Recueil de textes sur l'Adoration [Tome 1]

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RECUEIL de textes du père Marie-Dominique Philippe

I SUR L’ADORATION

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Avant-propos Pour répondre au désir de diverses personnes venues refaire leurs forces à l’hôtellerie de SaintJodard, nous avons réuni ici des textes du père Marie-Dominique Philippe sur l’adoration. Une première partie contient des extraits, simples et parfois très brefs, qui peuvent introduire à l’adoration des personnes qui ne liraient pas volontiers des textes plus longs. Une deuxième partie contient des textes plus longs (homélies ou extraits de conférences). Une troisième partie, plus courte, cite des textes sur le « je suis » de la personne humaine et le « je suis » du chrétien, uni au « JE SUIS » du Christ. Ce cahier sera suivi d’un autre qui contiendra des cours entiers, ou conférences, sur l’adoration religieuse et l’adoration chrétienne. Parce que l’adoration, loin d’être un terme, est l’attitude fondamentale qui conduit à la contemplation, nous avons mis dans ce recueil quelques textes qui indiquent ce « passage » de l’adoration à la contemplation. Il faudrait faire ensuite un autre recueil sur oraison et contemplation… Ces recueils ne sont pas destinés à être publiés, en tout cas pas pour le moment. Nous vous demandons de ne rien photocopier. D’autre part, toutes les remarques que les lecteurs voudront bien nous faire seront les bienvenues. Merci d’avance. fr. Marie-Philippe, hôtelier à Saint-Jodard été 2000

P.S. Juillet 2003 Certains ont pu (ou pourront) être surpris par des expressions comme celle qui se trouve à la p. 15 : « l’adoration du Fils bien-aimé ». L’auteur n’a certes pas voulu dire qu’il y a adoration au sein de la Très Sainte Trinité ! Mais parce que le Christ a assumé une nature humaine parfaite, il a vécu dans son cœur d’homme une adoration éminente. Elle reste pour nous un secret puisque la nature humaine de Jésus subsiste dans le Verbe de Dieu ; mais si on disait que, parce qu’il est le Verbe, le Fils bien-aimé, le Christ n’a pas adoré, on diminuerait le mystère de l’Incarnation en ce sens que la nature humaine assumée n’aurait pas été parfaite. Ce sujet sera traité dans le recueil suivant (II).

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I EXTRAITS Sur l’adoration religieuse L’Etre premier [que mon intelligence a découvert], je ne sais pas ce qu’il est, je n’ai pas l’expérience de l’amour de cet Etre qui existe nécessairement et qui est l’Amour premier, la Bonté première. (…) Je n’ai l’expérience que du devenir, de la réalité limitée. Mais je suis obligé de poser cette Réalité, et pour mon intelligence c’est quelque chose de très grand : découvrir que je ne suis pas orphelin, qu’il y a un Créateur de ce qu’il y a de plus précieux en moi : mon âme spirituelle. Et ce Créateur, quand il crée mon âme spirituelle, est toujours le même. En lui cet acte créateur est éternel, et je le rejoins « maintenant ». Et en le rejoignant maintenant, je comprends qu’il y a quelque chose de nouveau en moi qui s’éclaire : je suis tout entier relatif à cet Acte créateur qui crée mon âme, et parce que je suis tout entier relatif à lui je sais que je dois l’adorer. A ce moment-là j’ai une nouvelle expérience : celle de me mobiliser tout entier vis-à-vis de Celui qui est mon Créateur. (…) Je découvre mon incapacité de le contempler par moi-même ; mais le peu de connaissance que j’ai de lui me donne plus de joie que toutes les autres connaissances. TJo 6.03.98

Nous sommes créés à l’intérieur même de la contemplation de Dieu — et cela, c’est actuel. (…) Je veux répondre à cet amour, et j’y réponds par un acte d’offrande de tout ce que je suis. Tout m’a été donné gratuitement. Mon âme a été créée à partir de rien — donc à partir de Dieu, si j’ose dire. Je m’offre, et dans cette offrande qui saisit tout mon être, j’adore mon Dieu. L’acte d’adoration est la réponse à cet amour gratuit qui m’enveloppe et me porte. (…) Dans mon acte d’adoration, je rejoins — autant que je le peux — l’acte créateur de Dieu, où je sais que mon être, en ce qu’il a de plus lui-même et de plus fondamental, vient de Dieu et dépend totalement de Dieu : ce n’est pas moi qui me suis donné mon être. (…) L’acte premier d’amour de Dieu (qui me crée) appelle un autre acte d’amour. L’adoration est un acte d’amour de moi-même comme créature à l’égard de Dieu, à l’égard de mon Père Créateur — parce que mon esprit, mon âme spirituelle, qui vient directement de Dieu, demande à retourner vers Dieu. RPoligny 1992

N’oublions jamais ce lien de notre esprit avec celui qui, dans un amour absolument gratuit, réalise ce qui est le plus profond en nous, le plus nous-mêmes : notre être de créature spirituelle. Et répondons à ce premier amour gratuit, donné directement par Dieu, sans aucun autre soutien que lui (tout vient de lui), en adorant. Aletheia n° 15, p. 87

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On coopère gratuitement avec Dieu, par l’adoration, et Dieu nous le demande. Nous prenons conscience que notre manière la plus vraie d’être en face de lui, c’est de l’adorer ; notre âme ne peut se tourner vers Dieu qu’en l’adorant. Si elle ne l’adore pas, elle ne se tourne pas vers lui – ce qui montre bien que c’est à travers l’amour spirituel, le plus spirituel qui soit, que nous pouvons rencontrer Dieu. C’est pour nous la première rencontre, et c’est toujours la première. Elle est d’une certaine manière audelà du temps. Aletheia n° 15, p. 88

L’adoration est l’opération spirituelle la plus profonde, la plus radicale d’une créature spirituelle, celle qui l’oriente de la manière la plus vraie vers la contemplation, et aussi celle qui lui permet de s’effacer totalement dans l’amour divin, de se cacher en présence de Celui qui est tout pour elle. L’adoration lui permet de n’être plus qu’un appel vers celui qui est son Père, lui remettant tout pour l’éternité. (…) La créature spirituelle s’abandonne à lui, sans savoir par elle-même ce qu’il veut, mais en sachant que ce qu’il veut est ce qu’il y a de meilleur pour elle. Aletheia n° 12, pp. 36 et 37

C’est par l’adoration que nous redécouvrons le réel et ce que nous sommes, le « pourquoi » de notre corps. Dans l’adoration c’est notre âme et notre corps qui sont offerts à Dieu, et dans l’adoration nous reconnaissons la présence de Celui qui est l’Invisible, qui nous dépasse infiniment, et qui pourtant nous porte avec tellement de tendresse ! Nous découvrons Celui qui, de toute éternité, nous a regardés et nous regarde, comme Père, comme Créateur de notre âme. Nous découvrons Celui qui nous a tout donné, dans la gratuité la plus absolue… (…) Notre âme provient directement du Père… (…) Par mon âme je suis au-delà du sensible, je suis tout entier fait pour Dieu. Et par mon âme je suis dans mon corps, et j’habite mon corps, et je le porte et je m’en sers pour atteindre les réalités autres que moi. C’est pour cela qu’il y a toujours ces deux sources de réalisme : l’adoration et le toucher des réalités toutes proches de moi. (…) L’adoration est l’acte le plus réaliste qui soit. Dieu me regarde et m’aime. Il m’a aimé le premier et je suis enveloppé de cet amour. Dieu est plus présent à moi-même que je ne suis présent à moi-même. Et donc, être présent à soi-même, c’est dépasser le tangible, le visible, et découvrir cette présence d’un réalisme souverain, royal, qui est la présence de Dieu au plus intime de moi-même. (…) Nous ne sommes vrais que quand nous adorons : voilà le réalisme fondamental. RPoligny 1992

« Je t’aime pour toi » : le Père Créateur nous dit cela à chaque instant. A chaque instant nous rejoignons, par l’adoration, par la soif de contemplation, ce regard du Père sur nous : « Je t’aime pour toi ». Cela enlève toute espèce de malaise à l’égard de ce qu’on est, dès qu’on sait que Dieu nous aime pour nous... Ajo 5.01.95

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Son amour pour moi, c’est Lui qui se donne entièrement à moi et qui m’aime entièrement. Il m’aime pour moi-même, puisqu’il m’aime gratuitement, avec une capacité infinie d’amour ; et il attend de moi un geste de reconnaissance, l’adoration par où je reconnais qu’il est mon Créateur et qu’il a tout fait pour moi. AFC 94-95, n° 1

Dieu, comme Père, attend mon acte d’adoration... Personne ne nous attend avec autant d’amour que Dieu, et notre réponse est premièrement un acte d’adoration. Session de philosophie 94, n° 10

L’amour de Dieu présent dans l’adoration réclame l’offrande totale de tout mon être. C’est pour cela qu’on a très peur d’adorer. Dans l’adoration je me quitte radicalement, je me déloge de moi-même [alors que l’attitude habituelle est de tout ramener à moi]. Je ne peux faire cela qu’avec Dieu, qui est source de mon être. Avec mon ami je ne peux pas atteindre cette profondeur d’amour. Je sais que Dieu m’aime plus que je ne m’aime — ce que mon ami, humainement, métaphysiquement, ne peut pas faire. TJo 19.11.93

De l’adoration, je suis conduit à la contemplation. Cela, c’est déjà vrai au niveau humain. L’homme qui a découvert Celui qui est source de son être, source de son âme spirituelle, l’adore. L’acte d’adoration — redisons-le — est la réponse la plus radicale de l’homme à l’acte créateur de Dieu. La philosophie doit s’achever à genoux, dans l’adoration. Mais l’adoration, ce « premier amour » 1 de la créature pour son Créateur et Père, est comme une grande porte d’entrée sur la contemplation 2. Le secret du Père, pp. 75-76

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Cf. Ap 2, 4. En adorant, l’homme découvre l’origine de son esprit, le point de départ de son contact avec Dieu, et il découvre que cette adoration demande de s’achever dans une dépendance d’amour, dans la contemplation. Cela est possible parce que Dieu a créé un être spirituel, intelligent, qui a en lui « une étincelle du divin », comme disent les Grecs, quelque chose qui est en lui la marque de l’intelligence divine, de la sagesse divine : l’intelligence avec son appétit de vérité et sa soif d’aller le plus loin possible. Après avoir découvert Dieu, le Créateur de son âme spirituelle, l’homme adore ; et à partir de l’adoration, qui se fonde sur cette découverte d’un Etre premier, l’homme réfléchit sur ce qu’il y a de si grand dans l’adoration, qui libère son intelligence. Mon intelligence, dans son éveil et son cheminement, dépend de ce qui est créé, mais elle est au-delà des créatures matérielles, même de l’homme en tant qu’individuel ; elle a quelque chose qui le domine, puisqu’elle ne dépend d’aucun homme et d’aucune créature : elle est créée immédiatement par Dieu. Et parce qu’elle est créée immédiatement par Dieu, elle a en elle cette capacité de se tenir face à Dieu, face au Père comme un fils qui reste totalement dépendant de Dieu dans son acte créateur, totalement de lui, mais qui est capable de s’orienter vers lui, de recevoir la lumière du Créateur autant que ce Créateur veut la lui communiquer. Il y a donc un moment très important à découvrir : au-delà de l’adoration, l’appel à la contemplation, l’appel à regarder Dieu autant que je peux le regarder tout en connaissant mes limites de créature, ces limites (l’esse participé, la bonté participée, l’amour participé) qui deviennent des limites bien-aimées parce que c’est dans ces limites-là que je le rejoins. Je peux par là lancer vers lui un appel contemplatif ; à travers son regard je peux le rejoindre, et je peux le rejoindre d’une manière très particulière où je suis seul avec lui, indépendant de tous les hommes. C’est là que je découvre ma vraie liberté : je peux opter pour le regarder, et opter d’une manière souveraine, sachant que je ne suis vraiment moi-même que lorsque je suis tout entier tourné vers lui avec cet effort de le contempler. Parce que je sais, en découvrant l’Etre premier, que cet Etre ne peut pas être objet d’analyse. L’analyse ne peut rien me dire de Dieu : il est absolument simple, il EST, et je le découvre dans cette simplicité, au-delà de toute analyse. La dialectique, la logique, ne peuvent rien me dire de Dieu. Dans cette simplicité de l’Etre premier, qui est présent comme celui qui s’est engagé en me créant, je peux découvrir celui qui est ma fin, la fin de mon esprit, celui qui peut combler mon être de bonheur et de joie — et qui est seul à pouvoir me combler (op. cit., p. 76). 2

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De l’adoration à la contemplation (philosophique)

1 Si l’Etre premier, mon Créateur, mon Père, ne me voyait pas directement, ne me portait pas immédiatement et substantiellement, je ne pourrais pas le contempler. C’est là l’aspect tout à fait particulier de cette contemplation et en même temps l’exigence de cette contemplation. Puisqu’il me regarde et que je suis totalement dépendant de lui, la politesse la plus élémentaire est de le regarder — puisqu’il me regarde dans son amour. Même si je ne le vois pas, je peux l’adorer. Et l’adoration s’achève dans un regard d’amour, un regard d’amour qui, comme contenu d’intelligibilité, est très faible (puisqu’il dépasse tout ce que je peux concevoir), mais qui est porteur d’amour, en réponse à son amour de Créateur Père. Quand je sais que quelqu’un m’aime et qu’il m’aime de telle manière, que tout ce que j’ai de grand vient de lui, je ne peux que répondre à son amour en l’aimant. Le philosophe précise que la première réponse que je peux faire au Créateur, c’est l’adoration. Je reconnais que je suis totalement dépendant de Dieu, de mon Père, le Père de mon esprit ; je reconnais cette totale dépendance, et parce que cette totale dépendance se réalise dans l’amour, le fait de la reconnaître me libère. La philosophie de la libération est là, il ne faut pas l’oublier ! Si on oublie cela, toute la philosophie de la libération est « à côté » ! La grande question est celle-ci : reconnaître la dépendance à l’égard d’un autre peut être une aliénation et peut être une libération. Qu’en est-il de la dépendance à l’égard du Créateur ? On a projeté univoquement sur Dieu (c’est Feuerbach qui a fait cela) le schème de l’aliénation. Pour moi, dépendre d’un être qui est semblable à moi peut être une aliénation. Je dis « peut être », car tout dépend ce qu’est l’autre. Si l’autre me regarde avec une autorité qui n’est plus une véritable autorité mais un pouvoir tyrannique, il y a aliénation. L’aliénation présuppose un pouvoir tyrannique. Si, au contraire, je dépends d’un autre qui m’aime, cette dépendance dans l’amour n’est pas une aliénation, c’est simplement reconnaître que je suis lié à lui et qu’il est pour moi source d’amour. Et si cet autre est mon Créateur, source de mon être, c’est lui qui est source de ma vie, lui qui est source de ma liberté, de mon amour, de ma lumière ; et donc reconnaître cette dépendance, loin d’être une aliénation, est au contraire la grande libération, puisque dans mon être je ne dépends que de lui, et de personne d’autre. Reconnaître ma dépendance à l’égard d’un Père qui est tout pour moi, d’un Père qui est pour moi source de vie, source d’être, source de lumière et d’amour, c’est être dans la vérité, et une vérité qui me libère — « La vérité vous libérera » 3 — de toute autre dépendance. Parce que ma dépendance à l’égard de mon Père est source pour moi d’être, de vie, de liberté, d’amour, elle me libère de toute autre dépendance : dans mon être je ne dépends que de lui. (…) Dès que je comprends que cet Etre premier est mon Père, qu’il est ma Source, il réclame de moi ce retour vers lui, autant que je le peux, en étant tout entier relatif à lui. C’est là que la contemplation commence. TJo 8.04.95

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Nous pouvons contempler Dieu parce que nous savons que Lui nous regarde. Je peux contempler quelqu’un dont je sais que, actuellement, il me regarde. C’est une contemplation extrêmement pauvre, une contemplation de réceptivité : puisque Dieu me regarde, je désire recevoir son regard. Et recevoir le regard de Dieu, c’est recevoir Dieu, c’est recevoir son amour. Je sais qu’il me connaît et que cet acte de connaissance de Dieu sur moi est actuel. MJo 23.03.94

2 [L’homme est] un être spirituel, un être qui est fait pour connaître Dieu, autant qu’il le peut, parce qu’il est « de race divine », comme disaient les Anciens (et c’est vrai). En adorant il retrouve l’origine de son esprit, le point de départ de son contact avec Dieu (…), et il découvre que cette adoration demande de s’achever dans une dépendance d’amour [dans la contemplation]. Cela est possible parce que Dieu a créé un être spirituel, intelligent, qui a en lui « une étincelle du divin », comme disent les platoniciens, quelque chose qui est en lui la marque de l’intelligence divine, de la sagesse divine : c’est l’intelligence avec son appétit de vérité et sa soif d’aller le plus loin possible. Après avoir découvert Dieu, le Créateur qui crée un être spirituel, une intelligence participée, l’homme adore ; et à partir de l’adoration, qui se fonde sur cette découverte d’un Etre premier, l’homme réfléchit sur ce qu’il y a de si grand dans l’adoration, qui libère son intelligence. Mon intelligence, dans son éveil et son cheminement, dépend de l’être créé, mais elle est au-delà des créatures matérielles, même de l’homme en tant qu’individuel ; elle a quelque chose qui le domine, puisqu’elle ne dépend d’aucun homme et d’aucune créature : elle est créée par Dieu. Etant créée immédiatement par Dieu, elle a en elle cette capacité de se tenir face à Dieu, face au Père comme un fils qui reste totalement dépendant de Dieu dans son acte créateur, totalement de Lui, mais qui est capable de s’orienter vers Dieu, de recevoir la lumière du Créateur autant que ce Créateur veut la lui communiquer. Il y a donc un moment très important à découvrir : au-delà de l’adoration, l’appel à la contemplation, l’appel à regarder Dieu autant que je peux le regarder tout en sachant mes limites de créature, ces limites qui deviennent des limites bien-aimées parce que c’est dans ces limites-là — l’esse participé, la bonté participée, l’amour participé — que je le rejoins. Je peux par là lancer un appel contemplatif vers lui ; à travers son regard je peux le rejoindre, et je peux le rejoindre d’une manière très particulière où je suis seul avec lui, indépendant de tous les hommes. C’est là que je découvre ma vraie liberté : je peux opter pour le regarder, et opter d’une manière souveraine, sachant que je ne suis vraiment moi-même que lorsque je suis tout entier tourné vers lui avec cet effort de le contempler. Parce que je sais, en découvrant l’Etre premier, que cet Etre ne peut pas être objet d’analyse. L’analyse ne peut rien me dire de Dieu : il est absolument simple, il EST, et je le découvre dans cette simplicité, audelà de toute analyse. La dialectique, la logique, ne peuvent rien me dire de Dieu. Dans cette simplicité de l’Etre premier, qui est présent comme celui qui s’est engagé en me créant, je peux découvrir celui qui est ma fin, la fin de mon esprit, celui qui peut combler mon être de bonheur et de joie — et qui est seul à pouvoir me combler. AJo 12.12.97 (fin)

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Jn 8, 32.

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Sur l’adoration chrétienne Dans l’adoration je découvre ma dépendance, et en même temps je découvre la liberté la plus totale à l’égard de tous les autres hommes ; parce que dans mon âme spirituelle créée par le Créateur, par mon Père, je suis indépendant de tous les autres. Je ne dépends que de mon Dieu, de mon Créateur. Et si je suis chrétien, je vois que cela va se prolonger par ma foi, qui me fait comprendre que mon Créateur est devenu mon Père qui m’a sauvé par le mystère de l’Incarnation. TJo 6.03.98

Comme Créateur Dieu reste caché, au-dessus de tout ; mais comme Père il me donne la possibilité de remonter jusqu’à lui, de le regarder intérieurement, spirituellement, et de reconnaître qu’il est Père et Créateur. La première paternité, pour moi, se réalise à l’intérieur de la création de mon âme. En créant mon âme, Dieu crée quelque chose de spirituel, qui vient de lui et qui est capable de retourner vers lui : je suis capable de découvrir mon Créateur et mon Père. La paternité est un lien spirituel : le Père est celui qui me donne quelque chose de son esprit ; un père qui n’a jamais rien donné de son esprit n’est pas père. Pourquoi est-on sensible aux anniversaires de naissance ? Parce que c’est, dans le temps, comme un rappel de la création de notre âme par Dieu. C’est quelque chose d’inouï, de voir que quelqu’un qui me dépasse complètement, qui est premier, pense à moi et m’aime ; c’est un lien d’amour, d’esprit à esprit, qui existe entre moi et lui, et je le reconnais comme mon Créateur, et je l’adore. Mais je ne l’adore pas du tout comme quelqu’un qui est terrible ; je l’adore avec une confiance extraordinaire, comme quelqu’un qui est tout proche, qui m’enveloppe de son amour, et qui m’appelle. Le secret du Père, pp. 37-38

La marque du Père en nous, c’est cet abîme de néant que creuse en nous l’adoration pour nous permettre d’être totalement dépendants de lui. Le Père, on ne peut le découvrir comme Père que comme cette Source radicale qui nous attire. Pour cela, il faut qu’il y ait en nous une adoration radicale, c’est-àdire l’offrande de tout ce que nous sommes pour ne jamais plus nous regarder. L’adoration nous purifie de tout regard sur nous pour que le Père puisse être vraiment Père et que nous puissions être in sinu Patris, au plus intime de son mystère d’amour, lui comme Source et nous comme celui qui reçoit, et qui reçoit dans une extrême pauvreté et passivité (sinon le Père ne peut plus être vraiment Père, c’est-à-dire premier). RCognac 84, 1

Mais Dieu, le Créateur de mon âme, n’est pas seulement le Père de mon âme ; il y a aussi en Dieu un Père et un Fils, et le Père du Fils bien-aimé, du Verbe de Dieu, s’est révélé à moi par Jésus-Christ. Celui qui est « JE SUIS » 4 s’est révélé à moi comme Père du Verbe, comme le montre le Prologue de l’Evangile de saint Jean : « Au commencement (dans le principe, Ýí·Üñ÷S), dans le secret de la source, était le Verbe », est le Verbe, qui est le fruit de la contemplation éternelle du Père. « Et le Verbe était

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Ex 3, 14.

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Dieu » : le Père et le Verbe sont un, ils sont Dieu, un seul Dieu en deux personnes, le Père et le Fils. Or le Fils m’est donné — « Dieu, le Père, a tant aimé les hommes qu’il leur a donné son Fils » —, et si le Fils m’est donné, c’est pour que je puisse être, moi aussi, fils bien-aimé, enfant bien-aimé du Père, par la grâce. Il ne s’agit plus ici simplement de mon âme créée, mais d’un don que Dieu a mis dans mon âme, un don qui me vient du Christ, qui me vient de la Croix. Car c’est à la Croix que Jésus nous a engendrés à la vie divine. Notre âme est complètement transformée, vivifiée par la grâce chrétienne, qui est une participation au mystère de Dieu, à la nature même de Dieu 5, participation qui nous fait enfants bien-aimés du Père. Nous sommes choisis par le Père pour être ses enfants, et ce choix est actuel puisqu’il est dans l’éternité. Actuellement, le Père me choisit pour être son enfant bien-aimé, actuellement il m’aime, il m’enveloppe de son amour. Le secret du Père, pp. 78-79

L’acte d’adoration (…) nous fait comprendre notre néant. Plus exactement, il nous fait reconnaître que notre âme est créée actuellement par le Père, par la Très Sainte Trinité. Vivre de cet acte créateur, « toucher » dans la foi cet acte créateur, c’est l’adoration. C’est nous mettre dans la lumière de la sagesse du Créateur et comprendre que du côté de Dieu l’acte de la création est éternel, et qu’il est donc actuel pour nous. Je peux maintenant, à chaque instant, découvrir cet acte purement gratuit de Dieu qui crée mon âme par amour, et je peux en vivre. Par là je découvre que par moi-même je ne suis rien, et que je suis entièrement, dans tout ce que je suis, entre les mains de Dieu. C’est la première expérience de ma petitesse, une petitesse toute relative à l’acte créateur de Dieu et entièrement remise à son amour, à sa lumière. C’est pour cela qu’il est si important de faire des actes d’adoration, et qu’il faut apprendre à les faire avec Jésus. C’est lui l’Adorateur du Père par excellence, qui fait de nous « des adorateurs en esprit et en vérité », ceux que le Père cherche 6. C’est le point de départ de toute éducation divine sur nous, et rien ne pourra supprimer ni remplacer cela. (…) On ne peut pas s’abandonner vraiment à Dieu sans l’adoration, et sans multiplier les actes d’adoration. Car il ne suffit pas de faire un acte d’adoration par jour ; il faut ponctuer notre journée d’actes d’adoration qui nous mettent dans cette attitude de remise totale entre les mains de Dieu. C’est cela qui va nous disposer à vivre l’autre petitesse, celle qui nous met sous le regard de Jésus, Agneau de Dieu qui, à la Croix, porte l’iniquité du monde. L’Acte d’offrande, pp. 105-106

Le Christ est venu nous apprendre l’adoration. Il est mort dans un acte d’adoration, en offrant son corps pour manifester son amour pour le Père dans un état victimal, pour glorifier le Père et pour nous racheter. Notre adoration est toujours liée à la sienne. (…) Nous avons ce privilège de pouvoir adorer le Père, la Très Sainte Trinité, avec Jésus (…). Jésus nous porte éternellement dans l’offrande qu’il fait de lui-même au Père pour le glorifier et nous sauver. Nous sommes faits pour contempler le Père comme le Fils. RPoligny 1992

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Voir Somme théol., I-II, q. 110, a. 3, c ; a. 4, c. ; q. 112, a. 1, c. ; q. 114, a. 3, c., etc. « Mais elle vient, l’heure — et c’est maintenant ! — où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité ; tels sont, en effet, les adorateurs que cherche le Père : Dieu est esprit, et ceux qui adorent doivent adorer en esprit et vérité » (Jn 4, 23-24).

