Sociologie du conflit [Presses universitaires de France ed.]
 2130377769,  9782130377764

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LA POLITIQUE ÉCLATÉE

JULIEN FREUND

Collection dirigée par Lucien Sfez

Sociologie du conflit

Presses Universitaires de France

A PAUL M.

G.

LEVY

professeur émérite à l'Université catholique de Louvain-la-Neuve

Introduction

mon compère

ISBN 2 13 037776 9 Dépôt légal- 1re édition : 1983, mars © Presses Universitaires de France, 1983 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Les sociologues des divers pays font assaut d'ingéniosité pour caractériser la société contemporaine. Société indus­ trielle et même postindustrielle, proclament les uns ; société technologique ou société bureaucratique, disent les autres ; société de consommation ou d'abondance, lit-on également ; société aliénée, société bloquée ou société mutationnelle, estiment encore d'autres. Ces dénominations, dont l'énumé­ ration que nous venons de faire n'est pas limitative, sont toutes pertinentes, mais elles ne désignent chaque fois qu'un aspect de la réalité. On pourrait tout aussi bien quali­ fier la société moderne de société conflictuelle, cette dési­ gnation étant aussi congrue et insuffisante que les autres.

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Elle a cependant l'avantage d'être plus générale et plus englobante, car elle ne privilégie pas un secteur, celui de l'industrie, de la bureaucratie ou de la technique, mais elle couvre l'ensemble des activités humaines et sociales en même temps qu'elle dépeint les troubles et les ruptures qui ébranlent chacune d'elles. On aurait toutefois tort de croire que le conflit serait propre aux sociétés modernes ou qu'il s'y développerait avec une intensité plus grande. En fait, toutes les sociétés antérieures ont été secouées de façon intermittente par des luttes, dont l'intensité était parfois considérable si l'on considère les moyens alors disponibles et les ravages, les saccages et les massacres de populations entières par des hordes qui agissaient sans rémission. Les conflits seraient­ ils plus nombreux à notre époque ? Certains sociologues le contestent sur la base de recherches poussées que nous ne mettrons pas en doute faute de pouvoir les contrôler. En qualifiant la société contemporaine de société conflic­ tuelle nous voudrions mettre en évidence certaines parti­ cularités qui lui sont propres et que l'on ne rencontre guère dans les sociétés antérieures, sauf peut-être lors de la transi­ tion d'un âge d'une civilisation à un autre, par exemple la période qui a vu l'écroulement du monde antique sous l'effet conjugué de l'invasion de peuples allogènes et la décadence de l'esprit qui animait jusqu'alors les citoyens de l'Empire romain. Ces particularités sont pour l'essentiel les suivantes. Tout d'abord nous assistons à une accélération sans précédent dans l'histoire de mutations et de changements qui s'accumulent pêle-mêle, sans que l'on parvienne à maîtriser cette abondance, faute de pouvoir concilier la cadence et la cascade des modifications. De plus, chaque transformation produit en chaîne, en vertu de sa dynamique propre, une multitude de transformations secondaires. Il en résulte un décalage permanent entre les innovations qui

souvent se contredisent et qui sont même souvent en rupture les unes par rapport aux autres, de sorte que le spécialiste est seul à posséder une connaissance des méca­ nismes, mais uniquement dans les frontières de sa spécialité. Le reste des hommes est dépassé par le rythme et se contente de suivre le mouvement avec étonnement ou réticence, parfois avec un sentiment d'agacement et de contrariété. En elle-même cette accélération n'est cependant pas source de conflits. Elle le devient pour deux raisons. La première réside dans l'impossibilité de prévoir, même à moyen terme, les changements, alors que notre siècle se targue d'être celui de la prévision. En fait, il n'y a de prévision que dans le cadre limité de chaque spécialité. Une prévison générale se fonde sur des régularités dans la continuité. Or, ces régularités sont constamment perturbées, de sorte qu'il ne reste que l'improvisation. Que ce soit en politique ou ailleurs, le déve­ loppement se fait dans la précipitation et l'incohérence, en dépit des planifications théoriques. Les conflits naissent de ce que les uns sont ravis de cet état de choses et exigent même qu'on précipite le mouvement des changements, sans égard pour les conséquences même désastreuses, tandis que d'autres estiment qu'il faut contrôler le processus et au besoin le freiner pour prendre de la distance, et que d'autres encore se montrent méfiants, voire directement hostiles. Ces discordances traversent toutes les couches de la population. La seconde raison provient de ce que la diversité des changements désordonnés se heurte à l'immu­ tabilité des présupposés invariables qui conditionnent les activités humaines, par exemple la nécessaire autorité en politique ou l'inévitable bilan en économie. A tricher avec ces constantes implacables on court à l'échec. Or, certains n'en ont cure et réclament que l'on fasse litière de la résis­ tance des faits, quitte à provoquer le chaos, tandis que les autres se rebiffent, sachant par expérience que cette façon

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inconsidérée d'agir conduit à une radicalisation des clivages dans la société, de sorte qu'en fin de compte le groupe le plus fort imposera despotiquement ses vues et ses options pour rétablir l'ordre. Tous les pays sont aujourd'hui divisés en ces deux camps qui s'affrontent, créant du même coup des tensions polémogènes. En second lieu, les activités humaines sont pour ainsi dire entrées en dissidence avec elles-mêmes, avec les servi­ tudes inévitables qu'entraîne tout choix qu'elles peuvent faire. On prétend les libérer d'un joug qui les opprimerait depuis la nuit des temps. C'est ainsi qu'on se propose d'inventer une philosophie nouvelle, inédite, mais l'on se contente seulement de proclamer pour l'instant, abstraite­ ment et idéologiquement, la mort de la philosophie sans apporter aucune justification qui légitimerait ce décès. De même on annonce l'élaboration d'une politique, d'une éco­ nomie, d'une pédagogie qui n'auraient plus rien de commun avec ce qu'on entendait jusqu'à présent par ces notions. D'aucuns prétendent même faire dépérir la politique, le droit, la morale et la religion, sous prétexte que ces activités constitueraient des aliénations qui déguiseraient la réalité humaine. Cette fureur d'un chambardement théorique se projette dans les comportements pratiques et par consé­ quent dans les relations sociales. On cherche à se libérer de toute règle et au premier chef de tout interdit, de toute convention comportant des contraintes et de toute forme impliquant une obligation. C'est la lente déchéance dans ce que Durkheim appelait l'anomie, c'est-à-dire une sorte de guerre civile larvée. En fin de compte on s'acharne contre la société comme telle. Or, l'état de coexistence d'hommes simplement juxta­ posés, en dehors de toute règle, de toute convention et de toute autorité n'est autre chose que ce qu'on appelle l'état de nature, où l'homme est un loup pour l'homme, ou encore

la guerre de tous contre tous. C'est l'état du conflit perma­ nent. Il faut ignorer la nature de la société pour imaginer qu'elle pourrait subsister sans institutions, sans interdits et sans contraintes. On peut appeler un tel état comme on veut, en tout cas ce n'est plus une société. Jusqu'à nos jours on mettait en cause tel ou tel régime politique et social, tel type de société, avec l'espoir d'en instaurer un meilleur, mais l'on ne mettait pas en question l'idée même de société. La nouveauté des temps modernes, c'est qu'on rejette l'idée même de société et l'on se livre à un harcelle­ ment permanent contre toutes les institutions, contre le système judiciaire ou pénitencier, contre la surveillance des enfants et contre la protection des mineurs ou encore contre le fait d'inculquer les formules élémentaires de la grammaire ou de l'arithmétique. Cette situation conflictuelle a envahi toutes les activités, sans aucune exception. Certes, dans le passé, il y a eu également des dissidences et des révoltes, mais dans les limites d'une activité déterminée. Luther a provoqué une scission à l'intérieur de la sphère religieuse comme Calvin, mais l'un ne mettait pas en cause l'autorité politique et l'autre le système économique en vigueur. De même il y a eu des bouleversements dans l'art ou la science, mais ils restaient limités à l'activité artistique ou scientifique, sauf quelques retombées souvent accessoires dans les autres domaines. La caractéristique fondamentale de notre époque réside dans le fait que toutes les activités humaines sont sou­ mises en même temps à la contestation interne et à une critique radicale. Aucune n'est épargnée. Il ne s'agit donc plus d'une dissension limitée à la politique, à la religion, à l'économie ou à la pédagogie, mais dans leur ensemble elles sont assaillies jusques y compris la morale, le droit, la logique, ou encore le langage ou la famille, avec l'intention supplémentaire, plus ou moins avouée, de les discréditer. La conséquence en est une lente érosion conflictuelle de toute la société.

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Le troisième aspect concerne l'anarchie conflictoïde des valeurs. Les déchirures internes aux activités ont effrité les valeurs traditionnelles dont elles étaient les porteuses et, naturellement, ces scissions ont trouvé leur répercussion au plan de la vie sociale et humaine en général. On cherche à masquer ce délabrement sous l'apparence rassurante du pluralisme des valeurs. En réalité, sous l'effet de l'emprison­ nement des êtres dans l'anonymat agressif, certaines valeurs qui orientaient les relations sociales intimes, telles la pudeur, la délicatesse, l'honneur, la confiance et la courtoisie, ont été comme broyées par les valeurs ostentatoires d'une pré­ tendue franchise et authenticité qui ne ménagent guère la discrétion des autres. Plus généralement on assiste à ce que Weber appelait l'antagonisme des valeurs qui se combattent impitoyablement dans le monde moderne au cours d'une lutte inexpiable. En effet, il n'existe plus comme dans le passé de correspondance dans la société globale entre le régime politique, le système économique, la conduite morale et l'adhésion religieuse, mais toutes elles donnent l'impression de tirer à hue et à dia. Il ne s'agit pas de déplorer cette situation, mais de la constater. La conséquence en est que la foi en une échelle de valeurs commune s'est effritée, de sorte que même à l'intérieur d'une même collectivité les groupes ne cessent de se provo­ quer les uns les autres au nom de valeurs non seulement contradictoires mais incompatibles entre elles, même en ce qui concerne les étalons de valeurs propres à un groupe. Et pourtant ils font mine de se réclamer d'un vocabulaire commun. Il suffit d'évoquer ici la notion de démocratie. Elle est revendiquée contradictoirement à la fois par les partisans du partage et de l'équilibre des pouvoirs et par ceux de la concentration monocratique et despotique du pouvoir. Cette antinomie dépasse la simple confusion du langage, car elle bloque toute discussion sur une idée. Tout

se passe comme si les idées, et les valeurs qu'elles supportent, s'usaient dans des idéologies rivales qui se combattent sans merci. L'intolérance fait la loi et l'on peut craindre qu'elle ne prépare un conflit avec d'autres armes. Enfin, dernier point, la politisation grandissante des relations générales dans les sociétés contemporaines. Par sa nature même, la politique est l'instance par excellence du déploiement, de la gestion et du dénouement des conflits, puisque, dès qu'ils atteignent une certaine intensité, les conflits qui ont leur source dans les autres activités devien­ nent politiques. Aussi, dans la mesure où la société moderne est devenue une société conflictuelle, il était pour ainsi dire inévitable qu'elle soit marquée par une politisation crois­ sante. D'ailleurs les idéologies en vogue y contribuent lar­ gement. Il faut faire entrer la politique, proclame-t-on, dans les universités, les entreprises et l'administration. On le fait sous une couleur qu'on estime honorable, celle de la démocratisation. Or la démocratisation est une forme de la politisation. Certains discours officiels en arrivent presque à se vanter davantage de la démocratisation de la recherche scientifique qu'à promouvoir cette recherche dans son contenu, prenant l'accessoire pour l'essentiel. La démo­ cratie est un concept politique et non point scientifique, artistique, religieux ou moral, de sorte qu'on ne voit pas comment cette politisation formelle par démocratisation pourrait faire progresser la fin propre à ces activités. Le résultat le plus tangible est que l'on introduit le conflit politique dans les sphères de l'industrie, dans les églises et les salles de cours. La politisation progressive de l'ensemble des secteurs de la vie sociale n'est donc pas à mettre unique­ ment au débit d'un Etat qui envahit les diverses activités humaines pour les mieux contrôler, sous le prétexte de leur apporter son assistance, mais également à celui des idéolo­ gies soi-disant désintéressées.

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Certes, on ne recherche pas toujours le conflit pour lui­ même, mais la politisation lui offre un champ d'exercice de plus en plus vaste. En tout cas, on raisonne souvent a priori en termes de conflit. C'est le cas par exemple du pacifisme qui agite actuellement certains pays du Nord de l'Europe. Sous le couvert d'éloigner le spectre de la guerre, il se fait ouvertement l'agent de la subversion de l'un des deux camps qui sont considérés comme les ennemis virtuels. Il le fait à la faveur du slogan : plutôt rouge que mort - mais sans se rendre compte qu'il désigne ainsi le camp d'où vient la menace de l'asservissement politique, et aussi la menace du conflit. L'idéologie révolutionnaire est un autre aspect de la politisation par le conflit de l'ensemble des relations entre les hommes. En effet, la révolution ne se propose pas seulement un objectif politique, car elle se donne aussi pour tâche d'intervenir directement dans l'éco­ nomie, l'art, la science et dans la religion, donc de boule­ verser toute la société. Son moyen est la violence révolution­ naire, ce qui veut dire qu'elle justifie d'avance l'usage de cette violence et les conflits qu'elle peut entraîner, même les plus détestables, par exemple lorsqu'ils prennent la forme d'une terreur ouverte ou rampante. Cette brève description de la société conflictuelle est purement indicative, elle n'est qu'une esquisse, car on pourrait y ajouter d'autres caractéristiques et approfondir l'analyse en faisant des recherches plus fouillées et plus fines. L'ensemble pourrait faire l'objet d'un ouvrage portant sur la société présente. Pour ce qui me concerne, j'ai accumulé depuis des années de nombreuses notes de recherche, j'ai fait l'un ou l'autre cours sur le sujet à l'Université et même publié l'une ou l'autre étude1• Très rapidement cependant l.

je me suis rendu compte qu'une analyse consacrée aux différents conflits qui secouent la société contemporaine exigeait au préalable qu'on explore de façon systématique la netion centrale ou axiale de conflit. Comment faire une sociologie de la société conflictuelle ou même des conflits si l'on ne dispose pas conceptuellement de l'outil déter­ minant qu'est une sociologie du conflit ? On rencontre bien dans l'un ou l'autre ouvrage des rudiments, souvent pertinents, d'une théorie du conflit, mais ils ne dépassent pas le stade inchoatif d'une recherche plus exhaustive. Je ne prétends pas apporter une collation définitive car, à l'écoute de Max Weber, je sais trop bien qu'en sociologie toute recherche doit s'attendre à ce que la critique scienti­ fique débordera ce premier point de vue : « Toute œuvre scientifique achevée, écrit-il, n'a d'autre sens que celui de faire naître de nouvelles questions : elle demande donc à être dépassée et à vieillir ))1, Je voudrais cependant rappe­ ler qu'il y a vingt ans à peine régnait dans notre discipline un état d'esprit, non révolu pour tous, qui bloquait toute analyse indépendante du phénomène du conflit. Il s'agit du marxisme sournois qui estimait avoir dit le fin mot sur le conflit dès qu'il l'avait réduit à un aspect de la lutte de classes. Autrement dit, le projet visant à rédiger une sociologie de la société conflictuelle moderne a été à l'origine de cette sociologie du conflit. L'ouvrage commence par une étude historique tendant à élucider les diverses conceptions que les auteurs se sont faites du phénomène jusqu'à nos jours. Il s'emploie ensuite à définir le concept même de conflit, à la lumière de l'expérience que nous en avons, pour s'inter­ roger par la suite sur la naissance des conflits, leur déroule­ ment concret dans la société et sur leurs divers dénouements

Par exemple Die industrielle Konfiiktgesellschaft, dans Der Staat,

1 977, vol. 16, cahier 2, p. 153-170.

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l.

M. WEBER, Le s av ant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 76.

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possibles. Enfin il essaie de le différencier d'autres phéno­ mènes voisins avec lesquels on le confond parfois. Somme toute, sans chercher à être complet, l'ouvrage s'efforce de dessiner de la façon la plus précise possible le trajet de la conflictualité. Il va de soi qu'une analyse de genre ne pouvait que fournir en supplément des éclaircissements sur les méthodes les plus appropriées pour appréhender l'acti­ vité politique. Il ne me semble pas nécessaire d'épiloguer plus longuement dans cette introduction sur le contenu et le dessein de cet ouvrage. Cette recherche sur le conflit a été pour moi de surcroît la source d'une réflexion inattendue, d'ordre épistémologique, sur le statut de la sociologie en général. A dire vrai, ce n'est pas la notion même de conflit qui a suscité cette méditation, mais une autre notion, inséparable de la structure et de la précipitation interne au conflit, en tant qu'il se caractérise par la relation duale de l'ami et de l'ennemi. Il s'agit de la notion de tiers. Tout conflit se caractérise par la dissolution du tiers à cause de la réduction caractéris­ tique des groupes en amis et ennemis. Si Carl Schmitt m'a fait prendre conscience de la division polémogène des groupes en amis et en ennemis, je dois à Georg Simmel d'avoir stimulé ma réflexion sur le tiers. Il indique dans le chapitre de sa Soziologie qu'il a consacré au rôle du nombre dans la société, qu'il y a sociologiquement une véritable césure entre le chiffre 2 et le chiffre 3. Par exemple, la figure duale A et B ne permet pas de constituer une majorité et une minorité, car elle exige la présence d'un tiers C, de sorte que seuls A et B peuvent constituer une majorité face à C qui par la force des choses devient la minorité, ou bien B et C face à A ou encore A et C contre B. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres que Simmel invoque pour illustrer ses remarques sur le rôle du nombre. En approfondissant cette observation singulière, bien qu'en

fin de compte elle soit banale, je suis arrivé à me demander si le chiffre 3 n'est pas constitutif de la sociologie. Avec lui naîtrait la sociologie. De ce point de vue, la suite 3, 4, 5, 6, etc., ne formerait pas une césure analogue à la cassure qui existe entre I et 2 et entre 2 et 3. Les relations entre deux êtres sont interindividuelles, de sorte que la détermi­ nation sociologique du concept de groupe impliquerait elle aussi le chiffre 3. L'autre rupture sociologiquement capitale résiderait dans la coupure entre un groupe au nombre déterminé et repérable de membres et la foule au nombre indéterminé de personnes. Ainsi, le statut épistémologique de la sociologie ne dépendrait pas uniquement d'appréciations philosophiques générales sur le fondement des sciences et leur classification suivant leur objet respectif et leurs méthodes, mais en plus d'une détermination caractéristique et proprement spéci­ fique, plus positive et inébranlable, parce qu'elle est numé­ riquement discernable. Cette nouvelle marque ne dévalue évidemment en rien les considérations philosophiques. J'en suis à ce stade de la méditation, car il fallait d'abord rédiger cet ouvrage sur le conflit. Je me donne maintenant le temps pour scruter et approfondir davantage cette intuition sur le fondement de la sociologie.

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Suggestives banalités

I. LE CONFLIT COMME RELATION SOCIALE

Supposons que le même soir on vous invite à une réunion d'anciens camarades, et qu'à la même heure la télévision présente sur une des chaînes allemandes (qu'on capte facile­ ment en Alsace) la retransmission en direct du match de football Argentine-Allemagne à Montevideo et qu'une des chaînes françaises présente le film que vous n'avez jamais vu, peu importe les raisons, Les enfants du paradis. Il faut faire un choix, peut-être même celui d'aller au lit pour récupérer des fêtes du réveillon. Néanmoins, il s'agit d'un choix individuel, susceptible de susciter des hésitations, qui

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ne relève que des préférences personnelles, sans qu'il y ait conflit, sinon au sens figuré et factice d'un tiraillement entre des désirs concurrents. La chance a voulu qu'après avoir regardé le film, j'aie pu suivre la fin du match à Montevideo. Supposons maintenant que ce soient les membres d'une même famille qui se trouvent confrontés à ce choix, les uns préférant voir le match, les autres le film ; les uns faisant valoir que l'on pourra toujours revoir le film lors d'une autre projection du ciné-club, tandis que le match en question est un événement unique, qu'il faut vivre en direct, les autres tenant absolument à voir ce film, un des classiques du cinéma, dont ils ont si souvent entendu parler et qu'ils tiennent à profiter de cette occasion. Dès lors toutes les conditions d'une querelle sont réunies et le cas échéant le désaccord peut dégénérer en conflit, à moins que les partisans du match ne trouvent un compromis : aller chez des amis dont ils savent qu'ils assisteront à la retransmission de la confrontation footballistique. L'exemple est banal, et pourtant il se répète sans doute dans de très nombreux autres foyers pour d'autres motifs. Cette double supposition nous aide déjà à mieux com­ prendre en premier lieu, et d'une façon concrète, ce qu'est une relation sociale. Dans le premier cas il ne saurait être question d'un conflit, au sens propre du terme, puisque l'individu est seul à choisir. Il se décide en fonction d'une préférence parmi les préférences, quitte peut-être à êl!re déçu après coup de son choix. En tout cas, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même de son éventuel mécontentement, à moins que, en cours d'émission, il ne se rabatte sur l'autre solution. On peut imaginer d'autres scénarios, par exemple consacrer cinq minutes à la vision du film, cinq minutes à celle du match, c'est-à-dire une façon bancale de dénouer ses hésitations. Dans le second cas il en va tout autrement : la situation peut devenir conflictuelle du fait du désaccord

et de la querelle opposant ceux qui préfèrent voir le match et ceux qui tiennent à voir le film. Nous pouvons enregistrer une première indication, capi­ tale : un conflit ne peut naître que de la présence d'un autre ou d'autres. En règle générale, il est vrai, nous résol­ vons les possibilités quotidiennes de dissentiment dans nos rapports avec les autres de façon plutôt débonnaire ou paisible, par routine, par nonchalance ou par habitude, sur la base plus ou moins consciente d'un accommodement spontanément machinal. Le conflit au sens propre du terme ne constitue le plus souvent qu'un cas limite d'une dissension persistante ou d'une mésentente répétée, par suite de l'intervention d'éléments émotionnels comme la colère, l'invective, l'intérêt ou un mot mal placé, ressenti comme une injure. Le fait que le conflit constitue dans son essence un cas limite dans les rapports avec autrui ne signifie pas qu'il ne soit pas fréquent. Il faut faire la distinction entre la nature conceptuelle du conflit et sa répétition dans les sociétés. Ces considérations nous amènent à faire une autre constatation : le conflit est de l'ordre du vécu, immé­ diat ou ressassé dans la durée, avec des périodes d'accalmie et de débordement. Nous pouvons de ce fait exclure du champ du conflit les contradictions ou antinomies purement intellectuelles, qui échappent au vécu, les soi-disants conflits de devoir ou de conscience qui ne concernent que les hési­ tations d'un individu isolé sans référence à autrui ou encore ce qu'on appelle le conflit des lois ou le conflit des juridic­ tions qui ont pour origine, ou bien des inconséquences dans l'application de dispositions juridiques en principe incom­ patibles, ou bien la contestation de la compétence des tribunaux dans le règlement d'une affaire, avec possibilité d'un recours au tribunal dit des Conflits. Evidemment, il arrive que des controverses de cette sorte peuvent donner naissance à un conflit au sens que nous donnons à ce terme.

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Supposons enfin dans le cadre des cas de figure décrits plus haut que les protagonistes s'entendent sans difficulté pour regarder ensemble le match de football. Le conflit peut cependant éclater parce que l'un des spectateurs conteste la décision de l'arbitre que les autres approuvent ou bien parce que les uns sont partisans d'une équipe et les autres de l'autre et que par conséquent ils apprécient de façon divergente le jeu pratiqué ou enfin parce que les uns s'irritent à la suite d'un but encaissé par leurs favoris que les autres applaudissent. L'affaire peut tourner aussi mal qu'entre les spectateurs présents sur le stade. Cette évocation nous conduit à faire une seconde remarque capi­ tale. Le conflit ne naît pas nécessairement à propos de l'incompatibilité portant sur deux objets, deux enjeux ou deux propositions différentes, mais, en général, comme nous le verrons encore plus tard, à propos des opinions, des jugements ou simplement des impressions concernant un même point ou un même corps de faits. Les acteurs d'un conflit s'acharnent sur une même proie. Nous sommes désormais à même de cerner avec plus de précision le concept de conflit. Du moment qu'il n'y a pas à proprement parler de conflit avec soi-même, mais néces­ sairement avec l'autre, il est l'une des formes pôssibles des relations sociales. Nous entendons cette dernière expression dans un sens proche de celui que lui a donné Max Weber1• Elle désigne le comportement réciproque de plusieurs indi­ vidus qui s'orientent dans leurs choix ou leurs activités les uns par rapport aux autres et qui donnent ainsi un sens à leurs actes. Cette réciprocité peut consister dans un accord ou dans l'amitié, mais également dans une compétition, dans une hostilité ou une lutte. Le sens visé est déterminé par le contenu significatif et normatif que les acteurs r.

M. WEBER, Econom ie et s ociété, Paris, Plon, 1971,

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t. I, p.

24-26.

donnent subjectivement à leurs agissements du fait de la présence de l'autre. Il s'agit donc du sens que les acteurs donnent ou croient donner à leur relation réciproque, étant entendu que le sociologue peut mettre en évidence, mais de l'extérieur, parce qu'il ne participe pas lui-même à la relation, des motivations latentes, non soupçonnées consciemment par les participants effectifs de la relation ou encore sublimées par la passion qui les anime. Il est cependant inutile de répéter ici des explications supplémentaires que Weber a exposées avec toute la clarté désirable. Ce qu'il y a lieu de préciser, c'est que le conflit appartient à l'ordre des relations sociales qui dans leur réciprocité incluent une discorde qui peut aller jusqu'à l'inimitié. (Nous laissons pour le moment en suspens la question de la haine personnelle et de l'hostilité publique.) Ces indications ne suffisent toutefois pas à carac­ tériser de façon précise le type de relation sociale que constitue le conflit. Il faut y ajouter certaines particularités spécifiques. a) Peu importe les raisons circonstancielles d'ordre revendicatif, idéel ou affectif qui le motivent, le conflit naît du choix différent que font les participants d'une rela­ tion sociale réciproque qui, par son sens visé subjectivement, implique un désaccord. Ce qu'il y a lieu de remarquer du point de vue sociologique, c'est que ce choix n'est pas entiè­ rement libre, car il est conditionné, au moins indirectement, par le contexte social. Les acteurs peuvent avoir l'impres­ sion que le choix ne dépend que d'eux. Ce n'est qu'une illusion. Reprenons nos précédents cas de figure du film et du match de football. Le choix est imposé de l'extérieur aux agents, par le programme des deux chaînes de télévision qui proposent ces deux manifestations à la même heure. De part et d'autre il y a préexistence d'un réseau social où se prennent les décisions qui risquent d'engendrer le conflit dans le groupe des téléspectateurs. En général, ces derniers ignorent jusqu'au nom des personnes qui ont élaboré les

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programmes ou la manière dont la Fédération de Football d'Uruguay a conçu la mini-coupe du monde. De plus, l'éventuel conflit ne peut se produire que dans une aire géographique limitée, celle des régions de l'est de la France, en Belgique ou en Suisse où l'on peut capter les chaînes françaises aussi bien que les chaînes allemandes. Bref, le choix se pose à propos de propositions que les téléspecta­ teurs n'ont pas choisies et, par conséquent, aussi la chance d'un conflit. Si celui-ci se produit, c'est à cause de contraintes externes, de sorte que les éventuels adversaires peuvent seulement éviter ou non le conflit lui-même, et non suppri­ mer les données polémogènes1• On peut faire la même observation à propos d'autres sortes de conflits, par exemple celui qui oppose deux paysans se disputant sur le bornage de deux champs contigus, dont les données consistent dans le parcellement cadastral et les variations des propriétés par héritage ou par achat. b) Tout peut devenir objet de conflit, ce qui veut dire qu'il peut éclore dans n'importe quelle relation sociale. Il n'y a pas de relations sociales qui seraient polémogènes et d'autres qui ne le seraient pas ou jamais. Certains socio­ logues, tel F. Tonnies, ont cru qve par sa nature même la communauté serait le lieu de la concorde, de la confiance, de la fraternité et de l'amitié, à la différence de la société qui serait le siège des rivalités, des contestations et des conflits. Le simple fait de l'existence de communautés de violence ou le phénomène classique des frères ennemis constituent une objection à cette théorie2• Même l'amour r. Nous entendons par la notion de « polémogène » tout facteur qui peut produire un conflit ou le favoriser. 2. C'est pourquoi j'ai essayé d'élaborer une autre théorie de la com­ munauté dans l'étude La violence dans ses rapports avec la ville et les communautés, qui a paru dans l'ouvrage collectif V iolence et transgress ion, Paris, Ed. Anthropos, 1979, p. 35-59.

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peut donner lieu à des rivalités conflictuelles : il n'est donc pas, comme d'aucuns le prétendent, la solution capable de faire régner universellement la paix et l'harmonie. Il faut prendre toute la mesure de ces observations. Si tout peut devenir objet de conflit et si celui-ci peut surgir dans n'im­ porte quelle relation sociale, c'est que la conflictualité est inhérente, consubstantielle à toute société, au même titre que la violence ou la bienveillance. La conflictualité ne constitue donc pas un phénomène anormal ou pathologique, que l'on pourrait éliminer définitivement des relations sociales. D'ailleurs il y a eu des conflits dans toutes les sociétés : aucune ne peut en remontrer sur ce point aux autres. Cela n'empêche pas qu'il y a eu dans l'histoire en général et dans celle des sociétés particulières des périodes plus intenses de conflictualité que d'autres. C'est l'un des problèmes qu'il faut tenter d'expliquer sociologiquement. c) Etant donné la diversité par nature des objets pouvant occasionner un litige, ainsi que celle des motifs ou causes de conflit, il ne semble pas que l'on puisse les réduire à un type unique. En particulier, on ne saurait, sans tomber parfois dans le ridicule, vouloir expliquer tous les conflits sociaux par la seule lutte de classes, à l'image de récents ouvrages de sociologie rurale qui estiment pouvoir découvrir dans une simple querelle de deux clans dans un village une forme de l' cc opposition de classes ))1• Ce genre d'explica­ tions relève d'une scolastique. Il y a une variété de conflits qui sont typologiquement différents, en raison de la diversité des enjeux, des motifs, du nombre des adversaires, de l'envergure et l'étendue territoriale. On ne saurait par exemple réduire une guerre interétatique au même déno­ minateur commun qu'une rixe entre deux familles qui se r. Je songe par exemple à certaines analyses contenues dans l'ouvrage Paysans, femmes et citoyens, Paris, Ed. Actes Sud, 1980.

prolonge de génération en génération. Il va de soi que la variété des types de conflit ne constitue pas un obstacle à une analyse conceptuelle de la notion de conflit pour pouvoir le distinguer de ce qui n'est pas un conflit. d) Du moment que le conflit est inhérent aux sociétés, qu'il peut éclater dans toute relation sociale suivant les circonstances et qu'il est probable qu'on ne le supprimera jamais définitivement, il se pose une double question : celle des meilleurs moyens pour l'éviter ou le prévenir et celle de la solution des conflits. La première question est plus difficile à résoudre que l'autre ; en tout cas elle dépasse par certains aspects les capacités de la science sociologique. Un conflit peut se terminer par l'anéantissement physique de l'autre, par le triomphe en général provisoire de l'un qui soumet coercitivement l'autre, par le recours à l'arbi­ trage, par le compromis, etc. Toutes ces solutions varient avec la nature ou le type de conflit. Pour élaborer cette première approche conceptuelle de la notion de conflit et pour en donner brièvement les carac­ téristiques principales, nous avons pris comme cas de figure des formes plutôt bénignes, presque anodines. J'aurais pu appuyer cette analyse sur des formes plus tragiques et plus terrifiantes, à commencer par la guerre. Ce n'est pas seulement par souci de dédramatiser un phénomène aussi général que j'ai donné la préférence aux formes bénignes, mais surtout pour faire comprendre combien le conflit est au cœur des sociétés. Il s'agit là, à mon avis, d'un acquis de premier ordre pour la sociologie, car il nous oblige à réfléchir sur la nature même de la société en général. Je ne pense pas que l'on puisse élaborer une théorie de la société ayant quelque pertinence qui ne prendrait pas en compte le fait que la conflictualité est immanente à toute société. Il est certain que certaines théories bien connues pèchent par cet aspect.

24

2. LE PROBLÈME ET LES DEUX INTERPRÉTATIONS Il y a une deuxième série de banalités, d'ordre théorique, qui essaient justement de répondre à la dernière question que nous venons de poser. Si nous considérons l'ensemble de l'histoire des idées, nous constatons que les théoriciens n'ont élaboré que deux types de conceptions concernant la nature de la société en général : l'une dit que l'homme serait un être social par nature, l'autre que la société serait une œuvre artificielle de l'homme. Il n'existe pas à ma connais­ sance de troisième conception - ce qui n'exclut pas que l'ingéniosité humaine pourra l'imaginer un jour - car, toutes les théories qui nous sont connues se laissent réduire dans leur fondement à l'une ou l'autre de celles que nous venons d'indiquer. Néanmoins, je suis prêt à m'incliner si jamais on me démontrait que l'un ou l'autre auteur aurait élaboré jusqu'à présent une troisième solution absolument originale qui écarterait la naturalité et l'artificialité ou leurs combinaisons. Cette observation, qui peut être elle aussi capitale pour une compréhension lucide de la sociologie et de son développement, mérite qu'on s'y attarde, tout d'abord en exposant avec plus de détails chacune de ces deux conceptions. La première est la plus ancienne et elle passa pendant des siècles, si l'on fait exception des indications fugitives de l'un ou l'autre auteur de second rang, pour l'évidence même. On en attribue la première élaboration systématique à Aristote qui déclare dans sa Politique que l'homme est par nature un être social et que celui qui vit en dehors de la société est un être monstrueux ou un dieu, à moins qu'il n'ait été contraint à l'isolement ou qu'il l'ait choisi artifi­ ciellement1. Il ne faudrait cependant pas mésinterpréter la I. ARISTOTE, Politique, I, 2, 1 253

a

3-5.

pensée d'Aristote. Il ne prétend nullement que la société serait la même chose que la nature, c'est-à-dire il n'identifie pas les deux notions, mais il déclare uniquement que l'homme vit naturellement en société, que celle-ci est une dimension de son existence. D'une part l'homme ne peut se perpétuer biologiquement que par la rencontre d'un homme et d'une femme, d'autre part il ne peut se suffire à lui-même dans une totale autarcie individuelle, car il a besoin des autres pour accomplir son humanité. Ce besoin réciproque que les êtres éprouvent les uns à l'égard des autres est à la base de la constitution des communautés politiques. Il n'est pas besoin de faire état ici des doctrines ultérieures qui tout en s'exprimant autrement, par exemple que la société répond à un ordre naturel, restent cependant fidèles à l'esprit, sinon à la lettre, de la formulation aristotélicienne. La seconde conception est plus récente : elle a été élaborée pour la première fois de façon systématique par Hobbes, sous le vocable de pacte ou de contrat social, et elle s'est diffusée très rapidement au cours du xvme siècle. Hobbes définit la société comme le Leviathan, c'est-à-dire un être artificiel. « C'est l'art, écrit-il, qui crée ce grand Leviathan qu'on appelle République ou Etat (Civitas en latin), lequel n'est qu'un homme artificiel, quoique d'une stature et d'une force plus grandes que celles de l'homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu ll1• En conséquence la politique serait d'origine conventionnelle, l'œuvre de la volonté qui est une réplique du fiat que Dieu prononça lors de la création de l'homme. Par la suite divers auteurs se sont demandé si le contrat social était unique ou s'il ne fallait pas concevoir un double contrat, l'un dit d'association q1ù constituerait la société, l'autre dit de sujétion qui instituerait la politique; d'autres r.

HOBBES, Leviathan, Paris, Sirey, 1971, Introduction, p. 5.

26

auteurs ont posé la question de savoir si le contrat était irrévocable ou révocable, d'autres encore si le souverain était un être distinct de ses sujets ou bien, comme chez Rousseau, si toute la souveraineté résidait uniquement dans le peuple. Ces variations dans les théories ne mettent cependant pas en cause l'idée fondamentale du caractère artificiel de la société qui reste commune à tous ces auteurs. 3. LES THÉORIES DU CONTRAT ET LE RETOUR A HÉRACLITE

Si la conflictualité est inhérente à la société, il serait intéressant de savoir comment ces deux sortes de concep­ tions se sont représentées le rôle du conflit dans la société. Il faut toutefois éviter une possible méprise : il serait erroné de croire que toutes les théories ont accepté l'idée d'une conflictualité immanente à la société. Certaines d'entre elles nient même le fait ou du moins elles croient qu'il serait un jour possible d'éliminer le conflit. Néanmoins, du moment que le conflit a été jusqu'à présent un élément constant dans l'histoire humaine, elles ont été obligées d'y faire au moins allusion et de fournir, d'une façon ou d'une autre, des indications sur son rôle, sa place ou sa fonction dans la société. Ce problème apparaît avec le plus d'évidence dans la seconde conception; c'est pourquoi nous la traiterons en premier lieu. Toutes les doctrines du contrat social se donnent pour présupposé, avec des modalités diverses, le conflit ou ce qu'elles appellent dans le langage de l'époque la guerre. Elles envisagent toutes un état de nature qui aurait été antérieur à la formation des sociétés. Il ne s'agit pas d'un état anti-social, mais plutôt asocial : une absence de société comme état originel plus ou moins mythique de l'humanité. Il importe peu que certains auteurs aient cru à l'existence

27

effective de cette situation ou qu'ils ne l'aient envisagé

les autres, ce qu'il appelle un

que comme hypothèse pour mieux comprendre la réalité

dans leur

sociale, le fait est que la société serait de l'ordre d'une créa­

est fr agile et précaire

tion artificielle, pour remédier

à

des conflits devenus into­

«

instinct interne )) inscrit

«

constitution native ))1, mais cette vie en commun

à

cause de la faiblesse de la nature

humaine et de la méchanceté qu'elle suscite chez certains

lérables. Le désaccord porte essentiellement sur la concep­

humains qui instituent un état de guerre pour dominer les

tion de l'état de nature. Les uns, tels Hobbes, se le repré­

autres. Aussi, pour maîtriser ces conflits sans cesse renais­

à

sentaient comme une situation de conflits permanents,

sants, les hommes se sont résolus

celle de la guerre de tous contre tous, les autres, tel Rousseau,

à

comme un état de félicité et de liberté qui aurait par la

aurait vécu dans le bonheur le plus plein dans l'état de

suite dégénéré dans le

plus horrible état de guerre )), Il

nature, mais en isolé. Pour se prémunir contre les catas­

ne saurait être question de faire ici la recension de toutes

trophes naturelles et les calamités dues au climat et aux

«

«

former des sociétés et

abandonner l'état de nature l>2• Pour Rousseau, l'homme

ces doctrines, mais seulement de signaler les plus connues,

intempéries, il serait entré en relation plus durable avec

étant entendu que la plupart des auteurs du

siècle

les autres, donnant ainsi naissance à une première forme de

ont repris ce thème sous une forme ou une autre, y compris

socialisation. Celle-ci serait devenue une source permanente

xvme

le prudent Montesquieu qui déclarait que pour bien com­

de conflits. Ainsi il écrit dans le

prendre les lois de la nature il fallait « considérer un homme

fondements de l'inégalité

avant l'établissement des sociétés ))1, Leur point commun

fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel

général est le suivant : la société serait née du souci des hommes

à

surmonter un état endémique et désastreux de

conflits.

Discours sur l'origine et les

: >; il précise même que la paix entre les nations n'est

évidente chez Rousseau, au point qu'il déclare à propos

chaque fois qu'une succession de « trèves passagères ))2•

de celui qui voudrait rompre l'unanimité : « on le forcera à

Bref, le contrat social est uniquement d'usage interne et

être libre ))' c'est-à-dire on le contraindra à « obéir à la

non d'usage externe. Il n'a d'autre but que de régler les

volonté générale ))4• Il serait trop long de mentionner les

conflits à l'intérieur d'une société déterminée. Une société civile naît lorsqu'on veut mettre fin aux

divers textes de Rousseau qui préconisent l'unanimité. Citons seulement l'un des plus importants : «Que la volonté

conflits dans son sein. La conséquence logique est de créer,

générale pour être vraiment telle doit l'être dans son objet

sous des formes qui varient selon les auteurs, une unanimité

ainsi que dans son essence; qu'elle doit partir de tous pour

qui rendrait les conflits impossibles. Autrement dit, le nerf

s'appliquer à tous, et qu'elle perd sa rectitude naturelle

de l'argumentation de toutes les théories du contrat est

lorsqu'elle tend à quelque objet individuel et déterminé >>5•

de supprimer toute chance de confiictualité dans la société,

Conçues pour supprimer les conflits, les théories de la

qu'il s'agisse d'une concurrence entre les opinions indivi­ duelles ou de groupes subordonnés ou bien des motifs de rébellion. Seule l'unanimité serait en mesure d'extirper les racines du conflit. Pour Hobbes le citoyen n'est libre

r. HOBBES, L eviathan, chap. XIII, éd. citée, p. 124. 2. ROUSSEAU, op. cit., p. 568 et 6o4.

l. R. POLIN, Poli tique et philos oph ie chez H obbes, Paris, PUF, 1953, p. 220. 2. R. POLIN, L a politique m orale de J ohn L ocke, Paris, PUF, 1960, p. 208. 3. R. DERATHÉ, Jean-J acques R ouss eau et la science politique de s on temps, Paris, PUF, 1950, p. 181. 4. RoussEAU, C on trat s ocial, liv. I, chap. VII. 5. RoussEAU, ibid., liv. II, chap. IV.

31

contractualité aboutissent à l'élimination, en principe, de tout conflit, dans les limites de la sphère de validité du pacte social. Nous verrons plus loin s'il est possible et surtout s'il est socialement judicieux de vouloir proscrire tout conflit, car la recherche de l'unanimité est suspecte si l'on considère qu'elle a conduit en général, par la suite, à un despotisme totalitaire. Il y a un autre aspect des théories du contrat qu'il faut mettre en évidence, bien qu'elles n'aient envisagé le conflit pour ainsi dire qu'indirectement, au sens du para­ doxe des conséquences. Il s'agit du conflit révolutionnaire

dès le xvme siècle la conclusion, à l'encontre des doctrines du contrat social, que les hommes peuvent la défaire si la construction sociale en vigueur ne leur plaît pas pour la refaire autrement et éventuellement faire même autre chose qu'une société. Il n'y a pas lieu de citer les appels à la «guerre civile >> que l'on trouve chez P. Bayle, chez Diderot et d'autres, et même chez un homme de gouvernement comme Turgot, parce qu'ils y voyaient le moyen de régénérer la société de leur temps. De toute façon l'artificialité de la société qu'allèguent les théories du contrat est au moins indirectement un des fondements de l'idéologie révolu­

qui n'a cessé de secouer les sociétés jusqu'à nos jours. A

tionnaire moderne qui se donne pour tâche de déstabiliser

la vérité, les philosophies du contrat social ont cru pouvoir conjurer cette conséquence en proclamant que le contrat

autre, plus conforme à leurs vœux, au besoin par la terreur.

était irrévocable et indissoluble une fois qu'il avait été conclu, de sorte que personne ne saurait plus le remettre en cause. Hobbes n'a fait que chercher les raisons de combattre toute rébellion et toute sédition. Et Rousseau, qui deviendra un des auteurs favoris des révolutionnaires de

1789,

n'a jamais évoqué l'idée de la révolution sans la

désapprouver ou sans mettre en garde ses contemporains contre ce genre de bouleversement1• Pourtant l'idée révolu­ tionnaire est en germe dans les théories du contrat. Du moment que la société est un être artificiel, une œuvre de l'art au dire de Hobbes2 ou qu'elle a pour condition (frag. 50) dans l'univers cyclique de destructions et de constructions, de contraires qui sont la raison de l'unité : « Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, satiété et faim ; mais il change comme le feu, quand il est mélangé d'aromates il est nommé suivant le parfum de chacun d'eux » (frag. 67) ou encore « Pour Dieu tout est bon et beau et juste ; les hommes tiennent certaines choses pour justes, les autres pour injustes » (frag. 102). Au fond, le conflit est ce qui crée la diversité dans l'univers, et c'est pourquoi Héraclite s'opposai.: à Homère qui souhaitait la disparition de la discorde. En effet, c'est par le conflit que les hommes font une distinction I.

Nous suivons la traduction d'A. JEANNIÈRE, dans La Pensé e d'Héra­

c lite d'Ephèse, Paris, Aubier, 1959.

35

en tre le j uste et l' inj uste, e ntre le bie n et le mal, en même

d' une constitution qui se rait unique , e t qui con viendrait à

te mps qu' il anime le s chose s en produisant le mouve me nt

tout le monde .

infini dans la répétition ind éfinie de cycles du fr oid qui

C'est ce

plura lisme

conve ntionne l,

constitutif de

la

de vie nt chaud, du chaud qui de vient fr oid, de l' humide qui

société, qui re nd le conflit (Aristote parle de préfére nce de

de vient se c et inve rse me nt.

discorde) sans ce sse possible , e n dépit de toute s le s précau­ existe par nature )) 1, Par consé­

tions institutionnelles que l' on peut pre ndre. O n pe ut ce rtes

que nt il ne peut qu'exclure l' idée du contrat social et il le

préve nir le conflit dans une situation concrète donnée,

Pour Aristote la société

«

déclare ex plicite ment à propos de l' unité de la cité qui ne saurait résulte r de

«

l' alliance

»

de se s me mbres2• Il pense

mais on ne saurait l' élimine r absolume nt ou défi nitiveme nt. D' aille urs il consacre tout le livre V de sa

Politique

aux

même qu' une unité poussée à l'extrême se rait pe rnicieuse

variétés de s conflits. L' idée profo nde d'Aristote est très

pour la cité3• Aussi refuse -t- il la logique de l' unanimité,

différe nte de ce lle de s théoricie ns d u contrat. Pour ce s

insistant sur la pluralité de s fo nctions e t des se rvice s dans

de rnie rs, l' origine de la société résid ant dans une convention

la cité, mais aussi sur la dive rsité de s comporte me nts pos­

pre mière, ils croie nt pouvoir élimine r tout conflit par le

sible s. De toute faç on l' homme ne vit pas e n société pour

j e u de s conve ntions. Aux yeux d'Aristote , au contraire , le

vivre en société, mais pour s' y accomplir lui-même en

conflit naît de la nécessité des conve ntions, il e st lié a ux

accomplissant la fin de la cité4• Tout ce la ne signifie pas

conve ntions, de sorte qu' il subsistera aussi longtemps que

qu'Aristote ignorait la part d' artificialité dans la vie sociale ,

ce lles-ci subsiste ront. De toute faç on, du mome nt que le

mais il refuse l'esprit utopique de ceux qui croie nt qu' un j our le s nave ttes pourraie nt tisse r d'e lle s-mêmes, comme si

pluralisme est inhérent à la vie sociale, il pe ut surgir une pluralité de sô rte s de conflits. Nous ne me ntionne rons ici

une œuvre pouvait se faire sans ouvrie r5• Somme toute , il

que le s fo rme s esse ntie lles.

y a de s banalités que l' on ne saurait néglige r sans de venir la victime de la trop haute inte llectualité. La cité ne s' orga­ nise pas d'e lle -même , mais sur la base de lois, d' institutions

a)

La viole nce

(�frl)

est immanente aux sociétés; par

conséque nt e lle pe ut éclate r à tout propos au se in d' une cité, soit sous la fo rme de la ré be llion et de la sédition, soit

e t de conve ntions, ce qu' on appelle constitution ou régime .

sous celle de s gue rre s e ntre les cités. O n pe ut comprime r

O r, de même qu' il y a une pluralité de fo nctions à re mplir

ce tte violence , o n ne pe ut l a supprime r totale me nt.

dans une cité, qu' il y existe de ce fait une pluralité de magis­

b)

Etant donné la variété e t la rivalité e ntre le s divers

tratures, il y a une pluralité de conflits possible s. Bie n

type s de constitutions ( monarchie , aristocratie, démocratie) ,

sur le s

la discorde pe ut naître e ntre les citoye ns à propos du régime

qu'Aristote se soit inte rrogé à la fin de sa

Politique

conditions de la cité idéale , il n'e n reje tte pas moins l' idée

qu' ils estime nt le plus approprié. De ce point de vue l' histoire de s cités est ce lle de s conflits à propos de la

I. Politique, I, 1 25 2 b-30. 2. Ibid., III, 1280 b-8. 3. Ibid., II, 1 26 1 b-7 et 1 263 b-34. 4. Ibid., III, 1 2 8 1 a-4. 5. Ibid., I, 1253 b-39.

succession d' une démocratie à une tyrannie ou inve rse ment d' une aristocratie à une monarchie , e tc. 1 • Du fait que parmi r.

Ibid., V, 1301 b-7- 10.

37

l'ensemble des citoyens il y en a toujours qui sont plutôt partisans de telle forme de constitution et les autres d'une autre, il existe comme une sorte d'agitation larvée dans la plupart des cités, qui, suivant les circonstances, peut dégé­ nérer en troubles. c) Le conflit peut aussi naître au sein d'un même régime, sous prétexte que son application laisse à désirer. Aristote évoque ce genre de discordes en précisant qu'il porte sur le plus et le moins, « par exemple s'il s'agit de changer une oligarchie existante en un gouvernement plus oligarchique ou moins oligarchique, ou une démocratie existante en un gouvernement plus démocratique ou moins démocratique, et pareillement en ce qui concerne les autres constitutions, soit pour resserrer leurs rouages, soit pour les relâcher J>1• Autrement dit, même le désir de perfection peut être source de discordes. Analysant l'oligarchie, Aristote précise que le conflit peut se présenter sous divers aspects : d'une part, la discorde entre des groupements oligarchiques concurrents, d'autre part le conflit de l'oligarchie avec le peuple, sans compter que l'un des groupements oligarchiques peut s'appuyer sur le peuple pour triompher d'un autre grou­ pement. d) Et puis il y a les motifs psychologiques des discordes : la jalousie, l'envie qui oppose les citoyens, l'appétit de domi­ nation, l'ambition et toutes les formes démesurées de la volonté humaine, jusqu'à l'amour du gain ou des honneurs. A ce propos Aristote met en évidence la recherche d'une clientèle chez les candidats au pouvoir, la rivalité entre les magistrats dont les uns essaient de rogner l'autorité des autres ou la diminuer. Il s'agit d'une concurrence conflic­ tuelle qui peut conduire à la limite à la dégénérescence d'une constitution, quelle qu'elle soit. C'est qu'aux yeux d'Aristote r.

Ibid., V, 130 b-14-19.

toutes les constitutions renferment quelque chose de juste et elles deviennent toutes défectueuses par la manière dont les hommes la pratiquent en suscitant des factions qui peuvent opposer une localité d'un territoire à une autre localité, par exemple le port à la ville mère ou des groupes raciaux lorsque la population n'est pas homogène. Quoi qu'il en soit, aucune constitution n'échappe à une possible décadence. e) Enfin il y a les conflits qui ont une origine directement sociale parce qu'ils opposent les riches et les pauvres. En général ils sont nourris par la démagogie concernant l'égalité. Celle-ci semble pour Aristote une notion particulièrement polémogène. En démocratie, par exemple, ceux qui sont égaux sous un rapport veulent le devenir sous tous les rapports, ou dans les oligarchies ceux qui jouissent d'une inégalité en un point veulent l'étendre à l'ensemble de la vie sociale. Ainsi apparaissent les conflits ou luttes entre classes, dont Aristote fut un des premiers à élaborer une théorie. Il note entre autres que l'égalité n'est souvent qu'un prétexte pour parvenir au pouvoir. Cherchant les raisons de cette lutte, il dit en plus à propos des citoyens qui s'insurgent : « s'il sont inférieurs, c'est pour obtenir l'égalité, et s'ils sont égaux, pour acquérir la supériorité. Voilà donc indiqué l'état d'esprit qui est à l'origine des luttes civiles ))1• De surcroît il remarque déjà que les tyrannies ont eu en général une base populaire. Etant donné l'intention de cet ouvrage, il ne me semble pas nécessaire d'entrer davantage dans les détails de la staséologie ou théorie des conflits d'Aristote, par exemple l'examen plus circonstancié qu'il fait des conflits dans l'oli­ garchie, l'aristocratie, la démocratie ou la monarchie. Ce qu'il y a lieu de retenir, c'est que, au lieu de rêver à une r.

Ibid., V, 1302 a-29-32.

39

société sans conflits en utopiste1, il s'est efforcé, à sa manière qui combine la théorie et l'observation empirique, de comprendre la diversité des conflits dans la société, en dehors de tout a priori idéologique, estimant que suivant les cas ils peuvent être justifiés ou injustifiés. On comprend dans ces conditions l'importance qu'il accorde à la prudence, dont il dit qu'elle est la principale vertu politique. Il n'existe tout simplement pas à ses yeu,'{ de conventions ou de système de conventions susceptibles d'éliminer à jamais les discordes. En effet, toute constitution demeure exposée au conflit, à la cr't"cxcrn;;. Celle-ci constitue donc un élément essentiel de toute analyse politique et de toute étude portant sur la société. On peut seulement regretter que trop de commen­ tateurs de la philosophie politique aristotélicienne aient négligé cet aspect fondamental du rôle du conflit dans le développement des sociétés, dans ce qu'il appelle les chan­ gements. 4. LES ERREURS DE LA SOCIOLOGIE DU x1xe SIÈCLE Les théories du contrat social n'ont pas fait long feu ; elles sont mortes avec cet immense conflit que fut la Révo­ lution française. Par contre les conséquences paradoxales que nous avons mentionnées, liées à l'idée de l'artificialité de la société, ont continué d'agiter l'humanité jusqu'à nos jours, au prix d'un nouveau paradoxe qui consiste en une sorte de contrepoint avec la conception naturaliste de la société. On en est revenu à la façon de voir d'Aristote, mais en abandonnant en cours de chemin la cohérence de sa philosophie. On assiste en effet depuis le x1xe siècle à un I. Sur ce point la position d'Aristote est nette, puisqu'il déclare dans !'Ethique à Nicomaque, III, 5, III 2 b-u qu'on ne délibère pas sur les fins, mais uniquement sur les moyens les plus appropriés pour atteindre une fin posée.

mariage plus ou moins heureux entre la naturalité et l'arti­ ficialité. On admet que le fait de vivre en société répondrait à une exigence de la nature, mais en même temps on pense qu'il serait dans l'ordre des choses, à cause de l'idéologie du progrès, que la société arriverait à la longue à éliminer les conflits, tantôt sur la base d'une conception dialectique du devenir, tantôt sur celle d'une maturation progressive des individus. La prise de conscience de l'importance de l'éco­ nomie et de son présupposé qu'est la rareté a largement contribué à donner crédit à cette nouvelle façon de voir les choses. Le schéma est le suivant : la rareté a été dans le passé la source des conflits et des luttes, mais avec l'appa­ rition de la société industrielle l'humanité serait en mesure de surmonter ses conflits, parce qu'elle serait prise dans un processus qui la conduirait inévitablement à l'instauration d'un âge de la paix, par exclusion de toute violence et donc par extinction des sources du conflit. Cet espoir fut au cœur de la pensée libérale classique, dont le socialisme alors naissant sera l'héritier de la main gauche. Le développement extraordinaire de l'économie, à la suite de diverses découvertes techniques et la réorgani­ sation sociale qui devrait s'ensuivre, auraient pour consé­ quence la disparition des conflits, grâce à un rétrécissement progressif du champ de l'activité politique et de son principal moteur, le phénomène militaire, certains envisageant même le dépérissement de la politique. L'abondance économique attendue, parce qu'elle serait instigatrice d'une société paci­ fique, ferait échec à la volonté politique qui ne survivrait pas à l'extinction des conflits. Ce fut la grande période des philosophies de l'histoire, chacune préconisant de réaliser sur le mode de la sécularisation les desseins cachés de la Providence. Robespierre fut l'un des premiers à se faire l'avocat de cette espérance dans son discours du 5 février 1 794 : « Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la

nature, accomplir les destins de l'humanité, tenir les pro­ messes de la philosophie, absoudre la providence du long règne du crime et de la tyrannie l>1• Toutes ces philosophies rêvaient d'un consensus unanimiste qui, hélas, parce qu'il s'appuyait sur la paradoxalité originaire des conséquences des théories du contrat social, devait conduire à un autre paradoxe, celui de l'idéologie totalitaire du xxe siècle. Deux tendances principales se disputaient alors le marché des esprits : l'une réformiste, l'autre révolutionnaire, toutes deux se nourrissant du même lait du libéralisme, à savoir la possibilité de débarrasser progressivement la société de toute conflictualité et la rendre à une prétendue innocence naturelle. Selon la première tendance qui regroupait toute une pléiade d'esprits, depuis B. Constant jusqu'à H. Spencer, en passant par J.-B. Say, A. Thierry, Ch. Dunoyer ou A. Comte, le monde serait en train de passer de l'âge mili­ taire à l'âge industriel et commercial, de l'âge des conflits à celui de la paix2• Nous ferons état ici, à titre d'illustration de ce courant de la doctrine, de l'un des plus prestigiêux de cette lignée de penseurs : Saint-Simon. Selon la seconde tendance l'humanité serait appelée à affronter le conflit décisif, la lutte finale qui lui permettrait de mettre fin à toute contradiction et à tout antagonisme, dans le cadre

d'une société rénovée ou désaliénée grâce à l'économie. K. Marx nous servira de repère pour éclaircir ce courant.

ROBESPIERRE, Textes choisis, Paris, Ed. sociales, 1958, t. III, p. n3. 2. A titre d'indication, citons seulement ce texte de B. Constant, tiré de « L'esprit de conquête et de l'usurpation » : « Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder... La guerre est donc antérieure au commerce. L'une est l'impulsion sauvage, l'autre le calcul civilisé. Il est clair que plus la tendance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s'affaiblir... Un gouvernement qui voudrait aujourd'hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen commettrait donc un grossier et funeste anachronisme. Il travaillerait à donner à sa nation une impulsion contraire à sa nature », in Œuvres de B. CONSTANT, Paris, Ed. de la Pléiade, 1957, p. 993-995. Le passage souligné l'a été par nous.

- Saint-Simon Il n'y a pas de doute, Saint-Simon est l'auteur bouillon­ nant d'une œuvre tumultueuse, souvent imprécise dans l'expression et parfois incohérente dans sa démarche, mais il est tout aussi incontestable qu'il était habité par une intuition fondamentale qui est restée la même sa vie durant, en dépit de la diversité des modèles physiques, physiolo­ giques et économiques qu'il lui est arrivé de mettre en avant pour étayer sa démonstration. Cette intuition est la suivante : il est possible de régénérer l'humanité en la déli­ vrant de toute conflictualité, précisément en la faisant pro­ gresser vers la philanthropie universelle. Le problème est de mettre fin aux désordres suscités par la Révolution fran­ çaise, qui sont eux-mêmes le résultat des vices de la société antérieure qui était, certes, adaptée pendant longtemps aux conditions données, mais qui est désormais impuissante à faire face aux problèmes nouveaux. Il faut donc donner à la société les moyens pour répondre efficacement à sa vocation tutélaire. A cet effet, il postule l'existence d'un « ordre l> ou d'une « marche des choses ))' qu'il désigne aussi comme une nature des choses. Ces expressions impliquent d'une part que l'homme est appelé naturellement à vivre en société, d'autre part que la société est appelée en vertu de l'accumulation des progrès, à passer naturellement au stade d'une totale réorganisation sociale. Autrement dit, par sa naturalité même l'histoire serait normative, du fait que la civilisation a permis à l'humanité de dépasser le stade de la contrainte et de la guerre. Aussi Saint-Simon rejette-t-il l'idée que la société aurait pour fondement un contrat plus ou moins volontaire. Ce qui la guide, c'est l'intérêt que les hommes éprouvent à

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I.

vivre ensemble : « Des hommes se trouvent rapprochés par hasard ; ils ne sont point associés, ils ne forment point société : un intérêt commun se produit et la société est formée »1• Cette recherche de l'intérêt appartient à la nature de l'homme, mais elle est aussi le signe de la nécessité de l'organisation, au sens du parallèle que Saint-Simon a établi entre le singe et le castor. Il est dans la nature de l'homme de se perfectionner grâce à ses « capacités » organisatrices. Ainsi, la nature humaine porte en elle-même une puissance émancipatrice qu'il faut libérer, la science et la nouvelle éducation nous indiquant la voie à suivre. Si la nature pousse l'homme à vivre en société, elle en fait aussi un être soumis à la loi du progrès qui lui permettra de dépasser le stade du conflit et de la guerre. C'est en ce sens que Saint­ Simon marie la naturalité et l'artificialité de la société, sans cependant s'interroger sur les implications philosophiques de cette combinaison ou, suivant l'une de ses expressions favorites, de cette « ligue ». Toutefois, le fait que l':h.omme vit naturellement en société ne le préoccupe guère, tant la chose lui paraît évidente ; aussi porte-t-il toute son atten­ tion sur l'organisation de la société qui doit, en principe, délivrer l'homme des conflits. Son idée directrice est la suivante : « N 'oublions pas d'ailleurs que, dans une société de travailleurs, tout tend à l'ordre naturellement ; le désordre vient toujours en dernière analyse des fainéants »2• Il entend par travailleur aussi bien l'entrepreneur que l'ouvrier, mais aussi le culti­ vateur, le savant et le commerçant, par opposition aux oisifs ou non-producteurs. Dans la société de la rareté d'autrefois, qui était de structure hiérarchique parce qu'elle I. SAINT-SIMON, L'industrie. Nous citons d'après la réédition des ouvrages de Saint-Simon, en 6 volumes, Edit. Anthropos, 1966, t. I, p. 2 1 . 2. L'organisateur, t. II, p . 152.

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était fondée sur la domination, l'homme avait des démêlés essentiellement avec l'homme plutôt qu'avec les choses. Désormais, grâce aux progrès, l'homme est davantage en relation avec les choses et il le sera toujours davantage, au point qu'il sera en mesure « de faire et de défaire la nature » à son gré1• A la domination de l'homme sur l'homme qui est nécessairement conflictuelle se substituera l'adminis­ tration des choses au sein d'une organisation sociale toujours plus harmonieuse qui mettra fin à l'exploitation des hommes, du fait que l'humanité dispose maintenant des moyens de « travailler à l'amélioration de l'existence physique et morale de la classe la plus pauvre »2• D'où la marche de l'humanité vers un ordre nouveau qui accomplira l'enseignement du christianisme, en dehors cependant de la foi chrétienne : « Tous les hommes doivent se regarder comme des frères ; ils doivent s'aimer et se secourir les uns les autres >l3, Cependant l'avènement de l'amitié générale, dont le système industriel est le porteur, passera encore provisoire­ ment par une période de lutte de classes, au cours de laquelle les oisifs, les frelons, les féodaux et les parasites de la société perdront progressivement leur pouvoir de contrainte, tandis que la classe des prolétaires, parce qu'elle fait partie de la classe des producteurs, s'intégrera toujours davantage à la société nouvelle. Saint-Simon ne conçoit cependant pas cette lutte entre les classes de façon révolutionnaire ; elle n'a que la signification conflictuelle d'une rivalité entre ceux qui, en vertu de la marche des choses, perdront progressivement leurs prérogatives, et les producteurs qui représentent l'ave­ nir, jusqu'au moment où « les producteurs de toutes les classes, de tous les pays >> deviendront des « amis »4. AutreI. L'organisateur, t. II, p. 126. 2. Le nouveau christianisme, t. III, p. 173. 3. Du système industriel, III, p. 94. 4. L'industrie, II, p. 47.

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ment dit, les conflits dureront avec des répits et des détours jusqu'à ce que le système d'organisation de l'industrie aura réduit, sans bouleversement violent, mais grâce au perfec­ tionnement progressif de l'humanité, les prétentions de l'an­ cienne classe dominante, grâce à une administration générale de la société. - Karl Marx K. Marx conçoit d'une autre manière les rapports entre la naturalité et l'artificialité sociales, et du même coup la reconciliation de l'humanité avec elle-même, après avoir surmonté ses contradictions et des conflits. A son avis, il n'y a pas lieu d'opposer abstraitement l'individu et la société, à l'image des théories du contrat social. En effet, « l'individu est l'être social >J1, il l'est immédiatement par son essence même d'être humain. Les' contradictions et les conflits sont apparus avec l'aliénation, c'est-à-dire la scission entre l'individu et la société. A l'origine l'homme était l'unité de la nature et de la société : « Etre objectif, naturel, sensible, c'est la même chose qu'avoir en dehors de soi objet, nature, sens ou qu'être soi-même objet, nature, sens pour un tiers J>2• Cette unité a été brisée par l'artificialité de la technique, par la fabrication des outils et des machines et la division du travail qui s'en est suivie, du fait que dès lors l'homme s'est projeté dans cette artificialité et qu'il est devenu étranger à lui-même. Cette aliénation primitive a entraîné toute une cascade d'autres aliénations telles que la politique, la religion, la morale, le droit et même, bien que sur ce point les textes soient équivoques, l'art et la science. Ce qu'il importe de comprendre, c'est que la politique, la I.

Manuscrits de r844, Paris, Ed. sociales, 1962, p. 90. Cet ouvrage a l'avantage de présenter avec le plus de pertinence la pensée philosophique qui n'a cessé d'inspirer Marx dans ses écrits ultérieurs. 2. Ibid., p. 137.

religion, etc., sont des manifestations artificielles qu'il est possible de vaincre en prenant en charge d'une certaine manière l'artifice. Celle-ci consiste à désaliéner la cause primitive de l'aliénation, parce qu'elle est une « faute ))' une « infirmité qui ne devrait pas être ))1, en reconciliant à nouveau l'homme avec la nature et la société. Tel est le projet communiste qui consiste en l' « appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme ; donc retour total de l'homme pour soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient et qui s'est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur JJ2• La philosophie de Marx postule que le conflit est la conséquence d'une mauvaise organisation de la société, qu'il n'est pas lié à l'essence de l'homme, de sorte qu'on peut l'éliminer au cours du développement de l'histoire puisqu'il en est un produit. En outre Marx confond le social et l'économique, de sorte qu'en modifiant les rapports de production on peut modifier fondamentalement la société3, jusqu'à faire dépérir la politique, la morale, le droit et la religion, car ces activités ne sont pas « réellement )) sociales, mais uniquement des « reflets J> de la dénaturation de la vie sociale consécutive à l'altération coupable du jeu économique. De plus ces activités sont conflictuelles irrémédiablement par elles-mêmes, de sorte qu'il n'y a pas lieu de les régénérer, car elles n'expriment que, sur le mode idéologique, les contra­ dictions « superfétatoires J> des rapports de production faussés qui, une fois rétablis dans leur vérité, rendront vaines la politique, la religion ou la morale. En supprimant le conflit dans l'économie on ne supprime pas seulement les r. Ibid., p. 149. 2. Ibid., p. 87. 3. On trouvera les textes typiques de cette confusion dans l'Idéo/ogie allemande et dans la préface à la Contribution à la critique de l'économie politique.

