Pour une sociologie du roman [1st edition]

Pour une sociologie du roman par Lucien Goldmann Depuis des siècles, le roman occupe une place prépondérante dans la cr

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French Pages 359 Year 1966

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Pour une sociologie du roman [1st edition]

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Lucien Goldmann

Pour une sociologie du roman

Gallimard

Preface Introduction aux problemee dlune sociologie du roman Introduction d une itude structural des romans de Malraux Nouveau roman et rialiti La methode structuraliste gdnetique en hi^ toire de la litterature

9 19 59 279 335

Preface

Les trois premiers chapitres du prisent volume ont 6t& publiee dans le numiro 2-1963 de la R e v u e de Tlnstitut de Sociologie de Bruxelles cortsacri a la sociologie du roman. Parmi euxy Vitude sur le nouveau roman et la rialiti sociale constitue le texte (Tune intervention lors dfun colloque auquel participaient Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute9 texte auquel j 9ai ajouti un certain nombre de d^eloppemerits concernant VcRuvre de Robbe-Grillet. Uensem^ ble resume les resultats de deux annees de recherches sur la sociologie du roman effectuies au Centre de Sociologie de la Litterature de Tlnstitut de Socio­ logie de TUniversite de Bruxelles. Le quatrieme chapitre a 4te icrit pour la revue anten’caineM odemLanguageNotesoiiiZseraprofcablement publie en meme temps que le present volume. Dans cette priface9 nous voudrions seulement

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pri^enir une objection iventuelle concernant le dicalage entre le niveau oil se situe la premiere itude qui formule une hypothese tout a fait generate sur la correlation entre Vhistoire de la forme roma^ nesque et Vhistoire de la vie iconomique dans les socieUs occidentales et celui oit se situe Vitude sur les romans de Malraux qui est au contraire trhs concrete^ mais dans laquelle nous ne dipassons que rarement Vanalyse structurale interne et oil la partie proprement sociologique est extremement riduite. Ajoutons aussi que Vitude sur le noweau roman se situe d un niveau intermidiaire entre VextrSme g&niraliti du premier travail et Vanalyse interne qui caractSrise le second. Ces diffirences de niveau 3〇nt rielles et rSsultent du fait que loin de constituer une recherche acheWe, le present volume risume seulement les risultats partiels d'une recherche en cours. Les problemes de sociologie de la forme romanesque apparaissent a la fois pa$sionnants9 susceptibles de renoweler tout aussi bien la sociologie de la culture que la critique littSraire, et extrimement complexes; de plus, ils concernent un domaine particuliirement itendu. Cyest pourquoi il ne saurait Stre question d’amncer seulement par les efforts d’un setd chercheur ou de quelques chercheurs riunis en un ou deux centres d^tudes.

Preface

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Nous ess.ay&rons bien entendu de continuer nos recherches tant A Vj£cole Pratique des Hautes Etudes a Paris quau Centre de Sociologie de la Litterature de Bruxelles. Mais nous savons que dans les annees a ^eniry nous ne saurions cowrir qu'un tres petit secteur de Vimmense domaine quil faut explorer. Aussiy sommes-nous conscient du fait que des progres ^raiment substantiels pourront etre rialisis seulement le jour oil la sociologie de la littirature de^iendra un domaine de recherches collectives se poursuivant dans un nombre suffisamment grand dCunwersitis et de centres de recherches de par le monde. Cyest dans cette perspective, et parce que les risultats d句 acquis, meme partiels et provisoires, nous paraissent suffisamment importants pour jeter une lumiere nowelle sur le probleme Studio que nous avons pris la decision de les publier avec Vespoir quils pourraient soit etre intigris dans d'autres recherches en coursy ou} tout au moinsy pris en con­ sideration et discutes par ceux qui les effectuent^ soit susciter id ou l& des recherches orienties dans la meme direction. Aussi,espSrons-nous vivement que, par la suite, des publications sociologiques, tenant d’ailleurs, pourront nous aider dans nos propres travaux. En terminant cette pH{ace} nous voudrions encore

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souligner une fois de plus a quel point les methodes rdcentes de la critique littSraire, 一 structuralisme ginitiqae^ psychanalyse et meme structuralisme statique a^ec lequel nous ne sommes pas d9accordf mais dont certains resultats partiels sont incontestables, — ont enfin mis a Vordre du jour Vexigence de constituer une science serieuse, rigoureuse et positive de la vie de Vesprit en general et de la crea­ tion culturelle en particulier. Bien entendu, cette science en est encore a ses tout premiers debuts. Aussi disposons-nous seulement de quelques mres recherches concretes^ alors quyau contraire, dans le monde entier, les Etudes traditionnelles — empiristes, positUdstes ou psychologiques 一 dominent de loin, au moins sur le plan quantitatifj la s>ie unwersitaire. Ajoutons que les quelques raves travaux scientifiques sont pour les lecteurs en ginSral, et meme pour les etudiants^ d% un acces particulierement difficile dans la mesure oil ils vont a Vencontre de toute une s谷rie d’habitudes mentales solidement 6tabliesy alors que les etudes tradition* nelles se troiwent au contraire favorisdes par ces habitudes et sont par cela meme aisement accessibles. C'est qiCil s'agit dans V6tude scientifique de la s>ie culturelle d'un bouleversement radical, semblable d ceux qui ont jadis permis la constitution des sciences positives de la nature.

Preface

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Qu^est-ce qui paraissait en effet plus absurde que d*afprm^r la rotation de la terre ou le principe d'inertie alors que tout le monde pouuait certifier par une experience immediate et incontestable que la terre ne bouge pas et que jamais une pierre qu'on jette ne continue indefiniment sa trajectoireP Qu’est-ce qui parait aujourd*hui plus absurde que I,affirmation selon laquelle les ^iritables sujets de la creation culturelle sont les groupes sociaux et non pas les indiuidus isolis alors que cyest une experience immediate et en apparence incontestable que toute oeuvre culturelle — littdraire, artistique ou philosophique — a un individu pour auteur? Mais la science sye$t toujours constitute malgri les « ividertces immidiates y>et A Vencontre du « bon sens » itabli; et cette constitution syest toujours heurUe aux mimes difficult6s9 aux merries resistances et aux memes types d'arguments. Cest Id un fait normal et meme^ en derniere instance, ertcourageant et positif. II prouve qu'd tracers les resistances et les obstacles^ a Vencontre des conformismes et du confort intellectuely le tra­ vail scientifique continuey lentement sans doute9 mais nianmoins ejfectwement9 son chemin.

Paris, juin

1964.

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Nous avons profits de la riidition de cet outrage pour y ajouter trois notes (p. 277y 313 et 362) et une itude sur le dernier film de Roibe-Grillet (ridi^ gie en collaboration avec Anne Olwi&r et qui avait dijd, iti publUe dans TObservateur du 18 septembre 1964). Ajoutons que Vaffirmation selon laquelle « les viritables sujets de la crdation culturelle sont les groupes sociaux et non pas les individus isoUs » a beaucoup heurti les critiques; icrite pour provoquer la discussion, nous powons reconnoitre aufourd’hui que sa forme, peut-etre trop elliptique, pourrait favoriser des malentendus. Nous nous itions pourtant longuement ezpliqui dans nos pricidentes publications. Les remarques que nous avons ajouties au dernier chapitre de cet outrage mettera clairement les chosen au point. II rCen reste pas moins vrai que selon nous9 et dans le sens od Hegel icrwait que a le Vrai c'est le Tout», les viritables sujets de la creation culturelle sont effecti^ement les groupes sociaux et non pas les indiifidus isolis; mais le criateur indwiduel fait partie du groupe, sauvent par sa naissance ou son statut social, toujours par la signification objective de son cewre} et y occupe une place sans doute non pas dicisiye mais nianmoins prwiUgiie. Aussi, et dans la mesure surtout oil la tendance

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Prifaoe

k la coherenoe qui constitue Tessence de Tceuvre se situe non seulement au niveau du createuf individuel, mais d6jk k celui du groupe, la pers­ pective qui voit dans ce dernier le Writable sujet de la crSation peut-elle rendre compte du role de Vicrivain et Vintegrer a son analyse^ alors que la r6ciproque ne nous parait pas valable.

Paris, avril 1965.

Introduction aux pmblkmes cTime sociologie du roman

Lorsqu5il y a deux ans, en janvier 1961, Tlnstitut de Sociologie de TUniversite Libre de Bruxelles nous a propose de prendre la direction du groupe de recherches de sociologie de la litterature et de consacrer nos premiers travaux k une etude des romans d*Andre Malraux, nous avons accepte cette offre avec beaucoup ^apprehension. Nos travaux sur la sociologie de la philosophie et de la litterature tragiques au xvne siecle ne nous laissaient prejuger en rien la possibilite d*une etude port ant sur une oeuvre romanesque et, encore moins, sur une oeuvre romanesque 6crite k une epoque presque contemporaine. En fait, durant la premiere annee nous avons entrepris surtout une recherche preliminaire portant sur les problemes du roman en tant que genre litteraire, recherche pour laquelle nous sommes parti, du

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texte, dejk presque classique — bien qu’encore peu connu en France 一 de Georg Lukacs, la Theorie du roman 1 et du livre qui venait de paraitre de Rene Girard Mensonge romantique et verite romanesque 12*, dans lequel celui-ci retrouvait sans les mentionner 一 et, comme il nous Ta dit, par la suite, sans les connaitre — les analyses lukacsiennes tout en les modifiant sur plusieurs points particuliers. L*6tude de la Theorie du roman et du livre de Girard, nous a conduit k formuler quelques hypo­ theses sociologiques qui nous semblent particuliferement interessantes, et h partir desquelles se sont d6veloppees nos recherches ulterieures sur les romans de Malraux. Ces hypotheses concernent, d^ne part, Thomologie entie la structure romanesque classique et la structure de Techange dans Teconomie liberale, et, d5autre part, Texistence de certains parallelismes entre leurs Evolutions ulterieures. Commengons par tracer les grandes lignes de la structure decrite par Lukdcs et qui caracterise, sinon comme il le pense, la forme romanesque en general, tout au moins un de &es aspects les plus 1. Depuis, cet ouvrage a public en fran^ais par les Editions Gonthier en livre de poche. 2. Ren6 Girard : Mensonge romantique et ^rite rom an^ut. Paris, Graaeet 1961.

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importants (et qui est probablement, du point de vue^genetique, son aspect primordial). La forme de roman qu5etudie Lukacs est celle que caracterise Texistence d ^ n heros romanesque qu5i] a tres heureusement defini sous le terme de heros problematique l. Le roman est Thistoire d^ne recherche dSgradee (que Lukacs appelle « demoniaque »), recherche de valeurs authentiques dans un monde degrade lui aussi mais k un niveau autrement avance et sur un mode different. Par valeurs authentiques, il faut comprendre, bien entendu, non pas les valeurs que le critique ou le lecteur estiment authentiques, mais celles qui, sans fetre manifestement pr6sentes dans le roman, organisent sur le mode implicite Tensemble de son univers. II va de soi que ces valeurs sont specifiques k chaque roman et differentes d^un roman h Tautre. 1. I! nous faut cependant indiquer que, selon nous, le champ de validity de cette hypoth^se doit 6tre r6treci car si die s*applique h des ouvrages aussi importants dans Thistoire de la littcrature que Don Quichotte de Cervantes, le Rouge et le Noir de Stendhal, Madame Bovary et l'£ducation sentimentale de Flaubert, elle ne saurait s'appliquer quo tr^s partiellement a la Chartreuse de Parme et nullemcnt k roeuvro de Balzac qui occupe une place considerable dans Thistoire du roman occidental. Telles quelles cependant, les analyses do Lukacs permettent, nous semble-t-il, d'entrepreodre une 6tude sociologique ■6rieu8e de la forme romanesque.

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Le roman etant un genre 6pique caracterise, contrairement k Tepopee ou au conte, par la rup­ ture insurmontable entre le h6ros et le monde, il y a chez Lukacs une analyse de la nature des deux degradations (celle du heros et celle du monde) qui doivent engendrer k la fois une opposition constitutive^ fondement de cette rupture insur­ montable et une communaute sufpsante pour permettre l’existence d’une forme epique. La rupture radicale seule aurait en effet abouti h la tragedie ou k la poesie lyrique, Tabsence de rupture ou 1’existence d’une rupture seulement accidentelle aurait conduit k Tepopee ou au conte. Situe entre les deux, le roman a une nature dialectique dans la mesure ou il tient precisement, d^ne part, de la communaute fondamentale du heros et du monde que suppose toute forme epique et, d^autre part, de leur rupture insurmontable; la communaute du heros et du monde resultant du fait quails sont Tun et Tautre degrades par rapport aux valeurs authentiques, ^opposition resultant de la difference de nature entre chacune de ces deux degradations. Le heros demoniaque du roman est un fou ou un criminel, en tout cas, comme nous Favons dit, un personnage probUmatique dont la recherche degradee, et par Ui mSme inauthentique, de valeurs

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authentiques dans un monde de conformisme et de converition, constitue le contenu de ce nouveau genre litteraire que les ecrivains ont cree dans la societe individualiste et qu5on a appele « roman ». A partir de cette analyse, Lukacs elabore une typologie du roman. Partant de la relation entre le heros et le monde, il distingue trois types schematiques du roman occidental au xixe sifecle, auxquels s5ajoute un quatrieme constituant, dejk, une transformation du genre romanesque vers des modalites nouvelles qui demanderaient une ana­ lyse de type different. Cette quatrieme possibilite lui parait, en 1920, s^xprimer avant tout dans les romans de Tolstoi qui s5orientent vers Tepopee. Quant aux trois types constitutifs du roman sur lequel porte son analyse, ce sont : a) Le roman de « Tidealisme abstrait »; caracterise par Tactivitfe du h6ros et par sa conscience trop etroite par rapport k la complexite du monde. (Don Quichotte, le Rouge et le Noir.) b) Le roman psychologique ; oriente vers Vanalyse de la vie interieure, caracterise par la passivite du heros et sa conscience trop large pour se satisfaire de ce que le monde de la convention peut lui apporter (h ce type appartiendraient Oblomov et VEducation sentiment ale). Et enfin c) Le roman 6ducatif s5achevant par une auto­

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limitation qui, tout en etant un renoncement a la recherche problematique, n’est cependant ni une acceptation du monde de la convention ni un abandon de Fechelle implicite des valeurs — autolimitation qu5on doit caracteriser par le terme de « maturite virile » (Wilhelm Meister^ de Goethe, ou Der grune Heinrich^ de Gottfried Keller). Les analyses de Rene Girard, a quarante ans de distance, rejoignent tres souvent celles de Lukacs* Pour lui aussi, le roman est 1’histoire d’une recherche degradee (qu’il appelle (( idolatre ») de valeurs authentiques, par un heros problematique, dans un monde degrade. La terminologie dont il use est d^rigine heideggerienne, mais il lui confere souvent un contenu assez different de celui que lui attribue Heidegger. Sans nous etendre sur cet aspect, disons que Girard, k la place de la duality distinguee par Heidegger entre Tontologique et l’ontique, utilise la dualite sensiblement voisine de Tontologique et du metaphysique qui corres­ pondent pour lui k Tauthentique et a Tinauthentique ; mais alors que, pour Heidegger, toute idee de progres et de recul est a eliminer, Girard confere h sa terminologie de Tontologique et du m6taphysique un contenu beaucoup plus proche des positions de Lukdcs que de celles de Heidegger, en introduisant entre les deux termes une relation

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vegie par les categories de progrfes et de regres­ sion * 一 La typologie du roman de Girard repose sur Fidee que la degradation de Tunivers romanesque est le pesultat dJun mal ontologique plus ou moins avance (ce « plus ou moins » est rigoureusement 1. Dan9 la pens6e de Heidegger, comme d'ailleurs dans celle de Lukdics, il y a rupture radicale entre I*£tre (chez Lukdcs, la Totality) et tout ce dont on peut parler soit a Tindicatif (jugement de fait), soit a Timp^ratif (jugement de valeur). C*est cette difference que Heidegger d^signe comme celle do rontologique et de Tontique. Et, dans cette perspective, la ra6taphysique, qui est une des formes les plus elev^es et les plus g6n6ra!es de la pensee k Tindicatif, reste en derni^re instance du domaine de l*onlique. Concordantcs sur la distinction necessaire de Tontologique et de Tontique, de la totality et du thdorique, du moral ou du m^taphysique, les positions de Heidegger et de Lukdcs sont essentiellement difTerente?s dans la maniire de concevoir leurs rapports. Philosophic de Thistoire, la pensee de Luk^cs implique I'id^e d*un devenir de la connaissance, d*un espoir de progpfts et d*un risque de regression. Or le progrds, c*e3t pour lui le rapprochement entre la pensee positive et la cat6gorie de la totality, la regression, l^loignement de ces deux 6Uments en derniftre instance inseparables, la telche de la philosophie 6tant pr6cis6ment introduction de la cat6gorie de la totality comme fondement de toutes les recherches partielles et de toutes les reflexions sur les donn^os positives. Heidegger, en revanche, 6tablit une separation radicale (et, par cela m^me, abstraite et conceptuelle) entre Tfitre et le donn6, entre r 〇 ntologique et l'ontique, entre la philosophic et la science positive, ^liminant ainsi toute id^e de progr^s et de regression. II aboutit, lui aussi, ^ une philosophic de l'histoivei mais k une philosophie abstraite a deux dimensions, Tauthentique et Tinauthentique, Touverture i Tfitre et l’oubli de l’fltre. Comme on le voit, si la terminologie de Girard est bien d'origine heidegg^rienne, 1'introduction des categories de progp&3 et de regression le rapproche des positions de Lukdos.

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contFaife k la pensee de Heidegger) auquel cor­ respond k Tinterieur du monde romanesque un accroissement du desir metaphysique, e'est-k-dire du d6sir degrade. Elle est done fondee sur Tidee de degradation, et e'est ici que Girard apporte k Tanalyse lukacsienne une precision qui nous parait particuliferement importante. A ses yeux, en effet, la degra­ dation du monde romanesque, le progr^s du mal ontologique et Taccroissement du dfesir mfetaphysique se manifesteivt par une midiatisation plus ou moins grande, qui accroit progressivement 】a distance entFe le desir metaphysique et la recher­ che authentique, la recherche de la «tFanscendance verticale ». Dans Touvrage de Girard les exemples de mfediation abondent, des romans de chevalerie qui s^nterposent entre Don Quichotte et la recherche des valeurs chevaleresques, k Tamant qui s^nterpose entre le mari et son d6sir de la femme, dans V£,ter* nel Mari de Dostoievski. Ses exemples ne nous paraissent d’ailleurs pas toujours choisis avec le mfime bonheur. Nous ne sommes pas certains non plus que la mediatisation soit une cat6gorie aussi universelle du monde romanesque que le pense Girard. Le terme de d6gradation nous semble plus vaste et plus approprie, k condition bien entendu

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de preciser la nature de cette degradation lors de chaqtie analyse particuliere. II n’en reste pas moins qu’en mettant en lumieTe la categorie de la mediation, et en exagerant mfime son importance, Girard a precise l’analyse d’une structure qui comporte non seulement la forme de degradation la plus importante parmi celles qui caracterisent le xnonde romanesque, mais tres probablement la forme qui est genetiquement p?emiere, celle qui a fait naitre le genre litteraire du roman, ce dernier ayant engendre par la suite d5autres formes derivees de degradation. A partir de Ik, la typologie de Girard est fondee d^bord sur Texistence de deux formes de media­ tion, externe et interne, la premiere caracterisee par le fait que Tagent mediateur est exterieur au monde dans lequel se deroule la recherche du h6ros (par exemple les romans de chevalerie dans Don Quichotte)) la deuxieme par le fait que Tagent m6diateur fait partie de ce monde (l’amant dans V^ternel Mari). A l5int6rieur de ces deux grands groupes qualitativement differents, il y a chez Girard Tid6e d ^ n progres de la degradation qui se manifeste par la proximite croissante entre le personnage romanesque et Tagent mediateur, et la distanciation croissante entre ce personnage et la transcendanoe verticale.

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Essayons maintenant de preciser un point essentiel sur lequel Lukacs et Girard sont en desaccord fondamental. Histoire d’une recherche degrad6e de valeurs authentiques dans un monde inauthentique, le roman est necessairement k la fois une biographie et une chronique sociale ; fait particulifeiement important, la situation de l^crivain par rapport k Tunivers qu*il a cr6e est, dans le roman, different© de sa situation par rapport h Tunivers de toutes les autres formes litt6raires. Cette, situation particulifere, Girard Tappelle humour; Lukacs ironie. Tous deux sont ^accord sur le fait que le romancier doit depasser la cons­ cience de ses heros et que ce depassement (humour ou ironie) est esthetiquement constitutif de la cp6ation romanesque. Mais ils se separent sur la natuve de oe depassement et, sur oe point, c’est la position de Lukacs qui nous parait acceptable et non celle de Girard. Pour Girard, le romancier a quitt69 au moment oil il 6crit son oeuvpe. le monde de la degradation pour retrouver 1’authenticity, la transcendance verticale. C^est pourquoi il pense que la plupart des grands romans finissent par une conversion du hferos k cette transcendanoe verticale et que le caractere abstrait de oertaines fins (Don QuichoUey le Rouge et le Noiry on pourrait citer aussi la Prin-

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cease de Cleves) est., soit une illusion du lecteur, soit le resultat 4e survivances du passe dans la conscience de l’ecrivain. Une pareille affirmation est rigoureusement contraire k Testhetique de Lukdcs pour laquelle toute forme litteraire (et toute grande forme artistique en general) est nee du besoin d5exprimer un content! essentiel. Si vraiment la degradation romanesque 6tait depass6e par recrivain, et m6me par la conversion finale d’un certain nombre de heros, l’histoire de cette degradation ne serait plus que celle d ^ n fait divers et son expression aurait tout au plus le caractere d’un recit plus ou moins divertissant. Et pourtant Tironie de Tecrivain, son autonomie par rapport k ses personnages, la conversion finale des h6ros romanesques sont des realites incontestables. Lukacs pense cependant que, precisement, dans la mesure ou le roman est la creation imaginaire d'un univers rfegi par la degradation unwerselley ce depassement ne saurait 6tre lui-mSme que de­ grade, abstrait, conceptuel et non vecu en tant que realite concrete. L^ronie du romancier porte, selon Lukacs, non seulement sur le heros dont il connait le caractere demoniaque, mais aussi sur le caractere abstrait

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et par cela m&me insuffisant et degrade de sa propre conscience. C’est pourquoi l’histoire de la recherche degradee, demoniaque ou idolatre, reste toujours la seule possibility d’exprimer des realites essentielles. La conversion finale de Don Quichotte ou de Julien Sorel n’est pas, comme le croit Girard, Facets k rauthenticite, k la transcendance verticale, mais simplement la prise de conscience de la vanite, du caractere degrade non seulement de ]a recherche anterieure, mais aussi de tout espoir, de toute recherche possible. C^est pourquoi elle est une fin et non un com­ mencement et e’est fexistence de cette ironie (laquelle est toujours aussi une auto-ironie) qui permet k Lukacs deux definitions apparentees qui nous paraissent particulierement heureuses de cette forme romanesque : Le chemin est commence^ le voyage est terming et Le roman est la forme de la maturity virile^ cette dem ise formule d^finissant plus pr^cisement, comme nous l’avons vu, le roman 6ducatif du type Wilhelm Meister, qui s’achfeve par une auto-limitation (renoncement 姦 la recherche problematique sans que soit pour autant accepte le monde de la convention ni abandonn6e Techelle implicite des valeurs). Ainsi le roman, dans le sens que iui donnent

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Lukdcs et Girard, apparait-il comme un genre litt^raire dans Jequel les valeurs authentiques, dont il est toujours question, ne sauraient gtre presentes dans Toeuvre sous la forme de personnages conscients ou de realites concretes. Ces valeurs ^existent que sous une forme abstraite et conceptuelle dans la conscience du romancier ou elles revStent un caractere ethique. Or les idees abstraites n’ont pas de place dans une oeuvre litteraire ou elles constitueraient un element hete­ rogene. Le probleme du roman est done de faire de ce qui dans la conscience du romancier est abstrait et ethique r616ment essentiel d^une oeuvre ou cette reality ne saurait exister que sur le mode d,une absence non thematisee (mediatisee, dirait Girard) ou, ce qui est Equivalent, dJune presence degradee. Comme Tecrit Lukacs, le roman est le seul genre litteraire ou Vethique du romancier decent un pro­ bleme esthetique de Vcewre. Or, le probleme d’une sociologie du roman a toujours preoccupy les sociologues de la litterature sans que jusquMci ils aient fait, nous semble-t-il, un pas decisif dans la voie de son elucidation. Au fond, le roman etant, pendant toute la premiere partie de son histoire, une biographie et une chronique sociale, on a toujours pu montrer que la

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Pour uwj sociolofiie du roman

chronique sociale refletait plus ou moins In sociolr* de l’epoque, constatation pour laquelle il n'est vraiment pas besoin d^tre sociologue. D'autre part, on a aussi mis en relation la trans­ formation du roman depuis Kafka et les analyses marxistes de la reification. La aussi, il faut dire que les sociologues s6rieux auraient dd voir un probleme plut6t qu^une explication. S41 est evi­ dent que le monde absurde de Kafka, de VStranger de Camus, ou le monde compose d’objets relativement autonomes de Robbe-Grillet, correspon­ dent k Tanalyse de la reification telle quelle a 6te d6veloppee par Marx et les marxistes ulterieurs, le probleme se pose de savoir pourquoi, alors que cette analyse etait elaboree dans la seconde moiti6 du xixe sifecle et quelle concernait un ph6nomfene dont l’apparition se situe bien auparavant, ce m6me ph6nom6ne ne s’est mani­ fest^ dans le roman qu’& partir de la fin de la Premiere Guerre mondiale. Bref toutes ces analyses portaient sur la rela­ tion de certains 616ments du contenu de la litterature romanesque et de Texistence d'une r6alit6 sociale qu’ils refl6taient presque sans transposition ou & l’aide d’une transposition plus ou moins transparent^ Or, le tout premier probleme qu’aurait dfl

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aborder une sociologie du roman est celui de la relation .entre la forme romanesque elle-meme et la structure du milieu social k Finterieur duquel elle s’est developpee, c’est-k-dire du roman comme genre litteraire et de la societe individualiste moderne. II nous semble aujourd5hui que la reunion des analyses de Lukacs et de Girard, bien qu’elles aient ete elaborees Tune et Tautre sans preoccu­ pations specifiquement sociologiques, permet, sinon d^lucider entierement ce probl^me, du moins de faire un pas decisif vers son elucidation. Nous venons de dire en effet que le roman se caracterise comme l’histoire d’une recherche de valeurs authentiques sur un mode degrade, dans une societe degradee, degradation qui, en ce qui concerne le heros, se manifeste principalement par la mediatisation, la reduction des valeurs authentiques au niveau implicite et leur disparition en tant que realites manifestes. De toute evidence, c5est lk une structure particulierement complexe et il serait difficile d’imaginer qu’elle ait pu naitre un jour de la seule invention individuelle sans aucun fondement dans la vie sociale du groupe. Ce qui serait cependant tout h fait inconcevable, c’est qu’une forme litt6raire d’une telle complexity

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dialectique se retrouvat, des siecles durant, chez des ecrivains les plus differents, dans les pays les plus divers, qu5elle devint la forme par excellence par laquelle s^est exprime, sur le plan Iitt6raire, le contenu de toute une epoque, sans qu*il y ait eu soit homologie, soit relation significative entre cette forme et les aspects les plus importants de la vie sociale. L^ypothese que nous presentons k ce propos nous parait particulierement simple et surtout suggestive et vraisemblable bien qu’il nous ait fallu des annees pour la trouver. La forme romanesque nous parait 6tre en effet la transposition sur le plan litteraire de la \ie quotidienne dans la societe indwidualiste nee de la production pour le marche. II existe une homo* logie rigoureuse entre la forme litteraire du roman, telle que nous venons de la definir k la suite de Lukacs et de Girard, et la relation quotidienne des hommes avec les biens en general, et par extension, des hommes avec les autres hommes, dans une societe productrice pour le marche. La relation naturelle, saine, des hommes et des biens est en effet celle ou la production est consciemment regie par la consommation k venir, par les qualites concretes des objets, par leur i>aleur d'usage.

Introduction ci une sociologie du roman

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Or ce qn\ caracterise la production pour le marche,ous eionnez done pas de ma question: Pourquoi a^ons-nous tu i la Mort ? Les peches avaient pendu d leurs ceintures, comme des peri8e-bSte8f les morceaux de son squelette. I Is les toucherent et r^pHerent... 一 Ouit pourquoi a^otis-nous tu i la M ort?

Homans de Malraux

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Puis ils se regardercnt. Leurs visages etaieni nxornes, Alovs} J t f laisserent lomber leur letc dans Icurs mains el pleurerent. P&tXrquoi avaient-ils tu6 la Mort? lls Vamient ious oublie.

La fin est ainsi k la fois differente de la pre­ miere partie et semblable a elle. La premiere fois le monde avait vaincu les ecrivains, la deuxieme fois, ce sont ces derniers qui sont victorieux, rnais dans Tun comme dans Tautre cas, la victoire est depourvue de signification, car vainqueurs et vaincus sombrent dans la meme mort universelle. Les mfimes idees seront reprises sur un plan conceptuel dans cet ouvrage constitue par un echange de lettres entre un intellectuel oriental voyageant en Europe et un intellectuel occidental vivant en Chine qu^st la Tentation de VOccident. Le titre suggere la tentation que represente pour TOccident le reste du monde et, en premier lieu, TOrientj depuis que ses valeurs ont perdu leur vitality et qu’il se trouve atteint d’une maladie mortelle. Mais meme si, d5une maniere explicite, le titFe et la plus grande partie de Touvrage concernent la crise de la culture occidentale, les dernieres lettres indiquent que la culture chinoise n’en subit pas moins une crise complementaire, avec des

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Pour une sociologie (In rowan

consequences analogues. De ineine que TOccident se replie sur les coutumes qu’il comprend sans les aimer, de mSme les jeunes Chinois se sentent attires par la culture occidentale qu5ils haissent. Dans Tun et dans Tautre cas, cette attitude est due au declin, dans chacune de ces civilisations, des valeurs spfecifiques (rindividualisme en Occi­ dent, le pantheisme de la sensibilite en Orient) et des barriferes que la vitalite de ces valeurs opposait jadis aux appels et h la seduction des cultures etrang^res. Pour ne pas etendre outre mesure les dimensions de cette etude, nous nous contenterons de mentionner deux passages qui nous paraissent particuli^rement significatifs. En premier lieu, pour designer la crise de la culture chinoise, la r^apparition de Timage du grand incendie qui a detruit toutes les valeurs : ... La date de notre fete nationale, je voudrais qu'elle ne fdt plus annwersaire de noire rivolution d'enfants malades, mais de ce soir oil les intelligents soldats des arm6e3 allUes 8’enfuirent du Palais d’StS, emportant avec soin les prScieux jouets m^caniques dont dix siicles as>aient fait offrande d VEmpereur, ecrasant les perles et essuyant leurs bottes aux manteaux de cour des rois tributaires,..

Le mot dieux manque dans ce texte — qui est par ailleurs tout k fait analogue aux deux

Romans de M ahaux

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passages cleja cites du Royaume Farfelu et h celui cf«e nous^rencontrons plus loin dans les Conquerants 一 pour la simple raison que Malraux, par la bouchc du vieux penseur chinois WangLoh, venait de definir Tancienne culture chinoise comme une culture sans dieux en disant de la crise actuelle : ... C'esi la destruciiony Vecrasement du plus grand des syste m s /m m ainst cVun systeme qui p a re n t a s>ivre sans s’a p payer sur les dieux ni sur les hommes. L ’icrasement /...

En second lieu, la description de la crise de la culture occidentale. Apres la disparition des valeurs transcendantes du moyen age, elle resulte «— et ici la penetration de Malraux est remarquable — de la crise des valeurs individualistes qui, dans la culture classique, avaient remplace la divinite, et de Timpossibilite de creer des structures ou des formes nouvelles qui ne sauraient plus s^ppuyer ni sur le transindividuel ni sur Tindividu : ... La r&aliti abaolue a StS pour uous D ieuy puis Vhomme; mais T h o m m e e s t m o r t, a p r e s D ie u , e t v o u s c h e r c h e z a v e c a n g o is se c e lu i so n S tra n g e h e r ita g e . Vos

a qui

v o u s p o u rriez co n fier

petits essais de structure pour des nihilismes modirSs ne me semblent plus destines d une longue existence,..

