L'impérialisme français d'avant 1914: Recueil de textes [Reprint 2017 ed.] 9783111535227, 9783111167176

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L'impérialisme français d'avant 1914: Recueil de textes [Reprint 2017 ed.]
 9783111535227, 9783111167176

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Le savoir historique 10

L'impérialisme français d'avant 1914

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

le savoir historique 10

MOUTON ÉDITEUR · PARIS · LA HAYE

JEAN BOUVIER RENÉ GIRAULT

l'impérialisme français d'avant 1914 Recueil de textes

MOUTON ÉDITEUR · PARIS · LA HAYE

© 1976 École des Hautes Études en Sciences Sociales and Mouton & Co. ISBN: 2-7193-0426-3 et 2-7132-0036-9

Couverture de Jurriaan Schrofer Printed in France

avant-propos

Il est temps de réunir en un tout quelques études françaises récentes concernant l'expansion et l'impérialisme de notre pays à la Belle Époque. Aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, des recueils comparables ont été proposés ces dernières années au public lecteur '. C'est dire que le thème n'est pas prêt d'épuiser ses vertus. Et pourquoi, sinon en raison des différences de problématique et d'interprétation qu'il engendre, et sinon par son actualité persistante ? L'impérialisme et l'expansion sont, que l'on sache, toujours de notre temps. Laissons l'histoire instructive de ce mot, né hors du vocabulaire marxiste, mais reconquis par lui au point que certains hésitent toujours à l'employer, par crainte du feu. Le mot importe peu. Mais le concept beaucoup. Employé comme mot simple, impérialisme n'est qu'une étiquette propre à divers usages et à diverses époques. Il n'a, alors, aucune utilité problématique. Il trompe son monde. La vraie question, la vraie difficulté, c'est la transformation du mot en concept, c'est-àdire le contenu de celui-ci. Seuls les marxistes ont osé tenter cette conceptualisation, entre 1910 et 1916, d'Hilferding à Lénine, en passant par Rosa Luxembourg et Boukharine. Or, ils n'ont pas conduit des analyses exactement identiques, et l'on attend toujours l'œuvre qui comparera convergences et divergences intramarxistes concernant le concept d'impérialisme. Mais l'objectif de ce recueil est limité. Les historiens (marxistes ou non) sont à la fois plus exigeants et plus prudents que les économistes (marxistes ou non). Si, en général, leur faiblesse conceptuelle est insigne, c'est qu'ils n'aiment guère se payer de mots. Bien persuadés (du moins certains d'entre eux) que la recherche est faite d'un incessant aller et retour des « modèles » au réel, et des hypothèses aux faits, ils veulent, d'abord et finalement, voir et faire voir : « Comment cela s'estil passé ? » Voilà la permanente interrogation de ces reporters. L'approche historique — d'histoire économique — est ainsi dominante dans les études ici rassemblées. L'approche économique — d'économie politique — tient moins de place. Mais elle en tient assez pour que l'on discerne les rapports de collaboration et les rapports conflictuels entre l'une et l'autre.

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On se rendra compte, par ailleurs, de la diversité des « points de vue » et des genres. Celle-ci n'a pas été recherchée pour ellemême, puisque tel est — et heureusement — l'état des faits et des opinions. Depuis que Pierre Renouvin a conceptualisé l'histoire des relations internationales et ouvert de plus larges horizons aux historiens, ceux-ci se dispersent dans le no man's land de la recherche, avec chacun son itinéraire, ses provisions de bouche, et sa boussole. C'est bien pourquoi le temps du bilan final n'est pas encore venu (s'il peut l'être jamais). Ce recueil est une façon de halte pour permettre la réflexion, et préparer les lendemains. Mais voyons de plus près ce qui a été dit, par divers, de l'impérialisme, et comment les historiens tentent de raisonner à son propos.

L'impérialisme : « Politique d'un État visant à réduire d'autres États sous sa dépendance politique ou économique » (Dictionnaire Robert). — « Conduite diplomatico-stratégique d'une unité politique qui édifie un empire, c'est-à-dire qui soumet à sa loi des populations étrangères. » (R. Aron, Paix et guerre entre les nations, p. 263). « L'impérialisme est le stade monopoliste du capitalisme... L'impérialisme est l'époque du capital financier et des monopoles qui portent en tous lieux des tendances à la domination et non à la liberté. » (Lénine, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, p. 101). « L'impérialisme est un produit du capital industriel hautement évolué. Il consiste dans la tendance de chaque nation capitaliste industrielle à s'annexer ou à s'assujettir des régions agraires toujours plus grandes, quelles que soient les nations qui les habitent. » (Kautsky, Die neue Zeit, 11 sept. 1914.) Tenter de définir l'impérialisme, c'est résoudre la quadrature du cercle, tant le mot, même le concept qu'il recouvre, ont changé de sens depuis que les réalités des rapports de dépendance entre États inégaux ont été sensiblement modifiées dans le monde contemporain. En fait, selon la vision de la dépendance que l'on a du phénomène des rapports inégaux, on sera tenté de parler d'impérialisme, pour qualifier des degrés forts différents d'ingérence, d'influence, de domination, de soumissions, voire même de disparition du faible par intégration au

Avant-propos

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fort. Comme tout raisonnement paraît d'autant plus solide qu'il est simple et total, l'impérialisme de type colonial, qui signifie partage de l'Afrique, de l'Asie et de l'Océanie au xixe siècle, a été longtemps considéré (et est encore considéré) comme le véritable aspect de l'impérialisme : un peuple, un État est totalement soumis aux lois d'un autre peuple ou d'un autre Étal conquérant, lequel légitime sa conquête, faite par la force, au nom d'une civilisation supérieure. La notion d'Empire est alors facilement acceptée, qu'il soit britannique, français, néerlandais, belge, portugais, etc. Par assimilation et par souci de démythifier l'anticolonialisme yankee, on en vint également à admettre l'idée d'un impérialisme américain en Amérique latine, comparable sinon dans ses formes (puisque les États dominés demeurent théoriquement libres), du moins dans ses moyens et dans ses buts, puisqu'il soumet cet hémisphère à son « gros bâton ». Colonisation et impérialisme sont alors confondus, à la réserve près que le second correspondrait à un stade plus évolué du développement économique des grandes puissances, obligées de se réserver « des chasses gardées » pour éviter la concurrence. En effet, l'analyse marxiste, dans la mesure où elle explique le développement du partage du globe par des besoins économiques impérieux, a nettement et définitivement posé le problème des rapports entre les relations politiques inter-étatiques et leur environnement économique. On peut certes expliquer maints exemples d'expansion coloniale par des motivations aéconomiques (recherche de gloire, de prestige, volonté de puissance, buts religieux, de civilisation, stratégiques), mais le souci mis à démontrer Y hétérogénéité des facteurs causants fait constamment référence au raisonnement marxiste, quitte à le rejeter ensuite comme inadapté ou illusoire. Fort naturellement, la tentative faite par un historien français, Henri Brunschwig 2, pour « démythifier » l'impérialisme colonial français en montrant combien la conquête coloniale française devait peu, selon lui, aux raisons économiques, a contribué à relancer le débat des rapports entre politique et économique. Partisans et adversaires d'Henri Brunschwig continuent encore aujourd'hui de s'opposer. Peut-être conviendrait-il, pour faire avancer la controverse, de distinguer plus nettement impérialisme et colonisation ? Toute conquête coloniale ne procède pas forcément de causes économiques, et une fois achevée, elle peut demeurer, pour un temps plus ou moins long, hors du processus impérialiste pris dans son sens marxiste. Par contre, en un même moment, des cas précis d'interventions impérialistes,

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toujours selon les mêmes critères, peuvent se dérouler conjointement ; en ce sens l'analyse des exemples marocains et indochinois est à méditer ; de plus, l'exploitation des colonies africaines par la France postérieurement à leur conquête ne traduit-elle pas l'évolution même des structures économiques et sociales de notre pays après la première guerre mondiale ? Cependant, l'impérialisme français pouvait-il avant 1914 être uniquement colonial ? C'est ici que, selon nous, réside le problème clef. Si l'on entend le mot impérialisme dans son sens le plus complet, soit « soumission ou domination politique absolue d'un État par un autre État », effectivement seules les colonies méritent de retenir l'attention. Mais alors pourquoi parler d'impérialisme américain en Amérique latine ? De même on admet aujourd'hui largement le concept d'impérialisme allemand, ayant surtout trait aux entreprises allemandes en Europe centrale et orientale (cf. les travaux de F. Fischer) ; or, l'Allemagne avait peu de colonies avant 1914. Si, au contraire, on admet que l'impérialisme d'un État réside, pour l'essentiel, dans les tentatives qu'il fait (réussies ou non) pour tirer profit du développement économique inégal entre régions ou zones, et pour imposer son point de vue sur la politique extérieure d'autres États, au besoin en délimitant l'autonomie laissée en matière de politique intérieure à ces États \ force nous est d'élargir très sensiblement le champ d'observation. En 1914, il n'existe pas de «colonies» en Europe, même si certains peuples se considèrent comme « soumis » à une autre puissance (cas irlandais, polonais, tchèque, finlandais...). Mais peut-on véritablement comparer la puissance et la liberté d'action des Grands (Allemagne, France, Grande-Bretagne) avec les États faibles économiquement (Autriche-Hongrie, Russie, Italie) ou dépendants dans tous les sens du terme (États balkaniques ou ibériques) ; la France, comme les autres Grands, n'a pas le désir de conquérir des territoires en Europe ; est-ce à dire que son action, en ce continent, soit exempte de toute idée d'hégémonie, économique ou politique, sur telle ou telle zone, tel ou tel État ? En Asie subsistent des « États » indépendants, tels l'Empire turc, la Chine, le Siam, la Perse. Quels sont leurs rapports avec la France ? Pendant longtemps l'historiographie française (et même l'historiographie mondiale) a laissé dans l'ombre les relations économiques et politiques entre la France et ces « États faibles » d'Europe, d'Asie, voire même d'Amérique latine. Ce faisant, ne commettait-on pas une lourde erreur principielle en abordant ensuite la question de l'impérialisme

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Avant-propos

français ? Une analyse, même sommaire, des rapports économiques entre la France et le monde permet de mesurer le contresens fait, ab initio. En effet, entre 1873 et 1913, le groupe des pays limitrophes de la France 4 absorbait entre 60 et 67 % des exportations françaises et fournissait de 40 à 55 % des importations françaises. En regard le commerce de la France avec ses colonies ne dépasse guère 12 à 14 96 ; où est donc l'important ? Plus éloquente est encore la répartition des exportations de capitaux français dans le monde, si l'on veut bien admettre que la France n'occupait pas alors une place signalée dans le commerce mondial, mais que, par contre, sa force économique principale sur le marché international provenait de sa formidable accumulation de capitaux qui laissait toujours de larges possibilités pour les flux externes. Même si sur bien des points les chiffres retenus sont des estimations plus que des certitudes, le tableau suivant est éloquent, en nous montrant combien l'Europe centrale, orientale, et la bordure méditerranéenne de l'Europe et de l'Asie attirèrent beaucoup plus les capitalistes français que leur propre Empire.

1882 Montant * Europe dont : Russie Balkans Italie i Espagne > Portugal \ Europe centrale * * Europe du Nord-Ouest Turquie Egypte

1900 %

9,9 1,1 0,2

67 7 1

5,3

36

2,8

19

0,5

3

3,4

23

j )

Montant '

1913 %

Montant

18,95 7 0,9 1.4

64 24 3 5

25,0 12,3 2,7 2

55 27 6 4,4

3,9

13

1.6

3,5

4

13

3.9

8,5

6

2,5

5,8

2,5

5,8

1,3

2,7

1.75 1,8

12

1.8

Colonies

0,6

4

1,5

5

Reste du monde ***

0,8

5

5,6

19

14.7

100

Total

29,65

* En milliards de francs. ** Autriche/Hongrie + Allemagne + Suisse. *** Amérique latine: en 1900 = 3, en 1914 = 6.

100

4,5 12 45.3

'

%

10 26,3 100

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Dès lors la véritable question se pose : la France, armée de ses capitaux, a-t-elle cherché (et obtenu) des succès politiques visà-vis des États économiquement dépendants ? Dans l'affirmative, on devrait alors chercher l'impérialisme français dans ces directions. Les heurts, les conflits d'intérêts avec les autres impérialismes (allemand, britannique, américain) ont-ils entraîné une certaine stratégie des dirigeants politiques français ? On pense alors aux origines du premier conflit mondial ; mais, parvenu à ce niveau de réflexion et d'analyse, force nous est de conclure, actuellement, avec une extrême prudence. Si, comme le prouvent les articles rassemblés ci-après, sans compter quelques thèses récentes ou en cours d'élaboration, on parvient aujourd'hui à mieux cerner ces problèmes, un immense champ de recherches reste à défricher. Citons-en deux aspects parmi d'autres, afin de faire mesurer l'ampleur de nos ignorances : quelles étaient les liaisons entre le personnel politique et les hommes d'affaires français agissant à l'extérieur ou sur l'extérieur ? Des exemples de « pantouflage » des hommes politiques — banquiers, comme Rouvier, Caillaux ne donnent pas la seule image de la réalité ; sont-ils plus probants que ceux des politiques, apparemment à l'abri des sollicitations ou des calculs économiques, tel Delcassé ? Quelles étaient les structures dominantes de l'économie française, à la fin du xix e siècle et au début du xxe siècle : malthusianisme, conservatisme, protectionnisme, esprit « rentier — tondeur-decoupon » ? Ou bien renouveau, esprit d'entreprise, tendance à la cartellisation, à la novation technique ? Ce qui était vrai vers 1880, l'était-il encore en 1910? Au fond, les articles qui suivent, sont et ne peuvent être que l'amorce de la vaste enquête qui reste à faire sur l'impérialisme français. Ils témoignent cependant de l'intérêt de recherches qui, pour aboutir, devront mêler histoire diplomatique, histoire économique, histoire des mentalités, histoires intérieures. La voie est ouverte. Elle sera certainement poursuivie, car c'est toute la problématique du métier d'historien qui se trouve en cause, comme toujours lorsque d'amples questions sont abordées. *

Il y aurait eu plusieurs ordres possibles de classement des articles ici rassemblés. Mais une répartition à base économique nous a semblé mieux convenir aux études et aux débats en cours. Il est clair qu'avec l'accélération de la croissance écono-

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mique mondiale de type capitaliste avant 1914, entraînant celle des relations commerciales et financières, il se produit normalement, comme au sein de toute croissance, des disparités de développement à l'échelle du globe. Celles-ci se traduisent au niveau des flux d'investissements, des courants d'échanges, des prix, des profits. Le partage des marchés et des courants se fait en fonction des niveaux de développement. Le « marché international » est bien à quatre étages, et quatre types de structures économiques s'y télescopent : grands pays capitalistesindustriels, domaines coloniaux, hérités du passé mais saisis par de nouveaux dynamismes, « Pays » ou « États » économiquement semi-coloniaux et dépendants, c'est-à-dire fort « en retard », matrices du futur « sous-développement » (ici : Chine, Caraïbes, Empire ottoman, Serbie), mais conservant les traits de la souveraineté politique, États européens en voie de réel développement enfin (Russie, Italie), où, comme on le sait, se trouve le terrain d'élection des initiatives françaises au dehors, pour le meilleur — dans l'immédiat — et pour le pire — en quelque sorte— dans l'avenir. Mais qui, en 1914, pouvait prévoir cet avenir ? Jean Bouvier, René Girault

Notes 1. Harrison M. WRIGHT, The « New Imperialism », Lexington, Mass., D.C. Heath and C 9, 1961, 110 P. ; D. - K. FIEI.DHOUSE, The Theory of Capitalist Imperialism, Londres, Longmans, 1967, 202 p . ; W.J. MOMMSEN, Der moderne Imperialismus, Stuttgart, Reihe Kohlhammer, 1971, 192 p. 2. Mythes et réalités de l'impérialisme colonial français, Paris, A. Colin, 1960. 3. 11 n'est pas nécessaire d'imposer tel ou tel gouvernant, ou telle ou telle forme de gouvernement, pourvu que la politique extérieure de « l'État vassal » reste soumise aux vues de l'État impérialiste et que les profits tirés de l'exploitation du « vassal » restent librement gérés par les entrepreneurs du pays dominant. 4. Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, Suisse, Italie, Espagne.

JOHN LAFFEY Les racines d e l ' i m p é r i a l i s m e A

propos

français en des

thèses

Extrême-Orient de

J.-F. Cady *

Terminant son étude sur les rapports entre la France et l'Asie Orientale au xix e siècle, J.-F. Cady remarquait que « la racine principale de l'impérialisme français en Extrême-Orient fut, du début jusqu'à la fin, l'orgueil national — l'orgueil d'une culture, d'une réputation, d'un prestige et d'une influence » '. En dépit des indications contraires apportées par Jean Chesneaux et Joseph Buttinger, la thèse de Cady a été acceptée sans difficulté par d'autres 2 ; Masataka Banno l'approuve dans son étude sur les origines du Tsungli Yamen 3 ; Lloyd E. Eastman s'en est servi dans sa discussion sur la politique chinoise du début des années 1880 4 ; Paul Cohen a soutenu que «la France, à la différence de la Grande-Bretagne, n'avait pas d'enjeu commercial important en Chine, et, en général sa politique extrême-orientale, ainsi que l'a fort bien montré J.-F. Cady, avait comme racine des considérations politiques plutôt qu'économiques » 5 ; feu Bernard Fall nota que « dans sa magnifique étude... John T. (sic) Cady démontre de façon concluante que le prestige... fut le grand facteur de la poussée coloniale française » 6 . Soutenir ainsi la thèse de Cady est contestable. Alors qu'il serait erroné d'ignorer le rôle joué par « l'orgueil national » dans la formation de la politique française, Cady a été entraîné par la rhétorique coloniale et les explications que donnent d'une politique les documents diplomatiques. La rhétorique et l'amabilité diplomatique se trouvent rarement au cœur de l'expansion impérialiste. Un élément qui est capital pour le développement de l'activité française en Extrême-Orient a été totalement laissé de côté par Cady : l'intérêt que Lyon portait à l'Asie Orientale ; cet intérêt provenait du rôle de cette ville en tant que centre de l'effort missionnaire, de l'utilisation accrue de soies extrême-orientales par l'industrie locale de la soie après la dévastation de la sériciculture française par la pébrine, et de l'attrait que présentait l'idée d'atteindre les marchés intérieurs chinois à partir de l'Indochine 7. La position relative de ces intérêts variés dans leur coïncidence suggère que, * Article paru dans la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine pp. 282-299. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

avr.-juin 1969,

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contrairement aux vues de Cady et de ceux qui le suivent, la motivation économique a eu un rôle primordial dans l'expansion de la France en Extrême-Orient. Cependant, le facteur économique ne fut pas le premier mis en jeu au xix e siècle. A cette époque, Lyon répandait ses missionnaires, « colonisateurs des âmes », à travers le monde 8. Alors que, sous l'Ancien Régime, Lyon ne s'était que peu soucié des missions, la réaction religieuse après la Révolution prépara le terrain pour un effort missionnaire profond 9. C'est sous la Restauration que fut fondée, à Lyon, l'œuvre de la Propagation de la Foi. A la fin du siècle, la contribution annuelle de Lyon à cette dernière était bien plus importante que celle de n'importe quel autre diocèse français ; de fait, son apport au revenu d'une organisation qui faisait appel au soutien de toute la catholicité était d'une importance disproportionnée l0. Lyon fut également généreuse de la vie de ses enfants ; les prêtres lyonnais laissèrent leurs marques en Asie Orientale " : le Père Tabert travailla en Cochinchine, le Père Daguin en Mongolie, les Pères Mathevon, Charrier, Rebord, Bonnard au Tonkin. Jean-Pierre Néel fut décapité en Chine en 1862 ; le lieu de son martyre devint pour les Français les Monts du Lyonnais. La lutte entre la France et la Chine au Tonkin occasionna de nouvelles victimes : le Père Béchet y fut exécuté le 20 mai 1883 ; six prêtres français (dont, notamment, trois de Lyon) périrent dans des massacres dirigés contre les Chrétiens entre le 25 décembre 1883 et le 6 janvier 1884. En 1898 encore, Matthieu Berthelot fut tué en Chine. Des honneurs moindres que le martyre distinguèrent également des fils de Lyon : l'évêque de Chengdu dans les années 1890 a dû se sentir revenu au pays natal dans « le vrai Lyon de la Chine ». Le Pro-Vicaire Apostolique du Tonkin occidental à la même époque se reconnaissait fièrement comme « un enfant de l'Église de Lyon » ; un autre Lyonnais fut nommé en 1899 Vicaire Apostolique du Laos. Sans mettre en doute l'intensité du sentiment religieux qui poussa les catholiques de Lyon à participer à la Propagation et les missionnaires à porter la parole de leur Dieu en ExtrêmeOrient, il convient de noter que les missionnaires ne demandaient pas mieux que de se mêler à des affaires qui n'étaient pas directement liées à la conversion des païens. Pour faire soutenir leurs efforts, ils soulignaient souvent les buts séculiers que leurs activités favorisaient : « Nous verrions alors se réaliser pleinement, pour le bonheur et la prospérité de notre grande et belle patrie la parole du divin Maître, parole qui s'ac-

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complit, quand elle est écoutée, aussi bien pour les nations que pour tout homme qui vient au monde : « Cherchez d'abord le règne de Dieu et Sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. » 12 Le rapport entre les buts missionnaires et la politique gouvernementale qui sortit d'une telle orientation a été amplement prouvé par ces documents, mais jusqu'à quel point les missionnaires ont-ils coopéré avec les milieux d'affaires ? Cette question a été laissée dans l'ombre. Placés au cœur d'un foyer missionnaire, les capitalistes de l'industrie de la soie de Lyon en particulier étaient tout disposés à se servir des missionnaires pour leurs propres desseins. Le Père Perny introduisit en France une sorte de soie faite à partir de fagara et de chêne l3 . Le 11 mars 1858, le Père Perny, de retour de Chine à Paris, écrivait aux directeurs du séminaire de la Société des Missions Étrangères : « Messieurs du Conseil de Lyon m'ont reçu avec une bienvaillance marquée. Sur leurs demandes réitérées, j'ai apporté avec moi diverses plantes et productions du Kouytcheou. » 14 En 1875, en réponse à une enquête de la Société de Géographie de Lyon, organisation en partie subventionnée par la Chambre de Commerce de la ville l5 , Mgr. Ridel, Vicaire de Corée, conclut après avoir décrit d'une façon détaillée les produits de la Corée : « le Bon Dieu n'a besoin de personne, et la propagation de l'Évangile se fait sans secours humain ; néanmoins, ce serait une gloire pour le commerce européen d'apporter son concours pour faire tomber les barrières qui s'opposent spécialement en Corée à la propagation de la Bonne Nouvelle, de l'Évangile. » 16 Les explorateurs envoyés par la Chambre de Commerce de Lyon au Tonkin en 1884 et en Chine en 1895 exprimèrent leur reconnaissance pour l'aide que leur avaient accordée les missionnaires l7 . Consciente du défi nouveau lancé par l'essor de l'industrie de la soie japonaise, la Chambre de commerce de Lyon demanda à l'abbé Marnas de rassembler, au cours de son voyage au Japon en 1895, des «renseignements sur la situation de la fabrique de soieries au Japon, sur son organisation industrielle, sur son outillage, sur la nature des étoffes qu'elle produit, etc. » 18 ; le prêtre soumit un rapport détaillé. Ces relations entre missionnaires et milieux d'affaires ne résultaient pas simplement d'un empressement de la part des premiers à répondre à toutes les demandes, quelle qu'en fût la fréquence, effectuées par tous les éléments, quelle qu'en fût la faiblesse, susceptibles de s'intéresser à l'Extrême-Orient. Au xix e siècle, la France contracta des intérêts économiques bien précis en Asie Orientale. En dépit de l'indifférence montrée par

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J.-F. Cady à cet aspect de la question, la mission Lagrené dépêchée en Chine en 1843 comprenait quatre représentants de Chambres de Commerce françaises. Ces délégués commerciaux firent connaître leurs conclusions à propos de l'ExtrêmeOrient dans une série de publications, de discours et d'expositions Cependant, à leur retour, ils devaient trouver la France dans la dépression des années 1840. La révolution de 1848 fit disparaître les chances d'une application immédiate de leurs idées. Mais dans le domaine commercial la mission Lagrené ne fut pas complètement inutile. Une comparaison des mérites respectifs des soies chinoises et françaises avait été effectuée à une exposition de spécimens de produits français que les délégués commerciaux avaient apportés avec eux à Canton 20 ; et, ce qui est plus important, un des représentants commerciaux estima que la France devait penser à importer la soie grège chinoise : « pourrons-nous employer les soies grèges de Changhai et de Canton, comme on le fait en Angleterre ? Nous sera-t-il possible de remplacer par des soies chinoises celles que nous achetons au Piémont et à la Lombardie ? » 21. Toutefois, cela resta une considération secondaire. Seule une catastrophe majeure dans la sériciculture française pouvait forcer l'industrie de la soie française à considérer sérieusement l'idée d'utiliser la Chine comme première source de soie grège. Le désastre qui devait transformer la nature des relations de la France avec l'Extrême-Orient se produisit au début de la décennie suivante. En 1851, la pébrine fit son apparition dans la sériciculture française. La dernière bonne récolte de cocons en France pour plus d'une décennie eut lieu en 1855, année pendant laquelle 19 800 000 kilogrammes de cocons furent ramassés 22. Les récoltes des années qui suivirent furent désastreuses : 7 500 000 kilogrammes en 1856 et 1857 ; 9 000 000 en 1858 et 1859-; 8 000 000 en 1810 ; 5 800 000 en 1861 et 1862 ; 6 500 000 en 1863 ; 6 000 000 en 1864 ; et 4 000 000 en 1 865 23. Confrontée à ce désastre, l'industrie lyonnaise se tourna d'abord vers les autres régions productrices de soie du bassin méditerranéen, soutenant l'expédition de Syrie en I 8 6 0 24. Mais en 1864, la pébrine s'était étendue à toute l'Europe et au Moyen-Orient. A mesure que les ravages du mal pénétraient toutes les sources habituelles d'approvisionnement en soie grège, l'industrie de la soie française se tourna sérieusement vers l'ExtrêmeOrient. Jusqu'alors, l'industrie lyonnaise avait d'abord regardé la Chine avec crainte puis avec une indifférence polie comme une éventuelle source productrice concurrente 25, maintenant

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l'attrait qu'exerçait l'Extrême-Orient par nécessité économique s'ajouta aux intérêts que Lyon y avait par ses missions. Peu après les premiers signes avant-coureurs des difficultés qu'allait rencontrer la sériciculture française, en août 1862. Natalis Rondot demanda à un ancien collègue, Charles de Montigny, et à quelques marchands en Chine d'envoyer de la soie à Lyon 26 . Le 20 octobre 1859, le ministère de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics informa la Chambre de Lyon que le gouvernement s'intéressait au développement des relations de la France avec la Chine et l'Inde, et comptait créer un comité spécial pour étudier la question. Au début de l'année suivante, la Chambre de Commerce de Lyon se réunit pour examiner un rapport qui lui avait été soumis par Rondot, un des deux délégués la représentant au comité. Le rapport signalait que la reconnaissance de la possibilité d'un commerce important entre la France et la Chine remontait à la mission Lagrené 27. Rondot soulignait la nécessité d'une ligne de vapeurs en liaison directe avec l'Extrême-Orient et d'une banque n . De telles mesures étaient en partie destinées à entamer la prédominance anglaise sur le commerce de la soie, prédominance qui avait entraîné une situation dans laquelle Lyon, le plus grand marché de la soie dans le monde, n'était pas le plus grand entrepôt de soie du monde, honneur que détenait encore Londres 29. Accueillant favorablement le rapport, la Chambre de Commerce vota des résolutions favorisant la création d'un service de vapeurs direct entre la France et l'Extrême-Orient et la fondation d'une banque là-bas 30. De telles idées furent rapidement mises à exécution. A la fin de 1860, le Comptoir d'Escompte ouvrit sa première succursale étrangère, à Shanghai, avec comme directeur le père du distingué sinologue, Henri Cordier. Pour aider à développer le commerce, l'État français signa l'année suivante un contrat avec les Messageries Maritimes prévoyant un départ mensuel d'un paquebot de Marseille vers l'ExtrêmeOrient. Néanmoins, même après l'ouverture du Canal de Suez, les Messageries Maritimes ne justifièrent pas les espoirs qu'on avait mis en elles, et l'industrie française de la soie se contentait encore, dans une grande mesure, de continuer ses arrangements avec les maisons de navigation et de commerce anglaises 3 I . Il n'y eut pas non plus, contrairement à certains espoirs, de grande ruée de Français en direction de l'ExtrêmeOrient ; pourtant, quelques-uns y allèrent. Paul Chartron eut un représentant à Shanghai à partir de 1854 ; Pignatel établit une branche de son entreprise à Zhifu en 1862 ; Chartron et

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Pignatel avaient été deux des fondateurs du Crédit Lyonnais 32. Il y en eut d'autres : tel le jeune et exceptionnel Ulysse Pila qui partit en Chine en 1863 ; cinq ans plus tard, il fondait sa propre maison à Marseille, avec une succursale à Shanghai ; en 1876, il en transféra le siège à Lyon 33. Quelles que fussent les difficultés rencontrées, l'importance du rôle que la Chine joua au xix e siècle en tant que source de soie grège pour l'industrie lyonnaise ne cessa de croître comme le montre le tableau suivant : Pourcentages des soies chinoises sur les soies de toutes provenances enregistrées à la Condition des Soies de Lyon, 1865-1895 * 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871 1872

15.07 11.02 11.65 19.24 26.08 28.12 16.99 20.73

* Compie rendu (Lyon, 1896).

1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 des opérations

24.98 29.75 34.10 33.26 42.07 32.51 36.61 38.08 de la Condition

1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1888

32.94 28.54 26.96 29.50 33.38 37.34 35.87 33.38

1889 1890 1891 1892 1893 1894 1895

des Soies

de Lvon pendant

l'année

27.67 36.55 31.90 31.48 39.43 34.37 32.17

1895

Lyon protégeait jalousement ses intérêts dans le commerce chinois. Le 22 février 1870, le président de la Chambre de Commerce de la ville écrivit au ministre de l'Agriculture et du Commerce à propos de la convention Alcock qui permettait une élévation des droits de douane chinois sur les exportations de soie ; il souhaitait que « le représentant de la France, en Chine, reçoive les instructions nécessaires pour qu'il s'oppose à l'élévation des droits de sortie des soies et se refuse aux concessions que le Gouvernement chinois a obtenues de l'envoyé britannique » J4 . M. Testenoire, le président de l'Union des marchands de soie de Lyon présenta la question sous une autre forme dans une lettre datée du 30 mars 1870 à la Chambre de Commerce de sa ville : « ...nous craignons que cet illustre homme d'État ne cède à une illusion généreuse, en comptant que désormais le Gouvernement chinois agira comme une nation civilisée envers les Européens. La duplicité et la mauvaise foi sont encore son caractère distinctif, les autorités chinoises n'ont jamais manqué, pour ainsi dire, d'éluder par des exactions systématiques les stipulations du Traité de Tien-

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tsin. » 35 Résumant le problème de l'industrie lyonnaise, le président de la Chambre de Commerce, dans une lettre du 3 mai 1870 au ministre de l'Agriculture et du Commerce, soulignait la position remarquable de la soie chinoise pour Lyon : « Nous attachons... une très grande importance à cette révision du Traité de Tien-tsin, car c'est la soie qui forme le principal élément de notre commerce avec la Chine. De plus, l'emploi de la soie chinoise est un aliment nécessaire au travail de nos métiers. Sous ce double rapport, nous avons un intérêt plus direct que l'Angleterre dans la question de l'élévation du droit de sortie des soies, et nous devons particulièrement veiller à ce que la taxe ne soit pas aggravée. » 36 Le souci du prestige est particulièrement absent de cette correspondance. Les Français pouvaient, occasionnellement donner la même impression que les marchands britanniques des ports ouverts. Ce fut l'autorité lentement acquise sur l'Indochine qui renforça l'intérêt que Lyon portait à la Chine en offrant à la France, entre autres avantages présumés, des moyens possibles de renverser la balance commerciale qui lui était défavorable. Dans sa recherche d'informations plus exactes au sujet de la nouvelle colonie de Cochinchine, la Chambre de Commerce de Lyon demanda, en 1865, à M. Bonnevay de faire une enquête 37. Au Nord se trouvait le Tonkin et la perspective d'ouvrir au commerce, par le fleuve Rouge, le marché chinois. L'acquisition du Tonkin ne pouvait manquer d'intéresser Lyon, dont les plus grandes firmes avaient été parmi les premières à investir dans la Banque de l'Indochine 38. En 1884, s'adressant à la Société d'économie politique de la ville, Ulysse Pila insistait sur les avantages qui découleraient de l'acquisition du Tonkin par la France. Avec devant les yeux le spectacle de la crise qui avait résulté de la faillite de l'Union Générale, il évoqua une image encore plus sinistre de la France « à la veille d'une crise économique terrible », si elle ne s'étendait pas à l'extérieur 39. Néanmoins, les généralités proférées par Pila ne pouvant satisfaire le besoin d'informations plus exactes, la Chambre de Commerce de Lyon décida de charger Paul Brunat « d'explorer au point de vue commercial notre nouvelle colonie asiatique » 40. Celui-ci était particulièrement compétent en matière de soie, mais cette enquête ne devait pas se limiter uniquement à la sériciculture tonkinoise ; elle devait aussi comprendre une étude portant sur le « caractère, les mœurs, les aptitudes industrielles, les goûts, les besoins des populations indigènes ; sur toutes les productions du sol et de l'agriculture ; sur tous les produits de l'industrie métropolitaine qui

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pourraient, concurremment avec la soie, alimenter un commerce d'échanges entre la France et sa nouvelle colonie. » 4 I Pour s'assurer une enquête complète, « les Chambres de commerce de Paris, Marseille, Bordeaux, Le Havre, Rouen, SaintÉtienne, Tarare, Vienne, Mazamet, Elbeuf, Roubaix, Reims » transmirent des questionnaires à la Chambre de Lyon qui, les inclut dans le programme développé par elle-même et « par divers syndicats lyonnais tels que le Syndicat des marchands de soie, la Chambre syndicale de la fabrique de soie, le Syndicat commercial et industriel, la Chambre syndicale des négociants » 4 2 . Le rapport de Brunat, soumis à la Chambre de Commerce de Lyon le 18 février 1885 était encyclopédique et couvrait des produits tonkinois tels que le riz, le sucre, la soie, le coton, les textiles, le papier, le thé, les épices, les médicaments, les teintures, les bois, les résines et le tabac. Les Lyonnais ne se contentèrent pas de s'intéresser uniquement à la nouvelle colonie et aux perspectives de commerce avec la Chine du Sud qui étaient sous-jacentes, et s'occupèrent de l'enjeu plus ancien des relations franco-chinoises. Le Traité de Tien-tsin (9 juin 1885), qui mettait officiellement fin au conflit entre la France et la Chine, prévoyait la conclusion d'une convention commerciale entre les deux pays. La tâche de négocier cette convention fut confiée à M. Cogordan, fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères qui était Lyonnais 43 . Le soir précédant son départ pour l'ExtrêmeOrient, il fut l'invité d'honneur d'un banquet donné par la Chambre de Commerce de Lyon dont le vice-président déclara : « La Chambre... est heureuse du choix fait par le Gouvernement pour la difficile mission d'établir un traité de commerce avec un pays comme la Chine qui, jusqu'à présent, est resté systématiquement fermé aux Européens. En sa qualité de Lyonnais, M. Cogordan connaît de longue date les desiderata de notre commerce des soies et des soieries. Le seul qui soit depuis quelques années en relations suivies avec la Chine pour l'achat de la matière première nécessaire à notre principale industrie. Faire venir directement la soie des lieux de production dans les meilleures conditions de prix et de qualité ; Ouvrir à nos produits fabriqués de larges débouchés pour remplacer ceux qui se ferment autour de nous ; Amoindrir autant que possible les charges fiscales qui les grèvent au dehors, tant à l'importation qu'à l'exportation ;

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Obtenir pour nos nationaux les mêmes facilités, la même sécurité individuelle dont bénéficient chez nous les Chinois ; Tels sont les principaux points... » 44 Dans sa réponse, Cogordan exprima poliment « son plus vif désir... de servir les grands intérêts commerciaux lyonnais » 45 ; il ne s'attendait pas à ce qui suivit. Le vice-président de la Chambre de Commerce de Lyon révéla qu'en 1884, Félix Faure, sous-secrétaire d'État à la Marine et aux Colonies, avait secrètement demandé son avis sur les modifications à introduire au traité franco-chinois de 1 858 46 ; la réponse de la Chambre de Lyon fut alors lue 47. Cogordan ne put que faire remarquer platement que « le moment n'est pas encore venu d'ôter à cette communication son caractère confidentiel » 4 8 . Mais, ce soir-là, il fut difficile d'esquiver les demandes concrètes des capitalistes de Lyon. Étaient présents « les présidents ou délégués des Chambres syndicales des marchands de soie, des fabricants de soieries, des négociants, des vins et spiritueux, du syndicat industriel et commercial, ainsi que les représentants des principales maisons de commerce... en relations d'affaires avec la Chine, et M. E. Morel, directeur de la Hongkong and Shanghai Banking Corporation »49. M. Giraud plaida, au nom du Syndicat des marchands de soie, que le principal souci du diplomate devrait être la suppression des tarifs des douanes intérieures chinoises 50. Morel et Pila furent d'accord avec lui 5 1 . Morel alla plus loin, déclarant: « Notre nouvelle possession devrait être placée sous le régime de la liberté commerciale, comme le port de Hong-Kong, afin de favoriser l'importation des produits français qui seraient ensuite transportés par chemin de fer à la frontière de Chine. » 52 Évidemment, Cogordan ne pouvait satisfaire toutes ces demandes, et le traité fut durement attaqué par les capitalistes. L'insuccès de la tentative faite pour assurer tous leurs buts, l'antipathie qu'éprouvait l'opinion publique française vis-à-vis de l'expansion coloniale après la défaite de Langson, le long temps qu'il fallut pour pacifier le Tonkin ainsi que le chaos administratif général qui régnait en Indochine ne découragèrent pas totalement les Lyonnais, mais cette situation créa assurément des problèmes, problèmes qui sont reflétés durant la décennie suivante par les échecs et les réussites d'Ulysse Pila. En 1884, Pila, devenu un des amis de Paul Bert, créait une branche de son entreprise au T o n k i n 5 3 ; située à Haïphong, la maison de Pila établit des relations avec les

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régions voisines et exploita une ligne de vapeurs qui faisaient un service régulier entre Haiphong et Hong-Kong 54. Riche d'une autre petite flotte naviguant sur les rivières du Tonkin et de maisons supplémentaires à Nam-Dinh et à Hanoï, Pila regarda vers le Nord, vers la frontière chinoise. En 1886, avec de bateaux construits spécialement pour affronter les passages difficiles du fleuve Rouge, il se mit à commercer avec le Yunnan. Ses voyages à la frontière du Yunnan cette année-là lui rapportèrent quelque profit, mais le commerce ne fut pas développé plus avant 5 5 . En 1889, le service de vapeurs en direction de Hong-Kong fut interrompu, la succursale de NamDinh fermée, celle de Hanoï sur le point d'être suspendue, et la firme de Pila songeait à quitter le Tonkin 56. Parmi les facteurs qu'il tenait pour responsables de la situation était le régime douanier en vigueur en Indochine ; sur ses demandes pressantes, la section Indochine du Congrès colonial national français passa une résolution réclamant l'abolition de ce régime 57. La situation de Pila était pourtant encore loin d'être désespérée. Le 21 septembre 1886 la Société des Docks de Haïphong était fondée à Lyon « sous les auspices des maisons les plus honorables » 5 8 ; Pila en était le président ; des confrères qui faisaient partie de la Société de Géographie de Lyon, les banquiers Cambefort et Saint-Olive, en étaient également membres 59. Après avoir affronté divers problèmes posés par l'administration indochinoise, les installations de la société furent ouvertes le 31 janvier 1889. En 1896, le gouvernement de l'Indochine acheta ces installations moyennant d'excellentes compensations 60. En France même, la Chambre de Commerce de Lyon continuait à protéger et à développer les intérêts en Extrême-Orient. En 1886, elle recevait du Résident Général de l'Indochine une collection d'échantillons de tissus de soie du Tonkin 6 1 . En 1889, elle donnait une réception pour l'oncle du monarque annamite 62 ; la même année la Chambre de Commerce recevait, par l'intermédiaire de la Société de Géographie de Lyon, des renseignements concernant la Chine du Centre et le Tibet qui avaient été réunis par un Lyonnais, M. Martin, qui était censé explorer la région pour le gouvernement russe 63. En 1891, elle offrait un banquet en l'honneur de Jean de Lanessan, qui devait partir le lendemain rejoindre son poste de Gouverneur Général de l'Indochine. A cette occasion, Pila lut un rapport qui soulignait que le commerce avec la Chine pourrait être encouragé par deux mesures : la construction d'une ligne de chemin de fer allant de Hanoï à la frontière du

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Yunnan et l'accès au commerce libre de la plus grande part possible du commerce entre les deux régions 64. Un banquet semblable était donné en 1895 en l'honneur du successeur de Lanessan, Armand Rousseau, banquet au cours duquel Auguste Isaac, le vice-président de la Chambre de Lyon, posa une question très pertinente : « Que Marseille, Le Havre, Bordeaux, Nantes, Rouen même, soient des centres d'entreprises coloniales, cela se comprend, mais pourquoi Lyon ? » 65 II poursuivait en expliquant que les Lyonnais étaient « coloniaux par tradition et par tempérament ; et si, parmi les conquêtes de notre pays, il en est une où nos yeux se portent le plus souvent et s'attachent le plus longtemps, c'est assurément notre domaine colonial asiatique. » 6 6 Rappelant les activités passées de Rondot et Brunat, il soulignait que « la Chine a toujours exercé une sorte de fascination sur notre Chambre. Nous avons demandé au Gouvernement de la République d'y favoriser des tentatives de pénétration pacifique et commerciale par le Sud-Est. » 6 7 Pila releva le même trait : « De tous les points du monde qui ont été ouverts dans ces derniers temps à l'expansion française, l'Extrême-Orient est celui qui séduit l'ambition du commerce de notre région lyonnaise. » 6 8 Pila fit comprendre à Rousseau qu'il ne laisserait pas les Lyonnais derrière lui quand il aurait quitté Lyon : « ...vous reconnaîtrez dans le pays que vous êtes appelé à administrer par la confiance du Gouvernement de la République, que l'élément lyonnais domine soit le personnel du commerce, soit dans les cadres de l'Administration, et que la plupart des œuvres entreprises ou accomplies sont de création lyonnaise, ou que la région lyonnaise y a pris une part ; je vous citerai les Houillères de Tourane, les Docks de Haïphong, les travaux publics de la ville de Haïphong, ces derniers sous la direction de M. Malon, un Lyonnais, le Syndicat lyonnais d'études pour l'Indochine, la ferme de la Croix Cuvelier, sous la direction de M . T h o m é , membre du Conseil du Protectorat, un Lyonnais encore... » 69 Faisant prévoir le développement des relations entre le Tonkin et la Chine, Pila proposait la construction de deux voies ferrées, l'une allant de Langson à Nu-Cham sur le fleuve Rouge, et l'autre de Hanoï à Laokai 70. On supposait que ces voies ferrées permettraient à la France de dominer le commerce des provinces de l'Ouest de la Chine, cette région ayant comme capitale commerciale Chongqing 7 '. Rousseau répliqua par des platitudes à des idées aussi précises, mais les intérêts des Lyonnais en Indochine et l'importance qu'avait pour ceux-ci le commerce de la Chine méridionale et occi-

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dentale lui avaient été montrés clairement ; le terrain était préparé pour l'envoi vers ces régions de la mission de 1895. Derrière la décision de la Chambre de Commerce de Lyon d'envoyer une mission d'exploration en Chine se trouvait l'intérêt maintenant profondément enraciné que Lyon portait à l'Extrême-Orient. Toutefois des facteurs plus immédiats contribuèrent également au lancement de l'expédition. Dans la dernière décennie du xix e siècle, l'industrie de la soie de Lyon était menacée par les tarifs élevés qui frappaient les exportations françaises, par la compétition des Suisses et des Japonais aussi bien que par l'industrie allemande hautement mécanisée, et par l'essor de Milan en tant que grand marché de la soie. Ces pressions favorisaient l'intérêt général de Lyon pour l'impérialisme 72. Naturellement, l'Extrême-Orient reçut une attention particulièrement minutieuse. Dans un discours à la Chambre de Commerce de Lyon en 1892, un consul de France en Chine, Frédéric Haas, soutint que les soies grèges du Sichuan pouvaient être exportées par le Tonkin et qu'il y avait même un marché pour les tissus de soie français dans la Chine de l'Ouest 1 3 . Deux ans plus tard, la Chambre de Lyon recevait un rapport de Haas au sujet de la production de la soie au Sichuan, rapport qui soulignait l'avantage qu'il y avait à envoyer en Chine un représentant de l'industrie de la soie pour étudier la situation 74. La Chambre de Commerce transmit ce rapport au Syndicat des marchands de soie qui, développant l'idée de Haas, suggéra l'envoi d'une mission pour enquêter sur les possibilités de commerce au Sichuan et dans d'autres provinces 75. La Chambre de Commerce écrivit alors au ministre du Commerce : « Il s'agit en effet d'assurer l'influence prépondérante de la France dans les provinces méridionales de la Chine, par la conquête pacifique du grand marché de Chung-king, depuis longtemps convoité par l'Angleterre, et de faire dévier, au profit de notre possession indo-chinoise, le trafic de cette immense région qui prend aujourd'hui la voie beaucoup plus longue, plus coûteuse et plus difficile du Fleuve Yang-tze. Les événements très graves qui se déroulent en ce moment même dans l'Extrême-Orient, ajoutent encore à l'opportunité d'une telle entreprise, car, quelles que soient l'issue de la guerre sino-japonaise et ses conséquences sur la constitution politique de ce grand empire, il paraît certain que la Chine ne saurait se dérober bien longtemps à l'infiltration de l'influence et des civilisations occidentales, et notre pays possède par le Tonkin les clefs d'un immense courant d'échanges, qui devra s'établir entre l'Europe et les provinces les plus riches du

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sud et du centre de la Chine... » 76 La Chambre de Lyon avait à l'esprit un précédent bien déterminé : « Il s'agirait de renouveler, avec un programme nouveau... la mission commerciale qui a été adjointe en 1843 à M. de Lagrené et dont l'organisation pourrait encore servir, sur plus d'un point, de modèle. » 77 L'accueil réservé à cette idée par le gouvernement fut d'abord frais, et ce ne fut qu'au printemps suivant que des progrès précis commencèrent à se dessiner. La Chambre de Lyon examina à nouveau la question le 25 avril 1895, peu après la signature du traité de Shimonoseki. Ulysse Pila plaida la cause d'une mission. Le Yunnan possédait toujours pour lui son ancien charme, mais il avait maintenant un nouveau but ultime, le Sichuan n . Ses conclusions furent soutenues par le président de la Chambre de Commerce, le banquier et député Edouard Aynard 7 Q . La Chambre décida de dépécher la mission. Pila, à présent membre très éminent du milieu des affaires de Lyon, fut chargé d'organiser la mission 80 . Le travail de Pila et de son comité portait sur le choix des membres de l'expédition, le règlement de son financement, la consultation avec divers experts de l'Extrême-Orient, la mobilisation du soutien gouvernemental et la formation d'un plan d'étude 81. Invitées à participer à la mission, les Chambres de Commerce de Lille, Roubaix, Roanne, Bordeaux et Marseille acceptèrent. La Chambre de Lyon choisit le chef de la mission, Émile Rocher, consul qui avait des années d'expérience en ExtrêmeOrient, et le second de celui-ci, Henri Brenier, journaliste et petit-fils d'un ancien ministre à Pékin. Elle enrôla également cinq délégués pour enquêter pour le compte de ses divers intérêts 82. Le ministère de la Marine mit un médecin militaire à la disposition de la mission. Le but que ces hommes devaient poursuivre était défini en termes larges : « La Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine a pour objet de se rendre compte, en vue de leur développement dans l'intérêt général français, des ressources économiques et commerciales des provinces chinoises avoisinant le Tonkin et de celles de la province de Se-tchouan 83. Cette déclaration recouvrait en réalité plusieurs objectifs. Premièrement, la mission devait étudier à la fois les ressources du Tonkin lui-même et les voies le reliant aux provinces chinoises limitrophes 84 . Deuxièmement, la mission devait examiner « la valeur économique et commerciale de la grande province de Se-tchouan, sur laquelle ses richesses séricicoles inexactement connues, avaient particulièrement attiré l'attention de la Chambre de Commerce de

