Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme

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Michael Löwy sociologue, philosophe marxiste et éco-socialiste franco-brésilien

(1973)

Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Michael Löwy Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. Paris : Les Éditions Anthropos, 1973, 239 pp.

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Michael Löwy

Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Paris : Les Éditions Anthropos, 1973, 239 pp.

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Quatrième de couverture

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Les essais rassemblés dans ce volume ont pour objet l'analyse de Marx, Lénine, Rosa Luxemburg, le marxisme en Russie et en Amérique latine. Ils abordent, dans ce contexte, quelques thèmes de la problématique du courant dialectique révolutionnaire du marxisme, le courant qui se réclame du caractère critique et « négatif » de la méthode de Marx et de sa philosophie de la praxis. Ces thèmes sont, entre autres : le rapport Marx/Hegel, l'humanisme révolutionnaire, l'historicisme marxiste, la catégorie de la totalité, la « Aufhebung » des oppositions métaphysiques, le point de vue de classe dans la science. Il s'agit de déterminer, face à chacun de ces problèmes, la spécificité de l'approche dialectique, face à celle du marxisme pseudoorthodoxe de la IIe Internationale (Kautsky, Plekhanov) et du stalinisme. Cette reconstitution de la dialectique marxiste passe nécessairement par un « règlement de compte » théorique avec l'althussérianisme. La polémique avec le structuralo-marxisme est aujourd'hui aussi indispensable à l'affirmation d'un courant dialectique révolutionnaire, que la critique méthodologique de Kautsky l'était à l'époque de Lukács et Korsch.

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Table des matières Quatrième de couverture Introduction. Dialectique et révolution [9] PREMIÈRE PARTIE. MARX [17] Chapitre I. Chapitre II.

Marx et Weber : notes sur un dialogue implicite [19] Marx et la révolution espagnole 1854-56 [39]

Introduction [39] I. La Révolution de 1854 [43] II. « Revolutionary Spain » (revue historique) [47] III. « Revolution in Spain » (1856) [50] Chapitre III.

L'humanisme historiciste de Marx ou relire « Le Capital » [57]

I. L'humanisme dans « Le Capital » [58] II. L'historicisme du « Capital » [71] III. Signification politique de l'humanisme marxiste aujourd'hui [79]

DEUXIÈME PARTIE. ROSA LUXEMBURG [83] Chapitre IV.

Le marxisme de Rosa Luxemburg [85]

I. La science révolutionnaire [88] II. La catégorie de la totalité [90] III. La théorie de la praxis [94] Chapitre V.

Rosa Luxemburg et la question nationale [97]

I. Rosa sur la question nationale (1839-1918) [100] II. Bilan des erreurs théoriques de Rosa Luxemburg sur la question nationale [106] III. Aujourd’hui [110]

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Chapitre VI.

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La signification méthodologique du mot d'ordre « socialisme ou barbarie » [113] TROISIÈME PARTIE. LÉNINE [127]

Chapitre VII. De la Grande Logique de Hegel à la gare finlandaise de Petrograd [129] I. Le « vieux bolchévisme » ou le « marxisme d'antan » : Lénine avant 1914 [132] II. La « coupure » de 1914 [136] III. Les thèses d'avril 1917 [143] Conclusion [149] Chapitre VIII. Notes historiques sur le marxisme russe [151] QUATRIÈME PARTIE SUR LE MARXISME EN AMERIQUE LATINE [161] Chapitre IX.

Guevara, marxisme et réalités actuelles de l'Amérique latine [163]

Chapitre X.

Les étapes du développement social dans la « vision du monde » marxiste en Amérique latine [179]

CONCLUSION : Science et révolution : objectivité et point de vue de classe dans les sciences sociales [201] I. Le positivisme [203] II. La tentative éclectique de Mannheim [212] III. Le débat au sein du marxisme [214] IV. Conclusion : le point de vue du prolétariat [229] Sources [237]

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INTRODUCTION

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Dialectique et révolution

Un spectre hante le sommeil de l'orthodoxie : le « gauchisme théorique ». Par ce terme on désigne depuis quelque temps le courant politique et philosophique représenté, entre autres, par Rosa Luxemburg, Karl Korsch, Georg Lukács et Antonio Gramsci. Or, ce qui caractérise ce courant et l'oppose à l'opportunisme théorique des épigones, n'est pas le « gauchisme » mais la dialectique révolutionnaire, la fidélité au caractère critique et négatif de la méthode de Marx et à sa philosophie de la praxis. Les essais rassemblés dans ce volume abordent quelques-uns des thèmes centraux de la problématique de la tendance dialectiquerévolutionnaire, thèmes qui sont d'ailleurs l'objet privilégié de l'attaque des courants non-dialectiques qui se réclament du marxisme, de la pseudo-orthodoxie de la IIe Internationale jusqu'au structuralisme contemporain : 1) Le rapport Marx/Hegel. Pour Althusser, le dépassement de Hegel par Marx « n'est nullement une "Aufhebung" au sens hégélien », mais purement et simplement « un dépassement de l'illusion vers la réalité », ou plutôt « une dissipation de l'illusion » (Pour Marx, Maspero, Paris, 1965, p. 75). Le pauvre Hegel, réduit à la triste condition d'« illusion à dissiper », n'est-il devenu à nouveau le chien crevé dont se moque la philosophie établie ? [10] Marx, par contre, soulignait en 1858 que la lecture de la Logique de Hegel lui avait rendu « grand service (grossen Dienst) dans la méthode d'élaboration » de ses écrits économiques. (Cf. lettre de Marx à Engels, 14/1/1858 in Ausgewahlte Briefe, Dietz Verlag Berlin, 1953, p. 121.) Il n'est pas étonnant, par

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conséquent, qu'Althusser trouve partout dans le Capital « des traces d'influence hégélienne », ce qui, pour lui, « suppose, à la limite, qu'on ré-écrive la section I du Capital » ! (Avertissement in Le Capital. Flammarion, Paris, 1969, p. 22.) On voit donc où se situe IV erreur » de Lukács et Korsch : plutôt que de « ré-écrire » le Capital, ils ont essayé de le comprendre et d'en dégager la méthode dialectique. Nous avons essayé, dans notre travail sur Lénine de suggérer quelques-uns des « grands services » que la lecture (critique) de la Logique de Hegel a rendu au dirigeant du parti bolchevik, parce que l'œuvre de Lénine montre de façon particulièrement lumineuse le lien entre dialectique (matérialiste) et révolution. 2) L'humanisme révolutionnaire, et en particulier la signification humaine du socialisme ; problème décisif dans la vision du monde de Marx, et dont l'actualité est de plus en plus grande de nos jours, dans la mesure où le développement des forces productives dans le capitalisme contemporain attire l'attention des mouvements révolutionnaires vers les problèmes qualitatifs de la vie sociale : dans la mesure aussi où dans les pays du « socialisme bureaucratique » la révolte contre les déformations staliniennes assume la forme d'un humanisme, parfois confus et naïf, mais authentiquement socialiste ; dans la mesure enfin où dans des régions du dit « Tiers Monde », comme l'Amérique latine, des fractions significatives de la jeune intelligentsia adhérent à l'avantgarde marxiste (adhésion payé fréquemment par la vie) au nom de certains « idéaux » humanistes révolutionnaires (parfois en contradiction avec leurs intérêts matériels immédiats), dont les écrits sur l'« homme nouveau » du Che sont l'expression la plus cohérente. [11] 3) L'historicisme dialectique, sans lequel on ne peut rien comprendre à la méthode du Capital, ni à ce qui distingue Marx de l'économie politique bourgeoise. Nous avons essayé de montrer l'opposition entre cette dialectique historiciste et la conception évolutionniste, linéaire mécanique, de l'histoire, dans la pensée politique de Marx (par exemple à propos de la Révolution espagnole), de Lénine, Rosa Luxemburg et Guevara. Il s'agit de la possibilité (niée par l'évolutionnisme pré-dialectique) de sauts, ruptures dans la succession, raccourcis, télescopages et fusions contradictoires dans le déroulement des

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étapes du processus historique — possibilité qui constitue le nœud méthodologique de la théorie marxiste de la révolution permanente. 4) La catégorie de la totalité, dont le règne, selon Lukács, est le porteur du principe révolutionnaire dans la science, et dont nous essayons de saisir le rôle dans le « tournant méthodologique » de Lénine et dans le marxisme de Rosa Luxemburg, dans ce qui les oppose à l'idéologie pré-dialectique d'un Plekhanov ou d'un Bernstein. 5) Le dépassement (Aufhebung) des oppositions figées par la pensée métaphysique : sujet et objet dans les sciences sociales, économie et idéologie religieuse dans le processus historique (Marx contre Weber), déterminisme et liberté (Rosa contre Kautsky), révolution socialiste et révolution démocratique (Lénine contre un certain « vieux bolchevisme »). 6) Le point de vue de classe du prolétariat, qui définit la science et l'humanisme marxistes comme une science et un humanisme de classe, et qui les conduit à rejeter le positivisme et le moralisme abstrait (néo-kantien) dans leur prétention à fonder une connaissance scientifique et/ou une éthique « au-dessus de la mêlée ». Il est évident que ces divers thèmes sont étroitement solidaires et leur rapport réciproque constitue la trame même de la pensée dialectique révolutionnaire. * *

*

[12] La dialectique dans la pensée de Marx est critique et révolutionnaire parce qu'elle saisit chaque figure sociale comme éphémère et transitoire, destinée à être dépassée par le processus, le mouvement perpétuel de l'histoire. Elle se distingue de la dialectique hégélienne : a) par son matérialisme ; b) par le refus de tout absolu, de toute immobilisation conservatrice, de tout figement du présent, de toute « fin de l'histoire » et c) par le rôle attribué à la conscience, qui n'est pas comme chez Hegel une « chouette de Minerve » qui vient toujours post festum, mais qui se manifeste dans l'action historique elle-même, dans l'action révolutionnaire libératrice. Elle se distingue d'autre part de l'idéologie utopiste dans toutes ses variantes, par son réalisme dia-

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lectique, c'est-à-dire par le fait que son projet révolutionnaire n'est pas un « devoir être » abstraitement posé en face de l'état de chose existant, mais si fondé sur les tendances concrètes de la réalité elle-même. (Ce en quoi elle partage la critique de Hegel à Kant et Fichte. Cf. Lukács "Moses Hess und die Probleme der idealistischen Dialektik", Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung XII, Leipzig, 1926, pp. 116-130.) Enfin, la théorie de la révolution de Marx est dialectique parce qu'elle refuse le dilemme métaphysique « conditions objectives » (ou « circonstances ») versus « conditions subjectives » (ou « conscience »), en saisissant leur unité contradictoire dans la praxis révolutionnaire du prolétariat. L'idéologie hégémonique dans la IIe Internationale videra la pensée marxiste de son contenu dialectique. Avec une remarquable lucidité Bernstein, le père du révisionnisme, avait souligné le lien profond entre la dialectique et la révolution chez Marx ; d'où sa rage contre la dialectique « élément perfide de la doctrine marxiste », ce piège », « jeu dangereux qui mène aux aventures révolutionnaires et les justifie », source du « blanquisme » de Marx (« blanquisme » étant pour Bernstein synonyme de voie violente vers le socialisme) et de ses rechutes dans le « révolutionnarisme » [13] (« révolutionnariste » étant pour Bernstein tout écrit proclamant que la révolution prolétarienne est à l'ordre du jour). Pour Bernstein, la dialectique, de source hégélienne, en affirmant la nécessité de pousser les contradictions jusqu'au bout, et la possibilité de sauts catastrophiques dans le processus historique, est le fondement méthodologique de l'« erreur » révolutionnaire de Marx : « ce qui devrait demander des générations pour se réaliser fût considéré à la lumière de la philosophie de l’évolution par et dans les contradictions comme le résultat immédiat d'une révolution politique... » (Cf. Pierre Angel, E. Bernstein et l'évolution du socialisme allemand, Didier, 1961, pp. 198-204.) Quant aux « marxistes orthodoxes » Kautsky et Plekhanov, leur pensée représente, dans une large mesure (comme nous essayons de le montrer dans les articles où nous les confrontons avec Rosa Luxemburg et avec Lénine) un retour au matérialisme mécaniste du XVIIIe siècle, c'est-à-dire à une forme de pensée fondamentalement métaphysique et pré-dialectique. La dialectique marxiste ne survivra, de la mort d'Engels à 1914 qu'« à l'œuvre » dans les écrits politiques de la gauche révolutionnaire de la IIe Internationale : Rosa Luxemburg,

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Trotsky, Lénine. Elle ne réapparaîtra en tant que pensée philosophique que dans les Cahiers de Lénine en 1914 ; mais il s'agit encore de notes marginales restées inédites jusqu'à 1929. Le courant dialectique révolutionnaire ne va éclore au grand jour que dans le sillon de la grande vague qui souleva l'Europe après 1917. Ce seront les écrits, articles, livres et essais de Lukács, Korsch et Gramsci, expression idéologique du nouveau « printemps des peuples » de 1917-1923, et correspondant philosophique de la pensée politique des bolcheviks et du Comintern. Le sommet théorique de cette période est atteint par Lukács dans Histoire et Conscience de Classe (1923), qui malgré ses défauts, erreurs idéalistes et tentations hégéliennes, représente probablement la plus grande œuvre de philosophie marxiste du XXe siècle, précisément [14] parce qu'elle a su, plus que tout autre, restituer à la méthode matérialiste historique sa dimension révolutionnaire. Après la stabilisation du capitalisme mondial et l'essor du stalinisme en U.R.S.S. et dans l'Internationale, la dialectique marxiste sera progressivement marginalisée, excommuniée et étouffée ; son dernier refuge sera paradoxalement la geôle italienne où Gramsci, prisonnier du fascisme, écrira de 1929 à 1934 les célèbres Cahiers de Prison, ultime éclat du grand essor de la philosophie révolutionnaire inspirée par la Révolution d'Octobre. Avec Gramsci la dialectique révolutionnaire revient à sont état de 1914 : notes secrètes dans un cahier, qui ne seront connues que par la postérité. Bientôt il sera « minuit dans le siècle » : Lukács reniera ses œuvres de jeunesse et les vieux bolcheviks (à l'exception de Trotsky) renient leur passé devant Vishinsky. C'est, à l'intérieur du camp marxiste, l'hégémonie totale du stalinisme, la stérilisation de la pensée théorique, le retour à une forme de matérialisme vulgaire aux antipodes de la méthode de Marx. Ce n'est qu'à partir des années 60, avec la crise du stalinisme et le nouveau essor révolutionnaire (la lutte des Vietnamiens, mai 1968), qu'on assiste à une « résurrection » partielle du courant dialectique-révolutionnaire, à la réapparition de ce fameux « gauchisme théorique » qu'on croyait définitivement purgé. Les principales manifestations de ce renouveau du marxisme seront : a) La réédition de certains auteurs « classiques » : Lukács, Korsch, Gramsci, Rosa Luxemburg, Trotsky et la redécouverte d'autres moins connus (Jakubowsky) ;

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b) L'apparition d'une pensée dialectique-révolutionnaire dans les pays du Tiers Monde (Guevara), en Europe occidentale (E. Mandel) et orientale (Karl Kosik, la revue Praxis), qui dans le terrain de la théorie politique, économique et philosophique développe un marxisme véritablement « créateur » ; c) Les travaux de certains sociologues ou philosophes, qui malgré leurs limitations politiques, présentent le plus [15] grand intérêt méthodologique : L. Goldmann, H. Marcuse, etc. Cette renaissance de la dialectique se fait nécessairement en conflit avec le dernier avatar du matérialisme métaphysique, le structuralisme, dont l'hégémonie sur la vie universitaire et intellectuelle (en échelle non seulement française mais même mondiale) ne commence à être mis en question que depuis 1968. La polémique idéologique avec le structuralo-marxisme est aujourd'hui aussi indispensable à l'affirmation d'un courant dialectique-révolutionnaire, que la critique méthodologique de Kautsky l'était à l'époque de Lukács et Korsch. Ceci dit, au-delà de la polémique, la tâche de la pensée dialectique de nos jours est la même que dans les années 20 : être l'expression et l'instrument du mouvement révolutionnaire du prolétariat. Paris, janvier 1973.

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Première partie MARX

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Chapitre I Marx et Weber : notes sur un dialogue implicite

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On dit habituellement que L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Weber est un dialogue avec le fantôme de Marx, c'est-àdire, dans un certain sens, une réfutation du matérialisme historique. Les positions de Marx et de Weber sont fréquemment résumées dans les termes suivants : pour Marx, toute tentative d'expliquer le rationalisme occidental devra admettre l'importance fondamentale de l'économie, et tenir compte, avant tout, des conditions économiques ; pour Weber, par contre, l'esprit du capitalisme ne saurait être que le résultat de certaines influences de la Réforme. Le problème est clair et les différences entre les deux thèses sont évidentes ; mais il y a un petit fait qui détruit la belle harmonie de ce tableau clair et évident : ce que nous avons présenté ci-dessus comme le « résumé » de la conception de Marx est une citation littérale de... Max Weber ! Dans son introduction aux Gesammelte Aufsätze [20] zur Religionssoziologie (1920) — dont le premier volume inclut L'Éthique Protestante — Weber écrit : « Il s'agira donc, tout d'abord, de reconnaître les traits distinctifs du rationalisme occidental et, à l'intérieur de celui-ci, de reconnaître les formes du rationalisme moderne, puis d'en expliquer l'origine. Toute tentative d'explication de cet ordre devra admettre l'importance fondamentale de l'économie et

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tenir compte, avant tout (vor allem), des conditions économiques » 1. Et ce n'est pas tout : ce que nous avons présenté comme le « résumé » de la conception de Weber est en réalité une thèse qu'il considérait « déraisonnable et doctrinaire » ; je cite : « D'autre part, il est hors de question de soutenir une thèse aussi déraisonnable et doctrinaire, qui prétendrait que "l'Esprit du capitalisme"... ne saurait être que le résultat de certaines influences de la Réforme, jusqu'à affirmer même que le capitalisme en tant que système économique est une création de celle-ci » 2.

En effet, Weber prend grand soin de ne pas présenter son œuvre comme une interprétation causale « spiritualiste » de l'histoire ; dans l'introduction de 1920 mentionnée ci-dessus il insiste sur ce que ce nous ne nous occuperons donc que d'un seul aspect de l'enchaînement causal », et dans le dernier paragraphe de L'Ethique protestante il reconnaît qu'il faudrait aussi « élucider la façon dont l'ascétisme protestant a été à son tour influencé, dans son caractère et son devenir, par l'ensemble des conditions sociales, en particulier par les conditions économique » 3. [21] Eh bien, dans ce cas là, comment expliquer que L'Éthique protestante soit si fréquemment présentée comme la grande œuvre « antiMarx » de la sociologie moderne ? 4 Une des raisons est probablement le besoin de l'image d'un Saint Georges académique qui écrase le Dragon marxiste. Mais, d'autre part, il y a effectivement certains passages du livre de Weber qui se présentent explicitement et sans ambiguïté comme un défi au matérialisme historique et essaient de lui opposer 1

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Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 25. Cf. Max Weber, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Tübingen, J.C.B., Mohr, 1920, p. 12. Weber, Éthique..., p. 107. Ibid., pp. 26, 248. Cf., par exemple, Talcott Parsons, The Structure of Social Action, Free Press, New York, 1966, p. 510, et R. Bendix, Max Weber, Heinemann, Londres, 1960, p. 71.

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un rapport causal « spiritualiste » ; il s'agit surtout de deux passages sur l'Amérique et Benjamin Franklin, où il présente certains faits historiques qui montrent, à son avis, l'inadéquation du « matérialisme historique naïf ». Nous essaierons de situer rapidement ces pages par rapport à ce qui nous semble être la thèse centrale du livre, et, par suite, d'examiner de façon plus détaillée les faits historiques euxmêmes, en utilisant les propres sources de Weber. Notre thèse est, grosso modo, que ces passages sont à la fois non typiques par rapport à l'orientation générale du livre et assez problématiques du point de vue des faits. Quelle est en vérité l'orientation générale de L'Éthique protestante ? La réponse à cette question n'est pas facile. Quelquefois, Weber reconnaît implicitement la primauté des transformations économiques sur les transformations religieuses ; par exemple, dans ce passage sur les origines du protestantisme en Allemagne : « Un grand nombre de régions du Reich, les plus riches et les plus développées économiquement, les plus favorisées par leur situation ou leurs ressources naturelles, en particulier la majorité des villes riches, étaient passées au protestantisme dès le [22] XVIe siècle... Se pose alors la question historique : pourquoi les régions économiquement les plus avancées se montraient-elles en même temps particulièrement favorables à une évolution dans l'Église ? » 5.

Quelle que soit la réponse à cette question historique, ce paragraphe implique qu'en Allemagne les capitalistes sont devenus protestants et non les protestants capitalistes. Dans un autre passage Weber suggère que le protestantisme a fourni un soutien moral pour une tendance historique déjà existante : « L'idée que l'homme a des devoirs à l'égard des richesses qui lui ont été confiées et auxquelles il se subordonne comme un régisseur obéissant, voire comme une "machine à acquérir", pèse de tout son poids sur une vie qu'elle glace... Comme tant d'éléments de l'esprit du capitalisme moderne, 5

Ibid., p. 35.

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par certaines de ses racines, l'origine de ce style de vie remonte au Moyen Age. Mais ce n'est que dans l'éthique du protestantisme ascétique qu'il a trouvé son principe moral conséquent » 6.

D'autre part, Weber affirme que le capitalisme moderne avait besoin du soutien des forces religieuses comme il avait besoin du pouvoir de l'État : le capitalisme moderne n'aurait pas pu détruire les vieilles réglementations médiévales de la vie économique sans l'alliance avec le pouvoir grandissant de l'État moderne, et « nous pouvons dire provisoirement qu'il aurait pu en aller ainsi de ses relations avec les forces religieuses » 7. Weber ne développe pas cette comparaison et par conséquent nous n'allons pas la discuter ici ; nous nous bornons à remarquer que Weber [23] n'ignorait pas le fait bien connu que l'État moderne lui-même est apparu comme une conséquence, inter alia, du développement des villes et de la bourgeoisie urbaine « capitaliste » pendant le Moyen Age. Est-ce que cette relation ne serait pas aussi valable pour les forces religieuses ? Mais l'orientation méthodologique du livre n'est pas une de ces deux tendances opposées (primauté de l'économique ou du religieux) ; elle est précisément celle d'une étude brillante, pénétrante et profonde de la corrélation, du rapport intime, de la congruence entre ces deux structures culturelles : l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, laissant ouverte la question de la primauté. Dans L'Éthique protestante il emploie le terme « affinité élective » (Wahlverwandtschaft) et dans un article de 1908 de la revue Archiv fur Sozialivissenschaft und Sozialpolitik il se plaint des malentendus qui furent causés par certaines tournures de phrase, et souligne le concept d'adéquation (Adäquanz) comme la catégorie méthodologique centrale de son livre 8. Mais (il y a toujours un « mais »), il y a ces deux passages sur l'Amérique et Benjamin Franklin, qui ne peuvent pas être considérés comme une simple tournure de phrase, et qui proclament clairement et 6 7 8

Ibid., p. 230. Ibid., p. 75. Religionssoziologie, I, pp. 83, 218 ; Ephraïm Fischofï, « The History of a Controversy » in Protestantism and Capitalism (The Weber thesis and its critics), D.C. Heath & Company, Boston, 1967, pp. 110-111).

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ouvertement la primauté causale du « facteur spirituel ». Examinons donc la véracité de ces passages, en utilisant exclusivement les sources de Weber lui-même, c'est-à-dire les livres qu'il cite lui-même pour étayer sa thèse. Le premier passage est celui-ci : « Nous parlerons ci-après en détail de la doctrine du matérialisme historique naïf, suivant laquelle [24] de telles idées sont le reflet, ou la superstructure, de situations économiques données. Pour notre propos, il suffit de faire remarquer que a l'esprit du capitalisme » (au sens où nous l'entendons ici) existait sans nul doute (souligné par nous) dans le pays qui a vu naître Benjamin Franklin, le Massachusetts, avant que ne se développe l'ordre capitaliste. Dès 1632, des doléances s'étaient élevées contre l'excès du calcul dans la poursuite du profit, propre à la Nouvelle-Angleterre qui se distinguait ainsi des autres contrées de l'Amérique. De plus, il est certain que le capitalisme s'était moins bien implanté dans les colonies voisines (devenues depuis les États du Sud de l'Union)... Dans le cas présent, la relation causale est certainement l'inverse de celle que proposerait le matérialisme historique » 9.

Tout d'abord, il faut remarquer que même ce texte polémique est moins dirigé contre Marx que contre « le matérialisme historique naïf » ; quoi qu'il en soit, il suggère, ou plutôt affirme, que l'esprit du capitalisme dans le Massachusetts au début de la colonisation n'était pas la conséquence d'un « ordre capitaliste » mais de l'éthique puritaine des colons. Est-ce vraiment si certain ? N'y aurait-il d'autres raisons, à côté des raisons religieuses, à l'esprit capitaliste des colonisateurs de la Nouvelle-Angleterre ? Weber cite fréquemment l'historien J. A. Doyle pour souligner la différence entre le Nord puritain, avec sa compulsion ascétique pour l'épargne, et le Sud, où les propriétaires terriens vivent à la manière de seigneurs féodaux. En effet, Doyle mentionne, parmi les causes qui ont [25] fait du colon de la Nouvelle-Angleterre un marchand, le fait que les puritains « avaient perdu la capacité poulies dépenses luxu9

Weber, L'Éthique protestante, pp. 55-56, traduction corrigée d'après l'original allemand, Religionssoziologie, I, p. 37.

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rieuses ». Mais le même Doyle, dont le « coup d'œil pénétrant » est loué par Weber, avait vu aussi d'autres causes pour les différences entre les colonies américaines du Nord et du Sud ; non seulement des causes « célestes », mais aussi des causes terriennes, en particulier la plus terrienne de toutes, à savoir la terre. Selon Doyle « les tendances naturelles d'une colonie où la terre est abondante et la population clairsemée sont de se cantonner à l'agriculture, et de dépendre, pour les articles manufacturés, de l'importation. Cette tendance s'est pleinement développée dans les colonies sudistes. Dans la NouvelleAngleterre par contre, elle fut limitée pour des raisons à la fois morales et matérielles. L'offre de terre fertile était limitée par nature ; elle était encore plus limitée par le fort désir de cohésion que les institutions politiques et ecclésiastiques, ainsi que la pression des sauvages, entretenaient et maintenaient vivant... Le prospère habitant de la Nouvelle-Angleterre, qui exploitait déjà toute la terre qu'il pouvait superviser personnellement, doit garder son argent dans une caisse-forte, ou l'employer dans les affaires. Cela est vrai pour le capital disponible de l'agriculture et encore plus pour l'accumulation du marchand. Dans une communauté comme la Nouvelle-Angleterre, le commerce, une fois amorcé, doit constamment chercher de nouveaux débouchés ». Il faudrait ajouter que pour Doyle le puritanisme était aussi dans une certaine mesure un obstacle qui devait être dépassé pour permettre le plein développement du commerce : « La présence de la mer, ses promesses de richesse, d'aventure, de changement de la vie, devait combattre contre la discipline rigide du puritanisme, comme elle avait par ailleurs combattu l'exclusivité de la cité-État grecque. Comme il était prévisible, Massachusetts, plus riche, [26] plus entreprenante, et plus densément peuplée, a rapidement dépassé Plymouth dans le commerce et les affaires » 10 : « Dans les colonies sudistes l'absence de vie urbaine, l'abondance de la terre et l'incompétence des classes laborieuses excluait toute possibilité de manufacture. Par contre, la Nouvelle-Angleterre était capable de se pourvoir au moins avec les articles communs nécessaires à la vie » (Weber cite Doyle dans L'Éthique... pp. 114, 234, 236.) Résumons : pour Doyle, la limitation de la terre fertile, la densité de population, les ports maritimes, etc., sont à côté du puritanisme et quelquefois contre le puritanisme entre 10

John Andrew Doyle, The English in America, Longmans Green and Co., Londres, 1887, Vol. II, pp. 33-35 et 39.

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les causes qui ont stimulé le commerce et la manufacture dans la Nouvelle-Angleterre. Examinons maintenant les doléances contre « l'excès du calcul dans la poursuite du profit » dans la Nouvelle-Angleterre, « dès 1632 », dont parle Weber. Dans cette page il n'y a aucune référence de source, mais dans une note au bas de la page 236, il mentionne à nouveau ces plaintes de 1632 contre « l'extrême avidité des habitants de la Nouvelle-Angleterre en matière de profit » et donne comme source Weeden, Economic and Social History of New England, I, p. 125. Ouvrons donc la page 125 du livre de Weeden : « En 1632 il y a plusieurs indications que les affaires sont en essor... Le Révérend John White, de Dorchester, déplorant la condition spirituelle du pays, montre que les affaires profanes étaient prises en charge avec l'énergie suffisante. Des erreurs grandes et fondamentales furent commises, "le profit étant le but principal et non la propagation de la religion" ».

