais jaloux de leur mode de vie, face au potentiel révolutionnaire des Lumières. Le roi, symbole du rayonnement de la France, ne peut ignorer les plus grands esprits comme Voltaire, Diderot, d’Alembert ou Rousseau, appréciés dans d’autres cours européennes. Il a néanmoins également conscience de la force subversive des idées véhiculées par les philosophes. L’aventure éditoriale de l’Encyclopédie, parsemée d’embûches, sans cesse interrompue et reprise, est à l’image de l’ambiguïté du pouvoir face au succès des idées nouvelles. 5. Les convives abordent les techniques d’armement et la chimie (l. 3-7, 25), la cosmétique (l. 26-31), l’industrie de la soie (l. 32-33), le droit civil et le droit royal (l. 38-40). Cette richesse illustre l’universalisme de l’Encyclopédie, la diversité des savoirs qu’elle permet de rassembler.

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6. Louis XV apparaît ici à la fois vaincu par la « force de la raison», mais également conquis affectivement par l’intérêt de l’ouvrage (« sentit »). Ce triomphe de la raison sur celui qui dirige le royaume, cette force rationnelle qui dépasse le pouvoir temporel, résument la finalité du combat des philosophes : faire régner l’esprit des Lumières depuis les couches les plus modestes de la population jusqu’au sommet de l’État. 7. Principales qualités vantées par l’apologue : − la concentration des connaissances dans un nombre limité de volumes ; − la recherche de totalité : l’Encyclopédie se présente comme une somme ; elle se donne un objectif d’exhaustivité ; − l’universalité : elle s’adresse à tous les hommes, quelles que soient leur condition et leurs spécialisations sociales ; − elle incite à l’instruction et crée une émulation, un désir de connaître, y compris dans des domaines inexplorés ; − elle est fiable, rigoureuse d’un point de vue scientifique ; − elle est en phase avec son temps ; elle est un outil moderne (l’exemple du procès l. 38-39 le montre bien) ; − la forme du dictionnaire facilite grandement la recherche ; elle est donc pratique. 8. Cette recherche permettra aux élèves d’entrer dans la matière de l’Encyclopédie, mais également de comprendre que Voltaire est allé chercher la définition du « rouge » et celle de « poudre » directement dans l’ouvrage qu’il défend. Il intègre donc le texte encyclopédique dans l’apologue, ce qui le rend d’autant plus vivant puisqu’il devient un objet de conversation.

HISTOIRE DES ARTS En consultant une reproduction plus grande de ce tableau, par exemple à cette adresse : http:// www.gogmsite.net/_Media/1755_marquise_de_ pompadour_.jpg, les élèves pourront découvrir un certain nombre d’informations : − le titre apparaissant sur la tranche des livres posés sur le bureau : De l’esprit des lois de Montesquieu, ainsi qu’un volume de l’Encyclopédie ; − la marquise tient entre ses mains une partition musicale ;

− le feuillet qui pend sous un pupitre, à l’extrémité droite du tableau, est probablement une planche de l’Encyclopédie. Tous ces détails, ainsi que le tableau suspendu au mur, ou le globe terrestre à côté des livres, témoignent d’un esprit ouvert aux arts, à la philosophie, au droit, à la science et aux techniques, contribuant indirectement à l’éloge de la marquise, que son teint resplendissant, son expression posée et sa robe éclatante magnifiaient déjà. La source lumineuse provenant de la gauche du tableau illumine à la fois le vêtement et le visage d’une femme résolument tournée vers la lumière.

VERS LE BAC Invention En ce qui concerne l’éloge de la diffusion du savoir, on pourra, en guise de correction, faire lire aux élèves le chapitre 11 de L’Ingénu de Voltaire. Pour ce qui concerne la défense de la liberté d’expression, les élèves pourront s’inspirer de l’article « Liberté de penser » du Dictionnaire philosophique de Voltaire, p. 565 du manuel. Prolongements La consultation de certaines planches de l’Encyclopédie pourra donner l’occasion au professeur d’aborder avec sa classe les choix graphiques et didactiques retenus par les illustrateurs pour rendre les connaissances scientifiques et techniques plus accessibles.

§

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ⁄‡∞∞ X p. ∞∞∞

Objectifs − Étudier un texte argumentatif. − Analyser comment Rousseau prend le contre-pied des Lumières et critique le progrès.

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Propriété privée LECTURE 1. Rousseau dénonce, dans le premier paragraphe, le progrès, qui pousse les hommes à ne plus être indépendants (l. 10) et à capitaliser (l. 11). Cette évolution de l’homme est à la source de toute inégalité, qui se matérialise par la propriété privée. 2. Au sens strict, Rousseau ne s’appuie pas sur des preuves. Il fait appel, dans le premier paragraphe, à un « âge d’or » fantasmé, durant lequel les hommes vivent dans des « cabanes rustiques » (l. 1), s’habillent de « peaux avec des épines ou des arêtes » (l. 2), de « plumes et de coquillages » (l. 3). Rousseau reconstruit donc un état sauvage qui sert de fondement à son argumentation. 3. Rousseau distingue plusieurs étapes : − l’interdépendance entre les hommes (l. 10) ; − la capitalisation des biens (l. 11) ; − elles entraînent la disparition de l’égalité (l. 11), et donc la propriété privée. 4. Rousseau s’appuie sur une vision du passé idyllique. Il fait l’éloge d’une vie simple, consacrée à des activités qui permettent à l’homme de subvenir à ses besoins sans avoir recours à autrui. 5. De nombreux sites Internet présentent le « mythe du bon sauvage ». Il s’agit d’une idéalisation qui suivit les découvertes des grands voyageurs. Ces nouveaux peuples, bien souvent vivant encore dans un état primitif ou à l’« état de nature », ont donné lieu à la mise en scène d’un âge d’or qui aurait été conservé intact. Dans son texte, Rousseau imagine lui aussi un temps ancien et heureux qui aurait été perverti par le progrès technique, notamment, mais aussi social.

ÉCRITURE Vers le commentaire La rédaction de cet axe de commentaire pourrait, par exemple, s’appuyer sur les réponses aux questions 1, 2 et 3.



J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation, ⁄‡§¤ X p. ∞∞§

Le pouvoir des fables LECTURE 1. Selon Rousseau, les fables ne donnent à l’enfant que de mauvais exemples, alors que l’éducation des enfants suppose un enseignement cohérent et explicite de la vertu. Rousseau ne discrédite pas la vérité ni la valeur littéraire des fables. Cette qualité esthétique est d’ailleurs dangereuse, puisqu’elle enchante les enfants et les pousse à l’identification : « Ce qu’on fait pour leur rendre l’instruction agréable les empêche d’en profiter » (Émile, II). Au contraire, il faut montrer aux enfants la « vérité nue », « sitôt qu’on la couvre d’un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever ». 2. Les enfants partent des cas et font des inductions ; Rousseau s’adapte à leur manière de faire. La réflexion développée dans Émile ou De l’éducation est fondée sur l’observation des enfants. Il procède de la manière de La Fontaine, mais sans lui-même écrire de fables. Ainsi, sa succession de « leçons » (qui pourraient être autant de « lectures » de La Fontaine) du dernier paragraphe récapitule l’ensemble des cas pour en tirer sa propre « leçon ». Cependant, il s’appuie également sur des arguments déductifs, notamment quand il emploie des maximes comme « On n’aime point à s’humilier » (l. 8), qui étaient sa thèse (l’amour-propre comme orientation fondamentale du caractère de l’enfant) tout en lui conférant l’autorité d’un moraliste. 3. Pour reformuler l’interprétation des fables, on peut s’appuyer sur le 4e paragraphe. Une fois cette reformulation faite, on peut voir que la série des exemples de Rousseau illustre sa thèse, formulée lignes 1-3. Rousseau interprète chacune des fables dans le sens de l’orgueil, père de tous les vices, alors que l’enfant est mû par « l’amour-propre », qui est « naturel » : ce penchant risque donc d’être vicié. Rousseau refuse que l’on dispense la morale du monde comme il va, délivrée chez La Fontaine. Les fables se prêtent à différentes lectures ; elles enseignent

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la sagesse en passant par l’ambiguïté, l’ironie et la polyphonie. Or Rousseau part du présupposé que l’enfant ne peut que faire une lecture immédiate et s’identifier aux personnages de la fable, en fonction de la ruse et de la force dont ils font preuve. Cela revient à lui enseigner le droit du plus fort. L’implicite ne convient manifestement pas aux enfants, selon Rousseau, au sujet du bien et du mal, et surtout en ce qui concerne la pitié envers autrui. Les fables sont la manifestation implicite du mal social. « Je demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? » (Émile, II).

4. Rousseau juge les fables selon des critères moraux propres à sa vision de l’éducation, et non selon des critères esthétiques. L’enseignement de la vertu ne doit pas se faire de façon voilée, complexe, quand le lecteur n’a pas l’expérience du monde ni les moyens de critiquer les « leçons » polyphoniques (ce à quoi invite la fable). De plus, les fables sont des exemples − certes allégoriques –, mais considérés spontanément par l’enfant comme des exemples à suivre : mauvais exemples que l’enfant n’ira pas jusqu’à interpréter ou critiquer.

HISTOIRE DES ARTS Voir p. 524, « Les images au service des fables ». La gravure de la p. 556 invite à plusieurs réflexions. L’image procure d’abord du plaisir et inscrit l’apprentissage dans une démarche agréable. Ensuite, le silence de l’image et l’attitude des animaux poussent l’enfant à chercher le sens de leur échange. Il entre ainsi dans l’univers de la fable (l’espace laissé par l’image entre les animaux). Leur disposition (le singe en haut qui organise le procès) rend la situation assez lisible. De plus, les images d’animaux, composées avec la compétence du naturaliste, insistent sur le sens littéral d’abord, et parlent à l’imagination. Le plaisir de l’histoire est donc premier et préservé, tandis que le véritable monde où ces rapports de force s’exercent entre humains est mis à distance par l’allégorie. Le sens métaphorique ne sera abordé qu’ensuite.

ÉCRITURE On peut déjà organiser une lecture du premier livre des Fables et proposer aux élèves de

construire un tableau avec les leçons tirées par les enfants selon Rousseau et selon d’autres lectures possibles (car La Fontaine, s’il constate le droit du plus fort ou l’empire de la ruse, n’en fait nullement l’éloge : il en avertit ses lecteurs et les préserve de l’illusion du monde). On peut lire avec les élèves le commentaire de la fable « Le corbeau et le renard » par Rousseau, reportant les questions de l’enfant avec les risques de mauvaise compréhension. La question portant sur l’utilisation des fables dans l’éducation rejoint celle de l’apprentissage de la lecture comme interprétation d’un texte, et prépare le sujet d’entretien. L’enfant a besoin d’un maître qui l’aide à lire. L’interprétation de la fable « Le loup et le chien » sera aisément discutée : cette fable est-elle effectivement une leçon de modération ? Pour retrouver l’argumentation de La Fontaine, on peut aussi faire lire aux élèves la préface aux Fables choisies (1668) : « Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s’engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait ; que cela le fit périr, lui et son armée, quelque effort qu’il fît pour se retirer. Dites au même enfant que le renard et le bouc descendirent au fond d’un puits pour y éteindre leur soif, que le renard en sortit s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle ; au contraire, le bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance ; et par conséquent, il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant. Ne s’arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas m’alléguer que les pensées de l’enfance sont elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles badineries. Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car dans le fond elles portent un sens très solide. […] Elles [les fables] ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d’autres connaissances. Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés. Par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque bête : de ces pièces si différentes il composa notre espèce. Il fit cet ouvrage qu’on appelle le

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petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu’elles nous représentent confirme les personnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n’en connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne doit les laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut ; il leur faut apprendre ce que c’est qu’un lion, un renard, ainsi du reste ; et pourquoi l’on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C’est à quoi les fables travaillent ; les premières notions de ces choses proviennent d’elles. » J. de La Fontaine, Fables, éd. M. Fumaroli, « Anthologie de jugements », p. 1018. © Imprimerie nationale, 1985. (« La Pochothèque », p. 8).

La Fontaine invite dans ses Fables au raisonnement inductif. La narration d’une histoire exemplaire débouche sur une leçon (« par conséquent, il faut considérer en toute chose la fin »). Il justifie le recours à l’exemple pour des enfants qui apprennent ainsi la capacité d’abstraction. La Fontaine fait subir une simplification éducative au réel en choisissant comme exemple la fable (exemple fictif), et non l’exemplum tiré de l’histoire. Il présente aussi cette démarche comme une mise à niveau du petit homme qu’est l’enfant d’un petit monde (microcosme). La Fontaine s’adapte donc manifestement à un esprit d’enfant. Cependant, la différence avec Rousseau porte sur l’ambiguïté et la moralité de l’exemple donné. Si La Fontaine insiste sur la formation de l’esprit par la complexité du monde, Rousseau souligne la simplicité de l’intelligence des enfants et la spontanéité du cœur enfantin. Certes, La Fontaine, comme Rousseau (« Laissez mûrir l’enfance dans les enfants »), veut traiter les enfants en enfants, non en hommes. Mais Rousseau explique que l’on ne considère pas assez ce que « les enfants sont en état d’apprendre » (Émile). Le passage sur les fables intervient au livre II, traitant du moment où l’enfant devient un être moral. Or l’enfant, surtout s’il est élevé de manière naturelle, est mû par un « aimable instinct ». Pour La Fontaine, il ne semble pas être trop tôt pour découvrir les chausse-trapes du monde, son clairobscur. Cependant, l’enfant n’est pas considéré comme naturellement bon par La Fontaine.

VERS LE BAC Invention En utilisant les explications des fables (p. 530-535), on peut montrer leur teneur morale et les ambiguïtés de la formulation de leurs leçons. La Fontaine pourrait montrer comment il faut apprendre à déchiffrer ce qui est bon dans un monde où, avec le mal, règnent la vanité du corbeau, la ruse du renard, l’égoïsme matérialiste de la fourmi... Il n’est pas sûr que l’enfant réagisse toujours de la façon que Rousseau décrit. Par ailleurs, il peut ensuite faire preuve de recul par rapport à son premier mouvement d’identification, ce qui ne peut qu’amender son caractère. On s’entraîne ainsi à faire preuve de discernement en commençant sans douleur dans le petit théâtre du monde qu’est le fablier. Ensuite, la richesse des réactions et des lectures fait tout le bonheur de l’intelligence en éveil et l’éducation du cœur : que faut-il choisir ? quelle morale suivre ? La Fontaine pourrait dire : − Il faut apprendre à déchiffrer ce qui est bon et humain, au cœur d’un monde où règnent vanité, flatterie, sournoiserie et égoïsme : voilà pourquoi mes fables poussent l’enfant à constater la victoire des plus forts et à découvrir que son bon cœur est insatisfait. − De plus, si l’enfant ne prend pas l’habitude de démasquer le mal, ni de connaître sa puissance, comment pourra-t-il mener sa vie avec lucidité ? − Mes fables sont un concentré de la comédie humaine et présentent des cas particulièrement parlants, injustes ou révoltants, ce qui pousse l’enfant à réagir et à réfléchir. − Les fables, dans leur formulation indirecte, leur ironie, aiguisent l’esprit critique de l’enfant et le poussent à dépasser les apparences et les jugements trop hâtifs. − C’est ainsi que l’enfant prendra plaisir à lire des textes pleins de significations cachées et à ne plus s’effrayer des complexités du monde : il saura allier plaisir et sagesse.

Oral (entretien) Pour Rousseau, il faut doser la lecture des fables en fonction de l’âge des enfants : quand ils ont dix ans, « la morale est tellement disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu » (Émile). Ce n’est que plus tard (livre IV) qu’il faut solliciter l’esprit du lecteur

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(et enlever au besoin la morale de la fable − que La Fontaine particularise parfois, ou rend ironique). On peut cependant partir du principe que la complexité fait grandir : l’enfant apprend à décomposer son effort de lecture et à découvrir ce qui est caché sous les apparences − avant de les démystifier dans le monde réel. Prolongements − Pages que l’on peut replacer dans l’histoire de la réception des Fables : extraits réunis à la fin de l’édition Fumaroli en « Pochothèque ». − Édition de référence pour Émile (d’où les citations sont prises) : Classiques Garnier, 1992.

°

Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, ⁄‡§¤-⁄‡§› X p. ∞∞‡-∞∞°

Objectifs − Aborder le genre du dialogue philosophique. − Étudier la satire en tant que registre et genre.

Bas les masques ! LECTURE 1. Le dialogue avance par étapes. − Lignes 1 à 10 : explication de ce qu’est une « position ». − Lignes 11 à 21 : LUI contrefait et parodie des attitudes sociales, en particulier celle de la servilité (« l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant »). − Lignes 22 à 33 : MOI met en relation figures de l’autorité (prélat, président, cénobite, ministre, premier commis) et masques ridicules. − Lignes 34 à 49 : MOI brosse un tableau de la société où chaque individu, jusqu’au monarque, joue l’être servile pour obtenir. − Lignes 50 à 57 : LUI recommence à contrefaire ces attitudes.

On observe que le dialogue procède par amplification (généralisation à l’ensemble de la société de l’attitude du gueux) et par alternance du discours et du tableau des gesticulations du neveu.

2. Le registre est celui de la satire. À travers la pantomime du neveu, on en reconnaît deux caractéristiques : − le fait de cibler un fait pour s’en moquer. Ici, tout le texte porte sur les attitudes de servilité, surtout dans une société inégalitaire et fortement hiérarchique comme celle de l’Ancien Régime ; − un portrait en situation dans la tradition du caractère (cf. La Bruyère). La description du mime du neveu aboutit à un tableau satirique. L’outrance comique l’emporte à travers l’excès de la gestuelle. Le registre satirique devient alors truculent et carnavalesque, à la manière de Rabelais, par le rapprochement entre animaux et figures de dignitaires : « je vois […] un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis » (l. 28-33). 3. On a souvent prêté au neveu (LUI) la portée subversive du dialogue. Or on constate ici une complémentarité dans les discours des deux locuteurs, qui fonctionnent sur le mode d’une surenchère permanente. MOI lance une idée, LUI la prolonge. MOI identifie un objet de satire, LUI se met à jouer. LUI généralise l’attitude de servilité, hors du seul cadre domestique, « [aux] flatteurs, [aux] courtisans, [aux] valets et [aux] gueux ». MOI poursuit cette généralisation jusqu’au roi. LUI en donne une démonstration théâtrale. Cette complémentarité par surenchère donne à la réflexion ses dimensions dynamique et dialectique. 4. Cette recherche vise à éclairer la réflexion de Diderot sur le théâtre, le geste et le corps. 5. La dimension de théâtralité est complexe. Elle tient à divers aspects. − Le dialogue philosophique intègre la part de la gestuelle (l. 11-21 et l. 50-56). − LUI est constamment en représentation de lui-même et des autres, sur un mode bouffon et parodique. − Les personnages forment un duo avec prise à partie systématique. − Les interrogations et questions rhétoriques (l. 38-40) génèrent la surenchère du propos.

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− La dénonciation met en valeur une gestuelle sociale (celle de la soumission et de la servilité) purement théâtrale et visuelle. − MOI devient spectateur de LUI. − La satire dérive vers le dialogue comique, à la manière de Molière (interjection « Ma foi »…). Dans la mesure où le monde est conçu comme un immense théâtre, il est naturel que le dialogue participe de cette logique du spectacle. Diderot reprend la devise de Pétrone : « Totus mundus agit histrionem » (Tout le monde joue la comédie, le monde entier est un théâtre).

6. Des lignes 11 à 21, la pantomime est décrite à travers une longue phrase complexe où les propositions sont juxtaposées. Le choix de propositions brèves accentue la caricature : « il attend un ordre, il le reçoit, il part comme un trait, il revient… ». En effet, l’accumulation des verbes d’action, qui présentent une succession précipitée d’attitudes, transforme le personnage en un pantin ou une marionnette. L’énumération des parties du corps dans les poses (pieds, dos, tête, bouche, bras) fait de l’homme social aliéné une mécanique de la flatterie, de la servilité. 7. Le propos devient vraiment subversif lorsque MOI inclut le roi dans cette vaste « pantomime des gueux [qui] est le grand branle de la terre » : « Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu » (l. 41-42). Les propos anticléricaux participent encore au ton de l’époque, volontiers irrévérencieux envers la religion et le plus souvent sacrilège. Ce sont des propos de table courants. Traiter un cénobite de pourceau s’inscrit encore dans une tradition satirique qui s’attaque aux moines. Mais s’en prendre au roi, faire de lui un gueux, cela revient à remettre en question l’autorité et le pouvoir de façon radicale. Le statut même du texte, voué à la clandestinité, assure à la pensée une liberté expérimentale totale.

HISTOIRE DES ARTS

VERS LE BAC Commentaire Pour développer le premier axe, on s’appuiera sur les réponses aux questions 5 et 6. Pour analyser la portée subversive et critique du propos (axe 2), on se reportera aux questions 1, 2 et 7. 1) La dimension théâtrale du dialogue. a) La dénonciation de la comédie du monde. b) L’importance de la gestuelle. c) Un duo : complémentarité de MOI et de LUI. 2) Une pensée subversive. a) Les formes de la surenchère : une satire élargie à toute la société. b) Les excès et outrances dans l’expression de la critique. c) L’autorité bousculée et la revendication d’une liberté critique totale.