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Lyon » 85. Arrivés à ce point, les membres de l'expédition devaient voir « dans quelle mesure on pouvait espérer rattacher le Se-tchouan... à notre sphère d'influence commerciale ou politique directe » 86 . Troisièmement, des visites aux villes de Hong-Kong et de Shangai étaient jugées nécessaires 87. La réalisation d'un plan d'étude détaillé, rappelant par son envergure les instructions données aux membres de la mission en 1843, était considérée comme le quatrième but important de l'expédition 88. Ces détails arrêtés, la mission quitta Marseille pour l'Extrême-Orient en septembre 1895 ; deux ans devaient s'écouler avant que ses membres ne retournent en France. Après un bref séjour en Indochine, l'expédition remonta le Fleuve Rouge jusqu'au Yunnan ; de là, suivant deux routes différentes, les explorateurs atteignirent le Sichuan, auquel ils consacrèrent une grande attention. Afin de voir le plus possible du pays, en quittant cette province, l'expédition se divisa à nouveau : certains de ses membres descendirent le Yangzi jusqu'à la mer, d'autres enquêtèrent sur la région nord-ouest du Hunan avant de revenir vers le Yangzi, d'autres encore voyagèrent à travers les provinces de Chine du Sud 89. Pendant que la mission poursuivait ses investigations, la Chambre de Commerce de Lyon était active. En 1896, elle recevait, à Lyon, Li Hong-zhang, qui faisait alors son tour du monde. A la réception donnée en l'honneur de Li, le président de la Chambre de Commerce lui fit remarquer : « Bien peu de villes avaient autant de titres que Lyon à votre attention et à votre sympathie, puisque Lyon entretient avec la Chine les rapports les plus étendus, qu'il est le grand marché de votre soie, matière la plus précieuse et la plus importante de vos exportations. » 9 0 Aynard enchaîna en décrivant les buts de l'expédition qui avait lieu alors en Chine : « Le but général de cette mission est le développement de nos affaires nationales avec la Chine. Le but spécial... est surtout d'étudier la production et les marchés des grandes provinces du Yunnan et du Setchouan, voisines de notre Indo-Chine française, et de rechercher les meilleures lignes de communication entre ces grandes contrées et nos possessions, d'arriver à multiplier nos rapports, à maintenir une paix et une union durables entre ces régions, faites pour se pénétrer et s'enrichir mutuellement. » 91 Aynard présenta ensuite à Li quelques citoyens éminents, dont les membres du Syndicat lyonnais de constructions industrielles, qui s'intéressaient au développement des mines et des chemins de fer en Chine, ainsi que Natalis Rondot, autre vétéran dont

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la carrière couvrait la période allant de la guerre de l'opium à la «bataille des concessions» 9 2 . La discussion de projets pour la construction de chemins de fer et l'exploitation de mines en Chine progressa en 1898 avec la publication du volumineux rapport de l'expédition ; mais les fruits de la mission de Lyon ne furent pas limités aux discussions. En 1898, la Compagnie Lyonnaise Indochinoise fut fondée, son programme était le commerce avec la Chine et le développement commercial et industriel de l'Indochine 93. Son président était Pila ; en même temps que lui étaient engagés dans cette entreprise des membres des Chambres de Commerce de Marseille et de Roanne 94. Deux anciens membres du personnel de l'expédition en furent les représentants au Tonkin 95 . La Société cotonnière de l'Indochine fut fondée la même année, avec Pila dans son conseil d'administration 96. Autre firme dans laquelle Pila avait des intérêts, la Société des ciments Portland artificiels de l'Indochine, fut fondée en 1 899 97. La Compagnie Lyonnaise Indochinoise possédait l'exclusivité des droits sur la vente des produits et de la compagnie textile et de la Société des ciments 98 . Après le retour de la mission, Pila s'engagea dans des plans pour une coopération franco-anglaise en vue d'exploiter les richesses supposées du Yunnan 99 ; apparemment, il ne fut pas associé à une autre entreprise qui résulta de l'expédition, la Société Lyonnaise de colonisation de l'Indochine, fondée en août 1889, avec comme objectifs « la création et l'exploitation de toute entreprise agricole, commerciale ou industrielle, et la participation à toute entreprise agricole, commerciale ou industrielle dans toute l'étendue de l'Indochine Française » l0 °, et dont l'avoir le plus important était la possession d'une concession productrice de riz obtenue par un des membres de l'expédition au cours de son séjour en Indochine l01 . Un autre membre de la mission retourna au Sichuan conduire des recherches sur les richesses minières de la province pour un groupe de capitalistes français 102 : un autre ouvrit à Hong-Kong une agence pour le compte d'une firme française dont le siège se trouvait à Shanghai par la suite, il constitua la première ligne de navigation entre Hong-Kong et Guangzhouwan l04 . Un autre encore repartit à Hankéou fonder une maison pour un groupe de marchands marseillais 10S. E n dehors des limites strictes des affaires, mais étroitement lié aux intérêts commerciaux de Lyon compris dans un sens large, fut créé un programme d'enseignement du chinois dans cette ville. Ceci était considéré comme une « suite naturelle de

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la Mission Lyonnaise » 106. Jusqu'alors, des cours concernant l'Extrême-Orient n'étaient donnés qu'au Collège de France, à l'École des Langues Orientales Vivantes et à l'École Coloniale l07 . La création de cet enseignement à Lyon faisait partie du développement d'un plan plus important d'instruction coloniale patronné par la Chambre de Commerce locale. Toutefois, celle-ci n'avait pas à supporter le coût du programme de chinois puisque Paul Doumer 4'avait fait inscrire sur le budget de l'Indochine 108. Pour donner les cours nécessaires, la Chambre de Commerce de Lyon engagea Maurice Courant, interprète du ministère des Affaires étrangères, qui fut obligeamment détaché l09 . Il commença son cours le 25 janvier 1900. Le mariage du savoir et de la poursuite du gain, qui remontait à la mission de 1843, continuait. Les savants ont souvent sous-estimé cet élément de continuité. Les hommes qui organisèrent la mission de 1895 n'étaient pas des nouveaux venus à l'Extrême-Orient, soudain galvanisés et mis en action par la guerre sino-japonaise. Un important enjeu économique avait été créé en Asie Orientale quand la pébrine avait frappé la sériciculture française. Celleci, qui était peut-être l'industrie française la mieux équipée pour lutter sur les marchés internationaux, était menacée de ruine jusqu'au jour où les capitalistes de Lyon, le centre de cette industrie, commencèrent d'importer des soies extrêmeorientales. En outre, ils soutinrent l'action française en Indochine, et plus qu'aucun groupe local, contribuèrent au développement capricieux de la colonie. Les intérêts économiques en Extrême-Orient renforcèrent l'intérêt religieux porté à cette région pendant la période précédente, Lyon étant célèbre à la fois pour son zèle religieux et son discernement commercial. Bien qu'assurément important, le facteur prestige était nébuleux, facile à invoquer dans une rhétorique expansionniste, moins facile à introduire dans la substance de la politique. Les Lyonnais n'étaient pas insensibles aux appels à la recherche du prestige, mais ils étaient enclins à les interpréter en termes d'intérêts qui leur étaient propres. Orgueil d'une culture il y eut, mais la « mission civilisatrice » vantée apparaît sous une lumière différente dans la définition qu'en donne un officiel de la Chambre de Commerce de Lyon : « Civiliser les peuples au sens que les modernes donnent à ce mot, c'est leur apprendre à travailler pour pouvoir acquérir, dépenser, é c h a n g e r . » " 0

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Notes 1. John F. DADY, The Roots of French Imperialism in Eastern Asia, Ithaca. NY, 1954, p. 294. 2. Jean CHESNEAUX, Contribution à l'histoire de la nation vietnamienne, Paris, 1955 ; Joseph BUTTINGER, The Smaller Dragon : A political History of Vietnam, New York, 1958. 3. Masataka BANNO, China and the West, 1858-1 Sòl. The Origins of the Tsungli Y amen, Cambridge, Mass., 1964, p. 11. 4. Lloyd EASTMAN, Throne and Mandarins : China's Search for a Policy during the Sino-French Controversy. 1880-1885, Cambridge, Mass., 1967, p. 32. 5. Paul COHEN, China and Christianity : The Missionary Movement and the Growth of Chinese Antiforeignism, 1860-1870, Cambridge, Mass., 1963, p. 64. 6. Bernard B. FALL, The Two Vietnams : A Political and Military Analysis, New York, 1965, p. 27. 7. Cady aurait trouvé des informations utiles dans TCHENG TSE-SIO. Les relations de Lyon avec la Chine : Étude d'histoire et de géographie économique. Paris, 1937. 8. Maurice ZIMMERMANN, Lyon colonial, in : Lyon et la région lyonnaise en 1906, II, Économie sociale — Agriculture — Commerce — Industrie — Transports — Aérostation, Lyon, 1906, pp. 230-283, p. 231. 9. De 1660 à 1825, soixante-cinq Français ont été soit Vicaires Apostoliques soit Coadjuteurs dans des régions de mission. Un seul d'entre eux était Lyonnais. De 1825 à 1954. trois douzaines de Lyonnais ont été soit Vicaires Apostoliques soit Évêques missionnaires. Abbé Pierre PRENAT, Lyon, Diocèse missionnaire, in : Tropiques: revue des troupes coloniales, 52 e année, 360. mars 1954, pp. 54-57, p. 56. 10. « Détail des aumônes transmises par les diocèses qui ont contribué à l'Œuvre en 1895 », Annales de ta Propagation de la Foi. recueil périodique des lettres des évéques et des missionnaires des deux mondes et de tous les documents relatifs aux missions et à l'Œuvre de la Propagation de la Foi, Collection faisant suite aux Lettres édifiantes LXVIII, 406 (1896), pp. 166-1 87 ; « Détail des aumônes transmises par les diocèses qui ont contribué à l'Œuvre en 1 896 ». Annales de la Propagation de ¡a Foi LXIX. 412, (1897), pp. 165-186 ; «Compte rendu de l'Œuvre de la Propagation de la Foi, 1897 », Annales de la Propagation de la Foi LXX, (1898), pp. 163-185 ; «Compte rendu de l'Œuvre de la Propagation de la Foi, 1898 », Annales de la Propagation de lu Foi LXXI, 424 (1899). pp. 163-186; «Compte rendu de l'Œuvre de la Propagation de la foi, 1899 », Annales de la Propagation de la Foi LXXII, 430 (1900), pp. 163-187. 11. Étant donné que les archives des missions françaises sont inaccessibles, il est impossible de déterminer si une analyse statistique des origines régionales des missionnaires français est possible. Les détails qui suivent sont tirés de mémoires de caractère largement hagiographique : Comité départemental du Rhône, La colonisation lyonnaise, Lyon, 1900, pp. 150-151. Adrien LAUNAY, NOS missionnaires, précédés d'une étude historique sur la Société des Missions Étrangères, Paris, 1886, p. 160 ; Jean ESCOT, Le Bienheureux lean-Pierre Née! et ses compagnons martyrs des monts du lyonnais au Kouy-Tcheou, Lyon, 1951; Valerien GROFFIER, Héros trop oubliés de notre épopée coloniale, Lyon, 1928, pp. 477, 501-503 ; Le meurtre de M. Berthelot et les épreuves des Chrétiens du Koungsi, in : Les Missions catholiques XXX, 1516 (24 juin 1898). pp. 289-292 ; Ulysse PILA, Rapport, Mission d'exploration commerciale en Chine, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1895. Lyon, 1896, pp. 297-325, p. 304 ; Tonkin occidental, Les Missions catholiques XXX, 1493, I4janv. 1898, pp. 15-16, p. 15. On a estimé que, en 1943, le diocèse de Lyon, avec 3,85 % de la population française, fournissait 6,25 % des prêtres

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missionnaires français, 4,27 % des frères missionnaires, et 6 % des religieuses missionnaires françaises. A . K L . E I N C I A U Z , F . D U T A C Q et A . L A T R E I I . I . E , Histoire de Lyon. III, De 1814 à ¡940, Lyon, 1952, p. 307. Je pense que les pourcentages ont été les mêmes, sinon plus élevés, au xixe siècle. M . O . G I R A R D , France et Chine : vie publique et privée des Chinois, anciens et modernes, passe et avenir de la France dans l'Extrême-Orient, institutions politiques, sociales, civiles, religieuses et militaires de la Chine, mœurs et coutumes, philosophie et littérature, sciences et arts, industrie et commerce, agriculture et productions naturelles, action religieuse, diplomatique et militaire de la France en Chine, son influence civilisatrice, son avenir politique et commercial dans l'Extrême-Orient, t. 11, Paris, 1869, p. 60. Ibid., p. 441. Archives de la Société des Missions Étrangères, t. 54, p. 744, cité par Adrien L A U N A Y , Histoire des Missions de Chine : Mission du Kouy-tcheou, I, Paris, 1907, p. 463. Des historiens américains ont considéré les sociétés locales de géographie comme l'institution-clé de l'expansion française sous la Troisième République. Cette interprétation néglige de voir à quel point on retrouve derrière ces sociétés locales de géographie les Chambres de Commerce locales. Mgr J.-C. RIDEI., lettre du 25 Août 1875, in : Bulletin de la société de géographie de Lyon, I (3 janv. 1976), pp. 278-282, p. 282. L'information sur la soie coréenne fournie par Ridel fut citée par Léon C L U G N E T , le bibliothécaire de la Chambre de Commerce de Lyon, dans sa Géographie de la soie : étude géographique et statistique sur la production et le commerce de la soie en cocon. Lyon, 1877. Paul B R U N A T , Exploration commerciale du Tonkin : rapport présenté à la Chambre de Commerce de Lyon, séance du 18 février Ì885 (Lyon 1885). p. 3 ; Chambre de Commerce de Lyon, La Mission Lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897 (Lyon 1898), p. 30. Rapport de M. Marnas sur la fabrique de soieries japonaises. Chambre de Commerce de Lyon, Compie rendu des travaux: Année 1896 (Lyon, 1897), pp. 85-98, p. 85. Pour les aspects commerciaux de la mission de 1 8 4 3 , voir Auguste H A U S S M A N N , Voyage en Chine. Cochinchine, Inde et Malaisie, l-III. Paris, 1 8 4 7 - 1 8 4 8 ; Isidore H E D D E , Mission commerciale de l'Inde et de la Chine. Industrie des Soies et Soieries. Catalogue des produits de l'Inde et de la Chine, Lyon. 1 8 4 7 ; Isidore H E D D E , Description méthodique des produits divers recueillis dans un voyage en Chine et exposés par la Chambre de commerce de Saint-Etienne, aux frais de l'administration municipale de la même ville. Saint-Étienne, 1 8 4 8 ; Isidore H E D D E , Ed. R E N A R D , A. H A U S S M A N N et N. R O N D O T , Étude pratique du commerce d'exportation de la Chine, Paris, 1 8 4 9 ; Jule I T I E R , Journal d'un voyage en Chine en 1843, 1844, 1845, 1846. l-III, Paris, 1 8 4 8 - 1 8 5 3 ; et Natalis R O N D O T , Étude pratique sur les tissus de laine convenables pour la Chine, le Japon, la Cochinchine et l'Archipel indien, Paris, 1848. I T I E R , op. cit., II, pp. 54-55.

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Histoire de la fabrique lyonnaise : étude sur le régime social et économique et l'industrie de la soie à Lyon depuis le x i s i è c l e . Lyon, 1901, p. 339. 23. Tableau des récoltes de soie en France de 1769 à 1890, Chambre de commerce de Lyon, Compte rendu des travaux : année 1891, Lyon, 1 892, p. 229. 2 4 . M . E M E R I T , la crise syrienne et l'expansion économique française en 1 8 6 0 , in : Revue Historique. CCVII, avr.-juin 1952, pp. 21 1-232. 25. Pour l'opposition lyonnaise à l'importation de tissus extrême-orientaex, sous l'Ancien Régime, voir Pierre B O N N A S S I E U X , Les grandes compagnies de commerce : Élude pour servir à l'histoire de la colonisation, Paris, 1892, pp. 34022.

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343 ; Justin GODART, L'ouvrier en soie : monographie du tisseur lyonnais. Lyon. 1899, pp. 208-209 ; Paul PELLIOT, L'origine des relations de la France avec la Chine : le premier voyage de « l'Amphilrile » en Chine, Paris. 1930, p. 67, 74. Dans la fièvre de leur activité, au xx e siècle, les Lyonnais ressuscitèrent Pierre Poivre comme citoyen de la ville, actif en Extrême-Orient sous l'Ancien Régime. CASTONNET DES FOSSES, Pierre Poivre, sa vie et ses voyages, in : Bulletin de la Société de géographie de Lyon VIII, sept. 1889, pp. 305-345 ; E. CHAMBERON. Lyon voyageur et géographe, in : Bulletin de la Société de géographie de Lyon XVI, 1 " oct. 1 8 9 9 , pp. 5 - 9 . Natalis Rondot, le délégué de l'industrie de la laine dans la mission de 1843, fut nommé, en 1850, le représentant à Paris de la Chambre de Commerce de Lyon. En 1852, il devint également l'agent de Paris de la firme de soie lyonnaise de MM. Desgrands. On met sur le compte de son association avec l'entreprise des Desgrands, pour lesquels en particulier il établit des contacts en Chine, le relèvement de son chiffre d'affaires qui passa de vingt millions de francs en 1855 à vingt-huit millions de francs en 1856. En 1857, Rondot quitta les Desgrands pour l'entreprise du vieux saint-simonien, Arlés-Dufour, où il cimenta les relations de son nouvel employeur avec Jardine, Matheson. Léon GALLE, Natalis Rondot, sa vie et ses travaux, Lyon, 1902, p. 17-23. Natalis RONDOT, Note sur le commerce de la France avec la Chine, et sur la nécessité d'établir une Banque française des Indes et un service français de bateaux à vapeur dans les mers de Chine (Chambre de Commerce de Lyon, Commerce de la France avec la Chine : délibération prise sur le rapport de M. Rondot, délégué de la Chambre (séance du 12 janvier I860), Lyon, 1860, pp. 6-23 ; pp. 7-8). Ibid.. p. 13-22. Ibid.. p. 13. Ibid., p. 25-26. Prosper GIQUEL, La Politique française en Chine depuis les traités de 1858 et de 1860, Paris, 1872, p. 3. Jean BOUVIER, Le Crédit Lyonnais de 1863 à 1882 ; les années de formation d'une banque de dépôts, I, Paris, 1961, p. 106. Michel LAFERRÈRE, Lyon, ville industrielle : essai d'une géographie urbaine des techniques et des entreprises, Paris, 1960, pp. 172-173. Louis GUÉRIN au ministre de l'Agriculture et du Commerce, 22 févr. 1870. Chambre de Commerce de Lyon, Révision du traité de Tien-tsin avec la Chine : lettres à S. Exc. de Ministre de l'Agriculture et du Commerce, Lyon, 1870, pp. 46, p. 6. Ph. TESTENOIRE, président de l'Union des marchands de soie de Lyon à la Chambre de Commerce de Lyon, ibid., pp. 7-9, p. 8. GUÉRIN au ministre de l'Agriculture et du Commerce, 3 mai 1870, ibid., p. 10-11. Comité départemental du Rhône, La colonisation lyonnaise, p. 15. Henri BAUDOIN, La Banque de l'Indochine, Paris, 1903, p. 25. Ulysse PILA, Le Tonkin et la colonisation française, Lyon, 1884, p. 33. BRUNAT, Exploration commerciale du Tonkin, p. v. Exploration commerciale du Tonkin (mission de M. Paul Brunat), Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1884, Lyon, 1885, pp. 250-252, p. 251. Ibid. Traité de commerce avec la Chine : Mission de M. Cogordan, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux : année 1885, Lyon, 1886, pp. 167176, p. 167. Ibid., p. 168. Ibid. Ibid., p. 169. 2

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47. La Chambre de Commerce de Lyon à Félix Faure, 11 juil. 1884, ibid., pp. 169171. 48. Ibid., p. 171. 49. Ibid., P. 167. 50. Ibid., p. 169. 51. Ibid. 52. Ibid., pp. 172-173. 53. Pila rencontra Paul Bert à Marseille en février 1885, juste avant que celui-ci ne partit en Indochine prendre ses fonctions de Résident Général. C'est à ce momentlà que Joseph Chailley-Bert, gendre de Paul Bert et futur secrétaire général de l'Union Coloniale Française, rencontra pour la première fois Pila, qui deviendra lui-même plus tard vice-président de l'Union. Joseph CHAILLEY, Ulysse Pila, in : La quinzaine coloniale, 13e année, 10 avr. 1909, pp. 216-217, p. 216. 54. Ulysse PILA, Le régime douanier de l'Indo-Chine, Communication faite à la 6 e section le 18 décembre. Recueil des délibérations, du Congrès colonial national — Paris, ¡889-1890. II, Rapports des commissaires. Documents annexes, Paris, 1890, pp. 345-354, p. 351. 55. Sixième section: Indochine. Séance du 13 déc. Recueil des délibérations du Congrès national — Paris, 1889-1890. I, Séance d'inauguration, Séances des sections, Paris, 1890, pp. 342-351, p. 351. 56. PILA, Recueil des délibérations II, pp. 352-353. 57. Sixième section: Indochine. Séance du 18 déc. Recueil des délibérations I, pp. 363-367, p. 366. 58. Société des docks de Haiphong, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1888. Lyon, 1899, pp. 249-251, p. 250. 59. Alfred BONZON, Manuel des sociétés par actions de la région lyonnaise, Lyon, 1893, p. 293. 60. J. CHAILLEY-BERT, Dix années de politique coloniale. Paris, 1902, pp. 122-123. 61. Échantillons des tissus de soie du Tonkin, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1886, Lyon, 1887, p. 68. 62. Réception de la mission annamite, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1889, Lyon, 1890, pp. 25 1-255. 63. Explorations de M. Martin dans la Chine centrale et le Thibet, ibid., pp. 63-64. 64. Ulysse PILA, Rapport, Chambre de commerce de Lyon, séance extraordinaire du 28 mai 1891 : Réception de M. de Lanessan, Gouverneur Général de l'Indochine, Rapport de M. Ulysse Pila sur son second voyage d'études commerciales au Tonkin, Banquet offert par la Chambre de Commerce de Lyon, 1891, pp. 6-27, p. 18, 21. Lanessan, alore député de la Seine, s'adressant en 1 888 à la Société géographique de Lyon, avait reconnu que « c'est ici, de Lyon, que sont partis les premiers colons qui ont porté dans l'Indo-Chine l'appui de leurs capitaux et de leur sage expérience des affaires » Lanessan, en qualité de Gouverneur Général de l'Indochine, revint à Lyon pour l'inauguration de l'exposition coloniale de 1894 de la Chambre de Commerce, où il attira l'attention sur les millions d'Indochinois qui attendaient les produits français. M. DE LANESSAN, L'Expansion coloniale de la France, ses intérêts dans l'Extrême-Orient, conférence du 25 mars 1888, Bulletin de la Société de géographie de Lyon VII, 5 (juil. août 1888), pp. 473-488, p. 475. J.-L. DE LANESSAN, Discours, Exposition coloniale de L y o n — Inauguration, Chambre de commerce de Lyon, Compte rendu des travaux : année 1894, Lyon, 1895, p p . 194-224, pp. 218-219, p. 219.

65. Auguste ISAAC, Discours, Réception de M. Rousseau, Gouverneur Général de l'Indochine, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu : année 1895, pp. 234255, pp. 235-241, p. 236. 66. Ibid., P. 237. 67. Ibid., p. 238, 241.

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Ulysse P I I . A , ibid., pp. 242-253, p. 242. Ibid.. p. 242-243. Ibid.. p. 251-252. Ibid. Pendant la dernière décennie du siècle, la Chambre de Commerce de Lyon aida financièrement la Société de Géographie de la ville, le Comité d'Afrique française, l'Union Coloniale française, le Comité Dupleix et le Comité de Madagascar. Elle a envoyé un délégué en 1891 dans la mission d'enquête au Congo français. Le 11 déc. 1892, la Chambre donna une réception en l'honneur de Charles Rouvier, le nouveau Résident Général de Tunisie. Quatre ans plus tard, elle dépêcha un représentant pour inspecter ce protectorat. L'année suivante, M. Bonhoure, en mission en France pour le compte du gouvernement tunisien, prit la parole à la Chambre de Commerce. Pendant cette période, la Chambre de Commerce fit également pression pour une réorganisation draconienne de l'École Coloniale. Échouant dans cette tentative, elle tourna son attention vers le développement d'un programme d'études coloniales à Lyon. A la fin du siècle, sept organisations ayant des intérêts dans l'exploitation de Madagascar uniquement avaient leur siège à Lyon. Malheureusement, Henri B R U N S C H V I G ne s'occupe pas de ces questions dans son livre Mythes el réalilés de l'impérialisme colonial français, 1871-1914. Actes de la Société: Assemblée générale du 10 décembre 1898. Bulletin de la Société de géographie de Lyon XV, 3, l " j a n v . 1899, pp. 289-316. p. 290 : Souscription en faveur du Comité de l'Afrique française. Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux : année 1891, Lyon, 1892, pp. 399-400 ; Souscription à l'Union coloniale française. Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu : année 1894, p. 174 ; Comité Dupleix : Souscription de la Chambre, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux : année 1896, Lyon, 1897, p. 314 ; Souscription en faveur du Comité de Madagascar, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1898, Lyon 1899, p. 327 ; Mission commerciale au Congo français. Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu: année 1891, pp. 398-399 ; Réception de M. Charles Rouvier. Résident Général à Tunis, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1892, Lyon, 1893, pp. 204-208 ; Délégation de M. Teste en Tunisie, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu : année 1896, pp. 307-312 ; Conférence sur la Tunisie, par M. Bonhoure, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1897, Lyon 1898, pp. 219-222 ; Création d'une école coloniale. Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux : année 1890, Lyon, 1891, pp. 331-337 ; Privilège de l'École coloniale de Paris, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu : année 1895, pp. 256-261 ; Projet de création à l'École de commerce d'une section d'enseignement colonial, ibid., pp. 272-273 ; Maurice Z I M M E R M A N , Lyon et la colonisation française, in : Questions diplomatiques et coloniales IX, 80 (15 juin 1900), pp. 705-719, p. 718; Comité départemental du Rhône, La Colonisation Lyonnaise, p. XVIII.

73. Relations commerciales entre l'Indo-Chine et la Chine. Conférence de M. Haas, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu: année 1892, pp. 208-215, p. 214. 74. Mission d'exploration commerciale en Chine, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu : année 1895, p. 297. 75. Ibid. 76. La Chambre de Commerce de Lyon au ministre du Commerce, 20 nov. 1894, ibid., p. 298. 77. Ibid. 78. Ulysse P I L A , Rapport, Ibid., p. 303. 79. A Y N A R D , ibid., p. 308.

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80. Pendant la dernière décennie du siècle. Pila fut vice-président de l'Union Coloniale Française et de la Société de géographie de Lyon. Il devint m e m b r e du Conseil supérieur des colonies en 1890. Il siégeait dans les Chambres de Commerce de Lyon et de Haiphong. Pila organisa l'Exposition coloniale de Lyon en 1894 pour la Chambre de Commerce. Il était m e m b r e du Comité de défense du marché des soies, organisation mise sur pied pour lutter contre l'introduction de la tarification Méline. Entre 1892 et 1895, il exerça la fonction de président de l'Union des marchands de soie. Il siégeait également aux conseils d'administration de la Société lyonnaise des Magasins généraux, la Société lyonnaise de dépôts, de Comptes Courants, et de Crédit industriel, les Omnibus et T r a m w a y s de Lyon, la Compagnie du Gaz de Lyon, et la Compagnie générale de Navigation. Il devait également s'occuper de son entreprise de soieries qui avait des branches en Chine, au Japon, au Tonkin et à Londres.

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Décès de M. Ulysse Pila, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux : année 1909, Lyon, 1910, pp. 470-472 ; Composition du comité de défense du marché des soies à Lyon (1890-1891), Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu : année 1891, pp. 210-211 ; Le Courrier d'Haiphong, 24 mars 18 94, pp. 8,9 ; Louis G U E N E A U , Lyon et le commerce de la soie, Lyon, 1923, p. 95 ; Alfred B O N Z O N , Manuel des Sociétés par actions, Lyon, 1891, pp. 355-356 ; Β Ο Ν Ζ Ο Ν , Manuel 1893, pp. 296-298, 716-719 ; 734-735 ; Alfred B O N Z O N . Manuel des Sociétés par Actions de la région Lyonnaise, Lyon, 1895, pp. 41-43, 230-234 ; 3 1 0 - 3 1 2 ; 420-425; 6 6 6 - 6 7 0 ; Alfred B O N Z O N et J . - J . G I R A R D E I . , Manuel des Sociétés par Actions de la Région lyonnaise, Lyon, 1901, pp. 1 12-1 14, 357-362, 761-765. Pour les détails de ces arrangements, voir John F. L A F F E Y , French Imperialism and the Lyon Mission to China (unpublished Ph. D. dissertation, Department of History, Cornell University, NY, 1966), pp. 266-286. Tous les délégués des C h a m b r e s de Commerce avaient u n e expérience en matière d'affaires, et notamment, en ce qui concerne le modèle de soutien local en faveur de l'expansion à l'extérieur élaboré dans la thèse citée ci-dessus, la moitié d'entre eux étaient diplômés d'écoles de commerce locales. Henri BRENIER, Introduction : l'origine et le p r o g r a m m e de la mission. Ses résultats— son opportunité, Chambre de Commerce de Lyon, La Mission lyonnaise, pp. t-xv, p. vi; Ibid., pp. vi-vn. Ibid., p. vu. Ibid. Ibid. Ibid., pp. vii-ix; C h a m b r e de Commerce de Lyon, La Mission Lyonnaise, I. Réception de S.E. Li Hong-chang, ambassadeur extraordinaire de S.M. l'Empereur de Chine, C h a m b r e de Commerce de Lyon, Compte rendu . année 1896, pp. 460-470, p. 463. Ibid., p. 464. Ibid., pp. 466-467. B O N Z O N et G I R A R D E L , Manuel, pp. 5 1 9 - 5 2 0 . Maurice Z I M M E R M A N N , Lyon et la colonisation Française, in : Questions diplomatiques et coloniales X, 81, I " j u i l . 1900, pp. 1-21, pp. 7-8. Ibid. B O N Z O N et G I R A R D E L , Manuel, pp. 5 1 7 - 5 1 8 . Z I M M E R M A N N , Lyon et la région lyonnaise en 1906, II, p. 274. Comité départemental d u Rhône, La colonisation lyonnaise, p. 121. La fondation, à la m ê m e époque, d'une autre affaire, la Société des Docks et des Houillères de Tourane, ne fut pas u n e conséquence directe de la mission. Une importante veine

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de charbon à Nong San avait été cédée par le gouvernement de l'Annam à un Chinois. En 1889, celui-ci vendit la concession à la Société des Houillères de Tourane, qui avait été fondée à Lyon. Des incendies dans les puits de mines et le m a n q u e de capital amenèrent la dissolution de cette affaire en 1894. En 1898, la Société des Docks et des Houillères de Tourane, avec Pila c o m m e président, reprit la concession. Au conseil d'administration se trouvaient Jules Charles-Roux, un influent capitaliste marseillais ; Charles Cambefort, un administrateur d u Comptoir d'Escompte ; et Louis Pradel, un m e m b r e du conseil de la Société cotonnière de l'Indochine; ibid., pp. 112-114. 99. Michel BRUGIÈRE, Le chemin de fer du Yunnan, Paul Doumer et la politique d'intervention française en Chine (1889-1902), Revue d'histoire diplomatique, 7 7 ' a n n é e (juil. s e p t .

1963), p p . 2 5 2 - 2 7 8 , p. 254.

100. BONZON e t GIRARDEL, Manuel,

p. 5 4 2 .

101. Comité départemental du Rhône, La colonisation lyonnaise, p. 123. 102. ZIMMERMANN, Questions diplomatiques et coloniales X, 81, p. 9. 103. La France en Chine, Bulletin de la Société de géographie de Marseille XXII, I (1 er trimestre 1898), p. 74. 104. ZIMMERMANN, Questions diplomatiques et coloniales X, 81, fn, 2, p. 9. 105. Bulletin de la Société de géographie de Marseille XXII, I, p. 74. 106. Maurice COURANT, Les cours de chinois à Lyon, in : Paul Pic et Justin GODART (éd.), Le Mouvement économique et social dans la région lyonnaise, Lyon, 1902, pp. 255-268, p. 264. 107. Ibid., p. 263. 108. Cours d'enseignement colonial. Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1900, Lyon 1901, pp. 377-380, p. 378. 109. Organisation du cours d'enseignement colonial, C h a m b r e de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux: année 1899, Lyon, 1900, pp. 332-348, p. 348. 110. Auguste ISAAC, Discours, Réception de M. Doumer, Gouverneur Général de l'Indochine, Chambre de Commerce de Lyon, Compte rendu des travaux : année 1901, Lyon, 1902, pp. 470-498, pp. 473-482, p. 477.

J.-C. ALLAIN L'expansion française au M a r o c d e 1902 à 1 9 1 2 * L'étude de la conquête progressive du Maroc par la France, entre la conclusion du premier emprunt marocain (1902) et la signature du traité de protectorat (1912) pourrait être normalement entreprise suivant un plan chronologique. La question marocaine, en effet, provoque, pendant cette période, plusieurs crises internationales, au cours desquelles s'affrontent des impérialismes concurrents. Ainsi, de 1902 à 1906, la tentative française d'exploiter politiquement son succès financier de 1902 (mission Saint-RenéTaillandier de 1904) est interrompue par le « coup de Tanger » (1905). La conférence d'Algésiras (1906), tout en consacrant la position privilégiée de la France et de l'Espagne au Maroc, réaffirme nettement le caractère international de la question marocaine, quelque peu estompé depuis la conférence de Madrid (1880). La politique française doit, dès lors, compter avec les clauses de l'Acte final d'Algésiras et avec la vigilance allemande. U n rapprochement franco-allemand se développe alors qui trouve un champ d'applications concrètes au Maroc ; malgré quelques incidents aigus ou lancinants (affaire des déserteurs de Casablanca, 1908, polémiques de la presse allemande contre la Légion étrangère, 1908-1912), il aboutit à l'accord du 9 février 1909. La diplomatie française dispose alors d'un appât puissant : le remboursement des créances allemandes sur l'administration chérifienne ; la conclusion de l'emprunt marocain de 1910 couronne cette entente entre les deux puissances. Confiante dans son avantage, la France s'emploie activement, de 1910 à 1912, à améliorer encore sa position au Maroc et éprouve peu à peu le besoin de faire reconnaître officiellement sa prépondérance par les autres puissances. En 1911, à une politique prudente et souterraine, succède assez brutalement une politique de coups d'éclats qui provoque imprudemment une réaction en chaîne : la marche sur Fès (avril 1911) entraîne la démonstration allemande devant Agadir (juillet 1911), autorise l'Italie à s'emparer de la Libye (octobre 1911) déclenchant la guerre avec l'Empire otto-

* Article paru dans Travaux el recherches, t. 3 (1972), Centre de Recherche « Relations Internationales», Université de Metz, 1973, pp. 165-179. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

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man, et la Russie à tenter de rouvrir la question des Détroits (octobre-novembre 1911). Malgré tout, l'audace et l'aventure ont dans l'immédiat 1 été payantes pour la France : à l'issue de la longue négociation de l'été et de l'automne 1911 avec l'Allemagne, le gouvernement français réussit à faire prévaloir ses vues sur le Maroc ; le traité du 4 novembre 1911 consacre le droit de la France à instaurer sur le Maroc le protectorat que réalise aussitôt le traité franco-marocain du 30 mars 1912. A une présentation chronologique, nous préférerons, pour cette communication, une analyse ordonnée autour de trois questions : 1 ) Pourquoi la France cherche-t-elle à s'emparer du Maroc ? ; 2) Comment s'effectue la pénétration française au Maroc ? ; 3) Quels sont les impéralistes français qui suscitent ou soutiennent cette politique ? 1. Les motifs de l'expansion française au Maroc La presse contemporaine, les discours officiels, les conférences des propagandistes, les mémoires même des acteurs de l'affaire marocaine apportent d'infinies variations autour de deux thèmes contraires qui se définissent le plus souvent l'un par l'autre et que la simplification, par ignorance, par démagogie ou par hypocrisie, réduit fréquemment à leur dérisoire caricature. D'un côté, les partisans de l'expansion exaltent l'humanisme philanthropique, vertu congénitale des Français qui, de toute éternité, les pousse à porter aux peuples barbares (entendons, ceux dont les valeurs et le mode de vie diffèrent de ceux des Européens), les bienfaits de la civilisation libérale et industrielle. L'impérialisme exprime ainsi le génie national ; il flatte le sens patriotique et volontiers édifiant du Français moyen : ainsi conçu, il procure une bonne conscience et dédouane, habileté suprême dans une société qui affecte de mépriser la richesse et le profit qui pourtant la fondent et l'animent, les bénéfices tangibles qui ne manquent pas de découler de cet idéal noble et désintéressé. Un raffinement supplémentaire permet même de présenter la pénétration au Maroc comme une réponse à l'appel des Marocains, devenus conscients de la nécessité de se réformer à l'école des préceptes et des méthodes français : de poussée instinctive, la conquête du Maroc devient un devoir raisonné 2 . De l'autre côté, les adversaires de l'expansion puisent, à l'exception de quelques monarchistes ou nationalistes, aux sources doctrinales du socialisme : l'opposi-

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tion à la pénétration française au Maroc n'est qu'un aspect de la lutte contre la société capitaliste et ses implications fondamentales, comme la guerre et les super-profits financiers ; l'État français ne peut que soutenir par tous les moyens les partisans de la conquête, puisqu'il exprime les intérêts du capitalisme des monopoles, et singulièrement celui de la Banque de Paris et des Pays-Bas ; il est ainsi soumis à une nécessité propre au régime économique et exprimé également en Allemagne, au Royaume-Uni ; le partage du monde en découle automatiquement, soit sous la forme de délimitation de zones d'influences, soit sous celle d'associations des grands intérêts internationaux, pour exploiter économiquement et socialement les territoires restés indépendants comme le Maroc 3. Ces argumentations globales et polyvalentes peuvent assurément prétendre recouvrir les aspects subalternes de la question marocaine, dont elles ne rendent pas compte mais que l'on peut cependant envisager. C'est le cas tout d'abord de la proximité géographique : les Français tirent de leur présence en Algérie (1830) et en Tunisie (1881-1883) le droit, la prétention, à compléter leur emprise sur le Maghreb en l'étendant au Maroc 4. Des similitudes partielles entre les populations algériennes et marocaines (ex : présence de tribus berbères, pratique du nomadisme, etc.) accréditent l'idée d'une vocation française à être le précepteur de l'Empire chérifien. En effet, le pouvoir du gouvernement marocain, du Makhzen, est très vulnérable ; son autorité s'exerce, non sans peine, sur les zones de plaines, par l'envoi de mehallas qui ravivent périodiquement le loyalisme des tribus, elle décroit à mesure qu'on s'éloigne des capitales du Nord, Fès et Rabat ; à Marrakech, capitale du Sud, un proche parent du Sultan règne quasisouverainement, se révolte parfois contre le sultan en exercice et peut même parvenir à le renverser (ex. Moulay Hafid). A côté de ce pays Makhzen qui, dans l'ensemble reconnaît l'autorité du Sultan, s'étend le bled-es-siba, le pays en état de rébellion plus ou moins endémique : le Rif, l'Atlas, une partie des confins sahariens, soit en quelque sorte la zone montagneuse ou désertique 5. Contiguïté et vulnérabilité du Maroc aiguisent la tentation d'étendre à moindres frais la puissance française, de s'offrir la satisfaction cartographique de pouvoir colorier en rose, teinte de l'Empire, tout le Nord de l'Afrique, du rivage des Syrtes au littoral atlantique, mais aussi d'accroître le nombre, sinon des citoyens de la République, du moins de ses sujets et éventuellement de ses soldats.

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La conquête du Maroc se réfère, en effet, à un arrière-plan militaire ; la stagnation de la population française, notamment par rapport à l'essor démographique allemand, réduit l'effectif mobilisable pour la défense des frontières. Assurément, les alliances, comme celle qui a été conclue avec la Russie, permettent déjà de compenser cette infériorité. Certains hommes politiques pensent cependant que la France doit constituer dans son Empire des troupes indigènes, instruites pour pouvoir, le cas échéant, intervenir en France même, aux côtés des troupes métropolitaines. Cette contribution militaire de l'Afrique, soulève avant 1914, de nombreuses controverses 6, il n'est pas sans intérêt de noter que Messimy, ministre en 1911, est un fervent partisan du recrutement indigène 7. Une stratégie, d'autre part, qui couvre non seulement la France, mais aussi l'Empire, incite à contrôler ou à conquérir le Maroc. En souvenir des guerres européennes des xvm e et xix e siècles, au cours desquelles l'Angleterre s'emparait des colonies françaises, l'État-major et les politiques entendent se prémunir contre une semblable opération, menée, en cas de guerre, par l'Allemagne contre l'Algérie et la Tunisie. Un Maroc français achèverait un « pré carré » nord-africain, aisément défendu par ses barrières naturelles (Méditerranée, Atlantique, désert) et par un petit nombre de gradés français, encadrant des forces de police indigènes. En sauvegardant son Empire nord-africain, sans soustraire de forces métropolitaines notables, on annihilerait les tentatives de diversion que l'Allemagne créerait dans cette région, si elle disposait d'une base territoriale au Maroc, mais que, dans le cas contraire, elle hésiterait à entreprendre 8. Un dernier aspect concerne l'évidente tentation économique et financière ; mais, celle-ci n'est rien moins que spécifiquement française : toutes les puissances appelées à commercer avec le Maroc, ont à cœur d'accroître leurs échanges et, à cette faveur, de développer leur influence sur les autorités marocaines. Mais les positions géographiques, la puissance des flottes et les disponibilités financières hiérarchisent les prétentions ; dans ce dernier domaine, les Français disposent de l'avantage que leur donne l'abondance du marché financier parisien. Cette ressource donne aux ambitions, précédemment examinées, leurs chances de s'accomplir et de se distinguer par exemple de celles de l'Espagne qui étaient pourtant aussi vives et aussi éloquentes. Cette position éminente de la finance française est acquise avec l'emprunt marocain de 62,5 millions de francs en

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1904. Elle n'est cependant pas exclusive : les financiers français se sont acquis le concours de banques allemandes, anglaises, espagnoles, etc. Le profit de l'émission est ainsi partagé entre les capitalistes européens. Cet internationalisme n'est sans doute pas accepté par les autres entreprises françaises qui, sur place ou de France, travaillant avec le Maroc, et préféreraient la « tunisification du Maroc » (Tunisifierung Marokkos), que redoutent leurs homologues allemands. Néanmoins, sous des formes différentes, existe en France une force économique qui attend du Maroc des profits industriels, commerciaux ou bancaires que le protectorat permettra d'acquérir ou de consolider. Ces quatre motivations qui militent en faveur de la prise de possession du Maroc, et au sein desquelles peuvent se glisser d'authentiques exigences philanthropiques, composent un faisceau d'arguments qui, pour expliquer la nécessité de l'expansion, sont utilisés dans un ordre rhétorique variable selon l'objectif de la démonstration. Ces facteurs, dès lors qu'ils cessent d'être platoniques et commencent à avoir un brin de réalisation, acquièrent un dynamisme propre ; leur combinaison constitue l'engrenage qui fait que le gouvernement français, engagé à l'un ou l'autre de ces titres, dans le « guêpier marocain » (Jaurès), aurait toutes les peines du monde à s'en dégager, si véritablement il en avait le désir. Mais, à l'heure des derniers grands partages coloniaux, il n'a aucune raison de s'y soustraire ; bien au contraire, il trouve des motifs suffisants pour y participer, puisque des considérations à la fois militaires et économiques l'y incitent qui concordent avec la conception commune du prestige et de la puissance d'une nation. Peut-être même aurait-il pu voir dans cette opération marocaine un moyen politique de diversion, destiné à détourner des conflits économiques et sociaux l'attention publique, et par suite, de retarder la progression du socialisme ? A cet égard, il faut toutefois remarquer que la continuité de la pénétration depuis les dernières années du xix e siècle exigerait une continuité au moins aussi grande dans les desseins de cette manœuvre politique ; sans que ce soit impossible, il faut cependant rappeler que le socialisme français est souvent moins éloigné du pouvoir (jusque 1905, en 1911) que ne l'est le socialisme allemand ; d'autre part, l'opinion n'est pas régulièrement mobilisée pour le Maroc ; il nous semble même que l'on préfère agir sans éclat et en coulisse ; très souvent, la publicité donnée à cette affaire, provient des réactions de mécontentement allemand (1905-1909) ; de plus, le thème du Maroc n'est pas de nature à

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provoquer une réaction d'union nationale contre un ennemi commun. En dehors de la condescendance sévère ou amusée, qu'un Européen se doit d'affecter envers un Indigène, on ne voit pas que l'on présente les Marocains comme des ennemis de la France. Pour trouver de quoi « galvaniser » l'opinion, il faut passer au second degré : le Maroc, moyen de susciter le chauvinisme contre l'Allemagne : mais, d'abord, ce n'est qu'un bien modeste levier à côté du traité de Francfort, et, ensuite, les gouvernements s'emploient bien plus à calmer l'opinion et à résoudre pacifiquement les crises qu'à envenimer les relations avec l'Allemagne. Restent alors les grands épisodes militaires de la pénétration : l'occupation de la Chaouïa commence plusieurs mois après la révolte du Languedoc et touche à sa fin quand ont lieu les incidents sanglants de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges ; quant à la marche sur Fès, il n'est pas démontré qu'elle soit conçue comme un dérivatif à une poussée sociale 9, ce qui, si c'était le cas, rapprocherait singulièrement la politique marocaine française de celle du gouvernement allemand l0 . Coïncidence partielle, mais non fortuite sans doute dans l'histoire des expansions coloniales, et qui peut se retrouver, du reste, dans le choix et la mise en œuvre des procédés de pénétration.