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conflits dans la politique ou la religion, mais on abolit ces activités mêmes. Le principal responsable de la conflictua­ lité chez Marx est la division du travail, car elle est à l'ori­ gine de toutes les autres divisions. Il l'avoue sans ambiguïté : « Peu importe du reste ce que la conscience entreprend isolément ; toute cette pourriture ne nous donne que ce résultat : ces trois moments, la force productive, l'état social et la conscience peuvent et doivent entrer en conflit entre eux, car, par la division du travail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l'activité intellectuelle et matérielle - la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus diffé­ rents ; et alors la possibilité que ces éléments n'entrent pas en conflit réside uniqw.ement dans le fait qu'on abolit à nouveau la division du travail ))1• Celle-ci engendre la divi­ sion de la société en classes, dont la conséquence est la lutte des classes. On ne saurait cependant espérer que ceux qui profitent de cette altération des rapports de production y mettent fin. Il faut les y contraindre par les moyens violents de la révolution, étant entendu que cette révolution ne doit pas être « locale )) comme la Révolution française, mais « uni­ verselle J>, puisque la déformation des relations sociales est universelle. Seuls ont intérêt à accomplir cette révolution ceux qui souffrent de l'état de choses actuel, à savoir la masse des prolétaires. Ainsi la révolution est conçue comme le conflit universel qui mettra fin à tout conflit, parce qu'elle mettra fin à toute division sociale et aux activités qui s'en nourrissent comme la politique, la morale, la religion ou le droit. Evidemment, dans une première phase, le commu­ nisme utilisera à ses propres fins la conflictualité sous la I. K. MARx, F. BNGBLs,L'ldéologie allemande, Paris, Ed. Sociales, 1968, p. 60-61 .

forme de la dictature du prolétariat et ce n'est que dans ce que Marx appelle dans la Critique du programme de Gotha la « phase supérieure de la société communiste » que toute division et tout antagonisme disparaîtront. On voit que Marx est lui aussi hanté par le rêve unanimiste de ce qu'il considère comme la communauté ou communisme grâce à la réconci­ liation de l'homme avec la nature et la société, mais en récupérant tout l'acquis positif de l'histoire, ce qui veut dire tout ce qui n'est pas source de division et de conflit. 5 . LE REDRESSEMENT OPÉRÉ PAR LES SOCIOLOGUES DU DÉBUT DE NOTRE SIÈCLE A l'exception de quelques esprits comme de Maistre ou Donoso Cortès, mais aussi Proudhon, la plupart des auteurs du XIX6 siècle ont cru que l'humanité évoluerait vers un régime de paix, sous l'influence bénéfique du com­ merce et des progrès de l'industrie. Le conflit perdrait sa raison d'être, du moment que l'on serait capable de mieux gérer la société d'abondance qui s'annonçait. En réalité leur espérance se fondait davantage sur une philosophie sociale que sur une analyse sociologique proprement dit. C'est à la fin du siècle dernier et au début du nôtre, avec la constitution de la sociologie en science positive, attachée à l'observation et à l'étude méthodique des phénomènes sociaux, que se produisit la grande conversion à propos du rôle du conflit dans les sociétés. Elle fut l'œuvre des grands maîtres de cette époque : Max Weber, Simmel, Pareto et Durkheim. Dès lors on abandonna le rêve eschatologique de la paix conçue comme fin dernière pour envisager les relations sociales, non plus en fonction d'une croyance uto­ pique, mais dans leur développement empirique, sans pré­ juger d'un état final. Le conflit apparut dès lors sous un autre jour, comme un élément inhérent aux sociétés au

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même titre que l'entente ou le compromis. On ne conçut plus son rôle comme unilatéralement pernicieux ou désas­ treux, mais comme polyvalent. Certes, il peut être un facteur de désolation pour les sociétés, mais également de vie et même une condition de leur épanouissement, suivant qu'on parvient à l'intégrer et le contrôler. Tout comme la violence il est au cœur des sociétés et il peut faire le malheur des hommes, mais aussi contribuer à l'amélioration de leurs rela­ tions communes. Nous sommes les héritiers de ce changement de perspective qui a pour fondement une compréhension plus scientifique et moins philosophique de la sociologie en général. 11 On peut dire que G. Simmel a été l'initiateur de cette manière de considérer le conflit, en particulier dans le long chapitre qu'il a consacré à ce phénomène dans sa Soziologie. Il y voit une forme essentielle de toute sociali­ sation, la paix n'étant finalement qu'un état exceptionnel dans la société. L'erreur serait donc de croire qu'on pourrait l'éliminer ou le dépasser, puisque les sociétés ne peuvent subsister qu'à cette condition. Certes, il peut y avoir une fonction dissolvante du conflit, mais cela ne doit pas nous cacher sa signification positive dans le maintien de l'unité d'un groupe. Il peut jouer un rôle régulateur dans les actions réciproques, parce qu'il en constitue une lui-même. Il peut même être un facteur d'équilibre, dans la mesure où il comporte au moins indirectement la reconnaissance de l'autre. Au fond la société consiste en un jeu perpétuel d'harmonies et de discordes, de forces associatives et de forces dissociatives. Du point de vue strictement sociolo­ gique nous n'avons aucune raison, sinon idéologique, de privilégier l'harmonie. Le conflit, écrit-il même, est « le germe d'une future communauté ))1• Il illustre son affirmation I . G. SIMMEL, Soziologie, Berlin, Duncker & Humblot, 5• éd., 1968, p. 195·

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par l'exemple de la constitution des unités nationales modernes qui se sont toutes formées au cours de guerres. Le conflit ne devient redoutable que s'il devient universel et global, c'est-à-dire lorsqu'il s'attaque à tous les aspects de la vie. Du fait de la permanence des conflits, les sociétés sont obligées de se donner des règles et des procédures de conciliation, par exemple un appareil judiciaire, pour intégrer les conflits, les régulariser, voire les ritualiser, afin de conjurer leurs effets pernicieux possibles. Comment pourrait-on d'ailleurs exclure définitivement les conflits quand les membres d'une collectivité ne sont jamais entiè­ rement d'accord sur leurs aspirations respectives ou sur les fins à réaliser ? Dans Economie et société Weber fait de la lutte, et du conflit qu'elle peut engendrer, un des concepts fondamen­ taux de la sociologie, ce qui veut dire que pour lui aussi le conflit est un agent essentiel de toute socialisation. Il y a évidemment toutes sortes de transitions depuis le conflit violent qui ne recule pas devant la suppression physique de l'autre jusqu'au conflit érotique entre deux rivaux qui se disputent l'amour d'une même femme. Le conflit naît de l'inévitable sélection sociale qui fait que tous ne peuvent pas avoir droit à tout, surtout au même moment. Cette sélection, dit-il, est « éternelle »1, ce qui signifie que la paix n'est qu'un état qui élimine les moyens violents mais non les possibilités de conflit usant d'autres moyens. A moins de précipiter les hommes dans une sorte de stupeur végéta­ tive, il y aura toujours des divergences entre eux, parce qu'ils conçoivent autrement l'organisation de la société ou les fins ultimes à poursuivre, de sorte que, suivant les cir­ constances, ces antagonismes peuvent dégénérer en conflit. Ces antagonismes ont leur source dans l'incompatibilité 1. WEBER, Economie et société, Paris, Plon, 1971, t. I, p. 39.

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entre les conceptions que l'on peut se faire de la justice, de la paix ou de l'égalité, mais aussi de la culture et de la vision générale du monde. Il y a une différence par exemple entre la culture française et la culture allemande qui peut évoluer en conflit, du fait qu'elles peuvent devenir le théâtre d'un combat éternel entre les dieux jaloux qui les animent l'une et l'autre. Ce qui passe pour divin aux yeux des uns peut devenir diabolique aux yeux des autres et déjà le conflit est en gestation. Plus généralement, il existe un anta­ gonisme des valeurs que Weber appelle aussi polythéisme, du fait que ce qui est beau n'est pas nécessairement bon et que ce qui est bon n'est pas nécessairement vrai. La vie humaine est donc sans cesse exposée à des conflits possibles parce que « divers ordres de valeurs s'affrontent dans le monde en une lutte inexpiable J>1• On ne peut éviter le conflit si, en vertu de ses convictions profondes, on veut faire prédominer son point de vue sur d'autres. On ne sau­ rait donc limiter les conflits à la seule activité politique car ils peuvent aussi éclater ailleurs, dans tous les domaines, aussi bien celui de l'économie que celui de l'art et même de la science. La théorie de l'équilibre social de Pareto a pour fonde­ ment le fait que le tissu social est hétérogène, étant donné que des intérêts divergents et des forces antagonistes y sont constamment à l'œuvre. C'est pourquoi l'équilibre est toujours précaire, parce qu'il peut être remis en cause par des crises et des conflits qu'il faut prendre en compte au même titre que les phénomènes de bienveillance ou de solidarité. En tout cas l'équilibre n'est pas un état d'har­ monie, mais le résultat de compromis et d'accommodements révisibles suivant les circonstances entre les forces qui pré­ dominent dans une société. Celle-ci est le théâtre de luttes 1 . WEBER, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 93.

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tantôt ouvertes tantôt latentes, dans un jeu d'oscillations dont la circulation des élites est l'une des expressions caractéristiques. Sans les conflits et les antagonismes l'équi­ libre resterait statique ; il est dynamique parce que des forces contraires qui conçoivent autrement l'utilité pour la société lui donnent sans cesse un autre visage, avec des phases d'expansion, de stagnation ou de décadence, étant entendu que la décadence d'une élite ne signifie pas la même chose que la décadence d'une société, car, comme le mon­ trent les révolutions, il peut y avoir substitution d'une élite nouvelle à l'élite en place qui était incapable de prendre en charge la dynamique de la société. Il n'existe tout sim­ plement pas de sociétés dont tous les membres auraient toujours les mêmes intérêts. L'histoire est faite de triomphes éphémères et de défaites provisoires. Certes, il appartient au sociologue d'expliquer de la façon la plus scientifique et la plus rationnelle possible les sociétés, mais on ne saurait en conclure que les sociétés seraient rationnelles. L'hété­ rogénéité sociale nourrie par les rivalités semble insurmon­ table. Aussi Pareto s'élève-t-il contre les sociologues pro­ phètes qui se donnent pour tâche de construire une société prétendue harmonieuse, débarrassée de tout antagonisme et de tout conflit. La science sociologique exige au contraire que l'on intègre les discordes et les conflits dans l'analyse des sociétés, d'autant plus qu'aucune société historique n'a réussi à en faire l'économie. Selon Durkheim, la nécessité des règles est le signe de la permanence de conflits virtuels, au point que le déclin de la rigueur et de la discipline qu'elles imposent - ce qu'il appelle l'état anomique - expose les sociétés à des « conflits sans cesse renaissants et des désordres de toute sorte JJ1 1. DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, PUF, 1967, 8• éd. Préface à la seconde édition, p. m.

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et à une espèce d'état de guerre larvée et chronique. Il met même en cause l'économie, ou plutôt la société indus­ trielle d'abondance, qui risque de dissoudre le respect des règles et par conséquent de livrer les sociétés aux troubles. Avec Pareto, Durkheim fut l'un des premiers à dénoncer l'illusion des sociologies philosophiques du x1xe siècle qui croyaient que l'abondance économique s'accompagnerait nécessairement du recul de la violence et des conflits, et d'une consolidation de la paix. Il faut plutôt s'attendre à l'effet contraire. Autrement dit, le conflit est au cœur des sociétés et aucune activité particulière, y compris l'économie, n'est en mesure de le supprimer définitivement. Il ajoute même : « Il n'est ni nécessaire, ni même possible que la vie sociale soit sans luttes ))1• Ce qu'il est possible de faire, c'est de prévenir les conflits, de les modérer par une régle­ mentation des fonctions et des activités sociales. Il en vient même à critiquer la notion de contrat : celui-ci reste insuf­ fisant tant qu'il ne s'accompagne pas d'une réglementation générale de la société ; tout au plus peut-il suspendre provi­ soirement les conflits, donc introduire une trève précaire2• 6. LA POLÉMOLOGIE Dès lors on se mit insensiblement en milieu sociologique à considérer le conflit dans une perspective nouvelle et avec un esprit nouveau. La sociologie du conflit devint possible. Tant qu'il passait pour l'élément nuisible et négatif dont il fallait purger les sociétés, il n'y avait aucune raison d'instruire une analyse positive de cette manifestation sociale, même si elle était courante. A quoi bon s'intéresser de plus près à un phénomène appelé à disparaître ? Il valait 1. Ibid., p. 357. 2. Ibid., p. 357.

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mieux concentrer les réflexions et les efforts sur les chances et les conditions susceptibles de nous affranchir d'une réalité aussi funeste. La conséquence en fut que le prophétisme se fit passer pour la science, mais en précipitant les hommes dans de nouveaux conflits, parfois plus âpres, sous prétexte de les en délivrer à jamais. Ce fut un des paradoxes de la philosophie sociale du siècle précédent. L'idéologie révo­ lutionnaire, qui continue à dominer de nos jours certains esprits, n'a pas d'autre fondement. Elle croyait pouvoir faire repartir l'histoire à zéro, le conflit apparaissant comme l'élé­ ment pernicieux de l'ancienne histoire, baptisée préhistoire. On ne saurait donc assez insister sur le tournant que constituèrent les œuvres de Simmel, de Weber, de Durkheim et de Pareto. Non seulement elles ont contribué à modifier notre conception générale du conflit, en retrouvant, sans s'y référer explicitement, la philosophie d'Héraclite et d'Aris­ tote, mais en plus, en vertu de cette nouvelle prise de conscience du rôle du conflit, elles ont remanié notre compréhension de la sociologie en général et partant, de l'idée que nous nous faisons de la société et de son avenir. Il est en effet déterminant pour l'appréhension sociologique des sociétés de savoir s'il faut considérer le conflit comme inhérent aux relations sociales et d'y voir un élément régu­ lateur et même un facteur de leur développement ou bien au contraire de le faire passer pour un élément nocif qu'il faut essayer d'éliminer. L'optique change du tout au tout. On rétorquera qu'il s'agit simplement du remplacement d'une présupposition ou d'un préjugé par un autre, les deux étant également légitimes et valables. Cette façon de voir n'est pas correcte. Sans dénier toute validité au pro­ phétisme utopique dans d'autres domaines de l'activité humaine, il y a cependant lieu de noter qu'il n'a pas sa place en science et que loin de servir les buts de celle-ci il les dénature. Comme toute science humaine, la sociologie

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ne peut prendre en considération que les sociétés données empiriquement et qui ont existé historiquement. Or, toutes ces sociétés ont connu des conflits. La reconnaissance de ce fait instaure une autre critique que celle qui est propre aux philosophies sociales qui rêvent utopiquement de la société future et instruisent le procès prétendu scientifique des sociétés existantes ou qui ont existé au nom d'une société idéale qui n'a jamais existé. Ce n'est pas le rôle de la sociologie de construire la société utopiquement parfaite ; d'ailleurs elle en est incapable, à moins de se transformer en politique ou plutôt en doctrine politique. Evidemment, cela ne l'empêche pas d'analyser l'influence et les consé­ quences des aspirations utopiques sur les croyances des hommes et leur comportement politique dans les sociétés historiques, sans oublier toutefois que ces aspirations uto­ piques suscitent à leur tour des rivalités grosses de conflits à propos de la perfection et de l'idéalité de la société. En effet, les conflits ne naissent pas seulement des conditions matérielles et causalement repérables dans la vie sociale, mais aussi des espérances et des visées idéelles qu'on voudrait qu'elle réalise. De ce point de vue la reconnaissance du conflit est une sorte de pierre de touche pour la scienti­ ficité de la sociologie, étant entendu d'une part qu'aucune science ne nous fournira probablement jamais une expli­ cation définitive des hommes, des choses ni des sociétés, d'autre part que la science elle-même peut nourrir les conflits dans la société. Ainsi donc, jusqu'alors négligée, l'analyse du conflit est devenue un objet central des recherches de la sociologie contemporaine. L'impulsion nouvelle a été donnée par les instituts de polémologie qu'on a créés un peu partout au lendemain de la dernière guerre mondiale, en France, en Hollande, en Italie ou en Espagne. Le terme de polémologie a été mis sur les fonts baptismaux par G. Bouthoul en 1945 .

Sous ce vocable il se proposait de promouvoir des études scientifiques sur les phénomènes de guerre et de paix, en dehors de toute idéologie et de toute option politique, qu'elle soit pacifiste ou autre, mais également sans limiter les recherches aux seules relations internationales et à la seule approche juridique. Son initiative a rapidement trouvé un écho dans d'autres pays comme les Etats-Unis, l'Angleterre ou l'Allemagne, mais dans une optique plus irénologique que polémologique, dans le cadre des Instituts de Peace Research. En principe le but des instituts de polémologie et ceux de Peace Research est le même, seule la démarche méthodologique est différente. En effet, les spécialistes de la Peace Research donnent en général la priorité à l'étude de la paix, assez souvent en lui conférant la dignité morale d'une construction où dominent les bons sentiments. C'est ainsi que J. Galtung définit l'étude de la paix « en termes de science de l'accomplisse­ ment humain >>1. Rapoport préconise même la substitution des savants aux politiques : « Le but de la science de la paix en tant que science appliquée, c'est d'empêcher les guerres et de promouvoir la paix, plutôt que de donner à un Etat ou à un bloc la possibilité d'arriver à ses fins par une poli­ tique diplomatique et militaire efficace »2• C'est également un objectif politique que les spécialistes allemands assignent à la Friedensforschung, jusqu'à proposer un bouleversement dans les relations sociales : « Si tu veux la paix, écrit par exemple Krippendorff, modifie les présuppositions sociales qui ont sans cesse conduit jusqu'à présent à la guerre »3• r. J. GALTUNG, La science de la paix, historique et perspectives, in Science et paix, 1973, n° l, p. 62. 2. A. RAPoPORT, Les différentes conceptions d'une science de la paix, in Science et Paix, 1973, n° l, p. 6. 3. E. KRIPPENDORFF, Friedensforschung, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1968, p. 23.

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- Gaston Bouthoul G. Bouthoul a adopté une démarche plus conforme à l'esprit scientifique. « Si tu veux la paix, connais la guerre »

répétait-il sans cesse. Il est trop facile de faire des déclara­ tions pacifistes et de condamner la guerre, car les affirma­ tions ne manqueront pas de trouver un écho favorable. Le savant n'a pas à chercher des applaudissements, mais à soumettre les phénomènes de paix et de guerre à une analyse critique. Aussi a-t-il concentré toutes ses recherches sur la connaissance plus précise de la guerre qui remplit l'histoire et l'expérience humaine. La paix n'est plus conçue comme un état isolé, mais comme une relation sociale qui s'inscrit dans le contexte des autres relations humaines. A cet effet, il a multiplié, au sens du pluralisme causal, les voies d'approche : l'analyse conceptuelle et morphologique, la recherche historique, la méthode statistique et l'enquête. Il s'est engagé dans les diverses pistes de la psychologie, de la sociologie, de la technologie, de la biologie, de l'éco­ nomie et tout particulièrement de la démographie. Il a essayé d'élaborer de nouvelles méthodes comme celles des baromètres polémologiques et de la chronistique. Enfin il s'est attaché à creuser certaines notions fondamentales comme celles de la mentalité, de l'agressivité collective, de la fête ou du pacifisme. Sa méthode l'a évidemment conduit à mettre à jour des aspects irrévérencieux pour les iréno­ logues, par exemple lorsqu'il constate avec surprise que les buts de la guerre sont les mêmes que les buts de la paix, que le pacifisme peut être un facteur polémogène ou lors­ qu'il observe avec le Hollandais Roling que les revendications de justice sont l'une des principales sources de la guerre. Bien qu'il ait consacré plusieurs ouvrages à la notion de paix1, il ne s'est cependant jamais attribué le rôle d'un « faiseur de paix ». Il avait trop le souci de la recherche scientifique pour la déprécier dans un discours pseudo-

1. H. ScHMID, Friedensforschung und Politik, in Kritische Friedensfor­ schung, Francfort/Main, Suhrkamp, 1971, p. 50.

1 . Par exemple Avoir la paix, Paris, Grasset, 1967, et La paix, Paris, PUF, 1974.

Schmid est encore plus explicite : « Les recherches sur la paix constituent une science appliquée et « orientée ». Une science appliquée doit être appliquée par quelqu'un qui possède le pouvoir de l'appliquer. Cela signifie pour la science de la paix qu'il doit exister une sorte de liaison institutionnalisée entre les spécialistes de la recherche sur la paix et ceux qui décident au plan supranational. De cette manière l'éthos universaliste de la science de la paix prend un caractère opérationnel dans le sens d'une identification avec les intérêts du système international, ce qui veut dire avec les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir dans le système international donné »1• De pareilles déclarations laissent en suspens la question de la science appliquée : est-elle une science ou un simulacre de la technique poli­ tique ? En général les spécialistes de la Peace Research négligent l'analyse du phénomène de la guerre et plus souvent encore la considèrent a priori comme l'événement malheureux du genre humain. Aussi, un certain nombre d'entre eux versent-ils dans l'utopie, dans l'exhortation géné­ reuse accompagnée d'imprécations non seulement contre la guerre, mais contre l'idée d'une organisation militaire. L'ana­ lyse positive cède le pas aux vœux pieux, comme si la paix dépendait uniquement de la bonne volonté des hommes qui la désirent, indépendamment de toute action politique. Leur objectif se résume dans une contribution à l'édification de la paix, conçue non plus comme une relation sociale, mais comme une sorte de fin ultime.

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scientifique. A son avis, l'illusion consiste à croire que l'on pourrait élaborer théoriquement des techniques de la paix qu'il suffirait ensuite d'appliquer. Le problème qui le tour­ mentait était le suivant : pourquoi les hommes qui désirent si ardemment la paix restent-ils fascinés par la guerre et la violence ? C'est dans un esprit analogue à celui qui animait G. Bouthoul que j'ai créé il y a plusieurs années déjà l'Institut de polémologie à l'Université des sciences humaines de Strasbourg, mais en donnant au concept de polémologie une signification plus étendue. Je l'ai conçue comme la science du conflit en général, donc non plus seulement comme la science de la guerre et de la paix, mais de tout conflit, quel qu'il soit, aussi bien politique qu'économique, religieux, social et autre. Je me suis référé à ce propos au n6ÀE[LOÇ d'Héraclite, qui inclut dans ce concept non seule­ ment la guerre, mais également la discorde, la dissension, les antagonismes et les tensions. Par conséquent la polé­ mologie s'occupe des grèves revendicatives aussi bien que des révolutions, des affrontements idéologiques ou des phé­ nomènes de violence en général, mais également des phé­ nomènes de concorde, de compromis et de paix, qu'il n'est pas possible de comprendre sociologiquement sans référence à la conflictualité humaine. Je le reconnais, on peut me reprocher de sacrifier à la mode qui consiste à créer avec quelque intempérance une nouvelle discipline en « logie » qui s'ajoute à tant d'autres « logies ». En réalité, il s'agit de regrouper dans la polémologie les diverses recherches qui se donnent pour objet l'analyse des conflits, de montrer l'intérêt de ce genre d'études et de leur donner une impulsion nouvelle et cohérente. Ainsi que je l'ai expliqué ailleurs\ il

s'agit aussi de « régénérer » la sociologie, qui a trop longtemps négligé ou traité d'une façon seulement occasionnelle une relation sociale aussi déterminante pour le développement des sociétés que le conflit. Ainsi comprise, la polémologie est une branche de la sociologie, elle est la sociologie du conflit, au même titre que d'autres branches comme la sociologie du travail, la sociologie de l'éducation ou la sociologie du droit, mais elle étend ses antennes au-delà de la sociologie, du côté de la biologie ou de la psychologie. Il ne faudrait donc pas la confondre avec la sociologie politique, non seulement parce que cette discipline analyse aussi d'autres phénomènes que les conflits, par exemple les institutions, les élections, les régimes et systèmes politiques, les partis politiques, etc., mais surtout parce qu'il y a d'autres conflits que les conflits politiques, étant donné que toute activité sociale et humaine peut en susciter. Au fond, la polémologie est une dénomi­ nation commode pour désigner un champ déterminable de recherches interdisciplinaires sans autre prétention que de contribuer à donner plus de rigueur à des études dispersées dans le reste du champ sociologique et à dynamiser en quelque sorte ces recherches.

I. J. FREUND, Topique de la polémologie, in Res Publica, Bruxelles, 1977, vol. XIX, n° I, p. 44-70.

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Une définition et ses commentaires

I. QU'EST-CE QUE LE CONFLIT ? Le vocabulaire courant ne manque pas de termes pour désigner les divers affrontements entre les hommes, depuis la concurrence ou la compétition jusqu'à la guerre ou la révolution, en passant par la lutte, le combat, la bataille ou simplement la querelle, la dispute, le désaccord ou la rivalité. Mais il y a aussi la crise, la tension ou l'antagonisme qu'on confond assez souvent avec le conflit. S'agirait-il d'espèces particulières d'affrontement dont le conflit consti­ tuerait la notion générique ? Ou bien le conflit serait-il une forme spécifique de l'affrontement, s'il est vrai qu'une

compétition ou un antagonisme par exemple ne sont pas nécessairement de nature conflictuelle ? De même, il y a des luttes qui ne sont que de simples concours ou débats, encore qu'un débat verbal puisse dégénérer en conflit sous certaines conditions qu'il faut justement préciser. Une com­ pétition sportive n'a en général aucun caractère conflictuel, mais elle peut elle aussi dégénérer en conflit dans cer­ taines circonstances déterminées. On pourrait multiplier les exemples de ce type, en considérant la notion de contra­ diction qui dans la dialectique de Hegel n'a pas de signifi­ cation conflictuelle alors qu'elle en a une chez Marx. Lorsqu'en politique internationale on parle de conflit entre la Chine et l'URSS s'agit-il à proprement parler d'un conflit ? La notion de rivalité ne conviendrait-elle pas mieux, étant donné que cette rivalité a pu donner lieu passagèrement à de véritables conflits. C'est dire la grande confusion qui règne dans le vocabulaire, que l'on retrouve même dans des ouvrages à prétention scientifique. Tout en employant le même terme on n'entend pas la même chose. Un grand pas serait fait dans le sens de la rigueur scientifique si les auteurs définissaient avec précision les notions qu'ils emploient et s'ils y restaient fidèles tout au long de leurs exposés, sans introduire subrepticement d'autres significations. En fait, la notion de conflit elle-même n'est pas entière­ ment univoque. La philosophie morale fait état de conflits de devoirs pour désigner le fait qu'un même acte peut paraître juste ou injuste suivant les règles sous lesquelles on le considère. En psychologie on invoque le conflit des sentiments lorsqu'un être est partagé entre deux sentiments contraires. Le langage j uridique nous propose les conflits de juridiction ou les conflits d'attribution lorsqu'il y a discussion entre deux instances sur la compétence dans une même affaire. Il existe même, comme nous l'avons déjà dit, une institution, celle du tribunal des conflits, qui a pour

charge de régler les différends portant sur la compétence. Il va de soi que la notion de conflit est utilisée dans ces cas en un sens figuré ou métaphorique qui n'a guère de relations communes avec la notion de conflit tel que nous l'entendons dans cet ouvrage. Qu'y a-t-il de comparable entre un conflit de devoirs et un conflit comme celui qui opposait l'Armée rouge aux Armées blanches ou la flotte anglaise et la flotte française à Trafalgar ? Toutes ces équivoques nous convient à donner une définition précise du concept. Nous proposons la suivante : Le conflit consiste en un affrontement ou heurt intentionnel entre deux êtres ou groupes de même espèce qui manifestent les uns à l'égard des autres une intention hostile, en général à propos d'un droit, et qui pour maintenir, affirmer ou rétablir le droit essaient de briser la résistance de l'autre, éventuellement par le recours à la violence, laquelle peut le cas échéant tendre à l'anéantissement physique de l'autre. 2. EXPLICATIONS Pour devenir tout à fait explicite cette définition appelle un certain nombre de commentaires afin de clarifier ses implications. I) L'affrontement ou le heurt sont volontaires. Etymo­ logiquement confiictus signifie un heurt ou choc quelconque. Dans l'usage moderne le conflit implique un choc inten­ tionnel. Ainsi, on ne parlera pas de conflit lorsqu'un homme heurte une pierre ou un animal ou lorsqu'une pierre en frappe une autre. Quand deux cyclistes se heurtent involontaire­ ment on dira qu'il s'agit d'une collision et non d'un conflit, bien que cette situation puisse dégénérer en conflit dès qu'une intention agressive se manifeste au moins d'un côté. La volonté conflictuelle peut être individuelle et opposer deux êtres, ou collective et opposer deux groupes, peu

J. FREUND

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importe la grandeur du groupe. Elle peut mettre aux prises deux groupes disproportionnés quant au nombre, par exemple lorsqu'un petit groupe de partisans s'attaque à un ennemi en surnombre. 2) Les deux antagonistes doivent être de même espèce ou encore des congénères, c'est-à-dire, pour employer le langage de K. Lorenz, le conflit est de nature intraspéci­ fique1. On ne dénommera pas conflit un affrontement entre un homme et un animal, mais uniquement entre deux hommes ou deux groupes humains ou encore à la rigueur deux chiens qui s'épient et finissent par se battre pour une raison quelconque. Cette distinction entre l'intraspécifique et l' extraspécifique vaut également pour la violence. On n'appellera pas violence le fait que les hommes tuent des bœufs ou des poulets ou encore arrachent des salades ou des radis pour se nourrir, car il s'agit d'une nécessité naturelle de la survie, dans le même sens où le lion chasse la gazelle et le renard attrape une poule. Il y a violence uniquement lorsque deux membres d'une même espèce s'affrontent. 3) L'intentionnalité conflictuelle implique une volonté hostile, ce qui veut dire une intention de nuire à l'autre parce qu'on le considère comme un ennemi ou qu'on voudrait qu'il le soit. L'hostilité peut consister en une simple malveillance ou prendre les aspects plus brutaux d'une mêlée aux proportions diverses, suivant le nombre des parti­ cipants, depuis la rixe jusqu'à la guerre. Aussi, un conflit peut-il éclater spontanément ou être organisé d'avance. C'est à dessein que j'emploie la notion d'hostilité et non celle d'agressivité, car il ne faut pas confondre les deux. Ainsi que l'a montré une fois de plus K. Lorenz, l'agressivité est une sorte d'instinct naturel qui comme tout instinct est I.

K. LORENZ, L'agression, Paris, Flammarion, 1963, chap.

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III, passim.

au service de la conservation de la vie individuelle ou de celle de l'espèce1. Il peut donc y avoir agressivité sans hosti­ lité, donc sans conflit. Si l'on veut être admis à un concours tel que l'agrégation il faut faire preuve d'agressivité tout comme un boxeur qui veut triompher de son rival ou encore une équipe de football ou de rugby qui veut gagner un match. Le manque d'agressivité s'appelle indolence. Evi­ demment l'une et l'autre peuvent conduire dans certaines circonstances à un conflit : l'agressivité lorsqu'elle se déve­ loppe en agression caractérisée, l'indolence quand elle laisse traîner la solution de difficultés qui, en s'accumulant, faute d'un règlement satisfaisant, finissent par opposer les groupes les uns aux autres. Il apparaît que si l'agressivité est une disposition naturelle, plus ou moins développée suivant le caractère des êtres, l'hostilité est d'ordre émotionnel, c'est-à­ dire qu'elle se manifeste à un moment donné pour disparaître par la suite ; elle est de nature transitoire. Le sentiment d'hostilité peut ne pas être éprouvé par les deux antago­ nistes : il suffit que l'un d'entre eux le manifeste pour créer une situation conflictuelle. Il y a enfin toute une gradation dans l'hostilité, depuis la simple menace en vue d'inspirer la peur à l'autre jusqu'au heurt violent. 4) L'objet du conflit est en général - mais non point toujours - le droit, à condition que l'on ne le comprenne pas uniquement comme une disposition formelle, mais aussi comme une revendication de justice. Il arrive qu'un affron­ tement naisse spontanément pour des raisons difficilement décelables et en apparence en dehors de toute exigence du droit, par exemple dans le cas d'une émeute. Toutefois lorsque cette situation se prolonge elle suscite inévitablement une protestation au nom d'un droit qu'on estime lésé, méconnu ou bafoué. Même dans le cas d'une émeute sponx.

Ibid., p. 6.

tànée, par exemple en cas de disette ou d'une autre détresse, les manifestants sont animés pour ainsi dire inconsciemment par le sentiment d'être les victimes d'une injustice. Je l'avoue, ce point de la définition que je propose peut paraître surprenant. En tout cas il pose un problème. J'en ai eu personnellement la confirmation à la suite d'une com­ munication que j'ai présentée lors du Congrès mondial de Philosophie du Droit à Madrid en 1 973. Mon propos ne fut pas accueilli dans l'enthousiasme par les juristes spécia­ lisés qui se font une conception étroite et pacifiste de la notion de droit. Et pourtant, lorsqu'on considère la plupart des conflits on ne peut que constater que le sentiment du droit ou de la justice est au cœur de la discorde, qu'il s'agisse de la querelle entre deux riverains ou de deux paysans à propos de la limite mitoyenne de leurs champs, de la volonté d'un groupe ou d'une association à être reconnus officiellement, de la revendication d'une collectivité poli­ tique du droit à l'indépendance ou à celui d'un espace vital ou enfin les prétentions des révolutionnaires qui justifient leur action au nom de la volonté de combattre les injustices d'une société donnée. Il ne serait pas difficile de multiplier les exemples tant ils sont nombreux. Il n'existe pratiquement pas de conflit ni de guerre qui ne cherchent à se légitimer. Ce qu'il faut souligner pour le moment, c'est que le droit dans la diversité de ses aspects, qu'il s'agisse du droit positif ou du droit naturel, qu'il se présente comme une expression formalisée ou une revendication informelle, est l'enjeu des conflits. Nous reviendrons plus loin sur ces relations essen­ tielles entre le conflit et le droit. 5) Le conflit essaie de briser la résistance de l'autre. Il consiste donc en une confrontation de deux volontés dont l'une cherche à dominer l'autre avec l'espoir de lui imposer sa solution. De ce fait il est la manifestation d'une puis­ sance, sur la base de divers moyens possibles comme le

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chantage et l'intimidation ou bien la . violence directe ou indirecte. A la limite l'issue peut être le triomphe de l'un et la reconnaissance de la défaite par l'autre. Ainsi Je conflit est une manière d'avoir raison indépendamment des argu­ ments rationnels ou même raisonnables, sauf si des deux côtés on accepte l'arbitrage d'un tiers. Ce qui est clair, c'est que le conflit ne se réduit pas à une simple contestation d'idées ou d'intérêts, bien qu'il puisse y trouver sa source. Il est le contraire d'une procédure de contentieux. Les anta­ gonistes se traitent en adversaires ou en ennemis. Aussi ne saurait-on l'assimiler à un jeu, comme nous le verrons plus loin, en dépit de diverses théories qui tendent à confondre les deux notions. 6) Le risque de l'affrontement conflictuel est l'engage­ ment selon le schéma du rapport des forces. Dès lors il entre dans le champ de l'escalade ou de l'ascension aux extrêmes, avec recours à la violence, dont la limite extrême peut être l'anéantissement physique de l'autre. La violence reste donc aux aguets dans tout conflit, dès qu'il met en jeu la force physique, éventuellement avec des armes. La mise en jeu de la force peut consister en un simple pugilat pour mettre l'autre à sa merci ou dans la volonté de lui infliger des blessures. En général l'escalade trouve son ressort dans les instincts obscurs de l'être, dans ses passions et dans une exaltation non contrôlée que suscite le déroulement même de la lutte, qui peut aller jusqu'à la fureur accompa­ gnée d'un acharnement et d'un égarement proche de la démence. Aussi arrive-t-il souvent que le conflit succombe à la démesure, disproportionnée par rapport à l'enjeu initial. Il est certain que cette outrance ne se produit pas dans tous les conflits, mais elle y est impliquée conceptuellement comme possibilité extrême.

3 . LUTTE ET COMBAT Ainsi qu'en témoigne l'expérience historique, le conflit peut se présenter sous des visages totalement différents, depuis la mêlée confuse et désordonnée, qui bouleverse tout sur son passage, accumulant les massacres, les pillages et les destructions aveugles, jusqu'aux aspects plus contenus parce qu'ils sont soumis à des règles ou à des rites, au point que le conflit n'est plus qu'une simulation de l'affron­ tement. Il existe donc des variétés innombrables de mani­ festations d'hostilité, si l'on considère l'émeute plus ou moins spontanée avec les saccages de toutes sortes, les progroms, les insurrections plus ou moins prévisibles, les échauffourées et les escarmouches aux dimensions plus réduites, les joutes en champ clos, les batailles au cours d'une guerre qui peuvent opposer des armées régulières ou bien des troupes irrégulières de partisans à une armée classique, ou enfin les guerres qui se réduisent à d'habiles manceuvres à l'instar de celles que livrait le maréchal de Saxe. Du point de vue sociologique on peut, me semble-t-il, ramener toutes ces espèces de conflits à deux types princi­ paux que j'ai appelés ailleurs l'un la lutte, l'autre le combat1• La lutte est la forme indéterminable du conflit, souvent confuse, parfois féroce et démesurée par rapport à l'enjeu s'il y en a un. La violence s'y donne libre cours, rassemblant tantôt des groupes, tantôt des foules au nombre indistinct et variable. En effet, il est en général difficile de compter les participants, sinon grossièrement, car au gré des cir­ constances, du déroulement des événements, de la peur que ceux-ci peuvent susciter ou de l'attrait qu'ils peuvent exercer, les uns se retirent tandis que d'autres viennent s'ajouter dans un va-et-vient incontrôlable. Le développe1. Voir J. FREUND, L'essence du politique, Paris, Sirey, 1965, p. 540-542.

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ment de la lutte est en général imprévisible, du fait que des temps morts succèdent pour des raisons inexplicables à des temps forts au beau milieu d'hésitations ou de répits. Il s'agit le plus souvent d'un tumulte qui ignore ses limites. Au fond la lutte peut à son tour se présenter sous deux formes : la première déploie une violence directe, la seconde adopte des procédés plus dissimulés, voire insidieux, parce que son objectif est à plus long terme. Les émeutes nous donnent une image concrète de la première configuration. La violence se déchaîne brutale­ ment, sans reculer devant rien, ni devant les interdits sociaux, ni devant les conventions juridiques ou morales. Elle se fixe à elle-même ses limites, toujours mouvantes. Tout est possible, tout est permis. Elle se développe sans calcul des moyens (et même très souvent tous les moyens sont bons), parce qu'elle n'a pas d'objectif déterminé et que l'ennemi n'est pas précisé. Lorsqu'elle atteint un certain degré de fureur, elle ne connaît plus ni pardon ni merci, semant la terreur, l'angoisse, voire la panique dans le reste de la population. Elle se livre à des déprédations au hasard de l'humeur du moment, elle pille, détruit et dévaste en dilapidant sans retenue ses forces. Les premières transgres­ sions deviennent des raisons pour en accumuler de nouvelles1• Le débridement devient parfois une sorte de distraction collective. Il est difficile de déterminer en général les moti­ vations, car elles varient d'une émeute à l'autre et parfois il n'existe aucun motif conscient ou plausible. On peut le cas échéant classer les émeutes en deux catégories : celles qui sont l'ceuvre de pénurieux (cas de disette) et celles qui sont l'ceuvre de suralimentés (par exemple mai 1 968). En r. J'aimerais renvoyer aux descriptions d'un auteur peu estimé des sociologues français : G. LE BoN, La psychologie des foules, Paris, PUF, 1947, passim.

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général ce genre de lutte cesse comme il a commencé, sans préméditation. La griserie passée ou apaisée, les acteurs se dispersent, on ne sait trop pourquoi, peut-être par lassitude ou essoufflement, peut-être par épuisement momentané du spectacle, quitte à le répéter un autre jour, ou encore parce que les émeutiers se heurtent tout à coup à une résistance déterminée, auquel cas il peut se produire une débandade. Ce n'est que si au sein du mouvement convulsif naissent un ou plusieurs meneurs capables de prendre de l'ascendant sur la foule et d'imposer une relative organisa­ tion, parce qu'ils réussissent à rassembler les énergies autour d'un objectif déterminé, que ce genre de lutte peut aboutir éventuellement à un résultat positif, en général sous la forme d'une guerre civile qui prend l'allure d'un combat1• - La lutte des classes La lutte des classes constitue une illustration significa­ tive deJa seconde configuration. Il faut remarquer d'emblée que dans ce cas la notion de lutte prend un aspect plus abstrait, parce qu'elle ne se manifeste pas directement à l'exemple de l'émeute. On y retrouve toutefois certaines caractéristiques de la lutte, telle que nous venons de la conceptualiser, en particulier l'indétermination dans l'affron­ tement. Les théoriciens de la lutte des classes, y compris les plus connus comme Marx, tergiversent d'un ouvrage à l'autre sur le nombre réel des classes, parce que peut-être ils n'arrivent pas à donner une définition précise de la notion ou du moins la décrire sur la base de contours sociologiquement repérables. Qui fait partie d'une classe ? Marx faisait-il partie de la classe prolétarienne, ou Lénine ? Il n'existe aucun critère objectif à ce sujet. En tout cas I. Pour une analyse plus détaillée avec d'autres variantes, voir mon ouvrage Utopie et violence, Paris, Ed. Rivière, 1978, p. 175-185.

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personne ne semble capable de dénombrer même approxi­ mativement, dans les conditions historico-géographiques données, ceux qui sont censés appartenir à l'une ou l'autre classe. Pour pallier la difficulté on a inventé l'expression tout aussi incertaine de conscience de classe qui permet à des êtres et des groupes de se réclamer intellectuellement d'une classe à laquelle ils n'appartiennent pas en vertu du critère des rapports de production. Les frontières entre les diverses classes sont donc extrêmement mouvantes. Ce n'est que dans des cas exceptionnels, tels ceux décrits par Machiavel dans les Starie florentine, qu'on assiste à une violence directe dans la lutte de classes. En effet, la violence sert en général de référence indirecte, sous la forme d'une oppression diffuse appelée exploitation ou domination, au sens de la violence structurelle de J. Galtung1• Cette réfé­ rence sert avant tout à justifier une lutte latente et perma­ nente, qui peut le cas échéant donner lieu à des explosions, s'il est vrai que, à l'origine du moins, la Commune de 1 8 7 1 ou l'insurrection de Léningrad en 1 905 ont été des mani­ festations de la lutte des classes. La question reste histori­ quement ouverte, car, s'il y a eu indiscutablement lutte en ces occasions, il n'est pas évident qu'il s'agissait vérita­ blement d'une lutte de classes. Ce n'est en général que post festum que les théoriciens de ces soulèvements les ont qualifiés de lutte de classes. Il suffit pour s'en convaincre de lire par exemple la correspondance de Marx lors du déroulement de la Commune de Paris en la comparant avec les analyses publiées qu'il a faites par la suite. I. Voir à ce propos l'opposition que Galtung fait d'une part entre la violence actuelle ou directe qui oppose des êtres ou des groupes concrète­ ment aux prises les uns avec les autres et, d'autre part, la violence structu­ relle ou indirecte qui a sa source dans les inégalités et les rapports hiérar­ chiques décelables dans les sociétés. J. GALTUNG, Violence, Peace and Peace Research, in Journal of Peace Research, t. VI, 1969, p. 167-191.

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En apparence la lutte des classes se donne un objectif déterminé, à savoir l'émancipation totale du genre humain, c'est-à-dire la libération de l'homme de toute exploitation, domination et superstition. A regarder les choses de plus près, cet objectif à long terme et même à très long terme est irréel, car il est à ce point indéfini et abstrait qu'il appa­ raît comme eschatologique, c'est-à-dire qu'on ne saurait l'accomplir dans l'histoire, à moins de transformer radica­ lement l'homme en un être qu'il n'est pas et qu'il n'a jamais été. Aussi, du point de vue de l'expérience humaine géné­ rale, la lutte des classes n'est jamais, dans les limites de l'observation accessible au chercheur, qu'une manière d'éva­ luer théoriquement le jeu indécis du rapport des forces qui est permanent dans les sociétés et qui est à l'origine des conflits. Ce n'est que dans ces conditions qu'elle peut être sociologiquement significative. Il s'agit au fond d'une lutte qui se prolonge de façon latente dans l'indécision, sans que l'on puisse lui fixer un terme et par conséquent dont on ne saurait dire qu'elle finira un jour. A défaut de succès prévisible ou même simplement imaginable, on ne saurait non plus parler à son propos d'échecs qualifiables comme tels, ni de jalons dans le processus indéterminé qui devrait la conduire progressivement vers son accomplissement, c'est-à­ dire l'édification d'une société sans classes et sans lutte. - Le conflit en Jormes Le combat est le type de conflit soumis à des règles ou à des conventions plus ou moins précises, ce qui n'exclut pas qu'il soit toujours régulier, car il peut se produire pendant son déroulement des épisodes de paroxysmes proches de l'anarchie de la lutte, par exemple au plus fort de la mêlée durant une bataille. Le combat se caractérise par l'effort destiné à contrôler la violence et à la contenir dans certaines limites. Les conventions peuvent être de nature très diverse

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et porter soit sur le déclenchement du conflit (déclaration de la guerre), soit sur son déroulement (interdiction de certains moyens ou de certaines armes), soit sur l'issue (armistice et traité de paix), soit enfin sur la manière de traiter les combattants (statut du prisonnier de guerre ou immunité de la Croix-Rouge). Il va de soi que ces règles n'ont de valeur que si elles sont acceptées et respectées de part et d'autre. Pour employer une expression ambiguë actuellement en vogue, le combat se caractérise par une « humanisation )> du conflit, au nom de ce que certains juristes appellent le droit de la guerre et plus anciennement le droit des gens1• Nous laisserons de côté ici le problème épineux de la guerre juste et injuste, car si l'on considère la littérature à ce sujet on constate qu'elle ne peut conduire qu'à une impasse. En général le combat est mené de part et d'autre par des personnes ou organisations régulièrement destinées à cet effet, en général par des armées dont les membres ou soldats sont revêtus d'un uniforme distinctif, en même temps qu'ils sont soumis à une discipline fortement hiérarchisée, afin d'éviter la violence folle propre à la lutte. Les régle­ mentations essentielles consistent d'une part dans la subor­ dination du militaire au politique, dans l'esprit défini par Clausewitz, d'autre part en l'organisation administrative de la fonction militaire à côté des autres administrations publiques. Les conséquences ont été que la violence fut subordonnée à une fin définie (offensive ou défensive) qu'il n'est possible d'atteindre que par son utilisation dans des r. On consultera avec fruit VATTEL, Le droit des gens, Paris, Rey & Gravier, 1838, en particulier le second tome, et C. SCHMITT, Der Nomos

der Erde, Cologne, Greven, 1950. Relevons l'expression de Vattel qui caractérise le combat comme une « guerre en formes ». PROUDHON en fera un usage particulièrement suggestif dans son ouvrage La guerre et la paix, Paris, Ed. Rivière, 1927, plus spécialement au livre III de cet ouvrage.

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conditions déterminées, grâce à une préparation stratégique et à un calcul rationnel. En effet, la stratégie est née de la volonté de transformer la lutte en un combat qui met aux prises deux camps dont les forces sont surveillées et, dans la limite du possible, repérables. Certes, la réglementation caractéristique du combat a porté essentiellement sur l'acte belliqueux, mais non exclusivement, si l'on considère les tournois d'autrefois ou les duels. Le combat apparaît donc comme une façon de modérer un conflit en imposant une discipline à ceux qui s'affrontent, c'est-à-dire en les soumettant à une volonté qui leur est à la fois étrangère et supérieure. Cette limitation n'a été possible qu'en faisant appel au droit (coutume ou loi) pour lui faire jouer un rôle de dissuasion. On a peu remarqué jusqu'ici, même parmi les juristes, que le droit a une signi­ fication fondamentalement dissuasive. Le fait que les sociétés n'aient pas toujours réussi à imposer la réglementation combattante ne saurait constituer une objection, ainsi que voudraient nous en persuader de nos jours ceux qui justifient la violence, avec l'intention plus ou moins avouée ou cons­ ciente, de réhabiliter la lutte jusque dans ses aspects les plus cruels et les plus barbares. Il est, en effet, curieux de constater que les intellectuels ne cessent aujourd'hui de propager l'esprit de violence, hélas au nom de fins préten­ dues généreuses et émancipatrices. Ils s'enfoncent dans un paradoxe dont ils évitent de prendre la mesure tout simple­ ment parce qu'ils se font une conception purement idéolo­ gique de la politique. On aurait tort de croire que la volonté de transformer la lutte en combat constituerait un souci contemporain et qu'il serait l'expression d'un progrès humanitaire durant les derniers siècles. De tout temps, en effet, les hommes se sont évertués, à cause des exigences de la politique, à réa­ liser cette transformation avec plus ou moins de succès.

Le droit des gens, deux fois millénaire, est une traduction de cet effort, sans compter d'autres conventions, par exemple celle imposée par l'Eglise pour limiter les guerres privées, les recommandations de Las Cases après la conquête de l'Amérique ou les écrits des théoriciens du droit de la guerre comme Grotius et d'autres. Les conventions de La Haye et de Genève s'inscrivent dans le contexte de cette recherche permanente tendant à comprimer la violence dans les conflits. Et pourtant à chaque époque cette persé­ vérance a été mise en échec par le retour à des luttes sans merci, par exemple la dure répression des révoltes d'esclaves à Rome, les jacqueries du Moyen Age, etc. Ce que nous appelons la guerre des partisans avec son cortège de mas­ sacres de part et d'autres, ainsi que le confirment les guerres du Viêt-nam et d'Algérie, ne constitue que l'aspect contem­ porain d'un phénomène qu'on retrouve à travers les siècles, depuis la lutte d'Andronicos de Pergame et plus tard des Juifs contre les Romains, jusqu'à l'équipée des partisans de Fra Dolci et de Segarelli au Moyen Age ou celle des paysans de Th. Münzer et, plus près de nous, le soulève­ ment des Vendéens. Sans cesse des troupes irrégulières se sont levées et ont affronté les armées régulières dans des luttes d'une violence effroyable. La seule différence consiste en ce que de nos jours on fait la théorie de ces luttes menées par des troupes irrégulières (terrorisme, guérilla urbaine), en essayant de les justifier au moins indirectement. Il faut, je crois, attacher une attention particulière à l'idéologie révolutionnaire qui consiste, dans la plupart des cas, en une régression du combat à la lutte. A la veille de la Révolution française les guerres consistaient en d'habiles manœuvres, par exemple celles que menaient le maréchal de Saxe, en évitant autant que possible de verser le sang sur le champ de bataille. Certains théoriciens militaires de l'époque estimaient même que le général qui est contraint

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de livrer bataille a dû faire au préalable une faute de comman­ dement. Il s'agit là d'un des exemples les plus fameux de la domestication de la violence guerrière. Valmy fut la dernière démonstration de ce genre, car quelques semaines plus tard on jeta dans des batailles de carnage des masses d'hommes toujours plus importantes. Au général vaincu on ne laissait souvent d'autre explication que la guillotine. Les révolu­ tions que nous avons connues ont perpétué cette exaltation de la violence, en justifiant parfois le terrorisme le plus aveugle. Il n'est pas nécessaire de citer les noms depuis Lénine jusqu'à Sartre. Pour bien juger notre temps, il faut mettre en parallèle l'effort fait grâce aux conventions inter­ nationales pour transformer la lutte en combat et les justi­ fications révolutionnaires qui au contraire tendent à faire dégénérer les combats en luttes souvent sanguinaires ou en une violence plus sournoise, celle des camps de concentra­ tion ou des hôpitaux psychiatriques. L'effort destiné à substituer la règle du combat à la violence désordonnée de la lutte s'est développé sur deux plans, celui de la politique intérieure et celui de la politique extérieure. En politique intérieure, surtout avec l'apparition de l'Etat moderne, ce fut le lent processus qui a abouti à ce que Max Weber appelait le transfert du monopole de l'usage légitime de la violence aux pouvoirs publics. II s'agissait d'une part de proscrire tout exercice de la violence par les privés (interdiction du duel, siège mené contre les places fortes que détenaient les partisans d'une religion déterminée), d'autre part éliminer l'ennemi intérieur pour ne laisser subsister que l'ennemi extérieur, représenté par un autre Etat souverain. Il est évident que la constitution des Etats modernes, aux frontières fixes et stables, a contribué dans une importante mesure à la mise en place de conven­ tions internationales capables de réglementer au moins cer­ tains aspects de la violence belliqueuse interétatique.

4. LE POLÉMIQUE ET L'AGONAL Cette différence entre la lutte et le combat contribue à une meilleure intelligence du politique. Ce que les membres d'une unité politique attendent normalement du pouvoir, c'est qu'il assure, comme le proclamait Hobbes, leur pro­ tection contre les diverses menaces qui peuvent secouer la société. Plus exactement, ils attendent de n'être pas exposés à la lutte, c'est-à-dire à la violence arbitraire des uns contre les autres et à la peur permanente de l'état de nature. La société politique ou civile remplit cette fonction en instau­ rant des règles et un droit que l'autorité en place est chargée de faire respecter. La signification minimale de la politique est de transformer la lutte indistincte en combat réglementé. A l'inverse on comprend ce que signifie une politique abusive qui dénature l'institution civile : il s'agit de celle qui, au lieu de protéger les citoyens conformément à la finalité du politique, les livre à la discrétion des hommes au pouvoir, par conséquent celle qui renie son rôle tutélaire et qui pour des raisons idéologiques ou autres, par corruption par exemple, jette en prison ou dans les camps ceux qui sont soupçonnés, le plus souvent à tort, de n'être pas fidèles aux choix subjectifs des détenteurs du pouvoir. Le totalita­ risme est une politique de ce type, parce que par despotisme il protège son pouvoir contre les citoyens en menant une lutte insidieuse contre eux. La politique cesse dans ce cas d'être un service commun pour devenir une manière de sauvegarder les privilèges d'un clan ou d'un parti. Un des moyens de remplir ce rôle de protection consiste précisément dans la transformation au sein de la société de la lutte indistincte et confuse en un combat grâce à la réglementation des conflits par des conventions et des lois. Par la force des choses et en vertu de la logique de l'insti­ tution politique, c'est-à-dire la suppression du conflit violent,

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l'Etat tend ou doit tendre à éliminer dans la mesure du possible même le combat pour y substituer la compétition réglée par le droit, en dehors de toute violence. C'est ce qu'on peut appeler la normativité de l'Etat. Certes, il ne réussit pas toujours dans cette entreprise, mais celle-ci constitue en quelque sorte le but théorique à atteindre dans le respect d'une rivalité inévitable entre les opinions et les intérêts des individus et des groupes subordonnés. Il en résulte que l'on ne saurait confondre, à la manière de certaines théories modernes, le conflit avec la compétition ou la concurrence. Celles-ci traduisent une rivalité normale dans une société et affecte tous les domaines, aussi bien celui de l'économie que de l'art, ou de la religion. Autrement dit, la rivalité subsiste dans la compétition, mais avec exclusion du recours à la violence. Il serait évidemment utopique de croire qu'on pourrait éliminer définitivement toute violence. Les raisons en sont simples. D'une part, comme le montrent par exemple les compétitions sportives, la violence peut brusquement s'installer sur le terrain du fait des circonstances du déroulement de l'épreuve ; d'autre part, le fait même que l'Etat revendique le monopole de l'usage légitime de la violence implique qu'elle ne disparaît pas et qu'elle reste en quelque sorte en suspension au niveau du pouvoir. A vrai dire, la compétition simule le conflit, et comme telle la rivalité qui lui est propre comporte des tensions, mais aussi une victoire et une défaite, mais sans faire appel en principe à la violence. Pour rendre compte de ce processus, j'ai proposé, dans divers écrits antérieurs, de faire la distinction entre l'état polémique et 1'état agonal1• I. Ces deux termes appellent quelques explications. Le rc6/.e:µoç grec désigne la guerre, donc le conflit violent, le rc6MµLoç étant l'ennemi au cours d'une guerre. Les écrivains grecs utilisaient le vocable &y©v pour caractériser le conflit non violent ou la compétition, en particulier les concours en vue d'obtenir le prix lors des jeux publics, à Olympie

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- L'ennemi L'état polémique est celui de la violence ouverte et directe ou celui du combat réglé. Il désigne donc une situa­ tion conflictuelle ou qui risque de le devenir, peu importe la forme et le degré de la violence, car il peut s'agir aussi bien d'une querelle avec coups et blessures que d'un affron­ tement sur un espace plus vaste, dans le cas de la guerre (guerre extérieure et guerre civile), d'une émeute, d'une sédition, d'un coup d'Etat ou d'une révolution. La carac­ téristique essentielle est que les protagonistes s'affrontent en ennemis, ce qui veut dire qu'ils se donnent à tort ou à raison, légitimement ou illégitimement, le droit de supprimer physiquement le cas échéant ou à l'extrême, les membres du camp opposé, afin de briser immédiatement ou à terme (dans le cas de la lutte de classe) la résistance des opposants ou ou ailleurs, ou encore le combat judiciaire, c'est-à-dire le procès. En prin­ cipe les hostilités violentes ou polémiques étaient suspendues durant toute la période agonale des Jeux Olympiques et même les athlètes d'une cité en guerre n'avaient pas le droit d'y participer. Les auteurs latins employaient eux aussi le terme d'agon en ce sens. Par la suite, il faut bien le reconnaître, certains auteurs grecs ont parfois employé, mais assez rarement, le mot &ywv pour désigner également le combat militaire et donc violent. C'est dans le respect de l'ancien usage que j'ai forgé l'adjectif « agonal ». J'ai rencontré plus de difficulté avec la notion de « polémique », Dans certains écrits antérieurs, j'ai opposé l'agonal et le polémologique. Cette dernière 'notion me paraît finalement impropre, car elle ne désigne pas une situation conflictuelle, mais le discours scientifique ou non sur une telle situation. J'ai envisagé de forger des termes nouveaux, par exemple celui de polémeux ou, par assonance avec agonal, celui de polémal. Ces néologismes ne semblent pas heureux, et surtout ils ne sont pas à l'abri d'équivoques. Finalement j'ai opté, après réflexion, pour le terme de polémique, recensé dans tous les dictionnaires, mais avec un sens littéraire assez précis, celui de controverse littéraire intellectuelle plus ou moins agressive. La polémique en ce sens est donc de l'ordre du propos. Pourtant certaines langues étrangères emploient assez souvent la notion de polémique au sens fort pour désigner ce qui concerne la guerre ou le conflit violent. J'ai cru bon de me rallier à cet usage, sachant qu'il peut susciter des malentendus. Mais il existe d'autres concepts qui comportent eux aussi un sens fort et un sens faible. Je ne fais qu'ajouter un de plus à la série.

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soi-disant tels. Ce qui compte dans l'état polémique, c'est l'intention hostile, peu importe si elle a sa source dans la haine, dans la peur ou dans une décision politique. L'hosti­ lité a en général pour but de rompre un état d'équilibre afin de modifier le rapport des forces. Aussi l'état polémique tend-il à n'opposer que deux camps, par exclusion de la participation de tiers. L'antagonisme tend donc au duel, au sens du couple ami-ennemi mis en évidence par C. Schmitt1. De plus, lorsqu'un différend dont l'origine est économique, religieuse ou esthétique atteint un certain degré d'intensité ou de violence, au point de susciter la constellation de l'ami et de l'ennemi, la situation devient polémique au sens que nous donnons à ce terme. L'état polémique peut n'être que transitoire, mais atteindre rapidement un point de paroxysme de nature anarchique (y compris au plus fort d'une bataille durant une guerre), jusqu'au moment où l'une des parties parvient à triompher de l'autre ou à la mettre en difficulté. Il peut également être larvé, à l'exemple de ce qui se passe dans les dictatures totalitaires modernes qui distillent en quelque sorte dans le temps l'hostilité pour s'attaquer avec plus d'efficacité à l'un et à l'autre groupe qu'elles considèrent comme des ennemis, jusques et y compris dans les rangs des amis. Quels que soient les aspects cruels ou plus modérés et quelles que soient les violences qu'il peut susciter, le conflit forme le cœur de tout état polémique. Au fond, l'état polémique est le résumé conceptuel des analyses que nous avons faites jusqu'à présent. Prenons à titre d'illus­ tration un exemple de menace de conflit. Au moment où j'écris ces lignes le conflit reste toujours suspendu sur la population en Pologne, aussi bien en ce qui concerne les r. C. SCHMITT, La notion de politique, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 65-68.

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conditions internes que les menaces externes. Il s'agit d'une situation polémique dont on ne peut prévoir l'évolu­ tion, parce que la violence y reste sourde mais constamment présente, en dépit des dénégations des dirigeants des deux côtés de la barrière. La phase d'observation fait partie de l'état polémique, même si elle dure, dans la mesure où le risque de conflit persiste. Autrement dit, l'état polémique comporte en plus des conflits francs et directement quali­ fiables également des provocations et des intimidations qui peuvent le déclencher suivant l'évolution des circonstances occurrentes. - L'adversaire L'état agonal consiste en la situation qui a réussi a désamorcer les conflits et à leur substituer une autre forme de rivalité connue sous le nom de compétition, de concur­ rence ou de concours. Le sport en donne aujourd'hui une image concrète, largement répandue avec les diverses sortes de matchs suivant les disciplines. Toutefois, comme nous le verrons encore plus loin, l'état agonal n'est pas assimi­ lable au simple jeu, car il caractérise aussi des activités qui ne sont pas fondamentalement ludiques comme l'économie, l'administration ou même la rivalité entre les religions et les écoles artistiques. La caractéristique essentielle est que les rivaux ne se comportent plus en ennemis, mais en adversaires, ce qui veut dire qu'à l'avance la violence et l'intention hostile sont en principe exclues, mais non la possibilité de vaincre ou de prendre le pas sur le concurrent. Il ne s'agit plus d'imposer coûte que coûte sa volonté à l'autre, mais d'essayer de triompher de sa résistance par des moyens définis d'avance qui renoncent à s'attaquer à l'intégrité physique ou morale de l'autre. Les moyens les plus généralement utilisés sont l'adoption d'un règlement, l'établissement d'institutions ou encore le droit, la contrainte jouant le rôle d'élément dissua-

sif. Les joueurs qui ne respectent pas la règle sur le terrain sont pénalisés par l'arbitre et en cas d'infractions répétées ou graves ils sont expulsés. Le citoyen qui enfreint les règles de la circulation est verbalisé et si jamais il s'en prend pour une raison ou une autre à la personne d'autrui ou à ses biens il est mis à l'écart et détenu par exemple dans une prison. Ce qui est important, c'est d'une part l'élaboration d'un système de blocage de la violence, d'autre part la mise en œuvre de règles également valables pour chaque participant, qu'il s'agisse des membres d'une asso­ ciation aux dimensions réduites ou d'une société globale comme un Etat. Ces règles sont fixées d'avance : non seule­ ment elles ont pour destinée d'orienter dans un sens défini l'action des individus, mais elles déterminent aussi en général l'issue de la rivalité en précisant les conditions de la victoire ou en imposant des interdits lorsque la compétition est de durée illimitée, par exemple dans le cas de la compé­ tition économique ou d'un championnat de football ou de rugby. Autrement dit, l'état agonal est fondateur d'un ordre reconnu par tous, qui n'est pas établi par la volonté discrétionnaire du vainqueur, à l'instar de ce qui se passe à l'issue d'un conflit violent. La stabilité de l'état agonal reste précaire ou fragile, car à tout instant une violence subite et difficilement contrô­ lable peut le mettre en péril. Il arrive aussi que pour le maintenir à tout prix on fasse un usage abusif de la contrainte en en faisant un instrument de répression ou d'oppression. Il n'est donc pas exempt de déviations ni de perversions. Celles-ci interviennent en général quand une institution (politique, religieuse ou autre) se prend pour fin en soi au lieu d'être au service de la régulation de la cohabitation entre les membres d'une collectivité. A l'inverse on ne saurait non plus confondre l'état agonal avec l'utopie d'une société intégralement pacifique, avec l'Eden du calme bien-

heureux qui n'est imaginable qu'en théorie. Comme nous l'avons vu, la concorde qu'il s'efforce d'instaurer laisse le champ ouvert aux rivalités des opinions et des intérêts, donc à des désaccords et à des différends possibles et aussi aux contradictions, sauf qu'il exclut le moyen de la violence pour les résoudre, bien que, suivant les circonstances, la rivalité puisse devenir conflictuelle. Le polémique reste toujours présent, au moins à titre de virtualité. Ainsi compris, l'état agonal n'exclut pas les modifications dans le rapport des forces, sauf qu'il obéit à des règles, par exemple celles de l'élection qui, en amenant un autre parti au pouvoir, peut provoquer un changement fondamental dans la struc­ ture du pouvoir et dans la manière de gouverner. L'état agonal a présenté des versions diverses au cours des siècles. De nos jours il se réclame de ce qu'on appelle le régime démocratique (encore que cette notion soit telle­ ment galvaudée qu'elle sert aussi à masquer un état polé­ mique de violence rampante), fondé sur le système de la concurrence des partis politiques, sur la reconnaissance d'un certain nombre de libertés fondamentales et sur une constitution qui réglemente le droit du détenteur légitime du monopole de la violence, afin qu'il n'en fasse pas un usage arbitraire. En général l'état agonal ne devient un sys­ tème global que parce que sectoriellement les situations particulières font l'objet d'une réglementation ou d'un consensus tacite des membres. Les associations sont libres de se créer pour défendre un intérêt ou une idée propre, qu'il s'agisse de la vie sociale, religieuse, économique, cultu­ relle, artistique et autre, et d'entrer en compétition les unes avec les autres ou de manifester les divergences de concep­ tion, mais dans le respect d'une règle commune valable pour tous, qu'elle soit explicite ou acceptée implicitement. De ce point de vue l'état agonal refuse d'emblée la dualité polémogène en reconnaissant le droit des tiers. C'est ce

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qu'on appelle de nos jours le droit à la différence. Il en résulte que l'état agonal refuse d'imposer une uniformité générale, sinon la compétition ne pourrait plus jouer, comme il arrive dans les pays totalitaires où seules les associations d'une orientation idéologique déterminée et contrôlée sont autorisées à s'exprimer officiellement. La paix intérieure y est maintenue, mais au prix d'une violence faite aux consciences et en privant des droits élémentaires ceux qui refusent l'uniformité ou qui sont suspectés de la récuser. On ne saurait qualifier un tel état d'agonal : il est polémique. En vertu de sa logique interne l'état agonal tend à se paralyser lui-même dès lors qu'il cherche à soumettre toute la vie à la réglementation et au droit, jusqu'à la décision politique. Il ne faut pas minimiser ce danger qui a fait l'objet de diverses études et enquêtes sur la bureaucratie envahissante ou plus généralement sur ce que Crozier appelle la société bloquée. Le souci d'une trop grande harmonie sur la base de l'organisation et de la réglementa­ tion peut se retourner contre l'état agonal en suscitant la contestation grosse de violences possibles. L'état agonal n'exige pas l'harmonie, dans la mesure où par définition l'équilibre qui le caractérise est précaire, du fait qu'il est la résultante de forces et de mouvements contraires et hété­ rogènes qui se neutralisent sans jamais s'annuler. De ce point de vue il y a lieu de se méfier de la théorie idéologique de l'état agonal, connu sous le nom d'Etat des juges, qui tend à subordonner l'ensemble de la vie des individus à des lois ou règles et à chercher dans la procédure judiciaire la solution des rivalités ou encore des divergences politiques, en donnant par exemple la priorité à une cour constitution­ nelle, composée de juristes non politiquement responsables, sur la responsabilité politique des gouvernants. Le danger consiste en ce que C. Schmitt appelle la politique de type judiciaire (justizformige Politik), dans laquelle la rationalité

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juridique prend le pas sur la volonté et l'autorité politiquesi. Une constitution par exemple est d'abord un instrument politique, de sorte que le but ne saurait consister en sa perfection juridique, surtout si elle néglige la pesanteur du politique. L'Etat de droit juridiquement trop raide, qui étoufferait l'initiative politique, risque à la longue de susciter la contestation violente et de transformer l'état agonal en un état polémique. 5 . NORMES ET SITUATION EXCEPTIONNELLE Cette distinction comparative entre l'état polémique et l'état agonal nous aide, je crois, à mieux saisir la signifi­ cation générale du conflit dans la société et, indirectement, la signification de l'ordre social. Les utopistes et pacifistes de tous les temps ont rêvé d'une société qu'ils prédisent heureuse et juste une fois qu'elle serait débarrassée de tout conflit. Que faire d'autre dans de telles conditions, sinon de conserver un ordre social aussi tutélaire ? A cet effet ils ont imaginé toutes sortes de contrôles, de surveillances et de réglementations, au point que les habitants de ce genre de cité cessent d'être libres2• Certes, l'instauration de l'état agonal est idéalement souhaitable, mais il risque de sombrer dans le conservatisme social au mauvais sens du terme. On pourrait instruire à partir de là une réflexion sur la nature et la signification de la règle, quand par manque de souplesse et de plasticité elle fige l'ordre social dans une répétition ennuyeuse. C'est cependant sur un autre aspect que je I . C . SCHMITT, Verfassungslehre, Berlin, Duncker & Humblot nou­ velle édition, 1 954, p. 133· En aucun cas, il ne s'agit ici de mettre e cause la pratique, en général fort raisonnable, des cours suprêmes, mais la tendance abusive qui voudrait subordonner toute décision politique au contrôle de juges. 2. Sur ce point, voir également mon ouvrage déjà cité' Utopie et violence.