Mais, chose qui rev^t un intdrfet particulier k la lumi^re des derniers Merits sur Tart de Malraux,

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et qui nous interesse ici pour illustrer h quel point les mSmes faits peuvent avoir des significations et des valeurs opposees lorsqu’ils sont integres dans des structures mentales differentes, Malraux designe comme symptome de la crise et de la decadence de la culture occidentale Tapparition du Musee Imaginaire qui lui semblera, quelques dizaines d’annees plus tard, le fondement le plus solide de cette culture et m6me de la condition humaine : ... L es E u rop ^ en s s o n t la s d 'e u x -m ^ m e s, la s d e leu r in d iv id u a lism e qui secroulet las de leur exaltation.

Ce qui les soutient est mo ins une pensSe qu’une fine structure de negations. Capables d'agir jusqu'du sacri­ fice, m a is p le in s de d e g o u t d e v a n t la v o !o n t6 d ’a c tio n qui to rd a u jo u r d ’hu i leur race, its ^oudraient chercher sous les actes des hommes u n e r a iso n d*etre p lu s p rofo n d e. L eu rs d e fe n s e s, u n e k u n e, d is p a r a iss e n t. Jls ne veulent pas s'opposer a ce qui esi proposi d leur sensi­ bility ils ne peuvent plus ne pas comprendre. L a tendance q u i les p o u sse k se d ese r te r e u x -m e m e s, c'esl lorsqu'ils considerent les oeuvres d'art qu'elle les domine le mieux. L'art est alors un pretexte, et le plus delicat: la phis subtile tmlatioriy c}est celle dont nous salons qu'elle est reserve aux meilleurs, II n*est p as d e m o n d e im a g in a ir e k la c o n q u e te d u q u e l ne s ’e ffo r c e n t a u jo u r d ’h u i, en E u ro p e, les a r tis te s in q u ie ts. P a la is a b a n d o n n 6 q u 'a tta q u e le v e n t d ’h iv e r , n o tr e e sp r it se d6sagrfege p e u a p eu , e t ses leza r d e s d 'u n b el e fle t d ^ co ra tif n e c e s s e n t d e s ’ete n d r e . [...] Ces oeuvres, et le plaisir qu'elles apportent^ peuvent etre « apprises » comme une langue itrangere; mais cachee par leur succession, o n d e v in e u n e force a n g o is sa n te q u i d o m in e T esp rit. Toujours renouveler

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certains aspects du monde eri les regardant a^ec dcs yeux^fiou^eaiLVi il y a , dans cette recherche, une ing6nioTite ardent^ qui agit sur l/iomme d la fa^on d'un stupefiant, Les re^es qui fious ont possedis appellent d'autres ri^es, de quelque jagon que s'exerce leur sortiIkge: plante, tableau on liwe. L e p la isir s p e c ia l q u e T on tr o u v e a d e c o u v r ir d e s a r ts in co tin u s c e sse a v e c le u r d e c o u v e r te e t n e se tr a n sfo r m e p a s en a m o u r . Que

^iennent d'autres formes qui nous toucheront, et que n ou s n'aimerons pas, rois m a la d e s k q u i c h a q u e jo u r a p p o r te le s p lu s b e a u x p r e se n ts d u r o y a u m e , ii q u i c h a q u e so ir r a m en e u n e a v id ite fid ele e t d e se s p e r e e ... [•"] ... C ^ s t le m o n d e q u i e n v a h it T E u ro p e, le m o n d e a v e c t o u t so n p r e se n t e t to u t so n p a sse , ses offrandes

amoncelees de formes vwantes ou mortes et de meditations… Ce grand spectacle trouble qui commencet mon cher A m it ^est u n e d es te n t a tio n s d e T O c c id e n t.

La crise profonde de la civilisation occidentale, la crise des valeurs individualistes et des espoirs qui les etayaient, se manifeste entre autres choses dans une crise de Taction et aussi, nous Tavons vu, dans une crise de Tamour, crise generale des va­ leurs dans laquelle ne survit qu*une seule attitude : la connaissance : Le riel qui decline s'allie aux mytheSy et prefere ceux qui sont n6s de I’esprit, Qu’appelle la vision de forces insaisissablest redressant lentement la vieille efpgie de la fataUUy dans noire civilisation dont la loi magnifique, et peut-itre mortellet est q u e to u t e te n t a tio n s*y r e s o lv e e n c o n n a is s a n c e ? ... II est au cceur du monde occidental u n co n flit sa n s esp o ir, sous quelque forme que nous le decouvrions: c e lu i d e l h o m m e e t d e ce qu*il a cre^.

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Aussi, le livre se termine*t-il par le refus du somnifere que represente le christianisme : ... une foi plus haute: celle que proposent touies les croix des villages et ces mimes croix qui do mine nt nos morls.

. . . Je ne Vaccepterai jamais; je m m'abaisserai pas a lui demander Vapaisemeni auquel ma faiblesse m'appelle…

et par une prise de conscience claire et d^sesperee qui, h cette epoque, est le dernier mot de Malraux : LucidiU ai>idey je brule encore devant k>it flamme fiolitaire et droite, dans cette lourde nuit ou le vent jaune crie, comme dans toutes ces nuits itrangeres oil le ^eni du large repitait auiour de moi Vorgueilleuse clameur de la mer stirile...

Entre Royaume Farfelu, Limes en Papier, la Tentation de VOccident d^ne part et les Conquerants d'autre part, il y a un saut qualitatif : la transformation d’un jeune homme qui ecrit de maniere remarquable mais dont la vision n^st ni originale ni profonde, en un des plus grands ecrivains de la premiere moitie du xxe siecle en Europe Occidentale. Sans doute cette transformation comporte-t-elle un progres dans la technicite de T6criture et dans la maitrise du style ; mais si elle n^tait due qu*k ce progres elle devrait presenter un aspect graduel et progressif et ne saurait en

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aucune fa^on rendre compte d?une transformation qui se piesente au contraire sous un aspect brusque et qualitatif. Deux autres arguments plaident dans le m6me s e n s jd ’im epartunevieilleexperiencedessociologues de la culture, presque toujours confirmee par les recherches concretes, qui enseigne que les changements qualitatifs k Tinterieur d^ne oeuvre, d’un style, d ^ n genre litteraire ou artistique, sont toujours nes, mfime lorsqu5ils entrament des changements techniques importants, d5un contenu nouveau qui finit par creer ses propres moyens d^xpression ; et d^utre part revolution ulterieure de Malraux lui-mSme qui k partir de 1939, epoque h laquelle il etait certainement au plus haut point maitre de son ecriture et de son style, a pourtant cesse d^ecrire des ouvrages litteraires pour revenir, h un niveau beaucoup plus eleve sans doutc, aux essais et aux ouvrages conceptuels. Serait-il trop ose de rappeler ici notre hypothfese initiale selon laquelle Toeuvre proprement litteraire de l’6crivain, sa possibility de creer des univers imaginaires concrets k yisee realiste etait etroitement li6e k une foi en des valeurs humaines universellement accessibles h tous les homines, les ecrits conceptuels correspondant au contraire h Yabsence d^ne telle foi, que cette absence ait la

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forme de la desillusion initiale ou celle de la theorie des elites creatrices annoncee dans les Noyers de VAltenburg et developpee k partir du Musee imagin aire. Le romancier Malraux, entre les ConquSrants et la Condition humainey est un homme qui croit h des ^aleurs unwerselles bien que problematiques. L5ecrivain Malraux du Temps du Mepris et de VEspoir est un homme qui croit h des valeurs humaines universelles et transparentes9 bien que hautement menacees, L'auteur des Noyers de VAltenburgy ouvrage qui se situe entre la creation litteraire et la rellexion conceptuellc, est un homme qui raconte sa desillusion et clierche encore un fondement a sa foi en rhomme. Par la suite, il y aura 1’essayiste et l’historien de Tart qui ne concernent plus notre etude, car c?est de Tecrivain Malraux et de sa vision, ou plus exactement de ses visions et de leurs expres­ sions litteraires, que nous voulons nous occuper ici. Nous ne savons pas dans quel ordre les Conque^ rants et la Voie royale ont ete ecrits. Bien qu'importante, la question n^st cependant pas decisive, car les deux livres ont une structure analogue et se completent. Ils classent d'ailleurs, d^mblee, Malraux parmi les grands ecrivains du xxe siecle,

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pour cette raison quails apportent une solution neuve originate au probleme le plus important qui, sous des formes differentes et complementaires, se posait aussi bien k la philosophie qu?a la litterature occidentale de Tepoque : celui de donner une signification k la vie k Tinterieur de la crise generale des valeurs. Essayons au niveau tres relatif d’une recherche qui en est encore k ses debuts d^squisser la situa­ tion h la fois en litterature et en philosophie. Dans nos etudes sur la sociologie du roman nous avons caracterise cette periode comme une periode de transition entre deux formes romanesques qui se trouvaient en liaison intelligible avec Tensemble de la structure sociale et economique, la premiere, celle du roman k heros problematique, correspondant k Teconomie liberale et liee h la valeur, universellement reconnue et fondee dans la realite, de toute vie individuelle en tant que telle, et l’autre, le roman k caractere non biographique correspondant aux societes dans lesquelles le marche liberal et avec lui rindividualisme sont dej& depasses. Or, si le roman a heros problematique etle roman non biographique constituent des structures relativement unitaires et stables, entre Tun et Tautre se situe une periode de transition beaucoup plus

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varifee et plus riche en types de creation romanesque, n6e du fait que, d*une part, la disparition du fondement 6conomique et social de Tindividualisme ne permet plus aux 6crivains de se contenter du personnage problematique comme tel sans le relier 6 une r6alit6 qui lui est ext6rieure et que, d’autre part, Tfivolution 6conomique, sociale et culturelle n ^st pas encore assez avancee pour creer les condi­ tions d’une cristallisation definitive du roman sans h6ros et sans personnage. II ne faut pas imaginer, bien entendu, que ces trois p6riodes sont clairement delimit^es dans le temps. La vie sociale est une r6alite complexe et ses diff6rents aspects se superposent; quelques 6crivains 61aborent d6j^ des romans sans personnage, d’autres en sont encore au roman k h^ros probl6matique, alors qu’un certain nombre d’entre eux se situent sur le plan de ce que nous avons appel6 la p6riode de transition, la distinction de trois p6riodes successives 6tant en tout premier lieu une sch6matisation destin6e k orienter la recherche l. Quoi qu*il en soit, les premiers romans de Mal1. S o h to a tis a tio n qui a cependant son fondem ent dans la r6alit$. O n v e rra it m al, en E urope oocidentale en effet, un ^crivaia e rra n t une CBUvre qui a u ra it 龜 U foil l’enverguro e t la stru c tu re d e i rom an 藤 do MalrauX} apr&s la Sooonde G uerre m ondiale (bieo que mdme cela no so it pas ineoncevable).

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raux se sjtuent dans la ligne globale du roman de transition, dontja problematique est celle du sujet et du sens de Taction et, autant que possible, de Taction indwiduelle dans un monde ou Pindividu ne represente plus une valeur par le simple fait d^tre individu. Et Timportance des Conquerants et de la Voie royale reside en ce qu^yant integre a un niveau tres avance la conscience du probleme de la crise des valeurs exprime deja de maniere radicale dans ses trois premiers ecrits, Malraux presente neanmoins une solution sur le plan de la biographie indwiduelle alors qu?un certain nombre d^utres ecrivains (et lui-mfime a partir de la Condition humaine), s^rientent vers le remplacemcnt du heros individuel par un personnage coV lectif. En somme les Conquerants et la Voie royale se situent parmi les demieres grandes tentatives de roman a heros problematique^ et cela avec la pleine conscience du fait que la vie des heros de ce type ne saurait plus se suffire et que, pour la rendre signi­ ficative, il faut la depasser vers un certain coatexte social et historique. Disons d^mblee, et avant mftme d’aborder la description structurelle des deux ouvrages, que, dans cette perspective, leurs h^ros doivent fitre n^cessairement des hommes d,action.

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Don Quichotte, Julien Sorel, Emma Bovary etaient en effet interessants par leur propre psychologie ; Garine et Perken ne sauraient etre separes de leur action. Celle-ci n^st pas un detail accidentel ou Texpression d9une preference psychologique de Malraux, mais une necessite structurelle de leur personnage. Sans leur effort pour realiser certaines fins dans le monde exterieury sans le serieux de cet effort (et l’expression de ce serieux est le fait qu’il va tout naturellement jusqu'k Tassomption de la possibilite du suicide et du risque de la mort)y leurs personnages seraient entierement depourvus d^nter^t. On a reproche souvent aux heros de Malraux, et notamment a Garine et a Perken, d'etre des aventuriers. Malraux lui-mSme a essaye de les distinguer de ceux-ci en opposant par exemple Perken au roi Mayrena, ou bien Claude a son pere. Le terminologie ne nous interesse pas bien entendu et il nous est tout a fait indifferent de savoir ce qu^n appelle un « aventurier », mais la distinction que fait Malraux nous parait avoir une grande importance pour la comprehension de ses oeuvres. Mayrena et le grand-pere de Claude sUntcressent directement k eux-m6mes, au style de leur action et de leur vie. Garine, Perken, et mSme Claude, s’interessent exclusivement aux fins qu?ils pour-

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suivent^ leur action est serieuse parce quelle est orient6e en prgmier lieu vers la victoire et le style de leur vie reeulte precisement du fait quails ne pensaient pas a ce style au moment de Taction. Avant d’avancer dans Fanalyse il faut nous arrfeter quelque peu au contexte intellectuel dans lequel est nee la reponse de Malraux, k la maniere dont se posait au cours de cette periode critique de la conscience occidentale le probleme des valeurs sur le plan de la pensee conceptuelle en general et philosophique en particulier. La crise de Tindividualisme, par un autre biais, avait en effet amene au centre de la problematique philosophique ces mSmes problfemes de 1*action et de la m o rtl. Dans la pensee chretienne du moyen age, la mort etait pour Tindividu un problfeme particulierement important, car elle marquait le bilan de sa vie, Finstant dans lequel allait se decider, une fois pour touteSj le caractere de son existence eternelle, le fait quJil serait eternellement rfeprouve ou sauve. Elle n5etait pas neanmoins le probleme essentiel puisqu9elle etait subordonnee k celui du salut. 1. II se peut d^illeure que Malraux ait rencontr^ ces probUmes entre autres k travere lea philosophies existentialiste et marxiste qui 6taient en train de p6n6trer en France ; Tetude do cette penetration doit faire l'objet de nos prochaines recberches.

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Plus tard cependant, Tindividu devenu en tant qu5individu valeur universelle ne rencontrera plus, ou de moins en moins, le problfeme de Tinstant ou il n’existera plus; les valeurs individualistes de la raison et de l’exp6rience restent 6ternelles dans la mesure ou il y aura toujours des individus qui les poursuivront reellement ou auront virtuellement la possibilite de les poursuivre. Tant .quc i’individu existe il est valeur en tant qu’individu, des qu’il est mort, il n’existe plus ni en tant que valeur ni en tant que probl各me ; c’est pourquoi, nous Tavons dit ailleurs, les philosophies individualistes sont dans leurs tendances virtuellement amorales, anesth6tiques 1 et areligieuses. Au xxe sifecle la crise des valeurs individualistes qui, comme nous Tavons dejJi dit, est nee de la suppression du march6 liberal et a eu pour conse­ quence, en litterature, le d6clin du roman traditionel h heros problematique, a non seulement r6actualise, au niveau de la pensee conceptuelle, le problfeme de la mort, mais Ta mSme place au centre de la problematique philosophique. Si le comportement de Tindividu ne peut plus en effet se fonder ni sur des valeurs transindivi1. A moiai qu*il n e s'aghne d'une osthitique pureznent fa^donute qui viduit Tart au plauir ou &Tagv^able individuels en 61iminant toute vdation avec la transcendanoc.

f{〇 mans fie Mai ran x

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duelles ^juisque I'individualisme les avait tont^s suppriiflees) ni yir la valour incontestable do i individu (maintenant mise en question), la y)〇nsee devait n6cessairement se ceiitrer sur les dillicullfis de ce fondement, sur les limites de Tetre liumaiu en ta n t quMndividu et sur la plus importante d ^ n tre elles, sa disparition inevitable, la mort.

La position pascalienne se trouvait ainsi reactualisee et ce n5est certainement pas par liasard si vers 1910 elle se trouve pour la premiere fois reexprimee dans un grand eerit philosophique : la Metaphysique de la Tra^cdie de Georg Lukacs. Le probleme qui se posait de mani^re de plus en plus aigue et consciente aux philosophes de Tepoque etait en effet celui de Tabsence de fondement des valeurs et des possibilities de la surmonter; dans cette perspective, le comportement individuel se presentait sous deux aspects complementaires : rapporte a l’individu comme limite essentiellement par la mort et se heurtant k celle-ci dans son effort pour trouver une signification (toute signification individuelle etant n6cessairement reduite h neant par la mort de Tindividu qui la fondait), rapporte k la societe et k la communaute des hommes, comme absence de toute forme de realite transindividuelle et par cela m6me comme difficulte de trouver dans Taction externe une

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signification pleine et valable. En bref, depourvu de deux fondements possibles, Vindwidu et les realiles transirtdwiduelles, le comportement humain se trouvait mis en question et cette crise prenait pour la pensee philosophique la forme du double probleme de la mort et de Vaction. Or, c'est h cette problematique que les deux premiers romans de Malraux constituent une r6ponse coherente et puissamment originale. Au moment ou paraissent les ConquerantsyLukacs avait en efTet dejk apporte deux reponses opposees a ces questions. En 1908 dans la Metaphysique de la Tragedie, il avait affirme que la realite absolue de la mort comme limite et l’absence de toute realite transindividuelle rendaient impossibles dans le monde toute vie authentique, toute action valable, Tauthenticit6 ne pouvant plus se situer pour lui que dans la conscience claire de cette limite et dans la grandeur d*un refus voulu et radical. En 1923, devenu marxiste, il affirmait la realite d ^ n sujet transindividuel de Thistoire : le prole­ tariat revolutionnaire et, k partir de lk, la possibilite d’une vie et d’une action significatives, et le caractfere, en demiere instance secondaire, de la mort, qui n*etait plus qu*un fait individuel incapable d^ntacher le veritable sujet de la pensee et de l’action.

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Si differentes que soient ces deux positions, le lecteur » certaingment remarque qu’elles ont un element commun : Texclusion reciproque de Tac­ tion significative et de la mort en tant que realites humaines fondamentales ; en 1908 la realite essentielle de la mort supprime pour Lukacs toute possibility d’action significative, en 1923 】a possi­ bility de 1’action relegue irrversement le probI6me de la mort au second plan. Sur ce point, bien que travaillant avec les mfimes elements, la pensee de Heidegger dans Sein und Zeit est essentiellement differente, En derniere instance c^st une synthese conservatrice des deux positions de Lukacs, synthese aboutissant h l’affirmation d’une possibility de coexistence entre l’authenticite , la conscience aigue de la realite de la mort et un certain mode d’action significative intramondaine, Comme Lukacs en 1908, Heidegger pense en 1927 que la seule possibility d9une existence authentique est celle de la vie pour et vers la mort (Sein zum Tode). Cependant, comme Lukacs en 1923, Heidegger pense que cette existence individuelle authentique peut se realiser dans Taction historique, non pas grace a la realite d’un sujet collectif transindividuel, mais par la repetition (authentique et non mecanique) de Tattitude et

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du comport ement des gra tides figures du passe national. C9est un probleme philosophique difficile que celui du fondement dans la philosophie de Heideg­ ger de cette survivance des valeurs a la mort de rindividu. Peut-fitre implique-t-elle l’idee sousjacente dJune communaute authentique non pas des hommes comme tels mais d’individus constituant une elite creatrice. Ce serait au fond, si cette interpretation etait valable, une pensee assez proche de celle que developpera Malraux dans ses ecrits sur Tart. Ce problfeme ne nous interesse cependant pas en ce moment. II suffit de dire que pour tout ecrivain ou penseur qui cherchait encore une vision individualiste a visee universelle, la position de Lukacs en 1908 presentait la difficuhe de nier toute possibilite de vie authentique dans le monde, celle de 1923 la difficuhe de nier le caract^pe primordial de l’individu, et celle de Heidegger dans Sein und Zeit la difficuhe de conciHer Timportance essentielle de la mort pour toute conscience individuelle authentique avec la survivanoe de la valeur des projets et des actions individuelles au-delk de la disparition de Tindividu. En l’etat actuel de notre recherche nous ne savons encore rien de la genese biographique et

n〇 mcu)s tic Malran.v

!)5

hisloriquc dcs idees cle Malraux ; mais la vision (jui s^ ro u v e o la base des Conquerants cl de la Vote royale et qui a yjermis k Malraux de creer une forme particuliere de roman a heros probleinatique, se situe, de loute evidence, dans le conlcxte intellecluel que nous venons de decrirc. Car clans ces romans la mort et Taction signifi^ cative s^xcluent sans doute en tant que presences, mais peuvent neanmoins constituer une structure dans la niesure ou elles se succedent dans le temps. Tant que rindividu vit, Tauthenticite de sa vie reside dans son engagement total dans Taction revolutionnaire de liberation, dans le souci exclusif de la victoire, et cette action relegue la mort a une place reelle sans doute, mais neanmoins secondaire. Elle n’existe pour le h6ros qu,en tant que limite toujours presente et dont Tincorporation h la conscience rencl seule son action reellement serieuse. Mais d^autre part elle constitue aussi une realite virtuelle et inevitable etrangere h Taction et dont Tactualisation doit necessairement enlever Htvoacti^ement toute valeur a une action qui ne trouvait son fondement que dans Tindividu. Tant que Garine ou Perken agissent, la mort n’existe pour eux que comme risque et limite de 1’action, dont l’assomption rend celle-ci serieuse

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Pour line ,sociol〇 i:ie da roman

et valable. Des que la mort apparait, leur action perd retroaclivernent toute valcur et ils se retrouvent seuls cornmo l'homme de Pascal on celui de Lukacs dans In Metaphysique de la Tragedie. Quant a la structure constituee par celte syn­ thase de Taction et de la mort, elle cree un individu aui generis qui n^st ni Thomme tragique de Pascal et du premier Lukacs, ni le genie romantique de Heidegger, mais Garine et Perken, les homines diction non conformistes, revolutionnaircs, problematiques et malades des deux premiers romans de Malraux. C’est dans cette perspective que nous allons analyser maintenant les deux ecrits dont nous avons de]h dit que nous ignorons malheureusement Tordre chronologique. Les ConqueranlSy parus en 1927, se composent de trois parties dont les titres resument le roman : ((Les approches » , 《 Puissances » , 《 L’honime )>• L9histoire ellc-mSme est racontee par un jeune homme qui quitte I1Europe pour arriver sur les lieux ou il rencontrera le heros du roman et ou se joue un episode decisif du devenir historique. Des la premiere ligne cependant Malraux indique que Garine n'existe pas de maniere autonome, par lui-mSme. Dans Ie plan d^nsemble rhomme

llomans de Malraux

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n^rrive qu5apres les puissances; et les approches ont beau^Stre celles qui amenent le narrateur vers Garine, elles sont tout d’abord les approches du lieu qui permet k Garine devoir une existence significative, d^tre lui-meme; le roman com­ mence par constater dans la m6me phrase le lieu de l’action et sa nature, l’essence de l’univers qu’il decrit : L a g r ^ e ginirale est dicr^Ue d Canton.

Ce n’est pas un simple fait divers extrSmement important peut-Stre mais neanmoins de mfime nature que beaucoup d’autres, c’est, dans le roman, une transformation radicale de Tunivers, l’instant od celui-ci commence k exister et ou la vie devient enfin possible. Dans le monde passif et en decomposition que Malraux avait decrit dans ses ouvrages precedents, quelque chose apparalt qui ram^ne la vie et constitue une nouvelle valeur : lection et plus precisement Taction revolutionnaire et historique. Dans ce monde avec lequel il ne s’identifie pas (il n5est ni chinois ni revolutionnaire professionnel et c’est pcmrquoi il peut 6tre le hferos du roman), Garine pourra devenir un personnage essentiel et — ce qui est la m&me chose 一 donner une signification et une valeur k son existence.

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Si nous nous plagons a un niveau tres general, nous pourrions nous contenter de constater que Malraux a decouvert dans Taction historique la possibilite d^ne creation litteraire originale. Ce serait peut-6tre suffisant pour une etude phenomenologique. Comme sociologue, il nous faut aussi constater que cette action a dans 1’oeuvre romanesque de Malraux une forme concrete, determin^e par Tepoque, celle de la rencontre avec le monde et Tideologie communistes ; il faut done nous arrfeter quelque peu k Fanalyse de cette ren­ contre. Bien que nous n^ayons pas encore proc6d6 h Texamen approfondi ne serait-ce que de la partie la plus importante de la literature romanesque entre les deux guerres, il nous semble que Malraux est avec Victor Serge le seul ecrivain connu qui ait fait de la revolution proletarienne un element structurel important de ses creations litt6raires. Au fond, entre 1927 et 1939, Malraux est en France le seul grand romancier de cette Revolu­ tion. C^st dire Timportance qu5a eue pour lui la rencontre qui lui a permis de creer un veritable monde romanesque, la rencontre avec Tideologie communiste qui lui est de toute Evidence d’abord apparue comme Tunique realite authentique dans un monde en decomposition.

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De toute evidence aussi, Malraux n’est pas coinmuwste, ni ,dans ses trois premieres oeuvres romanesques, les Conquerants, la Voie royale et la Condition hnmauie, ni dans son dernier ouvrage proprcment litteraire, les y 〇yers de CAltenburg, les oouvres ecrites dans la perspective la plus proche de la pensee communiste odicielle etant le Temps du Mepris et surtout CEspoir. Cette constatation pose a celui qui veut cntreprendre une etude sociologique des ecrits de Malraux au moins deux groupes de problemes importants. Le premier, qui suppose une vaste recherche empirique, est oelui de savoir dans quelle mesure la relation assez complexe de Malraux avec la pensee communiste cntre 1925 et 1933 est an phcnomenc individuel ou au contraire exprime un fait plus general resultant de la rencontre des preoccupations qui dominent certains groupes d'intellectuels fran^ais avec la realite de la revolution russe et du mouvement revolutionnaire mondial; le second, d^rdre proprement esthetique, est celui de la relation entre la place qa^ccupe dans cette vision le mouvement communiste ei la forme litteraii'e des oeuvres elles-memes. Ce n^st pas un hasard en effet si la forme romanesque des trois premiers ecrits (les Conquerants, la Voie royale^ la Condition hutnaine) coin­

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cide avec une relation complexe qui implique k la fois une communaute et une distance entro T^crivain et le mouvement, alors que, dans le Temps du Alepris et dans VEspoiry lorsque le rapprochement prend le pas sur la distance, nous voyons cette forme proprement romanesque 6clater pour faire place a une forme litteraire nouvelle sui generis qu*il faudrait encore analyser. Disons enfin que les Noyers de VAltenburg, ouvrage intermediaire du point de vue formel entre la creation litleraire et Tessai, se definissent eux aussi en tres grande partie par la relation entre Malraux et le communisme, dans la mesure mSme ou un des aspects de cet ecrit en est precisement la rupture radicale. Avant de passer ft ]’analyse des Conqueranis^ disons aussi qu?il existe, k propos de ce roman, deux textes importants qui nous paraissent fond6s sur un seul et m6me malentendu. Une lettre de Trotsky qui traite du 丨ivre comme s’il s^agissait d*un ecrit politique en ignorant complfetement son caract厶re litteraire et les exigences formelles de la structure romanesque, et, chose curieuse, une postface ajoutee par Malraux, au moment de sa r66dition dans la « Pleiade » oil il explique pourquoi il refuse le communisme, et ou il se situe, dans une perspective opposee

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sans doute, sur le mSme plan que jadis la lettre de Trotety. II va de soi que dans notre analyse, nous essaierons au contraire de fester sur le plan de l’etude d’un univers imaginaire fonde sans doute dans la realite sociale et politique de Tepoque et pour Tetude duquel les convictions politiques de recrivain constituent un des facteurs explicatifs, mais un seul parmi d’autres, et pas toujours le plus important (car le sociologue de la litterature sait que trfes souvent les exigences formelles prennent le pas sur les convictions oonceptuelles de Tauteur), univers qui a cependant ses exigences structurelles propres qu’il s’agit p?ecisement de comprendre et de mettre en lumi^re. La gre^e generate est dScretee d Canton.

Pour la vie des coolies chinois et pour la civili­ sation chinoise ce fait indique un tournant decisif. L a Chine tie connaissait pas les idees qui tendent a Vaction et elles la saisissent comme Videe dfigaliti saisissait en France les homines de 8 9 : comm^ une proie ... A Canton... Vindividualisme le plus simple itait insoupfonne. Les coolies sont en train de dicou^rir qu'ils existent, 8\mplement qu'ils existent ... La propagande ... de Garine ... a agi sur eux d'une fagon trouble et profonde 一 et im prisfue 一 avec une extraordinaire violence en leur donnant la possibilite de croire d leur propre dignity ...l a rivolution francaise, la rholution rusae ont itS fortes parce qiCelles ont donni d chacun sa ierre; cette rSvolution-ci est en train de donner a chacun sa s>ie.

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Les dernieres phrases montrent d^mblee que dans le roman la revolution chinoise prend une importance particuliere et differente de celle de la revolution russe et du communisme international, d’ailleurs le texte note lui-m6me cette distance : « Borodine n'a peut-elre pas encore bien compris cela. »

D'autres passages indiquent la niSme chose ; le narrateur qui, en route vers Canton, lit les messages, et r6agit conformement a Timportance qu’ont les lieux et les choses pour l’univers du roman. S u isse , A lle m a g n e , T ch ecoslovaq u it?, A u tr ic h e , pnssonst passons} 一 Ilu s s ie , poj/orw. iV on, H en c fin 纪 r併 fianf C hine, ah! M o u k d e n : T c h a n g -T s o -L in ... Paseons C a n to n .