2. Les moyens de la pénétration française au Maroc Nous retiendrons ici trois méthodes dont les effets sont complémentaires : l'intervention militaire, la pénétration économique, l'infiltration politique et administrative. La pénétration la plus voyante est d'abord celle des militaires. A partir de 1900, on assiste à un grignotage progressif du territoire marocain par l'armée française, principalement à l'Est, où s'exerce la pression constante du commandement militaire de la région d'Oran et des généraux chargés de l'administration et de la surveillance des confins algéro-marocains. Peu à peu, la frontière fixée en 1845 (traité de Lalla Marnia) est, au Nord-Est reportée, de facto, à l'oued Moulouya " , tandis qu'au Sud-Est, la pacification des oasis amène les Français au pied de l'Anti-Atlas l2 . Simultanément, la conquête s'effectue à l'Ouest ; à la suite de l'intervention franco-espagnole à Casablanca, le corps expéditionnaire français occupe finalement toute la plaine de la Chaouïa, entre les ouadi BouRegreg et Oum-er-Rebbia (1907-1908). Les prétextes à ce grignotage nt multiples : ouverture ou surveillance des mar-

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chés, maintien de la sécurité sur les voies commerciales, maintien de l'ordre, avec exercice du droit de suite, aux frontières, installation puis défense des postes militaires créés pour garantir la sécurité, etc. Les autorités ont tout loisir de se référer à l'interprétation d'accords avec le Maroc (ex. : sur l'organisation des Confins, 20 juillet 1901 et 20 avril 1902) ou entre les Puissances (acte d'Algésiras, 1906), pour justifier ces interventions préventives ou répressives, dont la conclusion est toujours la soustraction d'une région supplémentaire à l'autorité du Sultan (si toutefois elle en avait les moyens). Si les opérations militaires en Algérie ou au Maroc répondent à une ambition profonde du gouvernement français, leur opportunité et leur extension excèdent souvent les vœux des diplomates et des politiques qui finissent par se trouver devant des situations de fait accompli et qui, rarement, osent ordonner un retrait des troupes, par crainte ou d'avouer qu'ils sont incapables de se faire obéir par leurs généraux ou de se voir taxés de tiédeur patriotique : en pareil cas, s'applique la règle de l'extension automatique, inhérente à toute intervention armée : comme l'écrivait Tirpitz, « il est facile d'attacher un petit drapeau en haut d'une perche, mais il en coûte souvent pour l'amener avec honneur » 13. Les généraux français ne se sont pas privés d'exploiter ce sentiment et leurs initiatives personnelles, dans la pénétration au Maroc, sont nombreuses qui font d'eux non plus des agents d'exécution de l'expansion, mais des promoteurs de l'impérialisme u , plus compromettants pour les gouvernements que les hommes d'affaires. Généralement, pour illustrer la poussée française dans un pays étranger, on cite les chiffres de l'accroissement des échanges commmerciaux ; un mode de pensée, hérité du colbertisme, et une visualisation facile de la marchandise transportée incitent à conférer une place importante aux activités commerciales, dont la presse affiche régulièrement les résultats statistiques, sollicitant les initiatives qu'attend un marché, neuf, riche de promesses l5 . Entre 1900 et 1911, le commerce général extérieur du Maroc passe de 91 à 177 millions de francs ; il dépasse 100 millions en 1908 et est de 132 millions en 1909 : c'est le niveau le plus élevé avant 1911. La France y prend part pour 51 millions, le Royaume-Uni, pour 52 millions et l'Allemagne, pour 13 millions, soit respectivement: 38,65 96, 39,46 96, 10,84 % 16. Sans examiner si l'évolution de la part française épouse la courbe de celle du commerce général français, pen-

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dant cette décennie, on doit constater que cette participation française, assurément fondamentale dans le commerce marocain, occupe une place des plus modestes dans le commerce extérieur français : il en représente environ la deux centième partie l7 . Ce faible volume peut surprendre, mais la publicité marocaine, assurée par René Millet, Ch. René-Leclerc, Augustin Bernard, le Comité du Maroc ou d'autres provoque plus d'enthousiasme chez les professionnels de la plume ou de l'éloquence que chez les commerçants, qui, jusqu'au protectorat, restent sur une réserve prudente, peu soucieux qu'ils sont de courir les risques de l'insécurité marocaine et de la concurrence étrangère. Après 1912, leur attitude se modifie l8 , parce qu'ils espèrent bien que l'autorité publique saura éliminer, sous couvert du drapeau, des rivaux qu'on n'a ni le courage, ni l'envie d'affronter suivant les règles ordinaires du marché. Jusqu'à cette date, nous pouvons affirmer que les grandes chambres de commerce (Paris, Bordeaux) ne prêtent guère d'attention au marché marocain, même celle de Marseille, pourtant port d'attache de la compagnie de navigation Paquet qui dessert les ports atlantiques du Maroc depuis le milieu du xixe siècle. Il ne convient donc pas de surestimer le rôle du commerce dans la pénétration au Maroc, et par suite de lui prêter une influence déterminante dans l'élaboration de la politique marocaine française ; ce secteur d'activités représente une forme de l'économie capitaliste, naguère prépondérante, mais qui, au début du xxe siècle, dispersée en de multiples intérêts, rivaux et exigus, est reléguée à l'arrière-plan par le développement des grandes entreprises industrielles et financières. La pénétration financière apparaît, en effet, la plus efficace des méthodes employées par les pays industriels pour s'assurer le contrôle des pays en état de sous-développement. Le Maroc est dans cette situation : d'une part, il a une dette considérable que les interventions européennes accroissent incessamment par les marchés passés et par les indemnités, réclamées à des titres divers ; d'autre part, toute l'infrastructure économique, toute l'armature administrative d'un État moderne sont à créer. Les besoins de capitaux sont bien entendu sans commune mesure avec les ressources ordinaires et traditionnelles de l'Empire. Lors de la conclusion de l'emprunt de 1904, les capitalistes français se sont taillés une place prépondérante au Maroc, derrière la Banque de Paris et des Pays-Bas. Cet établissement de crédit en arrive très vite, l'emphase socialiste aidant, à symboliser la présence française au Maroc. Il est de fait que Paribas anime la Banque d'État du Maroc (1907),

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est chargé de l'émission du second emprunt de liquidation en 1910, et que, dans le monde financier européen, il paraît admis que toute affaire marocaine, exigeant une participation financière de quelque importance, lui revient quasi-automatiquement, quelle que soit la nationalité du promoteur La Banque de Paris traite, en effet, ces affaires avec un soin scrupuleux qui ne laisse rien à l'écart, que ce soit dans l'ordre du droit existant, de la conjoncture internationale et bien sûr de la technique financière ; ses opérations garantissent un profit substantiel, et, comme il est prouvé qu'on ne peut trouver de capitaux pour le Maroc sans passer par elle 20, elle est indispensable à la politique du gouvernement français, amené à lui promettre son appui en cas de difficultés avec le gouvernement chérifien. C'est le principe suivant lequel la République se doit de défendre les droits et intérêts des créanciers sur le Maroc, et qui complète les deux autres règles en usage : tout Sultan honore les engagements de ses prédécesseurs ; tout Sultan a besoin d'une armée, donc d'argent pour la solder. Des instructeurs français encadrent l'armée qui défend le Sultan ; des agents français contrôlent le fonctionnement des gages des emprunts : les douanes, le tabac, les octrois des villes, etc. Les diplomates défendent les uns et les autres ou arbitrent leurs litiges avec les agents du Makhzen. Ainsi s'établit une collaboration entre les représentants officiels de la France et ceux des syndicats financiers, agissant officiellement comme personnes privées ; mais, par la communauté de leurs vues et le regroupement de leurs intérêts, les uns et les autres exercent sur l'administration chérifienne une pression convergente, quotidienne, qui constitue un moyen de pénétration non négligeable. Cette action administrative et politique est certainement la forme la plus discrète de la pénétration pacifique ; il n'est pas sûr qu'elle soit la moins efficace, car, elle s'exerce quotidiennement, sans éclat et peut, par sa durée, agir en profondeur et, en quelque sorte, conditionner des comportements. Elle appartient autant à la routine diplomatique et consulaire qu'à l'initiative et au tempérament des agents de tous ordres appelés à traiter avec les fonctionnaires marocains, dans les ports ouverts au commerce ou dans les zones contrôlées par l'armée. On aperçoit d'emblée les grandes directions de cette pénétration : service des douanes, direction des travaux publics, télégraphes chérifiens, mission militaire, police des ports (partagée avec les Espagnols). Présents dans ces postes de commande, les Français, accrédités ou agréés par le Quai d'Orsay, sont à

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même d'orienter en faveur des méthodes ou des entreprises françaises les solutions des problèmes ou les commandes de matériel. Mais c'est aussi le résultat de luttes obscures dans lesquelles les tempéraments jouent un rôle au moins aussi important que la considération de l'attache avec la légation. La patience, la rouerie, à l'occasion le coup de semonce, le bakhchich, mais aussi le respect suffisamment apparent des autorités traditionnelles et le souci de s'adapter aux coutumes locales permettent d'obtenir plus que la promesse : son exécution. Car, à tous échelons du Makhzen, une discussion peut s'enliser dans d'infinies procédures dilatoires qui permettent de refuser en pratique ce qui a été accepté en principe : après l'accord de novembre 1910, l'Espagne attend vainement, malgré ses protestations la création du haut-commissariat hispano-marocain de Melilla, calqué sur le modèle francomarocain d'Oudjda. A la rigueur, le gouvernement peut-il exceptionnellement recourir à l'ultimatum pour faire céder le Sultan, en peu de jours (ainsi en 1910, pour obtenir la ratification de l'accord financier). Mais aux niveaux inférieurs auprès de notables accoutumés à disposer d'une large autonomie de décision, par suite de la faiblesse et de l'éloignement physique du Makhzen 21, la pression administrative se doit de faire appel à toutes les ressources, à moins de procéder brutalement en se substituant à eux. Ainsi, une pressante et envahissante collaboration française s'efforce d'user la résistance du Makhzen 22, accumule, à l'occasion d'affaires modestes, de petits succès de prestige subalterne 2 \ prépare la prise en mains de l'appareil administratif marocain que le Protectorat officialisera ou simplement précisera. Cette ingérence croissante est aussi insinuante. Elle crée une ambiance que perçoivent les Marocains et les résidents étrangers ; dans les zones où sont présents des agents français (en Chaouïa, ce rôle est celui des officiers de renseignements, des affaires indigènes le plus souvent), le caractère indispensable de leur recours se fait sentir. Certes, il s'agit là d'une réaction d'opportunisme ; mais si, dans ces régions, l'enthousiasme ne règne pas, l'hostilité envers le contrôle français s'y manifeste de moins en moins, à l'inverse de ce qui se produit au même moment dans la zone espagnole. Imperceptiblement, l'influence française s'enracine dans le Maroc atlantique et c'est bien là ce qui agace profondément les commerçants allemands qui sentent le pays leur glisser entre les mains au profit des Français, mais sans pouvoir apporter « de preuves réelles » à l'appui de cette sensation 24. Cette pénétration complète donc utilement l'action de la

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grande diplomatie qui s'est chargée de négocier les désistements officiels des grandes puissances susceptibles d'avoir des visées marocaines: Italie (décembre 1900, juillet 1902), Royaume-Uni (avril 1904), Espagne (octobre 1904, novembre 1912), Allemagne (février 1909, novembre 1911), politique de pénétration diplomatique, en quelque sorte, qui suscitait d'amères réflexions au ministre de Belgique en Italie, qui estime que pour son adhésion au traité franco-allemand, la Belgique mériterait de recevoir d'autres compensations que celles du « domaine usé des croix de la Légion d'Honneur et des Palmes académiques » 25. 3. Les bénéficiaires de l'expansion française au Maroc Si le gouvernement français est soutenu et encouragé dans sa politique d'expansion au Maroc, il convient de s'interroger sur la qualité, sinon l'identité, des bénéficiaires de la pénétration poussée jusqu'à l'établissement du protectorat. A défaut d'un recensement exhaustif, tentons au moins de cerner les contours des groupes qui, intéressés par le Maroc, contribuent à la définition de la politique française dans cette région. On peut certainement écarter le groupe des fonctionnaires civils et militaires qui exercent au Maroc (ou dans les services parisiens des ministères). Fidèles et obéissants serviteurs d'un État qu'ils ne songent pas à contester, le Maroc (ou le traitement de l'affaire marocaine) n'est pour eux qu'une étape, plus ou moins longue, dans leur carrière et n'apparaît nullement comme une passion exclusive. Certes, les diplomates ont un intérêt professionnel au succès de la pénétration pacifique, et les généraux, à la réussite des interventions armées qu'on leur prescrit de conduire. Leur intérêt personnel paraît donc nettement circonscrit, et on observe même que l'excès de zèle peut leur être beaucoup plus préjudiciable qu'une activité prudemment routinière : la mise en disponibilité des généraux d'Amade (1908) et Toutée (1911) en témoigne. Mais un raisonnement identique peut-il s'appliquer aux responsables des décisions politiques engageant l'État ? Quel profit peuvent retirer les gouvernements de leur politique marocaine, et plus précisément les ministres-présidents et les titulaires des administrations directement appelées à connaître et traiter les problèmes marocains : affaires étrangères, finances, guerre ou marine ? Cette question recouvre deux domaines, dont les frontières sont assez indécises : celui de l'intérêt per-

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sonnel et celui de l'élaboration gouvernementale d'une politique impérialiste, incorporée, à tort ou à raison, au concept d'intérêt national. L'intérêt personnel peut s'entendre d'un point de vue électoral et d'un point de vue lucratif ; compte tenu de la médiocre place tenue par les problèmes extérieurs dans les campagnes électorales françaises, on est fort tenté de ne mentionner cet aspect que pour mémoire ; l'exploitation par les parlementaires et par les journalistes parisiens des décisions (connues) et des actes de la diplomatie inclinerait même à écarter ce point de vue ; tant il semble qu'il y ait moins de profit politique à réussir une affaire coloniale qu'à paraître en rater une (Ferry et le Tonkin, Caillaux et le Congo). Quant au point de vue lucratif, l'historien ne peut faire état que de fragiles présomptions, fondées sur des indices de vraisemblance qui le plus souvent restent à prouver. Parmi les principaux acteurs de l'expansion marocaine, on ne devine même pas ces indices pour Delcassé, Thomson, Cruppi, de Selves et Pichón. Les activités boursières de Messimy (temporairement commis d'agent de change) et de Berteaux (agent de change) ne suffisent pas à formuler les présomptions 26. Avec Joseph Caillaux, on rêverait volontiers d'une collusion fructueuse avec la finance internationale : mais, à notre connaissance, cette hypothèse relève de la fiction ; en 1914, Caillaux n'avait en tout cas dans son portefeuille aucune valeur marocaine ; si même l'éventualité d'une opération boursière, lors des émissions, ne peut, faute de preuves, être écartée, suffit-elle à motiver la politique de 1911? Restent les cas d'Eugène Etienne, chef du «parti colonial », auquel on prête communément une influence considérable, et de Rouvier, président du Conseil en 1905 et 1906 et banquier de la BFCI : ce cumul prête à réflexion ; encore, faudrait-il trouver des preuves de l'interférence entre l'orientation diplomatique donnée après la démission de Delcassé et les avantages, escomptés ou réalisés par ce groupe bancaire : ce serait en tout cas, ailleurs qu'au Maroc, dans l'Empire ottoman peut-être 27. Cette notion de compensation donne à l'analyse une nouvelle dimension, plus conforme à la réalité de la diplomatie. Le champ de l'impérialisme devrait toujours pouvoir être envisagé dans son ensemble. Il est cependant difficile à l'historien de se montrer exhaustif à la fois dans une étude géographiquement limitée et dans son rattachement à la conduite générale des affaires. Ce serait pourtant le reflet exact de l'activité quotidienne des cabinets, appelés à examiner simultané-

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ment la position des intérêts nationaux dans les différentes parties du monde. L'affaire marocaine ne représente jamais, dans la diplomatie française, qu'un élément, assurément important, d'un tout ; elle peut sembler parfois retenir toute l'attention, et même éclipser les autres données du jeu international ; cellesci, cependant, demeurent présentes et gardent toute leur force ; faut-il rappeler, par exemple, que les accords franco-britanniques de 1904 concernent aussi le Siam, les Nouvelles-Hébrides, etc.? qu'en pleine crise de 1911, Russes et Allemands négocient un accord ferroviaire, etc. ? Le bénéfice que le gouvernement français peut retirer de sa politique marocaine est indissociable des compensations qu'il trouve ailleurs, dans le monde, et des incidences qu'elle implique sur les relations de la France avec ses principaux partenaires européens. Constatation évidente, peut-être, mais qui n'est pas sans conséquence, si l'on veut chercher à cerner l'influence économique et financière sur la conduite, par l'État, de l'impérialisme. Les principaux bénéficiaires de la conquête du Maroc sontils avant tout les hommes d'affaires ? La réponse doit introduire la distinction précédemment établie entre profit personnel et profit de politique générale. A un premier niveau, se rangent, en effet, les petites et moyennes entreprises, industrielles, commerciales ou bancaires ; de petite surface financière (par l'origine personnalisée de leurs capitaux), elles ne vivent que de leurs opérations marocaines et ressentent fortement les commotions de l'instabilité économique et politique du Maroc. Même si l'esprit d'entreprise ne leur manque pas, au point même de les rendre parfois téméraires, ces vieilles, mais petites maisons réputées (Borgeaud, Boulle, Braunschwig, etc.) sont portées à rechercher un profit immédiat, ou à court terme, qui constitue, en certains cas, la condition essentielle de leur survie. Le même objectif, quoique limité à la part de leurs échanges avec le Maroc dans leur chiffre d'affaires, est partagé par les entreprises françaises qui commercent avec le Maroc. Les unes et les autres ne peuvent que se louer d'une affirmation progressive de l'autorité politique française (qui représente la puissance publique) dans ce pays. Dans l'esprit protectionniste qui les habite, l'avènement du protectorat laisse augurer une installation ou un développement, avec des risques moindres qu'auparavant. Aussi ces petites affaires afficheront volontiers, et c'est logique, un patriotisme vétilleux, car leur marchandise a besoin d'être couverte par le pavillon 28. Mais de quel poids pèsent-elles auprès du Gouvernement ?

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Leurs intérêts sont étroitement limités, professionnellement et géographiquement. A la rigueur, on peut penser qu'elles exercent une pression par la voie électorale et parlementaire, et arguer des transformations apportées aux tarifs douaniers, lors des révisions. Mais, cesserait négliger la nature de la relation qui unit le Parlement et le gouvernement en matière de politique étrangère : les Chambres sont en aval des décisions et n'interviennent généralement que pour ratifier ou critiquer. Ce processus permet tout au plus de corriger ce qui est fait, mais non de modifier une économie générale. Quant à l'influence directe des firmes sur les personnalités responsables de l'expansion, à moins d'engagements personnels de celles-ci dans les affaires visées, on voit mal qu'elle puisse compter beaucoup, à côté des grands établissements industriels et financiers. A un niveau très supérieur, se situent les grandes entreprises engagées au Maroc. Banque de Paris, Union des Mines Marocaines, société Schneider, en particulier, possèdent toute une assise financière qui dépasse de très loin celle des firmes proprement marocaines. Leurs visées sont à la mesure de leurs possibilités d'investissement ou de mobilisation des capitaux : elles sont à long terme et ne considèrent pas seulement le profit immédiatement accessible (émissions d'emprunts), mais la garantie de revenus assurés pour une longue période (service des emprunts, ou bénéfices d'exploitation industrielle). Mais comme l'activité marocaine n'est qu'un rameau de leurs intérêts, comme l'immobilisation dans une seule région d'importants capitaux présente pour chacune d'elles, prises individuellement, des inconvénients, ces grandes entreprises conçoivent d'emblée leurs participations dans un cadre international ; ainsi naissent les syndicats industriels et financiers marocains, dont la direction demeure française. Mais, une fois mis en place les organes de contrôle financier et les mécanismes de tutelle effective du pouvoir chérifien, une fois acquis le soutien de l'État français pour pallier, le cas échéant par une intervention militaire ou navale, les difficultés d'une résistance du Makhzen, une fois réalisé ce protectorat économique de fait, ces syndicats ont-ils besoin de la marche sur Fès et de l'établissement d'un protectorat de droit ? Peut-être, un consortium industriel, comme celui des mines ou des travaux publics y gagne-t-il une sécurité pour les installations matérielles que comporte son activité et dont dépendent ses gains. Mais la grande industrie française compte-t-elle éluder la concurrence étrangère ? Peut-elle escompter soustraire à ses associés étrangers leur part de bénéfices dans les

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travaux à effectuer ? On peut en douter, car les syndicats constitués laissent toujours, en dehors d'eux, des firmes dont l'ambition marocaine peut se révéler d'un jour à l'autre (tel est bien le cas pour l'Union Minière Marocaine) ; de plus la consécration internationale de la prépondérance, puis du protectorat de la France maintient incessamment le principe de la liberté commerciale, de l'égalité industrielle au Maroc ; enfin, l'élimination, plus ou moins déguisée de partenaires étrangers au Maroc, ne peut manquer d'avoir des répercussions dans les autres régions du monde, où syndicats financiers et industriels se retrouvent, associés ou en compétition. L'extension ultime de la pénétration marocaine apparaît donc, à la limite, comme un bénéfice illusoire, en raison du jeu de péréquation internationale ; par suite, un nationalisme économique se révèle plus préjudiciable que lucratif, si l'affaire marocaine est examinée dans le contexte d'une politique générale. On conçoit mieux dès lors, que les grands établissements industriels, et surtout financiers, puissent peser d'un poids lourd dans le choix des orientations diplomatiques nationales. Ils représentent des intérêts diversifiés, et des placements dispersés dans le monde, qui associent, plus ou moins étroitement leur emprise sur l'économie des pays tiers à la présence de l'État français, représenté par ses diplomates (ou ses armées). Comme le Quai d'Orsay, la Banque de Paris conçoit une politique, applique une stratégie, qui embrassent globalement toutes les régions où elle travaille. L'ampleur de la vision, qu'appelle la diversité géographique des capitaux engagés, rejoint celle d'une chancellerie : leur interférence est de nature ; l'opportunité, seule, décide du moment de la concertation entre les directions intéressées des deux institutions. Le bénéfice d'une opération impérialiste, comme celle du Maroc, revient nécessairement au groupe dirigeant de la République, dans lequel les leaders de l'économie française ne sont pas dissociables des diplomates et des politiques traditionnellement chargés de la définition et de la conduite des affaires publiques. C'est sur le mécanisme de groupe que l'on peut conclure. Une même vision globale des affaires extérieures réunit des motivations apparemment contradictoires et usuellement séparées : celles des grandes firmes privées, axées sur la recherche du profit comptabilisable, celles des chancelleries groupées autour des concepts, plus idéologiques qu'arithmétiques, de défense, d'alliance, d'influence nationales. Mais, toutes convergent sur un même objectif : la puissance extérieure. Or celle-ci, à la fin du xix e siècle, ne peut se mesurer uniquement

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aux qualités d'un unique facteur d'expansion : habileté des diplomates, vaillance des armées, investissements judicieux des hommes d'affaires, disponibilités financières. La France, avec sa légation et son corps expéditionnaire, n'aurait pu dominer le Maroc sans le concours de ses banques ; l'Espagne qui n'avait pas cette possibilité, et à de moindres égards l'Allemagne dont les capitaux s'orientaient ailleurs, ont perdu la partie diplomatique ; inversement, les capitalistes anglais, présents en Tunisie, n'ont pu subsister du fait du choix du Foreigh Office. La réussite de l'impérialisme procède bien d'une vision et d'une pratique globales, qui rendent homogènes des composants apparemment hétérogènes. Dès lors, est-on fondé à parler d'arme financière ou économique maniée par la diplomatie, puisque la réciproque a tout lieu d'avoir autant de raisons d'être ? En présence d'une politique expansionniste globale et solidaire, une question essentielle est alors sans doute celle de savoir comment et pourquoi des professionnels du compromis et du calcul international peuvent en venir à renoncer à leur vocation et à leurs méthodes, pour constituer des blocs nationaux dont la compétition agressive et inexplicable finit par se résoudre en un conflit mondial.

Notes 1. Il n'y a pas lieu, ici, de suivre les effets de la crise d'Agadir sur les relations européennes de 1911 à 1914. 2. Les chroniques du Temps ou du Malin, les conférences de l'ambassadeur René Millet ou du professeur Augustin Bernard, les mémoires du comte de SaintAulaire. etc. Des arguments semblables se retrouvent, du reste, dans la presse et les écrits espagnols, en faveur, évidemment, de l'expansion espagnole au Maroc. En Allemagne, l'emballage culturel des visées marocaines cherche beaucoup moins à éclipser, sous un référent historique ou génétique, les exigences de l'économie nationale. 3. Les chroniques de l'Humanité, notamment ; l'hostilité de Jaurès à l'entreprise marocaine ne s'affirme vraiment qu'après 1904-1905, après la rupture du Bloc des Gauches ; elle n'est pas irréductible au point de refuser les nuances entre les impérialistes, selon leur degré de pacifisme (en 1911, en particulier). L'exposé doctrinal le plus tranché et le plus net de ce thème est celui de Lénine : L impérialisme, stade suprème du capitalisme, écrit en 1916. 4. L'Espagne, avec les Presidios: Melila, Ceuta, Alhucemas occupés depuis 1496, 1580, 1673, raisonne de la même manière, avec le privilège d'une ancienneté, dont elle n'a guère profité pour élargir son influence. 5. Voyageurs et mémorialistes ont décrit à l'envi les institutions, les coutumes et les mehallas marocaines de la fin du xix® siècle et du début du xx e siècle. Marquis de Segonzac : Voyages au Maroc (1899-1901), Paris, 1903 ; cf. également Annales de Géographie, 15-03-1903, pp. 120-124 ; Eugène Aubin: Le Maroc d'aujourd'hui.

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Paris 1904; Weisgerber: Au seuil du Maroc moderne, Rabat, 1947; Louis Artaud : Au temps des mehallas (1860-1912), Casablanca, 1952 ; Christian Houel : Mes aventures marocaines, Casablanca, 1954. L'État-Major français maintient une attitude rétive, sinon hostile. L'État-Major allemand envisage aussi cette éventualité et étudie les effets militaires possibles de la mise en place du Protectorat français sur le Maroc : A.A. (Bonn) — Deutschland 121 — Nr 3 geheim., vol. I. 11 défend cette théorie, en rapportant les budgets de la Guerre de 1908 et de 1910. Il est ministre des Colonies de mars à juin 1911, ministre de la Guerre de juillet 1911 à janvier 1912. Adolphe Messimy : Mes souvenirs, p. 29, pp. 162-178, Paris, 1937 ; Joseph Caillaux exprime la même opinion, dans Agadir, ma politique extérieure, pp. 6-7, Paris, 1919. On peut toutefois s'interroger sur le réalisme de ces hypothèses, dont la réalisation exige un important soutien logistique naval et suppose que l'Angleterre ait renoncé à s'opposer à toute implantation territoriale allemande au Maroc. Cette question sera posée dans notre thèse : Joseph Caillaux . / — L'homme d'Agadir. Selon Fritz Fischer : Krieg der IIlusionen, chap. 5, pp. 117-144, Dusseldorf, 1969. En revanche, ce caractère ne paraît pas douteux pour la campagne espagnole de 1909, à Melilla, dans le Rif. Oudjda, 1907; Taourirt, 1910; Debdou, 1911. Le Touat, 1900; Colomb-Béchar, 1903 ; le Tafilalet, 1908. Mémoires, p. 224, trad. Paris, 1930. Exemple bien connu: celui du général d'Amade, en Chaouia (1908). Pour le Maroc, elles n'ont vraiment de valeur qu'à partir de la mise en place du contrôle de la Dette (1907). Le Moniteur Officiel du Commerce publie régulièrement les rapports consulaires à peine expurgés par le Quai d'Orsay. Ch. René-Leclerc se fait le propagandiste actif du commerce franco-marocain en publiant de volumineux rapports sur les échanges commerciaux pour 1907, 1908, 1909. A.N.F., F12/7264 : la part française est sans doute grossie et celle de l'Allemagne sous-estimée, selon la coutume. C'est toute la question de l'origine réelle des marchandises transportées par les compagnies anglaises et allemandes ; on peut en disserter à perte de vue. Généralement, les variations statistiques des parts nationales varient d'environ 15 %, selon l'origine des chiffres. Ibid., F. 12/7008. 1909 : 11 485 millions de francs ; pour l'Allemagne, le poids est trois fois moindre . la six centième partie, (en utilisant des statistiques de source allemande): 30 millions pour 18 000 millions. Observation confirmée par l'évolution (au demeurant difficile à établir avec une grande précision) de la population européenne (de 12 à 14 000, en 1900, à 9 890, en 1911 et 48 500 en 1914) et française au Maroc, (2 500 en 1909, mais 26 000 en 1914) ; le principal groupe français est celui de Casablanca, à toute époque (50 en 1905, 15 000 en 1914, soit respectivement 9 % et 52 % de la population européenne de la ville). L. Miège : Les Européens à Casablanca au xix' siècle (18561906), pp. 9, 32-33, Paris 1954 ; Ch. René-Leclerc : Rapport sur le commerce... en 1909. Paris 1910 ; Annales de Géographie .· mars 1914, p. 283 ; A.E.P.-N.S. Maroc passim. Exemple: le monopole du tabac entre 1906 et 1909. Pierre Guillen: Les emprunts marocains de 1902-1904. exemplaire dactylographié ; sous presse, aux Publications de la Sorbonne série Internationale — tome 1, éditions Richelieu ; l'emprunt de 62,5 millions de francs a rapporté aux banques 17,5 millions, soit 28 %, résultats bruts et frais non déduits. En 1916, Lénine estimait ce rapport à 18,75 %. ouvr. cité, p. 68, édition de 1967, Moscou. Fès n'est relié à la côte, par le télégraphe, qu'en 1911. L'absence de rivalités idéologiques conscientes, malgré les discriminations confes-

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sionnelles, dans cette pénétration qui n'est pas un brutal déferlement militaire, exclut des termes « résistance » et « collaboration » l'acceptation que l'histoire leur a donnée ultérieurement. Un exemple étudié dans notre article, à paraître dans la Revue d'Histoire moderne et contemporaine, « L a canonnière Eber à Casablanca (9-12 mars 1911): étude d'un fait divers des relations franco-allemandes ». A.A. (Bonn), Marokko 25, vol. 21 : remarques du consul impérial à Casablanca, 24,2,1911. A.E.B. (Bruxelles), A.F. 12-1911: 8-11-1911. On ne doit pas, à cet égard, négliger le fait que la charge s'est progressivement appauvrie, par la fuite de clients, hostiles à l'activité politique de Berteaux. Jacques Thobie, dans sa thèse sur Les intérêts français dans l'Empire ottoman, apportera peut-être des éclaircissements sur cet aspect du problème. Les maisons allemandes au Maroc ne se comportent pas autrement, avant 1912 ; le pangermanisme y est d'autant plus vif que s'éloigne l'espérance d'une germanisation du Maroc.

PIERRE GUILLEN Les milieux d'affaires français et le Maroc à l'aube du xxe siècle La fondation de la Compagnie marocaine *

Parmi les sociétés qui ont participé à l'équipement et à la mise en valeur du Maroc, tout en y favorisant, pendant la première décade du xxe siècle, les progrès de l'influence française, la Compagnie marocaine occupe une place de choix, tant par l'ancienneté de sa création que par l'importance et la variété de ses entreprises. Fondée en 1902 à l'initiative de Schneider, la Société des Établissements Gautsch, qui prit l'année suivante le nom de Compagnie marocaine, fut un des principaux instruments de la politique de « pénétration pacifique » par laquelle Delcassé voulait placer progressivement le sultan sous la tutelle de la France '. La mort du grand-vizir Ba Ahmed, en mai 1900, marque l'ouverture de la question marocaine, moment impatiemment attendu par nombre de firmes europénnes qui depuis longtemps avaient tourné leurs regards vers un pays dont les richesses latentes excitaient les convoitises. Quels groupes d'intérêts français cherchaient à s'implanter pour obtenir de fructueuses concessions ? Quel appui ont-ils trouvé auprès du Quai d'Orsay ? L'action diplomatique de la France au Maroc at-elle été déterminée par la pression des milieux d'affaires, ou bien Delcassé s'est-il seulement servi d'eux pour les besoins de sa politique ? A ces questions l'étude des origines de la Compagnie marocaine peut donner quelques éléments de réponse. Schneider et le Maroc : la mission de M. de Caqueray en 1899 Schneider ne s'est intéressé au Maroc qu'assez tardivement, au début pour des livraisons d'armes. En 1889, un renégat du nom de Geyling, au cours d'un séjour en Europe, où il se faisait passer pour le médecin du sultan, lui proposa une affaire de vente de canons 2. Mais à cette époque, le fournisseur attitré du Maghzen en matériel d'artillerie français était une autre société, les Forges et Chantiers de la Méditerranée. Cette * Article paru dans Revue historique, m a b l e autorisation des éditeurs.

avril-juin 1963, pp. 397-422. Reproduit avec l'ai-

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firme avait d'abord été représentée au Maroc par un aventurier du nom d'Angéli, personnage peu recommandable qui dut quitter le pays à la demande de la légation de France. Son successeur fut le fameux Vial, dit Kerdec-Chény, personnalité importante de la colonie française de Tanger et qui fut mêlé à de nombreuses intrigues 3 . En 1890, il s'était rendu à Fès, avec comme interprète Hadj Ali Bou Taleb 4 , pour proposer au sultan des batteries d'artillerie. Mais Bou Taleb se répandit en propos hostiles contre des achats effectués en France, laissant entendre que d'autres pays (l'Allemagne) offraient un matériel semblable à meilleur compte. A la suite de ses intrigues, le Maghzen repoussa les offres de Kerdec-Chény 5. Celui-ci ne se découragea pas et il réussit finalement à vendre deux batteries qui furent livrées en 1892 6. Compromis dans diverses affaires louches, sur le point d'être poursuivi par le consul des ÉtatsUnis, il dut quitter le Maroc, non sans avoir cédé pour 3 000 francs son titre de représentant des Forges et Chantiers de la Méditerranée à un certain Goffart qu'il recommanda au directeur de la société, Canet 1. A la même époque, Schneider acheta le service d'artillerie des Forges et Chantiers de la Méditerranée, et Goffart devint, par l'intermédiaire de Canet, son premier représentant au Maroc 8. La firme du Creusot fut peu satisfaite de Goffart, qui ne put placer aucune commande. En 1895, il se rendit à la Cour chérifienne, qui lui promit d'acheter deux batteries, mais l'affaire, finalement, ne fut pas conclue 9. Lorsque le Maghzen, en 1897, manifesta le désir d'acquérir des canons de montagne, Goffart se trouva en compétition avec le représentant de Krupp, Rottenburg l0 . Schneider demanda au Quai d'Orsay de faire épauler Goffart par la légation de Tanger 11. Malgré cet appui diplomatique, celui-ci échoua une nouvelle fois : le ministre d'Allemagne Schenck von Schweinberg obtint la commande pour Krupp, à l'occasion de son ambassade à Marrakech, en 1898 l2 . Devant les piètres résultats de son agent, Schneider décida, en décembre 1898, d'envoyer au Maroc en mission d'information le lieutenant de vaisseau de Caqueray 13. Cette mission, effectuée en 1899, est généralement considérée comme le point de départ de la fondation de la Compagnie marocaine : Schneider, désireux de s'implanter solidement au Maroc et d'y établir une filiale, aurait chargé M. de Caqueray d'en étudier les possibilités ; à la suite d'un rapport favorable, la création de la Compagnie marocaine aurait été décidée ' 4 . En fait, les choses ne furent pas aussi simples. M. de Caqueray, que nous

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avons interrogé sur les buts de sa mission, nous a assuré qu'elle avait eu un caractère à la fois plus général et plus limité. Schneider lui avait demandé de prendre des renseignements sur Goffart, qui, depuis que le service d'artillerie Canet avait été rattaché au Creusot, s'était révélé comme un incapable, et de choisir éventuellement sur place un autre représentant. Il devait également s'informer sur les conditions générales du pays et voir s'il serait possible d'y développer les ventes de matériel de guerre. M. de Caqueray fut reçu à Tanger par le ministre de France, de Monbel, qui le dissuada de se rendre à la Cour : à son avis, le Maroc était sans intérêt et n'offrait pas de perspectives profitables pour une maison comme le Creusot. Un heureux hasard de circonstances lui permit cependant de gagner Marrakech. La Revue générale des Sciences venait d'organiser une croisière au Maroc et le navire qu'elle avait affrété, L'Equateur, se trouvait en rade de Tanger ; le commandant du navire accepta de prendre à son bord M. de Caqueray, luimême officier de marine. Accueilli à Mazagan par un négociant français depuis longtemps établi dans cette ville, Brudo, il profita ensuite d'une caravane qui se formait pour permettre au nouveau médecin de la mission militaire française, le docteur Zumbiehl, de rejoindre son poste. A Marrakech, il rencontra Goffart, qui lui fit mauvaise impression. Il eut des entretiens avec plusieurs Européens qui fréquentaient la Cour, notamment avec Fabarez, agent d'une importante firme française de Tanger, la maison Charles Gautsch et Cie l5 . Il put comparer l'activité et l'intelligence de Fabarez, ses relations avec de nombreuses personnalités du Maghzen, à l'inaction totale de Goffart. De retour à Tanger, il signifia à ce dernier son congé et confia à Gautsch la représentation de Schneider au Maroc l6 . De son voyage M. de Caqueray retira l'impression que la situation n'était pas encore mûre pour des réformes et des grands travaux d'équipement : le grand-vizir Ba Ahmed y était farouchement hostile, et les puissances européennes étaient surtout soucieuses d'éviter tout ce qui pourrait rompre l'équilibre entre elles. L'implantation de Schneider au Maroc semblait donc prématurée. Elle se serait d'ailleurs heurtée au veto du Quai d'Orsay, qui avait ressenti quelque inquiétude à la nouvelle de la mission envoyée par le Creusot : on soupçonnait cette firme de vouloir installer une filiale à Tanger. La légation de Tanger avait réservé à M. de Caqueray un accueil assez frais. A peine rentré à Paris, ce dernier fut mandé chez Del-

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cassé. Le ministre lui déclara que pour l'instant la politique de la France au Maroc était le maintien du statu quo et qu'il ne fallait rien faire qui pût le menacer. L'apparition d'une maison comme Schneider ne manquerait pas de susciter des réactions dans les chancelleries et de provoquer des complications diplomatiques . Il décourageait donc formellement une telle entreprise l7 . L'épisode est révélateur des relations qui existaient entre le gouvernement et les milieux d'affaires. On est souvent tenté d'attribuer à ces derniers une force irrésistible dans leur pression sur les hommes politiques. En fait, ils devaient tenir le plus grand compte des observations du Quai d'Orsay et se plier à ses vues. La diplomatie française, à la fin du xixe siècle, n'était pas au service des intérêts privés, mais elle savait les coordonner et les discipliner pour en faire un instrument subordonné aux impératifs de sa politique. Lorsqu'en 1902 Delcassé jugera le moment venu d'entamer son offensive marocaine, son attitude à l'égard du Creusot sera tout autre. Dans le rapport qu'il adressa à Schneider sur les résultats de sa mission, M. de Caqueray exprima donc l'avis que, devant la situation intérieure du pays et les réserves du Quai d'Orsay, il n'y avait pour l'instant rien à faire au Maroc. Mais ces conditions pourraient se modifier rapidement. Il convenait de se placer dès maintenant pour le jour où l'Empire chérifien entrerait dans la voie de la modernisation, afin de profiter de l'octroi de concessions. La conclusion de ce rapport insistait sur trois points : « I o Si insignifiantes que soient les commandes à espérer dans l'état de choses actuel, il est bon que les Marocains commandent à l'industrie française. « 2° L'état actuel dépend de la présence de Ba Ahmed. A sa mort, il sera utile d'avoir sur place un correspondant bien au fait des choses du Maroc. « 3° Au cas où une action diplomatique amènerait le Maghzen à entreprendre de lui-même certains travaux, le représentant de Schneider serait un intermédiaire tout désigné. » 18 M. de Caqueray proposa que sous les auspices de Schneider fût fondée une société, juridiquement indépendante du Creusot, chargée de nouer des liens avec le gouvernement chérifien et de préparer le moment des grandes entreprises. Pour l'instant, cette société devrait faire un peu de tout et accepter les commandes les plus diverses du sultan. Le mieux était de reprendre, en l'étoffant, une des maisons françaises déjà installées au Maroc et depuis longtemps en rapports avec le Maghzen Au cours de sa mission, M. de Caqueray avait pu

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se rendre compte que deux firmes de Tanger possédaient les conditions requises, la maison Braunschvig et la maison Gautsch. Braunschvig était venu s'établir au Maroc vers 1875 avec une commandite de la firme Irénée Brun de Saint-Chamond et de Lyon 20. Il prospéra rapidement, grâce aux commandes obtenues du Maghzen. Chaque année, il se rendait à la Cour, où il faisait pour plusieurs centaines de milliers de francs d'affaires 21. En plus de sa maison de Tanger il avait fondé un établissement à Casablanca en association avec un juif marocain protégé portugais, Salvador Hassan, consul du Portugal à Tanger, où il représentait la maison Jules Deville de Marseille 22. Braunschvig avait également des comptoirs à Fès et à Marrakech, des agents à Lyon et à Leipzig, chargés d'effectuer en France et en Allemagne des achats à destination du Maroc. Il faisait, en outre, partie de la société concessionnaire du monopole du tabac et du kif, et son fils Georges était très lié avec l'entourage du sultan Abd el Aziz 23. C'est cependant sur son grand rival, Gautsch, que M. de Caqueray fixa son choix. Le hasard lui avait fait connaître à Marrakech le gendre de Gautsch, Fabarez, dont il avait pu apprécier les qualités. Les Braunschvig, très indépendants, ne souhaitaient peut-être pas se placer sous la tutelle de Schneider. De plus, leur maison était en 1899 une firme purement commerciale (elle diversifiera ses activités par la suite), tandis que Gautsch animait des entreprises plus variées. A l'origine de la Société Charles-Gautsch et Cie se trouve Jules Jaluzot, fondateur des Magasins du Printemps, qui avait manifesté très tôt son intérêt pour le Maroc. En 1887, il voulut fonder une succursale à Tanger et lancer des affaires de vastes dimensions. Un aventurier du nom de Toussaint lui proposa de lui vendre la maison qu'il avait créée, alors en liquidation, la Société Moghreb. Toussaint était également en pourparlers avec le chérif d'Ouezzane pour l'achat de diverses propriétés dans la banlieue de Tanger 24. Il chercha à repasser l'affaire à Jaluzot en lui faisant miroiter l'acquisition et l'exploitation de toutes les terres du chérif 2 5 . Le directeur du Printemps écrivit au ministre de France, Féraud, pour lui demander ses bons offices et s'adressa en même temps au Quai d'Orsay, qui enjoignit à la légation de lui accorder son appui 2 6 . En janvier 1888, il se rendit à Tanger et signa avec le chérif son contrat qui lui accordait pour quatre-vingt-dix-neuf ans l'exploitation de plusieurs propriétés. Ce contrat ne put d'ailleurs entrer en application, devant l'hostilité de Féraud 27.

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Cependant, une succursale des Magasins du Printemps avait été fondée, ainsi qu'un moulin et une scierie à vapeur aux portes de Tanger. Jaluzot put les visiter à l'occasion de son voyage 28. Dirigée par un nommé Guitton, elle obtint vite un grand succès. « Les juives élégantes s'habillent aux Magasins du Printemps, succursale créée récemment par M. Jaluzot et où l'on trouve toutes les nouveautés de Paris 29. » Jaluzot, qui était lié aux intérêts sucriers de Marseille (Lebaudy), donna également une vive impulsion aux exportations de sucre vers le Maroc 30. Il s'efforça aussi d'obtenir des commandes du Maghzen 31. Guitton ne resta pas longtemps en place. Jaluzot le remplaça en 1891 par son gendre, Charles Gautsch. A cette occasion, l'établissement fut transformé en société en commandite. Par un contrat signé le 10 février 1892 fut fondée la Société Charles-Gautsch et Cie, avec une commandite de Jaluzot de 100 000 francs 3 2 . Rapidement Gautsch étendit ses affaires. Il établit un bureau d'agence maritime et de représentation commerciale. En février 1892, il envoya son associé Fabarez installer à Fès une succursale et un service postal privé 33. La même année, sur la proposition du ministre de France, d'Aubigny, il fut chargé du bureau de Tanger de l'Agence Havas 34. Il chercha également à obtenir la mise en application du contrat signé en 1888 pour l'exploitation des terres du chérif d'Ouezzane. En 1890, Jaluzot était vainement intervenu auprès du Quai d'Orsay. Une nouvelle tentative fut faite en 1892 par Gautsch, qui proposa d'exploiter une ferme et un moulin à Ouezzane 35. Finalement, il renonça à réclamer l'exécution du contrat et obtint du sultan, en échange, la concession d'un entrepôt de pétrole à Tanger 36. En 1895, la Compagnie des Bateaux à hélices du Nord, de Dunkerque, qui entretenait une ligne Dunkerque-BordeauxTunis, voulut établir à Tanger un dépôt de charbon pour ses navires. Son directeur, Collin de Planey, s'adressa aux Affaires étrangères pour leur demander de s'entremettre. Le ministre à Tanger, de Monbel, recommanda chaudement le projet, qui approvisionnerait le port en charbon français et permettrait aux navires de la compagnie d'y faire escale deux fois par mois 37. Il proposa Gautsch pour la gérance du dépôt et obtint l'accord du Maghzen à l'occasion de l'ambassade qu'il effectua à Fès en juillet 1895 3S. Gautsch interpréta aussitôt cette concession comme un monopole et il protesta à plusieurs reprises contre des tentatives faites par des compagnies anglaises 39. Il provoqua également des démarches du Quai

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d'Orsay auprès du ministère de la Marine pour demander aux navires français de venir se ravitailler à son dépôt. Lorsque la Compagnie française des Câbles télégraphiques décida d'entreprendre la construction d'un câble Oran-Tanger, c'est encore à Gautsch que l'on s'adressa : en accord avec le gouvernement, le directeur de la compagnie Depelley, le chargea de traiter l'affaire avec les autorités marocaines 40. Il avait, en outre, fondé à Tanger plusieurs établissements industriels : une briquetterie, une fabrique de carreaux, une scierie, une menuiserie, une ébénisterie, un entrepôt de bois de construction, de ciments et de fers, un moulin à vapeur, une fabrique de glace. Quant à ses affaires commerciales, elles prospéraient avec la création d'agences à Fès, Larache, El Ksar el Kébir, Tétouan, Mazagan et Marrakech. Il représentait à Tanger de nombreuses firmes : la compagnie d'assurances Le Phénix, la maison Calvet de Bordeaux, Paquet et la Banque A llard pour les concessions de frappe de monnaie. Surtout, il était en relations suivies avec le Maghzen, dont il avait obtenu d'importantes commandes 41. Son associé Fabarez lui apportait un concours efficace 42 : chargé, de 1892 à 1894 de la succursale de Fès, il avait su se créer de précieuses amitiés à la Cour, où il effectuait de fréquents voyages. Le dynamisme de Gautsch et de Fabarez, la diversité de leurs activités, leurs nombreux appuis tant à Paris qu'au Maroc ne pouvaient manquer de frapper M. de Caqueray : il proposa à Schneider de constituer à partir de leurs établissements une société qui camouflerait la puissante firme du Creusot. Mais Schneider refusa d'entrer dans cette voie. A son avis, il n'y avait rien à faire pour l'instant au Maroc, et la perspective de devenir le fournisseur du sultan pour des commandes aussi variées que peu importantes, comparées aux grandes affaires dont il s'occupait habituellement, ne l'intéressait pas. « Je ne vais tout de même pas me faire marchand de cacahuètes au Maroc », déclara-t-il à M. de Caqueray 43. Le projet fut donc provisoirement abandonné. Mais son auteur resta en contact avec Gautsch et attendit que l'évolution de la situation au Maroc lui permît de reprendre ses propositions avec de meilleures chances de succès. Les débuts de la crise marocaine et les projets de milieux d'affaires L'attente ne fut pas longue. Les événements se précipitaient au Maroc. Au mois de mai 1900 mourut le grand-vizir Ba

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Ahmed. Avec lui disparaissait le plus redoutable adversaire de la pénétration européenne. Le jeune sultan Abd el Aziz, tenu jusque-là à l'écart des affaires, se trouva soudain placé à la tête du gouvernement marocain. Son goût pour les nouveautés venues d'Europe fit rapidement de lui la proie d'un entourage d'aventuriers habiles à lui suggérer les fantaisies les plus dispendieuses. Rempli d'admiration pour la civilisation occidentale, il semblait désireux de s'engager dans la voie des réformes. De larges perspectives s'ouvraient aux sociétés qui sauraient profiter de ces tendances nouvelles pour obtenir d'avantageuses concessions. Il était temps pour Schneider d'agir, avant que des concurrents ne s'emparent des meilleures parts du « gâteau marocain ». Auprès du Quai d'Orsay il était permis d'escompter un accueil favorable. Le statu quo ne semblait plus devoir être maintenu longtemps. Devant l'inexpérience et la bonne volonté d'Abd el Aziz, le gouvernement anglais estima indispensable de lui adjoindre un sage tuteur pour le guider dans ses premiers pas de souverain réformateur : il le lui procura en la personne de son ministre à Tanger, Sir Arthur Nicolson. Les visées anglaises, qui se précisaient, avaient mis Delcassé en grand émoi. L'Angleterre ne songeaitelle pas à s'établir au Maroc ? Pour contrebattre l'influence britannique et frayer la voie à un protectorat français, Delcassé allait s'engager dans la politique de « pénétration pacifique ». L'implantation d'intérêts économiques français en était une des pièces maîtresses. Au lieu de s'opposer, comme il l'avait fait jusqu'alors, aux demandes des milieux d'affaires, il convenait désormais de les encourager. Leur concours était indispensable pour placer insensiblement le Maghzen sous la tutelle de la France. M. de Caqueray avait observé de près tous ces changements. Il estima le moment venu de reprendre le projet élaboré en 1899 et d'attirer l'attention de Schneider sur son opportunité. « Avec une organisation solide, une action méthodique et puissante, une société française peut espérer se faire une belle place dans le commerce général du Maroc. Le moment est particulièrement propice à l'entrée en scène de cette société. La situation politique est telle que le développement d'intérêts matériels français est devenu la préoccupation dominante des représentants de la France au Maroc ». La note que M. de Caqueray adressait à Schneider en 1901 soulignait ensuite l'attitude nouvelle du Quai d'Orsay vis-à-vis de la question marocaine. Elle se terminait par un rappel des propositions faites deux ans auparavant : « L'initiative privée doit se prépa-