Invention Le texte produit doit respecter les modes de retranscription d’un dialogue. Le débat porte sur la société du spectacle (formule de Guy Debord) à travers la télévision. Celle-ci entretient le jeu des apparences, en privilégiant l’image sur le contenu d’une pensée ou d’un propos, une approche superficielle (clip, zapping…), l’effet immédiat sur la profondeur. Mais la télévision peut faire tomber les masques, lorsqu’elle confronte discours et réalité dans le cadre d’une enquête, démythifie des personnalités en les montrant telles qu’elles sont dans le quotidien, construit une vision critique et informée du monde, des sociétés, des pouvoirs en place. On veillera à ce que le traitement des deux aspects ne soit pas successif : il est préférable que les arguments s’opposent et se répondent pour créer l’animation d’un débat. La pantomime pourra viser certains aspects de la « comédie humaine » qui nous est donnée à découvrir via la télévision : vanité, complaisance, flatterie, cupidité dans les jeux à gains…

Nicolas Vaude mise sur l’expressivité de la pose : regard fixe en hauteur qui révèle le personnage enfermé dans sa folie ; tenue et mise de trublion (bien plus jeune que Jean-François Rameau ; plus proche des jeunes insolents de la fin du xviiie siècle ou des enfants terribles) ; geste de celui qui orchestre le spectacle avec un bâton, lui permettant de contrefaire le maître ou le musicien. 15 XVIIIe siècle : Les Lumières, une littérature de combat |

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L. A. de Bougainville, Voyage autour du monde, ⁄‡‡⁄ X p. ∞∞·

Deux visages du monde sauvage

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Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, ⁄‡‡¤ X p. ∞§‚-∞§⁄

LECTURE 1. Tahiti apparaît comme un lieu paradisiaque, comme en témoigne l’attitude des insulaires : les autochtones accueillent les Européens de manière chaleureuse (« Tous venaient en criant “tayo’’, qui veut dire “ami’’ », l. 3-4). Les femmes nues semblent tout droit échappées du tableau central du Jardin des délices de Jérôme Bosch : l’auteur insiste sur la dimension irréelle de ces apparitions en précisant qu’elles ont une « forme céleste » (l. 25). 2. L’extrait de Bougainville accorde une place dominante aux femmes nues qui se concentrent autour des pirogues. Plus précisément, Bougainville donne une image mythique de ces femmes en recourant à des images fortes (métaphore des « nymphes » à la ligne 9 ; comparaison à Vénus à la ligne 24). Ces traits valorisants font de ces femmes des types de sauvage innocente. La figure de l’Européen contraste avec cette incarnation de la pureté.

VERS LE BAC Invention Ce sujet d’invention invite l’élève à gloser une affirmation paradoxale. En effet, Diogène cherche « un homme », alors même qu’il vit au cœur d’une société. Son discours peut comporter deux axes dominants : le réquisitoire à l’encontre de la « mollesse de ses concitoyens », et la définition d’une humanité idéale. Certains procédés utilisés par Diderot dans Supplément au voyage de Bougainville peuvent être repris dans cet écrit. Exemples de procédés. − Question rhétorique sous la forme d’une interro-négative : « N’y a-t-il personne qui soit assez courageux pour aller défier les lois ? » − Parallélisme : « Cet homme que vous voyez marcher sans but, a-t-il seulement une âme ? Cette femme que vous voyez à sa fenêtre, a-t-elle seulement un avis sur le monde qui l’entoure ? »

Objectifs Ce célèbre extrait du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot est constitué d’un long discours, dont la visée polémique peut être étudiée sous tous ses aspects. Ce passage illustre surtout l’idée d’un « choc des civilisations » entre, d’un côté, le colonisateur européen et, de l’autre, le peuple tahitien humilié.

Le choc des cultures LECTURE 1. Le vieillard emploie rarement la première personne du singulier (occurrence unique à la ligne 5). Il préfère s’associer à la communauté tahitienne en utilisant le « nous ». Il interpelle Bougainville en utilisant la deuxième personne du singulier. Le vieillard se donne le rôle de porte-parole du peuple sauvage. 2. Dans son discours, l’indigène met l’accent sur les méfaits de la colonisation européenne, qui a introduit le vice et la corruption dans le cœur des Tahitiens : « tu ne peux que nuire à notre bonheur » (l. 3). Plus précisément, il donne à entendre l’opposition entre un idéal naturel où les hommes vivent libres et insensibles à toute forme de passions destructrices, et un idéal prôné par les peuples civilisés qui repose sur un esprit de conquête et d’appropriation du bien d’autrui. 3. Le vieillard met l’accent sur les vices des Français : la cupidité, le désir de s’approprier les biens d’autrui, la manipulation et l’inaptitude à l’effort. Ces défauts sont énoncés de manière expressive, comme le montre l’utilisation de phrases exclamatives et de questions rhétoriques. 4. Le mode de vie des Otaïtiens et celui des Français s’opposent. Le tableau de synthèse suivant montre le contraste entre ces deux peuples :

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Société tahitienne. Liberté du peuple à disposer de lui-même. Pureté morale. Vigueur physique et résistance à l’effort.

Société européenne. Droit d’appropriation d’un peuple jugé inférieur. Corruption des mœurs. Faiblesse du corps.

5. Le vieillard insiste sur l’universalité de la condition humaine. Alors que les Européens ont tendance à établir une concurrence entre les peuples, l’indigène indique plusieurs manières de rapprocher les cultures : à la ligne 24, il considère que les sauvages et les peuples dits civilisés sont « frère[s] », dans la mesure où ils sont « enfants de la nature ». 6. Le discours du Tahitien est éloquent, étant donné qu’il est construit de manière à convaincre Bougainville − et le lecteur − des méfaits de la colonisation. Les modes verbaux les plus fréquents sont l’indicatif et l’impératif : l’indigène énonce un certain nombre de vérités (assertions à l’indicatif présent) et adresse à Bougainville plusieurs injonctions (ordres à l’impératif présent). 7. Dans son discours, le vieux Tahitien recourt à la figure de l’antithèse en opposant une supposée « ignorance » des siens aux « inutiles lumières » des colons. L’expression « inutiles lumières » peut se lire comme un oxymore : la métaphore des lumières traduit l’activité de l’esprit, sa force émancipatrice en référence au mouvement culturel du xviiie siècle : elles ne peuvent a priori être associées au qualificatif « inutiles ». Néanmoins, dans la bouche du Tahitien, les lumières de la raison sont la source de tous les maux : corruption des mœurs, vie dissolue, course effrénée aux désirs insatiables… En définitive, la formule de l’indigène apparaît paradoxale, à même de fissurer le modèle culturel européen qui vante à cette époque les progrès infinis de l’esprit humain. 8. Rappel : les modalités sont « des éléments qui expriment un certain type d’attitude du locuteur par rapport à son énoncé » (Grammaire méthodique du français). Dans son discours, l’indigène persuade son interlocuteur en usant de modalités déclaratives et injonctives.

9. La seconde moitié du texte est marquée par une rareté de connecteurs argumentatifs. L’indigène compense ce manque de liant entre les propositions par une série de points d’interrogation qui signalent la présence de questions rhétoriques.

HISTOIRE DES ARTS Dans son tableau, Gauguin représente un lieu magique et déroutant, comme le suggèrent les contrastes d’aplats de couleurs (rouge et vert, notamment). Tahiti se donne à voir sous les traits d’un territoire sauvage et intact, où n’apparaît aucune trace de la colonisation européenne. Le calme et la sérénité qui se dégagent de cette contrée s’opposent à l’agitation et aux tourments évoqués par l’indigène au terme de son discours.

VERS LE BAC Commentaire 1) La confrontation de deux systèmes de valeurs. L’élève peut étudier les antithèses qui structurent le passage : innocence / corruption ; « le pur instinct de la nature » / les « inutiles lumières » ; humilité / orgueil ; repos / tourment. 2) Les qualités d’orateur de l’indigène. Plusieurs procédés peuvent être analysés : – les questions rhétoriques : les formes interrogatives utilisées en abondance dans le premier paragraphe sont en fait des assertions déguisées ; – les parallélismes (voir fiche 4 du livre de l’élève) : « nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. » Ce procédé permet de donner un rythme au discours. Voir également lignes 32-33 (« Lorsque nous avons […], nous avons » // « lorsque nous avons […], nous avons »). Voici une entrée en matière possible du commentaire : Au xviiie siècle, de nombreux voyages sont organisés par des explorateurs ou des scientifiques, qui rendent compte de leurs visions dans des récits à l’attention d’un public lettré. Parmi ces voyageurs, Bougainville est une des figures les plus connues du siècle. Un dialogue polémique s’engage très rapidement au sujet des peuples sauvages.

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Candide a fait un choix personnel, répété l. 37 et 53.

Voltaire, Candide, ⁄‡∞· X p. ∞§¤-∞§‹

Objectif Étudier la fin du conte et sa morale.

Cultiver son jardin LECTURE 1. Plusieurs personnages ne sortent pas grandis du conte. Cunégonde est maintenant « laide » (l. 44), tandis que Pangloss et toute sa philosophie sont niés par l’affirmation de Martin : « Travaillons sans raisonner » (l. 40). Le parcours initiatique qu’ils ont suivi les a amenés à revoir leurs ambitions et à adopter un mode de vie tourné vers la terre, et non pas vers les richesses. La référence au « jardin d’Éden » (l. 38) est paradoxale : le progrès des personnages est finalement dans un retour à l’état de nature, loin de toute forme de progrès, matériel ou moral. 2. Le vieillard offre une image saisissante à Candide et à ses compagnons. Il vit coupé du monde et des affaires publiques (l. 7-8), il se contente d’envoyer ses fruits à Constantinople. Il fabrique lui-même ses « sorbets » (l. 11) et est attaché à la qualité de son café (l. 13-15). Il n’a pas d’ambition et cultive une parcelle de terre modeste (l. 21). Sa vie est consacrée au travail (l. 23). Contrairement aux autres personnages, il a trouvé une forme de sagesse dans une vie sédentaire, dépourvue de quête particulière. 3. Le Turc ramène les personnages vers la terre et sa culture. Il les tourne vers les fonctions vitales, et les détourne des « grandeurs », jugées « fort dangereuses » (l. 28) par Pangloss. Son choix s’appuie sur des arguments simples : − se mêler des affaires du monde est dangereux (l. 7) ; − le travail éloigne l’ennui, le vice, et le besoin (l. 23-24). 4. La rencontre avec le Turc a pour conséquence l’adoption d’une nouvelle « philosophie » par Candide. Il ne s’agira plus de voyager, mais de travailler la terre sans raisonner, de « cultiver notre jardin » (l. 53). La phrase finale montre que, quel que soit le raisonnement de Pangloss,

5. L’expression peut être entendue de deux façons différentes : − il faut s’attacher à la culture de la terre, le « jardin » au sens matériel ; − mais il peut s’agir aussi de rester dans son espace intime, son jardin secret. L’expression « cultiver son jardin » renvoie également à cette image.

ÉCRITURE Vers le commentaire La rédaction du commentaire pourra s’appuyer sur les réponses aux questions 3 et 4.

VERS LE BAC Oral (analyse) Les deux interprétations sont possibles et même complémentaires. Les élèves pourront développer les arguments suivants : − la fin de Candide est assez pessimiste ; elle présente une forme de repli pour la petite communauté qui gravite autour du personnage principal ; − cependant, « cultiver son jardin » appelle aussi une forme d’attention à soi qui ne peut nuire et qui, au contraire, est une forme de chemin vers la sagesse et le bonheur.

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Voltaire, Traité sur la tolérance, ⁄‡§‹ X p. ∞§›

Objectif Analyser l’idéal de tolérance des Lumières. Intérêt du texte Le texte de Voltaire se caractérise par son ironie cinglante. L’auteur attaque l’intolérance plus qu’il ne fait l’éloge de la tolérance. C’est dire qu’au XVIIIe siècle il convient tout d’abord de renverser certaines valeurs du passé, avant de pouvoir en défendre de nouvelles.

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Plaidoyer pour la tolérance LECTURE 1. Principaux procédés de l’ironie : − le décalage cynique entre un ton détaché (en particulier, dans le calcul du nombre de protestants) et la cruauté du sort qui est réservé aux victimes (l. 3-12) ; − les hyperboles : « tous les prédicants », « tous à la fois » (l. 7-8), « toutes les filles » (l. 13) ; − l’assimilation du massacre à un spectacle, la confusion entre le crime, l’éthique et l’esthétique (l. 8-9) ; − la fausse modestie du bénéficier : « très humblement » (l. 6) ; − les antithèses, en particulier entre « en les faisant périr » et « sans aucune mauvaise intention » (l. 24), ou encore entre le verbe « procurer » et le nom « massacre » (l. 28-29) ; − la simplification ridicule : « Nous n’avons rien à nous reprocher […] possession. » (l. 20-22) ; − le décalage entre l’usage du fouet et le bénéfice pédagogique escompté (l. 18-19). L’ironie est l’arme favorite de Voltaire. Elle se présente comme une double énonciation. Deux discours se mêlent dans un texte : le discours apparent, qui caricature ce que pense la cible visée par Voltaire, et le discours implicite, qui correspond à la pensée réelle de l’auteur. L’ironie permet de critiquer la cible sans jamais formuler positivement la position de l’auteur. Elle implique, par conséquent, un effort particulier du lecteur, qui prend plaisir au décryptage et savoure (ou non !) ce jeu de dissimulation du sens. Nul ne reste indifférent à l’ironie voltairienne. Dans la « Lettre écrite au Jésuite Le Tellier », Voltaire peut donc très librement, et très efficacement, laisser l’énonciateur se ridiculiser dans un discours caricatural, intolérant et cynique, tout en invitant le lecteur à lire entre les lignes le combat de Voltaire contre l’obscurantisme, « l’infâme », le dogmatisme des Jésuites, et dont la finalité est de promouvoir la tolérance. 2. Ce décalage constitue l’un des ressorts principaux de l’ironie dans le texte. Il est donc un signal pour le lecteur, qui doit lire, derrière l’apparence du cynisme, l’apologie de la tolérance. La volonté de persuader s’affirme donc en partie grâce à ce décalage.

3. On peut relever le paragraphe des lignes 20 à 22 et la ligne 23. Ces généralisations contribuent à discréditer le discours du bénéficier, étant entendu que le propre d’une pensée élaborée est d’admettre la nuance, la finesse, et de ne pas sombrer dans le manichéisme. 4. Le mot « religion » vient du latin religio, qui signifie « ce qui relie, ce qui rassemble » les hommes entre eux. L’Église, lorsqu’elle en vient à promouvoir le fanatisme, symbolise la division, l’intolérance, les massacres contre ceux qui sont considérés comme impies ou hérétiques.

ÉCRITURE Vers le commentaire À partir de la problématique suggérée, on propose le plan suivant : 1) La cible du texte : les Jésuites. 2) Une critique féroce de l’intolérance. 3) Formes et fonctions de l’ironie. Voici un développement de la première partie. Le texte de Voltaire est une attaque directe contre les Jésuites, présents dans le texte sous de multiples formes. − Le destinataire de la lettre est l’un des Jésuites les plus influents de France. − L’expression « Jésus et sa Compagnie » (l. 3) évoque l’ordre des Jésuites de manière humoristique, sur un ton de légèreté qui ne correspond pas au sérieux d’un ordre religieux. − Les figures historiques des Jésuites sont nommées : Sanchez et Molina, de même que leurs épigones, qualifiés de « molinistes ». Les références aux Jésuites ne sont jamais gratuites ; elles visent systématiquement à critiquer leur manière de penser, leur pouvoir, et leur cruauté. Voltaire s’en prend notamment aux procédés rhétoriques des Jésuites, qu’il connaît bien pour avoir lui-même été leur élève. Cette rhétorique se caractérise par une construction très formelle du raisonnement, qui finit par faire primer les moyens de l’argumentation sur sa finalité morale. Le bénéficier paraît préoccupé par l’arithmétique macabre des protestants assassinés, par la construction en plusieurs points numérotés de son raisonnement, ainsi que par l’enchaînement logico-déductif de sa pensée, bien plus que par sa dimension morale.

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Le massacre d’« environ six millions cinq cent mille » hommes apparaît comme une bagatelle, soulignée par l’emploi de la négation restrictive « ne … qu[e] » (l. 29-30), face aux nuisances attribuées aux protestants. Le raisonnement apparaît vide, sans fondement, comme l’argument des lignes 20 à 22, qui se contente d’affirmer sans prouver. Au-delà de cette critique formelle du jésuitisme, Voltaire s’attaque également aux idées développées par le bénéficier. La vision du monde du rédacteur de la lettre apparaît manichéenne. Le monde se réduit à deux catégories d’hommes : les réformés, nécessairement mauvais, voués à l’enfer, et les chrétiens suivant les principes des Jésuites, à qui l’on réserve le paradis. Cette antithèse apparaît dans la confrontation entre les « bons catholiques » (l. 13) et « cette engeance » (l. 16-17), ou encore lignes 20-25. Un discours rationnel se doit d’être nuancé : en poussant la vision du monde des Jésuites jusqu’à la caricature, Voltaire en dénonce à la fois les fondements logiques et idéologiques, qui sont pour lui le ferment de l’intolérance dans la France du xviiie siècle.

2. Ne pas user de sa liberté de penser est une servitude volontaire, qui ne mérite guère d’apitoiement (cf. l. 20). Les images employées par Boldmind le prouvent. Ne pas oser penser, ni dire ce que l’on pense, c’est accepter de voir son âme prisonnière de l’Inquisition, comme un oiseau en cage (l. 2), ou un galérien (l. 16) qui rame « en cadence et en silence » avec les autres. Certes, cette belle unité permet l’harmonie sociale, politique et religieuse, ce que suggère la rime « cadence »/« silence », mais elle se paie au prix du bonheur individuel. À l’inverse, en Angleterre, depuis que chacun a le droit de dire son avis, il est « heureux ». Et le désordre n’a pas déstabilisé la société (l. 10). 3. Le texte de Voltaire peut être rapproché de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et plus précisément de l’article 19. Les deux textes définissent la liberté de penser comme un droit inaliénable, qui s’applique aussi bien aux Portugais qu’aux Anglais, « sans considérations de frontières ». Les autorités religieuses (comme le Saint-Office mandaté par l’Inquisition) ne peuvent contester ce droit, dont découle le droit, tout aussi imprescriptible, de s’exprimer et d’échanger ses idées avec autrui.

Prolongement Le professeur pourra proposer à ses élèves une projection qui enrichira leurs connaissances sur la question de la tolérance au temps des Lumières : Voltaire et l’affaire Calas, téléfilm de Francis Reusser.

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Voltaire, Dictionnaire philosophique, ⁄‡§› X p. ∞§∞

Osez penser par vous-même LECTURE 1. Le dialogue, par la vivacité de l’échange questions-réponses, incite au débat. Le lecteur, qui s’identifie à Boldmind ou à Médroso, se pique au jeu et veut poursuivre.

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Voltaire, L’Ingénu, ⁄‡§‡ X p. ∞§§

Objectifs Dans ses contes philosophiques − parmi lesquels il faut citer Candide, Zadig et L’Ingénu –, Voltaire fabrique des personnages incarnant une posture face au monde. La sagesse dont fait preuve le Huron doit être interprétée comme un antidote à toutes les fausses sciences dont font étalage les Européens. Le modèle d’instruction « par la nature » amène le lecteur à réfléchir sur ses habitudes de pensée.

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ÉCRITURE Argumentation

La sagesse du Huron LECTURE 1. Voltaire oppose deux postures intellectuelles : d’un côté, l’Ingénu qui voit le monde avec candeur et sans aucun a priori ; de l’autre, l’individu pétri de préjugés qui, selon Bacon (cité par Jaucourt dans l’article « préjugé » de l’Encyclopédie), est tourmenté par « des spectres et des phantomes qu’un mauvais génie envoya sur la terre ». 2. Le Sauvage montre qu’il ne faut pas se fier aux vérités non démontrables. Les périphrases « vérités obscures » puis « faussetés obscures » (l. 12-13) désignant les religions, le lecteur comprend que le jeune Huron lutte contre toutes les formes d’intolérance et de prosélytisme. Le Sauvage défend a contrario un idéal de prudence en limitant le domaine de la vérité aux connaissances scientifiques. 3. Le discours du Huron est persuasif, dans la mesure où il cherche à provoquer son destinataire en jouant sur ses sentiments. L’acte d’accusation qu’il énonce aux lignes 16-17 est à cet égard éloquent : la gradation hyperbolique donne une intensité dramatique au propos, qui finit par toucher son ami Gordon. Analyse de la gradation : « C’est une absurdité, c’est un outrage au genre 6

8

humain, c’est un attentat contre l’Être infini » 11

Gradation = rythme ternaire avec une cadence majeure (succession de groupes syntaxiques de plus en plus longs).

4. « Chez Socrate puis chez Platon, [le dialogue] est une forme de recherche philosophique par la discussion où le “meneur de jeu’’ conduit ses interlocuteurs à découvrir le savoir qu’ils portent en eux-mêmes. » (Jean Lefranc, Louis-Marie Morfaux, Nouveau vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Armand Colin, 2005.) L’échange entre l’Ingénu et Gordon s’apparente à un dialogue philosophique : le jeune Huron mène l’échange en s’appuyant sur les réponses de son ami, qui ne font que relancer la démonstration (lignes 10-14). La réflexion progresse grâce à cette maïeutique qui conduit le « vieux savant » à découvrir une vérité qui n’attendait que les prouesses du jeune Huron pour se révéler.

Voltaire choisit des personnages naïfs pour montrer le décalage entre l’altération des sociétés occidentales et la candeur de personnages n’ayant aucun vice. Ce type de personnage est à même de se forger sa propre opinion au contact de la civilisation ; ainsi, ces contes philosophiques apparaissent comme de véritables récits de formation.

ŒUVRE INTÉGRALE

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Voltaire, Histoire d’un bon bramin, ⁄‡§⁄ X p. ∞§‡-∞§·

Objectif Lire une « histoire » proche du dialogue philosophique.

Être ou ne pas être heureux ? LECTURE 1. Ce conte n’obéit qu’en apparence au schéma narratif ou à une structure de conte d’apprentissage : en réalité, il traite d’un problème insoluble. Ses péripéties sont autant d’épreuves imposées à divers personnages, et sa résolution est impossible. a) Présentation du personnage principal et de sa voisine, par la voix du narrateur interne au conte (l. 1-8). b) Avec « un jour » (l. 9), introduction de l’élément perturbateur. Le véritable élément perturbateur est en l’homme comme le ver dans le fruit : il s’agit de la question philosophique du sens de la vie, et de la contrariété qui accompagne son ignorance. c) Les péripéties suivent donc, avec le récit et les dialogues rapportés par le bramin. d) La résolution est censée être apportée par la vieille, interrogée par le narrateur-personnage, mais elle ne convient pas au bramin (l. 41-59).

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e) D’où l’impossible situation finale et les multiples voix qui tentent de conclure. Le conte, nourri de tous les dialogues, ressemble finalement davantage à une conversation entre plusieurs voix qui ne s’accordent pas qu’à une « histoire » à proprement parler. Il est donc fait pour déclencher une suite de conversations à l’aide d’une sorte de formule apéritive : vaut-il mieux être stupide pour être heureux ? Or on peut aussi revenir sur les présupposés : l’appétit de savoir et la conscience des limites de l’esprit humain rendent-ils malheureux ? L’ignorance et la piété rendent-elles heureux ? On peut tirer quelques leçons de ce conte : penser n’est pas sans risque ; mais aussi : à quelles conditions penser, critiquer, interroger, sans perdre le bonheur ?