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Certes le chrétien adore ! mais son adoration « en esprit et en vérité » est l’adoration de celui qui est avant tout enfant bien-aimé du Père, dans l’unique Fils Jésus-Christ, avec l’unique Mère : Marie. « J’ai soif », Ho n° 6

Les adorateurs en esprit et en vérité, ce sont ceux qui adorent à travers et dans le cœur du Christ. « J’ai soif », p. 103

Si Jésus ne nous regardait pas, nous ne pourrions pas le contempler. Mais parce qu’il nous regarde, nous sommes portés vers lui par la charité, dans la foi, et nous vivons ce que lui-même vit à l’égard du Père, mais dans l’obscurité de la foi. Le Christ Rédempteur, 3

Je vis de cette présence, et je suis porté par cette présence, et je sais que Jésus me regarde et m’aime. L’adoration met cette note de présence actuelle, et cela à l’égard de toutes les paroles du Christ et de toutes ses présences. CPN 16.10.97

Je suis créé par Dieu et recréé par le Christ, le Sauveur, et par là j’entre en communion silencieuse avec lui ; je ne raisonne pas, je regarde d’un regard de foi, d’un regard intérieur. CPN 16.10.97

Je sais qu’il y a de la part du Christ un désir intense de se donner, et que ce n’est pas lui qui limite la présence ni l’unité avec lui : c’est moi, parce que je n’adore pas assez. L’adoration a ceci de merveilleux qu’elle brûle toutes les limites qui me séparent de Jésus. CPN 16.10.97

Il faut aimer adorer le cœur eucharistique de Jésus présent pour nous. Il est là pour nous, il nous regarde avec amour et nous attire. « J’ai soif », p. 104

Constamment l’acte d’adoration est là pour écarter tous les obstacles, tout ce qui pourrait encombrer ma foi, et faire obstacle à cette présence… Les actes de foi sont là pour m’éveiller aux actes d’adoration, et les actes d’adoration sont là pour que je puisse entendre au plus intime de mon cœur : « Vous n’êtes plus serviteurs, vous êtes amis ». Le serviteur, c’est celui qui adore. Je passe constamment de l’un à l’autre, mais en même temps je creuse en moi un regard de plus en plus attentif, attiré par Jésus, par le Père. Et j’adhère, je contemple le Christ, son amour, pour qu’il prenne possession de tout moi-même et que je puisse demeurer avec lui. C’est « demeurer avec lui » qui est bien le mystère de l’oraison. CPN 16.10.97

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Ce qu’il y a de plus grand en nous, c’est d’adorer en offrant toute notre vie. Là nous rejoignons le lieu où nous sommes nés à la vie divine. Car nous sommes nés à la vie divine à partir du cœur blessé de Jésus, à partir de l’offrande que Jésus fait de toute sa vie au Père, dans l’amour. (...) L’acte le plus parfait que je puisse faire sur la terre, c’est d’offrir toute ma vie dans un acte d’adoration et de soif de contemplation. C’est comme cela que Jésus a terminé sa vie, en manifestant par là que le Père est tout pour lui. (...) Il se laisse attirer par le Père, d’une attraction qui le saisit entièrement et qui lui fait vivre cette extase d’amour. Et en même temps, il nous sauve. Le seul acte (et c’est cela qui est extraordinaire) qui pouvait manifester parfaitement l’amour de Jésus pour le Père et son amour pour nous, c’était d’offrir sa vie en adorant le Père et en s’offrant pour nous, dans le même amour, avec ces deux regards différents : le regard de pur amour, de pure contemplation, vers le Père, et le regard de miséricorde infinie à notre égard. Le Christ Rédempteur, 3

Pour ceux qui sont johanniques, la prière continue c’est l’adoration. Plus on aime, plus on désire adorer, et inversement [c’est pour cela qu’on aime la vie religieuse, qui permet que tout en nous devienne sacré]. L’adoration est pour être offert en victime d’amour. Elle implique la blessure du cœur. Elle est première et dernière. Elle existera éternellement dans le Ciel, inséparable de la vision béatifique. CPJo 13.01.87

Mon corps est fait pour être offert à Dieu dans l’adoration. Et en adorant, en offrant mon corps à Dieu, je donne à mon corps la dignité suprême. La consécration virginale, c’est maintenir cet état, fruit de l’acte d’adoration, le plus possible en acte. Mon corps est offert à Dieu, et gare au rapines : c’est reprendre une autorité sur mon corps. L’esprit de virginité consiste à comprendre que la plus grande dignité, pour mon corps, c’est d’être offert à Dieu. TJo 18.02.94

* L’adoration doit mettre en nous un désir de silence, creuser en nous ce désert intérieur qui est comme un appel vers Dieu. Suivre l’Agneau 1, p. 21

Préparer son oraison, c’est labourer la terre pour que la terre puisse recevoir la semence ; et ce n’est pas la méditation qui prépare immédiatement l’oraison (…) ; la préparation immédiate, c’est l’adoration. CPN 16.10.97

C’est plus facile de planter des arbres dans le désert que d’arriver, dans la foule, à creuser un désert, une oasis de silence. Mais il faut que nous arrivions à le faire. Et ce silence se creuse par l’adoration. L’adoration brûle tous nos projets. On n’a plus qu’un seul désir : être tout entier à Jésus dans les mains du Père. 7.09.1983

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Un homme qui n’adore plus peut encore être fidèle à la corvée d’eau, comme la Samaritaine, mais il glisse très vite et perd même le sens moral : il peut avoir cinq femmes ! Ne développant plus son cœur spirituel par l’adoration, c’est son cœur sensible, passionnel, qui prend toute la place, c’est son affectivité passionnelle, sexuelle, qui se développe dans la multiplicité et la diversité. Aletheia n° 12, p. 38

Les actes d’adoration doivent ponctuer notre vie… Edifier la maison sur le roc, c’est l’édifier sur l’adoration même de Jésus. RPoligny 1992

Pour être dociles à l’Esprit Saint, il faut adorer. L’Esprit Saint ne peut vraiment nous saisir, nous prendre et nous conduire là où il le veut que si nous sommes perpétuellement dans cette attitude d’adoration. « J’ai soif », p. 105

L’adoration permet de brûler toutes nos opinions, tous nos égoïsmes, tout ce qui est « nous », toute cette disposition instinctive par laquelle nous nous regardons et nous « tâtons le pouls ». Brûlons tout cela dans l’adoration. « J’ai soif », p. 105

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II TEXTES Sur l’adoration chrétienne Dieu aime tellement que la créature l’adore que cette adoration devient celle de son Fils bien-aimé. Par l’adoration, on entre en Dieu. Ce n’est plus agir de l’extérieur, c’est entrer en Dieu et vivre du mystère même de son amour à la manière d’une petite créature. Les mœurs de Dieu nous sont données par l’adoration, cela donne à l’adoration une dimension divine, infinie. C’est le propre de l’adoration chrétienne. C’est Dieu lui-même qui prend possession de notre volonté, de notre cœur. En l’adorant, nous ouvrons notre cœur tout grand à l’envahissement de Dieu en nous. Dieu ne peut nous envahir que si nous l’adorons puisqu’il respecte infiniment notre liberté. Si donc nous n’adorons pas, Dieu n’envahit pas notre cœur. L’adoration est une condition sine qua non de la vie divine en nous. C’est la porte étroite par où la vie divine pénètre en nous. Et si nous vivons notre vie chrétienne d’une façon si chiche, si petite, c’est parce que nous n’adorons pas assez. Si nous avons tant de peine à entrer dans la contemplation et que nous restons dans la méditation ou la lectio divina parce que c’est plus facile, c’est que nous n’adorons pas assez. Nous n’avons pas abdiqué divinement. Nous n’avons pas ouvert tout notre cœur à la volonté du Père. Nous n’avons pas assez épanoui notre cœur à la dimension de Dieu, alors Dieu ne peut pas pénétrer en nous. (…) Rien n’est plus intérieur que l’acte où Jésus offre sa vie au Père. C’est le sommet de son expérience d’amour. C’est à ce moment-là qu’il a pu dire au plus intime de son cœur d’homme : « Abba, Pater ! ». On ne connaît le Père qu’en s’offrant totalement à lui, dans un acte d’adoration tout intérieur, dans un acte d’offrande tout intérieur, dans un sacrifice d’amour. C’est la plus grande expérience d’amour que Jésus ait connue. Ce qui éternellement demeure le plus profond dans l’âme du Christ, c’est son adoration de la Croix. Cette adoration de la Croix est toujours actuelle. Elle s’achève d’une part dans la contemplation et d’autre part dans la charité fraternelle où il est notre Sauveur. ARi 19.12.87

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur… » On sait que les scribes n’avaient qu’un seul désir : mettre Jésus en contradiction avec l’enseignement de la Torah, l’enseignement de la première Alliance. Jésus sait ce que ce scribe pense de lui, et il reprend ce qu’il y a de plus fondamental, de premier, dans la Loi, ce qui demeure et ce qu’il est venu achever — car il n’est pas venu démolir, mais achever. C’est peut-être ce que nous devons toujours faire quand nous sommes en face de scribes modernes, de la même espèce que les anciens, qui continuent à vouloir nous faire croire que nous ne sommes pas fidèles à ce qui a été dit et qui essayent de nous montrer que nous ne sommes pas à l’ordre du jour.

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Qu’est-ce qui demeure éternel dans la Loi ? C’est ce que Jésus nous dit là : « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toute ta force » : on est totalement consacré à Dieu, l’Unique, le Créateur, qui pour nous est le Père de Jésus et notre Père, mais qui reste bien notre Créateur, que nous devons remercier constamment de nous avoir créés en faisant des actes d’adoration. L’adoration rectifie tout dans notre vie ; et si nous prenions l’habitude de ponctuer notre vie, nos journées, par des actes d’adoration, nous irions beaucoup plus vite dans la sanctification. Les actes d’adoration sont notre réponse à ce que Jésus dit ici : « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur [le Créateur]. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur… ». Il s’agit de faire des actes d’adoration qui saisissent actuellement toute notre capacité d’aimer, en disant à Dieu que nous l’aimons parce qu’il est notre Créateur, en aimant Jésus qui actuellement crée notre âme. Il faut, dans notre monde d’aujourd’hui, redécouvrir cet acte créateur de Dieu à l’égard de notre âme. En Dieu l’acte créateur est toujours présent et actuel : il n’y a pas de distinction, en Dieu, entre cet acte créateur qu’il a posé et lui-même dans son exister. Actuellement Dieu crée mon âme par pur amour, par pure générosité ; et je le remercie de tout mon cœur. Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme : que toute notre vie soit remise entre les mains de Dieu, puisqu’il est l’auteur de notre esprit, de notre intelligence… « Et de toute ta force » : tout notre être est remis entre les mains de Dieu. Si nous faisons sept fois par jour un acte profond, personnel, libre, de remise totale de toute notre vie, alors nous sommes vrais dans tout ce que nous sommes, nous nous reconnaissons comme créature de notre Dieu. Si nous faisons cela tous les jours, petit à petit la vertu de religion grandit en nous, transformée par l’amour, et nous sommes vrais en face de Dieu, et nous sommes des témoins de son acte créateur, et nous comprenons qu’il est là, que celui que nous reconnaissons comme l’auteur de notre vie nous enveloppe de son amour. Jésus ajoute : « Voici le second commandement : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là ». Ce sont ceux qui observent les commandements de Dieu qui sont vrais. Sept fois par jour reconnaître que le prochain, celui que Dieu a mis sur notre route, nous devons l’aimer comme nous nous aimons, c’est-à-dire en étant très éveillés pour lui, tout attentifs à lui, avec le désir de l’aimer comme Dieu l’aime, comme Jésus l’aime. Si nous faisons cela sept fois par jour, notre vie est ponctuée par une grande lumière, la lumière même du Créateur sur nous, et nous nous débarrassons de toute sorte d’imaginations et nous assainissons le terrain : nous commençons, progressivement, à être vrais. C’est le noviciat du chrétien, cela ; et en faisant cela nous nous rechristianisons. Dieu (le Père et Jésus) ne peut agir sur nous par le Paraclet que si nous vivons dans ce climat de l’adoration. Alors l’Esprit Saint, le Paraclet, peut nous transformer et nous rappeler que la petite créature qui adore son Créateur est appelée à quelque chose de plus grand : être enfant bien-aimé du Père. Et cet enfant bien-aimé du Père doit continuer à vivre comme une petite créature qui reconnaît la toute-puissance du Créateur sur elle. Nous vivons comme une petite créature aimante qui reconnaît qu’elle est toute relative à Dieu dans l’acte où Dieu, actuellement, la crée ; et nous supplions Dieu de nous prendre et de nous apprendre à aimer le prochain d’un amour unique, comme Jésus l’aime. Nous vivons en présence de Jésus, en présence du Père, en leur disant notre désir : que notre intelligence, notre cœur et toutes nos forces soient toujours entièrement tendus vers eux. Ho 4.06.98

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Adorer en esprit et en vérité 7 Au chapitre 4 de son Evangile, saint Jean nous rapporte le dialogue de Jésus avec la Samaritaine. Cette pauvre femme est une pécheresse publique, et c’est elle que Jésus attend… Les Apôtres se sont écartés de Jésus pour préparer le repas, et il est seul ; c’est la première fois que saint Jean nous montre Jésus seul dans sa vie apostolique. Et c’est grand d’assister à ce regard de Jésus sur cette Samaritaine, de voir l’initiative qu’il prend en dépassant les conventions habituelles, ces conventions qui limitent la charité fraternelle, qui l’empêchent de déborder… Jésus dépasse toutes les conventions pour atteindre directement le cœur de cette femme qui a besoin d’être réveillée dans sa foi ; et, rapidement, il la remet devant le grand obstacle qui l’a fait dévier : elle n’adorait plus Dieu. Dès qu’on n’adore plus, on est errant, et le démon peut facilement nous mettre dans des voies qui sont erronées, qui ne sont plus celles de Dieu. C’est très étonnant, la manière dont Jésus va directement au but. Cette femme, quand elle était jeune, avait entendu des discussions liturgiques (on connaît cela) qui avaient semé le doute dans son cœur, relativisé l’absolu de l’adoration ; et en relativisant l’absolu de l’adoration, cette femme s’était laissée prendre au piège : elle n’avait plus adoré. L’adoration, c’est le premier amour, c’est l’amour de notre âme de petite créature de Dieu à l’égard de son Créateur. Comme c’est grand, l’adoration ! Si on quitte l’adoration on ne sait plus où l’on va. Jésus est là pour remettre la Samaritaine dans le droit chemin, et il lui rappelle qu’il est venu pour cela. Et pour chacun d’entre nous Jésus est venu pour cela — parce qu’il y a toujours en nous un pécheur, il y a toujours en nous quelqu’un qui se laisse prendre par les déviations imaginatives (tous nos petits démons, toutes les petites idoles que nous portons en nous) ; nous nous laissons prendre et l’adoration n’est plus pour nous la grande lumière, elle n’est plus l’acte capital de notre vie humaine. Jésus, qui terminera sa vie par l’adoration, enseigne à la Samaritaine que Dieu est Esprit et qu’il attend de nous une adoration en esprit et en vérité. Cette adoration, Jésus la vit, et il la manifestera éminemment à la Croix ; on peut dire que tout son enseignement se ramène fondamentalement à cela, en premier lieu à cela. Il faut donc tout le temps revenir à cela : adorer en esprit et en vérité le seul véritable Dieu, notre Père, le Créateur de notre âme, qui attend de nous cette conversion intérieure, ce regard intérieur dans la vérité, regard qui consiste à reconnaître que Dieu est notre Créateur et que tout dans notre vie doit s’enraciner dans cette relation intime avec notre Créateur. C’est seulement si nous l’adorons en esprit et en vérité, sous le souffle de l’Esprit Saint, et si nous regardons tout dans cette lumière, que nous pourrons discerner ce qui vient de Dieu et ce qui ne vient pas de Dieu, ce qui est la voix de Dieu en nous et ce qui est la voix des sirènes qui veulent nous séduire, qui essaient par tous les moyens de nous séduire pour que nous quittions le cœur blessé de l’Agneau, pour que nous n’écoutions plus sa soif de Fils bien-aimé du Père. Il faut que nous reconnaissions que nous sommes liés intimement à l’adoration du cœur de Jésus, l’adoration du Fils bien-aimé [dans son cœur d’homme] à l’égard de son Père. C’est là toute la grandeur de notre âme transformée par la grâce chrétienne : pouvoir adorer le Père avec et en Jésus, le Fils bienaimé, et regarder toutes nos diverses activités dans la lumière de cette adoration. C’est seulement ainsi que nous sommes vrais et que nous répondons à l’appel du Père sur nous. Tout ce qui est en dehors de cette adoration risque toujours de nous étourdir, de nous mettre sur de fausses pistes qui peuvent être belles, très séduisantes, mais qui ne sont pas la volonté du Père sur nous, et qui ne sont pas éternelles. 7

Sur l’adoration en esprit et en vérité, voir aussi « J’ai soif », pp. 102-105.

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Nous sommes faits pour l’éternité, pour la vision béatifique, par et dans la foi : c’est cela, être fils de Dieu, et tout le reste est secondaire. Nous sommes faits pour être des fils bien-aimés du Père qui, en Jésus et par lui, vivent déjà dans la foi (c’est dans l’obscurité, mais c’est réel dès maintenant) cette vie pour laquelle nous sommes faits, nous qui sommes prédestinés à être enfants du Père, enfants bienaimés du Père recevant son héritage, recevant tout ce qu’il est pour nous. Entendons cet appel du Christ : le Père veut des adorateurs en esprit et en vérité. Et le Père, c’est le Père de Jésus et c’est notre Père : nous avons le même Père, nous sommes donc liés avec Jésus d’une façon extraordinairement profonde : nous avons la même vie que lui ! Et pour vivre sa vie il faut recevoir le secret qu’il veut nous communiquer, et pour cela recevoir tous ceux qui sont menés par l’Esprit Saint pour nous conduire à Jésus, auprès de son cœur… Il n’y a pas d’hésitations à avoir quand on entend ces paroles de Jésus qui rectifie le cœur de la Samaritaine, ce cœur qui ne savait plus où il allait, ce cœur qui avait perdu toute orientation profonde et qui, restant uniquement au niveau horizontal, humain, passait de misère en misère, d’échec en échec. Entendons cette parole de Jésus : « Le Père est Esprit et il veut des adorateurs en esprit et en vérité », et comprenons que Jésus à la Croix nous montre l’unique voie : être, avec lui et en lui, des adorateurs en esprit et en vérité du Père. Si nous vivons avec Jésus ce même mystère, Jésus peut alors réaliser en nous tout ce qu’il désire réaliser. Il veut nous prendre à l’écart et nous communiquer son regard sur le Père, nous communiquer son amour de Fils bien-aimé pour le Père, et nous faire entrer dans ce don total de tout nous-mêmes : être des adorateurs en esprit et en vérité. Demandons à Marie de nous aider à faire ce discernement entre nos idoles et cette volonté impérative, cet amour plus fort et plus lumineux que tout parce que c’est ce qu’il y a de plus intime dans le cœur de Jésus : son amour pour le Père. Dans le cœur de Jésus il y a ce cri de l’Esprit Saint : « Abba ! Pater ! » ; et c’est ce même cri de l’Esprit Saint au plus intime de notre cœur 8 qui doit toujours être pour nous la grande lumière : « Abba ! Pater ! Père ! ». Et nous ne pouvons dire : « Père » qu’en l’adorant, en lui remettant tout et en lui demandant de nous prendre dans ce qu’il y a de plus intime en nous, de plus profond en nous : notre capacité d’adorer et d’aimer. Ho 10.03.94

* Il nous faut entrer pleinement dans l’Evangile de saint Jean, dans la vision de l’Apocalypse, dans la première Epître, pour comprendre la place de l’adoration dans notre vie. Si on adore, on ne peut plus tomber dans l’éclectisme, parce qu’on adore le Dieu qui est notre Créateur et notre Père ; et si on adore avec le Christ, on adore en esprit et en vérité. Dieu est Esprit, il veut des adorateurs en esprit et en vérité (Jn 4, 24). Aujourd’hui on ne sait plus reconnaître la présence de Dieu, ni comprendre qu’en présence de Dieu on doit vivre comme des pauvres qui reçoivent tout de Dieu, puisque l’adoration nous met dans cet état de pauvreté radicale et de dépendance totale à l’égard de Dieu. Nous sommes dans ses mains. Il faut adorer Dieu et faire que cette adoration creuse en nous un appel vers Dieu. Le cri de l’enfant dans le désert (Gn 21, 17), c’est l’adoration : je sais que Dieu me regarde puisqu’actuellement Dieu crée mon 8

Cf. Ga 4, 6 : « Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : “ Abba ! Père ! ” » et Ro 8, 15-16 : « (…) vous avez reçu un esprit d’adoption filiale, par lequel nous crions : “ Abba ! Père ! ”. L’Esprit lui-même témoigne avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu ».

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âme, est attentif à moi, et même me crée dans un acte d’amour, dans un acte de gratuité absolue, puisque je n’ajoute rien et ne peux rien ajouter à Dieu. Dieu donne tout avec cette libéralité absolue et il me crée dans sa lumière et me demande d’être un fils de lumière. C’est la première exigence que saint Jean rappelle dans sa première Epître (1, 7) : « Marcher dans la lumière ». Et c’était le première exigence que Marthe Robin demandait pour les Foyers de charité : être des foyers de lumière. Et chacun d’entre nous, par l’adoration, devient foyer de lumière pour le monde d’aujourd’hui qui, de plus en plus, vit dans les ténèbres, la pollution spirituelle, intellectuelle, affective, dans le syncrétisme où on ne voit plus rien du tout. Etre des adorateurs en esprit et en vérité pour remettre notre âme en face de Dieu et en présence de notre Créateur et de notre Père, voilà l’exigence première que saint Jean nous demande, et le renouveau ne peut se faire que par l’adoration. « Un seul Dieu tu adoreras ». C’est le premier commandement. Il faut lutter contre cette soif qu’ont les hommes de découvrir leur autonomie, leur indépendance, d’être, dans leur orgueil, source de tout, de se libérer de toute dépendance. Aujourd’hui on ne veut plus reconnaître que Dieu est le Créateur et que nous sommes actuellement radicalement dépendants de lui. Il faut écouter le cri de Jésus sur la Croix : « J’ai soif » (Jn 19, 28). Il a soif de glorifier le Père en reconnaissant, dans toute son humanité, que le Père est le Créateur. Des adorateurs en esprit et en vérité, voilà ce que saint Jean nous montre comme étant à la racine de toute conversion et de tout renouveau. Notre premier devoir est de vivre cette adoration et, à partir de cette adoration, une soif de contemplation dans un monde où l’aspect utilitaire est si important, où tout est jugé d’un point de vue d’efficacité et d’utilité. Le primat de la gratuité de l’amour doit être affirmé dans l’adoration, et c’est l’adoration qui nous donne cette soif de contemplation. C’est cela que nous devons communiquer à tous ceux qui sont proches de nous ; et c’est dans cette soif d’adoration, dans une gratuité d’amour, dans cette soif de contemplation, que nous devons avoir ce désir intense de vérité, ce désir intense de recevoir toutes les lumières de Dieu et aimer l’enseignement du Saint-Père. On ne peut pas avoir en premier lieu une attitude critique. Au contraire, on doit avoir en premier lieu une attitude filiale : recevoir cet enseignement et — si on ne comprend pas — demander à ceux qui sont capables de le comprendre de nous l’expliquer. Etre heureux de recevoir une lumière surabondante pour se rectifier pleinement et être vrais. Adorer Dieu avec Jésus, puisque la véritable adoration du chrétien, c’est d’adorer avec Jésus et Jésus crucifié. C’est la lumière qui nous est donnée à la Croix. Si on n’adore pas, on n’est plus capable de rechercher la vérité. On se laisse porter par toutes les opinions des hommes, par toutes les opinions actuelles, et on n’arrive plus à discerner la vérité de l’opinion, et donc on tombe dans les ténèbres de cette pollution intellectuelle dans laquelle nous vivons. (…) Comprendre l’exigence de l’adoration est, dans notre monde d’aujourd’hui, le devoir primordial de tout homme, pas seulement celui des chrétiens. Si le monde est en train d’errer sans plus savoir où il va, si son angoisse se généralise, c’est parce qu’il ne reconnaît plus la primauté de Dieu. Or on ne peut reconnaître la primauté de Dieu dans notre vie que par l’adoration. « Messire Dieu premier servi », disait Jeanne d’Arc ; et le premier service, le service radical, fondamental, c’est l’adoration. Adorer Dieu, lui remettre nos soucis, nos inquiétudes, nos angoisses, par l’adoration. Lettre aux amis n° 32 (mars 94), pp. 51-53

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A propos de Jn 4, 23-24 : « Des adorateurs en esprit et en vérité » : une adoration qui soit vraie et qui soit tout aimante. C’est l’adoration que Jésus porte dans son cœur et qu’il veut nous communiquer. (…) Une adoration en esprit et en vérité, c’est une adoration qui touche en nous notre exister, par où nous dépendons actuellement de Dieu, de sa toute-puissance. C’est une adoration en vérité, qui nous met dans le réalisme le plus fort qui soit. Le réalisme ultime, c’est le réalisme de notre dépendance à l’égard du Créateur. Le réalisme de notre corps est grand, et il est très important, mais il n’est pas ultime. Le réalisme ultime, c’est celui de notre dépendance à l’égard de Dieu. C’est pour cela que seule l’adoration nous maintient dans un réalisme absolu. Et c’est une adoration en esprit, parce qu’il faut rejoindre l’amour du Père pour nous. C’est par pur amour qu’il nous a créés, et c’est dans l’amour qu’on rejoint l’amour. Et c’est cet amour fondamental de l’adoration qui nous permet d’être en contact direct avec l’amour du Père. RPoligny 1992

Vivre du « premier amour » par l’adoration Toute notre vie chrétienne est une alliance d’amour avec Jésus. Jésus nous aime, et il nous aime toujours le premier 9 ; et toute notre vie chrétienne est ce lien d’amour avec Jésus, ce lien qui s’est réalisé à la Croix et qui continue de se réaliser à travers l’Eucharistie. Jésus a offert sa vie pour nous et il nous a tout donné ; « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » 10. Cela, Jésus l’a fait pour chacun d’entre nous. Notre foi chrétienne, dans ce qu’elle a d’essentiel, nous rappelle toujours cela ; et chaque fois que l’Esprit Saint s’empare davantage de notre cœur, de notre intelligence, il réclame de nous un nouvel acte de foi, d’espérance et de charité. Une alliance d’amitié Essayons de réfléchir, afin d’en vivre ensemble, sur le mystère fondamental de cette alliance d’amour, d’amitié : « Vous n’êtes plus mes serviteurs, mais mes amis » 11, nous dit Jésus. On peut dire, d’une certaine manière, que nous sommes toujours des serviteurs de Dieu. Car plus l’amitié augmente, plus le serviteur est vraiment serviteur, consciemment, volontairement. A l’intérieur de cette parole de Jésus — « Vous n’êtes plus mes serviteurs, mais mes amis » — il n’y a pas d’opposition dialectique. C’est déjà vrai dans notre vie humaine : l’amitié réclame une coopération des amis. On est choisi librement par son ami ; et pour que l’amitié grandisse, il faut qu’il y ait une coopération réelle, profonde, entre les deux amis. Celui qui se glorifierait d’être l’ami d’un très grand personnage — par exemple : « Je suis l’ami d’un très grand artiste, celui dont on parle le plus » ou : « Je suis l’ami du Pape », ce qui est tout à fait de circonstance durant ces quelques jours —, celui qui se glorifierait ainsi d’être regardé par quelqu’un de très grand, serait-il encore un vrai ami ? Quand l’ami est quelqu’un de plus grand que nous, l’amitié nous valorise. Quand nous disons : « Je suis l’ami des pauvres, des 9