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rer à tirer un bon parti des événements. Parmi les Européens que Moulay Abd el Aziz accueille volontiers se trouvent les agents de la maison française Charles Gautsch et Cle... Utiliser la faveur dont elle jouit pour prendre de l'influence auprès du sultan, pour être informé de ses dispositions et, le cas échéant, collaborer à son œuvre, tel est l'objectif que pourrait poursuivre une société française. » 44 Les suggestions de M. de Caqueray furent cette fois bien accueillies par Schneider, et ce revirement témoigne de l'évolution rapide du problème marocain depuis les débuts du règne personnel du nouveau sultan. Celui-ci paraissait décidé à entreprendre la modernisation du pays, et il était question de construire des lignes de chemin de fer 45 . En 1899, plusieurs firmes belges avaient formé à Bruxelles un groupe dénommé Le Développement marocain. Son directeur, l'ingénieur Defosse, s'était rendu à Tanger pour obtenir diverses concessions : chemins de fer, routes, aménagement des ports. Sa mission n'avait pu aboutir devant la réserve générale du corps diplomatique 46. En décembre de la même année, la Société de Géographie d'Alger avait émis le vœu que la ligne Tunis-Tlemcen fût prolongée jusqu'à Fès et Tanger 47 . Les choses se précisèrent en 1901. A l'occasion de l'ambassade effectuée à Londres et à Berlin par le ministre de la Guerre et favori du sultan, Si Mehdi el Menebhi, on parla beaucoup de chemins de fer. Un groupe financier anglais offrit de construire une ligne de Rabat à Marrakech et se déclara disposé, en échange, à accorder un prêt important au Maroc 4 8 . A Berlin, Richthofen réclama pour l'Allemagne la concession d'une ligne Tanger-Mogador 49. A l'initiative du roi Léopold, qui avait déjà montré un vif intérêt pour le Maroc, les Belges firent de nouvelles tentatives 50. La société La Vieille Montagne forma un syndicat dans ce but. Pour mettre le maximum de chances de son côté, elle inclut dans ce syndicat une entreprise française, la Société de construction et d'exploitation des Chemins de fer d'intérêt local, qu'elle chargea d'entreprendre des démarches pour obtenir l'appui du Quai d'Orsay 51. Tous ces projets ne pouvaient laisser Schneider indifférent. Au seul nom de chemin de fer, son intérêt pour le Maroc se réveilla soudain. Fabarez fut dépêché à la Cour pour proposer une ligne à voie étroite dans l'enceinte du palais de Marrakech. Il réussit dans sa mission 52. La commande portait sur dix kilomètres de voies, une locomotive et des wagonnets. Mais surtout l'agent du Creusot repartit avec un accord de principe pour une ligne Rabat-Marrakech 53. Pour l'emporter sur ses

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concurrents, Schneider demanda le soutien de la légation de Tanger. Il eut un entretien avec Saint-René Taillandier, de passage à Paris, qui lui promit son concours, puis il s'adressa directement à Delcassé. Il rappela que le sultan songeait à établir des voies ferrées, que diverses firmes étrangères avaient fait des propositions, mais que par l'intermédiaire de son représentant au Maroc, Gautsch, il avait reçu du Maghzen des promesses qu'il entendait voir respecter. « Saisis les premiers des intentions de Sa Majesté, nous sommes fondés à demander que la question soit traitée d'abord par notre maison 54 . » Les instructions envoyées à Saint-René Taillandier à la suite de cette démarche sont révélatrices des réactions du Quai d'Orsay devant les exigences des milieux d'affaires. Delcassé se déclara en principe favorable à l'idée d'appuyer Schneider, mais il montra aussitôt son souci de ne pas lier la diplomatie française à un seul groupe et de ne pas accorder au Creusot cette sorte de monopole qu'il revendiquait. « Nous devrions évidemment, le cas échéant, appuyer les démarches de la Société Schneider, sans d'ailleurs que l'appui accordé eût un caractère exclusif, dans les circonstances où nos intérêts peuvent exiger que nous fassions appel à des concours divers. » 5 5 Le ministre se contenta de signaler à Saint-René Taillandier l'intervention de Schneider, le laissant « juge de la mesure dans laquelle il serait possible d'y donner suite » 56. Cet exemple précis permet de mesurer le rôle des groupes économiques dans la politique de « pénétration pacifique » au Maroc. Leur pression est indiscutable. Mais il est non moins vrai que leurs intérêts furent à l'époque subordonnés aux impératifs de la politique de Delcassé. Cette question des chemins de fer ne fut pas la seule raison qui conduisit Schneider à fonder la Compagnie marocaine. D'autres groupes élaboraient au même moment des projets qui ne pouvaient qu'inquiéter le Creusot. Le rival de Gautsch à Tanger, Braunschvig, était en pourparlers avec Salvador Hassan et un affairiste établi au Maroc, Théo Fürth, pour la création d'une banque franco-marocaine dont l'objet serait de diriger la modernisation du pays. Singulier personnage que ce Fürth, Allemand né à Francfort, naturalisé Français. Pour échapper à ses créanciers, il s'était réfugié à Tanger en 1890, après de mauvaises affaires comme coulissier à Paris, où il avait été l'associé du banquier Lust, lui aussi d'origine allemande. Il avait fondé une société pour l'achat et l'exploitation de terrains, la Société agricole du Maroc, qui faillit sombrer en 1893, lorsqu'elle reçut de mystérieux fonds qui permirent à 3

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Fürth de reprendre ses affaires. Il fit l'acquisition de propriétés appartenant aux drogmans des légations d'Allemagne et de Belgique, se consacra à l'élevage et au commerce du bétail, ainsi qu'à diverses exploitations agricoles. Il se rendait également de temps à autre à la Cour, où il obtenait quelques commandes 57. Intelligent et entreprenant, c'est lui qui proposa à Braunschvig et à Salvador Hassan de former un groupe pour la fondation d'une banque 58. Ces trois personnages par eux-mêmes n'étaient guère dangereux pour Schneider. Mais derrière eux se profilait l'ombre menaçante de la toute puissante Banque de Paris et des PaysBas. Fürth était un ami de longue date de Thors, son directeur général 59, et il est probable que ce dernier n'était pas étranger aux fonds mystérieux qui le sauvèrent, en 1893, de la déconfiture 60. La Banque de Paris et des Pays-Bas s'était déjà intéressée au Maroc en 1886, en liaison avec la Banque Allard, le Comptoir national d'Escompte et les Établissements Cail et Cie (cf. infra), puis, en 1894, lorsqu'il fut question d'un emprunt qui devait permettre à Moulay Hassan de payer l'indemnité réclamée par l'Espagne à la suite d'un incident survenu à Melilla en 1893. Contactée par le ministère des Finances, elle s'était déclarée prête à avancer de l'argent au sultan 6 I . Le projet, d'ailleurs, avorta car le Maghzen put se passer des services de la finance européenne. Mais, en attendant que sonnât l'heure des emprunts, elle avait réussi à introduire des agents dans la place. Sur les instances du Quai d'Orsay et du ministère des Finances, le Comptoir national d'Escompte avait décidé, en 1896, de fonder une succursale qui devait recueillir la succession de la Banque transatlantique 62. Le Comptoir national d'Escompte avait des liens très étroits avec la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui l'avait aidé, en 1889, en lui avançant 15 millions, à sortir de graves difficultés provoquées par un effondrement des cours du cuivre. Il appartenait au syndicat des grands établissements de crédit, formé sous l'égide de la Banque de Paris et des Pays-Bas pour lancer sur le marché français les émissions d'emprunts extérieurs Avec Milliard, directeur de l'agence de Tanger du Comptoir national d'Escompte, et avec Fürth, vieille connaissance de Thors, la Banque de Paris et des Pays-Bas avait au Maroc deux observateurs qui la tenaient au courant de l'évolution de la situation financière du pays. Au printemps 1901, le Trésor chérifien était aux abois et diverses firmes anglaises s'apprêtaient à lui venir en aide. Afin de déjouer leurs menées, Thors fut envoyé à Tanger pour étu-

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dier sur place les possibilités d'action de son groupe. Il put se rendre compte que Milliard n'était guère actif et que l'agence du Comptoir national d'Escompte, après u n brillant départ, n'avait pas rempli les espoirs mis en elle. Elle avait dû fermer peu à peu ses sous-agences de la côte atlantique, et son rôle se bornait à recueillir pour les transférer à Paris les dépôts de commerçants établis au Maroc. Elle n'arrivait même plus à couvrir ses frais d'entretien 64. Thors s'entendit avec Fürth pour mettre sur pied à Tanger une banque, juridiquement indépendante de la Banque de Paris et des Pays-Bas, mais dont le capital serait fourni par elle 65 . Cependant, la position de Fürth au Maroc n'était pas assez considérable. On fit donc entrer dans la combinaison Salvador Hassan et surtout les Braunschvig, précieux pour leurs relations avec de nombreuses personnalités du Maghzen. De retour à Paris, Thors se rendit au Quai d'Orsay pour exposer ses plans et demander l'appui de Delcassé 66 . La Banque de Paris et des Pays-Bas tentait ainsi de réaliser avec les Braunschvig ce que Schneider projetait de faire avec Gautsch. La laisser prendre pied solidement au Maroc la première, étant donné ce qu'on savait de ses tendances monopolisatrices, constituerait u n e grave menace pour les intérêts du Creusot. Une fois dans la place, m ê m e par personnes interposées, elle aurait tôt fait, grâce à ses appuis internationaux, à ses liens avec les banques anglaises, espagnoles et allemandes, de contrôler l'ensemble de la pénétration économique dans l'Empire chérifien. Elle ne laisserait aux autres que des miettes, miettes fort substantielles, sans doute, mais Schneider avait d'autres ambitions. Il convenait donc de la prendre de vitesse et de fonder sans tarder la société dont M. de Caqueray réclamait depuis 1899 la création. Ce qui précipita la décision, ce furent les sollicitations pressantes dont Gautsch était l'objet de la part de divers groupes dont le journaliste Albert Cousin s'était fait à Tanger l'instrument. Depuis la mort de Ba A h m e d , Gautsch avait obtenu de la Cour de fructueuses commandes. Son associé Fabarez, très lié avec le secrétaire d'El Menebhi, El D j a ï 6 7 , s'était appliqué à faire bénéficier l'industrie française des fantaisies du sultan et à contrebattre l'influence anglaise, dont les agents étaient le « caïd » Mac Lean et le correspondant du Times, Harris. Entre 1900 et 1902, il avait réussi à installer auprès d'Abd el Aziz un petit nombre de Français et à enlever pour 4 millions de commandes : chemin de fer Decauville, fourni par Schneider en 1901, automobiles, canot électrique,

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ballon dirigeable, appareils de T.S.F., éclairage électrique des palais 6 8 . Enfin, depuis 1901, il négociait avec le grand-vizir Fédoul Gharnit une importante concession de frappe de monnaie pour le compte de la Banque A llard 69. De tels résultats avaient attiré sur les activités de la Société Gautsch bien des regards. Le contrat passé autrefois avec Jaluzot venait à expiration en janvier 1902. Gautsch désirait ne pas le renouveler, à cause du grand âge de son commanditaire et des difficultés qui résulteraient d'une liquidation avec ses héritiers. Mais il lui fallait rembourser sa commandite ; pour désintéresser Jaluzot, il avait besoin de 400 000 francs 70. Albert Cousin s'offrit à les lui fournir. Journaliste, membre du Conseil supérieur des Colonies, Cousin avait déjà séjourné à Tanger en janvier 1899. Il avait été frappé par l'importance de la Société Gautsch. Revenu au Maroc en septembre 1901, il prit sur elle des renseignements précis, examina avec soin sa comptabilité, puis proposa à Gautsch l'argent qu'il recherchait aux conditions suivantes : il serait fondé une société anonyme au capital de 1 200 000 francs qui verserait à Gautsch 750 000 francs pour le rachat de ses établissements (400 000 francs en espèces pour rembourser Jaluzot, 350 000 francs sous forme d'actions d'apport), plus 100 000 francs pour les marchandises en stock. Gautsch poursuivrait ses activités à Tanger comme directeur de la nouvelle société 71. Il donna son accord de principe. Qui seraient les bailleurs de fonds ? Cousin n'était-il qu'un faiseur de projet, comme il en était apparu à de fréquentes reprises depuis que le Maroc avait commencé de s'ouvrir à l'Europe, ou bien agissait-il au nom d'un groupe financier ? Il ressort des archives du Quai d'Orsay 72 que Cousin avait reçu des promesses d'un syndicat comprenant divers intérêts anglais et belges, qui ne sont pas précisés, et la Banque française pour le Commerce et l'Industrie 11. La présence de cette banque donne son vrai sens à la tentative de Cousin. La Banque de Paris et des Pays-Bas avait concouru à la formation, en 1901, de la Banque française pour le Commerce et l'Industrie et était représentée à son conseil d'administration ; elle l'avait intégrée dans le syndicat des grands établissements de crédit parisiens qu'elle dirigeait. Nul doute qu'il ne faille voir derrière les menées de Cousin et de la Banque française pour le Commerce et l'Industrie une manoeuvre de la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui, ayant plusieurs cordes à son arc, menait cette

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affaire en même temps que le projet Fiirth-Braunschvig-Salvador-Hassan pour prendre pied au Maroc. Cependant, à la fin du mois de décembre 1901, certaines difficultés étaient apparues. Gautsch, qui venait de recevoir des assurances de M. de Caqueray, préférait que ce fût Schneider qui rachetât ses établissements. Mais surtout la légation de France, informée des tentatives de Cousin, avait formulé de vives critiques contre la participation d'intérêts anglais et belges 74 . Cousin essaya alors d'obtenir de la Banque française pour le Commerce et l'Industrie qu'elle rompît avec ces derniers et s'occupât seule de l'affaire. Comme elle tardait à donner sa réponse, il demanda à Delcassé d'intervenir auprès d'elle. « Seul le désir du ministère des Affaires étrangères de voir créer une société purement française pourrait abréger les lenteurs. » Exerçant sur le ministre une sorte de chantage, il laissa entendre qu'il passerait outre, le cas échéant, au veto du gouvernement. « Les fondateurs de la société, quelque patriotes qu'ils soient, ne peuvent oublier leurs intérêts. Or les Anglais et les Belges nous ont offert de souscrire la totalité du capital. » 75 Simple manœuvre, vaine menace ? Il ne semble pas, puisque Saint-René Taillandier écrivit : « A l'initiative de Cousin, on risquait de voir Gautsch commandité par un groupe en majorité belge et anglais. » 76 Participer à l'octroi de concessions de chemins de fer qui semblait imminent, couper court aux démarches de groupes rivaux auprès du gouvernement français (Banque de Paris et des Pays-Bas, Banque française pour le Commerce et l'Industrie), tels furent les mobiles qui poussèrent Schneider à fonder la Compagnie marocaine.

La fondation de la Société des établissements Gautsch Prévenu par Gautsch de son désir de rembourser sa commandite et des offres de Cousin, M. de Caqueray se rendit aussitôt à la direction du Creusot pour jeter un cri d'alarme : ce qu'il avait proposé en 1899, d'autres s'apprêtaient à le faire 77. Il réussit à entraîner l'assentiment de Schneider, qui posa cependant trois conditions avant de s'engager définitivement. Il ne souhaitait pas prendre directement l'affaire en main, mais désirait placer la nouvelle société sous la tutelle d'un groupe plus vaste, le Syndicat minier 78. En second lieu, il faudrait rassembler les plus importantes des firmes françaises

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ayant déjà des intérêts au Maroc. Schneider, qui voulait prendre la direction de l'ouverture économique de l'Empire chérifien, devait, en effet, constituer un ensemble assez puissant pour décourager les concurrences. De plus, une fois ces deux points acquis, il serait plus facile d'obtenir la troisième condition, jugée essentielle, l'approbation et le patronage du Quai d'Orsay. Se rappelant les réserves formulées par Delcassé en 1899, Schneider était décidé à ne rien faire sans son accord. Ses projets au Maroc n'avaient de chance de succès que s'il pouvait compter sur l'appui sans réserve de la légation de Tanger. De nombreuses démarches précédèrent donc la fondation de la société, qui n'eut lieu qu'en avril 1902. Le Syndicat minier approuva sans difficulté les propositions du Creusot. M. de Caqueray eut une entrevue avec ses dirigeants et leur souligna l'intérêt de prendre position au Maroc en vue de l'ouverture prochaine du pays aux grandes entreprises industrielles. Il fut décidé que Robert Pinot, secrétaire général du Syndicat minier, assurerait la direction de la nouvelle société et effectuerait les démarches nécessaires à sa constitution en liaison avec M. de Caqueray 79. Avec Robert Pinot et son groupe, c'est toute l'industrie lourde française qui derrière Schneider allait s'implanter au Maroc. Elle espérait y réaliser de fructueuses affaires : vente de matériel de guerre, travaux publics (routes, chemins de fer, aménagement des ports), exploitations minières 80. Elle secondait vigoureusement la politique de « pénétration pacifique », participait à la campagne qui se développait dans l'opinion publique pour réclamer l'établissement de la tutelle française sur le Maghzen. A partir de 1902, il n'est guère de livraison de la Revue des Questions diplomatiques et coloniales ou du Bulletin du Comité de l'Afrique française qui ne comprenne des articles sur ce thème, en attendant que soit fondé, en décembre 1903, le Comité du Maroc, dont firent partie plusieurs membres du Syndicat minier (Schneider, de Vogüé). Il fut également assez aisé de gagner au projet la plupart des firmes représentées au Maroc par Gautsch : la maison Calvet de Bordeaux, Jaluzot, précieux par son groupe du Printemps et par ses liens avec les milieux sucriers 81 , Paquet et la Banque A llard. Paquet animait deux sociétés qui avaient depuis longtemps d'importants intérêts au Maroc, la Compagnie de Navigation N. Paquet et la maison de commerce N. Paquet, qui avaient les mêmes agents dans les différents ports 82. Constituée le 3 janvier 1863, la Compagnie Paquet avait joué un rôle essentiel dans la pénétration économique de la France dans

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l'Empire chérifien, notamment dans la vente des sucres, car Paquet était lié aux Raffineries de Saint-Louis 83. De nationalité belge et banquier à Bruxelles, Allard avait fondé à Paris une société par actions, la Banque Allard et Cie. Ses relations avec Demachy et le baron Seillière l'avaient amené à porter ses regards vers le Maroc 84. En 1881, ces trois maisons avaient obtenu la concession de la frappe de la monnaie marocaine. En 1886, elles avaient envoyé leur représentant, Gaiffe, proposer un contrat par lequel elles s'engageaient à livrer au Maghzen 30 millions de francs en pièces d'argent et 10 millions en pièces de bronze. Grâce à l'intervention du ministre de France, alors en ambassade à la Cour, Moulay Hassan leur avait accordé le monopole de la frappe, pour le jour où il aurait besoin de leurs services, car il avait finalement repoussé le contrat qui lui était présenté 85 . A la suite d'un nouveau voyage de Gaiffe, en 1891, la Banque Allard avait été chargée de frapper des pièces pour 20 millions de francs, frappe étalée sur dix ans. Le contrat vint à expiration le 20 avril 1901. Allard voulut le renouveler. Mais Gautsch, qui était devenu son représentant, se heurta à des difficultés : la firme allemande Haessner, qui représentait à Tanger la Deutsche Bank, la banque tangéroise Pariente, qui agissait pour un groupe anglais, et Braunschvig étaient également sur les rangs. Gautsch demanda l'aide de la légation de Tanger, rappelant le monopole qui avait été concédé autrefois à la Banque Allard. Mais Saint-René Taillandier refusa d'appuyer officiellement ses démarches pour éviter de donner à l'affaire un caractère politique 86. Haessner et Pariente semblaient donc devoir se partager la commande. On comprend que la Banque Allard dont les intérêts étaient menacés, ait accepté d'entrer dans la société que Schneider s'efforçait de constituer avec l'accord escompté du Quai d'Orsay. Effectivement, lorsque Fabarez se rendit à Rabat auprès du Maghzen, en février 1902, il obtint pour Allard une participation à la concession de la frappe grâce à l'intervention de Saint-René Taillandier, lui-même en mission à la Cour à cette époque ; le contrat fut signé en présence du ministre de France 87. Le changement d'attitude de la légation était dû à de nouvelles instructions reçues de Paris. Delcassé venait, en effet, de décider de soutenir Gautsch et la société que Schneider s'apprêtait à fonder 88. En plus de ses solides intérêts au Maroc, Allard apportait à Schneider des appuis précieux auprès des grandes banques parisiennes. Pour la frappe de la monnaie marocaine, il s'était

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associé avec Demachy, membre du conseil d'administration de la Banque de Paris et des Pays-Bas 89 . Il travaillait également avec le Comptoir national d'Escompte, auquel appartenait son ancien représentant, Gaiffe. Celui-ci, lorsqu'il s'était rendu au Maroc en 1886, n'avait pas été seulement chargé de la question de la frappe ; il agissait aussi comme représentant officiel du Comptoir national d'Escompte, qui s'efforçait de conclure un emprunt avec le Maghzen 90. Il s'agissait de prêter au sultan plusieurs dizaines de millions en échange d'importantes commandes. A l'origine de l'affaire se trouvait un négociant de Tanger, Arbi Abarodi, qui s'était abouché avec le colonel De Bange, directeur de la firme d'armement Cail et Cie Abarodi revenait d'Allemagne, où il avait fait des offres à Krupp. Il fut entendu que la maison Cail et Cie effectuerait des livraisons de matériel de guerre et serait chargée de travaux de défense côtière. Le Comptoir national d'Escompte accepta d'avancer l'argent nécessaire, vraisemblablement à la suite d'une intervention de la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui avait participé à la fondation de la Société Cail, en 1882, et qui était représentée dans son conseil d'administration 92 . Les banques ajoutèrent la concession de frappe de monnaie réclamée par Allard et Demachy. Le Quai d'Orsay patronna l'entreprise et, sur les instances des banques, demanda à la légation de Tanger d'obtenir du sultan que l'emprunt fût gagé sur les douanes 93. Ce projet, qui avorta finalement devant le refus de Moulay Hassan, est la première tentative sérieuse faite par les grandes banques françaises pour prendre pied au Maroc. Il révèle également la persévérance et la continuité d'action des groupes financiers. Le syndicat qui s'était formé en 1886 comprenait la Banque Allard, le Comptoir national d'Escompte et la Banque de Paris et des Pays-Bas, trois firmes qui joueront un rôle décisif dans les emprunts marocains de 1902 et de 1904. Les relations d'Allard dans la haute finance parisienne étaient pour Schneider d'un grand intérêt. Elles lui permettraient de se défendre contre les agissements de la Banque de Paris et des Pays-Bas, dont il était à prévoir qu'elle aurait les dents longues, et d'arriver éventuellement avec elle à un accord dans le partage du « gâteau marocain », au lieu d'avoir à mener contre elle un combat qu'il serait difficile de soutenir longtemps. Lorsque la Compagnie marocaine et la Banque de Paris et des Pays-Bas entrèrent en compétition pour enlever l'emprunt de 1904, la Banque Allard réussit à s'introduire dans

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le syndicat formé par les grandes banques parisiennes et renseigna Schneider sur tout ce qui y était décidé. Assuré de ces nombreux concours, Schneider pouvait se présenter au Quai d'Orsay avec des cartes solides en main. M. de Caqueray fut chargé d'effectuer les premiers sondages. Le 24 janvier 1902, il se rendit à la Direction politique pour signaler les efforts tentés par les Belges et par les Anglais pour s'introduire dans les affaires de Gautsch. Il laissa entendre que Schneider jugeait très utile qu'on les contrecarrât en facilitant l'entrée de nouveaux capitaux français dans cette entreprise 94 . Une semaine plus tard, Pinot vint demander officiellement l'accord de Delcassé. Pour répondre aux objections formulées par le ministre en 1899, il s'attacha à montrer que les modalités de l'opération prévue permettraient l'installation de Schneider au Maroc sans attirer l'attention ni susciter de méfiance. En rachetant la Société Gautsch, on s'introduirait sous le couvert d'un négociant établi depuis longtemps et pour l'exploitation de petites affaires, en attendant de pouvoir, le moment venu, entreprendre de plus vastes opérations. Mais Schneider subordonnait la réalisation de ses projets à l'approbation formelle du Quai d'Orsay. Il désirait savoir « si, au point de vue de nos intérêts généraux, le gouvernement verrait avec satisfaction que les offres de Gautsch soient acceptées... Si tel n'est pas le désir du gouvernement, Schneider repoussera cette offre ». Il fut répondu à Pinot que le ministre attendrait pour se prononcer l'avis de Saint-René Taillandier 95. En fait, Delcassé se décida rapidement, sans interroger la légation de Tanger, dont l'avis favorable ne faisait pas de doute 96. Il convoqua Pinot, le 5 février, pour lui faire remettre sa réponse : « Le gouvernement ne peut voir qu'avec plaisir la Société du Creusot s'introduire au Maroc dans les conditions indiquées, pour préparer l'avenir en prenant pied par la direction des petites affaires de Gautsch, et, le moment venu, on sera prêt à profiter des chances qui s'ouvriront pour en faire de grandes... La protection du gouvernement français ne manquera pas à la société. » Mais il fut aussitôt précisé qu'en échange de cet appui Schneider devrait se soumettre entièrement aux directives du gouvernement et se montrer patient. « C'est le gouvernement qui fixera l'heure où devra être inaugurée l'ère des concessions. » Le soutien promis était « subordonné au respect des conseils du gouvernement, qui attend que Schneider ne cherche pas à lui forcer la main quant au choix du moment » 97 . Delcassé fit savoir, quelques jours plus tard, à Saint-René Taillandier que la Société Gautsch devrait éviter les

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« efforts prématurés » ; la légation ne lui apporterait son concours que si elle se conformait à ses avis 9 8 . Le 12 avril, Pinot vint annoncer que le rachat des Établissements Gautsch était chose faite. Comme il rappelait les engagements pris par le ministre, on lui déclara à nouveau que « Schneider devrait se montrer patient » " . Schneider donna lui-même cette assurance dans une lettre à Delcassé. « La maison Schneider est décidée à faire tous ses efforts au Maroc pour aider au développement des grands intérêts dont vous avez la charge. » 100 Fondée sous les auspices du Quai d'Orsay, la Société des Établissements Gautsch observa, au début tout au moins, une grande prudence dans son activité et œuvra en liaison constante avec la légation de Tanger. Dès lors qu'il avait obtenu le patronage du gouvernement, Schneider pouvait aller de l'avant. Le chef de la comptabilité du Creusot et M. de Caqueray se rendirent à Tanger au début du mois de mars 1902 pour étudier la situation de la maison Gautsch 101. La nouvelle société fut constituée le 12 avril. Elle reçut le nom de Société des Établissements Gautsch, société anonyme au capital de 1 500 000 francs. Son siège social fut le même que celui du Syndicat minier et de Schneider, 15, rue Pasquier, à Paris. Il avait été primitivement prévu de l'appeler Société franco-marocaine ; le Quai d'Orsay s'y opposa pour des raisons politiques : il trouvait ce titre trop « voyant » l02 . C'est seulement l'année suivante, par décision de l'assemblée du 18 décembre 1903, qu'elle prit sa dénomination définitive, Compagnie marocaine. L'objet de la société, fondée pour une durée de cinquante ans, était « l'exploitation des établissements industriels et commerciaux de M. Gautsch, et toutes opérations commerciales, agricoles et financières, mobilières et immobilières, et toutes concessions d'industries, de commerce et de travaux publics » l03 . Les divers terrains et établissements de Gautsch à Tanger furent rachetés 225 000 francs, plus 50 000 francs pour la reprise des concessions déjà obtenues et les agences de représentation. Ces 275 000 francs furent versés en espèces à Jaluzot, ancien commanditaire de Gautsch 104. L'assemblée générale constitutive eut lieu le 16 juin 1902 et le conseil d'administration se réunit pour la première fois le 24 juin. Le capital était divisé en 150 actions de 10 000 francs. Schneider en souscrivit 67 l0S. Après lui, les principaux actionnaires furent Jaluzot (25 actions), Paquet (10 actions), la maison Calvet de Bordeaux l06. Dix actions devaient être attribuées à la Banque Allard, ce qui lui aurait donné un siège d'administrateur. Mais il se produisit un incident révélateur de

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la volonté de Schneider de rester en rapports étroits avec le Quai d'Orsay. Pinot vint déclarer à Cogordan, directeur des Affaires politiques, que si, la Banque Allard était une société par actions constituée en France, Allard lui-même était Belge et banquier à Bruxelles. Delcassé ne ferait-il pas d'objection à la présence d'un étranger au conseil d'administration ? Consulté, Saint-René Taillandier émit des réserves. Pour éviter d'avoir un représentant d'Allard au conseil, Schneider décida de réduire à deux actions la participation de cette banque l07 . La prépondérance de Schneider fut accentuée lorsqu'on procéda à la désignation des administrateurs, tous membres du Creusot ou du Syndicat minier : Robert Pinot, H. d'Agoult, L. de Chasseloup-Laubat, le comte Abel Armand, R. de Vogué, Gaston de Caqueray l08 . A la suite de démarches entreprises par Pinot, Jaluzot et Schneider acceptèrent de siéger au conseil, et ce dernier fut élu président. La direction de la société fut assurée à Paris par Pinot, qui reçut le titre d'administrateur délégué ; M. de Caqueray fut nommé secrétaire général, pour le remercier d'avoir « découvert » les établissements Gautsch et d'avoir été à l'origine de l'affaire. Gautsch, directeur à Tanger, et Fabarez, sous-directeur, continuèrent à s'occuper des entreprises dont ils avaient jusque-là assuré la marche l09 .

Conclusion Les circonstances qui ont accompagné la fondation de la Compagnie marocaine suggèrent plusieurs remarques. Elles traduisent tout d'abord une évolution de l'attitude de Delcassé dans la question marocaine. Le ministre avait, en 1899, découragé Schneider. En juin 1901 encore, il avait refusé d'appuyer Gautsch auprès du Maghzen pour obtenir une concession de frappe de monnaie. Dans les premières semaines de 1902, il s'est décidé à favoriser la pénétration du Creusot et des groupes d'intérêts qui lui étaient liés. A ses yeux, le moment était venu d'abandonner la politique de maintien du statu quo et d'entamer son offensive marocaine. A-t-il cédé aux sollicitations des milieux d'affaires ? Les nombreux entretiens qu'il eut avec les représentants de Schneider montrent, au contraire, qu'il entendait subordonner étroitement leurs visées aux impératifs de sa politique. Celle-ci a obéi à d'autres considérations : l'ambassade d'El Menebhi à Londres et les projets de l'Angleterre l'ont convaincu qu'il était temps d'agir. Les heureux

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résultats de l'ambassade de Ben Slimane, ministre des Affaires étrangères du sultan à Paris, et la signature de l'accord francomarocain du 20 juillet 1901 permettaient d'inaugurer dans des conditions favorables la pénétration pacifique. En donnant sa caution aux projets du Creusot, il escomptait un regroupement autour de cette firme de la plupart des milieux intéressés au Maroc, de manière à pouvoir contrôler leur action. Dans la partie qu'il allait engager, ils seraient des pions dont il guiderait la marche sur l'échiquier marocain. Il convient également de souligner la soumission de Schneider aux directives de Delcassé et la netteté avec laquelle le ministre précisa que son appui dépendait de cette soumission. On représente souvent le monde des affaires parlant en maître aux hommes politiques et faisant prévaloir ses conceptions par une pression irrésistible. Le Quai d'Orsay, à cette époque, était un interlocuteur autrement difficile. A l'inverse de Rouvier, son futur président du Conseil, Delcassé n'était pas l'homme des milieux d'affaires ; il entendait seulement se servir d'eux. Ceux-ci ne seront pas fâchés, en 1905, d'être débarrassés d'un partenaire quelque peu incommode. Il est d'ailleurs possible de faire remonter à la fondation de la Compagnie marocaine certains des éléments qui ont concouru à la chute de Delcassé. Le ministre se trouvait en présence de trois projets concurrents : celui de Schneider, celui de Cousin, appuyé par la Banque française pour le Commerce et l'Industrie, et celui de Fürth-Braunschvig-Salvador Hassan, dont l'instigatrice était la Banque de Paris et des Pays-Bas. Qu'il ait donné la préférence à Schneider ne peut surprendre. Le groupe constitué par le Creusot comprenait la plupart des firmes françaises déjà implantées au Maroc ; il paraissait le plus apte à y favoriser la pénétration économique de la France. D'autre part, Schneider dépendait du gouvernement pour les commandes de matériel de guerre. Il avait, en outre, grand besoin du soutien de l'ambassade à Constantinople dans sa compétition avec Krupp pour l'équipement de l'armée turque. Il serait, pensait-on, dans les affaires marocaines, plus malléable que les grandes banques parisiennes liées à la finance internationale. Le Quai d'Orsay ne donna pas suite au projet de Cousin et ne chercha même pas à entrer en contact avec la Banque française pour le Commerce et l'Industrie110. Or, celle-ci était la banque de Rouvier, qui prit trois mois plus tard le portefeuille des Finances 111 et n'oublia sans doute pas la désinvolture avec laquelle sa firme venait d'être traitée. De grande conséquence fut également le refus de Delcassé

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d'approuver le plan opposé en juillet 1901 par la Banque de Paris et des Pays-Bas pour la fondation d'une banque francomarocaine. Sans doute, celle-ci n'avait plus fait de démarches directes. Mais elle revint à la charge par l'intermédiaire du groupe Fürth-Braunschvig-Salvador Hassan, constitué sous les auspices de Thors, son directeur général. L'appui donné par le Quai d'Orsay à Schneider, qu'elle ne souhaitait pas voir s'implanter seul au Maroc, explique sans doute la relance du projet. Le 2 juin 1902, un financier, Charles Meunier, remit au ministère une note de Fürth sur la création d'une banque franco-marocaine, qui jouerait le rôle d'une banque d'État " 2 . Un mois plus tard, il revint annoncer que la banque était pratiquement constituée. Le capital de 1 500 000 francs serait souscrit pour un tiers par le groupe Fürth-Braunschvig-Salvador Hassan, pour les deux autres tiers par la Banque Dupuy de Paris et par un industriel de Tourcoing, Dervaux. Il ne manquait que l'accord du Quai d'Orsay. Delcassé refusa de le donner, car il y avait déjà à Tanger Gautsch et le Comptoir national d'Escompte, et il estimait inutile de provoquer une concurrence" 3 . Il voulait ménager le Comptoir national d'Escompte, dont il pourrait avoir besoin pour l'emprunt que le sultan venait de solliciter " 4 . «Cette entreprise (le projet Meunier) ferait concurrence à l'agence du Comptoir national d'Escompte, et nous serions mal venus de susciter des compétiteurs à un établissement qui ne peut manquer de constituer dans l'avenir un précieux instrument de l'action française. » 115 Mais il commettait là une erreur de jugement. L'agence du Comptoir à Tanger ne jouissait plus d'aucun crédit. La Banque de Paris et des Pays-Bas l'avait bien compris en mettant sur pied la combinaison Fürth-Braunschvig-Salvador Hassan, derrière laquelle elle se dissimulait, ce que Delcassé ne pouvait ignorer ·. Saint-René Taillandier l'avait informé que c'était Thors qui avait mis Fürth en relations avec Charles Meunier " 6 . En rejetant ce projet, il refusait à la Banque de Paris et des Pays-Bas, dont le concours serait indispensable pour les emprunts marocains, ce qu'il venait d'accorder à Schneider : l'implantation au Maroc à travers des firmes installées depuis longtemps et en rapports étroits avec le Maghzen. La Banque de Paris et des Pays-Bas n'oublia pas l'affront qu'elle venait de recevoir indirectement. Elle obtint vite sa revanche. Dès novembre 1902, il fallut avoir recours à elle pour prêter au sultan 7 500 000 francs qu'il avait demandé à la Société Gautsch. Elle commença par se dérober, entraînant dans son refus toute les grandes banques françaises, tandis que

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Rouvier, que Delcassé avait négligé de consulter, aussi bien à propos du projet Meunier que dans la question de l'emprunt " 7 , observait non sans satisfaction les embarras du Quai d'Orsay " 8 . Elle n'accepta finalement qu'à la condition que la Société Gautsch fût dessaisie de l'affaire. Le patronage exclusif que Delcassé avait accordé à la société fondée par Schneider avait donc suscité bien des mécontentements dans la haute finance parisienne, représentée au gouvernement par Rouvier. Déjà se révèlent certaines des forces qui contribueront à la chute de l'imprudent ministre " 9 .

Notes 1. Les dirigeants de la Compagnie marocaine ont bien voulu nous ouvrir certaines de leurs archives. M. Gaston de Caqueray, un des fondateurs de la Compagnie marocaine, nous a accordé un long entretien et c o m m u n i q u é plusieurs de ses papiers personnels. C. M. 1 = Archives de la Compagnie marocaine. Paris. Procès-verbaux des délibérations du Conseil d'administration. C. M. 2 = Idem. Dossiers « E m p r u n t s divers du gouvernement marocain». A. Sch. - Archives Schneider. Paris, Dossier sur la Compagnie marocaine. A. É.P. = Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris. CPM = Correspondance politique Maroc. C C C = Correspondance consulaire et commerciale. M ... = Série de cartons numérotés sur le Maroc pour la période postérieure à 1 895. A. G. P. = Archives d u ministère de la Guerre. Paris. A. A. M ... = Archives de l'Auswärtiges Amt. Bonn. Fonds Marokko. 2. J. E r c k m a n n , U n e mission au Maroc, in La Marche de France. 4, 1924, p. 227. — Ancien officier autrichien, Geyling avait été emprisonné à Francfort en 1877 sous l'inculpation d'espionnage au profit de la France. 11 était devenu ensuite le secrétaire de l'aventurier Ferdinand-Napoléon Joly, sous-officier déserteur de la Légion étrangère. Condamné à Bruxelles pour escroquerie, Joly s'était réfugié à Tanger. Marié à une Anglaise, il menait grand train de vie et se donnait pour un prince de famille chérifienne sous le n o m de Ben Ali. Il fit diverses offres de service à l'Allemagne. Arrêté par les autorités marocaines, il mourut dans la prison de Tanger, le 28 juin 1879. A.A.M 1, Bruxelles, 28.7.1877 ; Tanger, 5.10.1878 et 12.1.1879. — Réfugié un moment en Angleterre, Geyling revint au Maroc sous le n o m d'Abd el Krim Bey et vécut quelque temps à la Cour du Sultan. Compromis, en 1897, avec le major Salisbury, dans l'affaire du Globe Venture Syndicate, il passa en Algérie, d'où il fut expulsé en 1903. On l'accusait de fomenter des troubles à la frontière algéro-marocaine avec Bou A m a m a . A. É. P., M 224, lettre du ministère de l'Intérieur du 5.5.1903. 3. Sur Kerdec-Chény, voir J.-L. Miègf., Journaux et journalistes à Tanger au XIX e siècle, in Hespéris, 4, 1954. 4. Algérien réfugié au Maroc, H a d j Ali Bou Taleb était un arrière-cousin de l'émir Abd-el-Kader. Intrigant né, il fut au service successivement, et parfois en même temps, des légations de France et d'Allemagne, du sultan et de la Turquie. 5. Le prétexte invoqué fut que les batteries de campagne Krupp, valaient 200 000 francs de moins. A. G. P.. C 6 , rapport du 1.14.1890.

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6.

C H A R L E S - R O U X , Missions diplomatiques françaises à Fès. Paris, 1 9 5 5 , p. 7 8 . En avril 1894, son passage fut signalé à Marrakech, où il tenta d'obtenir une nouvelle commande pour les Forges et Chantiers de la Méditerranée. A.A. M 4, Tanger,

7. 8. 9. 10.

Note de M. de Caqueray datée de 1899 sur la représentation de Canet au Maroc. Ibid. A. É. P., CPM, Tanger, 15.5.1895. Envoyé au Maroc par Krupp, en 1888, Rottenburg était entré au service de Moulay Hassan comme ingénieur et avait été chargé de diriger la construction d'un fort à Rabat. Il resta représentant de Krupp au Maroc jusqu'à sa mort, le 21 mars 1906. Le Maghzen demanda alors à Krupp un autre ingénieur pour le remplacer. A. A. M 2, note du 11.7.1906. Une instruction en ce sens fut envoyée à Tanger. Soulignant le « sérieux intérêt » à ce que Schneider obtînt la commande, le ministre écrivit : « Je vous demande d'user de toute votre influence auprès du gouvernement marocain afin d'atteindre ce résultat. J'attacherai d'ailleurs du prix à être tenu exactement au courant de cette affaire.» A. É. P.. CCC, Paris-Tanger, 31.5.1897. A. G. P., C " , rapport du 29.4.1900. Le lieutenant de vaisseau Gaston de Caqueray avait obtenu en 1898 un congé sans solde pour être placé à la disposition de la maison Schneider. Le monde des affaires en France de 1830 à nos jours. Paris, 1952, p. 478. Sur Fabarez et sur Gautsch, cf. infra. Le séjour de M. de Caqueray à Marrakech est rapporté par la mission militaire française au Maroc. A. G. P., C " , rapport du 30.4. 1899. Témoignage de M. de Caqueray. Ibid. Nous n'avons pas retrouvé dans les archives du Quay d'Orsay de note sur cet entretien. Rapport adressé à MM. Schneider et Cie, daté de 1899, communiqué par M. de Caqueray. Ibid. A.É.P., M 209, Tanger, 14.10.1902. Braunschvig avait accepté cette commandite parce que son père devait à Brun une assez forte somme qu'il n'avait pas pu rembourser. Sur les Braunschvig, voir J.-L. M I È G E , Le Maroc et l'Europe (18301894). t. III: Les difficultés. Paris, 1962, p. 499. 500 000 francs en 1891. A. É. P., CCC, Tanger, 6.7.1891. Salvador Hassan s'était établi à Tanger en 1895, venant de Tétouan, où il avait été vice-consul du Portugal et d'Italie. Il s'occupait de commerce et de Banque ; sur ce personnage, Isaac L A R E D O , Mémoires de un viejo tangerina. Madrid, 1935, p. 415. — La maison Jules Deville, de Marseille, s'était spécialisée dans les affaires avec le Maroc : avec Paquet, elle faisait l'essentiel du commerce entre Marseille et le Maroc. Félix N A T A F , Le crédit et la banque au Maroc. Paris, 1929, p. 55. A. É. P., M 206, Tanger, 22.9.1902. A. É. P., CPM, Tanger, 3.12.1887. Le chérif d'Ouezzane, interrogé par Féraud, lui avoua qu'il devrait rembourser dans deux mois une dette de 60 000 francs et qu'il cherchait à vendre certaines de ses propriétés. A. É. P., CMP, Tanger, 27.1.1 888. A. É. P., CCC, Paris-Tanger, 8.12.1887. A. G. P., C 5 , note du 13.12.1888. A. É. P., CPM, Tanger, 17.1.1888. Waille MARIAI., De Tanger à Tunis. Notes et croquis, in Bulletin de la Société de Géographie dVran. 1891, t. XI, p. 474. A. É. P., CCC, Tanger, 12.3.1889. A l'occasion de l'ambassade Patenôtre à Fès, en avril 1889, Guitton fut chargé d'aller offrir à Moulay Hassan deux gigantesques parasols rouges pour abriter le

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sultan du soleil pendant les cérémonies officielles. Il obtint en échange une commande de 7 000 fusils et d'uniformes. A. É. P., CPM, Tanger, 1.5.1889, et A. G. P., C ! , rapport du 1.5. 1889. A. É. P., Direction commerciale Maroc, Tanger, 7.10.1902. Charles Gautsch, frère du commissaire allemand impliqué dans l'affaire Schnébélé, avait déjà effectué plusieurs séjours au Maroc. A. É. P., CPM, Tanger, 14.3.1892. Ce service postal régulier entre Tanger et Fès fut rattaché en 1 893 à l'administration française des P.T.T. A. É. P., CPM, Tanger, 30.5.1892. Ibid. A. É. P., CCC, Tanger, 22.12.1892. A. É. P., CPM. Tanger. 5.3.1895. A. G. P., C , rapport du 6.9.1895. A. É. P., M 151, note du 15.10.1895 sur une visite de Gautsch au Quai d'Orsay. A. É. P., M 151, note du 10.11.1896. Pour 2 millions de cartouches en 1893, 70 000 kg. de poudre en 1894, pour 130 000 francs de poudre en 1895. A. É. P., M 209, notice d'Albert Cousin, datée de 1902. sur la Société Gautsch. Venu au Maroc en 1884 pour le compte d'une maison de fournitures militaires d'Oran, définitivement installé à Tanger en 1887, Fabarez était entré ensuite au service de Gautsch, dont il devint rapidement l'associé et le gendre. A. É. P., Direction commerciale Maroc, Tanger, 7.10.1902. Témoignage de M. de Caqueray. Note sur la situation actuelle du Maroc, datée de 1901, communiquée par M. de Caqueray. Plusieurs tentatives avaient été faites autrefois, et Moulay Hassan avait rejeté diverses propositions anglaises. En 1886, il se décida à étudier lui-même cette affaire. Il demanda à la légation de France de mettre à sa disposition le lieutenant du génie Roger, membre d'une ambassade conduite par Féraud à Marrakech, pour dresser les plans d'une ligne reliant à Fès le palais d'hiver et le palais d'été. Il envisageait de faire ensuite prolonger la ligne jusqu'à Meknès. A. É. P., CPM, Tanger, 30.5.1887. Mais il dut peu après renoncer au projet et renvoyer Roger, car le ministre d'Espagne, Diosdado, lui avait aussitôt demandé la concession d'une ligne. A. É. P., CPM, Tanger, 22.8.1887. Par la suite, la Belgique se mit sur les rangs. A l'occasion de son ambassade à Meknès, le baron Whetnall fit cadeau au sultan d'un chemin de fer miniature pour son palais de Fès. Mais il n'obtint aucune concession, et le chemin de fer fut relégué dans un coin du palais de Meknès sans avoir jamais servi. Voir Henri DE LA MARTINIÈRE. Souvenirs du Maroc : Voyages et missions. 1882-1918. Paris, 1919, p. 132, et Gustav DIERCKS, Marokko : Materialen zur Kenntnis und Beurteilung des Scherifenreiches und der Marokko-Frage. Berlin, 1894, p. 153.