Dans ce passage, les noms de pays ou de villes ne sont pas de simples constatations geographiques ou sociologiques mais la description de la structure de Fespace romanesque. Canton et la Chine au centre, la Russie plus loin, la Suisse, TAllemagTie, etc., en dehors de ses limites et par cela mSme indifferentes. Or, et bien entendu la plupart des critiques Font senti, Malraux reste un 6crivain occidental preoccupe par les probl^mes de 1'Occident. Si, pour

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ecrire Jes romans de la revolution, il situe leur actiam en Chijie et en Espagne, c^st parce que les mouvements revolutionnaires s,y produisent et que, par souci de visee realiste, il doit situer son action aussi prfes que possible de la realite. II nous semble cependant que, dans ces romans et peut-各tre dans la pensee de la plupart des intellectuels de gauche de Tepoque, on ne trouve aucune trace de la conscience d’un fait devenu aujourd*hui evident pour nous : h savoir que la Chine en particulier et les pays non industrialises en general ont leurs problemes propres, differents de ceux qui se posent aux societes occidentales, et que, dans les deux groupes de pays, se dessinent des evolutions difTerentes. En parlant de la Chine, Malraux ne veut ni se refugier dans Texotisme ni decrire une situation particulieye, mais parler de Thomme universel et, implicitement, de l’homme occidental, de ]ui-m6me et de tous ses camarades. Dans cette perspective, la Chine, Canton, la luttc contre TAngleterre representent Taction historique et r^volutionnaire universelle, Taction liberatrice qui apporte a l^omme une nouvelle conscience de son existence et de sa dignite. Et, bien entendu, Tunivers du roman s^rganise enti^rement sur Taxe de cette action : le capita-

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lisme etranger, 一 represente notamment par I’Angleterre, avec ses allies en Chine mgme —, y incarne les puissances antagonistes, et, chose importante, la Russie sovietique, avec ses representants dans le roman, Klein, Borodine, Nikolaiev, constitue une force alliee positive mais neanmoins 6trangere et dilTerente de la revolution chinoise. La premiere partie, « Approches », raconte comment le voyageur voit se dessiner progressivement au cours de son voyage 1’univers du roman, univers dont nous savons dej^ qu'il est constitu^ par les Elements qu9indiquent les litres des deux autres parties du livre : « Les Puissances », — la Fevolution chinoise appuyee par la Russie et les cdmmunistes, et, en face d’elle, l’Angleterre — et « L’Homme », — Garine. A rinterieur de ce cadre general constitue par les puissances en conflit, examinons la struc­ ture interne de la puissance revolutionnaire et les principaux personnages qui Tincarnent. II y a d'abord la masse chinoise, decrite danssa structu­ ration complexe, depuis les pauvres d^ndochine, sympathisants passifs qui se contentent d’appuyer la revolution par leur aide financifere, jusqu'aux cadres syndicaux et aux Aleves de 1’ecole militaire. Nous n’insisterons pas sur leur analyse. C'est un probleme sans doute important pour une

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6tude exhaustive de 1’oeuvre mais dont I’abord risquerai^S^llonger demesurement les cadres de cette etude. Cette masse constitue Tarriere-plan de Touvrage. Quant aux individus, il y a, au premier plan, Garine et Borodine, « les deux manitous ». Au premier abord, on pourrait etre tente d^crire « le heros de Malraux et le militant communiste », mais ce serait simplifier k Textr^me car, dans le roman, le communisme est represente par trois personnages qui incarnent de toute evidence dans la perspective de Malraux et de Garine trois elements constitutifs et distincts du mouvement communiste ayant chacun une valeur humaine differente : Klein, Borodine et Nicolaiev. Le premier, Klein est le militant devoue sans reserves, etroitement lie au peuple (dans le roman cette liaison est exprimee par sa relation avec sa femme, incarnation integrale du peuple opprime) qui consacre toute sa vie au parti et que son action m^nera k la mort et k la torture. Borodine est le chef revolutionnaire, rhomme d'action pour qui cependant ]5action ne saurait exister qu^n tant que lutte contre Voppression; disons d^mblee que comme Taction de Garine est structuree et menac6e par la limite de la mort, celle de Borodine se trouve structuree et

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menacee par une limite differente mais ayant une fonction analogue, celle de la victoire ; revolutionnaire professionnel, Borodine ne saurait jamais devenir ni gouvernant ni homme d’fitat. C’est pourquoi dans le roman ou la maladie est Texpression d’une action dont l’avenir menace de d6truire retroactivement la signification, il est comme Garine, bien que pour des raisons differentes, gra^ement malade. Enfin Nicolaiev, policier eternel tel qu'il Fa ete sous le tsarisme, qu’il l’est maintenant en Chine, qu5il le sera toujours, et pour lequel la victoire ne saurait apporter aucun changement ; limits, robuste cependant et remplissant des fonctions utiles, mais ayant k peine une valeur humaine. Dans ce roman de la revolution Garine et Boro­ dine sont « les deux manitous » parce que leur vie est 6troitement H6e k Faction revolutionnaire comme telle et ne saurait se concevoir en dehors de celle-ci; leur existence perdra toute signifi­ cation au moment ou cette action cessera, pour Garine k cause de la mort, pour Borodine k cause de la victoire du parti auquel il appartient. Autour d*eux, les deux personnages les plus important9, Hong et Tcheng-Dai, incarnent Tun et Tautre Tattitude abstraite, de principe, sans

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Hen avec la situation concrete et les consequences de le^fs actes. Hong, l^narchiste, sur le plan materiel de Taction, Tcheng-Dai, sur le plan spiritualiste et abstrait des principes. Hong en arrive a vouloir tuer a tout prix les riches et les puissants ; Tcheng-Dai s’oppose par principe a toute violence. Au fond, ils sont l'un et Tautre, chacun a sa maniere, des moralistes kantiens et des idealistes. Ayant ainsi rencontre an cours de son voyage les puissances qui constituent non pas le cadre mais les elements nuime de la structure romanesque, Je narrateur — et Malraux — sont enlin en mesure, grace h la lecture d^une fiche de police, d'evoquer, en allant de l'exterieur vers Tessentiel, le personnage central du roman : Garine. La fiche indique tout d’abord (( anarchiste militant », mais le narrateur, qui 1^ connu jadis, corrige : « bien qu’ayant frequente les milieux anarchistes, il ne Va jamais eU lui-meme ». Ce qui le preoccupait ce n*etait pas tel ou tel ideal mais le moyen de donner une signification h sa vie. A vingt ans... encode sous Vinfluence des Etudes de lettres qiCH \>enaii de terminer et dont il ne restait en lui que fa revelation de grandes existences opposies (« Quels livres talent d'itre ecritst hormis les Slim oires ? il etait indijl^rent atuv ^ystemesy decicU a chuisir celui que lea circonstances lui ituposeraient.

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Un peu plus loin, en parlant des anarohistes



Ces cre1ins-la lenient avoir raison. En l occurrencey il n'y n quunc raison qui ne soit pas une parade: iemploi 1e plus ef/icace de set force.

Et cet emploi ne saurait exister qu’engage dans la lutte pour un but precis et non pas tourne vers soi-meme. « Ce n'est pas tant Vhomme qui fait le chef que la conquete m^avail-il clit un jour. II a^ait ajoute avec ironie: « Malheureusement! )> Et quelques jours plus tard (il lisait alors le M e m o r ia l) : « Surtout} e'est la conquete qui m a i n t i e n t Vdme du chef. NapoUont d SainteHelene, s>a jusqi^d dire: Tout de mime, quel roman que ma vie l 99 Le ginie aussi pourrit.,, »

M6le h une obscure histoire d*aide financiere h de jeunes femmes qui voulaient avorter il se trouve un jour, a Geneve, inculpe, et doit passer en jugement. Le seul sentiment que lui inspire le proces est celui de Tabsurdite totale de la comedie qui se joue devant lui et de sa participation meme exterieure k une societe a laquelle il se decouvre totalement etranger. Engage par la suite dans la Legion etrangere, il trouve la guerre tout aussi eloignee de raction authentique que Tanarchisme et s^vade k tres bref delai; entre en contact k Zurich avec des emigres bolcheviques, il a d’abord l’impression qu’il s’agit de simples theoriciens jusqu*au jour ou il decouvre

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avec etonnement que ces doctrinaires avaient orga­ nise el t^tissi une revolution. Ayant rencontre pour la premiere fois une efficacite revolutionnaire, il essaie de faire jouer ses rela­ tions pour se rendre en Russie, n5y parvient pas mais reussit h se faire appeler en Chine ou il fera du bureau de la propagande qui lui est confix plus ou moins par hasard, et qui etait une institution sans beaucoup d’importance, un des principaux centres diction revolutionnaire. CJest k travers lui et son organisation qu’est devenue possible cette transformation de la Chine qui paralyse Tadversaire dans la greve de Canton. Ajoutons qu’au cours de son voyage le narrateur a eu Toccasion d'apprendre que cette action qui, vue de Texterieur, parait si grandiose et si efficace, est minee par de multiples dangers internes : le manque d’argent, la puissance de Tadversaire, ses agents dans le camp chinois, Fimmense autorite, opposee k la vio­ lence, de Tcheng-Dai', etc. Loin que la partie soit jou6e, nous sommes au moment ou elle se decide et ou la victoire**ou la defaite donneront sa signification k Tenjeu de Garine : sa vie. Enfin, dans cette description du personnage romanesque et de sa problematique, Malraux nous a reserve pour les derni^res lignes de cette premiere

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partie la fin de la fiche de police, relement decisif qui d6finit le statut structure! de Garine : « Je me pennets d'aitirer tout specialement voire atten­ tion sur ceci: cet liomme ^st gravement malade. »

Bien entendu, la fiche ne mentionne ni la nature ni la consequence de cette maladie. Elle specific cependant qu’il « sera

oblig6 de quitter le Tropique a m n t peu »,

ce que le narrateur conimente en deux mots : J*en douie.

Les deuxifeme et troisieme parties du livre vont nous montrer cette structure que nous connaissons d6j& (les puissances et le heros), en action. II n’est pas possible, bien entendu, dans le cadre d’une etude limitee, d^nalyser en detail chacun des romans de Malraux ; la structure une fois dessinee, il faut proceder par touches partielles. L’a c tio n to u rn e a u to u rd e l ,effortdesr6volu , tionnaires, dont l^rganisation est dirigee par deux personnalites marquantes, Garine et Borodine, pour obtenir du gouvernement un decret qui interdirait aux bateaux abordant en Chine de s’arrgter a Hong-Kong, et paralyserait ainsi le port. Le gouvernement, dont font partie non seulement les Elements r^volutionnaires mais aussi les representants de la bourgeoisie mod6ree, hesite et tergiverse.

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Or, rune des forces les plus importantes qui le pousse^t h temjporiser est Tcheng-Dai*, representant des traditions chinoises, moraliste oppose & la violence, dont ie prestige est considerable. Derriere lui, se dresse, membre, lui aussi, du Kuoinintang, le general Tang qui, appuye sur TAngleterre, prepare l^ntervention militaire contre les forces revolutionnaires de Canton. Et Tcheng-Dai, partisan de la lutte purement spirituelle et de Funite dans le Kuomintang, Tappuie, bien entendu, en ignorant ou en feignant d’ignorer qu’il fait ainsi le jeu de Tadversaire. En face d^ux, Hong, le moraliste de Taction et de la violence revolutionnaires, finira par vouloir tuer tous les riches independamment des consequen­ ces politiques de son action, et sans se soucier du fait que les revolutionnaires ont besoin de Tappui d'une partie de la bourgeoisie democratique. Or, en effrayant celle-ci et en la rejetant vers les moderes, son action aura objectivement les mfimes consequences que celle de Tcheng-Dai. Ajoutons enfin que si le sujet du roman est la vietoire des forces revolutionnaires sur la tentative d^ntervention militaire du general Tang, et si cette victoire apparait dans Funivers du roman comme definitive (tous les adversaires immediats de la revolution, Tang, Tcheng-Dai et mfeme Hong,

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sont vaincus et le decret est signe), on nous indique neanmoins que la lutte continue et qu*il y aura encore de nombreux episodes du type de la revolte de Tang. A Tint^rieur de ce schema, nous choisirons quelques episodes qui caract6risent les principaux personnages. . Commengons par celui de Tcheng-Dai*, tel que le voit Garine. Son essence est formulee en un m ot: il e st« Tadversaire ». Sa force trouve sa source dans son union avec la mentality et la tradition chinoises : Sun-Y at-Sen a dit a\>ant de mourir: « L a parole de Borodine eat ma parole. » M ais la parole de Tcheng-Dai est aussi sa parole, e t il n ’a p a s e t6 n e c e ss a ir e q u ’il le d it.

La noblesse est un des principaux traits de caractfere de Tcheng-Dai', mais « sa noblesse, pour 6tre reelle, ne va pas sans habilete ». « Son autoriti est avant tout morale. On n*a pas torU dit Garine, de parler de Ghandi a son suj’et: . M ais, si les deux actions sont paralleles, les hommes, eux, sont fort diffSrents. »

Car Ghandi veut enseigner aux hommes h vivre alors que Tcheng-Dai* ne veut etre n i Vexemple, ni le chefy mais le conseiller (...) sa vie e n tire est une protestation morale et son espoir de vaincre par la justice n'exprime point autre chose

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que la plus grande force dont puisse se purer la faiblesse p ro fo n ^ l irremediable, si repandue dans sa race. (...) II est beaucoup ptus attach^ a sa protestation que dScid6 d \>aincre; il lui coiwient d'etre Vdme et Vexpression d'un peuple opprimS (...) Noble figure de victime qui soigne sa biographie (...) Garine, un jour, a termine une discus­ sion sur la Troisieme Intei'nationale par: n Boroc^ine-Garine et nous apprenons que la revolution n’est un axe qu’aussi longtemps qu’elle n’est pas faite (ce qui vaut pour les deux ) , et que Garine au pouvoir risquerait de devenir « un mussoliniste ». Le texte distingue ainsi trois types humains : les communistes de type romain (Nicolaiev et les gens de Moscou ) ; Borodine qui, incarnant le proletariat r6volutionnaire, a abandonne tout individualisme, mais pour qui la revolution cst un axe tant qu’elle n’est pas faite; et enfin Garine, Tindividualiste qui trouve, lui aussi, dans la revolu­ tion, le sens de son existence mais pour lequel la fin de la revolution pourrait provoquer, s’il survivait, le risque de devenir un aventurier mussolinien. Tout ceci est repris de maniere particulierement claire dans les derniers mots de Nicolaiev: « Certes, le communisme pent employer des rii^olutionnaires de ce genre (...) mais en les faisant.,. soutenir par deux tchekistes riaolus. Risolus. Qu'est-ce que ccile police lim itie ? Borodine, Garine^ tout p a... » D 'un geste mou} il semble melanger les liquides. « II finira bien coniine ton ami Borodine: la conscience indwiduellej vois-tu, c*e3t la maladie des chefs. Ce qui manque le plust icif e'est une umie Tcheka * ..»

Poursuivant, de la periph6rie vers le centre, notre analyse de Tunivers des Conquirantsy nous rencontrons enfin Garine.

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Celui-ci a trouve la signification de sa vie en s'engageant dans Taction historique, dans la lu tte pour le triom phe de la liberte, et en essayant de laisser 红 travers celle-ci, dans l’univers des hommes, une m arque de son existence. La structure de sa condi­ tion est complexe car il ne se definit pas, comme les revolutionnaires authentiques, — Borodine par exemple, 一 uniquem ent, ou mfime en prem ier lieu, par son engagement dans la lutte et son aspiration k la victoire. La signification de sa participation au com bat est mfediatisee et resulte de son desir de donner un sens h sa propre existence. Garine est av an t to u t individualiste, et, de plus, individualiste d ’une manifere particuliere; c’est en effet le desir de s’affirmer en ta n t qu’individu &l’encontre d’une menace perm anente et en derniere instance ine­ vitable : celle de Taneantissement dans le Royaume Farfelu, dans l’empire de la Mort qu’avaient decrit les premiers ouvrages de Malraux et dont les Conqudrants nous disent que Garine avait senti a la fois la menace et la presence au moment de son absurde proces de Geneve. C'est son engagement dans la revolution chinoise qui lui a apport^, chose qu'il n'avait trouv6e ni dans Tanarchisme, ni dans la Legion ^trangere, un moyen d’fechapper & i’absurde. Mais il ne s’est jam ais ideutifie avec la revolution. Engage dans la

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lutte pouj une cause valable, Garine est en mesure, par cet^engagen^nt, d*imposer au monde par son action les valeurs auxquelles il a adhere. II est cependant important pour le comprendre de savoir que ce ne sont pas les valeurs qui pour lui constituent l’essentiel, mais 1’ 夂 Or cette action eat mise en cause par Tintrusion toujours menajante d^ne realite inevitable et qui lui est totalement 6trangfere : la mort. Celle-ci enlevera necessairement et surtout retroactwement toute signification k sa vie et k son action et le rejettera dans le mfime n6ant auquel Taction lui avait permis d'echapper 12. 1. Malraux nous a deji dit qu*aprfts la victoire de la Revolution, Garine pourrait devenir mussolinien. Dans Tunivers du roman cela enl&verait bien entendu a son action toute signification authentique. Mais Texistence m4me de cette menace, le danger de se tromper comme ^l^ment constitutif du personnage 一 oppos厶 en cela & celui de Borodine 一 provient du fait qu'il nc recherche pas les valeurs en ellesm^mes, mais seulement en tant qu^!4ment indispensable d*une action significative. 2. Pour eviter tout malentendu il eet neceesaire de souligner que la mort pr^sente pour los h^ros de Malraux deux aspects difjirents ©t compUmentaires. Elle e»t, en effet, eelon les circonstance«t par rapport h I'action, une reality immanente et significative ou bien transceodante et absurde. En tant que r^alit^ immanente k Taction, elle en oon6titue un ^l^ment c«sentiel sous le double aspect du risque d'etre tu6 que comporte toute action historique s^rieuse (en ceU| elle e«t la m^me pour tous les r^volutionnaires : Klein, Borodine, Nicolalev) et de la possibHit^, essentielle pour Garine 一 et, plus tard, pour Perken —* du suicide qui permet d'^viter la d6ch6ance en ca8 de d^faite et d e reduction k la passivity. (Nous reviendrons Bur Timportance du suicide dans les deux premiers romans de Malranx). Mais en dehors de cet aspect immanent et significatift la mort est

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Dans cette perspective, une phrase indique Faxe esscntiel du roman, la structure qu5y a la revolu­ tion. Garine ecrit un rapport destine k Borodine et le narrateur commente : La plus ancienne puissance de VAsie repavait. Les hopitaux de Hong-Kongy abatidonnSs par leurs infirmierest sont pleins de malades cf, sur ce papier que jaunii la lumierct c'est etxcorc un m a la d e q u i 6 crit a un a u tre m a la d e .

Dans le livre, cependant, la maladie n’a pas une structure statique. Constituee par la relation entre Taction et le neant, ses acces rapprochent progressivement, dans la mesure mSme de leur gravite, Garine de la mort et du neant et cela jusqu^u denouement, sur lequel nous aurons h revenir et qui sera la rupture definitive avec la revolution. Precisons aussi, que plus Garine est engage dans Taction, plus sa vie atteint une signification authentique, de sorte que plus il existe, moins il pense k lui-m6me, a la maladie, a la mort et au neant. Au moment de Taction, le but a realiser, la recherche ausfii, pour 】es heroe comme pour tous les autres hommM, une mebace permaneotc, etrang^re a tout probleme de Taction el su d s JieD avec celle-ci. Comme tous les hommci*, Garine cst menace de mo«rir a n^mporte quel moment et meme, commc ce sera le cas dans le roman, a u moment ou cette mort aura l'aspect Ip plus absurde : ceiui do la victoir*. Et, bien entecidu, par son arriv^a, la mort d^truira r^trofictivwnent }a signification que Tindividu nvoit provisoirement pu trouver en tant qu'individu dans Taction historique.

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de la victoire, la peur de la defaitc occupeiU seals sa conscience. Inverscmcnt, la maladie, clans la mesure meme de son intensite, le rainene u soimeme, a la mort, et Teloigne de la revolution. Mais, absurdite, morl, neant sont des concepts abstraits, alors que dans un roman il n?y a que des personnages individuels et des situations concretes. Dans lea Conquerants ils prennent d'abord la forme du souvenir du proces de Geneve auquel les acces de sa maladie ramenent en permanence Garine — proces clout l’absui、dit6 exprime naturellement celle de la societe occidentale tout entiere etaneme de TAsie, dans la mesure ou elle n*est pas en revolu­ tion. Garine est cfailleurs conscient de cette liaison entre la maladie et le retour a soi-m§me et a Tabsurde. A Thopital le narrateur veut le quitter : Veux-lu que je te laisse? N ont au cortiraire, Je ne desire pas rester seul, Je n'aime plus penser a tnoiy ety qmmd je $uis malode, j }y pense toujours... (...) 一 C'est bizarre: apres mon proces^ j'^proiwais — mais tres fortement 一 le setiiiment de la vanite de toule d'une humaniU menie par des forces absurdes. Maintenant ga revient... C'est idiot} la maladie... E t pourtant, il me semble que je liUte contre Vabsurde hum ainf en faisant ce que je fais ici... L'absurde retrou^e ses droits... — 一

一 Ah I cet ensemble insaisissable qui permet d un homme de sentir que aa vie eal dominie par quelque chose... C}est Hranget la force des souvenirs} qmmd on est malude.

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Pour une sociolo— du roman Toute la journee, j'a i pense a won proces, je me demnnde bieti pourquoi. C'est apres ce proves que iimpres^ion d*absurdiie qm me donnait Vonlre social s'est [>eu d pen Hendne a presque tout ce qui est Immain... Je n 'y vois pas dyincorw^nienlSy dailieurs... Pourlanty pourtnnt... E n cet instant meme, combien d'hommes aont en train de river d des vicioires ertissement ne suffisait pas, quand je me suia irouvk impuissa/rf

pour Zfl premi•浍re / 〇&•• »

Dans la m6me perspective, nous apprenons que Grabot n'arrivait k la jouissance erotique qu'en se faisant attacher et fouetter par des femmes, et qu’il en 6tait terriblement humiliS : 一 Je i>oua ai parlS d'un homme qui se faieait attacher, nu, par des femmes, d Bangkok .: C’Mait lui. Ce n ’est pas tellement plus absurde que de prHendre coucher et vivre 一 et ifivre 一 a w e wne aw /re crdature 办 u /m u n e… M aU lui en est atrocement hum ilii... 一 De ce qu*on le sache ? 一 On ne le suit pas. De le faire. Alorst i! c o m p e n s e . C*e6t sans doute pour cela surtout qu'il est venu ici." Le courage compense...

Ajoutons qu’au moment oil il apprend que sa blessure est mortelle, Perken demandera « des femmes » et que s^l retrouve le sentiment de Texistence au moment de la possession, il sent bientdt h quel point celle-ci reste 6ph6mfere : ... ce corps affoU de soi-mime s'Sloignait de lui Sana eepoir; jamais, jamaiey il ne connaitrait les sensations de cette femmet jamais il ne trouverait dans cette frinisie qui le secouait autre chose que la pire des separations. On ne poasdde que ce qu'on aime. Prie par son mouvement

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( . . . ) il ferma lui aussi les yeuxy se refeta sur lui-m iwe comme un poisonf ivre d*an6antirt d force de violencet ce visage anonyme (jui le chassait vers la mori.

Un autre passage important et significatif est celui qui porte sur la distinction entre deux types humains que Malraux appelle parfois I'aventurier et le conquerant, mais auxquels Claude fait correspondre ici deux modalit6s de Taventure : elle rfeside en ce que, tout en ayant en commun le mepris des conventions et de la societe bourgeoise, les aventuriers pensent k eux-m§mes et au style du personnage qu5ils incarnent, alors que les conquerants sont engages dans une lutte effective et subordonnent tout k la reussite d9une cause qui les d6passe: ... Ce quails appellent Vaventurey pensait-iU n*est pas une fuite, c*est une chasse : Vordre du mo tide ne se d^truit pas au b^n^iice du hasard, mais de la volont6 d*en profiter. powr gwi Pa nhre n qae nourriture des rives, il les connaissait; (joue tu pourras 仰

*辟 丨

river); VElement suscitaleur de tous les moyens de possider Vespoir, il le connaissait aussL Pauvretis...

Parlant de Mayrena, Perken dira : a Je pense que c}Hait un homme avide de jouer sa bio­ graphies comme un acteur joue un role. Vous, Frangaist vou8 aimez ces hommes qui attachent plus d*importance A... voyons, ouL.. k b ie n jo u e r le r o le qu'a vaincre. »

«Tout aventurier est ne d’un mythomane », dira le capitaine k Claude, alors que Perken «est indifferent

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au plaisir de jouer sa biographie, detache du besoin d*admirer ses actes ». Et lorsqu’il evoque la difference entre Mayrena et lui-mSme, Perken ajoute : « ... T a i tentS sSrieusement ce que M ayrena a v o u b tenter en se croyant sur la scene de ^os thSdtres. £tre roi est id io t: ce qui compte, c'est de faire urt royaume... »

Dans ce mSme ordre dMdees, une grande place est accordee k la figure du grand-pere de Claude. Celui-ci, sans s’engager pour quelque cause que ce soit, a vecu isole et independant, dans le mepris de toutes les conventions sociales, mourant, k soixante-treize ans, « d*une mort de vieux Viking » et Claude, qui Ta beaucoup admire, croit avoir trouve dans Perken un personnage apparente. Mais ce dernier precise : « Je pense que voire grand-pere Stait moins significatif que vous le croyezt mais que vous l'etest ^oust bien damntage. »

Plusieurs passages sont consacres k un autre probleme particulierement significatif : celui du suicide, qui avail dejJi eUt effleure dans les Conquerants, lors de Tassassinat de Tcheng-Dai par Hong, assassinat camoufle par les partisans de la victime en suicide ideologique. Klein avait alors exprime ses doutes sur la veracite de ce suicide « avec une

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inexplicable vehemence », ne croyant pas h la possibilit^d'un suicide ideologique. Le suicide ne mHnUresse pas. Parce que? 一 Celui qui se tue court aprbs une image q\jHil s'est formie de lui~meme: on ne se tue jamais que pour ex is te r. Je n'airne pas qu'on soit d u p e d e D ie u . 一



Mais si le suicide n5est jamais considere par le conquerant comme un moyen de combat, sa virtualite n^n reste pas moins un element decisif de sa conscience en tant que possibilite d'eviter la decheance d’une existence dans laquelle la lutte et Taction seraient devenues impossibles. L’imposture de Grabot reside precisement en ce qu’il a voulu vivre et se comporter en conqu6rant alors qu’au moment decisif il n’a pas eu le courage de se tuer. Disons en passant que sa faiblesse etait annoncee dans le paragraphe cite plus haut, concernant ses rapports particuliers avec l’erotisme. A ce sujet, il y a dans le livre une scene particuliferement significative : entoure par les Stiengs, Claude envisage pour lui et Perken de se tuer avec leurs dernieres balles s5ils ne parviennent pas h partir : I l montra la place des balles dans le chargeur. 11 en r estera toujours deux .; 一 Ouais ? C ita it Grabot. Une voix9 une voix stule^ pouvait 一

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done d ce point exprimer la haine (...) E t il n*y avait pas que la haine, il y avait aussi la certitude. Claude^ atterri, le regardait: (...) Une puissante ruine. E t il avail StS plus que courageux. Celui-ld aussi pourrissait sous VAsie, comme les temples..* (...) USpouvante rddait a u p rh de lui, en cette 8econdet autant qu'auprks des Mois. 一 B on D ieuf il n fest pourtant pas impossible de... B ien plus que V injure et m im e que la voix, la tSte ram gie de Grabot d is a it: on ne peut pas quand c^est inutile^ et quand e'est nicessaire il arrive qu'on ne puisse plus.

Pour terminer cette enumeration, que nous pourrions, bien entendu, prolonger considerablement, nous insisterons sur quelques passages de la Voie royale conoernant le sens de la vie, ainsi que sur son denouement analogue en tous points k celui des Conquirants. Pour Perken comme pour Garine, le sens de la vie reside dans Taction en tant que seul et unique moyen de surmonter la menace du n6ant, de l’impuissance et surtout de la mort. Citons, h titre d’exemple, ce dialogue avec Claude sur le bateau, k un moment ou, fatigue, Perken est decide k abandonner Taction : 一

. . . A u faitt que veut dire arrwer pour vou3 ? A g ir au lieu de river. E t pour vous ?



Perdre du temps.



Romans de Malraux

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— Vfnis remoniez chez les insoumis ? — —C6 tCest p a^ce que fappelle perdre mon temps^ au contraire.

(...) 一 一 一

A u contraire ? Ld-haut, f a i trou^S presque tout. Sauf de Vargentf n yest-ce pas ?

E t k un autte endroit du livre : Ce n'est pas moi qui opte: c'est ce qui risiste. M ais d quoi ?

一 一

(...)

^



A la c o n sc ie n c e d e la m o r t.



L a vraie morty c'est la dicMance.

Accepter son destin, sa fonction, la niche a chien deWe sur sa vie unique... On ne sait pas ce qu'est la mort quand on est jeune... E tf tout d coupt Claude dScouvrit ce qui le liait d cet (...) Y ie illir , c*est te lle m e n t p lu s g r a v e !

quoi: T o b se ss io n d e la m o r t.

encore : £tre tu it disparaitre, peu lui im portait: il ne tenait guere d lui-memet et il aurait ainsi tr o u ^ son combat^ a d^faui de victoire, M ais accepter v iv a n t la v a n it y d e so n e x is te n c e , c o m m e u n ca n c e r , vivre a\>ec cette tiHeur de mort dans la main..* Qu'Uait ce besoin d'inconnuy cette destruction p w is o ir e des rapports de priaonnier d maitre, que c e u x q u i n e la c o n n a is se n t p a s n o m m e n t a v e n tu r e , sinon sa defense contre elle ? ( ...) Se UbSrer de cette vie UvrSe k T csp o ir $t aux 8〇ngMf ichapper a ce paquebot passif.

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Pour une sociologie du roman

Quant au denouement, sa structure est homologue h celle des Conquer ants, ce qui prouve k quel point Malraux tenait explicitement ou implicitement k faire comprendre k ses lecteurs les rapports entre la conscience de la mort et Taction dans la structure des personnages de Garine et Perken. Isole, seul face k la mort, Garine avait oublie celle-ci pour se retremper dans l’action pendant la breve periode de Tinterrogatoire des deux agents ennemis qui avaient tente d’empoisonner les puits, pour retrouver, bien entendu par la suite, une fois Fepisode clos, la solitude radicale. La raison de cet episode nous parait 6vidente : il s*agit de faire comprendre au lecteur k quel point la ..participation k Taction, m$me lorsque cette action est de toute 6vidence provisoire, condamn6e k ne durer que quelques instants, exclut par sa seule presence tout retour sur soi-mSme, toute pensfee concentree sur la maladie, la solitude, la mort. De mSme, lorsque Perken conscient de sa mort imminente et de la vanite de toute tentative d’oubli dans l’6rotisme, apprenant brusquement que ses tribus sont menacees par Tavance de la colonne gouvernomentale, se replonge dans Taction, cette conscience perdra toute importance et jusqu5Ji

Romans de Malraux

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toute yealite, bien quJil se sache irremediablement condamrife. Le tex^e le dit explicitement : Savan, chef d’une des tribus sairvages, voudrait differer le combat. Perken, qui s’entretient avec lui, s’adresse en frangais h Claude : M ais d'ici Id... je serai p e u t-§ tr e mort. Saisissant accent, de nouveau, il croyait a sa vie. »

«

A un autre moment, alors qu5ils sont menaces d’avoir la route coup6e : 一 II y a des moments oil f a i Vimpression que cetie hisloire n'a aucun intiret, dit-il comme pour lui-meme^ entre ses dents. — D'etre coup^ ? 一 N o n : la mort.

Mais la maladie suit son chemin et la mort est in6Vitable; Perken, oblig6 d’en prendre conscience, essaiera d^bord de la lier k Taction : 一 ••• Saloperie de fUvre… Quand j ’en sorst je voudrais au moins... Claude? 一

Je t^coute, ^oyons.

II faudrait que ma mort au moins les oblige d itre libres. 一



Qu'est-ce que pa peut te faire ?

Perken as>ait ferm6 les yeux : impossible de se faire comprendre d}un vivant.

Par la suite, avec le progrfes de la maladie, Taction s'estompe pour ne laisser place qn'h la solitude; Perken voudrait encore arriver chez

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Pour une sociologie du roman

lui, mourir Ik ou son existence avait trouv6 sa signification, mSme si cette signification lui est devenue etrangere : . . . il sasfait a la fois que, chez lu if il ga6riraitt et qufil allait mourir, que sur la grappe d'espoirs qu'il etait, le monde se refermerait, boucU par ce chemin de fer comme par une corde de prisonnier; que rien dans Vunivers,jam ais, ne compenserait plus ses souffranees passSes ni ses souffranees prSsente6: itre un hommet plus absurde encore qu’Stre im mourant…

Il mourra cependant dans le monde de Tabsurde et du neant, devenu etranger h tout ce qui Tentoure, y compris k Claude et k son propre corps : . . . A coU de luit Claude qui allait ^wrey qui croyait d la s>ie comme d’autres croient que les bourreaux qui vous torturent sont des hommes : ha'issablcs. Seul. Seul avec la fiivre qui le parcourait de la tite an genout ei cette chose fidUe posSe sur sa cuisse: 8a main.