2. Le bramin s’interroge sur sa raison d’être en tant qu’homme, interrogation qu’il divise en diverses parties (l. 15-20 et 35-36), et qu’il prolonge par la question du mal en étendant la question du sens de la vie à l’ensemble de l’humanité. L’incertitude produit en lui de l’ennui, de la douleur et presque du désespoir. Son instabilité est exprimée par les antithèses, les rythmes binaires et les énumérations (l. 27-36). Le bramin veut « philosopher » (l. 6) mais, comme l’homme des Lumières, il ne veut pas trouver sa satisfaction dans les livres religieux, les idées toutes faites. Ce qui l’aiguillonne est sa préférence pour la raison (le « sens commun »), à l’aune de laquelle il veut tout juger. Elle est la source de son esprit critique. Comme l’homme des Lumières, il veut étendre les bienfaits du savoir et de la raison aux autres ; son cœur est « sensible », car il souffre et se soucie d’autrui. 3. On entend d’abord la voix du narrateur, qui témoigne, fait la navette entre le bramin et sa voisine, puis s’exprime à la fin du conte, pour ne pas conclure. Le dispositif de comparaison (le bramin / la vieille femme) conduit à une alternative trompeuse : il ne résume pas le choix devant lequel se trouve l’humanité, mais il permet de poser la question du sens de la vie et du bonheur en des termes radicaux. Les autres voix sont celles des visiteurs du bramin, puis des philosophes interrogés par le narrateur-personnage (l. 63 et suivantes). On entend enfin d’autres voix : celles de théories métaphysiques rejetées (cf. « tout est le mieux du monde ») ; passage

d’Évangile (« n’être jamais né »), ou allusion à saint Augustin (« je ne sais pas ce que c’est que le temps »). Cette diversité donne une impression de foisonnement critique qui relativise les autorités et les solutions.

4. L’ironie domine la fin du conte : avec ironie, le conteur piège son lecteur en lui proposant une fin en forme de dilemme. Dilemme que le narrateur feint de ne pas comprendre en jouant l’étonné. Cela s’entend dans la radicalité des oppositions (« et cependant », l. 70), les connotations très péjoratives (« devenir imbécile pour devenir content »). L’ironie est la méthode socratique censée faire accoucher les interlocuteurs de la vérité qui les habite ; or, ici, on termine sur une aporie. On arrive presque au paradoxe du Crétois : faire preuve de raison serait préférer le bonheur − donc l’absence de raison. L’ironie du paralogisme fait ressortir l’artifice de l’alternative.

VERS LE BAC Invention On peut intégrer le personnage en lui donnant la parole, par exemple parmi les « philosophes » évoqués ligne 63. Argumentaire pour le personnage, qui pourrait raisonner comme un homme des Lumières : être sensible au malheur humain n’empêche pas de se réjouir des progrès de l’humanité. De plus, la conscience des imperfections de l’homme, des fragilités de sa raison, peut être un aiguillon pour la connaissance. Enfin, en l’absence de certitudes sur la destinée, faire le bien est une première façon d’être heureux. Pour trouver des exemples, il est possible d’acclimater à l’univers du bon bramin les entreprises des Lumières, en transposant les noms, les titres et des faits. Prolongements Rapprochement à faire avec l’extrait du Dictionnaire philosophique, p. 565 : le dialogue y pousse à se révolter contre la résignation à la « tranquillité des galériens » (sujet : « peut-on préférer le bonheur à la liberté de penser ? » ; et dans l’Histoire d’un bon bramin : « peut-on préférer la tranquillité à la soif de savoir ? »). La réception de l’œuvre X p. ∞§· 1. Les lettres sont lues à haute voix, circulent, sont discutées dans l’entourage des destinataires ;

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elles sont donc écrites aussi dans l’idée qu’elles seront diffusées à un public choisi. Elles correspondent à de la conversation continuée, à un échange perpétuel. Les contes circulent donc entre lecteurs choisis, dans la mesure où le public, dont certaines hôtesses de salons comme Mme Du Deffand, fait la notoriété d’un auteur. La première lettre nous montre que l’histoire du bramin n’est guère encore écrite ni publiée en 1739 (cf. chronologie de l’édition Pocket), et comment elle est perçue comme une transposition (l’Indienne devient une religieuse), enfin, comment la fin intrigue et entraîne des conversations. Le public ajoute sa voix à celles du petit conte. Ce dispositif d’échanges explique pour partie le style enlevé, spirituel, des contes, ainsi que la vivacité des dialogues, qui sont comme l’écho de ces échanges réels. Mme Du Deffand est une lectrice parfaite pour Voltaire : non seulement elle est piquée par le conte, se pose des questions, mais elle réagit à des questions profondes sur un ton plutôt naturel.

2. Ces techniques de réduction consistent à utiliser : − la caricature (personnage de Pangloss et parodie du discours philosophique et religieux réduit à un enchaînement mécanique), l’exagération hyperbolique de certains traits (le portrait de l’Indienne imbécile, p. 567) ; − l’allégorie : le jardin de la fin de Candide ; − des désignations connotées (négativement, comme positivement ; par exemple, évocation du « bon vieillard », p. 562, dans Candide) ; − des périphrases qui tendent à ridiculiser, des définitions partielles, des désignations orientées (cf. l’allusion aux Jésuites, p. 564) ; − l’antiphrase, elle aussi hyperbolique et liée à l’ironie, chez Voltaire (Traité sur la tolérance, p. 564) et chez Montesquieu (« De l’esclavage des nègres », p. 550) ; − des présupposés (« n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés », p. 566) ; − les syllogismes simplistes et les raisonnements par l’absurde (extrait de L’Ingénu, p. 566), déductions qui simplifient la réalité en donnant une impression de transparence de l’ordre du monde à l’esprit humain (cela en sens inverse dans la lettre du Traité sur la tolérance, p. 564, ce qui montre bien à quel point les schémas

simplificateurs de raisonnement sont avant tout une arme pour Voltaire). Ces déductions peuvent aussi aboutir à un étonnement feint devant les résultats d’une telle simplification (p. 568, chute de l’Histoire d’un bon bramin). Ce sont aussi des procédés de la polémique et de la satire : mieux vaut réduire son adversaire pour ensuite en venir à bout plus facilement. Par l’excès, il s’agit de faire sentir quelque chose d’excessif en l’homme, et à ce titre, de critiquable par la raison : le lecteur a soif de mesure.

3. Le critique commence par rappeler à son lecteur qui ouvre un livre de Voltaire, le plaisir premier de l’intrigue (cf. « Le pouvoir des fables », livre de l’élève, p. 532-533). Les multiples péripéties de Zadig et le merveilleux des contes orientaux tranchent avec Candide. Le divertissement est essentiel : il faut plaire absolument − par le comique, les rebondissements, la rêverie, l’exotisme et la complicité que suppose la transposition –, tout en continuant le travail de la pensée. Or la bonne compréhension de ces contes appelle la remise en contexte effectuée par le critique : ils reflètent une facette de Voltaire, et le côté virevoltant du xviiie siècle. Les grandes questions s’y trouvent, mais posées avec enjouement et sur un mode léger, détendu. C’est le plaisir de la compréhension qui s’en trouve accru, et qui dégage le lecteur de tout scrupule à se laisser prendre à « Peau d’âne ».

ÉDUCATION AUX MÉDIAS On peut proposer aux élèves de remplacer dans les lettres de Mme Du Deffand l’histoire d’un bon bramin par Zadig. Il faut faire lire oralement la lettre ainsi rédigée, et la faire commenter par d’autres. Ensuite, on peut utiliser des comptes rendus de lecture parus dans des journaux. On peut rappeler les exigences d’une entrée en matière vivante, appuyée à des circonstances, et d’une conclusion qui peut être fondée sur un trait d’esprit ou une phrase bien rythmée.

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Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des nègres, ⁄‡°⁄ X p. ∞‡‚-∞‡⁄

Objectif Observer un exemple célèbre d’indignation face à l’esclavage. Ouvrage de Condorcet consultable sur Gallica dans l’édition de 1781 : http://gallica. bnf.fr/ark:/12148/bpt6k823018/f2.image.r=Con dorcet+R%C3%A9flexions+sur+l%27esclavag e+des+n%C3%A8gres.langFR

L’éloquence contre l’esclavage LECTURE 1. La lettre comporte son adresse aux destinataires, avec lesquels l’auteur entretient une relation de familiarité parfaitement élégante. L’« amitié » peut relever de la familiarité (relation épistolaire) mais aussi marquer un lien de confiance nécessaire à l’ethos rhétorique. Cette « épître dédicatoire », comme l’intitule Condorcet, ouvre son livre ; c’est une dédicace anticonformiste, puisqu’elle est adressée à des dominés − c’est une façon de leur redonner dignité. Il est invraisemblable qu’ils puissent en avoir connaissance en 1781 : le public visé est le lecteur éclairé, humaniste (dans la mesure où Condorcet s’appuie sur des prémisses humanistes) ou désireux de s’intéresser au problème de l’esclavage. C’est aussi, polémiquement, l’adversaire : les « tyrans » (l. 25), stratégiquement exclus de la communication. La lettre fonctionne selon un dispositif de double énonciation. En effet, il s’agit d’un plaidoyer pour les esclaves, qui est aussi un réquisitoire contre les esclavagistes, mêlant judiciaire et délibératif. 2. Condorcet fait l’éloge de son destinataire et le blâme de son adversaire. Vertus : « fidélité », « probité », « courage » (l. 6) − opposés aux hypocrites « bonté » (selon un point de vue erroné, l. 18, qui correspond en fait à « injustice », l. 19), « humanité » (l. 19). Les connotations sont distribuées entre les esclaves (vertu) et les « tyrans » (injustice).

Sentiments : sobrement exprimés : fraternité, l. 3 ; intensément exprimés : l. 23-25, « j’aurai satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans ». Autrement, c’est davantage à travers l’ironie que se marque l’indignation (émotion très morale qui a à voir avec la dignité, l. 15-17, avec le champ lexical des vertus, par antiphrase). Les sentiments de l’auteur sont motivés par son idéal moral d’humaniste et d’homme des Lumières ; il les exprime en combinant constatations objectives et mise en cause oratoire (« Je n’emploierai point l’éloquence, mais la raison », l. 25, est valable pour le contenu de l’ouvrage qui suit). Il déploie un ethos rationnel et sensible d’homme d’honneur (l. 12) capable de juger et de compatir.

3. Thèse : en vertu de l’égale dignité entre les hommes, l’esclavage est une injustice. 1) Exorde (l. 1-3) : adresse et explicitation du rapport entre l’auteur et son destinataire, défense de la valeur d’égalité et de fraternité, rejet de la doxa : « Quoique… », qui annonce le sujet. 2) Confirmation (l. 3-21). a) Les fondements moraux = prémisses : égalité (déduction attendue) + témoignage (induction) / blâme des « Blancs des colonies », (l. 3-8). b) L’impuissance : déductions (de cause à effet), (l. 9-14). c) L’exploitation et le mépris (l. 15-21). 3) Péroraison (l. 22-30) : dernier appel sensible au destinataire (l. 22-26) et résumé avec sentence (« rien n’est plus commun que… »), (l. 27-30). 4. Les esclaves noirs sont dans une situation totalement contraire à ce que leur devraient leurs mérites. Les oppositions et les concessions manifestent le caractère vicieux de cette situation, tout en attaquant les présupposés, la doxa de l’exploitant d’esclaves. Ainsi, « Quoique… » (l. 1). On peut commenter « mais », l. 17, 19, 23 : dans un mouvement de concession, « mais » oppose à la déduction envisageable une autre déduction, plus importante. Le « mais » des lignes 25 et 26 est réfutatif et travaille sur l’expression (« point l’éloquence, mais la raison […] non des intérêts du commerce, mais des lois de la justice »). Les oppositions ne sont pas systématiquement traduites par des mots de liaison : elles sont lexicales et parfois rendues criantes par un « donc », déduction cette fois cynique, appuyée

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sur le présupposé de la supériorité blanche (« il n’est donc pas étonnant que… », l. 11). Les négations marquent aussi l’opposition (polyphonique) : « Votre suffrage ne procure point de places… » (l. 9) / il pourrait en procurer. Remarque : ce qui est « commun » dans les « maximes de la justice » n’est pas censé concerner les esclaves dans l’esprit de l’adversaire : l’épître de Condorcet insiste donc pour que ce qui est censé être « commun » le devienne et constitue enfin le bon présupposé, fondateur de tous les discours.

5. Dans ce combat contre la pensée esclavagiste, Condorcet utilise les armes de la polémique : attaques de l’adversaire par le blâme (discrédit moral) ; expression du mépris (« je ne vous fais pas l’injure de les comparer à vous », l. 5) ; antiphrases ironiques (l. 18-19 ; emploi ironique de « droit », l. 16) qui scellent sa complicité avec le destinataire. 6. L’idée qui légitime ce réquisitoire est celle de l’égalité, fondée sur un droit naturel (« La nature vous a formés pour… », l. 3) étendu à tous les hommes. C’est pourquoi l’idée de la ressemblance est développée : le déterminant « le/la/ les même(s) » (l. 3-4) est répété dans un rythme ternaire censé récapituler tous les aspects de cette égalité. Il s’oppose à celui de la ligne 2, censé établir une différence, dans la concession inaugurale. Cette force oratoire impose d’emblée les principes pour lesquels l’auteur se battra. 7. Le véritable autre, c’est donc l’esclavagiste. Si l’on « cherche un homme » (très ancienne quête philosophique), il faut chercher quelqu’un qui ait des qualités humaines. L’auteur se désolidarise donc de ses alliés sociaux et culturels − « les Blancs des colonies » –, au nom de la vertu et du cœur. 8. Ligne 28 : dans l’antéoccupation (l’orateur prévoit l’objection de l’adversaire), « chimérique » signifie « utopique » et « irréaliste ». Ligne 29 : habilement, l’auteur rebondit sur le terme, auquel il pourrait donner une connotation plus positive : « idéaliste ».

Avec les couleurs vives et les oppositions, le style de Rivera est d’une simplicité vigoureuse et expressive. Les lignes vont soit de bas en haut − pour se réorienter vers le bas –, soit de haut en bas, au premier plan. Elles se dirigent de gauche à droite, tout en accompagnant la division en deux plans. Au second plan, un contremaître à cheval donne du fouet ; des esclaves sont totalement courbés, leurs têtes dessinent une ligne qui s’élève, tandis que leurs corps sont courbés. Au premier plan, les esclaves dessinent deux lignes qui donnent de la profondeur et du dynamisme au tableau : de haut en bas, vers le spectateur, de bas en haut, mais dessinant une courbe de soumission en même temps que manifestant la force du travailleur. On ne distingue pas le visage des personnages, à part celui du contremaître, qui a l’air féroce.

VERS LE BAC Commentaire 1) Les raisonnements de l’humaniste. a) Partir du plan détaillé : la dispositio est claire. b) Les déductions à partir du droit naturel. c) Les oppositions et les concessions. d) Les constatations d’un moraliste : il paraît « chimérique » de réformer l’humanité pour qu’elle agisse en cohérence avec ses discours « communs ». 2) Une épître vibrante. a) Les effets de la double énonciation. b) L’adresse et les expressions d’affection. c) La polémique et le blâme. d) Les rythmes des phrases, expressions de l’indignation. Prolongements − On peut proposer un exposé sur les Lumières face à l’esclavage. − Livre de Patrick Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse, Gallimard, « Folio ».

HISTOIRE DES ARTS L’art de la fresque favorise les effets de construction pour structurer le grand espace du mur ; les lignes sont donc particulièrement apparentes. 15 XVIIIe siècle : Les Lumières, une littérature de combat |

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Mirabeau, « Premier discours sur la déclaration des droits de l’homme », ⁄‡ août ⁄‡°· X p. ∞‡¤-∞‡‹

Objectifs Éloquence en prise sur l’actualité, parole immédiatement efficace dans un régime parlementaire. Malgré tout, ici, l’éloquence de Mirabeau n’est pas enflammée, et il ne laisse pas libre cours à des mouvements passionnés d’improvisation (Mirabeau avait l’art de la réplique, cf. le tableau et la question d’écriture). Contexte − http://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/ fiche.asp?num_dept=11765 − Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Entrée dans le texte : on peut faire repérer préalablement aux élèves le plan (dispositio) du discours (exorde, narration, confirmation, péroraison).

Défendre un projet politique LECTURE 1. Le propos de Mirabeau part de quelques déductions (associées à des définitions) : a priori, un travail de principes est censé être universel et applicable partout ; c’est pourquoi (§2) son application ne devrait pas rencontrer d’obstacles. Or (§3), le droit n’est pas unifié en France, et il est de plus soumis à un sentiment d’instabilité : on sent venir la fin du régime. Puis (§4), il est difficile de poser les principes d’une Constitution inconnue. Sans compter la rapidité de la conception (§5) et l’exigence de clarté. Enfin, le discernement même de ce qui est général et relève du droit naturel est délicat − ainsi que la volonté de fonder le droit, plutôt que de prendre une revanche sur l’oppression. La dernière difficulté est la faiblesse des exécutants de la mission (l. 48), aveu de modestie attendu.

On peut ajouter que l’inventaire des difficultés est compensé par une forte présence du lexique de la « méthode » (l. 37) et de la rationalité.

2. L’énumération des difficultés donne une image de modestie et de réalisme du comité. C’est en particulier le cas pour l’argument mettant en jeu des chiffres (l. 13-14). À travers la parole de Mirabeau, le comité construit alors un ethos humble et efficace, soucieux de servir le pays. 3. La troisième personne puis le pronom « nous » (l. 18) sont en position de sujet. L’action du comité est présentée comme un service rendu au pays : Mirabeau le montre soucieux de ce qu’est une déclaration des droits, s’affrontant à une rude tâche, cherchant à être « intelligible » pour tous (l. 30), pour fonder le droit à l’aide d’« axiomes » simples. Il conjugue ainsi rappel de faiblesses et déclaration d’ambitions : de quoi attirer la confiance de l’auditoire. Et, plus que tout, c’est le service de l’État et du peuple qui apparaît comme primordial : « il a fallu vous obéir » (l. 18) ; et la mission au service de tous (« nous étions éclairés par les réflexions de cette Assemblée sur l’esprit d’un tel travail », l. 18-19 ; « Nous avons cherché cette forme populaire qui rappelle au peuple […] le langage qu’il tiendrait s’il avait l’habitude d’exprimer ses idées » : rôle de porte-parole, l. 19-24). Le style correspond à cet ethos de modestie et de compétence déterminée : quelques insistances (anaphores développant les difficultés dans les premiers paragraphes), périodes structurées, articulations logiques très visibles, rythmes ternaires (l. 44, par exemple) et balancements binaires visant à exprimer la « perfection idéale » (l. 43). Enfin, la maxime finale, consacrée à la « sagesse », donne effectivement un ethos de sagesse à l’orateur (bénéfice des maximes, selon Aristote, Rhétorique, II, 21). 4. L’exemple des Américains est illustratif (de l’idée précédente : il convient de raisonner par induction plutôt que de bâtir des théories abstraites). C’est, de plus, une autorité intéressante, car fondatrice de la modernité.

ÉCRITURE Argumentation L’action oratoire est fondamentale dans un discours, dans la mesure où elle l’incarne et

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permet l’adhésion de l’auditoire. Il faut donc savoir nouer une relation physique avec la foule. Cependant, l’actio n’a pas revêtu la même importance et les mêmes modalités en fonction des époques. L’actio correspond à la performance oratoire, en public, et nécessite un gros travail de la voix (prononciation, ton − variété, expressivité), qu’accompagnent gestes, tenue vestimentaire, regard. Cela apparente l’art du rhéteur à la comédie. Il faut resituer cette actio à une époque où le face-à-face avec l’auditoire n’est pas médiatisé et où la prestation physique compte (pour le meilleur et pour le pire, pendant la Révolution). L’assemblée devient un nouveau champ d’héroïsme et d’illustration, mais aussi de fabrication de l’histoire. C’est un Mirabeau sublime que Victor Hugo donne à voir, en même temps qu’il rappelle la violence inhérente à toute rhétorique. La violence de la passion emporte l’adhésion. L’orateur est transfiguré, devient un « colosse » de la parole, « formidable » (terrifiant) et mythique.

De ce point de vue, l’actio d’autrefois diffère profondément de celle d’aujourd’hui, où se multiplient les intermédiaires et les images, alors que la voix est discontinue (discours coupés, citations et petites formules). Prolongements − Autre consigne d’écriture (argumentation) : pourquoi la simplicité est-elle une qualité majeure de l’orateur politique ? Rédigez une réponse argumentée. − D’autres discours : http://www.assembleenationale.fr/histoire/Mirabeau1790.asp − Mirabeau orateur vu par Chateaubriand (Mémoires d’Outre-Tombe, Livre de poche, 1973, t. I, p. 224) ; Michelet (Histoire de la Révolution française, I, 4 : serment du Jeu de paume : « de sa voix forte, imposante, et dans une majesté terrible, il lui lança ces paroles […] » ; et IV, 10). − Exercice sur ce discours dans Christelle Reggiani, Initiation à la Rhétorique, Hachette, 2001 (très bon manuel).

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Séquence

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XIXe-XXIe siècle :

S’engager pour l’humanité Livre de l’élève X p. ∞‡› à §¤⁄

H istoire des arts

Paul Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, ⁄°·‡ X p. ∞°‚-∞°⁄ Intérêt de l’image Le tableau de Gauguin intitulé D’où venonsnous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? permet d’aborder une dimension essentielle : l’énigme de l’origine de l’homme. Le titre de l’œuvre, sous la forme d’une interrogation, ouvre la voie à de multiples possibles, qui seront autant d’entrées sur l’homme : le rapport à l’autre, la question de l’identité, l’innocence d’un âge premier…

Au miroir de l’autre LECTURE DE L’IMAGE

réfléchir sur l’origine (« D’où venons-nous ? »), l’identité (« Que sommes-nous ? ») et le devenir (« Où allons-nous ? ») de l’homme. Ce cheminement se trouve illustré par la représentation des âges de la vie (lecture horizontale du tableau). Plus largement, Gauguin dispose des personnages résolument énigmatiques, dont le regard est porteur de ces interrogations. Les personnages sont disposés sur la toile comme autant de pièces détachées chargées de donner un écho à cette méditation. La divinité trônant au milieu de la partie gauche de la toile symbolise plus précisément le désir humain d’entrer en relation avec une transcendance qui dicterait la réponse à cette énigme.