46. A. É. P., M 227, Tanger, 25.9.1899. 47. Bulletin du Comité de l'Afrique française. 1, 1900, p. 27. 48. A. G. P., C l! , rapport du 22.12.1901, et Documents diplomatiques français, 2e série, t. I, Tanger, 29.12 et 31.12.1901. 49. Die grosse Politik, t. XVII, p. 334-335 ; ECKARDTSTF.IN, Lebenserinnerungen und politische Denkwürdigkeiten, 3 vol., Leipzig, 1919-1921, t. II, p. 357-358 ; Documents diplomatiques français, 2' série, t. II, Berlin, 20.7.1901. 50. Bulletin du Comité de l'Afrique française, I. 1902, p. 26. 51. La Société des Chemins de fer d'intérêt local envoya une mission d'étude au Maroc au printemps 1901. Le 23 septembre, elle adressa au Quai d'Orsay un projet de ligne Mazagan-Marrakech. N'ayant pas obtenu de réponse, elle revint à la charge en novembre 1902. A É. P., M 227, lettres des directeurs Grosselin, Coignet et Garnier à Delcassé du 7.11.1902. Devant le silence persistant du Quai

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d'Orsay, les directeurs de la société firent deux d é m a r c h e s au ministère, le 22 mai 1903 et le 18 mai 1904 ; ils f u r e n t éconduits. Delcassé ne voulait pas favoriser l'implantation d'un g r o u p e qui était a n i m é par u n e société belge. A. É. P., M 227, note de Georges Louis du 18.5.1904. Documents diplomatiques français, V série, t. I, Tanger, 29.12.1901. A. G . P., C u , rapport d u 22.12.1901. A. É. P., M 209, lettre de Schneider à Delcassé du 17.1.1902. Schneider rappelait également les diverses fournitures qu'il avait faites au Maghzen, bien qu'elles n'entrassent pas d a n s ses fabrications habituelles, « pour montrer son désir d'entrer en relations d'affaires suivies avec le M a r o c et obtenir, le m o m e n t venu, d ' i m p o r tantes concessions ». Delcassé ne m o n t r e r a pas la m ê m e prudence quelques mois plus tard. Cf. infra. A. É. P., M 209, Paris-Tanger, 24.1.1902. Sur le personnage, A. G. P., C 6 , note de Tanger du 5.1 1.1892 ; A. É. P., C P M , Tanger, 17.2. et 10.7.1894, 4.9.1895. En 1894, il chercha à vendre ses propriétés à la légation de France, prétendant qu'elles offraient un intérêt stratégique, puis il les offrit à l'Anglais Mackenzie sans plus de succès. En 1895, il s'adressa au ministère de la G u e r r e p o u r acquérir de vieux fusils qu'il voulait revendre au gouvernement marocain. A. É. P., M 206, note adressée p a r Fürth au Quai d'Orsay, le 2.6.1902, qui fait l'historique de l'affaire. C. M. 2, lettre de Gautsch du 19.2.1903. Fürth j o u a un grand rôle dans les négociations de l ' e m p r u n t de 1904 c o m m e agent de la Banque de Paris et des PaysBas. En 1905, il devint administrateur-délégué de la Société immobilière du Maroc, fondée par la Banque de Paris et des Pays-Bas, A. É. P., M 228, Tanger, 19.12.1905. Tout en soulignant le m a n q u e absolu de scrupules de Fürth, la légation de Tanger notait, en 1894, qu'il possédait à Paris d'importantes relations dans les milieux d'affaires. A. É. P., C P M , Tanger, 10.7.1894. A. É. P.. C P M , Tanger, 3.1.1894, note marginale. A. É. P., M 151, lettres d u ministère des Finances au Quai d'Orsay des 9.5. et 30.7. 1896. Milliard, désigné pour prendre la direction de cette succursale, arriva à Tanger en octobre 1896. A. É. P., C P M , Tanger, 29.10.1896. Sur la Banque transatlantique, voir J.-L. MIF.CE, Le Maroc et l'Europe, o. c., t. Ill, p. 493-494. H. COLLAS, La Banque de Paris et des Pays-Bas et les émissions d'emprunts publics et privés, thèse de droit. Dijon, 1908, p. 5-6. A. É. P., M 206, note du 2.6.1902 sur l'agence de Tanger du Comptoir national d'Escompte. A. É. P., M 206, Tanger, 22.9.1902. A. É. P., M 192, note du 18.7.1901. La note rend c o m p t e d ' u n e d é m a r c h e de Thors à la Direction des Affaires commerciales, qui émit un avis favorable ; elle précise que T h o r s devait être reçu par Delcassé le 25 juillet. N o u s n ' a v o n s pas retrouvé trace de cette entrevue. Il est vraisemblable, c o m m e il n'y a aucun autre document sur cette question avant l'été 1902, q u e Delcassé avait, en 1901, j u g é le projet prématuré. A. G. P., C " , note de Tanger d u 15.2.1903. A. É. P., Direction commerciale, Maroc, Tanger, 7.10.1902. A. É. P., M 162, Tanger, 3.6.1901, Cf. infra. A. É. P., M 209, Tanger, 1.2.1902. A. É. P., M 209, m é m o i r e d'A. Cousin sur le projet de fondation de cette société, adressé au Quai d'Orsay le 20.1.1902. De retour à Paris, Cousin écrivit un livre sur Tanger dont la conclusion était un appel adressé aux h o m m e s d'affaires français : « L'initiative privée peut seconder la diplomatie et devenir le facteur principal de son influence. Il ne faut d o n c pas perdre de vue q u ' e n s'installant au M a r o c ,

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et surtout en y créant des industries, en y faisant des opérations commerciales, tout Européen est à même de servir grandement les intérêts de sa patrie. » Albert COUSIN, Tanger. Paris, 1902, p. 123. Une lettre de Cousin à Delcassé du 16.1.1902 et un rapport de Saint-René Taillandier du 7.10.1902 sur les circonstances ayant accompagné la fondation par Schneider de la Société des Établissements Gaulsch. A. É. P., M 209, et Direction commerciale Maroc. Le 3 janvier 1902, Gautsch et Cousin se rendirent au Quai d'Orsay et se déclarèrent prêts à offrir 10 millions au sultan si celui-ci désirait contracter un emprunt. A. É. P., M. 209, note du 3.1.1902. L'importance de la somme montre bien que Cousin avait derrière lui de puissants appuis financiers. Dans sa lettre à Delcassé du 16.1.1902, Cousin déclare seulement : « A la suite de divers incidents, le promoteur du projet estime qu'il est plus utile pour la France que la société soit purement française. » Dans un rappport du 29.1.1902, SaintRené Taillandier insista pour que la société en formation restât « entièrement aux mains de la France », ce qui révèle l'origine des « divers incidents » dont parle Cousin. A. É. P., M 209, lettre de Cousin à Delcassé du 16.1.1902. A. É. P.. Direction commerciale Maroc, Tanger, 7.10.1902. Témoignage de M. de Caqueray. Fondé à l'initiative de Schneider, le Syndicat minier ou Union des Industries métallurgiques et minières comprenait les grands noms de l'industrie lourde française : le comte Abel Armand, L. de Chasseloup-Laubat, H. D'Agoult, R. de Vogiié. Il était, en fait, dominé par Schneider. Son siège social, à Paris, était le même que celui du Creusot, rue Pasquier. Témoignage de M. de Caqueray. Robert Pinot appartenait au Creusot. En plus de ses fonctions de secrétaire général du Syndicat minier, il était secrétaire général des Chambres syndicales du Matériel de chemins defer, des Constructions navales et du Matériel de guerre. Il deviendra en 1904 secrétaire général du Comité des Forges. C. M. 2, passim. HALLGARTEN, Imperialismus vor 1914. Munich, 1951, 1.1, p. 522. sucre tenait de loin la première place dans les exportations françaises vers le Maroc. C. M. 1, réunion du 10.11.1904. Sur les débuts de la Compagnie de navigation Paquet et sur son rôle au Maroc, voir J.-L. MIÉGE, Le Maroc et l'Europe, o. c., t. II, p. 437-442, et t. Ill, p. 483484. A. É. P.. M 209, note du 13.5.1902. A. É. P., CPM, Tanger, 17.1.1889. Sur les raisons de ce refus, J.-L. MIÈGE, O. C.. t. Ill, p. 440. A. É. P., M 222, note de la Direction commerciale du 13.6.1901 qui fait l'historique de l'affaire. A. É. P., M 206, Tanger, 25.2.1902. Les quatre firmes rivales se partagèrent également la commande du Maghzen. Cf. infra. C'est le 5 février que Delcassé fit connaître à Pinot son accord pour les projets de Schneider.

8 9 . COLLAS, O. C.. p . 57.

90. A. É. P., CPM, Tanger, 17.1.1887. Sur cette affaire, J.-L. MIÈGE, O. C.. t. III, p. 440. 91. Fondée en 1882, la Société des Anciens Établissements Cai! était spécialisée dans la vente de matériel de guerre à l'étranger. Elle réalisa d'importantes affaires en Serbie, où elle fut en rivalité avec Krupp pour des commandes d'artillerie. Bernhard MENNE, Krupp, Deutschlands Kanonenkönige. Zurich, 1937, p. 151-152. 9 2 . COLLAS, o. c.,

P.

147.

P. Guillen : La fondation

de la Compagnie

marocaine

83

93. A. É. P., C P M , Paris-Tanger, 13.10.1886. Le ministre de France, Féraud, se m o n t r a très réservé. 11 dépeignait Abarodi c o m m e un escroc qui n'avait été chargé d ' a u c u n e mission p a r le Maghzen. 94. A. É. P., IVI 209, note du 24.1.1902, sur un entretien avec M . de Caqueray. 95. A. É. P., M 209, note du 31.1.1902 sur un entretien avec Pinot. 96. Il n'y a pas dans les archives du Quai d'Orsay de dépêche adressée à Tanger à la suite de la visite de Pinot. L'accord de Delcassé fut c o m m u n i q u é à Pinot le 5 février. C'est seulement le 10 février q u ' u n e dépèche i n f o r m e Tanger des projets de Schneider, de la démarche de Pinot et du soutien promis par le Quai d'Orsay. A. É. P., M 209, Paris-Tanger, 10.2.1902. 97. A. É. P., M 209, note du 5.2.1902 sur un entretien avec Pinot. 98. Documents diplomatiques français, 2 e série, t. II, Paris-Tanger, 10.2.1902. 99. A. É. P., M 209. note du 12.4.1902 sur un entretien avec Pinot. 100. A. É. P., M 209, lettre de Schneider à Delcassé du 28.7.1902. 101. A. É. P., M 209, note du Département et Direction commerciale Maroc, Tanger, 7.10.1902. 102. C M. 1. réunion d u 22.10.1903. 103. A. Sch., statuts de la Société des Établissements Gautsch. 104. C. M . 1, réunion d u 27.7.1902. 105. Quarante-six au titre de la société du Creusot, vingt et un à titre personnel. A . Sch., bulletin de souscription du 10.6.1902. 106. A. É. P., M 209, note du 13.5.1902. 107. A. É. P., M 209, note du 1 3.5.1902 ; Tanger, 18.5.1902 ; Paris-Tanger, 7.6.1902. Le Quai d'Orsay avait seulement d e m a n d é que la Banque Allard eût un représentant de nationalité française. Aussi est-il permis de penser que Schneider s'est servi de ce prétexte pour écarter Allard du conseil d'administration et pouvoir contrôler plus étroitement la direction de la nouvelle société. La Banque Allard était associée à la Dresdner Bank. 108. C. M . 1, réunion d u 24.6.1902. 109. C. M . 1, réunion d u 1.7.1902. Gautsch reçut un traitement de 18 000 francs, plus 7 % sur les bénéfices; Fabarez, 7 000 francs, plus 3 % . A.G.P., C 1 3 , note de Tanger du 15.2.1903. 110. « Devant les dispositions de Schneider p o u r racheter les Établissements Gautsch, il n'y a plus lieu de tenir compte des d é m a r c h e s faites p a r Cousin, » A. É. P., M , 209, Paris-Tanger, 10.2.1902. Delcassé avait consulté la Direction commerciale, qui fit savoir qu'elle n'entretenait aucune relation avec la Banque française pour le Commerce et l'Industrie et ne pouvait agir sur elle, affirmation surprenante, puisque cette banque était celle de Rouvier ; les p r o m o t e u r s du projet lui semblaient d'ailleurs peu sérieux. A. É. P., M 209, note d u 30.1.1902. 111. Rouvier devint ministre des Finances dans le cabinet C o m b e s f o r m é en mai 1902. 112. A. É. P., M 206, note du 2.6.1902. La b a n q u e devait se charger des opérations suivantes : escompte des effets de c o m m e r c e sur l'intérieur et l'étranger, avance sur marchandises, transports de fonds, achat et vente de devises, d'or et d'argent, change, traites et lettres de crédits, prêts sur hypothèques. Fürth déclarait en conclusion de son projet que le M a r o c allait s'ouvrir et qu'il était très important que ses intérêts financiers fussent dirigés par une b a n q u e française. Or l'agence du Comptoir national d'Escompte, ajoutait-il, ne rendait aucun, service. 113. A. É . P., M 206, notes du 1.7. et du 13.7.1902. 114. Schneider venait de faire savoir que le sultan avait d e m a n d é à Gautsch de s'entremettre pour lui ménager un e m p r u n t . A. É. P., M 227, Paris-Tanger, 26.7.1902. 115. A. É. P., M 206, Paris-Tanger, 22.9.1902. De nouvelles démarches, qui n'ont pas laissé de trace dans les archives, furent entreprises par Meunier, car, au mois de n o v e m b r e , Delcassé écrivit à nouveau à Saint-René Taillandier qu'il ne fallait pas s'intéresser au projet. A. É. P., M 209, Paris-Tanger, 14.11.1902.

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Domaine

colonial

116. Α. E. P., M 226, Tanger, 22.9.1902. 117. L'usage était que le Quai d'Orsay, dans ses relations avec les groupes financiers, passât par l'entremise du ministère des Finances. Il en avait été ainsi à l'occasion des projets d'emprunts marocains, en 1886 et en 1894, et de l'établissement à Tanger d'une agence du Comptoir national d'Escompte. Avant que l'obstruction provoquée par la Banque de Paris et des Pays-Bas, à la fin de l'année 1902, ne l'y contraignît, pas une seule fois Delcassé n'entra en contact avec son collègue des Finances pour les affaires marocaines, ce qui en dit long sur ses rapports avec Rouvier. 118. C M. 2, Pinot à Gautsch, 14.11.1902. 119. Il convient de rappeler les liens étroits qui unissaient la finance allemande et la finance française. Lorsque l'Allemagne obtiendra du sultan, en juillet 1905, la conclusion d'un emprunt de 10 millions de marks, le syndicat des banques allemandes formé à cette occasion (Mendelssohn, Bleichröder, Diskonto-Gesellschaft, Berliner Handelsgesellschaft) offrira à la Banque de Paris et des Pays-Bas une sous-participation de 50 % qui sera acceptée avec empressement. A. É. P., M 208, procès-verbal d'un entretien entre Fischel, directeur de la Banque Mendelssohn, et la direction de la Banque de Paris et des Pays-Bas, transmis au Quai d'Orsay le 5.10.1905. Étais-ce pour remercier la Banque de Paris et des Pays-Bas du rôle qu'elle avait joué, à travers Rouvier, dans la chute de Delcassé ?

CATHERINE COQUERY-VIDROVITCH De l'impérialisme britannique à l'impérialisme contemporain : l'avatar colonial *

Cet essai provient de la constatation du hiatus qui ressort de la plupart des écrits contemporains sur l'impérialisme : ceux-ci se présentent, soit comme l'analyse théorique d'un concept de portée mondiale, soit sous la forme d'études de cas. Dans la première hypothèse, ils émanent de spécialistes divers (philosophes, sociologues, économistes...) que leur connaissance quelque peu schématique des faits historiques entraîne à des abstractions parfois insuffisamment fondées. Dans la seconde, en revanche, ils relèvent de monographies (l'impérialisme britannique, français, etc.) où l'historien reste attaché à souligner les traits originaux du pays étudié. Qu'il s'agisse d'ajuster le modèle à l'une de ses incarnations nationales dans le cadre de la théorie léniniste ou au contraire de rejeter, au nom des inadéquations constatées, la théorie marxiste dans son ensemble, le spécialiste sort avec réticences de son domaine particulier. De ce fait, il s'interdit de confronter la théorie à la réalité historique globale. Or le va-et-vient constant entre la théorie et le concret nous paraît indispensable. C'est dans cette perspective que nous avons entrepris de cerner de plus près l'un des épisodes clés de l'impérialisme : le phénomène colonial, à la lumière d'une analyse historique comparée des différents « types » d'impérialisme — au premier chef de l'Angleterre, de la France et des États-Unis, auxquels il faudrait adjoindre le reste du monde (Allemagne, Japon, etc.). Certes, l'étude est prématurée. Les enquêtes approfondies font encore largement défaut. Aussi bien cet essai de synthèse, tout provisoire, a-t-il seulement pour objet de relancer, sur des bases peut-être légèrement modifiées, la discussion théorique, destinée à son tour à susciter de nouveaux thèmes de recherches historiques, dans un domaine où presque tout est encore à défricher. Reste à s'entendre sur la définition de l'impérialisme. A lire la plupart des historiens (surtout anglo-saxons) qui ont repris à leur compte le terme communément utilisé au tournant du siècle par les artisans mêmes de l'expansion occidentale, le mot * C o m m u n i c a t i o n au Τ Congrès mondial de Sociologie, Varna, septembre Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.

1970.

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paraît simplement désigner le phénomène d'appropriation du monde, sous la forme privilégiée de la constitution d'empires. Comme le partage de l'Afrique en constitua la manifestation majeure, cela permit, à l'aide d'un sophisme rapide, à u n certain nombre d'auteurs, « using the classic model of the African partition » — lequel ne révélait guère à l'analyse de causes économiques immédiates — de dénoncer « the historical truth of modern theories of imperialism » (c'est-à-dire des théories marxistes) 2 . Cette définition — nous aurons l'occasion de revenir longuement là-dessus — nous paraît à la fois restrictive, parce que l'impérialisme ne se réduit pas au partage politique, et imprécise puisqu'il ne se distinguerait guère non plus de l'exploitation du monde telle qu'elle put s'exercer depuis les origines de l'histoire. Nous partirons ici, explicitement, de la définition de Lénine qui, à partir de la même expérience concrète de la compétition du monde au début du xx e siècle, établit la liste des caractères fondamentaux de l'impérialisme ; mais la portée de son analyse dépassait singulièrement son point de départ puisque la valeur actuelle de l'impérialisme, stade monopoliste du capitalisme, surpasse à nos yeux celle qui pouvait lui être impartie à l'époque. Rappelons brièvement ces points définis : 1) par une concentration de la production et du capital génératrice de monopoles ; 2) ceux-ci, par suite de la fusion du capital bancaire et du capital industriel, prenant la forme d'un capital financier au rôle économique décisif ; 3) d'où le rôle croissant de l'exportation des capitaux, prenant le pas sur l'exportation des marchandises ; 4) et le poids de l'internationalisation des monopoles visant au partage économique du monde ; 5) le tout aboutissant à l'achèvement du partage politique du globe entre les grandes puissances : c'est ce dernier point dont nous discuterons le bien-fondé car, à la différence des précédents qui virent au xx e siècle leur essor définitif, il apparaît aujourd'hui comme dépassé et révèle, de ce fait, son caractère étroitement conjoncturel. Lénine, qui fondait sa réflexion sur un phénomène contemporain, raisonnait naturellement dans le cadre de son temps : l'impérialisme aurait coïncidé avec la fin du dépècement colonial, à partir des années 1880-1890. Une interprétation trop littérale de sa pensée a eu tendance à figer à l'époque du partage, donc à assimiler à ce partage une analyse, en fait, pros-

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pective, où le partage du monde, s'il apparaissait alors comme l'aboutissement logique du système, n'en était pas une condition, mais tout au plus une « commodité » 3. Qui plus est, le stade monopoliste ne s'est pleinement réalisé qu'entre les deux guerres mondiales, précisément au moment où il commençait de se dégager du handicap de la conquête coloniale qui, loin d'en être l'achèvement, fut un avatar du processus impérialiste, en son temps inévitable et nécessaire, compte tenu du niveau économique ambiant. L'accession au « stade suprême » (ce que d'aucuns appellent le néoimpérialisme, mais auquel nous préférons réserver l'appellation d'impérialisme, stricto sensu), se situerait donc dans la première moitié du xx e siècle. Cependant, au sens large, si l'on cherche à déterminer l'époque où apparurent les premiers signes d'un impérialisme véritable, — bien qu'encore entaché de traits archaïques dont certains se prolongèrent jusqu'à nos jours — ce fut un siècle auparavant, sous la forme de l'impérialisme britannique, dont l'apogée fut nettement antérieure à la ruée coloniale, dans les années 1850-1870. La distinction fondée sur une césure brutale vers 1880-1890, celle du « scramble », de la « course au clocher », apparaît dans une large mesure caduque, en dépit des apparences historiques et économiques à court terme. C'est du moins ce que nous nous efforcerons de démontrer.

1. L'impérialisme britannique Dès avant le milieu du xix e siècle, le « deuxième empire » britannique (par opposition à l'empire mercantile des xvii e et xviii e siècles) était une réalité. Dans la période 1850-1870, on peut véritablement parler d'impérialisme puisque la GrandeBretagne détenait le monopole de la domination du monde. Et le problème se pose de savoir dans quelle mesure le capitalisme britannique ne fut pas impérialiste par essence. Certes, au x v i i i 6 siècle, sa genèse fut, on le sait, consécutive aux transformations du secteur rural. Stimulés par un accroissement rapide de la population et la protection des Corn Laws (droits sur les blés importés) qui favorisèrent les innovations techniques (assolement et sélection du bétail), les propriétaires terriens entreprirent d'accaparer les petits domaines et de fermer les communaux aux usagers par le mouvement des « enclosures ». Leur politique d'expropriation des campagnes favorisa l'enrichissement d'une classe nouvelle de « fermiers » capitalistes.

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Le phénomène, une fois enclenché, fit boule de neige. L'extension agricole, attestée jusque vers 1870 4 par la mise en culture des zones marginales et la spécialisation accrue (Corn countries et Grass countries) encouragea l'accumulation de capitaux disponibles et l'essor du machinisme. Chaque progrès technique (machines à filer à vapeur vers 1830 ; métier à tisser vers 1840) déterminait un nouvel exode des paysans, contraints de renoncer, avec la terre, à leurs activités artisanales pour venir grossir, dans les villes, un prolétariat misérable où puisait l'industrie nouvelle. La « révolution industrielle » put donc, à la limite, s'épanouir à l'intérieur des frontières, une fois dépassé le stade de l'accumulation primitive où l'empire mercantiliste avait fortement contribué à l'édification de fortunes énormes fondées sur le commerce et arrivées en Angleterre à point nommé pour financer l'essor industriel 5 . Mais, dès le début du xixe siècle, l'économie du RoyaumeUni, déjà inséparable de l'Inde, la plus riche des colonies d'exploitation, ne pouvait se concevoir en dehors de l'empire et de son emprise sur le reste du monde. Celle-ci présentait un triple aspect : l'exportation des hommes, des marchandises et des capitaux. De la fin du xvin e siècle à 1851, la population du pays s'éleva de 16 à 27 millions. En 1900 elle était de 40 millions et demi. L'industrie ne suffisait pas à absorber cette masse supplémentaire. A la fin du xvni e siècle commença le départ des Highlanders d'Écosse, chassés par l'extension des pâtures à moutons parallèlement au développement de l'industrie textile. De 1815 à 1880, tandis que se poursuivait à l'intérieur, sauf en Irlande, l'accroissement démographique, il sortit du RoyaumeUni plus de 12 millions d'individus qui allèrent peupler les États-Unis et les « colonies blanches ». Le mouvement d'accroissement massif des échanges commerciaux, déjà réalisé avec l'Inde (la valeur des exportations quintupla au xviii® siècle), se poursuivit au siècle suivant. Avec l'Afrique, les importations d'huile de palme décuplèrent de 1820 à 1850. Celles du bois de teck centuplèrent. Les exportations britanniques de cotonnades, d'alcool, de sel, de fer, crûrent dans de formidables proportions 6. Il ne s'agissait plus seulement, dans cette phase finale de l'accumulation primitive, d'un capitalisme mercantile, d'autant que les échanges triangulaires fondés sur le circuit des esclaves d'Afrique et les produits de l'ancien empire de plantations (café et sucre des Antilles) avaient été désorganisés par l'interdiction de la traite en 1807. L'Angleterre, première exportatrice de

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produits manufacturés, première importatrice de matières premières et de denrées alimentaires, organisait son hégémonie. O n sait c o m m e n t elle ruina délibérément l'industrie indienne p a r des tarifs prohibitifs 7. D a n s la période suivante, la révolution des transports 8 lui permit, en exigeant de ses colonies, n o n seulement les matières premières, mais aussi certaines des denrées alimentaires qui c o m m e n ç a i e n t de lui faire défaut (blé et fromages du C a n a d a , puis, après 1885, avec l'essor des procédés frigorifiques, beurre d'Australie), d'organiser définitivem e n t cette « nouvelle division internationale du travail » dont parle M a r x , « u n e division adaptée aux exigences des centres principaux de l'industrie m o d e r n e (qui) surgit et t r a n s f o r m e u n e partie du globe en u n secteur de production surtout agricole dont le rôle est d'être le fournisseur de l'autre partie qui d e m e u r e principalement u n secteur industriel » 9 . Mais le trait m a j e u r de l'impérialisme britannique, celui qui p e r m e t d'y retrouver, à côté de certains aspects « archaïques », u n impérialisme véritable, ce f u t l'exportation des capitaux. Quel q u e fût le v o l u m e du c o m m e r c e extérieur, les investissements à l'étranger acquirent p o u r l'Angleterre u n rôle déterm i n a n t puisque, d ' u n e façon continue du début d u xix e siècle j u s q u ' à nos jours, sa balance commerciale fut déficitaire ; mais j u s q u ' e n 1935, la balance des paiements d e m e u r a largement positive. Certes elle bénéficiait du surplus des « revenus invisibles » : vente de services aux pays étrangers (flotte, assurances, etc.) et revenus des investissements antérieurs l0 . Mais la balance des investissements e u x - m ê m e s contribua, de plus en plus, à fournir les surplus nécessaires à de n o u v e a u x investissements. La Grande-Bretagne avait déjà investi à l'étranger, entre 1815 et 1830, cent millions de livres sterling supplémentaires. Les investissements extérieurs, qui atteignaient u n total d'environ £ 10 millions en 1816 et 250 en 1854, passèrent en vingt ans à plus d ' u n milliard " . On n e rencontre cependant, dans l'Angleterre victorienne, ni u n e concentration notable de la production et du capital, ni la fusion du capital bancaire et du capital industriel. Mais on ne la trouve guère n o n plus dans la période suivante, seule qualifiée « d'impérialiste » par les historiens. La puisssance industrielle britannique s'était édifiée sur le c h a r b o n et l'industrie textile. Elle resta tardivement le fait de petites exploitations. E n 1913, plus de 3 000 mines étaient en activité. E n 1945, 676 (sur 1 500) employaient encore moins de cent ouvriers. La productivité était faible : en 1913, 8 96 seulement du c h a r b o n était abattu m é c a n i q u e m e n t . Bien que les industries de

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Manchester eussent organisé une répartition du travail entre les petites entreprises de la région, l'industrie textile resta de même extrêmement spécialisée, caractérisée par la séparation financière et matérielle des principales étapes de la production (filature, tissage, finissage, vente). Le pays, qui fournissait, en 1913, les deux tiers des exportations mondiales de cotonnades, ne connaissait encore de concentration ni verticale ni horizontale. En 1934, les trois quarts de l'ensemble des entreprises britanniques avaient moins de dix employés, 90 96 en utilisaient moins de 50. Certes, l'évolution vers la concentration était incontestable, puisqu'en 1935, 40 % des ouvriers étaient répartis entre 1 650 firmes seulement. Mais plus de la moitié des travailleurs restaient dans les petites et moyennes entreprises (60 % dans les établissements de moins de 500 employés, dont 20 % dans ceux de moins de 50). L'accélération définitive de la concentration remonte seulement au lendemain de la seconde guerre mondiale l2 . Comblée par la prospérité de ses entreprises industrielles et la capacité de crédit d'un système bancaire antérieur bien rodé, la Grande-Bretagne ne ressentit pas non plus le besoin d'augmenter de façon radicale l'efficacité de son marché des capitaux. Elle respecta tardivement la césure entre le monde industriel et celui des banques de dépôt qui continuaient de concevoir le commerce de l'argent comme des usurières à grande échelle, par la pratique généralisée des escomptes à quatrevingt-dix jours. Elle n'expérimenta que bien après la France le système du Crédit Mobilier inauguré par les frères Pereire (1852) l3 . J. Bouvier constatait récemment le retard de la France où le capital bancaire, en pleine période « impérialiste », ne contrôlait pas encore le capital industriel u . En dépit des apparences, il fut pire en Grande-Bretagne : c'est que l'Angleterre, précisément parce qu'elle avait été la première puissance impérialiste, fut ensuite gênée par le vieillissement prématuré de structures paralysantes, là où les nouveaux venus, au premier chef les pays neufs (USA), purent faire sans entraves le bond en avant. Enfin, dernier trait de l'impérialisme britannique et non des moindres puisque, ainsi que nous le verrons, il restera déterminant de l'impérialisme économique, il était «informel » l5 . Économie dominante du xix e siècle, mais adepte du libreéchange à partir des années 1850, l'Angleterre tendit à mettre en valeur à son profit de nombreux pays d'outre-mer, dont une partie seulement lui était annexée. Que 1'« empire informel » joua un rôle au moins aussi

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important que Γ« empire formel », c'est d'abord une évidence économique. Même l'Inde, base de l'édifice, ne renfermait en 1885 que le un cinquième des investissements outre-mer (£ 270 millions). L'empire n'en détint jamais qu'un peu moins de la moitié : quelque 40 96 de la période 1850-1875 l6 , 47 96 en 1913 où l'on estimait que £ 1 780 millions était investi dans l'empire contre 1900 au dehors, (principalement aux USA et en Amérique latine).

Principaux investissements (en millions de livres) * 1870

britanniques

1885

1900

outre-mer

1911

1913

USA et A m é r i q u e latine Empire***

285 274

450

879

1275

1 5 0 0 **

687

1 145

I 499

1 779

* Robinson et Gallagher. * * Total étranger : 1 900. *** E m p i r e : Canada, Australasie, Egypte, Afrique du Sud.

Au plus fort du partage impérialiste, en 1907-1913, la Grande-Bretagne investissait £ 655 millions à l'extérieur, contre 481 seulement, dans l'empire Or, elle n'avait même pas 1'« alibi » des pays dits semi-coloniaux (Russie et Turquie par exemple qui, plus que les colonies tropicales, drainaient les capitaux français puisque ses colonies de peuplement (Canada, Australasie, Afrique du Sud) les remplaçaient avantageusement : les consommateurs des dominions, aux goûts européens, nantis de l'argent nécessaire et pourvus d'institutions relativement stables, garanties du capital et de la propriété, ne représentaient-ils pas les meilleurs associés possibles de la « mission victorienne » ? Ce sont d'ailleurs eux qui, en 1913, avaient absorbé les trois quarts des investissements impériaux, les pays tropicaux (Inde comprise) se contentant du reste l8 . Outre la moitié des investissements, le reste du monde n'en continua pas moins de drainer les deux tiers du commerce extérieur britannique.

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Commerce

Domaine

extérieur

anglais

(en 9 6 ) *

1854-1857

1913

Empire

25,4

30,7

Étranger

74,6

69,3

* Hancock, p. 18, 11 ; Crouzet, Annales,

colonial

p. 282, η. I.

Enfin, l'immigration britannique vers les États-Unis fut tardivement très largement supérieure aux courants dirigés vers l'empire : Emigration

(milliers) *

USA

Empire

1870

153

44

1885

138

23

66

54

122

297

1891-1895 1911

* H a n c o c k , p. 28, n. 1. En valeur absolue, l'émigration vers les USA l'emportait largem e n t . De 1812 à 1914, les estimations sont les suivantes (en millions), n o n compris les m o u v e m e n t s internes du Canada vers les USA :

USA

13,5

A m é r i q u e du N o r d britannique

3,8

Australasie

2,2

C a p et Natal

0,7

Total

20,2

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Non que l'appropriation politique fût exclue de la domination britannique du xix c siècle. Celle-ci avait reçu en héritage un domaine qui, à la différence de l'empire français avait survécu aux guerres napoléoniennes. La conquête de l'Inde jusqu'alors exploitée commercialement par la compagnie, avait débuté au xvin e siècle avec la prise en main du Bengale (1757). L'India Bill (1784) régularisa le contrôle du Gouvernement sur la gestion de la colonie. La conquête du Deccan était chose faite en 1803. Après celle de l'Assam (1826), du Pendjab (1849) et à la suite de la révolte des Cipayes (1857) qui entraîna le Government India Act (1858), il ne restait plus qu'à préciser les confins (Beloutchistan en 1880, Birmanie en 1885). Le Canada, acquis en 1763, reçut en 1841 l'indépendance politique pour éviter une « révolution américaine », et devint en 1763 le premier dominion. En Australie, la colonie pénitentiaire de la Nouvelle Galles du Sud remontait à 1788 ; les autres se développèrent entre 1834 et 1859 ; l'autonomie politique était acquise en 1851. L'expérience de colonisation systématique de la NouvelleZélande avait débuté en 1837. La colonie du Cap était acquise depuis 1815, et l'occupation du Natal remontait à 1842 19. Enfin, en Afrique de l'Ouest, le partage implicite était chose faite dès le milieu du siècle : Freetown fut repris en 1808 par la Couronne à la Compagnie du Sierra Leone ; en Gold Coast, à partir de 1830, le gouverneur Mac Lean établit une situation de fait légalisée par le Parlement en 1843. Enfin, au Nigeria, un protectorat fut établi sur Lagos en 1853. La constitution de l'empire fut donc bien antérieure à la période dite « impérialiste ». Le problème se pose de déterminer pourquoi cet empire libre-échangiste conquit, en définitive, de si vastes territoires qui ne le cédaient en rien aux acquisitions de la fin du siècle. Les historiens britanniques ont montré, avec juste raison, qu'il s'agissait d'un Reluctant Empire 20 . Le moteur de la domination était l'entreprise privée. Mais le gouvernement n'en était pas moins présent, « to open and secure the roads for the merchants » 2I . Or le commerce impliquait nécessairement des incidences politiques et militaires. Les négociants se heurtaient tôt ou tard aux structures pré-existantes. Ils appelaient à la rescousse les forces de l'État, qui se trouvaient dans la nécessité d'occuper les places stratégiques pour protéger l'empire commercial. Le cas de la colonie du Cap est, à ce titre, exemplaire 22. Occupée en 1795 à seule fin défensive, pour éviter qu'elle ne devint, entre des mains françaises, une arme redoutable, elle constitua jusqu'à la

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fin du siècle un boulet dont l'État ne cessa de déplorer le coût. Mais, aux prises avec le dynamisme boer, il ne put entraver la progression vers l'intérieur dont il s'efforça vainement de limiter les effets en refusant d'assurer aux fermiers la protection d'une frontière en constante expansion. La tentative de résister à leur pression par une immigration britannique massive et la seule prospérité des affaires, en exacerbant le nationalisme boer, ne fit qu'aggraver les conflits internes des colons. Lorsque dans les années 1870-1880, la découverte successive des diamants du Rand (Kimberley, 1867) puis de l'or du Transvaal (1886) donna le « coup de pouce » nécessaire à l'adoption d'une politique de force prônée par les missionnaires depuis le début du siècle (au nom de la protection des peuples bantu), l'intervention directe était, en fait, devenue inévitable. L'attitude des Anglais en Gold Coast fut aussi révélatrice : alors que leur ingérence politique n'avait fait que s'accroître en pays Fanti depuis le début du siècle, alors même qu'elle venait de provoquer, en 1863, une nouvelle invasion de la côte par les Ashanti inquiets de leur progrès, un Select Committee du Parlement, inspectant les lieux en 1865, conclut à la nécessité de renverser l'évolution ; il fallait prévoir le transfert aux Africains de l'administration et se retirer de toute la côte occidentale à l'exception, peut-être, du Sierra Leone. Mais la situation était désormais irréversible, trop d'intérêts étaient impliqués, liant entre eux les commerçants, les missionnaires et les Africains « évolués ». Alarmés, ceux-ci, déjà déconcertés par l'absence de riposte anglaise devant la descente Ashanti, suscitèrent la Confédération Fanti, première manifestation du nationalisme ghanéen qui contribua à rendre inévitable la conquête britannique 23. Le même phénomène se reproduisit partout. Même en Inde, l'occupation progressive avait moins pour but de construire un empire que de protéger les intérêts existants. Le mot d'ordre était de se maintenir et de s'étendre par le commerce et l'influence pacifique si l'on pouvait, mais par la règle impériale si l'on devait 24. L'administration et surtout l'armée, étroitement imbriquées au commerce qui en couvrait les frais, devenaient à leur tour le rempart de l'empire, susceptible d'assurer la sécurité des investissements en Inde et au-delà, dans l'Asie du Sud-Est et en Extrême-Orient 2 S . Mais l'expérience de la révolution américaine, puis celle de la terrible révolte des Cipayes, avait enseigné aux Anglais le danger de l'intervention autoritaire. En ce sens, il est vrai que

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la Grande-Bretagne constitua son empire malgré elle : au plus fort du partage, les hommes politiques auraient volontiers fait l'économie de la conquête. Mais ils la savaient inévitable : l'impérialisme, sécrétant sa propre contradiction, impliquait une domination politique d'un coût élevé qui contrevenait à son objet économique. 2. Le nationalisme impérial Voici donc situé, à sa juste valeur, le « partage de l'Afrique ». Il fut tout relatif. Mais il donna au problème une dimension nationaliste qui fit, précisément, l'originalité de la période d'après 1880, car elle contrevenait à la signification proprement économique de l'impérialisme. Pour la plus grande puissance mondiale, 1'« achèvement du partage » 26 consista surtout à étendre et préciser des zones déjà réservées. Quant à la France, elle avait depuis un demisiècle jeté son dévolu sur sa colonie fondamentale, l'Algérie. En Afrique occidentale, le Sénégal et le Dahomey constituaient depuis longtemps des « chasses gardées » 27. Des jalons sérieux avaient déjà été jetés dans la presqu'île indochinoise 28 . Il ne restait donc (outre le problème chinois) que l'intérieur de l'Afrique et que l'Océanie : c'est-à-dire des zones dont nul ne mettait en doute le faible intérêt économique — sinon certains esprits rêveurs, tels que le roi Léopold ou que Brazza, dont on ne sait pas toujours s'ils utilisaient l'argument de la « richesse » de leurs découvertes par conviction personnelle ou comme arme de propagande destinée à décrocher quelque nouveau crédit. Il y eut, avec la période précédente, une incontestable continuité de la politique économique des grandes puissances — au premier chef de l'Angleterre. Mais il y eut aussi un changement qualitatif certain, celui de la représentation que l'Occident se faisait de lui-même. Un signe en fut la multiplication des sociétés géographiques et coloniales : en France, onze nouvelles sociétés naquirent entre 1871 et 1881 ; le Comité de l'Afrique Française se constitua en 1890 ; l'Union Coloniale Française apparut en 1893. L'ouvrage d'économie coloniale de Paul Leroy-Beaulieu, passé inaperçu en 1874, eut pour sa seconde édition, en 1881, un prodigieux retentissement. Ce vaste mouvement touchait au même moment les pays voisins — Angleterre, Allemagne, Belgique. L'opinion se révéla particulièrement sensible au phénomène le plus visible de son

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temps : la lutte en Afrique. Élucider les causes du partage devrait donc contribuer à faire saisir l'originalité de la période, et son rôle dans l'élaboration de l'impérialisme. Les « causes » du partage

de

l'Afrique

Les auteurs contemporains ont mis l'accent sur les causes non économiques du partage de l'Afrique. Robinson et Gallagher ont insisté sur le rôle déterminant des hommes politiques, agissant au nom d'impératifs diplomatiques, par le jeu subtil des rapports de force entre le gouvernement de la métropole et les groupes de pression coloniaux, pas nécessairement économiques. Sur place, un rôle déterminant fut joué plus que par les commerçants de l'Afrique de l'Ouest — rarement acquis à l'idée de l'annexion — par les missionnaires, au nom de la « mission civilisatrice » de l'Occident tenu de « délivrer » les peuples du joug négrier de leurs potentats ou, comme en Afrique australe, d'entraver la spoliation entreprise par les Afrikanders — et par les fonctionnaires locaux et les militaires impatients d'effectuer quelque prouesse ou de résister au progrès des Français. En France, H. Brunschwig a démontré, de façon analogue, combien l'opinion redouta, de façon durable, 1'« aventure coloniale » dont les hommes d'État supputaient le coût, tandis que les hommes d'affaires redoutaient l'ingérence de la métropole. A la veille de la prise du Tonkin, le gouvernement écrivait encore qu'il ne voulait « à aucun prix une guerre de conquête» (1882) 29. Il recommandait à Brazza, qui allait fonder le Congo, de rester dans « les sages limites que vous ne devez pas dépasser dans un pays où jusqu'ici nos intérêts sont relativement faibles » 30. Mais la politique de prestige l'emporta sur les réalités économiques. L'avis des auteurs diffère seulement sur la « goutte d'eau » qui aurait enclenché le mécanisme du partage. Chaque spécialiste tend à la découvrir dans son domaine. Pour Robinson et Gallagher, ce serait l'intervention britannique en Egypte. Non qu'elle eût eu lieu pour des motifs économiques : l'essor du commerce britannique était bien antérieur à l'occupation ; au contraire, les affaires avaient subi un coup d'arrêt à la suite de la banqueroute du Khédive Ismaïl, et peu de nouvelles entreprises emboîtèrent le pas à la mainmise sur le pays. Celle-ci fut avant tout stratégique ; il s'agissait d'assurer la sécurité en Méditerranée et sur la route de l'Inde, menacée par le déclin de l'autorité turque sur les bouches du Nil : le partage aurait donc

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été entrepris moins pour édifier un nouvel empire africain que pour protéger le vieil empire d'Asie. Newbury insiste, en revanche, sur le caractère progressivement envenimé des rivalités politiques et commerciales franco-britanniques dans l'Afrique de l'Ouest 31 . H. Brunschwig, pour sa part, assigne au traité de Makoko (1880) obtenu par Brazza au Congo un rôle déterminant 32 . D'autres mettent en relief la diplomatie européenne, avec l'intervention inopinée de Bismarck dans le champ des rivalités coloniales 33 et l'ambition personnelle du roi Léopold, désireux de créer en un endroit quelconque du globe, et à n'importe quel prix, un empire belge. Tout ceci est juste. Tout survint à peu près en même temps, et l'on aurait grand'peine à trouver, en Afrique même, des arguments strictement économiques de valeur justifiant le partage. Le rôle économique de l'Afrique noire coloniale était alors et est longtemps demeuré négligeable 34. La part africaine des investissements outre-mer effectués par les grandes puissances resta réduite : en 1913, malgré l'étendue des superficies concernées, la Grande-Bretagne n'avait investi en Afrique que £ 460 millions sur 4 milliards et seulement £ 80 millions si l'on exclut l'Afrique du Sud 3 5 . En 1936, le total des investissements étrangers en Afrique noire était estimé à seulement £ 1 200 millions 36. Mais en invoquant la faible rentabilité de l'Afrique pour rejeter le bien-fondé des facteurs économiques du partage au profit d'une sorte de mégalomanie politique, il semble que les auteurs précédemment cités confondent deux plans : les origines du partage ne sont pas à rechercher en Afrique même. Toutes les « causes » énumérées ci-dessus n'en étaient pas, et il nous paraît vain de s'attacher à déterminer quelle fut la première en date : elles se présentaient, dans leur ensemble, comme des manifestations localisées, comme autant d'éléments de réponse aux formes diverses (politiques, diplomatiques, nationalistes, et même...économiques), à une situation globale, qui dépassait de beaucoup le continent africain, élément effectivement mineur de l'échiquier mondial, en dépit des apparences. Le capitalisme

occidental

Ce qui fit l'originalité de la période qui s'ouvrait vers 1880, ce fut l'intervention de l'ensemble des puissances occidentales, et non plus de l'Angleterre seule 37. Ainsi se posait le problème 4

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de la constitution d'empires concurrents, dont Lénine dit fort bien qu'ils luttèrent moins « pour eux » que « contre les autres ». Ce fut cette interaction qui exigea de codifier un partage amorcé depuis un siècle. Dans le champ clos du continent africain, les rivalités internationales furent particulièrement lisibles, schématisées comme elles le furent par la Conférence de Berlin (1885), réunie à l'instigation de Bismarck appuyé par la France, à la suite des ambitions simultanément manifestées par Léopold, par l'accord anglo-portugais sur les bouches du Congo, 1879, finalement non ratifié, par la fréquence des incidents franco-britanniques, et par l'Allemagne. Élucider la cause profonde du partage de l'Afrique revient donc à déterminer les raisons de cette conjonction des expansions. Or celle-ci traduisait l'arrivée du monde capitaliste occidental dans son ensemble à un niveau économique comparable. Jusqu'alors, la Grande-Bretagne s'était étalée sans rivale, donc sans ressentir la nécessité de se ménager des « chasses gardées ». Désormais, les autres puissances étaient devenues mûres pour l'expansion. Cela ne signifie pas que l'achèvement du partage fut lié à la situation économique mondiale par une simple relation de cause à effet. La plupart des puissances ne pratiquaient pas encore une économie impériale. Mais le fait même qu'elles aient proclamé très haut leur volonté de le faire prouve, à tout le moins, qu'elles en étaient devenues capables, bien plus, qu'elles en ressentaient le besoin 38. Pourquoi l'action politique précéda-t-elle si souvent le fait économique (comme pour Léopold au Congo ou pour Bismarck au Maroc) ? C'est que les nations occidentales avaient un modèle sous les yeux — celui de l'Empire britannique — et qu'elles se sentaient de taille à l'égaler, voire à le surpasser grâce à des armes nouvelles qu'elles lui avaient empruntées, mais qu'elles avaient aussi, mettant à profit leur retard, améliorées d'abord sur le plan intérieur : l'industrialisation, la concentration des capitaux, les travaux publics. De ce point de vue, dans le monde capitaliste de la fin du xix e siècle, le stimulant majeur fut l'innovation déterminante du chemin de fer qui absorba près de la moitié de tous les investissements privés de la période et entraîna une transformation radicale de la géographie économique, en ouvrant des débouchés énormes à l'investissement, en élargissant les marchés et en accélérant les migrations 39 ; ce n'est pas un hasard si les projets de transsahariens ou de transsoudaniens se multiplièrent en Afrique noire 4 0 , si les Allemands lancèrent leur Berlin-Byzance-

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Bagdad 41, si l'expansion française se traduisit par des investissements massifs dans les chemins de fer (Turquie, Russie). A cette cause majeure — l'arrivée sur la scène mondiale du capitalisme occidental — s'ajouta un élément favorable à l'extension des domaines coloniaux. La domination britannique et, dans une moindre mesure, française, qui trouvait ses racines dans l'époque mercantiliste, avait depuis longtemps amorcé la décomposition des états exploités — principautés indiennes, provinces de l'empire turc, communautés africaines minées par l'économie de traite. La plupart se trouvaient, de ce fait, en état de moindre résistance. Dans le cas d'une province de l'empire « informel » (Royaume Ashanti-Royaume du Dahomey), la prise en main paraissait naturelle. Mais dans celui d'une zone périphérique (Egypte, Birmanie...) elle s'imposait d'autant plus que cet affaiblissement rendait le pays particulièrement vulnérable aux risques nouveaux de concurrence européenne 42. La colonisation entrave à l'impérialisme ? Le partage de l'Afrique ne traduit donc pas la naissance de l'impérialisme. Il révèle le décalage historique de l'accession des pays capitalistes à l'impérialisme, et son adoption comme système occidental. Est-ce à dire que l'époque coloniale fut véritablement impérialiste, c'est-à-dire directement assimilable au stade monopoliste, stade suprême du capitalisme ? Non, sans quelque réserve. De même que Marx avait fondé son œuvre sur l'examen du capitalisme britannique, ou qu'Hilferding était parti de l'analyse de la banque autrichienne 43, Lénine énonça sa théorie à partir de l'étude de la compétition européenne — chacun se référant à l'exemple le plus marquant et le plus avancé de son temps. Lénine eut l'immense mérite de discerner la tendance au rôle prédominant des monopoles. Mais l'histoire contemporaine nous a enseigné ce qu'il était alors hors d'état de concevoir, car, quel que fut son génie, il n'était pas devin : que la phase coloniale était, à son tour, susceptible d'être dépassée, qu'elle contredisait, à la limite, les objectifs même de l'impérialisme. Expliquons-nous. Dans la période 1850-1870, la GrandeBretagne avait conçu un impérialisme véritable — et non pas seulement un « archéo-impérialisme » caractérisé par une économie de pillage, de traite ou de plantations limitées à la

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transformation élémentaire des produits de cueillette ou des ressources minérales 44. Vis-à-vis de ses colonies blanches 45, mais aussi de l'Inde, cet impérialisme s'était manifesté par la vigueur des flux d'investissements et par la relative autonomie laissée au relais d'une bourgeoisie nationale naissante ou déjà constituée 46. Il reposait sur le principe que l'accroissement des revenus outremer, favorisé par les investissements métropolitains, ne pouvait qu'élargir le marché britannique. Il s'était développé de façon exemplaire, précisément parce que les mobiles économiques, assurés de l'impunité diplomatique, ne rencontraient pas d'obstacle. Mais l'Angleterre occupait une position exceptionnelle, isolée et précoce. D'où la survivance des formes archaïques précédemment évoquées. L'époque coloniale, en revanche, quelque paradoxale que puisse paraître la formulation, était le signe d'un impérialisme dénaturé : la convergence entre les mobiles et les intérêts des hommes d'affaires et des gouvernements, qui avait caractérisé les débuts de l'Angleterre victorienne, disparut. Du fait des rivalités internationales, le politique, voire le psychologique (dans le cas de Léopold), tendit à se tailler la part du lion. D'où une série de conquêtes effectuées sans raison économique apparente, et qui purent même apparaître comme économiquement aberrantes, telle, pendant quinze ans, l'aventure léopoldienne 47, ou la « course au Tchad » dont la France se fit le champion. Le partage de l'Afrique tropicale, effectué sans mobile économique majeur préexistant, ne donne pas non plus lieu à la « mise en valeur » que l'on aurait pu en attendre. Son exploitation releva tardivement de 1'« archéo-impérialisme ». L'économie de traite y resta jusqu'à la seconde guerre mondiale fondée sur le pillage : on exportait l'or, le diamant et le cuivre et l'on achetait à des prix dérisoires des produits bruts ou médiocrement élaborés selon des méthodes artisanales (cueillette du caoutchouc sauvage, chasse à l'ivoire, fabrication villageoise d'huile de palme, concassage à main des palmistes, plantations « indigènes » de cacaoyers, de caféiers, d'arachides) ; ces produits étaient échangés contre des marchandises d'importation fortement surévaluées et destinées à l'autodestruction, à la consommation immédiate ou à la thésaurisation ostentatoire (armes à feu jusqu'en 1909, alcools, pagnes, pacotille). Les entreprises commerciales dominaient. Dans les cas extrêmes (compagnies concessionnaires du Congo) elles ne pratiquèrent, au moins jusqu'en 1920, aucun investissement,