Cf. 1 Jn 4, 10 et 19. Jn 15, 13. 11 Cf. Jn 15, 15. 10

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abandonnés, de ceux dont on ne parle jamais » ou : « Je suis l’ami des rejetés, des condamnés », cette amitié est plus secrète, elle ne nous glorifie pas humainement parlant, mais elle montre que dans notre cœur, nous sommes capables d’adopter profondément dans notre vie des personnes humaines, de les aimer, et par là de redonner un sens à leur propre vie. Quand il s’agit de Jésus-Christ, de Dieu, on peut dire en vérité que l’amitié qui existe entre le Christ et nous est une amitié qui réclame de nous une réponse. Cette amitié, la plus grande qui soit, nous valorise, nous agrandit ; et elle se prolonge à l’égard des plus pauvres, des plus petits, des plus abandonnés. C’est ce qu’il y a d’unique dans l’amour d’amitié avec Jésus : c’est que cette amitié est tellement forte qu’elle transforme notre cœur dans le cœur de Jésus, qui réalise une unité. La grâce imprime en nous le visage du Christ Catherine de Sienne, une grande Dominicaine, une âme de feu, savait que son amitié avec Jésus habitant en elle transformait son cœur, à tel point qu’un jour son directeur spirituel, en la voyant, a vu le Christ. C’était d’ordre charismatique. Si le Seigneur nous faisait cette même grâce, ce serait merveilleux ! Nous verrions le regard du Christ à travers tous nos amis, à travers tous les chrétiens ; et nous verrions à la fois l’unité et la variété extrême de ce regard. Car le regard du Christ sur chacun de nous est le même, et en même temps il n’est pas le même, il est très divers. Cet amour d’amitié transforme notre volonté, notre cœur humain, en nous donnant la grâce ; et il fait qu’au plus intime de nous-mêmes il y a le visage du Christ. Nous le savons dans la foi, mais nous ne le voyons pas. Personne ne le voit, cela demeure caché ; mais notre père spirituel peut, si Dieu le permet, découvrir en nous cette marque divine qui est la grâce. Au plus intime de notre cœur, il y a le visage du Christ. On pense ici au voile de Véronique. Le voile de Véronique est un charisme. Véronique avait un tel amour de Jésus, et elle ne pouvait pas l’atteindre ! Alors Jésus, voulant montrer qu’il l’aimait, a permis que tous les traits de son visage douloureux demeurent marqués sur son voile. Le véritable voile de Véronique, c’est le cœur de Marie à la Croix, et le cœur de Jean à la Croix. Notre cœur regarde Jésus crucifié, et Jésus, en nous regardant, nous donne ses traits, son visage, ses yeux, ses pleurs, ses souffrances, d’une manière beaucoup plus profonde et plus vraie que le charisme que Véronique a reçu. Le visage du Christ s’empare de notre visage d’une manière beaucoup plus profonde qu’il ne le fait pour le voile de Véronique ; parce que c’est la grâce, c’est la réalité divine elle-même, qui transforme toute notre vie, qui fait que notre vie est toute liée à Jésus. Ce lien implique, entre l’amour du Christ et notre réponse, un contact vivant qui se réalise à travers la prière. La prière, c’est cet échange très simple, très profond, très divin, entre Jésus et notre cœur et notre intelligence transformés par la grâce. Disons bien : notre intelligence, pas notre raison ; car quand nous nous mettons à raisonner, le Saint-Esprit se tait. Mais l’intelligence, dans ce qu’elle a de plus profond, est au service de l’amour, et elle garde au plus intime d’elle-même les traits du Christ crucifié, le visage du Christ glorifié. Dans la foi nous le savons, puisque la charité, étant une amitié, implique une réponse à l’amour de Jésus. C’est lui qui nous a aimés le premier, c’est lui qui nous enveloppe de son amour, c’est lui qui est plus présent à nous-mêmes que nous ne sommes présents à nous-mêmes. Jésus réalise au plus intime de nous-mêmes le fruit de sa prière au Père : « Qu’ils soient un comme nous sommes un » 12. Le Verbe de Dieu est « dans le sein du Père » 13, il ne fait qu’un avec le Père, dans

12 13

Jn 17, 22. Jn 1, 18.

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l’amour. Et Jésus veut qu’entre notre âme et son âme, entre notre cœur et son cœur, il y ait la même unité. C’est le désir du Christ, c’est le désir de l’ami, parce qu’il veut demeurer en nous 14. Comment Jésus va-t-il demeurer en moi ? Comment puis-je exprimer à Jésus la soif que j’ai, qu’il demeure en moi, et que tous les traits de son visage puissent se graver dans mon cœur ? Comment puisje être le véritable voile de Véronique par rapport au visage du Christ ? Cela dépend de moi, et de la grâce du Christ. Mais si je le désire, le Christ répond toujours à ce désir ; et donc, en dernier lieu, si j’ai soif d’être un avec le cœur du Christ, si j’ai un grand désir de vivre dans l’unité d’amour avec lui, je suis sûr que Jésus me donne la grâce de réaliser cette unité. Quelquefois, il veut qu’il y ait comme un rayonnement de cette unité au plus intime de moi-même. Je suis comme saisi intérieurement, au plus intime de moi-même, par cet amour de Jésus pour moi. Je ne vois rien, mais c’est la grâce du Ciel déjà commencée sur la terre… Les paroles de Jésus, je les reçois dans le silence : « Le Père veut des adorateurs en esprit et en vérité » 15. C’est Jésus qui me dit cela, et cette parole est présente au plus intime de mon cœur et de mon intelligence, dans ma foi, dans mon espérance et ma charité. Le Père veut ! et tout ce que le Père veut se réalise, si moi, je le veux. « Des adorateurs en esprit et en vérité » : voilà la première réponse, la réponse fondamentale que je peux donner pour montrer à mon Créateur, à mon Père, à mon Sauveur, celui qui est mort sur la Croix pour moi, que je veux cette intimité avec lui. Je veux cette unité avec lui dans l’amour. Puisqu’il veut cette unité, je la veux, je la désire, j’en ai soif ; au plus intime de mon cœur il n’y a plus que ce désir-là. Et puisque c’est le désir du Père, le désir du Christ, et le désir de chacun d’entre nous, ce désir nous met dans l’unité d’amour avec le cœur du Christ.

Qu’est-ce que l’adoration ? Cette unité d’amour se réalise donc en premier lieu dans un acte d’adoration. Le premier commandement de Dieu, et le dernier commandement de Dieu, c’est que l’amour que j’ai pour Jésus, mon Sauveur, et pour le Père, mon Créateur, que ce premier amour qui est ma première réponse à Jésus, soit aussi ma dernière réponse… L’Apocalypse, qui est le grand livre de l’adoration, nous le rappelle. Je ne peux attendre le retour du Christ, en toute vérité, que si je l’adore. Adorer Jésus, c’est reconnaître qu’il est mon Sauveur, celui qui a mis en moi tout ce qui est beau, tout ce qui est grand, tout ce qui est bon. Et je veux recevoir cet amour du Christ en plénitude ; je veux que cet amour du Christ s’empare de tous les désirs de mon cœur, qu’il s’en empare pleinement et totalement. N’oublions jamais, dans l’Apocalypse, la correction que Jésus fait à l’Eglise d’Ephèse, l’Eglise de Jean… Car nous désirons tous être l’Eglise d’Ephèse, celle qui reçoit Marie comme Mère. Quel est donc le reproche que Jésus fait à l’Eglise d’Ephèse ? C’est d’avoir perdu son premier amour 16. L’Eglise d’Ephèse est généreuse dans sa vie apostolique, elle est toute donnée dans la charité fraternelle ; mais il y a quelque chose qui blesse terriblement le cœur du Christ, c’est que l’Eglise d’Ephèse n’a plus son premier amour, elle devient tiède, et la tiédeur, pour Jésus, c’est insupportable. « Les tièdes, je les vomirai ! » est-il dit ailleurs dans l’Apocalypse17. Les tièdes, ce sont ceux qui ont perdu leur premier amour. C’est pour cela que Jésus ne veut pas que nous perdions ce premier amour, qui est l’adoration.

14

Cf. Jn 15, 4. Voir Jn 4, 23-24. 16 Ap 2, 4. 17 Cf. Ap 3, 15-16. 15

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Dans l’adoration, nous remettons tout notre cœur, toute notre volonté, tout nous-mêmes, dans l’amour de Jésus pour nous, dans ce premier amour de Jésus pour nous. Nous savons que dans le cœur du Christ, ce premier amour pour le Père est toujours en acte. Alors nous demandons à Jésus de nous prendre et de nous brûler de ce premier amour qui est le sien et qu’il désire nous donner. Nous supplions Jésus de nous faire vivre de ce premier amour. L’acte d’adoration, c’est vivre de l’adoration du cœur du Christ pour le Père. C’est dire à Jésus que nous savons que son plus grand désir est que nous adorions le Père avec lui et par lui ; que nous adorions le Père dans sa propre adoration. L’adoration nous met dans la vérité. Tout ce qui est beau et grand en nous vient de Jésus. Alors, nous voulons vivre de cet amour et nous le remercions. L’adoration, c’est nous mettre en présence de notre Sauveur, de Jésus crucifié, de Jésus qui a donné sa vie pour nous, et lui dire que nous n’avons pas d’autre désir que de le remercier de ce don d’amour. Nous nous mettons dans son amour (« Demeurez dans mon amour », nous dit-il 18) pour remercier le Père de son amour. Nous ne pouvons pas adorer le Père « en esprit et en vérité » sans l’adoration même de Jésus, puisque Jésus nous dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » 19. C’est cette adoration de son cœur pour le Père que Jésus veut mettre dans notre cœur, pour que nous puissions adorer avec lui, et que toute notre volonté se purifie et s’affermisse, et qu’elle brûle du même amour que celui qui est dans le cœur du Christ pour son Père. On adore toujours avec le cœur de Jésus. Que signifie : « en esprit et en vérité » ? « En esprit » signifie : sous le souffle de l’Esprit Saint. Le don de crainte nous fait reconnaître, en Jésus qui adore le Père, que tout acte créateur vient du Père, et que nous sommes totalement dépendants du Père, par Jésus et en lui. Nous reconnaissons que tout ce qu’il y a de grand en nous vient du Père, vient du Verbe, vient de l’Esprit Saint, de la Très Sainte Trinité qui est une : « Un seul Dieu tu adoreras » 20, ce Dieu unique, mon Créateur que j’adore et que je reconnais comme mon unique Créateur. « En vérité » signifie que l’adoration me purifie de toutes mes fautes dans l’amour du Christ et me met dans la vérité, puisque je sais que je ne suis vrai que lorsque je reconnais que tout ce qu’il y a de grand et de beau en moi vient directement du cœur du Christ. Marie est celle qui a été formée par le cœur du Christ à adorer d’une manière parfaite ; nous devons donc lui demander sans cesse de nous apprendre à adorer avec elle Jésus et le Père. CParis 20.08.97, aux J.M.J. (parue dans Lettre aux amis n° 48)

L’adoration de l’épouse Notre volonté humaine, dans ce quelle a de plus profond, est faite pour adorer Dieu ; elle n’est droite, elle n’est vraie, que quand elle adore Dieu. On oublie trop aujourd’hui que non seulement l’homme est capable d’adorer Dieu, mais que remonter jusqu’à Dieu par l’adoration est ce qu’il y a de plus fondamental dans notre intelligence et notre volonté de créature. Nous comprenons alors que la première chose que réalise en nous la charité, le don de l’Epoux, c’est justement de pouvoir y répondre en épouse. Parce que nous sommes de pauvres petites créatures, nous ne pouvons pas répondre comme le Fils bien-aimé répond au Père : le Père donne tout au Fils et le Fils donne tout au Père, parce qu’ils sont Dieu, dans l’unité ; c’est la réponse propre à Dieu. Nous qui sommes seulement des petites créatures (mais intelligentes pour Dieu, capables de l’adorer), nous ne pouvons pas répondre d’une 18

Jn 15, 9. Jn 15, 5. 20 Mt 4, 10 ; Lc 4, 8 ; Deut 6, 13 ; 10, 20 ; 13, 4, etc. 19

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réponse égale au don de l’Epoux. Notre réponse d’épouse est de reconnaître que l’amour de Jésus, l’Epoux qui est le Fils bien-aimé du Père, est un amour absolument gratuit. L’épouse répond donc dans une adoration en esprit et en vérité. C’est la réponse adéquate de l’épouse, parce qu’elle répond en assumant tout ce qu’elle est, en assumant sa propre nature toute transformée par l’amour et remontant jusqu’à Dieu. Voilà la grandeur de l’adoration : nous ne sommes épouses de Jésus que quand nous adorons en esprit et en vérité, c’est-à-dire dans une adoration qui provient de l’amour, qui est toute transformée par l’amour, et qui s’achève dans une attitude d’abandon et de remise de tout notre être — une adoration qui s’achève dans une contemplation. Une des grandes tentations du monde d’aujourd’hui, c’est d’oublier l’adoration : même les théologiens ne veulent plus en parler. Mais alors, la charité nous ferait l’égal de Jésus ? Il n’y a même plus de respect à son égard, il n’y a plus qu’une espèce de camaraderie, ce qui est insupportable, parce que Jésus est Dieu et que nous devons le regarder comme le Père nous l’a donné. Il est notre Dieu, il est notre Créateur en tant qu’il est le Fils bien-aimé du Père. Nous ne pouvons donc regarder Jésus en vérité que dans la mesure où nous reconnaissons concrètement que nous sommes une créature, autrement dit dans la mesure où nous adorons. Sans adoration, nous ne savons pas ce qu’est notre état de créature ; nous le savons peut-être spéculativement, mais nous ne le savons plus pratiquement, « expérimentalement ». Le savoir pratiquement, c’est adorer ; à ce moment-là, nous pouvons regarder Jésus. Si nous n’adorons plus, nous ne regardons plus Jésus que comme un homme, autrement dit, nous ne savons plus qui il est. Rien d’étonnant, alors, si nous ne reconnaissons plus ses paroles dans l’Ecriture. Certains en arrivent à dire que dans l’Ecriture, il y a très peu de paroles de Jésus, peut-être une seule, et que tout le reste vient de la communauté des croyants. On voit bien la dialectique qui conduit à cela : Jésus n’est plus regardé comme Dieu parce qu’il n’est plus adoré. C’est pour cela qu’il est si important de comprendre ce que Jésus dit à la Samaritaine, à cette humanité fatiguée… Jésus regarde cette humanité comme l’épouse, celle qui doit répondre à l’amour de l’Epoux ; c’est cette alliance que Jésus veut réaliser, et la réponse de l’épouse est dans l’adoration en esprit et en vérité, une adoration toute transformée par l’amour, tout entière sous le souffle de l’Esprit, où nous nous effaçons complètement en comprenant que nous ne sommes rien en face de Dieu. Nous ne sommes rien, et pourtant Dieu nous aime et nous rend capables de l’aimer. Nous ne sommes rien par nous-mêmes, nous avons tout reçu de lui ; nous le reconnaissons et nous lui demandons de nous donner toujours davantage son amour. Reconnaître ainsi notre pauvreté fondamentale creuse en nous un appel pour que Dieu nous donne de plus en plus son amour. L’adoration en esprit et en vérité, c’est donc reconnaître ce que nous sommes et adorer le Père avec l’Epoux, avec Jésus. Voilà le plus grand désir du Christ : amener au Père des adorateurs. La plus grande chose que Jésus réclame de nous, c’est de faire œuvre commune avec lui dans l’adoration à l’égard du Père. C’est pour cela qu’il se donne à nous dans le mystère de l’Eucharistie ; l’Eucharistie est en effet un mystère d’adoration qui exige donc de nous que nous apprenions auprès de Jésus ce geste qui est à la fois fondamental et ultime : l’adoration en esprit et en vérité, avec lui21. Ce qu’il y a de plus fondamental dans le cœur de Jésus, c’est bien d’adorer le Père, puisque c’est comme cela qu’il commence sa vie — l’Epître aux Hébreux nous le dit en citant le Psaume : « Tu m’as formé un corps pour faire ta volonté » 22 — et que son dernier geste — l’offrande de tout lui-même sur la Croix — est aussi une adoration, un holocauste d’amour. 21

L’Apocalypse doit nous aider à comprendre ce dialogue de Jésus avec la Samaritaine, parce qu’elle nous montre que toute la grande prière du ciel est une prière d’adoration éternelle. Quand nous adorons Dieu, nous faisons quelque chose d’éternel. Quand notre adoration est « en esprit et en vérité », nous sommes en communion profonde avec l’Eglise du ciel, par et dans le cœur du Christ. 22 He 10, 5-7 ; Ps 40, 7-9.

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Jésus demande donc à l’épouse de faire œuvre commune avec lui. Nous le comprenons bien : le propre de l’époux est d’associer l’épouse à son œuvre, pour que ce soit l’œuvre commune de l’époux et de l’épouse. Il faut qu’ils soient un dans cette même œuvre : adorer le Père en esprit et en vérité. Nous comprenons là l’unité profonde du sacerdoce du Christ et du sacerdoce royal des fidèles, parce que l’œuvre propre du Christ comme prêtre, c’est de nous prendre dans son adoration, et que l’œuvre royale de l’épouse, c’est d’adorer en esprit et en vérité, en communion avec lui. Suivre l’Agneau 2, pp. 169-171

Apprendre auprès de Marie ce qu’est l’adoration La grande manière de ne plus être un « habitant de la terre » au sens de l’Apocalypse 23, c’est-à-dire quelqu’un dont toute la vie est finalisée par des biens terrestres, des biens temporels, c’est l’adoration. Alors on peut se poser la question : étant donné le rôle de Marie auprès de nous dans l’adoration, pourquoi, lorsqu’elle visite notre terre (à Lourdes, à Fatima, Medjugorje, etc.), ne parle-t-elle pas de l’adoration ? Qu’on ne réponde pas que c’est parce que, pour nous, l’adoration n’a plus cours ; car si « pas un iota de la Loi ne doit disparaître » 24, c’est vrai avant tout de l’adoration. Jésus est venu nous apprendre l’adoration et la mener jusqu’à ses profondeurs ultimes : l’adoration en esprit et en vérité. On doit donc adorer encore plus dans la nouvelle Alliance que dans l’ancienne, parce que l’incarnation des vertus théologales se fait en premier lieu par l’adoration, et que c’est l’adoration qui nous consacre à Dieu. Par l’adoration on est reclus en Dieu ; la clôture n’est qu’un effet second de ce mystère de l’adoration qui nous fait reclus en Dieu : on est consacré à Dieu et on est entièrement sous sa protection. On se remet dans les mains du Père et on lui remet toute notre vie. C’est cela qui est merveilleux dans l’adoration : il n’y a plus de mort subite, puisqu’on peut devancer sa mort ! Il faut s’habituer à offrir tous les matins et tous les soirs sa vie à Dieu ; alors, s’il y a une mort subite (puisqu’aujourd’hui il y a beaucoup de morts subites dans des accidents), ce n’est plus une mort subite : cela a été offert d’avance. Cela, c’est très bon ; c’est l’adoration poussée jusqu’au sacrifice : on offre sa vie. « Seigneur, si tu veux que je meure aujourd’hui, c’est parfait ! » Parce que Dieu sonde les reins et les cœurs il faut dire cela en toute vérité, et donc considérer que c’est réellement parfait de mourir ce soir. Ne dites pas que vous avez encore des bœufs à acheter et une maison à construire, ou une thèse à terminer … cela n’a aucune espèce d’importance : on la terminera au Purgatoire ! Il est vrai que la Sainte Vierge, dans ses apparitions, ne parle pas de l’adoration ; elle parle de l’importance du chapelet, de la pénitence, du sacrement de réconciliation, mais elle ne mentionne pas l’adoration. A Fatima l’ange est venu, dit-on, trois années avant les apparitions de la Vierge Marie, afin d’apprendre aux enfants l’adoration. Cela, c’est très éclairant. Marie est une Mère, elle parle aux enfants de ce qu’ils peuvent tout de suite comprendre. Elle ne peut pas parler de l’adoration à des enfants : ils ne comprendraient pas. J’en ai fait l’expérience : j’ai essayé de parler de l’adoration à des enfants, mais ils ne savaient pas ce que c’est. Alors, quand on va prêcher dans les villages, il faut apprendre aux gens ce qu’est l’adoration. Qui prêche encore sur l’adoration aujourd’hui ? très peu… et sur la contemplation, encore moins. 23 24

Ap 3, 10 ; 6, 10 ; 8, 13 ; 11, 10 ; 13, 8. 14 ; 17, 8. Mt 5, 18.

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Pourquoi donc Marie n’a-t-elle pas parlé de l’adoration ? Il me semble que l’explication est la suivante : parce qu’elle s’adapte merveilleusement à ses enfants, elle leur dit de prier ; et si on prie la Vierge Marie, elle nous conduira à l’adoration. L’ange est envoyé avant, justement pour préparer, et Marie peut alors, ensuite, parler de l’amour de Dieu. Il me semble que c’est comme cela qu’il faut comprendre le silence de Marie concernant l’adoration, parce que ce n’est pas elle qui va aller contre les dix commandements de Dieu ! et qu’elle connaît la parole de Jésus (« pas un iota de la Loi ne disparaîtra »). Et elle sait que Jésus adorait, et elle a appris auprès de lui ce qu’est l’adoration dans ce qu’elle a de plus profond, de plus divin. On ne peut donc pas dire que Marie ne soit pas pour l’adoration ! Mais on peut dire qu’elle s’adapte à ses enfants : parce qu’ils ne comprendraient pas, elle leur parle leur langage. Et l’ange vient pour préparer. Comme Jean-Baptiste prépare la venue de Jésus en étant l’homme de l’adoration et de la pénitence. (…) Jean-Baptiste et Marie : voilà les deux grands éducateurs. Jean-Baptiste au désert, et Marie près de Jésus sur la Croix. On ne peut pas rester debout au pied de la Croix si on n’adore pas. C’est l’adoration qui commande le sacrifice. L’adoration en esprit et en vérité va jusqu’au bout du sacrifice ; et le sacrifice par excellence, c’est Jésus qui offre sa vie au Père, c’est Jésus qui anticipe sa mort par amour pour le Père, pour le glorifier. Et Jean assiste à ce sacrifice d’amour qui prolonge l’adoration. A la Croix Marie vit de ce sacrifice, et elle a continué à vivre le mystère de la Compassion jusqu’au moment de sa Dormition, de son Assomption. Le dernier acte de la vie de Marie sur la terre est en continuité avec le mystère de la Compassion qu’elle continue à vivre dans le mystère de l’Eucharistie. Marie vit donc l’offrande de sa vie, elle l’anticipe dans l’adoration : elle meurt mystiquement. A-t-elle connu la mort physique ou non ? je n’en sais rien, et vous non plus ; ce qui est important, c’est de comprendre qu’elle vit mystiquement, donc intérieurement dans l’amour, l’offrande de sa vie, dans le prolongement de son adoration. Et je crois que c’est cela que Jean a vécu, et que c’est cela qu’il nous permet de vivre. Il faut que nous comprenions que Marie nous fait découvrir l’importance de l’adoration en esprit et en vérité, le lien de l’adoration et du sacrifice, et par le fait même le lien de l’adoration et de la vie religieuse. Marie est le modèle de la vie religieuse ; c’est donc elle qui nous éduque dans cette vie, c’est elle qui nous fait comprendre le lien entre l’adoration et ce sacrifice non-sanglant qu’elle a vécu et qui pour nous se réalise à travers notre vie religieuse, spécialement dans l’obéissance mais aussi dans la pauvreté, gardienne de l’obéissance, et aussi dans l’esprit de virginité. Il est important pour nous de comprendre cette éducation de Marie pour que notre vie religieuse prenne toute sa force. Marthe Robin me disait qu’il fallait renouveler l’esprit de la vie religieuse ; et ce renouveau de la vie religieuse ne peut se faire que par les vertus théologales liées à la vertu de religion, liées au sacrifice, parce qu’il doit se réaliser à travers le mystère de la Compassion et le mystère de l’Assomption. Pourquoi ? Parce que le mystère de l’Assomption nous montre que la Compassion se termine dans une Dormition qui est le point de départ de la gloire. Marie est actuellement dans la gloire, mais cet état de gloire, nous devons le vivre dès ici-bas parce que notre grâce est semence de gloire 25 ; nous devons donc vivre dès ici-bas ce mystère de gloire dans notre vie religieuse, auprès de Marie qui mettra en tout une note de joie et nous permettra d’aller jusqu’au bout de la fidélité. Il y a un lien très fort et très divin entre l’adoration réalisée pleinement (grâce aux dons du Saint-Esprit) et notre vie religieuse ; de sorte que dès qu’on a un peu de peine à vivre la vie religieuse parce que c’est trop lourd, trop dur, parce que « on n’y arrive pas », il faut bien se dire que c’est normal de ne pas y arriver par nous-mêmes puisque c’est surhumain ! La vie religieuse est surhumaine : elle ne s’explique pas en 25

Cf. 1 Pe 1, 23.

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éthique religieuse, elle ne peut s’expliquer qu’en éthique chrétienne, et par Marie. Donc, quand on fait l’expérience de ses fragilités, de ses faiblesses, il faut tout de suite avoir recours à Marie en adorant avec elle. Et c’est l’adoration qui nous redonnera vigueur ; l’adoration est source d’élan et de renouveau, puisqu’on touche la source, la double source : le mystère de Dieu dans son unité et le mystère du Verbe incarné lié à notre condition humaine, le mystère de Jésus qui adore le Père pour nous et qui nous révèle toutes les dimensions de l’adoration. RCtéJo 24.09.91, n° 6

Adorer avec Marie Marie nous apprend l’adoration, et on ne peut adorer vraiment que quand c’est Marie qui nous l’apprend. Pourquoi ? Parce qu’elle est la petite créature parfaite. Jésus, dans son cœur, adore le Père en Fils bien-aimé, c’est sûr ; et l’adoration de Jésus a une intensité unique. Mais parce qu’il est le Fils de Dieu son adoration a un mode unique que je ne peux pas vivre maintenant. Je le vivrai dans le Ciel, mais sur la terre je n’en vis pas pleinement. Tandis que Marie, elle, est dans la foi, l’espérance et la charité : elle a vécu cela, et donc son adoration était dans l’obscurité de la foi, parce qu’elle est une petite créature, pure créature. On adore quand on découvre l’acte créateur de Dieu, et quand on découvre que cet acte créateur de Dieu nous est donné puisque nous sommes créés par lui. Dieu me crée, et il me crée maintenant, et à travers cet acte créateur je vis une totale pauvreté, puisque je sais que tout m’est donné gratuitement. Et c’est quand on vit gratuitement d’un don qu’on connaît la vraie pauvreté. Tant qu’on n’a pas vécu d’un don que Dieu nous a fait dans une gratuité totale, on ne sait pas ce qu’est l’esprit de pauvreté. L’esprit de pauvreté nous aide à vivre la gratuité absolue du Créateur à notre égard, à l’égard de notre vie et surtout de notre intelligence et de notre volonté, c’est-à-dire par rapport à l’amour spirituel et au souci de vérité. Et pour vivre de cette gratuité il faut vivre, dans l’adoration, de l’acte créateur de Dieu, qui est actuel. Jésus nous fait comprendre que cet acte créateur est actuel, et il nous demande de le vivre vraiment dans la foi comme quelque chose d’actuel. Quand je vis ce mystère de l’adoration avec Marie — comme un petit enfant qui le vit avec sa mère, en sachant que par lui-même il est beaucoup trop distrait —, je peux rejoindre tout de suite le geste gratuit du Créateur. C’est cela, redevenir comme un petit enfant 26 ; c’est cela, entrer dans le royaume de Dieu : c’est rejoindre directement ce geste. Pour un enfant, c’est normal… Et je crois que les contemplatives pures, qui n’ont pas d’activité apostolique, devraient faire une exception pour les petits enfants. Cela répondrait au désir de Pie X. (…) Les enfants ont soif d’oraison — il ne faut pas croire que l’oraison est réservée aux grandes personnes : non, elle est pour les tout-petits — et ils vivent de cette présence ; et vivant de cette présence ils entrent dans l’intimité avec Jésus. Il y aura de la part de ces enfants des interrogations, des moments de distractions, mais quelquefois ce ne sont pas des distractions : c’est leur manière très simple de tout donner à Dieu. Il faut que notre oraison, qui se fait avec Marie, auprès d’elle, la rejoigne au plus intime de son mystère d’adoration. Il faut que nous ayons ce désir d’adorer avec Marie, d’être avec elle des adorateurs en esprit et en vérité, et que l’amour s’enracine en nous et prenne possession de tout nous-mêmes, grâce

26

Cf. Mt 18, 3-4. Voir aussi 19, 14 ; Mc 10, 14-15 ; Lc 18, 16-17.