... Rien ne donnerait jamais un sens h sa vie, pas meme cette exaltation qui le jetait en proie au soleil. Il y a^ait des hommes sur la ierrey et ils croyaient d leurs passionsy a leurs douleursf a leur existence. (...) Et pourtant} aucun homme h'itait mort} jamais : ils a^aient passi comme les nuages qui tout d Iheure $e risorbaient dans le del, comme la for&t} comme les temples; lui seul allait mourir, etre arrache. « ...Il n’y a pas... de mort". il y a soulement... moi". …moi... qui vais mourir... » Claude se sou^>int) haineusement} i t la phrase de $on enfance: a Seigneur, assistez-nous dann notre agonie Exprimer par les mains et les y e ia } sin m par lee parolee^

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cetie fraterniU dSaespirSe qui le fetait hors de lui-m im e! II V itre^n it aux epaules. Perken regardai^ oe temoint Stranger comme un itne d'un autre monde,

A propos des Conquerants, nous possedons deux documents interessants, non seulement par la personnalite exceptionnelle de leurs auteurs, Trotsky et Malraux, et par les problemes qu^ls posent, celui de la strategie revolutionnaire et celui des relations entre la politique et la lite ra ­ ture, mais encore parce qu’il est tres possible que cette discussion ait joue un role primordial dans revolution qui a mene Malraux des Conquerants et de la Voie royale h la Condition humainef puisque, aussi bien, dans ce troisifeme roman, la perspective trotskyste occupe une place consi­ derable. Trotsky, qui avait lu les Conquerants avec deux ans de retard, y avait vu avant tout un docu­ ment politique plus ou moins important et avait envoye h la N.R.F. un article ou il jugeait Touvrage dans cette perspective. On imagine difficilement un manque aussi prononce de comprehension pour Taspect litteraire de Toeuvre. Des le debut de Tarticle, aprfes avoir constate que Garine est le porte-parole de Malraux, il 6crira en effet que « le livre s^ntitule un comail ». a En fait,

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Pour une sociologie du roman

— souligne-t-il, — nous sommes en face de la chronique romancee de la revolution chinoise dans sa premiere periode, celle de Canton. » A un autre endroit, il parle du « roman » de Malraux en prenant soin de mettre le mot entre guille­ mets. Tout ceci indique k quel point, enferm6 dans sa perspective d’homme politique, Trotsky passe h c6te de la structure proprement Htteraire de l’ouvrage, qui est effectivement un roman sans guillemets et dont le heros est Garine et non pas la revolution. A partir de dans la perspective qui est la sienne et qu^n connait par ailleurs, celle du prole­ tariat revolutionnaire qui doit s^ngager dans une politique offensive oppos6e k tous les compromis et k toutes les forces politiques de la bourgeoisie, Trotsky developpera sa critique en Taxant sur la description qu*a donnee Malraux de la revolution chinoise. La situation en Chine lui apparait comme analogue h la situation revolutionnaire qui s^tait developpee en Russie en octobre 1917. Remarquons en passant qu*il reproche h Malraux entre autres choses devoir fait de Borodine un revolutionnaire alors qu^en r6alite Borodine n^etait qu’un bureaucrate du Komintern qui n’avait participe ni h la revolution de 1905 ni k celle de 1917 (nous rappelons cela car dans la Condition

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hum niney Borodine apparattra effectivement comme un bjjreaucrate du parti). La reponse de Malraux, beaucoup plus breve, se divise en deux parties et se situe sur deux plans differents. Dans la premiere, il explique a juste titre h Trotsky que son ouvrage est un roman et non pas une chronique de la revolution : . . . Ce livre n'est pas line « chronique romancSe » de la revolution chinoise parce que Vaccent principal est mis sur le rapport enire d e s in d iv id u s e t u n e a c tio n c o lle c ­ t iv e , non sur Vaction collective seule.

II va done traiter separement ce qui, dans la critique de Trotsky, « nait des conditions de la fiction », c5est-k-dire provient de la nccessite de r6soudre un probleme esthetique que Trotsky n’avait pas mftme apergu. Dans ce domaine se situe en premier lieu le personnage de Borodine qui, bureaucrate peut-6tre dans la perspective de Trotsky, apparait comme un revolutionnaire professionnel dans celle de Garine et de tout son entourage. Bref, « Toptique du roman domine le roman ». Mais, ceci dit, et puisque aussi bien Trotsky reconnaxt aux personnages « la valeur de symboles sociaux », Malraux aborde aussi « la discussion de Fessentiel », c^st-k-dire des problemes politiques poses par Trotsky. Cette seconde partie de la reponse est une

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defense, respectueuse sans doute mais tres energique, de la politique de TInternationale. Trotsky confond en effet la situation en Chine et dans le monde avec celle de 1917 en Russie. Si la tactique offensive etait parfaitement justifiee dans une situation de force, une situation de faiblesse exige au contraire une tactique defensive, telle qu5a ete effectivement celle de TInternationale Communiste au moment ou se deroulerent les evenements d^crits par les Conquerants. Sur ce point, il faut remarquer que si, dans la premiere partie qui concernait les problemes esthetiques et litteraires, Malraux avait entierement raison contre Trotsky, lequel passait k cfite de Tessentiel, il a sans doute aussi raison, en partie , lorsqu’il aborde des problfemes politiques. La grande difference entre la politique preconisee par Trotsky et celle qui a 6te choisie et imposee par l5Internationale Communiste etait effectivement la difference entre une politique offensive et une politique d6fensive correspondant, l’une, a une apprecia­ tion optimiste, Fautre, k une appreciation pessimiste des rapports de forces en presence. Mais Malraux decrit la politique de TInternationale comme s’il s’agissait seulement d’une appreciation particuli6re de la situation en Chine et du problfeme d’une temporisation provisoire9 destinee k per-

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mettre un rassemblement de forces en vue d’une nouvellc offensive, alors qu^n realite, Topposition entre le trotskysme et la politique de TInternatio­ nale, — qui est devenue par la suite la politique stalinienne, — etait beaucoup plus profonde et avait un caractere international. Les formules mfimes employees par les deux groupes antagonistes Texpriment assez clairement. Les uns et les autres ont congu Topposition entre offensive et defensive comme importante sans doute, mais derive d’une autre opposition beaucoup plus profonde : celle entre les strategies de la « revolution permanente » et du « socialisme dans un seul pays ». Trotsky savait que le rapport des forces n9etait pas toujours favorable a la revolution, mais il pensait que la societe socialiste ne saurait 6tre construite dans un pays arriere comme la Russie sans Stre etayee par une revolution internationale, et il voyait dans la politique qu’il preconisait Tunique espoir de renforcer les chances de reussite de la revolution et de survie du socialisme en U.R.S.S. La direction de I5Internationale, par contre, partait de Tidee que Tessentiel etait de conserver le bastion sovietique deja etabli et qu’6tant donne le rapport defavorable de forces ne de la

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stabilisation du capitalisme (on parlait alors de « stabilisation relative »), tout mouvement r6volutionnaire risquait, s’il ne s’6tetidait pas k une partie importante du monde et s5il n ^tait pas victorieux, de creer une coalition internationale antisovietique et de mettre en danger Texistence meme de TU.R.S.S. C5est h partir de 1^ que se sont developpees les differentes 6tapes de la politique defensive, depuis la pferiode stalinoboukliarinienne pendant laquelle on misait encore sur l’alliance avec les forces democratiques et pseudo-democratiques (en Chine avec le Kuomintang et implicitement avec Tchang Kai-Chek), jusqu’k la pferiode stalinienne ou Ton pr6conisa une politique defensive absolue qui conduisit au pacte de non-agression avec TAllemagne hit!6rienne de 1939, et qui impliquait l’emploi. de Tappareil de l5Internationale et des partis communistes contre tout risque de developpement et d'approfondissement du mouvement revolutionnaire dans les diflerents pays du monde. Si nous avons aborde ici ces probifemes, c*est quMls nous paraissent presenter une importance capitale pour la comprehension du roman suivant de Malraux, la Condition humainc, dont nous abordons maintenant Tetude et qui a pour sujet la revolution chinoise et, h Tintferieur de celle-ci,

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le conflit ent^e, d^ne part, le groupe des rfevolutionnaires Shang^i et, d’autre part, la direction du Parti et de TInternationale qui leur demande de ne pas resister k Tchang Kal-Chek, et entre les deux valeurs incarnees par ces forces : la valeup trotskysante de la communauti rS^olutionnaire immediate et la valeur stalinienne de la disci­ pline l. Paru aprfes les Conquirants et la Voie royale, ce troisifeme roman de Malraux aura un retentissement enorme et le rendra celebre dans le monde entier. Bien qu’il s’agisse encore d,un des romans que nous avons appeles « de transition » (entre le roman k heros problfematique et le roman sans 1. « Trotskysante > et « stalinienne » non pas dans l'absolu, Trotsky n'ayant jamais ni6 la valeur de la discipline non plus que les staliniens ceUes de la communaut^ revolutionnaireT mais dans la me6ure ovt chacune des deux tendances affirmait, pour les raisons politique« que nous avons esquissees, la priorit6 dfune de cee valeurs par rapport k 1'autre. Dan9 la Condition humaine, Malraux ne prend pas parti ei se contente d*in(liquer les arguments qui plaident en faveur de l'une et de l'autre de ces valeurs et les consequences de leur predominance respective, mais il est visible que ses sympathioe vont aux r^volutionnaires de Shanga'/. Par contre dans VEspoir — bien qu'en r^alit6 les probl^mes qui se posaient ea Espagne aient M apparentSs & ceux qu^il avait d^crits en Chine 一 le conflit entre la discipline et la volont6 de developper la revolution disparait entidrement, l^uvrage ^tant uniquement centra sur la valeur exclusive de la premiere conyue comme probl^me militaire et non pas politique.

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personnage), et bien que le sujet soit encore, comme dans les Conquer ants, la involution chinoisc, Tunivers de la Condition humaine est, par rapport aux deux romans precedents, entierement diffe­ rent. L5auteur a-t-il ete influence par sa discussion avec Trotsky? Voilk qui est, bien entendu, impos­ sible h etablir avec certitude. II n5en reste pas moins que Touvrage est par certains cdtes 一 mais par certains cotes seulement 一 assez proche de la perspective trotskyenne. Mais si importante qu5y soit la « chronique de la revolution » (et elle est beaucoup plus importante dans la Condition humaine que dans les Conquerants)^ elle reste, en dernifere instance, secondaire pour une analyse structuraliste ou m6me simplement littferaire. La veritable nouveaute du livre reside dans le fait que, par rapport aux univers de la Voie royale et des Conqudrants, qui 6taient regis par le problfeme de la realisation individuelle des h6ros, Tunivers de la Condition humaine est r6gi par de tout autres lois et surtout par une valeur dilTerente : celle de la communaute revolutionnaire. Abordons d5emblee l’essentiel : roman dans le sens le plus strict du mot, la Condition humaine comporte un heros probl6matique, mais, roman de

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transition, elle nous decrit, non pas un individu, mais unV personn^ge problematique collectif: la communaute des revolutionnaires de Shangai representee dans le recit en premier lieu par trois personnages individuels : Kyo, Katow et May, mais aussi par Hemmelrich et par tous les mili­ tants anonymes dont nous les savons entoures *. • II nous parait ccpendant important de souligner qu'en passant dc I'indiviJu hi la communaute, lc cartict^re problematique du heroa romanesquc change, jusqu'a un certain point, dc nature ; les problemcs individuels de Kyo, May et Katow sont rcsolus en efTet, dans la Condi­ tion humaine et leur vie est entierement significative ; e'est Taction du groupe tout entier, par contre, qui est problemalique en raison de son attachenient aux valeurs contradictoires de Taction r6volutionnaire immediate qui cr6c la communaute et de la discipline a rinlerieur de rinternationale, et de Timpossikilit^ de conceptualiser la contradiction qui en decoule. II en rcsulte, entre aulres choses, un changcment important dans le denouement : il n*y a plus, en efTet, dans la Condition humaine^ de a conversion », de prise de conscience du caracUre provisoire ou probl6. matique de Ja recherche anterieure. Le denouement ici est une inten­ sification au maximum de la Fituatiou qui caracterise tout le recit : apoth6ose dcs individus, eohec total de lection exterieure du groupe, tout au moins aur le plan imm6diat (ravenir qui se dessine dans les derniferes pages est non seulemcnt, comme nous le montrerons, surajout6, mais de plus e'est Tavenir d'une communaut6 autre que celle du groupe des revolutionnaires de Shangai). Une autre precision s'est av^r^e n6cessaire dans la discussion de cc texte entre les chercheurs de Bruxelles. Si, en effet, dans la structure de la Condition humaine le h6ros est constitu^ par le groupe des revolutionnaires de Shangai, le monde I*e6t non seulement par Tchang Kai-Chek, Ferral et Jes forces ©xplicitement et consciemment contre-revolutionnaires, mais aussi par la direction communisle de Han-Keou qui, subjectivement rdvolutionnaire, favorise objectivement dans ce temps limits qui constitue

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H6ros collectif et problSmatique; ce dernier trait, qui fait de la Condition humaine un veri­ table roman, provient du fait que les revolutionnaires de Shangai sont attaches k deux exigences k la fois essentielles et, dans Tunivers du roman, contradictoires : d’une part, l’approfondissement et le d6veloppement de la revolution et, d^autre part, la discipline envers le parti etT Inter­ nationale. Or, parti et Internationale, engages dans une politique purement defensive, sont rigoureusement opposes h toute action revolutionnaire dans la ville, retirent les troupes qui leur sont fideles et exigent la remise des armes h Tchang Kai*-Chek bien que, de toute 6vidence, celui-ci se prfipare k massacrer les dirigeants et les militants communistes Dans ces conditions, il est inevitable que les militants de Shangai s^rientent droit vers la d^faite et le massacre. l'ection du roman, T6chec des r^volutionnaires de ShangnT et la victoire de Tchang KaK-Chek. Quant au lien qui r^unit dans r^cit le groupe de Shan客af et la direction de Han^K^ou en tant que groupes oommunistes opposes a roppression capitaliste, i] constitue pr6cis6mcnt rette relation dialec^ tique entre le h^ros et le monde que Luk^cs a si bien d^orite et qui rend possible la struoture romanesque. 1. £n dem ise instance, devant la rAii^tance des militants de ShangaTt )e parti admettra seuloment qu'on enterre les armes qui n'ont pas encore remisefl.

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On voit pourquoi, dans la mesure ou le livre est aussi une V^chroniqiie de la revolution », sa pers­ pective se trouve assez proche de la pensee oppositionnelle. ficrit dans la perspective de Kyo, May, Katow et de leurs camarades, il met implicitement Faccent sur le sabotage de leur combat par la direction du parti, et sur la responsabilite de cette direction dans la defaite, le massacre, et la torture des militants Dans ce cadFe, la valeur qui regit Funivers de la Condition humaine est celle de la communaute^ laquelle ne saurait 6tre en Tespece que la communaute du combat re^olutionnaire. Le monde oti se deroule l’action 6tant le m6me que celui des ConquSrantSj les personnages 一 k peu de chose prfes — sont nfecessairement les mSmes bien quails soient vus sous un autre angle. Aussi, pour mieux les mettre en lumiere, ne seraitil pas inutile de les analyser tour k tour en1 1. I) faut cependant souligner que, sur le plan conceptuel, Malraux ne suit pas la position de Trotsky et de Topposition qui parlaient de a trahison » de la bureaucratic, puisqu'il voit dans ('attitude de TlnVernationale 一 comme le soutenait d'ailleurs explicitement celle-ci 一 une tactique provisoire h propos du caract^re juste et erron6 de laquelle il laisse la discussion ouverte. En outre, la derni^re partie du roman d^Cend la position « oflicielle • du « socialisme dans un seul pays » ei indique que la construction de I’U. R. S. S. et la lutte ult 在rieure du parti oommuniste intdgrent et continuent le combat des militants de Shangai.

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situant chacun d,eux par rapport au personnage correspondant du roman precedent. Nous commencerons, bien entendu, par le person­ nage principal : le groupe des revolutionnaires. Dans les Conquerantsy il etait personnifi6 par Borodine La difference saute aux yeux mais elle se justifie par la difference de perspective. Vu par Tindividualiste Garine, le revolutionnaire ne saurait fetre quun individu dont le trait distinctif est le fait qu*il est non seulement lie etroitement au proletariat et k Forganisation qui dirige la revo­ lution, mais encore qu*il va jusqu5^ s^dentifier avec ce proletariat et avec cette revolution, alors que, vu de Vinterieur7 ce trait distinctif est precisement ce qui transforme Tindividu en communaut^. Aussi rhistoire que raconte la Condition humaine est-elle non seulement celle de Taction de Kyo, May, Katow et leurs camarades, Thistoire de leur defaite et de leur mort, mais aussi, 6troitement liee k cette action, Thistoire de leur communaute qui est une r6alite psychique, vivante et dynamique.1 1. Borodine lui-m^me apparaft dans la Condition humaine mais il s'agit d*un tout autre personnage que celui dee ConqiUrant8, II est maintenant le dirigeant de l'lnternationale communiste, le bureaucrate tel que Tavait vu Trotsky, et n*a de commun que le nom avec le militant Etroitement li^ & la revolution de9 Conquirants, Thomologue de celui-ci 6tant repr6eent6 dans la Condition humaine, ainsi que nous venons de le dire, par les militants de Shangai'.

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Autour d5eux, si nous laissons de c6te des figures episodi^ues, nous rencontrons quatre personnages qui ne s'integrent k aucune autre communaute et restent des individus plus ou moins isolee : un allie, le terroriste chinois Tchen, un ennemi, Ferral, et deux personnages intermediaires, Clappique et Gisors. Nous venons d’ecrire « un cdliSy le terroriste chinois Tchen », alors que, dans les Conquerants, Hong restait malgre tout un ennemi que Garine — en depit de toute sa sympathie et de toute sa comprehension — devait finir par faire executer. La difference provient du fait que, loin d^tre Thomologue de Hong, Tchen est un melange de c© dernier et de Garine, melange dans lequel les £16nients apparentes k ceux qui constituaient la personnalit6 de Garine sont predominants. Cela s^xplique et se justifie d^illeurs par la mSme diffe­ rence de perspective. Vue avec les yeux de Garine, la diff6renoe entre lui et Hong etait considerable. Ce dernier, en effet, a une attitude abstraite, etrangfere k tout souci d^fficacite, alors que Garine ne saurait trouver le sens — precaire et provisoire — de son existence que dans una action revolutionnaire entiferement subordonn6e k Yefficacite du combat. D公 ns la perspective de Borodine, cependant,

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cette difference perd beaucoup de son importance, Hong et Garine se ressemblent dans la mesure ou ils sont l’un et l’autre des individus qui, ennemis declares et actifs de la bourgeoisie, ne s'identifient pas, neanmoins, avec la revolution. Du cote des adversaires de la revolution, un seul personnage est reellement present dans le roman : Ferral, qui dirige un consortium industriel, participe au renversement des alliances de Tchang Kai-Chek et organise Tentente entre ce dernier et la bourgeoisie de Shangai. C^st un personnage du type conquerant mais, naturellement, un conquerant beaucoup plus superficiel que Garine et Perken puisque au lieu de se rallier a la revolution, il s^st engage du cote des fausses valeurs, de ce qui, dans le roman, incarne le mal et le mensonge. En fait, il represente bel et bien un des risques auxquels est expose ce type humain, risque qui avait ete evoque dans les Conquerants par Nikolaiev lorsqu^l suggerait au narrateur que Garine aurait pu devenir « mussolinien )>. Enfin, entre les revolutionnaires et la reaction, deux personnages occupent dans le roman une place assez importante : Gisors, le pere de Kyo, et Clappique. Ce dernier est une vieille connaissance qui avait cependant disparu dans les deux prece­ dents romans de Malraux : il personnifie les aeros-

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tats et les peches capitaux de Lunes en Papiery l’homme ifui vit d^gns l’imaginaire ; l’artiste non conformiste, le pitre. Encore faut-il preciser qu’au moment ou il ecrit la Condition humaine} Malraux eprouve beaucoup plus de sympathie pour lui que jadis, k Tepoque de Lunes en Papier. Cela aussi s’explique d’ailleurs : dans Lunes en Papier9 il s^gissait de demasquer des gens qui pretendaient 6tre les seuls revolutionnaires valables dans un monde ou il n’y avait aucune place pour l’espoir, alors que maintenant Clappique, entre les revo­ lutionnaires d5une part, et Tchang Kax-Chek ou Ferral de Tautre, fait plus ou moins figure de mouche du coche. Il faut neanmoins rendre hommage k r^crivain qui, malgre sa sympathie pour Clappique, a impitoyablement mis en lumifere le fait que son attitude detachee de la r6alit6 peut fetre tout aussi bien utile que nefaste, voire fatale, aux revolutionnaires qui m^nent le combat pour les valeurs authentiques. Gisors enfin incarne la vieille culture chinoise, en dernifere, instance etrangere k toute violence reactionnaire ou revolutionnaire. Au fond, par rap­ port aux Conquerantsy il correspond k Tcheng-Dai. Mais, pour fetre reelle, cette correspondance ne laisse pas d^tre plus complexe et plus mediatisee que dans le cas des autres personnages. Tcheng-Dai

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s’opposait par principe a la violence revolutionnaire, Gisors est au contraire lie k la revolution non pas directement — pour des raisons ideologiques — mais par attachement pour son fils 1 qui y est engage corps et ame. Or il nous semble que ce sont lk deux aspects compUraentaires de la vieille Chine et qu’il ne serait pas impossible d’imaginer Gisors dans les Conquer ants et Tcheng-Dai dans la Condition humaine. II n5en est pas moins vrai qu9il existe une raison structurale qui plaide en faveur de la solution adoptee par Malraux : les Conqu6rants racontent en effet la victoire de la revolution, la Condition humaine, sa defaite ; or il est de Tessence des Gisors et des Tcheng_Dai de s’opposer k la violence triomphante et de se trouver, de mani&re fort peu efficace sans doute, du c6te des vaincus. L’intrigue du roman, bien que poignante et tragique, est assez simple : Devant Tavance de Tarmee du Kuomintang (dont font encore partie k la fois Tchang Kai-Chek et le parti communiste chinois) Torganisation clandes­ tine des communistes de Shangai, appuyee par les syndicats, prepare l’insurrection k la fois pour faciliter la victoire des assaillants et pour s’assurer 1. Rappelona que dans les ConquSrants, Tcheng-DaY parlait au«si des fils de ses amis qu'il avait incites k entrer h r£cole des Cadets.

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la direction du mouvement apres la victoire. En fait, en^e Tchang Kai-Chek et les communistes, le conflit est devenu de plus en plus aigu dans la mesure mfeme ou la victoire du Kuomintang devenait imminente. Unis dans la lutte contre un ennemi commun ils vont avoir en effet k r6soudre maintenant le problfeme de la structure sociale et poli­ tique de la Chine nouvelle que la defaite de cet ennemi fait passer au premier plan. Une partie importante des militants de base du parti communiste chinois, et, parmi eux, les revolutionnaires de Shangai, organisent les paysans et les syndicats en promettant aux premiers la reforforme agraire et aux seconds la prise du pouvoir dans les villes. Pour leur resister et garder la main haute sur le Kuomintang, Tchang Kai-Chek pre­ pare Talliance avec ses anciens ennemis, la rupture avec les communistes et le massacre des militants. La direction de TInternationale et le parti communiste chinois, se jugeant trop faibles pour engager la lutte, decident d^nterdire toute action r6volutionnaire et de laisser la voie libre k Tchang KaiChek, dans l’espoir que cette attitude timoree incitera celui-ci k estimer la repression inutile et k dif!6rer le renversement des alliances. Les militants de Shangai, d6jk pleinement engages dans Taction, sont, quant ^teux, convaincus

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k juste titre du contraire. Pour des raisons xnat6rielles aussi bien qu^deologiques, ils ne peuvent pas, neanmoins, agir isolement et en opposition avec la direction du parti. Aussi ne leur reste-t-il d^utre issue que de se laisser vaincre et massacrer. Le roman raconte leur action k la veille de l^ntyee du Kuomintang k Shangai, leur reaction au mo­ ment ou ils apprennent les decisions de la direc­ tion du parti, leur defaite aprfes Fentree de Tchang Kai-Chek, et, enfin, la torture et le massacre de communistes par celui-ci, massacre dans lequel seront tues, parmi beaucoup d5autres, deux des trois heros du roman : Kyo et Katow. L^uvrage commence par une sc^ne celebre : 1’assassinat par Tchen d’un trafiquant d’armes, ou, plus pr6cis6ment, d’un courtier afin de lui prendre le document qui permettra aux yevolutionnaires de s’emparer d’un certain nombre de pistolets. Assassinat dont le caractfere indique d^mblee la difference entre Tchen et Hong : sur le plan psychologique cet assassinat est un acte terroriste qui permettra k Tchen de prendre cons­ cience de ses problemes individuels ; sur le plan materiel, cJest un acte ordonn6 par Vorganisation r6vclutionnaire et qui fait partie par consequent dJune action organisie. Un passage du livre indique b. la fois Timportance de cet assassinat pour la

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lutte collective et la signification particulifere qu*il revfet pour^chen : 一 . . . L finsurrection imminente qui voulait dormer Shangai aux troupes r&volutionnaires ne possSdait pas deux cents fusils. Qu'elle possedat les pistolets a crosse (presque troia cents) dont cet intermidiaire, le moriy venait de nSgocier la i>ente avec le gou^ernementt et les in su rg es, dont le premier acte de^ait etre de desarmer la police pour armer leurs troupes, d o u b la ie n t leu rs c h a n c e s . M ais d e p u is d ix m in u te s T c h e n n 'y a v a il p a s pen s6 u n e seu le fo is .

Le meurtre accompli, Tchen, pour descendre, est oblige de traverser un hotel, ou la vie continue son train habituel. L^episode donne lieu k urie descrip­ tion remarquable de Topposition entre deux mondes qualitativement differents : celui de Taction revolutionnaire et celui de la vie quotidienne, indifferente aux idees et k la politique. Dans la Condi­ tion humaine7 cette opposition sert k indiquer la conscience que prend Tchen de la difference entre le monde de Taction terroriste auquel il appartient et celui de « la vie des hommes qui ne tuent pas Quelques annees plus tard, dans les Noyers de VAltenburgy Malraux reprendra une description analogue pour indiquer la decouverte par Victor Berger, k Marseille, au moment ou il abandonne la lutte pour la victoire du Touranisme (nous croyons, bien entendu , qu’il faut lire (( Communisme »), de Texistence du monde de la vie quotidienne indif-

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f6rent aux id6es et h Taction, auquel malgre sa disponibilit6 il n5arrive pas k s5integrer. Tchen, rencontrant dans Tascenseur un « Birman ou Siamob Mn pew » qui lu id itq u e« en rouge est ipatante y> eut envie, nous indique Malraux, « & la fois de le gifler pour le fairs tairey et de Vitreindre parce quHl itait ifwant »• Mais si, dans les Noyers de VAltenburgy seule Topposition entre les deux mondes, celui de Taction et celui de la vie quotidienne, est soulign6e, dans la Condition humaine} au monde de la vie quotidienne indi£f6rente k la politique et k celui de Taction terrorist© qui isole, s’ajoute et s’oppose un troisi 色me dont le devenir constitue le sujet essentiel du roman : celui de la communaut6 r6volutionnaire, auquel Taction de Tchen appartient en partie et dont la fonction et le but sont pr^cis6ment d^int^grer les deux autres. Apr^s Tassassinat de Tinterm^diaire et la travers^e de Th6tel plein de f^tards indi£[6rents, Tchen retrouve ses camarades :

Leur prisence arrachait Tchen i sa terrible 8〇litude9 doucemerUf comme une plants que Von tire de la ierre oil ses racine8 les plus fines la retiennent encore. Et en mime temps que, peu d peut il venait d sux9 il semblait qu'il les dicowrtt 一 comme sa soeur la premiire fois qufU itait revenu d'une maison de prostiUUion... Nous avons dit que Tchen correspond beaucoup plus au personnage de Garine qu9& celui de Hong

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et qu*il esj, en demi^re instance, une synthfese des deux. Gftmme p 〇yr Hong, son premier assassinat sera une ivresse, un tournant decisif dans sa vie. Comme Garine cependant, il retrouvera apr^s l’assassinat 1*organisation des militants r6volutionnaires que Hong, lui, n^vait plus retrouvee, et il n5agira jamais, tout au long du roman, en opposition avec elle. Comme Garine aussi, il s5insfere dans la lutte collective mais ne s5identifie pas avec elle x. 1. Il le dira d^ailleuts au cou»s de la conversation qu'il aura par la suiie avec le vieux Giaow, 9〇 n spiritucl : 一 Je extraordinairement seult dit-ilt regardant enfin Giaors en face. Cclui-ci Hait troubli. (...) Ce qu*il ne $omprenait p〇8j c^tait que Tdient qui avait sans doute reuu les siens cette nuitt puiaqupil uenait de revoir

Kyot 9emblSt si loin d'eux. 一

Maw les autres ? demanda-t-il.

(...)

— I Is ne aasfent pas. 一 Que c'est toi ? 一 Cela il8 le savent: aucunc importance. (...) Que c*est la premiire fois. (...) Vous n'avez jamais tu6 personnet n'est-ce pas ? La m^me conversation 9〇 uligne encore une autre parents avec Garine. La premi^fe femme avec laquelle il a couch4 etait une prostitute (May dira a un autre endroit du livre que Tchen «a horreur de Tamour »). La nature de ses relations avec les prostitutes avec lesquelles il couche est une synthase de domination et de solidarity: 一

Qu% a8-tu iprouvti aprds ? demanda Gi8〇r8.

De I’orgueiL D'etre un homme ? — De ne pas etre une femme.

一 一

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Ayant rejoint, aprfes Tassassinat, le groupe des revolutionnaires, Tchen y rencontre, parmi d*autres camarades, deux personnages qui sont au centre du roman, non pas en tant qu^ndividus, mais en tant que representants du groupe tout entier, de la communaute revolutionnaire : Katow et Kyo. Ce qui caracterise Tun et Tautre, c*est leur enga­ gement total dans Taction. Dans le livre, Katow ne sera vu que comme militant dans le combat, au moment de son arrestation, puis de son execution. Kyo, par contre, sera vu egalement dans sa vie privee, dans ses relations avec May, mais ce n'est Sa voix n'exprimait plus la rancune mais un mipris complexe. — Je pense que vous voulez diret reprit-ilf que fa i d\i me aentir.,.

s^pari ?

(...) Oui. Terriblement. Et vous avez raison de parier de femmes. Peut-Stre mdprise-t-on beaucoup celui qu*on tue. Mais moina que lea autres.

— Que ceux qui ne tuent pas ? — Que ceux qui ne tuent pas: les puceaux, De mime, beaucoup plus qu*un Chinois, il est avant tout comme Garine un intellectuel, un homme dont ]a vie est structure par une id6e.

— Je 8uvb chinois, rSpondit Tchen awec rancune. « Non, pensa Gisors. Sauf, peut-etre, par sa sexuality. Tchen n'Hait pas chinois. Les Smigr点s de tous pays dont regorgeait Shangai avaient montr^ d Gisors combien Vhomme se 84pare de sa nation de fagon nalionalet mais Tchen ^appartenait plus a la Chinet meme par la fagon donl il Vauait quittSe •• une libert谷 totale, quasi inhumaine, le liirait totalement aux idies. »

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pas lk Tadjonction d ^ n domaine nouveau et diffe­ rent, €ar May^et Kyo sont caractferises par la synthese organique de leur vie publique et de leur vie privee, ou, pour employer Texpression de Lukacs, par la synthase totale de Tindividu et du citoyen ; et precisement parce que, dans la vie courante, cette synthese 一 qui n’existait pas non plus dans les ecrits anterieurs de Malraux — est extrfimement rare, il importait de souligner k quel point la pensee et la conscience de Kyo sont entierement engagees dans Taction. Aussi Malraux nous dira-t-il k plusieurs reprises que toute reflexion de Kyo etait organiquement structure© par le combat imminent. Au moment ou, ayant decide Tattaque du bateau pour enlever les pistolets, il entre dans le quartier chinois : « Un bon quartier », pensa Kyo, Depuis plus dfun mois que, de comit6 en comitd, il priparait I’insurrection, il avait cessS de voir les rues : il ne marchait plus dans la bouey mais sur un plan. (...) A u tournant dyuneruellet son regard tout a coup s'engoufjra dans la profondeur des lumUres d'une large rue; bien que voilie par la pluie battante, elle corner^ait dans son esprit sa perspective^ car il faudrait Vailaquer contre des fusils, des mitrailleases, qui tireraient de toute sa profondeur…

de m6me, au moment ou, ayant traverse le quartier chinois, il atteint les grilles de la concession :

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Deux tirailleurs annamites et un sergent de la coloniale vinrent examiner ses papiers: il avait son passeport frangais. Pour tenter le poste, un marchand avail accrochS des petits pdtes aux pointes des barbelSs, (« Bon systems pour empoisonner un postey i^entiiellement », pensa Kyo.) &

A Tint^rieur dc la concession, il cherche Clap* pique. Celui-ci, nous Tavons dk]k dit, ne vit pas dans la r6alite mais dans Timaginaire. Cela est exprime entre autre9 par son aspect exterieur : De quelque fa^on qu'il fiXt habilU — il portait un smo­ king ce soir — le baron de Clappique w a it Vair (Uguisi.