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voudrais insister : le conflit constituerait-il un état anormal de la société, dont il faudrait la débarrasser comme d'une maladie ? Nous l'avons vu, de très nombreux théoriciens sont de cet avis. Or, si nous consultons l'expérience humaine générale, on ne saurait attribuer au conflit cette signification purement négative, car loin d'être un facteur de désinté­ gration des rapports sociaux il joue aussi le rôle de régulateur de la vie sociale. Il peut même favoriser l'intégration. - Normalité et normativité Le conflit apparaît donc comme un phénomène social normal, au même titre par exemple que la transgression des règles. Ce n'est que dans une société où tout serait permis qu'il n'y aurait pas de transgression, parce qu'il n'y aurait ni règle ni interdit. Une telle société n'est cepen­ dant concevable qu'utopiquement : elle ne saurait avoir de réalité historique et sociologique. Si le conflit est inhérent aux sociétés empiriques il peut être parfois imprudent de vouloir le masquer à tout prix ou encore d'empêcher par des moyens artificiels ou autoritaires qu'il n'éclate. Le conflit peut être nécessaire. Il m'est souvent arrivé d'exposer ces vues à des syndicalistes, à des cadres de l'industrie ou à des chefs d'entreprises en France et à l'étranger. La première stupeur passée, la discussion qui a suivi l'exposé a en général confirmé mon analyse. A vouloir dissimuler coûte que coûte les conflits, on finit très souvent par bloquer toute issue, y compris celle de la négociation, et souvent on exaspère l'opposition des parties. Le conflit introduit une rupture et du même coup il débloque la situation parce qu'en général il met subitement les parties en présence de l'enjeu réel, des conséquences et des risques. Ainsi, il est parfois raisonnable et souhaitable de laisser éclater une grève, car elle décante une situation enfermée dans ses confusions et ses contradictions. Au fond, dans une société

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tout n'est pas entièrement régularisable. La liberté réside dans cette faille. En effet, si on pouvait tout régulariser et éliminer dans une société jusqu'au soupçon de conflit, suivant la logique du pur état agonal, la liberté risquerait d'y devenir une prisonnière. Il y a un appel de liberté dans le conflit. De toute façon les règles ne règlent pas tout, contrairement à ce que laissent croire les tentations diri­ gistes du socialisme. Ce n'est pas sans raison que Boukovski considère la boulimie réglementatrice du socialisme comme un phénomène contre nature1• D'une façon générale, dans la société de compétition, qui accepte le conflit, est permis tout ce qui n'est pas interdit, dans une société socialiste n'est permis que ce que la règle permet et tout le reste est interdit. Le problème délicat et difficile porte sur la définition respective du normal et de l'anormal. Ce problème ne concerne pas uniquement la sociologie, mais aussi la biologie, la médecine et la psychologie. Il n'est évidemment pas question de le résoudre ici dans sa généralité. Le vocabulaire ordinaire est extrêmement riche dans la désignation de ce qui paraît couramment comme anormal, bien que d'une façon qui ne soit pas toujours pertinente : le pathologique, le monstrueux et le difforme, l'irrégulier, l'absurde et le grotesque, l'abusif et le dépravé, l'accidentel, l'insolite et le rare, le déraisonnable, l'invraisemblable, l'excentrique et le détraqué, le faux, le miraculeux et le merveilleux, le parti­ culier, le singulier et le spécial. La liste est loin d'être exhaustive. La question est de savoir sous quel aspect prin­ cipal le conflit pose le problème du normal et de l'anormal. Avant d'y répondre il faut au préalable soulever quelques questions. l. V. BouKOVSKI, Cette lancinante douleur de la liberté, Paris, Laffont, 1981.

Tout d'abord il importe de ne pas confondre règle et norme. La règle est un produit de conventions, et de ce fait elle est codifiable, donc repérable, ce qui veut dire que ses dispositions sont énumérables. Elle porte sur un permis et un interdit, étant donné que là où tout est permis il n'est pas besoin de règles. En raison de l'interdit qu'elle comporte elle implique une contrainte. La norme au contraire est de l'ordre de la valorisation, soit qu'elle idéalise une aspiration ou une intention, soit qu'elle donne valeur de modèle à une forme, soit qu'elle évalue la conformité d'un phénomène à ce qui se passe dans la majorité des cas (moyenne statis­ tique). Elle n'impose donc pas nécessairement contrainte. Si nous avons insisté dans la définition du conflit sur l'impor­ tance du droit, nous pouvons préciser maintenant qu'en général le conflit éclate parce qu'on oppose une norme à une règle, une illustration typique de ce fait étant la révolution. Celle-ci se fait en général au nom de normes de justice qu'on oppose aux règles positives et établies1• On aurait donc tort de voir dans la réglementation, avec ses contrôles et sa planification, la norme de la vie sociale. Celle-ci étant en perpétuel mouvement et transformation elle ne se laisse pas emprisonner dans un système de règles, si parfait soit-il. L'activité humaine ne cesse de modifier le milieu environnant et par conséquent de susciter d'autres règles et de nouvelles normes suivant les exigences du développe­ ment des sociétés. S'il en est ainsi - et c'est la seconde question - on ne saurait réduire la vie sociale à une seule norme ni la faire procéder d'une norme unique. Le normal I. A titre indicatif, mentionnons qu'il est possible de faire sur cette base une distinction essentielle entre le droit naturel et le droit positif. Le droit naturel se fonde sur des normes qu'il est difficile de traduire dans des règles empiriques, tandis que le droit positif est un ensemble de règles codifiées ou codifiables qui peuvent être établies, le cas échéant, en l'absence de toute référence à une norme.

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implique au contraire la capacité d'instituer une pluralité de normes, qui peuvent être contradictoires entre elles si la situation à laquelle il faut faire face l'est elle-même. D'où la possibilité d'un conflit entre les normes concurrentes que certains juristes, tel Kelsen, nient, sous prétexte que l'on pourrait faire dériver l'ensemble des normes sociales d'une norme fondamentale, étant entendu au préalable que tout comportement humain serait toujours déterminé direc­ tement ou indirectement par le droit1• Une telle façon de voir les choses ne correspond pas à une conception sociolo­ gique des choses. Pas plus qu'il n'y a de règle des règles, il n'y a pas de norme des normes ni de norme fondamentale qui gouvernerait les autres normes. Canguilhem souligne avec raison que l'être humain est un être normatif, ce qui veut dire un être capable d'instituer des normes nouvelles au hasard des exigences des situations occurrentes et des crises qu'il est amené à affronter. La création de ces normes nouvelles peut contribuer à l'épa­ nouissement et au développement de la vie individuelle ou sociale ou, au contraire, y faire obstacle, voire contribuer à sa destruction. Dans le premier cas nous dirons que la normativité est normale, dans le second qu'elle est anormale. Par conséquent la vie se déroule normalement quand l'insti­ tution des normes nouvelles fait que l'être « y déploie mieux sa vie »2, en correspondance avec les variations du milieu qui lui sont données progressivement ou soudainement ; dans le cas contraire nous parlons d'anormalité, en ce sens que les normes nouvelles vont à l'encontre des nécessités impérieuses de la vie. Il est clair dans ces conditions que la I . H. KllLSEN, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, en particulier p. 266 à 273. 2. G. CANGUILHEM, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des Lettres de l'Université de Strasbourg, 1943, p. 84.

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distinction entre le normal et l'anormal dépend pour une large part de l'appréciation subjective des êtres1, ce qui signifie qu'il n'y a pas de science qui serait en mesure de départager de façon objectivement souveraine le normal et l'anormal. C'est au regard des situations auxquelles il se heurte que l'homme agira de façon normale et positive ou de façon négative et anormale. Ce qui se trouve exclu, c'est la définition du normal par référence à l'idée d'une perfec­ tion, qu'il s'agisse d'une science parfaite ou d'une société parfaite, donc par le décalage par rapport à un idéal pour ainsi dire ontologique. De ce point de vue, ce n'est qu'à la condition de se donner d'avance l'idée d'une soicété parfaite conçue comme une société dépourvue de toute contradiction et de tout conflit que l'on peut dire que le conflit est un événement anormal et mauvais. Mais l'idée d'une telle société ne peut être que subjective, car elle n'est parfaite que pour l'être qui la pense de façon abstraite. En effet, par sa nature même, aucune société empirique ou historique ne répond à ces conditions idéales, ce qui veut dire que la notion de perfection constitue sociologiquement un faux problème. C'est donc en vertu d'une appréciation subjective et personnelle, indépendamment de toute investigation réflexive ou scientifique, que l'on considère comme normale la société heureuse et idéalement calme et paisible et que par contrecoup on considère le conflit comme anormal et mauvais, donc comme ce dont il faudrait débarrasser la société. La sociologie en tant qu'elle est une discipline scientifique n'a pas à élaborer de société idéale, mais à étu­ dier les sociétés telles qu'elles nous ont été données histo­ tiquement. Or, toutes ces sociétés ont connu des phases de paix relative et des phases conflictuelles. I. G. CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Paris, Hachette, 1952, p. 209.

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- L'inconnu de la bibliothèque Mazarine : G. Naudé Quelle est la situation nouvelle que le conflit introduit normalement dans une société ? On a coutume de dire qu'il produit le désordre, c'est-à-dire une irrégularité pertur­ batrice et pour cette raison on le considère comme néfaste et anormal. En fait, c'est ne voir l'ordre et la société que sous l'angle des règles, comme si celles-ci constituaient tout l'ordre social. Ainsi que nous venons de le préciser, il faut également prendre en compte les normes qui expriment les aspirations et les mécontentements, les espérances et les inquiétudes, les ambitions et les renoncements d'une société. Sauf certaines circonstances, celle-ci n'est jamais pétrifiée dans ses règles, mais elle se fonde sur un équilibre entre les règles et les normes, dont l'opposition peut même devenir conflictuelle. Si l'on envisage les choses en fonction des normes, le conflit n'est plus un phénomène anormal, mais une condition inévitable du développement des sociétés. Certes, il provoque une irrégularité, mais il introduit aussi une autre situation : la situation exceptionnelle. Quel que soit le domaine, qu'il soit économique ou social (dans le cas d'une grève), qu'il soit religieux dans le cas d'une hérésie ou d'une hétérodoxie ou qu'il soit politique dans le cas d'une guerre ou d'une révolution, le conflit engendre une situation exceptionnelle. Il n'y a pas à s'étonner de ce que les sociologues n'aient guère prêté attention au problème des situations exception­ nelles, pourtant fort nombreuses dans l'histoire d'une collec­ tivité, tout simplement parce qu'ils ont également négligé le phénomène du conflit. Situation exceptionnelle, norme et conflit sont des concepts qui dans la réalité empirique entretiennent entre eux de multiples correspondances. Seuls quelques auteurs se sont préoccupés de l'analyse de la situa­ tion exceptionnelle. Citons principalement Machiavel dans

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les Discorsi, G. Naudé et C. Schmitt1• Il est vrai, notre monde contemporain, dans lequel prédomine l'idéologie égalitariste, charge la notion d'exception d'une connotation éthique défavorable. Nietzsche le soulignait déjà : « Faire exception passe pour un acte coupable »2• Paradoxalement l'idéologie égalitariste s'accompagne de nos jours de l'idéo­ logie révolutionnaire. Or, la révolution se èaractérise essen­ tiellement par la volonté de susciter une situation exception­ nelle, en principe provisoire, mais en fait durable, car si l'on considère les pays où la révolution a triomphé ils ont tous instauré un régime despotique qui fait abusivement de l'exception la règle de gouvernement. Il n'y a cependant pas lieu d'épiloguer ici sur cette incohérence fondamentale qui assoupit les capacités critiques de maint sociologue. Par-delà les tabous, essayons plutôt d'analyser la notion de situation exceptionnelle en fonction de celle de conflit. La situation exceptionnelle consiste en l'état polémique plus ou moins accentué ou explosif que le conflit provoque _ en tant qu'il introduit une rupture dans le cours ordinaire des choses, du fait qu'il met en question, voire en danger, l'ordre existant. Elle se situe donc au-delà du droit en vigueur en ce sens que la décision d'avoir recours au conflit ne se réfère pas à une autorisation juridique préalable. Elle est le produit d'une volonté qui se propose de suivre une autre voie que celle de la procédure légale. Il ne faudrait cépendant pas I. Puisque l'ouvrage de G. NAUDÉ, Considérations sur les coups d'Etat est quasiment introuvable (il semble que la dernière édition date du début du xvrn• siècle), je renvoie à ma propre étude : « La situation exception­ nelle comme justification de la raison d'Etat chez Gabriel Naudé '" parue dans l'ouvrage collectif, sous la direction de R. SCHNUR, Staatsriison, Berlin, Duncker & Humblot, 1975, p. 141-164. Pour ce qui concerne C. SCHMITT, voir plus particulièrement Politische Theologie I, Munich­ Leipzig, Duncker & Humblot, 2° éd., 1934· 2. F. NIETZSCHE, La volonté de puissance, Paris, Gallimard, 1 947, t. I, liv. II, § 5 17, p. 358.

en conclure que la situation exceptionnelle serait une situa­ tion marginale. En effet, elle ne se place pas à l'écart ou en dehors de la situation ordinaire, mais elle cherche à suspendre celle-ci pour lui substituer une autre orientation au nom des normes autres que celles qui inspirent les règles données. On ne saurait non plus qualifier la situation exceptionnelle de situation extrême ou extraordinaire, bien qu'elle puisse évoluer assez rapidement dans ce sens. Ce qui la caractérise fondamentalement, c'est la rupture qu'elle intro­ duit dans le cours des choses et non point la démesure ou les excès propres à une situation extrême. C'est pourquoi elle n'est pas non plus une situation purement occasionnelle ou circons­ tancielle, car elle prétend résoudre les problèmes de la situation ordinaire même, mais d'une autre façon, en posant les ques­ tions à un autre échelon et en adoptant d'autres méthodes. Certes il peut y avoir des conflits locaux et limités qui ne parviennent pas à créer une situation exceptionnelle, mais celle-ci demeure comme leur intentionnalité. En sus­ citant une situation exceptionnelle le conflit cherche à investir les conditions données empiriquement dans leur totalité. Une grève essaie de paralyser globalement la marche d'une entreprise, la guerre met en jeu l'existence et l'indé­ pendance d'une nation dans son ensemble, une révolution se propose de bouleverser totalement un ordre social. Par conséquent, la situation exceptionnelle est sur la même tra­ jectoire que la situation ordinaire, sauf qu'elle refuse les accommodements et les transactions de l'état agonal et , qu'elle exige un choix fondamental entre deux orientations possibles du cours des choses à venir. Dans la situation ordinaire on s'efforce de résoudre les difficultés par des compromis, des négociations ou des concertations en tenant compte des intérêts de toutes les parties, dans les limites de la légalité en vigueur, tandis que la situation exceptionnelle essaie d'imposer une solution unilatérale et de ce fait elle

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met en cause l'autorité existante, l'instance reconnue des décisions et la responsabilité des pouvoirs en place dans la conduite des affaires. Du même coup elle donne du relief à son projet, du fait qu'elle refuse en principe les atermoie­ ments et qu'elle requiert une prise de position rapide et décisive. C'est dans cette précipitation que réside le danger des situations exceptionnelles, parce qu'elles mettent en cause la compétence : qui est habilité à trancher dans ce genre de cas ? Si l'autorité jusque-là reconnue se montre trop hésitante ou impuissante elle risque d'être débordée et remplacée par le nouveau pouvoir issu de la situation exceptionnelle, dont les méthodes peuvent être pires que celles de l'ancien pouvoir. Nous ne faisons ici que décrire l'intentionnalité du conflit sans mépriser les avantages des compromis dans l'état agonal et sans chercher à glorifier avec romantisme la situation exceptionnelle. Il faut cependant insister encore sur deux points. D'une part la littérature politique, même la plus conformiste, reconnaît en général, souvent malgré elle, les nécessités qu'impose la situation exceptionnelle, car la presque totalité des auteurs souscrivent à la légitimité de la maxime : Salus populi suprema lex esta. Or, il s'agit de la formule qui reconnaît de la façon la plus catégorique à la fois la possibilité de l'intrusion des situations exception­ nelles dans le cours ordinaire des choses et les impératifs que cette intrusion entraîne. D'autre part, du moment qu'une situation exceptionnelle intervient en général de façon soudaine, il importe que le pouvoir en place puisse disposer d'un arsenal de moyens extraordinaires et hardis que, selon Naudé, « les Princes sont contraints d'exercer aux affaires difficiles et désespérées, contre le droit commun .. hasardant l'intérest particulier pour le bien du public »1•

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I. G. NAUDÉ, Considérations sur les coups d'Etat, éd. de 1667, dite Copie de Rome », p. 103.

Pour éviter que le gouvernement n'emploie des moyens illi­ cites, il importe que la constitution politique se donne à titre préventif des armes exceptionnelles pour pouvoir faire face aux situations exceptionnelles. Il est vrai, cette remarque nous introduit à un débat qui divise les esprits sur la signi­ fication du politique. Les partisans du légalisme récusent en général la mise en place d'institutions et de juridiction exceptionnelles, estimant que l'exception devrait être assu­ jettie aux procédures ordinaires. D'autres au contraire pensent que l'on ne peut maîtriser une situation exception­ nelle qu'en se donnant des moyens de même nature et par conséquent adaptés au combat contre l'exceptionnel. Ils considèrent que, puisqu'une constitution est en premier lieu un instrument politique, il importe qu'elle soit politique­ ment efficace avant d'être juridiquement exemplaire. Cette rivalité entre la politique et le droit est permanente. Il s'agit donc d'un débat qu'il n'y a cependant pas lieu d'appro­ fondir ici car il concerne davantage l'essence du politique qu'une phénoménologie du conflit. 6. LA VIOLENCE La violence effective ou virtuelle est au cœur du conflit. Elle est le moyen ultime et radical qui parachève le conflit et lui donne ainsi toute sa signification. En effet, le recours à la violence, même s'il n'a pas lieu et qu'il reste à l'état de menace, est inséparable de la substance même du conflit. Aussi un conflit qui exclut d'emblée ou par principe l'usage éventuel de la violence n'est plus un conflit, mais une simple compétition ou un concours. Je propose la définition sui­ vante : la violence consiste en un rapport de puissance et pas simplement de force, se déroulant entre plusieurs êtres (au moins deux) ou groupements humains, de dimension variable, qui renoncent aux autres manières d'entretenir

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des relations entre eux pour forcer directement ou indirec­ tement autrui d'agir contre sa volonté et d'exécuter les desseins d'une volonté étrangère sous les menaces de l'inti­ midation, de moyens agressifs ou répressifs, capables de porter atteinte à l'intégrité physique ou morale de l'autre, à ses biens matériels ou à ses idées de valeur, quitte à l'anéantir physiquement en cas de résistance supposée, délibérée ou persistante1• Cette définition appelle quelques éclaircissements. La violence développe un rapport de puissance et non de force. La force est de l'ordre de l'addition, la puissance de l'ordre de la multiplication. Les forces armées françaises représentent un nombre déterminé de divisions, de chars, d'avions et d'engins nucléaires face à un nombre déterminé de divisions, de chars, d'avions et d'engins nucléaires de l'armée soviétique ou américaine. La force est de part et d'autre quantitativement dénombrable. La puissance au contraire se caractérise par la manière dont on utilise les forces disponibles : elle dépend de l'intelligence stratégique des chefs, du moral des combattants et de la foi en la cause qu'ils défendent, bref de la volonté des hommes qui servent ces forces. On peut donc disposer de forces considérables et n'être pas en mesure de les transformer en puissance. C'est ainsi que des armées réduites en nombre ont mis en déroute un adversaire beaucoup plus fort. En vertu de l'escalade qu'elle comporte la violence constitue un rapport I. Dans son ouvrage Violence et politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 14-15, Y. MICHAUD récuse ce genre de définition sous prétexte qu'elle serait positiviste. Pourtant la définition qu'il en donne lui-même dans un autre ouvrage, La violence, Paris, PUF, 1973, p. 5 : « La violence est une action directe ou indirecte, massée ou distribuée, destinée à porter atteinte à une personne ou à la détruire, soit dans son intégrité physique ou psy­ chique, soit dans ses possessions, soit dans ses participations symboliques • est exactement du même type. En réalité, il s'agit d'une définition procé­ dant selon les principes de la description phénoménologique.



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de puissance au sens que nous venons de préciser. Il va de soi qu'une puissance peut être vaincue par une autre puissance, mieux organisée ou plus décidée. Le recours à la violence a pour conséquence d'évincer les autres moyens ou du moins de les subordonner à sa puissance. A tort ou à raison elle impose sa gouverne et sa manière de procéder, reléguant à un rang secondaire toute autre méthode. Tantôt la violence est la dernière ressource à laquelle on a recours, parfois à contrecœur, lorsque l'impor­ tance de l'enjeu interdit qu'on y renonce, alors que l'usage des autres moyens a échoué, tantôt elle est l'expédient auquel on fait immédiatement appel pour liquider aussi rapidement que possible un conflit sans chercher une solu­ tion par d'autres voies. Entre ces cas extrêmes il existe toutes sortes de transitions. Elle constitue, dit-on, l' ultima ratio, au-delà de laquelle il n'y a plus d'autres moyens, de sorte que, en cas d'insuccès dans son application, on se trouve réduit à l'impuissance. C'est en cela que réside le danger de la violence : par sa nature même elle met en jeu la vie ou plutôt la survie d'un individu ou d'une collectivité. D'où le caractère dramatique et souvent tragique des conflits et de leur issue. Une guerre qui se termine par une défaite constitue une catastrophe pour une nation, parce qu'elle est livrée à la merci de l'ennemi. Etant donné l'aspect terrible de la violence, on comprend qu'elle puisse susciter l'exalta­ tion et donner lieu à un usage tumultueux, convulsif, contagieux et imprévisible qu'on ne parvient plus à contrôler, d'autant plus qu'elle épouvante lorsqu'elle est déchaînée. Les transgressions qu'elle multiplie deviennent des pré­ textes à des surexcitations et à des débordements. Si l'on considère les conséquences en cas d'échec, on comprend également qu'on ait essayé d'en faire un usage prémédité, en soumettant son emploi éventuel dans un conflit à un calcul de prévision et à une relative discipline, sous la forme

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de la stratégie militaire, de la conduite diplomatico-straté­ gique1 ou de la formation des révolutionnaires professionnels selon la doctrine de Lénine. - Violence directe et violence indirecte La différence entre violence directe et violence indirecte soulève de nos jours les problèmes les plus délicats. On peut appeler la première violence en acte, la seconde violence de situation. La violence en acte est celle qu'on exerce au cours d'une agression caractérisée, avec menaces et coups, avec ou sans armes. Une rixe ou une guerre en constituent des exemples à des échelons différents. La violence de situation est plus insidieuse : elle ne se manifeste presque jamais ouvertement. En effet, elle consiste en un état larvé d'une violence diffuse dans la société, sous la forme d'un régime d'oppression qui assujettit les citoyens en les envoyant pour des motifs divers dans des prisons, des camps ou des hôpitaux psychiatriques, parce qu'ils expriment une opinion qui n'est pas celle du pouvoir en place ou parce qu'ils sont soupçonnés d'être des opposants. Ce genre de violence peut parfois prendre des formes aiguës et specta­ culaires, celles de la terreur (en premier lieu le terrorisme de gouvernement), mais le plus souvent les formes sour­ noises d'un régime généralisé de la peur et de l'intimidation permanentes. Les systèmes tyranniques et despotiques, révo­ lutionnaires ou non, constituent les exemples les plus cou­ rants. Au fond, la violence en acte est celle qui se développe au cours d'un conflit ; la violence indirecte ou de situation est une violence sans conflit, ou du moins sans conflit ouvert ou apparent, sauf parfois des révoltes ponctuelles d'individus et de petits groupes. Cette distinction semble

reçue aujourd'hui par tous ceux qui ont fait des recherches sur la violence. En fait la violence directe ne donne guère lieu à discus­ sion. Il n'en va pas de même de la violence indirecte. A ce propos il convient de présenter les thèses du Norvégien Johan Galtung, célèbre à l'étranger mais quasiment inconnu en France. Sa théorie a l'avantage d'associer le phénomène de la violence et celui du conflit1. Tout d'abord il fait une distinction entre violence actuelle et violence structurelle. La première est manifeste et spectaculaire : elle s'exerce entre des individus et des collectivités qui cherchent à se nuire directement au cours d'une lutte ouverte et destruc­ trice. La seconde est latente dans les institutions ou dans un système politique en tant qu'il maintient diverses injus­ tices et inégalités et opprime ainsi indirectement une partie des citoyens. Au fond, cette distinction recoupe sous une autre dénomination celle que nous venons de proposer entre violence en acte et violence de situation. Galtung ajoute une seconde différenciation qui semble tout à fait pertinente entre le conflit symétrique et le conflit asymé­ trique. Dans le premier cas le conflit met aux prises deux groupes qui se trouvent sur un pied d'égalité, parce qu'ils utilisent des moyens à peu près équivalents en quantité et en nature. La lutte est donc équilibrée en principe, par exemple dans le cas des guerres modernes où de part et d'autre on dispose des mêmes moyens de combat : chars,

I. Sur ce point voir R. ARON, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, I962, passim.

I. Les principaux textes de J. GALTUNG sont Violence, Peace and Peace Research, in Journal of Peace Research, t. 6, I969, p. I67-I9I, et Theorien des Friedens in Krieg oder Frieden. Wie liisen wir in Zukunft die politischen Konflikte ?, Munich, Piper Verlag, 1969, p. I35-148. Les deux textes ont été repris par D. SENGHAAS dans son ouvrage Kritische Friedensforschung, Francfort, Suhrkamp, I97I. Il existe aussi une étude de GALTUNG en français, publiée dans une revue éphémère belge de Lou­ vain. Il s'agit de Science de la paix. Historique et perspectives, in Science et paix, n° I , ! 973, p. 38-63.

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avions, sous-marins, etc. Le conflit asymétrique oppose deux groupes dont les ressources sont déséquilibrées, de sorte que la partie est inégale. Il s'agit de conflits du type de ceux qui dressent les ouvriers contre les patrons, les pays du Tiers Monde contre les nations industrialisées. L'un des camps ne dispose pas des mêmes atouts que l'autre. Galtung suggère plus qu'il ne l'explique, que la violence actuelle concerne plutôt les conflits symétriques et la violence structurelle les conflits asymétriques. Par paix il entend évi­ demment l'absence de la violence actuelle et de la violence structurelle (ce qui veut dire que les présentes paix ne sont pas de véritables paix, mais des paix cc négatives ») ainsi que la suppression de tout conflit, qu'il soit symétrique ou asymétrique, étant donné qu'à son avis tout conflit est mauvais par nature et donc à proscrire. On pourrait souscrire sans peine à ces analyses de Gal­ tung s'il ne donnait à la notion de violence structurelle une extension telle que la simple notion de violence perd toute signification. En effet, la violence structurelle ne se carac­ tériserait pas seulement par les inégalités, mais elle a sa source dans toutes les espèces de hiérarchies et d'autorités. Aussi met-il en cause aussi bien le rapport entre les parents et les enfants que celui du maître et de l'élève, de l'admi­ nistrateur et de l'administré. Un Institut universitaire est un lieu de violence structurelle au même titre qu'un quel­ conque monopole, mais également toute différence la véhi­ cule, ce qu'il appelle cc les conditions d'existence différen­ tielles n, jusqu'à l'influence qu'un être peut exercer sur un autre. Paix et égalité ou justice sociale sont à ses yeux synonymes. Quittant le domaine de la recherche scientifique il estime nécessaire de mettre sa conception au service du combat pour la paix, car, dit-il, il faut « concevoir la science comme une activité qui engendre un monde nouveau (de nouvelles données) plus proche de nos valeurs, et non plus

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seulement comme une théorie conforme aux anciennes don­ nées (le vieux monde) n1• Tout chercheur dans le cadre de la Peace Research doit donc devenir un militant, qu'il appelle à un travail de propagande contre l'establi:hement . et à l'exercice d'une pression sur les hommes politiques, au besoin en organisant des « anti-conférences » dans les vîlles où ceux-ci tiennent une conférence. Il ne serait pas difficile de relever les contradictions dans ce genre de projet qui par exemple cherche d'une part à influencer les esprits par la propagande et la pression idéologique et fait d'autre part de l'influence un aspect de la violence structurelle. La thèse de Galtung est typique d'un état d'esprit actuellement régnant dans certains milieux intellectuels : ils donnent au concept de violence une extension telle qu'on ne sait plus ce qu'elle est ni ce qu'elle désigne, puisque l'on confond sous son couvert des notions aussi différentes que la contrainte, l'oppression, la répression, la domination, la manipulation, l'influence, l'autorité, etc. Finalement tout devient violence, jusqu'au rapport entre les parents et les enfants et pourquoi pas ceux entre le nourrisson et sa mère ? Si le langage est riche d'une multitude de mots, c'est pour pouvoir mieux distinguer les choses et reconnaîtr� leurs particularités et leur spécificité. Malheureusement 11 existe une prétendue science qui se moque du langage, et de ce fait de la pensée, puisque par nature celle-ci divise, distingue, critique et classe. Prenons à titre d'illustration la notion de manipulation dans laquelle un certain nombre d'auteurs voient un aspect de la violence structurelle, sans autre précision. Il n'y a pas de doute que la manipulation peut prendre dans certaines conditions ce sens, mais on �e saurait le dire de l'influence générale que les mass-media essaient d'exercer. N'importe quel journal, qu'il soit de r.

Voir la revue Science et paix, citée plus haut, p. 55.

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droite ou de gauche, révolutionnaire ou conservateur, essaie de convaincre ses lecteurs de ce qu'il pense être la vérité. Il en est de même des organes de radiodiffusion et de télé­ vision. Peut-on assimiler cette volonté de persuader à la violence ? Dans ce cas les écrits de Galtung sont eux aussi des manifestations de la manipulation et des actes de vio­ lence, tout en faisant croire qu'ils la dénoncent. Du moment que j'ai la liberté de choisir un j ournal de telle tendance, d'adhérer au parti de mon choix, j'échappe dans une large mesure à la manipulation. Par contre celle-ci est une forme de la violence structurelle quand ce choix m'est refusé parce qu'on n'autorise qu'un seul parti, que tous les jour­ naux reflètent la même opinion que propagent aussi la radio et la télévision, mais également les hebdomadaires et les revues et tous les livres destinés au public et qu'enfin on n'autorise d'autres associations et réunions d'associations que celles qui sont conformes à cette opinion. Il est socio­ logiquement aberrant de prétendre que toute volonté de manipuler ressortit à la violence structurelle parce que dans certains pays l'information unilatéralement imposée est érigée en système. Il y a deux façons de dissoudre la signification de la violence : en donnant à croire d'une part que tout est violence, de l'autre que rien n'est violence. La conception de Galtung fait partie de la première rubrique, puisqu'il range sous la catégorie de la violence non seulement toute contrainte et toute domination, mais aussi la règle (qu'elle soit coutume ou loi) et par conséquent l'idée même d'ordre social. Si tout est violence on ne voit plus pourquoi l'on se pri_verait de l'exercer sous les formes les plus brutales, pmsque de toute façon nous sommes prisonniers du cycle de la violence, quoi que nous fassions dans le monde qui est le nôtre. Au bout du compte, on arrive à justifier l'action de ceux qui sous prétexte de normalisation, à l'image des

pays totalitaires, nient qu'ils usent de violence. Ils préten­ dent, en effet, que l'action qu'ils mènent n'est pas du tout violente, car ils ne font que débarrasser la société de « cri­ minels », de « parasites », de « déséquilibrés » et de « détra­ �ués », de « terroristes », bref d'individus dangereux ou qui risquent de le devenir. Rien n'est donc violence, puisque les camps de concentration seraient des camps de rééduca­ tion, les hôpitaux psychiatriques protégeraient les « insensés >> contre l'hostilité populaire. Du fait qu'on nie la violence on nie également le conflit. La propagande des régimes tota­ litaires se vante d'avoir éliminé les conflits et même les causes des conflits, sans dire le prix qui est celui de l'ins­ tauration d'un système despotique. Il est vrai, ils réussissent à étouffer les conflits à la base, mais ceux-ci réapparaissent au niveau des instances les plus hautes de l'Etat, à propos de la lutte pour le pouvoir qui s'accompagne en général de règlements de compte violents. Si l'on se fait une idée imprécise et nébuleuse de la violence on s'interdit d'appréhender avec discernement la notion de conflit. En effet, si le conflit engendre une situation e:cception�elle, c'�st parce qu'il fait appel au moyen excep­ t10nnel qu est la v10lence ou menace d'y avoir éventuellement recours. Si tout est violence on banalise la notion, elle perd son caractère exceptionnel et on en fait une méthode ordi­ nair� �e gouvernement, à l'image des pays despotiques et total1ta1res ou encore, avec le terrorisme, un moyen courant dans les relations entre les hommes et les groupes. Sa signification spécifique consiste en ce qu'elle est un ins­ trument exceptionnel qu'il faut manier avec prudence à cause des effets effrayants qu'elle peut entraîner. C'est pour cette raison que de tous temps les sociétés stables ont essayé de la domestiquer, par exemple en la ritualisant, en tout cas de la contraindre dans certaines limites. Plus exactement, une société ne se stabilise qu'à cette condition.

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Plus grave encore, les opinions erronées sur la violence conduisent à une méconnaissance du politique. Notons seu­ lement en passant que les théoriciens de l'élimination de tout conflit nourrissent en général une hostilité ou du moins une méfiance à l'égard de l'activité politique, comme si elle était une affaire aliénante et impure. Autrement dit, ce sont ceux qui croient pouvoir délivrer la société de toute violence et de tout conflit qui se font également les avocats du dépérissement de la politique. Or, si de tous temps les hommes ont pratiqué la politique, sous des formes et des régimes divers, de manière rudimentaire ou complexe, c'est parce qu'elle répond à certaines exi�ences vitales. Hobb�s l'a formulé de façon brève et suggestive : le but de la poli­ tique est la protection des membres d'une collectivité. Cela veut dire qu'elle a pour tâche d'assurer leur sécurité en les préservant autant que possible de la violence interne que les uns pourraient exercer arbitrairement contre �e� . autres et de la violence externe dont une autre collectivite pourrait les menacer. C'est en ce sens que la violence est fondatrice, à la fois de la société et de la politique, de sorte que la suppression de toute violence équivaudrait à la disparition des sociétés. En effet, si les hommes vivent en société, l'organisent grâce à la politique, c'est pour comprimer la violence et limiter ses effets. Il en résulte que la violence n'est pas extérieure à la société, elle n'en est pas un aspect fortuit' accidentel ou contingent, dont on pourrait la débar. rasser. Au contraire elle est inhérente à toute société, el1e demeure aux aguets dans toute politique, de sorte qu'elle peut éclater à tout instant si l'occasion est propice. On comprend mieux dans ces conditions pourquoi toute mécon­ naissance de la nature de la violence a pour conséquence une méprise sur la nature du conflit, de la politique et plus généralement de la société. Comme il y a une an�i-matière, la violence est l'anti-social qui donne sa consistance au

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social et, comme telle, elle fait partie intégrante de toute société. Ce qui fausse la discussion, c'est la croyance qu'on pourrait proscrire définitivement toute violence, en vertu de l'illusion qu'elle ne serait que le produit d'une mauvaise organisation sociale, donc des circonstances extérieures. - La violence des suralimentés On saisit mieux dans ces conditions combien pouvait être naïve la conception courante au x1xe siècle concernant les bienfaits de la société industrielle. Il serait trop long de rapporter ici les diverses et très nombreuses versions depuis Saint-Simon au début du siècle jusqu'à H. Spencer à la fin du siècle et même jusqu'à nos jours. Le thème fondamental se laisse résumer de la façon suivante : l'humanité passée a été marquée par la guerre et la violence, donc par la succes­ sion des conflits, parce qu'elle vivait politiquement sous la prépondérance du système militaire et économiquement sous le régime de la rareté. L'avènement de la société industrielle aura pour conséquence l'apparition d'une société d'abondance et démocratique qui sera nécessairement paci­ fique. On assistera de ce fait, à plus ou moins long terme, à la fin du règne de la violence ainsi qu'à celui de la domi­ nation et de l'exploitation des hommes, de sorte que vont s'accomplir les rêves humains de totale liberté, de justice sociale, de paix et de bonheur. Marx partageait aussi cette opinion, mais avec cette différence qu'il pensait que ce développement ne se ferait pas progressivement sans un bou­ leversement révolutionnaire violent. Marcuse a été à notre époque un des derniers tenants de cette conception, car il estimait lui aussi que l'économie moderne et l'abondance ont apporté, pour la première fois dans l'histoire, la chance d'une totale libération des hommes. Si cette émancipation n'a pas encore eu lieu, alors qu'elle est possible, c'est parce que les pouvoirs en place continuent par la violence (qu'il

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r. J. FREUND, La violence des suralimentés in Zeitschrift ftlr Politik, année 19, septembre 1972, p. 178-205.

violence consiste d'une part dans la régulation de la vie humaine par les mœurs ou les coutumes, d'autre part dans l'établissement de conventions (règles juridiques et institu­ tions), enfin dans la concentration de la violence dans des organismes qu'il est possible de contrôler, de nos jours l'armée, pour assurer la sécurité extérieure et la police pour maintenir la concorde interne. Il faut vraiment être candide pour croire que l'on pourra faire entendre raison à un groupe ou à une collectivité décidés à user de violence et à provoquer un conflit, grâce à des incantations, des prières ou des propositions d'amitié. L'erreur est de croire que je n'ai pas d'ennemi si je refuse d'en avoir. A la vérité, c'est l'ennemi qui me désigne et s'il veut que je sois son ennemi, je le suis, en dépit de mes propositions de conciliation et de mes démonstrations de bienveillance. Dans ce cas il ne me reste qu'à accepter de me battre ou de me soumettre à la discrétion de l'ennemi. Précisément la notion de situation exception­ nelle nous fait comprendre qu'il arrive un moment où il n'y a plus que la violence qui puisse arrêter la violence. On peut le déplorer, mais sur ce point l'histoire reste intrai­ table. Même le système juridique le mieux élaboré demeure impuissant devant une volonté qui recherche délibérément la violence et le conflit. Non point que le droit serait ineffi­ cace, mais il ne parvient à contrôler la violence que dans le cas des situations ordinaires. Ces considérations nous mettent en garde contre diverses illusions qui ont cours de nos jours. On ne peut qu'être surpris d'entendre ou de lire que la politique est une activité fondamentalement violente contre laquelle les groupes subor­ donnés d'une collectivité ont raison d'user de contre-vio­ lence, alors que son but fondamental est la protection des citoyens par la limitation des manifestations de violence. Ce genre d'argumentation relève de l'intempérance idéolo­ gique plutôt que de l'analyse scientifique ou critique. Per-

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désigne comme sur-répression) à sauvegarder leur profit et leurs privilèges. Seul le recours à la violence révolutionnaire des défavorisés nous permettra d'entrer dans l'ère nouvelle de la paix et de la justice sociales. Pour cette raison elle est justifiée et bonne. Quelle que soit la doctrine de ce type, elle se fonde sur l'idée que les conflits et la violence ont leur source dans un état historique pénurieux, que les techniques économiques modernes permettent de dépasser, et dans une organisation politique défectueuse des sociétés. Or, si la violence au contraire est inhérente aux sociétés, elle n'a pas seulement son origine dans l'économie ou la politique, mais elle peut surgir dans n'importe quelle activité humaine, qu'elle soit religieuse, artistique, scientifique ou autre ; en plus sa dimi­ nution ou son extension ne dépendent pas uniquement des modifications dans les conditions extérieures de l'existence humaine. Nous le constatons de nos jours, la société d'abon­ dance ou de consommation reste exposée à la violence tout comme les sociétés de rareté, sauf que la violence s'y présente avec des apparences nouvelles : violence justifiée, préméditée et volontiers terroriste. Nous aurons à y revenir plus loin. Cette violence des sociétés d'abondance je l'ai appelée la violence des suralimentés1. Quoi qu'il en soit, si la violence est inhérente aux sociétés, il va de soi qu'elle est présente au moins de façon latente dans chacune d'elles, quels que soient l'espace et l'époque, le système politique et écono­ mique ou l'état du développement général. On ne l'extirpera jamais totalement. Tout ce qu'il est possible de faire, c'est de la comprimer dans certaines limites et d'agir sur ses effets. En cela consiste le rôle de la politique. Les moyens que les hommes ont trouvés pour limiter la

sonne ne niera que certains pouvoirs en place - malheu­ reusement de plus en plus nombreux de nos jours commettent des abus dans l'usage de la violence. Ces méthodes sont répréhensibles parce qu'elles contredisent la finalité du politique qui consiste en la diminution de l'aire et du volume de la violence. Ces abus qu'il faut dénoncer ne constituent cependant pas des preuves contre le rôle tutélaire de la politique, ni des arguments qui pourraient justifier la contre-violence des groupes ou groupuscules. En comprimant la violence - et qui pourrait remplir ce rôle à sa place ? la politique ouvre le champ au droit, aux procédures de concertation, de négociation et de conci­ liation, donc à des structures et des processus non violents. Contrairement aux allégations de la théorie de la violence structurelle qui prétend découvrir une violence larvée dans toutes les structures des sociétés modernes, il existe à la fois des structures non violentes et des structures de violence dans toutes les sociétés. Les structures de violence sont actuellement l'armée et la police, dont le rôle est de nous préserver des manifestations de violence sauvage et arbi­ traire des individus et des groupes. En tout cas, il est déraisonnable de considérer comme violente par principe toute règle, toute autorité ou toute influence, puisque la règle par exemple introduit une procédure qui a pour vocation de se substituer aux actes de violence. De même on peut se demander comment il serait possible d'édifier et de maintenir un ordre dans la société sans institutions et sans autorité. Toute la littérature politique depuis Aris­ tote jusqu'à Max Weber atteste l'importance de l'autorité dans la répression de la violence individuelle et privée au profit d'une société civile fondée sur le respect de la loi. C'est le moment de dire quelques mots de l'Etat moderne. Toutes les formes d'unité politique antérieures à l'Etat, la tribu ou la cité grecque, l'empire ou le régime

féodal, ont toutes essayé de réduire de diverses manières le règne de la violence, en confiant le droit d'en faire usage à l'autorité publique ou ce qui en tenait lieu, mais aussi à des autorités privées comme le pater familias ou le maître d'esclaves. L'Etat moderne est l'institution qui, à la suite des recommandations de Richelieu, a enlevé le droit à la violence aux instances privées pour en investir exclusivement l'autorité publique. C'est ainsi que, rompant avec la tradition qui donnait de l'Etat une définition essentiellement juri­ dique, Max Weber en donne une définition politique, en se référant précisément et de façon symptomatique à la vio­ lence. En effet, il voit dans l'Etat une communauté qui revendique sur un territoire déterminé le monopole de l'usage légitime de la violence. Pour bien saisir les implications de cette définition il faut ajouter que pour Weber ce monopole est l'un des aspects de la rationalisation croissante qui anime les sociétés modernes. Il ne faut pas oublier, pour compléter l'analyse de Weber, le phénomène de la constitution. Elle a pour but de déterminer par la loi dans quelles conditions l'Etat peut avoir légitimement recours à la violence, afin d'éviter qu'il n'en fasse un emploi arbitraire. Si nous consi­ dérons l'ensemble de l'histoire il est certain que l'Etat moderne a été jusqu'à présent l'institution politique la plus efficace dans la limitation de la violence et de ses effets. De ce point de vue, toute contestation de l'Etat est aussi une contestation de la légitimité du monopole dans l'usage de la violence, ce qui ne signifie nullement qu'il faudrait interdire ou exclure cette contestation. On ne pourrait le faire que par un acte de violence.

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Genèse des conflits

I . LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE Les considérations que nous venons de faire montrent que le conflit est une relation sociale, au sens que Max Weber donnait à cette expression. G. Simmel pensait de même, sauf qu'il préférait la notion de forme à celle de relation1• Selon Weber la relation sociale désigne le compor­ tement de plusieurs individus ou groupes qui règlent leur conduite les uns sur les autres et s'orientent en conséquence2• I. G. SIMMEL, Soziologie, Berlin, Duncker & Humblot, 1868, 5• éd., p. 186-255. 2. M. WEBER, Economie et société, Paris, Pion, 1 971, t. I, p. 24.

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Cela signifie qu'il n'y a pas à proprement parler de conflit avec soi-même, sinon dans un sens figuré (par exemple les conflits de devoirs ou de conscience) ; c'est toujours avec autrui qu'on est en relation conflictuelle. La définition de Weber apporte une autre précision : une relation sociale peut par son « contenu significatif » concerner aussi bien un rapport d'opposition, de lutte et d'hostilité qu'un rapport de solidarité, de bienveillance et de sympathie, car dans les deux cas les êtres orientent leur conduite les uns d'après les autres. Aussi le conflit n'a-t-il pas nécessairement le sens négatif d'une conduite anti-sociale ou destructrice des rap­ ports sociaux. Il est un phénomène social au même titre que l'entente. Enfin, les relations sociales ne s'établissent pas mécaniquement d'elles-mêmes, en vertu d'une sorte d'inertie, mais elles sont produites par les individus ou les groupes, ce qui veut dire qu'elles sont l'œuvre d'une activité qui peut être délibérée ou non. Le conflit n'est donc pas le résultat d'une auto-génération ni d'un pur conditionnement de type déterministe. La prise en considération du conflit détermine une façon de comprendre la société en général. En effet, envisagée sous cet angle\ la société présente des aspects qui n'appa­ raissent guère lorsqu'on la considère du point de vue de la solidarité, de la paix ou de la concorde. Le fait de l'observer du point de vue du conflit est aussi légitime que de l'étudier à partir d'autres points de vue moralement apaisants et rassurants, car, en tant que la sociologie est une science, elle récuse tout point de vue qui prétendrait être absolu et universel. Deux interprétations au moins sont exclues dans

ce cas. D'abord celle qui explique la société suivant le modèle des sciences de la nature, au sens des théories qui, il n'y a pas longtemps encore, réduisaient le jeu social à une soi-disant « mécanique sociale ». L'activité des êtres devient indifférente, puisque le développement social serait soumis à des lois analogues à celles de la physique, telle qu'on la concevait à l'époque. Même lorsque le développement est saisi sous la catégorie de l'évolution, celle-ci se déroulerait indépendamment de l'intervention humaine. Il n'y a pas lieu de reprendre ici les diverses critiques dont cette concep­ tion a été l'objet, sauf pour souligner qu'elle est incapable non seulement de comprendre théoriquement le phénomène du conflit, mais surtout sa permanence dans l'histoire des sociétés, étant donné qu'il apparaît dans ce cas comme un pur accident qui trouble passagèrement et de façon incom­ préhensible l'ordonnancement préétabli. La seconde inter­ prétation insiste à l'inverse sur le rôle décisif de l'activité humaine, mais en faisant de la société une pure construction artificielle des hommes qui pourraient la modeler à leur guise. L'activité se dégrade en activisme. Ce genre de théo­ ries est à la base des tentatives surtout révolutionnaires de la planification sociale, dont ce qu'on appelle de nos jours dans certains pays la « normalisation >> n'est qu'un avatar. L'objectif est d'uniformiser la société en général selon les vues du pouvoir en place. Par la force des choses ce type de conception proscrit le conflit comme une manifestation aberrante qu'il faut annihiler, en général par l'instauration d'un régime policier purement répressif.

La sociologie classique n'a guère pris en considération le conflit, sauf par exemple sous la forme de la lutte, à la manière unilatérale de L. GUMPLOVICZ dans son Précis de sociologie (1885), et encore cette lutte est-elle réduite à un conflit entre les races dont certaines parviennent à subordonner les autres.

- Le conflit créateur Le conflit ne devient sociologiquement intelligible que si on conçoit la société comme une donnée de l'existence humaine et comme un tissu de relations que l'activité humaine transforme sans cesse, le conflit étant un des fac-

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teurs de ces continuelles modifications. Par donnée il faut entendre non pas un invariant, mais une condition vitale naturelle que les êtres altèrent constamment par leur acti­ vité technique, culturelle et autre, suscitant de ce fait des problèmes toujours nouveaux. En conséquence, aucune société n'est parfaitement homogène, sauf dans les utopies. Cette activité prend des formes diverses en fonction des opinions, des espoirs, des intérêts et des ambitions des hommes. Il en résulte des désaccords, des discordes, des contestations, des turbulences ainsi que des heurts et des affrontements possibles. Tout ordre social est relatif à un désordre au moins late'fit qùi, suivant les circonstances, peut menacer la cohésion sociale. Le jeu des dissensions se traduit par la volonté des uns d'imposer leurs vues aux autres, par la persuasion, par la domination ou par d'autres moyens. Il s'ensuit que le heurt des intérêts et des aspirations divergentes développe un rapport de forces. De toute façon l'expérience humaine et l'histoire confirment depuis toujours la présence dans les sociétés de forces qui rivalisent entre elles. Parfois elles se neutralisent, parfois les unes réussissent à contrôler et à gouverner les autres. Aussi l'ordre social est-il en permanence tiraillé par les forces qui cherchent les unes à le stabiliser, l'organiser et le structurer, les autres à le déstabiliser, le désorganiser et le déstructurer, sous prétexte d'instaurer un ordre considéré comme meilleur. Ainsi que Pareto l'a mis en évidence, tout ordre social est un équilibre plus ou moins solide entre des forces antagonistes ; il reprend ainsi la définition classique de la notion d'équilibre. Celui-ci n'est pas une synthèse, mais un état fragile et mouvant de forces divergentes qui se font contrepoids. A tout moment, pour des raisons diverses, si les circonstances sont favorables, cet équilibre peut être rompu. Toutes les sociétés, même les plus primitives, ont été

en mouvement et ont changé de structures soit sous l'effet d'un agent extérieur, par exemple l'arrivée d'une nouvelle population qui a chassé les pygmées dans les forêts où ils ont adopté un nouveau mode de vie, soit sous celui d'une force interne qui a par exemple conduit à l'édification de l'empire du Ghana ou du Mali. Ces mouvements sont plus ou moins rapides et amples, encore qu'ils s'accélèrent et s'amplifient dans les sociétés modernes. Sans aborder autre­ ment le délicat problème du changement social, le conflit en est l'un des instruments prépondérants. Il joue le rôle d'un ferment, d'un principe dynamique. La plupart des sociologues qui ont analysé de nos jours le rôle du conflit dans le développement des sociétés s'accordent presque tous sur ce point. C'est le cas par exemple de Dubin qui y voit « un moyen d'orientation important du changement social », de Coser qui estime qu'il contribue « au maintien de la cohésion du système social l> et empêche l'ossification du système, ou encore de Dahrendorf qui constate qu'il est omniprésent dans les sociétés et pense même qu'il est par essence « bon l> et « souhaitable »1• Indépendamment de ces jugements de valeur, et en se limitant à l'analyse sociolo­ gique, on peut parler avec J. Beauchard, à qui j'emprunte l'expression, d'une « dynamique conflictuelle »2, c'est-à-dire d'une capacité du conflit d'entretenir la vie d'une société, de déterminer son devenir, de faciliter la mobilité sociale et de valoriser certaines configurations ou formes sociales au détriment d'autres. Cette dynamique est cependant ambi­ valente, car elle peut avoir, parfois en même temps, des effets positifs dans la formation et le développement, voire l'épanouissement d'une société, et des effets négatifs de

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1. DuBIN, Confl,ict resolution, vol. I, 1 957, p. 194 ; COSER, op. cit., p. 80 ; DAHRENDORF, op. cit., p. 210. 2. J. BEAUCHARD, La dynamique conflictuelle, Paris, Ed. Réseaux, 1981.

destruction et de désintégration. Il nous suffira de donner quelques exemples de l'une et l'autre version pour saisir cette ambiguïté du conflit. On constate l'action positive des conflits à tous les niveaux ou strates des sociétés. D'une façon générale, dans la mesure où l'enjeu est capital, il stimule l'imagination et l'invention dans la mise en œuvre des moyens appropriés à la fin poursuivie. Une histoire générale des guerres montre à l'envi combien le conflit a été à l'origine de l'usage de techniques nouvelles, tant en ce qui concerne les armes que la manière de les utiliser, innovations qui trouvèrent par la suite une application pacifique. Il a été tout aussi fertile dans l'improvisation aussi bien de combinaisons nouvelles que d'expédients qui, une fois rationalisés, sont devenus d'usage courant. Songeons par exemple à la stratégie qui consistait au départ à prévoir la meilleure manière de conduire une action belliqueuse et qui a été récupérée par la suite par les autres activités économique ou technique. Il est bien connu que les conflits provoquent souvent des changements dans les mœurs. De nombreux observateurs estiment par exemple que les événements de mai 1 968 n'ont eu qu'une influence politique modeste, mais qu'ils ont été déterminants pour une nouvelle manière de vivre. Le souci de prévenir ou de résoudre des conflits a été à la base de procédures et de techniques juridiques nouvelles, par exemple les constitutions politiques, les diverses modalités d'arbitrage et de médiation. Aussi de nombreux théoriciens contem­ porains du conflit partagent, à quelques nuances près, l'avis de Coser : le conflit favorise l'innovation et la créativité en même temps qu'il fait obstacle au règne de la routine. - Le conflit intégrateur Il n'est pas besoin d'épiloguer longuement sur le fait reconnu par presque tout le monde : le conflit a donné

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directement naissance à diverses institutions comme l'armée ou la police. Par contre, bien que G. Sorel ait beaucoup insisté sur ce point, on néglige souvent de considérer qu'il a conditionné l'apparition d'organisations nouvelles comme les syndicats et dans une certaine mesure les partis poli­ tiques. Vus sous l'angle du conflit, les syndicats jouent un double rôle : d'une part ils protègent leurs membres dans les conflits qui les opposent aux autorités économiques ou administratives, de l'autre ils prévoient et même préparent de façon délibérée des conflits et lancent par exemple des grèves qu'ils durcissent s'il le faut. Autrement dit, les syn­ dicats sont à la fois des organisations de défense et des initiateurs de conflits. Il n'est pas rare que leurs leaders annoncent à l'avance une période cc chaude ». On peut également évoquer le problème des classes sociales. On sait que de nombreux sociologues se sont évertués à donner à ce concept une rigueur que l'on ne trouve pas chez Marx. Pourtant ils n'ont guère tenu compte d'une idée de ce dernier, suivant laquelle les individus ne constituent une classe que pour autant qu'ils mènent une lutte contre une autre classe1• Cela veut dire que la notion de classe implique conceptuellement l'opposition de plusieurs classes, au moins deux, de sorte que l'idée d'une classe unique équivaut à peu près à celle d'une société sans classes. Par conséquent le conflit appartient à la définition sociologique de la classe, car il lui donne consistance et sens. Autant que le rôle de régulateur social du conflit, que nous avons déjà souligné à plusieurs reprises, il faut égale­ ment faire ressortir son rôle de force intégratrice. Parmi tous les exemples historiques, y compris les exemples I. MARX, L'idéologie allemande, Paris, Ed. Sociales, 1968, p. 93. C'est l'un des mérites de la théorie des classes de Dahrendorf que d'avoir attiré l'attention sur ce point, op. cit., p. 135·

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contemporains, le plus typique reste celui de la République romaine. Machiavel le notait dans ses Discorsi : « Les diffé­ rends entre le Sénat et le Peuple ont rendu la République romaine puissante et libre l>1• S'agit-il d'une relation de conditionnement ou d'une simple coïncidence, le fait est que ces luttes intestines se sont accompagnées d'incessantes conquêtes extérieures qui firent de Rome la maîtresse du Bassin méditerranéen. Certains historiens et politologues pensent même que ces conflits internes ont favorisé l'exten­ sion externe. Toutefois l'illustration la plus massive nous est fournie par la constitution des nations ou des Etats anciens et modernes. La presque totalité des unités poli­ tiques historiquement connues se sont formées ou se sont unifiées à l'occasion d'une ou plusieurs guerres, soit qu'elles aient été façonnées progressivement comme la France par des guerres répétées, soit qu'elles aient vu le jour au lende­ main d'une victoire décisive, à l'image des Etats-Unis ou de la constitution de l'unité allemande. Il est inutile d'énu­ mérer d'autres exemples en Asie ou en Amérique du Sud. Sur ce point aucun pays ne peut faire la leçon aux autres. Indiquons seulement que les Etats nouvellement indépen­ dants d'Afrique ont simplement préservé les frontières qui ont été fixées par les guerres coloniales. Il n'y a pas lieu de s'étonner de cette capacité d'intégration du conflit, car elle répond à une certaine logique. Une intégration politique suppose qu'au préalable on désintègre des structures qui refusent l'intégration et qui opposent une résistance qu'en général on ne réussit à briser que par un conflit ou par une guerre, souvent une guerre civile2• S'il n'y avait jamais de conflits réels ou virtuels, la politique serait inutile. r. N. MACHIAVEL, Discorsi, liv. I, chap. IV, in Œuvres complètes, Paris, Ed. de la Pléiade, 1952, p. 390. 2. Dans les leçons que je donnais il y a quelques années au Collège d'Europe de Bruges, sous le titre cc Conflit et intégration européenne '"

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La littérature ordinaire relève surtout les aspects négatifs et destructeurs du conflit. Ceux-ci sont tellement évidents, du moment que la violence demeure la tentation suprême, qu'il ne vaut guère la peine d'y insister longuement. La destruction peut porter sur les êtres et les biens, elle peut se limiter à la mise hors combat de l'ennemi ou bien sombrer dans un affreux génocide. Entre les deux il y a toutes sortes de degrés, suivant que l'enjeu varie au cours du déroulement du conflit et suivant qu'il entraîne une escalade dans la violence. Inutile cependant de répéter une fois de plus ce qui est connu et qui occupe tant d'ouvrages, en général ceux qui abordent le conflit dans un esprit moralisateur. Il me semble néanmoins nécessaire d'apporter trois sortes de remarques qui nous aideront à mieux saisir la portée de la destruction et les effets dissolvants du conflit, en corrigeant toutefois la légèreté de trop nombreux préjugés. Tout d'abord on manquerait de perspicacité si l'on interprétait la destruction dans un sens systématiquement péjoratif. Il existe, comme dit Maffesoli1, des « destructions utiles ». je montrais qu'en général le processus d'intégration politique s'accomp�­ gnait de conflits, du simple fait qu'elle se faisait cc contre » un état de fait existant qui offre par lui-même une résistance. De toute façon on ne saurait procéder de nos jours à une intégration politique en partant d'un point zéro. Or, du moment que l'intégration européenne répond à une volonté et à un dessein politique, on ne saurait l'accomplir qu'avec des moyens politiques. Il est vain d'espérer qu'elle résulter�it progressiv�­ . ment de l'agencement de l'économie ou de la culture, smon il faudrait admettre que, par analogie, on pourrait réaliser les fins de la science ou de la politique avec les moyens de l'art ou de la religion. De surcroît, l'expérience historique de la constitution des unités politiques ou des Etats donnent à croire que l'élément fédérateur et intégrateur n'est pas d'ordre économique ou culturel, mais militaire, étant entendu que l'activité mili­ taire est destinée par nature à mettre fin à des conflits, ou à les prévenir par dissuasion. Certes, l'économie et la culture pe�vent jouer un rôle, ma�s il demeure secondaire. Avec les moyens économiques on peut accomplir une intégration économique, elle ne sera politique qu'occasionnellement. 1. Voir l'ouvrage déjà cité, La violence fondatrice, p. 3I.

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Si les hommes avaient conservé depuis des millénaires tout ce qu'il ont produit, sans jamais rien détruire, ils étouffe­ raient par encombrement. Une accumulation sans décompo­ sition et sans suppression aurait été funeste pour l'humanité. Les deux autres remarques sont plus importantes encore, parce qu'elles mettent l'accent sur ce qu'il y a véritablement de négatif dans la dynamique conflictuelle. En premier lieu le conflit a tendance, particulièrement dans ses phases aiguës, à se fermer sur lui-même, à devenir prisonnier de son enjeu et par conséquent à ignorer tout le reste. Tout ce qui échappe à son horizon ne compte plus, du fait que les acteurs sont comme braqués sur l'objectif à atteindre et indifférents à tout ce qui les environne. Le conflit est donc une des principales sources des exclusions sociales. Cette clôture peut devenir désastreuse quand elle annihile l'esprit d'initiative et la lucidité et qu'elle égare les agents dans une obstination susceptible d'engendrer des illusions, mais elle peut aussi à l'inverse devenir une condition du succès lorsqu'elle se traduit par une concentration qui se fixe sur l'essentiel, sans se perdre dans des agissements secondaires. En second lieu, toujours dans les phases aiguës, le conflit exclut toute solution de rechange. Cette caracté­ ristique peut également être une force ou une faiblesse. Puisqu'il ne laisse aux participants qu'une seule perspective et issue, il peut galvaniser les énergies, mais à l'inverse, en cas d'échec, il les livre à la merci du triomphateur. C'est ce qui donne si souvent au conflit un aspect effrayant, parce que acculés dans leurs derniers retranchements, sans échappatoire possible, les acteurs finissent souvent par se livrer à des manifestations odieuses et à des gestes atroces par rage ou par désespoir. Même si nous négligeons ces phases aiguës, il apparaît qu'il est par principe refus de tout accommodement. La recherche de la conciliation et la volonté d'entrer en conflit sont contradictoires. On pourrait

de ce fait prolonger ces deux remarques par une réflexion sur la notion de tolérance. Il apparaît que celle-ci demeure étrangère à l'état polémique délibérément recherché et qu'elle ne peut vraiment s'affirmer que dans l'état agonal. Il s'agit cependant de la discussion d'un problème à reprendre à une autre occasion. Qu'on le considère dans son action positive ou négative, le conflit est porteur d'une dynamique et à ce titre il est l'un des facteurs prédominants du changement et de la mobilité sociale. Rien que le vocabulaire courant témoigne de l'intensité de cette dynamique : un conflit surgit, éclate, explose, produit une déflagration, etc. Comme le montre l'analyse que nous venons de faire il puise sa puissance d'abord en lui-même, non sans équivoque. Il se nourrit en quelque sorte de ses propres effets, suivant les succès ou échecs partiels et momentanés qui jalonnent son dérou­ lement. Les premiers échecs peuvent provoquer des révoltes stimulantes ou au contraire une dépression engourdissante, tout comme les premiers succès peuvent être ressentis comme un encouragement ou bien comme une euphorie aveulissante. Il met ainsi au service de l'efficacité jusqu'à ses ambiguïtés. Cette dynamique peut n'être que l'expres­ sion d'une turbulence passagère, prête à s'éteindre devant le premier obstacle, ou bien la manifestation d'une volonté tenace. La dynamique trouve essentiellement son aliment dans les espoirs que laisse présager le but à atteindre, mais aussi dans la justesse et la légitimité de la cause qu'on prétend défendre. Elle produit souvent comme une sorte de contagion qui, lorsqu'elle s'adresse à une foule, devient entraînante, avec les forces et les faiblesses de l'enthou­ siasme ; elle suscite ou bien la vaillance et l'ardeur ou bien le fanatisme et la passion aveugle.