[27] En d'autres termes : cette plainte de 1632 suggère que la recherche du profit était non une conséquence de la religiosité des gens, mais de leur insuffisance religieuse ; le révérend puritain ne voyait pas la recherche du profit comme un métier (Beruf) béni, mais comme quelque chose d'opposé à la vraie religiosité. Il nous semble donc que cette plainte peut difficilement être citée, comme le fait Weber, pour soutenir la thèse que la religion puritaine était la cause principale de cette « avidité en matière de profit » de la Nouvelle-Angleterre. Dans un autre passage du livre de Weeden apparaît une autre doléance qui souligne le même point : l'opposition entre religion et recherche du profit ; il mentionne un plainte du puritain Johnson en 1650, lequel s'indigne de ce que les marchands, les commerçants et hommes d'affaires « voudraient bien que la Communauté tolère divers genres d'opinions pécheresses, pour attirer des hommes à venir et à s'asseoir avec nous, pour que leurs bourses soient remplies d'argent, le gouver-

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nement civil rempli de dissensions et l'Église de notre Seigneur Christ remplie d'erreurs... » 11. Mais ce « calcul dans la poursuite du profit », « dès 1632 », pose un autre problème : est-ce que cet esprit capitaliste est vraiment apparu soudainement, ex nihilo, ou mieux, ex puritanismo, en Amérique, seulement 12 ans après l'arrivée du bateau Mayflower ? Ne serait-il pas plus raisonnable de supposer que cet esprit n'est pas né mystérieusement en Amérique mais que les colons l'ont amené avec eux d'Angleterre ? En d'autres termes, ne serait-il pas possible que l'avidité pour le profit des habitants de la Nouvelle-Angleterre en 1632 ne soit pas tombée des ciels du puritanisme en Amérique, mais ait poussé dans [28] le sol fertile de l'Angleterre, qui était à cette époque le pays le plus capitaliste du monde ? Ne serait-il pas possible que les immigrants aient amené dans leurs bagages non seulement le protestantisme mais aussi la mentalité capitaliste ? Non seulement la Bible, le « Bon Livre » (comme l'appellent les puritains), mais aussi de bons livres de comptes ? Cette hypothèse est encore renforcée si nous acceptons la théorie de Weber sur la congruence entre capitalisme et puritanisme en Angleterre : si les puritains avaient un « esprit capitaliste » en Angleterre, il n'y a pas de raison pour qu'ils ne continuent pas à l'avoir dans la Nouvelle-Angleterre américaine ! Le même raisonnement est valable pour le développement concret de l'artisanat dans la Nouvelle-Angleterre -, selon Weber « l'existence en Nouvelle-Angleterre, dès la première génération qui suivit la fondation de cette colonie, d'entreprises sidérurgiques (1643), de filatures (1659), de même que la floraison d'un haut artisanat » est, d'un point de vue purement économique, tout à fait étonnante, et ne pourrait être expliquée que par le rôle de la religion puritaine 12. Encore une fois : cet artisanat, ces manufactures sont-ils le produit de l'éthique protestante ou des métiers hautement développés d'Angleterre (transportés en Amérique) ? Si nous prenons les deux exemples donnés par Weber, la sidérurgie et la filature, nous trouverons les faits suivants :

11

12

Weeden, Economic and Social History of New England 1620-1789, Houghton Mifflin Co., 1890, Vol. I, pp. 125, 155. Cf. Max Weber, L'Éthique..., pp. 55, 236. Weber, L'Éthique…, p. 234, note 85.

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a) La sidérurgie de 1643 apparût de la façon suivante, selon l'historien Doyle : « En 1643, étant assuré de l'existence du fer John Winthrop jr. est retourné en Angleterre (souligné par nous), a formé une compagnie, engagé des travailleurs et s'est procuré toutes les choses nécessaires pour les travaux ; [29] b) La filature pour le marché n'a pas commencé en 1659 mais, selon Doyle, beaucoup plus tôt, avec des tisserands anglais qui avaient émigré en Amérique : « En 1639, un certain nombre de tisserands du Yorkshire se sont établis au nord d'Ipswich, en baptisant leur ville d'après leur lieu d'origine, Rowley. Ils y ont installé une filature, et ont élevé leurs enfants dans le métier du tissage et de la filature ». Ce n'était pas un phénomène isolé et cela impliquait des entreprises relativement larges et prospères, comme nous l'apprenons d'une lettre de Lord Maynard à l'Archevêque Laud, du 17 mars 1638 (cité par Weeden), où il se plaint de « l'intention de plusieurs tisserands aux grandes affaires de partir soudainement pour la Nouvelle-Angleterre » 13. Résumons : les remarques ci-dessus n'ont pas la prétention d'offrir une explication « matérialiste historique » des origines du capitalisme américain, ni de nier que le puritanisme a joué un rôle (ambigu) dans ce procès ; nous voulons seulement suggérer que, selon les sources de Weber lui-même, ce n'est pas tellement certain, comme il semble le croire, que « dans le cas présent, la relation causale est... l'inverse de celle que proposerait le matérialisme historique ». Examinons maintenant le second passage de Weber sur l'Amérique et Benjamin Franklin. Weber compare la Florence capitaliste des XIVe et XVe siècles, qui condamnait ou tolérait à peine l'attitude capitaliste qui conçoit l'enrichissement comme une fin en soi, avec les « forêts de Pennsylvanie » qui ont produit ce prototype de l'esprit capitaliste, Benjamin Franklin :

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Doyle, op. cit., pp. 37, 40. Wedent, op. cit., p. 165.

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« ...au XVIIIe siècle, dans des conditions petites-bourgeoises, au milieu des forêts de Pennsylvanie, [30] où les affaires menaçaient de dégénérer en troc par simple manque d'argent, où l'on trouvait à peine trace de grandes entreprises industrielles, où les banques n'en étaient qu'à leurs tout premiers pas, le même fait a pu être considéré par Benjamin Franklin comme l'essence de la conduite morale, et a même été recommandé au nom du devoir. Parler ici de "reflet" des conditions "matérielles" sur la "superstructure idéale" serait pur non-sens. Quel est donc l'arrière-plan d'idées qui a conduit à considérer cette sorte d'activité, dirigée en apparence vers le seul profit, comme une vocation (Beruf) envers laquelle l'individu se sent une obligation morale ? Car ce sont ces idées qui ont conférée à la conduite de l'entrepreneur "nouveau style" son fondement éthique et sa justification » 14.

Nous laissons de côté le problème de Florence — il y a à ce sujet une grande polémique entre Weber, Sombart et Keller, les deux derniers considérant le moine Antonio de Florence comme un représentant typique de l'esprit du capitalisme, et toute la question est hautement controversée — pour concentrer notre attention sur Benjamin Franklin, citoyen de Pennsylvanie. Tout d'abord, il ne vivait pas dans « les forêts de Pennsylvanie » mais à Philadelphie, la deuxième ou troisième ville d'Amérique, prospère au XVIIIe siècle, selon toutes les sources ; deuxièmement, il est né et a été élevé à Boston (jusqu'à l'âge de 17 ans), la première ville d'Amérique et la plus « capitaliste » de toutes ; troisièmement, il a vécu pendant plusieurs années à Londres, qui était à cette époque probablement le plus grand centre capitaliste du monde entier. [31] Cela suffit pour « les forêts de Pennsylvanie » ; mais examinons de plus près le credo capitaliste de Franklin, tel que le cite Weber. L'essence de ce credo peut être pertinemment résumé en un mot : Argent (avec un « A » majuscule). Comment obtenir de l'argente ? Comment épargner de l'argent ? Comment faire de l'argent avec de l'argent ? Comment extraire de l'argent des hommes ? Pourquoi ? Dans quel but ? Weber répond, en citant l'autobiographie de Franklin : 14

Weber, op. cit., pp. 80-81.

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« Si nous demandons, en particulier, pourquoi on doit "des hommes faire de l'argent", Benjamin Franklin, bien qu'il n'ait été lui-même qu'un assez pâle déiste répondra (cf. son autobiographie) par une citation de la Bible, que son père, en strict calviniste, lui a rabâché dans son enfance : "Vois-tu un homme diligent dans son affaire, il sera debout devant les Rois, il ne sera pas debout devant les plébiens". Gagner de l'argent — dans la mesure où on le fait de façon licite — est, dans l'ordre économique moderne, le résultat, l'expression de l'application et de la compétence au sein d'une profession (Beruf) ; et il est facile de voir que cette activité, cette application sont l'alpha et l'oméga de la morale de Franklin, telle que celleci nous est apparue dans les citations précédentes et telle qu'elle s'exprime dans tous ses écrits sans exception » 15.

En d'autres termes, selon Weber, la profession-vocation (Beruf, calling) est pour Franklin un but moral en soi, comme pour son père calviniste. Or, l'impression écrasante des passages de Franklin cités par Weber est que l’argent est le but en soi, le summum bonum. Par exemple : [32] « Souviens-toi que le temps, c'est de l’argent. Celui qui pouvait gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui coûtent que six pence, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings (...) Souviens-toi que l'argent est, par nature, générateur et prolifique... Celui qui assassine une pièce de cinq shillings, détruit tout ce qu'elle aurait pu produire : des monceaux de livres sterling. » Etc. 16.

Serait-il possible que l'activité professionnelle ne fût pour lui qu'un moyen pour atteindre d'autres buts, à savoir la richesse ? Weber re15 16

Weber, op. cit., pp. 53-54. Ces passages sont tirés du livre de Franklin : Necessary Hints to Those that Would Be Rich, 1756, cités par Weber, L'Éthique... pp. 4849.

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connaît que les admonitions morales de Franklin sont teintées d'utilitarisme, et que pour lui la frugalité et l'application au travail ne sont des vertus que parce qu'elles sont utiles pour faire de l'argent. Mais il croit néanmoins que Franklin exprime « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses ». La preuve : le passage mentionné de son autobiographie, où la Bible est citée pour justifier l'application professionnelle 17. Or ce que Franklin a écrit dans ce passage de l'autobiographie montre précisément que pour lui le travail n'est loué que comme moyen pour l'enrichissement : « ...mon père m'avait, parmi les leçons qu'il me donnait quand j'étais enfant, répété fréquemment un proverbe de Salomon : "Vois-tu un homme diligent dans son affaire (calling), il sera debout devant [33] les Rois, il ne sera pas debout devant les plébiens" ; j'ai à partir de là considéré l'industrie comme un moyen d'obtenir la richesse et distinction, ce qui m'a encouragé, même si je ne croyais pas que je serais effectivement debout devant les Rois, ce qui, cependant, est arrivé ; puisque j'ai été devout devant cinq rois et j'ai même eu l'honneur de m'asseoir avec un, le Roi du Danemark, pour dîner » 18 (souligné par nous).

Le travail, la diligence, l'industrie ne sont considérés ici que comme moyens sûrs d'obtenir richesse et distinction, moyens recommandés par la sagesse ancienne (Salomon). La distinction sociale, dans le sens d'essor dans l'échelle sociale, indépendance, égalité avec les riches et puissants, apparaît clairement comme un des buts de l'industrie et de l'enrichissement dans plusieurs écrits de Franklin. Par exemple, dans un passage de The Way to Make Money Pleinty in every Man's Pocket, Franlin recommande l'honnêteté, l'industrie et la frugalité comme des moyens pour devenir riche et indépendant : et il ajoute : « Alors tu seras un homme, et tu ne devras plus cacher ta face quand s'approche un riche, ni souffrir la douleur de te sentir petit quand les fils de la fortune marchent à ta main droite... ni t'incliner devant l'infâme couvert de soie parce qu'il a des richesses,

17 18

Weber, op. cit., pp. 51-54. Benjamin Franklin, Autiobiography, Dent & Sons, Londres, 1931, p. 95.

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ou encaisser une insulte parce que la main qui l'offre porte un anneau de diamants » 19. D'autre part, il n'y a pas de doute que la richesse est pour Franklin non seulement un moyen d'obtenir de la distinction sociale, mais aussi un but en soi. Nous retournons donc à la question de Weber : pourquoi doit-on « des [34] hommes faire de l'argent » ? L'argument de Weber est que faire de l'argent, l'acquisition, l'enrichissement comme fin ultime de la vie est (d'un point de vue hédoniste) complètement irrationnel, et ne peut être expliqué sinon par l'influence d'idées religieuses : la profession (Beruf) comme un but moral en soi 20 — le meilleur exemple étant Franlin lui-même. Nous avons essayé de montrer que l'autobiographie de Franklin ne soutient pas cette explication. Pourquoi donc ne pas supposer qu'un comportement économique n'est pas rationnel (en termes hédonistes) par lui-même, sans le besoin d'inspiration religieuse ? Weber lui-même admet qu'aujourd'hui le capitalisme et son esprit (irrationnel) de « faire de l'argent » comme un but absolu fonctionne à merveille sans avoir besoin de religion. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi dès les débuts ? Au contraire : il était peut-être plus rationnel (en termes utilitaires-hédonistes) pour un petit artisan du XVIIe siècle d'être industrieux et économe comme un moyen d'ascension sociale, qu'aujourd'hui pour un riche capitaliste d'être obsédé par le besoin d'accumulation d'argent ! Marx a analysé dans ses écrits ce caractère irrationnel du capitalisme, et l'a présenté comme une forme d’aliénation, semblable dans sa structure à l'aliénation religieuse : dans les deux cas les êtres humains sont dominés par leurs propres produits : respectivement l'Argent et Dieu. Le capitaliste, écrit Marx, « dans la mesure où ses actes ou omissions sont seulement une fonction du capital personnifié en lui avec conscience et volonté, considère sa propre consommation comme un vol contre l'accumulation du capital, comme dans les livres de comptes italiens, où les dépenses privées apparaissent comme une dette du capitaliste [35] envers le capital 21. Voir aussi les Manuscrits de 1844 : « Moins tu manges, bois, achètes des livres, vas au théâtre 19 20 21

The Life and Works of Benjamin Franklin, Brightly & Childs, pp. 183-184. Weber, op. cit., pp. 53-54. Marx, Das Kapital, Vol. I, Werke, Vol. 23, Dietz Verlag, Berlin, 1962, p. 619.

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ou au bal, ou au café... plus tu seras capable d'épargner et plus grand deviendra ton trésor qu'aucune rouille ne peut corrompre, ton capital. Moins tu es, moins tu exprimes ta vie, plus tu as, plus grande est ta vie aliénée et plus grande est l'épargne de ton être aliéné ». (In Marx, Kleine Oekonomische Schriften, Dietz Verlag, Berlin, 1953. Au sujet des rapports entre la problématique marxiste de la réification et les analyses de Weber, voir l'article fort intéressant de Joseph Gabel, « Une lecture marxiste de la sociologie religieuse de Max Weber », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. XLVI, 1969). Cette aliénation du capitaliste, ses « impulsions acquisitive et avarice comme des passions absolues » sont, dans l'opinion de Marx, particulièrement caractéristiques des origines historiques du mode de production capitaliste, de la période d'accumulation primitive 22. Mais même dans le capitalisme moderne, selon Marx, le capitaliste est dominé dans une large mesure par une « compulsion absolue d'enrichissement » (absoluten Bereicherungstrieb), ce qui ne constitue pas une manie individuelle, mais l'expression d'un mécanisme social aliéné, duquel le capitaliste n'est qu'une roue. D'autre part, le capitaliste est évidemment forcé par les lois de la concurrence d'accumuler et d'élargir continuellement son capital 23. Marx est, comme Weber, convaincu de l'irrationalité de l'esprit capitaliste ; mais il considère cette irrationalité (qui a, bien sûr, sa propre cohérence et rationalité interne) comme étant une caractéristique intrinsèque, immanente et [36] essentielle du monde de production capitaliste (comme procès social aliéné) et non, comme Weber le suggère, le produit de forces extérieures, non-économiques, religieuses. En conclusion : nous n'avons pas discuté ici le problème de l'influence du capitalisme sur l'éthique puritaine — ce qui a déjà été fait avec succès par Tawney, H.M. Robertson et autres. Quant à Marx, il ne vise pas à « réduire » la religion à l'économie, et il ne nie pas l'efficacité historique des idéologies religieuses. Au contraire, il reconnaît même que la religion peut jouer pendant une certaine période le rôle principal ; l'économie n'est pas déterminante qu'en « dernière instance », dans ce

22 23

Marx, Das Kapital, pp. 620-621. Marx, op. cit., p. 618.

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sens qu'elle désigne la fonction structurale, le rôle et l'importance de la sphère religieuse 24. D'ailleurs, il faudrait ne pas oublier ce fait intéressant et assez méconnu : Marx avait déjà remarqué la corrélation entre le puritanisme et le capitalisme longtemps avant Weber, dans une œuvre qui n'a été publiée qu'en 1939 (et qui était par conséquent inconnue de Weber) : les Grundrisse (Fondements de l'Économie Politique, premier brouillon du Capital, rédigé en 1857-58). Après avoir cité un passage de l'économiste Petty sur les qualités immortelles de l'argent, Marx écrit : « le culte de l'argent a son propre ascétisme, son abstinence, son autosacrifice — l'épargne et la frugalité, le mépris pour les plaisirs du monde, temporels, transitoires ; la chasse au trésor éternel. D'où le rapport (Zusammenhang) du puritanisme anglais ou du protestantisme hollandais avec l'activité de faire de l'argent (Geldmachen) » 25. (Lucien [37] Goldmann avait remarqué ce rapprochement entre les Grandisse et la thèse de Weber.) De même, nous n'avons pas essayé de présenter une analyse marxiste des origines du capitalisme. Notre but était surtout de mettre en question certains passages célèbres de L'Éthique protestante de Weber, et de suggérer par cette mise en question que : 1. La thèse de Weber selon laquelle le début du capitalisme américain et l'esprit capitaliste de Benjamin Franklin sont surtout le produit de causes religieuses n'est pas aussi évidente qu'il semble le croire, et que, par conséquent 2. Une tentative d'expliquer ces faits historiques par des causes socio-économiques n'est pas nécessairement « un pur nonsens », comme le proclame Weber. [38]

24 25

Cf. Marx, Das Kapital, p. 96, et L. Althusser, Lire le Capital, I, II, éd. Maspero, Paris. K. Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, éd. Anthropos, Paris, 1967.

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Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. Première partie : Marx

Chapitre II Marx et la révolution espagnole 1854-1856 Introduction

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L'année 1966 est celle du 30e anniversaire de la révolution espagnole de 1936, et du 110e anniversaire de celle de 1856. L'analyse de Marx peut contribuer à la compréhension des deux ; mais l'intérêt de cette analyse dépasse le cadre purement espagnol : on y trouve des suggestions touchant à une problématique plus générale et d'actualité brûlante : celle de la révolution dans les pays « sous-développés ». Il n'existe, à notre connaissance, aucune étude systématique des articles de Marx sur la révolution espagnole de 1854-1856, publiés dans le périodique américain New York Daily Tribune (N.Y.D.T.). Ces articles peuvent être groupés en trois catégories : 1) Correspondances sur la révolution de 1854, jointes à des correspondances sur la guerre russo-turque et d'autres [40] événements européens. La première date du 4 juillet 1854 et la dernière du 15 septembre de la même année. Le 6 octobre 1854, Marx fait encore mention de l'Espagne, rapportant sur les conspirations républicaines à Ma-

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laga, Logrono et Jaen. Une au moins de ces correspondances, datée du 8 septembre, où il est question de l'Espagne, de la Prusse et de la crise en Orient, n'a pas été publiée 26. 2) Articles de fond du N.Y.D.T. sur l'histoire de l'Espagne, en particulier au début du XIXe siècle, sous le titre « Revolutionary Spain » (septembre-décembre 1854). Marx a écrit onze articles, mais seulement huit furent publiés par le périodique américain 27. Quelques « corrections », suppressions et addenda furent introduits tant dans les articles que dans les correspondances de Marx par la rédaction du N.Y.D.T. 28. 3) Correspondances sur la révolution de 1856, publiées dans le N.Y.D.T. le 8 et le 18 août 1856, et qui constituent, à notre avis, la contribution la plus intéressante. Une dernière mention au sujet de ces événements est faite le 12 juin 1857, dans une correspondance sur les révélations historiques du général O'Donnel. Enfin, des commentaires sur l'Espagne se trouvent parsemés dans la correspondance de Marx avec Engels durant les années 1854-1856, en particulier dans les lettres de Marx du 3 mai 1854, 2 septembre 1854, 17 octobre 1854, 26 octobre 1854, 10 novembre 1854 et 28 juillet 1856. [41] Les écrits de Marx sur l'Espagne ont connu quelques rééditions partielles ou complètes. La première, dans Gesammelle Schriften von Karl Marx und Friedrich Engels 1852-1862, Stuttgart Dietz, 1917, avec un court commentaire de Riazanov. La première réédition dans la langue originale (l'anglais) se trouve dans : Karl Marx and F. Engels, Revolution in Spain, International 26

27 28

L'article est mentionné dans le cahier de notes de Mme Marx. Cf. Karl Marx, Chronik seines Lebens in Einzeldaten, Marx-Engels Verlag, Moskau, 1934, 148 p. Marx, Engels, Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1962, Bd. 28, 711 p. Cf. lettre de Marx à Engels du 10 novembre 1854, Werke, Bd. 28. Pour une description des articles, voir Rubel, Bibliographie des Œuvres de Marx, Marcel Rivière, Paris, 1956, 1960.

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Publishers, New York, 1939. Cette édition contient en outre des écrits postérieurs de Marx et Engels sur l'Espagne. Une introduction anonyme rapproche les événements de 1854-1856 de ceux de 1936-1939. En Espagne même, il y eut deux éditions : — Carlos Marx, La Revoluciόn Española, Madrid, 1929. On n'y trouve que les travaux historiques (deuxième catégorie dans notre classification). La traduction est d'André Nin, futur fondateur du Parti ouvrier d'Unité marxiste (P.O.U.M.) 29. [42] — K. Marx, F. Engels, Révolutiόn en España, Ediciones Ariel, Barcelona, trad. Manuel Entenza, 1960. Il s'agit d'une traduction de l'édition américaine de 1939. Un prologue anonyme présente quelques remarques méthodologiques pénétrantes et passe en revue les mentions aux articles de Marx dans quelques histoires contemporaines de l'Espagne. Doit-on considérer ces correspondances et articles comme le simple travail d'un journaliste qui doit gagner sa vie, ou ont-elles une signification politique et théorique, comme expression de la pensée de Marx ? Il est vrai que Marx travaillait pour la N.Y.D.T. par besoin économique ; cependant, comme il l'a lui-même dit, il n'écrivait pas, en gé29

Cette édition n'a pas eu de grande répercussion en Espagne. Un des rares historiens qui la mentionnent est Ballesteros y Beretta, qui la juge dans les termes suivants : « En 1929, apparaissaient en espagnol les articles que Carlos Marx avaient publiés dans le New York Tribune sur la Révolution espagnole. Ils furent écrits au milieu du siècle dernier, et tout en se référant aux périodes de 1808-1814, 1820-1823 et 1840-1843, ils sont, par leurs considérations souvent très pertinentes, un précédent digne d'intérêt pour l'étude du mouvement révolutionnaire hispanique, puisque l'auteur avait assisté à plusieurs révolutions européennes et sa grande capacité intellectuelle utilisait ses connaissances pour les confronter aux événements espagnols. Il n'est sans doute pas nécessaire de signaler que le critère de Marx est extrêmement partial. Ses revues historiques des siècles antérieurs contiennent des erreurs de taille du point de vue des faits. » (A. Ballesteros y Beretta, Historia de Espana y su in influencia en la historia universal, Barcelona, Salvat Editores S.A., 1936, 99 p.)

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néral, de « correspondances journalistiques dans le sens stricte » 30. Sans doute, ces écrits sont-ils bien plus qu'une simple description superficielle des événements ; ils comportent des analyses politiques et sociales, des essais historiques, des pronostics, des généralisations théoriques, etc. L'intérêt de ces articles et correspondances sur l'Espagne réside surtout dans le fait que c'est une des rares œuvres de Marx, dédiée aux conditions et aux possibilités de la révolution dans un pays arriéré, sous-développée, semi-féodal. Nous essaierons de montrer comment les thèses suggérées par Marx à propos des soulèvements de 1854-1856 jettent une lumière neuve sur sa pensée, en soulignant, d'une part, sa surprenante « modernité » par rapport à la problématique socio-politique de ce qu'il est convenu de nommer le « Tiers Monde » : coups d'État militaires, guerre de guérillas, rôle des paysans, révolution bourgeoise ou socialiste. [43]

I. La Révolution de 1854 Retour à la table des matières

En juin 1854, un soulèvement militaire eut lieu, en Espagne, sous la direction des généraux O'Donnel et Espartero, connu sous le nom de « Vicalvarada » (d'après le nom du village Vicálvaro, où eut lieu la bataille opposant les insurgés et les troupes gouvernementales). L'insurrection fut soutenue par le parti dit « progressiste », par des groupes républicains et démocratiques, et par de larges couches du peuple, qui éleva des barricades à Madrid et libéra les prisonniers politiques. Du point de vue des militaires, « il y avait un danger : les démocrates et l'esprit de classe qui commençait à se manifester parmi les ouvriers. Or, ceux-ci étaient armés et, de ce fait, la révolution amorcée par O'Donnel pourrait devenir une révolution sociale. [...] Espartero et 30

F. Mehring, K. Marx. Geschichte seines Lebens.

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O'Donnel décidèrent de se coaliser pour sauver le Trône, en empêchant les démocrates de s'imposer, soit par la violence, soit par la voie légale » 31. Bientôt, le conflit éclatait entre les généraux et le peuple : sous la protection d'Espartero, la reine-mère Marie-Christine prenait la fuite, tandis que la police dissolvait les juntes révolutionnaires constituées par le peuple. Tels sont les événements que décrit le « journaliste » Marx dans la N.Y.D.T. de juillet à septembre 1854 32. [44] Le fil conducteur des correspondances de Marx est précisément l'opposition entre les militaires, prêts à la conciliation avec le Trône, et le peuple, qui exige des transformations radicales. Marx analyse tout d'abord le « manifeste de Manzanares » du général O'Donnel, où celui-ci fut forcé de proclamer des principes contraires à l'hégémonie de l'armée (convocation des Cortès, formation d'une Milice nationale, etc.) ; Marx en conclut que « l'insurrection militaire n'obtint l'aide d'un mouvement populaire qu'en acceptant, en échange, les conditions de ce dernier. Reste à savoir si elle sera aussi obligée de les respecter et d'accomplir ses promesses ». Marx souligne, d'autre part, que ce ne sont pas les militaires qui ont pris partout

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F.G. Bruguera, Histoire contemporaine d'Espagne, 1789-1950, Ed. Ophrys, Paris, 1953, p. 221. Cf. aussi Riasanov, « Die spanische Révolution » in Gesammelte Schriften von K. Marx u F. Engels, 1852 bis 1862, Stuttgart, 1920, Dietz, p. 548, et B. Clarke, Modern Spain 18154898, Cambridge University Press, 1906, 238 p. Précisément, quelques mois avant le début de la révolution, Marx s'intéressait à l'Espagne : il étudiant l'espagnol et lisait entre autres Calderon et le Don Quijote (cf. lettre de Marx à Engels du 3 mai 1854, Werke, 28, p. 356) qui seront mentionnés plus tard dans ses articles et ses correspondances au N.Y.D.T. (cf. Marx, Engels, Revolution in Spain, International Publishers, New York, 1939, pp. 41, 52, 135) ; ces études lui permirent de lire la presse espagnole, comme le démontrent les nombreuses citations des périodiques Las Cortes, La Gaceta de Madrid, etc. Ajoutons qu'en mars 1S54 Marx suggérait déjà l'éventualité d'un soulèvement en Espagne, dans une de ses correspondances pour le N.Y.D.T. (Werke, 10, p. 115).

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l'initiative, mais que dans beaucoup d'endroits ils n'ont fait que céder aux pressions supérieures de la population 33. Après la victoire de l'insurrection, après les sacrifices sanglants du peuple sur les barricades, le conflit commence entre celui-ci et les généraux : dès le début, les chefs des barricades se rendirent chez Espartero pour lui faire part de leurs objections sur la constitution du gouvernement. Quel est le contenu politique de ce conflit ? Marx montre, dans une correspondance du 11 août 1854, que le peuple espagnol veut le suffrage universel, auquel s'opposent, à des degrés divers, O'Donnel et Espartero. Le peuple se refuse à déposer les armes tant que le gouvernement n'aura pas publié un nouveau programme, puisque [45] celui de Manzanares ne lui paraît plus satisfaisant. Le peuple exige entre autres, l'annulation du Concordat clérical de 1851 avec l'Église (Marx, par erreur, parle du « concordat de 1852 »), la confiscation des biens des contre-révolutionnaires et le jugement de la reine-mère Christine 34. Marx compare ce conflit entre les militaires « modérés » et le peuple radical aux événements de la révolution de 1848 en France. En analysant les mesures fiscales réactionnaires du gouvernement « révolutionnaire » d'Espartero, il conclut : « Ainsi le nouveau gouvernement populaire se transforme aussitôt en serviteur des grands capitalistes et en oppresseur du peuple. Exactement de la même façon, le gouvernement provisoire français de 1848 a été poussé à prendre la célèbre mesure des 45 centimes et à confisquer les fonds des Caisses d'épargne pour pouvoir payer aux capitalistes leurs intérêts » 35. Cette remarque de Marx est importante, parce qu'elle n'oppose plus seulement « militaires » et « peuple », mais aussi « capitalistes » et « peuple », et parce qu'elle place apparemment l'Espagne au même « niveau » social et politique que la France de 1848. Cependant, en écrivant sur « le peuple », il se limite à mentionner le rôle des groupes démocrates et républicains, surtout à Madrid et Barcelona, sans soulever l'hypothèse d'un « juin 1848 » en Espagne. 33 34 35

Revolution in Spain (R.S.), p. 97. R.S., pp. 111, 112, 113. R.S., pp. 129-130.