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à l’adoration et par l’adoration. Alors tout est donné : on offre sa vie, on la donne à Jésus crucifié pour qu’il s’empare de nous. Votre Carême sera « divin » dans la mesure où vous aurez donné du temps à l’oraison, et que vous n’aurez pas perdu ce temps en distractions, mais qu’au contraire vous l’aurez totalement donné à Jésus pour que son Esprit vienne et s’empare de vous. Cette charité, cet amour divin, on ne le voit pas, mais je sais qu’il y a un contact direct entre le cœur du Christ et mon cœur, que le cœur du Christ est plus présent, divinement, à mon cœur, que je ne suis présent, moi, à l’action directe de Dieu (du cœur de Jésus) sur moi. Il me transforme en lui, il me transfigure en lui, il me transsubstantie en lui. On peut dire cela puisque la présence substantielle de l’Eucharistie est sacramentelle, c’est-à-dire symbolique, donc ordonnée à quelque chose d’autre, mais d’un symbolisme divin, qui réalise ce qu’il signifie, tout en restant symbolique : c’est sous la forme du pain et du vin que Jésus se donne à nous, pour nous faire comprendre que sa présence est une présence de don total — puisque le pain est le serviteur par excellence qui ne garde rien pour lui, qui se donne entièrement, et le vin aussi. Jésus se donne sous cette forme et c’est symbolique, donc ordonné à quelque chose d’autre. Et saint Thomas nous dit que la présence de Jésus dans l’Eucharistie est ordonnée à la présence de Jésus dans le Corps mystique. Or le Corps mystique, c’est nous. Il faut donc comprendre cette présence inouïe que nous découvrons dans l’oraison, cette présence de Jésus qui nous prend et nous transforme. L’oraison est une action de grâces ; en continuité avec le mystère de la parole de Dieu et des sacrements, elle nous transforme dans le Christ. C’est un mystère de présence, et donc de joie. Toute présence de l’ami est une joie ; et quand l’ami est Jésus et que cette présence est une présence substantielle, c’est quelque chose d’inouï. On peut très bien vivre cela dans la foi toute nue, dans une espérance de pauvre et dans une charité où on ne ressent rien. Mais on est fidèle à l’oraison même si on ne ressent rien. Cela, c’est très important. Jésus peut quelquefois nous laisser très longtemps dans cette pauvreté ; et s’il nous y laisse longtemps, c’est pour que nous puissions agir dans la gratuité. Il se donne gratuitement, et il veut que nous nous donnions gratuitement. Quand il y a une expérience d’amour qui vient de l’Esprit Saint, une expérience très forte (qui vient du don de sagesse, du don d’intelligence), notre oraison nous met dans la joie, nous dilate ; mais tant que nous sommes sur la terre le don de nous-mêmes ne connaît pas une pureté absolue, à moins que l’Esprit Saint nous ait déjà énormément purifiés, que nous soyons arrivés à ce dont saint Jean de la Croix parle dans Vive Flamme d’amour. (…) Ce qui est merveilleux, c’est que la réalité dont parle Vive Flamme d’amour est pour nous ! C’est pour nous, cela ; c’est l’Esprit Saint qui nous le donne et c’est notre pain quotidien, dans la foi, l’espérance et la charité ; mais parce que c’est notre pain quotidien, nous oublions parfois le caractère merveilleux de ce don, la qualité de cette présence et sa force. La Vierge Marie est là pour nous le rappeler, et pour nous donner la fidélité quand l’Esprit Saint nous plonge dans l’aridité. La fidélité est facile quand on est dans la joie, elle est difficile quand viennent la Croix, la tristesse, la pauvreté. Mais la fidélité ne relève pas de la joie, elle relève de l’amour. Certains ne sont fidèles que dans la joie, parce qu’ils n’ont pas encore pénétré suffisamment dans le mystère de l’amour. La fidélité est l’amour de l’amour ; la source de toute fidélité comme de toute fécondité, c’est l’amour. Il faut demander à la Vierge Marie de nous faire entrer dans le mystère de l’oraison, dans toute sa force. C’est fait pour nous. Il ne faut pas dire : « Ce n’est pas pour moi ; je ne suis pas une âme d’oraison ». (…) La contemplation, ce n’est pas une question de tempérament : c’est un don d’amour, purement gratuit. C’est pour cela que tout chrétien est appelé à vivre de l’oraison, de la soif de contemplation. Et le temps du Carême est fait pour cela, puisque Jésus va au désert et que l’Eglise

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considère que le Carême, c’est notre désert. Jésus va au désert en premier lieu pour adorer et contempler. Notre désert à nous, c’est le cœur de Marie. Dans le cœur de Marie, qu’y a-t-il fondamentalement ? L’adoration, qui a creusé en elle la grâce de l’oraison, de la pauvreté, du dépouillement. Il faut lui demander cette grâce de l’adoration et de l’oraison. CSJo 16.02.94

Adoration et oraison Au niveau de l’analyse, il faut distinguer adoration et oraison, mais dans notre vie tout se tient. Nous n’allons pas dire : « Aujourd’hui, c’est une journée consacrée à l’adoration ; donc, pas d’oraison, pas de contemplation ». Ce serait stupide. Certes, nous avons des exercices successifs, et il y a des moments où le Saint-Esprit nous demande beaucoup d’adoration. Il nous met pour cela dans la sécheresse, au désert. C’est alors le lieu de l’adoration : on adore, on adore … il faut creuser, creuser... C’est un excellent exercice, et quelquefois, c’est fatigant ! 27 Cela exige beaucoup de bonne volonté. C’est, du reste, un excellent exercice pour acquérir de la volonté, c’est même le meilleur ; or nous avons tous besoin d’acquérir un peu de volonté. C’est ce que voulait dire sainte Thérèse quand elle demandait à ses carmélites d’être fortes, « viriles », c’est-à-dire d’être des femmes qui savent vraiment ce qu’elles veulent et qui vont jusqu’au bout de ce qu’elles veulent. Ayons donc cette volonté profonde de creuser toujours plus profondément pour que nous ne soyons jamais des lieux où il n’y a plus d’eau. « Creuser » ainsi dépend de nous. Quand l’Esprit Saint voit en nous cette bonne volonté de celui qui veut « creuser » par l’adoration, il nous donne un peu de rosée, un peu d’amour, pour que nous entrions dans ce mystère de l’intimité de l’amour, dans l’oraison : c’est Cana. C’est alors l’amour qui passe devant et qui transforme tout. Cela ne veut pas dire qu’on ne doive pas continuer à faire des actes d’amour, à exercer notre volonté. Ne pensons pas que quand l’Esprit Saint souffle, il suffit d’ouvrir toutes les voiles en disant : « Maintenant je n’ai plus qu’à me tourner les pouces, parce que le vent souffle ». Si nous faisons cela, le Saint-Esprit s’arrête, parce qu’il n’aime pas les enfants gâtés. L’éducation du Saint-Esprit ne fait jamais de nous des enfants gâtés : il ne peut pas supporter cela. Parce que les enfants gâtés considèrent que tout leur est dû. Dirons-nous que le Saint-Esprit nous est dû puisque nous sommes consacrés à Dieu ? Non, cela reste toujours gratuit et l’Esprit Saint aime notre coopération. Même si les voiles sont ouvertes, il faut ramer et dire à Dieu que nous l’aimons, que nous désirons l’aimer. Parfois le Saint-Esprit nous porte tellement que nous ne pouvons plus ramer ; il faut alors le laisser faire. Cela peut arriver ; et ce n’est pas réservé aux carmélites derrière leurs grilles, puisque nous devons vivre du même esprit (comme nous l’enseigne la petite Thérèse), et donc vivre vraiment de ce mystère d’intimité profonde avec le cœur du Christ, avec le cœur de Marie, avec le Père. A l’intérieur de l’oraison il peut y avoir des grâces de contemplation, de lumière, de présence. Saint Thomas dit que la contemplation est tout simplement une anticipation de la vision béatifique ; c’est la hâte de l’Esprit Saint qui veut que nous soyons déjà face au Père, face à Jésus. La contemplation est donc bien ce face-à-face dans l’obscurité de la foi, mais avec un amour tellement fort que la 27

Cf. SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS, Vie écrite par elle-même, ch. 11 (Œuvres complètes, Le Seuil 1985, p. 108) : « Les âmes qui commencent à s’adonner à l’oraison (…) sont celles qui tirent péniblement l’eau du puits. Elles se fatiguent, en effet, pour recueillir leurs sens habitués à se répandre au dehors ; c’est là un très grand travail ».

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présence dépasse tout ce qu’on pourrait voir. Nous le savons : quand la présence est très forte, nous n’avons plus besoin de voir. Dans la contemplation, cette présence se fait de plus en plus grande et de plus en plus forte. Suivre l’Agneau 2, pp. 116-118

Adoration, contemplation et charité fraternelle « Celui qui rejettera un seul de ces plus petits commandements… » (Mt 5, 19). Ne comprenons pas matériellement ces paroles de Jésus, comme s’il fallait absolument tout pratiquer de la même manière. Jésus ne cesse de nous montrer que l’amour est le ferment et le sel qui donnent son sens à tout le reste. Accumuler les choses matériellement ne conduit à rien de bon et ne peut que rendre tout plus obscur, alors que si l’ordre de la sagesse pénètre tous ces commandements du Seigneur et nous apprend à les observer comme Jésus nous le demande, tout prend son sens et se réalise comme lui le veut. Il y a un ordre de la sagesse, et c’est la Sagesse elle-même qui donne cet ordre et nous le fait comprendre. Le commandement qui donne leur sens à tous les autres, c’est celui de l’amour : aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout soi-même, l’aimer à partir de l’adoration. Je ne peux pas aimer Dieu de toute mon âme, de tout mon cœur, si je ne fais pas des actes d’adoration. Le temple de Dieu, c’est le lieu où on l’adore, où l’on reconnaît que Dieu est tout-puissant et qu’il est le Créateur de notre âme. Tous les jours nous devons reconnaître cela et vivre dans cette lumière-là, découvrir toujours plus profondément cette adoration qui est le fondement de tout amour. Je ne peux pas aimer vraiment Dieu si je ne l’adore pas. Et l’acte d’adoration va permettre que, jusque dans les actes de charité fraternelle, tout prenne une signification radicale, profonde. Adorer Dieu, pour le chrétien, c’est l’adorer en fils bien-aimé : c’est la différence entre l’adoration purement religieuse et l’adoration du chrétien. Nous, chrétiens, nous avons le devoir d’adorer avec Jésus ; l’adoration « en esprit et en vérité », c’est cette adoration qui se fait par le Christ. Le Christ adore son Père en Fils bien-aimé et il nous apprend à adorer le Père en fils bien-aimés du Père, avec lui ; et en fils bien-aimés du Père nous reconnaissons que nous sommes de pauvres petites créatures entièrement dépendantes de lui. Mais le Père a regardé sa petite créature avec un amour tel qu’il lui a donné son Fils pour qu’elle puisse le regarder avec amour, le regarder non seulement comme le Dieu tout-puissant mais aussi comme le Père, dans une adoration filiale qui, parce qu’elle est filiale, peut être encore plus profonde et plus radicale : elle peut atteindre en nous tout ce que nous sommes, et tout ce que nous sommes doit être offert à Dieu, donné à Dieu. Le premier commandement, c’est vraiment cela : aimer en adorant, adorer en aimant et en étant de plus en plus filial à l’égard du Père et en lui remettant et donnant tout de plus en plus. C’est par cette adoration-là que nous sommes vrais, et cette adoration doit nous conduire à une contemplation très simple, une adoration qui est le repos de l’âme en Dieu : nous reposer dans l’Esprit de Dieu et adorer. Que de plus en plus, pendant ce temps de Carême, nous ayons le courage d’adorer Dieu, de l’aimer pleinement, entièrement, de nous reposer en lui longuement, le plus longuement possible. Qu’il y ait ce repos auprès du Père pour que toutes les occupations manuelles, extérieures, tout le travail intellectuel, soient dépassés par un regard très simple de petit enfant qui se repose dans les bras de son Père, tout près de lui, en lui, par Jésus. Jésus se reposait auprès du Père de toutes ses prédications, de

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toute sa vie apostolique et, à Nazareth, de tout son travail. Le Père était le lieu de son repos, c’est là qu’il était parfaitement lui-même, Fils bien-aimé, n’ayant d’autre repos que celui-là. Il faut que nous aussi nous arrivions à nous reposer en Dieu, et que nous n’ayons pas besoin de nous reposer à l’extérieur. Se reposer en Dieu, c’est la contemplation, mais une contemplation qui doit être très simple, la respiration profonde de notre âme. Il est tout pour nous, et donc nous n’avons rien à chercher en dehors de lui ; il est celui qui nous fait comprendre ce qu’il y a de plus précieux en nous. Ce qu’il y a de plus précieux en nous, c’est de nous reposer auprès du Père comme des fils bien-aimés, comme des enfants bien-aimés qu’il regarde et qu’il aime. Et nous devons vivre sous ce regard très simple, très aimant. Se reposer en Dieu nous aide aussi à regarder ceux que nous aimons d’un amour humain et divin. L’amour de Dieu n’est jamais jaloux de l’amour humain et, en le purifiant, en enlevant tout ce qu’il peut y avoir d’accaparement, il permet à l’amour humain d’aller beaucoup plus loin. Le repos auprès du Père permet ce regard très simple sur nos frères ; et ceux que nous aimons moins humainement, nous devons les aimer, du point de vue surnaturel, plus profondément, nous devons faire un effort plus grand pour les aimer, et cet effort nous devons le faire plus souvent, pour confier à Dieu notre désir d’aimer tous ceux qu’il aime. Le Père agrandit notre regard, il nous permet d’aimer tous les hommes, puisque lui-même les aime tous, et il veut que, pendant ce temps de Carême, notre regard soit d’une extraordinaire générosité, que ce soit vraiment le regard des enfants de Dieu, le regard des fils bien-aimés qui aiment tous ceux que le Père aime et qui ne cessent de vouloir les aimer toujours plus. Demandons à l’Esprit Paraclet de souffler en nous une ardeur d’amour toujours plus grande, d’un amour qui se renouvelle tout le temps, qui n’est jamais l’amour de la veille, l’amour d’hier ou d’avanthier… Non, c’est aujourd’hui qu’on aime, c’est aujourd’hui que nous regardons le Père comme des fils bien-aimés. Demandons à l’Esprit Saint de renouveler en nous cette ardeur constante dans l’amour ; et demandons à celle qui nous est donnée comme Docteur de l’amour, sainte Thérèse, d’être là et de nous aider à avoir cet amour si simple qui rejoint l’amour de Marie. Ho 29.03.2000

Adoration et charité fraternelle Ce passage de saint Matthieu 28 nous montre comment l’esprit évangélique va plus loin que la Loi de Moïse, et combien nous devons, à l’égard de la charité fraternelle, comprendre la profondeur du regard du Christ, la profondeur de ses exigences. Nous ne pouvons pas connaître Jésus sans saisir jusqu’où va, comparativement à la Loi ancienne, l’approfondissement de l’amour dans l’ordre de la charité fraternelle. Il y a là une transformation qui va très loin, qui change l’exercice de notre charité fraternelle. L’adoration est fondamentalement la même que celle des justes de l’Ancien Testament ; cependant, notre adoration passe désormais par celle de Jésus : nous ne pouvons pas adorer le Père sans l’aide actuelle, la présence actuelle, de Jésus ; nous ne pouvons adorer le Père qu’avec lui et en lui. Il y a donc là une transformation très profonde de l’adoration du point de vue de l’amour : nous adorons comme des fils bien-aimés peuvent adorer leur Père bien-aimé. Jésus, dans son cœur d’homme, adore le Père d’une manière unique, puisqu’il est à la fois homme et Dieu, Fils bien-aimé, et nous sommes invités à adorer le Père avec lui, et par lui, et en lui ; notre adoration prend alors une profondeur toute nouvelle, et c’est à cette nouveauté, à cette profondeur, que nous devons être très attentifs. 28

Mt 5, 20-26.

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Nous devons comprendre qu’il y a là quelque chose de tout à fait nouveau, bien que notre adoration demeure toujours la même. Et surtout nous devons comprendre que, dans cette alliance avec Jésus, l’adoration est source d’une charité fraternelle toute nouvelle. Jésus adore le Père, et son adoration du Père modifie profondément ce qu’aurait été, selon la Loi, son amour pour tous les hommes (« aimer son prochain comme soi-même »), son regard sur tous les hommes. Parce qu’il est le Fils bienaimé, il aime chacun d’entre nous comme le Père lui-même l’aime (« Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés »), et donc il nous aime d’un amour bien plus profond et bien plus grand que l’amour dont, jusque-là, un homme a pu aimer un autre homme. Jésus est le premier à nous aimer de cette manière absolue, jusqu’à donner sa vie pour nous. Par là il nous montre son amour pour nous : il nous préfère à sa propre vie terrestre, il l’offre pour nous afin que nous soyons de véritables témoins du Père et que nous puissions, nous aussi, donner notre vie pour nos frères : que nous les aimions avec la qualité particulière de celui qui donne toute sa vie pour ses frères, qui les laisse tous passer devant lui parce qu’ils ont été aimés d’un amour unique, d’un amour qui ne pouvait pas aller plus loin puisque Jésus a offert sa vie et qu’il est mort pour nous. Demandons à l’Esprit Saint de graver très profondément en nous cette exigence nouvelle de charité fraternelle, pour que nous puissions regarder comme Jésus les regarde tous ceux qu’il a mis sur notre route. En Jésus, nous avons donné notre vie pour chacun de nos frères, et nous devons les regarder dans cette lumière de Jésus… Jésus désire, et veut, que nous les aimions comme lui les a aimés, comme lui s’est donné pour eux. C’est là que l’Esprit Saint doit élargir notre cœur, l’approfondir pour que notre charité fraternelle continue celle de Jésus pour chacun de nos frères. Et c’est Marie qui doit nous aider à vivre en vérité cet exercice très profond de notre charité fraternelle. Ho 21.02.97

Adoration et don de piété L’homme qui prend conscience des bienfaits reçus de Dieu désire le remercier, lui rendre grâces ; et comme ces bienfaits l’enveloppent de toutes parts, jusque dans son être le plus intime, sa reconnaissance prend un caractère tout à fait particulier qui demande à se traduire par un geste d’adoration. Par cet acte, par ce geste d’adoration, la créature reconnaît les droits absolus de Dieu sur elle. Elle veut disparaître, s’anéantir devant la « face » de son Dieu, son Créateur et son Seigneur qui est, de droit et d’une manière absolue, premier en tout. L’adoration, en donnant à la créature le sens de son néant en face de la majesté souveraine de son Créateur, lui demande de s’offrir corps et âme ; mais comme elle ne peut s’anéantir elle-même — Dieu seul ayant droit de vie et de mort sur elle —, elle sacrifie un « avoir » en signe de son anéantissement intérieur. En adorant, l’homme adore au nom de toutes les créatures, puisqu’il est seul à pouvoir le faire et qu’il est roi de tout l’univers. C’est pourquoi son adoration exige de prendre l’univers à témoin, elle demande d’être cosmique, mais aussi d’offrir toutes les œuvres que, par l’art et la technique, l’homme ajoute à la nature ; cette adoration demande donc de se réaliser sur les « hauts lieux », tous ces lieux réservés à Dieu, ceux de sa création propre ou ceux que, de ses mains, l’homme a édifiés pour rendre hommage à son Créateur. (…) Ce qui est vrai de l’adoration l’est également de la louange, de l’action de grâces, de la prière de demande. L’homme doit louer Dieu pour toutes ses merveilles et pour tout ce que sa providence lui

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accorde, et particulièrement pour toute sa sollicitude divine à l’égard de la petitesse de son être et de sa vie. La louange a donc, elle aussi, un caractère à la fois cosmique et très personnel. Cependant, nous remarquons que si l’homme se présente à Dieu de diverses manières, c’est en fonction d’un unique motif — les bienfaits reçus de Dieu —, ce qui donne à sa prière un aspect limité. C’est dans la mesure où l’homme reconnaît les bienfaits de Dieu qu’il le loue, et c’est dans la mesure où il reconnaît sa majesté souveraine de Créateur qu’il l’adore. C’est dans la mesure où il prend conscience de ses carences et de ses pauvretés qu’il demande le secours miséricordieux de Dieu ; c’est dans la mesure où il prend conscience de la gratuité des bienfaits de son Dieu qu’il le remercie et lui rend grâces. Ces connaissances restent limitées et finies. Par le fait même, si la vertu morale de religion, par son terme, touche à Dieu, et en cela possède quelque chose d’infini, elle demeure par son motif propre limitée, très inadéquate à son terme. Quant à la vertu infuse de religion, tout en étant transformée par la charité ordonnée vers la vision béatifique et l’amour personnel de Dieu-Père, elle garde dans son exercice cette limitation humaine car son motif propre est comme celui de la vertu morale de religion : les bienfaits de Dieu à notre égard, et notre état de dépendance radicale vis-à-vis de Dieu, Créateur et Père. Ce n’est que par le don de piété que cette transformation opérée par la charité peut être parfaite et modifier l’exercice même de ces vertus de religion acquise et infuse. L’amour de Dieu devient alors la mesure propre et immédiate de l’exercice de cette vertu ; c’est Dieu comme Père, considéré en luimême, que nous adorons, que nous remercions, que nous prions. Le Père est magnifié pour lui-même parce qu’il est le Père ; nous l’adorons alors parce qu’il est le souverain Bien, digne de toute adoration et de toute louange, de toute action de grâces, de toute demande. Cette adoration devient toute divine, tout intime, très aimante et filiale, puisque le Père est présent au plus intime de notre cœur et qu’il est Esprit 29. Par le fait même, cette adoration tend à se réaliser d’abord au plus intime de notre cœur, d’une manière toute cachée, secrète, silencieuse ; car l’amour, par le don de piété, y introduit ses mœurs propres, son silence, son mode secret et extatique pour que tout soit plus exclusivement livré à Dieu. On ne regarde plus en effet que Dieu en sa majesté aimante ; lui seul s’impose immédiatement comme l’absolu. Grâce au don de piété, l’homme considère avec un regard divin ses relations de dépendance à l’égard de Dieu et peut alors les exercer divinement, il pénètre beaucoup plus profondément tous les abîmes de son être et prend une conscience divine de sa petitesse et de son néant. C’est alors qu’avec le psalmiste il peut s’écrier : « Moi, stupide, je ne comprenais pas, j’étais une brute devant toi » 30 et offrir ce rien pour que l’amour soit tout. Le mystère du Christ crucifié et glorifié, 2e éd., pp. 188-191

29 Voir SAINT THOMAS, Commentaire sur l’Evangile de saint Jean, nos 611-613 : « L’adoration en esprit et en vérité est celle qui se fait dans la ferveur de l’amour et la vérité de la foi (…). L’adoration, sous la Loi, ne s’adressait pas au Père, mais au Seigneur. Nous, nous adorons en fils, dans l’amour, alors qu’eux adoraient en serviteurs, dans la crainte. Nos adoramus ut filii per amorem ». Et n° 1161, à propos de la parole du Christ « Vous ne connaissez ni moi, ni mon Père » (Jn 8, 19) : « Dans l’Ancien Testament, le Père s’est fait connaître comme Dieu tout-puissant, mais non comme Père ; c’est pourquoi ils le connaissent comme Dieu, mais non comme Père d’un Fils qui lui est consubstantiel ». 30 Ps 73, 22.