Il le trouve occup6 k tracer, k Tintention de deux entralneuses, le dessin imaginaire de Tentr^e de Tchang Kal-Chek. Comment se congoit-il k Tint6rieur de ce tableau? JSt V0U9, que ferez-vous Id-dedans P P laintif} sanglotant: 一 Comment, chere amie9 vous ne le deuinez pa$ P Je serai astrologue de la court je mourrai en allant cueillir la lune dans un itangt un soir qiie je serai saoul 一 ce soir ? —

Nous reviendrons plus loin aux deux autres personnages qu^il nous reste k caract6riser : Gisors et Ferral. Ce qui d6finit la Condition humaine par rapport aux romans ant6rieurs, c’est tout d’abord l’absence de r^lement qui 6tait le plus important dans ceux-

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ci, la princip^ale caracteristique de Garine, Perken et mfeme Serodine :Ja maladie. Celle-ci existe, bien entendu, dans la Condition humaine^ mais uniquement dans la mesure ou Touvrage a aussi un aspect de chronique sociale : maladie des enfants du peuple, consequences du suicide rate d^ne femme qui a voulu mourir pour eviter d^pouser un vieillard riche, etc. Quant aux heros, militants revolutionnaiyes, ils peuvent 6tre massacres, tortures, ils nJen restent pas moins essentiellement sains ; ils vont mSme jusqu ’焱 definir, par leur existence, le sommet de la condition humaine et, par le sommet de la sante. S5il y a maladie, elle concerne non pas les individus, mais bien la collectivite r6volutionnaire qui est le veritable heros du roman et dont nous avons dejk dit le caract^re probl6matique. Quant h la psychologie de cette communaute, faute de pouvoir Tetudier pas k pas, nous Taborderons en deux occasions particuli^rement importantes : Tamour et la mort, les relations entre Kyo et May d^une part, et la torture, Texficution des revolutionnaires au moment de la victoire de Tchang Ka’i-Chek, d’autre part. Amour et mort sont, en effet, deux elements importants pour caracteriser les personnages romanesques en general et tout particulierement ceux de Malraux. Seulement dans la Condition

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humaine9 ils ont une nature et une fonction dif!6rentes de celles qu^ls avaient dans les precedents ouvrages. Nous avons dejk dit que, dans Tunivers de Malraux, les relations entre les hommes et les femmes refletaient toujours la relation globale entre les hommes et Tunivers. C’est pourquoi, dans Funivers de Perken et de Garine, on rencontrait seulement Terotisme et les relations de domi­ nation, alors que dans la Condition humainey roman de la communaut6 r6volutionnaire authentique, Tferotisme est, comme Tindividu, int6gr6 et depass6 dans une communaute authentique et supfecieure : celle de Tamour. Une phrase, mais une seule, annongait dans la Voie royale la possibility de cette relation qui sera au centre de la Condition humaine. Nous Tavons d6jk citfee : au moment ou Perken, apprenant sa mort imminente, se refugie dans une tentative 6rotique, k Tinstant ou il prend conscience de rirapossibilit6 de toute possession 6rotique durable, il comprendra aussi « quyon ne possede que ce qu'on aime »• Cette phrase, qui rCa pas de sens dans Vunwers de la Voie royale oil Vamour est inexistant, annonce la Condition humaine dans laquelle Malraux creera avec Kyo et May le premier couple amoureux de son ceuvre et Tune des plus belles et des plus pures

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histoires d*amour qui aient 6te decrites dans les oeuvres importances du xxe sifecle K Quant k Terotisme et k la domination, ils ne sont pas, bien entendu, absents de Touvrage, qui contient mfeme deux scenes justement celebres de cet ordre, mais ils concernent, non pas Kyo et May, heros du roman, mais precisement le personnage p6riph6rique de Ferral, qui ainsi que nous Tavons dejk dit, correspond par certains c6t6s k GarinePerken. D*autre part, nous retrouverons, dans un contexte sans doute plus humain, la mfime relation purement 6rotique avec les femmes chez Tchen, personnage qui correspond dans une grande mesure, lui aussi, nous le rappelons, k Garine. II y a cependant entre F6rotisme et la domina­ tion dans les romans pr6c6dents et ces mfemes rela­ tions dans la Condition humaine} une difference importante, essentielle pour la comprehension des personnages. Dans les romans anterieurs, 6rotisme et domination constituaient des valeurs precaires mais positives, alors quJils sont entierement modi­ fies et surtout devalorises par la presence mfrme de Tamour dans ce roman de la communautfe r6vo-1 1. £ ta n t donn6 rimportance particu]i^re de Tamour de Kyo et de May dans Tensemble de Toeuvre de Malraux, et la difficult^ de T6voquep par une analyse conceptuelle, nous al]〇ns laisser parler le texte luim&me en le citant longuement.

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lutionnaire qu*est la Condition humaine. Nous y reviendrons. Commengons cependant par Tamour de Kyo et de May qui est, dans la Condition hu­ maine, Thistoire d ^ n amour au xxe si^cle, epoque oil un pareil sentiment n ^ st plus accessible k n^mporte quel homme et k nJimporte quelle femme. CJest pourquoi il ne saurait 6tre une reussite que dans la mesure ou il est organiquement lie k Tac­ tion revolutionnaire des deux partenaires. Son histoire est celle d'un sentiment entierement nouveau qui entre en conflit avec les survivances, qui existent encore chez Tun et chez Tautre, d5un type de sentiments et d’6rotisme qu’ils ont en fait d6pass6. En d^utres termes, Kyo et May ne sont pas toujours k la hauteur de leur propre existence et la faiblesse qui survit en chacun d^ux ne sera d6finitivement surmontfie que grace k Taction et k la mort imminente qui les aident et les obligent h retrouver leur propre niveau. On connalt les faits : sachant que, dans leur union, chacun des deux a, h la fois, garde sa propre liberte et d6cide de respecter celle de Tautre^May, dans un instant de fatigue 一 et, en partie aussi, 6mue par la pitie et la solidarite qui la lient k un homme dont elle sait qu^il risque d^tre tue dans quelques heures — a couche avec un confrere qui la d6sirait, bien quJelle ne Faimat pas. Convaincue

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que cela n5a aucune importance pour sa relation avec Kyo, laijuelle serait par contre entachee par le moindye mensonge, elle le raconte a celui-ci, qui en eprouve une douleur intense et un vif sentiment de jalousie : Kyo souffrait de la douleur la plus humiliante : cells qu'on se miprise d'Sprouter. R6ellementt elle itait libre de coucher avec qui elle voulaiU D'oii venait done cette souffrance sur laquelle il ne se reoonnaissait aucun droitt et qui se reoonnaissait tant de dr oils sur lui ? 一 Kyo, je vais te dire quelque chose de singulier, et qui est vrai pourtant... fusqu’il y a cinq minutes , je croyais que ga te serait Sgal. Peut-etre pa m'arrangeaitil de le croire... II y a des appels, surtout quand on est si prhs de la mort (c*est de celle des autres que j'a i Vhabitudef Kyo...) qui n*ont r im d voir avec Vamour... Pourtanty la jalousie existaity d'autard plus troublante que le d&sir sexuel quelle inspirait reposait sur la tendresse. Les yeux fermSsy toujours appuyS sur aon coudef il essayait 一 triste m itier 一 d e c o m p re n d re.il n'entendait que la respiration oppressSe de M ay, et le grattement des pattes du petit chien. Sa blessure venaii d'abord (il y aurait, helasl des ensuite) de ce qu!il pretait a Vhomme qui venait de coucher avec M ay [je ne peux pourtant pas Vappeler son amantJ) du mepris pour elle. C*Stait un des anciens camarades de M ay, il le connaissail a peine. M ais il connaissait la misogynie fondamentale de presque tous les hommes. « U id ie qu'ayant couchS avec ellet parce quHl a couchS avec ellet il pent penser d'elle ; « cette petite poult », me donne envie de Vassommer. N e serait-on jamais jaloiix que de ce qu'on suppose que suppose Vautre? Triste hum anity.. » Pour

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Pour une sociologie du roman M ay la sexualitS rCengageait rien. II fallait que ce type le sut. Qu'ii couchat avec ellet soitt mais ne s'imagindl pas la posseder. « Je de^iens navrant... » Mats il n*y pouvait Hen, et la n'itait pas Vessentiel, d le sa^ait. L'essentiel^ ce qui le troublait jusqu'a Vangoisse, c’est qu'it Hait tout 4 coup separS (Telle, non par la haine 一 bien qu il y eut de la haine en lui 一 non par la jalousie (ou bien la jalousie itait-elle pricisiment cela ?); par un sentiment sans nomy aussi destruciewr que le temps ou la mort: il ne la retrouvait pas.

Et Kyo partira sans que la relation se soit retablie: M a y lui tendit ses Uvres, U esprit de K yo voulait Vembrasser; sa bouche non, — comme si ,indipendante , elle eut gardS rancune. I l Vembrassa enfin, mal. Elle le regarda avec tristesset les paupieres affaies&es; ses yeux pleins dyombres devenaient puissamment expressifst de8 que Vexpression venait des muscles, 11 partit.

Ce n^st qu5une fois seul dans la rue, ayantretrouv6 Taction, qu*il se rendra compte h quel point leur amour est profond : « Les hommes ne sont pas mes semblablesy ils sont ceux qui me regardent et qui me jugent; mes semblableSf ce sont ceux qui m'aiment et ne me regardent pasf qui m'aiment contre toutt qui rrCaiment contre la decheancet contre la bassesse、 contre la trahison, moi et non ce que j ’ai fait ou ferai, qui m ’aimeraient tant que je m ’aimerais moi-meme 一 jusqu’au suicide compris". Avec elle settle f a i en commun cel amour dSchiri ou non, comme d'autres ont,ensemble, des enfants malades et qui peuvent mourir... » Ce n'itait ceries pas le bonheurt c'itait quelque chose de prim itif qui 8faccordait aux Utiebree et (aisait

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monter en lui une chaleur qui finissait dana une Hreinte immobile, comme d*une joue contre une joue — la seule chose en lui qm fd t aussi forte que la mort. Sur les ioitSy il y avait dija des ombres d leur poste.

La crise ne sera surmontee qu5au moment de la defaite, k Tinstant ou Kyo part pour la stance du comite central; il sait, de m6me que May, qu^il sera probablement arrfite et execute. Au premier abord la tension semble cependant s^ccumuler : — Oil vas~tu ? 一 Avec toiy Kyo. 一 Pour quoi faire ? Elle ne r&pondit pas. 一 11 est plus facile de nous reconnattre ensemble que 8SparS$, dit-il. 一 M ais non9 pourquoi? S i tu ea signaUf c'est la mime chose… 一 T u ne serviras d rien. — A quoi 8ervirai-je9 icU pendant ce tem ps? Les homme8 ne savent pas ce que c*e8t que d'attendre.*. I l fit quelques pasf 8}arr^tm se retourna vers elle : 一 £coutet M a y : lorsque ta libertS a en feu, je Vai reconnue. Elle comprit d quoi il faisait allusion et eut p eur: elle Vavait oubliS. E n effet, it ajoutait, d'un ion plus sourd: 一 E t tu as m la prendre, 11 s'agit mairUenant de la mienne. •— M ais, Kyo, quel rapport ga a-t-il P 一 Reconnattre la liberty d'un autret c'est lui donner raison contre sa propre soufJrancet je sais d*exp6rience. . I l ae tut, de nouveau. Oui9 en ce moment, elle ^tait un autre. Quelque chose entre eux avait M changS*

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Pour une sociologie du roman — AlorSy reprit-ellet parce que fa i... enfin9 d cause de cela} nous ne pouvons plus meme Stre en danger ensemble P..» R6fUchist K y o : on dir ait presque que tu te tenges 一 N e plus le pouvoirt et le chercher quand c'esl inutile, ga fait deux. — M ais si tu m*en voulais tdlement que cela% tu n'avais qufd prendre une maitresse... E t puist non! pourquoi est-ce que je die cela, ce n*est pas vrai, je n*ai pas pris un amant / E t tu sais bien que tu peux coucher avec qui tu veux... 一 T u me suffist rSpondit-il amhrement. Son regard Itonna M a y : tous les sentiments $fy m ilaient E t 一 le plus troublant de tous 一 sur son visage, VinquUtante expression d1une volupti ignorie de lui~mSme. 一 E n ce momentt reprit-il, ce n'est pas de coucher que f a i envie. Je ne dis pas que tu aies to r i: je dis que je s>eux partir seul. L a liberti que tu me connais, c*est la tienne. L a libertS de faire ce qu'il te plait. L a liberiS riest pas un Schange9 c*est la libertS* — C'est un abandon... Silence. 一 Pourquoi des itres qui 89aiment aont-ils en face de la morty K yot si ce n*est pour la risquer ensemble ? Elle denna qu'il allait partir sans discnler9 et se placa devant la porte. — II ne fallait pas me donner cette UbertSf dit-elle, si elle doit nous sSparer maintenant, 一 T u ne Va$ pas demandie. T u me Valais d*abord reconnue.

« II ne fallait pas me croire », pensa-t-il. C^taii sraiy tt la lui avail toujours reconnue. Mais qu'elle discutdt en ce moment sur ces droits la siparait de lui da^antage. 一 I l y ade8 droits qu'on ne donnef dit-elle ambrement, que pour qu*il3 ne soient pas employes,

~ Ne lea aurai8-f6 reconnus que pour que tu puiwee

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t’y accrocher en ce moment, ce ne serait pas si mal… Cette seGontle les sSparait plus que la mort : paupierest bouchc^ tempeSy la plcme de toutes les tendresses esi visible sur le visage d'une morte, et ces pommettes hautes et ces longues paupieres n yappartenaient plus qu'a un mondc Stranger. Les blessures du plus profond amour suffisent d faire une assez belle haine. Reculait-elle, si pres de la morty an seuil de ce monde d'hostilitS qu'elle cUcouvrp.it? Elle d it: — Je ne m ’accroche a r im , Kyo, disons que f a i eu tort, ce que tu voudras, mais maintenant, en ce moment, tout de suitet je s^eux partir avec toi. Je te le demande. II se taisait, — S i tu ne m 'aim ais pasy reprU-elle^ te serait bien 会gal de me laisser partir avec toi... Alors ? Pourquoi nous faire souffrir ? « Comme si c'Stait le moment », ajouta-t-elle avec lassitude. — Nous parions ? demanda-t-elle. — Non. Trop loyale pour cacher son imtinct^ elle revenait a se$ dhir9 avec une opinidtretS de chai, qui souvent agagaii Kyo. Elle s'Hait Scartde de la porie, mats il s'aperguJt qu'il avail eu en^ie de passer seulemerd tant qu'H avatt i t i sur qu'il ne passerait pas. 一 M a yt allons-nous nous quitter par surprise ? — A i-je oomme une femme qu'on protege... Ils restaient Vun en face de Vautre, ne sachant plus que dire et ^acceptant pas le siiencet sachant tous deux que cet instanty Vun des plus graves de leur vief 6tait pourri par le temps qui passait : la place de K yo n'Stait pas ldt mats au C om itit et sous tout ce qu'il pensait Vimpatience Hait embuaquSe. Elle lui montra la porie du visage.

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Pour une sociologie du roman II la regards prit sa tSte entre ses deux mainst la serranl doucement sans Vembrasser, comme 8*il eUt pu mettre dans cette itreinte du visage ce qu'ont de tendresse et de violence miUes tous les gestes i^irils de Vamour. E nfin ses mains s'^carthrenU Lea deux portes se refermhrent. M a y continuait d icouter, comme si d ie eUt aitendu que se fermdt d son tour une troisihme porte qui n'existait pas, — la bouche ouverte et molle, saoule de chagrin, dicouvrant que, 8i elle lui avail fait signe de partir seul^ c'itait parce qufelle pensait faire ainsi le dernier^ le seul geete, qui put le decider d Vemmener.

Mais, seul dans la rue, Kyo sent de nouveau la force qui Tunit h May : La sSparation rCavail pas (UlwrS Kyo. A u contraire: M a y Mait plus forte dans cette rue dtserte 一 ayant accepts 一 qu*en face de lui, s'opposant d lui. II entra dans la ville chinoise9 non sans sfen aperceuoir9 mais aifec indifference. « A i-je vScu comme une femme qu'on proUge?,.. » De quel droit exer^aiUil sa pitoyable pro­ tection sur la femme qui avail accepts mime qu'il parttt P A u nom de quoi la quittait-il? £ tait-il sdr qu'il n*y eiU pas la, de vengeance ? Sans doute M ay itait-elle encore assise sur le lit, Scrasie par une peine qui se passait de psychologies. II revint sur ses pas en courant. L a pi^ce aux p hinix itait vide: son phre 8〇rliy M ay toujours dans la chambre. Avanl d^ouvrir il s'arrSta, icrasS par la fraternity de la mort9 dicouvrant combien, decant cette communion, la chair restait dirisoite malgrS son emportemenU II comprenait maintenant qu'accepter cTentrainer VStre qu'on aime dans la mort est peut-itre la forme totale de Vamourt celle qui ne peut pas Stre

d^p〇886e.

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II ouvrit. son manteau sur ses Spaules

Arrives au lieu de la reunion, May sera assommee, Kyo arrfete. Par la suite, au moment d^tre execute, il avalera le cyanure que portaient sur eux la plupart des chefs revolutionnaires en prevision de cette eventualite, se tuera pour echapper k la torture, et au moment de la mort, retrouvera entierement, sans reserves, a la fois May et tous ses autres camarades de com bat: K yo ferma les yeux (...) II a m it beaucoup vu mourir et, aidS par son iducalion faponaise, il avail toujours pensS qu’il est beau de mourir de sa mort,d’une mort qui ressemble d la 9\e. E t m o u r ir e s t p a s s iv ity , m a is s e tu e r e s t u n a c te . Des qu'on viendrait chercher le premier des leursj il se tucrait en pleine conscience. I l se souvint 一 le cceur arrelS 一 des disques de phonographe. Temps oil Vespoir conservait un sens f II ne reverrait pas M ay, et la seule douleur a laquelle il fu t vulnerable itait sa douleur a elle, comme si sa propre mort eut He une fauie: « Le remords de mourir », pensa-t-il avec une ironie crispSe. R ien de semblable d Vegard de son pere qui lui avail toujours donni Vimpression, non de faiblesse, mais de force, Depuis plus d'un a n , M a y Vavait delwrS de toute solitude, sinon de toute amertume. L a lancinante fuite dans la tendresse des corps nouis pour la premiere fois jaillissaity helasl des qu'il pensait d ellef dejd sSparS des ^im nts... « I l faut maintenant qu'elle m'oublie... » Le lui icrire, il ne Veut que meurtrie et attachie a lui davantage. « E t c'est lui dire d'en aimer un autre. » 0 pri­ son, lieu oil s'arrite le temps, — qui continue ailleurs...

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A cote de cette union totale de Kyo et May, dans laquelle on ne saurait en aucune fagon dissocier la relation privee de Tactivite rfevolutionnaire, k cdte de cette totalite realisee, Tautre relation entre homme et femme decrite dans le roman, celle entre Ferral et Valerie (il n5y a que quelques allusions aux relations erotiques de Tchen avec les prostituees), est naturellement devalorisee et degradee ; et il n^y a rien d^tonnant dans le fait que sa deva­ lorisation entrafne necessairement dans la Condition humaine un changement de nature. Il n'y a plus aucune domination, aucune predominance de rhomme. Valerie se revolte et, pour humilier Ferral, lui donne rendez-vous avec un canari dans le hall de Th6tel en mSme temps qu^ un autre personnage du m6me monde. Val6rie ne viendra pas et les deux hommes se trouveront nez k nez, ridicules, suivis de leurs boys qui apportent les cages avec les oiseaux. Pour se venger, Ferral remplira d’oiseaux la chambre de Valerie en Tabsence de celle-ci. La suite n’est pas indiqu6e ; elle n’a plus d’int6r6t d’ailleurs : la relation se perd dans le derisoire. Et pourtant, cette relation de domination erotique ctait dans les Conquerants et dans la Voie royale} sur le plan de la vie privee, la valeur par excellence qui permettait k Garine et k Perken de s’affirmer et de se sentir exister.

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A c6te de Tamour, la mort est un autre evenement c^nstitutif^ de l5existence des principaux personnages du roman. En evoquant Tinstant ou Kyo, avalant le cyanure, retrouve le plus intensement la presence de May, nous avons dej^ indique la signification et la fonction qu’a la mort pour les revolutionnaires de la Condition humaine, signi­ fication et fonction diflerentes et m6me opposees k celles qu’elle avait pour Garine et Perken dans les romans precedents. Dans les Conquerants et la Voie royale en efTet, la mort etait cette reality inevitable qui rendait precaires et provisoires toutes les valeurs intra-mondaines liees a Taction, qui les annihilait retroactwement et ramenait le heros k Tinforme et h la solitude absolue, alors quelle est au contraire dans la Condition humaine Tinstant qui realise enti^rement Tunit^ organique avec 1’action et la communaute avec les autres camarades. Dans les romans precedents, la mort rompait tous les liens entre Tindividu et la commu­ naute. Dans la Condition humaine elle assure le depassement definitif de la solitude. Parmi les personnages qui incarnent le groupe revolutionnaire proprement dit, deux morts nous sont decrites, celle de Katow et celle de Kyo. Nous avons dejk parle de cette derniere : Kyo mourra en retrouvant non seulement May, mais aussi Katow,

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ses camarades, et surtout le sens mgme de sa lutte et de son existence. C’est pourquoi sa mort n’est pas une fin car sa vie et son combat seront repris par tous ceux qui aprfes lui continueront Taction : 11 aurait combattu pour ce qui, de son tempst aurait 6U charge du sens le plus fort et du plus grand espoir; il mourait parmi ceux a^ec qui il aurait ^oulu vwre; il mourait, comme chacun de ces hommes couches, pour avoir donni un sens d sa vie. Qufedt ifalu une vie pour laquelle il n'eUi pas accept^ de m ourir? I l e s t fa c ile d e m o u r ir q u a n d o n n e m e u r t p a s se u l. M ori salurSe de ce chei>rotement fraiernelt assemblie de ^aincus, oil des multitudes reconnaitraient leurs martyrs^ Ugende sanglante dont se font les Ugendes dories! Comment d^jd regard^ par la morty ne pas entendre ce murmure de sacrifice hum ain qui lui criait que le cosur viril des hommes est un refuge d morts qui vaut bien Vesprit ?… N ont mourir pouvait itre un acte exalts, la suprime expression d'une vie d quoi cette mort ressemblait tant; et c'Mait ichapper d ces deux soldats qui 8*approchaient en hhitant. 11 Scrasa le poison entre ses dents comme il exit command^ entendit encore Katow Vinterroger avec angoisse et le toucher, et, au moment oil il voulait se raccrocher d lu it suffoquanty il sentit toutes ses forces le dipasser9 ScarteUes au-deld de lui^meme contre une toute-puissante compulsion ».

De mfime, la mort de Katow est le moment oil il rejoint le plus intens6ment la communaut6 r6volutionnaire. A c6t6 de lui, deux militants chinois sont 6tendus, terrifies par le sifflet de la locomotive dans laquelle Tchang Kai-Chek fait jeter vivants

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les prisonniers. Katow, dans un acte de fraternite supi^me;jSurpass^soncyanure.MaIheureusement, blesse k la main, Tun des Chinois le laisse tomber. Pendant quelques instants on peut croire que Tacte de Katow n5a eu aucune efBcacit6. Mais au-delk de la realite materielle, la fraternite est plus forte et presente que jamais. Ses deux camarades chi­ nois ne se sentent plus seuls : Leurs mains frolaient la sienne. E t tout d coup une des deux la prit, la serra, la consen>a. 一 Meme si nous ne trou^ons rieti... dit une des voix.

Mais le cyanure est retrouve, et ses deux cama­ rades echappent k la torture, Katow est conduit h la locomotive. C^st peut-6tre Tinstant le plus intense et le plus solennel du r6cit. II traverse la scene entour6 de la fraternity de tous les autres prisonniers, blesses, attaches au sol, et vou6s au mfime destin. ... le fanal prof eta Vombre mainienant trhs noire de Katow sur les grandes fenitres nocturnes; il marchait pesamment d'une jambe sur Vautre, arreie parses blessures ; lorsque son balancement se rapprochait du fanal, la silhoulte de sa tete se perdait au plafond. Toute VobscuriU de la salle 6tait vivantet et le suwait du regard pas d pas, Le silence Stait detenu tel que le sol risonnait chaque fois qu'il le touchait lourdement du pied; toutes les tetest battatit de haul en bast suivaient le rythme de sa marche, avec amour, avec efjroi, a^ec resignation, comme s i, malgrS les m ovem ents semblables9 chacun se fu i devoiU en suivant

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Pour une sociologie du roman ce dipart cahotant Tous resterent la tite levie : la porte se refermait. Un bruit de respirations profondes9 le mime que celui du sommeily commenga d monter du s o l: respirant par le nez, les mdchoires coll6es par I’angoisse, immobiles maintenanty tous ceux qui n'Uaient pas encore morts attendaient le sifflet.

On le v o it: le sujet de la Condition humaine n^st pas seulement la chronique des 6venements de Shangai; il est aussi, et en tout premier lieu, cette realisation extraordinaire de la communaute revolutionnaire dans la d^faite des militants et la survie de ceux-ci dans la lutte revolutionnaire qui se poursuit aprfes leur mort. Aussi est-ce par rapport k cette lutte que se situe le destin ulterieur des autres personnages. Deux d^ntre eux, Hemmelrich et Tchen seront r6cup6r6s par le combat. Le premier avait h6sit6 tout© sa vie entre ses devoirs envers sa femme et son enfant, victimes passives, incapables de se defendre dans un monde barbare et injuste, et ses aspirations revolutionnaires ; il sera liber6 par la repression qui, massacrant les siens, lui rend la liberte dont il n’avait cesse de rfever et lui permet de s^ngager entiferement dans Taction. Quant k Tchen qui, soutenu officieusement par le groupe des revolutionnaires, a essay6 par deux fois d^rganiser un attentat contre Tchang Kai-Chek,

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qui est dechiquete au cours de sa deuxieme tenta­ tive et qui s^uicide, ii se trouve entierement seul au moment ou il lance la bombe et ou il meurt, en prenant conscience que dans ce monde-ci « la mort m6me de Tchang Kai-Chek lui est devenue indifferente ». C5est, sur le plan immediat, la mort de Garine et de Perken, mais, k la fin du roman nous apprendrons que son disciple Pei, par lequel il esperait assurer la continuite de son action anarchiste, est parti pour la Russie et a rejoint les communistes. Ainsi Tacte mfeme de Tchen et la solitude totale dans laquelle il s5est trouve rejete au moment de la mort ont ete depasses et integres par Taction historique. Trois personnages quitteront Torbite de Taction : Gisors, pour qui la mort de Kyo a rompu tout lien avec la revolution, retourne au pantheisme passif de la culture chinoise traditionnelle ; Ferral se trouvera evince de Taction par un consortium de banquiers et d'administrateurs qui lui enleveront son oeuvre 1 ; Clappique, oblige de se mettre h Tabri de la repression qui le vise dans la mesure ou il a aide Kyo, se deguisera en marin et trouvera dans Je deguisement la veritable signification de sa vie. 1. Saint-Exup^ry le con9tatera anssi. Dans le monde tel qu^l est, !e« con([u^rant.s preparent la voie aux technocrates et sont 61iniin6s ei remplaces par eux.

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Restent les combattants, May, et, derrieye elle, Pei et Hemmelrich auxquels nous devons nous arreter quelque peu. Le recit nous dit simplement qu’ils ont tous trois rejoint l’U. R. S. S., d’ou ils continuent le combat, et qu’ils reviendront par la suite en Chine, la construction de TU. R. S. S., la realisation du plan quinquennal etant devenues « Tarme principale de la lutte des classes » pour Tinstant. CJest dire que la position conceptuelle de Malraux, au moment ou il ecrit le roman, n5est pas trotskyste mais au contraire assez proche des posi­ tions staliniennes. II n’en reste pas moins que les deux chapitres qui Texpriment, k savoir les vingt pages de la troisifeme partie qui se situent k Hangk6ou, ainsi que les six derniferes pages de Touvrage, sont beaucoup plus abstraites et schematiques que le reste du recit, et font figure jusqu^ un cer­ tain point de corps Stranger et surajout6 Si Tunite du roman n^n souffre pas, et si la Con­ dition humaine reste un roman puissamment cohe­ rent et unitaire, c’est avant tout parce que ces1 1. C'est I& un ph^nom^ne frequent dans l'histoire de la literature, qui r^sulte de 1'immixlion dans la creation ?maersonnage problematique non pas dans le sens « cjui pose

nisme et la construction de 1*U. H. S. S., se s^parant par cela meme de celui qui esp^rait voir son oeuvre poursuivie par lui*

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et arrive h nier, pour la premiepe fois dans 9es romans #3e la revolution, le caractere absolu, privilegie, et incontestable de celle-ci en ta n t que valeur premiere et fondamentale.

Ayant en effet, tout au long du liype, assigne h la discipline une valeur actuellement primordiale au nom de Tefficacite et de la victoire, ayant justifie h partir de cette conception le sacrifice de toutes les valeurs immediates de la communaute revolutionnaire authentique, Malraux en arrive par la bouche du communiste Garcia k constater que la lutte essentielle n^st plus celle qui se livre entre la revolution et la reaction, rhumanisme et la barbarie, ni m6me entre le nationalisme et le communisme ou le nationalisme et le prole­ tariat, mais bien la lutte entre les partis organises, et qu’il y en a au moins deux : le parti communiste et le parti fascist© qui ont tous deux pour enjeu la conquSte du monde : 一 ••• A u (Mbut de la guerre, les phalangisies sine备res mouraierU en criani: Vive I’Espagne l mais plus tard: Vivent les phalanges £tes-{>ous sur que, parmi vos asHateurs, le type du communiste qui au debut est mort en criant: Vive le proletariat! ou: Vwe le communisme! ne crie pas aufourd'hui, dans les memes cirConstances: Vive le Parti!... — Ils rtaaront plus guere d. crier, car Us sont d peu prds ious d I’hdpUal ou dans la ierre. C’est peut-etre indi-

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widueL Atteignies crierait sans doute: Vwe le P arti! d'autree autre chose... — Le mot parti trompe d’ailleurs. II est bien difficile de mettre sous la meme Etiquette des ensembles de gens unis par la nature de leur ^otet et les partis dont toutes les grosses racines s'accrochent aiix Elements profonds et irrationnels de Vhomme... L }dge des PaHis commence, mon bon ami... (...)