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Marx ne fait mention des ouvriers que dans des citations de la presse réactionnaire. Il est une fois question de travailleurs à Barcelone qui auraient été fusillés par les nouvelles autorités, « pour avoir détruit des machines et portée atteinte à la propriété ». Ailleurs, il cite la [46] Kolnische Zeitung (« Les classes ouvrières, travaillées par des agitateurs, sont dans un état d'excitation permanente ») et l’Indépendance belge (« Les manifestations ultra-communistes de Barcelone »), Mais dans les trois cas il met en doute la véracité de ces informations, à cause de leur source « impure » 36. Ceci nous amène à la phrase qui peut être considérée comme le résumé de la conception que se fait Marx de la révolution de 1854 et de la situation de l'Espagne en général : « La question sociale, dans le sens moderne du mot, n'a pas de base (ce foundation ») dans un pays avec ses ressources encore non développées et avec une population aussi réduite que l'Espagne. — 15 000 000 d'habitants seulement. » 37 Le deuxième argument employé par Marx peut être négligé : la population de la Prusse, par exemple, (où, selon Marx, la question sociale était bel et bien actuelle) était d'environ 17 millions d'habitants, à peine plus que l'Espagne. Le premier argument, par contre, est important : la « question sociale » moderne (c'est-à-dire, la lutte de classe des travailleurs) n'est pas « mûre » en Espagne, qui est encore un pays sous-développé. Nous verrons bientôt que cette thèse n'est pas, aux yeux de Marx, un dogme absolu et infaillible, mais une « hypothèse de travail », qu'il est prêt à abandonner si elle ne se trouve pas confirmée par les faits.

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R.S., pp. 100, 135. R.S., p. 126.

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II. — « Revolutionary Spain » (revue historique) Retour à la table des matières

Sous le titre « Espagne révolutionnaire » Marx a publié au N.Y.D.T. une série d'articles de fond sur l'histoire de l'Espagne, notamment sur les années 1808-1820. (Le brouillon d'un article sur la révolution de 1820-1823 qui ne fut pas publié se trouve dans le volume 10 de la nouvelle édition allemande des œuvres de Marx.) La première question qui se pose à propos de ces articles est de savoir pourquoi il accomplit ce « retour en arrière », pourquoi il eut besoin de cette analyse historique des révolutions en Espagne. La réponse de Marx est méthodologiquement significative : il voit dans l'histoire révolutionnaire de l'Espagne, dans celle d'un passé lointain, et encore plus dans celle du début du XIXe siècle, « un outil pour la compréhension et le jugement des développements que cette nation est en train d'offrir à l'observation du monde » 38. Déjà, dans la première série des correspondances sur la révolution de 1854, Marx soulignait, à propos du rôle d'Espartero, l'importance et l'incidence des préjugés du passé sur les événements du présent, thème qu'on trouve d'ailleurs dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Dans la série « Espagne révolutionnaire », il explique que les racines du régionalisme espagnol se trouvent dans le passé, dans la diversité des formes selon lesquelles les différentes régions se sont émancipées de la domination maure pour former de petites entités indépendantes. Quant [48] à la cause de l'influence décisive de l'armée espagnole dans la vie politique du pays, il faut la chercher dans le rôle

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R.S., p. 28. Il existe cinq cahiers de Marx contenant des notes sur l'histoire espagnole, à partir d'auteurs anglais, français et espagnols (Werke, 28, p. 711). Dans une lettre à Engels du 2 septembre 1854, Marx écrit que son « étude principale » était maintenant l'Espagne (Werke, 28, p. 389).

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révolutionnaire de cette armée pendant la guerre de libération contre l'invasion napoléonienne 39. Marx voit en somme dans l'étude historique du passé au niveau de la « super-structure », un instrument méthodologique décisif, non moins important que l'analyse de la base économique, pour la compréhension et l'explication du présent 40. On trouve dans ces articles historiques de Marx des remarques sur un sujet redevenu très actuel : la guerre de guérillas. C'est, d'après tous les indices, le seul endroit dans l'œuvre de Marx où il soit question de guérillas. La description que donne Marx de la guérilla espagnole contre l'occupation française sonne étonnamment « moderne ». En fait, les traits mis en évidence par lui (par exemple, le rapport étroit des guérillas avec les paysans) [49] sont caractéristiques des guerres de guérilla dans les pays coloniaux et semi-coloniaux du XXe siècle. Selon Marx, les guérillas « ont été la base pour l'armement réel du peuple. Dès qu'apparaissait l'opportunité d'une capture ou dès que se projetait une entreprise d'envergure, la partie la plus active et la plus audacieuse du peuple se joignait aux guérillas. [...] L'entreprise une fois conclue, chacun suivait sont propre chemin, et des hommes armés se dispersaient tout de suite dans toutes les directions ; les paysans 39 40

R.S., pp. 26, 55. Cet aspect méthodologique a été remarqué par la plupart des commentateurs des articles de Marx sur l'Espagne. Riasanov, par exemple, écrit : « L'histoire du développement de la Constitution espagnole de 1812 donnée par Marx prouve, elle aussi, que son "matérialisme économique" ne l'empêchait nullement de reconnaître les traits spécifiques du processus historique dans les divers pays, qui peuvent se former et se développer sur une même base économique, sous l'influence de diverses circonstances empiriques, de diverses conditions naturelles, et de rapports raciaux cristallisés et d'influences historiques extérieures » (Gesammelte Schriften, p. 551). L'auteur anonyme de l'introduction à l'édition espagnole de 1960 souligne à son tour que les écrits sur l'Espagne mettent en évidence « l'importante différence entre la vraie méthode de Marx et l'image simplifiée qu'on en donne dans les manuels et les polémiques. » On voit clairement quelle est, pour Marx, « l'importance du rôle dialectique des éléments superstructurels — tradition, culture, institutions, politique, religion — et leur réaction sur les éléments structurels de base de la vie sociale » (in Marx, Engels, Revolution en Espana, Ed. Ariel, Barcelona, 1960, Prologo, pp. 13-14).

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associés à la guérilla retournaient tranquillement à leurs occupation habituelles, sans que même leur absence fût remarquée. Les communications étaient coupées sur toutes les routes. Mille ennemis se tenaient sur leur garde et pas tin seul ne put être découvert. [...] En même temps, il n'existait aucun moyen pour combattre radicalement ce type de résistance. Les Français étaient obligés de rester constamment armés contre un ennemi qui fuyait toujours, et réapparaissait, partout présent sans se laisser jamais voir, invisible derrière l'écran des montagne » 41. Ajoutons que Marx insiste sur l'importance des paysans dans tout mouvement révolutionnaire déclenché en Espagne, c'est-à-dire, non seulement dans la guerre contre l'invasion étrangère, mais aussi dans la lutte contre la réaction intérieure. Dans le dernier article historique (qui n'a pas été publié dans la N.Y.D.T.) Marx explique l'échec de la révolution de 1820-1823 par l'indifférence et la passivité des campagnes vis-à-vis des luttes de partis, puisque le parti révolutionnaire lui-même ne sut pas « comment lier les intérêts des paysans au mouvement des villes » 42. [50]

III. — « Revolution in Spain » (1856) 43 Retour à la table des matières

Au cours des années 1854-1856, l'Espagne fut le théâtre d'une violente agitation sociale. Des émeutes de femmes à Saragosse, et de paysans à Valence et dans la Castille, eurent lieu, aux cris de « À bas le gouvernement ! » et « Mort aux riches ! ». En outre, en juin 1855, la première grève générale d'Espagne éclata à Barcelone, qui dura plus de dix jours, entraînant 40 000 ouvriers environ. Des patrons furent 41 42 43

R.S., p. 53. Werke, 10, p. 632. Bruguera, Hist. contemp. d'Espagne, pp. 228-230 ; cf. aussi Éduardo Aunos Pérez, Itinerario Historico de la Espana Contemporanea (1808-1936), Bosch, Barcelona, 1940, p. 139 ; cet historien franquiste voit dans les événements de cette époque la naissance, en Espagne, du « monstre de la subversion sociale » (p. 138).

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tués par des grévistes et des dirigeants ouvriers fusillés par les autorités. Il nous est difficile de déterminer avec précision si Marx fut informé de ces événements. De toute façon, de décembre 1854 jusqu'à août 1856, on ne trouve pratiquement aucune mention faite de l'Espagne dans les articles de Marx pour le N.Y.D.T., ou dans sa correspondance avec Engels. Cela ne signifie pas nécessairement qu'il ait ignoré les troubles sociaux d'Espagne, mais simplement que son attention, comme celle du inonde entier, fut tournée vers d'autres événements (la guerre de Crimée, notamment). En juillet 1856, le général O'Donnel déclencha (avec la complicité de la reine Isabelle) un coup d'État contre Espartero et prit le pouvoir. Espartero se cacha, abandonnant ses partisans à leur destin ; les Cortès, après un essai timide de résistance, se séparèrent « de facto », et leur président conseilla à la milice nationale (qui s'était soulevée à Madrid contre l'armée) de se disperser 44. Il ne restait sur le champ de bataille que les insurgés des quartiers [51] ouvriers commandés par le dirigeant populaire (et ex-torrero) Pucheta, qui luttèrent jusqu'au bout 45. D'autres soulèvements se produisirent aussi à Barcelone, Gérone et Saragosse, mais le 31 juillet O'Donnel était maître du pays et dissolvait la milice nationale. Les deux correspondances de Marx sur les événements de juillet 1856 (sous le titre The Revolution in Spain) sont peut-être la partie la plus significative et la plus importante de ses écrits sur l'Espagne. En décrivant les événements révolutionnaires de Madrid, Marx remarque qu'au début les « esparteristes » et les libéraux bourgeois en général s'unirent au peuple dans l'insurrection contre le coup d'État de O'Donnel. Cependant, dès le deuxième jour, la milice nationale bourgeoise « disparaissait complètement des lieux de l'action, laissant aux ouvriers tout le poids de la bataille ». En d'autres termes, selon Marx, il y a eu deux batailles distinctes pendant les trois jours de lutte à Madrid : « l'une a été livrée par la milice libérale des classes moyennes, 44 45

Cf. Ballesteros, op. cit., p. 56 ; B. Clarke, op. cit., p. 250. « Pucheta a transplanté dans les rues de Madrid la tactique des guérillas des montagnes d'Espagne. L'insurrection dispersée s'est fixée sous un arc d'église, dans une ruelle quelconque, sous un escalier, et s'est défendue jusqu'à la mort » (Marx, R.S., p. 151).

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appuyée par les ouvriers (workmen), contre l'armée ; l'autre a été livrée par l'armée contre les ouvriers abandonnés par la milice ». Résumant l'insurrection de juillet 1856 à Madrid, Marx souligne : « les prolétaires furent trahis et abandonnés par la bourgeoisie » 46. La conclusion politique que Marx tire de ces événements est très différente de celle de 1854 : « En 1856, nous n'avons plus simplement la cour et l'armée d'un côté et le peuple de l'autre, mais nous [52] avons aussi dans les rangs du peuple les mêmes divisions que dans le reste de l'Europe occidentale » 47.

Qu'est-ce que cela signifie ? Il semble évident qu'à la lumière des conflits socio-politiques de juin 1856 (et peut-être des troubles sociaux de 1855), Marx perçoive déjà en Espagne les premiers signes de « la question sociale au sens moderne du mot ». Marx envisage maintenant la révolution en Espagne non comme un événement en marge au cours général de l'histoire européenne, mais comme un cas particulier des révolutions démocratiques de 1848 avortées par la trahison de la bourgeoisie libérale : « Espartero a abandonné les Cortès, les Cortès les chefs, les chefs la classe moyenne, et celle-ci le peuple. Cela fournit une nouvelle illustration du caractère de la plupart des luttes européennes de 1848-1849 et de celles qui auront lieu dans la portion occidentale du continent » 48. Il dresse ensuite un tableau pénétrant de la base sociale du bonapartisme et des dictatures militaires, qui permet d'expliquer les traits communs aux coups d'État de O'Donnel et de Louis Napoléon (et à beaucoup d'autres dans les pays sous-développés au XXe siècle...) : « Il existe, d'une part, l'industrie moderne et le commerce, dont les têtes naturelles, les classes moyennes, sont opposées au despotisme militaire ; d'autre part, quand celles-ci commencent leur bataille contre le despotisme, les ouvriers eux-mêmes interviennent, qui sont le produit de l'or46 47 48

R.S., pp. 145, 146, 151. R.S., p. 144, souligné par nous. R.S., p. 147.

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ganisation moderne du travail, et qui réclament la part leur revenant du résultat de la victoire. Effrayées par les conséquences de cette alliance involontaire, les classes [53] moyennes battent en retraite et viennent se remettre sous les batteries protectrices du despotisme haï » 49.

Marx termine ce dernier paragraphe de la première correspondance par une phrase qui montre bien à quel point les événements de 1856 l'avaient surpris, l'obligeant à revoir ses présuppositions sur l'Espagne « pas encore mûre » et « manquant de bases pour la question sociale » : « Que cette leçon se soit aussi déroulée en Espagne est aussi impressionnant qu'inattendu » 50. Quel est le vrai caractère de cette révolution de 1856 et par quoi se différencie-t-elle des révolutions espagnoles antérieures ? En la comparant à l'insurrection de 1854, Marx remarque qu'il y a assez de traits distincts dans les deux mouvements pour indiquer les immenses progrès faits par le peuple espagnol dans une si brève période. Quels sont ces traits ? La révolution de 1856 « se distingue, de toutes celles qui l'ont précédée par l'absence de tout caractère dynastique ». Les journées de juin 1856 ont sonné le glas de la monarchie en Espagne : le peuple s'est soulevé ouvertement contre la reine Isabelle elle-même 51. Mais, ajoute Marx, « en 1856 la révolution espagnole a perdu non seulement son caractère dynastique, mais aussi son caractère militaire ». L'armée, qui s'était mise à la tête de toutes les insurrections en Espagne, a lutté cette fois-ci contre la milice et le peuple : sa mission révolutionnaire est révolue 52. S'agit-il donc d'une révolution libérale-bourgeoise ? Ainsi que nous l'avons vu, Marx a souligné la défection de [54] la bourgeoisie, qui a choisi de se réfugier derrière les batteries protectrices de l'armée.

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Ibid. R.S., p. 148. R.S., pp. 151-152. R.S., pp. 152, 154.

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Le divorce entre Espartero et la révolution de 1856 symbolise la rupture avec les luttes du passé : « L'homme dans lequel se concentrent les caractères militaire, dynastique et libéral bourgeois de la révolution espagnole — Espartero — s'est effondré » 53. Quel est donc le caractère de cette révolution ? Marx suggère qu'elle est une étape intermédiaire vers la révolution sociale « au sens moderne du mot » ; intermédiaire dans la mesure où elle n'est plus militaire et bourgeoise, mais pas encore socialiste. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter la phrase finale de la dernière correspondance de Marx sur l'Espagne : « La prochaine révolution européenne trouvera l'Espagne mûre pour coopérer avec elle. Les années 1854 et 1856 ont été des phases de transition par lesquelles elle a dû passer pour arriver à cette maturité » 54. Cette phrase, particulièrement significative, nous montre que Marx a dépassé ses présuppositions de 1854 sur l'immaturité sociale de l'Espagne. Pour comprendre cette nouvelle conception et toutes ses implications, il faut nous demander quel était, à son avis, le caractère de la prochaine révolution européenne et dans quels délais celle-ci devait se produire. Une lettre de Marx à Engels, approximativement de la même époque, nous renseigne sur son opinion à ce sujet : « Dans le continent [européen] la révolution est imminente et prendra tout de suite un caractère socialiste » 55. [55] Ce qui nous intéresse ici n'est pas la précision ou l'erreur de ce pronostic, mais sa signification méthodologique. Si l'on rapproche cette remarque de la phrase citée plus haut, on arrive nécessairement aux conclusions suivantes : 1) Marx croyait que l'Espagne était assez mûre pour faire partie de la révolution socialiste imminente en Europe. 53 54 55

R.S., p. 154. Ibid. Marx Engels, Ausgewählte Briefe, Diète Verlag, Berlin, 1953 p. 133 (lettre du 8 octobre 1858), souligne par nous.

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2) Selon Marx, cette maturité était le produit, non d'un développement économique et industriel, mais d'une série d'événements historiques au niveau politico-social. Les conclusions théoriques générales que suggèrent les articles de Marx sur l'Espagne représentent au fond une esquisse de la « théorie de la révolution permanente » : 1. La bourgeoisie libérale des pays arriérés n'est plus une classe révolutionnaire. Elle préfère se soumettre à une dictature militaire plutôt que de courir le risque de déclencher un mouvement populaire qui pourrait la déborder. 2. Dans les pays sous-développés, arriérés, semi-féodaux, la révolution socialiste est possible, après un processus de maturation politico-sociale active du peuple travailleur. Enfin, la leçon méthodologique essentielle qui se dégage de ces écrits de Marx est que le processus historique est conditionné non seulement par la base économique, mais aussi par les événements du passé (sociaux, politiques ou militaires) et par la praxis révolutionnaire des hommes au présent. [56]

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Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. Première partie : Marx

Chapitre III L’humanisme historiciste de Marx ou relire le Capital « Dans Le Capital Marx se présente comme l'économiste scientifique qui analyse minutieusement le caractère transitoire des époques sociales... Le poids de ce mouvement de l'intelligence humaine est tel qu'il nous a souvent fait oublier le caractère humaniste (dans le meilleur sens du terme) de ses préoccupations. Le mécanisme des rapports de production et leur conséquence, la lutte de classes, cache, dans une certaine mesure, ce fait objectif : ce sont des hommes qui se meuvent dans l'atmosphère historique » 56.

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Gramsci avait, dans une formule extrêmement heureuse, défini le marxisme comme un historicisme absolu et un humanisme absolu. La lecture du Capital — à la con-

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Ernesto Che Guevara, « À propos du système budgétaire de financement », Œuvres révolutionnaires 1959-1967, Paris, 1968, p. 147.

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[58] dition, bien entendu, qu'on lise ce qui y est écrit, et non un soidisant « discours silencieux », « reconstitué... » en dépit de la lettre de Marx » — confirme entièrement cette définition 57. Aujourd'hui, la présentation de cette thèse doit être précédée par une polémique avec l'école « anti-humaniste ». Il s'agit de montrer que la lecture « anti-humaniste » est en contradiction non seulement avec les œuvres qu'Althusser a rejetées dans le purgatoire de la « coupure » et de la « mutation » (Idéologie Allemande, Misère de la Philosophie, 18 Brumaire) mais aussi avec celle qu'il a admise au paradis scientifique où l'on contemple éternellement la Vérité Positive : le Capital.

I. — L'humanisme dans « Le Capital » Retour à la table des matières

Tout d'abord il faudrait dissiper un malentendu, selon lequel « l'humanisme est une idéologie bourgeoise » ; que l'humanisme avant Marx ait été abstrait, bourgeois, etc., ne signifie nullement qu'il faille renoncer à tout humanisme. Le matérialisme pré-marxiste était mécanique ; ce qui n'a pas empêché Marx de s'intituler matérialiste. Il en est de même pour les termes « dialectique », « socialiste », etc. Un autre malentendu est celui qui identifie l'humanisme à une « essence humaine » éternelle. Or, une vision du monde non-humaniste (le catholicisme du Moyen Age) reposait sur l'idée d'une « nature humaine » inchangeable. L'humanisme apparaît historiquement à la Renaissance, en opposition avec l'idéologie religieuse de l'homme comme « serviteur de Dieu ». L'humanisme de Marx dénonce la domination des hommes par les choses dans le [59] mode de production capitaliste qu'il compare — sans l'identifier — avec l'aliénation religieuse. Mais, tandis que l'humanisme pré-marxiste qui apparaît avec le développement de l'économie marchande 58 est abstrait, « naturaliste », individualiste et 57 58

Cf. Louis Althusser, Lire le Capital, I, Maspero, Paris, 1965, p. 63. Cf. Michel Verret, Théorie et Politique, Ed. Sociales, Paris, 1967, pp. 102107.

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bourgeois, celui de Marx est matérialiste, sociologique, historiciste, révolutionnaire, prolétarien. Il nous semble que les principaux moments de l'humanisme dans Le Capital sont : a) le dévoilement des rapports entre les hommes derrière les catégories réifiées de l'économie capitaliste ; b) la critique de l'« inhumanité » du capitalisme ; c) le socialisme comme possibilité objective d'une société où la production est rationnellement contrôlée par les hommes. Selon l'école « anti-humaniste », le marxisme doit « se passer complètement des services théoriques du concept d'homme » puisque « les concepts dans lesquels Marx pense la réalité... ne font plus intervenir une seule fois comme concepts théoriques les concepts d'homme ou d'humanisme » ; ces concepts seraient remplacés par ceux de forces productives, rapports de production, etc. 59. Cela appelle plusieurs remarques : a) L. Althusser lui-même se sert du concept d'à homme » dans ses écrits. S'agit-il alors d'un concept théorique, idéologique ou d'un manque de rigueur ? Ce concept apparaît à propos du « rapport que l'homme entretient avec la nature » 60. S'agit-il, bel et bien, d'un concept théorique, ou d'un « mot-théoriquement-vide-quiest-le-plein-de-1'idéologie » ? [60] b) Marx définit précisément les concepts de « forces productives » et de « rapport de production » en faisant intervenir le concept d'homme. Ainsi, la force de travail, qu'est-elle pour Marx sinon « les capacités physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme, dans sa personnalité vivante » ? Et les rap59 60

Althusser, Pour Marx, p. 255. Lire le Capital, II, p. 149.

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ports de production, que sont-ils sinon « des rapports sociaux déterminés entre les hommes eux-mêmes, qui assument pour eux la forme fantasmagorique d'un rapport entre les choses » ? 61. Dans l'œuvre théorique immense de Marx, le seul passage qu'Althusser peut présenter à l'appui de sa thèse « anti-humaniste » est la phrase suivante des Gloses Marginales sur Wagner : « Ma méthode analytique ne part pas de l'homme, mais de la période sociale économiquement donnée... », qu'Althusser met en exergue à l'article « Marxisme et Humanisme » 62. Le marxiste tchèque J. Zeleny avait déjà remarqué que la traduction française citée par Althusser déforme le sens de ce passage qui dit : « meine analytische Methode, die nich von dem Mensch sondern der ökonomisch gegebnen Gesellschaftsperiode ausgeht... » (souligné par Marx) 63 ; en d'autres termes, Marx explique qu'il ne part pas de l'Homme (le concept abstrait d'homme), mais des hommes produisant dans une société concrète, idée d'ailleurs exprimée par la première phrase de l'Introduction à la Critique de l'Économie Politique : « Des individus produisant en société — donc une production d'individus socialement déterminée, tel est naturellement le point de départ » 64. La lecture du [61] texte entier des Gloses sur Wagner confirme rigoureusement cette interprétation. Marx y oppose à /'Homme (Der Mensch) de Wagner (« isolé en face de la nature »), « l'homme social » (gesellschaftlichen Menschen), « l'homme qui se trouve déjà dans une forme quelconque de société » 65. Quelques mots maintenant sur la tentative des « antihumanistes » pour substituer le concept théorique d'homme (ou sujet humain) par celui de ce support de rapports de production ». D'abord, le terme employé par Marx, « Träger » est mieux rendu par porteur que par « support » — qui a une connotation de passivité. L'image que Marx 61 62 63 64 65

Marx, « Das Kapital I », in Werke 23, Dietz Verlag, Berlin, 1968, pp. 181, 186. Pour Marx, p. 225. Marx, « Randglossen zu Adolph Wagner... », in Werke, 19, p. 371. J. Zeleny, Die Wissenschaftslogik bei Marx und Das Kapital, Akademie Verlag, Berlin, 1968, pp. 290-291. Marx, « Randglossen... », Werke, 19, p. 362.

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emploie à plusieurs reprises est celle de « porter un masque » (« masque économique caractéristique »). Pour forcer Marx à devenir « anti-humaniste », il faudrait dire que les hommes ne sont que masques ; cela peut paraître absurde, mais c'est précisément ce que Balibar essaie de faire : « ...les individus précisément s'avancent masqués (« le caractère économique de capitaliste — die ökonomische Charaktermaske des Kapitalisten — ne s'attache donc à un homme qu'autant que son argent fonctionne constamment comme capital » III, 9) : ils ne sont que des masques » 66. Il s'agit évidemment d'un flagrant non sequitur, sans aucun rapport avec la citation de Marx qui, justement, distingue entre l'homme et le masque. La vérité est qu'une des critiques faites par Marx à l'idéologie bourgeoise est son incapacité à distinguer entre le masque et ce qu'il cache : « Les agents pratiques de la production capitaliste et ceux qui manipulent pour eux. la langue idéologique sont aussi incapables de distinguer le moyen de production du masque qui le caractérise, que le propriétaire [62] d'esclaves de distinguer le travailleur lui-même de son caractère d'esclave » 67. Et on pourrait ajouter : le travailleur moderne de son masque d'esclave salarié qui vend sa force de travail ! Y a-t-il dans le Capital un concept de « nature » ou « essence » humaine ? En fait, on y trouve ce qu'on pourrait appeler plutôt un concept d'« homme en général », qui appartient, comme celui de « production en général », à la sphère de ce que Marx désigne par le terme d'« abstraction raisonnable » (Verstandige Abstraktion) 68. Le concept d'« homme en général » du Capital est celui d'un animal social qui produit en utilisant des instruments, d'après un « projet », c'est-à-dire un but conscient qui préexiste idéalement dans son imagination — ce qui distingue le pire architecte de la meilleure abeille, etc. 69. Est-ce que cela signifie qu'il existe une « nature humaine éternelle » ? Non, puisque Marx précise dans ce même passage

66 67 68 69

Balibar, Lire le Capital, II, p. 271, souligné dans le texte. Marx, « Das Kapital I », in Werke, 23, p. 635. Cf. Grundrisse der Kritik der Politischen Okonomie, Europäische Verlägsanstalt, p. 7. Werke, 23, pp. 193, 346.

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qu'« en même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature » 70. Le concept d'« homme en général », comme celui de ce production en général », ne fait que souligner certains traits communs à toutes les époques de la vie sociale, jusqu'à nos jours. Sa valeur est donc limitée (selon Marx, l'« abstraction raisonnable » a le mérite de « nous éviter la répétition ». Cf. Grundrisse, p. 7) et ne constitue nullement le « fondement » de l'humanisme marxiste. En réalité, ce qui intéresse Marx n'est pas tellement la « production en général » ou « l'homme en général », mais la [63] production à une époque historique déterminée, et les hommes concrets qui vivent et produisent dans une société historiquement déterminée. 1) Dévoilement du fétichisme Dans le Capital, Marx dévoile les rapports sociaux entre hommes derrière les formes réifiées de l'économie marchande (valeur, argent, capital, etc.) ; il montre comment le travail humain prend la forme d'une caractéristique objective des choses ; comment, dans la forme marchandise, un rapport social déterminé entre les hommes prend la forme d'un rapport entre des choses ; comment le capital lui-même « n'est pas une chose mais un rapport social entre les individus médiatisé par des choses » 71. II n'est pas besoin ici de développer celte problématique, analysée par de nombreux auteurs marxistes, de Lukács à Mandel. Il nous suffit de souligner la dimension cognitive de l'humanisme de Marx, qui lui permet de briser l'« enveloppe chosifiée » du fétichisme capitaliste pour découvrir l'essence du phénomène : les rapports sociaux entre les individus, les producteurs, les hommes. L'humanisme n'est pas dans le Capital une simple « protestation morale » : il déchire le « voile mystique » de la réification, il déchiffre l'« hiéroglyphe » de la valeur, il saisit la réalité sociale (humaine) cachée par l'opacité du marché. Comment peut-on affirmer, en lisant ces pages du Capital, que Marx « ne fait plus intervenir une seule fois comme concept théo70 71

Werke, 23, p. 192, souligné par nous, M.L. Werke, 23, pp. 86, 91, 793.

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rique » le concept d'homme ? 72. Ou encore que la catégorie de « chose » est « la catégorie la plus étrangère à Marx » ? 73 [64] Jacques Rancière a essayé de « traduire » le chapitre sur le fétichisme de la marchandise en langage « antihumaniste ». Il écrit, par exemple : « Ce qui prend la forme d'une chose, ce n'est pas le travail comme activité d'un sujet, c'est le caractère social du travail ». Cette affirmation nous semble poser un faux dilemme. Le travail est l'activité d'un sujet, et cette activité a un caractère social 74. D'autre part, Marx écrit explicitement dans le Capital que « le travail humain dépensé (Verausgabte menschlichen Arbeit) prend une forme chosifiée » 75. Plus récemment, Althusser, reconnaissant, semble-t-il, l'impossibilité d'une « lecture » non-humaniste du chapitre sur le fétichisme, l'a finalement excommunié pour péché d'« influence hégélienne », « flagrante » et « extrêmement dommageable » 76. D'ailleurs, il ne reconnaît maintenant comme seul texte sans « l'ombre d'une trace d'influence humaniste feuerbachienne ou hégélienne » que les Notes marginales sur Wagner 77. Or, on trouve dans ce texte un passage qui se réfère tout à fait clairement à la problématique du fétichisme : « la chose, la « valeur d'usage », apparaît comme pure objectivation du travail humain, comme dépense de force de travail humain, et donc ce contenu se présente comme un caractère objectif de la chose... » 78.