3. La toile est construite autour d’un jeu de contrastes saisissant : au premier plan, le jaune éclatant, symbole de vie, s’oppose aux couleurs ternes (marron, gris) représentant la mort. Le bleu clair et vif de la divinité semble être la couleur de la vie spirituelle qui se diffuse dans tout l’arrière-plan du tableau. On voit ainsi que Gauguin utilise toutes les teintes d’une même couleur, de la plus vive à la plus sombre.

1. À travers cette toile, Gauguin a voulu représenter les différents âges de la vie : du nourrisson encore endormi au premier plan sur la droite, au vieillard agonisant à l’extrême gauche du tableau. Entre ces deux êtres symboliques sont représentés des êtres mystérieux qui semblent s’interroger sur le sens de l’existence. Au centre, le jeune homme cueille une pomme, accomplissant ainsi un geste symbolique, celui d’Ève dans la Genèse. Ce mouvement, relayé par la jeune fille assise sur la droite, invite le spectateur à réfléchir sur la condition humaine marquée par la finitude, à la différence des Dieux.

4. Dans son tableau, Gauguin ne montre pas l’homme en position de surplomb par rapport à la nature. A contrario, l’être humain vit au contact des autres espèces vivantes et semble ne faire qu’un avec le territoire qu’il occupe. La technique de l’aplat permet de figurer ce lien indissoluble entre l’homme et la nature : certains personnages apparaissent ainsi ancrés dans l’espace (le tout jeune enfant sur une surface bleue). Un Occidental de la toute fin du xixe siècle peut être dérouté par le mode de vie exhibé par cette communauté (négation du tabou occidental de la nudité).

2. Le titre du tableau est constitué d’une triple interrogation de nature philosophique. Cette question rhétorique invite le spectateur à

5. Le jardin d’Éden est décrit dans la Genèse (3, 1). Ève rappelle au serpent, qui la tente, la règle énoncée par Dieu : « Nous pouvons manger

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du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort.” » Le serpent convainc la jeune femme en lui déclarant qu’elle doit manger une pomme de cet arbre pour connaître le bien et le mal. Dans le tableau de Gauguin, le jeune homme cueillant une pomme se trouve au centre, ce qui illustre la parole biblique. En touchant cette pomme, il ouvre la voie au questionnement philosophique sur la finitude de la condition humaine. Cette seconde naissance de l’homme trouve certains échos dans la poésie, notamment dans l’œuvre de Supervielle, qui chante « le matin du monde ».

6. Dans la tradition littéraire, le « bon sauvage » est un parangon de sagesse et de bonté. Miroir inversé de l’Européen, cet être de papier se trouve réinvesti dans les peintures « exotiques » de Gauguin. Sur cette toile, les êtres primitifs dégagent une candeur et une simplicité qui renvoient expressément au mythe d’un âge d’or primitif. Néanmoins, les jeunes femmes du premier plan ont un regard songeur et mystérieux qui ne peut être réduit à l’expression d’un « bon sauvage ». Le « nous » utilisé par le peintre dans le titre de l’œuvre invite également le spectateur à ne pas réduire la portée symbolique du tableau.

ÉCRITURE Vers la dissertation Analyse du sujet : Ce corrigé reprend les étapes de l’analyse d’un sujet de dissertation de la fiche 17. 1) Relier le sujet à son objet d’étude : ce sujet peut se rattacher à l’objet d’étude « La question de l’homme dans les genres de l’argumentation ». Il s’agit ici d’interroger la diversité culturelle que recouvre la notion d’homme.

3) Reformuler le sujet : le sujet porte sur les possibles visées d’une œuvre artistique, sa capacité à dérouter le spectateur pour lui permettre de s’interroger sur son rapport à l’altérité. 4) Identifier l’implicite du sujet : le sujet se présente sous la forme d’une interrogation totale. L’élève doit toutefois éviter de répondre par oui ou par non. Il faut comprendre : « Comment ce tableau invite-t-il à s’ouvrir aux autres cultures ? » 5) Problématiser : dans quelle mesure ce tableau déstabilise-t-il la représentation traditionnelle de l’homme ? Éléments pour rédiger un paragraphe argumenté. Le tableau parvient à créer chez le spectateur occidental fascination et intérêt pour une civilisation autre, grâce : – à la place importante accordée au désir et à la sensualité : la représentation s’affranchit des normes morales étroites et dévoile un monde libre ; – au rapport à la nature : l’homme occidental appartenant à une société qui s’industrialise ne peut être qu’attiré par cette communion avec la nature primitive ; – à une beauté autre qui sort des canons traditionnels occidentaux : stylisation des visages, corps colorés, ondoiement des formes végétales ; – à un rapport au sacré qui allie sens du mystère, conciliation avec la sensualité, quête de l’harmonie et de la sagesse par l’âge.

Vers l’invention Un commissaire d’exposition se doit de défendre un parti pris artistique fort en veillant à déjouer de possibles arguments adverses. La notion d’« états de nature » doit être interrogée au brouillon : référence à une humanité sauvage, référence au jardin d’Éden, humanité idéale, miroir inversé de la civilisation européenne…

2) Analyser les mots clés du sujet : le mot clé du sujet est l’expression « autres cultures ». La notion de culture renvoie à toutes les croyances, les connaissances, et plus largement les habitudes, qu’un peuple peut avoir. Ici, la notion est au pluriel, ce qui montre qu’il ne faut pas se limiter à une civilisation en particulier. L’adjectif « autres » doit permettre de s’interroger sur le rapport à l’autre dans sa différence. 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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DISCOURS ET LETTRES



Émile Zola, Lettre à la jeunesse, ⁄°·‡ X p. ∞°¤-∞°‹

Objectifs – Lire une lettre ouverte et observer une argumentation explicitement fondée sur des valeurs morales et politiques. – Cette lettre peut compléter la lecture de « J’accuse », et marque l’intérêt porté à la jeunesse, devenue une force politique en elle-même. Contexte L’affaire Dreyfus ; la notion d’« intellectuel ».

Alerter l’opinion publique LECTURE 1. Le pronom de la deuxième personne, le « tu » familier, est destiné à établir une relation familière avec le destinataire. Zola désigne aussi celui-ci dans des apostrophes, à l’aide de groupes nominaux indiquant une appartenance générationnelle. On relève « jeunesse » (l. 1, 18, 35), puis « jeunes gens » et « étudiants » (l. 49), et une fonction qu’il entend lui confier : « ouvrière future » (l. 2). Ces apostrophes sont comme autant de relances ; elles ont un caractère oratoire. 2. Zola configure son auditoire en lui renvoyant le miroir de ce qu’il devrait être. Il caractérise cette jeunesse en lui attribuant des qualités habituelles (cf. Aristote, Rhétorique, livre II sur l’ethos et le caractère des jeunes gens, déjà) : « généreuse », « libre d’esprit » (l. 10-11), elle peut encore avoir un « rêve chevaleresque » (l. 42). Elle a « la bravoure et l’espoir de nos vingt ans » (l. 50). « Sois humaine, sois généreuse. » (l. 36) : l’appel consiste à confirmer ces caractéristiques, que la jeunesse est censée avoir. Elle est rebelle par soif de justice : « Qui donc, si ce n’est toi, […] tiendra tête à… » (l. 45-47). La jeunesse est capable de « pleure[r] encore » et d’être sensible (l. 41). Les connotations sont morales et affectives. Elle est opposée à la vieillesse, censée être plus froide et désabusée. Ainsi, Zola joue sur la

fierté de son auditoire. Mais aussi, il prend une figure d’éducateur d’un nouveau genre : celui qui renvoie aux jeunes le miroir de la générosité par l’engagement, au nom de valeurs qui dépassent le respect dû aux aînés et à l’ordre.

3. A/ Hériter des pères : continuer le travail du siècle qui s’achève et dépasser des maîtres (§3) ; prendre conscience de sa chance. B/ S’engager (§4) : refuser l’injustice ; prendre sa place en s’engageant (§5-6). Les métaphores de la construction et de la croissance végétale accentuent l’idée d’un passage cyclique des générations et d’une transmission de « la vie » (l. 11), orientée vers le progrès (« fécondité »). Ce type de métaphore est courant dans les discours de l’époque (on en trouve beaucoup de comparables chez Jaurès). 4. Certes, Zola s’adresse à la jeunesse de façon explicite. Mais cette lettre est aussi faite pour tous les lecteurs : elle cherche à éveiller le cœur des plus âgés et à les rajeunir. La jeunesse est opposée à la dureté de cœur, à l’insensibilité et à l’injustice (l. 36-44), implicitement liées à la « botte d’un maître » et au « sabre du dictateur », métonymies montrant qu’il s’agit plutôt d’une bataille de principes. « Et n’es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux qui se passionnent, qui fassent aujourd’hui ta besogne de généreuse folie ? », l. 47-48. C’est de jeunesse de cœur qu’il s’agit surtout. 5. Les phrases interrogatives des lignes 42-50 sont des questions rhétoriques. Elles se combinent avec la modalité exclamative. L’interrogation des lignes 49-50 vise à instaurer un dialogue. 6. Zola associe plusieurs registres pour toucher le cœur de la jeunesse et l’appeler à manifester. Le pathétique vient avec les larmes suscitées par l’injustice ; l’épique, avec la rue, nouveau théâtre de la bataille et de l’engagement, d’un héroïsme moderne. Le registre polémique est présent dans la peinture des « dictateur[s] » (§3). Le paragraphe 2 se veut plus poétique, avec son « éclatant soleil » (adjectif antéposé ; métaphores classiques). 7. « Nous » (l. 3-4, 10, 36-37) désigne le camp des anciens, dreyfusards (« les vieux, les aînés », l. 4), dont Zola se présente comme le porteparole. Le « nous » de la fin (l. 51) est celui des jeunes qui parlent et relaient le « nous »

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des anciens. Le « nos », ligne 50, représente cette fois tout un âge, celui des dreyfusards et antidreyfusards, divisé par la discorde. Ce pronom permet de donner à entendre des voix d’hommes engagés.

8. L’auteur se retire ; il a cédé son tour. En effet, le témoin est passé à la nouvelle génération, qui parle au discours direct, dans une prosopopée. La lettre est plus vivante et comporte déjà en elle-même le résultat de sa persuasion : les jeunes s’engagent et répondent, triomphalement, sur les principes. Avec le rythme ternaire de cette réponse, on a un effet de clausule pour tout le texte.

VERS LE BAC Commentaire Il sera possible de rédiger l’une des parties de ce commentaire. 1) Une lettre ouverte. a) Situation d’énonciation d’une épître. b) Familiarité et confiance. c) La valorisation de la jeunesse sur les aînés. 2) Le rapport entre les générations. a) Un passage du témoin. b) La dette à l’égard de la génération antérieure et la responsabilité à porter. c) Le portrait de la jeunesse et l’appel à l’héroïsme. 3) Une lettre oratoire. a) Le rythme et les apostrophes : l’exhortation. b) Les questions et la vivacité du style. c) La parole comme acte.

Invention On peut partir d’une observation de différents éditoriaux et de la lecture de la définition donnée par le Trésor de la langue française informatisé. Voici un exemple, décliné sous deux formes : Démocratie et laïcité, par Jean Jaurès Alors que vient d’éclater la crise entre la IIIe République et l’Église catholique qui conduira bientôt à la séparation des Églises et de l’État (loi de 1905), Jean Jaurès donne dans son journal, L’Humanité, le 2 août 1904, sa définition de la laïcité. C’est un magnifique travail de définition, de déductions, concrétisées par des exemples, et d’insistances.

Démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Qu’est-ce que la démocratie ? RoyerCollard, qui a restreint arbitrairement l’application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive. « La démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits. » Or, il n’y a pas égalité des droits si l’attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce. Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse. Elle respecte, elle assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale. Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire, pour sa part, acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l’urne, quel est son culte et s’il en a un. Elle n’exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d’arbitrer entre eux, qu’ils reconnaissent, outre le Code civil, un Code religieux et confessionnel. Mais qu’est-ce à dire ? Et si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s’appuie que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la conscience et de la science, si elle n’attend le progrès que du progrès de la conscience et de la science, c’està-dire d’une interprétation plus hardie du droit des personnes et d’une plus efficace domination de l’esprit sur la nature, j’ai bien le droit de dire qu’elle est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie. Ou plutôt j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques. Jean Jaurès, « L’éducation laïque », discours de Castres, 30 juillet 1904 (paru dans L’Humanité, 2 août 1904).

Essai de réécriture en français journalistique actuel Voilà, c’est fait. La crise est là, le choc frontal a eu lieu. Depuis le temps qu’on l’attendait : cinq mois, cinq ans, cinquante ans ! La République 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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et l’Église catholique sont en guerre, et il ne peut y avoir qu’un seul vainqueur. Ce sera la République. Ses armes ? La première est déjà dans son arsenal, et elle sert tous les jours : la démocratie. La seconde y sera bientôt : la laïcité. D’ailleurs, les deux mots sont synonymes, les deux notions sont parentes. Même origine et, si nous le décidons, même destinée. Tout élève qui prépare son bac le sait : la démocratie, c’est l’égalité des droits. Le même droit pour tous, cela veut dire pas de privilège, pas de droit sur mesure fondé sur la naissance, le diplôme, les relations, ou la religion. Pas de privilège, mais pas de discrimination non plus : la démocratie ne prive pas tel ou tel citoyen de ses droits parce qu’il est de telle ou telle religion. À vrai dire, la démocratie ne demande pas au citoyen qui vient à la mairie pour voter, pour se marier, pour remplir des paperasses, s’il fait partie de ceux qui croient au ciel ou de ceux qui n’y croient pas. Pour entrer dans la maison de la République, il n’y a qu’un seul Code. Si la démocratie fonde indépendamment de toute religion ses institutions, son droit, ses valeurs, si elle affiche partout un même respect de l’homme et de la femme, si elle enseigne aux six coins de l’Hexagone une même foi dans les progrès de la science et de la conscience, si elle vote ses lois au nom de l’intérêt général tout en respectant la liberté religieuse de chacun, si elle rend la justice en plaçant tous les prévenus sous le même chêne, il faut le dire, le redire et le « reredire », c’est parce qu’elle est franchement, forcément, foncièrement laïque. Et qu’une fois pour toutes, laïcité et démocratie sont identiques.

ÉDUCATION AUX MÉDIAS 1. La presse connaît un développement considérable à la fin du xixe siècle, et les médias deviennent une véritable puissance. Ils sont une tribune pour les hommes politiques et les « intellectuels » (terme employé par Barrès en mauvaise part, et par Clemenceau), qui peuvent agir par le verbe, à court terme. « J’accuse ! » est publié dans L’Aurore. C’est un critique et journaliste, Bernard-Lazare, qui lance l’affaire avec son ouvrage Une erreur judiciaire. La Vérité sur l’affaire Dreyfus (Bruxelles, 1896). L’affrontement dans les journaux pendant l’Affaire a été très violent ; certains articles ont soulevé des manifestations et des échauffourées. Beaucoup

d’acteurs de l’Affaire ont vécu au rythme des nouvelles, criées dans la rue par les vendeurs. Parmi les plus célèbres articles, on peut citer la série de Clemenceau, publiée ensuite sous le titre L’Iniquité. Roger Martin du Gard a raconté l’aventure d’un fondateur de revue dreyfusiste (inspiré de Péguy) dans Jean Barois (1913).

2. Cette distinction est propre à ouvrir un débat : on peut proposer aux élèves de distinguer les missions de l’un et l’autre journalisme, et les genres dans lesquels ils s’exercent (dépêche, reportage, éditorial, billet, chronique…). Le journaliste d’information essaie d’être fiable, précis, objectif, neuf, complet. Le grand reporter peut mettre à l’ordre du jour des sujets que personne n’attendait. Il a une expertise. Le spécialiste de l’opinion entend défendre un point de vue, commenter l’actualité de façon constructive, parfois provocante, développer une pensée propre, avec un certain recul. Cependant, on arrive à l’idée que le journalisme d’information obéit quand même à une orientation : en fonction des préoccupations du public, de l’heure, des sujets qui plaisent, de l’actualité générale. La présentation des faits elle-même obéit à une logique (le récit est déjà une forme de mise en ordre et une première explication). La juxtaposition des sujets n’est pas anodine. Les images, elles aussi, malgré leur aspect authentique, résultent d’un choix (cadrage qui donne l’impression d’une scène, avec un décor, moment photographique… ; le cliché pris sur le vif est sélectionné parmi beaucoup d’autres sur une planche-contact ou parmi un ensemble d’images numériques). 3. Là aussi, on peut proposer un débat avec le pour et le contre. La question reste de savoir dans quelle mesure le journaliste d’opinion l’est explicitement : son métier est bien d’éclairer l’opinion. Et le déploiement des subjectivités se fait-il dans un véritable pluralisme ? Les commentaires sont nécessaires, et peuvent constituer des contrepoids les uns par rapport aux autres. Peut-être, même, le journalisme d’information nécessite-t-il une plus grande méfiance, car il peut parfois n’avoir que l’apparence de l’objectivité. On peut proposer, à titre d’exemple, de faire une petite revue de presse au sujet d’un événement, et de classer les articles en fonction de l’information et de l’opinion (dominantes).

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Prolongements − Synthèse de référence : Vincent Duclert, L’Affaire Dreyfus, La Découverte, coll. « Repères », 2006. − Léon Blum relate sa lecture de « J’accuse ! » : Souvenirs sur l’Affaire, Gallimard, 1935, et « Folio », 1981 (préface de Pascal Ory). − Biographie de Zola par Henri Mitterand, Fayard : une analyse minutieuse de « J’accuse ! ». − Alain Pagès, Émile Zola. De J’accuse au Panthéon, éd. Lucien Souny, 2008. − Gallica, Le Procès Zola : http://gallica.bnf.fr/ ark:/12148/bpt6k62779w

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Émile Zola, « J’accuse ! », article paru dans L’Aurore, ⁄°·° X p. ∞°›-∞°∞

Intérêt du texte Page majeure de la littérature engagée, qui gagnerait à être lue dans son contexte, c’est-à-dire comme la péroraison d’une longue lettre, publiée par Clemenceau dans son intégralité (http://www.crdp-nice.net/ editions/supplements/2-86629-399-1/ F2_Zola.pdf) Contexte Défaite de 1870 et ce qu’est « l’arche sainte » (l. 15), fiche de la BnF sur le rôle de Zola dans l’Affaire : http://expositions.bnf.fr/zola/zola/pedago/ fiches/dreyfus4.pdf

Une lettre ouverte LECTURE 1. Les différents destinataires de la lettre ouverte sont le président de la République (l. 1), les lecteurs de L’Aurore, l’opinion publique en général. Tous sont pris à témoin, à travers la figure du président, premier destinataire (double énonciation). Le pronom « nous » (l. 18) agrège les lecteurs au camp des témoins à charge. Les

« accusés » énumérés ensuite sont pris à partie (à la place de l’accusé de l’Affaire, Dreyfus) : chacun est associé à un ensemble de griefs. Ils sont pris à partie à la troisième personne du singulier, dans un jeu entre la distance (l. 33) et la polémique (l. 15 et 16-17, notamment).

2. Contexte : image de l’auteur. Quand Zola écrit sa lettre, il est très connu comme romancier, naturaliste, mais il n’a pas réussi à être élu à l’Académie française et a subi des attaques xénophobes. Son personnage public ne fait donc pas l’objet d’un consensus ; il va, avec l’Affaire, choisir de radicaliser ses préférences républicaines et sa soif de vérité. La construction de son ethos dans la lettre correspond bien à ce choix : fort engagement personnel (anaphores du « je ») dans une lettre signée ; « respect » (dernière phrase) mais prise de risques assumée (l. 41-43) ; lexique des valeurs morales (l. 36 et, surtout, l. 37-43) ; revendication de sincérité (« le cri de mon âme », l. 41), non sans polémique ironique (voir question 3). Compétence : connaissance des dossiers (accusations méthodiques, faisant suite à une très longue lettre détaillée). S’il construit un ethos moral et compétent, Zola se protège aussi de l’accusation d’attaque ad hominem (« je n’ai contre eux ni rancune ni haine », l. 34) ; il agit par sens de la justice, et non poussé par une haine personnelle. C’est à la fin de la lettre que se trouve l’exposition des valeurs motivant l’engagement. N.B. : De ce point de vue, les articles et chroniques détaillent également chaque épisode de l’Affaire (voir pour les dreyfusards la réédition de L’Iniquité de Clemenceau, et des Preuves de Jaurès) : l’opinion publique est donc très régulièrement informée, ou désinformée (campagnes passionnelles). 3. Les adversaires apparaissent de deux façons, Zola combinant accusation polémique et protestation d’intégrité morale. D’une part, les accusations sont présentées comme émanant d’une soif de justice (fin de la lettre, déni de « rancune » ou de « haine ») ; d’autre part, elles sont assorties d’une réelle violence polémique. De fait, Zola formule la différence entre la personne en tant que telle, et le responsable d’un acte, émanation d’un système néfaste (l. 33-35). De ce point de vue, il dit ne pas recourir à l’insulte personnelle – mais à l’accusation des responsables. L’image des adversaires est marquée par des connotations 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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péjoratives (« machinations […] saugrenues », l. 5 ; « faiblesse d’esprit », l. 7-8, etc.), des adjectifs subjectifs (« diabolique », « scélérate », « monstrueuse »…) exprimant l’indignation. Le combat est élargi, dans les derniers paragraphes d’accusation, à la dimension d’une lutte générale pour la justice : on quitte le domaine de la charge. Zola évite ainsi l’attaque personnelle et, surtout, élève le débat : la haine est rejetée du côté de l’antisémitisme et du militarisme aveugles. En revanche demeure la colère, passion éthique.