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Adoration et abandon Il y a vraiment quelque chose de très grand dans la « petite » voie [de Thérèse de l’Enfant-Jésus]. Cette voie est d’un extrême réalisme, un réalisme divin : le réalisme premier de la petite créature qui reconnaît sa dépendance totale à l’égard du Créateur, et le réalisme encore plus radical du pécheur qui appelle la miséricorde infinie de Jésus crucifié et glorifié en lui présentant toutes ses faiblesses, tous les dégâts qui sont en lui, pour que Jésus lui-même s’empare de lui. On passe là de l’adoration à cette confiance totale en la miséricorde du Christ. C’est un appel d’amour, le cri de soif du pauvre, du mendiant, de celui qui n’a rien et qui a accepté de ne rien avoir, d’avoir abîmé la robe blanche de son baptême — l’enfant prodigue 31. Nous sommes tous des enfants prodigues. Plus ou moins, mais ce « plus ou moins » n’est pas grand-chose : nous sommes tous des enfants prodigues qui viennent supplier Jésus d’être là, de les reprendre malgré leur mauvaise conduite, malgré toutes leurs bêtises. Tout cela, nous le lui offrons. L’adoration, si elle est vraiment vécue « en esprit et en vérité », implique le don de crainte (qui nous fait reconnaître notre pauvreté) et le don de sagesse, qui donne cette confiance absolue. C’est seulement dans un regard contemplatif sur le mystère de la Croix (où Jésus vit éminemment les béatitudes, et donc les sept dons du Saint-Esprit) qu’on peut vivre cet acte de total abandon, de remise totale. Encore une fois, cet abandon n’est pas du tout une passivité qui conduirait à l’attitude de l’enfant gâté ; c’est l’attitude de celui qui met tout en cause pour rejoindre la miséricorde de Jésus, comme il met tout en cause pour rejoindre l’acte créateur. Il sait que Jésus l’appelle, mais il met tout en cause pour le rejoindre, en se livrant à lui sans rien se réserver. Là on voit la différence qui existe entre cette attitude d’abandon divin — qui implique l’adoration (où l’on reconnaît que sans Dieu on n’est rien, et que sa volonté est tout pour nous) et une confiance totale en la miséricorde du Père — et l’abandon psychologique. L’abandon psychologique n’est pas une qualité, c’est au contraire un manque de détermination 32. Si on a tendance à s’y laisser aller, il faut faire tout ce qu’on peut pour en sortir, car c’est une attitude de paresse, ou de désespoir. Celui qui se laisse aller à un abandon psychologique n’a plus de vertèbres, il n’a plus d’orientation profonde dans sa vie, il subit toutes les influences du milieu dans lequel il vit et se laisse ballotter de droite et de gauche — « va comme je te pousse » — au gré du flux et du reflux de la mer ; il prend la forme de la cuillère qui le ramasse, il est comme une limace !... Voilà l’abandon psychologique, et c’est terrible. Cela peut nous arriver, si nous ne sommes pas très attentifs à être tout le temps dans une attitude de conquête divine (humaine aussi, mais divine). L’abandon divin, au contraire, est extrêmement déterminé 33, et réclame une attention constante, pour répondre à la Croix du Christ. Le Christ est pleinement victorieux, et par sa grâce nous sommes, nous aussi, pleinement victorieux. Même si nous ne voyons pas tout de suite les résultats, la victoire du Christ est là, présente, ce qui exige de nous une très grande détermination. Nous remettons tout à Dieu, 31

Voir Lc 15, 11-32. Il ne faut pas confondre abandon psychologique et abandon divin. L’abandon psychologique n’est pas une qualité : on prend la forme de la cuillère qui nous reçoit… L’abandon divin est au contraire une détermination profonde de ne vouloir que ce que Dieu veut, de ne vouloir que la volonté du Père. Il ne faut pas confondre la petitesse psychologique (le retour au berceau, le « complexe océanique », comme disent les psychanalystes) et la petitesse évangélique, qui est la volonté de toujours laisser passer devant nous Jésus, la volonté de Dieu. La passivité psychologique, qui est liée à l’imaginaire, c’est un ronron intérieur. Tandis que la passivité divine, c’est l’Esprit Saint qui nous saisit et nous prend… (CPJo 15.10.86) 33 Rien n’est plus déterminé que l’amour : « L’amour est fort comme la mort, la passion inflexible comme le Shéol » (Cant 8, 6). 32

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notre Créateur, en l’adorant et en le remerciant de tout ce qu’il nous a donné, et nous sommes déterminés à tout remettre entre les mains de Jésus, entre ses bras qui sont notre ascenseur. La petite voie de Thérèse, cette voie d’amour qui, dans l’acte d’offrande à l’Amour miséricordieux, conduit à un abandon total, est « une petite voie bien droite » 34, comme elle le dit, et donc une voie bien déterminée ; et c’est une voie qui est pour les tout-petits, pour ceux qui acceptent de n’être rien afin d’aller le plus loin possible dans l’unité avec la volonté du Père. L’Acte d’offrande, pp. 111-113

* Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus nous apporte le remède le plus efficace contre l’angoisse : l’adoration qui conduit à l’abandon. Elle a très peu parlé de l’adoration, mais tout ce qu’elle dit de l’abandon et de la pauvreté prouve (nous l’avons vu) qu’elle vivait de l’adoration. Là elle doit nous aider beaucoup. La pauvreté de la créature, c’est d’être néant avant d’être, comme dit Catherine de Sienne 35 ; cela, Thérèse en a un sens aigu, et c’est pourquoi elle parle sans cesse de son « petit néant ». Voilà la réponse à la « néantisation » de Sartre. Pour lui, « l’idée de Dieu est contradictoire et nous nous perdons en vain » 36. Car « si Dieu n’existe pas (…) l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher » 37. « Nous sommes seuls, sans excuses. (…) l’homme est condamné à être libre » 38. « J’émerge seul et dans l’angoisse en face du projet unique et premier qui constitue mon être, toutes les barrières, tous les garde-fous s’écroulent, néantisés par la conscience de ma liberté : je n’ai ni ne puis avoir recours à aucune valeur contre le fait que c’est moi qui maintiens à l’être les valeurs ; rien ne peut m’assurer contre moi-même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j’ai à réaliser le sens du monde et de mon essence : j’en décide, seul, injustifiable et sans excuse » 39. La seule issue pour sortir de cette solitude et de cette angoisse, c’est de comprendre que tout nous a été donné dans la gratuité de l’acte créateur, et de saisir que notre esprit est dans cette dépendance absolue à l’égard de Dieu. La pauvreté permet l’adoration et elle est au cœur de l’adoration. Pour adorer vraiment, il faut reconnaître que par soi-même on n’est rien, et le reconnaître avec amour, avec joie. Le pauvre est joyeux de tout recevoir, de ne rien avoir, d’être pauvre au point d’avoir tout reçu — c’est la pauvreté de la créature. L’adoration est la réponse à donner au monde contemporain qui est tellement saisi par l’angoisse. On voit cela quand on essaie de comprendre un peu la pensée philosophique d’aujourd’hui, qui a beaucoup d’influence et qui, de fait, est bien l’écho de ce monde, parce que les philosophes d’aujourd’hui sont presque plus poètes que philosophes. Ainsi Heidegger, tout en voulant être philosophe, est très poète. Pour lui l’angoisse est première, et c’est à partir de là que le philosophe découvre l’être. Ce n’est pas vrai, mais il y a tout de même là quelque chose de juste, comme toujours. Comment répondre à cela ? La philosophie contemporaine, parce qu’elle est un peu menée par le Prince de ce monde, est très intelligente. Ne disons pas que c’est de la bêtise ; c’est très intelligent, mais d’une intelligence logique, dialectique, qui laisse le pauvre être humain dans une impasse. Heidegger est une 34

Ms C 2 v°, p. 237 ; voir aussi Ms A 48 v°, p. 148. « Dans la connaissance de toi tu t’humilieras en voyant que tu ne peux être par toi-même, et ton être, tu le connaîtras par moi, qui vous ai aimés avant que vous ne soyez. » (Le Dialogue IV, p. 11). 36 L’être et le néant, Gallimard 1992, p. 678. 37 L’existentialisme est un humanisme, Nagel 1966, p. 36. 38 Op. cit., p. 37. 39 L’être et le néant, p. 75. 35

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impasse terrible, et ceux qui préfèrent la sincérité à la vérité tombent dans cette impasse. C’est ce qui explique l’angoisse de beaucoup. La plupart n’ont jamais lu ces philosophes, mais la culture d’aujourd’hui est marquée par ces positions philosophiques auxquelles il est difficile de répondre car elles ne sont plus uniquement philosophiques ; ce sont presque des nostalgies mystiques, et souvent des mystiques naturelles qui ne sont pas vraies. Devant cette angoisse généralisée, il n’y a qu’une seule réponse : l’adoration, celle que Marie a vécue, celle que Thérèse a vécue et qui nous est donnée. La créature, en adorant, accepte d’être non-être avant d’être, mais à l’intérieur de l’amour. C’est tout ce qu’a oublié Heidegger. C’est là qu’on décèle la fausse mystique ; car la fausse mystique, c’est l’intelligence qui passe avant l’amour, c’est une intelligence coupée de l’amour. La vraie mystique, celle qui vient de l’Esprit Saint, est toujours à l’intérieur de l’amour. Et à l’intérieur de l’amour le regard peut aller beaucoup plus loin, si nous acceptons que notre regard soit un regard de créature, et donc si nous acceptons nos limites, à commencer par cette limite fondamentale qui est d’être limité dans notre être, d’être non-être dans notre être, et si nous reconnaissons que Dieu peut faire de nous ce qu’il veut 40. La créature, quand elle se reconnaît créature et aime être créature — ce qui ne peut se faire que si elle est pauvre —, est dans la joie d’être dans les mains du Créateur ; elle est comme la petite balle de Thérèse, ou la goutte d’eau dans l’océan 41, ou, mieux encore, comme le tout petit enfant dans les bras de son père. Comme le disait un Père de l’Eglise, Dieu nous porte incessamment, comme une mère qui ne peut pas déposer son fardeau. Nous sommes toujours, à l’égard de Dieu, dans cette vulnérabilité du petit enfant ou même de l’embryon. A chaque instant, à chaque seconde, nous sommes, au plus intime de nous-mêmes, dans notre être même, portés, entièrement portés ; pour reprendre une expression de saint Thomas, nous « ne faisons pas nombre » avec Dieu. Voilà la seule réponse à l’angoisse : c’est de savoir que l’amour est premier, et que dans l’amour s’inscrit cette pauvreté de la créature qui accepte d’être totalement dépendante, radicalement dépendante, toute relative. En tant que créatures nous sommes totalement relatifs à Dieu dans notre être même, et donc totalement dépendants de lui. En dehors de Dieu il n’y a rien ; la créature ne se définit que par Dieu. La révolte fondamentale est bien celle-là : on n’accepte plus d’être radicalement dépendant de Dieu. La pauvreté de la créature, que Thérèse a vécue si profondément dans l’adoration, la vie monastique doit la vivre pour tous ceux qui la refuse. Mais ce n’est pas réservé à la vie monastique. Tout chrétien fervent, tout chrétien qui veut recevoir ce que Thérèse désire tellement nous donner, devrait à sa suite vivre de cette pauvreté, c’est-à-dire cette vérité de la créature, pour tous les philosophes d’aujourd’hui qui ne la vivent plus, pour toute la pensée moderne et même pour les théologiens, puisque les théologiens d’aujourd’hui n’aiment plus parler de la Création. Ils en ont peur parce qu’elle les empêcherait d’être en communion avec la pensée actuelle et que c’est bien souvent ce qu’ils cherchent avant tout. Or ils savent que c’est là qu’il y a rupture, parce que du côté de la philosophie contemporaine l’amour n’est plus premier. Il faut demander à Thérèse de nous redonner cette sorte de naïveté divine dans la pauvreté. Un vrai pauvre est toujours naïf, parce qu’il sait qu’il ne sait pas. C’est cela, la vraie naïveté : être celui qui doit toujours tout apprendre, et toujours aller plus loin, et qui sait que dans les mains de Dieu, tout est à découvrir à chaque instant. Il faut demander à la Vierge Marie et à Thérèse de nous donner leur regard 40

C’est ce que saint Thomas appelle la « puissance obédientielle » (cf. Somme théol., III, q. 11, a. 1, c.) qui n’est pas du tout périmée. Qu’est-ce que la puissance obédientielle ? C’est ce qui, dans la créature, permet à Dieu de faire d’elle ce qu’il veut (III Sent. dist. 2, q. 1, a. 1, 3), conformément à l’ordre de sa sagesse » (dist. 1, q. 1, a. 3). 41 Thérèse emploie cette image au niveau de la grâce, et donc de l’adoration chrétienne (voir Œuvres complètes, Ms A 35 r°, p. 125 ; Ms C 34 r°, p. 281 et 35 r°, p. 282), mais on peut déjà l’employer au niveau métaphysique, au niveau de l’être. Thérèse parlera aussi de « l’océan de paix » que donne l’abandon, fruit de l’amour : voir PN 52, 6, p. 746.

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sur leur néant de créature, et leur joie d’être entre les mains de Dieu comme le bois qu’il peut transformer comme il veut. Le mystère de l’Eucharistie est là pour nous faire comprendre, par la transsubstantiation, combien il faut laisser Dieu nous transformer comme il transforme le pain. C’est ce que Thérèse, finalement, demandait à Jésus. Ces deux grandes analogies du bois et du pain nous aident à comprendre ce qu’est la « puissance obédientielle » : être entre les mains de Dieu comme entre les mains de cet artiste divin qui nous façonne, et être entre les mains du Christ, du sacerdoce du Christ, comme le pain, pour que le mystère de la transsubstantiation se réalise entre nous et lui. Pour cela, il faut la pauvreté : ne jamais avoir d’idée préconçue. Si nous avons une idée préconçue nous remplaçons l’artiste divin, nous n’acceptons pas de laisser Dieu passer devant et de nous abandonner à lui totalement. Quand on se sent un peu angoissé, il faut tout de suite faire un acte d’adoration, parce qu’un acte d’adoration lié à un autre acte d’adoration nous fait peu à peu entrer dans l’abandon divin. Car chaque fois que nous adorons le Père « en esprit et en vérité », nous ouvrons notre cœur à sa miséricorde ; nous lui permettons de nous prendre dans son intimité de Père, et nous permettons à sa miséricorde de s’exercer pleinement. Là on rejoint bien l’offrande de Thérèse à l’Amour miséricordieux. L’abandon, c’est se remettre entièrement entre les mains de Jésus, entre les mains du Père, pour recevoir de lui la lumière et la force, en sachant que, à chaque instant, la grâce de Dieu nous suffit 42 pour bien agir et nous donne, comme le dit Thérèse, un regard d’aigle et un cœur d’aigle 43. Le regard de l’aigle nous est donné chaque fois que nous demandons à Dieu de nous éclairer pour savoir ce que nous devons faire dans les situations les plus complexes et les responsabilités les plus difficiles. L’adoration, c’est un grand appel vers Dieu : on lui offre tout, on lui donne tout, on lui dit qu’on est à lui, qu’on lui appartient totalement, et on lui demande de nous donner la lumière nécessaire pour continuer notre route, en sachant que si on est entre ses mains il n’y a pas de danger. On fait ce qu’on peut pour découvrir la vérité, et plus on le fait plus on est sûr que la grâce de Dieu nous sera donnée, comme à Thérèse : « Jésus, éclaire-moi, tu le sais, je cherche la vérité… » 44. C’est cela qui enlève toute angoisse, tout trouble, et qui nous met dans la paix. La petite Thérèse est une âme extrêmement pacifique. Il n’y a peut-être pas beaucoup de saints qui mettent en nous une paix aussi profonde 45, si nous le lui demandons ; c’est vraiment sa grâce. N’a-t-elle pas désiré semer la paix 46 ? Dans notre monde tourmenté elle vient dire à qui veut bien l’écouter : « Si je pouvais te communiquer la paix ! ». Le désir de communiquer la paix qu’elle exprimait à Céline, ne l’a-t-elle pas encore, et davantage, pour tous

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« Ma grâce te suffit ; car la puissance se parfait dans la faiblesse » (2 Co 12, 9). Cf. Ms B 4 v°, p. 229. 44 Ibid. 45 Là encore, comme pour l’abandon, cette paix n’est pas d’ordre psychologique, elle n’est pas liée à une joie sentie (LT 87, p. 387 ; cf. LT 85, p. 384). Quand Mère Agnès lui demande comment elle a fait « pour arriver à cette paix inaltérable » qui est son partage (CJ 3.8.1, p. 1074), « cette paix intime » qui ne l’a pas abandonnée « au milieu des plus grandes épreuves » (Ms A 69 v°, p. 186), Thérèse répond simplement : « Je me suis oubliée et j’ai tâché de ne me rechercher en rien » (CJ 3.8.1, p. 1074). Et encore : « On éprouve une si grande paix d’être absolument pauvre, de ne compter que sur le bon Dieu » (CJ 6.8.4, p. 1081). Cette paix, fruit de la victoire de l’amour à travers le sacrifice (cf. Ms C 31 r°, p. 276) et « au milieu de la tempête » (CJ 18.4.1, p. 992), c’est la béatitude des pacifiques, fruit du don de sagesse. Voilà pourquoi, son cœur étant « plein de la volonté du bon Dieu », Thérèse, au plus profond d’elle-même, reste toujours « dans une paix profonde que rien ne peut troubler » (CJ 14.7.9, p. 1044). Cette grâce, elle l’avait demandée le jour de sa profession : « Que les choses de la terre ne puissent jamais troubler mon âme, que rien ne trouble ma paix, Jésus, je ne te demande que la paix, et aussi l’amour, l’amour infini sans autre limite que toi, l’amour qui ne soit plus moi mais toi mon Jésus. » (Pri 2 [Billet de Profession], p. 957). La bienheureuse Elisabeth de la Trinité reprendra cette demande dans sa grande prière à la Trinité : « Que rien ne puisse troubler ma paix ni me faire sortir de vous, ô mon Immuable... » (NI 15, Œuvres complètes [Cerf DDB] 1991, p. 907) ; et Marthe Robin dans sa prière à la Sainte Vierge (« O Mère bien-aimée... ») : « que rien ne puisse jamais troubler notre paix ni nous faire sortir de la pensée de Dieu... » 46 Cf. PN 17, 8, p. 668 : « Vivre d’Amour, c’est naviguer sans cesse / Semant la paix, la joie dans tous les cœurs… » 43

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ceux qui souffrent dans notre monde tourmenté ? « Ah !… si je pouvais te communiquer la paix que Jésus a mise dans mon âme au plus fort de mes larmes, c’est ce que je Lui demande pour toi… » 47. CSRi 4.03.93

Adoration et angoisse La seule manière de lutter contre l’angoisse, c’est l’adoration. Aujourd’hui où l’angoisse étreint le monde et saisit, en particulier, quantité de jeunes, il faut bien comprendre qu’on ne peut lutter contre l’angoisse qu’en faisant des actes d’adoration. Celui qui est angoissé dira sans doute qu’il ne peut plus en faire ; mais il faut tout de même essayer, pour tâcher de retrouver le roc. Celui qui est angoissé s’enfonce dans du sable mouvant. C’est ce qu’il y a de terrible dans l’angoisse : plus on remue, plus on s’enlise ; on est alors complètement inhibé, ne sachant plus avancer. Il faut donc redécouvrir le roc pour pouvoir rebondir. L’adoration permet cela, puisque nous nous appuyons alors sur ce roc qu’est le cœur de Jésus. C’est avec lui, cachés comme la colombe au creux du rocher 48, que nous faisons cet acte d’amour. La réponse de l’épouse, nous l’avons vu, c’est d’adorer avec l’Epoux, avec Jésus ; mais c’est aussi d’adorer Jésus, le Fils bien-aimé. Nous adorons le Père avec Jésus et, de ce fait, nous regardons Jésus dans la lumière du Père. Le Père n’adore pas, mais il aime le Fils, et il nous fait comprendre que notre amour pour Jésus demande d’adorer l’Epoux. Nous pouvons adorer Jésus comme Epoux, et nous devons le faire, surtout dans l’Eucharistie. Aujourd’hui, on entend parfois dire qu’il ne faut plus adorer Jésus dans l’Eucharistie. Si, il faut maintenir cette adoration — c’est le Père qui nous le demande —, parce que le Pain que le Père nous donne 49 est divin, il est notre Dieu. Nous adorons donc Jésus dans l’Eucharistie, et nous l’adorons dans sa gloire éternelle. Notre adoration a ainsi deux aspects : nous adorons le Père avec Jésus — et là, nous sommes éduqués par l’Epoux ; et quand l’épouse adore le Père avec l’Epoux, le Père lui fait comprendre comment adorer Jésus. Suivre l’Agneau 2, p. 175

L’adoration nous libère Le démon peut arrêter l’adoration en nous faisant croire (imaginativement) que puisque Dieu est Esprit, il n’a pas du tout besoin que notre corps reconnaisse qu’il est Dieu. « Dieu est Esprit », Jésus l’a dit, « et ceux qui adorent doivent adorer en esprit et en vérité » (Jn 4, 24). En esprit et en vérité : il y a les deux ; en esprit, oui, d’abord, car l’adoration est le fruit de l’amour. Et en vérité : là, c’est notre âme 47

LT 120, p. 425. La liturgie du Carmel applique à Thérèse la première partie d’un verset d’Isaïe (66, 12) — « Voici que je vais faire couler vers elle la paix comme un fleuve… » dont elle ne cite explicitement que la seconde : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai… » (Ms C 3 r°, p. 238 ; LT 196, p. 550). Elle dit toutefois que le matin de sa profession, après « l’angoisse » qui avait étreint son âme la veille au soir (voir Ms A 76 v°, p. 198), elle fut « inondée d’un fleuve de paix », « cette paix “ surpassant tout sentiment ” » dont parle saint Paul (loc. cit., p. 199 ; cf. Phi 4, 7). 48 Cf. Cant 2, 14 : « Ma colombe, cachée aux creux des rochers, en des retraites escarpées, montre-moi ton visage, faismoi entendre ta voix ; car ta voix est douce et charmant ton visage ». 49 Cf. Jn 6, 32-33.

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liée à notre corps, c’est tout nous-même. Nous ne sommes vrais, quant à notre âme qui est liée à notre corps, que dans l’adoration. Si on n’adorait que d’une manière purement intérieure, ce ne serait pas entièrement vrai. Il faut que nous soyons entièrement livrés à Dieu dans l’adoration. (…) L’adoration éduque notre volonté et elle est gardienne du premier amour. Par l’adoration Dieu reste toujours pour nous le Premier aimé. Quand nous adorons en hommes religieux, nous reconnaissons que Dieu est Créateur. Et quand nous adorons sous le souffle de l’Esprit Saint, nous adorons avec Jésus, qui est celui qui adore pour nous apprendre à adorer. Et Marie, qui a appris auprès de Jésus l’adoration en esprit et en vérité, nous l’apprend. L’acte d’adoration se saisit de toutes nos passions, de toute notre sensibilité, de toute notre imagination, pour que toutes ces agitations intérieures (ces tempêtes de lac) s’apaisent. Faire des actes d’adoration — « Seigneur, je veux vous adorer » — nous donne progressivement, non pas le vide intérieur mais la paix intérieure, parce que tout s’ordonne en étant rattaché au bon plaisir de Dieu. Quand on a de la peine à s’endormir et que le démon agite notre imagination, la seule réponse adéquate est : « J’ai compris ! » et on se met à genoux, et on adore, et tout se calme. Pas dès le premier acte d’adoration, parce qu’il est encore un peu superficiel ; mais on en fait un deuxième, un troisième, un quatrième… et tout s’apaise. Et on fait cela avec Marie. C’est très important, de comprendre que l’adoration incarne profondément en nous les vertus théologales et nous permet de remonter vers le Père en offrant tout notre corps, tout notre psychisme. Il faut offrir notre psychisme à Dieu. Si nous n’offrons jamais notre imaginaire à Dieu, comment voulezvous qu’il se sanctifie ? Il faut qu’il soit offert à Dieu par Marie et, pour cela, que nous le donnions à Marie comme nous lui donnons notre corps. Marie peut exercer sur ce conditionnement un pouvoir royal, puisque son propre corps est glorifié. (…) L’adoration nous permet de recevoir toutes les volontés du Père sur nous. Car adorer, c’est laisser Dieu passer devant nous parce qu’il est Dieu, parce qu’il est le Créateur. Alors on accepte tout ce qu’il nous demande. En nous pacifiant dans l’amour, l’adoration nous permet de recevoir la volonté du Père. Les tempéraments ardents et qui ont un très grand sens de leur autonomie (à cause de leur intelligence) ne peuvent vraiment obéir que s’ils adorent. Autrement ils ne peuvent pas, c’est trop difficile. Surtout dans le monde d’aujourd’hui, où psychologiquement on exalte indûment l’autonomie, en faisant croire (imaginativement) qu’il faut à tout prix chercher l’autonomie parfaite, ce qui n’est pas vrai, car on confond dépendance et aliénation. En réalité, dépendre des réalités qui sont inférieures à nous, cela nous aliène ; alors que dépendre des réalités qui sont supérieures à nous, cela nous libère. Il ne faut jamais oublier cela aujourd’hui, où on fait constamment cette confusion du point de vue psychologique, comme si, pour être parfaitement autonome, il fallait supprimer toute dépendance. « Dans la mesure où vous dépendez, dit-on, vous n’êtes plus autonome. » Non ! il y a des dépendances qui nous libèrent. Ainsi, du point de vue intellectuel, avoir un maître n’est pas une aliénation, c’est une libération. Si on prend un maître, on prend normalement quelqu’un qui est plus âgé que nous, qui connaît mieux que nous ce qu’il enseigne, qui l’a bien assimilé, et donc qui nous libère. Alors qu’aujourd’hui on veut se libérer d’un maître sous prétexte qu’être autodidacte est ce qu’il y a de plus parfait. Mais non ! Vouloir être autodidacte, c’est le propre d’une humanité en régression, une humanité d’orphelins, parce qu’il n’y a plus de paternité et plus de maîtres. Là on voit comment l’adoration, dans ce qu’elle a de fondamental, nous fait aimer la dépendance à l’égard du Créateur : on est heureux de dépendre de lui, d’être dans ses mains ; on l’aime en tant qu’il est notre Créateur, celui qui nous donne tout parce qu’il nous aime le premier, parce que son acte créateur s’est réalisé dans l’amour. Alors on redécouvre cette Source première, et cela nous libère complètement, cela enlève en nous tous les « nœuds », et on se remet entre ses mains. L’adoration

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implique donc notre intelligence, pour reconnaître cela et pour le vivre, et pour un chrétien elle implique la foi : on se remet entre les mains du Père, du Verbe de Dieu et de l’Esprit Saint (les trois sont notre Créateur sous un aspect particulier, dans l’unité). L’adoration nous libère et nous agrandit : elle est source de croissance. L’adoration, en étant source d’une obéissance véritable, fait grandir notre espérance parce que nous nous appuyons sur la volonté du Père comme sur le roc, sur la lumière du Verbe, sur l’amour de l’Esprit Saint. Par là elle nous libère de nous-même et elle permet cette croissance. Si on saisissait bien la grandeur de l’adoration, on comprendrait pourquoi, lorsque Dieu a voulu éduquer son peuple, il a tout de suite demandé l’adoration. L’éducation religieuse et l’éducation chrétienne commencent par l’adoration. A l’Annonciation Marie adore et à la Croix elle adore encore plus profondément, et jusqu’à la fin de sa vie elle n’a cessé d’adorer en vivant le mystère de la Compassion. Et dans la gloire, Marie vit cette adoration, c’est-à-dire qu’elle offre tout son être, toute sa personne, tout elle-même en union avec l’adoration de Jésus : elle est celle qui adore en esprit et en vérité, actuellement, dans l’éternité, et cette adoration a un mode glorieux. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire tout simplement que dans cette adoration l’amour est totalement victorieux, et donc que c’est une adoration qui prend tout son être ; dans un état de remise totale entre les mains du Père et de Jésus, toute sa sensibilité, tout son corps glorifié, sont ordonnés à cette adoration et la manifestent. Or le mystère de l’Assomption est pour nous ; et nous devons essayer de vivre le plus possible, dans cette lumière de l’Assomption, de l’adoration de Marie dans son mystère de Compassion. Le mystère de l’Assomption de Marie vient confirmer, par le point de vue de la gloire, combien l’amour divin est victorieux de notre nature humaine, c’est-à-dire de notre âme informant un corps ; combien l’amour divin est victorieux de tout ce qui est en nous comme petites créatures de Dieu, puisque ce feu d’amour s’empare de tout, brûle tout sans le consumer 50. En adorant on brûle tout, et tout demeure, purifié de l’intérieur. Quand vous adorez votre sensibilité est purifiée, vos passions sont purifiées, votre imagination est purifiée… Et c’est Marie qui, dans son mystère de gloire, en tant que Mère, vous offre ; elle adore pour que vous adoriez, pour que nous adorions, et nous sommes liés à son adoration. Cela aide beaucoup, car cela nous donne un « milieu » divin dont nous avons besoin, puisque l’adoration est un acte qui dans le monde d’aujourd’hui est laborieux et difficile. Au noviciat on apprend à adorer, et on adore avec Marie dans son mystère d’Assomption ; c’est ce que saint Jean nous demande. Si vous ne l’avez pas encore fait, il est encore temps de le faire ; faites-le, et vous verrez combien l’adoration nous libère de nous-même. Pas du tout en faisant abstraction de la lutte, de notre comportement, mais en nous donnant une très grande lucidité sur cette lutte dans laquelle on est engagé, pour adorer alors que tout va en sens inverse. Cela, c’est l’œuvre première de Marie sur nous, et comme c’est une œuvre première, elle est fondamentale ; ce n’est pas elle qui finalise, mais elle donne un sens à notre vie, parce qu’elle nous fait remonter à la source : Dieu est présent, le Créateur est présent, il est aimé. Et comme cette adoration se fait avec Jésus, en Marie, ce n’est pas seulement le Créateur qu’on regarde, c’est le Père, c’est le Fils, c’est l’Esprit Saint, qui, tous les trois, ont voulu nous donner leur amour et nous attirer pour que nous soyons tout à eux. C’est Jésus qui, ayant pris Marie tout près de lui dans le mystère de la Croix glorieuse, veut nous rendre aussi tout proches pour que nous vivions du même mystère. Par l’adoration il y a une proximité inouïe, puisque déjà par l’acte créateur de Dieu on est entièrement porté par Dieu — ce qu’on appelle la « présence d’immensité ». Par cette présence d’immensité, on est porté de l’intérieur, substantiellement, de sorte qu’il y a sur nous comme une imprégnation de l’acte créateur de Dieu, de son amour et de sa lumière. Amour et lumière se retrouvent 50

Cf. Ex 3, 2.