72 73 74

75 76 77 78

Althusser, Pour Marx, p. 255, souligné par nous, ML. Ibid., p. 237. « Toute production est l'appropriation de la nature par l'individu dans le cadre et par l'intermédiaire d'une forme de société déterminée ». Marx, Introduction à la Critique de l'Économie Politique, Ed. Sociales, Paris, p. 153, Cf. Rancière, Lire le Capital I, p. 134. Werke, 23, p. 88, souligné par nous, M.L. Althusser, « Avertissement » in Marx, Le Capital, Livre I, Garnier, Paris, 1969, p. 22. Ibid., p. 29. Marx, « Randglossen zu A. Wagner... », Werke, 19, p. 375.

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[65] 2) Critique de « l'inhumanité » du capitalisme L'aliénation Le capitalisme est un système où « le processus de production domine les hommes, et non les hommes le processus de production » ; c'est un mode de production où « le travailleur n'existe que pour les besoins de valorisation de la richesse donnée, et non, au contraire, la richesse objective pour les besoins de développement du travailleur. Ainsi que, dans la religion, l'homme est dominé par l'œuvre de son cerveau, il est, dans la production capitaliste, dominé par l'œuvre de sa propre main ». Marx montre comment le comportement atomistique des hommes dans l'économie marchande a pour résultat nécessaire la forme « aliénée » (entfremdete), « autonome » (Verselbsändigte) et indépendante de leur action consciente que prennent les rapports sociaux de production, les moyens de production et les produits en général ; grâce à l'anarchie du marché capitaliste, le mouvement social des hommes prend la forme d'un mouvement de choses, qui contrôle les hommes au lieu d'être contrôlé par eux 79. Il faudrait distinguer entre l'illusion fétichiste (illusion qui est en même temps une « forme d'apparition nécessaire ») — selon laquelle, par exemple, la valeur est une qualité objective des produits en tant que choses — et la réalité de l'aliénation, c'est-à-dire de l'« autonomie » du monde des marchandises et de leur domination sur les hommes. D'autre part, ce qui distingue radicalement l'aliénation économique de l'aliénation religieuse est que cette dernière disparaît, une fois éliminée l'illusion du fétiche divin, tandis que l'aliénation économique ne peut être [66] supprimée que par l'abolition du mode de production capitaliste. En bref, sur le problème du rapport entre le concept d'aliénation dans les Manuscrits de 1844 et le Capital (qui a déjà fait couler beau79

« Kapital I », Werke 23, pp. 89, 95, 108, 455, 649 ; « Kapital III », Werke 25, pp. 247, 838, etc.

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coup d'encre), il nous semble également erroné d'identifier les deux ou de leur dénier, au contraire, tout rapport ; surtout, il nous semble faux de prétendre que le problème de l'aliénation a « disparu » du Capital ou ne s'y trouve qu'à l'état de « survivance terminologique ». Il faudrait plutôt étudier la transformation du concept, qui a chez Marx, en 1844, un caractère « anthropologique » feuerbachien (« l'aliénation de l'essence humaine ») tandis que dans le Capital il devient historicisé 80. La dégradation physique des travailleurs La dégradation physique des prolétaires par le capital — Vampyre, Moloch, Juggernaut qui leur vole l'air libre, le soleil, la nourriture, le sommeil, la santé, la vie même — est un des leitmotive du Capital. Dans plusieurs chapitres (ch. VIII, La journée de travail, ch. XIII, Machinerie et grande industrie, ch. XXIII, La loi générale de l'accumulation capitaliste) Marx analyse avec une attention scrupuleuse des rapports de médecins et d'inspecteurs de fabrique, qui révèlent la sousalimentation, les maladies, les conditions de vie et de travail dégradantes, la mort par excès de travail, la misère au sens absolu des travailleurs en général, et des femmes et des enfants en particulier. Cette analyse débouche évidemment sur une condamnation passionnée du capitalisme comme système de « dilapidation [67] sans scrupule de la vie humaine » et de son alchimie de l'exploitation, qui ne vise qu'à transformer « la sueur et le sang humains en marchandises » 81. La dégradation intellectuelle des travailleurs Le capitalisme produit non seulement la misère physique du prolétariat mais aussi son esclavage, son ignorance, son abrutissement et sa dégradation morale. Il lui enlève le temps nécessaire à l'éducation, au développement intellectuel, aux relations sociales. Par la division ma80 81

Cf. Mandel, Formation de la pensée économique de K. Marx, Maspero, Paris, 1967, p. 159. Marx, Le Capital, Livre I, Garnier, 1969, pp. 339, 342.

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nufacturière du travail il morcelle l'homme, estropie le travailleur en sacrifiant ses capacités multiples, le mutile au point de le réduire à une parcelle de lui-même : « diviser un homme, c'est l'exécuter, s'il a mérité une sentence de mort ; c'est l'assassiner, s'il ne la mérite pas. La division du travail c'est l'assassinat d'un peuple » 82. Le capital provoque la dégradation des rapports familiaux transformant les parents en marchands de leurs propres enfants. Enfin, il transforme l'ouvrier en rouage de la machine et en esclave salarié, soumis au despotisme mesquin des propriétaires. Les valeurs morales de Marx Il est évident qu'il s'agit ici d'une dénonciation morale du capitalisme. Il faut éviter à ce sujet deux pièges théoriques : a) vouloir réduire le Capital à un « cri éthique contre le capitalisme » (tendance représentée par M. Rubel). Dans ce cas, on perd simplement de vue ce qui différencie Marx des socialistes utopiques qui, eux aussi, ont critiqué le [68] capitalisme. Le socialisme marxiste est scientifique, le Capital est une œuvre de science ; b) parce que le Capital est une œuvre scientifique, nier sa dimension morale, sous prétexte que « Marx n'est pas un moraliste », que « la force productive humaine est objectivement martyrisée », etc. (cf. Michel Verret, op. cit., p. 111). La question qui se pose est celle-ci : au nom de quelles valeurs morales Marx critique-t-il le capitalisme ? Au premier abord, les principales valeurs qui servent de fondement éthique à sa dénonciation sont les valeurs humanistes « classiques » : la vie humaine, la culture, la justice, la liberté, etc. Apparemment, ou formellement, ce sont les mêmes valeurs prônées par l'humanisme bourgeois ; mais, par leur contenu, elles ont un sens nouveau, un sens révolutionnaire, prolétarien. Par exemple, la vie humaine est une valeur affirmée depuis toujours par l'humanisme bourgeois. Cependant, l'humaniste bourgeois typique ne s'intéresse pas à l'ouvrière morte par excès de travail dont parle Marx dans le Xe chapitre du Capital ; cela lui semble être le 82

« Kapital I », Werke, 23, pp., 380-385, 674-675.

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produit (regrettable, certes) des « lois naturelles » de l'économie, comme la mort causée par une chute est le produit de la loi de la gravitation, contre laquelle il n'y a pas lieu de s'indigner. Il en est de même pour la valeur (a classique », s'il en fut) de la liberté. Pour l'humanisme bourgeois, elle est la liberté de l'individu en tant qu'atome isolé, ce qui signifie, au niveau économique, le libre jeu des forces du marché. Pour Marx, « liberté » signifie essentiellement deux choses : — le développement des facultés humaines : développement limité, déformé et mutilé par l'économie capitaliste ; [69] — le contrôle rationnel et conscient des hommes sur la nature, la production et la vie sociale en général, ce qui implique, bien entendu, l'abolition du marché capitaliste. En d'autres termes, la définition de ces valeurs, la perspective dans laquelle il les envisage, leur signification concrète, sont radicalement différentes des valeurs que prône l'humanisme bourgeoisindividualiste, parce qu'il définit les valeurs du point de vue du prolétariat. Ce point de vue de classe domine dans tout le Capital et fonde l'unité dialectique de la science et de la critique (politico-morale) ; par exemple, le concept central de l'œuvre, la plus-value, n'a pas d'implications morales pour une éthique bourgeoise, puisque la vente de la force de travail s'est faite selon toutes les règles du marché, d'après un contrat « libre » et « juste ». C'est en considérant le problème du point de vue du prolétariat que Marx trouve dans la plus-value l'explicationdénonciation du mécanisme de l'exploitation des travailleurs et de l'injustice profonde du capitalisme 83.

83

Par cette remarque nous voulons uniquement signaler une direction de recherche possible sur le problème complexe et contradictoire de l'articulation entre « valeurs » et « science » chez Marx ; problème qui ne nous semble pas pouvoir être résolu dans le cadre d'une approche néo-positiviste.

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3) Le socialisme Le socialisme c'est pour Marx la possibilité objective d'une société où les valeurs humaines sont réalisées, une société d'« hommes libres » — c'est-à-dire une société où les hommes librement associés contrôlent, d'après un plan conçu de façon consciente, le processus de la vie sociale 84. [70] Le mode de production socialiste est donc celui qui abolit le fétichisme et l'aliénation, dans lequel les rapports des hommes avec les produits de leur travail sont transparents, et où la production est rationnellement planifiée par la communauté des producteurs. Il est aussi le mode de production qui permet aux hommes le développement libre, pleine et « multiple » (Vollseitig) de leurs capacités et, dans son stade supérieur — dont la réduction de la journée de travail est la condition première — le développement et l'enrichissement des facultés humaines en tant que finalité en soi 85. Le socialisme n'est par pour Marx la réalisation d'une « essence humaine ». Le concept d'à homme en général » est une « abstraction raisonnable » qui n'est pas « niée » par le capitalisme : elle ne fait que résumer certains traits communs aux hommes dans tous les modes de production connus jusqu'ici, y compris le mode capitaliste. Le socialisme n'est donc pas la réalisation d'une « nature humaine » éternelle, mais la possibilité d'émergence d'un homme nouveau, l'homme communiste, l'homme de la société sans classes, l'homme du « règne de la liberté ». Si le socialisme est la forme de société dans laquelle les hommes dominent le processus de production matérielle, comment peut-on le comprendre et le définir sans utiliser le concept théorique d'homme ? Althusser semble se rendre compte de ce problème, puisqu'il parle, au beau milieu de son article « anti-humaniste », de la société socialiste comme celle où « tout homme a désormais objectivement le choix, 84 85

« Kapital I », Werke, 23, pp. 92-94. « Kapital III », Werke, 25, p. 828.

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c'est-à-dire la tâche difficile de devenir par lui-même ce qu'il est » 86. Or, comment tout homme (« homme » ?) peut-il choisir, s'il n'est pas sujet, s'il n'est que [71] « support » de rapports de production qui l'ont « mis en scène » 87, c'est-à-dire qui ont déjà choisi pour lui ?

II. — L'historicisme du « Capital » 1) Marx et l'économie politique classique Retour à la table des matières

Selon Marx, une des fautes fondamentales (Grundmängel) de l'économie politique classique est qu'elle n'a pas vu (übersieht) le rapport entre la nature (la marchandise) et la forme (la valeur). Pourquoi cette « bévue » '/ Parce que, répond Marx, l'économie classique, tout en découvrant (partiellement) le contenu (travail) qui se cache derrière la forme (valeur) ne s'est jamais demandé pourquoi ce contenu doit prendre cette forme 88. Donc, la différence entre Marx et les économistes bourgeois n'est pas une réponse différente à une même question, mais Marx a posé une question nouvelle. En d'autres termes, la différence entre eux est une différence de problématique. Les questions posées par les classiques définissent un « horizon » où certains objets ne sont pas « visibles » — où ils n'existent même pas comme objets ; leur problématique découpe un « champ de visibilité » 89. Mais ce n'est pas tout. Il s'agit maintenant de savoir pourquoi les économistes bourgeois n'ont pas posé cette question. Ce n'est pas, bien entendu, par manque de bonne volonté, d'honnêteté scientifique ou d'intelligence. La réponse de Marx est claire et univoque : parce que, « pour leur conscience bourgeoise, ces formes, qui portent sur [72] leur front la marque d'appartenance à une formation sociale où le processus de production domine les hommes et non les hommes le pro86 87 88 89

Pour Marx, p. 245. Cf. Althusser, Lire le Capital, II, p. 103. « Kapital » I, Werke, 23, p. 95. Nous renvoyons aux excellentes analyses d'Althusser sur le concept de « problématique » : Lire le Capital I, pp. 26-29.

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cessus de production, sont considérées aussi évidemment naturelles que le travail productif lui-même ». En d'autres termes : ils ne voient pas la spécificité historique des formes capitalistes parce qu'ils les considèrent comme des « formes naturelles éternelles de la production sociale » 90. Cette « marque sur le front » des formes capitalistes est en même temps une « écriture sur les murs » (Mene, mene, tekel upharsin !) qui annonce que les jours du capital sont comptés, que le mode de production capitaliste est historique et transitoire comme tous les modes de production qui l'ont précédé. C'est pour cela qu'elle est « illisible » pour les économistes bourgeois, pour lesquels « il n'y a que deux sortes d'institutions, celle de l'art et celle de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en cela aux théologiens qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu. Ainsi, il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus » 91. C'est pour cela que Ricardo ne pose pas la question de la source de la plus-value ; elle est pour lui inhérente à une forme naturelle de production. C'est aussi parce qu'il considère la production bourgeoise comme « production tout court » qu'il ne peut pas envisager la possibilité de la sur-production capitaliste. Quant à Malthus, par exemple, il ne voit pas les causes véritables de la [73] « sur-population » (les lois historiques de la production capitaliste) parce qu'il l'attribue aux lois éternelles de la Nature, etc. 92. Ce n'est donc pas par hasard que Marx, dans la préface du Capital définit sa méthode dialectique rationnelle comme « un scandale et une abomination pour la bourgeoisie et ses porte-parole doctrinaires, parce que, dans la compréhension positive des choses existantes elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation, de leur déclin nécessaire ; parce que saisissant chaque forme dans le flux du mouve90 91 92

« Kapital I », Werke, 23, pp. 95-96. Marx, « Misère de la Philosophie », cité par lui dans le Capital I, Werke, 23, p. 96. « Kapital I », Werke 23, pp. 539, 551 ; Theories of Surplus Value, II, L. & Wishart, Londres, 1969, p. 529.

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ment c'est-à-dire par son côté transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; elle est essentiellement critique et révolutionnaire » 93. Ce qui signifie concrètement, dans le Capital, saisir le caractère spécifique, historique, « périssable », limité et contradictoire des formes, lois et rapports de production de l'économie capitaliste. Et c'est parce que son matérialisme est dialectique-historique que Marx condamne formellement et explicitement dans le Capital le « matérialisme qui, en tant que science-naturaliste (naturwissenchaftlichen) abstrait, exclut le processus historique » 94, remarque très actuelle aujourd'hui, quand des courants néo-positivistes essaient (à nouveau) de placer le marxisme dans le lit de Procuste du modèle méthodologique des sciences naturelles. C'est ici, au cœur de la méthode elle-même, que se trouve l’historicisme de Marx. Parler du caractère historiciste du Capital ne signifie donc nullement prétendre que le Capital est ce l'histoire du capitalisme » ou que l'ordre de développement des catégories dans les trois livres est en rapport avec l'ordre d'apparition historique [74] de ces catégories. L'historicisme se trouve à un niveau beaucoup plus « profond » dans la conceptualisation théorique de chaque catégorie. Chaque catégorie du mode de production capitaliste est saisie, analysée, définie et conceptualisée par Marx comme historiquement spécifique. Nier ce fait, ou son importance méthodologique capitale, signifie ne rien comprendre à la différence entre la dialectique révolutionnaire de Marx et la méthode des économistes bourgeois. Comme les textes de Marx à ce sujet sont absolument explicites et univoques, il est impossible à Althusser et à ses collaborateurs de les « interpréter » dans un sens structuraliste « anti-historiciste ». Ils sont par conséquent obligés d'avancer la thèse curieuse selon laquelle Marx n'a pas compris son rapport avec l'économie classique ; que sa « critique déclarée » à l'économie politique classique (critique de son caractère a-historique, éternitaire, fixiste) « reste superficielle et équivoque », et ne fait que témoigner de « l'inachèvement du jugement de Marx sur lui-même » ! 95. Selon Rancière, la véritable différence entre Marx et Ricardo n'est pas l'historicisme, mais le fait que « seul Marx 93 94 95

« Kapital I », Werke, 23, p. 28, souligné par nous, M.L. « Kapital I », Werke, 23, p. 393. Althusser, Lire le Capital II, pp. 36-37.

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parvient à faire un système au sens kantien du terme ». (Cf. Lire le Capital I, p. 181.) Selon Althusser, si la différence entre Marx et les classiques était le caractère historique des catégories économiques, « Marx serait alors Ricardo mis en mouvement... C'est-à-dire historicisé », ce qui repose sur « une conception de la dialectique comme méthode en soi, indifférente au contenu » 96. C'est un peu comme si Althusser écrivait qu'il est faux de dire que la principale différence entre les utopistes et Marx réside dans le [75] caractère scientifique du socialisme marxiste, parce que cela reviendrait à présenter Marx comme un « Fourier scientifique... » Affirmer le caractère historiciste de Marx ne conduit nullement à le présenter comme « un Ricardo historicisé » : s'il est historicisé, il n'est plus Ricardo ! Un « Ricardo historicisé » est un être miraculeux aussi difficile à trouver qu'une vierge enceinte, ou que cet animal terrible dont parle le folklore brésilien : « l'âne-sans-tête-quilance-des-flammes-par-les-narines... » L'historicisme atteint évidemment le contenu même des concepts. Les concepts de Marx ont une signification entièrement différente de ceux de Ricardo précisément parce qu'ils sont historicistes. 2) Les hommes et l'histoire Nous avons vu que le reproche adressé constamment par Marx aux économistes bourgeois est de « mystifier » des lois historiques du capitalisme pour en faire des lois naturelles. Cela signifie qu'il existe pour Marx une différence fondamentale entre l'Histoire et la Nature, l'histoire humaine et l'histoire naturelle. Quelle est cette différence ? Marx répond à cette question cruciale par une phrase lumineuse (contre laquelle viennent nécessairement se briser toutes les vagues d'assaut « anti-historicistes ») : « comme l'a dit Vico l'histoire humaine se distingue de l'histoire naturelle par ceci, que nous avons fait l'une et non l'autre » 97. Cette thèse a une importance stratégiquement décisive parce qu'elle constitue le point nodal dans la théorie de Marx où l'huma96 97

Althusser, Lire le Capital II, p. 37. « Kapital I », Werke, 23, p. 393.

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nisme et l'historicisme se rejoignent. La pensée de Marx est historiciste parce qu'elle est humaniste : [76] si Marx insiste autant sur la différence entre Nature et Histoire c'est parce que, pour lui, les hommes sont le « sujet » de l'histoire (ils la font). Et sa méthode est révolutionnaire précisément parce qu'elle est humaniste-historiciste : les rapports de production capitalistes ne sont pas tout à fait indépendants des hommes, éternels et inchangeables comme les lois de la nature ; ils sont produits par les hommes 98 et peuvent être changés par les hommes dans une révolution. Enfin, la méthode de Marx est historiciste-révolutionnaire parce qu'il se situe du point de vue du prolétariat, le seul point de vue social qui permette de saisir ce caractère transitoire du capitaliste en dépassant 1'« horizon des perspectives » bourgeoises. Dire que les hommes font l'histoire ne signifie pas, bien entendu, qu'ils la font selon leur « libre volonté » : « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé » 99. La conception marxienne de l'histoire qui s'oppose à la fois au matérialisme mécaniste et à l'idéalisme volontariste est celle du rapport dialectique entre sujet et objet, entre l'homme et les « circonstances », l'activité humaine et les « conditions données » 100. 98

« P.J. Proudhon, l'économiste, a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie, dans des rapports de production déterminés. Mais ce qu'il n'a pas compris, c'est que ces rapports sociaux déterminés sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc. » Marx, Misère de la Philosophie, Ed. Sociales, Paris, 1947, p. 88. 99 Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon-Bonaparte, Ed. Sociales, Paris, 1948, p. 173. 100 Selon Goldmann, la méthode de Marx repose sur le principe dialectique de la circularité du sujet et de l'objet, « cercle à l'intérieur duquel il est impossible de choisir un commencement autrement que relatif, et justifié uniquement pour les raisons pragmatiques de telle ou telle recherche particulière. Inutile de dire que sur ce point l'analyse de Marx, et tout aussi bien celle de Lukács et du marxisme dialectique, se trouvent en opposition rigoureuse avec tout matérialisme mécaniste pour lequel, comme pour Feuerbach, tel que l'a lu Marx tout au moins, les circonstances — en l'occurrence les rapports de production — constituent un commencement absolu qui ne laisse aucune place à la transformation de ces rapports par l'activité des hommes ».

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[77] La thèse dialectique selon laquelle « les hommes font l'histoire » a toujours été un des points de rupture théorique entre le marxisme révolutionnaire et le pseudo-marxisme mécaniciste des idéologues « officiels » de la IIe Internationale (Kautsky, Plekhanov). Ce n'est pas par hasard que Lénine souligne, dans une polémique avec Plekhanov, l'attitude de Marx envers la Commune de Paris : « il estime au plus haut point le fait que la classe ouvrière faisait héroïquement, avec abnégation et initiative, l'histoire du monde. Marx considérait l'histoire du monde du point de vue de ceux qui la font sans avoir la possibilité de prévoir infailliblement les chances de succès... » 101. Althusser rejette l'idée selon laquelle les hommes seraient le sujet de l'histoire ; pour lui, les hommes ne sont que « supports de rapports de production », et les rapports de production ne peuvent être pensés sous la catégorie de sujet 102. Or, ce qui disparaît du champ de visibilité de cette théorie est précisément la révolution. Si les hommes ne sont que « supports de rapports de production » comment peuvent-ils un beau jour transformer ces rapports de production ? S'ils « ne sont que masques » (Balibar), comment peuvent-ils jeter bas le masque de l'esclavage salarié ? Dans la conception « anti-humaniste » il n'y a pas de place pour la révolution, surtout pour la révolution socialiste, où le prolétariat, sujet de l'histoire, se soulève (sous la direction de son parti) pour briser les [78] rapports de production anciens et en créer consciemment, rationnellement, de nouveaux. Il faut dire que ce problème de l'histoire faite par les hommes est le lieu de contradictions flagrantes chez Althusser. Dans un texte récent sur Lénine il écrit que « ce ne sont pas les hommes qui font l'histoire, mais les masses... » 103. Ceci appelle quelques remarques : a) que sont « les masses », sinon des hommes ? L. Goldmann, « L'idéologie allemande », L'homme et la société, N. 7, 1968, p. 48. 101 Lénine, « Préface aux lettres de Marx à Kugelmann », in Marx, Engels, Marxisme, Moscou, p. 206. 102 Althusser, Lire le Capital, II, pp. 102, 157. 103 Althusser, Lénine et la Philosophie, Maspero, Paris, 1969, p. 57.

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b) habituellement, on parle des « masses » (terme vague et peu rigoureux) par opposition soit aux classes dominantes, soit aux dirigeants et partis des classes dominées. Dans les deux cas il est faux, ou du moins insuffisant, d'écrire que « les masses font l'histoire ». Dans le premier cas, l'histoire est faite aussi par les classes dominantes, les exploiteurs, les gouvernements, etc. Dans le deuxième, opposer les masses aux dirigeants et proclamer que « les masses font l'histoire » serait tomber dans le pur spontanéisme. Mais le plus intéressant est que dans ce dernier texte L. Althusser nous informe que « Marx ne cessait de reconnaître une dette importante à l'égard de Hegel : celle d'avoir le premier conçu l'histoire comme un « procès sans sujet » 104. Ce qui nous amène à poser deux petites questions bien innocentes : a) où Marx a-t-il écrit cela ? b) si « les masses font l'histoire », comment l'histoire est-elle « un processus sans sujet » ? [79]

III. — Signification politique de l'humanisme marxiste aujourd'hui Retour à la table des matières

Althusser semble voir l'humanisme marxiste aujourd'hui comme un thème « assez rassurant et attrayant », qui rend possible le dialogue entre les communistes et les sociaux-démocrates, ou même « une sorte de rencontre » entre l'humanisme libéral bourgeois ou chrétien et l'humanisme socialiste. Le développement des thèmes de cet humanisme socialiste est, selon lui, fondé « sur les conditions nouvelles 104

Althusser, « Avertissement », in Marx, Le Capital, Garnier, 1969, p. 21.

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existant en Union soviétique, sur la fin de la dictature du prolétariat et sur le passage au communisme » 105. Laissons provisoirement de côté le caractère douteux et politiquement discutable des thèmes sur « la fin de la dictature du prolétariat » en U.R.S.S. Ce qu'il faut souligner c'est qu'à côté d'un certain « humanisme socialiste » lié effectivement à la « libéralisation » en U.R.S.S., dont les tenants sont d'anciens staliniens (sincèrement) repentis (Garaudy, Schaff, etc.), qui permet le dialogue avec « .les hommes de bonne volonté » qui refusent la guerre et la misère » 106, il y a un tout autre humanisme marxiste qui, lui, n'est pas du tout « rassurant » et qui prône moins le « dialogue » que la guerre révolutionnaire du peuple contre l'impérialisme et le capitalisme. C'est l'humanisme qui s'exprime, par exemple, dans certains écrits de Mao Tsé-Toung quand il écrit que « le facteur décisif c'est l'homme et non les choses. Le rapport de forces se détermine non seulement par le rapport des puissances militaires et économiques, mais aussi par le rapport des ressources humaines [80] et des forces morales. C'est l'homme qui dispose des forces militaires et économiques » 107. C'est aussi l'humanisme marxiste qui apparaît dans tous les écrits de Guevara, pour lequel « la dernière et la plus importante ambition révolutionnaire est de voir l'homme libéré de son aliénation » et qui soulignait à plusieurs reprises que te c'est l'homme qui est l'acteur

105 106

Althusser, Pour Marx, pp. 227, 228, 243. Pour Marx, p. 227. 107 Citations du Président Mao, 1966, pp. 156-157. Voir aussi l'intéressant article anonyme publié en Chine en 1964, sous le titre « A propos de la priorité du facteur humain », où il est écrit que « tant qu'il s'agit des relations entre l'homme et les choses, le facteur décisif est l'homme et non les choses. C'est là un point de vue fondamental du marxisme-léninisme ». La conception bourgeoise matérialiste mécaniste nie cela, mais « tout travailleur qui accepte l'influence de la conception bourgeoise du monde se désarmera inévitablement d'un point de vue moral et deviendra un philistin invertébré, privé de volonté et de faculté d'agir ». Cf. Pékin Information, 16-11-1964, pp. 2125. La politique extérieure actuelle de la Chine semble bien éloignée de ces principes...

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conscient de l'histoire. Sans cette conscience qui englobe celle de son être social il ne peut y avoir de communisme » 108. Un exemple qui illustre les conséquences politiques concrètes que peut avoir le débat sur l'humanisme-historiciste est la discussion qui s'est déroulée à Cuba en 1963-64, entre Che Guevara et Ernest Mandel d'un côté, le commandant Alberto Mora et Charles Bettelheim de l'autre. Cette discussion tournait tout d'abord autour de problèmes économiques pratiques : financement budgétaire central ou autonomie financière des entreprises ; « stimulants moraux » ou « stimulants matériels » ; plan rigoureux ou utilisation du marché, etc. Mais il y avait aussi un axe théorique : le rôle de la loi de la valeur dans une [81] économie socialiste de transition. Tandis que pour Guevara et Mandel la loi de la valeur peut être progressivement abolie par l’intervention consciente des hommes, c'est-à-dire par la planification socialiste, pour Bettelheim (qui est aujourd'hui un structuraliste ce antihumaniste ») la loi de la valeur est une « loi objective » des sociétés de transition qui ne disparaîtra que dans le communisme, grâce au développement des forces productives. La position de Bettelheim (dont nous ne voulons nullement nier les mérites en tant qu'économiste marxiste, ainsi que l'aide apportée à la Révolution cubaine) est au fond celle de Staline, pour lequel la loi de la valeur était une « loi objective » inexorable de la société socialiste 109. Guevara, par contre, souligne qu'il faut attribuer à la planification « un pouvoir de décision consciente bien plus grand » que celui que Che Guevara, Œuvre révolutionnaire 1959-1967, Maspero, Paris, pp. 262, 148. 109 Selon Staline, « le marxisme conçoit les lois de la science — qu'il s'agisse des lois de la nature ou des lois de l'économie politique — comme le reflet des processus objectifs qui s'opèrent indépendamment de la volonté humaine. Ces lois, on peut les découvrir, les connaître, les étudier, en tenir compte pour ses actions, les exploiter dans l'intérêt de la société, mais on ne peut les modifier ou les abolir » Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S., Editions Norman Béthune, Paris, p. 4. Staline, ce précurseur génial de l'anti-historicisme contemporain, identifie purement et simplement la science naturelle et l'économie politique, les lois de la nature et les lois économiques historiquement déterminées, c'est-à-dire qu'il revient de Marx à l'économie politique classique. 108

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Bettelheim lui concède. Parce que, à son avis, « la loi de la valeur et le plan sont deux termes liés par une contradiction et sa solution ; nous pouvons alors dire que la planification centralisée est la manière d'être de la société socialiste, la catégorie qui la définit,' et le point où la conscience de l'homme parvient enfin à synthétiser et à diriger l'économie vers son objectif, la [82] libération totale de l'être humain dans le cadre de la société communiste » 110.