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sinon des frais minimes de « premier établissement ». Elles ne prévirent donc aucun amortissement (puisqu'il n'y avait rien à amortir) et n'exercèrent aucun autofinancement : la quasi-totalité des profits étaient distribués annuellement aux actionnaires, si bien que, en cas de chute des cours sur le marché mondial, les sociétés pouvaient se retirer d'un jour à l'autre, avec le minimum de pertes, d'un pays laissé exsangue aussi bien en hommes qu'en produits 48 . Les investissements se limitèrent à la construction relativement tardive de voies ferrées : celle de l'État Indépendant du Congo (MatadiLéopoldville, 1890-1898) fut l'une des premières. Le CongoOcéan (Brazzaville-Pointe-Noire) fut seulement entrepris entre les deux guerres (1922-1934). Après la première guerre mondiale apparurent les chantiers forestiers (bois du Gabon puis de Côte d'Ivoire) et les plantations europénnes (Cameroun, Afrique orientale). Mais l'économie resta « singulièrement primitive et paresseuse » 49. Sauf dans les pays miniers (Congo belge, Rhodésie), la part des investissements commerciaux était largement prédominante (Unilever — SCOA-CFAO). Or les sociétés commerciales n'intervenaient guère dans la production, abandonnée au secteur traditionnel 50. Elles prirent l'habitude de laisser à l'État la charge des énormes dépenses d'équipement : face aux réticences des investisseurs, les travaux d'infrastructure furent surtout redevables aux capitaux publics (en 1936, 25 % des investissements étaient d'origine publique au Congo belge et 43 % en Union Sud Africaine, mais le pourcentage atteignit 68 % dans le Sud-Ouest Africain et 71 96 en AEF) 5 1 . La « mise en réserve » des territoires conquis apparut donc, paradoxalement, comme un frein à l'exploitation. On comprend, dès lors, les réticences des gouvernements manifestées au plus fort du partage : la conquête et l'occupation étaient coûteuses. Elles n'étaient peut-être pas payantes. Au début du siècle, les dépenses militaires et stratégiques occupaient la quasi-totalité des budgets (pour la France, non compris l'Afrique du Nord : 96 millions sur 115 en 1902, 83 sur 100 en 1910 52. On comprend aussi le bien-fondé des fameuses questions posées par les expansionnistes eux-mêmes : combien les colonies ont-elles coûté à la métropole — aussi bien à l'époque de la conquête qu'à celle de l'effondrement du système ? Certainement fort cher et, dans le cas français tout au moins, peut-être plus cher qu'elles n'ont rapporté durant la période coloniale proprement dite 53. Il est probable, comme le constatait Hobson, que les métropoles avaient fait fausse route,

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de même que le Japon aurait eu avantage à procéder de façon pacifique en Mandchourie, ou que l'Italie avait plus à perdre qu'à gagner, à long terme, à vouloir s'emparer de l'Ethiopie 54. Le nationalisme

impérial

C'est que Γ« impérialisme colonial » tel que le définissaient ses promoteurs, impliquait des éléments qui contrevenaient à son essence économique : le nationalisme et le protectionnisme. L'optique impériale était, en effet, moins celle d'une gestion bien comprise du monde que celle d'une exaltation de l'idée nationale. De ce point de vue, le cas de la France fut exemplaire ; ce ne fut pas un hasard si le plus fort de l'expansion eut lieu entre la crise boulangiste et l'affaire Dreyfus. Coloniser représentait une occasion d'aventures, une école d'énergie, en même temps qu'une revanche aux déceptions individuelles et collectives (défaite de 1870, récession intérieure). L'entreprise, « acte de foi sonore dans les destinées territoriales illimitées de notre domaine d'outre-mer » relevait davantage de l'épopée que de la mise en valeur : on cherchait à conquérir l'empire le plus vaste possible, mais secondairement à en faire le plus riche possible 55. Le phénomène fut général. C'était l'époque de l'éclosion du pangermanisme, de la conviction britannique d'exercer un devoir moral envers le reste de l'humanité : le « fardeau de l'homme blanc » apparaissait comme la rançon inévitable de la « mission » occidentale, exaltée par la littérature de l'époque (Kipling). Exacerbée par les rivalités européennes, l'idée d'empire coïncidait avec le retour au protectionnisme. Les barrières douanières s'élevèrent les unes après les autres : en 1884 en Allemagne, en 1892 en France (tarif Méline), en 1890 aux États-Unis (tarif Mackinley), qui ne se lancèrent pourtant dans la conquête qu'à partir de 1898 (prise aux Espagnols de Cuba, de Porto-Rico et des Philippines). L'Angleterre seule ne se rallia pas à cette politique, précisément parce que son empire reposait sur le libre-échange. Mais les nationalistes impériaux, avec à leur tête Chamberlain, auraient souhaité u n « libre-échange impérial », c'est-à-dire un empire sans barrière douanière intérieure, mais isolé du monde. Ce programme se transforma en 1897 en « préférence impériale », plus conforme aux aspirations des colonies blanches qui, commençant de constituer des ensembles nationaux, tenaient à obtenir la garantie du marché britannique

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tout en réservant leur propre avenir 56. Mais le plan de « tarif impérial », proposé en 1902, fut rejeté par le pays en 1906. Il fut rejeté parce que, comme l'a admirablement montré S.B. Saul, « l'Empire n'était profitable à la Grande-Bretagne qu'en tant qu'organisme dynamique, ouvert, intégré dans le grand courant de l'économie mondiale..., et non pas en tant que mécanisme défensif grâce auquel elle aurait pu s'abriter de la concurrence étrangère, comme le pensaient les protectionnistes » 57. En permettant à l'Angleterre d'organiser une première division internationale du travail, l'expansion impériale l'avait progressivement établie au centre d'un système mondial de règlements multilatéraux : jouissant de surplus croissants dans ses transactions avec ses colonies d'Afrique occidentale, d'Australie et surtout avec l'Inde, elle pouvait ainsi compenser ses balances de paiement déficitaires avec l'Europe continentale et les USA, auxquels elle achetait de plus en plus d'objets manufacturés. De plus, ces pays, qui ressentaient un besoin croissant de matières premières, les achetaient directement dans l'Empire britannique (laine d'Australie, coton indien, caoutchouc de Malaisie, huile de palme d'Afrique occidentale) dont la production avait augmenté plus vite que la capacité d'absorption de la métropole. L'empire était donc pour l'Angleterre une source de richesse dans la mesure où il lui donnait le moyen de régulariser ses relations avec le reste du monde 58. Ce fait montre bien le caractère fallacieux de la propagande « impérialiste » de l'époque qui reposait sur un postulat naïf d'autarcie contrevenant au but recherché. La

crise

britannique

Qui plus est, l'idéologie impérialiste se propagea au moment même où l'essor économique de la Grande-Bretagne marquait le pas. La crise amorcée en 1870 et toujours actuelle est le leitmotiv des historiens de la période 59. Ce déclin résultait de l'apparition de rivaux sérieux face à une nation qui s'était accoutumée au monopole. L'Angleterre, qui assurait encore 20 % de la production industrielle mondiale en 1900, mais seulement 14 % en 1913, fut rattrapée et dépassée par les pays européens puis, après la guerre, par les USA et le Japon ; elle perdit sa supériorité technique, fondée sur l'industrie textile, le charbon, la vapeur et le chemin de fer, lorsqu'à partir des années 1880 la «deuxième révolution industrielle» fit prévaloir l'électricité, le pétrole et les industries chimiques.

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Certes, dans l'immédiat, le retard était tout relatif. La masse des capitaux investis à l'étranger continua de s'accroître de plus en plus rapidement (£ 1 300 millions en 1885, £ 4 milliards en 1913), passant de 13 à 16 % du total des investissements britanniques. Cependant, les nouveaux investissements extérieurs, sauf vers la fin des années 1840 et juste avant la guerre, devinrent nettement inférieurs aux revenus des investissements antérieurs qui, passés de 4 à 10 96 du revenu national, avaient fait boule de neige et quadruplé en trente ans 60.

Année

Revenus tirés des propriétés à l'étranger (millions de £)

Période quinquennale

Moyenne annuelle des nouveaux investissements à l'étranger (millions de f )

1883

50

1880-1884

23,9

1891

100

1890-1894

45,6

1903

115

1900-1904

21,3

1907

140 à 153

1904-1909

109,5

1913

205 à 210

1910-1913

185

Bref, en même temps que l'équipement de la Grande-Bretagne devenait de plus en plus dépendant de la prospérité du reste du monde, la métropole insufflait, proportionnellement, de moins en moins d'argent frais : elle devint un pays rentier, qui consommait plus qu'il ne produisait. Enfin, malgré le bond en chiffres absolus, le commerce de l'empire apparaissait en relative stagnation, puisqu'il passait de 25,4 96 à 27,5 96 seulement du total entre 1854-1857 et 19091913, en dépit de l'accroissement massif des superficies (6 000 000 km2 entre 1880 et 1900) 61 . La crise s'accéléra entre les deux guerres mondiales. La volonté de retrouver, à tout prix, la parité de la livre sterling avec l'étalon-or (1925) entraîna une déflation qui laissa l'Angleterre désarmée devant la concurrence des pays à monnaie dépréciée 62. Elle ne connut pas, dans la période 1920-1929, l'élan de prospérité des USA et de la France ; le

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volume de ses exportations tomba de 30 96 entre 1913 et 1937. Les investissements à l'étranger diminuèrent ; de 1903 à 1913, 50 96 des capitaux épargnés étaient exportés, mais seulement 33 96 en 1919 et 0 96 en 1937 (quand la balance des paiements fut devenue déficitaire). Le repli sur le Commonwealth (qui détenait dorénavant plus de 50 96 du total des investissements extérieurs) traduisait, en fait, un état de crise, entériné finalement par le recours au protectionnisme défensif auquel la Grande-Bretagne s'était jusqu'alors refusée 63 : « au milieu de la ruine générale, on se raccrocha à la bouée du commerce impérial » par la Conférence Impériale d'Ottawa en 1932. Dès lors, les vieilles industries (charbon, coton) ressentirent avec moins d'acuité encore le besoin d'être rénovées pour s'adapter aux conditions nouvelles de l'économie mondiale. Le poids de l'empire

français

Du côté français, en dépit des apparences, le nationalisme colonial joua un rôle de frein. Celui-ci fut masqué, il est vrai par le dynamisme d'une économie empressée à combler son retard. La France, qui possédait une population largement plus Investissements français à (à long terme ou à caractère

l'étranger permanent) *

Période quinquennale

Moyenne annuelle en millions de francs

1871-1875

très peu

1876-1880

-50 à

+50

1881-1885

rien ou très peu

1886-1890

443-533

1891-1896

519-619

1897-1902

1 157-1 257

1909-1913

1 239-1 339

* D'après Moulton et Lewis d'une part et Feis, p. 44 d'autre part.

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agricole que la Grande-Bretagne, avait jusqu'alors pu vivre relativement refermée sur elle-même ; l'industrialisation avait progressé lentement. Les investissements à l'étranger, stoppés par la guerre de 1870 (après certaines expériences comme celles du Canal de Suez), restèrent à peu près nuls jusqu'en 1885. Mais ils progressèrent ensuite très rapidement. En un peu plus de trente ans (1880-1914), le total des investissements extérieurs, qui avait triplé (de 14 à 45 milliards), avait suivi un essor très supérieur à l'accroissement du capital du pays, passant de un douzième au un sizième de la richesse nationale totale (environ 300 milliards). Mais en dépit de tapageuses manifestations nationalistes, cette progression se fit presque entièrement hors du domaine colonial. Les investisseurs préféraient les « semi-colonies » (Russie, Turquie...) pour des raisons analogues à celles des Anglo-Saxons dans leurs dominions blancs (encore qu'il ne s'agit pas de pays neufs aux populations homogènes à celles de la métropole) : à la veille de la guerre, les investissements coloniaux représentaient, au plus, 4 milliards de francs-or, dont 1,25 d'emprunts d'État

Distribution géographique des extérieurs français (en

Europe * * USA-Canada Amérique latine Asie Égypte-Suez Afrique du Sud Colonies françaises

investissements %)*

1900

1914

19,9 0,8

27,5 2 ***

2 0,8

6 2,2**'

3

3,3

1,5

4 ....

* D'après Moulton et Lewis repris par Feis. * * Dont Russie : 7 et 11 % ; Turquie : 2 et 3 %. *** Y compris l'Australie. **** La discordance entre le chiffre brut (4 milliards) cité par Peyerimhoff et le pourcentage (4 %, qui correspondrait à un total de moins de 2 milliards) demanderait à être éclaircie. Peut-être provient-elle du déplacement de la rubrique Suez. Même à supposer que le pourcentage eût atteint 10 96, il demeurait relativement très faible.

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Malheureusement, nous ne disposons pas encore, à ce jour, d'étude économique systématique du domaine colonial français. Tout laisse à penser, cependant, que l'outre-mer fut plus un boulet qu'une incitation à l'expansion. Grâce à la loi des Finances de 1900 qui stipulait l'autonomie financière des colonies, supposées se suffire à elles-mêmes (d'où une réduction draconienne des subventions métropolitaines), le territoire colonial, une fois conquis, ne coûta plus très cher. Mais il rapportait peu. Les investissements, presque tous destinés à des travaux d'infrastructure entrepris par l'État (voies ferrées, routes, ponts), n'étaient pas rentables à court terme dans des pays généralement dépourvus de richesse minière 65 . Ils supposaient un développement parallèle du commerce d'exportation. Or celui-ci continuait de se diriger en majeure partie vers l'étranger ou, s'il s'adressait à la France, lui posait de graves problèmes de concurrence au lieu de lui être complémentaire. C'est qu'en dépit des nouvelles conquêtes, le domaine privilégié de l'expansion française demeurait l'Algérie : dans la période 1914-1930, l'Afrique du Nord reçut 81 96 des emprunts coloniaux ; le pourcentage était encore de 41 % dans la période 1931-1939 (Algérie: 30 96 et 24,5 96). En 1940, l'Algérie avait reçu 61 % au total des investissements privés outre-mer (environ 130 milliards de francs courants sur 2 0 0) 66. En 1938, le commerce général avec l'Afrique du Nord représentait 48 % du commerce colonial français (15,2 sur 31,7 milliards de Francs courants, dont 10,6 avec l'Algérie) 67 . A la veille de la seconde guerre mondiale (1937), sur un lot de 5 500 tonnes de denrées alimentaires issues des colonies (avec, au premier rang, le blé et le vin d'Algérie), 4 260 (soit 77 96) étaient déjà produites sur le sol métropolitain ; tandis que sur 5,2 millions de tonnes d'importations agricoles venues de l'étranger, 3,6 étaient des matières premières nécessaires à l'industrie (soit près de 70 96). Très tôt se développèrent des antagonismes tels qu'ils aboutirent à une série de mesures de contingentement 68 . H. Brunschwig a montré comment, jusqu'à la première guerre mondiale, en dépit des mesures protectionnistes, le volume du commerce des colonies avec l'étranger, presque toujours supérieur à la moitié, s'accrût sensiblement 69 . Bien plus, le progrès du commerce avec la France fut nettement inférieur à celui du commerce avec l'étranger (accroissement de 67,6 96 contre 84 96 entre 1901 et 1913). Certes, la part du commerce colonial dans le commerce

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extérieur augmenta (passant de 5,71 % en 1882-1886 à 10,2 96 en 1909-1913, et 12,5 % pour l'année 1913). Mais elle resta ensuite stationnaire jusqu'à la grande crise, et dépassa rarement le quart du total. Part des colonies

dans le commerce (en %)

total de la

métropole

1913

12,5

1935

28,2

1927

13

1936

30,4

1929

15,4

1937

26

1932

25

Le « repli sur l'empire » résultait alors des mesures de protection rigoureuses prises à partir de 1931 pour juguler le déficit commercial : contingentements, licences d'importations, relèvements des droits de douane 70. Il traduisait une phase de récession évidente ; le progrès apparent, en pourcentage, résultait de la réduction de moitié du commerce français avec l'étranger, et non d'une augmentation massive du commerce colonial qui demeura à peu près constant 7 I . Même phénomène en ce qui concerne l'exportation des capitaux : certes, la France avait connu une expansion incontestable après 1920. Mais elle restait malthusienne en matière coloniale ; le fer de Konakry, découvert en 1904, resta inexploité jusqu'après la seconde guerre mondiale. Les diamants d'Oubangui-Chari, découverts en 1913, ne suscitèrent qu'à partir de 1928 des entreprises minières reprises après 1935. Le « repli sur l'empire » résultait non d'un dynamisme interne, mais du resserrement du marché mondial, et notamment des pertes éprouvées dans la Russie tsariste (évaluées à 11 milliards de francs-or). Mais en dépit de la protection impériale, les investissements à l'étranger restaient probablement en 1938 légèrement supérieurs à ceux exportés dans l'empire 72. En outre, la médiocrité des échanges des colonies avec la métropole n'était pas compensée, comme dans le système britannique, par un rétablissement spectaculaire de la balance des paiements par le truchement du commerce de l'outre-mer avec les pays étrangers : à la veille de la seconde guerre

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mondiale (1936), toutes les balances commerciales des colonies avec l'étranger étaient déficitaires, sauf pour Madagascar (tout juste équilibrée : + 29 millions de francs) et surtout l'Indochine ( + 228 millions de francs) E n francs courants, la balance commerciale de l'ensemble de l'outre-mer avec l'étranger atteignait u n déficit de plus d'un milliard (1 352 millions de francs). Tout ceci ne constitue que des indications éparses. Il faudrait, répétons-le, procéder à des études quantitatives détaillées : dans quelle mesure, par exemple, les colonies furent-elles importatrices ou exportatrices, c'est-à-dire agirentelles plutôt comme des marchés pour les produits manufacturés français ou comme des fournisseurs de matières premières ? Il faudrait retracer l'évolution, situer et expliquer les renversements de courants ; le premier résultait de la soif d'équipement des colonies qui se manifesta au tournant du siècle, mais parfois (comme pour l'AEF) seulement après la première guerre mondiale 74 . Le second eut-il lieu, et à quelle d a t e ? En 1935, dans son histoire de l'AEF, Georges Bruel signalait déjà la carence des études françaises en la matière. S'il reconnaissait que l'AEF, la « cendrillon coloniale » naguère dénoncée par le G.-G. Merlin en 1911, n'avait pas encore « acquis sa majorité », il se rangeait à l'avis de ses contemporains pour vanter, en revanche, la prospérité « de nos autres grandes colonies ». Mais on peut se demander si des études monographiques ne seraient pas toutes plus ou moins décevantes en ce domaine. Car, en dépit de l'optimisme officiel, il se dégageait aussi, des textes d'époque, une insatisfaction permanente des milieux expansionnistes : les colonies « sont mal exploitées » ; sont-elles donc « rentables », puisqu'il ne s'agit point d'un « fait naturel », mais d'« une construction progressive et continue », nullement apparente 75. En dépit du battage organisé autour de l'Exposition coloniale de 1931, l'empire français était en crise. La métropole, aux prises avec un équipement périmé, insuffisant, s'essoufflait et réagissait par des réflexes malthusiens ; elle souffrait surtout d'une ignorance généralisée des conditions d'un essor véritablement impérialiste 76 . Car la politique protectionniste était un remède à court terme (sauf lorsqu'il s'agissait de protéger la jeune industrie d'un pays neuf) qui se révélait être, à la longue, un obstacle à l'expansion : fondée sur les contrôles, les restrictions de la production, les quotas sur les marchés, les contingentements, elle supprimait le stimulant d'une vigoureuse

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concurrence extérieure. Elle ne pouvait qu'accentuer à long terme le vieillissement de l'économie. L'avatar

colonial

Entre 1880 et 1920, Γ« esprit impérial» se développa donc indépendamment et parfois même en dépit du domaine colonial. Celui-ci servit seulement ensuite de repli, et surtout de parade à la grande crise, dans la brève période qui précéda la seconde guerre mondiale. Entendons-nous : nous ne prétendons évidemment pas que l'époque ne fut pas impérialiste. Elle le fut, mais d'abord ailleurs ; ce que nous récusons, c'est l'identité fallacieuse impérialisme = colonisation. Celle-ci traduisait plutôt la crise de croissance de l'impérialisme. Elle agit bientôt comme une entrave à son développement. Mais entrave finalement légère car, en dépit de la volonté des nationalistes impériaux, les mesures juridiques et politiques pesaient d'un faible poids face aux forces dynamiques de l'impérialisme. Ignorant les frontières politiques, niant la réalité des barrières douanières, la concentration se poursuivit, parachevant la formation d'unions internationales capitalistes monopoleuses qui se partageaient le monde au nom du vieil adage « le profit n'a pas d'odeur ». Bien que le mouvement de concentration, impétueux au temps de sa jeunesse, au début du siècle, se fût considérablement ralenti entre les deux guerres 7 \ les coalitions financières surmontèrent finalement les décisions impériales, impuissantes à juguler le jeu fondamental de la concurrence présidant aux relations économiques mondiales. Ce fut l'époque où s'épanouirent, par-dessus les frontières, les grandes firmes d'outre-mer, dont l'un des exemples les plus représentatifs fut en Afrique et ailleurs, Unilever : le groupe était né de l'entreprise de William Lever (1851-1925) qui bâtit les débuts de sa fortune sur les savonnettes Sunlight (1888). A la suite des recherches menées sur les oléagineux 78 , il acquit une série de plantations coloniales destinées à son approvisionnement en matières premières, principalement au Congo belge (SEDEC), au Congo français (Compagnie Propriétaire du Kouilou-Niari, 1911), au Nigeria (Royal Co) et en AOF (Niger français, acquis en 1 921) 79. Résultant de la fusion d'un trust britannique de la savonnerie et d'un trust néerlandais de la margarine, le groupe, qui s'était associé les margarineries germano-hollandaises en 1928, prit sa forme définitive en 1937 80.

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En 1946, plus d'un tiers du commerce mondial des matières premières oléagineuses était entre ses mains. D'une façon générale, le centralisation bancaire et l'internationalisation des firmes, favorisées par la concentration verticale et horizontale, aboutissaient normalement à dépasser la contrainte des différenciations politiques. Le rôle historique

du partage

colonial

Que le partage colonial n'eut pas, en lui-même, une signification impérialiste (au sens léniniste du terme) n'en atténue pas, pour autant, son caractère à la fois inévitable et indispensable au progrès de l'impérialisme. Inévitable parce que, compte tenu de l'évolution mondiale vers la constitution des empires concurrents, le partage du monde en zones d'influences garanties par la domination politique apparaissait, à la fin du xix e siècle, comme une nécessité historique. En ce sens, la colonie joua le rôle qui lui était imparti dans le processus impérialiste, celui d'une assurance pour l'avenir, même si elle ne constituait pas, dans l'immédiat, une source accrue de richesses. A contrario, les pays qui entrèrent en retard dans le cycle impérial (USA) purent « faire l'économie » de la dépense coloniale, pour se lancer directement dans l'impérialisme des monopoles. C'est à partir du partage que l'impérialisme mondial prit son essor, à la fois à cause et en dépit des entraves nationalistes et protectionnistes du temps : le « recueillement colonial » — malgré l'expansion générale de la période — était un seuil nécessaire, qui permit à nouveau de répartir et d'organiser la division internationale du travail, sur le plan mondial et non plus seulement anglo-saxon. Cependant, la phase coloniale engendrait ses propres contradictions, un moment inévitables, mais devenues peu à peu insupportables : nationalisme mais expansion internationale, malthusianisme mais progrès accéléré des moyens de production, protectionnisme mais utopie de l'autarcie impériale. L'exigence de les dépasser conduisait inéluctablement à la phase postérieure : celle des monopoles internationaux, désormais dégagés des contraintes territoriales. Si l'on quitte maintenant le point de vue du pays dominant pour se placer dans l'optique du pays dominé, on perçoit combien le phénomène colonial, en lui-même déviation politique de l'impérialisme, contribua aux origines du sousdéveloppement. La première phase — 1890-1920 — se tradui-

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sit par un phénomène généralisé : celui de la liquidation des e m b r y o n s de bourgeoisie autochtone. L'épisode est sans doute révélateur des implications économiques d'une prise en main politique. Il avait déjà eu lieu en Inde. Il constraste avec l'utilisation des classes moyennes par la métropole, caractéristique aussi bien de la phase précoloniale (par m a n q u e de m o y e n s ) que de l'impérialisme contemporain (soucieux de reconstituer une bourgeoisie à sa dévotion). Il fut souvent bref, mais décisif. L e s exemples sont innombrables. A u Sénégal, au siècle dernier, le gouvernement de Faidherbe et les maisons coloniales avaient d'abord appuyé l'essor des traitants sénégalais qui, avant la confrérie religieuse des Mourides, avaient introduit et développé l'arachide dans les campagnes de leur pays. M a i s la conquête de l'intérieur avait entraîné leur liquidation au profit des maisons coloniales ou de nouveaux agents subalternes entrés à leur service, Libanais et petits B l a n c s 8 1 . A u Sierra L e o n e , où la population acculturée des « esclaves libérés » avait j o u é tout au long du siècle un rôle important dans la propagation du c o m m e r c e de traite jusqu'au N i g e r i a (où ils constituèrent, par exemple, le noyau de la c o l o n i e anglophile et marchande d'Abéokuta), la conquête p r o v o q u a leur massacre. E n G o l d Coast la mainmise coloniale sonna aussi le glas des grandes familles de négociants Fanti « évolués » chargés du courtage avec les Ashanti. Ils furent jetés en prison à la suite de leur remarquable tentative pour harmoniser sous la protection britannique les intérêts de la vieille aristocratie et de la nouvelle élite, lors de la Confédération Fanti (1 871) 82. L a désorganisation autoritaire des structures socio-économiques préexistantes, accélérée par la généralisation du c a m i o n dans l'arrière-pays au lendemain de la première guerre m o n diale, favorisa la pénétration du capitalisme occidental et prépara les conditions du sous-développement. Les « évolués » , détournés des secteurs productifs de l'économie, furent c o n d a m n é s à se mettre au service des firmes européennes ou à entrer dans les carrières administratives. Ils constituèrent une masse de c o m m i s , représentatifs de la catégorie locale la plus favorisée : formés, dans les écoles des missionnaires, à la culture occidentale et acquis à ses méthodes, ils furent à l'origine de cette « aristocratie bureaucratique » hypertrophiée qui pèse si lourdement sur les régimes politiques c o n t e m p o rains. M a i s ce fut aussi dans leurs rangs que se recruta, au sortir

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de la phase coloniale, une nouvelle bourgeoisie d'affaires, constituée surtout de capitalistes modestes, condamnés aux secteurs les moins rentables de l'économie (transportscommerce de détail), toutes activités désormais délaissées par les firmes métropolitaines qui s'étaient réservées l'industrie et les banques. Ils donnèrent ainsi naissance à une seconde bourgeoisie locale, désireuse de s'identifier à l'ancienne métropole et toute disposée à collaborer avec elle. Enfin, la « mise en réserve » des territoires coloniaux fut, en elle-même, un facteur d'accélération du processus de sousdéveloppement : maintenues tardivement au stade de l'économie de pillage garanti par l'octroi de monopoles plus juridiques qu'économiques (les compagnies à charte et les grandes concessions), certaines colonies tropicales furent directement plongées dans l'impérialisme monopoliste sans avoir connu la transition concurrentielle (cas de l'AEF, du Congo Kinshasa, dans une moindre mesure du Nigeria). D'où leur incapacité à s'adapter au monde contemporain, et le caractère aujourd'hui inéluctable de leur sous-développement.

3. L'impérialisme contemporain Il paraît donc naïf de s'étonner de la facilité de la décolonisation de l'Afrique, presque toute entière expédiée en quelques années (1957-1960). Elle résultait directement du processus impérialiste, qui visait à éliminer les contraintes non économiques — au premier chef la « couverture » de la domination politique. La France avait attendu l'achèvement de la seconde guerre mondiale pour revenir sur ses principes financiers coloniaux (loi du 30 avril 1946): la création du FIDES et de la CCFOM 83 marquait désormais sa volonté d'assumer les charges du développement. De 1947 à 1956, pour la seule AOF, les investissements s'élevèrent à 210 milliards de francs (1956) contre 90 (en francs constants) de 1903 à 1946 84. D'où la vigueur de la poussée « cartiériste », qui redécouvrait le coût de la politique coloniale. Les milieux d'affaires se rallièrent volontiers à une décolonisation dont le G.G. Delavignette soulignait qu'« elle n'a rien de démocratique. Elle a été dictée par l'argent, dans l'indifférence du peuple français » 85 . Non qu'il n'y eût, tardivement, des guerres coloniales qui visaient à entraver l'évolution. Mais celles-ci traduisaient, plus que les mobiles économiques fondamentaux du capital interna-

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tional, la vigueur des intérêts locaux renforcée par un contexte nationaliste hérité du passé : le meilleur exemple en fut peutêtre donné par le rôle passionné des colons dans la guerre d'Algérie. Ainsi est-on entré, après la seconde guerre mondiale, dans l'ère de l'impérialisme véritable tel qu'il fut défini par Lénine (à l'exception du point 5). Nous n'entendons pas ici en reprendre l'analyse, laissant cette tâche aux économistes, infiniment mieux armés que nous en la matière. Rappelons seulement que les exportations de capitaux reprirent à un rythme extraordinairement accéléré : le flux mondial annuel d'investissements qui, au sommet de l'entredeux-guerres, n'excédait pas 3 milliards de dollars, atteignit 3,3 milliards en 1951-1955, mais déjà 6 milliards en 1956-1959 et 14 milliards en 19 6 5 86. En même temps, la concentration monopoliste et l'internationalisation de la vie économique prirent des formes sans commune mesure avec la période précédente. Les puissances capitalistes s'étaient rendu compte qu'elles avaient désormais intérêt à larguer les charges d'une administration devenue exagérément coûteuse, dès lors que, affrontant le problème du sous-développement, elles voyaient la mise en valeur des colonies apparaître comme un gouffre exigeant d'énormes investissements à fonds perdu. La fourniture des matières brutes, et même l'essor localisé de certaines industries n'impliquaient pas nécessairement la promotion sociale des populations locales aux frais de la métropole : il devenait plus rentable de s'en remettre aux cash crops des paysans du Nigeria, du Ghana, de l'Ouganda ou du Sénégal, sans assurer du même coup la totalité des risques de la production. Cependant, la décolonisation était loin de signifier l'arrêt des investissements outre-mer. L'« aide » publique resta prédominante. Mais, si la part des investissements privés tend aujourd'hui à s'amenuiser dans le Tiers-Monde en faveur des échanges privilégiés entre pays capitalistes développés 87, il faudrait nuancer cette affirmation à propos des anciennes colonies, auxquelles les entrepreneurs ne commencèrent vraiment de s'intéresser qu'après la disparition des contraintes coloniales. Ce ne fut pas un hasard. Auparavant, l'exploitation des colonies, nous l'avons dit, s'était trouvée freinée par le recours toujours possible à l'État dont on attendait la prise en charge des investissements de base, non rentables à court terme. Dans une certaine mesure, ceux-ci finirent par avoir lieu, mais au sein d'une « économie administrative » où l'équipement improductif (administration, armée) tendait à occuper une place

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démesurée : au Moyen-Congo, par exemple, tandis que la valeur ajoutée pour l'ensemble des activités productrices s'élevait en 1958 à 15,5 milliards 8 8 , les seules dépenses administratives courantes atteignaient 6,1 milliards et celles d'équipement 3,5 milliards. L'État français se trouvait dans l'obligation d'en assurer largement le financement (1,6 milliards au titre du budget civil, 3 milliards au titre du budget militaire, 0,8 milliards au titre du FIDES) 8 9 . Une fois tombées les frontières politiques, le recours au gouvernement colonial devenait impossible. La concurrence internationale reprenait tous ses droits : le maintien de la domination économique exigeait de chacun des apports considérables sous peine de voir le nouveau marché succomber au plus offrant. Sur le même exemple du Congo-Brazzaville, on constate que si le financement extérieur privé des investissements resta inférieur au financement extérieur public, la progression du premier devint beaucoup plus rapide : la part, dans le financement global 1960-1968, de l'apport extérieur public tomba de 48 à 36 96, tandis que celle du privé s'éleva de 23 à 2 8 96 90 . L'étude systématique de cette tendance, pays par pays, au lendemain de la seconde guerre mondiale, serait assurément révélatrice : c'est seulement au moment où l'on renonçait à la « chasse gardée » que l'on songeait à l'équiper. Comme pour l'impérialisme britannique du xix e siècle, mais à une autre échelle, le facteur économique est donc redevenu, au sortir de la phase coloniale, le fondement sans partage de l'impérialisme. Le rôle prédominant est imparti à la puissance parvenue au plus haut point de la concentration monopoliste. Les USA, premiers exportateurs de capitaux depuis l'entredeux-guerres, auraient fourni, entre 1951 et 1967, 70 96 des investissements extérieurs mondiaux à long terme, et près de 80 96 des seuls investissements privés 9 I . Ils sont désormais en voie de dominer non seulement la plupart des anciens territoires d'outre-mer, mais aussi les puissances capitalistes occidentales entravées par le vieillissement de leurs structures. Ainsi surgit un nouveau point d'analogie avec le xix e siècle : la primauté de l'économique ressort moins d'une situation de concurrence relativement équilibrée que de l'écrasement des autres puissances par une seule — ce que P. Jalée appelle le « superimpérialisme » des États-Unis. Cette supériorité permet à l'économie dominante d'atténuer la portée des conflits qui peuvent surgir avec les empires concurrents, parce qu'ils lui sont, en définitive, soumis. Et ce développement inégal

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apparaît bien comme le propre de l'impérialisme, plutôt que l'équilibre relatif des forces tel qu'il advint dans une phase qu'il faudrait considérer, non pas comme caractéristique, mais c o m m e exceptionnelle de l'impérialisme : la période coloniale 92 . Mais parce que l'économique et le politique demeurent dans une situation permanente d'interaction et d'interdépendance, les États-Unis, pas plus que l'empire britannique du xix e siècle, ne peuvent éviter les moyens de contrainte extra-économiques exercés de façon plus ou moins dissimulée. Ces interventions ne prennent plus aujourd'hui la forme de la conquête coloniale. Celle-ci est restée le fait de puissances attardées, où le développement impérialiste n'a pas acquis une force suffisante pour leur permettre de s'imposer sans le concours de la domination directe — tel le Portugal, qui mène un combat d'arrière-garde, seul moyen pour lui de préserver quelques bribes de son empire de l'hégémonie américaine. Dans une moindre mesure, le phénomène est du même ordre pour la Grande-Bretagne, qui depuis 1918, n'a pas réussi à s'adapter aux conditions nouvelles de l'impérialisme. Certes, elle a créé, à partir du Commonwealth, le bloc sterling, vaste unité économique relativement intégrée, représentant le quart de la population et près du tiers du commerce mondial. La zone, où l'Angleterre vend plus qu'elle n'y achète, lui assure un surplus considérable dans ses transactions. Mais le problème demeure d'un grave déséquilibre avec la zone dollar, c'est-à-dire essentiellement les États-Unis et le Canada. Pour le résoudre, elle devrait comprimer soit la consommation intérieure — ce qui paraît exclu — soit les exportations vers le reste du monde, en mettant fin aux départs de capitaux vers la zone sterling. Cette politique de restriction conduisit le gouvernement, en 1956, à envisager l'arrêt des subventions aux membres du Commonwealth qui accédaient à l'indépendance. Mais la mesure aurait entraîné de trop graves conséquences pour la cohésion de l'ensemble et l'avenir des nouveaux États ; elle fut partiellement révisée 93 ; la GrandeBretagne demeure écartelée entre son opiniâtreté à restaurer les bases traditionnelles de son empire et la tentation d'abandonner ce lieu d'échanges privilégié. Bien qu'il s'y ajoute d'autres éléments (notamment le problème intérieur, fondamental, de la faible productivité et du caractère très élevé des coûts sociaux), et tout en lui posant des problèmes financiers insolubles (par le remboursement des « balances sterling » issues de la guerre), le rejet définitif de l'isolement impérial lui

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permettrait, au prix d une modernisation rapide et d'un rééquipement complet de son industrie, de libéraliser son économie et de reprendre une expansion continue sur le plan mondial. De ce point de vue, la décision, en 1961, de poser sa candidature à l'entrée dans la Communauté Économique Européenne marquait un tournant révélateur. La forme privilégiée de domination impérialiste est devenue celle de l'intervention occulte de groupes de pression qui suscitent, renforcent et utilisent une bourgeoisie nationale disposée à reprendre à son compte les intérêts des monopoles : ainsi la Compagnie Minière du Haut-Katanga subventionnant Tshombé, ou la puissance américaine soutenant les dictatures militaires d'Amérique latine. Ces interventions impliquent aussi des investissements qui, pour ne pas être directement économiques, deviennent de plus en plus considérables, consacrés par exemple à l'enseignement ou à la recherche. De nombreuses firmes (Shell, United African Co, etc.) s'enorgueillissent de consacrer une part croissante de leurs profits à la formation de cadres africains, non plus seulement subalternes, mais aussi, et de plus en plus, moyens, et destinés, à terme, à constituer leurs équipes dirigeantes, disposant d'une plus large audience que les Occidentaux auprès des gouvernements locaux. Cependant, les formes violentes subsistent, soit de façon directe (débarquement de Cuba, guerre du Vietnam), soit par la provocation et l'exacerbation de conflits nationalistes internes (tribalisme congolais, guerre du Biafra). On y retrouve la prise en compte, par le budget de l'État dominant, des dépenses militaires, caractéristique de la phase coloniale, et l'on peut parler d'un nouvel « achèvement du partage », non plus seulement territorial, mais à la fois plus insidieux et plus total, parce que le politique s'y trouve directement inféodé aux impératifs économiques. Ces guerres correspondent toujours au vieux principe des Britanniques en Inde : se maintenir par la paix si l'on peut, mais par la force si l'on doit. C'est que l'impérialisme contemporain suscite en son sein de nouvelles contradictions ; sa domination même entraîne les peuples soumis à réagir, révélant leur volonté de conquérir, après l'émancipation politique, l'autonomie économique. Nés parfois seulement de l'éveil du sentiment national, mais de plus en plus souvent de la volonté de transformer les structures profondes de la société, ces conflits d'une violence extrême, apparaissent aujourd'hui comme susceptibles d'ébranler l'hégémonie américaine. Gardons-nous d'en conclure, comme

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le firent, avec un peu trop d'optimisme, les théoriciens du début du siècle, que l'impérialisme engendre irrévocablement sa propre perte. Mais constatons, à tout le moins, que ces contradictions paraissent devenir à leur tour de plus en plus insupportables, et exigeront probablement d'être surmontées par un nouveau système mondial. Elles engendrent, en tous les cas, des formes nouvelles de l'évolution. Progressivement, le poids des monopoles devient tel que le seul jeu des forces économiques ne suffit plus. Il implique, de plus en plus, une concertation politique au niveau des grandes firmes nationales et internationales, autrement dit la reprise en compte de l'économique par le politique. D'où ce terme de superimpérialisme utilisé pour désigner l'impérialisme de notre temps, dont la spécificité n'a pas été, et pour cause, cernée par Lénine en son temps 9 4 . Cependant rien ne dit que l'hégémonie américaine, qui paraît aujourd'hui invincible, ne puisse,être surpassée comme le fut avant elle celle de la Grande-Bretagne. Mais quelles forces pourraient vaincre les USA ? L'Angleterre souffrait, malgré son écrasante supériorité technique et financière, de graves handicaps. C'était un pays, suivant le mot de Fr. Crouzet, qui avait réussi à édifier une immense puissance industrielle, capable de faire vivre, sur une petite île faite pour en nourrir 25, 50 millions d'individus 9S. Elle avait contre elle l'exiguïté de son territoire et, par suite, le nombre relativement réduit de ses habitants, dans un monde qu'elle était encore loin de maîtriser. Elle fut surpassée par ses propres colonies, pays neufs que ses investissements avaient contribué à équiper mais dont la population s'était avérée apte à annexer les profits parce qu'elle présentait des structures sociales identiques donc, par définition, tout aussi propres à tirer partie du système. En revanche, il semble exclu que les États-Unis puissent être à nouveau dépassés dans le cadre du capitalisme occidental 9 6 . Quant au Tiers-Monde, il est composé de sociétés hétérogènes à celles du centre. Le mode de production capitaliste, jusqu'à présent, s'y est greffé comme un corps étranger qui, bien que drainant une part considérable des forces vives de la nation, accélère dans le reste du pays le processus de « développement du sous-développement » 97. Enfin, le bloc socialiste, tel qu'il se présente à ce jour, paraît encore hors d'état de triompher sur le plan de la compétition mondiale. Certains esprits chagrins voient cependant se profiler à l'horizon l'éventualité d'un « impérialisme » d'un nouveau style, où la première place serait conquise par le monde chinois. Mais pour combattre la

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colonial

119

contradiction inhérente à l'impérialisme, qui en même temps le rend peut-être inévitable, celle d'un inégal développement autorisant l'hégémonie d'un seul, l'unique issue reste celle d'une révolution socialiste mondiale, la seule susceptible de célébrer l'avènement du Tiers-Monde.

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P. P. P.

JALÉE,

Domaine

120

colonial

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P.MANTOUX, e

Notes 1.

2. 3.

4. 5.

6.

7.

8.

9.

Selon l'expression de J . B O U V I E R , « Seconde note sur l'état de la discussion concernant l'impérialisme français», Cahiers du CERM, 1969. R O B I N S O N et G A L L A G H E R , Africa and the Victorians, Londres, 1962, Introduction. Pour les références précises des ouvrages consultés, se reporter à la bibliographie. « 11 va de soi que ce qui donne au capital financier les plus grandes « commodités » et les plus grands avantages, c'est une soumission telle qu'elle entraîne, pour le pays et les peuples en cause, la perte de leur indépendance politique ». Lénine, L impérialisme, stade suprème du capitalisme, Moscou, Éd. du Progrès, 1969, p. 104. Bien que la protection douanière des Corn Laws eut disparu en 1846. Marx a insisté sur le rôle du domaine indien dans l'accumulation primitive. A. Demangeon (pp. 227-229) a de vigoureux accents pour évoquer l'ampleur des bénéfices de l'empire mercantiliste. Cependant, certains auteurs anglais tendent à minimiser aujourd'hui la contribution de l'Inde à l'accumulation primitive. Huile de palme, 1820-1850 : de 17 000 à 440 000 quintaux anglais. Cotonnades, 1820-1850: de 355 000 yards à 16 millions de yards. Alcools, 1827-1850: de 100 000 à 155 000 gallons. Sel: de 150 000 à près de 500 000 boisseaux. C . W . N E W B U R Y , Prix et rentabilité du commerce ouest africain au début du XIX1'siècle. Colloque de l'International African Institute, Freetown, dèe. 1969. De 1814 à 1 835, le nombre de pièces d'étoffes importées d'Inde tomba de 1 266 000 à 306 000. Dans le même temps, les étoffes britanniques passèrent de 818 000 à 51 millions de yards ( D E M A N G E O N , p. 230). La première ligne à vapeur régulière avec l'Afrique remontait à 1852. Sur l'essor des importations de denrées alimentaires, voir S A U L , chap. 2, et C R O U Z E T (Annales, pp. 284-294). M A R X , Le Capital, I , chap. 1 3 , section 4 . En 1 8 7 7 , pour la première fois, la valeur des importations de denrées alimentaires surpassa celle des matières premières.

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: L'impérialisme

colonial

121

Mais il ne faut pas, en ce d o m a i n e , exagérer le rôle de l'empire : en 1913, plus du tiers des vivres importés provenaient d ' E u r o p e continentale (£ 106 millions sur 282). L'outre-mer y participait seulement pour £ 76 millions. Saul, p. 17 et 30. 10. De 1816 à 1870, les profits résultant des services maritimes excédèrent un milliard de £. Le tableau détaillé de la balance des paiements britannique a été dressé de 1816 à 1913 par Imlah (Economic History Review). 11. Chiffre de 1874-1875. Imlah, op. cit. E n 1857, il y avait déjà, en Inde, plus de 400 k m de voie ferrée. La politique d'irrigation déjà bien avancée en 1868, permit de juguler la grande famine du Radjputana. Les c h e m i n s de fer canadiens furent entrepris dès 1850-1860. Celui des Provinces Maritimes au Saint-Laurent fut achevé en 1876. Le Transcontinental fut construit entre 1870 et 1 885. 12. CROUZET, Paris, Presses Universitaires de France, p. 39 et 57-58. 13.

JENKS,

p.

40.

14. BOUVIER, «Origines et traits particuliers de l'Impérialisme f r a n ç a i s » . Cahiers CERM. 1969. 15.

ROBINSON

et

GALLAGHER.

16. Cambridge History of the British Empire. 17. FEIS, p. 326 : Crouzet. Annales, p. 288. 18.

SAUL.

p.

du

11, p. 788.

67.

19. A la suite du G r a n d Trek (1835-1843) les États boers du Transvaal et de l'Orange furent reconnus en 1852 et en 1854. 20. Titre de l'ouvrage de J.S. GAI.BRAITH, Berkeley, Calif., 1963. 21. Lettre de Palmerston, 22 janv. 1841, citée par Robinson et Gallagher, p. 5. 22. L'histoire en est analysée par Hancock, II, 1, pp. 10-12. 23. J.-E. F L I N T , Nigeria and Ghana. E n g l e w o o d Cliffs, N J , Prentice-Hall, 1965, pp. 125-126. 24. Sir C . W . D I I . K E , Greater Britain. 1 868, II, pp. 394-395, cité par Robinson et Gallagher, P. 10. 2 5 . R O B I N S O N et G A L L A G H E R , pp. 11-13. 26. Selon l'expression de Lénine. 27. Les Escales sénégalaises avaient survécu au « premier empire colonial ». Au D a h o m e y , la maison Régis de Marseille s'était pratiquement vu garantir par l'État, depuis 1841, le m o n o p o l e du c o m m e r c e d'exportation. 28. La flotte française était intervenue dès 1858 en A n n a m pour protéger les missionnaires. Saigon reçut une garnison l'année suivante. Les initiatives c o m m e r ciales de Jean D u p u i s étaient anciennes. L'occupation de la Cochinchine fut réalisée de 1862 à 1867 et la souveraineté de la France ν fut reconnue par traité en 1874. Depuis l'expédition d u Mékong (1867-1868), la France visait à l'expansion au Tonkin. M a i s seule sa conquête (1883-1885) releva, a proprement parler, de la période du « scramble ». L E M Y R E DE V I L E R S au Cdt Rivière, janv. 1 8 8 2 , cité par Brunschwig, La colonisation française, p. 162. 30. Instruction du Quai d'Orsay à Brazza, fév. 1883, Arch. Marine, BB4 — 1941. 3 1 . C . W . N E W B U R Y , The Western slave Coast and its Rulers, Oxford University Press, 29.

1966,

234

P.

32. L'avènement de l'Afrique noire, chap. 8 et 9, Paris, 1963, 250 p. 33. Intervention d'abord politique, m ê m e si elle visait à terme à développer un empire économique, ainsi q u e P. G U I L L E N le m o n t r e fort justement à propos de l'intervention m a r o c a i n e (L'Allemagne et le Maroc, de 1870 à 1905, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, 991 p.) 34. Sauf p o u r la Belgique, parce qu'elle n'avait pas d'autre colonie. 35.

FEIS,

p.

23.