N fexag^rons pas notre victoire; cette bataille n'est nullement une bataille de la Marne. M ais enfiny c'est tout de mime une ^ictoire. I t y a^ait ici contre nous plus de chomeurs que de chemises noires} c}est pourquoi j'ai fait faire, comme ^otts le sa^ezy la propagande des huntparleurs. M ais enfin, les cadres etaient fascistcs. Nous pontons regarder ce patclin en agitant les sourcilsy mon bon amiy c'esl noire Valmy. P o u r la p rem iere i'ois, ic i, «

le s d e u x v r a is p a r tis s e s o n t r e n c o n tr e s ... »

Bien entendu, il ne faut ni surestimer ni sousestimer Timportance de ce passage ; VEspoir est fonde tout entier sur la difference de nature entre les « deux vrais partis », entre le fascisme barbare qui defend Tinteret de quelques privilegies et le communisme revolutionnaire qui lutte pour le triomphe de la dignite humaine et de la fraternite universelle. II n’en reste pas moins vrai qu’en mettant, tout au long du recit, l’accent sur le caractere primordial de la discipline par rapport k toutes les autres valeurs, Malraux en arrive h la fin de Touvrage, au moment ou, comme il le dit lui-mfime, ((la guerre entre dans une phase

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nouvelle », h entrevoir les consequences extremes de cette perfective. Nous dirions volontiers que le rapport entre le passage que nous venons de citer et Tensemble de VEspoir est analogue, bien qu’inverse, a celui que nous avons dejk rencontre entre la phrase isolee sur Tamour dans la Voie royale et runivers du roman qui ignore et exclut Texistence de celuici. Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agit ^elements qui ne font pas partie de Tunivers du roman mais qui se situent dans le prolongement des lignes de force de cet univers, k un niveau o\\ il se depasserait, une fois, dans le sens de la communaute humaine et de la liberte, Tautre fois. dans le sens de la discipline rigide et de la barbarie, Mais revenons k VEspoir. C5est, parmi les recits de Malraux, k la fois le plus volumineux et le plus diflicile a analyser k cause de la simplicite et de la pauvrete de structure de son univers, simplicite et pauvrete que, voulues ou non, Fecrivain Malraux a en tout cas dil ressentir puisque a la place d5un recit coherent, semblable a ceux qui constituaient ses ceuvres anterieures, il nous a donne un nombre important de scenes isolees et partielles dont il aurait pu continuer indefiniment la repetition. C*est pour cette mfiaie raison qu'il est tres dillicile

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de se rememorer les personnages du r6cit. Au fond, il n’y a pas de personnages individuels mais des groupes de personnages h. Tinterieur desquels les individus se ressemblent 焱 s’y meprendre. C’est dire que chacun d’entre eux n’est qu’une fraction d ^ n personnage collectif abstrait, les plus importants d’entre ceux-ci etant les anarchistes courageux et indisciplines; les catholiques, efficaces, disciplines mais handicapes par des scrupules de conscience ; et les communistes, consciemment disciplines et hautement efficaces dans la mesure oil ils repoussent au second plan toutes les considera­ tions susceptibles d^ntraver Tefficacite. A c6te de ces trois principaux archetypes, existent d’autres groupes moins importants : les artistes, les mercenaires, le peuple, etc. Or les trois types schematiques que nous venons d^ndiquer correspondent rigoureusement k Timage stereotypee que le parti communiste s^st efforce de donner de la revolution espagnole. Image qui, dans la mesure ou elle contenait une certaine verite, etait en tout cas extrgmement partielle. Quoi qu’il en soit cependant de cette validite, deux consequences dfecoulent pour Tunivers du recit de cette perspective : Tune, extrfimement importante, Tautre, plus peripherique. La premiere est que la dimension politique des

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conflits est eludee et qu5ils sont entierement trans­ poses sur le plin militaire alors que, dans la Condi­ tion humaine^ ils etaient au contraire vus dans toute leur complexite. Contentons-nous de relever l’opposition entre anarchistes (auxquels il faudrait aj outer le P.O.U.M. que Malraux mentionne k peine) et communistes. Dans la realite, il s5agissait bien entendu non seulement d’un problfeme de discipline mais aussi de deux conceptions de la strategic revolutionnaire, les mfirnes qui opposaient, dans la Condition humaine, le groupe de Shangai k la direction de Hang-keou. Fallait-il pousser la revolution en avant, distribuer les terres aux paysans, donner aux conseils ouvriers Tadministration des usines et, par cela m6me, grouper contre soi toutes les forces antisocialistes auxquelles on opposerait seulement l’union des forces revolutionnaires nationales et internationales, ou bien valait-il mieux se borner, en Chine, k la lutte contre rimperialisme etranger, en Espagne, k la lutte contre le fascisme, dans Tespoir de sauvegarderTalliance entre communistes et democrates bourgeois (nationalistes en Chine, republicains en Espagne), Talliance entre le proletariat et la bourgeoisie democratique ou nationaliste ? Sur ce point, Tantagonisme etait radical entre,

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d^urie part, la gauche non communiste et, d5autre part, la direction stalinienne. Quelle que soit cependant la position a laquelle on se rallie, il est evident qu’il s^agissait d^m probleme k la fois politique et militaire dont la gauche non communis te s’efforgait dc diffuser la connaissance, et dont la direction communiste tentait au contraire de cacher Taspect reel en le deplagant tout entier sur le plan de la discussion militaire, vis-a-vis des anarchistes, et sur le plan du sabotage et de la trahison, vis-avis des communistes oppositionnels. C5est en ce sens que la Condition humaine, qui mettait en lumiere ]es implications globales, politiques et militaires, de la divergence, etait par cela meme un livre trotskysant (bien que Malraux se ralliat plutot aux positions de la direction du parti communiste) alors que VEspoir^ qui en elimine presque entierement Taspect politique, en la plagant uniqueinent sur le plan de la discipline et de Torganisation, devient, par cela meme, un livre ecrit dans une perspective stalinienne. Aussi, bien que ce soit dans ce recit que Tonjtrouve, dans la bouche du communiste Garcia, la phrase devenue par la suite celebre selon laquelle ce q^un homme peut faire de mieux dans sa vie, c'est de transformer en conscience une experience aussi lar^e que possible », «

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les valeurs du livre lui sont-elles rigoureusement, opposees pulque, douze lignes plus haut, le meme Garcia nous dit que pour 1’intellectuel, ( ( … le chef politique est necessairement un imposteur, puisqu'il enseigne a resoudre les problemes de la \>ie en ne les posant pas ».

et que Touvrage est oriente tout entier vers la valo­ risation du commandement et du chef, la trame centrale etant constituee par la transformation en chef politique de Manuel, revolutionnaire enthousiaste et spontane l. Les quelques rares passages ou les problemes politiques sont evoques apparaissent d’ailleurs, aujourd’hui, pour le moins surprenants. II y a, il est vrai, celui ou Tintellectuel Alvear defend les valeurs humaines fondamentales contre les necessites de Taction. Mais Alvear est un personnage secondaire et en face de ce passage, nous rencontrons les attaques contre les intellectuels et les prises de position en faveur de Staline : Les intellectuels croient touiours un peu qiCurt parti, cc sont dcs homines unis autour (Tune idee. Un parti ressemble bicn plus a un caraclere a^issant qiCa line idee! 1. II e6t inlorcs6anl do rcmarqucr qu'a pen pr^s la mcmc epoquc, Sartre abordait ce mcme probl^me dans une perspective diain^trulement 〇 f>posee en ^crivant sa nouvelle : VKnfnrue d'un CUvf. Malyr^ I'opposiltoti “••、 “ .*, il 〇 8t iinpoitnul 山 . consluter que le probleme posuil u un certain uotnbrc d'intcllecluets.

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(...)

.

L e grand intellectuel est Vhomme de la nuance^ du degr^ de la qualiie, de la ^erite en soi, de la complexity. I I est par dSfinilion, par essence, a n tim a n iM e n . Or, les moyens de Vaction sont manicheens parce que to u te a c tio n e s t m a n ich e e n n e . A V4iat aigu des qu'elle touche les m asses; m ais meme si elle ne les louche pas. T out \>rai r^volutionnaire e6t u n manicheen-nS. E t tout politique. 一 Riflechis9ez d ceci, S c a li: dans tous les pays, 一 dans tous les partis 一 les inlellectuels ont le godt des dissid en ts: A dler contre Freud, Sorel contre M arx. Seulem entt en politique les dissidents, ce sont les exclus. L e gout des exclus dans Vintelligentsia est tres i>i{: par gSnirositS9 par gout de VingSniosite. Elle oublie quey pour u n parti, avoir raison ce n'est pas avoir une bonne raisony c'e&t avoir gagnS quelque cho$e. — Ceux qui pourraient tenterf hum ainem ent, et techniqmmenty la critique de la politique Hvolutionnaire, si vous ^oulezy ignorent la matiere de la revolution. Ceux qui ont Vexperience de la revolution n'ont n i le talent d'U nam unoni meme, souvenX, les moyens de s'expri-

mer." — S 'il y a trop de portraits de Stcdine en R u ssiey comme ils dlsent, ce n'est tout de meme pas parce que le m^chant Staline, tapi dans un coin du Krem lin^ a (UcidS qiCil en serait ainsi. Voyez, ici m im e d M adrid, la folie des insigneSy et D ieu salt si le gouvernement s' en fout l L'inU ressant serait (Vexpliquer pourqiioi les portraits sont la. Seulement pour parler d'am our aux am oureux, il fa u t avoir MS amoureuXy il ne fa u t pas avoir fa it une enquete sur Vamour. L a force d fun penseur n'est n i d a m son approbation n i dans sa protestation, mon bon am i, elle est dans son explication, Qu'urt intellectuel explique pourquoi et comment les choses sont a in si; et qu’il proteste

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ensuite, s yille croit nScessaire (ce ne sera plus la peine, d'ailleurs). L ’analyse est une grtmde force , Scali, J e ne crois pas a u x morales sans psychologies

Citons enfin un des rares passages qui effleure raspect politique du conflit entre anarchistes et communistes, et qui va extrfemement loin dans les consequences qu’il tire de la perspective dans laquelle est ecrit le recit. II s5agit d9une discussion entre le communiste Garcia et le revolutionnaire chretien Hernandez dans laquelle ce dernier expose les difflcultes qu5il eprouve dans ses relations avec les communistes bien qu?il soit, sur les points essentiels, politiquement ^accord avec eux. Comme il s’agit d’un chretien, ces scrupules sont en premier lieu d’ordre m oral: « L a semaine derniere, u n de mes.t. enfin … values camarades, anarchistes ou se disant tel, est accusS d'avoir barbotS la caisse. II etait innocent. II fa it appel a mon temoignage. Naturellementt je le defends. I I avail fa it la collectivisation obligatoire du tillage dont il etait responsable et ses hommes commengaient a etendre la oollectivisalion a u x villages voisins. J e suis d ’accord que ces mesures sont m atwaises , qu’u n paysan qui doit dormer d ix papiers pour avoir une faucille devient enrage. J e suis d 1accord que le programme des com m unistes sur cette question^ par contre, est bon, » J e su is en m auvais termes avec eux depuis que f a i tdm oigni... T a n i p is ; que voulez-vous, je ne laisserai pas iraiter de voleur un homme qui fa it appel a m on temoignage quand je le sais innocent.

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Pour une sociologie du roman » L es com m unistes (et ceux qui ientenl d*organiser quelque chose en ce m om ent) pensent que la puretS du cceur de voire am i ne VempSche pas (Tapporter une aide objective a Francot $*il aboutit d des rivoltes paysannes... » L es com m unistes veident fa ire quelque chose. Voiis et les anarchistes, pour des raisons diffSrentes, vous voulez e tre quelque chose.,. C'est le drame de touie rh o lu lio n comme celle-ci. L es mythes sur lesquels nous v w o m sont contradictoires: pacifism e et nSoessitS de dSfense, orga­ nisation et m ythes chrStiens, efp.caciti et justice et ainsi de suite. N o u s demons les ordonner, transformer noire A pocalypse en arm iet ou cre^er. C'est tout. »

A partir de ce que nous venons de dire, nous pourrions remplir des pages et des pages de citations qui reaffirment les thfemes fondamentaux du r6cit: courage, d6sorganisation et indiscipline des anarchistes ; sens de la responsabilit6, efficacite et dis­ cipline des communistes; difficultes morales des catholiques, qu*ils surmontent cependant sous Tinfluence des lemons tirees de la realite et du combat; danger de mfiler Taffectivitfe et la morale aux consi­ derations politiques et militaires ; affirmation r6petee que toute crise est, en dernifere instance, une crise de commandement; necessite de ^organisa­ tion et de la discipline ; existence d’une fraternit6 virile chez les combattants. Nous nous contenterons, bien entendu, de quelques exemples : A propos des anarchisies et des communistes :

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... P our la premiere fo ist P u ig , a u lieu d'Slre en face d*unc im itative desespirie, comme en 1934 一 comme ionjours — se se n ta tt en face d'une s>ictoire possible. M algrd ce q u 'il connaissait de B akounine (et sans doute etait-il le seul de tout ce groupe qui Veut entrelu) la revolution d ses ye u x avaii toujours ite tine Jacquerie. Face d tin monde sans espoir, il n'attendait de Vanarchie que des V o lte s exem plaires; tout probleme politique se H$oWait done pour lid par Vaudace et le caractere.

Lors d’une conversation avec Ximenez, Puig avait fait observer k celui-ci que Tattaque avait ete bonne : — Ouiy vos homines savenl se ballre, mais ils ne sa^ent pas combattre.

Ou encore, dans une conversation entre Manuel et Ramos : 一 J e viens de passer une demi-heiire a m'engueuler comme un con avec les copainsy dit R a m o s: il y en a plus de d ix qui m ile n t alter diner chez e u x ; et troie d M ad rid I — C'est Vepoque de la chasse^ ils confondent. Resultat de les nSgociations engueulatwes ? 一 Cinq restentj sept partent. S 'ils itaient communistes, tons resteraient...

Ou entre Hernandez et Garcia : 一 Qae pensez-voiis de ces barricades ? demanda Garcia^ Voeil en coin. 一 L a mSme choee que vous. M a is vous allez w f'r (...)

11 faudrait Uevcr la barricade de cinquante centimelree, moins serrer le^ tireurs, et en mettre aux fenetres^ en V. — D o. .m en . .tion ? grogna le M exicain dans un chahut de coup6 de fu sils assez proches.

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Comment ? T a documentation, M, tes papier s i 一 C apitaine H ernandczy commandant la sectwn du Zocodo^er. 一 AlorSj Ves pas de la C ,N ,T . A lors, elle ie re^arckt ma barricade. 一

On decouvre un traitre : (...) j*ai envoys trois copains lu i rigler son compte. - M a is m oi je V alais destitue, que voulez-vousy ei si la F .A .I . ne V a m it pas rem is la,.. 一 一

Garcia parlant k Magnin : — P our moi, m onsieur M agnin, la question est tout bonnemeni : une a c tio n p o p u la ire comme celle~ciy — ou une resolution — ou rneme une insurrection — ne mainiieni sa victoire que par une technique o p p o s e e a u x moyens qui la lui ont donnie. E t par/ois me me a u x sentiments. R^flechissez-yt en fonotion de voire propre experience. Car je doute que vous fondiez s>otre escadrille sur la seule fraternite. ) ) L*Apocalypse veut tout, tout dc su ite; la revolution obtient peu — lentemerit et durement. L e danger est que tout homme porte en soi-meme le dSsir d'urie apocalypse. E t qaet dans la lutte ce desir, passe un tem ps assez courty est une defaite certaine, pour une raison tres sim ple : par sa

n i pas d e fu tu r.

M em e quand elle pretend en a^oir u n (...) Notre mo^ deste fonction, monsieur M ag n in , c’est d ’organiser I’A pocalypse... » »

Et plus loin, dans la bouche d^nrique : 一 Les communistes sont disciplines. Ils obSissaient aux secretaires de cellule, ils oMisaent a u x dilegues m ilitaires; ce sont souvent les m 各mes. Beauooup de gens qui

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veulent lutter viennent chez nous par gout de Vorganisation serieuse. A utrefois, les notres etaient disciplines parce quails etaient communistes. M aintenant beaucoup deviennent com m unistes parce quails sont disciplines,..

Ou encore dans celle de Sembrano : 一

(… ) 一

(...)

Comment crois-tu quHls ont fait, en R u ssie ? .

I ls avaient des fusils. Quatre ans de discipline et de

/rorU.

t o com m a m ’stes , euar, 6 ta ie n t une d i s c i p h m "

A propos de Timportance du commandement Ximenez :



— D isculer de leurs faiblesses est tout d fa it inutile. A partir d u m oment oil les gens veulent se battref toute crise de Varmee esi une crise de commandement.

Heinrich : — D ans u n cos comme celui-cit la crise est to u jo u r a 1 une crise de commandement.

Manuel: 一 Ils ont foutu le camp parce qu'on ne les com m andait pas, A m n tj ils se battaient aussi bien que nous.

Les episodes dont la presence frequente constitue la principale beaute du livre sont ceux qui mettent Taccent sur le courage des combattants et la fratermte virile qui les lie les uns aux autres ainsi qu?au peuple. Quelles que soient les reserves 1. SoulignS par Malraux.

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que Ton puisse faire sur la valeur litteraire de Tensemble, il y a un certain nombre de scenes que Ton n’oublie probablement plus une fois qu,on les a lues ; telles celle de la descente des aviateurs blesses dans la montagne, l’attaque de l’Alcazar, Temotion du paysan k qui on a demande d^dentifier son village et qui, du haut de Tavion, ne le reconnait plus, etc. Le constater, c’est cependant constater du mSme coup que Malraux, qui est un tres grand ecrivain, a, delib^rement ou non, pallie l’impossibilit6 d’un r6cit dense et structure par cette serie de croquis, emouvants sans doute et merveilleusement ecrits, mais qui se succedent sans mfime constituer un veritable montage. Revenons cependant k quelques elements du r6cit qui nous paraissent particuliferement importants et caracteristiques. Le canevas du livre, assez vaguement dessine, et qui tend k se dissoudre dans la masse des epi­ sodes, est le double passage : a) de la revolution espagnole de l’anarchie k Torganisation, de Tapocalypse a la discipline, de la guerilla k Tarmee ; b) du personnage de Manuel, du revolutionnaire sentimental, plein d’amour et d’enthousiasme, au communiste conscient qui maxtme ses senti­ ments, et au chef militaire;

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ce passage: pour les forces revolutionnaires, entraine uri^ organisation de plus en plus stride et rigide, et, pour Manuel qui devient un des chefs de cette organisation, un eloignement progressif des hommes et un isolement de plus en plus grand. Prenons en effet Manuel k quatre instants du recit. Au cours d’une conversation avec Ximenez, celui-ci lui dit : — Bientdt , y 〇us aurez vous-m 呑me a former de feunes ofpciers. Ils veulent etre aimSs, Cela est naturel a Vhomme. E t rien de m ieuxy a condition de leur faire comprendre ceci : u n officier doit etre aim6 dans la nature de son comm andement — p lus juste, plus efficace, m eilleur 一 et non dans les particularites de sa personae. M o n enfant, me comprenez-vous si je vous dis qu'un officier ne doit jam ais

seduire? — 11 est toujours dangereux de vouloir itre aimk. (...) 11 y a plus de noblesse a etre un chef qiCd etre un individu (•••}: c’est plus difficile…

Au cours de la scfene oil, sortant du conseil de guerre qui a condamne h mort les fuyards, deux jeunes condamnes s^ccrochent h ses jambes : — On ne peut pas nous fusilier I criait Vun d'eux. N ous sommes des volontairesl F a u t leur d ire l 一

(… )

On peut pas I On peut pas l cria Vautre a son tour.

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Pour une sociologie du roman « J e ne suis pas le conseil de guerre », fa illit rSpondre M a n u e l; m ais il eui honte de ce disas^eu. « Que dirais-je? » pensait M anuel. L a defense de ces hommes ita it dans ce que nul ne saurait jam ais dire, dans ce visage ruisselantt bouche ou^erte, qui avail fa it comprendre a M anuel qu\il ita it en face de VSternel visage de celui qui paie. Ja m a is il n'avail ressenti d ce point q u 'il fallait ch o is ir e n tr e la v ic t o ir e e t la p i tie.

Plus tard, lorsqu’il raconte cette mfeme scfene k Ximenez : a J e sa m is ce qu’il fallait faire, et j’e Vai dit. Je su is risolu a servir m on parti, et ne me laisserai pas arreter par des reactions psychologiques. J e ne su is pas u n homme d remords. I l s'agit d'autre chose. (...) J e prends sur moi ces executions : elles ont Sti faites pour saucer les autres, les n o tr e s . Seulement, icoutez : il n'est pas u n des ichelons que f a i gra tis dans le sens d'une efficacitS plus grandef d 'u n commandement meilleur, qui ne m'Scarte davantage des hommes, J e su is chaque jour u n peu m oins hu m a in . »

Enfin, k Tinstant ou le livre s*achfeve : « Les derniers soubresauts de la bataille grondaient a u loin, Manuely ses lignes 6tabliest faisait le tour du tillage pour resquiller des cam ionsy son chien derriere lui. I l a m it adopts u n splendide chien-loupt ex-fascistey blessS quatre fois. P lu s il se sentait s6par6 des h o m m e s , p lus il aim ait lea a n im aux : taureaux, chevaux militaires^ chiens-loupst coqs de com bat »

La nature de cette Education de Manuel, des combattants revolutionnaires et du peuple espagnol par la realit6 du combat ressort clairement :

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tout ce qui est immediatement et spontanement humain doit i^re relegue et mSme aboli au nom d’un souci exclusif d’efficacit6. La thematique essentielle de VEspoir est formulee en quelques lignes par Garcia : ^ I l y a des guerres justes ( ...) — la noire en ce moment il n ’y a pas d ’arm ies jusies. E t qu’u n intellectuel, un hom m e dont la fonction est de penaer vienne dire, comme M ig u el : je vous quitte parce que vous n'etes pas justes9 je troupe ga immoral, m on bon a m i I II y a une politique de la justice, m ais il n y a pas de parti juste. » 一

Et sans doute a-t-il raison mais peut-Stre seulement en partie, car, entre la morale impuissante que Malraux semble toujours attribuer aux catholiques et aux anarchistes, et la subor­ dination des moyens k la fin qui a tou jours ete la doctrine des th^oriciens de l’fitat depuis Machiavel jusqu’i Staline, il existe une troisieme position qui voit dans la relation moyens-fin une totalite dans laquelle la fin agit sur les moyens et inversement. Mais il ne s’agit pas ici pour nous de discuter le bien-fonde de la perspective de Malraux, ce qui serait tout k fait deplace dans le cadre dfune etude de critique litteraire, mais seulement de montrer que la structure mfeme de cette perspective 61imine entierement une des dimensions importantes des realites que decrit Touvrage.

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Pour terminer cette analyse plus schematique encore — et cela ne veut pas peu dire, nous le reconnaissons volontiers — que celle des autres ecrits de Malraux, nous voudrions encore souligner deux caracteristiques du roman, lesquelles decoulent, selon nous, de cette mfeme structure. Premierement, comme dans tous les autres ouvrages de Malraux, la coherence entre la vision globale et la vie privee des personnages est rigoureuse. C^st pourquoi, Thomme etant reduit au combat discipline et k l’organisation militaire, il n5y a plus de place pour des relations erotiques ou amoureuses, de quelque nature quJelles soient, entre les hommes et les femmes. VEspoir est un livre de combat dans lequel on ne trouve plus ni amour, ni erotisme, ni famille, ou, plus exactement, dans lequel ces elements ne sont presents qu’en tant qu’obstacles aux valeurs du recit. cc L a

guerre rend chaste »,

dit une fois Manuel, et en dehors de Tepisode de la transmission d5une lettre h la femme du comman­ dant de TAlcazar, de celui de la milicienne apportant leur repas aux combattants, et d5une allusion au fils de Caballero, prisonnier des fascistes k Segovie et qui sera fusille, tous les passages

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concernant les femmes et la famille indiquent seulement qiie leur presence serait nuisible, voire fatale, aux combattants. Ainsi, particulierement caracteristique, le pas­ sage de la femme qui veut rester pres de son m ari: — T u crois qiCil fa u t partir ? 一 C >fe st une camarade allemande, dit Guernico a Garciat sans ripondre d la femme. — II dit qiie je dois partiry reprit celle-ci. I I dit qu 'il ne peut pas se battre bien si je su is la. 一 II a surement raison^ dit Garcia. 一 M a is moi je ne peux pas K>i\>re si je sais quHl se bat ici... si je ne sais meme pas ce qui se passe.,. « Toutes les merriesf pensa Garcia. S i ellq part, elle le supportera as>ec beaucoup ^a g ita tio n , m ais elle le support tera; et si elle reste^ il sera tue. »

— Pourquoi veiix~tu rester ? demanda am icalem ent Guernico. — Qa m 'est Sgal de m ourir.,. L e rrialheur c*est qu'il fa u t qiie je me nourrisse bien et qu'ici on ne pourra p lu s; fe su is enceinte…

Et plus tard, lorsque Garcia et Guernico se retrouvent seuls : 一 L e plufi difficile, reprit Guernico d m iw oix, c’eet cette question de la fem m e et des m fa n ts … E t plus has encore: — J*ai qitand meme une chance: ils ne sont pas Zd...

Ou encore, dans la bouche de Manuel, lorsque celui-ci raconte a Ximenez la sc各ne des fuyards :

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Pour une sociologie du roman « . . . J fai couchS la semaine derniere avec une femme que favais aimSe en m in t enfin... des armies; et f avals envie de m'en aller, Je ne regrette rien de tout cela; mais si je Vabandonnef ^est pour quelque chose. On ne peui cornr mander que pour ser^ir, sinon.*. »

En second lieu, il faut noter le fait que VEspoir decrit non pas la defaite de la revolution, mais bien la victoi»e k Tissue d^ne bataille et que, dans le contexte du recit, cette victoire suggere celle de la revolution espagnole. II peut, bien entendu, y avoir k cela une expli­ cation tres simple, k savoir que Malraux, qui a publie le roman en 1937, avant que la guerre ne i\it terminee, n*a pas voulu, par la suite, modifier quoi que ce fdt k un ouvrage dejk publie. Nous reconnaissons volontiers que c5est lk une hypothese fort plausible. Mais il se peut aussi, — et nous estimons utile de le mentionner 一 , que oe refus de tenir compte des evenements ulterieurs provxenne d^ne necessite interne de la structure du recit: Tunivers du liv^e etant centre sur Tobligation de sacrifier k la discipline, au nom de Tefficacite, toutes les autres valeurs, ce sacrifice risquerait en effet de paraitre injustifie et derisoife si, loin d^tre efficace, il aboutissait, non pas k la victoire, mais k la defaite, Cest peut-Stre la raison pour laquelle les der-

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niers trfes brefs paragraphes qui terminent le livre debouchent^Bur une vision de paix et mSme d^venir qui relegue la guerre dans le passe. Manuel, pendant le combat, avait en effet rompu avec la musique, les femmes et tout ce qui 6tait jouissance individuelle, il avait dit k Gartner qu’il 6tait separ6 de la musique et il s’apercevait que ce qu’il souhaitait le plus, en eet instant oi!i il 6tait seul dans cette rue dJune ville conquise, c^etait d'en entendre. Mais ce qu5il 6coute, ce n ^ st pas VInternationale ou tout autre chant de combat, ce sont les sym­ phonies de Beethoven et les Adieux: I l sentait la vie autour de lui, foisonnante de prSsagest comme s i , derriere ces nuages has qufi le canon n'ibranlait plus, Veussent attendu en silence quelques destins aveugles. Le chien-loup icoutaity allongi comme ceux des bas-reliefs. Un jour il y aurait la paix. E t M anuel deviendrait un autre homme, inconnu de lui-memet comme le combattant (Taujourd^iui avait ite inconnu de celui qui avait achetS unti petite bagnole pour faire du shi dans la Sierra. E t sans doute en Stait-il ainsi de chacun de ces hommea qui passaient dans la rue, qui tapaient d*un doigt sur les pianos d d e l ouvert leurs opinidtres romances^ qui avaient combattu hier sous les lourds capuchons pointus.,. (...)





On ne dicou^re qu'une fois la guerref mais on dicou^re plusieurs foie la vie. Ces mouvements musicaux qui se succidaimt, roulSs dans son passi, parlaient comme edl p u parler cette ville qui ja d ti w a it arriU les M aures9 et ce d el et ces champs

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Pour une sociologie du roman kernels; M anuel entendait pour la premiere {ois la voix de ce qui est plus grave que le sang des hommest plus inquUtant que leur presence sur la terrey 一 la poesibilitS infinie de leur destin; et il sentait en lui celte prisence melee au bruit des ruisseaux et au pas des prisonniers, permartenie et pro/onde comme le battement de son cceur.

Comme le Temps du Mepris, VEspoir est un livre qui approche de Tepique, mais qui ne nous parait pas non plus avoir reussi k Tatteindre, bien que pour des raisons essentiellement differentes et mSme opposees. Dans le Temps du Meprisy le. depassement de rindividu faisait probl^me, et mSme si on montrait que le problfeme etait soluble, le depassement realisable, la presence m^me de Tindividu et du depassement creait un univers pre-epique. Comme Tavait dit Malraux lui-m6me, le livre se terminait sur l’instant o i « un dieu venait de naitre », alors que Tepopee qui ne pose pas de problemes et ne connait pas d^ndividus separes de la communaute, suppose precisement la presence reelle, incontestee et non problematique des dieux. VEspoir apparait, inversement, comme un univers qu’on pourrait qualifier de post-epique dans la mesure ou l’individu, au lieu de se realiser dans la communaut6 et de constituer avec elle une unite organique, se trouve nie dans sa spontaneite et sa plenitude par la discipline et Torgani-

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sation. Au fond, Malraux est passe, avec ces deux recits donV Tunivei^ est centre sur la reconcilia­ tion entre Tindividu et la collectivite, du stade anterieur a cette reconciliation a celui ou il a fait de la technocratie politique et militaire le veri­ table sujet de Thlstoire. Pour le sociologue, le probleme que pose ce passage est cependant beaucoup moins celui de revolution personnelle de Malraux, que celui de savoir si ce n5etait pas la, a Tepoque ou ont ete ecrits les deux ouvrages, un processus plus general, line fois de plus il s'agit de rappeler que l’ecrivain ne developpe pas des idees abstraites, mais cree une realite imaginaire et que les possibilites de cette creation ne depen­ dent pas en premier lieu de ses intentions mais de la realite sociale au sein de laquelle il vit et des cadres mentaux cju’elle a contribue a elaborer. Aussi la premiere demarche qu?il faudra entreprendre pour repondre a la question posee sera sans doute celle de prospecter la litterature francaise entre les deux guerres pour voir dans quelle mesure on y trouvc des ecrits sulfisammcnt importants qui ont. reussi a decrire un uni vers centre sur la valeur (le la spontaneite revolutionnaire, ou tout au moins sur Tunite de rhomnie et de la commuuaute au lieu ie continue jusqu'a ce qu'au fond fraternel de la mort se melent mes questions et les siennes... Ic i$ icrire est le seul moyen de continuer a vivre.

Ces problemes, le narrateur les abordera h travers Fexperience de son pere. Le premier episode a pose le probleme theorique ; les deux suivants decrivent de maniere

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h peine transposee la situation historique, les forces en presence et l5experience qui a amene Malraux a se separer du mouvement revolutionnaire. Le premier concerne Topposition non conformiste, respectable, sympathique, mais qui s^st suicidee en laissant seulement un message ambigu et par cela meme inutilisable, et comme executeurs testamentaires les intellectuels et les hommes d iction qui doivent se debrouiller tout seuls avec cet heritage. Le second concerne le stalinisme. Rentre en Europe, le pere du narrateur, Victor Berger, a retrouve son propre pere lorsque, quelques jours plus tard, celui-ci se suicide. C^tait une personnalite essentiellement non conformiste. Maire de sa commune, il avait, devant Thostilite insurmontable du village de sa municipalite, abrite dans son propre domaine la synagogue et les cirques de passage. Catholique croyant, revoke contre certains relachements de Tfiglise, il avait d5abord proteste aupr^s de son cure, et, devant le refus de celui-ci : M aisf Monsieur Bergery convient-il a un simple pritre de discuter des decisions romaines ?

etait alle h Rome protester, formuler ses reserves. 11 avait fait le pelerinage a pied. President de di^erses osuvres, il avait obtenu sans peine I’audience pontificate.

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II s'etait trouve nvec une vin^taine de fuleles dans une des es du Vatican. II netait pas timide, mais' le pape pape etait chretien: tons s'etaient a^enouillesy le Saint-Pere etait passe, iLs (waient baise sa paniou/le et on ies upuit a 川g^U4is ( …) De n , tmtr, ses amis protestanls le cr itrent pret pour une conversion. On ne change pas de religion d mon age! Desormais retranche de VEglise mais non du Christ, il assinta chaque dimanche a la messe hors du bdtiment, debotU an milieu des orties, dam un coin quo (nit la ren­ contre du transept a^ec la nej, su im n t de mdrnoire I'ofpcey alientif a percevoiry a tracers les vitraux, le son grele de la sonnelte qui annonenit V Elevation.

Finalement, il s^st suicide, calmementj fermement, en acceptant son destin. Sa premiere conver­ sation avec son fils reprenait, a peine plus tendue, la priere dos chameliers tar tares du Temps du Alepris. 一 S i lu pouvais cholsir une viey laquellc clioisirais-tu ? — Ltt toi ? 11 a reflechi assez longtemps ety tout a eoup, il a dit a^>ec granite: 一 E h bietiy m a /or, quoi q u ^ l arrive, si je d ^ a is revivrey une autre je rCen voudrais pas une autre que celle de D ietrich Berger...

Conmie 】es oppositionnels par rapport ail parti, ii a laisse par rapport a Pfigiise un testament ambigu. J e crois ce qui s*est pass^ ires douloureux. Vous su^ez que le testament Hnit cachete. I m phrase: k M u volant^ jonneUt eal d'etre enterre reli^ieuseinenl « etait ecrite nut

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Pour une sociologie du roman une feuille librey pos^e sur la table de chevet oil se trouvait la strychnine; mais le texte avait ete d'abord: « M a volonte formelle est de n'itre pas enterre religieusemerit » II a barre la negation apres coupy de surcharges nombreuses... Sans doute n'amit-il plus la force de dechirer le papier et d'ecrire « noiweau.