110

Che Guevara, « La signification de la planification socialiste », in Œuvres Révolutionnaires, Maspero, Paris, 1968, pp. 185, 183. Cf. aussi E. Mandel, « Le grand débat économique » in Partisans N. 37. Cuba et le castrisme en A. latine, 1967, p. 30 : « Ceux qui contestent que la "loi de la valeur" continue à régler la production, directement ou indirectement, à l'époque de transition du capitalisme au socialisme, ne nient point que les catégories marchandes survivent inévitablement à cette époque... Mais ils comprennent le caractère fondamentalement contradictoire entre le marché et le plan, et accordent ainsi une large place à l'établissement de prix administrés dans de nombreux domaines, soit pour assurer le développement de certains services sociaux par priorité, soit pour assurer certains impératifs de développement économique national. »

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Chapitre IV Le marxisme révolutionnaire de Rosa Luxemburg

« Du point de vue méthodologique les écrits de Rosa Luxemburg représentent sans doute ce qu'on a écrit de mieux en défense du marxisme. » (Karl Radek, 1921.) « Rosa Luxemburg est la tête la plus géniale parmi les héritiers scientifiques de Marx et Engels. » (Franz Mehring, 1907.)

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Rosa Luxemburg était-elle marxiste ? On sait en effet qu'elle a « révisé » plusieurs thèses concrètes défendues par Marx et Engels : sur l'indépendance de la Pologne, sur l'accumulation du capital, etc. Mais, paradoxalement, elle est un des disciples de Marx au XXe siècle qui ont été les plus fidèles à sa méthode. C'est parce que pour elle justement le marxisme n'était pas une Summa Theologica, un ensemble figé de dogmes, un système de vérités éternelles établies une fois pour toutes, une série de proclamations pontificales marquées du sceau de l'infaillibilité — mais si, tout au contraire, une méthode vivante qui doit être constamment développée pour saisir le processus historique concret 111. Tandis que la plupart des « marxistes » de son époque cherchaient à « améliorer », « enrichir », « supplémenter » ou « aider » la pensée de Marx par des étranges mariages avec Darwin (Kautsky), le matérialisme mécanique (Plékhanov), le positivisme « science-naturaliste » (Bukharin) ou Kant (K. Eisner, Vorländer, Max Adler) — mariages contre nature dont le produit était toujours intellectuellement bâtard — Rosa Luxemburg utilisait, comme instrument d'analyse et arme de combat, une dialectique matérialiste authentiquement marxiste. Rosa Luxemburg n'était pas « philosophe » et on chercherait en vain dans ses écrits un traité de méthodologie ; sa méthode il faut la dégager dans l'ensemble de [88] sa pratique théorique, il faut la chercher à l'œuvre dans ses travaux politiques et économiques. Nous voulons dans les brèves remarques qui suivent attirer l'attention sur trois 111

« L'essence du marxisme ne consiste pas dans une ou autre opinion sur des problèmes courants mais seulement en deux principes fondamentaux : l'analyse dialectique-matérialiste de l'histoire... et l'analyse du développement de l'économie capitaliste... qui est elle-même une géniale application de la dialectique et du matérialisme historique à l'époque de l'économie bourgeoise. L'âme de toute la doctrine de Marx est la méthode dialectique-matérialiste d'examiner les problèmes de la vie sociale, méthode pour laquelle il n'y a pas de phénomènes, principes ou dogmes constants et immuables... » Préface à "La question polonaise et le mouvement socialiste", (1905) in Rosa Luxemburg, Scritti Politici, Editori, Riuniti, Roma, 1967, p. 265.

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aspects particulièrement significatifs de la dialectique marxiste chez Rosa Luxemburg : la science révolutionnaire, la catégorie de la totalité et la théorie de la praxis.

I. — La science révolutionnaire Retour à la table des matières

La pensée « marxiste » et/ou révisionniste de la fin du XIXe siècle - début du XXe était caractérisée par un déchirement entre le scientisme positiviste et le moralisme néo-kantien. Ces deux tendances en apparence contradictoires n'étaient que mutuellement complémentaires. La complémentarité parfaite entre Comte et Kant apparaît lumineusement dans la pensée d'Eduard Bernstein. Pour lui, la science doit être empirique, neutre, fondée sur des « faits » bien délimités, en un mot « positive ». « Ma façon de penser m'aurait plutôt prédisposé à la philosophie et à la sociologie positivistes », avoue-t-il avec sa franchise habituelle dans son autobiographie de 1924 112. La morale, par contre, est idéale, pure, absolue, éternelle, en un mot, kantienne. « Il faut à la social-démocratie un Kant qui fasse enfin le procès de la doctrine traditionnelle », qui se caractérise par son « mépris de l'idéal » écrit Bernstein dans le dernier chapitre des Présuppositions du socialisme et les tâches de la social-démocratie (1899). [89] La séparation prétendue entre « jugements de fait » et « jugements de valeur » conduit nécessairement à ce dualisme où une science sociale (soi-disant) « moralement neutre » a pour pendant une morale « pure » et « sans attaches ». Or, une telle démarche com112

Entwicklungsgang eines Sozialisten, F. Meiner, vol. 1, Leipzig, 1924, p. 40, Cf. Pierre Angel, E. Bernstein et l'évolution du socialisme allemand. Didier, Paris, 1961, pp. 194, 206 : « Empiriste, sa méthode s'attache à chaque fait, à chaque statistique et sépare les unes des autres les sciences humaines dont le marxisme recherche la synthèse. Elle part des effets plus que des causes, des parties et non du tout, de l'aspect des choses plutôt que de leur essence. Le rebelle (Bernstein) veut rester sur le terrain des faits tandis que ses adversaires voient dans les tendances de l'évolution générale une réalité plus profonde que dans les phénomènes isolés »).

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tienne/kantienne brise l'unité dialectique que Marx avait forgé, unité conceptualisée dans le terme socialisme scientifique. Un des plus importants (et méconnus) éléments méthodologiques dans le brillant pamphlet de Rosa contre Bernstein est le rétablissement de la synthèse marxiste entre science et révolution. Son point de départ est méthodologique : tant qu'il y aura une société de classes, il n'y a pas de science sociale (ou doctrine morale) « neutre » : « Il (Bernstein) croit représenter une science abstraite, générale, humaine, un libéralisme abstrait, une morale abstraite. Mais, comme la société véritable se compose de classes, qui ont des intérêts, des aspirations, des conceptions diamétralement opposées, une science générale humaine dans les questions sociales, un libéralisme abstrait, une morale abstraite, sont pour le moment, une illusion, une pure utopie. » 113 Ensuite, dans un texte capital Rosa Luxemburg montre que c'est justement parce que Marx se situait dans une perspective révolutionnaire qu'il a pu être scientifique, que c'est grâce à son « point de vue » révolutionnaire qu'il a pu voir ce qui était « invisible » pour l'économie politique bourgeoise : « Le secret de la théorie de la valeur chez Marx, de son analyse de l'argent, de sa théorie du capital, du taux de profit, et, par conséquent, de tout le système économique actuel, est le caractère périssable de l'économie capitaliste, son écroulement, et, par conséquent — ceci n'est que l'autre aspect — le but final [90] socialiste. C'est précisément et uniquement parce que Marx considérait l'économie capitaliste tout d'abord en tant que socialiste, c'est-à-dire du point de vue historique, qu'il put déchiffrer ses hiéroglyphes, et c'est parce qu'il fit du point de vue socialiste le point de départ de l'analyse scientifique de la société bourgeoise qu'il put, à son tour, donner une base scientifique au socialisme. » 114. Pour Rosa, comme pour Marx, socialisme scientifique et science socialiste ne sont que deux moments d'un même processus, celui de l'activité révolutionnaire critico-pratique. La « prise de parti » (au sens large) révolutionnaire était pour elle non un obstacle à l'analyse scientifique de la réalité, mais bien au contraire, une condition épistémologiquement nécessaire (mais bien entendu, non suffisante !) de celle-ci. 113

Rosa Luxembourg, Réforme ou Révolution ? (1899) Spartacus, Paris, 1947, p. 75. 114 Rosa Luxemburg, op. cit. p. 55 ; ce texte contient aussi une référence « historiciste » sur laquelle nous reviendrons plus tard.

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II. — La catégorie de la totalité Retour à la table des matières

Lukács a écrit dans l'avant-propos de son Histoire et Conscience de Classe que Rosa Luxemburg était « la seule disciple de Marx à prolonger réellement l'œuvre de sa vie tant sur le plan des faits économiques que sur le plan de la méthode économique... 115. Sur le plan de la méthode, qui est celui qui nous intéresse ici, cela signifie, tout d'abord, que Rosa Luxembourg se situe du point de vue de la totalité, lequel distingue (selon Lukács) de façon décisive, le marxisme de la science bourgeoise. La catégorie de la totalité dans le sens très précis de « la domination, déterminante et dans tous les domaines, du tout sur les parties » constitue l'essence de la méthode de Marx qu'on retrouve chez Rosa Luxemburg 116. [91] En effet, le noyau méthodologique de la critique de la science empiriste de Bernstein par Rosa Luxemburg est précisément celui de l'absence de la totalité : « Cette théorie (de l'adaptation capitaliste) ne saisit pas toutes les manifestations sus-mentionnées de la vie économique (le crédit, les cartels) dans leurs rapports organiques avec l'ensemble du développement capitaliste et avec tout le mécanisme économique, mais tirées hors de ces rapports en tant que disjecta membra d'une machine sans vie. » 117 Dans son remarquable introduction à l'édition italienne des œuvres de Rosa Luxemburg, Lelio Basso développe les propos de Lukács et montre comme « le but final » est pour elle précisément le rapport à la totalité (la totalité de la société comme processus historique) par lequel seulement chaque moment partiel de la lutte acquiert sa signification révolutionnaire 118. 115

Lukács, Histoire et Conscience de Classe, Ed. de Minuit, 1960, p. 10. Lukács, « Rosa Luxemburg, marxiste », in op. cit. pp. 47-48. Réforme ou Révolution ? p. 46. 118 Dans sa brochure sur la grève générale, Rosa Luxemburg souligne que « la lutte parlementaire est, elle aussi, à la politique socialiste dans le rapport de 116 117

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C'est du point de vue de la totalité que Rosa Luxemburg rejette catégoriquement les marchandages louches avec le gouvernement du Kaiser, proposés par les révisionnistes Heine et Schippel : vote pour les crédits militaires en échange de concessions sur le terrain de la politique sociale, appui au militarisme comme source de nouveaux emplois pour les ouvriers, etc. — pseudo-avantages partiels qui ne peuvent pas être jugés « en soi », isolement, mais par rapport au mouvement total, et qui révèlent à cette lumière leur véritable caractère : renforcement [92] de la force militaire réactionnaire qui sera opposée aux ouvriers dans leur lutte révolutionnaire. 119 La totalité, comme fondement méthodologique des écrits économiques et politiques de Rosa Luxemburg, n'est pas une totalité idéaliste, « expressive », dont les parties manifestent une « essence » spirituelle ». Comme pour Marx, la totalité est pour elle concrète et structurée ; structurée dans ce sens très précis que les rapports cachés et invisibles entre les éléments du tout constituent des lois de totalité distinctes des propriétés des éléments 120. Dans un passage dédié à la méthode de l'économie marxiste dans L'Accumulation du Capital, Rosa Luxemburg soulignait : « Même dans la complexité de la concurrence, même dans l'anarchie générale, il y en a évidemment des lois invisibles mais rigoureuses ; autrement la société capitaliste serait déjà en morceaux. Tout le sens de l'économie en tant que science et, en particulier, le but conscient de la doctrine économique marxiste c'est la détermination des lois occultes qui

la partie au tout, exactement comme le travail syndical. » — Grève générale, parti et syndicats (1906), Spartacus, Paris, 1947, p. 70. Lelio Basso, Introduzione in Rosa Luxemburg, Scritti Politici, pp. 26-37. 119 Il faut comparer la lumineuse analyse de Basso avec l'incompréhension totale d'un biographe universitaire de Rosa Luxemburg, J.P. Nettl, qui ne voit dans la critique du militarisme et de Schippel qu'un exercice « aride et formel » qui soi-disant condamnerait les ouvriers au chômage — lequel serait pour Rosa « un stimulant nécessaire à la lutte de classe » — Cf. J.P. Nettl, Rosa Luxemburg, Oxford University Press, London, 1966, vol. 1, pp. 216217. 120 Cf. J. Piaget « Genèse et structure en psychologie » in Entretiens sur les notions de genèse et structure, Paris, Mouton et C°, 1965, p. 37.

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conditionnent l'ordre et l'unité du complexes social parmi la confusion des économies privées. » 121 D'autre part, la structure de la totalité est, pour Rosa Luxemburg, toujours une structure historique. L'historicisme radical de la méthode marxiste ressort avec une clarté particulière dans sa critique de Bernstein, lequel [93] présente des statistiques économiques comparées de différents pays dans la même période, mais jamais de différentes périodes dans chaque pays — et qui ne saisit par conséquent que le rapport absolu des forces dans un moment donné et pas du tout la tendance du développement historique. La saisie des lois occultes du tout dans leur historicité — le structuralisme historique — est l'essence méthodologique du marxisme, comme le montre Rosa Luxemburg dans un texte extraordinaire (dont nous avons mentionné un paragraphe au sujet de la science révolutionnaire) : « Mais quelle est la clé magique qui a précisément permis à Marx de pénétrer les secrets les plus intimes de tous les phénomènes capitalistes, de résoudre, comme en se jouant, des problèmes dont les plus grands esprits de l'économie bourgeoise, tels que Smith et Ricardo, ne soupçonnaient même pas l'existence ? Rien d'autre que d'avoir conçu l'économie capitaliste tout entière comme étant un phénomène historique ayant une histoire non seulement derrière lui, comme le comprenait tout au plus l'économie capitaliste, mais aussi, devant lui, non seulement à l'égard du passé qu'était l'économie féodale, mais notamment aussi à l'égard de l'avenir socialiste. Le secret de la théorie de la valeur chez Marx, de son analyse de l'argent, de sa théorie du capital, du taux du profit, et, par conséquent, de tout le système économique actuel, est le caractère périssable de l'économie capitaliste... C'est précisément et uniquement parce que Marx considérait l'économie capitaliste tout d'abord en tant que socialiste, c'est-à-dire, du point de vue historique, qu'il a pu déchiffrer ses hiéroglyphes... » 122 121 122

In Basso, op. cit. p. 54. Réforme ou Révolution ? p. 55. Nous employons le terme « structuralisme historique » pour désigner ce que Lucien Goldmann appelle « structuralisme génétique » et qu'il oppose au structuralisme non dialectique et antihistoriciste. Le terme « historique » nous paraît plus apte à signifier ce contenu que celui de « genèse », parce qu'il n'a pas la connotation d' « origine », et permet mieux la référence à l'avenir — la dimension de l'avenir étant, comme le souligne Goldmann, décisive pour le marxisme. Cf. L. Goldmann,

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[94] Pour Rosa Luxemburg, la référence à la totalité est toujours la référence au processus historique ; il n'y a pas pour elle de structure figée et immobile : elle refuse d'absolutiser et réifier la stabilité relative des articulations du tout. Ses œuvres économiques contiennent une dimension historique, non comme « matériel illustratif » mais comme condition méthodologique de la compréhension et l'explication de la réalité. Quatre des dix chapitres de son Introduction à l'Économie Politique sont dédiés à l'histoire économique et aux tendances du développement capitaliste, et L'Accumulation du Capital contient des extenses analyses historiques de l'impérialisme et son mouvement de domination des économies pré-capitalistes. Mais l'histoire est présente dans ses œuvres non seulement au sens immédiat mais encore et surtout comme point de vue méthodologique, comme perspective qui considère, saisit et analyse chaque moment de la réalité comme étape du développement historique.

III. — La théorie de la praxis Retour à la table des matières

Lukács montre dans Histoire et Conscience de Classe comme la théorie de la praxis révolutionnaire chez Marx et Rosa Luxemburg « disloque d'un seul coup le dilemme de l'impuissance, c'est-à-dire le dilemme du fatalisme des lois pures et de l'éthique des intentions pures ». 123 Le moraliste néo-kantien et abstraitement volontariste de Bernstein est soumis à une critique sarcastique et [95] implacable par Rosa Luxemburg : son « principe de la justice » est « ce vieux dada chevauché depuis des millénaires par tous les réformateurs du monde entier, en l'absence de plus sûrs moyens historiques de progrès, ce Rossinante fourbu, sur lequel tous les Don Quichotte de l'histoire ont galopé vers la grande réforme du monde, pour ne rien rapporter finalement à la « Introduction générale » in Entretiens sur les notions de genèse et structure. 123 Lukács, op. cit. p. 61.

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maison, qu'un œil au beurre noir ». 124 Mais cela ne signifie nullement qu'elle s'incline vers une conception économiste de l'histoire — comme Kautsky, chez qui l'économisme mécaniste se mélangeait harmonieusement avec l'évolutionnisme darwiniste, donnant comme résultante politique une tactique d'attente de l'écroulement nécessaire, inévitable et fatal du système capitaliste. Une lettre récemment découverte de Rosa Luxemburg, du 15 août 1898, montre que dès le début de sa vie politique, elle n'a jamais souscrit à l'économisme pseudo-marxiste qui dominait la pensée théorique de la IIe Internationale : tout en soulignant que l'économique est en dernière instance l'élément décisif, elle ajoute que « des matérialistes qui affirment que le développement économique va sifflant comme une locomotive sur les rails de l'histoire, tandis que la politique et l'idéologie restent en arrière, abandonnés comme des wagonsmarchandises morts » n'ont rien à voir avec le marxisme. 125 Comment transformer la possibilité objective en acte ? La réponse de Rosa Luxemburg est explicitée dans la « brochure Junius » : la praxis révolutionnaire. La praxis est le lien dialectique entre le passé et l'avenir, entre les possibilités ouvertes par le processus historique et leur accomplissement. Les hommes font leur histoire, dans des limites imposées par le développement écono- […/…] *

[96]

124 125 *

Réforme ou Révolution ? p. 61. Publiée dans Z. Pola Walki, Varsovie, 1959, n° 1 (5) p. 72, in L. Basso, op. cit. p. 41. Texte manquant dans le livre. JMT.

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Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. Deuxième partie : Rosa Luxemburg

Chapitre V Rosa Luxemburg et la question nationale

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Rosa Luxemburg était un des plus grands penseurs marxistes de notre siècle, et un des combattants les plus passionnées de l'internationalisme prolétarien dans l'histoire du mouvement ouvrier. Ses erreurs sur la question nationale se situent donc à l'intérieur d'une pensée qui, pour l’essentiel, appartient à l'héritage actuel du marxisme révolutionnaire. Nous ne pensons pas que Lénine a toujours eu raison contre Rosa. Elle avait (avec Trotsky) compris bien avant lui le caractère socialiste de la révolution russe, le danger de bureaucratisation du parti ouvrier, la nature réformiste de la social-démocratie allemande « orthodoxe » d'avant 1914. Cependant, il nous semble d'une évidence pour ainsi dire « cartésienne » que Rosa (au contraire de Lénine) s'est profondément trompée au sujet de la question nationale. Nous essaierons d'analyser schématiquement ses différentes prises de position à ce sujet, de 1893 à

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[98] [Page non imprimée dans le livre. JMT.] [99] [Page non imprimée dans le livre. JMT.] [100] 1918, et de dégager les racines théoriques et méthodologiques de ses erreurs.

I. — Rosa sur la question nationale (1839-1918) Retour à la table des matières

En 1893, Rosa Luxemburg, Léo Jogisches, Julian Marchlewski et Adolf Warszawski fondaient le S.D.K.P., parti social-démocrate du royaume de Pologne, en opposition au P.P.S., parti socialiste polonais, qui se proposait de lutter pour l'indépendance de la Pologne. Dénonçant (non sans raison) le P.P.S. comme un parti « social-patriote », Rosa et ses camarades du S.D.K.P. s'opposaient farouchement au mot d'ordre de l'indépendance de la Pologne (à cette époque partagée entre la Russie, l'Allemagne et l'Autriche), insistant au contraire sur les liens étroits entre le prolétariat russe et polonais, et leur communauté de destin. Le « royaume de Pologne » (partie de la Pologne annexée à l'empire Tsariste) devrait accéder à l'autonomie territoriale, et non l'indépendance, dans le cadre d'une future République démocratique russe. En 1896, Rosa Luxemburg représente le S.D.K.P. au Congrès de la II Internationale à Londres. La plupart des dirigeants marxistes « orthodoxes » — Kautsky, Plekhanov, Wilhelm Liebknebht, Victor Adler sont favorables aux thèses du P.P.S., suivant en cela la tradition de Marx et de la 1re Internationale qui avaient toujours soutenu la lutte de la Pologne pour l'indépendance. Appelé à trancher entre les thèses de Rosa et celles de Pilsudski (dirigeant du P.P.S., futur dictateur see

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mi-fasciste de Pologne), l'Internationale finit par adopter une résolution à double tranchant, qui affirme à la fois le droit d'autodétermination des nations et le besoin d'unité entre les ouvriers de tous les pays, résolution dont se revendiqueront [101] tant Lénine que Rosa Luxemburg dans leurs polémiques sur la question nationale (chacun l'interprétant dans son sens). En 1898, Rosa publie sa thèse de doctorat, Le développement industriel de Pologne. Le thème central de cette œuvre est l'idée que la Pologne est, du point de vue économique, déjà intégrée à la Russie : la croissance économique et industrielle de la Pologne se fait grâce aux marchés russes, et par conséquent, l'économie polonaise ne peut plus exister séparée de l'économie russe. L'indépendance de la Pologne était le rêve de la noblesse polonaise à l'époque féodale. Or, le développement industriel a sapé les bases de ce rêve : ni la bourgeoisie polonaise, dont l'avenir économique dépend du marché russe, ni le prolétariat polonais, dont l'intérêt historique est l'alliance révolutionnaire avec le prolétariat russe, ne sont nationalistes. Il n'y a que la petite bourgeoisie et les couches précapitalistes qui nourrissent encore le rêve utopique d'une Pologne unifiée indépendante. Dans ce sens, Rosa considère son livre comme l'équivalent polonais de l'œuvre de Lénine, Le développement du capitalisme en Russie, dirigée contre les rêves utopiques et rétrogrades des populistes russes... Nous reviendrons plus tard sur les implications méthodologiques de cette démarche de Rosa, qui n'échappe pas toujours aux tentations du démon favori de la IIe Internationale : l’économisme. En 1903, au célèbre IIe Congrès du P.O.S.D.R. (parti ouvrier social-démocrate russe), le parti polonais de Rosa (devenu le S.D.K.P.i.L. par l'adhésion d'un groupe marxiste lithuanien) envoie une délégation dirigée par Warszawski (« Warski ») pour négocier son affiliation, sous forme fédérative, au parti russe. Des négociations laborieuses eurent lieu entre Russes et Polonais sur le degré [102] d'autonomie dont jouirait le S.D.K.P.i.L. à l'intérieur du P.O.S.D.R., au cours de la première partie du congrès qui se tenait à Bruxelles. Or, à ce moment, est publié le numéro de juillet de l’Iskra avec un article de Lénine défendant précisément le droit de la Pologne à l'indépendance. Rosa Luxemburg envoie immédiatement des instructions nouvelles et ultimatistes à la délégation du S.D.K.P.i.L. : exiger la révision de l'article 7 des statuts provisoires du P.O.S.D.R. qui affirmaient

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le droit d'autodétermination des nations. La formulation nouvelle devrait être, selon Rosa : « Pour des institutions garantissant l'entière liberté du développement culturel à toutes les nations qui composent l'État... » Cet « ultimatum » fut évidemment rejeté par les socialdémocrates russes, et les Polonais quittèrent le congrès qui, pour des raisons de sécurité, fut déplacé à Londres (où il allait scissionner entre bolcheviks et mencheviks). Ajoutons qu'en 1906 le S.D.K.P.i.L. a décidé malgré tout d'adhérer au P.O.S.D.R. (réunifié) sous forme fédérative, et en abandonnant ses exigences par rapport à l'article 7 des statuts — fait que Lénine utilisera plus tard dans ses polémiques avec Rosa sur la question nationale. La plupart des critique de Lénine à Rosa Luxemburg sur le problème de l'autodétermination ont pour objet un article qu'elle a écrit en 1908 et qui résume ses thèses : « Question nationale et autonomie », publié dans l'organe du S.D.K.P.i.L., Przeglad Socjaldemokratiyczny. Dans cet article, Rosa développe les thèmes suivants : a) Le droit d'autodétermination est un droit abstrait et métaphysique, comme le prétendu « droit au travail » au XIXe siècle, ou le cocasse « droit de chaque homme à manger dans des plats dorés » proclamé par l'écrivain Tchernichevsky ; [103] b) En soutenant le droit de séparation, on soutient en réalité le nationaliste bourgeois. La nation comme un tout uniforme et homogène n'existe pas : chaque classe dans la nation a des intérêts et des « droits » opposés ; c) L'indépendance des petites nations en général et de la Pologne en particulier est une utopie du point de vue économique, condamnée par les lois de l'histoire. Il n'y avait pour elle qu'une exception à cette règle « d'airain » : les peuples balkaniques opprimés par l'empire turc : Grecs, Serbes, Bulgares, Arméniens. Ces peuples avaient atteint un degré de développement économique, social et culturel supérieur à la Turquie, empire décadent qui les écrasait de son poids mort. Dans ces conditions dès

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1896 (à la suite d'un soulèvement national grec dans l'île de Crète) Rosa Luxemburg considérait — contrairement à la thèse défendue par Marx à l'époque de la guerre de Crimée — que l'empire turc n'était pas viable et que sa décomposition en États nationaux était une exigence du progrès historique. En 1914, Rosa Luxemburg fut, comme l'on sait, un des rares dirigeant de la IIe Internationale à ne pas céder à l'immense vague de chauvinisme délirant, nationalisme enragé et social-patriotisme hypocrite qui déferla sur l'Europe avec la guerre. Emprisonnée par les autorités allemandes pour sa propagande internationaliste et antimilitariste, elle écrit en 1915 et fait sortir clandestinement de la prison la célèbre Brochure Junius. Ce texte représente un pas considérable de Rosa Luxemburg vers l'acceptation du principe de l'autodétermination : « Le socialisme reconnaît à chaque peuple le droit à l'indépendance et à la liberté, à la libre disposition de son propre destin » 126. [104] Cependant, pour Rosa, cette autodétermination ne peut pas se faire dans le cadre des États capitalistes et, en particulier, colonialistes existants : comment peut-on parler de « libre disposition » au sujet d'États impérialistes comme la France, la Turquie ou la Russie tsariste ? « Il ne saurait y avoir de nation libre, lorsque son existence national repose sur la mise en esclavage d'autres peuples. » Il s'ensuit que seul le socialisme international est en mesure de faire du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes une réalité. En outre, dans les « Thèses sur les tâches de la social-démocratie internationale » publiées en annexe de la brochure, Rosa affirme catégoriquement qu'« à l'époque de cet impérialisme déchaîné il ne peut y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu'une mystification qui a pour but de mettre les masses laborieuses au service de leur ennemi mortel : l'impérialisme ». Cette règle étant valable, à ses yeux, non seulement pour les grands États coloniaux mais aussi pour les petites nations qui « ne sont que des pions dans le jeu impérialiste des grandes puissances 127. Lénine soumettra cette thèse à une critique sévère, en soulignant que les guerres nationales des colonies et semi-colonies (il mentionne 126

Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, La Taupe, Bruxelles, 1970, p. 172. 127 Ibid., pp. 220-221.