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là et nous entrons dans cet acte d’adoration en reconnaissant que nous sommes dans les mains de Dieu et que tout vient de lui et que tout doit retourner vers lui, et que tout ce qui nous intéresse intéresse Dieu, puisqu’il est notre Créateur et notre Père. Alors on n’a plus peur d’avouer à Dieu des désirs qui nous semblent impossibles : il les purifie. Tous nos désirs, on les lui confie, on les lui donne et on lui demande de les purifier radicalement à travers l’adoration. Au-delà (si l’on ose dire) de la présence d’immensité il y a pour nous dans l’adoration en esprit et en vérité une proximité extraordinaire avec la Très Sainte Trinité. Demandons à l’Esprit Saint et à la Vierge Marie de nous apprendre cette véritable adoration. Demandons à saint Jean de mettre dans notre cœur ces paroles de Jésus : « Le Père veut des adorateurs en esprit et en vérité », et que nous comprenions ces paroles non pas d’une manière extérieure mais intérieure. C’est pour nous, pour que nous soyons les premiers témoins de sa création. RCtéJo 23.09.91, n° 4

Adoration et obéissance Il y a un autre point sur lequel il faut revenir, parce que c’est un aspect très important, un des grands lieux de l’Evangile de Jean : Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. C’est la première fois qu’est employé le mot fñãïí, l’œuvre. Toute l’activité du Christ est d’accomplir l’œuvre du Père, jusqu’à la Croix qui est par excellence l’œuvre du Père ; et pour nous, faire, avec Jésus et en lui, l’œuvre du Père, l’opus Dei, c’est adorer. L’œuvre de Dieu n’est donc pas quelque chose d’extérieur : elle nous prend dans ce qu’il y a de plus vital en nous. Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. L’adoration, qui nous met dans une attitude de docilité foncière à l’égard du Père, nous permet d’accomplir son œuvre. Elle s’achève dans notre travail, qu’elle transforme. Toute notre activité humaine, toute notre activité artistique, peut être transformée par l’adoration, parce que celle-ci est quelque chose de tellement radical qu’elle peut tout prendre : cela saisit vraiment ce qu’il y a de plus fondamental dans notre âme, lorsque nous nous remettons entre les mains du Père. Nous sommes sortis de lui et nous retournons vers lui. Nous reconnaissons que notre corps a été façonné par le Père et que notre âme provient de son souffle d’amour. Nous nous remettons donc totalement entre ses mains. Jésus fait comprendre ici aux Apôtres que l’accomplissement de la volonté du Père est sa nourriture. C’est donc ce qui le fortifie. La nourriture est là pour réparer nos forces et nous fortifier. Notre nourriture consiste à être en contact avec la volonté du Père et à faire que cette volonté passe à travers nous : Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. C’est donc la volonté du Père qui passe, à travers l’Epoux, dans le cœur de l’épouse, pour qu’elle fasse la même œuvre que lui. Puis Jésus souligne la hâte de son cœur de Fils voulant accomplir la volonté du Père, parce que l’obéissance que le Père réclame de lui — et donc aussi de nous — est une obéissance filiale, une obéissance d’amour. Le propre de l’obéissance d’amour, à la différence de l’obéissance légale ou même morale, c’est qu’elle implique une hâte. Nous voulons aller le plus loin possible dans l’exécution de la volonté de celui que nous aimons. Nous voulons nous y précipiter, parce que nous sommes attirés et que nous savons que c’est par là que notre amour se fortifiera et s’incarnera. C’est par là que l’amour prendra toute sa vérité ; car l’amour, dans les désirs, n’est qu’un germe, un appel, il n’est pas encore

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totalement vrai. Il n’est parfaitement vrai que dans l’obéissance : Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé. (…) Jésus est mort dans l’obéissance. Comme le souligne l’Epître aux Philippiens 51, c’est par l’obéissance que se réalise l’holocauste de la Croix. C’est par l’obéissance que Jésus accomplit l’œuvre que le Père lui demande de faire ; c’est cela qu’il regarde avant tout. Le mystère de la Croix du Christ est un mystère d’obéissance, et chaque fois que nous obéissons nous sommes reliés à cette obéissance de la Croix : nous faisons l’œuvre du Fils, en épouse. Nous continuons l’œuvre du Fils : « Comme le Père m’a envoyé, je vous envoie »52. Toute notre vie consiste à découvrir cette volonté de Dieu sur nous pour obéir pleinement, et obéir dans l’amour. Il faut donc bien saisir tout ce que l’eau vive doit réaliser en nous : premièrement l’adoration — c’est elle qui est la première obéissance —, et deuxièmement l’œuvre dans cette adoration — l’obéissance —, pour que cette adoration devienne un holocauste. En effet notre adoration, qui est premièrement intérieure, se prolonge et s’incarne grâce à notre travail et, par là, elle devient un holocauste. Qu’est-ce que l’holocauste ? c’est lorsque l’adoration prend possession de tout l’être du Christ, de tout son corps, de toutes ses forces, et que toutes ses énergies sont saisies par la volonté du Père. Pour nous, l’holocauste consiste à réaliser pleinement la volonté du Père dans le service qu’il nous demande, dans le travail qu’il nous demande d’accomplir. Cela devient un holocauste d’amour dans la mesure où ce travail est le prolongement de notre adoration, elle-même fruit de l’eau vive — autrement dit : dans la mesure où l’amour transforme notre adoration et notre obéissance. A ce moment-là, nous pouvons dire que nous regardons les choses dans le regard même du Christ. Suivre l’Agneau 2, pp. 178-180

Adoration et martyre Cet Evangile (Lc 12, 35-38) est bien l’Evangile de ceux qui sont persécutés à cause de la parole de Jésus et qui désirent aller le plus loin possible dans le don d’eux-mêmes. Et c’est beau de voir ce regard de Jésus sur Abel, prophète, le premier des prophètes silencieux. Car le prophète n’est pas seulement celui qui parle, c’est celui qui agit ; et la première action d’Abel c’est l’adoration. Et tout prophète commence par l’adoration. Il reconnaît que Dieu est le Créateur, et il accepte de mourir pour témoigner que Dieu est Créateur, et de mourir pour son frère. Parce qu’il sait très bien qu’en rappelant l’absolu de l’adoration, il ne sera pas compris, et que son frère sera jaloux de ce témoignage si profond, si radical qui fait qu’en face de Dieu, on est silencieux. On a tout donné en face du Créateur ; on n’a plus qu’à se taire. C’est le témoignage silencieux du prophète de l’amour, en ce qu’il a de plus fort, de premier : Dieu nous aime d’un amour unique, d’un amour d’une générosité et d’une ferveur uniques et d’un amour absolu, celui du Créateur. Le témoin de cet amour du Créateur, c’est Abel, dans la lumière même que Jésus nous donne ici. Nous n’y pensons pas assez, et nous ne voyons pas assez que le premier martyr, c’est celui qui adore. Dans notre vie religieuse, dans notre vie contemplative, c’est toujours ce mystère de l’adoration qui est le point de départ auquel il faut constamment revenir. 51 52

Phi 2, 8. Jn 20, 21.

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Dans un monde comme celui d’aujourd’hui qui se laïcise et qui essaie par tous les moyens de couper, d’enlever les relations avec Dieu, l’adoration redevient quelque chose de capital. Et il est beau, aujourd’hui dans la lumière même de cet Evangile, de comprendre que nous devons tous être des martyrs de ce premier amour de Dieu pour nous. Ce premier amour de Dieu pour nous, nous devons le proclamer par l’adoration, en devenant des âmes d’adoration qui ont soif de contemplation — puisque c’est ce premier amour qui nous conduit à la manifestation plénière de l’amour divin à la croix. Abel est le premier des martyrs, et le plus grand des martyrs est Jésus à la Croix. L’Eglise ellemême, dans sa liturgie, unit Abel et le Christ, pour que nous comprenions mieux le point de départ et le terme ; pour que nous comprenions mieux ce grand mystère de l’adoration qui commence par Abel et s’achève dans le Christ. Une adoration tout aimante, une adoration contemplative — « Je veux des adorateurs en esprit et en vérité ». C’est bien ce que Jésus lui-même réalise pleinement à la Croix : une adoration en esprit et en vérité. Et c’était bien l’adoration d’Abel. Et c’est bien l’adoration que nous devons garder dans notre cœur, en esprit et en vérité, pour aller jusqu’au bout du don total de tout nousmême. La vie religieuse implique ce martyre, puisque toute notre vie religieuse est pour proclamer l’absolu de l’amour de Dieu pour nous, l’absolu de l’amour du Père pour nous, qui commence par la Création et s’achève à la Croix. Demandons aujourd’hui à ces grands martyrs, religieux, et qui ont versé leur sang pour témoigner de la grandeur du mystère du Christ, de la grandeur du mystère du Créateur et du Père, demandons-leur de nous donner la force intérieure de ne regarder que Dieu, en premier lieu, toujours, notre Créateur, notre Père et notre Sauveur. Le Père qui reçoit l’enfant prodigue avec amour, et qui veut lui veut lui montrer que toutes ses fautes sont pardonnées, et qu’il peut être réhabilité comme fils bien-aimé, comme enfant bien-aimé. Pour montrer sa joie de père, devant cet enfant qui se convertit, le père de l’enfant prodigue donne un festin. Nous sommes tous des enfants prodigues, et nous devons comprendre la joie du Père si nous nous donnons entièrement à lui et si nous voulons vivre uniquement de sa miséricorde, de son amour jaloux, de cet amour qui veut tout prendre en nous, pour tout renouveler. Seule la paternité divine peut faire cela, et c’est cette paternité divine qui doit s’emparer profondément de notre cœur, pour que tout, absolument tout, lui soit donné, et brûle de l’amour du cœur du Christ à la Croix. C’est ce que Jésus réclame de nous dans le monde d’aujourd’hui ; c’est ce que Marie réclame de nous ; c’est ce que saint Jean réclame de nous. Qu’il s’agisse de saint Jean, le disciple bien-aimé, ou de saint Jean de la Croix, autre disciple bienaimé, tous nous rappellent cette exigence d’une adoration aimante qui s’achève dans une soif, dans un désir ardent, la soif et le désir du cœur de Jésus à la Croix, à l’égard de notre Père. Le Père veut que tout en nous soit donné et soit brûlé par ce feu. Ho 19.10.95 (Fête des saints Jean de Brébeuf, Isaac Jogues et leurs compagnons)

* Chaque fois que nous fêtons des martyrs il faut que nous puissions, intérieurement, profondément, nous remettre dans la vérité de la vocation chrétienne qui inclut le don de toute notre vie, la mort étant incluse dans ce don. Nous ne sommes pas libres de choisir la mort que nous aurons, c’est Jésus qui la choisit pour nous ; mais nous devons faire nôtre ce choix en acceptant d’avance celui que Jésus a voulu pour nous. Et quand nous serons tout proches de cette heure, nous rejoindrons par notre cœur, par notre intelligence, cette volonté du Christ sur nous, nous reconnaîtrons ce choix et nous l’aimerons.

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Offrir toute sa vie à Jésus, donner toute sa vie à Jésus, rejoint l’acte d’adoration que nous devons à Dieu, et rejoint donc la contemplation du mystère de la Croix. Cette offrande doit être au cœur de notre vie religieuse si nous désirons la vivre pleinement. Cela purifie énormément nos passions, de tout offrir à Jésus, de ne pas laisser notre vie se développer selon nos caprices, selon des rencontres occasionnelles, accidentelles, mais d’avoir cette orientation toujours plus profonde : que toute notre vie soit entre les mains de Jésus, qu’elle soit toute pour lui, afin que nous puissions témoigner de son amour pour nous. C’est pour cela que la mort qu’il a choisie pour nous, et que nous choisissons pour le glorifier, pour glorifier le Père et glorifier Marie, doit être toujours au cœur de notre vie, pour que nous soyons toujours plus donnés à lui. Et là nous rejoignons bien l’enseignement de saint Luc : nous sommes des serviteurs de Dieu, et par la vie religieuse nous le sommes doublement, nous le sommes entièrement ; c’est toute notre vie que nous donnons à Jésus, et donc nous devons être toujours dans l’attente du retour du Christ, dans l’attente de celui à qui nous avons donné toute notre vie, à qui nous avons donné toute notre intelligence et tout notre cœur. Qu’il n’y ait pas de déviations sous prétexte de développer notre personnalité, notre nature humaine. Car le développement le plus parfait de notre nature humaine, c’est de vivre en serviteurs du Christ. Ho 19.10.99

* Toute la vie chrétienne se situe entre la béatitude des pacifiques et la béatitude des pauvres, et c’est pour cela qu’il est si important de saisir ces deux extrêmes. On voit là que l’éthique chrétienne a une profondeur unique ; par la béatitude des pauvres elle touche quelque chose de radical dans notre vie : le conditionnement substantiel du corps. Comment l’éthique chrétienne peut-elle assumer tout le conditionnement humain, jusqu’à la mort ? Le conditionnement humain le plus terrible, c’est que nous sommes tous des condamnés à mort ; c’est le conditionnement humain le plus radical. Mais la mort peut être transformée par l’amour divin, tandis que l’amour humain ne peut pas transformer la mort. L’amour humain est blessé par la mort, il est battu par la mort, vaincu par la mort. La béatitude des pauvres peut se servir de la mort, et cela, c’est unique ; l’éthique chrétienne est la seule éthique qui implique cela, par l’amour divin. Par l’amour divin je peux offrir ma vie à Dieu, et donc je peux être victorieux de la mort. Et c’est ce que nous devons faire tous les jours : quotidie morior 53. Tous les jours nous devons faire cela parce que le matin, quand nous nous réveillons, nous ne savons jamais si c’est la dernière journée… Et c’est bon d’y penser ! Se dire : « C’est ma dernière journée », cela simplifie beaucoup de choses ! De fait, il est possible que ce soit ma dernière journée ; mais loin de me plonger dans le désespoir, cela met en moi une force étonnante, parce que je n’ai pas besoin d’entrer au Ciel avec des réserves. Qu’est-ce qu’on en fera ? Saint Pierre n’a pas un grand frigidaire dans lequel il mettrait toutes les réserves ! Je n’ai pas besoin d’avoir de réserves : « A chaque jour suffit sa peine » 54, c’est-à-dire qu’au fond je dois chaque jour aller jusqu’au bout de tout mon potentiel de vie. Cela, c’est la pauvreté ; je n’attends rien du lendemain, et chaque jour je recommence, et c’est peut-être la dernière journée. La dernière journée me met, justement, dans cet état de pauvreté radicale, et cet état de pauvreté radicale me permet d’être un pacifique, un faiseur de paix (parce que toutes les guerres proviennent de rivalités).

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1 Co 15, 31. Cf. Mt 6, 34 : « Ne vous mettez donc pas en souci pour demain, car demain aura souci de lui ; à chaque jour suffit sa peine ».

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L’éthique chrétienne assume donc ces deux extrêmes de notre vie : la contemplation et la mort. La béatitude des pauvres touche l’attitude que nous devons avoir à l’égard de la mort, et celle des pacifiques regarde la contemplation : pour être un faiseur de paix il faut être un contemplatif. Voilà ce que la vie chrétienne nous enseigne et enseigne au philosophe. Pour être un faiseur de paix, pour être pacifique au-dedans de nous-mêmes et à l’extérieur, il faut être un contemplatif. La béatitude des faiseurs de paix implique le don de sagesse, elle implique la contemplation. Et la contemplation, pour le chrétien, c’est celle de Jésus à la Croix. Et Jésus, à la Croix, unit la béatitude des pacifiques et celle des pauvres : à la Croix il est le pauvre par excellence, n’ayant plus aucun droit, ayant accepté de ne plus avoir aucun droit, et il est en même temps le faiseur de paix, le Prince de la paix 55, par et dans sa contemplation, et dans l’offrande de tout lui-même qui est au cœur de sa contemplation. Ces deux extrêmes sont réunis dans le Christ, dans la sagesse de la Croix. La contemplation va rayonner dans cette béatitude des faiseurs de paix. La contemplation chrétienne est une contemplation qui m’unit au Père, qui me permet de contempler le Père, et la volonté du Père, comme Jésus lui-même le contemple. C’est cela qui est si extraordinaire dans cette contemplation chrétienne : c’est la contemplation de Jésus, du Fils bien-aimé, qui m’est donnée. Et cette contemplation du Père implique l’adoration ; être uni à Jésus et au Père dans le regard contemplatif implique un réalisme unique : cette contemplation qui implique l’amour va se réaliser dans un don total de tout nous-mêmes jusqu’à la mort, celle-ci étant comprise dans ce don. Voilà le réalisme de la contemplation chrétienne. La contemplation philosophique n’implique pas cela, elle implique uniquement le íï¯ò séparé ; au contraire, la contemplation chrétienne s’enracine dans notre chair, dans notre être terrestre, et réclame l’offrande de tout nous-mêmes pour glorifier Dieu, pour glorifier le Père. Il y a là un réalisme chrétien qui est unique et que nous devons toucher et comprendre : ce réalisme de la béatitude des pacifiques qui se réalise dans l’offrande que Jésus, de lui-même et par lui-même, fait de tout lui-même. Ce réalisme de l’amour divin est plus fort que tout autre réalisme, parce qu’il nous saisit dans tout ce que nous sommes, dans notre personne et notre individualité ; on est saisi de la tête (et du cœur) aux pieds : tout est saisi, tout est pris, puisque cela se réalise dans l’offrande même de notre vie. L’adoration chrétienne est l’offrande de notre vie et le fruit direct de la contemplation de Dieu le Père. Cette contemplation de Dieu le Père, de sa volonté, de son bon plaisir sur nous et sur l’humanité, implique le don de crainte, l’offrande de notre propre vie, l’offrande de tout nous-mêmes au bon plaisir de Dieu. Nous sommes donc là en présence de la finalité — la contemplation — et de l’offrande du conditionnement le plus concret qui soit : notre corps. En effet l’offrande de notre vie humaine se fait par notre corps, puisque c’est notre corps qui est corruptible, capable de mourir. Notre âme est incapable de mourir, elle ne le peut pas ; mais, unie à notre corps, elle peut connaître, de l’intérieur, l’offrande de tout nous-mêmes et donc l’acceptation de la mort. Ainsi, la mort, conséquence du péché, va être vaincue par l’amour et elle va être au service de l’amour. L’éthique chrétienne implique ce réalisme extraordinaire de l’amour divin qui récupère la mort, conséquence du péché. On se sert de la conséquence du péché pour montrer jusqu’où l’amour divin est victorieux. Cette béatitude des pacifiques, fruit du don de sagesse, me permet de me mettre tout proche du bon plaisir de Dieu sur moi, puisque je contemple Dieu en adhérant à sa volonté, à son bon plaisir. Et quand ce bon plaisir réclame l’offrande de ma propre vie, il saisit au plus intime de moi-même la matière même de l’holocauste et du sacrifice : on est devant un sacrifice de sagesse qui se sert du corps, de ce conditionnement de la personne humaine qu’est le corps, pour manifester davantage la grandeur de l’amour et la victoire de l’amour. L’amour est victorieux de la mort et s’en sert. Nous saisissons là la 55

Is 9, 5.

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puissance merveilleuse et unique de l’amour divin qui est au-dessus de toute mort et qui est capable de m’attirer profondément dans cette intimité d’amour. Là je touche bien la victoire de l’amour. La victoire de l’amour, c’est se servir de la mort pour glorifier le Père ; il ne peut pas y avoir une victoire plus parfaite que celle-là, puisque la mort est la peine substantielle que je subis sur la terre. Et cette victoire de l’amour sur la mort réclame le don total de ma vie, et donc la victoire profonde sur toute espèce d’orgueil. Je suis dépendant radicalement de mon Dieu, et pour vivre cette dépendance j’adore mon Dieu, mais je l’adore d’une adoration en esprit et en vérité, c’est-à-dire une adoration qui s’achève en contemplation et qui est une contemplation. AJo 14.03.96

Jeter sa couronne Jeter notre couronne en face du trône de la majesté de Dieu 56, dans l’adoration, c’est nous dépouiller de nous-mêmes. Et se dépouiller de soi-même, c’est accepter d’être, en face de Dieu, dans la pauvreté radicale de celui qui n’a plus rien. L’adoration implique donc une grande pauvreté, et la béatitude des pauvres commence, de fait, par l’adoration. Celui qui n’adorerait jamais ne saurait pas ce qu’est la pauvreté. Le sens premier que nous avons de la pauvreté à l’égard de Dieu comme Créateur nous fait saisir que nous ne sommes rien et que, à chaque instant, nous recevons tout de lui. Nous nous mettons alors, en face de Dieu, dans cet état de nudité absolue, comme Job a accepté de le faire quand il a compris qu’il recevait tout de Dieu 57. Nous ne pouvons pas adorer Dieu si nous n’acceptons pas cette pauvreté radicale. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons de la peine à adorer vraiment : ce n’est pas facile… et pourtant c’est la seule manière d’être vrais. Nous ne sommes vrais pratiquement que quand nous adorons. C’est l’adoration qui nous fait être dans la vérité au niveau pratique : la vérité de la relation qui nous lie à Dieu et nous met directement en dépendance de lui. Un monde qui n’adore plus est un monde errant, qui ne sait plus où il va, alors qu’il va vraiment à sa perte. C’est l’orgueil qui nous empêche d’adorer, parce que l’orgueilleux ne jette jamais sa couronne au pied du trône de Dieu. L’adoration vient précisément nous empêcher d’être orgueilleux. C’est pourquoi, dès que nous constatons en nous-mêmes un peu d’orgueil, il faut tout de suite adorer. Si nous sommes un peu lucides, nous constatons toujours qu’il y a ce fond d’orgueil en nous ; inutile de chercher longtemps quel est notre péché dominant : l’orgueil est toujours là présent. Nous n’avons donc aucune originalité dans nos fautes, parce que l’orgueil est une bêtise traditionnelle qui se répète... C’est cela qui est le plus étonnant : nous savons très bien où est notre fragilité, mais cela se répète indéfiniment. Si l’orgueil nous empêche d’adorer, c’est, inversement, par l’adoration que nous arrivons progressivement à devenir humbles, à supprimer l’orgueil qui est en nous. L’adoration est la seule voie qui conduise véritablement à l’humilité, parce qu’il est plus facile d’être humble à l’égard de Dieu qu’à l’égard du prochain. A l’égard de Dieu, c’est relativement simple, alors qu’à l’égard du prochain, ce n’est pas facile du tout. Or il faut toujours commencer par ce qui est le plus simple pour ensuite progresser ; il faut donc commencer par s’humilier en face de Dieu dans la pauvreté et l’adoration. (…) Il y a un lien très étroit entre l’adoration et le travail, puisque, dans l’adoration, nous reconnaissons que notre travail est uniquement pour Dieu et que nous le « brûlons ». C’est un holocauste intérieur 56 57

Cf. Ap 4, 10-11. Voir Jb 42, 1-6.

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dans lequel tout est brûlé pour Dieu, de sorte qu’il n’y ait plus que la présence de Dieu. Nous sommes alors en lui, remis entre ses mains, entièrement relatifs à lui, comme pris en charge par lui. Dieu ne peut, de fait, nous prendre en charge, nous prendre « dans ses mains », que si nous l’adorons, parce qu’alors nous reconnaissons que tout vient de lui, et nous nous remettons entre ses mains. C’est pour cette raison que seul celui qui adore peut être docile au Saint-Esprit : c’est cela, une adoration en esprit et en vérité, une adoration d’amour. L’Esprit Saint ne peut nous mouvoir que si nous adorons, parce qu’à ce moment-là nous supprimons tout ce qui, en nous, risque d’être une résistance à son égard. D’où peuvent provenir ces résistances ? De nos petites opinions, de nos jugements, de notre manie de systématiser, de nos méthodes, de notre vieille « carcasse »... autant de choses qui sont toujours des obstacles à l’action de l’Esprit Saint parce qu’elles viennent de nous et sont « de l’acquis », alors que l’Esprit Saint est le Père des pauvres. Si nous ne sommes pauvres que grâce à l’adoration, nous comprenons alors que celleci soit un appel merveilleux à l’Esprit Saint, un appel par lequel nous nous offrons à Dieu qui nous prend, un appel permettant au feu du ciel de s’emparer de la victime et de la brûler 58. (…) Cette adoration en esprit et en vérité doit maintenir en nous une attitude d’abandon et de confiance. C’est important aujourd’hui, surtout si nous avons des tempéraments un peu angoissés, ce qui est un peu la maladie commune : nous sommes tous plus ou moins angoissés, et à certains moments nous le sentons plus particulièrement. Seul l’abandon divin peut permettre de retrouver la paix intérieure. Mais nous ne pouvons pas être abandonnés à Dieu sans l’adoration. Autrement, nous confondons l’abandon psychologique et l’abandon divin. Or il faut bien comprendre que l’abandon psychologique n’est pas une vertu, alors que l’abandon divin, lui, est vraiment le fruit de l’amour de Dieu en nous. L’abandon psychologique revient à manquer de vertèbres : on prend la forme de la cuillère qui nous ramasse... ce qui n’est pas une qualité. Il se peut que, quand nous étions jeunes, on nous ait cassé les vertèbres, et que nous restions figés dans cette situation ; mais si nous savons qu’il y a en nous cette faiblesse psychologique, il faut demander au Saint-Esprit de nous transformer du dedans, et il le fera. Suivre l’Agneau 2, pp. 73-74 et 76-77

* On jette sa couronne (comme les vieillards de l’Apocalypse : 4, 10), c’est-à-dire notre personnalité psychologique, les charges et les dignités que nous avons… Il faut cette nudité radicale en face de Dieu. On n’est rien — et on ne peut n’être rien qu’en face de Dieu. (…) L’adoration est un acte tellement radical qu’il ne peut se faire, pour nous, qu’avec Jésus. C’est avec lui et par lui que nous adorons, en comprenant qu’il est là et qu’il nous porte… (…) L’adoration est la respiration la plus fondamentale de notre être, la respiration la plus profonde de notre âme spirituelle. C’est un appel vers Dieu. C’est se reposer en Dieu — in manus tuas —, dans les mains de notre Créateur, de notre Père. On lui remet tout. C’est pour cela que l’adoration nous apprend à vivre de l’abandon divin (pas l’abandon psychologique). RPoligny 1992

* L’Eglise, par Thérèse, nous rappelle que les hommes oublient d’adorer. Saint Thomas nous dit qu’il faut adorer ; mais lui, il a surtout contemplé. Thérèse a beaucoup contemplé, mais elle savait que 58

Cf. 1 Rs 18, 38.