4. Dans son réquisitoire, Zola défend la thèse de la fraude judiciaire au service de la raison d’État, ou plutôt de la « raison de l’Armée ». 1) Les accusations (ensemble de déductions allant au crédit de la thèse). a) Des acteurs identifiés : – volonté de couvrir sa propre faute (du Paty de Clam) ; – complicité par lâcheté (Mercier) ; – dissimulation de preuves (Billot) ; – aveuglement clérical et militaire (Boisdeffre et Gonse) ; – partialité et bonne conscience (Pellieux et Ravary) ; – expertise graphologique erronée (Belhomme, Varinard et Couard). b) Un élargissement des responsabilités : – manipulation de la presse par les bureaux de la guerre ; – transgression de la loi par les conseils de guerre. 2) L’engagement responsable et les valeurs. 5. Zola rappelle des valeurs explicitement liées aux Lumières : la justice pour tous, la vérité, le « droit au bonheur » (l. 39). Les adversaires sont associés au lexique de la « partialité » et du mensonge ou du secret, tandis que Zola est associé à la « lumière ». 6. La figure matrice de cette péroraison est l’anaphore, qui donne un nouvel élan oratoire à chaque grief ; le titre correspond à la reprise très fréquente de « J’accuse ». Les phrases peuvent s’amplifier (avec des compléments circonstanciels, des volumes croissants, des effets de clausule, par ex. l. 18-19). Certaines phrases courtes traduisent l’affirmation de soi, mais ressemblent à des rejaillissements : « Et c’est volontairement que je m’expose » (l. 32). À l’occasion, Zola peut

malicieusement jouer sur des homéotéleutes que lui fournit le réel (« Varinard et Couard », l. 20).

7. Combinés avec la brièveté de certaines phrases (« J’attends », l. 43), certains verbes expriment l’action que fait Zola en écrivant. Ils sont au présent d’énonciation, coïncidant avec le moment de l’écriture. Certains sont performatifs (« J’accuse »). Ils sont reliés à une référence déictique : « l’acte que j’accomplis ici » (l. 35). Le lexique de la justice (« accusations », « justice »…) correspond aux conséquences explicites de l’acte ; on est dans la rhétorique judiciaire. 8. Fiche de la BnF sur les conséquences de « J’accuse ! » : http://expositions.bnf.fr/zola/zola/pedago/fiches/ dreyfus5.pdf

ÉCRITURE Argumentation On peut proposer l’écriture d’un « parallèle ». La parenté entre l’affaire Calas et l’affaire Dreyfus n’a guère échappé aux contemporains. L’utilisation de sa surface intellectuelle pour briguer une autorité politique est précisément à l’origine de l’appellation moderne d’« intellectuel ». Penser que l’écrivain « doit » mettre sa plume au service de la justice suppose une vision humaniste de sa vocation. Pour certains, l’écrivain doit au contraire demeurer à l’écart de la rumeur politique. Ce sujet rejoint la réflexion sur la légitimité de la littérature engagée (verbe « doit » dans la consigne). Prolongements Les écrivains engagés regardent derrière leur épaule les modèles de Pascal (Les Provinciales) et de Voltaire. Ce dernier est demeuré un modèle pour les écrivains engagés ; mais, de ce point de vue, il serait selon Roland Barthes « le dernier des écrivains heureux » : « […] ce qui nous sépare peut-être de Voltaire, c’est qu’il fut un écrivain heureux. Nul mieux que lui n’a donné au combat pour la Raison l’allure d’une fête. Tout était spectacle dans ses batailles : le nom de l’adversaire, toujours ridicule, la doctrine combattue, réduite à une proposition (l’ironie voltairienne est toujours la mise en évidence d’une disproportion) ; la multiplication des coups,

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fusant dans toutes les directions, au point d’en paraître un jeu, ce qui dispense de tout respect et de toute pitié ; la mobilité même du combattant ici déguisé sous mille pseudonymes transparents, là faisant de ses voyages européens une sorte de comédie d’esquive, une scapinade perpétuelle. […] C’était en effet un bonheur singulier que d’avoir à combattre dans un monde où force et bêtise étaient continûment du même bord : situation privilégiée pour l’esprit. L’écrivain était du même côté que l’histoire, d’autant plus heureux qu’il la sentait comme un couronnement, non comme un dépassement qui eût risqué de l’emporter lui-même. » Roland Barthes, préface de 1964 aux Romans et Contes de Voltaire, reprise dans ses Essais critiques, Seuil.



Robert Badinter, Discours à l’Assemblée nationale, ⁄·°⁄ X p. ∞°§-∞°‡

Objectifs – Lire un extrait de discours célèbre, voir l’actualité de la rhétorique aujourd’hui. – Étudier un discours politique prononcé par un maître du barreau. Contexte − Il n’est pas sûr que l’opinion publique française soit favorable à l’abolition quand le garde des Sceaux prend la parole le 6 octobre 1981. Il s’adresse alors autant aux députés qu’à l’opinion publique. Avocat de la défense, il a dû plaider dans des affaires qui aboutirent à la peine de mort. La loi portant abolition de la peine de mort fut adoptée par 363 voix contre 117 et 6 abstentions. − Du point de vue de l’éloquence politique, on peut remarquer que les discours sont actuellement lus. Ils ne sont plus prononcés de mémoire, comme dans l’Antiquité et, pour certains, jusqu’au début du XXe siècle (avec des improvisations). Cela ne conduit pas au même type d’actio.

Une question de vie ou de mort LECTURE 1. Beaucoup d’arguments sont utilisés, émanant de diverses sources et exprimant divers points de vue. Robert Badinter les organise en fonction d’une construction rigoureuse : on peut proposer un plan qui suivrait la ligne de cet extrait. Globalement, il s’appuie sur des valeurs ou des principes, des caractères propres à l’homme ou à la société ; on est dans une logique déductive. A/ L’opinion publique face à la peine de mort. − La crainte de l’opinion publique a retardé l’abolition. − Or le suffrage universel, par lequel a été élu le président de la République, a indiqué un choix de société (l. 20-28) ; le Parlement a un rôle à la fois de progrès et de représentation (l. 8-16). B/ Délibération de la conscience. Le cas du magistrat, à qui cette peine est devenue insupportable, permet de détailler plusieurs arguments : − irresponsabilité humaine (l. 35) ; − faillibilité de la justice (l. 36, 39-40) ; − la religion : ne pas remplacer Dieu (l. 37-38). En introduisant l’alternative, R. Badinter propose encore des arguments propres à la vision de la société : répressive et éliminatrice par peur, ou respectueuse de la vie (derniers paragraphes). L’extrait donne la péroraison du discours.

2. Précisons l’alternative ; on est dans une délibération entre : – la promotion de la vie et le respect du criminel en tant qu’homme, « au nom [des] valeurs fondamentales » de la société ; – « l’élimination » du crime par l’exclusion et l’exécution du criminel, parce qu’il fait « horreur », parce qu’on en a peur, malgré les risques d’erreur. 3. Le pronom « nous » renvoie à divers énonciateurs. Ligne 4, le pronom désigne tous les parlementaires et l’orateur : chacun est censé connaître cette « cause » du retard de l’abolition. Ligne 37, dans « ceux d’entre nous », il inclut les croyants. Ligne 48, dans « nous la refusons », il inclut l’orateur et les abolitionnistes, avec le verbe « refuser » qui marque aussi l’engagement. « Nous », en tout cas, permet d’éviter un rapport frontal avec l’Assemblée. 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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4. Comme tout signe, « justice » a un signifié construit ; c’est un concept qui dépend des discours que la société a construits à son sujet. Le terme peut désigner soit ce qui est absolument juste, soit le résultat d’une opération judiciaire ou de compromis politiques (voir, sur les variations de ce terme, la pensée de Pascal, « justiceforce », Pensées, fragment 135, éd. de Philippe Sellier, Classiques Garnier, Bordas, 1991, p. 200-201). Ainsi son sens est-il précisé par ses expansions (« une justice qui tue », l. 42 ; « justice d’élimination », « justice d’angoisse et de mort », l. 47) ou par un préfixe (« l’anti-justice », l. 49). La « justice » française est entendue comme celle qui doit correspondre davantage à un idéal de justice. 5. Cet engagement est marqué par l’utilisation du pronom « je », qui manifeste son investissement d’orateur (l. 10 ; l. 18, dans l’incidente « j’y insiste »), de ministre engagé (l. 55) et sincère (« de tout mon cœur, je vous en remercie », l. 58). « Nous » permet aussi de se présenter comme un porte-parole ou un membre de la Cité. Les modalités exclamatives (l. 1, 3), l’hyperbole (« Nul plus que vous », l. 8), font ressentir l’urgence puis la solennité du moment. 6. Le magistrat est par excellence celui qui doit émettre un jugement et, dans cette perspective, le symbole de la juridiction de la conscience. Un exemple concret (et respecté) peut aussi faciliter l’identification de l’auditeur à ce juge tourmenté par des cas de conscience. 7. Le rythme est donné par des anaphores (« Attendre » trois fois au début, et « Demain » quatre fois à la fin) et par l’anadiplose (l. 48 : « nous la refusons. Nous la refusons ») qui rebondit dans l’anaphore en « parce qu[e] » : toutes ces répétitions ont valeur d’insistance. D’autres mots sont répétés, comme « justice qui tue » (l. 42 et 51), expression particulièrement marquante, apte à entrer dans la conscience de l’auditoire. La répétition d’« Attendre » a l’air moins programmée que celle de « Demain », d’autant plus que le mot est répété dans des phrases de modalités différentes. On a l’impression d’un élan, d’un rejaillissement de la parole. On peut d’ailleurs proposer à des élèves de travailler ces phrases du début de l’extrait en leur demandant d’en faire une lecture oratoire. 8. Le futur de l’indicatif permet de se projeter

dans l’avenir, alors que l’action n’existe pas encore. Le futur cumule une valeur catégorique (« Demain, vous voterez l’abolition », l. 57) avec une valeur d’annonce prophétique (« ne sera plus une justice qui tue […] les pages sanglantes de notre justice seront tournées »). Il permet de faire l’histoire, à l’avance, et de donner l’impression que le progrès est en marche.

9. R. Badinter résume son propos à l’aide de sa formule : « la justice française ne sera plus une justice qui tue ». Puis, il propose des images : celle des prisons où ont lieu des « exécutions furtives » – comme il en a vu dans sa carrière d’avocat – , et celle des pages du livre de l’histoire. Il interpelle une dernière fois son auditoire en lui rappelant sa responsabilité (« Législateurs français », l. 57), avant de clore sur sa propre responsabilité de façon humble, avec l’ethos d’un serviteur de l’État.

ÉCRITURE Argumentation Les étapes de l’histoire et le rappel des luttes abolitionnistes jouent le rôle d’une grande narration et assoient le discours de R. Badinter en lui conférant l’autorité de ses prédécesseurs. Les élèves peuvent chercher des éléments d’information au sujet de la lutte contre la peine de mort, et retrouver sur le site de l’Assemblée nationale des éléments à son sujet. Voir aussi : www.ladocumentationfrancaise.fr/ dossiers/abolition-peine-mort/debats.shtml (Les grands débats au Parlement sur l’abolition de la peine de mort : à lire, écouter, regarder.)

Vers le commentaire On peut suivre ce plan : 1) Un discours délibératif proposant un changement de société (où l’on ajouterait la façon dont l’orateur fait référence aux diverses opinions pour montrer sa clairvoyance, mais aussi sa connaissance de l’auditoire, et pour matérialiser un changement de majorité à la faveur d’une délibération commune). 2) Un exemple d’éloquence parlementaire (où l’on ajouterait des éléments sur l’implication de l’auditoire). Prolongement Robert Badinter, L’Abolition, Fayard, 2000.

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Aimé Césaire, Discours sur la négritude, ⁄·°‡ X p. ∞°°-∞°·

Objectifs – Lire un extrait de discours oratoire ; voir comment le raisonnement y avance avec rythme et élan. – Faire entendre le rythme et le souffle de la parole, dans une actio que l’on peut essayer de restituer.

Affirmer sa valeur LECTURE 1. Erratum : la « reconquête de soi » est évoquée dans la suite du texte, qui a été coupée. 1) Un « patrimoine » (l. 6-29) : la négritude porte en elle une histoire, une « mémoire collective » ; 2) une « offensive de l’esprit » (à partir de la ligne 30) : la « révolte » permet de recouvrer la « dignité » et de lutter contre la domination sur tous les plans. Elle devient ainsi une affirmation de soi. Globalement, le discours et l’attitude de Césaire en particulier tendent à faire d’un passé de douleur l’origine d’une culture complexe et puissante. Thèse : la négritude est le ressaisissement de toute une communauté, unie par les épreuves de la « traite négrière », porteuse d’une culture forgée dans l’histoire et capable d’avoir, elle aussi, accès à l’universel. 2. Le concept de « négritude » est l’un des plus controversés qui soient. Césaire fait un travail de redéfinition en commençant par dire ce qu’elle n’est pas (formes négatives), puis il affirme sa vision : « C’est… » (présentatif). Avec les phrases, s’enchaînent les structures attributives. Césaire répète certains mots pour les expliciter ensuite, ce qui donne de l’élan à son discours : épanodes (« C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire : l’histoire d’une communauté… », l. 4-5 ; « une force animale », expression répétée l. 20-21, avec ironie ; « refus, je veux dire refus […] combat, c’est-à-dire combat… ») ; anaphores pour expliquer les différents aspects d’un objet (l. 48). 3. Césaire tire d’une histoire de malheur un ensemble d’enseignements constructifs. D’abord,

l’homme est ainsi fait qu’il pense son destin et configure son expérience et ses mythes en une culture, même quand on cherche à la détruire. Ensuite, l’homme est capable de construire sa propre histoire à partir de l’histoire (l. 4), donc d’en devenir le sujet. Enfin, quand une culture se veut seule universelle, elle empêche les autres d’exister et d’avoir leur propre rapport à l’universel, ce qui coupe « l’homme de l’humain » (l. 48-49). Césaire bâtit donc un ensemble d’inductions, tout en s’appuyant sur le partage d’un destin commun avec son auditoire.

4. « Ce que j’appellerai le réductionnisme européen » (l. 40-41) consiste à désigner une vision du monde qui ne laisse pas la place aux autres cultures. Césaire présente sa formule comme un concept, propre à constater un phénomène. Le discours définit ensuite ce « réductionnisme » en termes généraux, avant de le juger moralement, avec indignation. Plus que de polémique, il s’agit d’indignation (cf. cette émotion morale, chez Condorcet notamment). Cette indignation est oratoire (anaphores, polyptotes, parallélismes ; période avec clausule sur la « forme rationnelle et scientifique de la barbarie », l. 49-50). La polémique donnerait lieu à de l’ironie (il y en a ailleurs dans cet extrait, l. 18-24) et à des expressions plus violentes. 5. On l’a vu, le rejaillissement du discours se fait à travers des figures de répétitions. Notamment, l. 31, le « sursaut » est mimé par l’épanode « Elle est sursaut, et sursaut de dignité ». Le travail de redéfinition se double d’une forme de credo : les « Je crois » répétés rythment la pensée. Le principe de répétition est toujours combiné avec un principe de variation, le discours respirant par reprises et avancées. Mais, typographiquement aussi, on lit cet élan : les fréquents retours à la ligne transformeraient presque certaines phrases en versets (l. 1-3 ; l. 29-34 sur le « sursaut »). Les reprises de souffle sont aussi des lancements de nouvelles idées. Cet élan est également donné par les questions rhétoriques. 6. On peut s’appuyer d’abord sur les reprises de souffle entre les phrases (la typographie va à l’encontre de l’esthétique du paragraphe de prose). Il faut aussi reprendre l’élan avec les surgissements d’anaphores. Il faut faire sonner les voyelles des assonances : « Je crois à la vertu plasmatrice des expériences séculaires 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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accumulées et du vécu véhiculé par les cultures » (l. 16-17). Un vrai travail sur le souffle (qui doit rester naturel) et l’articulation est donc nécessaire.

7. Erratum : Dans cette partie du texte, il n’y a plus de « nous ». Le pronom personnel « je » renvoie à Aimé Césaire. La répétition de « je » manifeste la force de l’engagement du poète qui énonce des valeurs et fait corps avec elles en les incarnant puissamment. Césaire construit un ethos d’homme de foi : « Je crois », ouvrant nombre de phrases ; des affirmations rythmées en périodes. Ethos de penseur (« j’appellerai ») qui travaille sur ses définitions, ses reformulations (« je veux parler de », l. 42). Il s’investit aussi par une actio vigoureuse. 8. L’auditoire est impliqué par la complicité (ironie), les questions rhétoriques, les questions qui annoncent la suite ou les éventuelles réfutations. « Mais alors, me direz-vous, révolte contre quoi ? » (l. 34). La réaction du destinataire est prévue (voire ses doutes sur la suite du discours : on se situe alors dans une antéoccupation, s’il s’agit de reformuler ce que l’autre pense avant de le réfuter). Césaire reprend de plus belle ensuite. Il fait référence à l’ici et maintenant du discours (avec le déictique répété « ici », qui insiste sur l’intensité de sa présence et de son investissement).

HISTOIRE DES ARTS L’élan de la révolte se dit chez l’un comme chez l’autre. Mais les manières d’insister de Césaire et de Basquiat diffèrent radicalement, comme la rhétorique et la philosophie diffèrent de l’éloquence volcanique. Le point commun pourrait être le Césaire poète du Cahier d’un retour au pays natal. « En imposant des éléments figuratifs et expressifs inédits, il [Basquiat] devient la vedette de la nouvelle peinture à contre-courant de l’art conceptuel et de l’art minimal, qui ont dominé l’esthétique depuis les années 1960. Ce réveil inattendu de la peinture qu’il incarne, revendiquant l’innocence et la spontanéité, l’absence délibérée de savoir-faire et l’usage brutal d’une figuration violemment expressive, s’est produit à la fois aux États-Unis et en Europe au début des années 1980 : Trans-avant-garde en Italie, Nouveaux Fauves en Allemagne et Figuration Libre en France. » (extrait du catalogue de

l’exposition Basquiat au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 15 octobre 2010-30 janvier 2011). http://mam.paris.fr/fr/expositions/ basquiat Le peintre, dont l’expression a commencé sur les murs des rues, libère son expression, peut lacérer, piétiner ses toiles. Il peut travailler leur support comme il sent que ses modèles ont été travaillés par la peine. C’est le cas dans ses représentations de l’esclavage. Il est dommage que, sur un support à deux dimensions, on ne puisse percevoir le relief ni le grain de l’image. Les traits du modèle central sont soulignés : comme sur un masque africain, ses yeux immenses fixent le spectateur. Enfermé dans une bulle entre deux bateaux qui ne lui laissent pas d’échappatoire, l’homme ressemble à une vision de cauchemar, qui revient hanter les hommes d’aujourd’hui. De part et d’autre, la liberté de l’océan et des couleurs.

VERS LE BAC Invention La puissance du discours de Martin Luther King vient notamment de ses répétitions, anaphores lancées comme autant de refrains. Elles construisent une gradation et structurent toute la péroraison. Mais il faut aussi remarquer les nombreuses métaphores bibliques, qui peuvent réactiver chez l’auditoire la mémoire du gospel et qui transfigurent le propos en annonce prophétique. L’éloquence de Martin Luther King tient pour beaucoup à l’art de la prédication. On trouvera des discours vibrants (notamment de Martin Luther King) dans le recueil d’Anne Régent-Susini, L’Éloquence de la chaire, Seuil, 2009. Prolongement Cahier d’un retour au pays natal, Présence africaine, rééd. 1983.

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ESSAI



Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, ⁄·›· X p. ∞·‚-∞·⁄

Objectif Étudier l’utilisation des exemples au service de la défense d’une thèse. Pour retrouver le passage : « Folio », t. I, p. 225-227.

Tirer des leçons de l’histoire LECTURE 1. Thèse : faute d’être en mesure d’agir dans le monde, les femmes n’ont eu jusque-là qu’un rôle secondaire dans l’histoire, même si elles ont eu une grande place dans les domaines de l’art et de la pensée. Étapes de l’argumentation : – Prémisse (l. 1) permettant une déduction : c’est parce que leur condition sociale ne leur permet pas d’agir dans le monde que les femmes n’ont pu le changer. Changement récent dont témoignent deux exemples : Rosa Luxemburg, Mme Curie. – Induction sur le « domaine culturel » : développement d’exemples sur le rôle de médiatrice et d’inspiratrice de la femme. – Concession (« si ce rôle […] est important… », l. 24-25) : l’importance de la femme dans le royaume de l’esprit n’est jamais que seconde, parce que l’esprit et la création sont en fait liés à l’action, dont la femme est exclue. Le texte forme comme une boucle. 2. Les exemples de femmes jouent deux rôles : – exemple illustratif : rôle de la femme chez les Germains ; divers exemples de mise en valeur de la femme (amour courtois…) ; citations de la fin de l’extrait ; – exemple argumentatif (induction) : contreexemple de Jeanne d’Arc (l. 3) ; preuves d’un changement (l. 5-7) fournies par Rosa Luxemburg et Marie Curie. La variété des exemples montre une maîtrise de l’histoire sur le long terme, propice à une

réflexion très générale et d’ampleur philosophique, mais aussi une volonté de tirer des leçons de toutes sortes de cette histoire, ponctuée d’exemples instructifs.

3. « […] ce n’est pas l’infériorité des femmes qui a déterminé leur insignifiance historique ; c’est leur insignifiance historique qui les a vouées à l’infériorité » (l. 7-9) : structure combinant parallélisme et chiasme. « […] de la pensée et de l’art ; mais l’art et la pensée » : reprise dans une logique d’opposition (« mais » réfutatif : on ne peut faire la déduction attendue en valorisant le rôle de la femme). Réfutation par corrections de termes : « on ne naît pas génie, on le devient » : certains génies n’ont pu se développer, parce que la société n’a pas donné leur place aux femmes. Simone de Beauvoir entend restaurer une lecture historique de la condition féminine, et libérer celle-ci de l’idée de nature. Ces retournements qui donnent lieu à des réfutations de mauvaises lectures de l’histoire, visent à présenter l’envers de celle-ci : ce qui est présenté comme un grand rôle de la femme (l’éternel féminin) est en réalité un rôle par défaut. 4. Présent omnitemporel (l. 1 sqq.), puis présent d’énonciation (lié au passé composé), présent de description (l. 18 sqq., sur le statut des femmes pendant une longue période de l’histoire), présent omnitemporel (l. 28 sqq.). Ces valeurs apparaissent dans l’essai : développant une réflexion ancrée dans le présent de l’auteur, il va et vient entre l’auscultation du présent et de l’histoire, et la généralisation. 5. L’essai allie la réflexion générale à la défense d’une thèse. Le lecteur, en lisant la fin de cet extrait, peut faire une déduction : si on devient capable de changer le monde, et si la condition féminine a empêché les femmes d’agir, alors il faut agir pour changer cette condition. L’indication « jusqu’à présent » (l. 35) répète que le changement est en train d’advenir et invite implicitement les lecteurs à changer de regard et à agir. Prolongement Livre de l’élève, p. 634.