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la Chine comme exemple...) sont non seulement probables mais inévitables à l'époque de l'impérialisme — pronostic plus que confirmé par l'histoire du XXe siècle ! Toutefois, Lénine s'empresse d'ajouter qu'il serait « injuste d'accuser Junius d'indifférence pour les mouvements nationaux », puisque la brochure reconnaît les droits nationaux des colonies et, en général, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il semble que Lénine ignorait la véritable identité de Junius puisqu'il oppose l'auteur anonyme de la brochure [105] (« qui appartient visiblement à l'aile « radicale de gauche » du parti social-démocrate allemand ») à « certains sociaux-démocrates hollandais et polonais qui nient le droit des nations à disposer d'elles-mêmes en régime socialiste » — référence transparente à... Rosa Luxemburg elle-même ! 128 Cependant, dans une autre brochure écrite en prison, La révolution russe (1918) — non publiée de son vivant — il y a pour ainsi dire un « retour en arrière » de R. Luxemburg vers sa position purement négative par rapport aux droits nationaux. Cette brochure contient une critique radicale et tranchante de la politique des nationalités de Lénine et Trotsky (dont elle soutient le projet révolutionnaire, bien entendu), politique qu'elle accuse d'avoir involontairement « apporté de l'eau au moulin de la contre-révolution » : a) La politique socialiste lutte contre toute oppression, donc évidemment aussi contre l'oppression d'une nation par l'autre. Par contre, le fameux droit d'autodétermination des nations est une phraséologie vide et une mystification petite-bourgeoise du même genre que « désarmement universel », « Société des Nations », etc. ; b) Le mot d'ordre d'autodétermination lancé par les bolcheviks a désorienté les masses des pays périphériques de l'empire russe : Pologne, Finlande, Lithuanie, Ukraine, Caucase. Il a abandonné ces masses à la démagogie de leurs bourgeoisies nationales et les a coupées du prolétariat russe ; c) Au lieu de faire des concessions au nationalisme séparatiste bourgeois, les bolcheviks auraient dû, bien au contraire, « dé128

Lénine, « À propos de la brochure Junius », annexe à Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, pp. 233-234, 239-240.

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fendre avec ongles et dents l'intégrité de l'État russe comme arène de la révolution ». [106] Inutile d'ajouter que la seule tentative des bolcheviks pour « défendre avec ongles et dents l'intégrité de l'État russe comme arène de la révolution », l'invasion de la Pologne par l'Armée Rouge en 1920, s'est soldée par un échec douloureux qui démontre à satiété l'erreur profonde de la stratégie prônée par Rosa. Cette invasion, comme l'avait prévu Trotski (contre Toukhashevsky, principal théoricien de « l'exportation de la révolution ») avait provoqué une résurgence des sentiments nationalistes antirusses en Pologne, renforçant ainsi le régime réactionnaire de Pilsudsky et isolant le P.C. polonais, identifié par les masses avec « l'envahisseur étranger ».

II. — Bilan des erreurs théoriques de Rosa Luxemburg sur la question nationale Retour à la table des matières

Non seulement l'affaire polonaise de 1920 mais toute l'histoire du XXe siècle a apporté un démenti catégorique aux thèses de Rosa Luxemburg sur la question nationale. Il nous semble que ces thèses s'articulent autour de quatre erreurs théoriques, méthodologiques et politiques fondamentales : 1. Surtout avant 1914, une conception économiste du problème : la Pologne est économiquement dépendante de la Russie, donc elle ne peut pas être politiquement indépendant — argument qui tend à nier la spécificité et l'autonomie relative de l'instance politique. Cette méthode déterministe-économiste apparaît particulièrement dans sa thèse de doctorat et dans ses premiers écrits sur le problème polonais : le développement industriel de la Pologne, lié au marché russe, détermine « avec la force d'airain de la nécessité historique », d'une part le caractère utopique de l'indépendance polonaise, et, d'autre part, l'unité entre [107] prolétariats russes et polonais. Toutefois, ce genre d'argu-

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ment tend à disparaître à mesure que Rosa dépasse la tentation économiste (surtout après 1914) et est remplacé par les raisonnements à caractère proprement politique (par exemple, dans la brochure de 1918 sur la révolution russe). 2. Pour Rosa, la nation est essentiellement un phénomène culturel et spirituel, ce qui tend, encore une fois, à escamoter sa dimension politique, qui n'est réductible ni à l'économique ni à l'idéologie, et dont la forme concrète est l’État national indépendant. C'est pour cette raison que Rosa veut abolir l'oppression nationale, en permettant le « libre développement culturel », mais refuse d'accepter le droit à l'indépendance politique, sans comprendre que la négation du droit de constituer un État national indépendant est précisément une des principales formes de l'oppression nationale. 3. Rosa Luxemburg n'a pas vu dans les mouvements de libération nationale que leur côté anachronique, petit-bourgeois, réactionnaire, sans saisir leur potentialité révolutionnaire contre le tsarisme (et plus tard, dans un autre contexte, contre l'impérialisme et le colonialisme), c'est-à-dire sans comprendre la dialectique complexe et contradictoire du double caractère de ces mouvements nationaux. Par rapport à la Russie, on peut dire en général qu'elle a sous-estimé le rôle révolutionnaire des alliés non prolétariens de la classe ouvrière : la paysannerie, les nations opprimées ; elle concevait la révolution russe comme purement ouvrière et non, comme Lénine, dirigée par le prolétariat 129. [108] 4. Rosa n'a pas compris que la libération nationale des peuples opprimés est une exigence non seulement de la petite bourgeoisie « utopique », « rêveuse », « rétrograde » et « précapitaliste », mais aussi de toutes les masses populaires, prolétariat compris. Et que, par conséquent, la reconnaissance, par le prolétariat russe organisé, du droit d'autodétermination des peuples était précisément la condition sine qua non de son unité avec le prolétariat des nations opprimées.

129

Cf. G. Lukács, « Remarques critiques sur la "Critique de la révolution russe" de Rosa Luxemburg », Histoire et Conscience de classe.

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Quelle est la source de ces erreurs, lacunes et insuffisances de Rosa ? A notre avis, il serait faux de croire qu'elles sont organiquement liées à la méthode de R. Luxemburg (sauf pour l'économisme d'avant 1914) ou à l'ensemble de ses positions politiques (par exemple, sur le parti, sur la démocratie, etc.). En effet, ces thèses sur la question nationale n'étaient pas spécifiques à Rosa, mais étaient partagées par les autres dirigeants du S.D.K.P.i.L., même par ceux qui, comme Dzerjinsky, ont rallié le bolchevisme, Dzerjinsky n'a commencé à autocritiquer son opposition à l'autodétermination des nations qu'en 1925. Il est probable que la position unilatérale de Rosa soit, en dernière analyse, un sous produit idéologique de la lutte idéologique virulente du S.D.K.P.i.L. contre de P.P.S. La différence entre Lénine et Rosa Luxemburg est donc, dans une certaine mesure (au sujet de la Pologne du moins), une conséquence de la différence d'optique entre internationalistes russes (qui luttent contre le chauvinisme grand-russe) et internationalistes polonais (qui combattent le social-patriotisme polonais). Lénine semble reconnaître une certaine « division du travail » entre les marxistes de Russie et de Pologne à ce sujet : « La situation est sans contredit très embrouillée, mais il y a une issue qui permettrait à tous les participants de rester des internationalistes : les social-démocrates russes [109] et allemands exigent « la liberté de séparation » inconditionnelle de la Pologne ; les social-démocrates polonais s'attachant à réaliser l'unité de la lutte prolétarienne dans un petit et dans les grands pays sans lancer pour le moment le mot d'ordre de l'indépendance de la Pologne » 130.

Cela dit, la grande critique que Lénine adresse à Rosa Luxemburg est de vouloir généraliser à partir d'une situation spécifique (la Pologne à un certain moment historique) et de refuser ainsi non seulement l'indépendance de la Pologne mais celle de toutes les petites nations dominées. 130

Lénine, « Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'ellesmêmes », 1916, in Question de la politique nationale, Ed. du Progrès, Moscou, 1968, p. 223.

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Or, il existe à ce sujet un écrit de Rosa qui pose le problème dans des termes très semblables à ceux de Lénine : l'introduction de 1905 au recueil La question polonaise et le mouvement socialiste. Dans ce texte, Rosa Luxemburg distingue soigneusement entre le droit indéniable de chaque nation à l'indépendance (« qui découle des principes élémentaires du socialisme ») qu'elle reconnaît, et l’opportunité de cette indépendance pour la Pologne, qu'elle nie 131. C'est aussi un des rares textes de Rosa qui reconnaît l'importance, le poids et même la justification des sentiments nationaux (tout en les réduisant à un phénomène « culturel ») : « Pour nous, pour la classe ouvrière, le problème national n'est pas, ne peut pas être étranger, ne peut pas être indifférente l'oppression la plus insupportable dans sa barbarie, l'oppression de la culture spirituelle de la société. [110] Un fait constaté pour l'honneur de l'humanité dans tous les temps est que même la plus inhumaine oppression des intérêts matériels ne peut pas susciter une haine et une rébellion aussi fanatiques et enflammées que l'oppression de la vie spirituelle : l'oppression religieuse et nationale. Mais de rébellion héroïque et de sacrifice pour défendre ces biens spirituels n'est capable que la classe révolutionnaire, tant du point de vue matériel que social » 132.

Cet écrit, ainsi que certains passages de la brochure Junius montrent que la pensée de Rosa était trop réaliste, au sens révolutionnaire du terme, pour présenter une cohérence linéaire, métaphysique et figée.

131

Rosa Luxemburg, Scritti Politici, Ed. Riuniti, 1967, pp. 261-262. Cf. aussi la suggestive introduction à ce texte par Lelio Basso, ibid., pp. 239-250. 132 Ibid., p. 278.

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III. — Aujourd'hui Retour à la table des matières

La vraie menace pour la santé politique du mouvement ouvrier aujourd'hui n'est pas la maladie infantile du communisme que constituent les erreurs généreuses de Rosa, mais des phénomènes pathologiques autrement dangereux : les virus du chavinisme de grande puissance et de la capitulation opportuniste au nationalisme bourgeois, disséminés aux quatre vents par la bureaucratie stalinienne. À vrai dire, de nos jours, il n'y a pratiquement plus de « luxemburgistes » sur la question nationale. Ce n'est que dans certains secteurs de la gauche révolutionnaire qu'on trouve parfois un écho lointain des thèses de Rosa, sous forme d'une opposition abstraite aux mouvements de libération nationale, au nom de l'« unité ouvrière » et de l'internationalisme. On y trouve aussi une autre thèse [111] erronée qui a son histoire dans la pensée marxiste : la théorie des « nations réactionnaires » de Friedrich Engels 133. Ainsi, si l'on examine quelques questions nationales actuelles, questions complexes où se combinent et s'entrelacent des aspects nationaux, coloniaux, religieux et ethniques — la question noire aux U.S.A., le conflit du Moyen-Orient, la lutte entre catholiques et protestants en Irlande du Nord —, nous voyons qu'il y a deux tentations opposées qui hantent la gauche révolutionnaire : 1. Nier la légitimité du mouvement national — noirs U.S.A., palestiniens, catholiques irlandais de l'Ulster ; condamner ces mouvements comme « petits-bourgeois » et diviseurs de la classe ouvrière, et proclamer abstraitement face à eux le principe de l'unité nécessaire entre les prolétaires de toutes les nationalités, races ou religions.

133

Cf. Roman Rosdolski, « Friedrich Engels und das Problem der "Geschichtslosen Völker" in Archiv fur Sozialgeschichte, VI, Hamburg, 1964.

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2. Épouser de façon a-critique l'idéologie nationaliste de ces mouvements, et condamner les nations dominantes (blancs U.S.A., juifs israéliens, protestants anglais d'Irlande du Nord) comme « nations réactionnaires » en bloc, sans distinction de classe, nations auxquelles on nie même le droit d'autodétermination. En évitant ces deux écueils, il s'agit pour les marxistes révolutionnaires de trouver, par une analyse concrète de chaque situation concrète, une voie authentiquement internationaliste, en s'inspirant de la politique des nationalités du Comintern de Lénine et Trotsky (19191923) et de la célèbre résolution du Congrès de 1896 de la IIe Internationale, qui a eu le rare privilège d'être approuvée à la fois par Lénine et par Rosa Luxemburg : [112] « Le Congrès proclame le plein droit de libre détermination de toutes les nations ; et il exprime sa sympathie aux ouvriers de tous les pays qui souffrent à l'heure actuelle sous le joug de l'absolutisme militaire, national ou autre ; le Congrès appelle les ouvriers de tous ces pays à rejoindre les rangs des ouvriers conscients du monde entier, afin de lutter avec eux pour vaincre le capitalisme international et atteindre les objectifs de la socialdémocratie internationale. »

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Chapitre VI La signification méthodologique du mot d’ordre “socialisme ou barbarie”

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Le socialisme, est-il le produit inévitable et nécessaire du développement historique, économiquement déterminé, ou n'est-il qu'une option morale, un idéal de Justice et Liberté ? Ce « dilemme de l'impuissance » entre le fatalisme des lois pures et l'éthique des pures intentions 134 était celui de la social-démocratie allemande d'avant 1914. Il a été dépassé — au sens dialectique : « Aufheben » — par Rosa Luxemburg, précisément à travers la formulation dans la brochure Junius de 1915, du célèbre mot d'ordre « socialisme ou barbarie ». Dans ce sens Paul Froelich avait raison d'écrire que cette brochure (quelles que puissent être ses erreurs et déficiences, critiquées par Lénine) « est plus qu'un document historique : elle [114] est un fil d'Ariane dans le chaos présent. » 135 Nous essaierons de dégager en ligne générale la signification méthodologique de ce mot d'ordre, signification qui nous semble d'une importance capitale pour la pensée marxiste, mais qui n'a pas toujours été suffisamment comprise et évaluée. 134 135

Cf. G. Lukács, Histoire et Conscience de Classe, Ed. de Minuit, Paris, p. 61. P. Froelich, Rosa Luxemburg, Maspero, Paris, p. 275.

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Pour Bernstein, après sa « révision » du marxisme dans Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie (1899), le socialisme n'a plus une base objective, matérielle, dans les contradictions du capitalisme et dans la lutte de classes (phénomènes dont la négation est justement le thème central du livre). Il lui cherche donc un autre fondement, qui ne peut être qu'éthique : les principes éternels de la morale, le Droit, la Justice. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le dernier chapitre du livre (Kant wider cant) où il oppose Kant au « matérialisme » et au « mépris pour l'idéal » de la pensée social-démocrate officielle. Cette morale est bien évidemment ahistorique et au-dessus des classes sociales. Pour Bernstein, en effet, « la morale sublime de Kant » est « à la base des actions éternellement et universellement humaines » ; vouloir y trouver l'expression de quelque chose d'aussi grossier et vulgaire que les intérêts de classe de la bourgeoisie relèverait à son avis tout simplement de la « folie »... 136 Dans Réforme ou Révolution (1899) Rosa Luxemburg réplique au « père du révisionnisme » par une démonstration passionnée et rigoureuse du caractère profondément contradictoire du développement du capitalisme. Le socialisme découle de la nécessité économique et nullement du « principe de la justice », « ce vieux dada chevauché [115] depuis des millénaires par tous les réformateurs du monde entier ». 137 Cependant, voulant trop pousser cette démonstration, Rosa n'échappe pas toujours à la tentation du « fatalisme révolutionnaire » : par exemple, en insistant dans le premier chapitre de la brochure antiBernstein que l'anarchie de l'économie capitaliste « mène inévitablement à sa ruine », que l'écroulement du système capitaliste est le résultat inévitable de ses contradictions insurmontables, et que la conscience de classe du prolétariat n'est que « le simple reflet intellectuel des contradictions croissantes du capitalisme et de sa chute imminente ». 138 Certes, même dans cet écrit, qui est son œuvre la plus « déterministe », Rosa insiste sur le fait que la tactique de la social136

Cf. article de Bernstein en défense du néo-kantien Vorlaender et contre la « folie » du gauchiste Pannekoek, dans Dokumente des Sozialismums III, p. 487. 137 Rosa Luxemburg, Scritti Politici, Ed. Riuniti, Roma, 1967, p. 187. 138 Ibid., pp. 148-149, souligné par nous.

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démocratie ne consiste nullement à attendre le développement des antagonismes, mais à « s'appuyer sur la direction, une fois reconnue, du développement, et à en tirer jusqu'au bout les conséquences ». 139 Ceci, cependant, ne résoud pas véritablement le problème, puisqu'elle part encore de la prémisse qu'il n'y a, en dernière analyse, qu'une seule direction possible, « la direction du développement ». L'intervention consciente de la social-démocratie demeure donc, en un certain sens, un élément « auxiliaire », un « stimulant » à un processus qui est, de toute façon, objectivement nécessaire et inévitable. Si le « fatalisme optimiste » est, chez Rosa Luxemburg en 1899 une tentation, il constitue par contre, chez Karl Kautsky, l’axe central de toute sa vision du monde. La pensée de Kautsky est le produit d'une fusion merveilleusement [116] réussie entre la métaphysique illuministe du progrès, l'évolutionnisme social-darwiniste 140 et un déterminisme pseudo « marxiste orthodoxe. Le pouvoir immense de persuasion que cet amalgame exerçait sur la social-démocratie allemande, faisant de Kautsky le « Pape » doctrinaire du parti et de la IIe Internationale, n'est pas seule dû au talent indéniable de son auteur, mais aussi et surtout à une certaine conjoncture historique, celle de la fin du XIXe et début du XXe siècles, période où la social-démocratie a vu, avec une régularité extraordinaire, s'accroître le nombre de ses adhérents et de ses électeurs. Chez Kautsky donc la problématique de l'initiative révolutionnaire tend à disparaître au profit de celle des « lois-d'airain-qui-déterminentla-transformation-nécessaire-de-la-société ». Dans son livre le plus important, Le Chemin du Pouvoir (1909), il insiste à plusieurs reprises sur l'idée que la révolution prolétarienne est « irrésistible » et « inévitable », « aussi irrésistible et inévitable que le développement incessant du capitalisme », ce qui l'amène à cette conclusion étonnante, à cette phrase remarquable et transparente, qui résume admirablement toute sa vision « attentiste » de l'histoire : « Le parti socialiste est un parti révolutionnaire : il n'est pas un parti qui fait des révolutions. 139 140

Ibid., p. 172. Kautsky avait été dès sa jeunesse un ardent disciple de Darwin, et encore dans sa dernière œuvre, La conception matérialiste de l'histoire (1927), il proclame que sont but est de trouver les lois qui sont communes « à l'évolution humaine, animale et végétale » : Cf. Erich Mathias, « Kautsky und der kautsyanismus », Marxismusstudien, 2, 1957, p. 153.

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Nous savons que nos buts ne peuvent être accomplis que par une révolution, mais nous savons aussi qu'il n'est pas dans notre pouvoir de faire la révolution, comme ce n'est pas dans le pouvoir de nos adversaires de l'empêcher. [117] Nous n'avons par conséquent jamais songé à provoquer ou préparer une révolution. » 141 C'est surtout à partir de la révolution russe de 1905 que Rosa Luxemburg commence à s'éloigner politiquement de Kautsky et à critiquer de plus en plus la conception « rigide et fataliste » du marxisme qui consiste à « attendre les bras croisés que la dialectique historique nous porte ses fruits mûrs ». 142 Vers 1909-1913, sa polémique avec Kautsky sur la grève de masses cristallise les divergences théoriques latentes à l'intérieur du courant marxiste orthodoxe de la socialdémocratie allemande. Apparemment la critique de Rosa a pour objet principal le caractère purement parlementariste de la « stratégie d'usure » (Ermattungstrategie) prônée par Kautsky. Mais à un niveau plus profond, c'est tout le « radicalisme passif » de Kautsky (Pannekoek dixit), son fatalisme pseudo-révolutionnaire qui est mis en question par Rosa. Face à cette théorie attentiste, dont la foi obstinée dans la victoire électorale-parlementaire « inévitable » n'était qu'une des manifestations politiques, Rosa développe sa stratégie de la grève de masse fondée sur le principe de l'intervention consciente : « La mission de la social-démocratie et de ses chefs ne consiste pas à être traînés par les événements, mais à les devancer consciemment, à embrasser du regard le sens de l'évolution et à abréger cette évolution par une action consciente, à en accélérer la marche. » 143 [118] Cependant, jusqu'à 1914 la rupture avec Kautsky et avec le « fatalisme socialiste » n'est pas complète. Comme le montre le passage même que nous venons de citer, il n'y a pour Rosa qu'un « sens de 141

Kautsky, Der Weg zur Macht, 1910, 3 Auflage, Berlin 19, p. 57. Cf. aussi le programme d'Erfurt du Parti Social-Démocrate allemand (1891), rédigé par Kautsky et qui présente le socialisme comme un « naturnotwendiges Ziel », un but résultant d'une « nécessité naturelle ». 142 Discours de 1907 au congrès l'Internationale à Stuttgart, in L. Basso, « Introduzione » à Scritti Politici, p. 85. 143 Article de 1913 de Rosa Luxemburg contre la « stratégie de l'épuisement » de Kautsky, in Frolich, op. cit. p. 185.

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l'évolution », qu'il s'agit seulement d'« abréger » et d'à accélérer ». Il a fallu la catastrophe du 4 août 1914, la capitulation honteuse de la social-démocratie allemande à la politique de guerre du Kaiser, la dislocation de l'Internationale et l'embrigadement des masses prolétariennes à cet immense massacre fratricide intitulée « la Première Guerre mondiale » pour ébranler chez Rosa la conviction profondément enracinée de l'avènement nécessaire et « irrésistible » du socialisme. C'est à partir de ce traumatisme que Rosa Luxemburg écrit, en 1915, dans la brochure Junius, cette formule remarquablement révolutionnaire (au sens théorique et politique à la fois) : « socialisme ou barbarie ». Ce qui veut dire : il n'y a pas une seule « direction du développement », un seul « sens de l'évolution », mais plusieurs. Et le rôle du prolétariat, dirigé par son parti, n'est pas simplement d'« appuyer », « abréger » ou « accélérer » le processus historique, mais de le décider : « Les hommes ne font pas arbitrairement leur histoire, mais ce sont eux qui la font... La victoire finale du prolétariat socialiste... ne peut pas s'accomplir si de toute la masse des conditions matérielles accumulées par l'histoire ne jaillit pas l'étincelle animatrice de la volonté consciente de la grande masse populaire... Friedrich Engels a dit une fois : la société bourgeoise se trouve devant un dilemme : ou le progrès vers le socialisme ou la régression vers la barbarie... Nous nous trouvons aujourd'hui donc, exactement comme Friedrich Engels l'avait prévu il y a une génération, il y a 40 ans, devant le choix : ou le triomphe de l'impérialisme et chute de toute la civilisation comme dans l'ancienne Rome, dépeuplement, destruction, dégénérescence, [119] un vaste cimetière, ou la victoire du socialisme, c'est-à-dire l'action consciente de lutte du prolétariat international contre l'impérialisme et sa méthode : la guerre. Voilà le dilemme de l'histoire mondiale, une alternative dans laquelle les plateaux de la balance oscillent devant la décision du prolétariat conscient. » 144

Quelle est l'origine, dans la pensée marxiste, de la formule « socialisme ou barbarie » ?

144

Rosa Luxemburg, Scritti Politici, pp. 446-448.

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Marx, dans la première phrase du Manifeste souligne que la lutte de classes s'est terminée chaque fois « soit par un bouleversement révolutionnaire de toute la société soit par la ruine (Untergang) commune des classes en lutte ». C'est probablement de ce passage que s'inspire Rosa quand elle parle de la chute de la civilisation dans l'ancienne Rome comme précédent du retour à la barbarie. Mais il n'y a pas, à notre connaissance, aucune indication dans toute l'œuvre de Marx que cette alternative, qu'il présente dans le Manifeste comme la constatation d'un fait passé soit pour lui valable aussi comme possibilité pour l'avenir. Quant à la phrase d'Engels à laquelle Rosa Luxemburg fait référence : il s'agit de toute évidence d'un passage de l’Anti-Dühring (publié en 1877, donc à peu près 40 ans avant l'année où Rosa écrivait) qu'elle essayait de reconstituer de mémoire (n'ayant pas dans la prison accès à sa bibliothèque marxiste...). Voici donc le texte d'Engels où apparaît pour la première fois l'idée du socialisme comme une alternative dans un grand dilemme historique : « Les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu'il a créé, sont entrés en contradiction [120] flagrante avec le mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et de répartition, si l'on ne veut pas voir toute la société moderne périr. » 145

La différence entre le texte de Rosa Luxemburg et celui d'Engels est évidente : 1) Engels pose le problème surtout en termes économiques, Rosa en termes politiques ; 2) Engels ne soulève pas la question des forces sociales qui peuvent décider d'une issue ou de l'autre : tout le texte ne met en scène que forces et rapports de production. Rosa par contre souligne que c'est l'intervention consciente du proléta145

Engels, Anti-Dühring, Ed. Sociales, Paris, 1950, p. 189, souligné par nous. Cf. aussi p. 197 : « Ses propres forces de production sont devenue trop puissantes pour obéir à sa direction et poussent, comme sous l'effet d'une nécessité naturelle, toute la société bourgeoise au-devant de la ruine ou de la révolution. »

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riat qui fera « pencher la balance » d'un côté ou de l'autre ; 3) On a nettement l'impression que l'alternative posée par Engels est plutôt rhétorique, qu'il s'agit plus d'une démonstration ad-absurdum de la nécessité du socialisme que d'une alternative réelle entre le socialisme et le « périssement de la société moderne ». Il semble donc qu'en dernière analyse, ce fut Rosa Luxemburg ellemême qui (tout en s'inspirant d'Engels) a, pour la première fois, explicitement posé le socialisme comme étant non le produit « inévitable » de la nécessité historique, mais comme une possibilité historique objective. Dans ce sens, le mot d'ordre « socialisme ou barbarie » signifie que, dans l'histoire, les jeux ne sont pas faits : la ce victoire finale » ou la défaite du prolétariat ne sont pas décidé d'avance, par des « lois d'airain » du déterminisme économique, mais dépendant aussi de l'action consciente, de la volonté révolutionnaire de ce prolétariat. [121] Que signifie « barbarie » dans le mot d'ordre luxemburgien ? Pour Rosa, la guerre mondiale elle-même était une forme sporadique de retour à a barbarie, de destruction de la civilisation. Il est donc indéniable que pour toute une génération, en Allemagne et en Europe, la prévision de Rosa s'est révélée tragiquement vraie : l'échec de la révolution socialiste en 1919 a conduit en dernière analyse au triomphe de la barbarie nazie et à la Deuxième Guerre mondiale. Cependant, à notre avis, l'élément méthodologiquement essentiel dans le mot d'ordre de la brochure Junius n'est pas la barbarie en tant que seule alternative au socialisme, mais le principe même d'une alternative historique, le principe même d'une histoire « ouverte », dans laquelle le socialisme est une possibilité parmi d'autres. L'important, le théoriquement décisif dans la formule n'est pas la « barbarie » mais le « socialisme ou... » Cela signifie-t-il que Rosa Luxemburg revient à la position de Bernstein, à la conception moraliste abstraite du socialisme comme simple option éthique, comme idéal « pur » dont le seul fondement serait ce « nid-de-coucou-dans-les-nuages » intitulé « les Principes Eternels de la Justice » ? En réalité, la position de Rosa en 1915 se distingue ou mieux, s'oppose diamétralement à celle du révisionnisme néo-kantien par deux aspects cruciaux :

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1. Le socialisme n'est pas pour Rosa l'idéal d'un humanisme « absolu » et au-dessus des classes, mais celui d'une morale de classe, d'un humanisme prolétarien, d'une éthique qui se situe du point de vue du prolétariat révolutionnaire. 2. Surtout, le socialisme est pour Rosa une possibilité objective, c'est-à-dire fondée sur le réel lui-même, sur les contradictions internes du capitalisme, sur les crises, et sur l'antagonisme des intérêts des classes. Ce sont les [122] conditions économicosociales qui déterminent, en dernière instance, et à longue échéance, le socialisme comme possibilité objective. Ce sont elles qui tracent les limites du champ du possible : le socialisme est une possibilité réelle à partir du XIXe siècle, mais ne l'était pas au XVIe, à l'époque de Thomas Munzer. Les hommes font l'histoire, leur histoire, mais ils la font à l'intérieur d'un cadre déterminé par les conditions données. Cette catégorie de la possibilité objective est éminemment dialectique. Hegel l'emploie pour critiquer Kant (possibilité réelle contre possibilité formelle) et Marx l'utilise dans sa thèse de doctorat pour distinguer entre la philosophie de la nature de Démocrite et d'Epicure : « La possibilité abstraite est précisément l'antipode de la possibilité réelle. Cette dernière, comme la raison, est enfermée dans des limites précises ; l'autre, comme l'imagination, ne connaît pas de limites. » La possibilité réelle cherche à démontrer la réalité de son objet ; pour la possibilité abstraite il faut simplement que cet objet soit concevable. 146 Cet donc parce qu'il y a des contradictions objectives dans le système capitaliste et parce qu'il correspond aux intérêts objectifs du prolétariat que le socialisme est une possibilité réelle. C'est l'infrastructure, les conditions historiques concrètes qui déterminent les146

Marx, Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie, in Texte zu Mwthode und Praxis, I, Rohwolt 1966, p. 144. Chez Lukács, dans Histoire et Conscience de Classe, la conscience révolutionnaire du prolétariat apparaît précisément sous la forme conceptuelle d'une possibilité objective.