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sa contemplation était dépendante de son adoration ; elle savait que pour contempler et demeurer fidèle dans la contemplation, il faut adorer, reconnaître que tout ce que nous avons de grand vient de Dieu. C’est lui qui nous a aimés le premier, et qui continue à nous aimer le premier, et qui nous donne ce que nous sommes. Il faut jeter sa couronne ! Nous avons tous une couronne, nous avons tous des qualités, et quand on adore on remet tout à Dieu. La néantisation n’existe que dans l’adoration… mais ce n’est plus une néantisation… L’adoration, c’est la petite créature qui n’a rien, qui est pauvre, qui dépend totalement de Dieu ; c’est la petite créature qui sort des mains de Dieu et qui est « posée » dans le monde, et qui n’a qu’un Père. Et je tends les mains vers mon Père… C’est cela, l’adoration : je tends les mains vers mon Père et je lui dis : « C’est toi, et toi seul, qui peux pacifier mon âme, c’est toi seul qui peux me donner l’amour. C’est toi qui est la source de tout amour… ». Et Jésus allume le feu nouveau… Quand, dans la nuit pascale, on allume le feu nouveau, est-ce pour nous une réalité, ou est-ce seulement un vieux souvenir ? La Révélation n’est pas une vitrine. La Révélation est mon bien. Tout ce qui est dit dans la Bible, c’est pour moi. Tout ce qu’il y a dans l’Evangile de saint Jean, c’est pour moi… RPatmos n° 2, 5.05.99

« Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur » L’Apocalypse est un livre extrêmement grand pour comprendre ce qu’est l’adoration. Je crois que c’est, de toute l’Ecriture, le livre qui en parle le plus ; il ne cesse de parler de l’adoration, et de la fausse adoration, celle qui consiste à adorer la Bête. Autrement dit, cela nous fait comprendre la tactique du démon, qui veut nous faire dévier de la véritable adoration : on n’adore que l’unique vrai Dieu. Mais le démon veut être adoré — soit lui directement, soit ses suppôts ; c’est cela qu’il cherche. Il veut prendre la place de Dieu, parce qu’il est un orgueilleux et que l’orgueilleux veut toujours prendre la place de celui qui est avant lui et qui le gêne parce qu’il est avant lui. Un orgueilleux veut toujours être premier, donc il n’aime pas quelqu’un qui est avant lui ; il le déteste, il le rejette. Devant l’orgueil du démon qui veut prendre la place de Dieu, et qui veut qu’on l’adore, on comprend la place de la béatitude de ceux qui sont fidèles dans l’adoration : « Heureux, dès à présent, les morts qui meurent dans le Seigneur ! ». Que veut dire ce « dès à présent » ? c’est l’adoration. Quand vous adorez, vous offrez toute votre vie à Dieu. L’adoration est une anticipation de notre mort. On offre sa vie à Dieu — donc intentionnellement on meurt à soi-même : on accepte de disparaître. C’est cela qui est si grand dans l’adoration : on offre sa vie pour glorifier le Père et sauver les hommes. Dans l’adoration on anticipe la mort, c’est pour cela que celui qui adore ne meurt jamais d’une mort subite : il prépare sa mort. « Heureux, dès à présent, les morts qui meurent dans le Seigneur ! ». Cette béatitude est celle de ceux qui adorent fidèlement. La mort dont il est question ici désigne aussi la mort physique, mais avant cela il y a la mort de celui qui adore parce qu’il a offert son âme, il a offert sa vie à Dieu. Ayant offert sa vie à Dieu il est bienheureux. Parce que quand j’offre ma vie à Dieu je ne m’appartiens plus, j’appartiens à Dieu, je me remets à son bon plaisir, et me remettre au bon plaisir de Dieu, c’est la béatitude des pacifiques, qui relève du don de sagesse. Et c’est vrai : une adoration n’est parfaitement adoration que quand elle est inscrite dans la contemplation, ce qui veut dire qu’à ce moment-là on offre sa vie dans un très grand amour. C’est une adoration en esprit et en vérité. Cela,

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c’est la mort des bienheureux, et nous pouvons faire cela tous les soirs, et c’est merveilleux, parce que cela nous libère de tous les soucis, de tous les tracas, et cela nous empêche de tomber dans l’angoisse. Et c’est une béatitude : celle des pacifiques. « Heureux, dès à présent, les morts qui meurent dans le Seigneur ! Oui, dit l’Esprit, qu’ils se reposent de leurs labeurs. » Dès qu’on adore, on se repose de ses labeurs. Vous avez eu une journée très fatigante, pleine de travaux et de labeur : en adorant vous vous reposez dans le Seigneur. « Et leurs œuvres les accompagnent » : le fruit symbolique de nos œuvres, c’est le pain et le vin. Jésus, à travers l’adoration, transforme le fruit de notre labeur en son corps et en son sang. Voilà ce qui est exprimé par cette béatitude de « ceux qui meurent dans le Seigneur ». On ne meurt dans le Seigneur que par l’adoration ; mais dans l’adoration nous mourons vraiment dans le Seigneur en lui remettant tout, en lui abandonnant tout. Et cette mort dans le Seigneur nous allège de tout. Les œuvres, on ne doit pas les regarder pour elles-mêmes. Ne regardez jamais les résultats de votre journée — du reste, cela risquerait de vous donner le cafard ! —, regardez les intentions avec lesquelles vous avez fait ces choses ; et là toutes vos œuvres sont offertes dans votre adoration. Relire ce passage de l’Apocalypse (et bien d’autres) nous empêche de nous replier sur nousmêmes, et donc de tomber dans l’angoisse, parce qu’il n’y a rien de stable en nous. Notre stabilité n’est qu’en Dieu, et on la découvre par l’adoration. Là nous avons une stabilité à toute épreuve, puisque notre adoration rejoint l’acte créateur de Dieu et que cet acte est éternel. Notre adoration, en ce sens, a quelque chose d’éternel ; elle nous permet donc de nous reposer en Dieu, en lui remettant tout. CPJo 22.05.92 (sur Ap 14, 13)

Adorer et contempler le Père en Jésus Vivre la dédicace d’une église, c’est nous rappeler comment Dieu a voulu pour son peuple, dans la première Alliance, la construction du Temple, un lieu où il vienne habiter au milieu de son peuple, un lieu qui signifie sa présence d’amour pour nous. Nous avons besoin de sanctifier progressivement notre dépendance à l’égard du lieu et du temps. La condition humaine implique ce point de vue du temps et du lieu ; et Dieu, pour concrétiser le fait que nous lui sommes consacrés d’une manière particulière, a voulu se servir du temps et du lieu : le lieu où Dieu manifeste sa présence, et le temps qu’il veut que nous lui donnions. De fait, notre manière de nous sanctifier, de vivre en créatures totalement consacrées à Dieu, implique toujours ces deux dimensions. Nous devons lui consacrer du temps pour prier, au-delà du travail (intellectuel ou matériel). C’est au travail matériel que nous consacrons habituellement le plus de temps, et ce travail matériel risque toujours de tout prendre, d’être dans notre vie la dimension la plus impérative. Et aujourd’hui, il y a le lieu où l’homme travaille et le lieu où l’homme habite, où il demeure. Dans la nouvelle Alliance, c’est le corps de Jésus qui est le véritable Temple, le véritable lieu où l’Esprit de Dieu vient habiter et demeurer ; tout ce qui touche le corps de Jésus devient liturgique, sacré. Car Jésus, étant pleinement homme et étant Dieu, est par excellence, dans son sacerdoce, le Médiateur entre les hommes et Dieu. Nos temples visibles, nos églises, sont tout entiers relatifs à l’Eucharistie. Si dans nos églises il n’y a plus l’Eucharistie, la présence de Jésus manifestée par le pain consacré, nos églises n’ont plus de sens. Elles sont le lieu où Jésus demeure parce que nous ne sommes pas encore dans la vision béatifique, où le temple matériel n’existera plus et où le temps sera assumé par l’éternité. Lieu et temps conditionnent celui qui vit en attente de la vision béatifique, et c’est pour cela que la présence de Jésus, donnée à

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travers le pain consacré (l’hostie) et le temps « consacré » en ce sens qu’il est brûlé pour Jésus, sont nécessaires pour nous. Nos églises, nos lieux de culte, n’ont de sens que par rapport à cette présence symbolique, mais d’un symbolisme divin qui nous donne la présence réelle, divine, de Jésus : il est réellement présent au milieu de nous, sous un mode symbolique. Mais la vraie présence, elle est au plus intime de notre cœur : par la grâce nous sommes les temples de Dieu, les pierres vivantes du Corps mystique. Cela, il ne faut jamais l’oublier ; il ne faut pas que l’aspect sensible cache la réalité invisible, il ne faut pas que la matérialité du symbole cache le mystère même de la réalité de la présence du Christ en nous. Nous sommes, par la grâce, les pierres vivantes du vrai Temple, les membres du Corps mystique. Et plus notre charité est grande (plus elle s’empare de toutes nos forces vives, humaines, pour nous unir au cœur de Jésus), plus la réalité symbolique prend sa signification. Le symbole prend toute sa force lorsqu’il disparaît en face de la réalité : cette présence intérieure, cachée, du Dieu caché, cette présence d’amour où nous sommes « un » avec Jésus et où notre prière, notre adoration, est tout entière portée par celle de Jésus, l’adoration éternelle que Jésus vit à l’égard de son Père dans son cœur humain qui a souffert et qui est glorifié — le mystère de la Croix. La dédicace des églises nous rappelle que nous sommes liés à l’adoration et à la contemplation de Jésus à l’égard de son Père. Nous savons que par notre grâce chrétienne nous sommes, dans l’amour, dans l’espérance, dans la foi, liés à cette adoration, à cette contemplation de Jésus pour le Père — liés jusqu’à ne faire plus qu’un avec lui. La fête de la dédicace (et c’est ce qu’elle a de très grand) doit réactuer au plus intime de notre cœur ce lien d’adoration et de contemplation, avec Jésus, celui en qui la présence du Père est plénière, celui qui ne peut rien faire en dehors de ce lien d’amour avec le Père, ce lien de lumière, ce lien d’adoration et de contemplation. En Jésus, l’alpha et l’oméga sont unis : l’adoration et la contemplation, tout en étant distinctes dans l’âme du Christ, y sont inséparablement unies. Et dès que nous faisons un acte de foi en cette présence de Jésus au plus intime de notre cœur par la grâce, nous vivons, nous aussi, de ce lien de l’adoration et de la contemplation. Demandons à l’Esprit Saint de nous faire vivre de plus en plus de cette présence de Jésus au plus intime de notre cœur. Par la grâce, par l’Esprit Saint, le Christ habite en nous, et il nous habite en tant qu’il est tout entier pour le Père dans sa contemplation, tout entier présent pour le Père comme Fils, tout entier celui qui adore le Père et l’aime. C’est cette adoration et cette présence aimante de Jésus pour le Père qui est notre prière chrétienne ; c’est cela qui, dans notre vie, est le principal et le plus vrai. Le Père est Esprit, et il veut des adorateurs en esprit et en vérité ; et nous ne pouvons être des adorateurs en esprit et en vérité que dans une adoration unie intimement, substantiellement, à l’adoration du Christ et à sa contemplation. Supplions l’Esprit Saint de nous faire vivre cela, et que toutes nos réunions à l’église nous rappellent que nous sommes « un » avec Jésus en adorant le Père, en l’adorant lui, Jésus, afin que dans notre prière il prenne toute la place pour qu’avec lui nous puissions vraiment adorer le Père et l’aimer comme il demande d’être aimé. Que toute notre vie, par Jésus et en lui, devienne une grande liturgie d’adoration et de contemplation, d’amour et de lumière ; et que tout le travail que Jésus nous demande de faire continue cette liturgie intime, personnelle, pour que nous soyons des témoins vivants de cette présence du Père au plus intime de notre cœur ; que nous puissions être témoins de son amour et de sa lumière dans un monde qui non seulement ne pense plus guère à Dieu, mais même s’oppose à lui, résiste à sa présence, évacue sa présence comme si le mystère du Christ n’existait pas, comme si le rachat et le salut de nos âmes par le Christ n’existait plus. Il faut que nous prenions conscience que dans le monde d’aujourd’hui Jésus nous appelle d’une manière très impérative à vivre de son adoration et de sa contemplation pour être de vrais témoins de son mystère d’amour, pour être les véritables témoins de l’amour de Dieu pour les hommes d’aujourd’hui. Malgré leur indifférence visible et si souvent proclamée, Jésus ne cesse d’être le Bon

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Pasteur qui cherche ses brebis égarées ; or elle sont égarées dans la mesure où elles ne vivent plus de cette unité avec Jésus dans l’adoration et la contemplation. Ho 24.10.97

Ne pas faire de la demeure de Dieu une caverne de bandits « Il est écrit : “ Ma maison sera une maison de prière ” ; or vous, vous en avez fait une caverne de bandits » (Lc 19, 46). Depuis le mystère de l’Incarnation du Verbe, la maison de Dieu, la demeure de Dieu, c’est Jésus, c’est son humanité sainte et, par lui, c’est le corps de tous ceux qui se sont consacrés à Jésus par le baptême. La sanctification de notre corps fait de chacun d’entre nous la maison de Dieu, la demeure de Dieu ; c’est bien ce que signifie le mystère de l’Eucharistie, puisque nous recevons le corps du Christ et buvons son sang, devenant par là le temple de Dieu. Il demeure en nous, et chacun d’entre nous doit être une maison de prière, et non pas une caverne de bandits. C’est l’exigence la plus radicale de notre baptême, et notre consécration religieuse permet à la grâce du baptême, à la grâce du Christ, de se réaliser pleinement. C’est pour cela qu’il y a ce lien si profond entre la consécration religieuse et la grâce du baptême ; on nous le rappelle constamment… mais peut-être, et même sûrement, n’en vivons-nous pas assez ; nous ne faisons pas assez de nousmêmes, de notre vie chrétienne, le lieu de la rencontre de Dieu avec l’humanité. Car c’est cela, la maison de Dieu, la demeure de Dieu ; c’est ce lieu de rencontre entre l’humanité et le don que le Père nous fait de son Fils qui vient demeurer en nous, et qui vient demeurer en nous pour nous sauver, pour faire de nous-mêmes une « maison de prière » : un lieu de rencontre de Dieu et de l’humanité. Dieu vient demeurer avec nous et pour nous ; ne laissons pas notre imagination transformer en lieu de bandits ce qui devrait être une demeure totalement consacrée à Dieu. Jésus, qui chasse les vendeurs du Temple, vient chasser toutes ces imaginations qui nous empêchent de prier, qui nous empêchent d’être entièrement à lui et de l’aimer, et de demeurer avec lui et pour lui sur cette terre en attendant d’être pleinement et totalement, dans notre âme, une maison de Dieu qui, avec la résurrection des corps, deviendra une demeure glorieuse de Dieu. Nous oublions trop cette consécration radicale de tout notre être. Par la louange, mais surtout par l’adoration, par le don de tout nous-mêmes, Dieu vient habiter et demeurer en nous et, par le fait même, tout le reste doit être évacué ; sinon, nous ne sommes plus la maison de Dieu mais un lieu de passage, un lieu que nous volons à Dieu, une maison qui n’est plus consacrée totalement à Jésus, une maison qui s’est laïcisée. Alors notre intelligence et notre imagination, et notre mémoire, s’en donnent à cœur joie pour ne plus penser à Dieu et ne penser qu’à nous, à notre propre joie, à notre bonheur, à notre propre exaltation. Notre imagination nous fait demeurer avec nous-mêmes, avec les hommes, avec le monde, et nous oublions cette consécration si importante de notre baptême, nous oublions que Jésus est passé par là et qu’il a pris ce qu’il y a de plus intime en nous : par la foi, l’espérance et la charité, il a pris notre intelligence et notre volonté, et notre cœur profond ; il les a pris tout à lui, et nous devons demeurer avec lui dans l’adoration, la louange et l’action de grâces. Ne laissons pas les brigands envahir notre maison. Les brigands, c’est le démon, celui qui veut que nous ne pensions plus à Dieu, que nous n’adorions plus, et que nous nous laissions prendre par les vanités du monde, en nous adaptant pleinement à ce monde… Demandons à la Très Sainte Vierge de nous aider à faire de notre humanité, de tout nous-mêmes, le lieu de la rencontre avec Dieu, le lieu de la prière, de l’adoration, de l’amour. Que nous soyons de plus en plus tournés vers le Père en le priant, en lui disant que nous sommes incapables de l’aimer vraiment,

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mais qu’avec Jésus et en lui nous pourrons vraiment demeurer entièrement dans sa lumière et son amour. N’ayons qu’un seul désir : être toujours plus un lieu consacré à Jésus, un lieu pour lui, un lieu qu’il aime. Ho 19.11.99

Le désert intérieur Nous fêtons aujourd’hui saint Antoine du désert. La Providence nous met parfois dans des lieux qui ne sont pas précisément le désert, mais le désert doit être vécu au plus intime de notre cœur — la cellule intérieure de Catherine de Sienne. Et cela, nous ne pouvons pas l’écarter. Nous ne pouvons pas écarter de notre cœur le désert ; il faut que nous l’aimions pour rencontrer Jésus. Très souvent nous n’osons pas aimer le désert, et si nous ne l’aimons pas, il y a dans notre vie un aspect très profond que nous négligeons. Dom Bélorgey, ce moine cistercien qui était un saint, rappelait constamment à ses moines qu’il fallait ponctuer sa journée de sept actes d’adoration pour creuser en nous le désert. Nous creusons en nous le désert dans la mesure où nous adorons vraiment, volontairement, en mettant toute notre énergie à adorer. Et cela tout de suite, dès le réveil. Premier acte de notre journée : au pied de son lit, on adore quelques minutes ; et ensuite on ponctue sa journée d’actes d’adoration pour, progressivement, entrer dans le désert de Dieu. Il ne faut surtout pas laïciser le désert. Hélas, il arrive trop souvent que, quand nous ne ressentons plus rien, tout se banalise ; et cela dure, nous sommes démunis et nous croyons que Dieu nous quitte. Nous en venons même à nous demander si notre vocation signifie quelque chose... Tout chrétien devrait vivre ce désert intérieur où il n’y a plus rien qui soit en connaturalité avec ce que nous appelons l’humain. Quand il n’y a plus rien à quoi on puisse s’accrocher, à ce moment-là, si nous ne faisons pas des actes d’adoration qui mobilisent tout notre être, toute notre vie, très vite notre vie perd son sens. Et quand notre vie perd son sens, c’est très dur. On a l’impression qu’on s’est trompé, alors que c’est nous-mêmes qui avons effacé notre vocation, parce que nous n’avons pas eu le courage, dès que Dieu nous a plongé dans le désert, de nous rappeler que le désert est le lieu de l’adoration. Le désert est bon dans la mesure où on adore. Le désert peut être le lieu des tentations, et le lieu du démon qui, alors, risque de nous plonger dans une tentation de désespoir : ce n’est pas fait pour nous. Il est évident que la vie religieuse n’est pas faite pour nous; elle est pour le fils de Dieu qui est en nous, pour l’homme transformé par la grâce. Mais si, en raison d’une paresse congénitale, nous ne faisons plus ces actes d’adoration, nous nous laissons aller en disant : « Encore une journée où je sentirai le vide, le désespoir, où je me laisserai aller au désespoir » ; alors il n’est pas étonnant qu’au bout d’un certain temps on ait perdu le sens de sa vocation. Si nous luttions avec vigueur contre cette lassitude, nous ne succomberions pas à la tentation du désespoir. On serait là, à dire au Seigneur : « Je suis présent dans ce désert et c’est toi que je cherche ». Et si, dès que nous le pouvons, nous faisions des actes d’adoration, en demandant à notre corps de faire ces gestes d’adoration, de vivre cette adoration, petit à petit nous remonterions à la surface. Nous ne serions plus engloutis et enfermés dans ces tentations. Il faut que nous ayons ce courage divin de combattre seul, parce que cette solitude du désert n’est plus une solitude psychologique. On sait que Jésus est là et nous attend, et que nous devons faire ces actes d’adoration avec ce désir, cette soif de tout donner à Jésus et d’accepter cette nudité du désert, d’accepter ce semblant d’abandon, en disant à Jésus que nous voulons l’aimer plus que la joie qu’il peut

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nous donner ; que c’est lui que nous cherchons, lui qui est Dieu et qui, parce qu’il est Dieu, nous échappe. Nous ne pouvons l’atteindre que dans une foi toute nue, une foi qui accepte le désert, la nudité : plus personne. Il y a une victoire à remporter contre le désert de la solitude et de la fatigue, dans lequel Dieu nous met pour nous éprouver : pour voir si cette solitude dans laquelle il nous met, nous nous en servons divinement pour aller plus loin. Quand on est dans la joie, quand tout nous paraît merveilleux, dans la lumière du soleil, c’est facile d’adorer, c’est facile d’aimer Dieu. Mais il faut suivre Jésus dans le désert, le suivre avec beaucoup d’amour en lui disant que nous sommes totalement à lui et que c’est lui, lui seul, que nous cherchons, et non pas la joie ni le plaisir ou la jouissance. Non, c’est lui, c’est son appel, c’est sa voix, c’est son silence que nous cherchons et dont nous avons besoin pour adorer. Parce que nous pouvons toujours adorer. Je ne dis pas que nous pouvons toujours adorer avec joie, dans une euphorie. Cela, nous le pouvons quand Jésus le veut pour nous, et nous pouvons le lui demander parce que nous savons notre faiblesse ; mais nous devons accepter que Jésus ne nous le donne pas tout de suite. Et si Jésus ne nous le donne pas tout de suite, c’est qu’il veut nous faire vivre l’aridité, la sécheresse, le désert où il y a des scorpions ; nous faire vivre ce moment dur où on est seul, où même la charité fraternelle nous a comme abandonnés. Quand Jésus fait cela pour nous, soyons dans la joie, parce que c’est lui qui nous purifie, c’est lui qui veut nous dépouiller ; c’est lui qui nous met dans cet état difficile pour que nous puissions conquérir ces moments et les lui offrir en lui montrant que c’est lui que nous aimons et que nous recherchons audessus de toutes ces difficultés, au-dessus de toutes ces luttes. Sainte Thérèse, la grande, n’hésitait pas à dire à ses carmélites d’être « des hommes forts » ; or on n’acquiert la force que dans la lutte. Acceptons ces temps plus rudes, en multipliant les actes d’amour dans l’aridité. Ne regardons pas l’aridité comme étant une punition de Dieu ; non, Dieu s’intéresse à nous et il veut que nous soyons forts, divinement forts, dans l’amour. Acceptons ce que Dieu réclame de nous, pour le lui offrir ; demandons à Marie de le lui offrir et de nous aider à être entièrement à lui à travers les difficultés qui nous mettent quelquefois dans de très grandes aridités. Cela n’a pas d’importance : on aime Dieu au delà de ses gâteries et de ses aridités. C’est lui qu’on cherche, Jésus, ce visage de Dieu pour nous que réalise l’Incarnation et qui est pour nous comme il a été pour Marie. C’est cette présence (qui nous est donnée par la Vierge Marie) qui met en nous cette force divine. Et quand nous avons posé des actes de force, que nous avons lutté contre l’aridité, nous rencontrons Jésus avec joie. Cette rencontre de Jésus avec le plus intime de notre âme nous permet de faire des actes d’adoration d’une nouvelle profondeur, si bien que toute notre âme, progressivement, adore. Tout en nous doit adorer. Mais pour que tout en nous adore, il faut que nous offrions tout, la joie comme la sécheresse : que tout soit entièrement donné. C’est Jésus qu’on cherche, et non pas la joie de le rencontrer. Si cette joie de le rencontrer nous est donnée, ne la refusons pas. Mais dépassons-la pour être seul avec lui en offrant tout, en lui donnant tout. Et que nous soyons, là où nous sommes, une âme qui veille tout le temps, une âme toute tournée vers le mystère de l’approche de Dieu, le mystère de sa présence, sachant qu’il est là pour nous. Ho 17.01.97

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III « JE SUIS »

1 Le « je suis » de la personne humaine

Mon « je suis » n’est pas séparable de l’être de Dieu : il y a là une dépendance radicale dans l’ordre de l’être. Là, au moins, je ne peux pas lui échapper. Même non vécue, cette dépendance est radicale, et c’est la joie de quelqu’un qui aime Dieu et qui veut le glorifier — une des plus grandes joies : celle d’être radicalement dépendant de Dieu et de ne pas pouvoir se séparer de lui. Cela échappe à notre volonté, cela échappe à notre liberté, mais cela n’échappe pas à notre amour. Nous pouvons être dans la joie d’être une petite créature totalement dépendante de Dieu. C’est la joie de l’adoration. Quand nous adorons Dieu, nous sommes joyeux de pouvoir reconnaître notre dépendance radicale à l’égard de Dieu ; et nous glorifions Dieu comme Créateur, en reconnaissant cette dépendance. On comprend alors qu’un chartreux, qui voit cela avec plus de netteté et plus de force, reconnaisse que par là il peut être plus fidèle, plus stable dans sa contemplation. La stabilité d’un chartreux, c’est de reconnaître sa dépendance radicale à l’égard de Dieu. Et ce qui est vrai du chartreux est vrai de tout contemplatif et de tout chrétien. L’autonomie dans l’ordre de la vie, l’autonomie redoutable, qui me rend capable de me détourner de Dieu, cette autonomie dans l’ordre de la vie montre bien que l’acte d’amour le plus grand est un acte d’amour libre. C’est parce que je peux me séparer de Dieu que mon acte d’amour [d’amour qui se traduit en adoration] d’adoration possède cette liberté. Mon acte d’adoration est libre, mais je reconnais ma dépendance radicale à l’égard de Dieu qui, elle, n’est pas libre. TMJo 29.11.93