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2. CAUSES ET MOTIFS

Dès qu'on soulève la question de la genèse d'un phéno­ mène historique, psychique ou social, on pense, par tradi­ tion, à en analyser les causes. L'épistémologie moderne a cependant fait justice du déterminisme causal qui régnait au siècle dernier et qui se figurait qu'il pourrait arrêter a priori la ou les causes nécessaires et universelles qui engendreraient invariablement les phénomènes, indépen­ damment de l'espace et du temps ainsi que de la constitution du sujet concerné. Les causes ne reproduisent cependant pas des effets toujours identiques à eux-mêmes. Comme toute relation sociale, le conflit surgit de façon aléatoire, c'est-à-dire les causes qui à un moment donné ont provoqué un conflit peuvent ne pas le produire à un autre moment, même lorsque la constellation apparaît comme la même. Nous ne pouvons donc savoir à l'avance quelles sont les causes effectives, puisque le conflit peut naître de raisons insigni­ fiantes dans une situation particulière. De toute façon le phénomène social dépend d'une pluralité de causes, dont on ne saurait énumérer la totalité. Autrement dit, la relation causale n'est pas homogène, car elle peut être conditionnée par des causes qui ne sont pas du même ordre et qui peuvent être un enchevêtrement de raisons sociales, psychologiques, politiques, religieuses et autres.

écrit-il, de l'individualité d'un phénomène, le problème de la causalité ne porte pas sur les lois, mais sur les connexions causales concrètes ; la question n'est pas de savoir sous quelle forme il faut subsumer le phénomène à titre d'exem­ plaire, mais à quelle constellation il faut l'imputer en tant que résultat. Il s'agit d'une question d'imputation »1• lJ"n fait social ne dépend pas seulement de phénomènes anté­ rieurs d.its causes; mais ausside phénomènes concomitants, câr en généralûne relation sociale ne se produit pas isolé­ ment, mais en corréfatfon avec d'autres phénomènes. D'aiitre ·part l'imputat1on causale se fait par interprétation, ce qui veut dire que dans. Ja totalité des causes nous opérons nécessairement une sélection, en considérant telle série de causes comme importantes au regard· du thème en question et telle autre série comme Se!.ÇQJ1daire. Il va de soi que des causes-�que -n.ûus. coiisidéron� co�Îne secondaires dans une consfelfation déterminée peuvent apparaître comme impor­ tantes dans une autre constellation. C'est précisément grâce à cette·sélection, dontirn'ra pas lieu de faire id la théorie, que nous donnons une signification à une relation dans un ensemble social. Quoi qu'il en soit, aucune cause ni

- Monocausalisme et pluricausalisme La causalité telle que nous l'entendons se caractérise par deux traits essentiels. D'une part elle n'intervient dans la recherche qu'à propos de faits qui se sont déjà réellement produits, auxquels nous attribuons après coup telles ou telles causes. Il ne s'agit donc pas d'une causalité de faits reproductibles dans leur identité, mais de ce que Max Weber appelle l'imputation causale. « Dès qu'il s'agit,

I. Max WEBER, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, r965, p. r63. Weber ajoute une précision importante : l'idée de l'imputation causale a été d'abord développée en criminologie et finalement par la police, puisque la recherche de la culpabilité pose le problème de l'impu­ tation. Au moment où je rédige cette note, divers attentats ont eu lieu en Iran qui ont supprimé les principaux dirigeants de ce pays. A qui faut-il imputer ou attribuer ces actes ? Plusieurs hypothèses sont possibles : ou bien l'opposition - encore faut-il distinguer entre l'opposition civile et l'opposition militaire - ou bien le parti Toudeh ou bien une fraction des mollahs qui cherche à éliminer une autre fraction. On saura peut-être plus tard avec une relative exactitude quels ont été les responsables de cette succession d'attentats. Dans les conditions actuelles nous sommes réduits à des évaluations qui se fondent sur l'imputation causale, au sens où toute imputation comporte une interprétation sélective en fonction des hypothèses choisies.

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aucune série de causes ne fournira jamais une explication exhaustive. Le conflit n'est pas non plus le produit mécanique d'antécédents qu'il est possible de repérer avec certitude. La causalité varie suivant que l'on a affaire à une guerre extérieure, à une guerre civile ou à un conflit social. Si nous prenons le cas des guerres extérieures il est clair que les causes de la guerre de 1 9 1 4- 1 9 1 8 ne sont pas les mêmes que celles de la guerre de 1 8 70 ou de la guerre de Crimée. Non seulement il faut insister, comme nous l'avons fait plus haut, sur le pluralisme causal, mais en plus sur la causalité particulière, propre à un événement ou à une série d'événements. De même, l'éventail des causes des guerres civiles ou des révolutions est extrêmement large, depuis les révoltes dues à une pénurie ou à une disette jusqu'aux séditions pour des raisons religieuses ou idéologiques, sans compter les protestations contre un régime que l'on considère comme pourri ou contre des conduites individuelles que l'on considère comme perverses par corruption ou par esprit de démission ou encore par frustration. Si l'on prend l'exemple de la frustration elle diffère suivant qu'elle est ressentie par une ethnie qui a vocation d'indépendance poli­ tique ou par un groupe restreint d'individus qui s'adonnent à la violence collective sous la forme de détériorations, de vols ou parfois de meurtres. Il n'existe tout simplement pas de cause unique. Même lorsqu'on admet le pluralisme causal il faut se méfier des traités qui établissent un catalogue de causes de nature politique, économique, démographique, religieuse ou juridique. Il est significatif que, lorsque Gaston Bouthoul aborde la question des causes des guerres, il précise qu'il s'agit de causes « présumées ))' mais en plus il met ces causes en relation avec d'autres phénomènes comme la peur, la fête, l'esprit de sacrifice, tout comme R. Girard met la violence en rapport avec le sacré, insistant

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sur le phénomène de substitution d'ordre rituel1• C'est précisément parce qu'il est impossible d'établir une causalité unique ou universelle dans la sphère des phénomènes sociaux qu'il est si difficile de prévoir la suite des événements ou de remédier sur-le-champ à une situation conflictuelle. - La subjectivité de l'acteur Personne ne met en doute l'importance de la situation chaque fois donnée lors du déclenchement d'un conflit, mais celui-ci ne devient vraiment intelligible que si on le considère comme une activité sociale, donc comme mettant en jeu des intentions et des motifs, bref la volonté subjective de l'acteur ou des acteurs. En général, et à l'exception peut-être de certaines rixes entre bandes rivales de « lou­ bards », on ne déclenche pas un conflit pour lui-même, mais en vue d'un but. Au fond, même les rixes apparemment gratuites dissimulent l'intention de matamores de prouver leur force ou leur ascendant sur les autres ou encore de flatter une certaine vanité. Le fait que l'on prémédite et que l'on prépare une guerre ou une révolution indique suffisamment qu'elles répondent à un dessein, à des motifs, donc à un projet plus ou moins réfléchi ou cohérent. La relation fonda­ mentale dans ce cas n'est plus celle de cause à effet, mais de moyen à fin, compte tenu de l'irréversibilité propre à une action. Il importe peu que l'on traite les motifs comme une sorte de causes, ils ne se laissent cependant pas réduire à de simples antécédents : ils ont leur particularité propre. L'essentiel est donc de ne pas négliger la part de la décision, l'objectif envisagé, le sens de la responsabilité de l'agent, ses impulsions et ses passions et en général ses dispositions caractérielles. Par conséquent, si un conflit est conditionné I. G. BOUTHOUL, Traité de polémologie, Paris, Payot, 1970, particulière­ ment la huitième partie ; René GIRARD, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, passim.

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sont là que quelques exemples parmi d'autres qui illustrent la complexité de l'activité conflictuelle que certaines théories de la causalité simplifient malheureusement à l'excès. D ès lors qu'on fait une place aux motifs dans l'interpré­ tation des conflits, les théories qui cherchent à les expliquer uniquement par les circonstances extérieures pèchent par unilatéralité et par dogmatisme. A titre de paradigme nous prendrons le marxisme parce que, d'une part, il est la théorie la plus élaborée, qui continue à gouverner l'esprit de divers spécialistes et que, d'autre part, il croit échapper à l'unila­ téralité en combinant la causalité avec le processus dialec­ tique. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur la notion de dialectique. De très nombreux critiques ont à maintes reprises relevé la contradiction fondamentale de la pensée marxiste, précisément à propos du conflit ou lutte des classes. D'un côté il se présente comme une philosophie volontariste, précisément à cause de la place accordée à la lutte des classes qui doit enfanter à l'avenir une révolution totale et universelle ; à cet effet Marx appelle les prolétaires à s'organiser pour mieux ordonner leur action. De l'autre côté il reste partisan d'une doctrine déterministe, dans la mesure où il proclame que la lutte des classes est inéluc­ table et que la révolution sera l'aboutissement nécessaire et inévitable de cette lutte. Le Manifeste du Parti commu­ niste déclare de façon péremptoire, sans aucune confirmation de la critique historique : « L'histoire de toute société existante jusqu'à ce j our est l'histoire de la lutte des classes. » Si Marx considère l'avènement de la société communiste comme irrésistible, il se garde cependant de décrire dans les détails cette nouvelle société, sous prétexte qu'il n'a pas à formuler « des recettes pour les marmites de l'avenir »1•

par une situation, il s'explique aussi par les intentions sub­ jectives et les motifs de l'agent ou des agents qui attendent quelque chose de l'événement qu'ils provoquent. On ne saurait donc rendre compte de la genèse d'un conflit en se limitant à l'analyse des excitations ou stimulants externes : les incitations internes et les visées ainsi que les idées de valeur de ceux qui s'engagent dans un conflit sont tout aussi déterminantes. Les remarques que nous avons faites à propos de la causalité sur l'imputation, sur la sélection et l'interprétation s'appliquent également à la recherche des motifs. Il n'y a donc pas lieu d'y revenir. Essayons plutôt d'en tirer cer­ taines conclusions pratiques pour la recherche. Il arrive que le motif pour lequel un agent croit être entré dans un conflit n'est pas le véritable motif ou du moins n'est pas le motif important. Le véritable motif peut être dissimulé pour des raisons diverses qui n'ont rien à voir avec la causalité. De ce point de vue il peut ne pas y avoir concordance entre l'éventail des motifs établi par le cher­ cheur et les évaluations pratiques et concrètes de l'acteur. Lorsqu'il s'agit d'une action collective il est possible que les participants au conflit s'engagent pour d'autres raisons que celles de l'homme qui a pris la décision et qui par conséquent poursuivait d'autres vues. Il est également fré­ quent que celui qui prend l'initiative d'un conflit poursuit en réalité une fin qu'il dissimule pour mieux entraîner dans l'entreprise les autres au nom de promesses fallacieuses. Il peut aussi arriver qu'une fois l'action engagée l'agent modifie son projet au vu des premiers résultats ou en consi­ dération du prix trop élevé dont il faudrait payer le succès ou bien au contraire il se laisse entraîner par la griserie d'une réussite qui n'était pas prévue au départ. Parfois le conflit en cours provoque un antagonisme dans les motifs des participants au point d'en rendre aléatoire l'issue. Ce ne

r. K. MARx, Le Capital, Postface de la deuxième édition de la version allemande.

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129 J, FREUND

5

Toutefois il précise que le développement nécessaire vers cette société sera défini par les circonstances chaque fois nouvelles que suscitera cette luttte des classes à l'œuvre, ce qui veut dire que les conflits refléteront l'état chaque fois donné des rapports de production. Ces rapports de produc­ tion se développent sans l'intervention de la volonté humaine, car, précise Marx, « les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rap­ ports de production qui correspondent à un degré de déve­ loppement déterminé de leurs forces productrices maté­ tielles ))1. Selon Marx, par conséquent, les conflits comme les contradictions sociales ne sont explicables que par les rapports externes de production et ces rapports de produc­ tion évolueront nécessairement dans un sens déterminé qui mettra fin à toute conflictualité dans la société, une fois que 1' on aura fait dépérir les conditions superstructurelles de ces conflits, qui consistent dans la politique, la religion, le droit et la morale. Quoi qu'il en soit, comme le déclare Engels, les rapports de production constituent le facteur déterminant en dernière analyse de l'histoire. Il y aurait beaucoup à dire sur le caractère non scienti­ fique de l'expression « en dernière analyse )). Ce qui passe pour être vrai en dernière analyse, c'est ce qu'on n'analyse plus ; l'analyse s'arrête, de sorte que la voie est ouverte à l'affirmation dogmatique. Pour la science, en tant qu'elle est recherche indéfinie, il ne peut exister d'arrêt définitif de l'analyse, puisque tout résultat peut devenir l'objet d'une nouvelle recherche. Pour le marxisme les rapports matériels de production constituent une limite au-delà de laquelle il n'y a plus d'analyse, ou plutôt elle devient futile, puisque l'économie apporte l'explication ultime de toutes ·

I. K. MARX, Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Ed. sociales, 1957, Préface, p. 4.

choses, du fait que même la volonté, les idées et la conscience en général ne sont que des reflets de la production matérielle du monde extérieur. Nous sommes donc en présence d'un monocausalisme, du fait qu'en dernière instance seule la cause économique est déterminante, tous les autres facteurs qu'ils soient politiques, religieux, moraux ou juridiques n'étant que des manifestations superstructurelles de l'écono­ mie, ce qui veut dire que toutes les autres causes se réduisent en dernier ressort à la cause économique. Dans ces conditions l'explication de la genèse et du développement des conflits par les motifs et les décisions des hommes en vue d'accomplir certaines fins ne sont que des pseudo-explications. Pour l'épistémologie contemporaine ce monocausalisme est con­ testable. A tout prendre, le marxisme privilégie le fondement économique non pour des raisons scientifiques mais en vertu d'une évaluation idéologique partisane. Ce sont les autres facteurs que les recherches modernes ont mis en évidence dans l'explication des conflits qu'il convient main­ tenant de présenter. 3 . L'AGRESSIVITÉ

De tout temps il y a eu des auteurs qui ont reconnu, sous une forme ou une autre, qu'il y avait en l'homme une disposition à susciter des conflits. Les uns - Machiavel ne fut pas le seul à être de cet avis - estiment qu'il y a un fond de méchanceté en l'être humain, d'autres, tel Hobbes, ont élaboré l'hypothèse d'un état de nature qui se caracté­ riserait par le fait que l'homme serait porté, en vertu de son animalité, à mettre en danger la vie de ses congénères, mais qu'en vertu du principe de l'humanité, dont le fondement serait la parole, il aurait la capacité de prévoir le futur et de se donner artificiellement des institutions. Il existerait donc en l'homme un instinct de violence que l'on ne parviendrait

à contenir que par l'institution de la politique, cet « être artificiel » qu'est le Leviathan. On pourrait également citer Darwin. Plus près de nous Freud a développé une doctrine analogue, en particulier lorsqu'il déclare dans Malaise de la civilisation1 qu'il y a dans l'homme une « tendance native... à la méchanceté, à l'agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté >> ou encore : « L'agressivité constitue une disposi­ tion instinctive, primitive et autonome de l'être humain. >> La question a fait de nos j ours l'objet de recherches suivies et méthodologiquement instruites sous le nom de « psycho­ logie du comportement » ou plus brièvement d' « éthologie », les principaux représentants étant K. Lorenz, Tinbergen et Eibl-Eibesfeldt2• On peut résumer ces diverses analyses en quelques thèmes. - Agression et agressivité Tous ces auteurs partent de recherches sur le compor­ tement animal (Tinbergen s'y limite) et constatent que les animaux luttent entre eux, pour quatre raisons capitales : la défense de leur territoire, la nourriture, la position hiérar­ chique et l'accouplement. Ces manifestations donnent lieu r. S. FREUD, Malaise de la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 75 et 77. 2. K. LORENZ, L'agression, Paris, Flammarion, 1963 et Essai sur le comportement animal et humain, Paris, Le Seuil, 1970 ; N. TINBERGEN, La vie sociale des animaux, Paris, Payot, 1967 ; 1. EIBL-EIBESFELDT, Contre l'agression, Paris, Stock, 1972 et L'homme programmé, Paris, Flammarion, 1976. On peut également consulter F. ANTONINl, L'homme furieux, Paris, Hachette, 1 970 ; R. ARDREY, African Genesis, Londres, Collins, 1962 ; L. BERKOWITZ, Aggressions : A social psychological Analysis, New York - Londres, McGraw-Hill, 1962 et Roots of Aggression, New York, Atherton Press, 1969 ; H. de LESQUEN, La politique du vivant, Paris, Albin Michel, 1 979 ; J. P. SCOTT, Aggression, Chicago, Univ. Press, 1960 ; A. STORR, L'agressivité nécessaire, Paris, Laffont, 1969 et L'instinct de destruction, Paris, Calmann-Lévy, 1973· Pour une vue d'ensemble, voir R. DENKER, Aufklarung über Agression, Stuttgart, Kohlhammer, 1966.

à un comportement agressif. Les auteurs estiment que l'agressivité remplirait une fonction analogue à celle de tout instinct, ce qui veut dire qu'elle est au service de la conservation de la vie individuelle et de celle de l'espèce1• Selon Lorenz cette caractéristique serait la seule qui soit commune à l'ensemble de la vie animale, car pour le reste les modalités de l'agressivité varieraient selon les espèces et défieraient toute uniformité dans le comporte­ ment. L'agressivité passe ainsi pour une « disposition innée »2, qui d'une part révèle une spontanéité chez les êtres vivants, d'autre part l'existence de ce que Eibl-Eibesfeldt appelle un « programme préétabli », destiné à jouer le rôle de régu­ lateur et de coordinateur des divers agissements des êtres. Il en résulte que le comportement ne s'explique pas unique­ ment par la réaction à des stimuli extérieurs ni par l'appren­ tissage, mais aussi par l'existence d'impulsions internes3• Il ne faut pas non plus négliger le fait qu'en libérant son agressivité l'être vivant y trouve un plaisir4• Enfin, on aurait tort de penser que seule l'agressivité serait innée ; en réalité la compassion l'est également, de sorte que les êtres vivants sont en même temps portés à se réunir et à s'aider mais aussi à se combattre5• L'acquis capital de l'éthologie, fondé sur des observa­ tions répétées, réside, me semble-t-il, dans la distinction déjà signalée entre lutte intraspécifique et lutte extra­ spécifique. La lutte pour la vie concerne l'extraspécificité, c'est-à-dire la nécessité pour les autres vivants de se nourrir comme prédateurs d'individus d'autres espèces. Selon Lo­ renz on ne saurait parler à ce propos de combat ou de vior. K. LORENZ, L'agression, p. 6.

2. 3. 4. 5,

EIBL-EIBESFELDT, Contre l'agression, p. 1 6 et 27. K. LORENZ, op. cit., p. 99 et EIBL-EIBESFELDT, op. cit., p. 99 et 102. EIBL-EIBESFELDT, op. cit., p. 108-109. EIBL-EIBESFELDT, ibid., p. 143 et 147·

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lence, parce qu'il ne s'agit pas d'actes de méchanceté ou d'une volonté de nuire, mais des conditions de survie pour les êtres vivants. C'est dans le même sens que l'homme abat le bœuf ou se nourrit de volaille et de poisson, qu'il arrache des pommes de terre ou des radis. Ce sont les moyens de sa subsistance. Si le vivant renonce à cette consommation il se condamne à la longue à mourir, à ne plus se conserver en vie. On ne saurait parler de conflit et de violence qu'à propos de la lutte intraspécifique qui oppose les membres d'une même espèce : des chats entre eux, des hommes entre eux. C'est en vertu de cette agressivité que l'animal de tolère pas par exemple la présence d'un congénère sur son territoire. Cette agression intraspécifique constitue selon Lorenz « l'agression au sens étroit du mot »1, donc l'agression à proprement parler ou agression caractérisée qui comporte la volonté de nuire et éventuellement la violence et, au plan humain, le conflit. La violence intraspécifique apparaît au premier abord comme essentiellement destructrice tout comme les conflits qu'elle fait surgir, car elle s'accompagne de haine, de colère et de rage, ce qui n'est pas le cas de la lutte extraspécifique. Elle peut donc nuire à la conservation de l'espèce jusqu'à éteindre certaines d'entre elles. En tout cas, elle a souvent des effets néfastes. On ne saurait toutefois donner une vali­ dité générale à cette constatation, car cette agressivité remplit également « une fonction dans l'intérêt de l'espèce »2, en tant qu'elle contribue à l'équilibre de la population au sein de l'espèce et à l'établissement d'une hiérarchie salu­ taire aux sociétés animales. Lorenz énumère trois fonctions qui lui paraissent essentielles : « La répartition d'êtres vivants semblables dans l'espace disponible, la sélection I. K. LORENZ, op. cit., p. 38. 2. Ibid., p. 38.

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effectuée par les combats entre rivaux et la défense de la progéniture »1• Pour éviter que l'agressivité ne devienne dan­ gereuse, la spontanéité vitale a inventé des processus pour diriger l'agression vers des voies inoffensives, de type symbo­ lique. C'est ce qu'en son temps J. Huxley appelait la ritualisa­ tion, ce qui veut dire une simulation de l'agressivité, grâce à un cérémonial qui fait l'économie de l'agression caractérisée. Il en résulte un contrôle de l'agressivité qui se manifeste par la suppression, l'apaisement ou la neutralisation des lu�tes à l'intérieur d'un groupe considéré du fait de la consolidation de l'unité de ce groupe et de son opposition en tant qu'unité indépendante à d'autres groupes semblables2• Lorenz tout comme Eibl-Eibesfeldt soulignent que ce contrôle et cette maîtrise de l'agressivité conduisent à l'instauration d'une hiérarchie garante de l'ordre interne du groupe et, par conséquent, à une inégalité entre les membres du groupe3• Autrement dit, les colonies animales sont structurées selon le principe de l'autorité. Tout en conseillant la prudence dans l'application au comportement humain des observations faites à propos du comportement animal - il faut se garder, dit-il, des « com­ paraisons illégitimes »4 - Lorenz franchit cependant assez facilement le pas, prétextant qu'il y a aussi de l'animalité dans l'homme. La ritualisation fait apparaître qu'il existe dans la nature humaine des processus d'inhibition qui atténuent les effets néfastes possibles de l'agressivité. De plus, l'homme a un avantage sur l'animal : il possède une raison et une intelligence technicienne. En conséquence il est en mesure d'organiser avec plus de profit et de sécurité la société dans laquelle il vit, mais surtout il est capable d'élax. Ibid., p. 53. 2. Ibid., p. 89. 3. EIBL-EIBESFELDT, op. cit., p. 125 et LORENZ, ibid., p. 53 et 6I. 4. LORENZ, ibid., p. ro3.

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borer une expérience et une culture qui conditionnent l'in­ vention d'adaptations inédites. Pourtant, malgré cette supé­ riorité, l'homme demeure, suivant une expression d'A. Gehlen que Lorenz reprend à son compte, « un être en danger » . Il veut dire que la culture est ambiguë, car en même temps qu'elle permet de domestiquer l'agressivité par les rites, les institutions et l'invention de formes, elle est aussi la source de déviations qui risquent d'être pernicieuses. En effet, l'homme a été capable de prouesses techniques comme l'invention de la bombe atomique ou, à une autre échelle, de développer une agressivité collective qui peut conduire aux comportements les plus atroces1• Les anciennes armes ne possédaient pas les capacités destructrices des armes modernes qui menacent l'humanité même de l'auto­ destruction. On peut donc s'étonner que des êtres doués de raison se comportent d'une façon aussi peu raisonnable. Par conséquent, loin d'être toujours un facteur de régulation, la culture peut devenir un instrument de dérèglement. Nous ne ferons que mentionner rapidement les objec­ tions et les critiques qui ont été adressées à !'éthologie, pour autant qu'elles intéressent la question du conflit2• Les uns rejettent absolument la conception de Lorenz, parce que, comme le déclare Montagu, l'agressivité n'est pas un ins­ tinct, qu'elle n'a rien d'inné, qu'elle est de l'acquis : elle naîtrait avec l'apprentissage et l'éducation, par conséquent

elle dépendrait de conditions extérieures parmi lesquelles il faut ranger le surpeuplement et les contradictions que suscite un monde voué au système compétitif. D'autres comme Dollard ou N. E. Miller pensent que l'origine de l'agressivité est à chercher dans le sentiment de frustration, du fait que les tendances et les aspirations des humains sont contrecarrées par la société. Rappelons qu'Adler avait déjà attiré l'attention dès 1 908 dans sa conférence sur Der Agressionstrieb im Leben und in der Neurose sur le rôle du complexe d'infériorité qui cherche dans l'agressivité une compensation. J. P. Scott est plus circonspect. Il ne nie pas le fondement biologique, mais uniquement la sponta­ néité instinctive de l'agressivité, car elle serait plutôt de l'ordre du réflexe qui ne se manifeste qu'en réponse à un stimulant externe. D'autres encore comme Plack estiment que l'agressivité ne joue pas le rôle important qu'on lui prête. De toute façon en l'état actuel des recherches il n'est pas possible de trancher la question de savoir si elle est de nature instinctive ou réactionnelle. Au surplus Lorenz ne fait pas une distinction suffisante entre ce qui relève de l'observation positive et ce qui relève de l'interprétation personnelle. Enfin Michaud reproche à Lorenz et à son école leur anthropomorphisme et surtout de vouloir édifier une anthropologie sur des extrapolations et des générali­ sations hâtives.

I . Voir l'entretien de Lorenz dans l'ouvrage de F. HACKER, Agression et violence dans le monde moderne, Paris, Calmann-Lévy, r972, p. 325, et aussi le chapitre XIII de l'ouvrage L'agression, particulièrement p. 25r-258. 2. On consultera surtout A. ALLAND, La dimension humaine, Paris, Le Seuil, I974 ; A. MoNTAGU, Man and Aggression, New York, Oxford Univ. Press, r868 et L'hérédité, Bruxelles, Marabout, I974 ; Y. MICHAUD, Violence et Politique, ouvrage déjà cité, p. r39-r55. Enfin les deux ouvrages collectifs, l'un édité par J. DOLLARD, Frustration and Aggression, New Haven, Yale Univ. Press, r939, l'autre par A. PLACK, Der Mythos vom Agressionstrieb, Munich, List, r973.

- L 'agressivité nécessaire Mitscherlich refuse de voir dans l'agressivité une pulsion, car comme la libido elle n'est à l'état pur d'instinct qu'une abstraction conceptuelle. Elle ne constitue pas une réalité autonome ; au contraire, il faut la considérer en fonction de l'organisme tout entier. Il reconnaît cependant que si l'on ne peut apporter actuellement une solution valable à la controverse sur l'innéité de l'agressivité, de nombreuses

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observations répétées nous invitent à « compter au nombre des réalités de la vie humaine aussi bien le plaisir de faire la guerre, le crime, la cruauté, la perfidie, que les disposi­ tions pacifiques, la probité foncière, le respect de la parole donnée, la fidélité aux amis, le tact et la courtoisie, les j oies de l'amour »1• L'agressivité serait ainsi constitutive du com­ portement humain. Pour une large part il faut chercher les raisons de son développement dans les difficultés d'adapta­ tion qui sont consécutives à l'extrême mobilité sociale, aux situations inédites que suscite le prodigieux essor technique, mais aussi à la décadence des rites d'initiation, de sorte qu'il se produit un décalage entre la vie intérieure et le monde extérieur. Selon H. Laborit, autre spécialiste, l'agressivité aurait physiologiquement un siège : !'hypothalamus. Elle serait donc une manifestation interne, d'origine biologique, que l'on pourrait contrôler et traiter pharmacologiquement par le recours à des moyens externes et éventuellement on pourrait même la supprimer2• Laborit accompagne cette assertion d'ordre génétique, qu'il considère comme expéri­ mentalement confirmée, d'une série d'autres réflexions, de caractère plus sociologique. Le monde moderne favoriserait l'agressivité du fait de l'exploitation économique et de l'aliénation qu'elle entraîne, mais aussi à cause d'une urba­ nisation qui détériore l'environnement et conduit à une mise en tutelle de l'individu. La fuite est devenue impossible tant les réseaux sociaux sont denses. Aussi l' « agressivité, que l'individu isolé a rarement la possibilité d'assouvir seul contre l'ensemble social, il cherchera alors à l'assouvir en s'unissant à ceux que leur niche environnementale rapproche de lui... Les groupes sociaux surgissent et leurs I. A. MITSCHERLICH, L'idée de paix et l'agressivité humaine, Paris, Gallimard, 1970, p. !08. 2. H. LABORIT,L'agressivité détournée,Paris, 1970, p. l8o (coll. « l0/18 »).

antagonismes permettent l'expression d'une agressivité qui peut camoufler son individualité première sous un masque altruiste que viennent colorer les jugements de valeur »1• Puisque la socialisation n'est plus en mesure de freiner l'agressivité, il faut la détourner par des moyens et des pro­ duits artificiels d'ordre chimique ou autres. Comme le montre l'abondance des notes au bas des pages, la notion d'agressivité constitue avec celle de la violence un des aspects du conflit qui a été le mieux étudié. Il était tentant d'associer le biologique et le sociologique. C'est ce qui est arrivé avec la constitution d'une discipline nouvelle appelée sociobiologie2• Une violente controverse s'est élevée à propos de l'importance que certains biologistes, tels Dawkins ou Ghiselin, ont accordée à la notion de gène3• Le créateur de la sociobiologie, E. O. Wilson, est cepen­ dant plus circonspect, en tout cas plus nuancé que nombre de ceux qui ont suivi sa voie. Il part de la constatation qu'il est difficile de contester, à savoir que dans l'histoire la guerre a été endémique et que sans cesse les sociétés ont été obligées de prendre des mesures pour « minimiser les formes subtiles mais inévitables des conflits »4• Il y voit une tendance non nécessairement innée de la nature humaine : « Les êtres humains ont une prédisposition héréditaire marquée pour le comportement agressif l>, mais il remarque également que l'innéité ne se développe pas dans tous les milieux avec une « certitude absolue ))5• II 1 . Ibid., p. 179· 2. Pour un historique de cette discipline voir Y. CHRISTEN, L'heure de la sociobiologie, Paris, Albin Michel, 1 979· 3. R. DAWKINS, Le gène égoïste, Paris, Menges, 1978 ; M. T. GHISELIN, The economy of Nature and the Evolution of sex, Berkeley, Univ. of Cali­ fornia Press, 1974. 4. E. O. WILSON, L'humaine nature, Paris, Stock, 1979, p. 153 et Socio­ biology : the new synthesis, Harvard, Univ. Press, 1975. 5. Ibid., p. 154.

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estime que sur ce chapitre il est moins pessuruste que E. Fromm, aux yeux de qui l'agression prend chez les humains des formes pathologiques plus atroces que chez les animaux1• De toute façon, il faut à son avis cultiver la diversité humaine tant au niveau des groupes qu'à celui des individus. Au total, quand on prend en compte toutes les discus­ sions sur l'agressivité, avec leurs critiques et leurs répliques, on ne peut qu'approuver l'argument de ceux qui estiment qu'en l'état actuel des recherches il n'est pas possible de trancher définitivement entre les théories rivales. Cela veut dire aussi qu'il ne faut pas discréditer sans autre forme de procès les conceptions éthologiques. N'en déplaise aux idéologues, il faut noter que Lorenz et son école manifestent une plus grande ouverture d'esprit que les partisans de l'explication de l'agressivité par les circonstances extérieures ou l'apprentissage. Ceux-ci se contentent de nier toute spon­ tanéité à la vie, trop souvent en vertu de préjugés moralisa­ teurs, alors que leurs adversaires reconnaissent la part de l'environnement, bien que, en raison du thème central de leurs recherches, ils mettent davantage l'accent sur les pré­ dispositions et les équipements d'ordre biologique, sans s'enfermer dans une interprétation exclusive ; les textes cités plus haut en témoignent. Certes, il est indiscutable que les spécialistes de !'éthologie dépassent parfois les conclu­ sions que la science légitime, en particulier lorsqu'ils font intervenir les catégories éthiques du bien et du mal et cer­ tains jugements de valeur sur la notion d'égalité. Néanmoins l'accumulation sans cesse grandissante de leurs observations positives semble corroborer l'idée d'une spontanéité de la vie qu'une théorie du conflit ne peut ni ignorer ni écarter. On fait par exemple grief à Lorenz d'avoir isolé l'instinct r. E. FROMM, La passion de détruire, Paris, Laffont, 1975.

d'agressivité et de ne pas s'être interrogé sur la notion d'instinct. C'est méconnaître le chapitre qu'il a consacré au « grand parlement des instincts >> dans lequel d'une part il pose la question de l'instinct, d'autre part il insiste sur la coordination de l'ensemble des manifestations organiques1• De toute façon, ce n'est pas aujourd'hui qu'on a inventé l'adage : mors tua vita meo, car il appartient à l'ordre de l'expérience humaine générale. La question à poser est la suivante : pourquoi les partisans de l'apprentissage et de l'influence exclusive des conditions extérieures en arrivent­ ils à mésestimer, voire à mépriser, cet immense laboratoire qu'est l'expérience humaine et historique ? Toutes ces discussions sur l'agressivité indiquent déjà comme en filigrane le bénéfice que l'on peut en tirer pour une meilleure compréhension du conflit. Par définition la notion d'activité implique conceptuellement une capacité d'initiative de la part du sujet, soit qu'il se donne un but, soit qu'il décide de l'orientation de ses actes - ce qu'exclut la passivité. Il arrive à tout le monde de faire des choix. Or, les conflits sont des formes de l'activité humaine ; ils ne sont pas de simples réactions à des circonstances, indé­ pendamment de toute évaluation et de tout recours sélec­ tif à des moyens. Ce que dit l'instinct d'agressivité, c'est que la vie n'est pas une somme déterminée de mécanismes obéissant uniquement à la loi de l'inertie, ni de processus qui ne font que répondre à une excitation extérieure. La vie possède un dynamisme propre, irréductible aux lois de la matière inerte : elle n'est pas seulement disponibilité ou attente de mouvements, mais elle est aussi aptitude et géné­ ratrice de mouvements. Autrement dit, l'homme ordonne son milieu par ses diverses activités techniques et culturelles, il n'en est pas l'esclave conditionné par des pesanteurs sur I.

K. LORENZ, L'agression, p. 96-99.

lesquelles il n'aurait aucune maîtrise. La vie n'est donc pas un simple satellite de processus physico-chimiques, elle manifeste une autonomie et une originalité avec des indéter­ minations imprévisibles. L'organisme ne se réduit pas à une machine. C'est ce qu'établissent sur la foi d'observations sans cesse multipliées les théories qui attribuent l'agressivité à la spontanéité vitale. Le conflit est dans certaines condi­ tions une des manifestations de cette agressivité. A la vérité, ce qu'il y a d'essentiel pour la compréhension du conflit, les théories éthologiques le suggèrent plutôt qu'elles ne l'analysent. A. Storr est à cet égard plus explicite. Il y a lieu de distinguer, à son avis, « entre l'agression en tant que « pulsion motrice ))' vers la maîtrise de l'environne­ ment, à la fois désirable et nécessaire à la survie, et l'agres­ sion en tant qu' « hostilité destructrice )) que nous déplorons le plus souvent, et qui semble aller contre la survie ll1• Je dirais qu'il faut faire une différence entre agressivité et agression. L'agressivité est une disposition spontanée de l'être vivant, utile et même régulatrice de la vie en général. L'étudiant qui se présente à un concours dont le nombre de reçus est limité doit faire preuve d'agressivité pour être bien classé. Une équipe de football ou de rugby doit mani­ fester de l'agressivité si elle veut remporter le match, tout comme un parti politique qui veut triompher aux élections. La plupart des choix et des actes de notre vie comportent cette combativité indispensable, sans laquelle l'être est condamné à être ballotté par des événements sur lesquels il n'aurait aucune prise. Toute réussite dans son métier ou sa profession exige donc de l'agressivité. Elle est de l'ordre de la compétition agonale et non du conflit. L'agression au contraire est un acte caractérisé de violence, en ce sens qu'elle manifeste une intention méchante ou hostile et r. A. STORR, L'instinct de destruction, Paris, Calmann-Lévy, r973, p. 20.

qu'elle cherche à nuire à l'autre. Elle est immédiatement conflictuelle. Lorsqu'un joueur de football essaie de blesser volontairement son adversaire il commet un acte d'agression qui peut dégénérer en pugilat ou, le cas échéant, mettre le feu aux poudres dans le stade. De nombreuses polémiques concernant !'éthologie ont leur source dans la confusion entre agressivité et agression. Ainsi comprise l'agression est la forme conflictuelle que l'agressivité peut adopter lorsqu'elle utilise les moyens de la violence. En elle-même, cependant, l'agressivité n'est pas conflictuelle, bien qu'il soit peu probable qu'il puisse y avoir agression sans cette disposition agressive. Par consé­ quent, l'une conditionne l'autre, mais le passage de l'une à l'autre n'est pas inévitable, car l'agression n'apparaît que dans certaines conditions qu'une théorie du conflit a juste­ ment pour tâche de préciser. Ces conditions tiennent en général à l'environnement, aux circonstances. L'erreur con­ siste à expliquer l'agressivité, en tant qu'elle est une dispo­ sition plus ou moins inoffensive qui exprime la spontanéité propre à la vie, par le conditionnement extérieur, car celui-ci explique l'agression. De ce point. de vue les recher­ ches sur l'agressivité contribuent à l'intelligence des conflits. 4. LE TERRAIN : REVENDICATIONS, ANTAGONISMES ET TENSIONS Dans ses Souvenirs Tocqueville nous fait part de sa perplexité à la veille du déclenchement de la Révolution de I 848, car rien ne semblait donner lieu à inquiétude : A la Chambre on discutait de projets, comme la création d'une banque à Bordeaux ; il y avait certes des attroupements de curieux dans les rues, mais comme à l'ordinaire on échan­ geait des quolibets plutôt qu'on ne lançait des cris sédi­ tieux. Et pourtant, quelques heures plus tard Paris s'embraI43

sait, la Chambre des députés fut occupée. L'insurrection de la Commune de Paris en mars 18 7 1 a eu pour origine la récupération par l'armée de pièces de canon qui fit croire à la population de Belleville et de Montmartre qu'on la trahissait. D'autres exemples du même genre pourraient donner à penser que divers conflits se déclencheraient spon­ tanément, au hasard de l'un ou l'autre incident. A regarder les choses de plus près on s'aperçoit dans le premier cas que la succession des banquets à l'initiative de l'opposition politique avait créé une agitation dans le pays, pendant que de leur côté les groupes socialistes avaient semé le doute dans de nombreux esprits. Dans le second cas on observe que depuis quelques semaines une tension régnait dans la capitale, alimentée par le nationalisme de la population, et qu'avivait la peur d'une trahison fomentée par le gouverne­ ment qui, de retour de Bordeaux, s'était installé à Versailles et non à Paris. Le terrain était donc en quelque sorte miné, de sorte que n'importe quel incident pouvait provoquer des émeutes insurrectionnelles. La question posée est la suivante : dans quelle mesure une situation donnée favo­ rise-t-elle ou non l'irruption d'un conflit ? Lorsqu'on aborde ce genre de problèmes on insiste volontiers sur les antagonismes et les tensions suscitant l'incertitude ou l'insécurité, sur les provocations soulevant une effervescence ou encore sur les contradictions qui naissent de la concurrence ou de la compétition. Le sujet est d'autant plus important que divers sociologues définis­ sent le conflit par les contradictions, les antagonismes et les tensions, ou encore l'affrontement. Touraine par exemple entend par conflit les cc relations antagonistes entre deux ou plusieurs unités d'action dont l'une au moins tend à dominer le champ social de leurs rapports JJ1• Le sociologue américain

Boulding le définit comme la cc situation de concurrence dans laquelle les parties ont conscience de l'incompatibilité des positions potentielles futures et dans laquelle chacune désire occuper une position qui est incompatible avec les désirs de l'autre J>1• Enfin Dahrendorf donne à la notion un sens encore plus large qui embrasse aussi bien le débat parlemen­ taire que la négociation ordonnée ou la simple opposition d'intérêts2• cc J'emploie, écrit-il dans cet ouvrage, le terme de conflit pour des contestations, des rivalités, des querelles ou des tensions aussi bien que pour les heurts manifestes entre forces sociales. Toute relation entre des ensembles d'individus qui comprend une différence irréductible d'ob­ jectif - par exemple, dans sa forme la plus générale, le désir de la part des deux parties d'obtenir ce qui n'est accessible qu'à l'une, ou qu'en partie à l'une - sont, selon nous, des relations de conflit social J>3• En conséquence la simple compétition est une forme de conflit et sur ce point il critique Mack et Snyder qui font une distinction entre les deux notions4• Il ajoute même : cc Je ne vois pour ma part aucune raison d'établir ou même de souhaiter une distinction conceptuelle entre compétition et conflit »5• Il est indéniable que les notions d'antagonismes, de contradictions et de tensions entrent dans l'analyse d'une situation conflictuelle, mais pas plus que l'agressivité n'est signe d'un conflit il ne semble pas qu'on puisse assimiler ces diverses notions à celle de conflit. Tout ordre social comporte à des degrés divers des

I . A. TOURAINE, à l'article « conflit » de l'Encyclopedia Universalis.

I. K. BoULDING, Conflit and defense : a general theory, New York, Harper & Row, 1962. 2. DAHRENDORF, Classes et conflits dans la société industrielle, p. 137 et 214. 3. Ibid., p. 137· 4. MACK et SNYDER, Approaches to the study of social conflict in Conflict Resolution, t. I, juin 1957· 5, DAHRENDORF, ibid., p. 2 I I .

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disproportions, des différenciations, des discontinuités, des discordances et des incohérences qui réfléchissent les risques latents d'un possible désordre. Aucun ordre, même le plus stable, n'est jamais entièrement homogène : il est d'autant plus fragile qu'il est plus complexe, à l'image des sociétés modernes. En effet, les sociétés archaïques, aux configu­ rations plus rudimentaires, étaient moins sujettes aux chan­ gements brusques. De fait, les institutions ne sont jamais uniformes ni même adaptées les unes aux autres, et les opinions ne sont jamais unanimes, sinon par arrangement artificiel. Toutes ces dissonances et disparités, qui forment le terrain sur lequel surgissent les conflits, ne sont pas de même nature : il y a d'une part les confusions, les désajuste­ ments et les agitations passagères qui décontenancent et désorientent momentanément une partie de la population, le plus souvent en raison de malentendus, de mésententes ou de mécontentements transitoires, d'autre part les oppo­ sitions plus déterminées et les troubles qui provoquent des ruptures et des hostilités, désorganisent et parfois déstabi­ lisent une société. Dans le premier cas les conflits restent limités ou locaux et ils ne donnent pas lieu à des conséquences graves, sauf lorsque, pour une raison ou pour une autre, parce qu'ils durent ou parce qu'ils atteignent une intensité critique, ils ébranlent les oppositions caractéristiques de la seconde catégorie. Les sociétés modernes se sont, par exemple, accoutumées aux grèves répétées, sous n'importe quel prétexte, car celles-ci ne réussissent plus guère à dérégler l'ordre social, parce qu'elles ne dépassent que rarement le stade de la réclamation ou de l'exigence temporaire. Dans le premier cas nous parlerons de revendication, dans le second d'antagonisme, les deux notions ayant pour notre analyse la validité de concepts génériques.

- Le dossier conflictuel Nous �l!!�D:c:l_().11� par revendication l'expression. d'une exigence qu'on adresse à autrui · a.:u-nom d'un droit qu'on ··estime lésé; d'iln dû dont on pense qu'on est frustré, donc au nom d'une justice méconnue ou bafouée, étant entendu que l'idée de justice fait dans ce cas l'objet d'une appré­ ciation subjective que l'autre ne partage pas. La revendi ­ cation peut porter sur des biens matériels ou sur des idées, par exemple sur un meilleur salaire ou sur un espace et territoire ou bien sur une plus grande justice et égalité ou encore sur la défense d'une identité en détresse. II n'y a pas de limite aux revendications, bien que l'on en dresse un catalogue dans les circonstances chaque fois données. La notion recouvre aussi bien des mécontentements, des frustrations et des récriminations que le désir d'exercer une influence ou la recherche de la domination. En elle-même'· ce12�11c:la.n,!, !a._ revendication n'est pas un co!i�!t. Elle est polémogène, . c'est.:à::dire eue· petit ëoii;a.U:1iià Ûne..situation col1flif!t1�lle dans certa.ines conditi�ns, en particulier lors­ qu'on estime que la réclaination présentée n'est pas enten­ due1. La question à débattre n'est cependant pas celle de savoir quand une revendication est juste et quand elle est injuste, mais de comprendre que, même si elle est fondée, elle n'est pas encore reconnue pour cette raison par le camp qu'elle met en cause. Il ne s'agit donc pas ici de bonne ou de mauvaise foi, mais de la détermination de celui qui présente la revendication et de la volonté de résistance de celui à qui elle s'adresse. Ce qui caractérise une revendication, ce n'est pas seule­ ment le contenu de la réclamation, mais aussi et surtout --··· ·· · ··· · ..

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I . Cf. J. BEAUCHARD, op. cit., en particulier le chap. vm. Voir égale­ ment mon étude La revendication in Etudespolémologiques, n° 8, avril r973, p. 3-r4.

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le fait qu'elle constitue un essai de justification morale préliminaire au conflit qu'elle prépare. Comme la plupart des arguments de légitimation éthique elle est exposée aux manipulations des faux raisonnements et des pseudo-raison­ nements ainsi que des formes irrationnelles de la captation des esprits. Fondée ou non, il est rare qu'une revendication formulée avec force et continuité échappe à ces manœuvres, ce qui renforce sa capacité polémogène. Elle est d'autant plus sujette à ce genre d'indélicatesses qu'elle s'adresse par une sorte de pente naturelle aux masses en vue de les mobi­ liser et de les entraîner dans la protestation, le souci domi­ nant étant de les amener à donner leur approbation ou leur désapprobation, leur sympathie ou leur antipathie, sur la base de données simplifiées. L'efficacité d'une revendication dépend en grande partie de l'adhésion de la foule. Il _suffit de renvoyer ici pour une plus ample information aux ouvrages connus sur le comportement des foules et sur les méthodes de la propagande. La notion de revendication implique en plus des promesses ou une espérance, mais elle énonce en général ce genre d'attentes sous la forme de mises en accusa­ tion de l'autre en vue d'affaiblir sa position en le culpabili­ sant, ou encore sous la forme de menaces et de défis en cherchant à exercer des pressions et, le cas échéant, en se livrant à des surenchères et à des provocations. C'est en raison de ces actes d'intimidation que la revendication est polémogène. Malgré la prolifération des manifestations revendicatives, principalement dans les sociétés industrielles modernes, elles ne donnent lieu en général qu'à des conflits mineurs. Il en va tout autrement lorsqu'elle parvient à se coaliser avec un antagonisme. - On ne peut tout concilier Nous entendons par antagonisme au sens générique du terme (qui couvre les contradictions, les antinomies, les

incompatibilités) le fait qu'une valeur ou un ensemble de valeurs s'affirme comme irréductible à d'autres valeurs, en vertu de présupposés qui lui sont propres. Cette définition est proche de la conception que Max Weber se faisait de l'antagonisme. On sait qu'il a été, de nos j ours, le sociologue qui a insisté le plus sur l'importance des antagonismes, bien qu'il n'ait jamais ramassé sa pensée dans un texte précis. Son principal mérite est d'avoir mis en évidence que les antagonismes n'opposent pas des faits ou des réalités empi­ riquement contrôlables, mais des valeurs dont le fondement réside dans des appréciations et des croyances. Si les anta­ gonismes sont irréductibles et inconciliables entre eux, c'est parce que la valorisation qu'ils comportent concerne le sens que nous donnons à la vie, donc l'adhésion profonde à une doctrine qui oriente nos actions et notre hiérarchie des priorités et plus généralement le choix des principes ultimes qui servent de principes directeurs à notre existence. Celui qui opte pour la stricte fidélité aux préceptes du Sermon sur la Montagne ne peut en même temps, sans se renier, s'engager dans la voie de la politique où il faut savoir recourir, le cas échéant, à la violence, ni même participer à des manifestations pacifistes qui n'excluent pas les voies de fait. Une chose peut être belle bien qu'elle ne soit pas bonne et parce qu'elle ne l'est pas. La liberté et l'égalité ne sont pas compatibles selon leurs présupposés. En effet, chacune des attitudes antagonistes que nous venons d'évo­ quer repose sur des présupposés qui sont aux antipodes de ceux de l'autre. Cette incompatibilité est à la fois inexo­ rable et inexpiable : rien ne peut surmonter leur opposition ni adoucir leur rigueur logique, ce qui veut dire qu'elle n'est pas liée à la conjoncture ni aux variations dans le temps, mais, en tout temps, celui qui choisira de façon stricte l'une des voies exclura implacablement l'autre. Dans la vie courante les hommes ne se soucient guère 149

de cette inconciliabilité des antagonismes, d'autant plus que, en dépit de leur exclusivisme logique, ils continuent à coexister le plus souvent sans difficultés majeures dans une même société et ne donnent lieu à des heurts qu'occasion­ nellement. Il en est ainsi de l'opposition entre la tradition et le progrès, des divergences entre les générations, c'est-à­ dire entre les jeunes et les vieux ou encore entre ceux qui ont une expérience et ceux qui n'en ont pas, entre nations continentales et nations maritimes, entre ethnie majoritaire et ethnie minoritaire, entre Tiers Monde et pays industria­ lisés, ou encore des collisions d'intérêts plus ou moins tendues, suivant les périodes, entre la ville et la campagne ou enfin de nos j ours entre les autochtones et les émigrés. La querelle des Anciens et des Modernes par exemple est à l'ordre du j our à toutes les époques, ou encore dans l'arène politique celle qui oppose la gauche dite progressiste et la droite dite conservatrice, sans qu'il soit toujours possible de déterminer quelle sorte de gouvernement est le plus efficace et le plus attentif aux problèmes de la collectivité. En général, dans les sociétés occidentales cet antagonisme donne lieu à ce qu'on appelle l'alternance des partis au pouvoir. Je voudrais cependant m'appesantir plus spéciale­ ment sur les antagonismes qui constituent la souche princi­ pale des conflits, car en général ils deviennent les plus acharnés une fois qu'ils ont été déclenchés. Il s'agit de l'antagonisme d'une part entre les diverses activités humaines, de l'autre des hostilités au sein d'une même activité. Les diverses activités humaines, économique, politique, religieuse, scientifique, artistique ou autre, entretiennent en général entre elles des relations de bonne entente, même si certains groupes considèrent que l'une serait supérieure ou plus digne dans la hiérarchie des valeurs. C'est sur ce bon voisinage que repose l'ordre social, même si les uns donnent la primauté à l'activité politique, les autres à l'activité

religieuse et d'autres encore à l'activité artistique. En réalité, chaque être humain participe avec plus ou moins de convic­ tion à l'une et à l'autre de ces activités et, suivant son tem­ pérament, tantôt avec sérénité, tantôt avec déchirement inté­ rieur. L'athée par exemple prend position du point de vue religieux au même titre que le croyant, sauf qu'il adopte une attitude négative face au problème de Dieu et le croyant une attitude positive. La position insensée est celle qui croit pouvoir faire dépérir l'une ou l'autre de ces activités qui sont toutes inhérentes à l'existence humaine. Certains régimes se sont lancés dans cette aventure, sans succès, sinon qu'ils ont sombré dans la dictature. Comme nous l'avons déjà vu, c'est une illusion de croire que l'on pourrait un j our abolir les conflits en expurgeant l'humanité des activités politiques, morales ou religieuses. De ce point de vue la tolérance est une relation qui concerne le comporte­ ment des êtres et non les idées. L'homme tolérant est celui qui respecte les autres en dépit de leurs croyances et de leurs prises de position divergentes. Les idées, parce qu'elles sont des jugements qui affirment ou nient des valeurs, sont intolérantes. C'est la signification profonde des anta­ gonismes qui forme les diverses activités humaines. Elles sont irréductibles l'une à l'autre. En effet, la politique est une activité autonome qui repose sur des présupposés spécifiques et qui possède une finalité propre tout comme l'économie, la religion ou la science. En conséquence, malgré toutes les interférences et toutes les interactions, on ne saurait accom­ plir la finalité de l'économie avec les moyens de la politique, pas plus qu'on ne saurait accomplir la finalité de la science avec les moyens de l'art ou de la religion. Les conflits écla­ tent, par exemple les diverses révolutions marxistes de nos j ours, quand, au mépris des antagonismes, un parti cherche à régenter l'économie au nom de la politique ou la religion pour des raisons analogues. Plus généralement on s'engage

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dans un conflit permanent, parce qu'on est obligé d'adopter une attitude belliqueuse persistante, dès qu'on se propose de dissoudre les antagonismes en niant leurs présupposés spécifiques. Les présupposés conditionnent également les antago­ nismes à l'intérieur d'une même activité. Certes, il est possible de trouver un compromis entre le libéralisme et le . socialisme par exemple, mais en vertu de la logique de leurs présupposés respectifs les deux doctrines sont antago­ nistes. On peut concilier dans certaines conditions le sys­ tème de la propriété privée et celui de la propriété collective, mais en vertu de leurs présupposés les deux systèmes sont irréductibles l'un à l'autre. Ce n'est qu'au prix de conflits que l'on peut instaurer de façon exclusive l'un contre l'autre. Les guerres de religion au xv1e siècle ont eu pour origine l'incompatibilité des présupposés (en particulier en ce qui concerne le rôle des œuvres) entre la doctrine catho­ lique et la doctrine protestante. Il est d'ailleurs bien connu que les conflits prennent le plus souvent une tournure atroce lorsqu'ils dévient vers l'intolérance théologique ou idéolo­ gique, c'est-à-dire lorsque l'enjeu n'est plus matérialisable et qu'il est purement idéel, de l'ordre des croyances et des convictions, en dehors de toute possibilité de vérification critique et de toute justification positive. Pour Max Weber les antagonismes sont éternels. Leur présence dans les sociétés n'est donc pas nécessairement un signe de conflit, car ils ne sont pas inévitablement dans un état d'hostilité réciproque. Au fond, c'est le jeu des anta­ gonismes qui détermine la diversité des relations sociales, ce qui n'interdit nullement une rivalité entre eux, au sens de la concurrence agonale. Ils n'engendrent le conflit que dans certaines conditions : ou bien lorsque l'un d'entre eux prétend exercer une hégémonie sur les autres, ou bien lorsqu'il s'efforce d'exclure les autres ou du moins l'un

d'entre eux. Il nous faudra revenir plus loin sur le caractère polémogène du phénomène de l'exclusion. Il ne faut pas confondre cette volonté hégémonique ou exclusiviste avec la reconnaissance par une société d'une hiérarchie interne des relations sociales qui lui est propre ni avec la différence des échelles de valeurs qui oriente les actions individuelles. Ce genre de hiérarchie contribue au contraire à l'équilibre de l'ordre social, tel que nous l'avons défini plus haut. Les antagonismes ne deviennent polémogènes que lorsque l'un d'entre eux ou une coalition de certains d'entre eux cher­ chent à exercer leur empire par limitation autoritaire ou tyrannique de l'expression légitime des autres. - Le centre et la périphérie Pour rendre compte du rôle des antagonismes dans la dynamique conflictuelle J. Beauchard a établi une série de distinctions entre ce qu'il appelle l'antagonisme directeur, l'antagonisme foyer, l'antagonisme d'environnement et l'an­ tagonisme résiduel. L'antagonisme directeur se caractérise par la force d'agrégation qui s'attaque à la multipolarité des antagonismes pour la réduire à une bipolarité, c'est-à­ dire qu'il essaie de limiter l'ensemble des antagonismes dans une société à un seul couple en mesure de s'affronter. Il j oue le rôle d'un noyau qui essaie de satelliser les autres antagonismes autour d'un antagonisme central. Il ne s'agit donc plus d'une contestation des antagonismes les uns par les autres, mais d'une rupture grâce à une combinaison nouvelle qui annonce un déchirement, voire une explosion dans le tissu social. Somme toute, les antagonismes subsis­ tent, mais l'antagonisme directeur opère une nouvelle dis­ tribution, en provoquant un état de tension qui oppose un camp d'antagonismes à un autre. L'antagonisme foyer para­ chève cet état de tensions en faisant basculer la nouvelle distribution dans le conflit, au prix en général d'un recours

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direct à la violence ou en en laissant planer la menace. L'opposition propre à l'antagonisme directeur se transforme en tentative d'agression en vue d'établir l'hégémonie d'un antagonisme ou d'une coalition d'antagonismes sur les autres et à la limite en vue d'exclure ces derniers. Dès lors le conflit entre dans l'escalade. Il se pose en constellation autonome, porteur qu'il est « de sa propre énergie », dont le but est de désintégrer les antagonismes rivaux et éven­ tuellement opérer après dissolution une sorte de fusion des anciens antagonismes dans une structure nouvelle1• Ce qui est important, c'est que l'antagonisme foyer introduit une irréversibilité dans le déroulement des choses2, car une fois que le conflit a éclaté il n'est plus possible de revenir en arrière. Les anciennes régulations sont ébranlées, parfois même elles s'effondrent. Pour affirmer sa suprématie l'an­ tagonisme foyer s'en prend même aux secteurs neutres3• L'intérêt de cette distinction est d'une part dans le fait qu'elle nous fait assister à ce qu'on peut appeler la gestation d'un conflit, d'autre part de nous faire comprendre pourquoi un état de tension ne débouche pas nécessairement sur un conflit. Il est, en effet, possible qu'un antagonisme directeur ne donne pas naissance à un antagonisme foyer. C'est l'interprétation qu'il faut donner, me semble-t-il, des évé­ nements de Mai 1968. Les deux autres catégories d'antagonismes ont une signi­ fication plutôt secondaire. Les antagonismes d'environne­ ment se rencontrent en marge de la vie sociale dominante, dans l'espace réduit de la vie locale. Ils apparaissent par exemple dans les grandes villes en périphérie du centre actif ou dans les quartiers centraux abandonnés pour une I. J. BEAUCHARD, op. cit., p. 636. 2. Ibid., p. 638 et s. 3. Je renvoie à tout le chapitre rrr de la 3• partie de l'ouvrage de BEAUCHARD.

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raison ou une autre. « L'antagonisme d'environnement désigne l'ensemble des luttes et tensions qui se déploient dans le cadre spatio-temporel d'un ensemble humain et qui s'avèrent a priori limitées à lui-même »1• A la différence des deux types précédents cet antagonisme n'est pas explosif mais plutôt implosif2, en ce sens que la désintégration se fait à l'intérieur du groupe, de la communauté locale ou du quartier, par impossibilité des membres de s'adapter aux conditions nouvelles qui règnent dans la citadelle de production. Ces antagonismes se traduisent le plus souvent par une perte de l'identité collective, une dissolution pro­ gressive des relations sociales ordinaires, l'apparition d'un comportement déviant et une montée de la délinquance, une diminution des ressources, une progression de l'assis­ tance assurée assez souvent par de multiples associations locales d'aide, et souvent de revendications, activées par la générosité de personnes qui sont en général par leur origine extérieures au groupe ou au quartier. L'antagonisme résiduel consiste dans les oppositions qui subsistent une fois que le conflit a trouvé, d'une façon ou d'une autre, une issue. Aucun conflit ne résout jamais entièrement les difficultés et les oppositions qui lui ont donné naissance, parfois le dénouement ne fait que les dissimuler, les neutraliser ou les déplacer, de sorte que les antagonismes originaires demeurent à l'état de potentialité qui peut devenir actualité. Les antagonismes résiduels se glissent dans la nouvelle régulation sociale mise en place une fois le conflit terminé, quitte à se manifester dès que les circonstances sont favo­ rables. Même si un conflit aboutit à un accord qui satisfait sur le moment les deux camps, l'entente reste éphémère, car le développement de la société peut la rendre caduque 1 . Ibid., p. 704. 2. Ibid., p. 705.

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sous l'effet des changements de la situation générale et du rapport des forces. Il suffit de penser aux retournements de l'opinion qui ne cessent d'intriguer les observateurs : la même foule qui applaudissait Pétain en 1 940 acclamait de Gaulle en 1 944 ; l'opinion a basculé en quelques années à propos de la guerre d'Algérie ; l'Allemagne de l'Ouest qui était le meilleur soutien des Etats-Unis en Europe se laisse tenter par le neutralisme. J'aimerais parler à ce propos de transfert des antagonismes, car ils resurgissent sous d'autres formes. Les antagonismes coexistent dans une relative concorde dans l'état agonal, parfois en s'ignorant. Par contre, dès qu'une rivalité se fait j our qui atteint un certain degré d'intensité, il se produit, comme on dit, des tensions. Celles-ci apparaissent comme un autre aspect de la gestation des conflits et d'aucuns, par exemple Dahrendorf, confon­ dent les deux concepts. Cet amalgame provient, je crois, de ce que la notion de tension est équivoque. Il importe donc de préciser aussi clairement que possible ses rapports avec le conflit. En un premier sens elle désigne les relations tendues qui peuvent se produire à la suite de désaccords ou de dissensions. En fait ces relations ne sont pas nécessaire­ ment polémogènes, car elles peuvent également contribuer à l'équilibre social. Maffesoli a tout particulièrement insisté sur ce point, sous le vocable de ce qu'il appelle l' cc harmonie différentielle ))1• Toute société comporte des différences et des contrastes qui portent sur le mode de vie, sur les orien­ tations des individus et des groupes ou sur l'appréciation des avantages et des inconvénients. C'est exact, les diffé­ rences peuvent créer des tensions entre les individus et I. M. MAFFESOLI, La conquête du présent, Paris, PUF, 1979, p. 33. On retrouve le même thème dans d'autres ouvrages du même auteur, par exemple La violence totalitaire, Paris, PUF, 1979·

groupes, mais à l'inverse, et Maffesoli y insiste, l'uniformité par dissolution des différences est elle aussi génératrice de tensions. Au fond, l'atomisation individuelle comme la coha­ bitation communautaire sont toutes deux, suivant les cir­ constances, source de tensions, en ce premier sens. Elles font partie du quotidien ou de l'ordinaire de la vie. C'est ainsi que les discussions politiques sur les priorités et les urgences peuvent créer des tensions sans que pour autant le débat ne débouche sur un conflit. En un second sens la tension exprime un effort, la concentration sur un objectif déterminé. La rédaction d'un ouvrage exige une tension de ce genre, au même titre que la poursuite d'une guerre ou les négociations des diplomates au cours d'une conférence sur la paix. La question est de préciser dans quelles condi­ tions la tension devient polémogène, puisqu'elle ne l'est pas par elle-même. - Clausewitz défarmé Je ne voudrais pas me répéter, car le problème posé par la notion de tension est, dans l'un et l'autre sens du terme, analogue à celui que posent les notions de revendi­ cation et d'antagonisme. La confl.ictualité de la tension dépend du réseau des interactions et combinaisons entre les revendications et les antagonismes (toute tension suppose des points d'appui), de la surface des valeurs mises en cause et de l'enchaînement des effets et des réactions de l'autre, de la nature de l'enjeu et enfin de la volonté des acteurs d'outrepasser la situation créée par les tensions. Tant que celles-ci ne forment pas un noyau chargé d'une volonté d'agression elles ne suscitent que des craintes ou des incer­ titudes, tout au plus une crise. La concentration des forces dans la tension (au second sens du terme) élargit souvent le fossé des divergences et des oppositions sans cependant donner lieu à l'affrontement caractéristique du conflit, La

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meilleure preuve de l'incongruité de la confusion entre tension et conflit nous est fournie par l'expérience ; il n'est pas rare que l'on suscite délibérément des tensions pour mettre un groupe ou une collectivité en garde contre les risques et les conséquences d'un conflit, donc pour prévenir celui-ci. Tout comme l'assimilation de la r.evendication ou de l'antagonisme au conflit, la confusion entre tension et conflit fait perdre à ce dernier sa spécificité sociologique. Il reste à répondre à une objection importante, car elle se réfère aux textes de Clausewitz qui pourraient laisser croire que celui-ci aurait fait de la tension une forme du conflit. Commentant les explications du général prussien, R. Aron écrit : « C'est du degré de tension que résulte la place d'une guerre déterminée sur l'échelle qui va de l'ob­ servation réciproque et armée à la volonté de désarmer l'adversaire. Mais il n'existe pas toujours de proportionnalité entre le degré de tension (politique) et la violence des com­ bats ; la tension donne parfois à un combat secondaire une portée extrême ))1• Aron fait allusion ici au passage bien connu de l'ouvrage de Clausewitz : « Il peut y avoir des guerres de toutes importances et de tous degrés d'acuité, . depuis la guerre d'extermination jusqu'à une simple obser­ vation armée ))2• Ce n'est qu'au prix d'une mésinterprétation de la pensée de Clausewitz et de celle de Aron que l'on peut en conclure à une confusion entre tension et conflit. Même l'observation armée est un conflit, et non une simple tension. Aron précise d'ailleurs clairement qu'un engagement mili­ taire de portée mineure peut être à l'origine d'une tension politique, et pour éviter toute équivoque il met bien entre parenthèses l'adjectif politique. Ainsi, la bataille de Valmy 1 . R. ARoN, Penser la guerre, Clausewitz, Paris, Gallimard, 1976, p. 308. 2. C. von CLAUSEWITZ, De la guerre, Paris, Ed. de Minuit, 1955, p. 59.

a été à la source d'une tension politique d'envergure, disproportionnée par rapport au conflit militaire. La pensée de Clausewitz est elle aussi sans équivoque : évoquant ce qu'il appelle la « loi dynamique de la guerre >> il déclare que dans le développement de l'activité belliqueuse il y a alter­ nance entre les phases de répit et les phases de tension1• Les temps forts durant une guerre ne sont pas continus, ils sont entrecoupés de temps faibles, de pauses. On ne se bat pas avec la même intensité du début à la fin d'une guerre : il y a comme des temps morts. A dire vrai, la distinction entre tension et répit concerne n'importe quelle activité, aussi bien un débat au Parlement qu'un match de football ou le déroulement d'une recherche scientifique. Il peut y avoir des périodes de tension pendant la durée d'une paix comme pendant la durée d'une guerre. En aucun cas on ne saurait tirer argument des passages de Clausewitz que nous venons de citer pour justifier une identification entre la tension et le conflit. 5 . PRÉVISION ET PRÉVENTION OFFENSIVE ET DÉFENSIVE

Que le conflit n'est pas un pur produit des circonstances, la meilleure preuve nous en est donnée par le fait qu'on le prépare et, qu'éventuellement on s'arrange même pour susciter délibérément les circonstances qu'on juge favorables pour pouvoir le déclencher. Ces préparatifs font partie de la genèse d'un conflit. On peut parler à ce propos d'une gestion des conflits. D'aucuns parlent aussi d'une institu­ tionalisation des conflits ce qui peut vouloir dire, d'une part qu'on le légalise, à l'image de la reconnaissance de la grève par la loi, voire par la constitution, d'autre part qu'on met I.

CLAUSEWITZ, ibid., p. 226 et 233.