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quelles des possibilités sont réelles ; mais la décision entre les diverses possibilités objectives dépend de la conscience, de la volonté et de l'action des hommes. La praxis révolutionnaire, le facteur subjectif, l'intervention consciente des masses guidées par leur avant-garde [123] gagne maintenant un tout autre statut dans le système théorique de Rosa : il ne s'agit plus d'un élément secondaire qui doit « appuyer » ou « accélérer » la marche « irrésistible » de la société. Il ne s'agit plus du rythme mais de la direction du processus historique. L'« étincelle animatrice de la volonté consciente » n'est plus un simple facteur « auxiliaire » mais celui qui a la dernière parole, celui qui est décisif. 147 Ce n'est que maintenant, en 1915, que la pensée de Rosa devient véritablement cohérente. Si l'on accepte la prémisse kautskyenne de l'inévitabilité du socialisme, il est difficile d'échapper à une logique politique attentiste et passive. Tant que Rosa ne justifiait ses thèses sur l'intervention révolutionnaire que par le besoin d'« accélérer » ce qui était de toute façon inévitable, il était facile pour Kautsky de dénoncer sa stratégie comme « impatience de rebelle » (rebellische Ungeduld). La rupture méthodologique définitive entre Rosa Luxemburg et Kautsky ne se produit qu'en 1915, à travers le mot d'ordre « socialisme ou barbarie ». 148 Ajoutons qu'une évolution théorique tout à fait semblable a lieu chez Lénine et Trotsky : sous l'impacte traumatique de la faillite de la IIe Internationale, Lénine rompt non seulement au niveau politique mais aussi au niveau méthodologique avec Kautsky (dont il se considérait jusqu'alors le disciple). C'est la découverte en 1914-15 [124] de la dialectique hégélienne (les Cahiers Philosophiques) et le dépassement du matérialisme évolutionniste vulgaire de Kautsky et Plékhanov — dépassement qui constitue la prémisse méthodologique des 147 148

Cf. Lelio Basso, op. cit. p. 48. En 1915, la foi de Rosa dans l'avenir de l'humanité se présente donc, dans une certaine mesure, sur le mode du pari pascalien : risque, possibilité d'échec, espoir de réussite, dans un « jeux » où l'on engage sa vie pour une valeur trans-individuelle. La différence d'avec Pascal étant, bien entendu : a) le contenu de cette valeur, et b) sa fondation objective chez Rosa Luxemburg. Voir à ce sujet Lucien Goldmann, Le Dieu Caché, Gallimard, Paris, 1955, pp. 333-337, qui compare le pari pascalien avec le pari marxiste.

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thèses d'avril 1917. 149 Quant à Trotsky : dans ses premiers écrits comme Nos lâches politiques (1904), il se proclame convaincu « non seulement de la croissance inévitable du parti politique du prolétariat, mais aussi de la victoire inévitable des idées du socialisme révolutionnaire à l'intérieur de ce parti ». 150 (Souligné par nous) — espoir fataliste naïf qui allait être lui aussi cruellement déçu en août 1914... Quelques mois après le commencement de la guerre mondiale, dans un pamphlet publié en Allemagne, La guerre et l'Internationale (1914) — pamphlet qui a été probablement lu par Rosa Luxemburg — Trotsky pose déjà le problème en tout autres termes : « Le monde capitaliste est confronté avec l'alternative suivante : soit la guerre permanente... soit la révolution prolétarienne. » 151 Le principe méthodologique est le même du mot d'ordre luxemburgien, mais l'alternative est différente, et peut-être encore plus réaliste, à la lumière de l'expérience historique des cinquante dernières années (deux guerres mondiales, deux guerres U.S. en Asie, etc.) En attribuant à la volonté consciente et à l'action un rôle déterminant dans la décision du processus historique, Rosa Luxemburg ne nie nullement que cette volonté et cette action sont conditionnées par tout le développement historique antérieur, par « toute la masse des conditions matérielles accumulées par l'histoire ». Il s'agit cependant [125] de reconnaître au facteur subjectif, à la sphère de la conscience, au niveau de l'intervention politique, leur autonomie partielle, leur spécificité, leur « logique interne » et leur efficacité propre. Or, il nous semble que cette compréhension du rôle du facteur subjectif, volontaire et conscient, est précisément une des principales prémisses méthodologiques de la théorie du parti de Lénine, le fondement de sa polémique avec les économistes et les mencheviks. Ainsi, malgré toutes les divergences indéniables qui continuent à exister, même après 1915, entre Rosa Luxemburg et Lénine, au sujet de la problématique parti/masses, il y a un rapprochement réel, tant dans la pratique (constitution de la Ligue Spartacus) que dans la théorie : la brochure Junius proclame explicitement que l'intervention révolution149

Cf. à ce sujet notre article « De la grande logique de Hegel à la gare finlandaise de Petrograd », L'Homme et la Société, n° 15, mars 1970. 150 Trotsky, Nos tâches politiques, Pierre Belfond Ed., Paris, 1970, p. 186. 151 In The Age of Permanent Revolution, a Trotsky Anthology, Laurel, New York, p. 79.

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naire du prolétariat « s'emparant du gouvernail de la société » se fera « sous la direction de la social-démocratie ». Et, bien entendu, il s'agit pas de la vieille social-démocratie internationale qui a misérablement fait faillite en 1914, mais d'une « Nouvelle Internationale ouvrière » qui prendra « la direction et la coordination de la lutte de classes révolutionnaires contre l'impérialisme mondial ». 152 L'évolution significative des idées de Rosa Luxemburg à ce sujet est révélée par un fait symptomatique : dans une lettre à Rosa, en 1916, Karl Liebknecht critique sa conception de l'Internationale comme « trop centralistemécanique », avec « trop de "discipline", trop peu de spontanéité » — un écho lointain et paradoxal des critiques que Rosa elle-même avait dans le passé et dans un autre contexte, adressée à Lénine. 153 [126]

152 153

Rosa Luxemburg, Scritti Politici, pp. 446-450. Karl Liebknecht, « À Rosa Luxemburg — Remarques à propre de son projet de thèses pour le groupe "Internationale" », in Partisans, n° 45, janvier 1969, p. 113.

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Troisième partie LÉNINE

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Chapitre VII De la Grande Logique de Hegel à la gare finlandaise de Petrograd

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« Un homme qui dit de pareilles bêtises n'est pas dangereux » (Stankevitch, socialiste, avril 1917). « C'est du délire, c'est le délire d'un fou ! » (Bogdanov, menchevik, avril 1917). « Ce sont des rêves insensés... » (Plekhanov, menchevik, avril 1917). « Pendant de nombreuses années, la place de Bakounine dans la révolution russe est restée inoccupée ; maintenant, elle est prise par Lénine » (Goldenberg, ex-bolchevik, avril 1917). « Ce jour là (le 4 avril), le camarade Lénine ne trouva point de partisans déclarés, même dans nos rangs » (Zalejsky, bolchevik, avril 1917). « Pour ce qui est du schéma général du camarade Lénine, il nous paraît inacceptable, dans la mesure où il présente comme achevée la révolution démocratique bourgeoise, et compte sur une transformation immédiate [130] de cette révolution en révolution socialiste » (Kamenev, éditorial de la Pravda, organe du parti bolchevik, 8 avril 1917).

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Voici la réception unanime qui fut donnée, par les représentants officiels du marxisme russe, aux thèses hérétiques que Lénine avait exposées, d'abord à la foule massée sur la place de la gare finlandaise de Petrograd, du haut d'une voiture blindée et, le lendemain, devant les délégués bolcheviks et mencheviks du Soviet : les « thèses d'avril ». Dans ses célèbres mémoires, Soukhanov (menchevik devenu fonctionnaire soviétique) avoue que la formule politique centrale de Lénine — tout le pouvoir aux Soviets — « retentit comme un coup de tonnerre dans un ciel tout bleu » et « stupéfia et confondit les plus instruits de ses fidèles disciples ». Selon Soukhanov, un dirigeant bolchevik aurait même déclaré que « ce discours (de Lénine) n'avait pas aggravé les divergences au sein de la social-démocratie, mais les avait au contraire supprimées, car il ne pouvait y avoir qu'un accord entre bolcheviks et mencheviks face à la position de Lénine » ! 154. L'éditorial du 8 avril dans la Pravda a pour un moment confirmé cette impression d'unanimité anti-léniniste ; d'après Soukhanov « il semblait que les fondements marxistes du parti bolchevik restaient solides et inébranlables, que la masse du parti s'élevait contre Lénine pour défendre les principes élémentaires du socialisme scientifique d'antan ; hélas ! nous nous trompions ! » 155. Comment expliquer l'extraordinaire tempête que soulevèrent les paroles de Lénine et ce chœur de réprobation générale qui s'abattit sur elles ? La description naïve mais [131] révélatrice de Soukhanov suggère la réponse : Lénine a précisément rompu avec le « socialisme scientifique d'antan », avec une certaine façon de comprendre « les principes élémentaires » du marxisme, façon qui était, dans une certaine mesure, commune à tous les courants de la social-démocratie marxiste en Russie. La perplexité, la confusion, l'indignation ou le mépris avec lesquels ont été reçues les thèses d'avril à la fois par des dirigeants mencheviks et bolcheviks ne sont que le symptôme de la coupure radicale qu'elles impliquent d'avec la tradition du « marxisme orthodoxe » de la IIe Internationale (nous nous référons au courant hégémonique et non à la gauche radicale : Rosa Luxemburg, etc.). Tradition dont le matérialisme-mécanique-déterministe-évolutionniste se cristallisait dans un syllogisme politique rigoureux et paralysant : 154

Soukhanov, La révolution russe de 1917, Stock, Paris, 1965, pp. 139, 140, 142. 155 Ibid., p. 143.

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« La Russie est un pays arriéré, barbare, semi-féodal. « Elle n'est pas mûre pour le socialisme. « La révolution russe est une révolution bourgeoise. Q.E.D. » Rarement un tournant théorique fut plus riche de conséquences historiques que celui inauguré par Lénine dans son discours à la gare finlandaise de Petrograd. Quelles ont été les sources méthodologiques de ce tournant ? Quelle est la différentia specifica de sa méthode par rapport aux canons de l'orthodoxie marxiste « d'antan » ? Voici la réponse de Lénine lui-même, dans un écrit polémique dirigé précisément contre Soukhanov, en janvier 1923 : « Tous, ils se disent marxistes, mais ils entendent le marxisme de façon pédantesque au possible. Ils n'ont pas du tout compris ce qu'il y a d'essentiel dans le marxisme, à savoir : sa dialectique révolutionnaire » 156. Sa dialectique révolutionnaire : voici, in nuce, [132] le lieu géométrique de la rupture de Lénine avec le marxisme de la IIe Internationale, et, dans une certaine mesure, avec sa propre conscience philosophique « d'antan ». Rupture qui commence au lendemain de la Première Grande Guerre, se nourrit d'un retour aux sources hégéliennes de la dialectique marxiste et aboutit au défi monumental, « fou » et « délirant » de la nuit du 3 avril 1917.

156

Lénine, Sur notre révolution (À propos des mémoires de N. Soukhanov), Œuvres, Moscou, Vol. 23, p. 489.

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I. — Le « vieux bolchévisme » ou le « marxisme d'antan » : Lénine avant 1914 Retour à la table des matières

Une des premières sources de la pensée philosophique de Lénine avant 1914 a été La Sainte Famille de Marx (1844), qu’il a lue et résumée dans un cahier de notes en 1895. Il a été particulièrement intéressé par le chapitre intitulé : « Bataille critique contre le matérialisme français » qu'il désigne comme « un des plus précieux du livre » 157. Or, ce chapitre constitue précisément le seul écrit de Marx où il « adhère » d'une manière non-critique au matérialisme français du XVIIIe siècle, qu'il présente comme la « base logique » du communisme. Les citations extraites de ce chapitre de La Sainte Famille sont un des schibboleth qui permettent d'identifier le matérialisme « métaphysique » dans un courant marxiste. D'autre part, c'est un fait évident et bien connu que Lénine était, à cette époque, du point de vue philosophique, largement tributaire de Plekhanov. Tout en étant politiquement beaucoup plus souple et radical que son maître, devenu après la rupture de 1903 le principal théoricien [133] du menchevisme, Lénine acceptait certaines prémisses idéologiques fondamentales du marxisme « pré-dialectique » de Plekhanov et son corollaire stratégique : le caractère bourgeois de la révolution russe. Sans cette « base commune » on peut difficilement comprendre que, malgré sa critique sévère et intransigeante du « suivisme » des mencheviks par rapport à la bourgeoisie libérale, il avait pu accepter, de 1905 à 1910, plusieurs tentatives de réunification des deux fractions de la social-démocratie russe. D'ailleurs, c'est au moment de son plus grand rapprochement politique avec Plekhanov (contre le liquida-tionnisme 1908-1909) qu'il écrit Marxisme et empiriocriticisme, œuvre où l'influence philosophique du « père du marxisme russe » est visible et lisible.

157

Lénine, Cahiers Philosophiques, Ed. Sociales, Paris, 1955, p. 30.

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Ce qui est remarquable et tout à fait caractéristique pour le Lénine d'avant 1914 c'est que l'autorité marxiste dont il se réclamait souvent dans ses polémiques contre Plekhanov n'était autre que... Karl Kautsky. Par exemple, il voit dans un article de Kautsky sur la révolution russe (1906) « un coup direct porté à Plekhanov » et il souligne avec enthousiasme la coïncidence entre les analyses kautskyennes et bolcheviques : « La révolution bourgeoise, accomplie par le prolétariat et la paysannerie en dépit de l'instabilité de la bourgeoisie, c'est là une thèse essentielle de la tactique bolchevique, entièrement confirmée par Kautsky » 158. Une analyse serrée du principal texte politique de Lénine de cette période, les Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (1905) montre avec une netteté extraordinaire la tension dans la pensée de Lénine entre son réalisme révolutionnaire génial et les limites que lui impose le carcan étroit du [134] marxisme soidisant « orthodoxe ». D'une part, on y trouve des analyses lumineuses et pénétrantes sur l'incapacité de la bourgeoisie russe de mener à bien une révolution démocratique, laquelle ne peut être accomplie que par une alliance ouvrière-paysanne exerçant sa dictature révolutionnaire ; il parle même du rôle dirigeant du prolétariat dans cette alliance et, par moments, il semble toucher du doigt l'idée d'une transition ininterrompue vers le socialisme : « Cette dictature ne pourra toucher (sans passer pour toute une série de degrés intermédiaires de développement révolutionnaire) les bases du capitalisme » 159. Par cette petite parenthèse, Lénine ouvre une fenêtre vers le paysage inconnu de la révolution socialiste, mais c'est pour la fermer aussitôt et retourner à l'espace clos, circonscrit par les limites de l'orthodoxie. Ces limites, on les trouve dans les nombreuses formules des Deux Tactiques, où Lénine réaffirme catégoriquement le caractère bourgeois de la révolution russe, et condamne comme « réactionnaire » l'idée de « chercher le salut de la classe ouvrière dans quelque chose qui ne soit pas le développement ultérieur du capitalisme » 160. Lénine, Œuvres, Ed. Sociales, Vol. II, pp. 432, 433. Lénine, Dos tacticas de la social-democracia, Ed. Anteo, Buenos Aires, 1957, p. 40, souligné par nous, M.L. 160 Lénine, Dos tacticas..., p. 34 ; cf. aussi p. 33 : « Les marxistes sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les transformations démocratiques dans 158 159

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L'argument principal qu'il présente pour étayer cette thèse est le thème « classique » du marxisme « pré-dialectique » : la Russie n'est pas mûre pour une révolution [135] socialiste : « Le degré de conscience et d'organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective, indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible la libération complète immédiate de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignorants peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique qui se développe » 161. L'objectif détermine le subjectif, l'économie est la condition de la conscience : voici, en deux mots, Moïse et les Dix commandements de l'évangile matérialiste de la IIe Internationale, qui écrasait de son poids la géniale intuition politique de Lénine. La formule qui était la quintessence du bolchevisme d'avantguerre, du « vieux bolchevisme », réfléchit dans son sein toutes les ambiguïtés du premier léninisme : « la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie ». L'innovation profondément révolutionnaire de Lénine (qui le distinguait radicalement de la stratégie menchevique) est exprimée par la formule souple et réaliste du pouvoir ouvrier et paysan, formule à caractère « algébrique » (Trotsky dixit) où le poids spécifique de chaque classe n'est pas déterminé à priori. Par contre, le terme apparemment paradoxal de « dictature démocratique » est le shibboleth de l'orthodoxie, la présence visible des limites imposées par le « marxisme d'antan » : la révolution n'est que « démocratique », c'est-à-dire bourgeoise ; prémisse qui, comme l'écrit Lénine dans un passage révélateur, ce découle nécessairement de toute la philosophie marxiste » — c'est-à-dire, de la philosophie marxiste telle que la concevaient Kautsky, Plekhanov et les autres idéologues de ce qu'il était convenu d'appeler [136] à cette époque « la social-démocratie révolutionnaire » 162. Un autre thème des Deux Tacle régime politique et les transformations économico-sociales, qui sont devenues un besoin pour la Russie, non seulement ne représentent pas en soi une attaque au capitalisme, mais, au contraire, défrichent le terrain, pour la première fois comme il faut, pour un développement vaste et rapide, européen et non asiatique, du capitalisme. Elles rendront possible, pour la première fois, la domination de la bourgeoisie comme classe. » 161 Ibid., p. 15. 162 La seule (ou presque) exception à la règle d'airain était Trotsky qui, le premier, avait dans Bilan et Perspectives (1906) dépassé le dogme du caractère

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tiques qui témoigne de l'obstacle méthodologique qui constituait le caractère analytique de ce marxisme-là, est le rejet explicite et formel de la Commune de Paris comme modèle pour la révolution russe. Selon Lénine, la Commune s'est trompée parce qu'elle n'a pas su « distinguer les éléments de la révolution démocratique et socialiste », parce qu'elle a « confondu les buts de la lutte pour la république avec ceux de la lutte pour le socialisme. « Par conséquent, elle a été « un gouvernement auquel le nôtre (le futur gouvernement révolutionnaire provisionnel, M.L.) ne doit pas ressembler » 163. Nous verrons plus tard que ceci est précisément un des points nodaux par où Lénine entreprendra, en avril 1917, la révision déchirante du « vieux bolchevisme ».

II. — La « coupure » de 1914 Retour à la table des matières

« C'est un faux de l'état-major allemand ! » s'écria Lénine quand on lui montra l'exemplaire du Vorwärts (organe de la S.D. allemande) avec la nouvelle du vote socialiste pour les crédits de guerre, le 4 août 1914. Cette anecdote célèbre (ainsi que son refus obstiné de croire que Plekhanov s'était prononcé pour la « défense nationale » de la Russie tsariste) illustre à la fois les illusions que se faisait Lénine sur la social-démocratie « marxiste », son étonnement face à la faillite de la IIe Internationale et [137] l'abîme qui se creuse entre lui et les « exorthodoxes » devenus social-patriotes. La catastrophe du 4 août fut pour Lénine l'évidence fulgurante qu'il y avait quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark de l'« orthodoxie » marxiste officielle. La banqueroute politique de cette orthodoxie le conduit donc à une profonde révision des prémisses philosophiques du marxisme kautsko-plékhanoviste. « La faillite de la IIe Internationale, aux premiers jours de la guerre, incite Lénine à réfléchir sur les fondements théoriques d'une aussi profonde trahison » 164. bourgeois-démocratique de la révolution russe future ; il était cependant politiquement neutralisé par son conciliationisme organisationnel. 163 Lénine, op. cit., pp. 63-64 ; souligné dans l'original. 164 R. Garaudy, Lénine, P.U.F., 1969, Paris, p. 39.

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Il faudrait un jour reconstituer précisément l'itinéraire qui mena Lénine du traumatisme d'août 1914 à la Logique de Hegel, un mois après à peine. Simple volonté de retourner aux sources de la pensée marxiste ? Ou intuition lucide que le talon d'Achille méthodologique du marxisme de la IIe Internationale était l'incompréhension de la dialectique ? Quoi qu'il en soit, il n'y a aucun doute que sa vision de la dialectique marxiste en a été profondément transformée. En témoignent non seulement le texte lui-même des Cahiers Philosophiques, mais aussi la lettre qu'il a envoyée le 4 janvier 1915, à peine terminée la lecture de la Science de la Logique (17 décembre 1914), au secrétaire de rédaction des Éditions Granat pour demander s'il était « encore temps d'apporter (à son Karl Marx) quelques corrections à la section sur la dialectique » 165. Et ce ne fut pas du tout un « enthousiasme passager » puisque, sept ans plus tard, dans un de ses derniers écrits, Sur la signification du marxisme militant (1922) il appelait les éditeurs et collaborateurs de la revue théorique du [138] parti (« Sous la bannière du marxisme ») a « être une espèce de Société des amis matérialistes de la dialectique hégélienne ». Il insiste sur le besoin d'une ce étude systématique de la dialectique hégélienne d'un point de vue matérialiste et les commenter à l'aide d'exemples sur la façon dont Marx a appliqué la dialectique » 166. Quelles étaient les tendances (ou du moins les tentations) du marxisme de la IIe Internationale qui lui donnaient son caractère prédialectique ? 1) Tout d'abord, la tendance à effacer la distinction entre le matérialisme dialectique de Marx et le matérialisme « ancien », « vulgaire », « métaphysique » d'Helvétius, Feuerbach, etc. Plekhanov, par exemple, arrive à écrire cette chose étonnante, à savoir que les thèses sur Feuerbach de Marx « ne rejettent nullement les idées fondamentales de la philosophie de Feuerbach ; elles les amendent seulement... les conceptions matérialistes de Marx et Engels se sont développées 165 166

Roger Garaudy, in op. cit., p. 40. Lénine, Selected Works, Moscou, Vol. 3, pp. 667-668. Ceci est très actuel aujourd'hui, quand on essaie à nouveau, tout en se réclamant de Lénine, de traiter le vieux Hegel en « chien crevé »...

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dans le sens même indiqué par la logique interne de la philosophie de Feuerbach » ! D'ailleurs Plekhanov critique Feuerbach et les matérialistes français du XVIIIe siècle pour avoir une conception trop... idéaliste dans le domaine de l'histoire 167. 2) La tendance, qui découle de la première, à réduire le matérialisme historique à un déterminisme économique mécaniciste où l'« objectif » est toujours la cause du « subjectif ». Par exemple Kautsky insiste inlassablement [139] sur l'idée que « la domination du prolétariat et la révolution sociale ne peuvent pas se produire avant que les conditions préliminaires, tant économiques que psychologiques, d'une société socialiste ne soient suffisamment réalisées ». Quelles sont ces « conditions psychologiques » ? Selon Kautsky, « de l'intelligence, de la discipline, un talent d'organisation ». Comment ces conditions seront-elles créées ? « C'est la tâche historique du capital » de les réaliser. Morale de l'histoire : « Ce n'est que là où le système de production capitaliste a atteint un haut degré de développement que les conditions économiques permettent la transformation par le pouvoir public de la propriété capitaliste des moyens de production en propriété sociale » 168. 3) La tentation de réduire la dialectique à un évolutionnisme darwiniste, où les différentes étapes de l'histoire humaine (esclavage, féodalisme, capitalisme, socialisme) se succèdent d'après un ordre rigoureusement déterminé par les « lois de l'histoire ». Kautsky, par exemple, définit le marxisme comme « l'étude scientifique des lois de l'évolution de l'organisme social » 169. Kautsky avait en effet été darwiniste avant de devenir marxiste et ce n'est pas sans raison que son disciple Brill a défini sa méthode comme un « matérialisme biologicohistorique... ». 167

Plekhanov, Les questions fondamentales du marxisme, Ed. Sociales, Paris, 1953, pp. 32-33. Cf. aussi p. 25 : « la théorie de la connaissance de Marx provient en droite ligne de celle de Feuerbach ou, si l'on veut, elle est, à proprement parler, celle de Feuerbach, mais seulement approfondie d'une façon géniale par Marx ». 168 Kautsky, La révolution sociale, in P. Louis, 150 années de pensée socialiste, M. Rivière, 1953, pp. 28, 29, 31. 169 La Question Agraire. Plekhanov, par contre, avait, au moins en principe, critiqué l'évolutionnisme vulgaire, en s'appuyant précisément sur la Science de la Logique de Hegel. Cf. Questions Fondamentales du marxisme, p. 36.

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4) Une conception abstraite et scientifico-naturaliste des « lois de l'histoire » qui est illustrée d'une manière frappante par la merveilleuse phrase qu'a prononcée Plekhanov en recevant les nouvelles de la Révolution d'octobre : [140] « Mais c'est une violation de toutes les lois de l'histoire ! ». 5) Une tendance à la rechute dans la méthode analytique, en ne saisissant que des objets « distincts et séparés » figés dans leur différence : Russie-Allemagne, révolution bourgeoise-révolution socialiste, parti-masses, programme minimum-programme maximum, etc. Il est bien entendu que Kautsky et Plekhanov avaient soigneusement lu et étudié Hegel ; mais ils l'ont pour ainsi dire « absorbé » et « digéré » au sein de leur système théorique, en tant que précurseur de l'évolutionnisme ou du déterminisme historique. Dans quelle mesure les notes de Lénine sur (ou à propos de) la Logique de Hegel constituent-elles un défi au marxisme pré-dialectique ? 1) Tout d'abord Lénine insiste sur l'abîme philosophique qui sépare le matérialisme « bête », c'est-à-dire « métaphysique, non-développé, mort, grossier » du matérialisme marxiste, qui est plus proche, par contre, de l'idéalisme « intelligent », c'est-à-dire dialectique. Par conséquent, il critique Plekhanov sévèrement pour n'avoir rien écrit sur la Grande Logique de Hegel, « c'est-à-dire au fond sur la dialectique comme science philosophique », et pour avoir critiqué le kantisme du point de vue du matérialisme vulgaire plutôt qu'» à la Hegel » 170. 2) Il s'approprie une compréhension dialectique de la causalité : « La cause et l'effet ne sont ergo que des moments de l'interdépendance universelle, du lien (universel), de la connexion réciproque des événements... » En même temps il approuve la démarche dialectique par laquelle Hegel dissout l'« opposition solide et abstraite » [141] du subjectif et de l'objectif et détruit leur unilatéralité 171. 3) Il souligne la différence capitale entre la conception évolutionniste vulgaire et la conception dialectique du développement : l'une, 170 171

Lénine, Cahiers Philosophiques, Ed. Sociales, pp. 148, 229, 230. Ibid., pp. 132, 152, 171.

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« le développement comme diminution ou augmentation, comme répétition » est morte, pauvre, aride ; l'autre, le développement comme unité des contraires, est la seule qui« donne la clef des bonds », de la « rupture dans la succession », de la « transformation dans le contraire », de l'abolition de l'ancien et de la naissance du nouveau 172. 4) Il critique, avec Hegel, « l'absoluité du concept de loi », « sa simplification, sa fétichisation » (et il ajoute : « N.B. pour la physique moderne ! »). Il écrit même que « la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approximative » 173. 5) Il voit dans la catégorie de la totalité, dans « le développement de tout l'ensemble des moments de la réalité », l'essence même de la connaissance dialectique 174. On voit l'usage que Lénine fait immédiatement de ce principe méthodologique dans la brochure qu'il a écrite à cette époque, La faillite de la IIe Internationale ; il soumet à une critique sévère les apologètes de la « défense nationale » — qui essaient de nier le caractère impérialiste de la grande guerre à cause du « facteur national » de la guerre des Serbes contre l'Autriche — en soulignant que la dialectique de Marx « interdit justement l'examen isolé, c'est-à-dire unilatéral et déformé, de l'objet étudié » 175. Ceci est d'une importance capitale parce que, comme le disait Lukács, le règne de la catégorie dialectique [142] de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science. L'isolement, la fixation, la séparation et l'opposition abstraite des différents moments de la réalité sont dissous d'une part à travers la catégorie de la totalité, d'autre part par la constatation, chez Lénine, que « la dialectique est la théorie qui montre... pourquoi l'entendement humain ne doit pas prendre les contraires pour morts, pétrifiés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l'un en l'autre » 176.

172 173

Ibid., p. 280. Ibid., pp. 125, 126. 174 Ibid., p. 130 ; cf. aussi pp. 135, 162, 195. 175 Lénine, Œuvres, Ed. Sociales, tome 21, p. 241. 176 Ibid., p. 90.

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Bien entendu, ce qui nous intéresse ici est moins l'étude du contenu philosophique des Cahiers « en soi », que celui de ses conséquences politiques. Ce n'est pas difficile de trouver le fil rouge qui mène des prémisses méthodologiques des Cahiers aux thèses de Lénine en 1917 : de la catégorie de la totalité à la théorie du maillon le plus faible de la chaîne impérialiste ; de la conversion des contraires l'un en l'autre à la transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste ; de la conception dialectique de la causalité au refus de définir le caractère de la Révolution russe par la seule « base économique arriérée » de la Russie ; de la critique de l'évolutionnisme vulgaire à la « rupture dans la succession » en 1917 ; etc. Mais le plus important, c'est purement et simplement que la lecture critique, la lecture matérialiste de Hegel a libéré Lénine du carcan étroit du marxisme pseudo-orthodoxe de la IIe Internationale, de la limite théorique que celui-ci imposait à sa pensée. L'étude de la Logique hégélienne a été l'instrument par lequel Lénine a déblayé la route théorique qui mène à la gare finlandaise de Petrograd. [143] En mars-avril 1917 Lénine, délivré de l'obstacle représenté par le marxisme pré-dialectique, peut, sous l'impulsion des événements, se débarrasser assez rapidement de son corollaire politique : le principe abstrait et figé selon lequel « la Révolution russe ne peut être que bourgeoise — la Russie n'est pas économiquement mûre pour une révolution socialiste ». Une fois franchi ce Rubicon, il se met à étudier le problème sous un angle pratique, concret, et réaliste : quelles sont les mesures, constituant en fait une transition vers le socialisme, que l'on peut faire accepter par la majorité du peuple, c'est-à-dire par les masses ouvrières et paysannes ?