36. Alors que le total des investissements britanniques à l'étranger approchaient, la m ê m e année, £ 4 milliards. M ê m e si l'on admet avec J. Dresch, (Bulletin de l'Asso-

122

Domaine

colonial

dation des Géographes Français, 1946) que le chiffre (donné par Frankel), sousestimant le secteur privé, doit être multiplié par 2 o u 3, il reste faible. 77 % des investissements concernaient alors les territoires britanniques, 11,7 % le Congo belge, et 7,3 % seulement les territoires français y compris les pays sous m a n d a t . P a r opposition, les investissements français en Afrique du N o r d avoisinaient vers la m ê m e date £ 800 millions d'après les chiffres indiqués par Dresch, op. cit., 1953, et P I C Q U E M A L , Économie et Politique, 1957. Voir ci-dessus. 37. « T h e novelty of recent imperialism regarded as a policy consists chiefly in its adoption by several nations. T h e notion of a n u m b e r of competing empires is essentially m o d e r n » , H O B S O N , Imperialism ; A study, p. 8. 3 8 . J . B O U V I E R a m o n t r é c o m m e n t , dans les années 1 8 7 0 - 1 8 9 0 . au m o m e n t m ê m e où se renforçaient les grandes banques (Crédit Lyonnais, 1 8 6 3 ; Société Générale, 1 8 6 4 ; Banque de Paris et des Pays-Bas, 1 8 7 2 ) . où se gonflait le v o l u m e de l'épargne qu'elles contrôlaient, le m a r c h é intérieur se dérobait : dans cette phase de récession, les placements de capitaux sur le plan national se firent de m o i n s en m o i n s rentables. L'exportation devenait la seule issue possible (Note sur les origines de l'Impérialisme français, op. cit.) 39. Entre 1850 et 1900, l'investissement ferroviaire excéda l'investissement de toutes les autres branches industrielles réunies, B A R A N et S W E E Z Y , pp. 2 0 1 - 2 0 6 . 40. H. BRUNSCHWIG, « Note sur les technocrates de l'impérialisme français en Afrique n o i r e » . Revue française d'Histoire d Outre-Mer, n° 1 9 4 - 1 9 7 , 1 9 6 7 , pp. 1 7 1 - 1 8 7 . 41. Concession obtenue en 1902. 42. Mais contrairement à l'assertion de Robinson et Gallagher, il ne s'agit pas là de la cause essentielle. L'essentiel, ce fut la confrontation e u r o p é e n n e avec cette situation de crises intérieures, elles-mêmes héritées, en grande partie, d u contact antérieur avec les économies dominantes. 43. Qui, relativement indifférente, jusqu'alors, s'était à partir de 1898 ruée sur l'industrie. Voir à ce propos la traduction récente de l'ouvrage d'Hilferding (Le capital financier, éd. de MinuiU et la thèse soutenue par Bernard M I C H E I . , Banques et banquiers en Autriche au début du x\esiècle. Université de Paris I, 1970. 44. Sur la définition de 1'« archéo-impérialisme », voir le rapport de J . M . C H E V A L I E R , G . D H O Q U O I S , A . L E F F . B V R E et M . P I F . R R E , Contribution à l'étude des formes contemporaines de l'impérialisme, Cahiers du CERM, 1969, 28 p. 45. Dont le développement était, de ce fait, encore entravé. L'émancipation é c o n o m i q u e ne prendra son essor que dans la période suivante. 46. L'Inde posséda très tôt u n réseau ferré, et l'industrie c o m m e n ç a de s'y implanter d a n s les années 60. 47. Où le roi engloutit jusqu'en 1895 une g r a n d e part de sa fortune personnelle, et qu'il dut à deux reprises renflouer à l'aide de deux e m p r u n t s massifs (31 millions) arrachés à g r a n d peine à la Belgique. 48. Voir, à ce propos, notre thèse sur Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris, 1970. 49. Dresch, op. cit.. 1946. p. 63. 50. Au début d u xx e siècle, le progrès de la production du cacao de Gold Coast (Ghana), devenu e n vingt ans le premier producteur mondial, fut entièrement le fait des planteurs africains. P. Hii.i.. The Migrant Cocoa Farmers of Southern Ghana, Cambridge, 1 9 6 3 , et R . S Z E R F . S Z E W S K I , Structural Changes in the Economy of Ghana. 1891-1911, Londres, 1965, 160 p. 51.

FRANKEL;

DRESCH,

op.

cit.,

1946.

52. Cité par B R U N S C H W I G , Mythes et réalités..., p. 140. 53. E n c o r e faudrait-il distinguer entre ceux qui ont fourni ont encaissé les profits (le capital privé) et noter que d'équipement) étaient en m ê m e temps source de profit. limitons cette hypothèse à l'Afrique noire n o n minière.

l'argent (l'État) et ceux qui les dépenses (militaires ou En tout état de cause, nous Elle resterait à vérifier, sur-

C. Coquery-Vidrovitch

: L'impérialisme

colonial

123

tout pour l'Indochine dont la prospérité fut probablement surestimée (voir cidessous). 5 4 . H O B S O N , Imperialism : A Study. 55. Hoffher, p. 55. 5 6 . C R O U Z F . T , Annales, p. 3 0 6 . L'auteur résume, pp. 3 0 3 - 3 0 6 , la thèse de Saul. L'article des Annales, et l'ouvrage du m ê m e auteur de la collection Que Sais-je constituent les meilleures études en langue française de l'histoire récente du Commonwealth. 57.

SAUL

et

CROUZET,

op.

cil.

58. Ibid. 5 9 . Consulter à ce propos : A . S I E G F R I E D , La crise briianniquc an \\" siècle, Paris, A . Colin, 1 9 3 1 , 212 p ; et C R O U Z E T , op. cit. 60. D e £ 50 millions en 1880 à £ 200 millions en 1913, alors que le revenu national total avait seulement doublé (de £ 1200 à 2250 millions). D'après H. Feis. 61. CROUZET. Annales. 62. CROUZET. Paris, Presses Universitaires de France, pp. 14-16. 63. Accordant seulement, en 1919-1921 et 1925, quelques faibles préférences impériales réservées à quelques produits (thé, cacao, tabac, vins et alcools). C R O U Z E T , Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Que Sais-je, p. 123. 64.

65.

66. 67. 68.

69. 70.

71. 72.

73.

H . de P E Y E R I M H O F F , « Entreprises et capitaux à l'étranger », et Fr. B L O C H - L A Î N É . La zone franc, Paris, 1956, p. 109. Il y eut parfois des exceptions : ainsi à la surprise de ses promoteurs, la première voie ferrée sénégalaise (Dakar-Saint-Louis) achevée en 1885 à des fins exclusivement stratégiques, pour contrôler la région jusqu'alors insoumise et inculte du Cayor, vivifia presque immédiatement la zone, devenue de ce fait la première exportatrice d'arachides. Picquemal, Économie el Politique, août-sept. 1957. D'après la Stalistique Générale de la France. I. 55. 1939. Accords de contingentement général sur les produits de base de l'agriculture (1931). Accord sur le sucre de mai 1934. limitant à 14 % environ le pourcentage d'approvisonnement du marché français en sucre colonial. HOFFHER, p. 55. Il passa de 46 % en 1894, à 56.9 ",, en 1910, avec une pointe à 60 % en 1907. B R U N S C H W I G , Mythes et réalités.... p. 89. Le pourcentage s'abaissa de nouveau dès que le Front Populaire libéralisa quelque peu l'économie. A. S A U V Y , Hisloire économique de la France entre les deux guerres, Paris. 1967, II, pp. 448-450. X . Y A C O N O , Histoire de ta colonisation française, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Que Sais-je, 1970, p. 86. A noter, néanmoins, que les investissements à l'étranger étaient sans doute tombés de moitié par rapport à ceux de 1913 (soit à une vingtaine de milliards de francs — or suivant les chiffres de l'ONU, 1950). Le maintien des investissements à l'extérieur provenait exclusivement des investissements coloniaux, qui avaient en partie drainé le reflux des capitaux d'Europe centrale et orientale. AOFFHER,

p.

55

sq.

74. Généralement les colonies, exportatrices avant la conquête, devinrent importatrices à la suite du ravitaillement des corps d'occupation puis de l'outillage économique. 75.

HOFFHER.

76.

SAUVY,

op.

op.

cit. cit.

P. J A I . É E , L'impérialisme en ¡970, p. 7 6 . 78. La margarine, élaborée par Mège-Mouriès, en 1869, fut mise au point par la découverte de l'hydrogénation des graisses végétales en 1910. 79. Qui, à la suite de son association avec le groupe Shell, donna naissance, en 1929, à Γ United Africa Co. 77.

80.

SURET-CANAI.E,

81. S.

AMIN,

pp.

228-229.

Le monde des affaires sénégalais,

Paris, Éd. de Minuit, 1969, 205 p. et

Domaine

124

colonial

« La politique coloniale française à l'égard de la bourgeoisie commerçante sénégalaise, 1820-1960 », Séminaire sur le Commerce en Afrique occidentale. Institut International Africain, Freetown, déc. 1969. 82. M. Priestley, West African Trade and Coast Society : A Family Study, Oxford University Press, 1969, 200 p. 83. Fonds d'Investissement pour le Développement Économique et Social des Territoires d'Outre-Mer, et Caisse Centrale de la France d'Outre-Mer. 84.

YACONO,

p.

103.

85. Cité par Y A C O N O , op. cit. 86. J A L É E , L'impérialisme en 1970, p. 77. 87. J A L É E , ibid., pp. 79-84. 88. Au coût des facteurs, c'est-à-dire fiscalité indirecte exclue. 8 9 . S . A M I N , Histoire économique du Congo, Paris, 1 9 7 0 , p. 61. 90. Le financement extérieur privé des investissements passa de 4 à 11,5 milliards de francs, tandis que le financement public passait de 8,1 à 14,7 milliards. En outre, le financement public gratuit (non remboursable) déclina en faveur des prêts, passant de 91.

5,5

96

JAI.ÉE,

op.

à

4,8

cit.,

% p.

du

PIB,

AMIN,

op.

cit..

pp.

78-79.

78.

92. Lénine soulignait ce phénomène de renforcement des « différences entre le rythme de développement des divers éléments de l'économie mondiale...car il ne peut y avoir, en régime capitaliste, de développement uniforme des entreprises, des trusts, des industries, des pays». L'impérialisme, stade suprême... p. 124 et 155. 93. C R O U Z E T , op. cit., et H. G R I M A L , Histoire du Commonwealth britannique, Paris, Presses Universitaires de France, 1962, pp. 119-124. 94. Il ne faut pas, en effet, confondre ce concept avec le « surimpérialisme » lénifiant de Kautsky. contre lequel s'élevaient Lénine et Boukharine. 9 5 . C R O U Z E T , Paris, Presses Universitaires de France, op. cit., p. 9 3 . 96. Consulter à ce propos le dernier chapitre de J A L É E , op. cit., « La contradiction principale : perspectives politiques ». 9 7 . D'après le mot de A . G U N D E R F R A N K repris par S. Amin, L'accumulation à l'échelle mondiale, p. 30.

MARIANNE BASTID La d i p l o m a t i e française et la révolution chinoise de 1911 * De septembre 1911 à février 1912, une révolution s'étend dans les provinces chinoises, renverse la dynastie mandchoue des Qing et instaure une république de Chine. Dans leurs travaux récents, les historiens chinois ont tendance à considérer le changement politique comme purement nominal '. Ils soulignent qu'avec l'accession de Yuan Shi-kai à la présidence de la république, les forces conservatrices de l'ancien régime se maintenaient au pouvoir. Parmi les causes de la défaite des révolutionnaires authentiques devant le vieil homme d'État, ils attribuent un rôle important au soutien que les puissances étrangères accordèrent à ce dernier. L'explication n'est pas nouvelle, elle a été invoquée même par les partisans de Yuan, qui y voyaient une preuve de la supériorité de ses talents politiques... 2. Toutefois, si l'attitude de l'Angleterre, de l'Allemagne, des États-Unis et du Japon a fait l'objet de recherches détaillées 3, le comportement de la diplomatie française est resté dans l'oubli. C'est sur ce point qui concerne à la fois l'histoire intérieure de la Chine et les origines de la première guerre mondiale, que nous voudrions apporter quelques précisions. Nous nous limiterons à la période qui s'étend des troubles du Sichuan, en septembre 1911, à l'abdication impériale, le 12 février 1912. En 1911, la France occupe en Chine une position qui est loin d'être négligeable. Ses intérêts économiques et politiques y sont solidement établis. Des sociétés françaises ont construit 708 km de voies ferrées, au Yunnan et au Shanxi 4 . En outre, associée à la Belgique, la France a participé à la construction des lignes du Kinhan (entre Pékin et Hankou) et du Píenlo (entre Kaifeng et Henanfu), soit 1 584 km. Des capitaux français sont investis dans la Chinese Central Railways Ltd 5 qui vient d'achever les 1 009 km de voie ferrée entre Tientsin et Pukou. La finance française, en particulier la grande banque protestante, est plus ou moins intéressée aux entreprises de la banque Russo-asiatique à laquelle elle fournit 80 % de ses fonds 6. En effet, comme en d'autres régions du monde, c'est surtout grâce aux ressources de son épargne que la France s'est * Article paru dans Revue d'Histoire moderne et contemporaine, avril-juin pp. 221-245. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

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taillée une part dans l'économie chinoise. Si la participation aux emprunts d'État en constitue l'essentiel \ les investissements dans les affaires industrielles et commerciales privées sont appréciables. Il est vrai qu'en 1912 on recense seulement 112 firmes françaises établies en Chine, contre 606 firmes anglaises, 1 263 firmes japonaises 8 , mais le capital français a la majorité et le pouvoir de décision dans des affaires de nationalité différente, comme le Peking Syndicate, importante société anglaise qui exploite des mines de charbon et de fer au Henan et au Shanxi 9. En tenant compte de ces fonds placés sous d'autres pavillons, on peut estimer que dans le total des investissements étrangers en Chine l0 , la contribution française représentait au moins un cinquième. Depuis 1904, l'essentiel des intérêts économiques français est coordonné par la Banque de l'Indochine qui, dans une « quasi situation de banque d'État » " , sert d'intermédiaire aux principaux établissements de crédit intéressés à l'ExtrêmeOrient, et s'appuie sur un groupement industriel centralisant les industries de matériel militaire, ferroviaire, et de travaux publics, dirigé par Schneider. La Banque de l'Indochine représentait la finance française dans les pourparlers qui ont abouti à la formation d'un consortium financier international 12 avec lequel, au printemps 1911, le gouvernement chinois a signé deux contrats d'emprunt de 250 millions de francs chacun, destinés à financer la réforme monétaire et le chemin de fer du Huguang. La reconstitution d'une banque française puissante et active en Extrême-Orient a coïncidé avec une nouvelle orientation de notre politique générale dans ces régions, plus qu'avec l'existence d'un besoin pratique sur le marché chinois. En effet, si les intérêts de la France pèsent d'un certain poids sur l'économie chinoise, en revanche, pour l'économie française l'importance de la Chine est minime. Les échanges avec ce pays représentent, en valeur, tout juste 1 % du commerce extérieur français n . Les investissements en Chine concernent à peine 1/40 de l'épargne française placée à l'étranger u . Du point de vue politique, au contraire, l'Empire du Milieu n'est pas indifférent au gouvernement français, en raison de la proximité de l'Indochine. Pour garantir la frontière du Tonkin, la France a fait reconnaître, par la Chine et les autres puissances, ses « intérêts spéciaux » dans les trois provinces du Sud, Yunnan, Guangxi, Guangdong où elle détient, depuis 1898, le territoire à bail de Guangzhouwan. Elle s'est efforcée d'encourager les entreprises de ses nationaux dans ces régions,

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et d'y réserver aux missions françaises le privilège de propager le catholicisme l5 . Toutefois, depuis plusieurs années déjà, le gouvernement français compte moins sur l'action isolée que sur une politique concertée avec les autres puissances pour défendre et développer ses intérêts. C'est sur la base de l'Entente Cordiale de 1904, qui rapprochait la France de la puissance étrangère la plus fortement établie en Chine, que cette orientation avait pu se concrétiser, aboutissant à la formation du consortium d'avril 1911 dont le but avoué était la mainmise totale sur les finances chinoises. En engageant l'action des puissances vers le domaine financier où elle était elle-même, avec l'Angleterre, la mieux outillée, la France comptait aussi que le souci de protéger leurs capitaux induirait ses partenaires à maintenir en Chine la paix et le statu quo. C'est pourquoi elle s'efforce d'associer au consortium les principaux fauteurs de conflits armés en Asie orientale, la Russie et le Japon. Ces deux pays sont hostiles au consortium car il bat en brèche leurs privilèges en Mandchourie, que la France a du reste officiellement reconnus l6 . Les négociations traînent. Le gouvernement français se sent tenu d'épargner la susceptibilité du Japon, lié à l'Angleterre l7 . Par ailleurs, tout en souhaitant détourner la Russie d'une politique trop active en Extrême-Orient, où elle oublierait l'Europe, la France est surtout désireuse de ménager son alliée dont l'appui lui est indispensable dans la conjoncture de l'été et de l'automne 1911. En effet, les relations franco-allemandes sont alors en pleine crise, et l'affaire d'Agadir n'est réglée que le 4 novembre 1911. S'il avait peu de loisir pour s'occuper de la Chine, le gouvernement Caillaux n'avait pas non plus en de Selves un ministre des Affaires étrangères particulièrement ouvert à ces questions. A partir du 16 janvier 1912, Poincaré s'y intéressa davantage, mais sans élaborer lui-même les décisions. Cette situation, jointe à la lenteur des communications avec la Chine l8 , laisse une assez large initiative aux diplomates. Philippe Berthelot est alors sous-directeur d'Asie au Quai d'Orsay. Il connaît la Chine où il a séjourné un an, au cours de sa mission en ExtrêmeOrient (1902-1904). Sa visite dans les provinces du Centre et même au Sichuan l'avait averti des différences entre le Sud et le Nord de l'empire. De ce voyage il garde, outre un intérêt profond aux choses d'Asie, la conviction que la Chine est le seul pays qui offre encore un large champ d'action économique. Ses collaborateurs immédiats ont passé quelques années en poste à Pékin, Shangaï et Hankou. Jusqu'au 10 5

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janvier 1912, la légation à Pékin est dirigée par le chargé d'affaires, François Georges-Picot, pendant que le ministre, Paul de Margerie, assiste au couronnement du roi de Siam ; ni l'un, plutôt hésitant, ni l'autre, réaliste et sûr de lui, n'ont de connaissance approfondie de la Chine. Il n'en est pas de même des consuls. Sur dix-sept consulats et agences consulaires, quinze chefs de poste savent le chinois, tous ont séjourné au moins cinq ans dans le pays et huit d'entre eux s'y trouvent depuis quinze ans ou plus. Ces différences, rehaussées par la personnalité des individus, la diversité géographique des régions où ils sont envoyés, donnent à la diplomatie française en Chine des aspects insolites que le mot d'impérialisme dissimule parfois un peu rapidement. C'est de manière empirique que se dessine d'abord l'attitude de la diplomatie française devant la révolution chinoise. Elle suit le cours des événements, dans lesquels on peut distinguer trois phases auxquelles correspondent, pour les Chinois comme pour les étrangers, des problèmes différents. 1. Les succès révolutionnaires et la neutralité de fait (septembre-octobre 1911) En septembre 1911, le Sichuan est le théâtre de troubles assez violents, motivés par le rachat gouvernemental de concessions de chemin de fer détenues par des compagnies locales. Les diplomates français résidant dans la province mesurent aussitôt la gravité de la situation. Ils insistent sur le fait que le mouvement, antigouvernemental à l'origine, s'est dirigé très vite contre « l'autorité », c'est-à-dire « le mandarin, le gouvernant », et devient antidynastique et révolutionnaire 1 9 . Le chancelier du consulat de Chengdu écrit, le 12 septembre : « La partie qui se joue est rude et la rébellion est très fortement organisée. » 20 Tandis que la légation à Pékin juge que « les Mandchous échapperont sans doute cette fois encore au bouleversement » 2 1 , les témoins oculaires et les consuls de Shanghaï et Hankou sont plus réservés. « La misère de la population, dit ce dernier, donnerait un terrain favorable aux révolutionnaires. » 22 L'agitation ne prenant pas une tournure anti-étrangère, les diplomates du Sichuan estiment qu'il suffit de maintenir à Chongqing la canonnière qui s'y trouve, et n'envisagent d'intervention que si les biens ou la vie de leurs compatriotes sont attaqués 23. Le chargé d'affaires à Pékin partage ce point de vue, mais ne cache pas sa sympathie pour le

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gouvernement, notamment pour le ministre des Transports, cible des protestations du Sichuan, dont il voudrait que les étrangers soutiennent financièrement la politique 24. L'attaché militaire va encore plus loin, il pense à une aide armée que le gouvernement chinois pourrait bientôt solliciter : « Il serait bon, alors, que le Japon ne fût pas seul à offrir une main d'abord secourable, mais qui se ferait bientôt protectrice, et que des Corps d'occupation étrangers prissent part au sauvetage pour maintenir ici l'influence et les droits européens. » 25 A Paris, le gouvernement français s'inquiéta peu de la révolte du Sichuan sur laquelle, outre les dépêches laconiques des journaux 26, il ne recevait que les nouvelles de Pékin 27. Lorsqu'il en a l'occasion, le Quai d'Orsay recommande la prudence et la défense des droits acquis par les traités. Informé que le gouvernement chinois demande, sur la base d'une convention de 1909, le signalement des Chinois expulsés d'Indochine, le ministère des Affaires étrangères prie le ministère des Colonies d'accéder à la requête, malgré le refus du gouverneur général qui opine qu'on n'a « pas à prendre parti contre des gens qui peuvent être demain au pouvoir ». Berthelot, auteur de la note, précise qu'il est « très dangereux de nous exposer au reproche de favoriser par notre attitude des troubles dans le sud de la Chine » 28. Les raisons de ce danger se devinent aisément. La France serait accusée de vouloir pêcher en eau trouble. Au moment où elle mène des négociations difficiles pour régler l'affaire d'Agadir, il est préférable de ne pas indisposer ses alliés et de ne pas donner d'armes supplémentaires aux Allemands. Ce texte, qui répudie les présomptions du haut fonctionnaire colonial, ne traduit aucune inquiétude particulière pour le sort du gouvernement chinois. Il n'est pas davantage question de l'aider. Le 23 septembre, les représentants des quatre groupes bancaires du consortium se réunirent à Berlin. A la demande française, ils firent droit aux objections de la Russie et du Japon concernant l'emploi des fonds en Mandchourie. En raison de l'état du marché européen, ils décidèrent d'attendre avril 1912 pour émettre l'emprunt. Le Quai d'Orsay ne fit aucunement suggérer d'avancer la date des premiers versements à la Chine, pas plus qu'il n'enjoignit aux ambassadeurs, dans la note consacrée au compte rendu de ces tractations financières, de consulter les autres gouvernements sur la question 29. Le gouvernement français, insuffisamment informé, n'a sûrement pas soupçonné la gravité du soulèvement du Sichuan, mais sa politique prudente répond tout à fait aux

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vœux de ses nationaux placés sur le théâtre des événements, sinon aux vues plus ambitieuses de l'attaché militaire et du chargé d'affaires à Pékin. Le soulèvement militaire de Wuchang, le 10 octobre, la formation d'un gouvernement révolutionnaire et l'extension du mouvement aux provinces du Yangzi, au Shenxi et au Guangdong apportent de nouveaux problèmes. Sur le moment, la révolution cause très peu de dommages aux Français. Les commerçants voient évidemment leurs affaires interrompues ; au Sichuan et au Tibet, des missionnaires et des voyageurs subissent quelques torts et sévices, mais du fait des bandits 30. De l'avis des diplomates, la révolution n'est pas anti-étrangère et ne le deviendra que dans la mesure où les chefs ne parviendront pas à contrôler leurs troupes. Cette dernière hypothèse paraît très probable à la légation 31. En revanche, à Hankou, à Shangaï, les consuls se montrent nettement moins inquiets 32. Les divergences d'opinion viennent de ce que les diplomates apprécient différemment la puissance de la révolution. Dans la vallée du Yangzi, ils sont convaincus de la « force irrésistible » du mouvement et rendent hommage à la bonne administration des révolutionnaires, à leur enthousiasme et à leur courage 33. Au Yunnan, c'est Γ« état arriéré » de la province, non pas la valeur intrinsèque de la révolution, qui suscite les appréhensions du consul. La légation est beaucoup moins favorable aux révolutionnaires ; s'il lui arrive de parler de « mouvement libérateur » 3 4 , elle ne câble pas moins, le 23 octobre : « Le mouvement révolutionnaire semble gagner de proche en proche, et une impression pessimiste domine aujourd'hui dans les Légations. » 35 Pourquoi ce « pessimisme » ? Parce que dans le Nord les diplomates regardent la révolution comme la promesse de l'anarchie, tandis que les Français résidant dans le Centre et le Sud croient à l'avènement d'un régime démocratique qui attire leur sympathie. Sympathie qui pour être sincère dans certains cas 3 \ n'est pas dépourvue de tout calcul : il y entre, comme dit l'amiral de Castries, « l'espoir de pouvoir pressurer le nouveau gouvernement, alors qu'il devenait très difficile de tirer quelque chose du gouvernement actuel » 37. Convictions et intérêts interviennent ensemble pour inspirer l'attitude officielle des diplomates dans le conflit entre le gouvernement mandchou et les révolutionnaires. C'est dans des cas concrets que le problème se pose, sous l'aspect de l'aide sollicitée par les autorités en place, et, là où la France a un représentant officiel, sous celui des rapports avec le pouvoir

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révolutionnaire. Dès la prise de Wuchang s'ouvre la question de l'aide aux autorités mandchoues. L'intendant (daodai) de Hankou demande aux consuls étrangers de faire patrouiller leurs canonnières pour empêcher les rebelles de passer le fleuve et de prendre la ville. Le consul britannique était prêt à accepter 3 \ mais finalement le corps consulaire refusa. Dans ses mémoires, Sun Yat-sen déclare qu'une intervention étrangère à ce moment-là eût fait échouer une fois de plus le soulèvement national, et que c'est le consul de France, en raison d'une sympathie de longue date pour la cause révolutionnaire, qui convainquit ses collègues et les rassura sur les intentions d'une révolution qu'il souhaitait favoriser Dans son rapport du 13 octobre, Réau n'indique pas de qui vint l'initiative du refus et ne dit pas non plus avoir « suivi » l'opinion d'autres collègues. Cette discrétion corrobore d'autres indices 40 et paraît confirmer qu'il en était bien responsable : il eût été maladroit de sa part de se vanter auprès du département d'un rôle qui risquait d'être désavoué. Mais même si le sentiment républicain guidait secrètement le consul, son attitude s'accordait aussi, comme il l'explique lui-même, avec des considérations réalistes. Quelle que fût l'issue de la révolution, un appui donné aux autorités mandchoues détestées livrait les étrangers à la vindicte populaire. Quant aux relations avec le gouvernement révolutionnaire, Réau les régla sur des critères purement pratiques. Dès le 16 octobre, il avait établi des contacts officieux. Comme ses collègues, il refusa aux chefs révolutionnaires de proclamer la neutralité de la concession pour ne pas sembler leur reconnaître la qualité de belligérants. Il n'éprouva cependant aucun scrupule à invoquer 1'« application de la stricte neutralité » pour éviter de remettre aux nouvelles autorités la recette du chemin de fer PékinHankou 41. On trouve la même prudence chez les autres consuls. Celui de Tientsin accepte de transmettre au Hubei les télégrammes du gouverneur général, mais refuse de livrer ou de dénoncer les révolutionnaires établis sur la concession française où il interdit les enquêtes de la police chinoise 42. Approché par les autorités locales sur le point de savoir si la France consentirait à abroger les clauses du Protocole de 1901, en vertu desquelles, à Tientsin, la Chine ne doit entretenir que des forces de police, il rétorque qu'« il n'y a pas encore lieu de prendre des précautions exagérées » 41 . Le consul à Yunnanfu répond de façon aussi évasive au commissaire impérial des Affaires étrangères qui lui demandait si, en cas de troubles, le

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gouvernement français enverrait des troupes d'Indochine 44. A Pékin, l'aspect le plus important est l'accueil réservé aux demandes d'emprunts. Le gouvernement mandchou qui a besoin d'argent pour les opération militaires en cours, a sollicité plusieurs fois du consortium une avance n'excédant pas 5 millions de taëls. Le chargé d'affaires écrit le 18 octobre : « Il me paraît difficile, si la garantie impériale, et le contrôle des fonds sont obtenus, que nous nous refusions à aider dans une mesure aussi limitée les autorités, sans paraître prendre parti contre elles. » 45 Jusque-là le gouvernement français s'est intéressé uniquement au sort de ses nationaux et aux intrigues des autres puissances. Il repousse fermement un projet américain de rassemblement de tous les étrangers dans les grands ports maritimes, en disant qu'aucun danger réel ne justifie cette mesure 46. Il est encore plus hostile à l'intervention militaire, d'une part parce qu'elle déclencherait la xénophobie, d'autre part parce que retenu en Europe, il serait gêné pour y participer et risquerait d'être grugé par ses partenaires. La question de l'emprunt lui paraît un excellent moyen de limiter l'ambition de ces derniers en concentrant leur attention sur les problèmes financiers, moins dangereux et plus directement intéressants pour la France. Lorsque, le 19 octobre, l'ambassade britannique sollicite les vues du gouvernement français au sujet de la demande mandchoue et indique que son ministre à Pékin y est défavorable 47, le Quai d'Orsay s'empresse de réfuter les arguments de ce dernier. Reprenant les termes mêmes du télégramme de Georges-Picot reçu deux jours avant, le département se prononce résolument en faveur de l'emprunt, à condition qu'il soit assorti d'un contrôle de l'emploi des fonds et ne soit lié d'aucune manière à l'emprunt pour la réforme monétaire, sur lequel la Russie a formulé des objections que la France approuve 48. A ce moment, le département est sous l'effet des nouvelles de Pékin qui lui annoncent que la Cour a fait appel à Yuan Shi-kai et que « le pessimisme est exagéré » ; il sait par ailleurs que la Banque de l'Indochine fait confiance à Yuan 49. Si l'initiative des consultations vient de la Grande-Bretagne, l'appui énergique de la France contribue à pousser plus avant les négociations. Les autres gouvernements admettent les deux conditions suggérées par Paris, et le ministre anglais à Pékin met au point un plan de contrôle de l'emploi des avances, comprenant l'instauration obligatoire d'un « gouvernement réformé », avec des hommes comme Yuan Shi-kai et le duc Zai-ze 50. Mais sur ces entrefaits, le Quai

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d'Orsay devient soudain réservé sur le principe même du prêt. Les télégrammes et proclamations des républicains chinois déclarant qu'ils ne reconnaîtraient par les nouveaux prêts aux Mandchous et boycotteraient les marchandises étrangères, l'ont sans doute inquiété. Les nouvelles de Tokyo lui font craindre que le Japon ne prenne prétexte du geste des autres puissances pour intervenir lui-même plus activement dans la répression des troubles 51. Mais surtout, à la fin du mois d'octobre, les progrès de la révolution et l'inaction de Yuan Shi-kai accroissent la défiance à l'égard du gouvernement impérial 52. Le 24 octobre, les groupes bancaires intéressés au consortium font savoir qu'ils ne sont plus favorables à l'emprunt 5 3 . Vu les circonstances, il est peu vraisemblable que le Quai d'Orsay ait tenté de faire pression sur la Banque de l'Indochine pour lui faire changer d'avis. En revanche, il est plus difficile de savoir dans quelle mesure cette dernière avait inspiré à Berthelot les termes de la note du 25 octobre qui répond à la note britannique du 23 et résume la nouvelle position française. Le document fait valoir qu'il ne faut pas « compromettre définitivement » la dynastie mandchoue, et que « l'arrivée de Yuan et du duc Tse (Zai-ze) sous patronage européen risquerait également de ruiner leur popularité dans un pays où les susceptibilités nationales sont surexcitées » 54. Le texte sous-entend que le gouvernement français verrait volontiers Yuan Shi-kai à la tête de la Chine, mais on ne peut pas dire que dès ce moment la politique française soit guidée par le désir d'établir Yuan au pouvoir : on ménage seulement le personnage, comme un remède éventuel aux difficultés présentes. Malgré ses velléités, le gouvernement français a donc adopté la neutralité de fait, même en matière financière, conformant ainsi son attitude à celle de ses agents en Chine. Mais il faut souligner que l'unité apparente de cette diplomatie dissimule des opinions divergentes. Les consuls de Hankou et Shanghaï choisissent la neutralité avec la conviction que les Mandchous ne méritent pas d'être soutenus. A Pékin et à Paris, au contraire, on n'est pas du tout sûr qu'il ne soit pas préférable de conserver le gouvernement actuel : la neutralité semble beaucoup plus la manière la moins compromettante de surseoir à une décision, un moyen de fortune pour éprouver la force des deux parties plutôt qu'une tactique concertée, dictée par des impératifs précis. C'est au cours des deux mois suivants que la diplomatie française détermine sa ligne politique.

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2. Entre Yuan Shi-Kai et les républicains : la neutralité active (novembre-décembre 1911) La reprise de Hankou le 31 octobre, l'attribution des pleins pouvoirs et de la présidence du conseil à Yuan Shi-Kai, l'échec de l'insurrection au Shanxi redressent nettement la situation du camp impérial, dès les premiers jours de novembre. Le rétablissement s'affirme, dans le Nord de la Chine, pendant la fin du mois et en décembre ; mais, dans la même période, la révolution s'étend à toutes les provinces du Sud où se créent des gouvernements militaires républicains, représentés à Shanghaï par une assemblée de délégués. Les deux partis engagent des pourparlers. Une première tentative échoue, début novembre. Les conversations reprennent le 2 décembre et aboutissent à l'ouverture de négociations en règle, à Shanghaï, le 20 décembre. Durant cette période, les troubles causèrent aux Français des dommages matériels plus importants que précédemment, mais encore limités : 10 millions de francs de pertes et dégâts, un seul missionnaire assassiné. Les déprédations et surtout la crainte d'en subir de plus graves amenèrent les autorités françaises à renforcer la protection militaire de leurs nationaux, renforcement qui, à Shanghaï, se conformait aux v œ u x exprimés par les révolutionnaires chinois eux-mêmes 55. Mais l'intervention militaire trouve peu de partisans ; si la légation souligne qu'il ne faut pas en écarter l'éventualité 56, la majorité des consulats s'y déclarent hostiles, les autres ne se posent même pas la question. Lorsqu'au début de décembre, des soldats mutinés commettent quelques attentats et pillages contre les résidents étrangers à Mengzi et sur la voie ferrée du Yunnan, le Quai d'Orsay, malgré l'affolement du vice-consul et les instances de la compagnie du chemin de fer 57, se prononce aussitôt contre l'évacuation et l'intervention armée. Il recommande d'en utiliser seulement la menace, pour inciter les autorités républicaines locales à protéger elles-mêmes les Français, quitte à les subventionner pour l'entretien des troupes nécessaires 58. Le gouvernement de l'Indochine qui, sous l'influence de la presse du Tonkin, de certains militaires, des chambres de commerce de Hanoï et Haïphong, était d'abord enclin à intervenir militairement se range rapidement à cet avis 59. Outre l'inconvénient de « réveiller le fanatisme chinois » sur les frontières du Tonkin, l'envoi d'une force armée soulèverait des difficultés diplomatiques et militaires, souligne le Quai

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d'Orsay. En effet l'Angleterre, pourtant puissance amie, s'est inquiétée à plusieurs reprises des intentions françaises ; d'autre part, les troupes qu'on enverrait forcément d'Indochine, étaient composées en majorité d'Annamites qui risquaient de faire cause commune avec les Chinois 60 . En ce qui concerne le Yunnan, le gouvernement français réserve l'intervention militaire pour un cas limite qui serait la destruction d'une large section du chemin de fer et des attentats répétés, dirigés exclusivement contre les étrangers 61 . Sur le plan local, un modus vivendi s'établit entre les consuls et les autorités issues de la révolution, avec parfois, comme au Yunnan, l'octroi d'un appui financier, mais toujours limité et destiné à l'entretien des forces de police. Là où les républicains ne se sont pas encore installés, les subsides éventuels vont aux mandarins loyalistes. Lorsque la prise du pouvoir est imminente, on a toujours soin de balancer les avantages entre les deux camps. La prudence et la réserve continuent à dominer les rapports. Cependant, dans le Centre et le Sud, les consuls considèrent généralement que les relations avec les nouveaux maîtres sont plus simples qu'avec le pouvoir impérial. A Canton et Hankou, on avoue qu'elles sont même meilleures, et le chef de ce dernier poste propose, dès le 15 novembre, la reconnaissance du nouvel ordre de choses, dans la vallée du Yangzi tout au moins 62. Mais la reconnaissance du régime républicain soulève une question de principe sur laquelle la légation et le département obéissent à d'autres considérations que le consul. La légation reste toujours très favorable à Yuan Shi-kai, « un h o m m e éprouvé » 6 3 , le « meilleur appui que puisse rencontrer le gouvernement » 64 , « la seule force qui puisse encore éviter à la Chine une période d'anarchie » 65 . Ses ambitions personnelles ne l'inquiètent nullement, car elle estime qu'il est réformiste et partisan de la modernisation du pays, pour laquelle il envisagerait de faire appel plus spécialement à la France. Du reste, sauf pendant quelques jours entre le 24 novembre et le 5 décembre, le chargé d'affaires croit que Yuan maintiendra la dynastie. Son souci de ménager la réputation de Yuan se marque lorsque, le 16 novembre, le corps diplomatique protestant auprès du gouvernement impérial contre les massacres de populations civiles, il obtient qu'une démarche analogue soit effectuée auprès des chefs du parti révolutionnaire par l'intermédiaire du corps consulaire à Shanghaï 6 6 . Georges-Picot recommande chaleureusement au Quai d'Orsay le baron Cottu qui vient de passer des contrats d'emprunt avec le gouverne-

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ment impérial, en indiquant qu'il est « d'autant plus important qu'ils (les contrats) réussissent qu'avec de l'argent Yuan a toute chance d'être maître de la situation» 6 7 . Le 15 décembre, il insiste pour que le gouvernement français, s'associant aux autres puissances, fasse remettre aux chefs des délégations impériale et républicaine à la conférence de Shanghaï une note qui les invite à mettre fin au conflit le plus tôt possible. Georges-Picot qui en a rédigé le texte avec le chargé d'affaires russe, ne cache pas que dans l'idée du corps diplomatique, la démarche est destinée à soutenir Yuan Shi-kai 68 . Les gouvernements ayant donné leur accord, la note est remise le 20 décembre. De l'abstention on est passé à la neutralité active. Cependant, Dejean de la Bâtie, le consul à Shanghaï chargé de transmettre la note aux négociateurs, désapprouve vigoureusement cette « manœuvre ». Son opposition a deux motifs. D'une part il se méfie de Yuan Shi-kai dont le prestige est « chimérique » et l'honnêteté douteuse, il préférerait voir les républicains à la tête du pays. D'autre part il craint que quelle que soit l'issue des événements, la démarche, fort mal accueillie par la presse chinoise libérale, ne réveille la xénophobie 69. La réaction de Dejean illustre les convictions des consuls français. Depuis le début de novembre, ils ne croient plus à la possibilité de maintenir la dynastie. Quant à Yuan Shi-kai, pense-t-on, non seulement il ne pourra sauver les Mandchous, mais il est même peu probable qu'il ait l'autorité suffisante pour établir un gouvernement stable 70. Si le Quai d'Orsay a approuvé la démarche du 20 décembre, son attitude est pourtant peu influencée par les avis de la légation, encore moins par ceux des consuls. C'est sur la question du concours financier qu'elle se dessine avec le plus de netteté. Après l'abandon du projet d'emprunt à la fin d'octobre, le gouvernement français s'était engagé auprès du gouvernement britannique à ne favoriser aucun prêt d'argent à la Chine tant que la situation politique y resterait incertaine 7 '. Dans une réunion du 7 novembre, les établissements financiers membres du groupe français du consortium avaient été unanimes pour se conformer aux vues du Quai d'Orsay. Une résolution dans le même sens avait été adoptée par les représentants des quatre groupes réunis à Paris le lendemain 72. Dans ces conditions les emprunts Cottu sont mal accueillis, malgré les avantages qu'ils promettent à l'industrie française. Se disant représentant de groupes financiers français et belge, le baron Cottu signe, le 27 octobre et le 1er décembre, des emprunts de 90 et 60 millions de francs, assortis d'un

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contrat pour la construction d'un pont sur le Yangzi, à Hankou, que Schneider devait exécuter. Il semble que Cottu ait entrepris cette affaire à titre privé, avec l'intention de repasser ses contrats à de grosses banques. Il aurait essayé auprès de banques anglaises et américaines qui auraient refusé à cause de l'opposition de leurs gouvernements. Mais bientôt, à travers les questions intéressées du gouvernement russe, Berthelot soupçonne les transactions de Cottu d'être une tentative de la Banque Russo-asiatique pour torpiller le consortium. Il fait refuser l'admission des emprunts à la cote, le 2 décembre. Les raisons de ce refus sont politiques : Berthelot l'avoue luimême 73. Il les énumère dans un télégramme à Pékin du 3 décembre : c'est le respect de l'engagement pris à l'égard du gouvernement anglais, et l'engagement parallèle des quatre groupes de ne consentir aucun prêt à la Chine avant que la situation ne s'y stabilise 74. Les nombreux télégrammes de révolutionnaires et notables chinois menaçant les Français de représailles 75 ont peut-être confirmé Berthelot dans ses intentions, mais le souci de ne pas se séparer de l'Angleterre semble avoir été le facteur prédominant. En effet, dès qu'au lendemain de l'abdication du régent, le 7 décembre, le gouvernement britannique lève son opposition à un prêt consenti par le consortium, le Quai d'Orsay autorise la Banque de l'Indochine à s'entendre là-dessus avec les autres groupes et envisage même de reprendre l'emprunt Cottu 76. Le prêt auquel songe l'Angleterre est une avance de 3 millions de taëls, destinée à assurer la marche des services impériaux pendant la durée des négociations avec les révolutionnaires. Comme la plupart des sujets et intérêts britanniques, concentrés dans la vallée du Yangzi, sont plus ou moins à la merci des rebelles, elle souhaite, pour éviter des représailles, que les insurgés donnent leur assentiment à ce prêt 77. La Russie s'oppose à ce que les banques françaises participent à l'opération parce qu'elle veut les détacher du consortium et les obliger à former un nouveau groupement avec des éléments russes et japonais. Avertie de la manœuvre et sachant par ailleurs que l'Allemagne a émis des réserves sur l'opportunité d'un agrément préalable des révolutionnaires 7 \ la France met vigoureusement en avant le principe de l'unité d'action. S'ils voient les puissances d'accord pour consentir l'emprunt, les révolutionnaires « se garderont de porter atteinte aux Européens, par crainte d'un châtiment qui ne tarderait pas et ruinerait leurs espoirs ». Il suffit de leur notifier l'avance avec ses raisons. Au cas où toutes les puissances n'approuveraient

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pas l'opération, la France refuserait à ses banquiers d'y participer : « L'unité d'action des puissances est essentielle pour toute démarche auprès des révolutionnaires ou du gouvernement. » 79 Tandis que la neutralité financière avait été une thèse anglaise, cette dernière affirmation est plus authentiquement française. Concernant le domaine diplomatique et non pas seulement financier, elle englobe la Russie et le Japon au même titre que les gouvernements intéressés au consortium. Elle est en relation avec un fait précis : la presse signale alors le rôle d'intermédiaire que les consuls anglais et japonais à Shanghaï jouent entre les deux partis ; ces manoeuvres séparées inquiètent le Quai d'Orsay 80. Mais le principe de l'unité d'action permet surtout de concilier les divers impératifs de la politique française : s'assurer, tout en maintenant l'entente avec l'Angleterre, qu'on ne prendra pas de mesures auxquelles la Russie s'opposerait, et arriver peu à peu à associer la Russie et le Japon au consortium. Il fut appliqué lorsque le gouvernement français subordonna à l'acceptation de toutes les puissances son consentement à la démarche auprès des négociateurs de Shanghaï, le 20 décembre. Cependant, à l'initiative anglaise, les consultations sur l'emprunt sont interrompues le 23 décembre, les pourparlers entre républicains et impériaux paraissant dans une impasse. Dans la seconde phase de la révolution chinoise, la diplomatie française a gardé encore une neutralité de fait, mais qui tend, jointe au principe de l'unité d'action des puissances, à s'ériger en une doctrine au nom de laquelle la France consent ou s'oppose à certaines mesures, au lieu de rester passive. En apparence le gouvernement a imposé sa politique aux banques : c'est au moins ce que disent les deux parties 8I . Le cas est net au Yunnan où on a freiné les désirs intempestifs des hommes d'affaires. Cependant, il est certain que la Banque de l'Indochine consultée sur l'emprunt Cottu a incité au refus de la cote, et qu'elle a poussé le Quai d'Orsay à accepter l'emprunt de 3 millions de taëls, en décembre 82. Mais comme sur ces deux points les vues des banques concordaient avec les « intérêts majeurs » du gouvernement, il est difficile d'individualiser leur influence. Parmi ces « intérêts majeurs », la question de la présence française au Yunnan est considérée plutôt comme une affaire locale, liée non pas à un désir de conquête ou de domination, mais au problème de la sécurité des frontières de l'Indochine, qui, lui, préoccupe sérieusement le gouvernement. La corres-

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pondance concernant les intentions des républiques proclamées au Yunnan, au Guangdong et au Guangxi, les incidents de frontière, les activités des Vietnamiens en Chine, en donne la preuve 8 3 . Néanmoins, ce qui guide surtout la politique française, c'est le désir de maintenir une entente étroite avec l'Angleterre et de ne pas froisser la Russie. L'Angleterre veut une monarchie constitutionnelle dirigée par Yuan Shi-kai, si bien que le gouvernement français, après avoir répondu à l'envoyé de Sun Yat-sen que son attitude envers la révolution dépendrait des garanties offertes à ses nationaux 84, fait dire à Wu Ting-fang, ministre des Affaires étrangères républicain à Shanghaï, que « dans l'intérêt de la Chine, il importe que les pourparlers aboutissent le plus tôt possible, dût pour cela le sentiment national l'emporter sur les sentiments antidynastiques » 8 S . Quand le gouvernement anglais interrompt son appui à Yuan Shi-kai, à la fin de décembre, la France le suit aussitôt ; son ministre à Pékin essaie alors de s'entremettre auprès des négociateurs du camp impérial pour qu'ils acceptent la république 86. La complaisance envers l'Angleterre est pourtant nuancée par le principe de l'unité d'action, qui ménage les intérêts russes. La France respectait ainsi scrupuleusement les engagements pris envers ses alliés. Cette ligne de conduite n'avait pas pour seul avantage de servir la loyauté, elle ménageait aussi des intérêts économiques et politiques généraux. Mais c'est au début de janvier seulement que le gouvernement français s'estime en mesure de fixer, en fonction de ces intérêts et de la nouvelle situation en Chine, ses buts précis et la politique qui lui permettra de les atteindre. 3. Le compromis entre Nord et Sud et la politique française de conservation (janvier-février 1912) Le 9 janvier 1912, une longue instruction adressée à l'ambassadeur à Saint-Pétersbourg, et communiquée à ses collègues de Londres, Berlin, Tokyo, Washington et Pékin, définit la politique française en Chine. C'est une politique financière qui vise à établir sur l'Empire du Milieu un contrôle financier auquel les principales puissances seraient intéressées, mais qui serait dirigé essentiellement par Paris et Londres, dont les marchés sont en mesure de pourvoir aux besoins considérables de la Chine. La formation du consortium a été un premier pas sur cette voie. La France a fait droit aux objec-