Quant au jugement du narrateur sur le suicide, il est explicite : II m'est arrive d1entendre bien des betises au sujet du suicide... mais devant un homme qui s'est tue fer memento je rCai jamais vu un autre sentiment que le respect. Savoir si le suicide est un acte de courage on non ne se pose que decant ceux qui ne se sont pas tuis.

Comme nous Tavons dejk dit, le troisi^me epi­ sode pose k travers le recit de Taction de Vic­ tor Berger le probleme du communisme ofilciel; la transposition est k peine masquee. Orientaliste, professeur k Tuniversite de Constantinople, officier a l l e m a n d V i c t o r Berger est amene k agir en Turquie, en partie avec l^ccord des services secrets de Tambassade allemande, en partie de maniere independante et contre ces services. fitat plurinational, menace de dislocation, la Turquie est gouvernee par le sultan AbdulHamid. Celui-ci engage toute sa politique sur les 1. Le narrateur est alsacien, ce qui explique le fait que son pSro 8〇 it en 1914 ofBcier allemand.

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possibilites de developpement du panislamisme, qui lui serrfSle pou^oir constituer le seul contrepoids aux forces de dislocation. Hostile au sultan, Victor Berger trouve le contact avec Topposition des Jeunes-Turcs ; il voit en elle Tavenir de la Turquie et engage les services allemands k Tappuyer. II convainc ceux-ci et parvient k orga­ niser avec leur aide un service de propaganda dont il fera, comme jadis Garine, un remarquable instrument d*action. De la propagandey simple dicor, U Stait rSsolu a faire un moyen dyaction politique.

Une premiere revolution eclate. Abdul-Hamid est depose et remplace par Mohamed V, le pouvoir du Parlement acquis d6finitivement.

Les services allemands se refusent k aller plus loin et k appuyer plus longtemps Victor Berger qui reste lie aux Jeunes-Turcs. Le mouvement se developpe. Un jour, un envoye special de Biilow demandera k Victor Berger : 一 Quels sont les intention$f les," projets d’EnverPacha ? 一 Revenir au plus toty et prendre le pouvoir. 一 Bien que celui-ci ne soit pas sans faiblesse, je." 一 Nous le prendrons. — Uenvoys d ce a nous dressa Voreille.

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Victor Berger etait en effet passe entierement du c6te d*Enver et des Jeunes-Turcs. Par la suite, avec ou sans Tappui de son gouvernement (celui-ci, en effet, trouve parfois interessant de garder le contact avec les Jeunes-Turcs et meme de les appuyer), Victor Berger soutient EnverPacha qui prend le pouvoiret fait de la Turquie un fitat moderne possedant une armee bien organisee. Or Enver represente lui aussi une ideologie supranationale, le touranisme et, malgre les suspi­ cions de l^mbassade d'Allemagne, Victor Berger devient un des agents de propaganda de cette ideologie k travers TAsie. Un jour, cependant, roue de coups par un fou fanatique qui lui reproche de n’Stre pas Turc, il regagne sa maison, furieux, rompu et incxplicablement dilwrS d'un charme: tout d coup la ^riik ^tait la, abrupte: le Touran qui animait les nou^elles passions lurques, qui am it peui-itre sauvi Constantinoplet le Touran n'existait pas.

Si Taction d5Enver et la sienne propre avaient cu quelque efficacite, c^tait dans la rnesure ou elles correspondaient aux interets reels de certaines tribus et ou elles pouvaient s’appuyer sur ce qui, au bout du compte, s'etait aver6 dans un certain sens une force effective :le panislamisme d*AbdulHamid ;

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II sarnit desormais ce qu*on poumit atlendre de ccs gens. Ils se ^ftlraient ^olontiers pour Etwert gSniral miri" queur detenu le gendr^du calife. A condition qu'il les paydt bient et que le risque fiXt modSrS (conlre VAngleterre, ils y eussent regardi d deux fois). A n nom du Touran ? soit. V Isla m eut suffi. D'ailleurs, la on mon pere laissnit quelque tracef c'itait grace a cVanciens agents panielami^ ques d*Abdul-IIamid..,

Derriere le touranisme d’Enver, il y avail tout simplement les intents de turc. Une explication tentee sans espoir, par loyalisme, avec Enver, ne donne, bien entendu, aucun resultat. Cette discussion lui semblait vaine. Gravement nialade a Ghazni, il avail pris son parti d'une eireur qui avail tant engagS de lui-meme, mais avec le relour de la sarrte la haine venait : comme s'il eut 6U trompS, non par luimentCy mais par celte Asie Centrale menleuse^ idiote et qui se refusait d son propre destin — et par tons ceux dont il avait parla la foi. 一 J'aurais dd cfwoyer d'abord un musulman.,. dit Erwer.

Dans tout cela, la transposition de la situation contemporaine est cvidente : il faut, bien entendu, lire Russie pour Turquie, gouvernemerit tsaristc pour Abdul-Hamid, panslavisme pour panislamisme, r6volution de Fevrier appuyee par les puissances occidentales pour premiere revolution turque appuyee par rAllemagnc, communisme

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pour touranisme, et enfin probablement Staline pour Enver-Pacha l. A travers ces episodes, arrfetons-nous quelque peu k la figure de Victor Berger, intellectuel devenu homme d’action parce que c’est, selon lui, la seule faQ〇n d’engager et d’ordonner sa vie selon une idee (a son oncle, qui definit l'homme par ses secrets, il opposera la phrase breve et laconique : « l’homme est ce qu’il fait ))•) Le texte nous indique, dans la conversation ci-dessous inentionnee avec renvoye special de Biilow, les raisons pour lesquelles il s^st engage dans le touranisme: 一 Comment se fait-il, demandti-l-if, que vous sentiez d ce point... inUressS perso/mellement [>oiir le tonranisme ? PassionnSy si fose dire... (...) — II est peu factions que les re\>ea nourrissent an lieu de les pourrir, dit-il, ne souriant /ju’a demi. Et, souriant daifantage: « Que me proposeriez^ous de niieux ? »

Les trois premiers episodes de l’ouvrage ont permis a Malraux de definir sa nouvelle vision de l’homme et d’indiquer les raisons pour lesquelles il s*est separ6 h la fois du communisme officiel qui n^est en realite que Tideologie d*un Etat, et de l’opposition moralement respectable sans 1. Bien que la prise du pouvoir en 1917 ait ite effectuce sous la direction de L^nine 一 la transposition simplifie tout de meme un

peu.

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doute, mais jqui s5est elle-m6me suicidee. Deux pages partijfuliereme«t importantes decrivent le retour de Victor Berger k Marseille. II y decouvre la realite quotidienne, les gens vivant au jour le jour, les vitrines des magasins, les chases les plus simples, les ruest les chiens

mais il y decouvre aussi que lorsqu'on a ete engage dans Taction, on ne peut plus revenir en arriere. La phrase d,un anarchiste que les journaux venaient de publier lui trotte dans la t6te : L'indii>i(iu tiie n'a aitcune importance! Mais apres, il arrive une chose inattendue: tout est changey les choses les plus simplesy par exemple^ les chiens.,, *

Il se rappelle une grande deception de sa jeunesse pieuse : Ce soir conime ah”,s, il se sentait libre, — d'une liberIS poignante qui ne se distinguait pas de Vabandon.

Le quatrieme episode, le plus important de r 〇uvrage, est le colloque d'Altenburg dont le module est probablement pris dans les rencontres de Pontigny. Comme Pontigny, Altenburg est, en effet, un lieu bix se rencontrent les premiers penseurs d’Europe. La discussion k laquelle participe Victor Berger, aureole de son prestige d’homme d’actiori qui fascine encore longtemps les intellectuels alors qu^n realite il a precisement

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ccsse de l’Stre, s’engage apres le depart de la plupart des grands intellectuels, k 1’exception d,un seul : Molberg, anthropologue, africaniste, probablement une sorte de melange de Frobenius, de Spengler et de Malraux lui-mfime, dont le monde scientifique attend avec impatience le grand ouvrage synthetique de philosophic hegelienne de Thistoire. En realite Molberg a d6couvert lui aussi, comme le narrateur, la rupture cntre les idees et Thomnie eternel et h partir de ]h Timpossibilite de toute philosophic de ce genre. Aussi sous rinfluence de son experience africaine, a-t-il detruit ce qui etait deja ecrit de son ouvrage et accroche les feuilles aux basses branches (Varbres d'especes dwerses, entre le Sahara et Zanzibar.

Le colloque lui-meme est prepare par plusieurs episodes significatifs ; nous nous contenterons d^en mentionner deux : Le recit du dernier voyage que Walter 1 a fait avec Nietzsche devenu fou pour ramener celui-ci a BSle dans un wagon de troisieme classe. A la sortie d ^ n tunnel, Friedrich chantait un poeme inconnu de nous; et c'Hait son dernier poeme, V«'nise, je n'aime guere la muaigue de Friedrich. Elle 1. Onolc du tiiuratcui- et animateui* des colloques dc TAItenburg.

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est midiocve; mais ce chant etait.., eh bien, tnon Dieu: sublime.

En entendant ce chant, Walter avait eprouve que certaines oeuvres humaines etaient plus fortes que la mort, que la folie que Fabsurdite de la vie, qu’elles resistent au vertige qui nait de la contemplation de nos morts, du ciel 4toiU, de Vhistoire.”

Victor Berger serait enclin k lui donner raison mais dans sa conscience le chant de Nietzsche se mfele au visage de son grand-pere mort a Reichbach ; pour la premiere fois dans [e livre, le theme central, celui de la relation entre la creation et la vie apparait. Ce privilege dont parlait Walter, qu'il itait plus puis­ sant contre le del etoili que conlre la douleur! et peut-etre eut-il eu raison d'un visage d'homme mortysi ce visage n*eut eU un visage aimS„. Pour Walter^ Vhomme n'itait que le « miserable tas de secrets » fait pour nourrir ces osu^res qui entouraient jusqu'aux profondeurs de Vombre sa face immobile; pour mon peret tout le del itoiU itait emprisonni dans le sentiment qui avait (ait dire a un etre d^jd tout habiti par le desir de la mortt d la fin d'une ^ie sans eclat et souvent douloureuse: « Si je demis choisir une autre s^iey je choisirais la mienne.., »

Plus loin nous apprenons que Molberg modelait et ornait sa chambre d^xtraordinaires petits personnages en glaise qu^l appelait ses nionstres ; ils etaient tous

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Pour une sociologie du roman d’une tri8te8se saisissante, celle des monstres de Goya qui aemblent se souvenir d'avoir eU hommes... tela itaierit bSnifiqueSt tela autrea malefiques. 11 en en^oyait d ses amis.

Bien entendu ces monstres depourvus de sens qui ont la nostalgie d^ne humanite qu5ils ne peuvent plus atteindre, correspondent au message que maintenant, apres avoir dfetruit son ouvrage, Molberg peut encore transmettre. En decrivant le colloque, nous ne pouvons pas entrer dans le detail des opinions qui s^ffrontent et nous laisserons aussi de c6te Tironie de Malraux vis-i-vis d’un certain nombre d’intellectuels. La figure centrale est celle de Molberg qui, ayant abandonn6 son ouvrage qui devait donner une interpritation de Vhomme rigoureuse et puisaamment coh6rente}

d6veloppe maintenant la thfese spenglerienne des civilisations rigoureusement fermees l’une par rapport 红 l’autre, sous lesquelles il n’existe d’autre r6alit6 permanente que le paysan informe. Les cultures ne sont pour lui que des ensembles de formes significatives imposees k un materiel neutre et indifferent, 1’homme eternel n’est pas historique. 一 Vhomme fondamental est un my thet un Hve d'intellectuels relatif aux paysans: revez done un peu d Vouvrier fondamental! Vous \>oulez que pour le paysan le monde ne

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■eux qui n*ont rien appris n'ont rien ysant je sais ce que c*est; mais ce lamental / il n'existe pas un homme fondamental, augments selon les ipoques, de ce gu’il pense et croit: il y a Vhomme qui pense et croit, ou rien. Une cwilisation n*est pas un ornement, mais une structure. Tenezl Nous connaissons tous la passion de notre ami Walter: c^s deux gothiques et cette figure de proue 8〇nt, vous le sa^ezy du meme bois, Mais sous ces formes il n*y a pas le noyer fondamental, il y a des bilches*

Quant h Tidee d'histoire, c^est simplement la forme que notre culture a essay6 d^mposer h cette nature indifferente ; cependant, derrifere Thistoire il y a peut-Stre encore, dit Molberg. « quelque chose qui est d Vhistoire ce qu’elle est d la nation, d la involution. Peut-Stre notre conscience du temps, 一 fe ne dis pas •• notre concept, 一 qui est r^cente: , »

Le colloque est termine. La r6ponse qui s^en degage est, bien que plus ample et plus etoffee, la mSme que celle que Walter developpait en parlant de son voyage avec Nietzsche : il existe une r6alit6 humaine absurde, depourvue de forme, k laquelle les creations des intellectuels, les cultures imposent des significations temporaires, localisees sans doute, mais qui sont le seul espoir humain de donner un sens provisoire k la vie et de trompher de Tabsurde et du neant, Mais, en sortant de la salle, les mSmes reserves que lors de la conversation avec Walter sur le

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voyage de Nietzsche prendront forme dans la cons­ cience dc Victor Berger. II decouvre la realite qui les fonde et les justifie, la realite qu^vaient oubliee les participants du colloque: les Noyers de TAltenburg. En effet, entre la biiche, le bois comme matiere brute et la forme gothique creee par le statuaire, il y a Tarbre vivant qui se developpe et qui respire. Jl a^ait atteint les grands arbres: sapins dija pleins de nuity une goutle encore transparente a I'extrimite de chaque aiguiUe^ tilleuls tout bmissants de moineaux; les plus beaux etaient deux noyers: il se soimnt des statues de la biblioiheque. (...) Mon pere pensait aux deux saint8t a VAtlanlet le bois convulse de ces noyers^ au lieu de supporter le jardeau du monde, s’在panouissait dans une vie ilernelle en leurs feuilles w n ie s $ur le del et leurs noix presque murest en toule leur masse solennelle au-deasus du large anneau des jeunes pousses et des noix mortes de Vhwet\ « Les civili­ sations ou VanimaU comme les statues ou les buches.., » Entre les statues et les buches^ il y avait les arbres, et leur dessin obscur comme celui de la vie. Et VAilantey et la face de Saint-Marc ra^a^ee de ferveur got/nqi^e s'y perdaient comme la culture, comme resprit, comme knit ce que mon pere s^enait d'entendre 一 cnsevelis dans Vornbre de cette statue indulge/Ue que se sculptaienl a ellcs-memes les forces de la terret et que le soleil au ras des collines etendait sur Vangoisse des hotnmes jusqu'a Vhorizon. Jl y avaii quarante ans que l*Europe n'avait pas connu la guerre.

La guerre est, h c6t6 de Tabandon de Tid^ologie revolutionnaire, la deuxieme realite fondamentale

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autour d|u laquelle est organise Tunivers de Touvrage. 31 les episodes qu*il raconte se situent k la fois entre 1914 et 1940, c^st peut-6tre aussi pour montrer qu^l ne s^git pas de telle ou telle guerre particuli各re, mais de la guerre comme telle dans ses rapports avec les hommes et, au-delk de celle-ci de tout ce que les cultures creees par les intellectuels et les homines diction peuvent avoir d^ntihumain et de barbare. C^est en face de la guerre que les Noyers de VAltenburg prennent toute leur importance. Les intellectuels de TAltenburg, les Walter, les Molberg n^vaient vu qu5une dualite sitnplifi6e : d5une part, Fhomme eternel vivant au jourle jour, le pays an, le bois informe, indifferent et neutre, de Fautre c6te la creation des intellectuels, les oeuvres d’art, les cultures* En realite, loin d^tre indifferent et neutre, rhomme permanent, Thomme qui vit au jour le jour, le paysan de Molberg, etait vivant comme les noyers du pare d’AItenburg et s’il ne faisait pas Thistoire, il s^efforgait dans sa vie quotidienne de •vivre, de manger, de se v 紅 ir , d’aimer les autres hommes, d’avoir des enfants et d’Stre heureux. C’est dire qu’il n’6tait pas passif par rapport aux cultures, mais qu^l les departageait en separant ce qui en dies etait favorable h la poursuite de la

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vie et du bonheur, de ce qui etait nuisible et malsain, et que s5il ne resistait querarementdemani^re active k la barbarie, il n'agissait pas moins par sa permanence, sa patience millenaire qui finissaient toujours par user les institutions et les cul­ tures menagantes pour sa nature et ses aspirations. A partir de lk, nous n’avons plus besoin d’insister longuement sur les trois derniers episodes, particulierement importants, de Touvrage, mais dont la signification devient facile h saisir. Deux d’entre eux nous montrent ce que peuvent devenir les hommes d5action et les intellectuels createurs lorsque leur activite s’exerce en faveur de la guerre et h Tencontre de Thomme et de la vie. Victor Berger, attache au service de contreespionnage, assiste un jour k une scene ou le capitaine Wurtz essaie de se servir de l’amour d’un enfant pour sa mere, de ce quJil y a de plus intime de plus profond, de plus essential dans la vie, pour demasquer une femme qu’il soupgonne d’色tre une espionne, et lorsqu^l sent la repugnance de Victor Berger k Tendroit de ces procfedes, il lui objectera : « De tels actes} dont vous avez peurt sauvent la vie de milliers de nos soldats. »

Un peu plus tard, Victor Berger est detachfe avec le m6me capitaine Wurtz pour accompagner le pro-

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fesseur Hoffman, remarquable homme de science, qui a mis irn point ^yec precision et rigueur un nou­ veau gaz de combat extrfemement efficace, et qui doit organiser la premiere attaque experimentale contre les lignes russes ; devant la repulsion du capitaine Wurtz attache encore aux anciennes valeurs de courage militaire, Hoffman reprendra d^illeurs les anciennes reponses de Wurtz k Berger : — S i vous vous placez d'un point de uue 8upirieurt dit le professeur impiratif, les gaz constituent le moyen de combat le plus humain (...) Pour le capitainet ces deux hommes itaient des ennemis. Des hommes de parole et de chifjrest des « intellectuels » qui ^>oulaient detruire le courage. Ils le spoliaient. Son cou­ rage itait riel: pris par les Russesy condamne d mort, il avait refuse de dormer la moindre information bien qu’on lui proposdt cent mille roubles et la liberte en Russie — et sy6tait Cette jermetS, a ses yeiix, justifiait toutf lui donnait tous les droits, 11 balangait sa tele ronde au nez en trompettet comme importune par des mouclies absentes. — Ce sera un grand malheur, dit-il, si nous devons voir disparaitre de Vempire le vieux sens allemand de la guerre. Mon pere ^coutait, regardait Wurtz devenir moraliste (sans parler de Vautre moraliste). Comme on regarde un fou auquel on rcssemble un peu. Le capitaine avail dijendu contre lui Varrwee de Venfant au nom des soldats qu'il saum it; et le professeur reprenait Vargument. Allonsy cette chambre etait pleine de saints I

L9episode suivant c9est Tattaque elle-mSme qui, heureusement ou malheureusement, n’est pas faite

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seulement par les intellectuels, les techniciens, par Wurtz, Hoffman et Victor Berger, mais, sur leurs indications, par la masse des soldats, par ces hommes de la vie au jour que Malraux nous presente avec leurs conversations portant sur la vie quotidienne, k Taube, dans les tranchees en attendant Tattaque. Et lorsque enfin Fattaque se declenche, ce sera la merveilleuse description du sursaut humain, de la resistance contre la barbarie, de ces soldats qui, arrivant dans les tranchees ou se trouvaient des milliers de Russes gazes, oublient la guerre et toute realite immediate pour ressentir avant tout la solidarite avec le prochain, victime du destin barbare qui lui impose la civilisation. Negligeant Tordre qui leur a ete donne d^vancer, ils se chargent de leurs ennemis gazes, et, rebroussant chemin, se ruent sur les ambulances pour qu’on leur porte secours. Victor Berger, desempare d^bord, ne comprenant pas ce qui se passe, sera cependant, au fur et a mesure qu9il avance, saisi par le mouvement et finira comme les autres par se charger d5un Russe gaze et par revenir en arriere. Ce faisant il croise des camions pleins de soldats qui l’examinent avec stupefaction : ... Ils Vobservaient avec Vinquietude de ceux qui rencontrent le premier indigene d'un pays inconnu; ainsit

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bientotf regarderaient-ils le premier gazi, (...) M on pkre les^igardait, lui aussi, Vun apres Vautre: le b a rra g e d e la p it ie n e ^ fr a it p a s effica ce p lu sie u r s fo is. II n*y a q u ^ m o u r ir q u e T h o m m e n e s ^ a b i t u e p a s.

Cette troisifeme partie se termine par la conscience que prend Victor Berger, k Tinstant ou il croit qu5il est lui-mfeme gaze, d'une M dence fulgurante, aussi pSremptoire que ce sifflement tin u dans sa gorge: le sens de la vie Stait le bonkeurf et il s'etait occupy cretin! dyautre chose que d'etre heureux! Scrupules, dignity pitiSt pensie n'Staient qu'une monstrueuse imposture, que les appeaux (Tune puissance sinistre dont on devait entendre au dernier instant le rire insultant. Dans cette de^alade farouche sous le poing de la mort, il ne lui restait qu’une haine hagarde contre tout ce qui Vavait empSchi d'etre heureux. I l lui sembla entrevoir Vambulance; il tenta de courir encore plus vite; ses jambes tournerent a videt Vunwers chavira d'un coup, la foret bondit dans un d e l qui se trouva en mime temps sous ses pieds.

Le dernier episode nous ramene en 1940, au camp de Chartres. Le narrateur n5est tourmente que par un seul probleme : qu5est-ce que Thomme : . . . je ne pense qu'a ce qui tient contre la fascination du E tt de jour perdu en jour perdu9 m fobsede davantage le mystere qui n foppose pas, comme Vafjirmait Walter, mais relie par un chemin effac& la part informe de mes compagnons aux chants qui tiennent decant ViterniU du d e l nocturne, d la noblesse que les hommes ignorent en eux — d la part victorieuse du seul animal qui sache qu'il doit mourir* n ^ a n t.

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Et le livre se termine sur le recit de Tattaque h laquelle participe le narrateur et.pendant laquelle il se trouve enferme dans un char avec trois camarades : Bonneau, souteneur, qui vit en grande partie dans Timaginaire; Leonard, pompier au casino de Paris, qui, ayant couche une fois par hasard avec la danseuse-etoile, revit sans cesse ce grand bonheur de sa vie ; Pradfe, que la premiere guerre a empSche de s’instruire et qui pense k son ills, la seule part d'absolu de cette humilianle%morne et inquiitanle aventure qui s'appelle la vie,

son fils dont il espfere faire un homme instruit. Une camaraderie virile, intense et indefinissable 35etablit entre les quatre hommes. A un certain moment, ils ont Timpression d^tre tombfes dans une fosse ou ils sont h la merci du premier obus qui arrivera sur eux. Prade imagine d6jSt Favenir de son fils irr6mfediablement compromis! En fait, ils reussisaent k se degager : Ce n ’Mait pas pour cette fois-cL : La guerre n’est pas finie... peut-Stre redeifiendrons-nous vivanta demain.

Le lendemain, les combattants trouvent devant eux un village 6vacufe par les hommes dans la zone de combat. Les canards, les poules, les oeufs, les ustensiles de la vie quotidienne sont encore

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actualisant la presence permanente de ceux qui sont p a rtir^ t revie^dront bientfit : Demnt moiy sont deux arro$oirsy avec leurs pommes en champignon que faim ais quand fetais enfant; et il me semble soudain que Vhomme est ifenu des profondeurs du temps seulement pour inventer un arrosoir... N o u s et ceux d'en face, nous ne sommes p lus born qu'a nos mecaniqueSy d noire courage et a notre lachetS; m ais la vieille race des hom m es que nous avons chassie et qui n*a laiss6 ici que ses instruments^ son linge et ses initiales sur des serviettes^ elle me semble venue, A tracers les millenairest des t^nbbres rencontrSes cette n u itt 一 lentement, avarement chargee de toutes les Spaces qu'elle vient d'abandormer dewant nous , le$ brouettes et les herses, les charrues bibliques9 les niches^ et les cabanes d lapins, les fourneaux vides .:

Et Timage finale du livre est celle de « deux tyes vieux paysans », assis sur un banc, quails apergoivent soudain. Ce sont les paysans dont Molberg disait qu^ls constituent la masse sans forme, ceux qui vivent au jour le jour, et pourtant ici, en face de la barbarie mecanique de la guerre, ils pevfelent brusquement leur veritable signification : Alors, grand-pire, on se chauffe ? Cest elle qui rSpond: Qu’est-ce qu'on pourrait faire ? Voust vous ites jeunes; quand on est vieux, on a plus que d' Vusure... 一

Ce sont les mots mfimes qu^vait prononces le soldat au commencement du livre : « J" attends que

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ga s9use », et, brusquement, le narrateur comprend, dans cette lutte eternelle entre le risque de barbarie qu5implique la culture et la vie fondamentale, seculaire et patiente, la veritable fonction de cette derniere qui permet et assure chaque fois la survivance et la renaissance de 1’homnie : AccordSe au cosmos comma une p terre... Elle sour it pourlanty d'un lent sourire retardataire, r^flechi: par-dela un terrain de football aux buls solitaires^ par-dela les tourelies des chars brillanis de rosie comme les buissons qui les camouflentt elle semble regarder au loin la mort avec indulgence, et meme 一 6 clignement mysterieux, ombre aigue du coin des paupieres 一 avec ironies. Portes entrouverteSy lingey granges, marques des hornmeet aube biblique oil se boasculent les sieclest comme tout Veblouissant mystere du matin s approjondit en celui qui affleure sur ces levres usies! QyCavec un sourire obscur reparaisse le mystere de Vkomme^ et la resurrection de la terre rCest plus que d^cor frSmissant. Je sais maintenant ce que signifient les mythes antiques dcs Stres arrarMs aux morts. A peine si jc me soumens de la terreur; ce que je porte en moi, c'est la decouverte dyun secret simple et sacrS. A insif peut-etre, Dieu regarda le premier homme.,.

Nous arrfetons ici notre etude pour plusieurs raisons qui ne sont peut-fitre pas independantes les unes des autres. La premiere est que les Noyers de VAltenburg sont le dernier fecrit de Malraux qui pr6sente encore dans une ires grande mesure le caractfere d?un ou-

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vrage de fiction. Appes cela, on le sait, Malraux entrepjeiiJpa un^. ceuvre nouvelle, important© sans doute mais d5un caractere entietement diffe­ rent : ses 6tudes sur Tart dont une analyse plus pouss6e devrait etablir tout dJabord la nature pour determiner sJil sJagit effectivement d5etudes scientifiques ou plut6t d’essais dans lesquels l’analyse des ceuvres artistiques offre k Malraux Vocca­ sion de poser, sur le plan conceptuel, un certain nombre de problemes, et de suggeper un certain nombre de reponses. La deuxifeme est que, dans Touvrage suivant tout au moins, les Voix du Silence, toute id6e de valeur humaine universelle (aussi bien celle de la condition humaine en tant que virtualite (inspi­ ration rfevolutionnabe k la dignh6 et k la creation de Thistoire, que celle de Thomme eternel en tant qu^spiration au bonheur et resistance a la bar­ baric, Kyo, May, Katow, Kassner, Manuel, aussi bien que les prisonniers et les paysans des Noyers de l9Altenburg) a entiferement disparu. La troisieme enfin est qu*avec la seconde guerre mondiale s*acheve, non seulement la periode sur laquelle porte notre recherche actuelle et dont le present travail marque une preraifere etape, mais encore une pfiriode particuliferement importante dans Thistoire de FEurope industrielle et capita-

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liste : celle que nous appellerions volontiers la grande crise structurelle de TEurope et dont les deux guerres mondiales, le fascisme italien, la crise economique de 1929-1933 et le national8〇cialisme n^ont ete que les manifestations les plus importantes. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en effet, toute une aerie de changements qualitatifs sont intervenus dans la vie economique sociale et culturelle des societes industrielles occidentales, changements que, bien entendu, nous ne sommes pas en mesure d’analyser ici. Contentons-nous de mentionner les deux plus importants d^ntre eux : la decouverte de Tenergie nucleaire avec les consequences qu’elle a entrainees sur le plan de la strategic militaire et de la politique internationale et, plus importante encore probablement, la creation de mfecanismes de regulation Economique et d^ntervention 6tatique qui se sont averts sufiisamment efiicaces pour eviter jusqu^ujourd^ui toute crise serieuse de surproduction, et dont on peut admettre avec une certaine vraisemblance qu’ils feviteront, peut-fetre pour longtemps, peut-fitre a jamais, le retour cTune crise du type de celle de 1929-1933, fitudiee du point de vue ou nous nous situons, Thistoire du capitalisme occi­ dental semble se diviser en trois grandes periodes :

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a) Celle du capitalisme liberal et de son essor au cours (#e la seclude moitie du xixe siecle et pendant les premieres annees du xxe siecle, essor lie k la possibilite d'une expansion coloniale prolongee et continue. b) Celle de la grande crise structurelle du capi­ talisme occidental qui s^tend de 1912 a 1945 k peu pres, et qui tire son origine en premier lieu du ralentissement puis de Tarrfet des possibilites de penetration economique dans des pays nouveaux (auxquelles s^joutait, k partir de 1917, la disparition de deux marches sous-developpes particulierement importants : le marche russe, et, plus tard, k cause des guerres civiles permanentes, le marche chinois). c) L^venement, depuis la seconde guerre mon­ diale, d5une societe capitaliste avancee qui, grace k la creation de puissants mecanismes d^ntervention etatique et de regulation de Teconomie, peut se passer de Fexportation massive de capitaux et investir sur le marche interne. On constate a quel point, au-delk de son impor­ tance particuliere pour Toeuvre de Malraux ou pour Thistoire de ses idees philosophiques et politiques, la fin de la seconde guerre mondiale constitue un tournant primordial dans Thistoire de la societe occidentale dans son ensemble, et peut-

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fitre, ainsi que nous Tavons dejk dit, revolution ideologique de Malraux est-elle en grande partie Texpression de ce changement du monde dans lequel il vivait et k partir duquel il a ecrit ses CEuvres. Dans cette etude, nous avons essaye, dans la mesure du possible, d5eviter les jugements de valeur d^rdre esthetique ou politique et cela, tout en sachant bien, comme nous Tavons dejk dit ailleurs, que leur elimination totale est impossible et que le chercheur peut seulement essayer de reduire au maximum Tincidence de ces jugements sur son travail. Qu5on nous permette cependant de dire ici que les liens etroits que nous avons pu etablir entre revolution de Toeuvre de Malraux et Thistoire culturelle, sociale et politique de TEurope Occidentale depuis la fin de la premiere guerre mondiale, ainsi que la coherence interne de ses ecrits que nous nous sommes efforce de mettre en lumifere semblent sugg6rer que nous nous trouvons en presence d ^ n 6crivain particulierement representatif et que son evolution pose, dans le double sens de sa nature et des dangers quelle recfele, les probl&me8 principaux que souUvent les rapports entre la culture et la phase la plus recente de Thistoire des 8〇ci6t6s industrielles occidentales. Disparition des perspectives et des espoirs revolutionnaires, naissance d’un monde ou tous les

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actes impojtants sont reserves h une elite de sp6cialistes (fju'on peut appeler createurs ou technocrates selon qu9il s^git de la vie de Tesprit ou de la vie economique, sociale et politique), reduction de la masse des hommes k de purs objets de Taction de cette elite, sans aucune fonction reelle dans la creation culturelle et dans les decisions sociales, economiques et politiques, difficulte de poursuivre la creation imaginaire dans un monde ou elle ne peut pas prendre appui sur des valeurs humaines universelles, autant de problemes qui, manifestement, concernent aussi bien le dernier stade de Tceuvre de Malraux, que revolution recente de nos societes; ajoutons aussi, puisque au debut de cette etude nous avons rapproche la theorie des Elites creatrices du dermer Malraux de la position implicite de Heidegger qui se degage de « Sein und Zeit», qu'il y a, entre Touvrage de 1926 et ceux qui ont suivi la seconde guerre mondiale, entre le livre de Heidegger et les essais esthetiques de Malraux, uhe difference analogue h celle qui separe le capitalisme d’alors, qui 6tait un capitalisme en crise, ducapitalismereorganis6d’aujourd’hu i:lad isp arition de Timportance essentielle de Tangoisse. Ce ne sont lk, cependant, que des hypotheses qu5il faudra preciser et verifier ulterieurement. L’oeuvre de Malraux est-elle l’expression plus

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ou moins typique de la pensee et de Factivite d’un groupe social particulier? S’inscrit_elle dans une structure plus vaste comprenant d^utres oeuvres avec lesquelles on pourrait degager une relation structurale ? Si oui, quelle relation existet-il entre ces structures de la vie intellectuelle, qu*il nous reste encore k degager, et les structures de la vie economique, sociale, politique entre les deux guerres en France et en Europe Occidentale ? Quelles sont les relations entre revolution de Malraux et celle des autres intellectuels et ecrivains qui ont, eux aussi, h la mfime epoque, abandorine les valeurs revolutionnaires ? QuelJes sont les ceuvres plus ou moins importantes de la litterature frangaise entre les deux guerres, eorites dans une pers­ pective humaniste, qui alfirment l’existence de valeurs humaines universellcs ? Quelles sont les structures de leurs univers ? Nous nous sommes borne a 6num6rer ces probl^mes auxquels nous ne saurions pour l’instant apporter de reponse serieuse pour rappeler que la presente etude ne constitue qu’un premier palier, provisoire et surtout partiel, dans le cadre (Tune recherche beaucoup plus vaste sur la pensee, la litterature et la societe frangaises entre les deux guerres, recherche que nous essaierons d’entreprendre au cours des annees k venir.