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en place des institutions destinées à assumer les conflits en vue de les apaiser, à l'exemple des diverses associations destinées à di.ssuader ceux qui voudraient fomenter des troubles ou, au plan international, le Conseil de Sécurité de l'ONU. De ce point de vue Ricœur rejette avec raison l'idée naïve selon laquelle une société de la prévision et du calcul pourrait supprimer les sources de conflit1• Au contraire une telle société se donne aussi pour objectif de prévoir les conflits, soit en provoquant le conflit pour le conflit, au titre d' « une sorte de catharsis sociale ))2, soit en suscitant un conflit pour en neutraliser un autre qui est en cours ou pour le rendre moins virulent. La prévision ne concerne donc pas seulement les préparatifs en vue d'allumer le conflit au moment qu'on juge opportun, mais aussi les pré­ paratifs en vue de prévenir un conflit menaçant, qu'on voudrait empêcher ou éviter. Un conflit comporte toujours deux aspects : l'un offensif, l'autre défensif, bien qu'il ne soit pas toujours aisé de les distinguer rigoureusement. Cette opposition signifie d'une part que l'un des camps est l'agresseur et que l'autre se défend ou riposte, et dans ce cas la séparation est en général assez claire, encore qu'il puisse y avoir des discussions pour savoir qui a été le véritable agresseur, car celui-ci a pu manœuvrer de façon à contraindre l'autre d'attaquer ; d'autre part que l'agresseur prend également des dispositions défen­ sives pour parer aux périls en cas d'insuccès relatif ou d'échec total, de même que le défenseur prend des mesures appropriées pour passer à l'offensive si l'occasion se pré­ sente. On connaît l'adage : l'attaque est la meilleure défense. Il illustre à sa façon combien les deux aspects se combinent 1 . P. RICŒUR, Le conflit : signe de contradiction ou d'unité ?, in Contradictions et conflits : Naissance d'une société ?, Lyon, Semaines sociales de France, 1971, p. 190. z. P. RICŒUR, ibid., p. 193·

dans un même conflit. Prévoir, c'est donc aussi prévenir ou même anticiper ou devancer les intentions de l'autre. Nous sommes dès lors en état de répondre à la question : y a-t-il des moyens spécifiques de l'offensive, différents de ceux de la défensive ? Elle est, me semble-t-il, négative, sauf dans les cas de prévention qui consistent à donner au conflit un objet de rechange. La ritualisation est le cas typique de ce détournement de l'acte conflictuel. Dans la plupart des autres cas cependant les moyens de l'offensive et ceux de la défensive sont analogues, bien qu'ils soient de sens différent. La ritualisation consiste à comprimer le conflit dans des règles ou rites ou encore dans des gestes, associés ou non à un cérémonial, en vue de limiter la portée du conflit, de l'éviter ou de le prohiber ou encore de le détourner vers autre chose que sa substance ordinaire. En général ces rites ressortissent à un usage ou à une tradition, de sorte qu'ils sont appelés à être répétés dans le respect de leur forme qui symbolise en général un événement ou un acte important de la vie sociale, politique ou religieuse. Pour ce qui concerne le conflit on peut dire avec Balandier que le rite constitue un mécanisme de défense de la société1• Il s'agit en effet de substituer au conflit réel un conflit simulé et contrôlé qui donne néanmoins aux passions et à l'agres­ sivité la possibilité de s'exprimer par compensation, dans la sauvegarde de l'unité du groupe ou de la communauté. Au fond, on se trouve devant un effort pour apprivoiser le conflit parfois en l'exorcisant par une fête qui donne un éclat au cérémonial. R. Girard a longuement développé ces thèmes à propos du rite sacrificiel : « Le sacrifice, écrit-il, a pour fonction d'apaiser les violences intestines, d'empêcher les conflits d'éclater ))2, Il définit d'ailleurs le rite comme « un I.

Z.

G. BALANDIER, Sens et puissance, Paris, PUF, 1971, p. 273. R. GIRARD, op. cit., p. 30.

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161 J, FREUND

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instrument de prévention dans la lutte contre la violence ))1, parce que « en se détournant de façon durable vers la victime sacrificielle, la violence perd de vue l'objet d'abord visé par elle n2• A côté du rituel dit du bouc émissaire on peut citer celui du meurtre du roi ou encore le tournoi d'autre­ fois. Il y a également des formes de ritualisation dans les guerres du xvme siècle si l'on en croit l'ouvrage du maréchal de Saxe, Les rêveries. Il s'agissait d'éviter autant que pos­ sible un combat sanglant et de forcer l'ennemi à s'avouer vaincu grâce à d'habiles manœuvres d'encerclement. Le général allemand von Bülow estimait même que lorsqu'un chef de guerre est obligé de livrer bataille il a dû commettre au préalable une faute de commandement3• Il ne faudrait pas croire cependant que la ritualisation aurait uniquement une fonction préventive. Il y a des sortes de rites qui se glissent jusque dans le conflit même, à l'image des révolu­ tions et révoltes parisiennes qui débutent pour ainsi dire rituellement par la construction de barricades. Les pr�n,gi:�tifLci:�� c2��its varient évidemment avec le type de conflit envisagé. Ils :eeiiventëonsis�!_lTaccm�I!� . ·­ latfoii. d�� c��qlJ,'()ii··�ppelle�l:uî.�:rrésill:v.d4Üerxe par 1e.s�.s�n: dieats en vue de soutenir, s'il le.fa'u,t, . une . g{�Ye Ri::QlQ!!g�l:'. (lés' s'yiièiicats étrangers portent davantage leur attention à ce problème que les syndicats français), la formation de révolutionnaires professionnels, les stages d'entraînement en vue de mener des actions terroristes ou une guerre de guérilla, l'initiation aux méthodes de l'agitation et de la propagande. Dans le domaine militaire la variété des pré­ paratifs est encore plus imposante, qu'il s'agisse de ceux destinés à dissuader l'ennemi éventuel ou de ceux directe...

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1. Ibid., p. 35. 2. Ibid., p. 19 ainsi que p. 382-384. 3. H. von BÜLOW, Der Geist des neuen Kriegssystem, cité par J. ULLRICH, La guerre à travers les âges, Paris, Gallimard, 1942, p. 183-184.

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ment axés sur une offensive préméditée : manœuvre d'en­ traînement de la troupe, constitution de magasins de vivres par l'intendance, d'arsenaux ou de dépôts d'armes et de munitions (ce qu'on appelle de nos j ours la logistique), édification de fortifications, exploitation des documents recueillis par les services de renseignement, établissement de plans de transformation des usines et des moyens de transport et de communications en instruments au service de la guerre, etc. C'est à propos de ces préparatifs qu'on peut vraiment parler de gestion du conflit. Il va de soi que suivant les époques et la conduite prévue de la guerre on insistera davantage sur les fortifications ou bien sur la mise au point d'unités mobiles les plus efficaces possible. Qu'il soit offensif ou défensif ou plutôt les deux à la fois, le conflit mobilise aussi bien comme engagement que comme dissuasion les ressources matérielles et les énergies spirituelles des acteurs. Pour renforcer leur position respec­ tive les deux camps s'efforcent en général de trouver, sous la forme d'une alliance, d'une coalition ou d'une ligue, l'appui de tiers qui, ou bien se sentent également menacés, ou bien recherchent un intérêt quelconque. Cette pratique constante au cours de l'histoire était restée plutôt incohé­ rente jusqu'à Machiavel et ce n'est qu'à son instigation qu'elle a donné lieu à une activité spécifique : la diplomatie. Nous laissons de côté ici le rôle représentatif des ambassa­ deurs pour ne considérer que leur fonction dans la prépa­ ration des conflits, qui va du renseignement sur l'ennemi et de la défense des intérêts du pays mandataire jusqu'à la prospection d'amitiés nouvelles, la négociations en vue de créer des sympathies, la dissuasion de possibles alliés de l'ennemi virtuel, en les exhortant à la neutralité afin d'isoler dans toute la mesure du possible l'ennemi potentiel. « Il n'y a pas de terrain diplomatique, écrit R. Aron, tracé à la chaux, mais il y a un champ diplomatique sur lequel

figurent tous les acteurs susceptibles d'intervenir en cas de conflit généralisé. La disposition des j oueurs n'est pas fixée une fois pour toutes par les règles ou les tactiques coutumières, mais on retrouve certains groupements carac­ téristiques des acteurs, qui constituent autant de situations schématiquement dessinées ))1• Il n'est pas certain qu'il soit révolu le temps où un incident diplomatique pouvait créer un conflit, néanmoins, malgré la perte d'influence des plé­ nipotentiaires d'autrefois, la diplomatie continue à j ouer un rôle capital dans les conflits par la voie de négociations directes entre les gouvernements. On sent combien la ques­ tion est importante à l'inquiétude que suscite une négocia­ tion qui échoue. Aussi prend-on toutes sortes de précautions pour limiter ces risques. - La stratégie La stratégie est l'autre aspect des préparatifs, du moins depuis le xvme siècle. Jusqu'alors la conduite des guerres était laissée presque exclusivement à l'intuition et à l'habi­ leté personnelle des chefs de l'armée. La pensée stratégique s'est imposée avec le roi de Prusse Frédéric II et les écrits du Français Guibert. Du point de vue strictement militaire on s'en tient en général à une conception de la stratégie proche des idées de Clausewitz, à savoir la conduite des opérations militaires pour atteindre les buts fixés par le politique. De nos j ours la notion a largement débordé le cadre purement militaire, d'où la nécessité d'apporter une définition plus large, par exemple celle du général Beauffre : l'art d'employer le conflit pour « atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose ))2• Il s'agit évidemment de tous les moyens dispoI.

R. ARON, op. cit., p. 22. 2. BEAUFFRE, Introduction à la stratégie, Paris, A. Colin, 1965, p. 17.

nibles et non plus uniquement des moyens militaires. D'où cette définition de R. Aron : « Par stratégie, j 'entends à la fois les objectifs à long terme et la représentation de l'univers historique qui en rend le choix intelligible »1• Par référence au général Beauffre il convient d'introduire une autre dis­ tinction : on peut dire qu'elle est à la fois prévision, en tant qu'elle est « stratégie d'action l>, et prévention en tant qu'elle est « stratégie de dissuasion l>2• La première consiste à organiser prévisionnellement un conflit en vue d'obtenir la victoire sur le terrain ; la seconde vise au contraire à empê­ cher le conflit en essayant d'entraver les intentions et les éventuelles initiatives de l'ennemi virtuel. De nos jours, et surtout depuis l'apparition de l'arme atomique, on combine la diplomatie et la stratégie sous la forme de ce que R. Aron appelle la conduite diplomatico­ stratégique. Celle-ci fait intervenir des facteurs matériels et des facteurs moraux. Dans la première catégorie R. Aron range l'espace (au sens géopolitique du terme), le théâtre d'action (prévision du cadre du ou des champs de bataille possibles), l'enjeu (qui dépend du but poursuivi), et le milieu (nature du sol, climat), le nombre (essentiellement la démographie) et enfin les ressources ou moyens économiques d'un pays. Dans la seconde catégorie il classe la nature des régimes politiques et les constantes nationales, la civilisation et ses façons typiques de concevoir la guerre et la politique étrangère, enfin l'humanité envisagée du point de vue de la nature pacifique ou belliqueuse de l'homme3. Le dévelop­ pement en est arrivé au point où « il n'est plus besoin de désarmer un peuple pour l'anéantir. Certes, l'agresseur doit désarmer son ennemi, au sens de détruire les instruments I. R. ARON, op. cit. , p. 283. 2. BEAUFFRE, Stratégie de l'action, Paris, A. Colin, 1966, p. 5. 3. R. ARoN, op. cit., toute la deuxième partie.

de représailles de ce dernier, s'il veut échapper lui-même aux représailles. Mais il est vrai que ces armes de représailles n'exercent pas la fonction traditionnelle de protection à la manière dont les fortifications, les canons et les soldats le faisaient hier... Les bombes classiques ne mettaient pas en cause la survie de la nation. Aujourd'hui, il n'y a plus de limite aux destructions que les grandes puissances pour­ raient s'infliger les unes aux autres et infliger à l'humanité entière, sans mouvoir un seul soldat, sans se soucier des millions d'hommes en uniforme, équipés d'armes classiques, qui continuent de monter la garde aux frontières »1• La conséquence en est que même sans conflit qualifié les nations sont obligées d'être en alerte permanente. Le parapluie atomique ne protège cependant pas les nations contre la subversion. De tous temps l'ennemi a cherché à entretenir des intelligences dans le camp opposé afin d'appuyer par ce truchement la puissance des armes. De nos j ours la méthode a pris des proportions tellement considérables, en raison de l'importance des medias, que ce genre d'entreprise n'a plus rien d'une opération polé­ mogène annexe ou d'un appoint. Et pourtant on n'a guère trouvé jusqu'à présent de riposte efficace ni de parade dissuasive. La diffusion de l'esprit idéologique a sa part dans la malléabilité des esprits à la propagande de ceux qui sont les ennemis des valeurs que l'on reconnaît pourtant comme fondamentales. Les choses se passent comme si le syndrome de Stockholm, c'est-à-dire la complicité avec son possible meurtrier, n'était pas un phénomène seulement individuel, mais également collectif. Il s'est développé tout un ensemble de techniques destinées à provoquer ou attiser les mécontentements, à infiltrer les organisations et asso­ ciations vulnérables du fait de leur générosité candide, à r. R. ARoN, Le grand débat, Paris, Calmann-Lévy, 1963, p. 209-210.

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culpabiliser les âmes en captivant leur aversion morale pour le mal, à dévaster les sensibilités qui s'accommodent des mensonges justement parce qu'ils paraissent énormes. La subversion constitue une action belliqueuse parce qu'elle essaie de briser la résistance de la collectivité, qu'on consi­ dère comme l'ennemi, par la ruse et non par la force. Elle tend à déstabiliser la société adverse non plus par la suprématie d'une armée mais par le désarroi des esprits, en démantelant la confiance et en corrompant la volonté. Il s'agit de pourrir les capacités de réaction en semant la confusion et en faisant de la surenchère à propos des aspi­ rations les plus estimables comme celles de liberté, de paix, de justice et autres. Le machiavélien désignerait ces notions de concepts attrape-mouche ou attrape-nigaud, car de tous temps les hommes s'y sont laissés prendre, en dépit des expériences cruelles de l'histoire. 6. LE SEUIL CONFLICTUEL

Suivant quel processus les revendications, les tensions et les antagonismes versent-ils dans le conflit ? Cette ques­ tion est sans doute la plus embarrassante et la plus épineuse. Aussi, à l'exception de quelques rares auteurs, ne l'a-t-on guère abordée de front, tout au plus de biais. Il s'agit de ce que je voudrais dénommer le seuil conflictuel. On ne saurait cependant fixer ce seuil unilatéralement ni apporter une réponse uniforme qui vaudrait invariablement pour tous les cas. Tantôt on a l'impression d'une sorte de culbute dans le conflit par imprudence et inattention, tantôt d'une cris­ tallisation des tensions qui y conduisent progressivement comme si finalement il devenait la solution inévitable, tantôt d'une volonté délibérée de le provoquer. Cette com­ plexité nous est apparue lors d'un séminaire de l'Institut de Polémologie de Strasbourg, au cours duquel nous nous

sommes interrogés sur les conditions qui font passer une foule jusqu'alors paisible à l'état de surexcitation et de violence. L'analyse de cet exemple nous a conduits à élargir le débat. Il nous a été possible de déterminer quelques constantes. Les explications qui suivent sont donc pour une bonne part le résultat de la réflexion commune instruite au cours de ce séminaire. Y participaient des professeurs de sociologie, de langues, de mathématiques, des médecins, des administrateurs, des chercheurs du CNRS et des respon­ sables d'associations. - Spontanéité et préméditation Du point de vue idéaltypique, deux cas de figures me paraissent essentiels car ils couvrent à peu près l'ensemble du champ de recherche : le conflit engendré par une situation et le conflit prémédité. Entre les deux il existe dans la réalité empirique diverses transitions possibles, dont l'une est pri­ mordiale : la résolution d'un parti ou d'une organisation d'exploiter une situation préconflictuelle donnée. C'est ce qui s'est passé par exemple au début de la Révolution française, quand les chefs du Tiers-Etat ont mis à profit des circonstances chargées de mécontentements et de contes­ tations pour imposer leurs vues et inciter au conflit avec la cour et les deux autres ordres. En général, cependant, .les. initia!�t1,r� g� c� g(;!l1!e de conflit sont très rapide!Uent dépassés. par les événements et ils sont obligés .de céder la place à des · éléments plus radicaux. Un phénomène analogue s'est pro� duifen 1 91 7 en Russie lorsque Kerensky et ses collaborateurs ont été submergés par Lénine et ses partisans. Cette confi­ guration est remarquable du fait qu'elle montre qu'un conflit peut éclater entre ceux qui ont cherché de part et d'autre à se servir d'une · situation pour la rendre conflictuelle. A vrai dire, il ne s'agit plus de la genèse d'un conflit, mais des diverses métamorphoses d'un conflit une fois qu'il a

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éclaté. Nous y reviendrons plus loin. Revenons pour le moment aux deux cas de figure évoqués à l'instant. Premier cas : une situation devient conflictuelle en l'ab­ sencê d��t�ntî.Oiis coriibàtÎVes· caractérisées ou d'un dessein coucerté·."Oii parle dans ce cas de conflit sauvage et incontrô­ lafüê. Naît-il cependant spontanément ? En général il a pour origine directe un incident qui évoque la goutte d'eau faisant déborder le vase. On se trouve devant une situation lourde, parfois accablante pour des motifs divers : des mesures autoritaires ou impopulaires du gouvernement, des manquements de l'autorité en place ou la dégradation de cette autorité, une situation qui paraît bloquée parce qu'elle ne correspond pas à l'évolution des idées et des mœurs, une corruption des classes dirigeantes qui jure avec la détresse du reste de la population, des conditions écono­ miques déplorables suscitant la disette ou la pénurie. Il n'est pas nécessaire d'aligner toutes les raisons possibles que même la meilleure casuistique ne saurait énumérer exhaustivement. Ce qui est capital, c'est que le climat est à l'émoi et que les' tensions sont telles que n'importe quelle péripétie peut les faire basculer dans le conflit, par exemple les trois coups de feu dans la nuit qui ont provoqué la Révolution à Berlin en 1 848 ou l'évacuation de canons qui a déclenché le soulèvement de Paris en 1 8 7 I . Il suffit d'une étincelle pour allumer la lutte qui éclate en général dans le tumulte, à l'exemple des insoumissions insurrec­ tionnelles, des émeutes et des mutineries. Cette fébrilité ne dure en général que s'il naît au sein du soulèvement des : chefs pour l'organiser et l'orienter ou si des hommes déter­ minés se joignent aux dissidents, sinon l'entreprise succombe à la répression. Cette description est classique. Il reste cependant à expliquer pourquoi certaines situations de ten­ sions intolérables ne versent pas dans le conflit, tandis que ! d'autres aux antagonismes moins vifs et moins exacerbés

s'y enfoncent. La situation et les circonstances ne nous fournissent pas comme telles une explication satisfaisante. Deuxième cas : le conflit est délibérément voulu et préparé. La décision de s'y engager ne dépend cependant pas uniquement du caprice discrétionnaire ou du pur décret de celui qui s'apprête à le déclencher, car il faut aussi un appareil et surtout une troupe pour le mener à bonne (ou mauvaise) fin. Notre description prendra pour repère les cas limite parce qu'ils sont particulièrement significatifs. Si la situation ne se prête pas au projet, on la façonnera arti­ ficiellement pour faire croire que le conflit est inévitable. C'est à cette machination que se livrent de nos j ours les adeptes du totalitarisme et les révolutionnaires. On peut résumer leurs agissements dans la mise en condition de la population. Ces agissements, on les rencontre en tous temp� puisque l'on faisait miroiter au légionnaire romain la pers-�. pective de devenir colon dans les terres conquises, mais de nos jours ils ont pris davantage de relief du fait qu'ils ont été rationalisés grâce à une stratégie appropriée. Je ne fais que rappeler des lieux communs et des faits connus et pourtant les êtres continuent à se laisser prendre au piège, y compris les intellectuels qui sont sensibles aux mensonges « utiles », pourvu qu'ils concordent avec l'idéologie à laquelle ils adhèrent avec plus ou moins de conviction. Nous nous contenterons donc de tracer les grandes lignes de cette opération de conditionnement. Le procédé fondamental consiste à faire coïncider le projet conflictuel, guerrier ou révolutionnaire, avec les attentes iréniques qu'on essaie de répandre dans les esprits. A cet effet on inculquera à l'opinion par la propagande et d'autres moyens qu'elle est la victime d'entreprises déloyales et malhonnêtes de la part de celui qu'on considère comme 1'ennemi virtuel (un peuple rival ou un système comme le capitalisme), éventuellement on provoquera des incidents

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destinés à corroborer ces déclarations ; on enrobera les intentions belliqueuses dans un discours moral qui magnifie la noblesse de la cause (espace vital, réparation d'une injus­ tice, combat pour l'égalité par la suppression à l'avenir de toute domination et de toute exploitation) ; on alternera le registre des justifications avec les menaces et le chantage pour familiariser les individus avec l'exigence d'une violence légitime capable de se dresser face à une violence inique et odieuse ; en même temps on éveillera l'espoir que, les éléments nocifs et démoniaques une fois vaincus, la société jouira d'une félicité qui harmonisera la liberté, l'égalité, la paix et la justice. Vers l'extérieur on inspi­ rera une guerre des nerfs pour créer une psychose de doutes et d'hésitations en vue d'affaiblir les capacités de réaction et de résistance du groupe ou du peuple considéré comme l'ennemi, et si on peut on le culpabilisera. Toute la technique consiste à concilier à l'intérieur de la collectivité l'idéal et l'intérêt et à jeter la discorde chez l'ennemi désigné. Cette mise en condition qui ressemble fort à une mise en scène ne conduit pourtant pas nécessairement à un conflit. Les régimes soi-disant révolutionnaires en témoi­ gnent. Le conditionnement est une espèce de combine à usage plutôt interne. En effet, la vitupération d'un ennemi aussi indistinct que le capitalisme permet à ces pays de se constituer en camp retranché, apparemment menacé de tous côtés. Ils s'installent donc dans une sorte d'alerte perma­ nente qui facilite le maintien de leur emprise sur la popu­ lation et qui permet de parer à toute possibilité de conflit interne. En effet, toute opposition passe dès lors pour une trahison. Au fond, nous sommes en présence d'une formule qui contribue à protéger le parti et à le maintenir au pouvoir. Il nous semble que le passage au conflit suppose en plus d'autres conditions plus générales, qui s'appliquent égale-

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ment aux régimes plus modérés que sont les démocraties occidentales. Prenons l'exemple de 19 3 6 quand Hitler occupa la zone démilitarisée d'Allemagne. Le Président du Conseil français, Albert Sarraut, fit une déclaration fort martiale, tendant à s'opposer à ce coup de force, puisqu'il affirmait qu'il ne saurait laisser Strasbourg sous la menace des canons allemands. Tout semblait donc indiquer que le gouverne­ ment français avait conscience du risque que cette entreprise de l'ennemi potentiel pouvait représenter, à terme, pour la sauvegarde de l'indépendance nationale de la France. La volonté belliqueuse resta cependant au stade de la pure intention, en dépit d'une opinion méfiante qui continuait à voir dans l'Allemagne l'enneIDi héréditaire. Toujours est-il que là aussi la situation et les cfrconstances ne nous appor­ tent guère d'éléments, à ce stade de l'analyse, pour élucider la question du seuil conflictuel. - Le degré d'intensité C'est le mérite insigne de C. Schmitt de nous avoir fourni les clés d'une explication. Pour l'essentiel ses propo­ sitions tiennent en trois points. En premier lieu, on franchit le seuil qui mène au conflit lorsque les tensions et les anta­ gonismes, jusqu'alors juxtaposés dans une relative tolérance, passent de la situation de multipolarité à celle de bipolarité, sous la forme du couple ami-ennemi. Les relations multila­ térales entre les diverses activités humaines adoptent pour des raisons diverses et variables suivant les époques et les situations la configuration de la dualité, de l'opposition diadique. Le rapport dual a pour effet de chercher à exclure toute entremise d'un tiers et de s'en remettre à l'épreuve de force entre les deux camps qui finissent par en découdre. Autrement dit, les deux antagonistes se mettent dans un état d'extrême incompatibilité qui fait qu'ils considèrent leur scission comme irréductible. C'est l'existence de l'autre

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qui se trouve menacée1• En second lieu, cette exacerbation dualistique a sa source dans une cristallisation et une cris­ pation qui font monter les enchères, au point d'atteindre un degré d'intensité qui ne laisse plus d'autre issue que le conflit. C'est l'escalade vers la violence2• En troisième lieu, un conflit n'est pas nécessairement politique, car il peut être religieux, économique ou autre. Cependant, dès qu'il atteint le degré d'intensité qui met en cause l'existence de l'autre, il devient politique, la guerre n'étant que « l'ac­ tualisation ultime de l'hostilité ))3, qui dès lors fait fi de tous les freins moraux, religieux ou économiques pour se concen­ trer uniquement sur le combat, tout en faisant appel aux arguments moraux, religieux, économiques et autres pour se justifier. « Le dynamisme du politique peut lui être fourni par les secteurs les plus divers de la vie des hommes, il peut avoir son origine dans des antagonismes religieux, écono­ miques, moraux ou autres ; le terme de politique ne désigne pas un domaine d'activité propre, mais seulement le degré d'intensité d'une association d'êtres humains dont les motifs peuvent être d'ordre religieux, national (au sens ethnique ou culturel du terme), économique ou autre, et provoquent, à des époques différentes, des regroupements et des scis­ sions de types différents. Une fois réalisée, la configuration ami-ennemi est de sa nature si puissante et si déterminante que, dès le moment où il provoque ce regroupement, l'anta­ gonisme non politique repousse à l'arrière-plan les critères et les motifs précédemment valables ))4, Ce texte qui résume finalement les trois points nous fait comprendre que les I. C. SCHMITT, La notion de politique, Paris, Calmann-Lévy, 1972, 65-68. J. BAECHLER fait écho à ce critère dans son analyse de la révolution dans Les phénomènes révolutionnaires, Paris, PUF, 1970, p. 42-44. 2. C. SCHMITT, ibid., p. 79. 3, Ibid., p. 73. 4. Ibid., p. 79-80.

p.

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conflits dominants peuvent varier suivant les époques, de sorte que les conflits ont une motivation tantôt religieuse, tantôt économique, mais il n'y a de conflit qu'à la condition qu'apparaisse la configuration duale de l'ami et de l'ennemi. A ces trois points que les lecteurs de C. Schmitt connais­ sent bien, il faut ajouter un quatrième qu'on oublie trop souvent de prendre en considération, alors qu'il est capital pour une théorie du conflit. C'est celui de la neutralisation. Pour maîtriser et limiter les conflits on s'est imaginé qu'il serait avantageux de neutraliser l'une ou l'autre activité pour obtenir à partir de là une extension de la neutralisation dans les autres domaines. La théologie a essayé de jouer ce rôle durant le Moyen Age en préconisant par exemple la trêve de Dieu. Selon S. Schmitt ce souci de la neutralisa­ tion n'est jamais apte à contrecarrer les conflits que de façon provisoire et passagère parce que, avec le temps, la conflictualité occupera son domaine. « Sans cesse, l'humanité européenne, écrit-il, émigre de son champ d'affrontement et recherche dans un domaine neutre, et sans cesse ce domaine neutre, à peine occupé, se transforme aussitôt en champ d'affrontement et rend nécessaire la quête de nou­ velles sphères de neutralité. Les sciences de la nature elles­ mêmes furent impuissantes à instaurer la paix. Les guerres de religion furent remplacées par les guerres nationales du x1xe siècle, mi-culturelles encore, mi-économiques déjà, et finalement par des guerres économiques tout court »1• Aussi se montre-t-il méfiant à l'égard de la technique qui de nos jours semble être un facteur de neutralisation : « Le processus de neutralisation progressive des divers domaines de la vie culturelle touche à sa fin parce qu'il a atteint la technique. La technique n'est plus un terrain neutre au sens r. C. SCHMITT, L'ère des neutralisations et des dépolitisations, dans La notion de politique, p. 146.

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de ce processus de neutralisation et toute politique forte se servira d'elle. Ce n'est donc qu'à titre provisoire que l'on peut considérer que ce siècle-ci est, relativement à son esprit, le siècle technique. Il n'y aura de jugement définitif que lorsqu'on aura constaté quelle espèce de politique est assez forte pour s'assujettir la technique moderne et quels sont les véritables regroupements en amis et ennemis opérés sur ce terrain nouveau »1• Il y a donc de fortes chances que ceux qui de nos jours croient trouver dans la culture le nouveau terrain de la neutralisation, initiatrice de la paix à venir, se nourrisent d'illusion. Il serait déraisonnable de prétendre que la clé que fournit C. Schmitt serait un passe-partout. Sa thèse se heurte à certaines difficultés, particulièrement en ce qui concerne la notion de par coalition des énergies dispersées et même hétérogènes1• Elle possède une puissance incomparable pour entraîner ceux qui sont sensibles à ses promesses illusoires ou non dans une action collective, d'envergure réduite comme le renversement de la direction d'un parti politique ou d'enver­ gure considérable comme une révolution. L'idéologie n'a justement rien d'une pensée individuelle et critique, formée par le doute et une information méthodique. Elle ne cherche à se vérifier que dans l'efficacité d'une action collective, étant donné que la foule, ainsi que G. Le Bon l'a bien montré, est accessible non point au raisonnement, à la recherche réfléchie ni aux délibérations de l'entendement2• Par contre elle est sensible aux émotions fortes, aux croyances qui flattent les instincts et les préjugés et aux suggestions qui se donnent l'apparence d'idées généreuses mais floues. Elle ne demande à la rigueur qu'une justification de ses élans et de ses emportements, en aucun cas une légitimation possible de la position des partisans du camp adverse. Baechler remarque à ce propos : « Vouloir se justifier devant l'adversaire paraît dépourvu de sens. En effet, l'adversaire a, par définition, fait un choix différent. Une fois les choix opérés, il s'agit de se battre et de gagner, non de se justifier les uns devant les autres Jl3• L'idéologie est à usage interne,

malgré ses prétentions à l'universalité, elle ne vaut que pour le camp qui la porte en vue de fortifier son hostilité au camp adverse qui n'accepte pas cette idéologie ou se réclame d'une autre. On comprend dans ces conditions qu'elle est une pensée qui devient facilement polémique et que de ce fait elle contribue grandement à faire surgir un conflit ou bien à envenimer un conflit en cours. A la limite, elle se laisse aller à une vision terroriste du déroulement du conflit, parce qu'elle s'affirme comme le critère de la distinction entre ami et ennemi, aveuglément, sans discernement et sans nuance. C'est pourquoi l'idéologie trouve un terrain tellement favo­ rable dans la politique, dont l'un des présupposés est celui de l'ami et de l'ennemi, même si sa source n'est pas poli­ tique, mais économique, religieuse ou autre. Elle gouverne plus particulièrement certains conflits tels que les révolu­ tions parce que celles-ci, en vertu de leur raison d'être, entendent transformer radicalement les sociétés au nom des fins dernières émotives et vaporeuses que sont la liberté totale, l'égalité parfaite, la justice irréprochable et la paix perpétuelle. L'idéologie ne cherche pas à savoir s'il y a par exemple contradiction entre l'idéal de liberté et celui d'égalité : elle exclut comme ennemis ceux qui poseraient une pareille question. C'est en ce sens qu'un révolution­ naire à pu s'écrier que la République n'a pas besoin de savants. La volonté d'exclusion est même un caractère typique de l'idéologie, car elle lui tient lieu de critère de vérité � une vérité apparente qui se fonde essentiellement sur la dissimulation des difficultés ou des incompatibilités théoriques et pratiques.

J. BAECHLER, op. cit., p. 69. G. LE BoN, Psychologie des foules, Paris, PUF, r947, en particulier les chapitres JI et III de la première partie. 3. J. BAECHLER, op. cit., p. 72.

- La transgression Nous avons vu que le conflit crée une situation excep­ tionnelle et qu'en conséquence il déroge aux règles habituel-

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I.

2.

lement en vigueur dans un groupe ou une société. Par définition la règle comporte un interdit établi par les mœurs, les conventions ou les lois, car là où tout serait permis la règle deviendrait inutile, chacun pouvant user arbitraire­ ment de violence. Comme telle la règle est le support de toute organisation de la société. De temps immémorial il a cependant toujours existé dans toutes les collectivités des individus qui ont violé les règles. Par conséquent la trans­ gression est un phénomène social aussi ordinaire que la règle ou le châtiment qui frappe celui qui l'enfreint. Il va de soi que l'on ne saurait conclure à l'inutilité de la règle du fait qu'on y contrevient : un interdit demeure un interdit malgré les infractions, car la transgression « forme avec l'interdit un ensemble qui définit la vie sociale ))1• Certes, il n'y a d'interdit que parce qu'il y a des règles, mais qui pourrait imaginer une organisation sociale dépourvue de toute régu­ lation ? Cependant, si l'on veut comprendre les rapports entre transgression et conflit, il convient de se débarrasser au préalable d'une ratiocination sophistique, coupée de la réalité sociale empirique. Elle consiste à dire que tout inter­ dit est un acte de violence injustifiée et, en complément, que toute transgression est un acte de violence justifiée. Il n'y aurait donc des transgressions justes pour ceux qui acceptent ou légitiment certaines formes de violence. Or lorsqu'on ne fait plus, pour des raisons religieuses, morales, politiques ou juridiques, de distinction entre une violence légitime et une violence illégitime il y aura autant de vio­ lences légitimes qu' « il y a de violents, autant dire qu'il n'y en a plus du tout ))2• En fait, toutes les transgressions ne sont pas violentes, car elles peuvent n'être que des manières habiles de tourner la règle ou bien consister dans des actes I. G. BATAILLE, L'érotisme, Paris, 1965, p. 72 (coll. 2. R. GIRARD, op. cit., p. 43.

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illégaux comme une fraude. Au fond, la transgression est le signe de la vulnérabilité de toute convention et de tout système social. En contrepartie cependant, en mettant en péril l'ordre social, c'est-à-dire les conditions de la cohabi­ tation des hommes, la transgression confirme la nécessité des conventions. De ce point de vue on ne saurait dire avec R. Caillois que la transgression outrage l'ordre de la nature et de la société. En effet, elle ne saurait bafouer que ce qui la constitue, à savoir les conventions. En suscitant une situation exceptionnelle qui réduit au silence une grande partie des règles usuelles, le conflit devient indirectement une incitation aux transgressions. La règle constitue une prévention contre la violence et comme telle elle est un facteur de sécurité, tandis que le conflit introduit l'insécurité, puisqu'il met globalement le contrôle social en échec dans toute la zone qu'il trouble. La trans­ gression y trouve ses prétextes, davantage sous la forme d'une chaîne d'exactions limitées que sous celle d'une volonté générale et consciente de bouleverser la société. Dans le cas d'un conflit social aux dimensions réduites comme une grève elle prend les apparences de ce que Baechler appelle le « sabotage passif )) : freinage de certains secteurs de la production ou de la commercialisation, dété­ rioration de locaux, absentéisme, etc. Dans les conflits plus amples elle s'enhardira à faire du « sabotage actif )) : incen­ dies, bris de machines ou d'outils, abattage du bétail, pillage, etc.1• La transgression constitue seulement un acte marginal dans les sociétés calmes où, par consentement, on reconnaît formellement la légitimité des lois et conven­ tions en vigueur. Elle cesse d'être maginale dans une situa­ tion conflictuelle, parce que le conflit étant souvent par sa nature même, suivant l'expression de R. Caillois, une

ro/18 »). I . J. BAECHLER, Le pouvoir pur, Paris, Calmann-Lévy, 1978, p. 56.

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« transgression indéfinie »1, lorsqu'il ne parvient plus à contrôler la violence qu'il a déchaînée, il favorise par la force des choses les transgressions répétées. Plus la situation conflictuelle est confuse et tumultueuse, plus aussi elle encourage les transgressions sectorielles. Quand le conflit est attisé par une foule qui la propage pour ainsi dire tous azimuts, les transgressions se multiplient du fait qu'aucune menace de sanctions ne vient les réfréner. La plupart du temps d'ailleurs un conflit porté par une foule se réduit à une juxtaposition de transgressions locales et limitées qui menacent l'ordre social par leur répétition. Par définition, la transgression dépasse les limites « permises ii. De ce fait, dans les cas les plus favorables, elle se reproduit à l'infini dans les mêmes exactions et débordements jusqu'au moment où elle se heurte à un obstacle majeur ou à une résistance déterminée. La transgression ne naît pas seulement du conflit, elle peut également le provoquer par la fascination que produit le fait d'avoir franchi la limite ou violé l'interdit. On assiste alors à une fuite en avant, comme si on voulait retarder l'apparition du sentiment conscient de culpabilité que l'on porte presque instinctivement en soi à titre d'expia­ tion de la transgression ou à celui de la peur du refoulement qui accompagne ou suit l'explosion. Sur le moment l'agres­ sion suscite une allégresse et une exaltation qui proviennent à la fois d'un sentiment spontané de libération et de l'impres­ sion d'exercer un pouvoir et d'être craint. Ceux qui crai­ gnaient font craindre, ceux qui étaient soumis se condui­ sent en insoumis. En général, cependant, il ne s'agit que d'un pouvoir simulé qui s'effondre devant une autorité organisée, même lorsqu'elle naît dans ses rangs, et d'une libération qui s'épuise dans les licences et les dérèglements, au point que la transgression s'achève tout à coup dans I.

R. CAILLOIS, L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1 950, p. 151.

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une immense fête, qui ne fait que prolonger souvent la série des transgressions opérées sous l'empire de la violence. Maffesoli rappelle à ce sujet les transgressions dans l'or­ giasme1. Celui-ci est cependant comme un oubli des trans­ gressions sur le registre du sacré, au sens où, comme le souligne G. Durand, on se donne l'illusion d'un « retour aux choses d'où doit sortir l'être régénéré ii2• Il va de soi que dans les sociétés qui banalisent la violence on délaisse aussi bien le sacré qui s'attache à la règle que celui qui s'attache à la transgression. Du même coup le conflit se trouve lui aussi banalisé : il devient de la routine, jusqu'à l'idée de révolution qui devient un poncif de la rhétorique plate et insipide. En justifiant n'importe quelle violence ou bien en ne condamnant que celle dont usent les adversaires, on finit par trivialiser les transgressions et à légitimer le totalita­ risme. En effet, la transgression ne consiste pas seulement en la violation des règles par les subordonnés, mais elle peut aussi être l'œuvre du pouvoir. C'est pour empêcher que l'Etat moderne, qui dispose du monopole de l'usage légitime de la violence, n'abuse pas de sa prérogative qu'on a élaboré l'idée de constitution. Celle-ci lie le recours à la violence de la part de l'Etat au respect de certaines procé­ dures avant qu'il ne puisse proclamer l'état d'exception, l'état d'urgence ou l'état de siège. Somme toute, la consti­ tution lie le pouvoir aux règles qu'il a lui-même édictées. Dans les pays totalitaires, où la constitution n'a qu'une signification purement formelle, le pouvoir peut enfreindre pratiquement sans retenue les règles dont il se fait théoril. M. MAFFESOLI, La parole et l'orgie, dans La violence fondatrice, Paris, Ed. du Champ urbain, 1978, p. 84-85. 2. G. DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, p. 325, 358, et Structure religieuse de la transgression, in Violence et Transgression, Paris, Anthropos, 1979, p. 23-33.

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quement ou idéologiquement l'avocat. Le terrorisme n'est rien d'autre que la transgression par le pouvoir de ses propres règles : « Le propre d'un régime totalitaire, écrit Beauchard, est d'exclure toute parole sur la violence comme si celle-ci n'existait pas, seules se posent des questions de sécurité intérieure qui annulent tout conflit possible ))1. Lorsque le conflit interne à l'Etat, quel qu'il soit, politique, syndical, culturel ou économique devient illégitime aux yeux du pouvoir, il ne lui reste qu'à inventer imaginaire­ ment des transgressions pour inspirer la terreur aux citoyens et les mettre ainsi en garde contre toute velléité d'ordre conflictuel. - Les foules débridées Nous avons déjà fait allusion à plusieurs reprises à l'impact de la foule sur le conflit et sur son déroulement. Certains milieux sociologiques en France n'aiment guère qu'on parle de foules - terme péjoratif selon eux - et ils préfèrent celui de masses, mais surtout la formule redon­ dante de « masses populaires ))' qui en plus ne seraient vouées qu'à un type de conflit, celui de la lutte de classes et la révolution. L'idéologie se niche même là-dedans. Il faut mettre au crédit de S. Moscovici d'avoir remis en honneur, dans un ouvrage récent, les travaux de G. Le Bon, hautement appréciés par Max Weber et par Pareto, sans compter les nombreux sociologues américains2• Comme pour les deux notions précédentes nous ne nous intéresserons pas à l'ana­ lyse de la foule comme telle, mais à son rôle dans les conflits. Nous laisserons donc de côté divers aspects de la psycho­ sociologie de la foule. Par exemple la dissociation qui se produit chez l'individu par rapport à son réseau de relations I. J. BEAUCHARD, op. cit., p. 222. 2. S. Moscov1c1, L'âge des foules, Paris, Fayard, 198r.

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sociales habituelles, en tant qu'il devient l'anonyme perdu dans une masse. Ou encore l'absence de centralité, en ce sens que la foule est dense mais non pas concentrée, à moins qu'elle ne s'abandonne à une dévotion aveugle, à un meneur ou à un chef. En général la foule est dispersée au sein d'elle-même, en ce sens qu'elle est composée de foules plus réduites, dont les membres changent au gré des événements et des circonstances. Ou enfin le caractère conservateur de la multitude. Nous renvoyons à ce propos à l'ouvrage de Le Bon1 qui, bien qu'il appelle des corrections, des précisions et des reprises, demeure malgré tout un document essentiel. Le rôle de la foule dans le conflit est diversiforme. Tout d'abord la foule peut être directement l'initiatrice d'un conflit, en général sans préméditation, sous le coup d'une situation devenue intolérable pour le plus grand nombre. Le conflit prend le plus souvent dans ce cas la tournure d'une émeute convulsive et chaotique, en général éphémère mais déployant sur le coup une violence furieuse, voire cruelle, accompagnée de scènes de pillage et de mas­ sacre. La brusquerie du soulèvement prend la plupart du temps de court les autorités régulières qui, sous l'effet de la peur, répliquent avec la même férocité pour réprimer les rebelles. Une émeute qui se prolonge grâce à l'appui d'un nombre toujours plus grand d'insoumis se transforme en révolte. Ce fut le cas des trois révoltes d'esclaves à la fin de la République romaine, des mouvements millénaristes au Moyen Age ou encore de la guerre des paysans au xv1e siècle. Rares sont les conflits de cette sorte qui n'ont pas échoué, à cause soit de l'absence de discipline et d'organisation de la masse des révoltés, l'impétuosité des combattants suppléant pour un temps ce manque, soit que la crédulité de la foule, gonflée par les rumeurs, verse subitement dans r. G. LE BoN, Psychologie des foules, en particulier p. 27-28.

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la panique, à moins qu'une croyance millénariste ne par­ vienne à maintenir une certaine cohérence, soit que les meneurs ou chefs, une fois devenus les maîtres de la foule, imitent ou copient le style de l'autorité qu'ils contestaient, en se proclamant roi par exemple. Toutes ces contradictions, Montesquieu les a résumées dans ces quelques lignes : « Le peuple a toujours trop d'action ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les insectes ,,1• En second lieu, la foule peut être l'objet du conflit, par exemple de nos jours où des idéologies rivales se disputent ses faveurs. Rappelons par exemple le conflit entre les mencheviks et les bolcheviks ou celui qui opposait, compte tenu de cer­ taines complicités, les nazis et les communistes. Tantôt c'est la foule qui fait la décision en basculant d'un côté, tantôt ce sont les chefs qui, après avoir triomphé par d'autres moyens, réussissent alors sans peine, à l'image de Lénine, à embrigader la foule et à mettre ainsi fin au conflit. Pour ce qui concerne notre thème, le troisième cas de figure est le plus instructif : la foule entre dans un conflit donné, sans qu'elle ait participé activement à son déclen­ chement. Cette entrée en scène a communément pour résultat de modifier entièrement le visage du conflit, de lui donner une nouvelle dimension en lui conférant une autre ampleur et une autre intensité. Il peut se produire comme une communion entre les instigateurs de la lutte et la masse, en renforçant la puissance des moyens matériels par l'adhésion des cœurs et la chaleur des émotions, avec tout le cortège de dévouements, de renoncements, de sacri­ fices et d'exaltations ou de liesses que ces mouvements d'ordre affectif entraînent d'ordinaire. Ainsi, la Révolution française a pris un autre cours avec l'entrée en jeu de la x.

MONTESQUIEU, De l'esprit des lois, première partie, liv. II, chap. II.

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foule lors de la prise de la Bastille. Jusqu'alors on assistait plutôt à des escarmouches entre la Cour et les chefs de l'Assemblée ; dès lors on passa de la contestation à la révo­ lution ou, suivant la formulation de G. Lefebvre, de la phase « pacifique et juridique '' à la phase « violente et populaire ll1• La nuit du 4 août devint possible, mais aussi des institutions nouvelles apparurent comme la garde natio­ nale. Les manifestations de masse surgirent, tels le déferle­ ment en octobre 1 7 89 sur Versailles, plus tard les massacres de septembre. Et aussi la levée en masse qui permit de jeter sur le champ de bataille une immense troupe de soldats inexpérimentés, mais enthousiastes et combatifs. Ce fut enfin l'apparition d'une symbolique nouvelle, celle des cocardes tricolores et des bonnets phrygiens, sans oublier la modification vestimentaire des sans-culottes. Par contre­ coup on assista à l'éruption de la Grande Peur. L'entrée en scène de la foule dans le conflit a accéléré le processus, aussi bien en activant qu'en envenimant les événements. II faut également insister sur la versatilité des foules, qui finissent souvent par brûler ce qu'elles avaient adoré. Ce furent les mêmes foules allemandes et autrichiennes qui acclamèrent en 191 4 la déclaration de la guerre2 et qui en 1918 se révoltèrent et réclamèrent la paix au sein des Conseils de soldats et d'ouvriers. On pourrait également citer la volte-face des foules françaises à propos de la guerre d'Algérie. Tout comme elles peuvent susciter un conflit, elles peuvent également largement contribué à y mettre un terme. La foule serait-elle aveugle dans le premier cas x. Voir G. LEFEBVRE, en collaboration avec R. GUYOT et Ph. SAGNAC, La Révolution française, Paris, Alcan, I930, p. 30. 2. A cet égard il faut mentionner la stupeur de TROTSKY, qu'il rapporte dans son Autobiographie, quand il fut à Vienne en I9I4 le témoins de l'euphorie de la foule sur les Rings de la capitale autrichienne au moment de la déclaration de la guerr�.

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et clairvoyante dans le second ? En fait, comme Le Bon l'a montré, elle n'est ni intelligente ni stupide, ni héroïque ni criminelle, d'autant plus qu'elle n'a cure des contradic­ tions. Elle peut être en même temps socialiste et nationa­ liste, réclamer l'égalité et pratiquer le culte de la personna­ lité. On peut lui appliquer la caractéristique que j'ai utilisée pour définir l'opinion publique : on ne saurait lui attribuer ni détermination positive, ni détermination négative. Il faut la classer sous la catégorie du privatif\ qui est à la fois absence de positivité et de négativité. De ce point de vue elle n'est ni innocente ni coupable, ni polémique ni irénique, elle ne dit pas plus la vérité que l'erreur, elle n'est ni morale ni immorale, mais a-morale. On n'aurait aucune peine à faire des considérations ana­ logues à propos d'autres phénomènes et d'autres notions. Je voudrais seulement évoquer brièvement la capacité polé­ mogène de l'égalité, donc sa capacité d'attiser la dynamique conflictuelle. Il ne s'agit nullement d'une critique de l'égalité comme telle, car elle est un élément constitutif à côté d'autres des relations sociales, mais de l'égalitarisme au sens de la dissolution des différences, du nivellement et de l'uniformisation dans l'anonymat. Divers auteurs ont fait le procès de la relation strictement égalitaire. Je voudrais limiter mes observations à un aperçu tout à fait concret, que je choisirais dans l'urbanisme. Diverses quêtes menées sous ma direction par des étudiants ont confirmé un fait bien connu : dans les grands ensembles les services collectifs, dont 1' entretien dépend de la bonne volonté commune, sont livrés à la dégradation, à la mutilation agressive et à la violence destructrice. Par contre, et cela a été moins sou­ vent constaté, les appartements individuels, y compris ceux

habités par les personnes que l'on considère comme appar­ tenant aux couches inférieures de la population, sont bien entretenus, propres et plaisants. Comme dit, ces constata­ tions ne sont pas nouvelles, mais il faut encore les expliquer autant que possible. L'appartement individuel est le lieu où chacun peut cultiver sa différence, donc l'espace original et intime qui le distingue des autres. Tout se passe donc comme si chacun voulait se venger par la détérioration des locaux collectifs de l'anonymat uniformément égalitaire du collectif. Le même ne supporte pas le même, il a besoin de l'autre comme autre, sinon il a l'impression d'égarer sa propre identité. L'aliéna­ tion consiste de ce point de vue à devenir étranger à soi­ même parce que l'autre n'est plus que la réplique désespé­ rante de l'uniformité égalitaire, même extérieure. L'égalité n'est pas seulement conflictuelle parce qu'on se bat pour elle comme pour la liberté, la justice, mais elle comporte aussi une conflictualité interne tout comme la notion de paix, s'il est vrai qu'il faut faire la paix avec l'ennemi, sinon avec qui d'autre ? 3 . LA CONTAGION DES CONFLITS

I. J. FREUND, Oeffentliche und politische Meinung, in Studium Generale, vol. 23, fasc. 8, 1970, p. 734-75r .

La force d'un conflit ne se mesure pas seulement à son intensité intrinsèque, mais aussi à son extension, c'est-à-dire l'influence qu'il exerce sur l'environnement. Par environne­ ment nous n'entendons pas l'espace propre ou le territoire de sa manifestation, mais la contagion dont il peut être l'agent en dehors de son espace, c'est-à-dire à la périphérie. Il arrive, en effet, qu'il fasse tache d'huile et qu'il entraîne à sa suite d'autres conflits. Nous examinerons cette question sous trois rubriques : d'une part la contamination, d'autre part la hiérarchie entre conflit majeur et conflits secondaires, enfin la relation du centre à la périphérie.

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Un conflit qui se développe dans un secteur d'activité ou dans une région géographique peut entraîner à sa suite d'autres conflits dans d'autres secteurs ou d'autres régions. Ainsi, un conflit social déclenché dans une branche de l'économie industrielle, par exemple celle de la métallurgie, peut faire naître parallèlement et par engrenage des conflits dans d'autres branches. Le phénomène est assez connu et fréquent, de sorte qu'il n'est pas nécessaire d'y insister plus longuement. Il suffit par exemple d'étudier comment par contagion la grève générale de I 93 6 sous le Front populaire a éclaté ou encore en Mai I 968, encore qu'il faille préciser dans ce dernier cas que la grève a été plutôt un contre-feu que les ouvriers ont dressé face à l'agitation dans les universités. On peut faire les mêmes constatations dans le domaine des relations internationales. Les premiers mouvements de décolonisation en Inde et en Indonésie dès I 945 ont provoqué à leur suite d'autres mouvements du même genre dans d'autres régions ou continents. La révolution en février I 848 à Paris a été suivie le mois d'après dans diverses capitales : Berlin, Vienne, Budapest et d'autres. Au xv1e siècle le conflit religieux a passé de l'Alle­ magne à la France, à l'Angleterre, à la Suisse et à un moindre degré dans d'autres pays. On pourrait objecter que ce phénomène est moderne, parce qu'il est lié aux possibilités nouvelles de communication, apparues au début même de la Renaissance. En réalité on observe un processus analogue sous la République romaine. La première révolte des esclaves en Sicile, en I 35 av. J.-C., sous la conduite du Syrien Enoüs, a eu pour conséquence d'autres révoltes d'esclaves, d'abord à Rome même, mais elle y fut vite étouffée, et aussi en Attique, à Délos et à Pergame, encore que dans ce dernier cas la révolte ait été associée aux prétentions d'un noble de ce pays, Andronicos, décidé à s'emparer du trône, après la mort du roi Attale III qui avait fait don de son

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pays aux Romains. Notons simplement en passant qu'Andro­ nicos se proposait d'instituer lui aussi une « cité du soleil >>. Peut-être même la révolte en Sicile prenait-elle pour modèle la conspiration des esclaves carthaginois ou d'autres qui avaient eu lieu auparavant en Etrurie, en Apulie et surtout à Capoue. Dans un ordre d'idées analogue il faut remarquer qu'un groupe ou un Etat cherche souvent à tirer profit d'une difficulté ou d'une situation conflictuelle d'un autre groupe ou Etat en lui infligeant un conflit supplémentaire ou en intriguant pour obtenir un avantage, s'il le faut, au prix d'un conflit. Revenons à l'exemple précédent. La révolte des esclaves dirigée par Enoüs s'est produite pendant qu'à Rome régnait la division provoquée par les propositions de réforme sociale des frères Tiberius et Caius Gracchus. Une vingtaine d'années plus tard, le seconde révolte conduite par Salvius (qui se fit roi sous le nom de Tryphon), éclata alors que le gros de l'armée romaine était engagée dans la guerre contre les Cimbres1• On pourrait multiplier les exemples de ce type à travers l'histoire, jusqu'au plus récent, r. Notons qu'Enoüs s'était lui aussi fait proclamer roi. Pour cette raison et d'autres, il me semble impropre de qualifier ces révoltes de révo­ lutions. En effet, les meneurs n'ont fait que copier et simuler le type de pouvoir qui régnait dans leur pays d'origine. D'ailleurs ils n'avaient aucun projet ayant quelque consistance, même pas le chef de la troisième révolte, Spartacus. Celui-ci n'avait pas du tout la prétention de bouleverser la société romaine, mais de revenir dans son pays d'origine, la Thrace. Ajoutons une seconde remarque : Enoüs était un magicien et faiseur de miracles et la compagne de Spartacus était une initiée aux mystères. On peut donc supposer que ces révoltes avaient également un caractère sacral, ce qui ne saurait étonner. En effet la religion a elle aussi joué, surtout dans le passé, le rôle d'un élément essentiel dans l'intensification des conflits. Lorsqu'une guerre prend une tournure théologique elle devient en général implacable. Les ethnologues ont largement traité la question. Il nous a semblé qu'il valait mieux analyser le rôle de l'idéologie qu'on qualifie souvent de « religion séculière ». Il ne faudrait pas en conclure que nous mésestimons l'importance de l'impact religieux dans les conflits.

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l'occupation, du risque d'un conflit avec la population autochtone, de l'Afghanistan par l'armée soviétique au moment où les Américains se trouvaient dans des difficultés conflictuelles et en état d'infériorité en Iran, le pays voisin, après l'arrivée au pouvoir de Khomeiny. Le phénomène le plus courant consiste cependant pour un pays d'intervenir indirectement dans un conflit, soit en se faisant le pour­ voyeur d'armes de l'un des camps, soit en le couvrant diplomatiquement, soit en lui procurant des conseillers mili­ taires. La rivalité de nos jours entre les deux superpuis­ sances a amplifié de façon considérable ce genre de pratiques. Certains chefs de gouvernement ou présidents ne font même pas mystère de leur intentions interventionnistes, jusqu'à lancer ouvertement des appels au meurtre contre les diri­ geants des pays qui n'ont pas l'heur de leur plaire. Il est probable que toutes les accusations rapportées par les jour­ naux ou les revues ne sont pas toujours fondées, néanmoins certaines incidences sont par trop troublantes pour qu'on ne puisse refuser d'y voir des agissements qui maltraitent dangereusement les règles du droit des gens. Il est rare qu'un conflit se déroule selon les normes de son homogénéité intrinsèque et selon la logique de sa propre inertie. En effet, il comporte très souvent en lui-même des phases de troubles, de perturbations et des dérivations qui risquent de le détourner de son objectif principal. Il ne consiste donc pas uniquement dans l'affrontement des obstacles extérieurs provenant des initiatives ou de la résis­ tance de l'ennemi, mais il se heurte aussi à des obstacles intérieurs qui peuvent paralyser les énergies, jusqu'à provo­ quer des conflits intérieurs . Autrement dit, le conflit prin­ cipal contre le camp ennemi peut susciter des conflits secondaires dans son propre camp, soit avec les alliés qui entendent tirer un bénéfice maximal en cas de victoire, mais en engageant le moins de moyens possibles, soit avec

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les propres membres qui sont en désaccord ou bien avec la façon de mener la lutte, ou bien avec les atermoiements qu'ils n'approuvent pas, ou bien avec certaines rudesses qui les indisposent. Par conséquent le conflit principal est per­ méable à toutes sortes de conflits secondaires. Il est évident que dans la lutte contre l'ennemi extérieur il arrive également qu'autour du conflit hégémonique gravite des conflits satel­ lites. Ainsi le harcèlement de partisans peut mettre en diffi­ culté le gros d'une armée au combat. Il arrive aussi que pour soulager le front principal on suscite délibérément des fronts secondaires susceptibles de fixer l'attention de l'ennemi sur d'autres théâtres, éventuellement en vue de le dérouter. Dans le fond cette corrélation entre conflit hégémonique et conflits satellites est assez fréquente dans toute action belliqueuse d'envergure. Nous avons déjà vu à propos d'un conflit social, celui de Lipp, qu'il était secoué par des conflits secondaires internes provenant du désaccord entre les syndicats. Ce fait a contribué pour une bonne part à l'échec du projet autoges­ tionnaire. Dans un autre ordre d'idée Louise Weiss notait il y a plusieurs années déjà un fait aujourd'hui bien connu : le conflit majeur contre la puissance coloniale se double de conflits internes, en particulier d'ordre tribal1• Au lendemain de 1 9 1 8 un grand nombre d'Allemands étaient convaincus que la défaite n'avait pas été infligée à leur pays par les armées ennemies, mais par des conflits secondaires telles les révoltes des marins et les grèves des ouvriers, qui auraient donné un coup de poignard dans le dos des soldats. Le conflit principal entre Israéliens et Arabes est sans cesse ébranlé par des conflits entre les nations arabes, qui ont parfois pris une tournure nettement belligueuse, par exemple lorsque le roi Hussein de Jordanie a refoulé par les armes x.

Louise WEISS, Aden, in Guerres et Paix, Paris, n° r, 1966, p. 18-44.

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les Palestiniens de son pays. Un conflit secondaire peut prendre des proportions telles qu'il finit par éclipser le conflit hégémonique ou même se substituer à lui. Ce genre de manœuvres conflictuelles a non seulement pour effet d'affaiblir le camp qui en est le théâtre et saper la confiance indispensable pour mener avec énergie le conflit principal, mais aussi d'ébranler, au moins passagèrement, la dualité du couple ami-ennemi caractéristique du conflit, en intro­ duisant la configuration tragique de la lutte de A contre B, de B contre C et de C contre A. En général celle-ci est une source de dépression interne du conflit dont l'ennemi hégé­ monique tire avantage : aussi a-t-il tout intérêt à l'entretenir. La plupart du temps, un conflit mené par des alliés comporte la division en conflit principal et en conflits secondaires. Enfin, il faut considérer dans un conflit les relations entre le centre et la périphérie. Le problème a été mis en lumière par Beauchard. « Au plan général, écrit-il, tout système à conflictualité centrale forte apparaît couronné par une vio­ lence périphérique faible... Inversement lorsque l'espace social se caractérise par une conflictualité centrale faible, nous observons la possibilité d'une violence périphérique forte... Ainsi, les groupes humains resserrés sur leur identité collective et à fort consensus interne se caractérisent sou­ vent par des zones de disputes violentes autour desquelles se restaure l'unité du groupe. Par contre, il n'est pas rare de découvrir, au sein d'une organisation, des groupes qui semblent ossifiés dans leur hostilité, où la quantité d'ani­ mosité entre les parties demeure constamment très élevée sans que pour autant la violence parvienne à éclater. Inver­ sement, la quantité d'animosité entre les groupes peut être faible, tandis que se manifeste constamment une certaine violence physique »1• Par conséquent suivant que la conflicI. J. BEAUCHARD, op. cit., p. 206-207.

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tuelle centrale est élevée ou basse la conflictualité périphé­ rique est respectivement basse ou élevée. On peut prendre pour exemple les mouvements révolutionnaires à tendance totalitaire. Sur la base d'une conflictualité centrale forte, de nature politique, ils investissent les autres activités humaines tels l'économie, la religion, le droit, la science et les arts qui sont comme hypnotisées par la puissance centrale et comme dépourvues de moyens pour réagir à l'hégémonie politique. Au contraire dans un régime libéral il y a une plus forte conflictualité à la périphérie du fait que le pouvoir central évite autant que possible l'ingérence dans les autres activités humaines. Aussi, dans un système totalitaire un conflit économique par exemple tend-il à devenir politique, ce qui n'est pas forcément le cas dans le système libéral. Bien que l'observation de Beauchard cons­ titue une règle assez générale, elle n'est cependant pas exempte d'exceptions. A tout prendre elle transpose sur le plan du conflit une constatation qu'on peut faire à propos du pouvoir politique en général : un pouvoir central fort laisse peu d'initiative et d'autonomie aux autorités régionales et locales, tandis qu'un pouvoir central modéré abandonne une large sphère d'action aux pouvoirs périphériques. 4. LES MOYENS ET LA TACTIQUE Comme toute action humaine, le conflit est assujetti empiriquement à la relation de la fin et des moyens. Sa finalité intrinsèque réside dans la volonté d'imposer sa volonté à l'autre. Toutefois, ce but est purement formel, ce qui veut dire qu'il correspond à la définition de tout conflit, telle que nous l'avons notifiée plus haut. Aussi nous semble-t-il inutile d'y revenir, car toutes les explications que nous avons données jusqu'ici sont autant d'élucidations de cette finalité. En concomitance avec ce but formel et

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général chaque conflit se propose d'atteindre un but tout à fait particulier et concret qui relève des raisons et des motifs pour lesquels on s'engage dans la lutte. On ne cherche pas à imposer sa volonté à l'autre en tant que fin en soi, mais pour le contraindre à accepter par cette voie un objectif déterminé. Celui-ci peut consister dans la sou­ mission à une religion ou à une idéologie, dans l'intention de lui dicter le type de paix dont on se réclame (il est donc possible de faire la guerre à cause de la paix), ou aussi d'élargir la sphère des libertés ou de l'égalité, de rétablir une justice qu'on estime bafouée, d'annexer le territoire de l'autre en partie ou en totalité, ou encore de réduire l'autre population à l'esclavage ou enfin de se procurer des res­ sources économiques. Sur la fin générale et formelle se greffe donc un but particulier, au contenu repérable, que l'on cherche à atteindre par le moyen du conflit. Ces buts sont aussi divers qu'il y a en fin de compte de convoitises d'ambitions et de projets susceptibles d'enflammer une col� lectivité petite ou grande. Ce sont donc ces objectifs concrets qui déterminent les espoirs, les attentes et les convictions de ceux qui s'engagent dans un conflit. A la base, il y a de ce fait un choix, opéré par ceux qui optent pour la solution par le conflit. Les objectifs possibles varient avec la multi­ tude des valeurs que l'on peut chercher à promouvoir dans le cadre de la diversité des activités humaine. C'est pourquoi nous ne nous étendrons pas plus longuement sur la question des objectifs des conflits. En revanche la question des moyens appelle de plus amples éclaircissements, encore que pour une large part le lecteur puisse se reporter pour l'élucidation générale au chapitre que j'y ai consacré dans L'essence du politique1• Il Y a donc des aspects que je négligerai ici. Par sa nature r. J. FREUND, L'essence du politique, p. 704-750.

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même le conflit constitue une épreuve de force, qui peut avoir recours dans les cas extrêmes à la violence. Cette épreuve met en jeu des quantités déterminées d'hommes (troupe de soldats ou de grévistes), des moyens matériels (possibilités financières, armes, matériel de propagande ou d'information) et les ressources de l'intelligence et de la volonté (esprit de décision, sens de l'à-propos ou flair, capacité d'évaluer rapidement des données d'une situation changeante, ruse, etc.). Cet aspect du problème est connu, de sorte qu'il est inutile d'y insister particulièrement. Par contre il y a lieu de mettre l'accent sur la mise en œuvre des moyens et des méthodes qui sont spécifiques au conflit. Il convient de traiter plus spécialement à ce titre deux notions : la surprise et la tactique. - L'économie des moyens L'un des impératifs majeurs de tout conflit est l'économie des moyens. Il s'agit de faire en sorte que la dépense d'énergie et de ressources n'annule pas le bénéfice qu'on espérait tirer au départ ni de perdre en fin de compte plus qu'on ne prévoyait gagner en l'engageant. Mieux vaut donc obtenir le plus rapidement possible les avantages recherchés, afin de s'épargner les incertitudes qui résultent en général d'un conflit qui dure. La surprise constitue de ce point de vue une manœuvre particulièrement efficace : « Elle est, déclare Clausewitz, plus ou moins à la base de toutes entreprises, car, sans elle, la supériorité sur un point décisif est en réalité inconcevable ))1. Elle est une forme de la ruse, mais pour réussir il faut deux conditions essentielles : « le secret et la rapidité ii2• La surprise offre un double intérêt : d'une part elle ouvre des possibilités favorables à de nouvelles initiatives I . CLAUSEWITZ, De la guerre, p. 207. 2. Ibid., p. 207.

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et elle donne courage aux hommes de son camp, stimulés par les succès initiaux ; d'autre part elle jette la conster­ nation dans le camp opposé en y semant la confusion et en brisant les capacités de résistance, sans compter qu'elle conduit l'adversaire désorienté à commettre des erreurs capi­ tales pour la suite des opérations. Si elle ne décide pas elle-même de l'issue, elle la prépare cependant grandement. Il est évident qu'il faut la concevoir chaque fois autrement, suivant la nature du conflit et les circonstances concomitantes. On peut faire une distinction entre deux sortes de surprises, que Clausewitz suggère plus qu'il ne la formule explicitement : la surprise tactique et la surprise stratégique1• La surprise tactique est plutôt d'ordre ponctuel, car elle s'inscrit dans le déroulement du conflit ; il s'agit d'une « surprise à petite échelle »2, qui est rarement déterminante, sinon dans un espace et un temps limités ; en effet, une fois que le conflit est engagé, l'ennemi est sur ses gardes et il devient difficile de le tromper, sauf par des manœuvres locales ; les succès de ce type n'ont qu'une conséquence indirecte sur l'issue globale du conflit. La surprise straté­ gique est celle qu'on échafaude à l'avance et qui doit inau­ gurer le conflit. Il s'agit de bien choisir le lieu de l'attaque, en général un endroit inattendu pour l'ennemi, et d'y concentrer la masse des moyens nécessaires pour déconcerter le camp adverse. « Au sujet de la surprise, écrit Clausewitz, il faut observer qu'elle est un moyen beaucoup plus effectif et important en stratégie qu'en tactique. En tactique, une surprise atteint rarement le niveau d'une grande victoire, tandis qu'en stratégie elle a souvent mis fin à toute la guerre d'un seul coup »3• Atteint au centre vif de ses possibilités

de manœuvre l'ennemi bat en retraite et s'avoue vaincu. En fait, la surprise stratégique peut également intervenir durant le déroulement du conflit : elle consiste alors à savoir abattre en dernier ses cartes et circonvenir l'ennemi par cette brusque combinaison.

r . Ibid., p. 207-208. Voir également R. .ARON, Penser la guerre, t. I, p. 303 et 330. 2. CLAUSEWITZ, ibid., p. 208. 3. Ibid., p. 407.