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VERS LE BAC Invention – Article sur une femme engagée. Documentation : http://musea.univ-angers.fr/ rubriques/accueil.php (Site Musea partenaire des « archives du féminisme ».) Autres pistes : Mme de Staël ; Mona Ozouf : Les Mots des femmes. Essai sur la singularité française (Paris, Fayard, 1995) ; consulter le site de la BnF (cycles de conférences sur les femmes engagées du 26 septembre au 5 décembre 2011, Bibliothèque de l’Arsenal). L’article peut être bâti comme un éloge surtout orienté vers l’action : de ce point de vue, le portrait doit être moral (éthopée) et axé sur l’histoire. – Discours d’une jeune femme politique. La citation pousse à argumenter en faveur d’une émancipation de la femme vis-à-vis de sujets « comme la famille et l’enfance » : il n’y a plus de sujets féminins. D’une part, les femmes ne sont plus seules compétentes sur le sujet ; d’autre part, il ne faudrait pas les y cantonner. La jeune femme peut donc s’appuyer sur ces idées : – Vous avez l’habitude que les immigrés soient spécialistes de questions d’intégration, que les femmes parlent de questions liées à la famille, au « tricot », à la culture…, je veux vous parler de notre programme. – La seule différence qui compte, c’est le programme. – Vous élisez un programme – mais aussi une personnalité. – Oui : il y a des différences. Élire une femme n’est pas un moins, mais un plus : augmenter le nombre de femmes (la moitié de l’humanité) dans un environnement qui en compte trop peu ; permettre à des femmes politiques d’acquérir l’expérience parlementaire pour un jour avoir un gouvernement véritablement équilibré. – Vous imaginez que les femmes ne sont pas assez fortes pour se débrouiller dans un monde d’hommes, ou qu’elles sont partagées entre le monde professionnel et les obligations familiales ? Il faut intégrer dans ce discours des exemples de femmes d’aujourd’hui.

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Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, ⁄·∞∞ X p. ∞·¤-∞·‹

Intérêt du texte La lecture d’un extrait de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss ouvre la voie à une réflexion anthropologique. Plus précisément, l’élève doit être en mesure de comprendre la singularité de la démarche de l’ethnologue, qui tente de saisir la logique des rapports sociaux en Inde, et non simplement de raconter un épisode circonstancié de sa vie.

Affronter la misère humaine LECTURE 1. Dans l’émission Apostrophes (4 mai 1984), Claude Lévi-Strauss définit l’ethnologie comme « une des manières de comprendre l’homme ». Il distingue ensuite la philosophie de l’ethnologie, en montrant que sa discipline permet d’élargir la connaissance humaine à la découverte des sociétés plus reculées. Reprenant une formule chère aux humanistes de la Renaissance, Lévi-Strauss défend l’idée que « rien de ce qui est humain ne doit nous rester étranger ». La démarche de l’ethnologue vise in fine à mettre la société occidentale « en perspective ». Lien : http://www.ina.fr/sciences-et-techniques/ sciences-humaines/video/I06292950/claude-levistrauss-definit-l-ethnologie.fr.html Cet extrait de Tristes tropiques peut être rattaché au genre de l’essai. Plus précisément, l’auteur recourt au discours explicatif pour analyser la société indienne. Dès le début du passage, le lecteur constate que l’auteur ne livre pas un témoignage personnel, mais cherche à donner une dimension objective à son propos (mise à distance) : « L’Européen qui vit… » (l. 1) ; « On vous offre tout » (l. 9) ; « Nous concevons… » (l. 49). Par ailleurs, l’auteur étudie les attitudes et les rapports entre les individus en utilisant un vocabulaire abstrait : « situations initiales », « les règles du jeu social », « modalités diverses de la prière », « opposition entre les classes »… 2. À plusieurs reprises, l’auteur utilise le pronom « vous », afin d’impliquer le lecteur : « on vous oblige d’emblée à nier » (l. 10) ; « on ne peut supporter cette pression incessante, cette

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ingéniosité toujours en alerte pour vous tromper » (l. 36-38). Ce procédé est un moyen efficace d’interpeller la conscience européenne.

3. Le contact avec les mendiants inspire à l’auteur différents types de sentiments : dans un premier temps, la négation de la notion d’humanité l’amène à être décontenancé : « On n’ose plus croiser un regard franchement ». Néanmoins, ce sentiment de honte ne dure qu’un temps : l’auteur avoue ensuite son exaspération, ce qui le conduit à comparer les mendiants à des « corbeaux noirs ». 4. Les relations humaines en Asie méridionale sont faussées, étant donné que les autochtones rencontrés par l’auteur refusent un rapport d’égalité et encouragent les Occidentaux à les humilier. Ce type d’échange, complexe et paradoxal, se manifeste dans des attitudes codées telles que la résignation, la prière (« attitude fondamentale à votre égard », l. 41), ou encore l’admiration malsaine (« ils vous avilissent de leur vénération », l. 70-71). 5. Dans cet extrait, Claude Lévi-Strauss énonce une thèse paradoxale qui peut surprendre, voire choquer le lecteur. Plusieurs aspects de ce texte peuvent apparaître choquants : – Le constat final de Lévi-Strauss invite le lecteur à fuir tout rapport humain avec la population misérable de Calcutta. L’élève peut contester cette idée en refusant cette fatalité. L’impossibilité de nouer un rapport avec les mendiants de Calcutta choque dès lors qu’elle devient une règle. – L’analyse des rapports sociaux proposée par Lévi-Strauss peut choquer le lecteur : suivant la méthode structuraliste, l’auteur repère des logiques dans les relations entre les individus sans forcément laisser une part à la spontanéité de la rencontre singulière. Le lecteur peut être choqué par ce systématisme.

VERS LE BAC Question sur un corpus Les textes de Saint-Exupéry et de Lévi-Strauss invitent le lecteur à réfléchir sur les modalités de l’échange entre les cultures ; les extraits de Terre des hommes et de Tristes tropiques incitent à remettre en question la notion d’universalité : les auteurs ne peuvent se placer qu’à distance d’une humanité en déliquescence. Dans Race et

histoire, Lévi-Strauss nuance ce constat en montrant que l’échange constitue le fondement de toute culture. L’élève peut ainsi conclure sur la tension entre l’idée d’un clivage et celle d’une nécessaire « collaboration des cultures » (voir Race et histoire, chapitre 9).

AUTOBIOGRAPHIE



Paul Nizan, Aden Arabie, ⁄·‹⁄ X p. ∞·›-∞·∞

Intérêt du texte Ce texte s’inscrit dans l’« ère du soupçon » propre à l’esthétique du XXe siècle. Le modèle du voyage humaniste se trouve déconstruit : Nizan passe les clichés au révélateur en ouvrant néanmoins la voie à un véritable voyage, ce qu’il nomme « la marche vers les hommes ».

L’impossible voyage vers l’autre LECTURE 1. Dans ce texte autobiographique, Paul Nizan oppose deux manières de voyager : la première, qui constitue une hérésie selon lui, est la contemplation à distance des nouveaux paysages (« On a toujours l’impression qu’on est debout au sommet de quelque chose », l. 8-9) ; la seconde, le véritable voyage, est la rencontre avec les hommes (l. 15). 2. Le retour d’Ulysse à Ithaque est considéré comme un modèle de voyage initiatique dans la culture occidentale. L’Odyssée, célèbre épopée d’Homère, raconte les différentes étapes menant Ulysse vers sa patrie, où l’attend Pénélope, son épouse. Le héros grec subit un certain nombre d’épreuves durant son périple, qu’il s’agisse de la tentation (les Lotophages, Circé, les Sirènes) ou du péril (le Cyclope, Charybde et Scylla). La sagesse d’Ulysse tient à la fois de sa bravoure et de son pouvoir de ruse (depuis l’épisode du cheval de Troie), ce qui fait de lui un personnage ambigu, téméraire et opportuniste. 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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3. Paul Nizan expose sa thèse sur le voyage dans le premier paragraphe de la p. 595. Par le biais d’une métaphore (« C’est le voyage d’Ulysse », l. 16), il met en valeur l’exemplarité du héros grec. L’auteur défend un point de vue paradoxal, dans la mesure où il n’accorde un intérêt au voyage que lorsqu’il prend fin : « Tout le prix du voyage est dans son dernier jour. » (l. 17-18). Les différentes épreuves auxquelles se livre Ulysse ont donc peu de valeur en elles-mêmes, puisque seule compte la perspective de revoir sa patrie (« la marche vers les hommes ») et, surtout, de redevenir lui-même. Dans L’Univers, les Dieux, les Hommes (Seuil, 1999), Jean-Pierre Vernant montre que le retour d’Ulysse à Ithaque correspond à un présent retrouvé : « Ulysse dort avec Pénélope et c’est comme leur première nuit de noces. Ils se retrouvent en jeunes mariés. Athéna fait en sorte que le soleil arrête la course de son char pour que le jour ne se lève pas trop tôt et que l’aube tarde à paraître […]. Tout est à présent comme autrefois, le temps semble s’être effacé. » (p. 169). 4. Dans ce passage, Paul Nizan dénonce un préjugé anthropomorphiste : autrement dit, il refuse d’accorder une personnalité aux choses de la nature, ce qu’il nomme une « vertu morale ». Les « leçons des paysages » sont donc nulles pour l’auteur, qui ne croit qu’en la rencontre avec les hommes. Le violent réquisitoire de Nizan à l’encontre de la « poésie de la terre » va de pair avec un plaidoyer en faveur d’un voyage humaniste, comme le suggère la dernière phrase : « l’homme attend l’homme, c’est même sa seule occupation intelligente ». 5. Nizan emploie le pronom personnel « vous » pour impliquer directement le lecteur dans l’instabilité du voyage maritime (« Tout vous est arraché », l. 11) et le sentiment d’une rencontre manquée (« Pensez-vous ! », l. 12 ; « vous avez une fois encore perdu une place humaine », l. 12-13). L’auteur parvient également à interpeller le lecteur en avançant une série de paradoxes énoncés sous la forme de jugements de valeur catégoriques : « L’espace ne contient aucun bien pour les hommes. » (l. 21) ; « les voyages de Montaigne sont secs » (l. 26-27) ; « Ce lyrisme est tout à fait vide de matière. » (l. 38-39). En outre, l’auteur ne cesse de rapporter des propos qu’il vide de toute pertinence : « Il y a des

écrivains qui parlent des leçons des paysages […] » (l. 21-22) ; « Quand on a dit qu’il y a des paysages où l’on crève de froid […] » (l. 34). Dans le dernier paragraphe, le ton provocateur et direct de Nizan est sensible du fait de l’utilisation du pronom « vous » : « Les hasards vous ramèneront seulement à l’ordre et au désordre des troupeaux humains ». Ce procédé argumentatif neutralise l’esprit critique du lecteur, qui ne peut alors que corroborer la thèse de l’auteur.

HISTOIRE DES ARTS Le site officiel consacré à Henri de Monfreid est riche en informations diverses sur la vie et l’œuvre de cet aventurier : http://www.henrydemonfreid.com/ La photographie ne dévoile pas un paysage d’exception que l’on pourrait contempler, mais plutôt la proximité entre deux individus. Ce cliché témoigne donc de la portée humaniste du voyage.

ÉCRITURE Argumentation Pour créer une délibération littéraire à partir du propos de Claude Lévi-Strauss, il faut : – interroger le sens de l’image employée par l’auteur : « notre ordure ». Selon lui, les voyages sont l’occasion de mettre à nu les vices de la nature humaine, en l’occurrence ceux de l’Occidental. C’est le cas des voyageurs qui ne recherchent pas la rencontre humaine, mais demeurent enfermés dans leurs certitudes ou leurs repères. Ainsi, Paul Nizan évoque les fausses croyances des voyageurs « sérieux », tels Montaigne et Descartes (l. 27). – lui opposer une conception plus positive du voyage, comme Nizan peut le faire lorsqu’il défend une espèce valide de voyage, capable de transformer l’individu et de lui apporter un savoir, parce que fondée sur la « marche vers les hommes » et la rencontre des civilisations. Prolongements Pour illustrer le propos de Claude Lévi-Strauss (« Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure »), il est possible de s’appuyer sur un extrait de Voyage au bout de la nuit de Céline, au moment où le narrateur se trouve sur l’Amiral-Bragueton, en direction du continent africain. La chaleur suffocante conduit

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les passagers européens à révéler leur véritable nature. Céline emploie à ce titre l’expression d’« aveu biologique » pour mieux caractériser cette métamorphose. « Dès que le travail et le froid ne nous astreignent plus, relâchent un moment leur étau, on peut apercevoir des Blancs, ce qu’on découvre du gai rivage, une fois que la mer s’en retire : la vérité, mares lourdement puantes, les crabes, la charogne et l’étron. » (Céline, Voyage au bout de la nuit, [1932], Gallimard, « Folio », p. 113).

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Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, ⁄·‹· X p. ∞·§-∞·‡

Intérêt du texte Dans ce texte, Saint-Exupéry propose un récit symbolique dans lequel les ouvriers polonais représentent une humanité incertaine, passée dans un « moule terrible ». Le témoignage ne correspond nullement à un discours de vérité, mais plutôt à une interrogation sur la dualité humaine : le génie dont chaque individu est porteur est-il condamné à pourrir dans ce convoi vers l’Est ?

Retrouver « l’esprit » de l’Homme LECTURE 1. Saint-Exupéry donne à voir la misère de la population en insistant sur le matériel emporté par ces familles : « Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux, dans des paquets mal ficelés et crevés de hernies. » La négation restrictive traduit le manque de ressources de cette population. L’auteur met en valeur le contraste entre la vie de ces Polonais en France et leur condition misérable dans ce voyage de retour. 2. Dans cet extrait, Saint-Exupéry suscite la pitié du lecteur (registre pathétique) en offrant une image pure et lumineuse des ouvriers démunis.

Il représente un père, une mère et son enfant dans des attitudes symboliques, propres à attendrir le lecteur : « Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie » (l. 10). La figure de l’hyperbole est un procédé récurrent dans le texte pour montrer, d’un côté, l’extrême pauvreté de cette population ; de l’autre, sa grandeur. En construisant un récit pathétique, l’auteur cherche sans doute à alerter le lecteur sur la situation de ces ouvriers polonais.

3. L’auteur adopte un style sobre et dépouillé, étant donné qu’il refuse de montrer les aspects répugnants de la misère. La pudeur de la description est sensible dans les images utilisées à de nombreuses reprises : « le tas de glaise », « les épaves », représentent ainsi l’homme misérable. Ce choix descriptif permet d’essentialiser les êtres démunis, et donc d’en faire des symboles éternels de la pauvreté. 4. Les individus sont identifiés à deux types de comparants : l’un étant laudatif, l’autre dépréciatif. D’un côté, l’ouvrier polonais est assimilé à un « tas de glaise » (comparaison : l. 14) et, plus loin, à un « paquet de glaise » (métaphore : l. 22), à une « machine à piocher » (métaphore : l. 21) ou encore à un « animal vieilli » (métaphore in absentia : l. 24). De l’autre, l’ouvrier possède une nature gracieuse : « cette belle argile » (l. 24) et « la rose » (l. 35) sont les images valorisantes associées à l’enfant misérable. 5. La figure de Mozart symbolise le génie humain, plus précisément un germe de perfection présent dans la nature de tout homme. Dans l’extrait, l’enfant polonais est assimilé à Mozart aux lignes 31 à 38. Saint-Exupéry expose le contraste entre ce modèle de génie et l’environnement abrutissant (au sens propre du terme) dans lequel l’enfant se trouve : « Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. » (l. 37-38). 6. Saint-Exupéry opère une distinction entre « l’individu » et « l’espèce humaine », autrement dit entre une partie d’un tout et l’ensemble lui-même. Cette nuance permet d’élargir la réflexion à l’échelle de la condition humaine (l’Homme). 7. Dans cette phrase, Saint-Exupéry s’inspire du passage de la Genèse retraçant la création de l’être humain : « Alors Yahvé Dieu modela 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. » (Genèse, 2, 7.) Plus largement, l’auteur transpose le dualisme philosophique entre la matière et l’esprit (« glaise »/« esprit »). Cette méditation sur la condition du vivant est énoncée au présent de vérité générale.

ÉCRITURE Vers le commentaire Dans le commentaire de ce texte de Saint-Exupéry, il est important de réfléchir à la notion de registre pathétique, afin de dégager les deux premières parties du commentaire : 1. La description d’un peuple misérable. 1.1. Un peuple démuni. 1.2. L’insistance sur des détails concrets symboliques (« le géranium », les « batteries de cuisine », les « paquets […] crevés de hernies »…). 1.3. La création de types : analyse du procédé d’essentialisation propre à l’écriture de SaintExupéry (métaphore du matériau : argile, glaise). 2. Un discours d’indignation. 2.1. L’apostrophe au lecteur : analyse des différents procédés visant à interpeller le lecteur (questions rhétoriques notamment). 2.2. L’implication personnelle de l’auteur : analyse des modalisateurs (« ce qui me tourmente », « Je me disais », etc.). 2.3. La pesanteur et la grâce : étude du contraste entre la misère des ouvriers polonais et le génie humain (Mozart). Dans une troisième partie, il apparaît judicieux de dépasser la stricte dimension pathétique. L’élève peut s’appuyer, pour ce faire, sur la phrase « Je ne crois guère à la pitié » (l. 43). 3. Une interrogation sur l’Homme. 3.1. La portée universelle du discours de SaintExupéry : du récit d’un convoi à la réflexion sur la condition humaine. L’élève pourra notamment s’appuyer sur la distinction « individu »/« espèce humaine ». 3.2. La matière et l’esprit : mise en valeur de la fragilité de la condition humaine. 3.3. Une vision sombre de la nature humaine ?

VERS LE BAC Invention Ce sujet invite l’élève à réfléchir sur la notion de point de vue. La scène de voyage ne doit plus

être perçue par une personne extérieure – ayant du recul – mais par un des Polonais. Le monologue pourra faire entendre plusieurs sentiments de ce voyageur polonais : la méfiance, puis la curiosité, par exemple.

·

Primo Levi, Si c’est un homme, ⁄·›‡ X p. ∞·°-∞··

Objectifs Lire un diptyque de portraits exemplaires et réfléchir sur ce qu’est le témoignage. Intérêt Comme l’extrait de Semprun (p. 602), ce texte souligne combien l’humanité se reconnaît à des gestes (ainsi qu’à des rites) qui lui appartiennent en propre. Cependant, l’extrait d’Antelme (texte 10) montrera que même les gestes de barbarie relèvent des potentialités de l’humain, capable du meilleur comme du pire (Antelme, l. 38).

Se souvenir des gestes d’humanité LECTURE 1. 1) L’arrivée de Jean (l. 1-13) : narration (l. 1) et passage explicatif (l. 2-8), puis discours. 2) Portrait de Jean (l. 14-25) : pause descriptive et explicative. 3) Portrait d’Alex (l. 25-34) : id. 4) Stratégie et bienfaits du Pikolo (l. 35-47) : passage narratif (analepse). Dans le témoignage se succèdent donc passages à dominante narrative et passages descriptifs et explicatifs. La pause descriptive intervient surtout lignes 14-34. Autrement, de petites touches descriptives se trouvent dans la caractérisation, notamment dans le premier paragraphe. Le portrait de Jean est organisé en fonction de son entrée en scène : quand il arrive dans la « citerne souterraine » que les détenus sont en train de nettoyer. Le portrait du personnage se construit à la fois grâce aux précisions sur son caractère et grâce à la description de ses gestes.

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2. Contexte : Primo Levi raconte d’abord pour répondre à un « besoin » qui le presse tellement qu’il commence à « griffonner » dans le laboratoire auquel il se trouve affecté (Appendice de 1976, Pocket, 1987, p. 189). Urgence qui ne fut pas immédiatement celle des lecteurs. L’aprèsguerre est partagé entre soulagement, volonté d’oublier et un certain déni (qui peut d’ailleurs être annoncé par le rêve du Block 45, Pocket, p. 64). Au refus de la haine et de la vengeance s’ajoute la croyance « dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès » ; « le désir de justice l’emporte en moi sur la haine […]. Je pensais que mes paroles seraient d’autant plus crédibles qu’elles paraîtraient plus objectives et dépassionnées ; c’est dans ces conditions seulement qu’un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c’est vous. » (ibid.) Le style du texte (rendu dans la traduction) est effectivement très « sobre » : les faits sont relatés avec précision, avec des détails qui rendent visible la scène (l. 7-8, par exemple). Il n’y a pas tellement de figures de style, pas d’insistance (sauf dans le portrait d’Alex, mais pas dans l’évocation de l’horreur, l. 11-12 et 43-44). « Celui qui écrit Si c’est un homme n’était pas un écrivain au sens habituel du terme, c’est-à-dire qu’il ne se proposait pas un succès littéraire, il n’avait ni l’illusion ni l’ambition de faire un bel ouvrage. » (Le Devoir de mémoire, éd. Mille et une nuits, 2000, p. 26.) Les phrases sont très structurées logiquement (cause et effet, parfois avec ironie, sur le « “c’est pourquoi” », l. 18). Il arrive que le narrateur marque une subjectivité forte dans le portrait de la « brute », sans pour autant se départir de sa simplicité (le personnage est campé dans sa vie concrète, ce qui fait comprendre sa « nature »). 3. Les détails peuvent être d’ordre pratique, physique, moral. Jean allie à un profond sens de l’humanité une débrouillardise qui le rend capable d’aider véritablement les autres. Il ne s’agit pas de faire un éloge abstrait de ses vertus ; il s’agit surtout de rendre témoignage à ce qu’il a fait. 4. Le diptyque produit un effet tranché de contraste. Il présente la survie comme une lutte entre bien et mal, amour et haine, et rappelle que ces distinctions ne peuvent disparaître de l’expérience ou de la conscience humaine. Ce

sont les manques ou les instincts (« flair », l. 28) d’Alex qui lui permettent de vivre et de faire régner la terreur ; l’intelligence et le cœur de Jean sont les gages de la survie de ses camarades. C’est par l’orgueil et la faiblesse que Jean arrive donc à tirer parti du « porc-épic ».