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Cette dtude etait deja publiee lorsque nous nous somraes aptrgu que^ans Tfitre et le neant (p. 615638), Sartre de^eloppe contre Heidegger et contre Malraux [auquel il attribue seulement la position de VEspoir selon laquelle « la mort transforme la vie en destin ») une analyse trh proche de celle que nous aborts mise en lumiere en etudiant les Conquerants et la Voie royale. Sans doutey Vaction historique ne jouit-elle (Taucun privilege dans ce Iwre radicalement indwidualiste mais, pour Sartre, Vhomme se definit par le projet fondamental et les projets secondaires qui s’y insbrent, dans la perspective desquels la mort d \>enir n^est pas une possibilite du sujet mais9 au contraire} une donnee exterieure^ un empechement impr扣 u, inattenduy dont il doit tenir compte, en lui conser^ant son caractere specifique dyinattendu. Ces projets enle^ent ainsi toute importance decisive a la conscience de la mort jusqii au jour oil la mort meVitable detruit TetrosiCtivement la nr le cercueil qu^n transport©; sa reapparition, pur

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la promenade au milieu d5un monde dont elle a peur, car elle connait maintenant son caractere menagant, et par l’accident final. La troisieme partie enfin, pendant laquelle le narrateur arrive lentement k comprendre ce qui s5est passe et sa propre responsabilite, se termine par son suicide \ Pour la premiere fois chez Hobbe-Grillet, le suicide apparait. Quelle sera revolution ulterieure de Tecrivain? Le romantisme, l’affirmation que Tessence peut abandonner le monde et se situer dans Timaginaire 2, solution vers laquelle se sont orientes un certain nombre d’ecrivains importants d’aujourd’hui ? La tragedie dont il est proche dans VImmortelle^ Le retour au realisme contemplatif de ses premiers romans qui se contentait d’enregistrer implacablement la structure d’une societe reifiee ou enfin 8 une prise de position com­ bative explicitement huraaniste et critique? Un fait est certain ; avec VImmortelley Robbe-Grillet se trouve k un tournant. Contentons-nous de constater seulement un rapprochement avec un 6crivain tres different et dont les preoccupations semblent 1. En fait, le mot suicide est peut-etre tfop fort, car il ne cherche pas la mort, mais essaie de rejoindfe La'ile, qui est, nous dit RobboGrillet, 《 L ’Immortelle »• 2. Sinon 】e contemi, du moins le liUe du film, sembla aller dans ce sens. 3. Ce qui nous parait peu probable.

Noweau roman et rdalitd

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d5un tout autre ordre. Dans sa dernicre I^h Sequestres Altona, Jean-Paul Sartre, cn posnnt les problemes moraux et politiques qui depuia dnn annees dominent son theatre, aboutit lui auHni pour la premiere fois au suicide du heros l, Lh aussi, Tceuvre indique un tournant analogue, Ih aussi so pose, bien que differemment, le probl^me de revo­ lution ulterieure. Pour le sociologue et Thistorien, le fait que revo­ lution de la societe contemporaine ait amenc deux ecrivains aussi differents et mSme opposes h la .meme impasse ou, pour 6tre plus exact, h doux impasses aussi proches apparait au plus haut point significatif.

1. La mort de Hugo k la fin des M ains sales nVut pns un nui«*iiln mai9 lc r^sultat d*une prise de position morale incompatible iivoo la vie.

La methode structuraliste genetique eti histoire de la Litterature

L’analyse structuraliste-genetique en histoire dela litterature n5est qae Tapplication k oe domaine particulier d9une methode generale que nous pensons etre la seule valable en sciences humaines. C^st dire que nous considerons la creation culturelle comme un secteur sans doute privilegie, mais neanmoins de mSme nature que tous les autres secteurs du comportement humain et, comme tel, soumis aux memes lois et offrant a Tetude scientifique des difficultes sinon identiques, du moins analogues. Dans le present article, nous essayerons d^xposer quelques principes fondamentaux du structuralisme genetique applique aux sciences humaines cn general et k la critique litteraire en particulier, ainsi que quelques reflexions concernant Tanalogie et Fopposition entre les deux grandes ecoles complementaires de critique litteraire qui se rattachent h cette methode : le marxisme et la psychanalyse.

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Pour une sociologie du roman

Le structuralisme g6netique part de Thypoth^se que tout comportement humain est un essai de donner une rSponse significative k une situation particuliere et tend par cela m6me k creer un 6quilibre entre le sujet de Taction et Fob jet sur lequel elle porte, le monde ambiant. Cette tendance k Tequilibration garde cependant toujours un caracthre labile et provisoire, dans la mesure ou tout 6quilibre plus ou moins satisfaisant entre les struc­ tures mentales du sujet et le monde exterieur aboutit h une situation k Tint^rieur de laquelle le comportement des hommes transform© le monde et ou cette transformation rend Tancien 6quilibre insuf&sant et engendre une tendance k une Equili­ bration nouvelle qui sera i son tour ult6rieurement d6passee. Ainsi les r6alit6s humaines se pr6sentent-elles comme des processus k double face: destructuration de structurations [anciennes et structuration de totalites nouvelles aptes k cr6er des equilibres qui sauraient satisfaire aux nouvelles exigences des groupes sociaux qui les Slaborent. Dans cette perspective, lJ6tude scientifique de faits humains^ quails soient Sconomiques, sociaux, politiques ou culturels, implique Teffort de mettre en lumidre ces processus en d^gageant k la foia les 6quilibres qu*ils defont et ceux vers lesquels ils

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s’orientent. Ceci dit, il suffit de s’engager dans une recherche concrete pour se heurter a touteuneserie de problemes dont nous esquisserons ici quelquesuns des plus importants. En premier lieu, celui de savoir qui est en realite le sujet de la pensee et de Taction. Trois types de reponses sont possibles et elles entrainent des attitudes essentiellement differentes. On peut en effet, et c’est le cas des positions empiristes, rationalistes et r6cemment ph6nomenologiques, voir ce sujet dans Vindwidu; on peut aussi, et c5est le cas de certains types de pensee romantique, reduire Tindividu k un simple epiph6nom6ne et voir dans la collectinte le seul sujet reel et authentique ; on peut enfin, et c’est le cas de la pens6e dialectique, heg61ienne et surtout marxiste, admettre, avec le romantisme, la collectivite comme sujet r6el, sans cependant oublier que cette collectivite n’est rien d’autre qu’un r6seau complexe de relations interindividuelles et qu’il faut toujours preciser la structure de ce r6seau et la place particulifere qu5y occupent les individus qui apparaissent de maniere manifeste comme les sujets sinon derniers, du moins immediats du comportement etudie. Si nous laissons de c6te la position romantique, orientee vers le mysticisme, qui nie toute r6alite et toute autonomie de Tindividu, dans la mesure ou

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elle pense que celui-ci peutet doit s^identifierintggralement h Fensemble, la question peut se poser serieusement de savoir pourquoi rattacher Toeuvre en premier lieu au groupe social et non k Tindividu qui Fa ecrite, d^utant plus que si la perspective dialectique ne nie pas Timportance de ce dernier, les positions rationalistes, empiristes ou phenom6nologiques ne nient pas non plus la realite du milieu social, k condition d*y voir seulement un conditionnement exterieur, c'est-ii-dire une reality dont Taction sur Tindividu a un caractfere causall. La r6ponse est simple : lorsqu’elle s’efforce de saisir l’ceuvre dans ce qu’elle a de sp6cifiquement culturel (litteraire, philosophique, artistique), T6tude qui la rattache uniquement ou en premier lieu k son auteur peut, dans Tetat actuel des possibility d^tude empirique, rendre compte, dans le meilleur des easy de son unite interne et de la relation entre Tensemble et ses parties ; mais elle ne saurait, en aucun cas, etablir de mani^re positive une relation du mSme type entre cette oeuvre et Thomme qui Ta cr6ee. Sur ce plan, siTonprendrindividucom m ele sujet, la plus grande partie de Touvrage etudie demeure accidentelle et il est impossible de d6pas­ 1. Dans oette perspective, une etude sociologique peut, k la limite, contribuer k expliquer la gen^se de i^oauvre, mais ne saurait en aucune manidre aider k la comprendre.

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ser le niveau des reflexions plus ou moins intolligentes et ingenieuses. Car, nous Tavons dej^ clit ailleurs, la structures psychologique est une realite trop complexe pour qu’on puisse l’analyser k la lumifere de tel ou tel groupe de temoignages concernant un individu qui n*est plus en vie, ou un auteur que Ton ne connait pas directement, ou mSme en se fondant sur la connaissance intuitive ou empirique d’une personne h laquelle on est lie par des liens d^mitie plus ou moins etroits. En bref, aucune etude psychologique ne saurait rendre compte du fait que Racine a ecrit precisement Tensemble de ses drames et de ses tragedies et expliquer pourquoi il n^urait pu, en aucun cas, 6crire les pieces de Corneille ou celles de Moli^re l. Or, si curieux que cela puisse paraitre, lorsqu^l s’agit d’6tudier les grandes oeuvres de la culture, Fetude sociologique parvient plus facilement k degager des liens necessaires enles rattachant k 1. Cependant, s'il est impossible d^nserer dans la structure biographique le contenu et la forme, bref la structure proprement litteraire, philosopliique ou artistique des grandes ceuvres culturelles, une 6c〇lo psychologique de type s tructuraliste-g^netique, la psychanalyse, r^usBit, dans une certaine mesure, ^ d6gager a cCU de cette essence culturelle spicifique une structure et une signification individuelle de ces ceuvres, qu'elle pen9e pouvoir inserer dans le devenir biographique. Nous reviendrons bridvement k la fin de cet article sur les possihilit^s et les limites de cette insertion.

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des unites collectives dont la structuration est beaucoup plus facile k mettre en lumiere. Sans doute, ces unites ne sont-elles que des reseaux complexes de relations interindividuelles, mais la complexit6 de la psychologic des individus vient de ce que chacun d’entre eux appartient 6 un nombre plus ou moins important de groupes differents (familiaux, professionnels, nationaux relations amicales, classes sociales, etc.) et que chacun de ces groupes agit sur sa conscience, contribuant ainsi k engendrer une structure unique, complexe et relativement incoh^rente, alors qu^nversement, dhs que nous 6tudions un nombre suffisamment grand d^ndividus appartenant A un seul et meme groupe social^ raction des diffirents autres groupes sociaux auxquels appartient chacun d^ntre eux et les Elements psychologiques dus h cette appartenance s’annulent mutuellement, et nous nous trouvons devant une structure beaucoup plus simple et plus coh6rente 1. Dans cette perspective, les relations entre Pceuvre vraiment importante et le groupe social qui — par Tinterm^diaire du createur — se trouve Stre 1. La statistique empiriste connatt d*ailleurs des consequences analogues du mfime facteup: il est pratiquement impossible de pr^voir sans une grande marge d^rreur si Pierre, Jacques ou Jean se marieront, auront un accident de voiture ou d6c6deront dana Tann6e k venir, mais il n'estt par contre, pas difficile de pr^voir aveo une marge

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en derniere instance, le veritable sujei de la creation sont du meme orclre que les relations entre les elements de Toeuvre et son ensemble. Dans un cas comme dans Pautre, nous nous trouvons devant des relations entre les elements d5une structure comprehensive et la totalite de celle-ci, relations de type k la fois comprehensif et explicatif. C^st pourquoi, sJil n5est pas absolument absurde d5imaginer que si l^ndividu Racine avait regu une educa­ tion differente, ou vecu dans un autre milieu, il eut pu ecrire des pieces du type de celles de Cor­ neille ou de Moliere, il est, en revanche, absolumen t inconcevable d5imaginer la noblesse de robe da x v iie siecle elaborant une ideologic epicurienne ou radicalement optimiste. C5est dire que, dans la mesure ou la science est un effort pour degager des relations necessaires entre les phenomenes, les tentatives de mettre en rela­ tion les (Buvres culturelles avec les groupes sociaux en tant que sujets createurs's5averent — dans le niveau actuel de nos connaissances — beaucoup plus operatoires que tous les essais de considerer cVerreur trds reduite le nombre de mariages, accitlonts, deces, qui auront lieu en France dans telle ou telle scraaine dc ranneo. Ceci dit, et bien qu^l sJagissc de phenoraencs apparentes, il y a des differences considerables entre ccs provisions slalistiques, conccrnant une realit6 dont on n*a pas degage les structures, et une analyse structuraliste-g^netique.

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rindividu comme le veritable sujet de la crea­ tion. Cependant, une fois cette position acceptee, deux probl^mes surgissent. Le premier, celui de deter­ miner quel est Tordre de relations entre le groupe et Tceuvre, le second, celui de savoir quelles sont les ceuvres et quels sont les groupes entre lesquels peuvent s^etablir des relations de ce type. Sur le premier point, le structuralisme genetique (et plus precisement 1’oeuvre de Georg Lukdcs) represente un veritable tournant dans la sociologie de la litterature. Toutes les autres 6coles de socio­ logie lit teraire, ancienne ou contemporaine, essayent en effet d’etablir des relations entre les contenus des oeuvres litteraires et ceux de la conscience collective. Ce procede, qui peut parfois aboutir k certains resultats, dans la mesure ou de pareils transferts existent reellement, presente cependant deux inconvenients, majeurs : a) la reprise par Tecrivain des 6l6ments de contenu de la conscience collective, ou, tout simplement, de l’aspect empirique immediat de la realite sociale qui Tentoure, n’est presque jamais ni systematique ni generale et se trouve seulement en certains points de son oeuvre. C*est dire que dans la mesure ou l’6tude sociologique s’oriente,exclusivement ou principalement, vers la recherche de

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correspondances de contenuy elle laisse echapper Funite de Tceuvre, et cela veut dire son caract^re specifiquement litUraire. b) la reproduction de Taspect immediat de la realite sociale et de la conscience collective dans Toeuvre est, en general, d?autant plus fr^quente que l’ecrivain a moins de force creatrice et se contente de decrire ou de raconter sans la transposer son experience personnelle. C’est pourquoi la sociologie litteraire orientee vers le contenu a souvent un caractere anecdotique et s’avere surtout operatoire et eflicace lorsqu^lle etudie des cewres de niveau moyen ou des courants litUraires, mais perd progressivement tout interfit k mesure quelle approche les grandes crea­ tions. Sur ce point, le structuralisme genetique a represent6 un changement total ^orientation, son hypothfese fondamentale etantprecisem entquelecaractfere collectif de la creation litt6raire provient du fait que les structures de Tunivers de Tceuvre sont homologues aux structures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec elles, alors que sur le plan des contenus, c’est士 dire de la creation d^nivers imaginaires regis parces structures, recrivain a une liberte totale. I/utilisation de Taspect immediat de son experience indi-

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viduelle pour creer ces univervS imaginaires est sans doute frequente et possible mais nullement essentielle et sa mise en lumiere ne constitue qu5une tache utile mais secondaire de Tanalyse litteraire. En realite, la relation entre le groupe createur et Toeuvre se presente le plus souvent sur le modele su ivan t: le groupe constitue un processus de struc­ turation qui elabore dans la conscience desesmembres des tendances affectives, intellectuelles et pratiques, vers une reponse coherente aux problfemes que posent leurs relations avec la nature et leurs relations inter-humaines. Sauf exception, ces tendances restent cependant loin de la cohe­ rence effective, dans la mesure ou elles sont, comme nous Tavons deja dit plus haut, contrecarrees, dans la conscience des individus par l’appartenance de chacun d^ntre eux k de nombreux autres groupes sociaux. Aussi les categories rnentales n’existent-elles dans le groupe que sous forme de tendances plus ou moins avancees vers une coherence que nous avons appelee vision du monde, vision que le groupe ne cree done pas, mais dont il elabore (et il est seul k pouvoir les elaborer) les elements constitutifs et T^nergie qui permet de les reunir. Le grand eerivain est precisement Tindividu exceptionnel qui reussit k creer dans un certain domaine, celui de

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I*oeuvre litteraire (ou picturale, conceptuollo, musicale, etc.), un univers imaginaire, coherent ou presque rigoureusement coherent, dont la struc­ ture correspond k celle vers laquelle tend Tensemble du groupe ; quant k T oeuvre, elle est, entre autres, d^autant plus mediocre ou plus important© que sa structure s*eloigne ou se rapproche de la coh6rence rigoureuse. On voit la difference considerable qui separe la sociologie des contenus de la sociologie structuraliste. La premiere voit dans Toeuvre un refletdela conscience collective, la seconde y voit au contraire un des elements constitutifs les plus importants de celle-ci, celui qui permet aux membres du groupe de prendre conscience de ce qu5ils pensaient, sentaient et faisaient sans en savoir objectivement la signification. On comprend pourquoi la sociologie des ^contenus s’avfere plus efficace lorsqu’il s’agit d’oeuvres de niveau moyen alors qu’inversement la sociologie litt6raire structuraliste-genetique s5av6re plus opdratoire, quand il sJagit d^tudier les chefsd’oeuvre de la litterature mondiale. Encore faut-il soulever un probleme d’6pistemologie : si tous les groupes humains agissent sur la conscience, l’affectivitfi et le comportement de leurs merabres, il n*y a cependant que Taction de certains groupes particuliers et specifiques

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qui soit de nature k favoriser la creation culturelle. II est done particulierement important pour la recherche concrete de delimiter ces groupes afin de savoir dans quelle direction orienter les investiga­ tions. La nature meme des grandes oeuvres culturelles indique quelles doivent 6tre leurs caracteristiques. Ces oeuvres representent en effet, nous Favons d eji dit, Texpression de visions du monde, ^est-a-dire des tranches de realite imaginaire ou conceptuelle, structurees de telle maniere que, sans qu^l soit besom de completer essentiellement leur structure, on puisse les developper en univers globaux. C’est dire que cette structuration ne saurak 6tre rattachee qu*aux groupes dont la conscience tend ^ers une vision globale de Vhomme. Du point de vue de la recherche empirique, il est certain que, durant une tres longue periode, les classes sociales ont ete les seuls groupes de ce genre, encore que la question puisse 6tre posee de savoir si cette affirmation vaut aussi pour les societes non europeennes, pour Tantiquite greco-romaine et les periodes qui Tont precedee et peut-Stre meme pour certains secteurs de la societe contemporaine ; mais une fois de plus, nous tenons k le souligner, c*estlk un probleme de recherche empirique positive, et non pas de sympathies ou d’antipathies ideologiques

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telles qu'on en trouve a la base de trop nombreuses theories sociologiques. Quoi qu’il cn soit, l’affirmation de l’existence d’un lien entre les grandes oeuvres culturelles et eelle des groupes sociaux orientes vers une restruc­ turation globale delasocieteou verssa conservation elimine d^emblee tout essai de les relier a un certain nombre d’autres groupes sociaux, notamment a la nation, aux generations, aux provinces, et ci la famille, pour ne citer que les plus importantes. Non que ces groupes n^gissent pas sur la conscience de leurs membres et en l^ccurrence sur celle de Tecrivain, mais ils ne sauraient expliquer que cer­ tains elements peripheriques de Toeuvre et non pas sa structure essentielle Les donnees empiriques corroborent d'ailleurs cette affirmation. Uappartenance a la societe frangaise du x v n e siecle ne peut ni expliquer ni faire comprendre Toeuvre de Pascal, de Descartes et de Gassendi, ou celle de Racine, de Corneille et de Moli^re, dans la mesure in^me ou ces oeuvres expriment des visions differentes et meme opposees, bien que leurs auteurs appartiennent tous a la societe frangaise clu x v iie i. Les travaux sociologiques de oe genre sc siiuent sur le meme pltin que la du contenu qui, elle aussi, ne saurait rendre compte que de certains Elements sccondaires et peripheriques des wuvres.

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siecle. En revanche, cette appartenance commune peut rendre compte de certains elements formels communs aux trois penseurs et aux trois ecrivains. Apres ces considerations prealables, nous arrivons au problfeme le plus important de toute re­ cherche sociologique de type structuraliste-genetique : celui du decoupage de Tobjet. Lorsqu’il s’agit de sociologie de la vie economique, sociale ou politique, ce probleme est particuliferement difficile et absolument primordial; on ne peut en effet 6tudier les structures que si Ton a delimite de maniere plus ou moins rigoureuse Tensemble des donnees empiriques immfediates qui en font partie et, inversement, on ne saurait delimiter ces donnees empiriques que dans la mesure ou Ton possfede dejh une hypothfese plus ou moins elaboree sur la struc­ ture qui en fait Tunite. Du point de vue cle la logique formellc, le cercle peut paraitre insoluble ; en pratique, il se resout fort bien, comme tous les cercles de ce genre, par une serie d’approximations successives. On part de Thypothese qu5on peut reunir un certain nombre de faits en une unite structurclle, on tente d5etablir entre ces faits Ie maximum de relations compr^hensives et explicatives en essayant aussi d’y englober d’autres faits qui paraissent 6trangers a la structure qu’on est en train cle d6ga­

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ger ; on arrive ainsi a eliminer quelques-uns des faits dont on etait parti, a en adjoindre d^utres et a modifier Thypothese initiale ; on repete cette operation par approximations successives jusqu’au moment ou on arrive (c’est l’ideal plus ou moins atteint selon les cas) a une hypothese structurelle pouvant rendre compte d^n ensemble parfaitement coherent de faits Lorsqu’on etudie la creation culturelle, on se trouve, il est vrai, dans une situation privilegiee en ce qui concerne Thypothese de depart. II est en effet probable que les grandes oeuvres litteraires, artistiques ou philosophiques constituent des structures significatives coherentes, de sorte que 1. A titre d'excmpie, on pcut pnrlir de I'hvpothese de rexistcnoe d'une structure significative qui serait la dictature ; on arriverait ainsi a grouper un ensemble de pli6nomene8 commc, par exemple, les regimes poliliques dans Ic6qucls lc jjouvernement dispose de pouvoirs absolus ; mais si on essnyo de rendre comptc avec une seule hypothdse structurale de h\ gen^so de tous ces regimes, on s'apergoit bien vite que la dictature n'est pas uric structure significative et qu*il faut distinguct* des groupes dc dictaturcs qui ont des natures et des significations diUerentes ; alors que, pur cxcraplo, ics concepts de dictature revulutionnairc ou «*iu contraiir de ilictaturfi bonaparlistc p〇6t-revolutionnaire scmblcnt const it uer ties conct'pts operatoires.

De memc tout oesai d'interpretation unitaire des perits dc Pascal (et il y en a de nombreux) echouc dovant lc tait que ses deux oeuvres les plus importantee les Prowincialcs et les Pensees oxpriment des perspectives essontielloinenl differonl^ai. II faut, si Ton veut comprondrr. fou^iderer comnu* lrs i*Apr(i>fions de deux structures distinctcs bica que, par cei'luins cOtes, apparentees.

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le premier d6coupage de Tobjet se trouve pour ainsi dire pr^alablement donnd. Encore faut-il mettre en garde contre la tentation de se fier k cette sup­ position d*une manifere trop absolue. II arrive en eflet que Tceuvre contienne des 616ments h6t6rogfenes qu*il faudra pr6cis6ment distinguer de son unit6 essentielle. De plus, si Thypothfese de Tunitfi de 1’ceuvre a une grande vraisemblance pour les ouvrages vraiment importants pris isol6ment, cette vraisemblance diminue considerablement lorsqu'il s^agit de Tensemble des icrits (Tunseul etmemeicrivain. C'est pourquoi, il faut, dans la recherche concre­ te, partir de Tanalyse de chacune des (Buvres de celui-ci, en les 6tudiants dans Tordre chronologique de leur redaction dans la mesure oil on peut l’6tablir Cette 6tude permettra d^ffectuer des groupements provisoires d’6crits k partir desquelsils’agira de rechercher dans la vie intellectuelle, politique, sociale et 6conomique de Tepoque, des groupements sociaux structures, danslesquels onpourra int6grer, en tant qu^lfements partiels, les oeuvres etudiees en 6tablissant entre elles et l’ensemble des rela­ tions intelligibles et, dans les cas les plus favorables, des homologies. Le progrfes d*une recherche structuraliste-g6n6-

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tique consiste dans le fait de delimiter des groupes de donnees empiriques qui constituent des struc­ tures, des totalites relatives \ et dans celui de les inserer par la suite comme elements dans d^utres structures plus vastes mais de mSme nature, et ainsi de suite. Cette methode presente, entre autres, le double avantage de concevoir d’abord l’ensemble des faits humains de maniere unitaire et, ensuite, d^tre k la fois comprehensive et explicative, car la mise en lumiere d^ne structure significative constitue un processus de comprehension alors que son inser­ tion dans une structure plus vaste est, par rap­ port k elle, un processus ^explication. A titre d^xemple : mett?e en lumiere la structure tra- 1 1. Sur ce plan, surtout en sociolo^ie de la cultuve, il est bon d*employer un « garde-fou » exteme et quantitatif. S'il sfagit d'interpreter un ecrit, il va de soi qu'on peut avoir un certain nombre d'interpretations difl^rentes qui rendent compte de soixante k soixante*dix pour oent du texte. C'est pourquoi il nc faut pas consid^rer un tel r^sultat comme une confirmation scientifique. En ievanchct il est rate qu'on puisse trouver deux interpretations diflffeienles qui int^grent quatre-vingt a quat»e-vingt-dix pour cent du texte, et Thypoth^ae qui y parvient a toutes les chances d*etFe valable. Cette probability s'accrolt de beaucoup si on r^ussit k insurer la structure d^gagde dans l'analyse g^netique k rintdrieur d'une totality plus grande, si on r^u9sit & l'utiliser de maniere efTicace pour Fexplication d*autF〇s lextei auxqueU on n'avait pas pens6 et surtout si, comme cela a le cas dans notve 6tude sur la trag^die au xvn e sidcle, on riussit k mettre en lumiere et m^me k pr^dive un certain nombre de faits ignores par les sp^cialistes et les histoheas.

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gique des Pensees de Pascal et du theatre racinien est un procede de comprehension; les inserer dans le jansenisme extremiste en degageant la structure de celui-ci est un procede de compre­ hension par rapport a ce dernier, mais un procede ^explication par rapport aux ecrits de Pascal et de Racine ; inserer le jansenisme extremiste dans l’histoire globale du jansenisme, c’est expliquer le premier et comprendre le second. Inserer le jan­ senisme, en tant que mouvement d^xpression ideologique, dans Thistoire de la noblesse de robe du x v iie siecle, c’est expliquer le jansenisme et comprendre la noblesse de robe. Inserer Thistoire de la noblesse de robe dans Thistoire globale de la societe frangaise, c'est Texpliquer en comprenant cette derniere et ainsi de suite. Explication et comprehension ne sont done pas deux processus intellectuels differents mais un seul et mfeme processus rapporte a deux cadres de reference. Soulignons enfin que dans cette perspective — ou le passage de Tapparence h Tessence, du donne empirique partiel et abstrait a sa signification concrete et objective, se fait par Tinsertion dans des totalites relatives, structurees et significatives — chaque fait humain peut, et doit mfime, possederun certain nombre de significations conerfetes,

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diff6rentes suivant le nombre de structures dans lesquelles il peut Stre insere de mani^re positive et operatoire. Ainsi, par exemple, si le jansenisme doit Stre insere, k travers les mediations dejk indiquees, dans la societe frangaise du x v n e siecle ou il represente un courant ideologique retrograde et reactionnaire qui s’opposait aux forces historiques progressistes incarn6es avant tout par la bourgeoisie et la monarchic et, sur le plan ideolo­ gique, par le rationalisme cartesien, il est tout aussi legitime et necessaire de Finserer dans la structure globale de la societe occidentale telle qu’elle s’est developpee jusqu’k nos jours ,pers­ pective dans laquelle il devient progressiste dans la mesure ou il constitue un des premiers pas dans le sens du depassement du rationalisme cartesien vers la pensee dialectique ; et, bien entendu, ces deux significations ne sont ni exclusives ni contradictoires. Dans ce mfime ordre d’id6es,nous voudrions nous arrfiter, pour terminer, k deux problemes particuliferement importants dans Tetat actuel de la critique litteraire : a) celui de l’insertion des ceuvres litteraires dans deux totalites reelles et complementaires, qui peuvent fournir des elements de comprehension

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et dfexplication, k savoir, Tindividu et le groupe et b) k partir de la, celui de la fonction de la creation culturelle dans la vie des hommes. Sur le premier point nous avons aujourd^ui deux 6coIes scientifiques de type structuralist© gen6tique qui correspondent aux essais d^inserer les oeuvres dans les structures collectives et dans la biographie individuelle : le marxism© et la psychanalyse. Passant outre aux difficult6s dejk signal6es de degager des structures individuelles, commenQons par consid^rer ces deux 6coles sur le plan m6thodologique. L ’uire et l’autre se proposent de comprendre et d5expliquer les faits humains par Tinsertion dans les totalit6s structures respectivement de la vie collective et de la biographie individuelle. Elies constituent ainsi des m6thodes apparent^es et compl6mentaires et les r^sultats de chacune Centre elles devraient, en apparence tout au moins, penforcer et completer ceux de Fautre. Malheupeusement, en tant que structuralisme g6n6tique, la psychanalyse, tout au moins telle que Freud Fa 6labor6e \ n^st pas suffisarament consequente et se trouve beaucoup trop entach6e 1. Nous connaissons trop peu ses d^veloppements uli6rieun pour nous permettre d'en parler.

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du scientisme qui dominait la vie universitaire de la fin du x ix e siecle et du debut du x x e. Cela se manifeste notamment sur deux points capitaux. Premierement, dans les explications freudiennes, la dimension temporelle de ravenir manque completement et de maniere radicale. Subissant en cela rinfluence du scientisme deterministe de son temps, Freud neglige entierement les forces positives d5equilibration qui agissent dans toute structure humaine, individuelle ou collective; expliquer, c5est pour lui revenir aux experiences de Tenfance, aux forces instinctives refoulees ou opprimees, alors qu^l neglige entierement la fonction positive que pourraient avoir la conscience et la relation avec la realite x. Deuxifemement, l’individu est, pour Freud, un sujet absolu pour lequel les autres hommes ne peuvent fetre que des objets de satisfaction ou de 1. On gerait sans doute tente d*expliquer cette caracteristique de l'ojuvre de Freud par le fait qu*il 6tait m6decin et a etudie surtout des malades, c'est-a-dire des etres chez les quels les forces du pass^ et les bio cages prldoxninent sur les forces positives orientees vers TEquili­ bration et Tavenir. Malheureusement, la critique que nous venonB de formukr vaut auasi pour las etudes philosophiques et sociologiquo* de Freud. Le mot « avenir » se trouve dans le titre d'un seul de sos 6cri(n