Entre Dieu et nous, c’est le « je suis » qui est le point de contact, parce qu’il se présente à chacun de nous comme « JE SUIS », « JE SUIS CELUI QUI EST ». (…) « Je suis » : dites cela au début de l’oraison. Dans le fond de votre cœur, entendre Dieu qui dit « JE SUIS », c’est tout de même quelque chose d’extraordinaire ! Et en toute vérité, dans la foi, vous entendez Dieu dire : « JE SUIS », et vous avez le droit, à ce moment-là, de vous dresser en face de Dieu et de dire : « Merci ! moi aussi je suis ». (…) Mon « je suis » est totalement dépendant du « JE SUIS » premier, du « JE SUIS » créateur. (…) Dans mon être autonome (ma personne), je suis totalement dépendant de l’Etre premier. A cela, quelle est ma réponse ? Ce peut être une attitude révolutionnaire à l’égard de Dieu : je n’accepte pas d’être dépendant de l’Etre premier. Je suis libre, souverainement libre de dire « oui » ou « non ». Si je dis « oui », j’adore. Quelle est la réaction la plus fondamentale de mon « je suis » à l’égard du « JE SUIS » créateur ? C’est d’adorer… Un premier amour radical. J’adore Celui qui est

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source de mon être, source de mon âme — puisque mon autonomie provient de mon âme qui est directement créée par Dieu (mon corps dépend de mes parents, mais pas mon âme spirituelle). Mon âme spirituelle est directement créée par Dieu et je peux reconnaître, intellectuellement et amoureusement, que je suis totalement dépendant, au plus intime de mon être, de Celui qui est mon Créateur. Et mon Créateur, étant donné ce qu’est le « JE SUIS » premier, n’a pu me créer que dans la lumière de sa sagesse et dans une pure gratuité. Dieu, en créant mon âme, n’a rien augmenté dans son être. Il m’a créé par pure gratuité, par pur amour, dans une liberté totale et dans une lumière contemplative. Je suis le fruit de la contemplation de Dieu, de la contemplation qu’il a de lui-même. Je suis le fruit de Celui qui se contemple et qui s’aime. Je suis le fruit d’un pur amour, d’une pure lumière. Et puisque Dieu m’a créé par pur amour et par pure lumière, je le remercie : je l’adore. L’acte d’adoration, c’est ma réponse la plus radicale à l’acte créateur de Dieu. La philosophie doit s’achever à genoux, dans l’adoration. J’adore Celui qui est la source de mon « je suis » [à la différence de l’artiste humain : cf. le « Maître à l’œillet » de Fribourg]. [A la différence de l’art humain], c’est toute l’œuvre qui est la signature de Dieu. Dieu signe son œuvre dans toute son œuvre, parce que cette œuvre est le fruit d’un amour pur. (…) Le « je suis » le plus radical et le plus profond, le « je suis » de l’intelligence qui désire la vérité, le « je suis » de ma capacité d’aimer, mon « je suis » dans ma prudence, mon « je suis » dans l’organisation de moi-même, tout est la signature de Dieu. (…) Puisque je suis le fruit d’un acte d’amour (le fruit de l’acte créateur de Dieu), tout moi-même demande d’être offert à Dieu, de remonter vers Dieu : c’est l’acte d’adoration. SRi 94, n° 7 (13.03.94)

La signature de Dieu, c’est votre existence actuelle. Quand vous dites « je suis » avec une certaine intensité (pas en répétant), vous touchez le cordon ombilical qui vous relie au Créateur. (…) Il y a la marque de Dieu en moi. Où est-elle ? Pas sur le bout de mon nez. Elle est la même pour tous les hommes. TJo 12.12.97

Il y a au plus intime de moi-même, de mon exister personnel, qui ne peut être « touché » que par Dieu et par moi-même, quelque chose que personne d’autre ne peut toucher ni atteindre. C’est bien cela, l’autonomie fondamentale du point de vue de mon exister ; c’est le propre de l’exister de l’esprit, puisque pour toutes les autres réalités l’exister demeure dans le devenir, et donc reste dépendant du devenir, et donc dépendant des autres causalités. Tandis que l’exister d’un esprit, donc d’une personne, n’est « touché » que par Dieu et il est découvert par la personne elle-même. On pourrait presque dire que là on atteint comme un secret dans l’être, puisque c’est le regard du Dieu Créateur sur ce qu’il y a de plus personnel, de plus intime en moi-même, que je suis seul à pouvoir atteindre dans la lumière du Dieu Créateur. Mon exister personnel, mon « je suis », je l’atteins grâce à l’analyse métaphysique (à la différence d’un aspect purement descriptif, psychologique). Ce que j’atteins ainsi par l’analyse métaphysique est commun à toutes les autres personnes : les six dimensions de la personne humaine qu’on atteint au terme de l’analyse métaphysique, c’est quelque chose qui est commun à toutes les personnes humaines. Mais il y a quelque chose que je suis seul à pouvoir atteindre : mon « je suis », qui reste mon secret métaphysique. Cette dimension dernière, la dimension religieuse, je suis seul à l’atteindre dans ce

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qu’elle a de personnel, et elle me met en présence de Dieu Créateur, le Dieu caché et le Dieu qui actuellement agit sur moi. C’est donc bien le secret tout à fait personnel de chacun d’entre nous, de chaque personne humaine, de chaque personne créée (s’il y a d’autres esprits créés) ; c’est le secret de l’esprit créé qui reconnaît, qui découvre cette totale dépendance à l’égard du Créateur et sa totale indépendance à l’égard de toutes les autres créatures. Et c’est le fondement de la liberté 59. (…) En adorant je me consacre radicalement à Dieu. Qu’est-ce qu’être consacré ? Etre consacré, consacré à Dieu, c’est reconnaître que seul Dieu a le droit d’user de moi (un vase sacré n’est plus bon qu’à un seul usage, l’usage religieux ; on n’a pas le droit de s’en servir pour autre chose). Par l’adoration je reconnais que Dieu seul peut user de moi et j’accepte cette totale dépendance dans une souveraine indépendance à l’égard de toutes les créatures. Je touche là le fondement de toute consécration — « Consacre-les dans la vérité » 60 — parce que c’est cela qui est la vérité radicale de mon être. Je ne suis vrai, ontologiquement parlant, que quand j’adore. Cela donne un poids immense à l’adoration ; cela montre qu’en dehors de l’adoration je ne suis jamais dans une vérité fondamentale, et que c’est par cette vérité fondamentale de l’adoration que je suis moi-même dans ce qu’il y a de plus secret, de plus personnel, de plus intime. On peut aller très loin dans cet ordre-là, parce que c’est là qu’il y a l’« ouverture du cœur » à l’égard de mon Père, puisque le Créateur de mon esprit, auquel je me consacre (et dans la mesure même où je me consacre à lui par l’adoration), est mon Père, est ma vie, est celui qui m’illumine, celui qui me rend intelligent, et c’est lui qui me permet de poser cet acte libre d’adoration. Donc je suis vrai dans tout mon être et dans toute ma vie par l’adoration 61, et je remonte vers lui. Je ne vois pas Dieu (c’est évident), ce n’est pas la vision béatifique ; je ne vois pas Dieu, c’est dans l’obscurité totale d’un Dieu caché, d’un Père caché, mais intimement présent, substantiellement présent. Et c’est ce contact de substance à substance au niveau de l’être qui est mon secret, et c’est la consécration de tout mon être à Dieu. Et là je suis vrai. Je vais pouvoir, à partir de là, comprendre que je suis bien comme un reflet de Dieu Esprit, puisque celui que j’adore est Dieu Père, Dieu Esprit et Dieu Personne. Un secret est toujours ce qui lie deux personnes ; et dans l’adoration je découvre ce secret qui me lie, dans ce qu’il y a de plus personnel en moi, avec Dieu Père, avec la personne du Dieu Créateur Père. Et je me lie à lui, et je me consacre à lui. On voit la rectitude qu’opère en moi cette adoration : elle me permet d’être tourné vers Dieu et de découvrir dans l’adoration une certaine ressemblance avec Dieu — je dis bien « ressemblance » car c’est dans une totale diversité. Je prends conscience à ce moment-là, dans cet acte d’adoration, que si Dieu est absolument simple, je suis, dans mon être même, complexe, puisqu’en moi il y a à la fois cette dépendance et cette autonomie. (…) L’acte d’adoration me fait découvrir mon autonomie, il me fait découvrir ma capacité de rechercher la vérité. Dieu est Vérité, et parce que je suis relié à mon Père qui est Vérité, il y a en moi un 59

A ce sujet voir TJo 8.04.95 (ci-dessus pp. 6-7) et RCtéJo 23.09.91, n° 4 (ci-dessus pp. 38-41). Jn 17,17. 61 Incomparablement mieux que les méthodes psychanalytiques, Jésus débarrasse cette femme de tout le poids qui l’empêchait d’être vraie. Nous sommes vrais quand nous adorons. Cela, c’est la vérité de la créature ; l’adoration nous met dans la vérité pratique. Cette femme n’adorait plus, elle ne pouvait plus adorer ; trop d’épaisseurs, trop de choses erronées, trop d’amertumes, s’étaient accumulées sur son intelligence et son cœur. Et Jésus, en un rien de temps, la délivre de tout cela en la remettant dans la vérité ; sans du tout l’accuser, mais en lui disant simplement : « Tu as raison de dire cela, là tu dis vrai ». Malgré ses fautes successives, malgré ses mensonges pratiques dans l’ordre de l’amour, elle a gardé la capacité de dire quelque chose de vrai. C’est par là qu’elle peut rencontrer le prophète, le reconnaître. Notre intelligence, malgré nos fautes, garde le souci de la vérité. Jésus débarrasse donc cette femme du poids qui l’encombrait, qui la maintenait dans la situation-limite de celui qui ne sait plus ou il va (la vie n’avait plus d’issue pour elle) ; par l’adoration il la remet dans sa vérité profonde. 60

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appétit radical de vérité. Au plan religieux il y a cet appétit radical de vérité qui naît à l’intérieur même de l’adoration et de cette consécration dont nous avons parlé, cette « consécration dans la vérité ». Là on voit bien que la recherche de la vérité ne peut jamais s’opposer à l’attitude fondamentale de l’adoration ; au contraire je me consacre dans la vérité, et la recherche de la vérité maintient au plus intime de ma vie personnelle l’autonomie : c’est grâce à cette recherche de la vérité, qui doit aller le plus loin possible, que mon autonomie grandit. Le champ de mon autonomie grandit avec les découvertes de vérité que je fais : plus je découvre la vérité, plus mon champ d’autonomie augmente, surtout s’il s’agit de la vérité ultime, donc métaphysique, et non mathématique. Je peux être quelqu’un d’extraordinaire en mathématiques et n’avoir aucune liberté intérieure, tandis que du point de vue métaphysique je ne peux jamais dire cela. Pourquoi ? Parce que ma vérité, du point de vue métaphysique, touche toujours mon exister, la vérité métaphysique touche l’exister et c’est la réalité qui existe qui est mesure de la vérité. Je peux dire, au plan philosophique, que plus ma recherche va loin, plus ma liberté augmente, et cela je le découvre à partir de l’acte d’adoration. Le garant de ma liberté intérieure, c’est cette recherche de la vérité, et c’est pour cela que c’est cette recherche de la vérité qui structure ma personne, parce qu’elle me permet de découvrir toutes les zones de liberté. Il y a donc, grâce à l’acte d’adoration, un regard nouveau sur la recherche de la vérité. Je précise, à ce moment-là, que ma recherche de la vérité doit être une recherche philosophique et même métaphysique, que seule la recherche de la vérité au niveau métaphysique est source de liberté pour moi — cette recherche de la vérité au niveau de l’être dans la lumière de l’Etre premier. Car tant que je ne suis pas dans la lumière de l’Etre premier, je ne suis pas totalement dans la vérité… je cherche en dehors de la Vérité première. Les vérités sont toujours liées à la recherche, elles ne sont donc pas parfaites en elles-mêmes, et ne sont donc pas immédiatement source de liberté. Il y a là quelque chose de très important à saisir dans la lumière de l’adoration, dans la lumière de ma filiation à l’égard de mon Créateur Père. Par le fait même je découvre aussi, dans la lumière de mon adoration, qu’il y a en moi une capacité d’amour. Cette capacité d’aimer est première à l’égard de Dieu : puisque je suis un être participé, je participe donc à la bonté de Dieu et j’essaie par tous les moyens de rejoindre cette bonté. Je la contemple et, dans la mesure où je la contemple, j’y participe. Et je peux, à partir de là, aimer tous ceux qui participent à la bonté de Dieu, je peux aimer l’autre. L’autre n’est plus l’enfer, comme pour Sartre, il est le Ciel, puisque je peux l’aimer d’un amour qui provient directement de mon Père et que je peux l’aimer dans la lumière de Dieu. Je peux aimer sa bonté participée de la bonté de Dieu : en l’aimant je ne m’écarte pas de Dieu, puisque j’aime sa bonté profonde, personnelle, qui est une participation à la bonté de Dieu. TJo 12.11.93

2 Le « je suis » chrétien

Il est très important de distinguer le « je suis » du philosophe et le « je suis » du chrétien. Le « je suis » du chrétien est uni à celui de Jésus. Chaque fois que je dis « je suis » comme chrétien, c’est le Christ qui en moi dit ce qu’il est. Et c’est à partir du Christ, à partir de cette grande comparaison du

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« Corps mystique » où Jésus est tête 62, que je peux comprendre mon « je suis ». (…) Saint Thomas nous dit que le Corps mystique forme avec le Christ quasi una persona, « comme une seule personne »63. Nous sommes donc avec le Christ « comme une seule personne ». Là, saint Thomas dépasse la distinction nature et sur-nature, il la dépasse dans la personne : quasi una persona. C’est quelque chose d’assez prodigieux. Et un grand thomiste, le Père Chardon, au XVIIe siècle, parle admirablement de ce qu’il appelle la « subsistance mystique » 64 : le chrétien n’est jamais seul, il est porté par le Christ pour être intégré dans le mystère de son Corps mystique. Il ne perd rien de son individualité, de sa personne ontologique, mais il est « un » avec le Christ dans sa vie chrétienne, et dans toute sa vie chrétienne il doit vivre de cette unité quasi substantielle : dans la recherche de la vérité, dans l’amour d’amitié, il est « comme une seule personne » avec le Christ. (…) Il ne faut bien sûr pas concevoir cette unité comme un « panchristisme », une sorte de panthéisme chrétien, comme si le Christ était présent partout et que nous soyons dilués en lui, sans plus avoir aucune personnalité. Ce serait très faux, ce serait une caricature du Corps mystique. C’est dans l’ordre de la vie (la vie de la grâce, la vie surnaturelle, divine) que nous sommes un avec lui. Il n’y a qu’une seule vie chrétienne, qui est celle du Christ en nous, et nous faisons les mêmes œuvres que le Christ, nos œuvres sont celles de Jésus. C’est du côté de la vie, et non du côté de l’être. (…) Il y a une unité personnelle que nous devons essayer de comprendre pour mieux en vivre. Pour la comprendre, la meilleure analogie que nous ayons est celle de l’amitié, où l’ami est un avec son ami dans ses désirs, dans ses intentions, dans ce qu’il réalise, dans son affectivité, dans son cœur, tout en étant autre dans sa propre personne. L’analogie de l’amour d’amitié nous permettra de comprendre qu’avec le Christ il y a une amitié parfaite : « Vous n’êtes plus mes serviteurs, mais mes amis » 65. Cette parole de Jésus, il faut la prendre dans toute sa force. Alors tous les « JE SUIS » du Christ sont les nôtres, dans cet ordre d’amitié. Tout ce que Jésus fait et réalise dans sa vie apostolique, nous le faisons et le réalisons, parce qu’il y a une unité « quasi substantielle » de vie entre le Christ et nous. Mais comprenons bien que chacun d’entre nous est unique pour le Christ. Il y a un amour unique du Christ pour chacun d’entre nous, et c’est pour cela que nous sommes irremplaçables pour lui. Il nous attend, et il veut que nous soyons fidèles dans l’amour. Et il y aura toujours cette unité d’amour entre le Christ et nous, qui dépassera tout et qui nous fera comprendre ce qu’est notre véritable personne chrétienne. Notre véritable personne chrétienne, c’est cette unité de vie avec Jésus : unité dans la recherche de la vérité, unité d’amour, unité dans le travail, le labeur de la Croix 66. Je crois que là nous découvrons le « je suis » chrétien, qui est inséparable du « JE SUIS » du Christ. Les trois sagesses, pp. 275, 278 et 279

« JE SUIS ». Jésus montre bien par là qu’il est Dieu, puisque c’est de cette manière-là que Dieu s’est révélé à Moïse. Jésus ne cache plus rien maintenant de ce qu’il est, en déclarant cela avec une telle force. Et en même temps, il n’hésite pas à leur dire : « Vous mourrez dans votre péché ». C’est grave. Jésus ne pourrait pas parler plus clairement que cela. S’ils refusent la lumière, qui est Jésus, la lumière du Père qui nous est donnée, s’ils refusent la lumière, ils s’enferment en eux-mêmes et ils meurent dans leur péché. 62

Col 1, 18 ; Eph 22 et 4, 15. De veritate, q. 29, a. 7, ad 11. Somme théologique III, q. 19, a 4 ; q. 48, a. 2, ad 1 ; q. 49, a. 1. 64 Voir Louis CHARDON, La Croix de Jésus (Cerf 1937), notamment : Premier entretien, ch. 1 à 4. 65 Jn 15, 15. 66 « Mon Père travaille [œuvre] toujours, et moi aussi je travaille » (Jn 5, 17). « Il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé » (Jn 9, 4). 63

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L’Eglise, en nous rappelant cet Evangile de saint Jean, nous montre que la lutte est toujours la même : ce refus de la foi, et d’une foi plénière, contemplative, capable de recevoir Jésus comme l’Envoyé du Père, capable de recevoir celui qui est « JE SUIS », capable de le recevoir tel qu’il est dans la pensée du Père, dans la lumière du Père. C’est toujours là que le démon joue, pour nous arrêter, nous empêcher d’aller jusqu’au bout de la foi. C’est ce qu’il a fait à l’égard du Sanhédrin : la jalousie a aveuglé ces théologiens, la jalousie a aveuglé les grands prêtres, alors que la parole de Jésus est si nette ! Certes, elle est bouleversante ; pour un Israélite, ce devait être bouleversant d’entendre Jésus dire « JE SUIS », dans le Temple, et de montrer par là qu’il est directement l’Envoyé de Dieu, l’Envoyé du Père, et qu’il est un avec le Père. On comprend que, dans ce chapitre 8 de saint Jean, on touche le paroxysme de la lutte, parce que c’est bien là que se situe l’ultime moment de la lutte ; et c’est vrai pour chacun d’entre nous : il faut aller jusqu’au bout de la foi, parce que la foi réclame d’aller jusqu’au bout, on ne peut pas s’arrêter, en rester à une foi qui s’adapte au monde. « Vous, vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce monde ». Et le monde essaie toujours d’attirer à lui ceux qui commencent à croire en Jésus pour mettre en eux ce relativisme, mettre en eux quelque chose qui n’est plus de l’Esprit Saint, mais qui vient du monde. Jésus, lui, nous attire vers cette limpidité de la foi, vers cette pureté de la foi, vers cet aspect contemplatif de la foi, qui fait que par lui, avec lui et en lui, nous regardons le Père et nous comprenons l’absolu du Fils dans la lumière du Père : il est la « lumière de la lumière ». Nous ne pouvons pas entrer pleinement dans ce mystère de la foi, si nous n’allons pas jusque-là, jusqu’à découvrir cette paternité éternelle du Père à l’égard du Verbe, à l’égard de celui qui s’est fait homme par amour pour nous, et qui demeure éternellement le Fils bien-aimé du Père, qui nous est donné si nous voulons le recevoir. Mais en le recevant, il faut lui laisser toute la place, autrement on ne le reçoit pas comme celui qui est « JE SUIS », on le reçoit comme quelqu’un qui vient du monde et qui demeure dans le monde, et avec qui il y a adaptation. Il n’y a pas d’adaptation possible quand il s’agit de recevoir celui qui est « JE SUIS » ; il faut ouvrir notre cœur et notre intelligence à celui qui est tout pour nous parce qu’il est notre Sauveur, et lui seul peut nous faire sortir de cette attitude qui, hélas, est souvent considérée comme la vérité, mais qui reste une attitude humaine, où l’on s’inquiète de savoir ce que les autres pensent, pour penser comme eux et trouver la sécurité et la certitude dans ce consentement des autres à notre foi, alors que la foi nous met en relation directe avec Dieu, avec le Père, avec le Fils, pour l’éternité. C’est le point de départ de cette lumière divine qui nous sera donnée, et qui nous est déjà donnée : « le Royaume de Dieu est au dedans de vous ». Et c’est vrai : il est au plus intime de nous-mêmes, et nous devons avoir un désir intense d’adhérer à cette vérité plénière. Demandons-la aujourd’hui durant cette Eucharistie. Demandons à l’Esprit Saint de nous apprendre à recevoir les affirmations si nettes de Jésus : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous comprendrez que moi, JE SUIS, et que je ne fais rien de moi-même, mais tout ce que je dis, c’est le Père qui me l’a enseigné ». C’est tellement grand, de comprendre que Jésus nous conduit au Père, et que le Père nous conduit à Jésus, et que tant qu’on n’a pas découvert ce lien si fort entre Jésus et le Père, on ne peut pas découvrir le vrai sens du peuple d’Israël, ni le vrai sens de la Révélation, et de la Parole de Jésus si forte : « JE SUIS ». Alors il n’y a plus aucun danger, plus aucune rivalité possible, on est au sommet : c’est celui qui a tout donné pour nous qui nous appelle, et qui désire nous recevoir pour que nous soyons tout à lui. Demandons à Marie d’être là, et d’être, comme elle l’est toujours, celle qui nous conduit et qui nous aide à recevoir celui qui dit : « JE SUIS », et qui est « JE SUIS ». HoRi 26.03.96

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Ces paroles de Jésus, « JE SUIS », doivent être gravées dans notre cœur. Son unité avec le Père, c’est bien dans cette affirmation « JE SUIS » que nous devons la recevoir. Tout ce que Jésus fait, il le fait à partir du Père, et tout ce que Jésus nous enseigne nous découvre le mystère du Père. Demandons au Paraclet de nous faire entrer de plus en plus dans cette unité avec le Père qui est manifestée à la Croix d’une manière éclatante : « JE SUIS ». Par là nous pourrons découvrir toujours plus le mystère de la Croix. Pourquoi Jésus, qui est Dieu, se donne-t-il à nous à travers la fragilité, à travers la pauvreté et la petitesse du mystère de la Croix ? Pour pouvoir nous communiquer en plénitude son amour et nous le donner comme le Père ne nous l’avait encore jamais donné. Recevons, à la suite de Marie et avec elle, ce don que le Père nous fait de tout lui-même et le don que Jésus, lui aussi, nous fait de tout lui-même : « JE SUIS ». HoRi 23.03.99

A travers l’œuvre qu’il accomplit au nom du Père, Jésus révèle son unité de vie avec lui. L’accomplissement de cette œuvre ne fait pas nombre avec l’exercice tout contemplatif et silencieux du don de sagesse en lequel l’âme humaine de Jésus est toute possédée par le Père. Ce qui est vrai de toutes les œuvres du Christ le sera éminemment de son œuvre par excellence, celle de la Croix, car c’est à la Croix qu’il se révélera comme « JE SUIS » : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que JE SUIS, et que je ne fais rien de moi-même […]. Celui qui m’a envoyé est avec moi » 67. En reprenant la grande révélation de l’Horeb, Jésus proclame que « JE SUIS » est Amour ; il n’y a qu’un seul « JE SUIS » en lequel le Père et le Fils sont UN dans l’amour. Dans la plénitude du don de sagesse, l’âme de Jésus vit le « JE SUIS » du Père, qui le brûle d’amour et qui se révèle aux hommes à travers ce buisson ardent : « Alors vous saurez que JE SUIS […]. Il faut que le monde sache que j’aime le Père » 68. Et Jésus ajoute aussitôt : « Il faut que le monde sache […] que j’agis comme le Père me l’a ordonné ». Cette dépendance libre et aimante qui informe toute l’activité du Christ nous manifeste combien l’amour du Père est toute sa vie 69. Jésus aime le Père jusqu’à la mort, et la mort de la Croix ; il est l’envoyé par excellence qui ne vit que de sa relation d’amour avec celui qui l’envoie et qui lui communique incessamment son amour. Le mystère du Christ crucifié et glorifié, 2e éd., p. 98

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Jn 8, 28. Jn 8, 28 et 14, 31. 69 Ego vivo propter Patrem (Jn 6, 57). 68

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Table des matières

Avant-propos................................................................................................................................... 3 I - EXTRAITS Sur l’adoration religieuse ................................................................................................................ 5 De l’adoration à la contemplation (philosophique)......................................................................... 8 Sur l’adoration chrétienne ............................................................................................................. 10 II - TEXTES Sur l’adoration chrétienne ............................................................................................................. 15 « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur… » .............................................................. 15 Adorer en esprit et en vérité .......................................................................................................... 17 Vivre du « premier amour » par l’adoration ................................................................................. 20 L’adoration de l’épouse ................................................................................................................ 23 Apprendre auprès de Marie ce qu’est l’adoration ......................................................................... 25 Adorer avec Marie ........................................................................................................................ 27 Adoration et oraison ...................................................................................................................... 29 Adoration, contemplation et charité fraternelle ............................................................................ 30 Adoration et charité fraternelle ..................................................................................................... 31 Adoration et don de piété .............................................................................................................. 32 Adoration et abandon .................................................................................................................... 34 Adoration et angoisse .................................................................................................................... 38 L’adoration nous libère ................................................................................................................. 38 Adoration et obéissance ................................................................................................................ 41 Adoration et martyre ..................................................................................................................... 42 Jeter sa couronne ........................................................................................................................... 46 « Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur »........................................................................... 48 Adorer et contempler le Père en Jésus .......................................................................................... 49 Ne pas faire de la demeure de Dieu une caverne de bandits ......................................................... 51 Le désert intérieur ......................................................................................................................... 52 III - « JE SUIS » Le « je suis » de la personne humaine .......................................................................................... 54 Le « je suis » chrétien ................................................................................................................... 57

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