III. - Les thèses d'avril 1917 Retour à la table des matières

En vérité, les « thèses d'avril » sont nées en mars, plus précisément le 11 et le 26 mars, c'est-à-dire entre la troisième et la cinquième Lettre de loin. L'analyse serrée de ces deux documents (qui d'ailleurs ne furent pas publiés en 1917) nous permet de saisir le mouvement

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même de la pensée de Lénine. À la question capitale : la révolution russe peut-elle prendre des mesures de transition vers le socialisme ? Lénine répond en deux moments : dans le premier (Lettre 3) il met en question la réponse traditionnelle ; dans le deuxième (Lettre 5), il donne une réponse nouvelle. La Lettre 3 contient en elle-même deux moments juxtaposés, dans une contradiction non résolue. Lénine décrit certaines mesures concrètes dans le terrain du contrôle de la production et de la distribution qu'il croit indispensables pour le progrès de la révolution. Il souligne d'abord que ces mesures ne sont pas encore le socialisme, ou la dictature du prolétariat ; elles ne dépassent pas les limites de la « dictature démocratique révolutionnaire du [144] prolétariat et des paysans pauvres ». Mais il ajoute tout de suite cette phrase paradoxale qui suggère clairement un doute sur ce qu'il vient d'affirmer, c'est-à-dire, une mise en question explicite des thèses « classiques » : « Il ne s'agit pas en ce moment de procéder à une classification théorique de ces dispositions. On commettrait la plus grave erreur si l'on voulait étendre les tâches de la révolution, ces tâches pratiques, complexes, urgentes, et en voie de développement rapide, sur le lit de Procuste d'une théorie figée... » 177. Quinze jours plus tard, dans la cinquième Lettre, l'abîme est franchi, la coupure politique consommée : les mesures mentionnées (contrôle de la production et de la répartition, etc.) « constituent, envisagées dans leur ensemble et dans leur évolution, une transition vers le socialisme, lequel ne saurait être instauré en Russie directement, d'emblée, sans mesures transitoires, mais est parfaitement réalisable et s'impose impérieusement à la suite de telles dispositions » 178. Lénine ne se refuse plus à une « classification théorique » de ces mesures et il les définit non comme « démocratiques » mais comme transitoires vers le socialisme. Pendant ce temps, les bolcheviks à Petrograd restaient fidèles au vieux schéma (ils essaient de coucher la révolution russe, cette fille indocile, indomptable et déchaînée, dans le « lit de Procuste d'une théorie figée... ») et se cantonnaient dans un attentisme prudent ; la Pravda du 15 mars accordait même un soutien conditionnel au gou177 178

Lénine, Œuvres, tome 23, pp. 257, 258. Ibid., p. 370.

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vernement provisoire (Cadet !) « dans la mesure où celui-ci combat la réaction et la contre-révolution » ; selon le témoignage sincère du dirigeant bolchevik Chliapnikov, [145] en mars 1917 « nous étions d'accord avec les mencheviks pour dire que nous passions par une phase de démolition révolutionnaire des rapports de féodalité et de servage, auxquels allaient se substituer toutes sortes de « libertés » particulières aux régimes bourgeois » 179. On peut donc comprendre leur surprise quand les premières paroles que Lénine, à la gare finlandaise de Petrograd, adressa à la foule des ouvriers, soldats et matelots, furent un appel à lutter pour la révolution socialiste 180. Le soir du 3 avril et le lendemain, il exposa au parti les « thèses d'avril » qui produisirent, selon le bolchevik Zalejsky, membre du Comité de Petrograd, l'effet d'une bombe qui explose. D'ailleurs, le 8 avril, ce même comité de Petrograd rejeta les thèses de Lénine par 13 voix contre 2, avec une abstention 181. Et il faut dire que les « thèses [146] d'avril » étaient, dans une certaine mesure, en retrait par rapport 179

Trotsky, in Histoire de la Révolution Russe, Ed. du Seuil, Paris, 1967, Vol. I, pp. 333, 336. 180 Voir les souvenirs de F. Somilov, in Lénine tel qu'il fut, Ed. Livre Etranger, Moscou, 1958, p. 673. Cf. aussi les notes sténographiques qu'a prises le bolchevik Bonch-Bruevitch du premier discours de Lénine à la gare : « Il vous faut lutter pour la Révolution socialiste, lutter jusqu'au bout, jusqu'à la victoire complète du prolétariat. Vive la révolution socialiste ! » in G. Golikov, La Révolution d'Octobre, Ed. du Progrès, Moscou, 1966. 181 Trotsky, op. cit., p. 358. Cf. E. H. Carr, The Bolshevik Revolution, 19171923, Col. I, Macmillan, Londres, 1950, p. 77 : « Personne n'avait encore contesté le point de vue que la révolution russe n'était, et ne pouvait être, qu'une révolution bourgeoise. Ceci était le cadre doctrinal solide et accepté dans lequel la stratégie politique devait s'insérer. Il était difficile, à l'intérieur de ce cadre, de découvrir une raison urgente quelconque pour rejeter a priori le Gouvernement Provisoire, qui était sans doute bourgeois, ou de demander que l'on donne le pouvoir aux soviets, qui étaient essentiellement prolétariens... C'était la quadrature du cercle. Il échut donc à Lénine de briser, devant les yeux étonnés de ses disciples, le cadre doctrinal lui-même. » Cf. aussi le témoignage du bolchevik Olminsky, cité par Trotsky, op. cit., pp. 366, 367 : « La révolution qui s'amorce ne peut être qu'une révolution bourgeoise... C'était un jugement obligatoire pour tout membre du parti. C'était l'opinion officielle du parti, un mot d'ordre constant et invariable, jusqu'à la Révolution de février 1917 et même quelque temps encore après. »

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aux conclusions déjà atteintes dans la cinquième « Lettre de loin » : elles ne parlent pas explicitement de transition vers le socialisme. Il semble que Lénine, face à l'étonnement et la perplexité de ses camarades ait été amené à modérer partiellement ses propos. En effet, les thèses d'avril parlent bien de transition entre la première étape de la révolution et la deuxième « qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie », mais ceci n'est pas nécessairement en contradiction avec la formule traditionnelle du « vieux bolchevisme » (sauf la mention des « couches pauvres » à la place de la paysannerie comme un tout, ce qui est, bien entendu, très significatif) puisque le contenu des tâches de ce pouvoir (démocratiques seulement ou déjà socialistes ?) n'est pas défini. Lénine souligne même que « notre tâche immédiate est non pas d'« introduire » le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les Soviets des députés ouvriers » formule souple où la caractérisation du contenu de ce « contrôle » n'est pas déterminée 182. Le seul thème qui, au moins implicitement, est une révision de l'ancienne conception bolchevique est celui de l’État-Commune comme modèle pour la République des Soviets, et ceci pour deux raisons : a) la Commune était traditionnellement défini, dans la littérature marxiste, comme la première tentative de dictature du prolétariat ; b) Lénine lui-même avait caractérisé la Commune comme un gouvernement ouvrier qui avait voulu accomplir, [147] à la fois une révolution démocratique et une révolution socialiste. C'est pour cette raison que Lénine, prisonnier du « marxisme d'antan », l'avait critiquée en 1905. C'est pour la même raison que Lénine, le dialecticien révolutionnaire, la prend pour modèle en 1917. L'historien E. H. Carr a donc raison de souligner que les premiers articles de Lénine depuis son arrivée à Petrograd « impliquaient la transition au socialisme, mais s'arrêtaient au bord de le proclamer explicitement » 183. Cette explication va se faire au cours du mois d'avril, au fur et à mesure que Lénine gagne les 182 183

Lénine, Œuvres, Vol. 24, pp. 12, 14. E. H. Carr, op. cit.

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bases du parti bolchevik pour sa ligne politique. Elle se fait surtout autour de deux axes : la révision du « vieux bolchevisme » et la perspective de transition au socialisme. Le texte capital à ce sujet est une petite brochure — peu connue — Lettres sur la tactique, rédigée entre le 8 et le 13 avril, probablement sous l'impulsion de l'éditorial anti-Lénine de la Pravda du 8 avril, où l'on trouve cette phrase-clé qui résume le tournant historique effectué par Lénine et sa rupture définitive, explicite et radicale avec ce qu'il y avait de périmé dans le bolchevisme « d'antan » : « Quiconque, aujourd'hui, ne parle que de la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie retarde sur la vie, est passé de ce fait, pratiquement, à la petite bourgeoisie, et mérite d'être relégué aux archives des curiosités prérévolutionnaires « bolcheviques » — aux archives des « vieux bolcheviks » pourrait-on dire » 184. Dans cette même brochure, Lénine, tout en se défendant [148] de vouloir introduire « immédiatement » le socialisme, affirme que le pouvoir soviétique prendra des mesures « pour marcher au socialisme ». Par exemple, « le contrôle de la banque, la fusion de toutes les banques en une seule ne sont pas encore le socialisme, mais un pas vers le socialisme » 185. Dans un article publié le 23 avril, Lénine définit dans les termes suivants ce qui distingue les bolcheviks des mencheviks : tandis que les derniers « sont pour le socialisme, mais estiment qu'il serait prématuré d'y penser et de prendre dès à présent des mesures pratiques pour le réaliser », les premiers pensent que les Soviets « doivent prendre immédiatement toutes les mesures pratiquement réalisables pour faire triompher le socialisme » 186.

Lénine, Œuvres, Vol. 24, p. 35. Cf. aussi p. 41 : « La formule du camarade Kamenev, inspirée du vieux bolchevisme : « La révolution démocratique n'est pas terminée », tient-elle compte de cette réalité ? Non, cette formule a vieilli. Elle n'est plus bonne à rien. Elle est morte. C'est en vain que l'on tentera de la ressusciter. » 185 Ibid., p. 44. 186 Lénine, « les partis politiques en Russie et les tâches du prolétariat », Œuvres, Vol. 24, p. 89. 184

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Que signifie « mesures pratiquement réalisables » ? Pour Lénine, cela veut dire surtout des mesures qui peuvent recevoir l'appui de la majorité de la population. C'est-à-dire, non seulement des ouvriers, mais aussi des masses paysannes. Lénine, délivré de la limite théorique imposée par le schéma pré-dialectique — « le passage au socialisme est objectivement irréalisable » — s'occupe maintenant des conditions politico-sociales réelles pour assurer « des pas vers le socialisme ». Ainsi, dans son discours au VIIe congrès du parti bolchevik (24-29 avril), il pose le problème d'une façon réaliste et concrète : « Il faut parler d'actes et de mesures pratiques... Nous ne pouvons pas être partisans d'à introduire » le socialisme. La majorité de la population est formée en Russie de paysans, de petits propriétaires qui ne peuvent en aucune façon désirer le socialisme. Mais que pourraient-ils objecter à la création, dans chaque village, d'une banque qui [149] leur permettrait d'améliorer leur exploitation ? Ils ne peuvent rien dire là contre. Nous devons préconiser ces mesures pratiques parmi les pays et affermir en eux la conscience de cette nécessité » 187. « Introduire » le socialisme signifie, dans ce contexte, l'imposition immédiate de la socialisation totale « par en haut », contre la volonté de la majorité de la population. Lénine, par contre, se propose d'obtenir l'appui des masses paysannes pour certaines mesures concrètes, à caractère objectivement socialiste, prises par le pouvoir soviétique (à hégémonie ouvrière). À quelques nuances près, cette conception ressemble étonnamment à celle défendue depuis 1905 par Trotsky : « la dictature du prolétariat appuyée par la paysannerie » qui effectue le passage ininterrompu de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Ce n'est donc pas par hasard que Lénine fut traité de « trotskyste » par le « vieux bolchevik » Kameney en avril 1917... 188.

187 188

Lénine, op. cit., p. 241. Cf. Trotsky, The Permanent Revolution, New Park Publication, Londres, 1962, pp. 73, 97. Il ne faudrait pas oublier, d'autre part, que tant pour Lénine que pour Trotsky il y avait une « limite objective » pour le socialisme en Russie, dans la mesure où une société socialiste accomplie — abolition des classes sociales, etc. — ne saurait être établie dans un pays isolé et arriéré.

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Conclusion Retour à la table des matières

Il n'y a pas de doute que les « thèses d'avril » représentent une ce coupure » théorico-politique d'avec la tradition du bolchevisme d'avant-guerre. Ceci dit, il est non moins vrai que, dans la mesure où Lénine avait, dès 1905, prôné l'alliance révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie (et l'approfondissement radical de la révolution sans ou même contre la bourgeoisie libérale) le « nouveau [150] bolchevisme » né en avril 1917 est l'héritier authentique et le fils légitime du « vieux bolchevisme ». D'autre part, s'il est indéniable que les Cahiers constituent une rupture philosophique d'avec le « premier léninisme », il faut reconnaître aussi que la méthode à l’œuvre dans les écrits politiques de Lénine avant 1914 était beaucoup plus « dialectique » que celle de Plekhanov ou Kautsky. Finalement, et pour éviter des malentendus possibles, nous n'avons nullement voulu suggérer que Lénine a « déduit » les thèses d'avril de la Logique de Hegel... Ces thèses sont le produit d'une pensée réaliste révolutionnaire face à une situation nouvelle : la guerre mondiale, la situation objectivement révolutionnaire qu'elle a créée en Europe ; la révolution de février, la défaite rapide du tsarisme, l'apparition massive des Soviets. Elles sont le résultat de ce qui constitue l'essence même de la méthode léniniste : une analyse concrète d'une situation concrète. La lecture critique de Hegel a précisément aidé Lénine à se libérer d'une théorie abstraite et figée qui faisait obstacle à cette analyse concrète : la pseudo-orthodoxie prédialectique de la IIe Internationale. C'est dans ce sens, et dans ce sens seulement, qu'on peut parler de l'itinéraire théorique qui mène Lénine de l'étude de la Grande Logique dans la bibliothèque de Berne, en septembre 1914, aux paroles de défi qui « ébranlèrent le monde », lancées pour la première fois, la nuit du 3 avril 1917, dans la gare finlandaise de Petrograd.

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Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. Troisième partie : Lénine

Chapitre VIII Notes historiques sur le marxisme russe

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Le marxisme russe a produit deux parmi les plus grands penseurs du mouvement ouvrier international : Lénine et Trotsky. Paradoxalement, l'hégémonie idéologique des deux ne s'est exercée véritablement en Russie que pendant une très courte période : de 1917 à 1923. Avant et après cet intervalle, le marxisme russe sera dominé par différents courants théoriques dont le centre de gravité commun est le matérialisme vulgaire et le déterminisme fataliste. Nous essaierons de montrer cette unité surprenante des diverses tendances et idéologies pré et post-léninistes au sein du marxisme en Russie, lesquelles constituent les sources historiques de la doctrine soviétique officielle de nos jours. Le marxisme russe en tant que mouvement intellectuel et politique est apparu à la fin du XIXe siècle au travers d'un violent combat idéologique mené contre le populisme. Le dirigeant de cette bataille et le « père du [152] marxisme russe », Giorgi Valentinovitch Plekhanov a opposé au subjectivisme narodnik, à leurs rêves romantiques d’un socialisme paysan, et a leur volontarisme, une analyse marxiste de la réalité socio-économique objective, c’est-à-dire, du processus de développement capitaliste en Russie. Cependant, entraîné dans son refus total du volontarisme narodniki, Plekhanov a penche vers une inter-

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prétation mécaniste-déterministe du marxisme, laque caractérise ses œuvres philosophiques, politiques et même esthétiques. Dans son écrit philosophique le plus important, Les questions fondamentales du marxisme (1908) Plekhanov parle du « spinozisme de Marx et Engels » comme représentant le matérialisme moderne. Il ajoute, bien sur, qu’il s’agit d’une spinozisme « purgé de son appendice théologique », mais, à l’exception de cet « appendice » il ne semble pas apercevoir aucune différence fondamentale entre la pensée de Marx et celle de Spinoza... Dans La Conception moniste de l’histoire (1895) Plekhanov fait sien un argument déterministe métaphysique de Spinoza, qui essaie de prouver que les hommes n’auraient pas plus de liberté qu’une pierre : « Une cause extérieure a communiqué à une pierre une certaine quantité de mouvement... Supposez maintenant que la pierre pense qu’elle ait conscience de son mouvement, qu’elle en éprouve du plaisir, mais qu’elle n’en connaisse pas les causes, qu’elle ignore même qu’il y a quelque cause extérieure à ce mouvement. Comment alors, se le représentera-t-elle ? Incontestablement comme le résultat de son propre désir, de son livre arbitre : elle dira qu’elle se meut parce qu’elle veut se mouvoir ». Plekhanov reconnaît que cette explication paraîtra à « beaucoup de lecteurs » comme relevant d’un « matérialisme grossier » ; mais, à son avis elle est correcte et en appui de cette thèse il souligne que la pensée [153] humaine peut être expliquée par « un certain mouvement des fibres cérébrales... » (Plekhanov, Œuvres Philosophiques, Ed. en langues étrangères, s.d. Moscou, p. 605.) La théorie politique mencheviste de Plekhanov est rigoureusement cohérente avec sa philosophie (assez proche du « matérialisme grossier ») : les conditions économiques objectives ne sont pas mûres pour une révolution socialiste en Russie, ils manquent les présuppositions matérielle d’une telle transformation, etc. Même les écrits de Plekhanov sur l’art et l’esthétique ont la même tournure déterministe-fataliste : « Si un pommier doit donner des pommes, un poirier des poires... l’art d’une époque décadente doit être décadent. C’est inévitable. » (Plekhanov, L’art de la vie sociale, Ed. Sociales, Paris, 1949, p. 145.) L’opinion de Marx sur le rapport existant entre l’art et le progrès ou la décadence sociale était bien plus nuancée : « Pour l’art, on sait que certaines périodes de floraison artistique ne sont nullement en rapport avec le développement général de

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la société... » (Grundisse der Kritik der Politischen Okonomie, Europaische Verlaganstalt, p. 30.) La comparaison avec les arbres fruitiers est typique d’une conception matérialiste « réifïée » de l’histoire conçue comme un processus gouverné par des « lois objectives » semblables aux lois de la nature, et indépendantes de la volonté ou de la praxis humaine. Le concept de société « mûre » ou non pour une révolution socialiste relève de la même problématique social-naturaliste. Les idées de Plekhanov ont prédominé dans le marxisme russe jusqu’au triomphe de Lénine en 1917 — et sont réapparues sous une forme nouvelle et différente après la mort de Vladimir Ilitsch en 1924. La démarche théorique de Lénine peut être considérée comme une sorte d’inter-règne exceptionnel dans l’histoire de la pensée [154] marxiste russe. Lénine a essayé de dépasser l’antithèse déterminismevolontarisme et d’unir en une synthèse dialectique l’objectif et le subjectif, le développement capitaliste en Russie et le rôle de la conscience de classe, de l’organisation et l’action révolutionnaire. Il n’a pas fait tabula rasa de la tradition populiste, comme Plekhanov. Sa critique des narodnikis n’est pas une négation abstraite, mais un dépassement dialectique (Aufhebung). En outre, une de ses premières polémiques idéologiques fut dirigée précisément contre les tendances économistes apparues au sein de la social-démocratie russe (Que Faire ?, 1902). Les divergences philosophiques entre Lénine et Plekhanov étaient implicites dès ses premiers écrits, mais deviennent tout à fait nettes et tranchées après 1914, quand Lénine critique, dans ses Cahiers Philosophiques, le matérialisme vulgaire de Plekhanov et son incompréhension de la dialectique hégélienne. Au niveau politique, le contraste entre la stratégie et la tactique révolutionnaire prônées par Lénine en 1905 et 1917 et les vues passives et fatalistes de Plekhanov est bien connu, et n’a pas besoin d’être développé ici. Quant à Trotsky, il fut initié au marxisme par les œuvres de Labriola, un des rares philosophes marxistes de l’époque à avoir eu une compréhension correcte du rapport Marx/Hegel et à avoir critiqué le positivisme. Les écrits politiques de Trotsky se distinguent dès le début des tendances dominantes dans la social-démocratie russe par leur caractère dialectique. La théorie de la révolution permanente, méthodologiquement fondée sur les catégories de la totalité (l’économie mondiale comme un tout qui dépasse les frontières nationales) et de l’unité contradictoire (la loi du développement inégal et combiné),

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n’aurait pu être élaborée que par une pensée qui avait dépassé le carcan idéologique du matérialisme métaphysique [155] qui pesait sur le marxisme russe. La méthode marxiste de Trotsky peut être résumée dans une formule remarquable écrite en 1929 : « la scolastique ne veut pas comprendre qu’entre le déterminisme mécanique (fatalisme) et l’arbitraire subjectif il y a la dialectique matérialiste ». (Trotsky, L’Internationale après Lénine, Presses Universitaires de France, Paris, 1970, p. 70. Voir à ce sujet l’excellent ouvrage de Denise Avenas, Économie et Politique dans la pensée de Trotsky, Maspero, Paris, 1970.) Mais même au cours de la brève période d’hégémonie de la pensée de Lénine et Trotsky au sein du marxisme russe (1917-1923), il y avait dans le parti bolchevik lui-même des courants matérialistes prédialectiques représentés, avant tout, par Nikolaï Boukharine. Jusqu’en 1928 Boukharine était généralement considéré comme le principal idéologue et penseur marxiste du Parti, Lénine lui-même l’estimait et l’a désigné dans son célèbre Testament comme « le plus précieux et le plus grand théoricien du Parti » ; mais il avait en même temps les plus grandes réserves sur ses idées philosophiques et il ajoutait dans ce même document : « Il n’a jamais appris et je crois qu’il n’a jamais vraiment compris la dialectique. » Une critique semblable fut formulée par George Lukács contre la principale œuvre philosophique de Boukharine, La théorie du matérialisme historique, un manuel de sociologie marxiste (1921). Selon Lukács, le point de vue de Boukharine est dangereusement proche du matérialisme bourgeois, contemplatif, « science-naturaliste » ; ceci est particulièrement visible dans la tendance de Boukharine d’expliquer le développement historique et social comme déterminé par la technique économique, et dans son usage peu critique, non-dialectique et ahistorique de la méthode des sciences de la nature pour la connaissance de la société. (Cf. Lukács, « N. Bucharin, Theorie [156] des historischen Materialismus, Hamburg, 1922 (Literaturbericht) » Archiv für die Geschichte des Sozialismus und die Arbeiterbewegung, XI, Leipzig, 1925, pp. 216-218, 224.) Un bel exemple de sa méthode matérialiste mécanique (au sens strict) et de son interprétation fataliste de l’histoire et de la société peut être trouvé dans l'ABC du Communisme (1919), l’œuvre la mieux connue de Boukharine (en collaboration avec Preobrazhensky) :

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« De la même façon dont on étudie une machine quelconque, une montre, par exemple, Marx a examiné le régime capitaliste où les industriels et les propriétaires agraires règnent, et où les ouvriers et paysans sont opprimés. Supposons qu’en observant la montre, nous remarquons qu’une de ses roues soit mal ajustée à une autre, et qu’à chaque tour, elles deviennent de plus en plus enchevêtrées ; nous pouvons prévoir, après cela, que la montre va se briser et s’arrêtera... La société capitaliste ressemble à un mécanisme mal ajusté, dont une part est engrenée avec l’autre. C’est pourquoi, tôt ou tard, cette machine va tomber en morceaux, inévitablement. » (Bukharin and Preobrazhensky The ABC of Communism, Penguin, 1969, pp. 66, 113.) Tel est précisément le point de vue méthodologique du « vieux » matérialisme, le matérialisme bourgeois du XVIIIe siècle ; Sieyès écrivait dans son pamphlet Qu’est-ce que le Tiers État ? (1789). « Jamais on ne comprendra le mécanisme social, si l’on ne prend pas le parti d’analyser une société comme une machine ordinaire... » De 1928 à 1953, l’univers idéologique soviétique fut dominé par l’ex-allié de Boukharine : Josef Vissarianovitch Staline. Une définition exacte de la signification philosophique du stalinisme est singulièrement compliquée par le caractère pragmatique, « sinueux » et changeant [157] de la pensée de Staline, avec son alternance de périodes de « gauche » et de « droite ». Cependant, malgré la présence de thèmes volontaristes dans certains écrits de Staline, l’analyse de Herbert Marcuse nous semble essentiellement correcte : la philosophie stalinienne conçoit le processus historique comme un processus « naturel » régi par des lois objectives existant au-dessus des individus, lois qui gouverneraient non seulement le capitalisme, mais aussi la société socialiste (H. Marcuse, Soviet Marxism Vintage Books, New York, 1961, p. 134.) Ce « mauvais » matérialisme peut être retrouvé du premier jusqu’au dernier des écrits théoriques de Staline. Dans une de ses œuvres de jeunesse, Anarchie ou Socialisme ? (1906-1907), il soutient catégoriquement que le changement du côté matériel, des conditions externes, précède nécessairement le changement du côté idéal, dé la conscience ; d’abord se transforment les conditions matérielles, et ce n’est qu'ensuite, par voie de conséquence, que changent la pensée, les habitudes, la conception du monde des gens. Selon Staline le monisme matérialiste de Marx n’a rien de commun avec l’« absurde parallé-

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lisme » qui prétend que le côté matériel et idéal ne se précèdent pas l’un à l’autre, mais se développent ensemble, parallèlement. (Staline, Œuvres, I, Ed. Sociales, Paris, 1953, pp. 262, 264, 272.) Or, Marx, dans la IIIe thèse sur Feuerbach proclame explicitement que dans la praxis révolutionnaire il y a « coïncidence entre le changement des circonstances et l’auto-changement de l’homme ». La praxis humaine est en même temps conditionnée par une situation objective donnée, et crée de nouvelles conditions et une nouvelle situation. La praxis est l’unité dialectique de l’objectif et du subjectif, des conditions matérielles et de la volonté humaine, de la base économique et des forces idéologiques. Le seul texte de Marx [158] que Staline peut citer à l’appui de sa thèse est un passage de La Sainte Famille (1844), c’est-à-dire d’un ouvrage qui est encore dans un certain sens « pré-marxiste » et qui est précisément l’unique écrit où Marx semble s identifier presque totalement avec le matérialisme français du XVIIIe siècle. Dans le dernier grand livre de Staline, Les problèmes économiques du socialisme dans l’U.R.S.S. (1952), on trouve un exposé absolument classique de la conception objectiviste, « science-naturaliste » de l’histoire. Staline insiste sur le caractère objectif des lois de l’économie politique, même sous le socialisme. Selon lui, il faut distinguer radicalement les lois de la science ce qui reflètent des processus objectifs dans la nature ou la société » des lois promulguées par des gouvernements « qui sont faites par la volonté des hommes ». Il s’ensuit que pour lui la volonté des hommes n’a aucun pouvoir sur les processus objectifs de la société... En effet, selon Staline, « le marxisme envisage les lois de la science — que ce soient les lois de la science de la nature ou de l’économie politique — comme le reflet d’un processus objectif qui se déroule indépendamment de la volonté des hommes. L’homme peut découvrir ces lois, il peut les connaître, les étudier, les prendre en considération dans ses activités et les utiliser dans l’intérêt de la société, mais il ne peut pas les changer ou les abolir. Encore moins peut-il former ou créer de nouvelles lois de la science... » (Stalin, Economic Problems of Socialism in the USSR, Moscow, 195, pp 5-6.) Encore une fois, comme pour le matérialisme contemplatif et naturaliste et pour l’économie politique bourgeoise, le processus économico-social est saisi comme un objet gouverné par des « lois naturelles » et non comme une totalité de relations sociales entre des êtres humains actifs, une praxis historico-sociale.

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[159] L’idéologie soviétique de la période contemporaine est l’héritier direct de la tendance cc objectiviste » du marxisme russe. Le rôle décisif des conditions matérielles-économiques-objectives est le leimotiv des proclamations politiques soviétiques des dix dernières années, et le principe constitutif de toute leur conception de la construction du socialisme et le la cc ligne générale » du mouvement ouvrier mondial. Ceci est le sens et la signification idéologique de 1 insistance sur la loi objective de la valeur, les lois objectives du marché, le critère objectif du profit, les catégories mercantiles et le stimulant matériel dans l’économie socialiste. C est de ce point de vue qu’il faut comprendre et expliquer la doctrine de Khrouchtchev sur le triomphe mondial du communisme grâce au dépassement de l’économie américaine par la soviétique : « Toute la marche du développement social confirme la prévision de Lénine selon laquelle c’est la construction économique des pays du socialisme vainqueur qui influence surtout le développement de la révolution mondiale. La compétition économique pacifique est la principale arène où s’affrontent les systèmes socialistes et capitalistes. » (Nikita Khrouchtchev, Le communisme est la paix et le bonheur des hommes, Moscou, 1963, tome 2, p. 272, souligné par nous.) Dans les écrits de Khrouchtchev (comme dans nombre d’œuvres économiques soviétiques) il est fait état fréquemment de l’aggravation de la crise générale du capitalisme, laquelle mènerait inévitablement à l’écroulement du système. Pour Khrouchtchev, comme pour Plekhanov et Boukharine, les lois de l’évolution sociale