- La mise en œuvre des moyens Le déroulement concret d'un conflit se noue autour de la tactique. Suivant les époques et le type de conflit, celle-ci peut être fruste et rudimentaire ou au contraire complexe et sophistiquée. D'une façon générale elle concerne la mise en œuvre pratique des moyens disponibles, donnés ou à inventer durant le combat, en vue de réaliser, en principe dans les meilleures conditions, l'objectif particulier d'un conflit. Cet agencement des moyens peut être plus ou moins ordonné et coordonné, suivant l'habileté manœuvrière de celui ou de ceux qui gouvernent le conflit sur le terrain. Somme toute, la tactique est de l'ordre de l'art au sens de la 't"ixx-nx� 't"éxv'll ou des "'&. 't"IXX't"ox&. des Grecs. Très souvent, et même encore de nos jours, lorsqu'un conflit est de faible envergure, toute la conduite se réduit à la tactique, indépendamment de toute référence à une stratégie. Le terme de stratégie est lui aussi emprunté au grec, mais la presque totalité des conflits belliqueux antérieurs au xvme siècle l'ignoraient, sauf sous une forme assez primi­ tive, par exemple chez Hannibal et César. Le mot désignait dans l'Antiquité la fonction de commandant en chef d'une armée ou encore, à Athènes, la fonction administrative de celui qui avait la responsabilité des affaires militaires. Chez les Romains on appelait stratège le président d'un groupe quelconque, y compris celui d'un banquet. Pour éviter tout malentendu il convient donc de définir aussi clairement que possible ces deux notions de tactique et de stratégie, du moins dans leur sens aujourd'hui communé-

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225 J. FREUND

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ment reçu. Nous mentionnerons simplement le fait que de nos jours les deux concepts ont débordé leur cadre militaire originel. C'est ainsi que l'on parle de tactique à l'occasion des méthodes utilisées à propos d'une simple compétition, par exemple à propos de la manière de jouer d'une équipe de football ou de rugby. De même on a transposé le terme de stratégie dans des activités caracté­ risées par la concurrence, et l'on parlera par exemple de la stratégie en économie1• L'un et l'autre de ces deux concepts ont donc pris une signification dérivée nouvelle dans le domaine général des activités sociales. Puisque nous avons déjà analysé plus haut la démarche stratégique2, nous ne l'envisagerons ici qu'en fonction de la tactique, pour mieux cerner cette notion. Clausewitz a donné de l'une et de l'autre une définition brève et pertinente dans un de ses tout premiers écrits : « La tactique enseigne l'emploi des forces armées dans les combats, la stratégie enseigne l'emploi des combats dans l'intérêt du but de la guerre l>3• Nous nous appuyerons sur cette double définition pour caractériser la stratégie et la tactique non seulement dans le contexte de la guerre, mais dans celui de tout conflit. Disons d'emblée que, contrairement à une idée répandue, 1 . Voir à ce propos mon étude La stratégie en économie, in Professions et Entreprises, Paris, 1978, n° 689, p. 8-28. 2. Voir supra, p. 164-167. 3. CLAUSEWITZ, Stratégie de l'année 1804, in Clausewitz, Ecrits et Lettres' Paris' Gallimard, 1976, p. 45. Cette définition a servi de modèle . . à la plupart des définitions postérieures. Voir par exemp1e, JOMlNI, precis de l'art de la guerre, Paris, Ed. du Champ libre, 1977, ou celle de R. ARON, supra, p. 165. Je voudrais cependant faire une rés;rve à pro�os d� la défi­ nition donnée par le général BEAUPRE : elle est " 1 art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit '" Introduction à la stratégie, p. 16. La notion de dialectique me semble impropre, comme nous le verrons encore plus loin. On peut également consulter G. DOLY, Stratégie France-Europe, Paris, Ed. Média, 1977, p. 35. L'auteur renonce à donner une définition formelle de la stratégie, mais il énumère sept règles stratégiques qui équivalent à une définition.

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aucune stratégie n'est invincible, puisque dans un conflit qui comporte un vaincu, une des deux stratégies a été défaite. La stratégie porte sur la préparation d'un conflit en prévoyant théoriquement le théâtre des opérations, la surprise destinée à paralyser l'ennemi dès le départ, le schéma et le plan général de la campagne, sur la base de diverses suppositions concernant les intentions probables de l'ennemi. Elle porte donc sur l'ensemble de l'acte conflic­ tuel, avec la possibilité d'introduire des modifications d'après les résultats des engagements concrets. Ainsi, l'armée alle­ mande élabora un nouveau plan stratégique en r942 avant d'aborder la phase qui devait la conduire à Stalingrad et au Caucase. La stratégie consiste donc en une vision d'en­ semble et anticipatrice de la guerre à faire et des manœuvres d'ensemble à effectuer. La tactique au contraire n'intervient qu'une fois que le combat a été engagé, elle est donc inhé­ rente au déroulement même du conflit et elle dépend de l'audace, du moral et des intuitions immédiates des acteurs dans l'engagement. Si la stratégie est de prévision, la tactique est d'exécution. En plus, la stratégie conçoit le conflit en fonction des buts de la politique à laquelle elle reste assu­ jettie, donc en fonction d'une autorité supérieure aux agents directs du conflit. La tactique par contre fait corps avec le déroulement du conflit, en ce sens qu'elle s'exerce comme on dit sur le terrain. De ce point de vue on peut dire avec R. Aron : « Le moyen spécifique de la tactique, le matériau de l'artiste tacticien, ce sont les forces armées ; la fin est la victoire, et au-delà, la destruction, physique ou morale, de la force adverse. Le moyen spécifique de la stratégie, ce sont les combats, réels ou simulés, et leurs résultats ; la fin naturelle, ce n'est pas la victoire mais les objets qui conduisent immédiatement à la paix »1• La tactique ne r. R. ARoN, Penser la guerre, t. I, p. 169.

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tactiques, donc de l'accumulation de succès sectoriels. Il y a cependant une réserve à faire : il serait dangereux, du moins en règle générale, de vouloir modifier l'ancienne tactique et édifier une nouvelle sur la base d'une super­ position de succès tactiques parce qu'on risque, dans ce cas, de perdre de vue le tout que constitue un conflit.

simule pas le conflit, elle consiste en l'ensemble des procédés pratiques au cœur du conflit en vue de le mener à bonne fin. Si la stratégie est un aspect de la politique au même titre que la diplomatie, la tactique est limitée au seul développement du conflit dans l'espace et le temps. Néan­ moins, s'il est possible de concevoir un conflit sans stratégie, on ne saurait le conduire sans aucune tactique, qu'elle soit rudimentaire ou non. La tactique est déterminante et c'est généralement à ce niveau que se joue le déroulement d'un conflit. La tactique consiste donc dans la multitude des combi­ naisons possibles des moyens qui sont à la disposition des acteurs. On ne saurait les énumérer tant elles sont nom­ breuses et pour ainsi dire indéfinies. Elles comportent toutes les formes de la ruse avec les stratagèmes et les subterfuges, toutes les façons d'appliquer la force avec les dérobades, les détours, les déviations, les esquives et les diversions. Certes, la tactique consiste d'abord à tromper l'adversaire, mais également à donner parfois le change aux hommes de son propre camp en les encourageant par des promesses même illusoires ou bien en excitant leurs attentes. La tactique est faite d'une présence positive sur le terrain et d'une stimulation de l'imaginaire aussi bien pour dérouter l'ennemi que pour « gonfler )) comme on dit ses partenaires. Quels que soient les dispositifs qu'on adopte, les combinaisons qu'on échafaude et les machinations qu'on fabrique, une règle s'impose impérativement à toute tactique : essayer de percer les véritables intentions de l'ennemi et trouver les failles de son organisation pour le réduire à notre merci. Pas plus que de système stratégique il n'y a pas non plus de système tactique parfait. L'important est de trouver le défaut de la cuirasse de l'ennemi et de l'exploiter avant qu'il ne découvre le nôtre. Pour une large part le triomphe dans un conflit est le résultat d'une accumulation de victoires

Les diverses considérations faites jusqu'ici soulèvent un problème d'ensemble, celui de la rationalité dans le cadre des conflits. En fait ce problème se dédouble en celui de la rationalité du conflit et celui de la rationalité dans le conflit. Le premier ne peut être résolu qu'au sein d'une conception du monde, d'ordre philosophique ou idéologique, qui pour­ rait déterminer la place du conflit dans la globalité de la vie humaine et sociale. D'un certain point de vue il s'agit d'un pseudo-problème, du fait que cette globalité nous échappe parce que nous ne sommes pas à la fin des temps. En effet, rien n'est fini, ni l'expérience ni l'histoire humaine. Certains auteurs ne se sont pourtant pas privés d'y donner une réponse, donc une pseudo-réponse puisqu'ils tirent une traite sur l'indéfini en considérant leur propre système comme conforme à l'achèvement du monde ou comme constituant l'esquisse de la solution définitive à venir. Il faut remarquer que ceux qui admettent que le conflit est inéluctablement inhérent à la condition humaine se gardent en général de se lancer dans ce genre de spéculations uto­ piques. Ce sont ceux qui voient dans le conflit une irratio­ nalité radicale dont il faut débarrasser la société, au besoin en imaginant une société autre que celle que l'homme connaît depuis toujours, qui construisent également les conceptions eschatologiques annonçant dans un avenir indé­ terminé l'intégration harmonieuse des hommes dans le tissu

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5 . LA RATIONALITÉ

social par dépérissement de toute contradiction et de tout conflit. Si l'on va au fond des choses, on constate que la plupart de ces auteurs se font une conception unilatérale de la rationalité. Celle-ci consisterait dans la primauté exclusive du bien ou de ce qu'ils considèrent par ce terme, ce qui signifie en général que le rationnel qualifierait tout ce qui serait constructif, par opposition à tout ce qui serait des­ tructif. Et, puisqu'ils conçoivent le conflit comme éminem­ ment ou même uniquement destructeur, produit de l'alié­ nation ou de l'égarement humain, il ne saurait comporter une rationalité. Or, on peut se demander s'il n'y a pas une certaine rationalité dans la destruction, dans la mesure où l'homme étoufferait, faute de place, dans une société qui ne ferait qu'accumuler sans éliminer et sans consommer quoi que ce soit. De toute façon les conflits ne sont pas équivalents entre eux et l'on voit mal comment on pourrait réduire une querelle de famille ou de clans à la lutte de classes1, sans faire perdre toute signification à la notion de classe. Les conflits sont à ce point diversiformes qu'il est difficile d'en faire une typologie idoine. Aucune des classi­ fications proposées jusqu'à présent ne semble satisfaisante, même relativement. Il en est ainsi de celle qui les divise en conflits cycliques (conflits de génération qui reviennent sans cesse ou le conflit entre les Anciens et les Modernes) et en conflits conjoncturels qui dépendent des contingences particulières à une époque et à une situation données. Ce qu'on appelle conflit de génération par exemple relève plutôt de ce que nous avons appelé plus haut les antagonismes qui, il est vrai, peuvent le cas échéant dégénérer en conflit. x. A la manière par exemple de H. LAMARCHE et autres dans l'ouvrage Sud, commun, Paysans, femmes et citoyens, Le Pardou, Ed. Actes du . 1980.

Tout aussi peu satisfaisante est la division en conflits endo­ gènes et en conflits exogènes, c'est-à-dire ceux qui naissent à l'intérieur d'un groupe ou d'une collectivité et ceux qui leur sont imposés de l'extérieur. On voit assez difficilement ce qui rapproche, en dehors des constantes de toute conflic­ tualité, une rixe entre bandes rivales et une guerre civile. On peut également concevoir la rationalité à la manière de l'utilitarisme qui cherche à orienter les passions et les rivalités dans le sens d'une socialisation représentant l'in­ térêt général. On trouve déjà une élaboration assez précise de ce genre de spéculations chez Guichardin1• Nous pas­ serons ici sur la conception de Helvetius ou de Bentham pour ne considérer que les théories modernes. Selon celles-ci la rationalité consiste « à s'assurer dans tous les cas le plus grand gain possible et la moindre perte »2• Dans cette optique le conflit peut lui aussi être rationnel ainsi que la théorie des jeux s'attache à le montrer3• Toutefois, comme le marquent les diverses critiques de l'utilitarisme propre à la théorie des jeux, cette conception se donne une infor­ mation presque parfaite ou du moins elle suppose connues tant de choses que le choix devient pratiquement sans objet, tandis que la réalité du conflit, avec tout ce qu'elle peut avoir parfois de dramatique, est tout bonnement occultée. En fin de compte, ou bien on se donne une conception utopiste d'une nouvelle et autre société d'où le conflit serait exclu parce qu'il heurte la rationalité du système que l'on préconise, ou bien on pousse théoriquement la rationalisation x. Voir à ce sujet U. SPIRITO, Machiavelli e Guicciardini, Florence, Sansoni, 1968, ou encore G. NAMER, Machiavel ou les origines de la socio­ logie de la connaissance, Paris, PUF, 1979, en particulier p. 63-64. 2. G.-G. GRANGER, Pensée formelle et sciences de l'homme, Paris, Aubier, 1960, p. 7x. 3. J. von NEUMANN e t O. MORGENSTERN, Theory of Garnes and Economie Behavior, Princeton, University Press, 1944, p. 8.

à un point tel que le conflit perd sa consistance et ses carac­ téristiques. Nous verrons plus bas en quel sens il est pos­ sible de parler de rationalité à propos du conflit. Pour le moment essayons de fixer, à la lumière de ce que nous savons par l'expérience et par l'histoire, les signes qui nous aident à comprendre pourquoi le conflit défie nécessairement les efforts de ceux qui voudraient le rationaliser totalement, sans toutefois tomber dans l'illusion des philosophies qui le regardent comme un acte fondamentalement irrationnel. En réalité il est rationnel et irrationnel dans le sens où l'est toute action empirique. - Rationnel, irrationnel et non-rationnel Que faut-il entendre par la notion de rationnel ? La plupart des auteurs qui l'utilisent évitent en général de la définir comme s'il allait de soi que le lecteur en percevrait clairement le sens. En tout cas la notion est loin d'être univoque. Elle a plusieurs significations, par exemple une relation établie par raisonnement, la conformité d'une parole ou d'un geste avec l'ensemble de la situation donnée, la correspondance d'une attitude ou d'un fait avec des attitudes et des faits antérieurs, la cohérence logique d'une doctrine ou d'un système, l'adéquation aux règles générales de l'ex­ périence1, la possibilité pour un énoncé ou une résolution d'être vérifiés par voie expérimentale ou par la critique ou encore, suivant Hegel le philosophe par excellence du rationnel, ce qui est « objectif vu du côté du sujet ii2, ou enfin la relation logique entre deux notions, telles celles de cause et effet, de fin et moyen, etc. Il est assez fréquent que des auteurs réunissent dans la notion plusieurs de ces significations. Un point mérite cependant d'être souligné : ce l . M. WEBER, Essais sur la théorie de la science, Paris , Plon, 1965, p. 233. 2 . HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940,

p. u4.

qui n'est pas rationnel aux divers sens que nous venons d'indiquer n'est pas forcément irrationnel. Par cette dernière notion on entend en général ce qui relève d'une décision arbitraire, ou bien prise sous l'effet d'une passion violente et exclusive, ou encore ce qui est incohérent ou en discor­ dance avec les données observables d'une situation, ou bien une activité qui s'oriente à l'encontre de la fin qu'elle prétend poursuivre ou qui est irréalisable, ou bien ce qui relève de la pure subjectivité individuelle et inaccessible à la com­ préhension des autres. Il existe entre le rationnel et l'irra­ tionnel une zone intermédiaire qui ne ressortit ni à l'une ni à l'autre, mais qui peut être raisonnable, telles les appré­ ciations de la sensibilité ou du goût, un acte de volonté, une intuition, une conviction ou un interdit. De ce point de vue, l'affectivité qui peut certes être irrationnelle ne l'est pas forcément ni toujours : elle peut être simplement non ration­ nelle. Il n'y a pas de doute qu'un conflit peut impliquer des composantes rationnelles, irrationnelles et non rationnelles. Personne ne contestera que le conflit peut engendrer des impulsions irrationnelles considérables et démesurées, entraînant souvent toutes sortes d'excès et d'abus : actes pervers et odieux, injures et rage, intolérance et fanatisme, accusations malveillantes, vol et pillage, dévastations et mas­ sacres. C'est pour cette raison que le conflit fait souvent peur, jusqu'à semer l'effroi. Le tableau est cependant suffi­ samment connu pour que nous puissions nous dispenser d'y insister davantage. Il nous semble plus important de nous appesantir plus longuement sur les éléments qui ne sont ni strictement rationnels ni vraiment irrationnels et que nous avons dénommés non rationnels. Si les hommes s'engagent dans un conflit, c'est parce qu'ils en attendent quelque chose qu'en principe ils ne pourraient obtenir, à leur avis, par la voie non conflictuelle. Ces espoirs peuvent être raisonnables sans être rationnels. Il en fut ainsi des

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résistants lors de la dernière guerre. Cette guerre de parti­ sans comportait des phases irrationnelles de terrorisme, mais les participants pensaient également que l'indépendance du pays et la défaite de Hitler constituaient quelque chose de raisonnable et non d'irrationnel. L'enjeu même d'un conflit n'est en général ni rationnel ni irrationnel, parce qu'il se fonde sur des croyances, des convictions, des intérêts. L'erreur de l'utilitarisme est de croire que l'intérêt serait rationnel par lui-même, en tout cas sous la forme de la somme des intérêts individuels regroupés dans l'intérêt général ou commun. L'intérêt est tout simplement non rationnel. Le non-rationnel peut porter sur la situation donnée, dite objective. Tout ordre social comporte des lacunes, des faiblesses et des déficiences. Celles-ci ne sont ni irration­ nelles, parce qu'elles sont inévitables du fait de la complexion de la nature humaine, ni rationnelles au sens des utopistes qui identifient rationalité et perfection. On peut même dire que la perfection rationnelle est une illusion de l'esprit, parfois une divagation proche de l'irrationnel. C'est à juste titre que Séris stigmatise le « penchant irrationnel à la rationalité ))1• Les situations sociales, et par conséquent aussi les conflits, incluent une part de hasard et d'aléatoire. Clausewitz déjà attirait l'attention sur ce point2• En vérité, le conflit participe aux incertitudes de toute existence sociale. On peut simuler le rationnel et le penser sous la catégorie de la perfection, on ne peut simuler le hasard et y voir une forme de perfection. Marx a conçu la perfection autrement que B. Constant, ce qui veut dire que l'idée du parfait n'est pas une et la même pour tous. Au contraire de nom­ breux conflits, par exemple les conflits idéologiques, naissent de désaccords sur l'idée de perfection. 1. J.-P. SÉRIS, La théorie des jeux, Paris, PUF, 1974, p. 14. CLAUSEWITZ, De la guerre, p. 64.

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Le non-rationnel porte aussi sur le comportement sub­ jectif des acteurs. Nous avons déjà signalé le poids des convictions, des croyances et des espoirs. Dans tout conflit se développe un jeu de combinaisons, d'attractions, d'affi­ nités et de correspondances, mais aussi de contradictions, d'oppositions et de provocations qui appartiennent égale­ ment au non-rationnel. Comme toute action, le conflit cherche à réaliser une fin ; or, les fins sont extrêmement diverses et certaines d'entre elles peuvent être incompa­ tibles. Cette incompatibilité n'est pas forcément irration­ nelle. Elle peut l'être. Il serait par exemple irrationnel de se donner en même temps pour fin la paix et la révolution, car par sa nature même la révolution est une rupture d'un état de paix, ou encore l'égalité et l'équité. Il y a des orga­ nisations qui se donnent en même temps pour tâche la paix et la guerre, ce qui tend à prouver que l'irrationalité exerce une séduction sur les esprits. Face au problème de la diversité et de l'incompatibilité des fins il faut faire un choix. Est-il rationnel ou irrationnel ? Peut-être suffi.rait-il qu'il soit raisonnable. Prenons un autre aspect des choses : la propension des hommes politiques à promettre la liberté aux citoyens, mais au profit de l'accroissement de leur propre puissance. Il s'agit d'une constatation d'expérience séculaire, voire millénaire, que Guichardin enregistrait de la manière suivante : « Ne croyez pas ceux qui discourent si efficacement sur la liberté, parce que presque tous et pratiquement sans exception ils ont pour but leur intérêt particulier, et l'expé­ rience montre et même certainement que, s'ils avaient pu trouver dans un Etat plus autoritaire une meilleure condi­ tion, ils y auraient couru ))1• Cette observation est applicable à tous les partis, aussi bien à la gauche et aux socialistes qu'à la droite et aux libéraux. En conclura-t-on que cette I . GUICHARDIN, Ricordi, dans Opere, Milan, 1953, p. 66.

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sentence est irrationnelle ou que les socialistes ou les libé­ raux le seraient ? Il leur arrive de l'être. Un phénomène typique est celui de la décision : elle peut être arbitraire et irrationnelle et, pour remédier à cette carence, diverses théories ont cherché à la rationaliser pour en faire le résultat d'une combinatoire. Malheureusement, à ce compte, on congédie tout simplement l'idée même de décision1• Une fois qu'on l'a entièrement rationalisée elle n'est plus une résolution, mais une simple consécution. Cette question de la décision soulève une autre qui illustre encore mieux notre propos : celle de la valeur. Dans tout conflit on fait intervenir une ou plusieurs valeurs, ne serait-ce qu'à titre de référence pour justifier l'entreprise : la grandeur de la cité, l'indépendance nationale, l'émanci­ pation du genre humain, la volonté d'établir une justice irréprochable, et j'en passe. La justesse de la cause a elle aussi pour fondement ou prétexte la défense d'une valeur. Or, l'adhésion à une valeur ou à un système de valeurs ne s'appuie pas, comme Weber l'a montré avec éloquence, sur des motifs rationnels. Et pourtant cette adhésion n'est pas irrationnelle. Le choix d'une valeur de préférence à d'autres est éminemment polémogène à cause de l'irréduc­ tibilité des valeurs de l'une à l'autre et de leur inévitable multiplicité2• Le grand mérite de Weber est d'avoir établi r. H. LÜBBE, Zur politischen Theorie der Technokratie, in Der Staat, 1962, vol. I, cah. l, p. 2r. 2. J e n e ferai que résumer ici une théorie d e l a valeur que j'ai exposée à maintes reprises dans d'autres écrits. Par son essence même la valeur exclut l'unicité, car une chose ne vaut que par comparaison avec d'autres que l'on considère comme inférieures ou supérieures. Cela implique que la valeur présuppose nécessairement une échelle de valeurs ou une hiérar­ chie, celle-ci étant le système qu'on établit entre l'inférieur et le supérieur. Il va de soi qu'une valeur peut aussi être l'équivalente d'une autre. Le conflit n'éclate pas en général à propos de la rivalité entre les valeurs, mais à propos de la hiérarchie ou du système des valeurs.

que si le choix d'une valeur ou d'un système de valeurs n'est pas rationnel, la conduite qui en découle peut l'être, du moins à certaines conditions. C'est ce qu'il appelle la Wertrationalitiit1• Il entend par ce concept l'idée du compor­ tement d'un être qui agit en fonction de la logique de sa conviction en se soumettant aux impératifs de son choix, sans tenir compte des conséquences possibles de ses actes. Par conséquent, bien qu'étant non rationnel par le choix originel, ce comportement peut devenir rationnel dans la mesure où il se conforme aux exigences de ce choix, tout en restant affecté d'une certaine irrationalité du fait qu'il accorde une signification absolue à la valeur qu'il sert, sans prendre en considération la vie dans son ensemble, ses relativités et la légitimité d'autres idéaux au moins aussi valables dans leur absoluité que ceux que choisit le partisan de l'éthique de conviction. Celle-ci est comme la figure de cette rationalité selon la valeur. - Instrument et comportement Nous sommes dès lors en mesure d'apporter quelque précision sur la fonction du rationnel dans le conflit. Elle est ou bien d'ordre comportemental ou bien d'ordre ins­ trumental. Le rôle comportemental concerne la conduite de l'agent. Celle-ci peut être cohérente ou non, tenir compte ou non de l'environnement, du poids des tiers ou des neutres ; l'agent peut aussi foncer tête baissée ou au contraire s'engager sur la base d'une réflexion et d'un calcul. Dans un cas sa conduite est rationnelle, dans l'autre irrationnelle. A nouveau il faut revenir à Max Weber, à sa conception de la rationalité en finalité (Zweckrationalitiit) . Agir ration­ nellement en ce sens, c'est, une fois la fin donnée en général de façon non rationnelle, mettre en œuvre les moyens approI . M. WEBER, Economie et Société, Paris, Pion, 1971, t. r, p. 22-23.

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priés ou adéquats pour la réaliser1, mais en plus - ce que les commentateurs oublient trop souvent - envisager les conséquences de la décision et les suites qui peuvent devenir menaçantes au cours du déroulement du conflit. « Agit de façon rationnelle en finalité, écrit-il, celui qui oriente son activité d'après les fins, moyens et conséquences subsidiaires et qui confronte en même temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences subsidiaires et enfin les diverses fins possibles entre elles l>2• Ce qui se trouve en cause, ce sont de nouveau les valeurs. Il est possible que les conséquences d'un conflit mettent en péril le but poursuivi et les valeurs que l'agent prétendait défendre. Dans ce cas la rationalité exigerait éventuellement qu'il essaie d'arrêter le conflit par un compromis ou une entente quelconque avec l'ennemi. En effet, la poursuite de la lutte peut alors chuter dans l'irrationnel, dans la politique du pire, celle d'une Gotterdiimmerung, qui consiste à poursuivre coûte que coûte un conflit jusqu'à son issue, fût-elle catastro­ phique et totalement contradictoire avec les fins et valeurs au nom desquelles on l'avait engagé au départ. L'irratio­ nalité réside dans ce cas à persévérer dans le conflit pour le conflit. Le rôle instrumental concerne l'agencement et l'orga­ nisation matérielle et conceptuelle des moyens, le cas échéant leur planification, au sens aujourd'hui dominant de la stra­ tégie et de la logistique. La stratégie passe de nos jours pour la quintescence de la rationalité dans la conduite d'un conflit, au point que les partis révolutionnaires se sont imprégnés de son esprit et de ses méthodes. Elle est, suivant l'expression de Charnay, une « architecture conceptuelle »3 I . M. WEBER, Essais sur la théorie des sciences, p. 235. 2. Max WEBER, Economie et Société, p. 23. 3. J.-P. CHARNAY, op. cit., p. 218.

qui hiérarchise les interventions, et une combinatoire qui établit une cohérence dans la suite des actions prévues, dans l'intention d'éliminer dans toute la mesure du possible les péripéties occurrentes. C'est en ce sens que la stratégie est devenue l'instrument de la préméditation d'une conduite conflictuelle. Le phénomène de la dissuasion en notre ère atomique a encore accentué le prestige de la rationalité, en particulier sous l'influence des spécialistes, techniciens et technocrates qui ont à leur service un instrument scienti­ fiquement rationnel, à savoir l'informatique, capable d'opérer les recensements les plus complexes et d'élaborer des modèles de prévision extrêmement sophistiqués. La rationalisation croissante des conflits irait de pair avec l'importance crois­ sante de la technique. On peut se demander avec Burdeau si la rationalité n'est pas en fin de compte un « alibi ))1• Il ne s'agit pas de mettre en doute les avantages de la programmation, de la recherche opérationnelle ou du calcul prévisionnel, mais de s'interroger sur le caractère en quelque sorte magique que l'on prête inconsidérément de nos jours à la rationalité. Il n'y a pas que la décision qui perd sa signification lorsqu'on la réduit à la résultante d'une combinatoire, mais le conflit lui-même risque de devenir un jeu, sans drame et sans peur. En effet, il n'y a plus de conflit au sens propre du terme lorsqu'on connaît à l'avance toutes les données et que l'issue cesse d'être incertaine. Au fond, en lui-même, le conflit est d'une certaine manière un défi à la rationalité, dans la mesure même où en vertu de sa logique propre celle-ci le nie. Pas plus qu'il ne saurait être question de sous-estimer le rôle de la rationalité dans le conflit, car elle est une des conditions de son efficacité, il ne faut pas non plus la l.

G. BURDEAU, La politique au pays des merveilles, Paris, PUF, 1979,

p. 184.

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surestimer à la manière de ceux qui n'accordent de crédit de nos jours qu'à la stratégie. Elle n'est pas sans failles. La déficience principale de la théorie des jeux n'est pas à chercher ailleurs. Non seulement les acteurs d'un conflit sont loin d'agir et de réagir d'une façon rationnelle, mais ils manifestent aussi une méchanceté ou une cruauté qui ne sont pas rationalisables. Il est tout simplement impossible de rationaliser un conflit dans sa totalité. Il ne se laisse pas décomposer en phases prévisibles à l'avance, pas plus qu'on ne saurait le découper en séquences ou partager en cases d'opération à la manière du jeu d'échecs qui offre à la vue des joueurs la totalité des moyens. Le conflit comporte des phases de confusion ou des mêlées engendrées par la lutte même, une espèce d'anarchie au plus vif des combats, ou bien des initiatives qu'on garde secrètes pour mieux surprendre l'en­ nemi ou encore des astuces que les acteurs peuvent intro­ duire inopinément sur le champ. Par conséquent, la conduite des acteurs, qu'il s'agisse des chefs ou des exécutants subal­ ternes, reste pleine d'imprévu qui fait obstacle à la ratio­ nalité. Le trait décisif cependant est que le conflit ne s'appuie pas seulement à de la matière inerte et passive ou à des instruments mécaniques dans un environnement stable, mais, comme le note Clausewitz, il porte sur « un objet qui vit et réagit » et qui en plus fait preuve d'intelligence et de sensibilité, sans compter que la confrontation peut conduire jusqu'à verser du sang1• La rationalité demeure dans l'abstraction, le conflit crée des situations poignantes, dangereuses et parfois tragiques. Il est une manifestation de la vie qui met en jeu d'autres vies. Finalement, la rationalité prise comme méthode prédo­ minante ou optimale exposerait les acteurs d'un conflit à I. CLAUSEWITZ, De la guerre, p. 146.

un redoutable risque et à des déboires. En effet, la stratégie rationnelle implique que toutes les données soient connues, jusques y compris les probabilités de succès et d'échec ainsi que les coefficients d'utilité de chaque manœuvre et les possibilités d'instabilité résultant de l'affrontement. Or non seulement le conflit perd dans ce cas tout attrait et tout intérêt, mais il suffit que l'un des acteurs réagisse de façon non rationnelle pour jeter la détresse dans le camp de son adversaire. Ainsi, la trop grande rationalité peut devenir gravement préjudiciable pour le camp qui en ferait son arme unique ou essentielle. On ne peut s'empêcher d'éprouver à la lecture de certains ouvrages consacrés à la louange de la théorie des jeux un sentiment d'embarras parce qu'ils don­ nent l'impression de développer la rationalité non pas en vue d'une meilleure compréhension du conflit, mais par amour, pour ainsi dire esthétique, de la rationalité. On peut également se demander si la rationalité ne risque pas de paralyser l'esprit de décision indispensable à toute conduite du conflit par élimination de l'audace et des vertus de l'intuition et par disqualification des sentiments de grandeur, de noblesse, de hardiesse et d'intrépidité. La pure rationalité a tendance à s'enfermer dans le statu quo en niant que le conflit peut être un moteur du changement social et de la mobilité sociale\ du fait qu'elle est portée à donner la prééminence à la statique sur la dynamique. Il est tout aussi déraisonnable de vouloir tout concilier à tout prix qu'à vouloir polariser les choses à tout prix2• Au total, il faut éviter de sacraliser la conciliation et de sacra­ liser le conflit.

r. F. SELLIER, Le conflit, moteur du changement social, dans Contra­ dictions et Conflits, op. cit., p. 291-305. 2. P. RrcœUR, Le conflit : signe de contradiction ou d'unité ?, dans Contradictions et Conflits, p. 202.

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Les différents épilogues

I . L 'ISSUE AMORPHE Tout conflit, toute guerre se terminent, ce qui ne veut pas dire que la difficulté qu'ils se proposaient de résoudre a été résolue. L'histoire d'une collectivité est ainsi partagée en périodes de conflit et en périodes de paix. A dire vrai, il y a eu autant de paix qu'il y a eu de guerres. La méditation sur cette observation d'expérience m'a précisément amené à la polémologie. De fait, on ne peut pas vivre perpétuelle­ ment dans un état conflictuel : à la longue une telle situation lasse, même si au départ elle a suscité l'exaltation, et l'on cherche l'espoir dans l'état inverse, celui de la paix. Celui-ci

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peut à son tour devenir ennuyeux et pesant avec le temps et l'on s'engage dans une nouvelle situation conflictuelle, qu'il s'agisse d'une guerre ou d'actes de violence. L'histoire est faite de cette alternance, comme si les hommes ne pouvaient se déprendre ni de l'une ni de l'autre. Comment les conflits se terminent-ils ? De façons très diverses, non seulement en raison de la particularité de chaque conflit et de leur enjeu, mais aussi à cause de la durée qui peut être plus ou moins longue. Nous envisagerons en premier lieu la modalité qui passe pour la moins glorieuse et que je dénommerai l'issue amorphe. On ne saurait parler dans ce cas d'un dénouement ou d'une solution clairement caractérisable, car le conflit s'achève dans une sorte de pourrissement qui peut paraître interminable ; ne sachant comment se tirer finalement du mauvais pas, on s'en remet à la décomposition interne de l'enjeu et des énergies dans les deux camps. Ce pourrissement peut se présenter sous différentes faces, dont nous n'examinerons que les principales.

r. J. BEAUCHARD, Le tiers social, Paris, Ed. Réseaux, 1981, p. 27-28.

entre eux. En effet, ils doivent utiliser nécessairement le truchement du palabreur. La méthode est peut-être rudi­ mentaire au regard de la rationalité moderne, mais elle est aussi raisonnable qu'efficace. Ce rôle de l'intermédiaire a donné lieu à Rome à une institution, celle du tribunat. Peu de cités ont été aussi secouées intérieurement par les conflits que la République romaine, où à plusieurs reprises la plèbe a menacé de faire sécession, l'exemple le plus connu étant le rassemblement séparatiste sur le mont Aventin. Pour prévenir les conflits on institua les tribuns, choisis par la plèbe, mais ils n'avaient pas le rang de magistrat ni aucun des insignes de la magistrature comme l'imperium ou 1'auspicium ; par contre ils avaient le droit de veto qu'ils pouvaient opposer à toute initiative qu'ils estimaient pré­ judiciable pour le peuple et en plus leur fonction était sacro-sainte. Même en cas de conflit majeur, par exemple à l'époque des frères Gracques, qui furent tribuns tous les deux, Rome trouva les moyens parfois répréhensibles du point de vue de la légalité, pour étouffer les conflits qui menaçaient l'unité du peuple et du Sénat. L'admiration qu'on a portée au cours des siècles à la République romaine se fondait en grande partie sur la présence de ces méca­ nismes pour ainsi dire informels en vue de régler les conflits. Dans les temps modernes les Etats··Unis d'Amérique offrent un exemple du même genre. Depuis leur constitution en unité politique indépendante, ils ont sans cesse été agités par des luttes intestines, de sorte que la société a produit d'elle-même des processus latents et difficilement repérables de résorption informelle des conflits. Tout se passe comme si la multiplicité des conflits (ethniques, racistes, etc.) et la manière implicite de les résoudre formaient un aspect déterminant de la vie politique et sociale de la nation américaine. Songeons seulement aux événements qui ont ébranlé il y a une vingtaine d'années un certain nombre de

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- Les mécanismes sociaux Tout d'abord les sociétés sécrètent parfois d'elles-mêmes, sans doute sur la base d'une large expérience, des mécanismes plus ou moins conscients et plus ou moins élaborés capables de désintégrer et même de pulvériser les conflits qui les assaillent. Le procédé peut s'accompagner d'une ritualisa­ tion, à l'exemple de la palabre de certaines sociétés africaines1• Il s'agit de tout un art destiné à déjouer la violence grâce à l'intervention de tiers médiateurs, qui, habiles dans le maniement de la parole, dissolvent les impulsions passion­ nelles, filtrent les motifs du conflit, expurgent les menaces, du fait qu'ils tiennent les antagonistes à distance par l'in­ terdiction qui leur est faite de toute communication directe

grandes villes de ce pays, avec d'horribles scènes de vio­ lence, des mises à sac et d'immenses incendies qui auraient été susceptibles de ravager la vie sociale de n'importe quel autre pays, jusqu'à provoquer un changement de régime. En France par exemple des conflits beaucoup moins graves ont été à l'origine de plusieurs chutes de régimes. Et pour­ tant les mécanismes propres à la vie sociale américaine ont permis d'y mettre fin, comme par magie, presque sans laisser de traces irréparables. Il faut sans doute avoir l'habi­ tude de situations conflictuelles pour être à même de les voir se résoudre de cette manière. On peut imaginer à l'inverse l'apparition soudaine de conflits aussi explosifs en URSS. Il est fort probable que le régime soviétique risquerait d'y succomber parce qu'il n'a pas l'habitude des conflits ni de leur gestion pour une raison sans doute d'abord idéologique qui fait qu'il intervient brutalement même là où il croit rencontrer un soupçon de conflit, et pour une raison qui tient à la vie sociale russe traditionnelle, surtout dans l'ancien mir, dominée par le principe de l'unanimité. Il apparaît ainsi qu'en vertu de leur histoire et de la com­ plexion de la population certains peuples possèdent pour ainsi dire de façon innée le don d'enrayer spontanément des conflits internes, même les plus critiques, qui risque­ raient d'emporter le régime politique dans d'autres pays. Pour les uns le conflit est comme une condition de stabilité, pour d'autres il est source de déstabilisation. - Les conflits mous La seconde forme de l'issue amorphe concerne les conflits que j'aimerais désigner « conflits mous )). Ils se caractérisent par le fait que des deux côtés on est entré dans le conflit sans vigueur, pour routine parfois, ou parce qu'on s'y est laissé entraîner en l'absence d'une volonté décidée à l'éviter. Naturellement la mollesse initiale se réper-

cute sur la conduite et l'issue du conflit, à moins que des incidents fortuits ne viennent à le durcir subitement. On l'accepte à la fin comme un terme à une fatigue. On rencontre tout au long de l'histoire des conflits de ce type, qui s'éter­ nisent faute d'ardeur de part et d'autre. Jusqu'à l'arrivée de Jeanne d'Axe le roi Charles VII préférait les facilités et les langueurs de sa petite cour de Bourges aux rudesses du champ de bataille. Il arrive aussi que cette phase d'apathie intervienne au cours d'une longue campagne. La seconde guerre punique s'enlisa après la retentissante bataille de Cannes parce que Hannibal s'était laissé prendre au piège des délices de Capoue jusqu'au moment où il fut réveillé brutalement par l'audacieuse manœuvre de Scipion en Afrique même. On peut rapprocher de cette forme le conflit qu'on mène pour l'honneur, ce qu'on appelle commu­ nément le baroud d'honneur, par exemple la guerre des Bavarois en r8 5 6 contre les Prussiens qu'ils firent par fidélité à leur alliée l'Autriche, alors que les esprits étaient déjà largement acquis à l'idée de l'unité allemande. L'adversaire n'a aucun intérêt dans ce cas à envenimer les choses, bien qu'il puisse parfois se produire des ratés qui revigorent tout à coup les combats. On rencontre fréquemment de nos jours ces conflits mous dans la sphères des conflits sociaux. La grève est devenue présentement une sorte de routine ou de rite, avec sa liturgie, qu'on engage même sous des prétextes légers et vaporeux, comme si les syndicats éprouvaient le besoin de manifester leur présence et leur souci constant de défendre les intérêts de leurs adhérents. On multiplie les menaces verbales, on forme des cortèges, mais ni du côté des employés ni de celui des employeurs on ne s'ingénie à aggraver la situation. On brandit s'il le faut le slogan révo­ lutionnaire de la lutte des classes comme pour se donner contenance. En tout cas on évite l'escalade, à moins qu'une

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grève sauvage, partie de la base, ne prenne au dépourvu les leaders syndicaux qui s'efforcent alors de contrôler le mou­ vement. En général personne ne cherche vraiment à mettre en difficulté l'entreprise incriminée de peur que, en radica­ lisant le mouvement, on ne mette en cause la sécurité de l'emploi. « D'une façon générale, écrit par exemple H. Kahn, en cas de grève, le pire tort que les travailleurs puissent infliger à leurs patrons se limite à la privation d'une ou plusieurs journées de production et le pire tort que le patronat puisse infliger aux travailleurs se limite à la priva­ tion de salaire d'une ou plusieurs journées de travail. II y a par conséquent une limite naturelle au degré de dommage causé ))1• Les actions se terminent le plus souvent pour ainsi dire en queue de poisson, compte tenu du décor qui convient lors de négociations, dont personne n'est dupe. Aussi les résultats n'apportent-ils également qu'une satisfaction limi­ tée et presque protocolaire si on les compare avec le cahier théorique des revendications. Evidemment, suivant les cir­ constances, en particulier lorsque le climat social est lourd, les grèves peuvent prendre une tournure qui déroute les habitudes. Mais dès lors nous entrons dans un contexte autre que celui des conflits mous parce que l'environnement général donne une tout autre signification à la grève. On peut également ranger sous cette seconde rubrique les conflits qui se relâchent parce qu'ils n'ont pas trouvé les appuis nécessaires et attendus pour se développer avec plus d'ampleur et plus de véhémence. Le cas de ce genre de défaillance est assez fréquent : un conflit engagé à l'ini­ tiative d'un groupe dont les capacités sont limitées se dégrade insensiblement parce qu'il n'a pas été rejoint par les complices en principe acquis à la cause ou parce que les r. H. KAHN, De l'escalade. Métamorphoses et scénarios, Paris, Calmann­ Lévy, 1966, p. 2r.

soutiens secrètement espérés, sans entente explicite, ne se sont pas manifestés. Cette sorte de défection jalonne l'his­ toire des conjurations et des conspirations, du fait qu'une partie des comploteurs, méfiants ou prudents, attend le premier engagement et son éventuel succès ou échec pour s'engager à son tour ou refuser son concours. II y a l'autre figure d'un groupe ou d'une collectivité qui prend sur lui­ même d'entamer un processus conflictuel, parce qu'il estime à tort ou à raison que la situation est mûre et qu'il peut compter raisonnablement sur l'intervention à échéance assez brève de formations qui sont proches par l'idéologie ou par l'intérêt. Le mouvement des étudiants en mai 1968 a fini dans la déconfiture du fait que le support ouvrier, sourdement escompté, non seulement ne s'est pas déclaré en leur faveur, mais s'est engagé, avec quelques exceptions, dans une voie qui n'était pas favorable aux occupants des universités. Aussi la détermination des étudiants a rapide­ ment fléchi pour rejoindre le néant après le discours décisif du général de Gaulle. - A nouveau la lutte des classes La troisième forme paraîtra sans doute incongrue à certains esprits, puisqu'il s'agit de la lutte des classes. II n'y a pas longtemps, en effet, une bonne partie des intellectuels estimait que la théorie du conflit était faite du moment qu'ils adhéraient au principe de la lutte de classes : il n'y avait donc pas de raison de se livrer à d'autres recherches, la conception marxiste passant pour l'explication universelle. Et puis il y eut la phase du freudo-marxisme dont les tenants estimaient qu'ils détenaient désormais la clé pour analyser à la fois les conflits collectifs et les soi-disant conflits individuels. Cette période qui a bloqué les efforts positifs en vue d'une théorie du conflit n'est peut-être pas encore entièrement révolue, mais il est possible actuellement

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de faire des recherches sans se référer nécessairement à ces deux auteurs qui passent pour canoniques. C'est dire qu'il n'y a pas lieu de mettre en cause Marx ou Freud à propos du freudo-marxisme. Je n'entrerai pas non plus dans le détail de la discussion sociologique concernant les classes sociales qui se résume à ceci : il n'y a entente ni sur la défi­ nition de la classe ni sur le nombre de classes. Je voudrais supposer connu le débat sociologique classique sur ces deux questions1 et envisager la notion de lutte de classes uniquement en fonction de celle de conflit, étant entendu que ce choix n'exclut pas la possibilité de nous rapporter pour l'élucidation de l'un ou de l'autre point à ce débat classique. Selon le Manifeste du Parti communiste, « l'histoire de t'Jute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes ))2• Marx et Engels précisent en outre qu'il s'agit d'une lutte (Kampf) et non d'une guerre, « ininterrompue, tantôt dissimulée, tantôt ouverte, qui finit chaque fois (jedesmal) par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou bien par la destruction des classes en lutte )), Il semble toutefois difficile de trouver dans l'his­ toire un exemple d'anéantissement réciproque des classes et l'on conçoit mal une transformation révolutionnaire avant la Renaissance française, du fait que l'on n'avait pas jusqu'à cette date la notion moderne de révolution. Peu importent les commentaires ! On a surtout de la peine à croire à un conflit permanent qui traverserait sans répit

I. Dans tous les cas je suppose connu l'ouvrage de R. ARON, La lutte de classes, Paris, Gallimard, 1964 (coll. « Idées »), en particulier les premiers chapitres. 2. Les passages cités, nous les avons traduits sur le texte allemand de MEW, car les trois traductions françaises qui sont en ma possession, chacune légèrement différente de l'autre, comportent des inexactitudes.

toute l'histoire. Il s'agit plutôt d'un antagonisme de classes1, au sens que nous avons donné plus haut à ce dernier terme, qui peut, suivant les circonstances provoquer des tensions et, le cas échéant, un conflit. On imagine difficilement l'exis­ tence d'une lutte de classes ininterrompue, même sous une forme latente, sauf dans le cas théorique d'une explication idéologique de l'histoire. Par contre, on peut admettre l'exis­ tence d'antagonismes de classe à l'état en quelque sorte endémique dans les sociétés, au même titre qu'il existe un antagonisme des générations qui peut, en certaines occa­ sions, évoluer dans le sens d'une situation conflictuelle. Cet antagonisme de classes a pour base l'inévitable hétérogénéité sociale qui s'exprime dans des inégalités et des hiérarchies tout aussi inévitables, dues à des divergences d'intérêts entre les groupes, à des distinctions de métier et de fortune, à des disparités dans les coutumes de chaque groupe ou strate social et à d'autres facteurs de différenciation sociale. L'existence de classes sociales n'entraîne pas nécessairement qu'elles vivent en lutte ou en conflit continuel. Marx part de l'hypothèse inverse. Parmi les diverses définitions qu'il a données de la classe il convient de men­ tionner celle de l'Idéologie allemande : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu'ils doivent mener une lutte contre une autre classe ; pour le reste ils se trouvent ennemis dans la concurrence ll2• Par conséquent, la classe serait polémogène par elle-même et même conflic­ tuelle, d'où la généralisation de cette première hypothèse en celle de la lutte universelle des classes. Ainsi que le remarque Dahrendorf, l'existence d'une classe présuppose r. Diverses traductions rendent improprement, me semble-t-il, la notion de Gegensatz de Marx et Engels par celle d'antagonisme, autrement dit, le concept d'antagonisme que nous utilisons ne traduit pas celui de Gegensatz; il désigne le fait que dans toute société on rencontre des rivalités. 2. MARx et ENGELS, L'idéologie allemande, édit. citée, p. 93.

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nécessairement celle de plusieurs classes, en principe au moins deux. En effet, l'idée d'une classe unique constitue une contradiction dans les termes1• Si on fait référence à d'autres textes il semble que Marx manifestait cependant une certaine hésitation sur le caractère inévitablement conflictuel de la notion de classe. Pour qu'il y ait conflit il faut que s'établisse la configu­ tation duale de l'ami et de l'ennemi. Au fond, son projet fondamental a été de conférer à l'existence sociologique­ ment incontestable de classes sociales la dimension polé­ mique, précisément sous la forme de la relation duale. Il le déclare expressément dans le Manifeste : le prolétariat ne forme encore qu'une masse dispersée, qui ne combat pas encore pour le moment son véritable ennemi, mais les ennemis de ses ennemis, à savoir les ennemis de la bour­ geoisie que constituent les vestiges de la monarchie absolue, les propriétaires fonciers, etc. Il importe qu'il s'en prenne non plus aux ennemis de la bourgeoisie mais reconnaisse dans celle-ci son vrai ennemi. Par conséquent il faut réduire toutes les classes à deux classes, parce que telle est la condition polémogène de tout conflit potentiel. Personne ne contestera qu'il est possible, dans le cas par exemple d'une guerre civile révolutionnaire, de réduire pour un temps l'ensemble des classes au schéma conflictuel de deux classes ennemies. Il ne s'ensuit cependant pas que le conflit serait un élément constitutif de la notion de classe ni que la coexistence de classes prenne le caractère d'une lutte per­ manente. Marx nous en donne lui-même les raisons, quand il se borne à l'analyse purement sociologique sans tomber dans l'ornière de la politique. En effet, c'est presque uniquement dans ses textes de propagande qu'il oppose les deux classes du prolétariat et I. R. DAHRENDORF, op. cit., p. 135.

de la bourgeoisie comme formant deux entités, celles des oppresseurs et celle des opprimés. Dans les textes propre­ ment sociologiques il reconnaît la pluralité des classes bien que leur nombre varie d'un écrit à l'autre. En effet, la classification n'est pas la même dans Le Capital, le r8 Bru­ mafre de Louis-Napoléon, Révolution et contre-révolution ou La lutte de classes en France. Tantôt il énumère quatre classes dans le monde rural (grande et moyenne paysannerie, petite paysannerie libre, paysannerie serve et ouvriers agri­ coles), tantôt quatre classes bourgeoises (financière, indus­ trielle, commerçante et petite bourgeoisie), tantôt trois classes capitalistes (propriétaires de la force de travail, propriétaires de capital et propriétaires fonciers). Autrement dit, la société réelle est constituée de multiples classes, dont les idées et les intérêts sont divergents. Marx reconnaît du même coup, au moins implicitement, le rôle du tiers dans les structures de la société réelle, en ce sens que certaines de ces classes peuvent jouer le rôle de tiers et empêcher de ce fait la cristallisation des forces sociales suivant le modèle dual de l'ami et de l'ennemi. Il y a finalement trop de tiers ou de tierces classes pour que la lutte de classes puisse avoir la consistance conflictuelle permanente que Marx lui prête. Plus exactement cette multiplicité des tiers enlève à la lutte de classes le caractère conflictuel que Marx prétend y trouver. Comme partout ailleurs, le tiers constitue un obstacle déterminant. A part quelques exceptions, toujours possibles de guerres civiles révolutionnaires, la lutte de classes n'a jamais qu'une issue amorphe. Comment pourrait-il en être autrement, si on déclare la recontrer tout au long de l'histoire ? Comment pourrait-elle, à un moment précis de l'histoire, avoir une issue décisive, celle de la victoire définitive d'une classe sur l'autre ? A moins d'admettre par un jeu de mots que l'histoire connue jusqu'à présent n'est que de la préhistoire

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et que la véritable histoire ne commencera qu'avec le triomphe de la société sans classes. Si l'on se réfère à ce qui se passe dans les sociétés où la révolution marxiste aurait, dit-on, triomphé on constate que malgré les dénégations officielles, on y retrouve tous les éléments qui contribuent, selon Marx, à la formation des classes sociales, donc à la pérennisation de ces classes. Si la lutte des classes a été historiquement ininterrompue jusqu'à présent, il y a tout lieu de supposer qu'elle continuera de l'être à l'avenir, avec la possibilité d'affrontements conflictuels si les circons­ tances s'y prêtent, mais sans espoir d'une issue qui mettrait définitivement fin à la lutte. C'est parce que Marx n'a pas élaboré une théorie sociologique du tiers qu'il a pu croire à une issue non amorphe de la lutte de classes et qu'en fin de compte il a donné une orientation conflictuelle à cette lutte, malgré les observations historiques et sociologiques. C'est pourquoi il me semble scientifiquement préférable de parler d'antagonismes de classes plutôt que de luttes de classes, sauf dans les cas assez rares d'affrontements chauds entre deux classes. 2. LA VICTOIRE ET LA DÉFAITE Compulsons la littérature historique, sociologique, poli­ tologique et autre : on rencontrera à satiété les termes de victoire et de défaite (les deux étant corrélatifs), mais presque jamais une analyse des processus qu'ils désignent. Même les ouvrages de Peace Research sont avares d'indica­ tions, alors qu'il s'agit de questions essentielles, pour autant justement que la plupart des traités de paix consacrent poli­ tiquement et juridiquement l'achèvement d'une guerre par une victoire et une défaite. Ils ne sont pas nombreux les auteurs qui, tels Clausewitz ou R. Aron, se sont efforcés d'apporter, même brièvement, des éclaircissements. On com-

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prend qu'une victoire ou une défaite percute notre affectivité, en nourrissant une exaltation dans le premier cas et jetant dans les cœurs la consternation dans le second cas, mais les transports ou l'abattement ne devraient pas détourner les chercheurs d'élucider théoriquement les deux phénomènes. Il est vrai, il s'agit d'événements courants dans l'histoire et peut-être sont-ils trop courants pour éveiller l'interroga­ tion. En effet, les deux notions sont parlantes d'elles-mêmes et l'on peut supposer que chacun comprend immédiatement la sanction qu'elles constituent. Et pourtant, elles nous renvoient à des problèmes importants, qu'il est essentiel d'examiner par-dessus tout dans un chapitre consacré aux épilogues possibles des conflits. La victoire, ce qui veut dire la défaite de l'autre, est l'issue qui répond à la logique interne du conflit, puisqu'il se donne pour but de briser la résistance de l'ennemi pour lui imposer notre volonté. En principe, du fait qu'il s'agit d'une relation duale, un seul des adversaires peut être le vainqueur. Phénoménologiquement donc, le triomphe de l'un et l'échec de l'autre constituent par essence l'issue la plus conforme à l'esprit du conflit. De ce point de vue la victoire devrait même être la plus totale possible et la défaite la plus complète possible. Clausewitz ne cesse de le répéter en variant les formulations. Il les résume ainsi : « Le but de la guerre devrait toujours être, selon son concept, la défaite de l'ennemi »1• Dans le cas d'un conflit belliqueux l'issue consiste dans le désarmement et la capitulation de l'ennemi, dans les conflits non belliqueux dans la capture, parfois dans la séquestration, le plus souvent dans l'arres­ tation de l'opposant, ou encore dans l'usure de ses possi­ bilités de manœuvre ou enfin dans la réduction à des condi­ tions de vie qui lui apparaissent comme intolérables. Le I. CLAUSEWITZ, De la guerre, p. 69x.

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succès obtenu peut être confirmé par la sentence d'un tribu­ nal, comme il est arrivé au lendemain de leur défaite pour les chefs de l'oAs. Quoi qu'il en soit de ces procédés, il s'agit de réduire l'autre à l'impuissance, parfois en lui faisant croire qu'il ne lui reste d'autre solution que celle de céder. En transposant la distinction clausewitzienne entre guerre absolue et guerre réelle on peut dire que le triomphe et le revers correspondent au concept pur du conflit absolu, c'est-à-dire au conflit considéré uniquement pour lui-même et n'obéissant qu'à la logique de ses propres lois. Dans la réalité cependant tout conflit s'inscrit dans un contexte, en particulier celui de la situation historique et empirique qui l'a fait naître. On ne saurait en faire abstraction, de sorte que la victoire et la défaite sont elles aussi conditionnées par ce contexte. La guerre et le conflit ne sont pas des phénomènes indé­ pendants, absolus, sans autre objectif que la victoire. Il ne s'agit pas d'une fin pour soi. La guerre dit Clausewitz n'est pas un acte isolé1, la victoire non plus. Une fois que celle-ci est obtenue il faut l'exploiter et plus banalement organiser la vie en fonction d'elle. En effet, la vie ne s'arrête pas avec la victoire. Autrement dit, la victoire est le moyen qui doit permettre d'atteindre les objectifs que l'on n'aurait pas obtenus sans elle. La guerre, par exemple, s'inscrit dans un contexte politique qui lui donne sa signification ainsi qu'à la victoire. Une révolution ne se contente pas de triompher de ses ennemis, mais d'instaurer après la victoire une société nouvelle, en principe conforme au projet révolu­ tionnaire. C'est en ce sens qu'il faut interpréter la célèbre formule de Clausewitz : « La guerre n'est qu'une continua­ tion de la politique par d'autres moyens )>, et pour éviter tout malentendu il précise quelques lignes plus loin : « l'inI. CLAUSEWITZ, ibid., p . 55,

tention politique est la fin, tandis que la guerre est le moyen, et l'on ne peut concevoir le moyen sans la « fin l>1• Se référant aux textes de Clausewitz, en particulier le suivant : « Pour la stratégie, la victoire, c'est-à-dire le succès tactique, n'est à l'origine qu'un moyen, et les facteurs qui devraient conduire directement à la paix sont son objet final l>2, R. Aron montre à juste titre que la victoire est le but de la tactique, tandis que celui de la stratégie, parce qu'elle est subordonnée à la politique, est la paix, au même titre que celui de la diplomatie3• On s'engage dans un conflit, certes pour obtenir la victoire, mais aussi pour organiser grâce à celle-ci, dans le cas d'un conflit belliqueux, la paix en tenant compte du nouveau rapport de forces et, en cas de conflits non belliqueux, par exemple dans les conflits sociaux, pour obtenir un salaire plus élevé ou de meilleures conditions de travail. Si décisive que soit dans l'immédiat une victoire couron­ nant un conflit, elle ne saurait préjuger de l'avenir ni offrir une garantie infrangible contre la renaissance de conflits futurs, qui pourraient le cas échéant se terminer par la défaite de l'actuel vainqueur. Une victoire peut toujours être remise en cause, même sans conflit nouveau, uniquement à cause des changements intervenus sur l'échiquier poli­ tique et d'une lente modification de l'ancien rapport de I. Ibid., p. 67. Clausewitz a si souvent répété cette idée qu'on en arrive à se demander avec quels yeux et avec quelle idée derrière la tête certains auteurs ont lu son œuvre . Quitte à être redondant, je citerai l'un ou l'autre passage : « La guerre n'étant pas un acte aveugle, mais un acte dominé par un dessein politique, la valeur de ce dessein déterminera l'ampleur des sacrifices nécessaires à sa réalisation >>, ibid., p. 72, ou encore : « La subordination du point de vue politique à celui de la guerre serait absurde, puisque c'est la politique qui a entraîné la guerre », ibid., p. 706. Voir aussi p. 703. 2. Ibid., p. 137· 3. R. ARON, Penser la guerre, I, p. 164.

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force. Dans le même sens une défaite n'est pas irrémédiable, sauf en cas de génocide ou d'extermination physique de la classe ennemie, dans le cas des révolutions. Il est vrai, dans un pareil cas, le conflit renie son propre concept puisqu'il cesse d'imposer sa volonté à l'ennemi, celui-ci ayant été rayé de la carte du monde. En imposant absolu­ ment sa volonté à l'autre par son anéantissement au sens littéral du terme on ne l'impose à plus rien, on ne l'impose qu'au néant. On ne saurait donc dire sans réserves que pour un groupe ou une collectivité déterminée aucune défaite n'est irrémédiable, car il existe des exceptions cruelles. Il faut donc considérer les choses de plus près et je le ferai en me référant à une observation de R. Aron : « La manière de remporter la victoire militaire influe inévitablement sur le cours des événements ))1• On peut l'appliquer à tout conflit. Le type de victoire qu'on recherche conditionne à la fois les modalités de la conduite du conflit, la manière dont on accueillera la défaite de l'autre et la suite que l'on donnera à la victoire. - Guerre d'anéantissement et guerre d'usure C'est de l'évocation de la distinction de Delbrück entre la stratégie d'anéantissement ( Vernichtungsstrategie} et la stratégie d'usure (Ermattungsstrategie) que je voudrais par­ tir, sans cependant exposer à nouveau cette division bien connue2. Elle éveille un certain nombre de commentaires capables de compléter les réflexions que nous avons déjà faites sur les deux notions de victoire et de défaite. On peut concevoir la guerre d'anéantissement de deux façons : ou bien l'extermination radicale de l'ennemi ou bien sa capituI. R. ARON, Paix et guerre entre les nations, p. 39. 2. H. DELBRÜCK, Geschichte der Kriegskunst im Rahmen der politischen Geschichte, 4 vol., Berlin, 1900-1920. R. ARoN a discuté les idées de cet auteur dans Paix et guerre et dans Penser la guerre.

lation inconditionnelle et la destruction aussi complète que possible de sa puissance militaire, politique, économique et autre. Le premier cas s'est produit de tout temps - les méthodes de Tamerlan restent typiques à cet égard - et il caractérise de nos jours les révolutions (l'exemple récent du Cambodge étant le plus atroce). La guerre thermo­ nucléaire serait selon toute probabilité elle aussi une affreuse guerre d'anéantissement. Les guerres révolutionnaires le sont en vertu de leur logique même. En effet, elles ne cherchent pas uniquement la défaite de l'ennemi, mais en principe sa destruction radicale. Une défaite de l'ennemi n'est en effet qu'un épisode dans le processus révolution­ naire, car par-delà cette défaite fa lutte des classes continue jusqu'à la solution finale qui consiste dans l'éradication totale, physique et morale, de l'autre. Par conséquent, après la défaite militaire on continuera à pourchasser l'ennemi, à le traquer, même s'il s'est rendu sans aucune condition, parce qu'il faut, en principe, l'extirper et éven­ tuellement le massacrer jusqu'au dernier. Alors seulement la victoire sera réelle et vraie, parce qu'elle aura fait table rase de tout ce qui pourrait rappeler l'ennemi et l'ancienne société. Le but principal de la guerre révolutionnaire n'est donc ni le triomphe ni la défaite au sens politique ordinaire, mais l'ultime apothéose après laquelle il n'y aurait plus de victoire ni de défaite. Le second cas, celui de la capitulation sans conditions, reste davantage dans les limites de l'expérience. Il s'agit de battre l'ennemi, comme on dit, à plates coutures en détruisant jusqu'à ses potentialités pour le soumettre à son entière discrétion et lui dicter souverainement la paix. Tel fut l'objectif de Roosevelt à l'égard de l'Allemagne lors de la dernière guerre mondiale. Avec raison R. Aron remarque que, à cette occasion, l'homme politique américain « témoignait naïvement de son incompréhension des liens

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entre stratégie et politique »1• Ce genre de guerre d'anéan­ tissement ne reconnaît en fait que le prestige des armes, et en même temps il « est souvent l'expression du désir de gloire plus que du désir de force »2• A la base il y a tout simplement la méconnaissance des implications de la poli­ tique. Seule compte, en effet, la victoire militaire, aussi prestigieuse que possible, comme si elle était une fin en soi, en dehors de toute considération politique concernant les conséquences à venir, les négociations à entreprendre, les ambitions des alliés et la situation qui résultera de la victoire militaire. Or, politiquement le « point culminant de la victoire »3 n'est pas nécessairement la défaite totale de l'ennemi. Plus grave encore, elle subordonne le politique au militaire. On peut également concevoir la guerre d'usure ou d'épuisement de deux façons : en tacticien et en stratège. Dans le premier cas il s'agit d'affaiblir ou de fatiguer l'autre belligérant par des manœuvres tactiques sur le terrain, à l'exemple de la guerre de tranchées en 1 91 5, menée par les deux camps avec le même objectif de réduire de cette façon l'ennemi. L'exemple typique est la tactique de Falkenhayn en 1 9 1 6, qui a ouvert le front de Verdun pour « saigner )) les Français. Convaincu qu'une bataille décisive ni même une percée n'étaient possibles, il voulut infliger à l'ennemi, ainsi que R. Aron le résume clairement « des pertes telles qu'il en vienne à perdre l'espoir de vaincre et se résigne à traiter ll4• En vérité, cette méthode est déjà proche de la guerre d'usure du stratège, dont R. Aron donne également un remarquable exemple, celui de Bismarck5• Le but du chanI. 2. 3. 4. 5.

R. ARON, Paix et guerre, p. 39. R. ARoN, Ibid., p. 83. L'expression est de CLAUSEWITZ, op. cit., p. 657. R. ARoN, Penser la guerre, t. II, p. 50. Ibid., p. 19-27.