5. Grâce à sa position stratégique et à ses talents d’intermédiaire, Jean « sauve » les détenus de la mort ou du supplice (l. 43-44). Son adresse, « quelques mots », ses « manières », lui permettent de jouer le rôle d’un protecteur et d’un avocat. C’est surtout par le langage qu’il se révèle efficace dans l’extrait (l. 7, dialogue des lignes suivantes ; l. 35 et 42) ; enfin, c’est par sa parole qu’il va aider Primo Levi, à travers un échange sur la poésie. 6. L’éloge de Jean est moins explicite que ne l’est le blâme d’Alex. Primo Levi se contente de rapporter ceci, qui en dit long, « Jean était très aimé au Kommando » (l. 14), et de formuler un caractère « exceptionnel » en rendant hommage à son « courage » et à sa « ténacité » dans son propre combat individuel. Ce qui concerne autrui est surtout présenté sur un plan stratégique : « ruse », « force physique », « manières affables et amicales ». C’est surtout par son action que Jean s’affirme comme un habile homme et un homme de bien.

HISTOIRE DES ARTS En général, le gros plan (ici, en légère contreplongée) donne à voir un visage dans sa fragilité ou la subtilité de sa physionomie ; il l’offre à découvert. Derrière les barbelés, deux visages aux expressions différentes apparaissent : un premier visage fatigué, au regard interrogateur ; un deuxième visage, à l’expression volontaire, mais tête baissée. L’impression d’intimité est étrange, car on est loin de ces hommes, prisonniers, dans une détresse extrême, alors qu’on les voit de tout près, face à face. Le visage est le lieu de manifestation de l’être, mais aussi de la dignité de la personne humaine. De ce point de vue, l’image peut susciter la compassion, un sentiment d’impuissance, mais aussi – parce qu’on est bien conscient du cadre – la sûreté de la distance. Prolongement On peut lire ce texte de Levinas sur la relation au visage, qui est « d’emblée éthique » : « La 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer. […] Le visage est signification, et signification sans contexte. » (Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Fayard et France Culture, 1982).

La relation entre le projet d’écrire pour témoigner et les choix que manifeste l’extrait est très importante. On peut aussi réfléchir sur la possibilité de dire l’indicible ou de formuler une expérience inaudible. Ce défi a été rencontré par Levi, Antelme, et Semprun, qui en a ressenti l’urgence au moment de la mort de Levi. Prolongement Primo Levi, Le Devoir de mémoire, Mille et une nuits, 2000 (Fayard, 1995).

ÉCRITURE Vers la dissertation Le but de Primo Levi est de témoigner, afin que la conscience reconnaisse où est la justice ; c’est pourquoi il ne donne aucune leçon de morale explicite. Il livre des portraits de la nature humaine, en montrant ses limites et ses grandeurs. Son entreprise dépasse la stratégie de l’exemplum : il s’agit de faire voir, au-delà de tout discours. La question qui se pose dans le reste de la réflexion est celle de l’efficacité morale : fautil expliciter ce qui est censé être reconnu existentiellement, ou avec l’esprit et le cœur ? Tout dépend du public : celui qui lit le portrait a-t-il lui-même des critères moraux ? Peut-il comprendre sans qu’on lui explicite quelles sont les qualités morales du modèle ? A-t-il besoin qu’on les lui rappelle, parce qu’il les a oubliées ? Si le portrait est fait pour éduquer des enfants au sujet de telle ou telle valeur morale, on peut privilégier l’induction pour qu’ils formulent le principe, tout en éprouvant de l’admiration. 1) Dans quelle mesure le portrait nécessite-t-il le complément d’une moralité ? 2) Le portrait se suffit à lui-même : la reconnaissance du bien et l’appel de l’exemple.

VERS LE BAC Oral (analyse) Site de la Fondation pour la mémoire de la Shoah : biographie de Primo Levi, commentée et illustrée : http://elaboratio.com/shoah_ theatre/primolevi/bio_commentee.html

⁄‚

Robert Antelme, L’Espèce humaine, ⁄·›‡ X p. §‚‚-§‚⁄

Objectifs et intérêt du texte – Comprendre que la pensée de l’humanité peut être fondée sur la conscience que son ordre propre est irréductible (il y a solution de continuité entre l’homme et les autres êtres vivants). – Dans ce passage se formule une expérience limite de ce qu’est l’humanité, en termes philosophiques. Cependant, les élèves peuvent se rendre compte que la lecture du texte, rigoureusement écrit, permet presque à elle seule de comprendre ce dont il s’agit. – Ce texte requiert du temps. Son approche peut être facilitée par quelques accroches d’observation que l’on s’est efforcé de proposer dans les questions. On peut proposer un travail sur le terme « espèce » : en voulant diviser l’humanité en plusieurs espèces hiérarchisées, les SS échouent et atteignent à l’absurdité la plus insupportable, puisque l’unité est constitutive de la définition de l’espèce, qu’il n’y a par conséquent qu’une espèce humaine, et que celle-ci ne peut pas être confondue avec celles des bêtes et des plantes.

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Penser l’espèce humaine LECTURE 1. L’ouverture du passage est faite de petites touches, évoquant les éléments endormis ou respirant dans une paix vivante et sereine : jusqu’aux « insectes nocturnes » et aux gouttes de rosée, que le texte, par son rythme, vient « caresser » à plusieurs reprises. La description n’est pas statique ; chaque élément du paysage est associé à un verbe d’action. Ce qui, en revanche, ne respire pas et n’agit plus, c’est l’homme (paragraphe 2). La beauté de la nature est d’autant plus forte que l’homme en est exclu et se sent seul à mourir (l. 9-11). La nature représente donc le monde de l’extérieur, où l’on peut encore vivre et être beau, où l’on ne meurt jamais, parce que l’on n’y est pas persécuté (l. 12-13). 2. La santé et le renouvellement sont évoqués dans les premières lignes, avec la beauté et la « toute-puissance » (l. 9). Mais c’est aussi sur un autre aspect des êtres vivants, temporairement oublié, que l’auteur insiste à partir du paragraphe 2 : la nécessité (« loi authentique », l. 26) de chercher sa nourriture, et le pourrissement. Chaque espèce est soumise à ce régime, mais chacune dans son ordre : les « bêtes » ne peuvent devenir plus « bêtes », et les hommes – que l’humanité a conduits là – ne peuvent mourir qu’en hommes (l. 31-32). 3. Ce premier mouvement du texte (qui conduit jusqu’aux lignes 29-30) propose un frôlement entre l’homme abaissé par le système concentrationnaire et les animaux et les plantes. À trois reprises, le rapprochement est risqué, tandis que le « nivel[lement] » (l. 23), même souhaité par ceux qui souffrent, est impossible : « Mais il n’y a pas d’ambiguïté ». C’est aussi quand ils se rendent compte que « les SS ne sont que des hommes comme [eux] » que « le masque […] tombe ». Robert Antelme formule ce paradoxe : au moment de sa plus grande aliénation, l’humanité manifeste sa qualité inaliénable (l. 45-47 puis 63-64). Voir aussi la question 6. 4. Cette différence ne relève pas de l’histoire (l. 34), mais de la nature humaine. Il s’agit de formuler une différence entre des ordres, qui tient au saut qualitatif entre les animaux et l’humain. Cette distance est même propre à définir

l’homme (de ce point de vue, elle n’est pas le produit de l’histoire, donc ne peut être annulée par les SS). Les hypothèses (l. 35-36) manifestent cette tentative historique de faire sortir l’homme de sa nature.

5. Les anaphores très expressives et les répétitions traduisent le mouvement d’affirmation de cet autre « axiome » (l. 56) : « il n’y a qu’une espèce humaine » (l. 64). Cette insistance peut aussi mimer la vanité tragique de tous les efforts des SS pour abaisser les déportés. 6. En effet, l’antithèse porte principalement sur unité/différences (et tentative de diviser « l’espèce »). À partir de la ligne 30 (« Mais il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. »), la prise de conscience qu’il n’y a qu’une espèce humaine indivisible aboutit à l’idée de l’impuissance des SS (l. 45-47). Les répétitions de l’antithèse sont régulièrement accompagnées de ce qui la neutralise : les insistances sur « comme nous », « une vérité », « une espèce humaine », « l’unité de l’espèce ». L’expérience de la ressemblance avec le plus dissemblable est ici au principe de la vérification de l’unicité de l’homme. 7. La troisième personne apparaît quand le sujet de la phrase est la nature extérieure ou un « on » ; le « nous » de l’expérience partagée intervient ligne 13. Le « je » s’efface, mais on est sensible à la voix singulière qui porte le témoignage et la méditation. Le va-et-vient entre le concret (souvent poétiquement rendu) et l’abstrait nécessite la médiation d’une conscience, celle de l’auteur. Mais elle est surtout témoin d’une expérience commune. L’individualité s’efface, d’une part, dans la communauté de l’expérience limite ; d’autre part, à cause de l’extrême faiblesse qui concentre l’être sur les nécessités de la survie ou l’ambition de seulement percevoir la nature. L’expérience radicale relatée par Antelme a une portée universelle et aboutit à un théorème, que l’on peut contempler.

HISTOIRE DES ARTS La verticalité domine : la statue s’étire depuis le socle jusqu’au ciel. L’espace (que Giacometti considère comme de la matière et non comme un vide) est aussi tiré vers le haut. Cette verticalité apparaît à la fois comme une affirmation de l’homme et comme un effort immense, 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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une ascèse. La matière est la même pour le socle et l’homme qui émerge de la terre (les pieds sont plus épais que le reste du corps). Paradoxalement, cette maigreur n’aboutit pas à une impression de désincarnation, puisque l’aspect grumeleux du bronze, proche de la glaise, évoque la pâte humaine. Le mouvement de ces figures est énigmatique : vont-elles se croiser ? se parler ? Leur direction semble surtout évoquer le mystère de la condition humaine. Giacometti tente de saisir ses modèles, les êtres qu’il représente, dans le moment où ils apparaissent et risquent de redevenir insaisissables. D’où l’impression de précarité et en même temps de présence que dégagent ses sculptures. www.centrepompidou.fr/education/ressources/ ENS-giacometti/ENS-giacometti.html

tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ? » (Jorge Semprun, L’Écriture ou la Vie, Gallimard). On peut remarquer aussi que Semprun eut recours au roman avant d’en venir à l’autobiographie explicite.

ÉCRITURE Argumentation

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, ⁄°∞‡

Mettre son expérience en récit est une façon de saisir, d’essayer de comprendre ce qui nous est arrivé. Dans le cas des rescapés de l’horreur, ce peut être, à défaut de comprendre, un témoignage pour susciter une prise de conscience. Rendre lisible ce qui échappe aux vraisemblances ou à l’imaginable suppose une construction, qui peut être un projet d’ordre littéraire. Qu’il s’agisse d’une autobiographie pour se comprendre et justifier ses actes devant les autres, ou d’un témoignage, de Mémoires pour faire l’Histoire, l’autobiographie est tournée vers les autres. Le « je » de l’autobiographie est tourné vers un « tu », autre que lui-même (à la différence du journal, où le « je » se dédouble en quelque sorte en « je » et « tu »). Mais le public auquel s’adresse ce récit peut-il se sentir concerné ? D’un point de vue humaniste, rien de ce qui est humain ne devrait nous être étranger. – On se reconnaît dans les épreuves dépassées ou comprises par autrui (dimension plus initiatique). – Connaissance de ce qui est étranger ou lointain : intérêt pour l’autre, qui peut aboutir à une épreuve du langage. → Dialectique entre le différent et le commun. – Les récits concentrationnaires unissent le devoir de témoigner à l’épreuve du langage et de la compréhension, en posant une question radicale : « On peut tout dire […]. Mais peut-on

Prolongement Marguerite Duras, La Douleur.

⁄⁄

Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, ⁄··›

TEXTE ÉCHO

X p. §‚¤-§‚‹ Objectifs – Observer le récit d’un épisode qui devient une icône de l’humanité. – Ouvrir une réflexion sur le rite et les vocations de la poésie. Contexte Professeur à la Sorbonne, sociologue, Maurice Halbwachs a été déporté, comme Semprun, pour faits de résistance (biographie sur le site du Centre Maurice-Halbwachs : www.cmh.ens.fr/hoprubrique.php?id_rub=18 et sur le site du Collège de France : www.college-de-france.fr/default/EN/all/ ins_dis/maurice_halbwachs.htm).

Retrouver des rites de l’humanité LECTURE DU TEXTE 11 1. La description de la faiblesse est accompagnée de négations (« n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux », l. 4) ou de restrictions (« seulement une réponse de ses doigts », l. 5) qui, elles, signifient encore un sursaut de vie. Les expressions « Il se vidait lentement de sa substance » (l. 8) et « son corps en déliquescence » (l. 12) résument, en restant concrètes, l’état du malade de dysenterie. Si elles ne relèvent pas de l’euphémisme, ces expressions traduisent la politesse du

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langage et l’importance de se tenir droit face à la mort. En revanche, les signes de dignité sont très détaillés, d’autant qu’ils sont imperceptibles. L’épisode progresse de l’extrême faiblesse à un sourire.

2. L’auteur-narrateur joue auprès du mourant le rôle d’un accompagnateur spirituel : il veut l’aider à passer de la vie à la mort. Sans appel au divin, il s’agit cependant d’une exigence spirituelle, pour préparer l’âme à son « voyage » vers « l’Inconnu » (dans le texte écho de Baudelaire). S’il cherche comment faire, il trouve rapidement une solution : ses ressources de lecteur de poésie. La littérature nourrit l’âme, peut aider à vivre – et à mourir. La littérature joue le rôle d’une ouverture spirituelle de l’homme sur le mystère de sa destinée ; elle dit sa souffrance pour la lui rendre digne, tout en maintenant une espérance (« levons l’ancre », l. 22). 3. La communication passe par le toucher et le regard (et pas seulement la vue), l’ouïe et l’expression du visage (le sourire, l. 27) : les sens obéissent bien à des intentions. La voix et l’ouïe, puis une forme de communication noble comme la poésie (par la médiation de Baudelaire), réunissent les deux hommes. Les mains l’une dans l’autre sont un symbole de fraternité. Cette fraternité passe aussi à travers le regard. Peut-être le « mince frémissement » des lèvres (l. 26) correspond-il à la tentative de murmurer la suite du poème (ce qui est une forme de communion) : la médiation est aussi communion. « Nous vivions ensemble cette expérience de la mort, cette compassion. Notre être était défini par cela : être avec l’autre dans la mort qui s’avançait. » (L’Écriture ou la vie, p. 39.) 4. Les oppositions entre la dégradation physique et la noblesse morale sont très fortes. Mais la « honte » elle-même est une manifestation de grandeur, puisque l’esprit et le cœur sont attachés au corps. Les détails précis sont accompagnés de témoignages sur la force spirituelle du mourant, en particulier lignes 12-13 : « Mais aussi une flamme […] inentamée. » Cette lueur est « immortelle » (l. 13-14), transcende toute maladie et toute indignité. 5. La « dignité » est exprimée dans le regard (l. 12-16), manifestation de l’âme : y sont « lisibles » la « détresse » et la « honte », puis une « flamme de dignité », la connaissance de

la mort et la fraternité. Cet ensemble de sentiments humains que Semprun sait y déchiffrer affirme la pleine « souveraineté » du malade.

6. Le regard est longuement commenté par deux très belles périodes. Lignes 12-13, le « Mais » inaugural et le second « mais » dans la même phrase marquent la résistance. Le rythme est donné par la virgule et les terminaisons en [e] ou « -é » qui font rejaillir la phrase. La seconde période s’ouvre sur une protase avec quatre relatives conquérantes, avant de s’achever majestueusement sur une apodose avec clausule marquant la résistance, sur le seul « souverainement », qui impose ses cinq syllabes. Les recherches de termes se transforment en autant d’affirmations de la force intérieure. Ce long commentaire est important, car le regard fou de Semprun, en 1945, effraie trois officiers britanniques, venus libérer les camps ; le regard des détenus devient peu à peu « lumière affaiblie d’une étoile morte » (L’Écriture ou la vie, Gallimard, p. 29). 7. La mort devient un personnage et un interlocuteur dans ces vers de Baudelaire : elle est apostrophée comme un « vieux capitaine », un guide vers l’inconnu. La mort connaît aussi le « cœur » des navigateurs ; elle ressemble également à une confidente, à une magicienne (v. 5). Le mystère de la disparition, l’espérance en autre chose, fondent les premiers rites humains. Face à la déshumanisation, la poésie aide à retrouver ces rites, qui parlent de la mort et l’entourent d’un cérémonial. 8. Les morts de Buchenwald sont sans sépulture ; ils « s’en vont en fumée » ; ainsi la « mort […] charnelle » est-elle évacuée (L’Écriture ou la vie, p. 45). D’où la nécessité, quand la dignité de sa mort a été enlevée à l’homme, de lui redonner un cérémonial et un tombeau. Si l’on observe ce qui entoure cet épisode dans L’Écriture ou la vie, son aspect de complétude apparaît (autour de son centre, qui est le regard du mourant, gravitent les mêmes formules répétées sur plusieurs pages), avec son début et sa fin, comme un mémorial ou une stèle. Cet aspect est déjà lisible dans le fragment donné ici. Cette page a des accents de célébration poétique. Elle fait entendre Baudelaire ; la recherche des mots y prend un aspect incantatoire. Le dernier portrait donne lieu à une transfiguration avec sa « flamme » et sa « lueur immortelle ». 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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HISTOIRE DES ARTS Voir aussi : http://mucri.univ-paris1.fr/mucri11/ article.php3?id_article=134 La main a été posée sur la paroi, puis on a soufflé des pigments autour d’elle. Elle a donc été là. Ce n’est pas une représentation iconique, au départ, mais un indice – le sémiologue s’intéresse aux signes en distinguant ces trois types : icône (analogie), indice (trace) et symbole (convention). Ce type de signe qu’est l’indice suppose une trace laissée, parfois intentionnellement. Aujourd’hui, il pourrait correspondre à une relique de l’humanité préhistorique. Elle peut marquer un passage, une présence dont elle devient une sorte de mémorial. La main est susceptible d’avoir diverses significations en vue de communiquer, ce qui invite aussi à s’interroger sur les motivations qui ont guidé le travail soigneux de représentation. Cette partie du corps est la métonymie d’un humain. De plus, l’homme est le seul être vivant à se représenter. Ce rapport à l’image, qui tend à une forme d’équilibre et de beauté, est révélateur de la vocation artistique de l’homme, qui participe de la définition de l’espèce humaine.

ÉCRITURE Argumentation – Dans un ordre d’idées comparable, la poésie joue un rôle fondamental dans Si c’est un homme, que Primo Levi a ouvert avec un poème et en citant Dante. Elle propose une expérience orphique, de descente aux Enfers puis de remontée. Elle a un pouvoir de révélation sur l’expérience humaine et propose un horizon de sens. Pikolo a demandé des leçons d’italien à Primo Levi ; celui-ci récite du Dante : « Considérez quelle est votre origine : / Vous n’avez pas été faits pour vivre comme brutes, / Mais pour ensuivre et science et vertu. » « […] il s’est rendu compte qu’il est en train de me faire du bien […], il a senti que ces paroles le concernent, qu’elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier ; qu’elles nous concernent nous deux, qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules. » (Si c’est un homme, éd. Pocket, p. 122.) – La poésie récitée fait entendre les voix des poètes, qui rejoignent ceux qui sont seuls. – Le langage est proprement humain ; son usage

en poésie l’affranchit des nécessités immédiates de la communication. Sa densité la rend capable de garder longtemps, pour la mémoire, des mots dont on n’épuise jamais les sens. C’est un bien inaliénable (la lire et l’écrire, cf. Trente-trois sonnets composés au secret, Jean Cassou, livre de l’élève p. 488). – Or Jorge Semprun le fait remarquer, ainsi que George Steiner (Dans le château de Barbe-Bleue) : Buchenwald se trouve à côté de Weimar. Ce ne sont pas la culture ou la poésie en tant que telles qui peuvent arrêter un massacre. – En revanche, c’est la coïncidence du cœur et de l’esprit avec les valeurs humanistes que la poésie rejoint, exprimant le désir de beauté et de plénitude (ou l’expression du manque) qui habite l’homme. Dans cette mesure, ce serait plutôt le besoin de poésie qui entretiendrait le souvenir qu’on est homme. Prolongements – Retour sur la narration de ce moment, L’Écriture ou la vie, p. 250. – Rôle de la poésie : lecture de L’Écriture ou la vie (cf. aussi « La liberté » de Char). – Lecture des Feuillets d’Hypnos (Fureur et mystère). – Gérard de Cortanze, Jorge Semprun, l’écriture de la vie, Gallimard, coll. « Folio », 2004, pour la mise en valeur du rôle de la mémoire dans l’itinéraire de Semprun.

ROMAN

⁄¤

Victor Hugo, L’Homme qui rit, ⁄°§· X p. §‚›-§‚∞

Objectifs Interroger le rapport être/paraître et ses liens avec la dignité humaine.

Dépasser les apparences LECTURE 1. Étymologiquement, « monstre » vient de monstrum, dérivé de monere (« avertir ») qui a entre autres donné « montrer » (verbe issu de monstrare, dérivé de monstrum). Monstrum est

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d’abord un terme du vocabulaire religieux : « prodige avertissant de la volonté des dieux ». Il désigne ensuite un « objet de caractère exceptionnel », un « être surnaturel » ; en français, il prend le sens de « prodige, miracle », désignant des hommes étranges ou défigurés tant physiquement que moralement (Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. Rey). Les modalisateurs soulignent l’aspect prodigieux du personnage : « L’espèce de visage inouï » (l. 2). L’effet du monstrueux est traduit par « effroyable », « insupportable à voir et impossible à regarder » (redondance qui traduit l’horreur). L’aspect de « signe », d’avertissement, apparaît à travers l’« éclat de rire foudroyant » (l. 17), rire « tragique », « infernal », du « côté des dieux » (l. 28). Mais, en fait, ce « signe » n’émane pas de la Providence, manifestement absente au moment où le héros a été défiguré : « Dieu luimême a des intermittences » (l. 38-39). Cette face paraît le résultat d’une « industrie bizarrement spéciale » ou du « hasard » (l. 2, qui n’est pas la Providence) d’une « mystérieuse opération » (l. 9) qui l’a « retouché », « exprès » (l. 62).