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celier prussien n'était pas d'anéantir la France, mais de l'exténuer, afin de donner à la diplomatie prussienne la prépondérance en Europe. On peut évidemment épuiser l'ennemi par une offensive, mais aussi par la défensive, dans la mesure où celle-ci place l'attaquant dans une situation toujours plus déplorable à la longue, faute d'obtenir un succès déterminant. Cet art de l'usure n'est pas propre uniquement aux conflits belliqueux ; on l'utilise aussi très fréquemment dans les conflits non belliqueux, surtout dans les conflits sociaux, pour amener le patronat ou le gouverne­ ment à composition ou à négociation. Certes, on rencontre de temps en temps dans certains pays des grèves à tendance insurrec;tionnelle, mais dans ce cas le conflit côtoie déjà la guerre civile qui obéit à d'autres normes. La guerre d'usure peut mobiliser toutes les forces mili­ taires, économiques, culturelles et psychologiques et prendre même parfois l'aspect d'une guerre totale et dans certaines conditions celui d'une guerre à outrance, du fait qu'elle se prolonge. Dans ces cas elle risque d'épuiser chacun des deux camps à force de vouloir épuiser l'autre. Il en est ainsi en général des guerres de partisans qui ont pour objectif la reconquête d'une indépendance perdue. Elle est à la fois un conflit militaire, mais aussi de propagande. N'ayant pas les moyens de l'armée régulière classique à laquelle elle s'oppose, elle prend son temps pour décourager l'ennemi et la population qui le soutient grâce à des actions locales et ponctuelles répétées. On conçoit dès lors sans peine pourquoi ce type de conflit dure souvent de très nombreuses années. En général cependant le principe d'une guerre d'usure reste la modération, parce que son objectif est limité : amener l'ennemi à négocier, rassurer ses alliés, acquérir une monnaie d'échange en vue d'éventuelles négociations, prévenir un possible conflit plus grave ou dissuader l'ennemi potentiel de dépasser certaines bornes (guerre préventive), manifester

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son intention de défendre sa sécurité ou enfin empêcher une victoire décisive de l'ennemi. Il ne s'agit pas tant de gagner que de ne pas perdre. Dans ce type de guerre on recherche rarement la victoire à tout prix, mais l'on se donne davantage un objectif politique limité. Cette diffé­ rence dans la conception de la guerre de Corée fut, semble­ t-il, à l'origine du désaccord entre le président Truman et le général Mac Arthur, le premier voulant seulement contenir l'agressivité communiste en Extrême-Orient, tandis que le second recherchait plutôt la victoire militaire décisive. Il arrive que des victoires militaires donnent lieu, par la suite, à une politique désastreuse, quand par exemple un pays n'arrive pas à dominer le succès par les armes. On dit d'Hannibal qu'il a su vaincre, mais non profiter de sa victoire. Guerre d'anéantissement et guerre d'usure constituent plutôt deux idéaltypes de la théorie stratégique, car dans la réalité on rencontre de nombreuses transitions entre les deux. Il en va de même des concepts de victoire et de défaite : si décisive que soit une victoire et si complète une défaite, il reste toujours un appel possible avec le temps, à moins d'une fin des combats par extermination totale de l'ennemi. En général, la défaite est la situation antithétique de la victoire. Toutefois on ne saurait dire que, dans tous les cas, l'une serait la réplique inverse de l'autre. Il n'y a pas néces­ sairement de corrélation pratique entre les deux notions. L'exemple contemporain de la situation au Moyen-Orient en apporte la meilleure illustration. Les pays arabes peuvent supporter pour des raisons diverses d'ordre géopolitique, démographique et autres, une ou plusieurs défaites, non Israël, car une seule défaite risque de mettre en cause la survie de la nation. Pour Israël la victoire est impérative, non pour les nations arabes. Dans un autre ordre d'idée il arrive aussi qu'une victoire ne s'accompagne pas du

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sentiment de la défaite dans le camp opposé. L'idée domi­ nante en Allemagne au lendemain de la première guerre mondiale était que, parce que l'armée n'avait pas été vaincue en rase campagne, la défaite acceptée par les politiques n'était qu'une fausse défaite, un répit qui doit permettre de reprendre les hostilités dès que la situation le permettra. On le sait, par cet argument, Hitler a réussi à séduire pendant un certain temps de nombreux nationalistes alle­ mands, aux idées plutôt conservatrices et même socialistes, y compris dans les milieux intellectuels. - Les triomphes amers Une victoire militaire ne s'accompagne donc pas infailli­ blement d'une victoire politique. Aussi convient-il de prendre en considération les conséquences ou les suites d'un conflit au même titre que ses causes ou motifs. La victoire n'est que l'instant éphémère et ponctuel du triomphe, marqué par la reddition de l'autre qui accepte ou non sa défaite. Tout conflit se prolonge comme il se prépare. Toute sociologie du conflit doit tenir compte de ce nouvel aspect des choses. Il faut envisager au moins deux points essentiels : d'une part ce qui se passe dans le camp du ou des vainqueurs, d'autre part les rapports nouveaux avec le ou les vaincus. La griserie que peut occasionner une victoire n'est pas une formule creuse. La victoire peut donner lieu à un relâchement « coupable ))' comme si elle brisait un ressort, préoccupé que l'on est d'en tirer immédiatement le maxi­ mum de bénéfices, sans vision anticipatrice du futur. On s'abandonne à la victoire, comme si tout était désormais réglé à l'avantage du vainqueur. C'est ainsi que l'on a assisté dans le système des cités grecques à la succession des apogées et des déclins d'Athènes, de Sparte et de Thèbes. Il n'est pas rare non plus que le triomphe apparemment le

plus éclatant soit le chant du cygne d'une nation. La France ne s'est pas relevée de sa victoire en 1 9 1 8 ni l'Angleterre de la sienne après la seconde guerre mondiale. Une victoire n'est pas fatalement le signe de la persistance d'une solide constitution de la société. Une défaite peut au contraire être un appel à un renouveau, à l'image de ce qui s'est passé en Prusse sous l'égide de l'équipe formée par les von Stein, Hardenberg, Gneisenau et Scharnhorst. Même la cumula­ tion et la continuité historique des victoires ne préserve pas un pays contre le déclin possible au lendemain d'une victoire décisive. L'exploitation de la victoire dépend de la déter­ mination et de la prévoyance de l'autorité politique et des ressources morales de la volonté collective. Enfin une vic­ toire peut avoir pour conséquence d'exciter contre le vain­ queur de nouveaux ennemis, y compris parmi ceux qui jusqu'alors étaient des alliés. Les victoires de Napoléon en sont une bonne démonstration. La victoire est particulièrement révélatrice des consé­ quences d'un triomphe lorsqu'elle a été l'œuvre de coalisés. Elle dévoile souvent les intentions souterraines de chacun des alliés au moment où il s'est engagé dans le conflit. Evoquons seulement les dissensions qui apparaissent en général entre les alliés une fois la victoire acquise. On peut rappeler à ce propos les mésententes lors du Congrès de Vienne en 1 8 1 4 ou lire les minutes de P. Mantoux à propos des délibérations préparatoires au traité de Versailles1• Tout d'abord le profit ne va pas nécessairement à ceux qui ont supporté tout le poids du conflit, du début à la fin. Ce sont par exemple les Américains et les Soviétiques, entrés bien plus tard que les Anglais dans la seconde guerre mondiale, qui ont été les principaux bénéficiaires. On pourrait invor. Voir Les délibérations du Conseil des Quatre, 2 vol., Paris, Ed. du CNRS, 1955.

quer à cette occasion l'ironie du sort, si les Américains, sous la houlette de Roosevelt, n'avaient commis l'erreur de privilégier ceux que R. Aron appelle les « alliés occasionnels ))' en l'occurrence la Russie soviétique, au détriment des « alliés permanents ,,, telle l'Angleterre. « Il se peut d'ailleurs, remarque R. Aron, que ces alliés occasionnels soient, en profondeur, des ennemis permanents : nous entendons par là des Etats qui, en raison de leur place sur l'échiquier diplomatique ou de leur idéologie, sont voués à se combattre. Roosevelt, refusant de conduire la guerre aussi en fonction de l'après-guerre, rêvant d'un directoire à trois (ou à deux) de l'univers, dénonçant les empires français et anglais plutôt que l'empire soviétique, confondait un allié occa­ sionnel avec un allié permanent et se dissimulait à lui­ même l'hostilité essentielle, cachée sous une coopération temporaire >l1• Toute la politique diplomatique a été condi­ tionnée depuis la victoire de 1 945 par cette absence de lucidité de Roosevelt qui, comme nous l'avons déjà vu, subordonnait l'appréciation politique des choses à la victoire militaire. Après la victoire, les rapports avec le ou les vaincus sont en général définis par un traité de paix. Celui-ci traduit en principe le nouveau rapport de force, appelé à commander juridiquement les relations internationales. Les conflits non belliqueux, tels les grèves, donnent communément lieu à un accord, soit sous la forme de conventions collectives, soit sous celle d'un protocole ou d'un concordat, soit encore sous celle d'un pacte social ou même plus simplement et plus rudimentairement d'un procès-verbal d'accord avec effet contraignant pour les deux parties. Nous examinerons ici de préférence le cas du traité de paix. Il peut être le résultat de négociations entre les anciens belligérants (proI. R. ARON, Paix et guerre, p. 40.

cédure la plus commune), mais il peut également être imposé, comme le fut le traité de Versailles, que, pour cette raison, les Allemands qualifièrent de Diktat. Le type de traité de paix et même la possibilité d'en conclure un sont condi­ tionnés par la manière dont on a envisagé la conduite de la guerre et la nature de la victoire. Ainsi que je l'ai montré il y a plusieurs années déjà1, la capitulation sans conditions de Roosevelt a bloqué l'avenir politique international au nom de la victoire militaire et elle a eu pour conséquence l'impossibilité de conclure un traité de paix avec l'Allemagne. En effet, malgré les institutions européennes, nos relations avec l'Allemagne ont toujours pour base l'armistice de r 945 . D'ailleurs, les relations internationales ont subi le contrecoup de cette absence de traité de paix avec le principal vaincu de la dernière guerre mondiale et il est difficile d'en mesurer toutes les suites à venir. La victoire totale à tout prix peut être l'amorce d'une politique défaillante même au regard de ses propres intérêts. Au total, si la victoire est en elle­ même un bonheur et la défaite un malheur, les conséquences d'une victoire mal analysées politiquement peuvent être désolantes et déchéantes, tandis qu'à l'inverse celles d'une défaite correctement analysées peuvent être stimulantes et propices. Du moment que le conflit est une manifestation de la vie, qu'il est inhérent à la nature humaine, il est pris dans les équivoques de la vie et de l'expérience humaines. Les moments plaisants et avantageux sont contrebalancés par des moments désagréables et funestes qu'il faut également prendre en charge. Aucune philosophie, aucune doctrine politique, économique ou religieuse n'a été capable jusqu'à présent de dépasser ces ambiguïtés. Il en découle que le bilan des conflits comporte du point de vue général des 1. J. FREUND,

Le Nouvel Age,

Paris, Rivière, 1970, p. 163-170.

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civilisations un actif et un passif. Un même conflit peut être préjudiciable sous certains rapports et bénéfique sous d'autres. La guerre est destructrice de personnes et de biens, mais cette destruction peut être source d'une pros­ périté inconnue jusque-là. Il ne sert de rien de vouloir le dissimuler. L'Allemagne par exemple était en ruine à la fin de la dernière guerre mondiale et ce qui lui restait en équipement, la récupération organisée par les alliés l'a encore approprié en grande partie. La reconstruction sur la base d'installations et d'un matériel nouveaux a contribué à l'essor économique stupéfiant qu'on a cessé d'appeler le miracle allemand depuis qu'il a fait de l'Allemagne la pre­ mière puissance économique de l'Europe. Les guerres modernes ont toutes été promotrices de techniques nou­ velles dont la période de paix a hérité par la suite. Il ne s'agit pas toujours d'inventions nouvelles mais aussi d'accélérations dans la mise à la disposition de techniques insuffisamment exploitées jusqu'alors. Ce sont des consta­ tations positives qui n'ont rien à voir avec une apologie ni avec une diatribe. Les conflits n'échappent pas par leurs conséquences aux équivoques ordinaires des actions humaines. 3. COMPROMIS ET RECONNAISSANCE

Si les conflits belliqueux se terminent en règle générale, mais non exclusivement comme nous le verrons encore plus loin, par une victoire et une défaite, le compromis constitue le plus souvent l'épilogue des conflits non belliqueux. Avant d'analyser le type de solution que constitue le compromis, il faut au préalable nous entendre sur la notion. Dans l'opi­ nion courante elle a en général mauvaise presse, parce qu'on y voit une faiblesse morale de la volonté ou bien une mani­ festation d'opportunisme ou enfin une prédilection pour

les demi-mesures. Pour ce qui concerne le premier point on confond souvent de façon regrettable compromis et compromission, c'est-à-dire le fait de transiger avec la rigueur des principes et les devoirs que nous impose notre conscience. Le compromis n'est pas cela : il consiste dans un arrangement sur la base de concessions réciproques pour mettre fin à un conflit ou pour le prévenir. Loin de manifester une faiblesse de la volonté le compromis exige au contraire une forte volonté, et même du courage pour dominer les passions, l'âpreté de l'intérêt, les rancunes et les amertumes et trouver la sérénité nécessaire à la discus­ sion positive du litige qui oppose les acteurs. Il faut de la force d'âme pour reconnaître que, en dépit des apparences, le point de vue de l'autre peut être juste à ses yeux. Il n'est pas non plus une expression de l'opportunisme, car, comme le remarquait Lénine : « Seuls, peuvent redouter des alliances temporaires, même avec des éléments incer­ tains, ceux qui n'ont pas confiance en eux-mêmes »1• Entrer dans un compromis, ce n'est pas s'abandonner, mais au contraire être sûr de soi, savoir faire la distinction entre l'essentiel et le secondaire et être capable de transiger sur l'accessoire, sans renier ses principes. Est opportuniste celui qui change de camp et d'idées au hasard de ses interlocuteurs, avec l'espoir d'y trouver son intérêt grâce à la flatterie. Le compromis reconnaît une certaine validité à la position de l'autre, sans désavouer la sienne. Il n'y a de compromis possible qu'entre deux attitudes qui restent fermes l'une et l'autre, sans aucune confusion, car dans ce dernier cas il n'y aurait plus qu'une seule attitude. Or, par définition, on ne fait pas de compromis avec soi, avec le même, mais avec l'autre. D'ailleurs le compromis est toujours relatif, il porte sur l'objet en litige, et tout le reste demeure en r. LÉNINE, Que faire ?, Paris, Ed. sociales, r947, p. r9.

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dehors de la convention. Dès lors l'objection de la demi­ mesure tombe d'elle-même. L'erreur consisterait à concevoir le compromis sous la catégorie du partage de la valeur qui fait l'objet du différend. Simmel remarque fort justement qu'on peut respecter l'intégrité de cette valeur et qu'elle peut être attribuée dans sa totalité à l'un des protagonistes, l'autre étant dédommagé pour son renoncement par l'octroi d'une autre valeur1. Cet octroi peut éventuellement com­ porter une renonciation du bénéficiaire de la première valeur dans ses prétentions sur la seconde. - Les équivoques de l'action Quand on considère la vie sociale quotidienne du point de vue purement sociologique on ne peut que reconnaître qu'elle est faite de constants accommodements, de tolérances réciproques, de compromis et d'ententes tacites sans accord préalable, au sens de ce que Max Weber appelait Einver­ standnis. Il entendait par cette notion « le fait qu'une activité qui s'oriente d'après les expectations que suscite le com­ portement d'autrui possède une chance « valant >> empiri­ quement de voir ses expectations se réaliser, pour la raison qu'il existe objectivement une probabilité selon laquelle les autres considéreront pratiquement eux aussi ces expectations comme significativement « valables >> pour leur propre comportement, malgré l'absence de tout accord préalable »2• C'est en vertu de ce genre de compromis tacite que les uns peuvent compter sur les autres. Point n'est besoin de chercher l'explication de la vie sociale dans le contrat explicite ou implicite à la manière de tant d'auteurs du xvme siècle, car le compromis suffit à en rendre compte, d'autant plus qu'il est plus proche de la réalité. Il porte r. G. SIMMEL, Soziologie, édit. citée, p. 250. 2. Max WEBER, Essais sur la théorie de la science, p. 37r.

en lui-même la confiance exprimée ou non sans laquelle il n'y a point de société possible1• C'est en ce sens que Simmel a pu considérer que le compromis est « une des plus grandes découvertes de l'humanité »2• Il est tout sim­ plement la condition élémentaire de toute cohabitation humaine. Il ne faudrait cependant pas surcharger le concept de toutes les vertus, car il peut aussi être polémogène, ce qui veut dire qu'il n'est pas fatalement la voie de la conciliation et de la paix. La doctrine marxiste-léniniste par exemple nous en détrompe : il peut faire partie de l'arsenal des ruses qui alimentent les conflits ou qui permettent de les faire rebondir à un autre niveau, dans de meilleures conditions. La doctrine marxiste-léniniste nous enseigne, en effet, qu'il ne faut pas redouter de faire des compromis tactiques, même sous forme d'alliances, avec les tenants d'une idéologie proche ou lointaine, si ce moyen est susceptible de favoriser l'accession au pouvoir, quitte toutefois, dès que l'on se sent assez fort, à les résilier et, s'il le faut, à se débarrasser par la violence de compagnons devenus gênants. L'histoire des compromis des partis communistes avec les partis socia­ listes ou d'autres de même tendance dans les pays de l'Est au lendemain de la dernière guerre mondiale illustre cette tactique. Les partis communistes occidentaux ne demeurent pas en reste, car ils n'ont jamais hésité à faire des compromis dans l'intention d'en tirer profit par subversion et de les dénoncer unilatéralement dès qu'ils estimaient qu'ils n'étaient plus utiles. Le compromis devient ainsi un élément dans la préparation de conflits nouveaux qu'on prémédite et qu'on estime plus décisifs. On aurait donc tort d'en faire r. Paul M. G. LÉVY, La vérité polémogène dans Etudes polémologiques, Paris, r973, cahier ro, p. 33. 2. G. SIMMEL, op. cit., p. 250.

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une panacée. Il participe lui aussi aux équivoques de toute action humaine. Ce n'est que lorsqu'il est conclu dans un esprit de loyauté réciproque qu'il est un élément de conci­ liation et donc la solution souhaitable des conflits. La plupart des conflits non belliqueux, non seulement se terminent par un compromis, mais se donnent sciemment pour objectif de le susciter en essayant d'imposer à l'autre camp une volonté d'entamer des négociations, que ce soit par la voie de la concertation directe ou celle d'un arbitrage. Tout se passe comme s'il fallait donner raison à Alain, quand il déclarait : « Commencer par des concessions, voilà la mauvaise tactique »1. Le patronat et le gouvernement ne cherchent pas toujours à éviter ou à prévenir les conflits par des mesures appropriées, et de leur côté les syndicats ont fait de la grève et de la méthode conflictuelle une rou­ tine, voire un système. De nombreux conflits sociaux ne sont que l'effet d'une sorte de paresse d'un côté comme de l'autre. Ainsi s'est instauré un jeu permanent qui conduit du conflit au compromis, du compromis au conflit et ainsi de suite, une sorte de rite qui n'émeut plus personne, sauf lorsque la grève devient impopulaire parce que le reste de la population n'en saisit pas les raisons et se trouve incommodé dans son confort ou qu'elle réagit devant des accès de violence gratuite. A la différence des compromis tacites que nous avons appelés accommodements, qui for­ ment la trame du tissu social et endiguent de nombreuses vélléités de conflit, le compromis qui clôt un conflit est un compromis explicite et voulu. C'est cette dernière forme que nous nous bornerons désormais à considérer. Ce type de compromis n'est possible qu'à une condition expresse : la reconnaissance de l'autre. Tant que de part et d'autre chacun croit avoir seul raison et que l'autre a r. ALAIN, Politique, Paris, PUF, r952, p. 35.

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tous les torts, le conflit perdurera puisqu'il ne reste dans ce cas d'autre issue que d'imposer unilatéralement à l'autre notre point de vue par les moyens disponibles. La reconnais­ sance implique que l'autre défend avec bonne foi son bon droit, au même titre que nous, qu'il le fait parce qu'il est lui aussi convaincu de la justesse de sa cause, même si notre appréciation est différente. En luttant pour son point de vue, au prix d'un conflit, l'autre n'est peut-être pas mal­ veillant et son hostilité n'est peut-être que la réponse à la contestation de ses droits ou prérogatives. Evidemment, ces réflexions peuvent être inversées, et lorsque de part et d'autre on adopte ce genre d'attitude la reconnaissance est possible, qui conduira au compromis. A la base de la reconnaissance il y a donc le sentiment que le fait d'avoir raison ou tort ne se situe pas exclusivement d'un seul côté, que l'on ne peut pas tout vouloir ni surtout tout obtenir par un conflit. La reconnaissance n'a donc de sens que si elle est réciproque, c'est-à-dire si chacun admet que l'autre peut être convaincu du bien-fondé du parti qu'il prend et de ses mobiles. Soulignons un point capital : il ne s'agit nullement de partager les vues de l'autre, de les approuver ni même de les considérer comme équivalentes aux siennes. Au contraire, la reconnaissance respecte l'intégrité de l'autre dans la différence, c'est-à-dire elle n'exige pas que l'un se range aux vues de l'autre, mais que l'un n'a pas à les imposer à l'autre. Sans le respect de la légitimité de la différence la reconnaissance ne s'enclencherait jamais. Autre­ ment dit, la reconnaissance consiste dans la considération réciproque de deux autonomies. Comme nous l'avons déjà dit, les conflits sociaux se terminent en général par des compromis parce que d'une part l'enjeu est limité, du fait qu'il porte sur des revendica­ tions salariales, les conditions de travail ou la participation, d'autre part la reconnaissance de l'autre est implicitement

comprise dans le processus conflictuel. En effet, les syndi­ cats reconnaissent sinon officiellement, du moins en pratique, la particularité de la responsabilité du chef d'entreprise et inversement la direction reconnaît la légalité, sinon la légitimité, des organisations syndicales. Ni d'un côté ni de l'autre on ne met en cause le système économique et social global ni la société dans son ensemble, de sorte que le conflit reste sectoriel tant du point de vue géographique que du point de vue des principes. En général on sait à l'avance qu'il se terminera par des négociations, quelles que soient l'intran­ sigeance verbale au départ, les péripéties plus ou moins rudes du déroulement ou la durée de la confrontation. Il en est de même le plus souvent des conflits qui opposent des groupes subordonnés au sein d'une unité politique ou qui opposent un groupe au gouvernement. Les choses ne changent que si la violence prend une tournure terroriste, lorsque les groupes n'hésitent pas à faire des attentats mettant en jeu la vie des autres. Le compromis est impos­ sible dans ces cas, faute de la reconnaissance de l'autre, au moins par l'une des deux parties.

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- L'autre dans la guerre et dans la paix Lorsqu'on aborde le problème des conflits belliqueux il faut soigneusement distinguer la révolution ou la guerre révolutionnaire et la guerre étatique et la guerre civile, enfin la guerre de partisans. Une révolution qui reconnaîtrait l'autre, même comme ennemi, cesserait d'être une révolu­ tion. Aussi doit-elle en vertu de ses présupposés être menée impitoyablement, non seulement pour imposer à l'autre la volonté qui lui est étrangère, mais pour l'exterminer. A cet effet, tous les moyens sont bons (Lénine ne cessait de le répéter). La radicalisation actuelle va jusqu'à préconiser les moyens les plus lâches, par exemple l'attentat qui n'épargne pas les innocents. Un passage d'une déclaration

d'Ulrike Meinhof est particulièrement typique à cet égard : « La lutte contre l'impérialisme, si l'on ne veut pas que cela reste un slogan vide, a pour but d'anéantir, de détruire, de briser le système de domination impérialiste »1• La terroriste allemande résume ce que Netschaiev exposait déjà à la fin du siècle dernier dans le Catéchisme du révolution­ naire : le révolutionnaire est un homme voué qui a pour but la destruction de l'ordre actuel, et « nuit et jour il doit avoir une seule pensée, un seul but � la destruction implacable »2• Telle est du moins la logique de la révolution. De toute façon une révolution ne peut que triompher ou être vaincue, car opérant sans pardon contre l'ennemi, celui-ci ne peut que réagir de la même façon s'il veut survivre. « La révolution, écrit de son côté Trotsky, exige de la classe révolutionnaire qu'elle mette tous les moyens en œuvre pour atteindre ses fins ; par l'insurrection armée s'il le faut ; par le terro­ risme, si c'est nécessaire . . . La question des formes et du degré de la répression n'est, aussurément, pas une question de « principe ». C'est une question de moyens en vue d'atteindre le but ))3, Ce refus de toute reconnaissance de l'autre se prolonge même par-delà la prise du pouvoir. Puisque par son présupposé la révolution veut transformer radicalement la société, il importe, après la défaite de l'en­ nemi, de montrer de la vigilance envers les révolutionnaires eux-mêmes qui pourraient tempérer leur ardeur pour jouir du pouvoir. La tâche n'est jamais terminée. On maintiendra donc les tensions, quitte à décomposer l'unité révolution­ naire, en réclamant sans cesse l'accélération du processus r. Textes des prisommiers de la « fraction armée rouge » et dernières lettres d' Ulrike Meinhof, Paris, Maspero, 1977, p. 33. 2. Catéchisme du Révolutionnaire, in Contrat social, Paris, 1957, vol. I, cahier 2, p. 123. 3. L. TROTSKY, Terrorisme et communisme, Paris, Plon, 1963, p. 98 (coll. " l0/18 ») .

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de transformation de la société. Le conflit ne cesse pas avec la victoire, au contraire il persévère sous forme d'autres conflits au sein de la société révolutionnaire jusqu'au jour où le rêve sera réalisé. Le terrorisme s'inscrit dans la logique de l'action révo­ lutionnaire, qu'il s'agisse du terrorisme individuel des anar­ chistes ou du terrorisme collectif préconisé par Lénine ou Trotsky. Je n'entrerai cependant pas dans les détails d'un phénomène que j'ai analysé ailleurs1. Au regard du pro­ blème posé ici, on peut ajouter que le terrorisme pousse le refus de la reconnaissance jusqu'à chercher à dresser les enfants contre les parents, les élèves contre leurs maîtres, avec un souci de dramatisation spectaculaire, surtout en ce qui concerne le terrorisme individuel opérant par attentats, dans le but de déstabiliser les relations sociales élémentaires d'ordre privé, avec l'espoir de désagréger plus facilement le compromis général sur lequel se fonde la société. A cet effet, il n'hésite pas à caricaturer, parfois de façon ignomi­ nieuse, les institutions de conciliation ou de compromis comme par exemple une cour de justice. La guerre civile par contre peut se terminer par un compromis entre les deux rivaux, soit sur la base d'une reconnaissance réciproque volontaire, soit sur celle d'une reconnaissance imposée par un tiers qui a surgi dans le conflit et qui a acquis une puissance suffisante pour faire entendre raison aux deux parties en lutte. Le plus souvent, il est vrai, une guerre civile s'achève par la victoire de l'un des deux camps, à l'image de ce qui s'est passé en Grèce en 1 949. J'évoquerai ici uniquement l'exemple d'une guerre civile qui s'est terminée par une reconnaissance imposée, r. Utopie et violence, p. 194-248. On peut également consulter des ouvrages plus récents, J. SERVIER, Le terrorisme, Paris, PUF, 1979 et W. LAQUEUR, Terrorisme, Paris, PUF, 1979·

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celui de la guerre de religion durant la seconde moitié du xv1e siècle, au cours de laquelle catholiques et protestants se sont étripés. Le tiers, constitué par le groupe de ceux qu'on appelait les « Politiques ii, a réussi à mettre un terme aux combats en soutenant le roi légitime Henri IV et la politique de reconnaissance réciproque qui conduisit à l'édit de tolérance de Nantes1• Il a fallu neutraliser les théologiens en préconisant la séparation entre la religion et la politique et en proclamant une amnistie générale au nom de la poli­ tique, en dépit de la mauvaise volonté des monarchomaques des deux camps qui virent dans cette amnistie une trahison de leurs idées. Cette primauté accordée au politique a été l'une des sources essentielles d'une nouvelle institution glo­ bale, celle de l'Etat qui réussit progressivement, en particulier sous l'autorité de Richelieu, à s'attribuer le monopole de l'usage légitime de la violence et à éliminer l'ennemi intérieur. Dans la majorité des cas les guerres interétatiques (entre peuples, tribus ou nations) se terminent certes par la victoire de l'un des belligérants et la défaite de l'autre, mais aussi par un compromis si le traité de paix qui sanctionne la nouvelle situation a été négocié. Le traité de Versailles a été imposé, en dehors de toute négociation avec le vaincu, celle-ci ayant eu lieu uniquement entre les Alliés qui en furent les vainqueurs. Par contre, comme la plupart des traités de paix des siècles précédents (les plus célèbres ayant été les traités de Westphalie et de Vienne), le traité de Francfort de 1 8 7 1 a donné lieu à une négociation entre le vainqueur et le vaincu, au cours de laquelle l'Allemagne a reconnu le bien-fondé de certaines prétentions françaises. C'est ainsi que les arrondissements de Briey et de Belfort I . Pour une analyse plus fouillée de ces événements, voir mes deux études : Guerre civile et absolutisme dans Archives européennes de socio­ logie, 1968, vol. IX, p. 307-323 et L'ennemi et le tiers dans l'Etat dans Archives de philosophie du droit, 1 976, t. 21, p. 23-38.

demeurèrent français, tandis que les arrondissements de Sarrebourg et de Château-Salins, qui faisaient partie du département de la Meurthe, passèrent sous l'autorité alle­ mande. Il y a donc eu des concessions de part et d'autre, dans la reconnaissance du nouveau rapport des forces favo­ rable à l'Allemagne. Au fond, un traité de paix consiste pour une part en « une réglementation juridique de problèmes non juridiques »1, d'ordre politique, économique, culturel et autres. Autrement dit, la juridicité d'un traité de paix ne découle pas logiquement du droit lui-même, mais des concessions et des compromis d'ordre non juridique, étant entendu qu'il présuppose un ordre juridique international préexistant, du moins de nos jours, qui entérine sa légitimité sur la base de la reconnaissance du nouvel instrument par les autres nations. Les guerres d'indépendance nationale menées par des partisans constituent une illustration particulièrement sug­ gestive de notre propos2• Comme nous l'avons déjà vu, ce sont en général des guerres dont l'objectif est limité, de sorte qu'elles s'arrêtent avec la libération du territoire. Mais elles peuvent également prendre fin, sans victoire, par la reconnaissance de l'ennemi, point de départ de négociations et d'un accord conduisant à la paix3, à condition naturelle­ ment que le soulèvement n'ait pas été écrasé dès le début. Les exemples contemporains sont nombreux. Le jour où la France a reconnu comme ennemi le Viêtminh et l'Algérie les rencontres entre les deux belligérants devenaient posI. J. FISCH, Krieg und Frieden im Friedensvertrag, Stuttgart, Klett­ Cotta, 1979, p. 16. 2. Il y a au fond trois types essentiels de guerre : la guerre civile, la guerre de conquête (soumission d'un autre peuple) et la guerre d'indé­ pendance qui se caractérise par la volonté d'un peuple de redevenir le maître de son avenir et de son destin. 3. Voir mon ouvrage déjà cité, Le Nouvel Âge, p. 153-163.

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sibles et, quelques semaines plus tard, ce furent les accords de Genève et respectivement ceux d'Evian. Il s'agit bien d'un compromis, car dans les deux cas l'armée française, en dépit de difficultés locales, n'avait pas été battue - en Algérie son potentiel était même resté pratiquement intact - mais, étant donné la conjoncture internationale et les idées dominantes acquises à la décolonisation, le conflit ne pouvait que s'éterniser sans espoir pour la France de triompher de façon indiscutable. En reconnaissant l'ennemi, c'est-à-dire en reconnaissant la légitimité de ses aspirations à constituer un Etat indépendant, donc un Etat différent, le processus de la paix était enclenché. La question n'est pas de porter un jugement de valeur sur tel ou tel événement particulier ou sur telle ou telle disposition, mais d'élucider du point de vue polémologique, un mécanisme qui met fin à un conflit. Le jour où l'Egypte a reconnu le droit d'Israël à son existence de nation indépendante le chemin qui devait conduire aux accords de Camp David était débarré. A l'inverse, tant que les autres nations arabes ne reconnaîtront pas l'ennemi, donc ne reconnaîtront pas �sraël, l'état de guerre larvé subsistera au Moyen-Orient et il pourra se développer un état de guerre ouverte si les circonstances s'y prêtent. Au fond, la reconnaissance de l'ennemi est une façon de reconnaître la subordination du militaire au politique. C'est également une façon de reconnaître que les moyens militaires ne sont pas absolus et que pour vaincre il faut souvent encore autre chose que les seuls moyens militaires. Une armée, même si elle est rompue aux méthodes de la guerre psychologique, demeure impuissante si les armes pas plus que la psychologie ne parviennent à décontenancer l'ennemi. Il est rare que la guerre psychologique convertisse à une autre conviction ceux qui sont tacitement séduits ou manifestement acquis à l'opinion contraire.

4.

LA NÉGOCIATION

Si l'on fait abstraction des cas extrêmes ou extrémistes tels que le génocide ou la terreur révolutionnaire, on ren­ contre toujours à un moment donné dans tous les autres conflits le problème de la négociation. On ne saurait s'en étonner puisqu'elle passe dans le langage courant, y compris celui des politiques, pour la solution contraire à celle de la violence. C'est un des lieux communs : un conflit se règle par la force ou par la négociation. Au surplus, la voie de la négociation apparaît en général comme la plus honorable et la plus louable, voire la plus respectable et la plus méritoire. Très souvent on la rattache à la notion de paix, comme si l'une appelait nécessairement l'autre. Aussi est-on d'accord en général pour privilégier au moins théoriquement la négociation comme la méthode permettant d'harmoniser les rapports sociaux au cours de tractations que les diver­ gences d'idées ou d'intérêts rendent nécessaires. Cette atti­ tude, dont il serait vain de discuter le caractère moralement estimable, ne répond cependant pas à toutes les exigences de la sociologie. Certes, celle-ci doit prendre en compte la dignité dont la négociation bénéficie auprès de la plupart des gens, car ce fait est en lui-même socialement intéressant, mais elle doit également prendre en considération d'autres aspects moins nobles. Pour y voir plus clair, il convient de s'entendre d'abord sur la notion de négociation. Nous laisserons de côté le sens souvent impropre que le concept a acquis de nos jours, suivant lequel il désigne une opération quelconque, jusques et y compris la manière de prendre un virage sur la route. Nous nous en tiendrons au sens obvie et précis d'échanges et de procédures entre des personnes ou des représentants de groupes ou de col­ lectivités aux idées ou aux intérêts divergents, en vue de parvenir à un accord à propos du dissentiment en cause.

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Il peut donc y avoir négociation en dehors de tout conflit, uniquement parce qu'il y a concurrence, mésentente ou une opposition quelconque, qu'on cherche à surmonter en trouvant un terrain commun pour la conciliation. La méthode suppose au préalable qu'il y ait consentement entre tous les participants sur cette façon de procéder, même si par la suite aucune entente ni même un simple rapproche­ ment ne devait intervenir. Ainsi comprise elle suppose en outre la reconnaissance des droits ou du moins de certains droits et qualités des divers interlocuteurs et le désir de débattre, en principe avec bonne foi, des différends en cause, sans vouloir imposer d'avance une solution unilatérale, donc avec l'intention de faire, s'il le faut, des concessions. Si d'entrée de jeu l'un des membres est convaincu que les autres ne peuvent qu'avoir tort, la négociation ne peut avoir lieu et si jamais elle a lieu, elle est condamnée à l'échec. Le fondement de la négociation est la parole sous la forme de conversations, d'échanges de vue, de pourparlers ou, . smvant un terme à la mode, de dialogues. Ce qui nous inté­ resse ici au premier chef, c'est cependant la négociation en situation conflictuelle. Par conséquent, si l'on veut bien admettre qu'il y a trois types principaux de négociations, la négociation diplomatique, la négociation commerciale et la négociation sociale, nous nous attacherons plus parti­ culièrement à la prenùère et à la troisième parce que la situation conflictuelle y est la plus fréquente. S'il est vrai que « négociation et conflit constituent deux façons de prendre des décisions pour modifier des rapports sociaux »1, on ne saurait cependant les opposer antinomi­ quement comme s'il y avait une incompatibilité foncière entre les deux méthodes. Lorsqu'on s'accorde pour régler .x. G. ADAM, La négociation collective en France, in Pans, 1978, n° 165-166, p. 3.

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France-Forum,

par la voie dite pacifique de la négociation un conflit, il serait chimérique de faire abstraction de la situation conflictuelle donnée, en particulier des modifications dans le rapport de force que cette situation a déjà entraînées concrètement sur le terrain. On ne peut pas escamoter le conflit, faire comme s'il n'existait pas ou revenir à la phase antérieure au conflit. Toute négociation diplomatique ou sociale, même en l'absence d'un conflit en cours, par exemple pour stabiliser, suivant les termes de G. Adam « une situation d'équilibre précaire ))1 se déroule inévitablement sur l'arrière-fond d'un rapport de force donné. De surcroît, ainsi que nous l'avons déjà signalé, certains conflits naissent en vue d'éventuelles négociations, soit que l'initiateur veuille se donner une mon­ naie d'échange, soit qu'il veuille traiter dans les conditions d'un rapport de force qui lui soit aussi favorable que pos­ sible. Ignorer ou méconnaître ce fait, c'est s'exposer par avance à la déconvenue par illusion. Il est même des négo­ ciations qui ne sont que des simulacres, parce qu'elles ne respectent que formellement ou en apparence le principe de la procédure, alors qu'en pratique elles y contreviennent. Lorsque l'une des parties a forcé l'autre à négocier, cette dernière est de ce fait en position d'infériorité, car ce procédé comprend implicitement la menace que fait planer la force supérieure. Le procédé était assez couramment employé par les Romains, et de nos jours par les Soviétiques. Il est des négociations qui ne sont qu'un Diktat camouflé. Au cours du déroulement des négociations il est assez fréquent que les participants utilisent des « coups de force )) pour essayer d'imposer leur volonté. On fait intervenir des pressions extérieures, on menace de rompre la discussion ou bien on fait la politique de la chaise vide pour la bloquer, ou encore on alterne les menaces, les intimidations, les I. Ibid., p. 3.

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mises en demeure et les chantages, bref on crée un climat intolérable pour obtenir des avantages, surtout si l'on sent que l'autre partie tient absolument au succès de la négo­ ciation. Et que de négociations explosives qui, pour le moins' . simulent la violence des conflits ! Ou bien encore on fait succéder à des moments de crispation des moments de décrispation pour y substituer des phases d'irritation suivies de phases d'apaisement, en vue de fatiguer les récalcitrants. La liste de ce genre d'artifices et d'astuces est longue, si l'on fait entrer en ligne de compte les surenchères, les ententes plus ou moins avouées entre certains partenaires sur le dos des autres, créant ainsi au sein de la conférence un autre rapport de force. Certaines négociations ne sont que des ruses en vue de gagner du temps, dans l'attente d'un rapport de force plus propice. Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, si certaines négociations aggravent le conflit qu'elles sont censées régler en principe. Enfin, il arrive que des négociations ne soient que des manières de préparer un conflit, d'autres ne font que le retarder, à l'exemple des accords de Munich en 1 93 8. Que l'on n'interprète pas cet exposé de certaines médio­ crités des négociations comme un dénigrement de la démar­ che. Ce que nous avons dit du compromis et de la reconnais­ sance suffirait à le démentir. Il importe seulement de ne pas se laisser abuser par une littérature apologétique qui la présente comme la seule méthode valable et, pour comble, la seule démocratique, qu'il faudrait préconiser universelle­ ment et en toute occasion. L'invocation de la démocratie peut servir elle aussi des agissements ténébreux et perfides. Il faut également savoir que la revendication de la négocia­ tion est souvent le fait des faibles et des pusillanimes. On ne saurait même pas prétendre qu'elle constitue nécessaire­ ment la voie pacifique du règlement des conflits, car on négocie aussi pour préparer une guerre (les négociations

entre le gouvernement hitlérien et le gouvernement stali­ nien en 1 93 9 ont, par exemple, contribué directement au déclenchement de la seconde guerre mondiale) ou bien pour s'assurer le concours d'alliés pour son projet belli­ queux. Les négociations peuvent donc être polémogènes et belligènes et n'être qu'une ruse pour tromper l'ennemi virtuel. Elles peuvent par conséquent être désastreuses, lors­ qu'elles entretiennent chez l'ennemi l'illusion qu'on serait prêt à se résigner. En tout cas, elles n'évitent pas toujours le conflit qu'elles essaient en principe de conjurer. De ce point de vue les accords de Munich restent un exemple fâcheux. Ce sont d'ailleurs souvent les mêmes qui, après avoir préconisé les négociations, les discréditent par la suite, lorsquelles se sont révélées néfastes, sous prétexte qu'elles n'auraient servi qu'à couvrir un marchandage entre des intérêts occultes. Il est indubitable qu'elles sont parfois menées sans scrupules et qu'elles masquent des machina­ tions avilissantes, mais on aurait autant tort de les réduire uniquement à ces vilenies qu'à les glorifier comme la seule conforme à la moralité politique ou sociale. Tant mieux si une négociation parvient à mettre fin à un conflit, dans le respect des idées et des intérêts légitimes des deux camps, ou à le prévenir ! Comme tout art, celui de la négociation exige diverses qualités. Il faut bien connaître ses dossiers, être patient et persévérant, avoir un tempérament ferme et un esprit attentif, savoir écouter, posséder le sens du tact, jusque dans le « mensonge élégant ». Il n'y a pas lieu de faire une analyse du métier de diplomate, car il existe des ouvrages remarquables sur le sujet, à l'instar de celui de J. Cambon, Le diplomate. Ajoutons seulement qu'il existe une tradition diplomatique, inaugurée au xvne siècle, qui demeure tou­ jours valide, bien que de nos jours les gouvernements se soient habitués aux contacts directs et bien que le diplomate

soit obligé de maîtriser un éventail de problèmes toujours plus importants, d'ordre économique, culturel, social et autres. De toute façon, la négociation ne se limite pas à l'activité purement diplomatique, du fait qu'elle intervient dans tous les domaines où surgit un différend, aussi bien dans le cadre des conflits sociaux que celui des conflits belliqueux. Ce qu'il y a lieu de marquer, c'est que par sa nature même, la négociation ne saurait espérer obtenir satis­ faction sur tous les points, puisque par principe elle renonce à imposer unilatéralement la volonté d'un groupe ou d'une collectivité, pour trouver un accord ou un arrangement sur la base de concessions réciproques ou de compensations. La principale limite réside cependant dans le fait que tout n'est pas négociable. Pour les nations comme pour les groupes il y a des principes et des valeurs sur lesquels ils ne sauraient transiger sans perdre leur raison d'être, leur indépendance, leur identité ou tout simplement leur liberté de manœuvre. Sans entrer dans le détail des procédures, il ne faut cependant pas se dissimuler le fait que les négociations peuvent être pénibles, mettre les nerfs à fleur de peau et, en fin de compte, conduire à des ruptures malheureuses qui exacerbent les conflits. Je noterai simplement en passant la manière de faire traîner les discussions en longueur, de remettre sur le tapis, à la suite de nouvelles propositions, des problèmes qui semblaient résolus (les marathons des communautés européennes sont célèbres à cet égard), parfois l'ambiance peut devenir intolérable et dramatique, sans oublier les subtilités qui préjugent des conclusions, par exemple le débat sur l'ordre du jour, sur les urgences et les priorités qui tranchent parfois déjà sur le fond ou encore l'habileté à neutraliser provisoirement les questions déli­ cates et épineuses en les mettant entre parenthèses, pour s'attaquer en premier lieu à celles qui paraissent les plus

simples à régler. L'intérêt de ces remarques (on pourrait en faire d'autres) est de nous faire comprendre qu'il y a aussi une stratégie et une tactique de la négociation. Je voudrais cependant insister plutôt sur deux points qui sont comme des nœuds, parce que les chances et les conséquences des négociations en dépendent. En principe la victoire et la défaite décident de la fin d'un conflit, sans équivoques et sans subtilités. Il en va autrement des compromis et des négociations : les accords se font souvent sur des clauses qui manquent de clarté dans la rédaction et de précision dans la terminologie, de sorte que la porte reste ouverte à des interprétations contradic­ toires. Les appréciations que l'on porte sur ces déficiences sont divergentes : les uns épris de rigueur et de vérité déplorent ces imperfections, s'ils ne les condamnent pas, sous prétexte qu'elles contiennent en germe de futurs conflits, les autres au contraire estiment qu'elles sont salu­ taires parce que, d'une part elles permettent aux parties de trouver un accord en réservant certains désaccords, d'autre part elles ne bloquent pas dans un texte ne varietur une situation qui reste malgré tout mouvante. Point n'est besoin de citer longuement des exemples de traités ou de conventions dont les différents camps se réjouissent égale­ ment pour des raisons opposées. A l'issue des négociations du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne, les fédéralistes étaient ravis de voir leurs espoirs en partie réalisés, tandis que les anti-fédéralistes étaient satisfaits d'une solution qui écartait l'organisation supra­ nationale de l'Europe. Les résolutions de l'ONU constituent un florilège de résolutions dans lesquelles chacun peut glaner les éléments qui correspondent à ses vues ou ses préoccupa­ tions. En fait, les négociations n'ont pas pour but d'établir la vérité définitive en matière de relations internationales ou sociales ni de figer les situations qui, à la longue, risque-

raient de devenir explosives par excessive fidélité à un texte qui fermerait la porte à toute interprétation. P. Lévy parle à ce propos de l' « indispensable ambiguïté ))' parce qu'elle serait la condition de l'adaptation inévitable à la mobilité des sociétés et aux variations des circonstances : 1• Il est fort probable que même un traité de paix sans obscurité aucune n'empêcherait pas la guerre, car la décision d'entrer ou non dans un conflit ne découle pas d'un texte mais de la volonté des hommes. Second point : certains systèmes politiques et sociaux et certains régimes sont plus propres que d'autres au prin­ cipe de la négociation, du moins en ce qui concerne la vie intérieure de l'organisation ou de la collectivité. Les capa­ cités de négociation sont liées au droit à la liberté des per­ sonnes et des groupes, y compris la liberté d'exprimer ouver­ tement ses mécontentements et de susciter des conflits. Par sa nature même un régime dictatorial ou totalitaire qui limite l'exercice de toutes les libertés rechigne à la négo­ ciation à l'intérieur de ses frontières, quand il ne récuse pas I. Paul M. G. LÉVY, article cité, in Etudes polémologiques, n° ro, 1973, p. 35.

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tout bonnement le procédé. Faute de n'avoir pas l'habitude de gérer les conflits il perd l'aptitude à la négociation. La seule solution est celle de tout imposer d'en haut, et si jamais il y a des négociations elles ne sont que de pure forme. Comment les syndicats pourraient-ils négocier en Russie avec les responsables des entreprises ou avec le gouverne­ ment puisque d'emblée les grèves sont interdites et qu'en conséquence les conflits sont réprimés durement avant qu'ils ne puissent se manifester avec une ampleur relative. Le Parti communiste français ne discute ni ne négocie avec les militants qui contestent la ligne générale de sa politique : il les exclut ou bien il estime autoritairement qu'ils se sont exclus d'eux-mêmes. La Russie soviétique a fait mine de négocier avec les compagnons de Dubcek, moins pour sauver les apparences que pour gagner du temps, avant d'envahir la Tchécoslovaquie1• En général, et toute propor­ tion gardée, un pays à administration fortement centralisée est moins enclin que d'autres à la négociation. Il serait cependant abusif d'assimiler par principe la centralisation à l'autoritarisme dictatorial. 5 . LE ROLE DU TIERS Une des caractéristiques fondamentales du conflit est, comme nous l'avons vu, l'apparition de la dualité ami-ennemi ou encore la bipolarité. Cela signifie qu'il entraîne une disso­ lution du tiers. En ce sens on peut définir le conflit comme I. La situation actuelle en Pologne constime un cas à part, parce que d'une part il est difficile à la Russie soviétique de déguiser la réalité d'une population qui dans sa grande majorité renie les principes de l'idéologie communiste, d'autre part la Pologne n'a géopolitiquement aucune fron­ tière commune avec un pays de l'Ouest, à la différence de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie. Néanmoins la presse soviétique manifeste ample­ ment son hostilité aux négociations entre le gouvernement polonais et les syndicats.

la relation sociale marquée par le tiers exclu. Ou bien celui-ci se désagrège avec l'apparition du conflit par une sorte d'implosion à l'intérieur des relations sociales, ou bien il se met hors circuit et laisse les protagonistes en découdre entre eux. Il est pour le moins surprenant que, à part quelques rares auteurs, cette notion du tiers n'ait guère fait l'objet des investigations des sociologues. Et pourtant elle est capitale pour toute compréhension du tissu social, puisque la société est un ensemble de relations entre des tiers, qui peuvent tantôt former une unité cohérente par exemple un groupe, tantôt demeurer dispersée dans une foule. Machiavel avait déjà eu conscience de cette impor­ tance du tiers1, malheureusement sa sagacité n'a guère trouvé jusqu'à nos jours d'écho auprès des spécialistes de l'analyse de la société. Si nous nous en tenons uniquement au pro­ blème du conflit, on voit tout de suite qu'on ne peut ignorer le tiers puisque, en vertu de la polarité, il l'élimine au départ et puis le retrouve au dénouement, sans compter qu'il peut briser la dualité conflictuelle. Le tiers apparaît ainsi comme la notion corrélative, par constraste, du conflit. C'est à Simmel que revient le mérite parmi les socio­ logues modernes d'avoir attiré l'attention sur le concept et sur sa portée dans la composition sociale. Je n'exposerai pas en détail son analyse, pour l'avoir fait ailleurs2, et je me limiterai à tracer les grandes lignes de sa typologie du tiers en rapport avec le confiit3• Il distingue trois types. Le premier consiste dans le tiers impartial qui n'est pas impliqué l.

G. NAMER, Machiavel ou les origines de la sociologie de la connaissance,

p. 17. 2. Voir mes deux études, la première Der Dritte in Simmels Sozio­ logie, dans Aesthetik und Soziologie um die Jahrhundertwende : Georg Simmel, Francfort/Main, Klostermann, 1976, p. 90-104, et l'autre le rôle du tiers dans le conflit, in Etudes polémologiques, 1975, cahier 17, p. r r-23. 3. G. SIMMEL, Soziologie, p. 75-94.

lui-même dans le conflit, mais qu'on sollicite pour le juger ou y mettre fin. Cette attitude peut être celle du médiateur ou celle de l'arbitre, fonctions qu'il ne faut pas confondre. Le médiateur est chargé, avec l'accord préalable des deux parties, d'une mission occasionnelle et temporaire qui consiste à réunir les conditions d'un rapprochement en vue d'une éventuelle entente entre les rivaux. Simmel cite à ce propos le médiateur dans les conflits sociaux. Il précise toutefois qu'il n'a pas pour fonction d'élaborer lui-même l'accord, mais uniquement de susciter un climat favorable à une entente ou à une solution qui sera l'œuvre des compé­ titeurs. L'arbitre, par contre, est un intermédiaire prévu et institué par une convention : il fait partie intégrante du jeu ou de la compétition tout en demeurant impartial. Il intervient pour faire appliquer la loi ou les règlements dont la validité est reconnue de part et d'autre, et en cas d'affronte­ ment ou de contestation violente il applique le règlement. Le second type, Simmel le dénomme terti'us gaudens, c'est-à­ dire le troisième larron. Le tiers n'est pas impliqué directe­ ment dans le conflit, mais il en tire profit pour lui-même. Là aussi deux modalités sont possibles : ou bien il tire bénéfice malgré lui de la situation conflictuelle, du simple fait que les deux camps occupés par leur affrontement lui laissent le champ libre pour pousser son avantage, ou bien l'un des deux rivaux favorise le tiers pour mettre en difficulté son opposant. Cette seconde modalité offre à son tour deux éventualités. Dans le premier cas les deux rivaux cherchent les faveurs du tiers au cours du conflit qui les oppose pour essayer de renforcer leur position, dans le second cas ils entrent en conflit à cause du tiers, en vue de s'attirer sa bienveillance ou son concours. Le troisième type est celui du divide et impera. Le tiers intervient lui-même dans le conflit et l'attise parce qu'il y trouve son intérêt ou pense acquérir une position dominante. Le cas échéant il suscite

288 J, FREUND

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même l'affrontement entre les deux pour les affaiblir l'un et l'autre et poursuivre ainsi dans de meilleures conditions ses propres objectifs. Sans mettre en cause la pertinence de cette classification, on peut, je pense, se poser une question à propos du troi­ sième type : le tiers peut-il être l'instigateur d'un conflit en tant que tiers et en le restant tout au long du conflit ? Si la dualité est un critère déterminant de toute conflictualité, on voit difficilement comment un tiers peut participer à un conflit sans susciter la bipolarité. Nous avons indiqué plus haut que, à l'exception de quelques très rares cas tout à fait éphémères dans une guerre civile, il ne saurait y avoir de conflit entre trois camps en même temps, en ce sens qu'ils se combattraient mutuellement en toute autonomie. Le divide et impera est incontestablement dans certaines condi­ tions une formule politique efficace pour régner et pour assujettir les adversaires. Toutefois, si le prince (individuel ou collectif) peut produire le prétexte du conflit, s'il participe directement lui-même à la lutte, il provoque la bipolarité. Il est vrai, les exemples que Simmel cite pour illustrer ce troisième type ressortissent davantage à des antagonismes non conflictuels, à de simples rivalités, et non à des conflits. Il évoque ainsi le fait que le prince oppose les rivaux grâce à des flatteries, des provocations, des calomnies ou bien en faisant miroiter aux uns et aux autres les mêmes espoirs. Seulement, lorsque Simmel envisage l'intervention directe du tiers, il rétablit la configuration duale, en ce sens que le tiers se range du côté de l'un des rivaux pour abattre l'autre, puis se retourne contre ce dernier pour le réduire à son tour1• C'est pourquoi il ne me semble pas qu'un tiers puisse être l'instigateur d'un conflit et y participer uniquement en tant que tiers, sans prendre parti pour l'un ou pour l'autre camp. I. SIMMEL, ibid., p. 93.

En conséquence je proposerais une autre façon de sener les divers rôles du tiers dans un conflit : ou bien il est partie prenante dans le conflit ou bien il n'est pas partie prenante. Première rubrique : le tiers est partie prenante dans le conflit. Dans ce cas, comme d'ailleurs dans le suivant et plus généralement dans la plupart des relations sociales, conflictuelles ou pacifiques, les modalités pratiques sont diverses. Il n'y a pas qu'une seule façon pour le tiers d'inter­ venir dans un conflit. Nous retiendrons ici les manières les plus caractéristiques, en procédant en decrescendo, c'est-à­ dire en allant de l'immixtion la plus saillante et la plus explicite à celle qui est déjà voisine d'une abstention. - Le jeu des alliances Tout d'abord le phénomène de l'alliance, qui peut prendre suivant les commodités des noms divers : coalition, ligue, entente, front ou bloc. L'alliance est le seul cas où le tiers intervient directement dans le conflit, au sens de la configuration propre au conflit, celle de la bipolarité. L'allié n'est pas, en effet, un tiers dans le conflit en tant qu'il constituerait un troisième camp, mais il est le tiers dans l'un ou l'autre des deux camps qui s'affrontent. Dans cet ordre d'idée l'alliance est une union de groupes, d'organi­ sations ou d'Etats en vue de prévenir un conflit ou de le mener en commun. Le problème qu'elle pose est celui de la triade, qui a fait l'objet d'assez nombreuses études, suivant que les coalisés sont sur un pied d'égalité ou non, ou suivant que la situation est stable ou non. Nous renvoyons à ce propos aux recherches de Caplow1 et aux rapports sur les diverses combinaisons entre triades selon la triple attitude possible, celles de l'amitié, de l'inimitié et de l'indifférence, qui ont été étudiées lors des séminaires de l'Institut de I. Th. CAPLOW, Deux contre un, Paris, A. Colin, 1971.

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Polémologie de Strasbourg1. Nous n'avons cependant pas à examiner ici le jeu des coalitions en général, par exemple celui des partis dans la vie politique intérieure et non conflictuelle, mais à l'envisager du point de vue du conflit. En dépit de leur intérêt commun dans un conflit les coalisés peuvent entrer dans des rapports de tensions entre eux, parce que l'un craint que l'autre risque de devenir trop fort ou de tirer la presque totalité des avantages ou encore parce qu'il y a désaccord sur le rôle respectif de chacun dans l'entreprise commune. Il est arrivé que des alliances se soient brisées au lendemain de la victoire, du fait que l'un des partenaires devenait trop puissant ou qu'il cherchait un autre allié plus accommodant. Il est même advenu que des alliances aient été rompues au cours d'un conflit et même qu'il y ait eu un renversement d'alliance. Les exemples les plus connus de nos jours sont ceux de l'Italie qui a quitté lors de la première guerre mondiale la Triple Alliance pour lutter aux côtés des forces de !'Entente et qui, lors de la seconde guerre mondiale, a rompu en plein milieu des combats l'alliance dite de l'Axe pour se ranger aux côtés du camp dit des Alliés. Ainsi que le souligne Caplow, les triades et par conséquent les coalitions sont « toujours révo­ cables »2• On peut même chercher dans une alliance présente les conditions d'une alliance future avec un autre parte­ naire, suivant l'exemple donné par la Prusse à l'époque du règne de Napoléon. De toute façon le conflit peut engendrer la coalition ou bien il en est la conséquence. « Les renversements d'alliance appartiennent au procès normal de la diplomatie », écrit R. Aron3• La politique et le jeu du rapport de force ne sont pas supprimés par une I . Voir à ce sujet J. FREUND, Le rôle du tiers dans le conflit, op. p. 22-23, et J. BEAUCHARD, La dynamique conflictuelle, p. 1 5 1-173. 2. Th. CAPLOW, ibid., p. I . 3 . R. ARoN, Paix et guerre, p . I06.

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cit.,

alliance, car, qu'il s'agisse de syndicats ou d'Etats ou encore d'associations, l'entente n'est jamais parfaite, ne serait-ce que parce que dans toute alliance il existe une hiérarchie plus ou moins avouée entre les partenaires, parfois une véri­ table hégémonie. Il en est ainsi des Etats-Unis dans l'OTAN et de l'URSS dans le pacte de Varsovie. Les relations entre les alliés peuvent comporter de la méfiance, de la jalousie et des ruses, pour la simple raison que le but de l'alliance ne se confond pas avec les autres intérêts propres à chacun des contractants. Cette situation a inévitablement des réper­ cussions sur l'alliance au point d'attiédir dans certaines occasions la volonté combative. Il suffit d'observer le comportement respectif des deux syndicats CGT et CFDT lors d'un conflit pour constater que l'action commune ne signifie pas unité d'intention ou d'intérêt. Au fond, c'est le dévelop­ pement même du conflit qui met à l'épreuve la cohésion d'une alliance. Une entente entre une pluralité de partenaires est souvent écartelée plus ou moins rudement à l'étage infé­ rieur par d'autres alliances subsidiaires, plus ou moins dissi­ mulées, plus ou moins temporaires, au sein de l'alliance prin­ cipale. Le caractère polémogène ou belligène d'une alliance ne saurait donc être mis en doute : on conclut une alliance pour conjurer un conflit ou pour le déclencher ; elle peut donc être offensive ou défensive. Pourquoi s'allierait-on si l'on n'avait pas en vue une modification du rapport des forces donné ? Il y a toutefois des alliances plus belligènes que d'autres, par exemple celles que j'appellerais antinaturelles. Il s'agit d'alliances entre des pays au système politique totalement hétérogène ou diamétralement opposé ou encore aux idéo­ logies qui s'excluent. Dès qu'une pareille alliance est conclue le risque d'un conflit est en général imminent. L'histoire nous offre quelques exemples tout à fait convaincants, par exemple l'entente entre la France républicaine et la Russie autocratique

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I. Cf. la nouvelle édition du Projet pour rendre la paix perpétuelle due à la diligence de S. GOYARD-FABRE, Paris, Garnier, 198 1 . Voir l a présentation de l'éditrice, p . 76.

Le tiers peut jouer un second rôle, celui de protecteur d'un des camps en conflit. Il nous suffira d'une situation pour l'illustrer, sans qu'il soit besoin d'ajouter de longs commentaires. La guerre des partisans, en effet, source principale des conflits de nos jours, est typique à ce sujet. Une telle entreprise est vouée à une action éphémère si les partisans ne trouvent pas un pays tiers, capable de les ravitailler en armes et en subsides, et d'être le défenseur de leur cause au plan international. Etant donné qu'une telle guerre est menée par des irréguliers et qu'au départ elle s'apparente à une rébellion, il est indispensable de trouver un tiers régulier et officiel qui soit en mesure de soutenir la légitimité de leurs aspirations et de la faire reconnaître par d'autres pays. Trop d'exemples récents témoignent de ce rôle essentiel du tiers dans les guerres de partisans. Le FLN algérien avait l'appui ouvert des pays arabes, le Viêt-minh celui de la Russie soviétique et de la Chine maoïste, tout comme la résistance en Europe durant la dernière guerre mondiale était épaulée par les Alliés. Cette assistance fut une des conditions fondamentales de leur succès. Cuba joue même ouvertement aujourd'hui le rôle du tiers, soit pour soutenir des guerres de guérilla en Amérique centrale, soit pour maintenir dans d'autres continents un pouvoir de partisans victorieux. Les exemples inverses sont tout aussi probants. Le jour où Churchill a reconnu Tito et ses parti­ sans en Yougoslavie, l'action menée par le général Mihai­ lovic s'est effondrée. La révolte des Kurdes en Irak sous la conduite de Barsani s'est effilochée quinze jours après la signature d'un protocole d'accord entre le chah d'Iran et l'Irak. L'oAs en Algérie, dont certains chefs avaient pourtant 1• Parfois on met en rapport guerre et jeu pour en faire tous deux des pro­ ducteurs de culture. Ainsi pour Huizinga, après Ruskin, la comparaison entre guerre et jeu n'a rien de métaphorique, du fait qu'ensemble ils remplissent une fonction cultu­ relle2. Il ne fait exception que pour la guerre totale moderne et, antérieurement, pour certaines conceptions analogues à celles des Assyro-Babyloniens qui préconisaient l'exter­ mination des ennemis. D'autres auteurs encore associent la guerre, le jeu, le sacré et la fête. C'est le cas par exemple de Caillois : « La réalité de la guerre correspond à la réalité de la fête... La guerre et la fête sont deux périodes de mobi­ lité et de vacarme, de rassemblements massifs au cours I. CLAUSEWITZ, De la guerre, p. 64. 2. J. HUIZINGA, Homo ludens, Paris, Gallimard, 195 1 , p. 150-151. Pour J. RUSKIN voir La couronne d'olivier sauvage, Paris, s.d., p. 53-63, mais également avec plus de réserves, p. 3-30.

desquels une économie de gaspillage est substituée à une économie d'accumulation... D'autre part la guerre moderne et la fête primitive sont le temps des émotions intenses : crises espacées, fiévreuses, qui rompent la terne et tran­ quille monotonie des jours »1• Enfin la théorie des jeux fait même du jeu le modèle d'une élaboration de la stratégie des conflits, il est vrai en présupposant que les joueurs et les stratèges se comportent d'une façon rationnelle. Personne ne le niera, ces rapprochements peuvent être pertinents, surtout lorsqu'on choisit bien ses exemples. Ainsi Huizinga n'envisage pratiquement que des conflits de faible envergure, et la théorie des jeux se donne au départ des axiomes qui excluent d'emblée pour une large part les aspects non rationnels des conflits. En réalité, il existe des différences considérables entre le jeu et le conflit que la plus belle théorie est incapable de surmonter. Le jeu se définit uniquement par les règles qui l'instituent, qui lui confèrent sa consistance et sa particularité. Deux jeux de cartes comme la belotte ou la manille, en dépit de l'identité du carton et des figures, se différencient chacun par d'autres règles qui déterminent chaque fois le type de jeu. Celles-ci demeurent toujours les mêmes et elles trans­ cendent chaque partie particulière, de sorte qu'on peut répéter des parties autant de fois qu'on le veut, parfois à intervalles réguliers. Si l'on change totalement les règles on invente un autre jeu qui gardera sa particularité propre tant que 1' on ne modifie pas son esprit. Le fondement d'un jeu est donc un ensemble de conventions, ce qui explique que l'on peut, le cas échéant, amender partiellement les disposi­ tions pratiques de certaines règles dans le respect cependant de l'esprit du jeu. Les joueurs peuvent s'ils le veulent s'accorder entre eux pour éliminer l'une ou l'autre des I.