2. Ce qui appartient au monstrueux est l’apparence : le « rire automatique » (l. 6), le visage « difforme » (l. 57), mais aussi le caractère extrême. Appartient à l’humanité la « volonté » (l. 42), capable d’aller contre ce « rictus » (l. 44), manifestation de la « pensée » et d’une intériorité (le « dedans », l. 4). Le « corps » – et le crâne (« tête de mort », l. 64) – , eux aussi, sont normaux. Mais l’incarnation de la fonction morale du rire fait aussi du personnage un concentré d’humanité, au prix d’une défiguration blasphématoire (l. 28). Il est chargé du « fardeau » (l. 35) des souffrances humaines. Paradoxalement, le héros est plus proche de l’humain, à cause du détour par le monstrueux. Des indices apparaissent dans la métaphore du masque antique de la Comédie : « Ce bronze semblait rire et faisait rire, et était pensif » (l. 22-23). La dichotomie platonicienne corps/ âme fait partie des oppositions fondamentales dans ce roman. Cette articulation entre humain et monstrueux touche au sublime. Le lecteur est terrifié par l’insistance sur l’étrangeté – mais cela ne l’empêche pas de chercher les manifestations plus rares de ce qui humanise le héros, car il est alerté par un ensemble d’indices.

3. On retrouve des antithèses hugoliennes, sublimes et grotesques, mais ici dans une dialectique qui aboutit toujours au tragique (résumé par l’image de la « roue »). Les oppositions lexicales abondent, souvent renforcées par des parallélismes syntaxiques et des coordonnants et subordonnants (« pourtant », l. 1 ; « quoi qu[e] » (l. 15-16), « quelles qu’elles fussent », l. 11), qui traduisent l’inévitable, « s’il eût pleuré, il eût ri » (l. 15…), les reprises de termes accompagnées de négations, l’oxymore (« une tête de Méduse, gaie », l. 18). 4. – Le narrateur émet des hypothèses : rétention d’information d’un point de vue a priori omniscient (le point de vue n’est ni interne ni externe, une partie du savoir est donnée). Cette rétention place le lecteur dans une situation de quête. Les hypothèses sont traduites par des modalisateurs, verbes (« il avait dû », l. 61), adverbes (« bizarrement », l. 3 ; « probablement », l. 60), le recours à la « vraisemblance » (l. 63). Il peut aussi marquer sa difficulté à cerner le prodige (« espèce de » ; « disons mieux », l. 12). – Le narrateur fait part de ses sentiments : commentaire, l. 35-36, « Quel fardeau pour les épaules d’un homme, le rire éternel ! ». Mais, globalement, c’est plutôt la description des réactions de la foule (dont le point de vue n’est cependant pas emprunté) qui renseigne sur l’effet produit par le personnage. « Cet homme était effroyable » est une constatation, non un jugement (l. 53). Le narrateur n’adhère nullement à ces réactions d’horreur ou de moquerie : son pathos se borne à la compassion (commentaire cité) ; sa subjectivité s’exprime aussi dans les hypothèses (modalisations). L’expressivité du texte (rythmes, en particulier, accumulations) vise à mimer les réactions, et non à exprimer la subjectivité du narrateur. – Description objective du personnage : point de vue parfois omniscient ; le narrateur sait ce qui est caché derrière la face de Gwynplaine, il l’expose, sans manifester de subjectivité (« Ce rire qu’il n’avait point mis sur son front […], il ne pouvait l’en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. […] », l. 4-15). Cette description débouche sur l’allégorie de la Comédie, qui donne au narrateur un ethos de moraliste, donc un point de vue surplombant. Lignes 40-41, comparaison avec le « post-scriptum », et présentation du Gwynplaine explicitement tragique. 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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5. Le registre didactique mêlé à la description confère de l’autorité au narrateur et détourne la perception que le lecteur pourrait avoir de Gwynplaine vers un plus haut objet de méditation. Le registre didactique repose sur l’exposé d’histoire antique, l’enseignement par l’allégorie, les formules au présent gnomique (l. 40-41)… Le registre tragique innerve l’extrait : c’est sous cet angle qu’est présentée paradoxalement la « Comédie », dans un mélange des genres hugolien. Le tragique apparaît ici à travers tous les modes d’expression du fatal (syntaxe, lexique – verbe « falloir », l. 20 –, connotations), la terreur, le sublime. La force du texte repose sur l’inversion progressive de l’apparence comique en tragique terrifiant. Ce qu’il faudra ajouter pour un tragique véritable sera plus de pitié. 6. L’allégorie de la Comédie est un détour métaphorique pour décrypter le portrait physique du héros. Derrière le rire (apparence), c’est l’« ironie que chacun a en soi » qui se dissimule – ironie comme forme de sagesse, quand elle ne verse pas dans le « ricanement ». Hugo ne définit pas tant ici la comédie qu’il ne déploie une réflexion sur le rire « mécanique » comme délivrance de l’angoisse, de la conscience de mourir, de la « somme des soucis » (l. 24-25). La comédie a alors un rôle d’exutoire, et c’est Gwynplaine qui en porte le « fardeau » ; il incarne sur sa face la misère et le mal qui frappent toute l’humanité.

HISTOIRE DES ARTS Erratum : la question porte sur le texte et les deux images. « Laide » suppose un jugement de goût, mais le terme d’« expression » invite à réfléchir aux émotions, au caractère – plutôt qu’à une laideur seulement plastique. « Terrifiante » introduit une idée d’intensité et de violence, d’où une laideur tragique, faisant pressentir un danger, ou la présence du mal. Le sujet permet ainsi de ne pas réfléchir en termes de canons de beauté seulement (on est sorti de l’esthétique classique). L’expression laide ou terrifiante peut cacher de la méchanceté, ou une expérience du mal – les deux pouvant être liées. C’est ce dernier point qui peut être développé à l’aide des images. La laideur de Gwynplaine a un intérêt tragique et sublime, qui pousse à ressentir une terreur presque sacrée, en tout cas métaphysique. L’extrait de L’Homme qui rit fait explicitement

référence à Méduse, dont le mythe est raconté dans Les Métamorphoses (IV). Or, chez Ovide, comme chez Hugo, la laideur pétrifiante est considérée comme l’effet d’un mal subi, lié à un destin tragique. La laideur de Gwynplaine est l’œuvre d’un bourreau d’enfants ; celle de Méduse est causée par le viol perpétré par Neptune. La laideur a donc ici une portée morale ; elle matérialise le mal subi et suscite terreur et pitié. L’expression laide et terrifiante cache donc ici un passé funeste et une intériorité blessée, mais aussi parfois un avertissement surnaturel. Et surtout un concentré des souffrances humaines, portées par le défiguré : c’est en cela qu’il est à la fois fascinant et repoussant. Ce pourrait être un sens de la pétrification du spectateur devant cette laideur qui dit plus que la seule déformation des traits. L’idéal classique est bien loin de l’image sortie des rêveries de Victor Hugo (illustration p. 605) ; la laideur est rendue romanesque et intéressante, voilée comme un secret menaçant, dans le dessin de Tim Burton (ill. p. 604). Elle ressemble à une figure de cauchemar, matérialise les angoisses ou une rêverie inquiète sur l’humanité. Selon Hugo, ses dessins sont des « espèces d’essais faits […] à des heures de rêverie presque inconsciente, avec ce qui restait d’encre dans [s]a plume ». Le dessin du Théâtre de la Gaîté « évoque le jeu d’ombres chinoises » ; il « a été réalisé à partir d’une tache ; l’encre ayant traversé la fine feuille de papier généralement utilisée pour les dessins de cette série, l’artiste a retravaillé le dessin au verso, comme il lui était arrivé de le faire dans certaines œuvres. » (http://expositions.bnf.fr/ hugo/grands/500.htm) Lien vers le portrait de Gwynplaine : http:// expositions.bnf.fr/hugo/arret/ind_plas.htm Idéal de beauté classique / émergence du rêve romantique. Prolongement On peut consulter cette intéressante notice en ligne sur le site du Mucri : http://mucri.univparis1.fr/mucri11/article.php3?id_article=118/

ÉCRITURE Argumentation Le lecteur est invité à interpréter le contraste entre l’être et le paraître. On débute a priori par une rencontre physique, engageant la perception

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du corps, et l’on peut préciser la question en détaillant les divers aspects de l’apparence jusqu’au stéréotype ; la question de la norme se pose également. Les perceptions débouchent généralement sur du plaisir ou du rejet, et sur un travail de déchiffrement. La fiction et la narration supposent le déploiement de la temporalité du récit et de celle de la lecture où progresse la connaissance d’autrui. La narration dispose des indices et ménage des révélations, notamment à travers le prisme du regard d’un personnage. L’autre est ainsi présenté sous plusieurs facettes dans À la recherche du temps perdu ; le narrateur refait plusieurs portraits ; a posteriori, les apparences se révèlent trompeuses. La question liée à celle des apparences est donc celle du déchiffrement, en jeu dans l’acte de lecture. Balzac joue sur ces compétences qu’il s’attache à donner au lecteur en même temps qu’il fait un portrait. Globalement, ce qui est en jeu est l’unité corps/ âme, l’identité, et les dangers de la réduction de l’être à ce dont il a l’air.

– à la complexité des êtres : l’intériorité tourmentée d’un personnage, que son apparence ne permettait pas de soupçonner.

Prolongement On peut aussi effectuer un recensement de quelques personnages, pour voir dans quelle mesure l’auteur propose un exemple, parfois un apologue : Quasimodo, mais aussi la Bête, la marquise de Merteuil, défigurée et révélée à la fin des Liaisons dangereuses (roman qui joue sur l’être et le paraître), Le Portrait de Dorian Gray… L’incapacité de coïncider parfaitement avec son âme, par diversité de caractère et pulsions contradictoires, apparaît dans L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, avec le dédoublement physique.

Contexte Le premier paragraphe évoque la transformation intérieure de Robinson : le roman évolue vers sa fin ; le personnage se transforme, sous l’influence de Vendredi, en une sorte de surhomme « solaire », expérimentant une nouvelle sagesse. À la fin du récit initiatique, cette confrontation peut jouer le rôle d’un bilan et d’un adieu. Pour les élèves les plus littéraires, on peut souligner la dimension dionysiaque du personnage, au sens nietzschéen du terme. Entrée possible dans le texte : la signification de l’île.

VERS LE BAC Question sur un corpus Le fait que l’apparence d’un personnage puisse ne pas correspondre avec son âme sert des visées ou des leçons différentes. Le lecteur peut en conclure : – au danger d’une société qui accorde trop d’importance au paraître : la marquise de Merteuil appartient à un microcosme mondain où le paraître domine ; – à la nécessité de dépasser les apparences pour découvrir les qualités d’un être : sous les monstres hugoliens (Quasimodo, Gwynplaine) se cachent des personnages sensibles ou bons ;

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Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, ⁄·§‡ X p. §‚§-§‚‡

Objectifs – Réfléchir sur l’intérêt de la comparaison dans l’argumentation. – Confrontation explicite entre deux usages du voyage, d’une part l’expérience initiatique, de l’ordre de l’être, et d’autre part la conquête, de l’ordre de l’avoir.

Réfléchir sur l’opposition entre deux modes de vie LECTURE 1. Les marins sont systématiquement décrits comme une troupe sans individualité, dont émergent le commandant et le second. Cette troupe est sans cesse à la poursuite de la nourriture nécessaire à la survie, mais aussi avide de trésor superflu, en tout cas dans l’ordre de la possession. Les connotations qui les caractérisent sont rapidement péjoratives : la « bande 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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fruste et avide », faite de « brutes déchaînées » (l. 14), pousse des cris. Les marins sont divisés par des « disputes hagardes » (l. 20) et mus par un instinct qui les dépersonnalise : « on décida » (l. 20-21). Ils sont « murés » en euxmêmes (l. 31) et transportent leur enfermement avec eux. Ils apparaissent finalement à travers le regard de Robinson comme des insectes les moins attrayants qui soient (l. 37-38). Les métaphores (celle du « grouillement », l. 5, annonçant la fin du passage ; celle du mur, métaphore discrète, l. 31, et celles des insectes) proviennent du jugement de Robinson. On a ainsi un blâme exécuté par petites touches.

2. La cupidité est un vice qui procède d’un dérèglement du désir : le « toujours plus » est dévastateur, puisqu’il va jusqu’à l’incendie (l. 21). L’orgueil consiste ici à penser que son propre système de valeurs et d’existence doit primer sur les autres (d’où les échanges à sens unique du capitaine et du second) ; le déchaînement de ces deux vices conduit effectivement à la violence sous toutes ses formes (exploitation destructrice, abattage des bêtes, conflits et guerre, esclavagisme). On peut cependant relever le terme d’« orgueil » (l. 12), à propos de la comparaison que Robinson établit entre lui et les marins ; cet orgueil est propre à l’homme, Robinson restant « encore des leurs par toute une part de luimême » (l. 35). 3. Avec l’arrivée des marins, la « civilisation » revient, accompagnée d’un jugement négatif sur ce qu’elle est. L’Histoire, quand on en prend conscience, n’est faite que d’exploitation de l’homme par l’homme ou de conflits de souveraineté. Le vocabulaire d’une économie sans âme est dominant (« mécanisme si fructueux », « échangés contre »…) ; l’esclave est en effet une « valeur marchande », échangeable contre du « coton ». 4. Ensemble de ressources pédagogiques indiquées par le Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage : www.cpmhe.fr/spip. php?article431 Page d’Éduscol : http://eduscol.education.fr/ cid46086/la-traite-negriere-l-esclavage-et-leursabolitions%A0-memoire-et-histoire.html Présentation d’un ensemble d’ouvrages sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/dossiers/html/dossiers/ VoyagesEnAfrique/themes/T1c.htm

Les élèves pourront se souvenir du chapitre XIX de Candide et du chapitre « De l’esclavage des nègres » dans De l’esprit des lois, ou de l’« Épître dédicatoire aux nègres esclaves » (programme de seconde). Un extrait moins connu pourrait être intéressant : le passage où les esclaves marrons aident Paul et Virginie à retrouver leur chemin, dans le roman de Bernardin de Saint-Pierre (Gallimard, coll. « Folio », p. 135).

5. S’ils voyaient Vendredi, les marins du Whitebird pourraient penser qu’il est l’esclave de Robinson. Mais le voient-ils ? La fin du roman est de ce point de vue inquiétante, puisque, attiré par la nouveauté, le jeune homme va s’embarquer en cachette sur le navire (tandis qu’un matelot maltraité restera auprès de Robinson). 6. Les « échanges » de marchandises ou le pillage semblent surtout intéresser les marins, dont on entend les voix, tandis qu’on ne dispose pas des réponses de Robinson. Il n’y a pas de discours direct, seulement du discours indirect (l. 25-27 et 27-30 après un début en discours narrativisé), empreint de connotations et de modalisations, que le lecteur n’est pas invité à partager (l. 27-30). Il n’y a pas de dialogue : d’un côté, les marins sont « murés » dans leur égoïsme et n’« interrogent » pas Robinson ; de l’autre, Robinson est indéniablement solitaire et se sent supérieur. C’est pourquoi les discours des marins ne nous parviennent qu’à travers le filtre des perceptions intermittentes et de la conscience de Robinson. 7. Le point de vue dominant est celui de Robinson : le premier paragraphe paraît fait de ses pensées rapportées, avec une modalité interrogative. Puis, à partir de la ligne 12, sa méditation est tissée de psycho-récit, de connotations et de modalisations, qui traduisent son jugement (par ex., « stupidement mutilés », l. 15). Ainsi, ligne 24, il est « fascin[é] » par le comportement des marins. Les verbes de perception évoquent soit sa fascination, soit son désintérêt. En effet, Robinson réagit avec distance (« détachement », l. 36) à ce « spectacle » répugnant, comme s’il était un « entomologiste » observant des insectes à travers une vitre (l. 36-37). Sa froideur et sa distance apparaissent à travers l’utilisation du démonstratif « ces » (l. 14). D’où les italiques mettant en valeur le mot étrange de « semblables » (l. 17) : ces hommes sont-ils encore ses

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semblables ou en est-il parfaitement détaché ? Cela fait réfléchir sur l’ambiguïté de son apprentissage sur l’île, apprentissage ayant pour but ultime d’« être soi ».

8. Robinson se situe dans un système de valeurs centré sur le développement de soi dans une harmonie panthéiste avec la vie naturelle. Les marins Robinson Profit commercial « bonheur solaire » (l. 2) Défense de la Contemplation, puissance maritime détachement → Profit en général comme fin, le reste étant un moyen Sagesse Les interlocuteurs sont dans des systèmes de valeurs si différents que leur communication semble vouée à l’échec. On a un face-à-face entre deux usages du voyage : la conquête face à la quête.

HISTOIRE DES ARTS Le miroir peut signifier à la fois la confirmation de soi et de sa propre humanité. Dans l’œuvre de Defoe et au début de celle de Tournier, le miroir sert surtout à rappeler à Robinson qu’il demeure un homme, parce qu’il en conserve l’apparence. Révélation de la vérité d’un être (dans les contes, par exemple) et interrogation de soimême (par exemple, dans les autoportraits), il exprime en même temps une forme de narcissisme. En tout cas, il matérialise la conscience de soi, mais aussi l’examen de conscience (que chaque homme, protestant comme Robinson au départ, peut effectuer). Quels sont les « ressorts » que Robinson peut y lire ? Il est pour lui-même « […] si familier et si étrange », partageant quelques tendances égoïstes de la commune humanité. L’image du miroir peut enfin aider à comprendre ce texte comme une forme de miroir : comment l’homme « civilisé » y apparaît-il ? Est-ce le désir de conquête qui le fait progresser ?

ÉCRITURE Vers l’écriture d’invention On privilégiera l’échange de discours (plus qu’un dialogue argumentatif, puisqu’il s’agit de deux longues prises de parole), dont on peut rappeler les règles et l’intérêt de la double énonciation.

La contrainte : respect de l’ethos de chacun (dans la façon de prendre la parole, le style, les idées, le vocabulaire), disposition de chaque discours, articulation d’arguments et d’exemples.

VERS LE BAC Question sur un corpus Erratum : la comparaison ne porte pas sur le texte de Bougainville, mais sur celui de Diderot, p. 560-561 du livre de l’élève. Le sujet invite à comparer deux dispositifs de critique, tout en interrogeant leur portée : le roman, et le dialogue philosophique, où prend place un grand discours. – Les genres diffèrent donc par l’époque (même si les personnages appartiennent au xviiie siècle – Selkirk débarque dans son île en 1709 –, Defoe déplace son voyage dans les Caraïbes, le personnage de Tournier voyage au même moment que Bougainville), l’énonciation, la situation dans laquelle sont les interlocuteurs, et le mode d’argumentation. L’extrait de Diderot fonctionne selon un processus de double énonciation (il est adressé aux Européens), et sur une construction fictionnelle (un discours inventé par Diderot). De ce point de vue, il rejoint la fiction de Tournier, tous deux se prêtant à une mise en scène de la confrontation. – En effet, c’est à partir d’une comparaison défavorable aux Occidentaux que se fait la critique de leur société, à travers les paroles du vieillard et la pensée de Robinson. La critique est surtout fondée sur l’opposition entre être et avoir, structurée par des oppositions, des antithèses, des connotations péjoratives. – Ces deux textes invitent donc leur lecteur à prendre du recul par rapport à ses propres valeurs et à se décentrer. Toutefois, c’est un tableau pessimiste qui est dressé des appétits dominateurs – et non des efforts féconds des Lumières. On aura donc intérêt à lire ces textes comme un tableau de l’homme tout entier, lieu de combat entre vices et vertus, et capable du pire comme du meilleur.

Bilan Cet extrait ne propose pas essentiellement un renversement des valeurs – comme le reste du roman –, mais se concentre plutôt sur une critique des instincts captatifs et de la bonne conscience. 16 XIXe-XXIe siècle : S’engager pour l’humanité |

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Prolongement Travailler sur la réécriture des mythes dans Robinson ou les Limbes du Pacifique (dossier, « Folio », 1996), notamment pour expliquer le titre (les « limbes », voir p. 349).

ŒUVRE INTÉGRALE

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Albert Camus, La Peste, ⁄·›‡ X p. §‚°-§⁄⁄

Objectifs et présentation Cette œuvre propose une réflexion sur l’humanisme au XXe siècle. Albert Camus se situe au carrefour de grandes questions qui ont tourmenté ses contemporains : l’origine et l’absurdité du mal, la responsabilité de l’homme dans la Cité. Loin d’être un apologue simpliste, le roman amène à s’interroger, grâce au détour que permet la fiction, sur les liens entre réel et allégorie, réalisme et poésie. Ce parcours propose une immersion dans La Peste qui peut être conduite en autonomie pour certaines questions (recherches, fiches de lecture) ou en classe. Les élèves seront déjà bien familiarisés avec les préoccupations du second vingtième siècle s’ils ont étudié les textes de Primo Levi et de Robert Antelme, et seront capables de faire eux-mêmes des liens intéressants entre les textes. Entrée dans l’œuvre : X p. §‚° une allégorie de la peste 1. La page de Camus allie références historiques et picturales dans une série de petites ekphraseis : l’écriture charrie l’imaginaire de la peste, en mêlant des images lointaines et « extraordinaires » à des détails affreux et bien concrets. La Peste d’Asdod (1630-1631 : Poussin vient d’être gravement malade, et la peste a ravagé Milan en 1629) est un sujet tiré du Livre de Samuel, V, 1-6. Les Philistins ont enlevé aux Hébreux l’Arche d’alliance et l’ont placée devant le temple de Dagon ; la statue du dieu s’effondre devant elle et le peuple est frappé de

la peste : c’est donc un fléau envoyé par Dieu. Yves Bonnefoy a souligné « l’ordonnance de la composition » répartissant les figures, groupes, mis en perspective dans une architecture extrêmement élaborée ; Poussin représente dans une même scène plusieurs péripéties (voir Alain Mérot, Poussin, Hazan, 2011). Dans ce sens, le roman de Camus regroupe aussi les personnages par blocs, dans un ensemble à la fois composé et terrifiant. Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (voir livre de l’élève, p. 610, note 1) : il s’agit de la commémoration d’une visite faite par le général Bonaparte aux pestiférés à Jaffa en 1799, comparaison avec les rois de France touchant les écrouelles. Ce qui ne ressemble pas au roman est ici l’héroïsme ostensible de Bonaparte. En tout cas, ce premier extrait offre une vision très variée du fléau, déployant des virtualités que le romancier choisira ou non de développer. C’est une sorte d’ouverture opératique et visuelle.

2. L’allégorie (