R. CAILLOIS, Bellone,

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conventions, par exemple exclure les annonces à la belotte, mais cette entente ne vaut que pour eux. De plus une activité ludique se déroule en général dans un champ clos, les règles définissant les dimensions du terrain de tennis ou du ring, avec éventuellement une pratique tout terrain comme à la pétanque, la durée d'une rencontre (deux mi­ temps de quarante minutes pour le rugby et deux mi-temps de vingt minutes effectives pour le basket-ball), le nombre des participants (rugby à quinze ou rugby à treize, en tennis le simple ou le double), ainsi que les critères qui déterminent le vainqueur (au nombre de points, en athlétisme le moindre temps pour les courses, le jet le plus long pour les concours). Enfin les règles définissent les coups permis et les coups interdits et exigent éventuellement la présence d'un arbitre chargé de faire respecter le règlement. Même dans les jeux de force comme la lutte ou la boxe la violence est exclue et si jamais le jeu dégénère la violence est sanctionnée par des instances compétentes. Le conflit est d'une tout autre nature, bien qu'il puisse comporter des éléments ludiques et des conventions, par exemple les conventions internationales concernant les pri­ sonniers de guerre. La durée dépend de la volonté, c'est-à­ dire de la résistance et des moyens que l'on peut mettre en œuvre dans les deux camps. Il peut se prolonger pendant des années ou se terminer soudainement par subit effondre­ ment moral et matériel de l'une des deux parties. L'issue est variable et elle n'est pas prédéterminée par des règles : elle peut consister en une victoire et une défaite, en un compromis ou dans la mise à la raison par l'intrusion d'un tiers plus puissant. Les moyens matériels et les participants peuvent être disproportionnés d'un camp à l'autre, sans que ce dernier puisse y faire obstacle au nom d'une norme quelconque. Le théâtre d'opération peut être réduit ou immense, chaque camp étant libre de l'agrandir à sa guise

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s'il en a les moyens. La différence essentielle cependant réside dans le recours possible à la violence et à ses corollaires que sont l'ascension aux extrêmes et la mise à mort. Un conflit ne se laisse pas subordonner à des règles qui le défi­ niraient, mais il crée sans cesse, dans son déroulement même, ses propres normes, au hasard des circonstances et des possibilités, en dehors de la référence à un cadre juridique. Si l'un des camps emploient des moyens et des méthodes nouvelles et imprévues, il ne reste à l'autre que de trouver de semblables au plus tôt ou bien de se soumettre comme le Japon après l'explosion des premières bombes atomiques, non seulement parce qu'il estime que la partie est trop inégale, mais parce qu'il tient à survivre. L'usage de la violence peut conduire à l'anéantissement et à l'extermi­ nation de l'autre ou bien à son épuisement, de sorte qu'il se voit contraint d'accepter la loi du vainqueur, sans possi­ bilité de recommencer immédiatement une nouvelle partie. Un conflit exténue les deux camps, mais il accable surtout l'un des deux au point qu'il est impossible de répéter la lutte sur le champ avec de nouvelles donnes. Certes, il est des jeux fatigants, mais après récupération on peut les reprendre. Pour le vaincu d'un conflit il ne s'agit pas seule­ ment d'une fatigue passagère, mais d'une pénurie en dispo­ nibilités qu'il n'est possible de reconstituer qu'avec le temps. Certes, dans un jeu une partie ne ressemble pas à l'autre, mais les conditions formelles du déroulement restent les mêmes. Dans un conflit, au contraire, c'est la vie dans son ensemble et toutes les conditions économiques, sociales, culturelles et autres qui sont ébranlées, voire bouleversées de fond en comble. Reprenons l'analyse de la notion de jeu à partir d'autres points de vue. L'une de ses caractéristiques consiste dans une parité totale ou approximative. Sur un terrain de football onze membres d'une équipe sont opposés à onze

membres d'une autre équipe, sur un ring des boxeurs de poids relativement équivalent s'affrontent (plume, coq, welters, moyen, lourd), dans un jeu de cartes un nombre de cartes égal est distribué à chacun des partenaires. On tend donc à établir une symétrie qui offre des chances à peu près égales aux diverses parties, celles-ci se départageant par la suite uniquement sur la base de leur habileté, de leur savoir, de leur expérience ou du hasard. La dérogation aux règles et à la parité gâche le jeu et provoque l'irritation, surtout si la tricherie s'en mêle. On joue par plaisir, mais temporairement, lorsqu'on veut s'en donner le loisir. On s'amuse, on se donne du bon temps, jusqu'à l'illusion d'être un autre dans les mascarades ou le carnaval. Même le pro­ fessionnalisme n'a guère modifié cette atmosphère, car s'il profite aux joueurs grâce à des salaires élevés, les clubs ne sont presque jamais des entreprises de profit, à peine sont-ils rentables. Le jeu est une activité libre, gratuite qui ne laisse pas de traces par lui-même, si l'on excepte les mouvements d'humeur de l'un ou l'autre joueur, mais ces incidents ne constituent pas l'activité ludique. On ne lui attribue en principe aucune signification éthique, sauf qu'on blâme le fraudeur ou celui qui ne respecte pas la règle. En tout cas, on n'y attache pas un sentiment de méchanceté ou de tort, de perversité ou de culpabilité, de catastrophe ou des des­ tinée calamiteuse ni de réparation d'un mal. Vitalement, rien n'est atteint. Tout reste en place, et l'on peut reprendre une autre partie dans les mêmes conditions que la précé­ dente, sans que l'on ressente la perte d'un jeu comme une destruction irrémédiable ou comme une ruine existentielle. Dans le conflit par contre les êtres, les groupes et les sociétés sont frappés dans leur substance et leur vie. Il abolit les conditions initiales, au moment de son déclenche­ ment, de sorte qu'un éventuel nouveau conflit s'engagera dans une autre conjoncture qui est en général la conséquence

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de l'issue des conflits précédents. Rien n'est plus comme avant le conflit. En effet, tout conflit laisse des traces indé­ lébiles qui peuvent alourdir le climat ou au contraire pro­ voquer une détente ou encore susciter des frustrations et égarer les sentiments. Même si l'on y entre avec incons­ cience et légèreté, il n'est pas un loisir, car il exige des efforts parfois pénibles, il entraîne des contraintes et des risques, un harassement et des souffrances. Il n'est pas une activité gratuite, car il poursuit un objectif qui, suivant qu'on l'atteint ou qu'on échoue, modifie l'orientation de la vie. Le conflit n'est pas seulement une activité « sérieuse », selon la formule de Clausewitz, mais souvent dangereuse, parfois tragique. Toute inattention ou erreur s'expose à être payée très cher en tracas et, à la limite, par le malheur d'une défaite. Il est une véritable épreuve existentielle. En effet, du moment que les hommes et les sociétés s'y trouvent engagés dans leur être, en y compromettant leurs valeurs matérielles et spirituelles, il est inévitable qu'il remue la psychologie des acteurs et qu'il affecte la morale, tantôt en faisant vibrer les vertus du courage, de l'abnégation ou de la gloire, tantôt au contraire en éveillant les sentiments de culpabilité, de remords et de vengeance ou simplement celui de propitiation. Dans le conflit il faut, certes, aussi de l'habileté et de l'audace comme dans le jeu, mais en plus de l'intrépidité et de l'endurance, du fait que la partie n'est pas nécessaire­ ment égale au départ dans les deux camps. L'asymétrie peut prendre la forme de disproportions énormes. Que pouvaient faire en 1 95 6 et 1 9 68 la petite Hongrie et la Tché­ coslovaquie face au géant soviétique ? D'un côté des pays aux capacités naturellement médiocres, de l'autre une puis­ sance démesurée. Celui qui est décidé à déclencher un conflit ne s'embarrasse guère la plupart du temps de ces éventuelles disparités, s'il estime que son intérêt ou son prestige sont en jeu. L'asymétrie peut résider dans la diffé-

rence d'étendue géographique, dans les grandeurs démo­ graphiques, dans la situation géopolitique ou dans l'ampleur des systèmes d'alliance de part et d'autre. Par conséquent la règle de la parité, propre au jeu, ne s'applique pas en général aux conflits, bien que pour des raisons de propa­ gande ou de subversion certains pays fassent croire qu'ils y sont attachés1• Le conflit n'est pas lié à des règles du fait que, comme nous l'avons vu, il invente sans cesse ses propres normes et que les agents décident de dépasser ou non cer­ taines limites. C'est souvent en dérogeant à des coutumes et à des usages ou encore à un code qu'un camp se forge les moyens de son succès. Les guerres révolutionnaires de 1 792 ont été victorieuses parce qu'elles ont rejeté les conventions de la guerre en dentelle, en jetant dans la bataille des milliers d'hommes sans aucun ménagement. Alors que dans le jeu les règles sont impérieuses et indis­ cutables au point que, sitôt qu'on les viole « l'univers du jeu s'écroule ))2, dans le conflit on fait le plus souvent fi d'elles, comme si tout était permis, d'autant plus qu'on espère que la victoire et le nouveau rapport de force excuseront les abus et les forfaits. On usera donc de tous les stratagèmes, des fraudes, des supercheries et des mensonges. Une fois de plus il faut citer Lénine qui a élevé au rang d'un système ces pratiques. Du moment que les révolutionnaires défendent seuls la juste cause et que leurs ennemis ont inévitablement tort, tous les moyens utilisés pour faire triompher cette cause sont sanctifiés par le succès. L'asymétrie ne réside donc pas seulement dans les conditions objectives du conflit, r. C'est en terme de parité que les Soviétiques essaient actuellement de poser le problème de la limitation des armes, jusqu'à proposer une cc sécurité identique » et non plus analogue de part et d'autre. Voir à ce sujet J.-M. DENIS, La notion de parité a-t-elle un sens ?, in Stratégique, I98I, cah. II, p . 43-50. 2. J. HUIZINGA, op. cit., p. 32.

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mais elle habite aussi le déroulement concret de l'action. Dans cet ordre également il y a toutes sortes de transi­ tions entre le conflit et le jeu. L'ethnologie accuse des moda­ lités diverses et variées dans les sociétés archaïques. De nos jours aussi il existe des gradations intermédiaires, en ce sens qu'il y des jeux qui s'achèvent par des conflits et la violence, et des conflits qui se terminent par des situations plus ou moins ludiques. Ainsi, il est des matchs de sport qui donnent lieu à des batailles rangées dans les tribunes ou sur les gradins et des carnavals qui finissent par mettre aux prises des clans rivaux et, à l'opposé, des conflits qui pour­ rissent et débouchent dans l'équivoque, où il est difficile de distinguer le conflit, le jeu et la fête. Le cinéma en a fait un de ses thèmes où l'évocation de la réalité le dispute à la fiction. 2. • • • NI AVEC LA CRISE •••

La maladie du langage est aujourd'hui une observation courante. Un même terme signifie une chose et en même temps son contraire. Il ne s'agit plus des exceptions appelées effets de style que le discours classique nommait amphi­ bologie, antiphrase ou antonymie, mais d'une confusion généralisée, souvent préméditée. Le langage, qui est par principe un moyen de communication et de compréhension entre les êtres, traduit la confusion polémogène actuelle des idées. Il ne s'agit donc pas uniquement d'une mutation dans la grammaire et la syntaxe, mais d'une reproduction, au niveau du langage, de la transition entre un âge en voie de déstabilisation et un âge nouveau. Cette transition affecte la totalité de la vie, aussi bien les mœurs et les mentalités que la tactique politique qui y correspond. Il me semble que les intoxications du discours idéologique contribuent pour une large part à la déstabilisation du langage, puisque l'on asservit des peuples au nom d'une émancipation indéter-

minée du genre humain dans un avenir indéterminable. C'est sous le prétexte d'une liberté totale que l'on supprime dans certaines société les libertés empiriquement institution­ nalisables. Les mass media et les journalistes, peut-être parce que les contraintes du métier les obligent de rédiger sur le champ leurs papiers, contribuent également à cette déliquescence de la signification des mots. Tout se passe comme si la propriété des termes cessait d'être le souci de ceux qui écrivent et parlent. La confusion entre la notion de conflit et celle de crise n'est qu'un exemple parmi de très nombreux autres. En effet on emploie indifféremment l'une de ces notions pour l'autre dans un même article pour dési­ gner une même situation. C'est à les distinguer aussi claire­ ment que possible que je voudrais m'appliquer. Reconnaissons tout d'abord que la notion de crise est devenue polysémique, avec des significations parfois méta­ phoriques. En tout cas, elle est de nos jours d'un usage courant pour désigner certaines situations dans la presque totalité des activités : religieuse (au sens d'interprétation des songes ou de désignation des victimes sacrificielles), juridique dans le droit ancien (au sens d'une décision), esthétique (événement tragique qui remet tout en question), médicale (au sens d'un changement subit dans l'état physio­ logique d'une personne), économique (variations défavo­ rables dans la production et la consommation ou dépression épisodique), politique (renversement d'un gouvernement dans un régime parlementaire), morale (mise en cause des valeurs reconnues), psychologique (crise d'identité indi­ viduelle ou collective), etc. Depuis le siècle dernier la notion est également fort usitée dans les sciences sociales1• Notre analyse se bornera cependant à son emploi dans les sciences

économiques, politiques et sociales. Partons de locutions aujourd'hui usuelles telles que la crise des valeurs et la crise économique internationale, pour essayer de comprendre par une première approche ce qui caractérise le phénomène. ""ï Elle désigne un processus lent ou soudain qui rompt avec la situation jusqu'alors connue et reconnue, en ce sens qu'une partie de la population n'adhère plus aux règles et aux institutions habituelles, du fait qu'il y a souvent émergence d'une potentialité et d'un style nouveau qui troublent les consciences. Il s'agit donc ou bien d'une disso­ lution continue et graduelle des formes traditionnelles, accompagnée d'une perturbation de l'équilibre existant, ou bien de l'apparition, par évolution ou mutation rapide, de formes nouvelles qui provoquent une instabilité, étant entendu qu'il peut également y avoir des crises de stagna­ tion lorsqu'une activité demeure figée, par comparaison avec d'autres qui s'ouvrent à de nouvelles possibilités et chances. Toute crise provoque une perturbation ou une dépression que les uns redoutent avec inquiétude, parfois angoisse, et que les autres attendent avec espoir. Elle peut être ressentie comme démoralisante ou au contraire comme une libération, les deux appréciations étant corrélatives. Si la perturbation est ressentie unanimement ou presque de façon défavorable, on peut hésiter à la qualifier de crise, car elle constitue plutôt une catastrophe. La dépression économique de 1 929 a été subie de cette façon par les Amé­ ricains. De ce point de vue la crise présuppose une division chez les êtres, les uns l'éprouvant comme une source d'incer­ titudes et de désarroi, les autres comme une source de promesses1• On peut donc la concevoir comme un trouble I. Cet aspect a été bien mis en lumière par R. KosELLECK dans Kritik Fribourg-Munich, K. Alber, 1959, traduit partiellement en français sous le titre Le règne de la critique, Paris, Ed. de Minuit, 1979, en particulier p. 107-156.

und Krise,

I. On consultera avec fruit les études consacrées à la notion de crise dans la revue Communications, 1976, n° 25.

3 12

dans un système de régulation donné que les uns considère comme une menace pour leur existence matérielle ou spiri­ tuelle et les autres comme une voie nouvelle qui s'ouvre. Autrement dit, elle est évaluée en même temps de façon négative et positive par des groupes différents. En règle générale, la crise marque la transition entre un ancien état de stabilité relative et la recherche d'un nouvel équilibre. Tant que la nouvelle stabilité n'est pas intervenue la crise dure, avec des phases variables de plus ou moins grande intensité. Evidemment toute transition n'est pas génératrice de crise, car, ainsi que le remarque fort justement Thom : « La crise comporte toujours un élément subjectif, elle ne peut apparaître que chez un être pourvu de conscience ))1• Elle est dans les esprits et non dans les faits matériels. Même soudaine, une innovation n'est pas forcément critique, si le changement est par exemple immé­ diatement commode en ce qui concerne l'usage quotidien. Les innovations techniques dans les transports (voitures, avions) ou dans le logement (machines à laver, aspirateurs ou frigidaires) ne se sont pas prolongées en crise, encore que la quantité puisse transformer la qualité, en ce sens que l'accumulation des innovations techniques peut à la longue altérer les us et les valeurs jusqu'alors reconnus et contribuer à l'apparition ou à l'accentuation d'une crise. Il y a des crises plus profondes que d'autres, suivant qu'elles affectent uniquement une activité déterminée, telle l'éco­ nomie ou la politique, ou bien l'ensemble des activités, à l'exemple de celle qui a caractérisé le passage du Moyen Age à la Renaissance. De même une crise peut être locale et ne concerner qu'un pays, ou bien globale, à l'instar de celle qui secoue actuellement l'Europe. La transition criI. R. THOM, cations, p. 35.

Crise et catastrophe dans le numéro cité de

Communi­

sique peut être brève et passagère, donc épisodique, ou bien persistante et perturber plusieurs générations. Une crise courte peut être brutale et une crise longue peut être lancinante, avec des pointes critiques. Il y a des crises de croissance et des crises de décadence. Il n'est cependant pas besoin d'élaborer ici une casuistique. D'une façon générale, la crise est liée au changement social, suivant qu'il se fait par accélérations brusques et discontinues ou bien suivant qu'il se fait par étapes et degrés qui, une fois atteint un certain seuil, révèlent un décalage ou un retard capable de susciter la crise. Certes, une crise peut être individuelle, mais les crises sociales, économiques ou politiques sont de nature collective. Peut-être que la période contemporaine est plus sujette aux crises que les périodes antérieures, parce que les déphasages et les désarrois dus à nos spécula­ tions technicistes sont nombreux et plus rudes qu'aux époques où dominaient l'expérience et la sagesse. - Crise par confusion Ces considérations nous permettent de faire justice de deux sortes de conceptions, essentiellement d'inspiration marxiste. La première consiste à présenter le système capi­ taliste et la société qu'il domine comme étant en crise per­ manente, mais latente, secouée de temps à autre par des crises périodiques ouvertes et violentes, en principe tous les dix ans, sans que l'on puisse considérer ce chiffre comme constant1• Cette crise permanente, tantôt latente, tantôt ouverte, aurait sa source dans le caractère éminemment aliénant du rapport de production capitaliste qui rend autonomes des rapports qui devraient être corrélatifs : « Le capital, écrit Marx, apparaît comme un pouvoir social aliéné, x.

p. 77.

K.

MARX, Le

capital,

Paris, Ed. Sociales, 1950, livre rer, t. III,

devenu autonome, une chose qui s'oppose à la société et qui l'affronte aussi en tant que pouvoir du capitaliste résul­ tant de cette chose ))1, De toute façon, la crise du capitalisme ne saurait être que générale : « Le mouvement contradic­ toire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pra­ tique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l'industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point culminant est - la crise générale l>2• Cette crise n'est propre enfin qu'à la société capitaliste : « L'analyse scien­ tifique de l'accumulation dans la société capitaliste et de la réalisation du produit a miné tous les fondements de cette théorie en montrant en outre que c'est justement dans les périodes qui précèdent les crises que la consommation des ouvriers augmente et que la sous-consommation (qui expli­ querait soi-disant les crises) a existé sous les régimes écono­ miques les plus variés, alors que les crises ne constituent le signe distinctif que d'un seul régime : le régime capi­ taliste ll3• Ces textes et d'autres appellent deux sortes d'objections. La première concerne la notion de crise latente. Certes, cette expression est courante, et pourtant il me semble malaisé de parler de crise qui demeurerait cachée dans les choses et que personne ne ressentirait. Ce n'est cependant qu'une objection de détail qui concerne également d'autres sociologues. La seconde est plus impor­ tante : elle porte sur l'idée de crise permanente et générale qui caractériserait la société capitaliste. Le fait qu'une société connaît des contradictions n'est pas le signe qu'elle serait nécessairement en crise. En effet, toute société, y compris les sociétés anciennes, comporte des mouvements en tous

sens : des intégrations et des désintégrations, des progres­ sions et des régressions, des forces constructives et des forces destructrices, des continuités et des discontinuités, des accords et des ruptures, des associations et des disso­ ciations, des forces qui attirent et d'autres qui s'excluent, des interactions, des corrélations, des réactions, des répul­ sions et des transformations de toutes sortes. C'est là le lot de toute société empirique et historique, car seule l'utopie conçoit imaginairement une société totalement harmonieuse, dépourvue de toute contraction et de tout changement, mais dans un cadre policier1. Sociologiquement cette diversité est inhérente à toute vie sociale et il serait impropre de parler à ce propos de crise. Ou alors la notion de crise ne signifie plus rien, car l'humanité n'aurait vécu dans ce cas que dans une crise perpétuelle. La seconde conception concerne la confusion entre crise et conflit, en ce sens que l'on se sert souvent de l'une des notions pour définir l'autre. « Périodiquement, écrit Marx, le conflit des facteurs antagoniques se fait jour dans les crises. Les crises ne sont jamais que des solutions violentes et momentanées des contradictions existantes, de violentes éruptions qui rétablissent pour un instant l'équilibre rompu ))2, On retrouve la même confusion chez de nombreux marxistes, par exemple chez Gaudibert : « La crise est l'écla­ tement de contradictions parvenues à un état aigu de conflit >l3, Il ne saurait être question de nier que des crises aboutissent à des conflits, mais en général les incertitudes, le désarroi et les hésitations que suscitent les crises empê­ chent les êtres d'ouvrir un conflit. Ils sont, en effet, trop désorientés pour pouvoir essayer d'imposer leur volonté

I. Le capital, Paris, Ed. Sociales, 1957, livre III, t. I, p. 276. Voir également t. III, p. 208. z. Le capital, Paris, Ed. Sociales, 1950, Postface de la deuxième édition allemande, livre I, t. I, p. 29. 3. Le capital, Paris, Ed. Sociales, 1953, livre ne, t. II, p. 176 .

I. J. FREUND, Utopie et violence, pp. 49-54. 2. K. MARx, Le capital, livre IJie, t. I, p. 262. 3. P. GAUDIBERT, Crise(s) et dialectique dans le numéro cité de Communications, p. u9.

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aux autres, ou alors ils s'y lancent par désespoir. On ne déclenche en général un conflit que parce qu'on croit avoir raison, parce qu'on est possédé par la certitude d'être dans son droit. Quand on s'engage dans un conflit avec hésitation, dans la perplexité du trouble qui caractérise les crises, on se donne vaincu d'avance. On ne peut imposer son point de vue lorsqu'on demeure soi-même dans l'indé­ cision et l'embarras. Cette observation qui s'ajoute aux descriptions comparées que nous avons instruites entre le conflit et la crise indique déjà suffisamment qu'on ne saurait confondre les deux notions. En réalité, il existe une raison encore plus déterminante que je pense même être décisive. Il est des crises dramatiques, qui prennent parfois l'allure d'une catastrophe à l'exemple de la dépression éco­ nomique de 1929 aux Etats-Unis, et qui pourtant ne donnent pas lieu à un conflit ; il en est d'autres, très brèves, qui y évoluent avec une grande rapidité, par exemple la courte crise internationale au lendemain de l'accord germano­ soviétique en 19 3 9 qui précéda de quelques jours seulement le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Les rodo­ montades de l'empereur Guillaume II ont été à l'origine de plusieurs crises, mais l'attentat de Sarajevo en 1 9 1 4 a ouvert une crise très courte, dont la première guerre mon­ diale fut la conséquence. Il a suffi qu'un chef politique fasse mine de donner un soufflet à un ambassadeur pour provoquer les hostilités entre la France et l'Algérie en 1 8 3 0, tandis que les assassinats répétés d'ambassadeurs n'ont plus rien de polémogène de nos jours, à peine s'ils suscitent une tension crisique. Pourquoi des crises lourdes et prolongées ne suscitent-elles pas nécessairement des conflits, alors que d'autres, brèves et presque dérisoires, y conduisent­ elles avec précipitation ? On a fourni diverses explications. Les uns invoquent la situation générale et des causes pro­ fondes et lointaines qui font que tout incident crisique peut

devenir polémogène. Cette interprétation, courante chez les historiens, est à prendre en considération, mais elle n'élucide pas entièrement la question, car la situation générale était tout aussi tendue en septembre 19 3 8 qu'en septembre 1 9 3 9 et pourtant la guerre a éclaté seulement dans le second cas. D'autres croient trouver une cause générale et unilatérale d'ordre économique, à laquelle ils associent souvent le stéréo­ type léniniste des visées de l'impérialisme. On ne peut que répéter à ce propos ce que Popper a dit des théories qui ne sont pas falsifiables. A force de prétendre tout expliquer, même les faits les plus contraires, elles n'expliquent rien, car elles ne peuvent qu'être toujours confirmées sans jamais être infirmées. Selon le vieil adage : qui veut trop prouver ne prouve rien. De toute façon ce type d'interprétations n'explique pas pourquoi certaines crises économiques sont polémogènes et d'autres non. Pour comprendre la différence entre le conflit et la crise il faut à nouveau faire intervenir la notion de tiers. Le conflit consiste, comme nous l'avons vu, en une dissolution du tiers en vertu de la bipolarisation qui le caractérise. Ce n'est que lorsque dans une crise cette bipolarité apparaît qu'elle devient source de conflit. Tant que le tiers subsiste et parvient à affirmer sa présence et son autorité, il n'y a guère de chance qu'elle produise un conflit. Peu importe qu'elle soit brève ou longue, dramatique ou superficielle, dès que la dualité polémogène due à l'intention hostile surgit, elle dégénère en conflit. Les contradictions peuvent être aussi nombreuses que farouches et même être mal contrôlées, tant que le tiers continue à jouer son rôle, la crise demeure une crise ; elle peut se prolonger sous la forme d'une querelle linguistique, économique ou autre, elle n'en­ gendre pas le conflit. De même qu'un tiers qui émerge au sein d'un conflit peut y mettre fin, suivant l'exemple déjà cité de la fin de guerres civiles religieuses du xvre siècle,

3 19

de même il empêche qu'une crise dégénère en conflit aussi longtemps qu'il n'a pas disparu. C'est donc bien la dissolution du tiers qui est polémogène ou belligène. On peut résumer la différence caractéristique entre la crise et le conflit dans la proposition suivante : la crise est une situation sociale désordonnée et critique avec inclusion du tiers, le conflit avec exclusion du tiers. Parmi les exemples qui illustrent ce phénomène nous ne choisirons que les plus récents. La Belgique est plongée depuis quelques années dans une crise politique et institutionnelle très grave, à cause de la mésen­ tente entre les Flamands et les Wallons, mais la situation n'est pas conflictuelle du fait que la région de Bruxelles joue avec efficacité son rôle de tiers. Selon toute probabilité le conflit n'est pas à craindre aussi longtemps que le tiers bruxellois ne sera pas dissous. La crise intérieure en Pologne n'est pas encore conflictuelle parce que la négociation reste possible du fait de la présence de trois partenaires : le gouvernement et le Parti communiste, le syndicat « Solida­ rité '' et l'Eglise. Une situation critique peut connaître des conflits localisés, sporadiques et épisodiques, par exemple les échauffourées dans les Fourons en Belgique, mais elles ne tirent pas à conséquence conflictuelle générale, à la dimen­ sion de la crise, tant que Bruxelles réussira à imposer sa présence de tiers. D'une façon plus générale, on peut regretter une fois de plus que la sociologie se soit trop désintéressée jusqu'à présent de l'analyse de la notion de tiers, car ce genre de recherches lui éviterait de tomber dans la confusion ou, en l'espèce, d'employer indifféremment l'une pour l'autre les notions de crise et de conflit.

des antagonismes et des contradictions jugés incompatibles, de sorte que l'un essaie d'y mettre fin en niant l'autre, la tentation est grande de l'identifier à un processus dialec­ tique. Le pas a été fait par divers auteurs marxistes qui, cependant, se réfèrent de préférence à Engels, auteur plus dogmatique, plutôt qu'à Marx, auteur plus critique. Je ne mentionnerai que les plus illustres d'entre eux. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine assimile le conflit entre les menchéviks et les bolcheviks ainsi que leur concep­ tion respective de la révolution à un développement qui « suit en vérité la voie dialectique, celle des contradictions ,,i, et il ajoute : « le bilan du développement dialectique de la lutte se réduit à deux révolutions ,,2• En commentateur de certains aspects de la pensée de Lénine, Staline insiste lui aussi sur la dialectique des contradictions et précise que le développement social se faisant 1 : elle échappe à la préscience de la médiation dialectique. Au fond, s'il continue à se produire des conflits, c'est que les hommes n'acceptent pas tous la prophétie dialectique et ils entrent en conflit pour cette raison. Bien plus, la dialectique comporte en elle-même des contradic­ tions que les dialecticiens n'ont pas su résoudre. Prenons I. S. LUPASCO,

ibid.,

p. 98.

simplement l'exemple de Marx. A ses yeux la dialectique serait un procédé de récupération de l'histoire qui se « connaît comme cette solution >l et qui ne laisserait pas de déchets, du fait que le troisième terme inclurait sous une forme nouvelle et épurée l'histoire humaine. La phase dialec­ tique que serait le communisme serait « appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme pour l'homme ; donc retour total de l'homme pour soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient et qui s'est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur J>1• Or, dans ce même ouvrage des Manuscrits de 1848 Marx énumère un amas fantastique de déchets, qu'il considère comme irrécupérables, à savoir la politique qui aura dépéri, la « religion anéantie, abolie J>2 et plus généralement : « La religion, la famille, l'Etat, le droit, la morale, la science, l'art, etc., ne sont que des modes particuliers de la produc­ tion et tombent sous sa loi générale. L'abolition positive de la propriété privée, l'appropriation de la vie humaine, signifie donc la suppression positive de toute aliénation, par conséquent le retour de l'homme hors de la religion, de la famille, de l'Etat, etc., à son existence humaine, c'est-à-dire sociale l>3• Quel pauvre hère que cet être social anémié du stade supérieur de la dialectique, quelle société que celle qui serait privée de toutes les relations qui la constituent et qui font la richesse de la culture ! La dialectique qui devrait tout récupérer sur un mode nouveau devient un principe d'exclusion des déterminations de l'homme empi­ rique et historique. De ce point de vue, c'est la dialectique qui devient polémogène. Nous ne mentionnerons qu'assez brièvement la concepI. K. MARx, Manuscrits C'est nous qui soulignons. 2. Ibid., p. I4I. 3. Ibid., p. 88.

de r844,

Paris, Ed. Sociales, 1962, p. 87.

tion qui fait de la dialectique un mouvement interne aux choses. Elle remonte à la dialectique de la nature d'Engels et elle a été reprise par Lénine, Staline et Mao Tsé-toung1• Cette façon de voir a depuis toujours été fortement contro­ versée et même les adeptes de la méthode dialectique la contestent. Il n'est donc pas nécessaire d'entrer dans le détail de cette singulière hypothèse, car les considérations faites précédemment sur la méthode dialectique valent également et même à plus forte raison dans le cas de cette doctrine qui confond concept et réalité. Nous nous bornerons à faire quelques remarques. Tout comme il n'y a de crise que par la conscience que les hommes en ont, il n'y a de . conflit que par la volonté des uns d'imposer leur ?omt de vue à d'autres qui résistent. Or, les tenants de la dialec­ tique interne à la nature et aux choses semblent ignor�r cette caractéristique essentielle, puisque pour eux le confht ne dépend que secondairement de la volonté des hommes, étant donné que le processus dialectique est « inévitable >> et inéluctable. Même si l'on admet cette assertion on peut se demander par quel miracle le conflit dialectique inhérent aux sociétés peut cesser dans l'épiphanie du troisième terme que sera la société communiste. Comme�t� grâce à �a révolution' l'inévitable peut tout à coup être ev1te, ? La pos1. tion la plus logique est celle de Mao Tsé-toung qui exphque que les contradictions dialectiques restent interdépendantes les unes des autres, de sorte qu'elles peuvent s'effacer dans une identité supérieure. Toutefois cette identité reste provir. Voir F. ENGELS, Anti-Dühring, Paris, Ed. Sociales, 1963, e? parti­ . culier la première partie. Dans ses notes sur les Leçons de la philosophie de HEGEL, Lénine remarque que « la dialectique est l'étude de la contra­ diction dans l'essence même des choses ». De même Mao TSÉ-TOUNG écrit, op. cit., p. 50 : • La loi de la contradiction inhérente aux choses e: . aux phénomènes, c'est-à-dire la loi de l'unité des contr�res, est la 101 fondamentale de la nature et de la société, et partant la 101 fondamentale de la pensée. »

soire, du fait qu'à son tour elle entre dans le processus dialectique de la contradiction. La conciliation n'est donc jamais définitive, du moment que les contradictions subsis­ tent indéfiniment. L'espoir réside dans le fait qu'il faut faire une distinction entre les « contradictions antagonistes >> et les contradictions non antagonistes »1, ce qui laisse la possibilité d'un avenir dans lequel les contradictions per� sistent, mais sans conflit et sans lutte, en raison de la dispa­ rition des antagonismes. « Les choses s'opposent, écrit-il, l'une à l'autre, cela signifie que les deux aspects contradic­ toires s'excluent l'un l'autre ou qu'ils luttent l'un contre l'autre ; elles se complètent l'une l'autre, cela signifie que dans des conditions déterminées les deux aspects contra­ dictoires s'unissent et réalisent l'identité »2• Cette explication ingénieuse nous maintient malgré tout dans la sphère de la prophétie non vérifiable qui échappe au travail positif de la recherche proprement scientifique. On demeure dans le concept en dehors de toute référence contrôlable à l'histoire concrète et vécue des hommes. La sociologie du conflit n'y trouve aucun point d'appui valide pour ses investigations. 4. LE

DROIT

Bien qu'il y ait par certains aspects des analogies entre le conflit et le jeu, la crise ou la dialectique, le premier reste donc une activité spécifique et ne se confond pas avec eux. Cette spécificité du conflit, il faut également la corro­ borer par rapport à des activités qui passent pour le contraire du conflit, en particulier le droit et la paix. Il est d'usage dans le langage courant d'opposer la solution conflictuelle à la solution pacifique ou juridique. Force doit rester à la loi, 1. Mao TsÉ-TOUNG, 2. Ibid., p. 48.

ibid.,

p. 49.

dit-on, dès que se produit un mouvement conflictuel de révolte, d'émeute, de violence terroriste ou autre. Il n'y a pas de raison de discuter la justesse de ce précepte normatif, car une société ne peut vivre dans une relative concorde qu'à la condition que ses membres respectent la loi. Toute­ fois il y a lieu d'observer, sans qu'il faille y voir une objec­ tion contre la validité de la norme précédente, que celui qui réussit à triompher au cours d'un conflit impose, en vertu du nouveau rapport de force, sa loi et une nouvelle légalité, il est vrai en redonnant vigueur en général à de nombreuses lois du régime précédent. Les relations entre le droit et le conflit ne sont donc pas aussi simples que ceux qui vou­ draient nous faire croire qu'il y aurait une opposition caté­ gorique entre les deux. Nous avons vu plus haut, au chapitre II, que la défense ou la revendication d'un droit constituait en général l'enjeu des conflits. Le droit est donc au cœur du conflit, contraire­ ment à ce que pensent de trop nombreux philosophes et sociologues du droit qui donnent dans la phraséologie creuse du caractère irénologique du droit : il serait pacifique par nature. En réalité il peut être polémogène, être source de conflits. Il ne faut pas s'en offusquer, car une solution juri­ dique d'un conflit n'est possible que parce qu'il pose un problème de droit. Dans le cas contraire, la solution juridique aurait toutes les chances de rester inefficace, du fait qu'elle serait comme plaquée artificiellement de l'extérieur sur le conflit. Par conséquent, c'est parce que le droit est l'objet du conflit que la solution juridique peut le dénouer. Autre­ ment dit, c'est parce que le droit nourrit le conflit qu'il est aussi en mesure d'y mettre un terme par médiation ou arbitrage, en ce sens que les parties en cause estiment que la solution juridique proposée respecte leurs droits dans des limites tolérables. Une fois de plus nous rencontrons le phénomène de la reconnaissance. La solution juridique se

fonde sur la reconnaissance réciproque des droits. D'ailleurs, comme le soulignait Del Vecchio, nous ne prenons jamais autant conscience de la nécessité du droit que dans les situations confl.ictuelles1• N'est-il pas vrai, en outre, que le terrorisme se sert lui aussi du droit ou de la loi, mais pour combattre en quelque sorte la légalité par ses propres lois ? Tout cela laisse entendre que les relations entre droit et conflit sont multivoques. Tout d'abord il y a des conflits qui naissent de l'absence d'une législation. Il s'agit d'un phénomène fréquent depuis le siècle dernier dans l'ordre de ce qu'on appelle la législa­ tion sociale. Carbonnier remarque à juste titre, à l'encontre des tenants du panjuridisme, que le droit n'emplit jamais toute la société, sans jamais laisser de vide ni de faille. Il existe donc une sphère qu'il appelle celle du non-droit, ce qui veut dire que le droit n'est pas présent dans toutes les relations sociales. « Le non-droit, écrit-il, s'il faut en donner une première approximation, est l'absence du droit dans un certain nombre de rapports humains où le droit aurait eu vocation théorique à être présent »2• La législation sociale était rudimentaire jusqu'au siècle dernier et c'est à force de conflits sociaux répétés qu'elle a été élaborée, sans être parfaite, car il subsistera toujours des vides. Par consé­ quent les conflits sociaux ont été au moins indirectement une source du droit. D'ailleurs, il est bien connu que de nom­ breuses lois, par exemple celles concernant la liberté de la presse ou la liberté d'association, sont au fond la sanction juridique de prérogatives acquises à la suite de conflits. En plus il y a les lacunes internes au droit qu'il n'est pas possible de combler même en multipliant les textes du droit positif3• 1 . Del VECCHIO, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, r953, p. 262. 2. J. CARBONNIER, Flexible droit, Paris, LGDJ, r97r, p. 20. 3, M. VILLEY, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, r979, t. I, p. 230-234.

La chose n'est d'ailleurs pas souhaitable, car l'une des condi­ tions de la liberté humaine réside dans ces failles. L'homme serait prisonnier dans une société dans laquelle tous ses faits et gestes seraient contrôlés ou contrôlables juridique­ ment. Carbonnier cite à ce propos une réflexion de Domat dans son Traité des Loz's : « L'amitié n'est pas régie par les lois civiles. » Et Carbonnier de la commenter non sans malice : >3, d'autre part, parce qu'il n'est pas toujours adapté à la nouveauté da.ns le déroulement des actions sociales et des conflits. Dans le premier cas on joue un des nombreux textes contre d'autres dans leurs contradictions, de sorte qu'à force de tergiverser au plan juridique on traîne les choses en longueur créant ainsi un contentieux polémogène. En effet, les parties en cause l. J. CARBONNIER, ibid., p. 30. 2. H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, p. 326. 3. J. CARBONNIER, ibid., p. 3 .

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finissent par perdre patience et, de guerre lasse si l'on peut dire, ils utilisent la voie directe du conflit pour vider leur différend. Ce phénomène est particulièrement sensible dans les sociétés modernes, dans lesquelles la complexité de l'activité juridique est à l'image de la complexité des autres activités. On légifère sur tout et à propos de tout, créant ainsi des contradictions dans les lois qui paralysent leur application. Sur cela se greffe paradoxalement une rationa­ lisation formelle, sans doute brillante, mais éloignée de la réalité empirique, celle-ci posant des problèmes plutôt terre à terre. La conséquence en est que tout se passe comme si rien n'avait lieu sur le terrain. Autrement dit, non seule­ ment il y a des vides dans le droit, mais il donne souvent l'impression d'opérer à vide. « Dans sa phobie de la violence, note Michaud, le droit cherche moins la paix qu'à maintenir son inquestionnabilité et à dissimuler sa propre origine dans la violence >>1• Dans le second cas il est inadapté parce que, raide et jaloux, il succombe à une immuabilité dans la fidélité aux précédents et à ses normes intemporelles. Du moment que les lois sont des conventions, elles sont nécessairement révi­ sables et modifiables suivant les situations. Néanmoins, il faut être prudent sur ce chapitre. Une trop grande mobilité serait contraire à l'esprit du droit. S'il fallait forger chaque fois une nouvelle loi pour faire face aux situations toujours nouvelles, le droit perdrait sa signification sociale, car il a pour objet de stabiliser les relations qui sont en perpétuel devenir, en dépassant grâce à la règle les actes individuels et isolés. Le droit répond aux exigences de la conservation d'une société. On lui fait par conséquent un mauvais procès si on lui reproche d'être conservateur. Comme le remar­ quait déjà Descartes, toute conservation appelle une création r. Y.

MICHAUD, Violence et politique,

33 1

p. 129.

continue, et cela est vrai non seulement de la conservation biologique de l'être, mais aussi de celle des sociétés. Ce n'est donc pas sous ce rapport que le droit est polémogène, mais lorsqu'il se fige dans le dogmatisme de son formalisme et dans l'inertie de normes congelées, sans souplesse et sans ouverture, c'est-à-dire lorsqu'il prétend réduire tout l'ordre social au seul ordre juridique. C'est alors que par le blocage il s'oppose aux innovations, ne laissant d'autre échappatoire que le conflit, qu'il s'agisse de contestations violentes ou de révolutions. Il est, dans la vie des sociétés, des événements qui échappent au droit, par exemple les situations excep­ tionnelles. Celles-ci sont précisément exceptionnelles parce qu'elles ne sont pas juridifiables. « Une norme générale, écrit C. Schmitt, qui représente la règle de droit normale­ ment valable, ne peut saisir une exception absolue, pas plus qu'elle ne peut décider entièrement si une véritable situation d'exception est donnée »1• Le droit est impuissant devant une situation exceptionnelle qui, nous l'avons vu, est propre au conflit. Une troisième source de conflits est à chercher dans la concurrence d'ordres juridiques rivaux. Dans les sociétés modernes il n'existe pas d'ordre juridique uniforme et mono­ valent. Certes, il subsiste un ordre juridique souverain, celui de l'Etat, mais de nombreux groupes ou organisations subordonnés tels les syndicats ainsi que des organismes transnationaux comme les communautés européennes et les organismes internationaux font valoir leurs droits et parfois sont créateurs de droits. D'où une pluralité de droits qui ne s'harmonisent guère et qui se contestent réciproquement, y compris par le moyen de conflits. Ainsi, les conflits sociaux menés par les syndicats dans le cadre d'un pays I. C. SCHMITT, 1934, p. I I .

Politisclze Tlzeologie

332

I, Berlin, Duncker & Humblot,

déterminé, en sont une illustration, car les revendications ne portent pas uniquement sur des avantages matériels, mais aussi sur la reconnaissance de certains droits comme le droit de grève ou le droit de regard dans la gestion des entreprises. Par ailleurs Bruxelles a été à plusieurs reprises le théâtre de manifestations violentes, en particulier de la part des agriculteurs, qui défiaient la Communauté écono­ mique européenne. Marcel Merle a consacré un chapitre de ses études sur les relations internationales aux conflits transnationaux qui mettent en cause les Etats et leurs préro­ gatives\ par exemple l'affrontement entre l'Iran et les Etats­ Unis d'Amérique, le conflit entre l'Afrique du Sud et l'Angola ou entre l'Ethiopie et la Somalie par troupes cubaines interposées. On ne peut nier que les conflits de cette sorte contribuent dans une certaine mesure à la dégra­ dation de l'idée de droit, lorsque par exemple un gouverne­ ment protège une prise d'otages de diplomates et que d'autres gouvernements approuvent son action. C'est par le truchement de la violence que se compliquent les rapports entre conflit et droit. Nous avons suffisamment mis en lumière dans l' Essence du politique, en référence à Hobbes, le caractère fondateur de la violence tant pour la politique que pour le droit, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'insister à nouveau longuement sur cette question. Le droit est une forme de la dissuasion de la violence et des conflits, en tout cas il limite leurs manifestations. L'invention du droit et de la société civile est le moyen de comprimer l'aire de la violence, ce qui veut dire que, en dépit de leur contraste théorique, droit et violence restent interdépendants l'un de l'autre. « Dès que la conscience de la présence de la violence latente, écrit Benjamin, disparaît dans une institution juriI. M. MERLE, 1974, p. 407-419.

Sociologie des relations internationales,

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Paris, Dalloz,

I. W. BENJAMIN, Zur Kritik der Gewalt, in Zur Kritik der Gewalt und andere Aufséitze, Francfort/Main, Suhrkamp, 1965, p. 46. Cette étude a été traduite en français dans W. BENJAMIN, L'homme, le langage et la culture, Paris, Denol!l, l97I. 2. Ibid., p. 33.

qui sont susceptibles de produire un droit respectable au regard de la limitation de la violence et des conflits. L'interdépendance du droit et du conflit nous aide à comprendre que la violence peut être au service du droit, pour l'établir, le rétablir ou le maintenir lorsque la loi et les autres régulations sociales comme les mœurs, les cou­ tumes ou la mentalité générale ne sont plus en mesure d'arrêter une violence adverse qui menace l'ordre social ou qui essaie de le déstabiliser. Il ne reste dans ce cas d'autre moyen que celui de la contre-violence légale. C'est ce qu'on appelle la répression. La violence devient ainsi le soutien du droit que l'on ne respecte plus. Dans les pays occiden­ taux la répression est contrôlée juridiquement par des dispo­ sitions constitutionnelles ou législatives, afin d'éviter les abus. Il existe toute une procédure à observer avant de répliquer par la violence à la violence. Certes, il peut se produire des « bavures », comme il arrive fréquemment lors­ qu'on utilise le moyen de la violence, mais il existe d'autres forces sociales, telle la presse, qui ne manquent pas de dénoncer les excès et obliger le pouvoir à la prudence. La violence répressive est donc le dernier recours légal pour combattre la violence polémogène des groupes et des indi­ vidus subordonnés. Il faut bien le reconnaître, dans de nombreux pays non occidentaux, la répression n'est pas liée à des formes contraignantes pour le pouvoir, de sorte qu'on l'applique non seulement à brider la violence illégale, mais aussi, et même en général, toute manifestation normale d'opposition ou de contestation au plan des idées et des sentiments. La répression devient dans ce cas un signe d'oppression. Ce qui n'empêche pas certains esprits dans les pays occidentaux d'accorder leur sympathie à la vio­ lence terroriste sous prétexte qu'elle serait une violence légitime, parce qu'elle serait libératrice. H. Marcuse par exemple s'est fait le champion de ce genre de raisonne-

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clique, celle-ci périclite »1• En effet, on oublie dans ce cas la raison d'être de l'institution. L'œuvre du droit consiste à cet égard non pas dans la suppression de toute violence ou de tout conflit (entreprise humainement impossible), mais dans leur compression dans des formes capables de les prévenir, de les contraindre dans certaines limites, de circonscrire leurs effets et, le cas échéant, de frayer la voie à une solution de compromis. La notion de raison d'Etat est l'une des formules de cette compression de la violence et des conflits par le droit. En effet, comme l'a précisé Weber, l'Etat moderne est la communauté politique qui revendique avec succès l'usage légitime de la violence. Cette légitimité ne se fonde cependant pas sur un principe éthique, mais sur l'efficacité de l'instance politique qui a réussi à faire reconnaître ce droit par les membres de la collectivité politique, parce qu'il est finalement la solution la plus conforme à la raison, c'est-à-dire celle qui répond le mieux aux conditions de la cohabitation des hommes au sein d'une unité politique. Comme le souligne encore Benjamin, la distinction entre violence juste et violence injuste n'est pas évidente par elle-même et elle ne se laisse pas déduire d'un principe supérieur incontestable2• On peut donc concevoir d'autres formules, mais celle-ci a l'avantage d'être la plus raisonnable, parce qu'elle tend à évincer l'ennemi intérieur et à tarir l'une des sources de conflits au sein des sociétés. Il ne faut donc pas tomber à ce sujet dans un préjugé idéolo­ giquement moralisateur, car même un régime tyrannique et moralement condamnable peut établir des institutions

ments1• Tout cela soulève le problème de la justification de la violence, que nous n'avons pas à aborder ici. Tout dépend donc si on légitime les moyens par la prétendue noblesse des fins ou bien si, au contraire, à l'encontre des conceptions terroristes et en conformité avec les pratiques des régimes de tolérance, on ne légitime les fins qu'en fonction du contrôle possible des moyens à mettre en œuvre. La violence terroriste commence en général par le mépris des formes. - Le droit polémogène Quoi qu'il en soit, loin que droit et violence seraient exclusifs l'un de l'autre, ils s'appuient réciproquement dans certaines conditions. Même un Etat de droit ne saurait échapper à ce destin, car s'il est contesté par une violence illégitime il ne peut, s'il veut survivre, qu'user à son tour de la violence au service du droit. S'il en est ainsi, il est inévitable que le droit, conçu dans sa pureté juridique, soit obligé de faire des concessions quand le pouvoir combat la violence qui le nie, ne serait-ce que parce qu'il est contraint d'appliquer sélectivement la loi pour essayer, par exemple, de diviser les forces qui veulent le mettre en échec. On peut le regretter, mais aucune action humaine ne se déroule selon le strict schéma de ses intentions initiales, si bonnes soient-elles. Tant que l'on s'efforce de respecter les formes, cet inconvénient inéluctable ne sombrera pas dans les errements de l'excès. La conscience de la nécessité du droit et de ses formes constitue un garant contre ce genre de défaillances. Il en résulte qu'il est vain d'espérer que dans les sociétés humaines historiques on puisse un jour interdire, à plus I.

H. MARCUSE, La fin culier p. 49, 87 et l O I.

de l'utopie, Paris, Ed.

du Seuil, 1968,

en

parti­

forte raison bannir à jamais, les conflits sans aucun recours à la violence, sur la base uniquement d'une convention juridique. C'est en cela que réside la faiblesse des théories du contrat social. Certes, celui-ci se donne en principe pour substitut aux relations conflictuelles de la violence interne aux peuples, mais comment faire respecter le contrat autre­ ment que par le recours à la violence lorsque des individus et des groupes sont décidés à le rompre par le recours à la violence ? Si l'on s'en tient à la pratique sociale de toujours il est tout simplement utopique de penser qu'il serait possible de concevoir un ordre social interne de type pure­ ment juridique, sans aucune perversion par la violence. Certains utopistes ont pu imaginer un tel élysée juridique parce qu'ils ont situé leur société parfaite dans une île inconnue, loin de tout contact avec d'autres peuples et à l'écart de toute relation internationale1• Toutes les nations historiquement connues se sont forgées au cours de conflits belliqueux et dans un contexte de violence : aucune ne peut en remontrer sur ce chapitre aux autres. On peut faire des observations analogues à propos du droit international, même sous la forme du droit des gens. Le plus iréniste d'entre eux, Vattel, met directement en liaison le droit et la guerre : « Le droit d'user de force, ou de faire la guerre, n'appartient aux Nations que pour la défense et pour le maintien de leurs droits »2• Le droit international est une régulation des relations internationales à partir des guerres et du rapport de force qu'elles ont chaque fois créé. Les relations internationales d'aujourd'hui sont commandées par l'issue de la dernière guerre mondiale tout comme au siècle dernier elles étaient commandées par l'issue des guerres I. Cf. mon ouvrage, Utopie et violence, p. 29-30. 2. VATTEL, Le droit des gens, Paris, Rey & Gravier, 1838, t. II, p. 141142 et t. r, p. 49.

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révolutionnaires et napoléoniennes. Ce serait se fermer à toute intelligence du droit international que de le penser indépendamment des guerres passées, dans le contexte de nations originellement pacifiques, et en dehors de tout rapport de force. Le conflit est une transgression, non une négation du droit. Ou bien il se développe par opposition aux lois pour revendiquer le droit, dans le cas des instigateurs d'un conflit, ou bien au contraire il se fonde sur la loi pour combattre la violence polémogène, dans le cas de la répression orga­ nisée par l'Etat. Il faut distinguer clairement ces deux cas, parce qu'ils ne se réfèrent pas à la même conception du droit. Un Etat combat la violence qui lui dispute son autorité au nom du droit positif, du droit établi, tandis que la vio­ lence conflictuelle qui s'oppose à l'Etat invoque le droit naturel. Ce n'est pas le lieu de soulever ici les divers aspects de la controverse sur le droit naturel et le droit positif, au sens où les uns, tel Kelsen1, nient toute validité et parfois toute pertinence au droit naturel, alors que d'autres, par exemple Villey2, estiment que les lois « ne sont du droit qu'en un sens impropre >>. Il m'apparaît qu'il serait peu sensé de dénier toute valeur au droit naturel, c'est-à-dire à une idée du droit qui a préoccupé les meilleurs esprits depuis l'origine de la pensée juridique. Cette idée ne me semble ni creuse et en tout cas elle ne saurait être réfutée par les arguments des partisans du droit positif. Une théorie du conflit ne peut que reconnaître sa constante actualité. La difficulté du droit naturel vient de ce qu'on peut le concevoir de diverses manières qui ne sont pas toujours cohérentes entre elles. Nous laisserons de côté la philo-

I. H. KELSEN, 2. M. VILLEY,

Théorie pure du droit, p. 296-298. Philosophie du droit, t. II, p. 209.

sophie classique du droit naturel, qu'il s'agisse de celle d'Aristote, des auteurs du Moyen Age, du XVIIIe siècle ou de ses défenseurs modernes, pour nous borner uniquement à sa manifestation dans les justifications d'un conflit. L'avantage du droit positif est d'être codifiable, c'est-à-dire qu'on peut le recueillir dans des textes précis, tandis que le droit naturel est plutôt informel et ne donne pas lieu à légifération. Notons tout d'abord que le droit positif est constitué pour une large part de lois qui sanctionnent les divers acquis de conflits, qu'il s'agisse de la législation sociale ou des conventions internationales. Que ce droit soit juste ou injuste aux yeux d'une partie de l'opinion importe peu, car il vaut parce qu'il peut s'appuyer sur la force du bras séculier qui le fait appliquer. Ce droit est à la base de la légalité, il est l'instrument de l'ordre social, et, selon certains juristes américains, il appartient au domaine du social engineering. Le droit positif a de ce point de vue pour fonction de fournir les moyens juridiques pour prévenir, régler, réprimer les conflits et éventuellement les légaliser (droit de grève) ainsi que leurs modalités et leurs résultats. Le droit positif est celui qui régit la vie quotidienne des hommes et leur cohabitation au sein d'une collectivité. Il n'est valable chaque fois que dans les limites de la juridiction d'un pouvoir politique déterminé, ce qui veut dire qu'il n'est pas valide dans les frontières d'un autre pays, sauf accord entre les Etats considérés. Il commande la justice légale, dont les tribunaux et autres instances judiciaires constituent les exécutants. Notre analyse pourrait faire croire que nous négligerions le rôle régulateur du droit positif et des lois dans le maintien de la concorde et de l'ordre dans une société. Ce rôle est aussi indiscutable qu'il est primor­ dial. Si nous avons insisté longuement sur cet aspect conflic­ tuel du droit, c'est parce qu'en général les juristes dédaignent

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de prendre en considération les relations entre le droit et le conflit en vertu du préjugé que l'ordre politique serait nécessairement un ordre uniquement pacifique. En fait, il est des conflits qui naissent dans l'aire du droit positif parce que, comme dit, les protagonistes, désespérant de se faire écouter autrement, utilisent la voie polémogène pour qu'on leur restitue un droit méconnu ou lésé. Le plus souvent les conflits en appellent au droit naturel, c'est-à-dire à une justice supérieure à la justice légale de l'ordre établi. Il en fut ainsi de nombreux conflits sociaux qui se réclamaient de la dignité des ouvriers que la législation positive ignorait. Certes, ce droit sert parfois à justifier une action polémogène entreprise pour d'autres raisons, par exemple une guerre menée au nom du droit à l'espace vital, mais aussi le droit d'un peuple à l'indépendance. C'est pourquoi on ne saurait faire litière de ce genre d'aspirations qui invoquent explicitement un droit supérieur au droit positif sous prétexte que seul ce dernier mériterait le nom de droit. Ce serait faire preuve d'esprit obtus. Il n'y a pas de doute que les exigences présentées en vertu du droit naturel sont souvent vagues, confuses, inconsistantes, voire utopiques et chimériques, et qu'elles servent davantage à légitimer les mouvements sociaux de désordre qu'à orga­ niser les relations sociales, et pourtant une sociologie du conflit ne saurait les omettre, car elles conditionnent de façon importante les agitations et les tumultes dans une société. On ne saurait par exemple comprendre les révolu­ tions, précisément parce qu'elles refusent l'ordre juridique établi, si l'on passe outre à ce type de droit naturel. D'ailleurs il est des juristes, des sociologues et des philosophes qui ont reconnu la force révolutionnaire du droit naturel, les uns comme Stahl ou Bergbohm pour le réprouver à cause de ses effets destructeurs, les autres comme Marcuse pour le célébrer, d'autres encore, tel Max Weber, pour en faire le

constat sociologique axiologiquement neutre1. Evidemment, comme le souligne ce dernier, tout droit naturel n'est pas révolutionnaire et inversement. Cependant, ainsi que le note L. Strauss : « Il est parfaitement sensé et parfois nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu'il y a un étalon du juste et de l'injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif » et il ajoute : « Le problème soulevé par le conflit des besoins sociaux ne peut être résolu si nous n'avons pas connaissance du droit naturel »2• Les conflits enfreignent les lois positives pour revendiquer une justice plus haute non formulée positive­ ment dans les actes législatifs en vigueur ; ils prennent le risque de jouer le droit contre la loi ; ils se mettent hors loi pour faire triompher le droit. Autrement dit, les instigateurs du conflit croient à une justice qui domine la justice civile, légale et institutionnalisée. Ils rejoignent ainsi la justice selon le droit naturel défini par le titre I du Digeste : id quod aequum est3• Par conséquent, l'une des sources du conflit est à chercher dans le fait que le droit positif et légal peut contredire et même blesser le droit naturel, le sentiment de la justice qui ne se confond pas avec la simple observance des lois. Il reste un dernier point à considérer : les conflits mani­ pulent le droit et l'utilisent à leur dessein, parfois en le réduisant à une simple catégorie du politique. On peut illustrer ce fait à propos des révolutions, en particulier les

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34 r

r. J. STAHL, Philosophie des Rechts, 4c éd., t. II, p. I55 et 289 ; K. BERG­ BOHM, Jurisprudenz und Rechtsphilosophie, 1892, p. n6, 200, 217 ; H. MAR­ CUSE, La fin de l'utopie, p. 75 ; Max WEBER, Rechtssoziologie, Neuwied, Luchterhand, 1960, p. 266. 2. L. STRAUSS, Droit naturel et histoire, Paris, Plan, 1954, p. 15 et r6. 3. M. VILLEY, ibid., t. II, p. 244. V. aussi t. I, p. 210-2n.

révolutions de type léniniste. Comme le note André-Vincent, les révolutions se font au départ au nom d'une justice méconnue par la société, mais en général elles instituent un ordre positif qui contredit cette aspiration1• Soljenitsyne cite une lettre significative de Lénine à Kourski, chargé de l'éla­ boration d'un nouveau Code pénal à la suite de l'abrogation de celui qui était en vigueur sous les tsars. Cette lettre du 1 7 mai 1 922 dit ceci : « Camarade Kourski ! En complé­ ment de notre entretien, je vous envoie une ébauche du paragraphe supplémentaire pour le Code pénal... L'idée fondamentale est claire, je l'espère, malgré tous les défauts du brouillon : mettre ouvertement en avant la thèse de principe, juste sur le plan politique (et pas seulement en un sens juridique étroit), motivant le caractère et la justification de la terreur, sa nécessité, ses limites. Le Tribunal ne doit pas éliminer la terreur ; le promettre serait tromper soi­ même ou tromper les autres, il faut la justifier et la légitimer sur le plan des principes, clairement, sans fausseté et sans fard. La formulation doit être la plus large possible, car c'est seulement le sens de la justice révolutionnaire et la conscience révolutionnaire qui décideront des conditions de l'applica­ tion pratique plus ou moins large ,,2• Au fond, il s'agit d'une dérivation du droit naturel vers un droit naturel subjectif, à l'image de la dérivation subjectiviste de tout le droit moderne. A la limite le droit devient la sanction de la déci­ sion arbitraire du prince individuel, ou du « prince collectif ,, suivant la formule de Gramsci, et au bout du compte la négation de l'essence même du droit.

5 . LA PAIX

I. Ph. ANDRÉ-VINCENT, Les révolutions et le droit, Paris, LGDJ, 1974. 2. SOLJENITSYNE, L'archipel du Goulag, Paris, Ed. du Seuil, 1973, t. I, p. 255. Voir également LÉNINE, Œuvres, 5• éd., t. 45, p. 190.

La paix passe dans l'opinion pour la situation antino­ mique de celle de la guerre, au point que souvent on définit tout simplement l'une par opposition à l'autre : la paix, dit-on, est l'absence de guerre. Par conséquent paix et guerre constitueraient deux états qui s'excluraient réciproquement, de sorte qu'il n'y aurait pas de troisième possibilité. Cepen­ dant, si on définit la paix uniquement par absence de la guerre, il faudrait au moins définir la guerre pour ne pas s'enfermer dans un cercle vicieux. D'ailleurs un certain nombre de sociologues de la politique se sont demandé si la dichotomie classique n'a pas été brisée de nos jours par l'apparition d'un troisième terme intermédiaire, qui ne serait ni guerre ni paix et que, suivant que l'on est optimiste, on appelle coexistence pacifique et, suivant que l'on est pessimiste, on appelle guerre froide. Sans chercher à trancher ici cette question au fond, elle nous apporte cependant une indication éclairante : si la paix est absence de conflits belliqueux elle n'est peut-être pas absence de tout conflit. Qu'il s'agisse de la paix intérieure ou de la paix extérieure, la concorde interne subsiste malgré les conflits sociaux, pour autant qu'ils ne sont pas insurrectionnels, et la paix extérieure mondiale demeure elle aussi en dépit de conflits belliqueux locaux et limités. Ces considérations nous conduisent à éli­ miner au départ ce que l'on peut appeler la conception séraphique de la paix, dont il faut dire quelques mots cependant pour expliquer sa mise entre parenthèses. Toute l'expérience historique de l'humanité manifeste qu'aux guerres succède la paix et à la paix la guerre. On peut imaginer en théorie que les choses devraient se passer autre­ ment, mais alors on se situe hors du temps et de l'histoire. La paix séraphique envisage la paix indépendamment de tout conflit, comme un état isolé et autonome, toujours juste

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et bénéfique. Somme toute il s'agit d'une paix qui prospé­ rerait en dehors de tout contexte social, de toutes les turbu­ lences, secousses, tumultes et convulsions qui caractérisent les relations sociales. Elle n'est au fond qu'une vue de l'esprit, capable d'emporter une conviction individuelle ou celle d'un groupe, mais imperméable à une observation sociologique. Tout au plus intéresse-t-elle l'enquête socio­ logique sur les opinions pour connaître la proportion de personnes qui conçoivent la paix de cette manière, ou encore la recherche sur les mouvements de foule qu'une vue aussi éthérée peut susciter. Elle n'a rien d'une relation sociale pratique résultant de l'activité empirique des hommes. La paix est souhaitable, et à lire les enquêtes d'opinion presque tout le monde la souhaite, sans toujours savoir ce qu'ils entendent par paix. Et pourtant les hommes ont toujours fait la guerre. Là se trouve le nœud de la recherche sociolo­ gique. Malheureusement celui qui essaie d'analyser sociolo­ giquement le phénomène s'expose à passer immédiatement pour un réactionnaire, à tout le moins pour un être insen­ sible et détaché de toute compassion humaine. C'est presque une gageure que de vouloir être sociologue malgré ces apitoiements des bonnes consciences qui, de surcroît, acca­ parent unilatéralement, non sans supercherie parfois, la morale et la religion à titre de ratification et de consécration de leur point de vue. - L'impuissance de l'irénisme Faisons révérence à ces bons sentiments, mais n'oublions pas d'analyser avec plus de perspicacité encore le pro­ blème concret de la paix. Comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, on ne fait pas la paix avec des amis, puisque l'amitié est par définition un état de paix, mais avec l'ennemi. C'est ce que reconnaît également la paix évangélique, à une différence près, mais d'importance capi-

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tale. En tout cas, il ne faut pas confondre la paix évangélique avec la paix séraphique, comme le font de nos jours un certain nombre de pacifistes chrétiens qui appellent à leur rescousse le Sermon sur la Montagne. Dans ce célèbre passage, il est demandé à chaque être de dépasser sa haine pour l'autre, son prochain, c'est-à-dire l'ennemi privé. Il s'agit de la paix des cœurs qu'il faut distinguer de la paix politique ou séculière qu'on fait avec l'ennemi public1• Comme l'indique Vattel, l'ennemi privé nous veut du mal, il nourrit à notre égard de l'animosité, tandis que l'ennemi public n'est pas animé en général par de méchants senti­ ments, car la plupart du temps nous ne le connaissons pas personnellement, mais il cherche essentiellement à défendre ses droits. L'erreur à ne pas commettre, c'est ne pas con­ fondre ennemi privé et ennemi public, par conséquent la paix avec son prochain et la paix avec une autre collectivité. On ne saurait transposer sans méprise les conditions de la paix évangélique dans le contexte de la paix politique, à la manière dont procède malheureusement l'encyclique Pacem in terris de Jean XXIII. La paix politique n'est pas une affaire de bonne volonté, mais de volonté tout court, dans le cadre de procédures à élaborer au cours de discussions entre les parties contractantes. A la différence de la paix séraphique qui n'est qu'une entité abstraite, coupée de la réalité, sans contours et sans consistance, la paix évangélique comme la paix politique dépendent du vouloir et des capa­ cités des hommes, sauf que la première se fait avec le pro­ chain, la seconde avec une autre collectivité. La paix dont il est question ici n'est pas celle des paci­ fistes, car ils négligent l'essentiel, à savoir l'ennemi avec qui I . Sur cette différence voir C. SCHMITT, La notion de politique, p. 69. On trouve une première formulation de cette distinction, moins élaborée, chez VATTEL, op. cit., t. II, p. 173.

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il faut la faire. Ou alors, ils se font une conception pour ainsi dire belliqueuse de la paix, en ce sens que, faute de reconnaître l'ennemi, ils combattent ceux qui ne partagent pas leur conception, s'il le faut avec des moyens polémo­ gènes, à moins qu'ils ne soient, directement ou indirecte­ ment, au service de l'un ou de l'autre ennemi virtuel. De ce point de vue Bouthoul a raison de voir dans le pacifisme « l'une des armes les plus efficaces de la guerre psycholo­ gique »1• Autrement dit, le pacifisme est assez souvent un pion dans la stratégie des ennemis potentiels, à l'image des démonstrations de groupes pacifistes allemands et d'autres pays européens depuis 1 980, dont personne n'est dupe, à commencer par certains animateurs qui ne font aucun mystère de leurs préférences politiques ni du choix du camp entre les deux impérialistes qui se disputent l'hégémonie du monde. La paix devient ainsi un facteur belligène. Etre pacifiste, ce n'est pas la même chose qu'être pacifique au sens des Béatitudes. Certes, le pacifisme entraîne aussi dans son sillage des esprits candides qui croient à la paix séraphique, mais sur ce point aussi Bouthoul nous met en garde contre un certain « obscurantisme »2• En effet, la plupart d'entre eux se font de la propagation de la paix une idée magique, comme si elle pouvait être le résultat d'incantations, de prières, de prédications, d'exhortations ou d'imprécations. Il m'est arrivé d'entendre au cours d'un débat à la télé­ vision allemande, auquel je participais, un pasteur déclarer qu'à force d'implorer la paix avec ardeur et continuité, la Russie sera contrainte d'écouter ces voix et d'agir en conséquence. Il croyait que la venue de la paix ne dépendait que de lui et non des autres. Ce qui m'a le plus abasourdi x. G. BOUTHOUL, Lettre ouverte aux pacifistes, Paris, Albin Michel,

1972, p. IO. 2. Ibid., p. I3I.

dans ce discours, c'est la méfiance presque viscérale à l'égard des hommes politiques, comme si par plaisir ils ne cessaient de comploter contre la paix. Il est clair qu'en suspectant ainsi les hommes politiques on ne se met pas dans les condi­ tions adéquates pour comprendre l'activité politique ainsi que la seule paix possible entre les hommes. Ce genre de raisonnement fait tout simplement fi des hésitations des hommes d'Etat lorsqu'ils se trouvent devant une menace : Comment réagir ? Faut-il attaquer à titre préventif ou bien patienter ? Faut-il prendre des contacts même précaires pour essayer de traiter, peut-être même négocier, ou bien faut-il se préparer à la soumission ? Tout cela n'est pas joué d'avance, d'autant plus que l'homme politique ne peut manquer de faire intervenir l'opinion de ses concitoyens. Comme tous les autres hommes, l'homme politique, à moins qu'il ne soit décidé d'avance à faire la guerre, n'aime pas prendre le risque d'une aventure irréfléchie qui peut lui faire perdre le pouvoir et jeter dans la détresse le pays. Bien sûr, on peut parler de la paix en termes généraux, mais cela ne nous avance guère dans l'intelligence du concept. Aucune formule incantatoire ne modifiera le fait que, empi­ riquement, la paix est liée au conflit et qu'elle s'établit entre ennemis. Personne ne peut dire, sans tomber dans le dogmatisme, quel est l'état normal de la société : la paix ou la guerre ? Les sociétés historiques ont passé et passent sans cesse de l'une à l'autre et parfois avec le même enthou­ siasme. Beaucoup d'auteurs ont célébré la pax romana. En réalité, il s'agissait de l'hégémonie séculaire d'une cité qui a imposé sa paix aux peuples conquis, sans mettre fin à la guerre aux frontières de l'Empire, tandis qu'à l'intérieur on ne peut que constater la succession d'interrègnes, de séditions, de guerres civiles, de conflits dans les provinces et de révoltes de généraux. La pax romana, remarque Bouthoul,

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est « une expérience hors pair de la guerre et de la paix »1• Il en fut de même de la pax sinica. Qu'il s'agisse de la paix intérieure ou de la paix extérieure, on ne peut la comprendre qu'en fonction du conflit, d'autant plus que la paix, ainsi que l'expérience humaine en témoigne, est créatrice de mécontentement et de déséquilibres polémogènes. On ne peut que souscrire à la recommandation de Proudhon : « La connaissance de la paix est tout entière dans l'étude de la guerre »2• Bouthoul a mis en exergue à toute son œuvre polé­ mologique un aphorisme du même genre :