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tions légitimes de la Russie et du Japon concernant la Mandchourie, mais elle ne saurait accepter, comme le voudraient le gouvernement russe et surtout Iswolsky, de se retirer du consortium pour former un groupe franco-russo-japonais se réservant les affaires du Nord de la Chine et abandonnant les autres à un group rival anglo-germano-américain. En effet, en y consentant, elle se déconsidérerait par la rupture unilatérale de ses engagements ; elle agirait contre ses intérêts généraux, fruits de sa politique financière antérieure, et contre ses intérêts spéciaux, localisés en Chine du Sud ; elle « travaillerait contre la volonté obscure, mais certaine, du monde blanc », faisant en définitive le jeu du Japon. Aussi la France préconise une « entente à Six », à la fois financière et politique, dans laquelle les « intérêts spéciaux » de chaque puissance seront mutuellement reconnus, et qui exécutera en Chine une « politique de conservation ». Quelles en sont les raisons ? « La Chine ne s'organisera pas seule et le monde ne peut se désintéresser de sa réorganisation pour laquelle il faudra surtout de l'argent. » L'expérience a démontré les inconvénients de la politique séparée et de la concurrence des puissances à Pékin, qui haussent exagérément le crédit de la Chine et risquent d'aboutir à la désagrégation du pays au profit du Japon seul. Par ailleurs, la force essentielle de la France réside dans ses disponibilités financières considérables dont elle a décidé de tirer profit pour sa politique, son industrie et son épargne, au lieu de continuer à les mettre au service exclusif de la Russie. Étant donné sa richesse, la France aura un rôle dirigeant dans l'entente à Six qui lui garantira aussi la sécurité de ses placements et la sauvegarde internationale de ses intérêts en Chine du Sud. Enfin, l'entente générale préconisée par la France revêt une « importance politique particulière en raison des circonstances actuelles en Chine et de l'éventualité d'une intervention que l'on retarde jusqu'au jour où des événements tragiques et une désorganisation complète de l'empire chinois pourraient l'imposer » 87. Cette instruction est postérieure à l'élection de Sun Yat-sen à la présidence de la république chinoise et à la formation d'un gouvernement central à Nankin. Elle a été rédigée sur la base d'une note remise par la Banque de l'Indochine vers le 29 décembre 88, et à la suite d'un entretien entre de Selves et Iswolsky, où se sont révélées leurs divergences de vues 89. Des dépêches de Chine il a été retenu quelques idées : celle du « péril jaune » (essentiellement japonais), celle du danger de l'intervention isolée. Mais l'armature du système est imposée

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par la situation européenne de la France : entente avec l'Angleterre, alliance avec la Russie, nécessité de les écarter d'engagements trop sérieux hors d'Europe et d'empêcher aussi l'Allemagne d'en profiter pour s'emparer de la place vide. Intérêts financiers et politiques sont étroitement associés et se renforcent mutuellement : si l'entente à Six augmente la part et les bénéfices du capital français dans le consortium, du fait que la Russie et le Japon devront forcément emprunter à la France, cette place de premier plan dans le concert international en Chine servira la situation générale de la France. Toutefois ces intérêts financiers sont uniquement ceux des grandes banques ; vis-à-vis d'établissements plus modestes le Quai d'Orsay témoigne du mépris, voire de l'hostilité 90. A Londres, Washington, Berlin, Pétersbourg et Tokyo, la diplomatie française travaille à constituer les bases du consortium à six, en faisant admettre aux États-Unis, à l'Angleterre et à l'Allemagne l'entrée à égalité de la Russie et du Japon, en amenant d'autre part ces deux derniers pays à accepter d'y entrer. A l'égard de la Chine, le gouvernement français applique la « politique de conservation », en s'efforçant de la faire adopter par les autres puissances. Le contenu de cette politique de conservation n'est pas défini dans l'instruction du 9 janvier, mais les divers éléments en sont énumérés dans la correspondance ultérieure 91. Le Quai d'Orsay refuse d'appuyer les prêts à l'un ou l'autre parti. Il désavoue un nouveau contrat passé par Cottu avec les mandarins du Shandong 92, et décline une offre d'emprunt très avantageuse, faite par les autorités républicaines du Yunnan 93. De telles opérations donneraient aux belligérants les moyens de prolonger le conflit, et vont en outre à rencontre de l'entente financière préconisée à Paris. Aidée de l'Angleterre qui partage ces vues, la France oblige le gouvernement japonais à empêcher les prêts à Sun Yat-sen 94. Les demandes de reconnaissance du gouvernement de Nankin sont laissées sans réponse. Dans une note à ce sujet, le Quai s'exprime avec dédain sur le « semblant d'organisation républicaine » auquel a donné lieu l'arrivée de Sun Yat-sen 95. Zhang Yi-zhou, le plénipotentiaire de Sun, est accueilli sans ménagements. On le reçoit, à titre privé, pour lui déclarer qu'on ne saurait avoir avec lui de rapports officiels ni même officieux, que le gouvernement français ne connaît que le gouvernement impérial auprès duquel sont accrédités ses agents. Bien que les propos de Zhang sur les « droits et légitimes espérances » de la France dans le Sud de la Chine

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éveillent quelque écho, on lui signifie qu'un « gouvernement central fort et respecté est désirable pour la Chine et toutes les puissances » 9 6 . Les relations s'arrêtent là. Le gouvernement central fort que l'on souhaite à Paris, est celui dans lequel Yuan Shi-kai aurait le pouvoir. La forme du régime est indifférente au Quai d'Orsay ; c'est seulement par égard pour l'Angleterre qu'il avait paru s'intéresser au maintien de la dynastie ; mais au début de janvier, toutes les chancelleries, même la légation de France à Pékin, considèrent l'abdication comme inévitable, et tous les gouvernements étrangers, sauf celui du tsar que la France convainc bientôt sans peine, penchent en faveur de Yuan Shi-kai. Au contraire de leurs collègues britanniques et japonais, les diplomates français n'interviennent pas directement dans les négociations entre Pékin et Nankin. Mais, conformément aux instructions de Paris, le ministre à Pékin assure Yuan Shi-kai du soutien moral de la France 97 . Lorsqu'il apprend, le 14 janvier, que Yuan songerait à se retirer en même temps que la Cour, Margerie est le premier à se précipiter chez le président du conseil pour le conjurer de n'en rien faire et le convaincre que « pour nous, désireux de voir l'intégralité et l'unité de la Chine préservées, aussi bien que nos droits et intérêts respectés et développés, nous désirons avant tout un régime capable de maintenir l'ordre... dans la situation anarchique actuelle il était plus que tout autre qualifié pour remplir ce programme » 9 8 . La démarche fut chaleureusement approuvée par Paris 99. Sans se faire trop d'illusions sur la valeur morale du personnage, le gouvernement français marque sa déception lorsque Yuan paraît menacé, à la fin janvier, et sa vive satisfaction lorsqu'une solution est en vue, le 3 février l0°. Le 12 février 1912, dès que sont connus l'abdication impériale et le maintien de Yuan Shi-kai à la tête de la Chine, le Quai d'Orsay envoie aux ambassadeurs l'ordre de discuter avec les gouvernements étrangers du « futur emprunt pour rétablir l'ordre, indemniser les victimes, payer les emprunts antérieurs, réorganiser les finances et la monnaie, développer les travaux publics » 101. Cet empressement montre bien les objectifs précis, réalistes et intéressés de la politique française en Chine. La bienveillance envers Yuan est tout entière liée à la réalisation de ces objectifs dont on ne doute pas qu'ils ne s'accordent avec l'intérêt de la Chine. Plus tard, au mois de mars, le Quai d'Orsay se soucie de connaître la réaction des provinces chinoises au changement de régime. Mais n'était-ce pas surtout pour s'assurer que l'on pouvait traiter avec Yuan

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Shi-kai, et qu'il ne serait pas renversé du jour au lendemain ? Les nouvelles directives de Paris imposent une ligne de conduite à la légation et dans les consulats de Tientsin, Shanghaï et Hankou, qui se sentent obligés de limiter leurs relations avec les révolutionnaires. Il n'en est pas de même dans les autres postes. Au Yunnan, au Sichuan, à Canton, les rapports des consuls avec les républicains locaux sont extrêmement cordiaux : visites, entretiens, civilités se multiplient. Ces diplomates expriment leur sympathie pour les nouveaux régimes qui ont amené au pouvoir « les personnes marquantes, intelligentes, actives » l02 , sont soucieux d'honnêteté et de bien public. Ils souhaitent le triomphe de l'idée républicaine, s'effraient assez peu du nationalisme qui lui est lié, mais bien davantage du militarisme sous lequel elle est menacée de succomber 103. « Le grave, écrit le consul à Shanghaï, serait l'échec de la révolution : la Chine désillusionnée, aigrie, en voudrait au monde entier. » 104 Ces convictions ne sont pas entièrement désintéressées : on pense aussi que chez « une sœur républicaine d'Asie », la France trouvera une position privilégiée. *

Malgré l'opinion de ses consuls, le gouvernement français n'a pas tenté de soutenir les révolutionnaires chinois, comme il y avait songé en 1907-1908. Leurs liens connus avec les « rebelles annamites », leur « nationalisme doctrinaire » les lui rendent suspects. En outre, une telle attitude aurait isolé la France, mettant en péril le succès de sa politique générale et par là ses intérêts financiers, même si Sun Yat-sen reconnaissant lui accordait, dans l'immédiat, quelque profit substantiel. Or c'est en fonction du conflit international que Paris apprécie la situation en Chine. Le gouvernement français ne se préoccupe de l'Empire du Milieu que lorsque les autres capitales tournent leur attention vers lui. Il suit l'Angleterre dans la neutralité, mais il est surtout soucieux d'éviter que le prolongement des désordres en Chine n'attire l'intervention des puissances, entraînant la Grande-Bretagne et la Russie hors d'Europe où il a besoin d'elles contre l'Allemagne. Du point de vue du jeu des forces internationales en Extrême-Orient, le rôle de la France a été sans doute plus important que celui de l'Angleterre, pendant la révolution de 1911. C'est en effet la France, plus que la Grande-Bretagne, qui s'est gendarmée pour faire respecter la neutralité par chacun, c'est elle qui a préconisé l'entente à Six afin de mettre

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un terme aux rivalités, et qui concentrant son attention sur le problème financier et y ralliant les autres puissances, fit de l'assistance financière le moyen d'action le plus sûr et le plus propre à consolider le régime de Yuan Shi-kai. Mais du point de vue de l'intervention directe de l'impérialisme dans la politique intérieure chinoise, l'influence de la diplomatie française est secondaire par rapport à celle de la Grande-Bretagne, car ce sont les Anglais qui choisissent entre les partis, les hommes et les formules politiques en présence, ceux auxquels le concert international réalisé par la France apportera son appui, et le font connaître aux Chinois. La question de savoir si la France aurait soutenu Sun Yatsen au cas où l'Angleterre l'aurait proposé, n'a de sens que rhétorique. Il faut au contraire souligner que depuis le début de la révolution chinoise, la Banque de l'Indochine a constamment affirmé auprès des diplomates et du gouvernement sa préférence pour Yuan Shi-kai, auquel la majorité des milieux d'affaires et la presse modérée sont également favorables, comme à un homme d'ordre et d'autorité qui a promis des conditions avantageuses aux étrangers. A son passage à Paris, en novembre 1911, Sun Yat-sen avait rencontré le directeur de la Banque de l'Indochine pour essayer d'en obtenir des crédits. Stanislas Simon qui les avait refusés sous prétexte de la « neutralité pendant le conflit » avait été assez inquiet du programme financier que Sun envisageait pour l'avenir, notamment de sa prétention à abolir le lijin et à restituer aux Chinois l'administration des douanes sur les recettes desquels étaient gagés les emprunts étrangers l05 . De tels propos n'étaient pas faits pour détacher de Yuan Shi-kai les hommes d'affaires, même si celui-ci paraissait en mauvaise posture. A l'origine, le gouvernement français penche pour Yuan Shi-kai parce que l'Angleterre a jeté son dévolu sur lui, dans la formule de monarchie constitutionnelle qu'elle préconise d'abord ; mais alors que par la suite les Britanniques sont prêts, à certains moments, à sacrifier Yuan en même temps que la monarchie à l'intransigeance des républicains, le gouvernement français abandonne le Trône, non le vieux mandarin. En effet, dans son choix primitif inspiré en premier lieu par des raisons d'ordre politique, le soutien à Yuan Shi-kai coïncidait exactement avec les v œ u x des milieux financiers. Or la force de la diplomatie française durant la crise chinoise réside dans la conciliation parfaite des intérêts économiques et politiques, qui permet aussi à Paris de persuader les autres capitales par l'intermédiaire de ses banquiers.

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Si le gouvernement français a souhaité imposer Yuan Shikai, ce n'est pas, comme semblent le penser quelques historiens chinois, pour le plaisir d'opprimer leurs compatriotes. La Chine n'est pour lui qu'un morceau du champ de bataille des impérialismes, où il prend ses décisions en fonction des rapports de force en Europe. Dans la mesure où il se pose la question, il estime qu'éviter à la Chine le désordre intérieur et en tirer les plus gros profits possibles par la mise en valeur de ses ressources inexploitées est servir aussi l'intérêt de ce pays, en « l'ouvrant aux bienfaits de la civilisation générale ». Mais en réalité, il n'aborde jamais le problème chinois en lui-même : caractéristique est le peu de cas fait des avis des diplomates en poste. Certains consuls se sont attachés, au contraire, à comprendre la situation en Chine. Ils n'ont pas les réactions grossièrement intéressées que l'impérialisme économique dicte au gouvernement, cependant leur tentative reste empreinte d'un sentiment de supériorité : ils ne conçoivent guère que la Chine soit capable de mener à bien son développement économique, social et politique en dehors des normes occidentales, et sans le secours financier, technique, politique et intellectuel du « monde blanc ». Leur idée de l'intérêt national de la France est peut-être conçue dans un avenir plus vaste, elle n'en ressort pas moins à une mentalité coloniale : néocolonialisme avant la lettre.

Notes 1. Xinhai geming wushi zhounian jinian lunwen ji (Recueil d'articles pour c o m m é m o r e r le 50 e anniversaire de la révolution de 1911), Pékin, 1962, en particulier pp. 229-258, 645-675. On trouvera dans un article de M.-C. BERGÈRE, p a r u dans la Revue Historique d'oct.-déc. 1963, un excellent exposé des travaux des historiens de la République Populaire sur la révolution de 1911. Actuellement un certain n o m b r e d'historiens occidentaux sont également enclins à minimiser l'importance de cette révolution (cf. les actes du colloque de W e n t w o r t h , China in revolution, 1968). 2. Par exemple PYAU LING, Beiträge F.E.A.

KRAUSE, Geschichte

zur neuesten

Ostasiens,

Geschichte

Göttingen,

Chinas,

Berlin, 1917 ;

1 9 2 5 ; R. VERBRUGGE,

Yuan

Che-κ'αί. Sa vie - son temps. Paris, 1934. 3. En particulier, J.-G. REÍD, The Manchu abdication and the powers, 1908-1912, Berkeley, Calif., 1935 ; E. BEI.OV, Revoljucija, 1911-1913 godov ν Kitae, M o s c o u , 1 9 5 8 ; Yu SHENG-WU. « X i n h a i geming shiqi diguozhuyi lieqiangde qin hua zhengce » (La politique d'agression des puissances impérialistes contre la Chine à l'époque de la révolution de 1911), dans Lishi Yanjiu (Recherche historique), 1961,

n" 5, p p .

11-29.

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4. E n 1911, la C h i n e possède 9 618 km de voies ferrées construites p a r les étrangers. Elle a e m p r u n t é pour cela 750 millions de francs, qui couvrent u n e partie seulem e n t des dépenses. Sur cette s o m m e , la France a prêté 140 millions ; par ailleurs, la ligne d u Y u n n a n lui a c o û t é 165 millions. 5. Archives des Affaires étrangères. Chine, N S n" 357, fol. 268, N o t e du 31 m a r s 1912 sur les e m p r u n t s chinois. Caillaux était président du g r o u p e français de cette société anglaise, constituée en 1905. 6. A . E . (nous utilisons cette abréviation pour toutes les références ultérieures aux Archives des Affaires étrangères, c o r r e s p o n d a n c e de Chine, nouvelle série, en indiquant seulement le v o l u m e et le folio) 3 5 7 / 2 6 6 , Note d u 31 m a r s sur les e m p r u n t s c h i n o i s ; A.E. 4 0 9 / 9 , Notice d u 1 " m a r s 1912 sur la Banque Russo-chinoise. La Banque Russo-asiatique résultait de la fusion, en 1910, de la Banque Russo-chinoise, créée e n 1895 à l'initiative d u g o u v e r n e m e n t russe avec des établissements français tels que la Banque de Paris et des Pays-Bas, le Crédit Lyonnais, le C o m p t o i r National d ' E s c o m p t e , la Société Générale. Mallet Frères, Goguel, Neuflize et d e la Banque d u N o r d établie à Saint-Pétersbourg par la Société Générale. 7. Les 2 / 3 d u total, d'après les évaluations d e C. REMER, Foreign 'investments in China, N e w York, 1933, pp. 619-624. W u CHENG-MING, qui utilise d'autres m é t h o d e s de comptabilité, parvient au m ê m e résultat : Diguozliuyi zai jiu Zhongguo de touzi (Les investissements impérialistes d a n s l'ancienne Chine). Pékin, 1956, pp. 152, 173, 1 86. 8. China Yearbook. 1912. 9. A . E . 4 0 6 / 8 8 , Note d u 2 avr. 1913 adressée au ministère des Finances. 10. D'après les évaluations d e REMER, op. cit., p. 58, ce total atteignait 1 610,3 millions de dollars américains en 1914 (non c o m p r i s l'indemnité des Boxeurs). E n 1911, il était vraisemblablement aux e n v i r o n s de 1 100 millions d e dollars, soit 5,5 milliards d e francs (calcul effectué à partir d e divers recueils de matériaux chinois c o n c e r n a n t la dette étrangère et l'industrie). 11. A . E . 4 0 5 / 196, Rapport du consul de France à Tientsin d u 24 a o û t 1911. Sur la situation spéciale de la Banque de l'Indochine, voir aussi 3 5 7 / 2 6 7 , N o t e d u 31 m a r s 1912 sur les e m p r u n t s chinois, et 4 0 6 / 18. Lettre du ministère des Colonies à Poincaré du 21 mai 1912. 12. Le consortium c o m p r e n a i t quatre groupes bancaires — anglais, américain, allem a n d , français — , entre lesquels le m o n t a n t des e m p r u n t s devait être également réparti. 13. Bien que la France absorbe 10,7 % des exportations chinoises : YAN ZHONG-PING. Zhongguo jindajingji shi tongji ziliao xuanji (Recueil de matériaux statistiques sur l'histoire de l'économie m o d e r n e chinoise), Pékin, 1955, pp. 65-66. 14. Sur la base des chiffres d'investissements à l'étranger donnés par H . FEIS, Europe : the world banker, p. 51. 15. C'est à la Société des Missions Étrangères de Paris qu'étaient réservées les trois p r o v i n c e s du Sud, le G u i z h o u , le Sichuan, le Tibet, ainsi que la M a n d c h o u r i e en z o n e d'influence russe. La France continuait à exercer le protectorat sur toutes les missions catholiques sauf les missions italiennes, depuis 1902), mais depuis la séparation de l'Église et de l'État, le privilège n'était plus l'arme politique d'autrefois ; s'il en restait encore quelque chose, c'est surtout au voisinage d e l'Indochine, et dans la m e s u r e où les prêtres « gardaient l'âme française et patriote », c o m m e o n disait alors. 16. Accord franco-japonais du 10 juil. 1907. Par des déclarations renouvelées, la France a assuré la Russie qu'elle la soutenait au n o r d de la G r a n d e Muraille, de la M a n d c h o u r i e a u Xinjiang. 17. P a r le traité d u 12 a o û t 1905, modifié le 13 juil. 1911. 18. D e Pékin et des consulats de la côte, les t é l é g r a m m e s mettent vingt-quatre heures.

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les dépèches deux à trois semaines pour parvenir à Paris. De l'intérieur les télég r a m m e s prennent souvent deux jours, ou plus, et les dépèches deux à trois mois. A.E. 2 6 / 2 2 0 , Rapport de C h e n g d u du 25 août 1911 ; 2 6 / 2 4 1 Rapport de C h o n g qing d u 30 août 1911 ; 2 7 / 2 7 3 , R a p p o r t de C h o n g q i n g du 11 oct. 1911. A.E. 2 7 / 7 8 , Rapport de C h e n g d u du 12 sept. 1911. A.E. 2 7 / 1 0 5 , Rapport de l'attaché militaire à Pékin d u 16 sept. 1911. A.E. 2 7 / 2 4 0 , Rapport de H a n k o u du 2 oct. 1911. Archives du ministère de la Marine, État-Major 3" section. 1911, BB 3 1335, Rapport d u c o m m a n d a n t du Doudari de Lagrée, Chongqing, 3 oct. 1911. A.E. 2 7 / 2 5 9 , Rapport de Pékin d u 9 oct. 1911. État-Major de l'Armée, 2 e bureau, Chine, Rapports de l'attaché militaire 19101913, carton n° 13, Rapport du 16 sept. 1911. Sur la teneur de ces dépèches voir la thèse dactylographiée de CHANG FU-JUI, L'Opinion publique en France et la révolution chinoise de 1911, Paris, 1951. Avant le soulèvement de W u c h a n g , le 10 oct., le Quai d'Orsay n'avait reçu que deux télégrammes et la dépêche du 16 sept, contenant copie du rapport de l'attaché militaire. Les informations directes venues de Chengdu et C h o n g q i n g parvinrent au début de novembre, p o u r les premiers messages ; les rapports de la fin septembre et du début d'octobre arrivèrent j u s q u ' e n février 1912.

28. A.E. 2 0 4 / 6 8 , Note d u ministre des Affaires étrangères au ministre des Colonies du 14 sept. 1911. 29. A.E. 3 5 5 / 8 7 - 8 9 , Note du 10 oct. 1911 a u x ambassadeurs à Pétersbourg, Londres, Berlin, Tokyo, Washington et au ministre à Pékin. 30. A.E. 2 8 / 2 0 8 , Rapport de C h e n g d u du 28 oct. 191 1 ; 2 7 / 2 8 7 , Rapport de C h o n g qing d u 11 oct. 1911. 31. A.E. 2 8 / 8 , Rapport de Pékin du 16 oct. 1911. 32. A.E. 2 7 / 3 1 3 , Rapport de H a n k o u d u 13 oct. 1911 ; 2 8 / 2 6 , Rapport de Shanghaï du 17 o c t . ; 2 8 / 3 5 , Rapport du 19 coi. 1911. 33. A.E. 2 8 / 7 2 - 3 , Rapport de H a n k o u du 20 oct. 1911 ; 2 8 / 2 1 5 . Rapport de H a n k o u du 26 oct. 1911 ; 2 8 / 1 6 4 , Rapport de Shanghaï du 26 oct. 1911. 34. État-Major de l'Armée, 2 e bureau, Chine, Rapport de l'attaché militaire 19101913, carton n" 13, rapport du 23 octobre 1911. 35. A.E. 2 8 / 1 0 9 , Télégrammes de Pékin d u 23 oct. 1911. 36. N o t a m m e n t celui de Réau, le consul à H a n k o u , qui connaissait assez bien Sun Yat-sen, sa lettre du 9 nov. 1911 à Berthelot est tout à fait explicite à cet égard (A.E. 29/134-5). D u reste, Sun l u i - m ê m e parle de Réau c o m m e « my old acquaintance the Consul of France » (Memoirs of a Chinese revolutionary, Taibei, 1953, p. 170). Réau avait été en relations assez étroites avec Sun et ses partisans à Paris e n 1905, puis pendant son consulat à Mengzi en 1905-1907, q u a n d la France avait songé à soutenir les tentatives de Sun. 37. Archives du ministère de la Marine, État-Major 3 e section, BB 3 1 335, R a p p o r t de H a n k o u du 25 oct. 1911. 38. Il semble m ê m e qu'il ait suggéré la d é m a r c h e du magistrat chinois afin d'avoir le prétexte d'intervenir. A.E. 2 7 / 3 0 5 , Rapport de H a n k o u du 13 oct. 1911. 39.

SUN

Y A T - S E N . op.

cit..

pp.

170-171.

40. l a colonie de H a n k o u , mécontente de l'action d u consulat, constitua peu après une association pour la défense de ses intérêts. A . E . 30/ 165 ss., Rapport de H a n kou d u 19 nov. 1911 ; 3 3 / 7 7 , Rapport de Pékin du 18 dèe. 1911. 41. A.E. 128/164-5, Rapport de H a n k o u du 24 oct. 1911. 42. A.E. 2 8 / 1 8 , Rapport de Tientsin d u 16 oct. 1911 ; 2 8 / 1 9 4 , Rapport de Tientsin du 26 oct. 1911. 43. A.E. 2 8 / 2 8 0 , Rapport de Tientsin du 31 oct. 1911. 44. A.E. 2 8 / 2 8 2 , Rapport de Y u n n a n f u du 17 oct. 1911. 45. A.E. 3 5 5 / 9 1 , Télégramme de Pékin du 18 oct. 1911.

150

Pays semi-coloniaux

et

dépendants

46. A . E . 1 2 8 / 1 5 2 . Compte rendu d'une visite du secrétaire de l'ambassade des ÉtatsU n i s du 16 oct. 1911. 47. A . E . 3 5 5 / 9 2 , Note verbale de l'ambassade britannique à Paris d u 19 oct. 1911. 48. A.E. 3 5 5 / 9 6 , Note verbale du ministère des Affaires étrangères à l'ambassade britannique à Paris du 20 oct. 1911. 49. A.E. 2 8 / 1 7 , Télégramme de Pékin du 16 oct. 1911 ; 2 8 / 3 4 , T é l é g r a m m e de Pékin d u 18 oct. 1911. 50. A.E. 3 5 5 / 1 0 1 , Télégramme de l'ambassadeur de France à Berlin du 21 oct. 1911 ; 3 5 5 / 1 0 4 , Télégramme du ministre des Affaires étrangères aux ambassadeurs de France à Londres, Berlin, Washington, Tokyo, Pétersbourg, Pékin, d u 23 oct. 1911 ; 3 5 5 / 1 0 7 , T é l é g r a m m e de l'ambassadeur de France à Pétersbourg d u 24 oct. 1911 ; 355/ 102, Note verbale de l'ambassade britannique à Paris d u 23 oct. 1911. 51. A . E . 3 5 5 / 1 0 6 , Télégramme du chargé d'affaires à T o k y o du 24 oct. 1911. 52. A . E . 2 8 / 8 0 , Télégramme de Pékin du 21 oct. 1911 ; 2 8 / 109, T é l é g r a m m e de Pékin d u 24 oct. 53. A . E . 3 5 5 / 1 0 5 , Télégramme de l'ambassadeur de France à Londres du 24 octobre 1911. 54. A . E . 3 5 5 / 1 0 9 , Note verbale du ministère des Affaires étrangères à l'ambassade britannique à Paris du 25 oct. 1911. 11 ne reste pas de trace dans les archives du Quai d'Orsay d ' u n contact quelconque avec la Banque de l'Indochine, préalable à la rédaction de cette note. Mais Berthelot était en rapport constant avec le directeur de la banque, Stanislas Simon ; il n'est pas exclu qu'il lui ait téléphoné à ce sujet. 55. A . E . 2 9 / 5 4 , Rapport de Shanghai du 4 nov. 1911. 56. A . E . 1 2 8 / 2 9 3 , Rapport de Pékin du 22 déc. 191 1 ; 3 1 / 1 1 1 , Rapport de Pékin du 28 nov. 1911. 57. A . E . 3 2 / 6 5 - 7 9 , Télégrammes de Hanoï des 6 et 7 déc. 1911 ; 3 2 / 2 2 0 - 1 , Lettres de la société des chemins de fer de l'Indochine et du Yunnan d u 9 déc. 1911. 58. A . E . 3 2 / 6 9 . Télégramme du ministre des Affaires étrangères au consul à Y u n n a n f u du 6 déc. 1911. Le g o u v e r n e m e n t républicain du Y u n n a n accepta volontiers les subsides. 59. A . E . 3 2 / 2 3 5 , Télégramme de Hanoï transmis par le gouverneur général de l'Indochine, du 11 déc. 1911 ; 3 6 / 2 0 0 , Rapport de Y u n n a n f u du 1 e r févr. 1912. 60. A . E . 32/ 1 39. Télégramme du g o u v e r n e u r général de l'Indochine d u 8 déc. 1911 ; 3 2 / 7 0 , Télégramme du ministre des Colonies, rédigé avec l'accord d u ministre des Affaires étrangères, au gouverneur général de l'Indochine du 6 déc. 1911. 61. A . E . 3 2 / 2 2 2 - 3 . Note rédigée par Berthelot p o u r le conseil des ministres du 9 déc. 1911. 62. A . E . 3 0 / 1 0 5 , Lettre d u consul à H a n k o u à Berthelot du 15 nov. 1911. 63. A . E . 2 8 / 5 , Rapport de Pékin du 16 oct. 1911. 64. É t a t - M a j o r de l'Armée, 2 e bureau, Chine, R a p p o r t s de l'attaché militaire 19101913, carton n° 13, Rapport du 16 nov. 1911. 65. A . E . 3 2 / 3 1 8 , Rapport de Pékin du 15 déc. 1911. 66. A . E . 1 2 8 / 2 6 8 , Rapport de Pékin d u 9 déc. 1911. 67. A . E . 3 5 5 / 1 5 0 , Télégramme de Pékin du 1 " déc. 1911 ; 3 5 5 / 1 3 3 , Rapport de Pékin du 16 nov. 1911. 68. A . E . 3 2 / 3 1 8 - 3 2 0 , Rapport de Pékin d u 15 déc. 1911. D'après ce témoignage l'initiative de la démarche ne venait pas du c h a r g é d'affaires russe ; contrairement à ce q u ' a f f i r m e n t E. BF.I.OV et YU SHENG-WU (op. cil.), il y était très défavorable et c'est une des raisons, avec son rang inférieur d a n s la hiérarchie, p o u r lesquelles il fut prié de rédiger le texte avec Georges-Picot. La d é m a r c h e fut suggérée par le ministre anglais, après des conversations avec son collègue japonais. 69. A . E . 3 3 / 1 4 9 , Rapport de Shanghaï du 23 déc. 1911.

M. Bastid:

La France

et la révolution

chinoise

de 1911

151

70. A.E. 29/57. Rapport de Shanghaï du 4 nov. 1911 ; A.E. 30/263, Rapport de Tientsin du 22 nov. 1911 ; A.E. 31/79, Lettre du consul à Hankou à Berthelot du 26 nov. 191 1. 71. A.E. 355/129, Note du ministère des Affaires étrangères à l'ambassade britannique à Paris du 7 nov. 1911, en réponse à une note du 4 nov. 72. A.E. 355/132, Lettre de Stanislas Simon, directeur de la Banque de l'Indochine, à Berthelot du 13 nov. 1911. 73. A.E. 355/169, Note pour le ministre des Affaires étrangères du 5 déc. 1911, dans laquelle est expliqué sous quels prétextes on a « masqué » au chargé d'affaires chinois venu parler des emprunts Cottu, « les raisons politiques de notre abstention ». 74. A.E. 355/160, Télégramme à Pékin du 3 déc. 1911. 75. A.E. 29/54, Rapport de Shangai du 4 nov. 1911 ; 355/174. Rapport de Shanghaï du 7 déc. 1911 ; 355/161, Télégramme de l'Assemblée provinciale du Zhili au Sénat français. 76. A.E. 355/180, Note pour le ministre des Affaires étrangères du 8 déc. 1911. 77. A.E. 355/188, Note verbale de l'ambassade britannique à Paris du 8 déc. 1911. 78. A.E. 355/180, Note pour le ministre des Affaires étrangères du 8 déc. 1911 ; A.E. 355/195, Télégramme de l'ambassadeur de France à Berlin du 10 déc. 1911. 79. A.E. 355/200-1, Note à l'ambassade britannique à Paris du 18 déc. 1911. 80. A.E. 355/205, Télégramme du ministre des Affaires étrangères à l'ambassade de France à Londres du 20 déc. 1911. 81. Banque de l'Indochine, Rapport du conseil d'administration, 1911; A.E. 355/132, Lettre du directeur de la Banque de l'Indochine du 13 nov. 1911 ; 355/159, Télégramme du ministre des Affaires étrangères à l'ambassadeur de France à Londres du 2 déc. 1911 ; 355/200, Note à l'ambassade britannique à Paris du 18 déc. 1911. 82. A.E. 355/ 175, Télégramme du directeur de la Banque de l'Indochine à Pékin du 7 déc. 1911. 83. En particulier dans A.E. Chine, NS n° 29 à 37 (Politique intérieure — dossier général), et Indochine, NS n° 12 (Rebelles annamites en Chine) et n° 21-22 (Frontière sino-annamite). 84. A.E. 204/78, Compte rendu d'une visite à Berthelot de Binkho Hou, envoyé par Sun Yat-sen, le 24 nov. 1911. 85. A.E. 355/179, Télégramme du ministre des Affaires étrangères au consul de France à Shangai du 8 déc. 1911. 86. A.E. 33/145, Télégramme de Shanghaï du 23 déc. 1911. 87. A.E. 356/8 ss., Instruction à l'ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg du 9 janv. 1912. 88. On n'a pas retrouvé le texte même de la note, mais cette indication est donnée dans une lettre de la Banque de l'Indochine à son représentant à Pékin, datée du 26 janv. 1912, conservée dans les archives du Quai d'Orsay (A.E. 356/50). 89. A.E. 356/3, Compte rendu de l'entretien entre de Selves et Iswolsky du 4 janv. 1912. 90. Outre l'accueil réservé à Cottu, celui fait à de Marteau, qui négociait de petits emprunts industriels (A.E. 357/51). Caractéristique aussi est la manière dont fut lancée la Banque Industrielle de Chine, en 1912-1913 : la sous-direction d'Asie décourage les premiers hommes d'affaires qui lui en parlent (406/17-24), mais à partir du moment où on apprend que la banque Victor et André Berthelot s'y intéressent, tous les moyens sont mis en œuvre pour faciliter l'entreprise (406/4688).

91. On en trouve les exposés les plus sytématiques dans le télégramme du 27 janv. à Londres, Berlin, Pétersbourg, Washington (A.E. 129-48), et dans celui du 4 févr. adressé aux mêmes ambassades et à celle de Tokyo (A.E. 36/214). 92. A.E. 356/26, Note du ministère des Affaires étrangères du 23 janv. 1912.

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Pays

semi-coloniaux

et

dépendants

93. Α.E. 204/34, Télégramme du ministre des Affaires étrangères au consul de France à Yunnanfu du 30 janv. 1912. 94. A.E. 356/77, Télégramme de l'ambassadeur à Tokyo du 13 févr. 1912 ; 356/78, Télégramme de l'ambassadeur à Londres du 13 févr. 1912. La France avait été la première à s'inquiéter, vers le 17 janv. ; à l'époque, la Hong-Kong and Shanghai Banking Co. négociait aussi des emprunts avec les républicains. 95. A.E. 204/100, Note du ministère des Affaires étrangères pour le président de la République du 10 janv. 1912. 96. A.E. 35/88, Compte rendu de la visite de Tchang Itchou (Zhang Yi-zhou) au Quai d'Orsay, le 17 janv. 1912. 97. A.E. 34/134, Télégramme de Pékin du 10 janv. 1912. 98. A.E. 204/113, Télégramme de Pékin du 14 janv. 1912. 99. Note en marge du document précédent, et télégramme de Paris à Pékin du 15 janv. 1912 (A.E. 204/114). 100. A.E. 129/48, Télégramme du ministre des Affaires étrangères aux ambassadeurs à Londres, Berlin, Pétersbourg, Washington ; 36/215, Télégramme à Pékin du 5 févr. 1912. 101. A.E. 356/68, Télégramme du ministre des Affaires étrangères aux ambassadeurs à Londres, Pétersbourg, Washington, Berlin, Tokyo, et au ministre à Pékin, du 12 févr. 1912. 102. A.E. 36/16, Rapport de Chengdu du 31 janv. 1912. 103. A.E. 35/119, Rapport de Xiamen (Amoy) du 20 janv. 1912 ; 36/254 ss., Rapport de Canton du 10 févr. 1912 ; 37/127 ss. Rapport de Chengdu du 20 févr. 1912 ; 37/171, Rapport de Yunnanfu du 24 févr. 1912. 104. A.E. 32/45, Rapport de Shanghaï du 2 déc. 1911. 105. A.E. 204/107-1 11, Compte rendu, communiqué par la Banque de l'Indochine, d'un entretien entre son directeur, Stanislas Simon, et Sun Yat-sen, à Paris, le 23 nov. 1911.

LESLIE F. M A N I G A T La s u b s t i t u t i o n d e la p r é p o n d é r a n c e a m é r i c a i n e à la p r é p o n d é r a n c e f r a n ç a i s e en Haiti a u d é b u t du xx e s i è c l e : la c o n j o n c t u r e de 1 9 1 0 - 1 9 1 1 * Cette étude concerne une phase essentielle de l'histoire des relations internationales d'Haïti, celle qui a vu l'hégémonie américaine se substituer à la prépondérance française au début de notre xx e siècle. Nous en traiterons seulement un m o m e n t , mais capital: la bataille de 1909-1911 '. L'intérêt d'un tel sujet, au point de vue historique, nous paraît double. Il s'agit d'un cas de « rapports inégaux » dans l'Histoire des Relations Internationales : un petit pays dans ses rapports avec les grandes puissances du monde d'alors. D'un côté, en effet, une fraction d'île de la région des Caraïbes. Situons-la historiquement : l'ancienne colonie française de Saint-Domingue devenue une nation souveraine indépendante en 1804 sous le nom de République d'Haïti, le premier État nègre à avoir accédé à l'indépendance dans l'histoire moderne et le seul cas véritable de décolonisation indigène au xix e siècle. Situons-la géographiquement : la portion occidentale de l'île — l'autre portion étant, à l'Est, la République Dominicaine — que Christophe Colomb baptisa Hispaniola dans le golfe du Mexique, entre Cuba à l'Ouest, Porto-Rico à l'Est, la Jamaïque au Sud, au c œ u r donc de cette mer des Antilles qu'on a appelée à juste titre « la méditerranée américaine », et qui atttend son Fernand Braudel pour dire son histoire mouvementée, faite de flux et de reflux. Au début du xx e siècle, cette république d'Haïti, qui se souvenait d'avoir été la plantureuse Saint-Domingue du xviu e siècle avant de devenir la patrie de Toussaint-Louverture, s'étendait alors sur un territoire de quelque 28 000 km 2 , habité par environ 1 700 000 habitants. Elle se présente c o m m e l'objet de la rivalité, l'enjeu de cette lutte p o u r la prépondérance. De l'autre, quatre des principales puissances du monde au seuil de ce siècle : France, Angleterre, Allemagne et États-Unis d'Amérique du N o r d dont la rivalité suscite des regroupements qui ne recoupent pas parfaitement ceux de l'Europe des blocs et du m o n d e de la paix armée. Elles sont les sujets de la compétition, les meneurs du jeu. * Article paru d a n s Revue d'Histoire moderne et contemporaine, 1967, pp. 321-355. Reproduit avec l'aimable autorisation des

octobre-décembre éditeurs.

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Pays

semi-coloniaux

et

dépendants

Mais il n'y a pas, en histoire, de distinctions aussi tranchées entre sujets et objet. L'indépendance politique signifiait pour Haiti un droit d'initiative, même limité, et la possibilité, bon gré mal gré, de l'exercer et donc de fausser le simple jeu du rapport des forces en y introduisant une inconnue : l'option personnelle des dirigeants et du peuple haïtiens, leur vision propre des choses, leur évaluation subjective du rapport réel des forces, leur conception de l'intérêt national. Par exemple, un secteur important de l'opinion haïtienne voyait dans la prépondérance française un rempart contre les convoitises américaines, un autre espérait trouver dans le bouclier américain une parade contre les entreprises allemandes. Un des plus fougueux nationalistes haïtiens de l'époque, le députéministre Louis Edgard Pouget, sollicitera dans une déposition notariée remise au Département d'État américain le 17 décembre 1910, « une action de Washington pour bloquer « la main mise » de l'Allemagne et de la France sur l'avenir d'Haïti et leur projet commun « d'occupation déguisée » du pays » 2. Quelques dirigeants ont même essayé de privilégier les relations économiques d'Haïti avec les petits pays développés d'Europe pour éviter les pressions brutales en cas de conflit, ce qui faisait dire plaisamment au ministre de France : « Ce qui, dans la Belgique séduit les Haïtiens, c'est qu'elle n'a pas de marine de guerre. » ' Et puis, un siècle entier de maintien de l'indépendance nationale avait forgé la tradition des manœuvres pour naviguer au milieu des écueils et des dangers, habitué à l'utilisation d'un certain pouvoir de décision politique et économique attaché à la souveraineté juridique, d'une faculté de choisir, de marquer ses préférences, bref, à la réalité concrète d'une marge de jeu. Ainsi, en 1883, le ministre haïtien des Affaires étrangères disait que c'est seulement à défaut du mariage d'amour avec la France qu'Haïti serait obligé de conclure un mariage de raison avec les États-Unis 4 . Le rôle d'Haïti sera d'autant moins passif que le sentiment national est vif. La susceptibilité nationale à fleur de peau des Haïtiens, confessera le Secrétaire d'État Américain Elihu Root, est « la difficulté majeure pour traiter avec Haïti » \ constatation à laquelle fera écho, en 1915, le chef de la légation de France en Haïti dans un rapport à Delcassé soulignant en outre que comme les Européens, « pour l'Haïtien les Américains, ce sont les Blancs et parmi les Blancs ceux qui ont pour le Noir le plus outrageant mépris » 6 . Enfin le pays, depuis l'indépendance, s'était enfermé — par souci de défense — dans un nationalisme économique étroit, interdisant

L. F. Manigat

: Haiti

au début

du XXe

siècle

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la propriété foncière aux non-nationaux, réservant le commerce de détail à ses ressortissants, imposant des conditions tracassières au déploiement de l'initiative privée étrangère. C'étaient là des obstacles réels au triomphe pur, simple et facile de la volonté étrangère dans les affaires du pays. Il y a à cet égard toute une théorie nuancée des rapports inégaux à élaborer en histoire des relations internationales. Il s'agit ensuite d'une substitution de prépondérance : l'influence française détrônée par la puissance américaine. Quand s'est opéré ce passage décisif ? A la faveur de la première guerre mondiale, pourrait-on penser en interrogeant les faits politiques. En effet, c'est en juillet 1915 que, mettant à profit la paralysie de l'Europe du fait des hostilités sur le Vieux Continent, les États-Unis prennent occasion des troubles de politique intérieure haïtienne pour occuper militairement Haïti et assurer en fait la prise en charge des affaires du pays pour vingt ans. En réalité, non. C'est avant 1914 que l'essentiel a été fait, que la substitution de prépondérance a été consommée. Les années-clef pour la promotion du nouveau patron ont été ces années de 1909 à 1911 au cours desquelles s'est forgée l'arme décisive de la victoire américaine : l'implantation économique et financière. D'où le problème dont la position domine cette étude : l'établissement de la prépondérance économique et financière américaine a-t-il été la cause de l'intervention militaire et de la prépondérance politique consacrée par le traité d'occupation ? Dans ce cas, il faudrait interroger, comme phénomène moteur, l'initiative individuelle des groupes d'intérêts pleins d'appréhension pour le sort de leurs investissements et soucieux de les abriter sous la protection de leur drapeau. Ou bien la première — la prépondérance économique et financière — a-t-elle été un simple antécédent entraînant la seconde — la prépondérance politique — les deux étant, comme phénomènes résultants, les modes d'expression successifs d'une même nécessité sociale ? Problème de portée générale puisqu'il s'agit de la dissociation, des rapports et de l'imbrication entre indépendance politique et indépendance économique. Initiative individuelle, nécessité sociale ? Lucien Febvre disait que le rapport entre les deux constituait le problème capital en histoire. Le passage d'un patron à l'autre semble, enfin, suggérer un jeu à trois au cours duquel a été déplacée sur l'échiquier la plus faible pièce d'une grosse vers l'autre : Haïti passant de l'influence française à la prépondérance américaine. En réalité, les relations n'ont presque jamais été triangulaires. Le plus

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souvent, en effet, c'est un jeu à quatre avec la présence active et le rôle d'une Allemagne entreprenante. Le paradoxe de cette conjoncture historique est que pour enlever la prépondérance à la France, c'est surtout avec l'Allemagne que les États-Unis durent jouer serré. Le Secrétaire d'État Lansing ira même jusqu'à écrire que l'attitude de l'Allemagne fut une des principales considérations qui inspirèrent la politique américaine visà-vis d'Haïti 7 . Ceci est confirmé dès 1909 par le ministre résident, chargé d'affaires à la légation de France en Haïti, dans un rapport au Quai d'Orsay : « Ce ne sont pas les Français, ainsi que beaucoup le pensent, écrit-il, que les ÉtatsUnis ont trouvé comme adversaire en Haïti, mais les Allemands. » 8 Enfin, il n'est pas sans intérêt de relever que la France et l'Allemagne, alors globalement adversaires en Europe depuis 1870 — avec, il est vrai, des moments de détente et même des tentatives de rapprochement — font dans cette conjoncture précise de 1909-1911 cause commune ou presque en Haïti face à une Amérique en faveur de laquelle l'Angleterre a déjà renoncé à pratiquer une politique indépendante, du moins en ce qui concerne Haïti. Certes, il n'en a pas toujours été ainsi. En 1871, par exemple, l'Allemagne avait mené contre Haïti une démonstration navale pour punir, a-t-on pu dire un peu vite à Port-au-Prince, mais de façon significative, le gouvernement et le peuple haïtiens d'avoir montré une sympathie à la France lors de la guerre franco-prussienne. Vingt-cinq ans plus tard, c'est tout naturellement vers la France que la Chancellerie haïtienne rechercha un appui contre l'attitude menaçante de l'Allemagne à l'occasion d'un incident à Port-au-Prince, mettant en cause un citoyen allemand résidant en Haïti 9 . Quant à l'Angleterre, la Royal Navy faisait jusqu'en 18841885 de si fréquentes apparitions dans les eaux haïtiennes et intervenait parfois si brutalement dans les affaires intérieures du pays que certains gouvernements nationaux, craignant les visées annexionnistes de la Grande-Bretagne, crurent de bonne politique de se chercher un bouclier dans l'amitié américaine, tant alors la collusion anglo-américaine ne semblait pas encore exister ! Mais après 1891 et, en tout cas, dans la conjoncture 1909-1911, l'Angleterre sera en constante consultation avec les États-Unis sur les démarches et représentations à faire auprès du gouvernement haïtien, allant parfois jusqu'à solliciter l'accord du Département d'État avant de déterminer sa propre position et alignant souvent sa politique sur celle de Washington. Les exemples abondent. C'est l'hostitlité commune des

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Américains et des Anglais vis-à-vis de l'homme d'État haïtien Anténor Firmin, chef de file de l'intellectualité du pays dans ses entreprises pour arracher le pouvoir aux généraux et faire face à la crise par une politique de rénovation nationale définie en termes de modernisation, d'austérité, de rajeunissement des structures économiques et sociales, de nationalisme éclairé et d'un minimum de libéralisme politique dans le cadre d'une « méritocratie » à constituer. Il arriva même au Ministre américain Furniss d'aider son collègue britannique à rédiger des notes à l'adresse de la Chancellerie haïtienne ! L'Angleterre acceptera de ne pas envoyer de bateaux de guerre en Haïti à charge pour les navires américains d'assurer la protection des intérêts et des citoyens britanniques en Haïti. En tout cas, le Foreign Office, au début de 1911, abandonnera son opposition aux contrats de banque et d'emprunt de 1910 aussitôt que Washington l'aura avisé d'une décision américaine similaire. Les deux camps qui vont s'opposer ici comprennent donc d'une part un front commun occasionnel entre une France et une Allemagne agissant solidairement pour la défense et la promotion d'intérêts économiques et financiers, et, d'autre part, un coude à coude fraternel entre une Amérique et une Angleterre menant une politique concertée, la première déterminée à ne pas laisser à d'autres le contrôle de la méditerranée antillaise.

1. Positions respectives et intérêts des Puissances en Haïti au début du xxe siècle. Le cas d'Haïti offrait, au début de ce siècle, quatre centres principaux d'intérêt pour les Puissances : 1) Une position stratégique revalorisée par les conditions nouvelles de la vie économique internationale. Admirablement située sur la route du Canal de Panama alors en construction, Haïti possédait, à l'extrémité N.-O. de son territoire, un port dont la rade abritée commandait, à distance, l'entrée Atlantique du Canal : le Môle Saint-Nicolas que des textes d'époque allaient jusqu'à appeler « Le Gibraltar du Nouveau Monde ». L'intérêt américain, par exemple, pour le Môle Saint-Nicolas s'est exprimé ouvertement à partir de 1891. En outre, le triomphe du steamer sur le clipper amenait les puissances à rechercher des stations de charbon sur les grandes routes commerciales maritimes. Or, une Haïti indépendante, dans une mer des Antilles parsemée de colonies, pouvait offrir des ports

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et

dépendants

libres pour le ravitaillement des bateaux à vapeur étrangers. De là l'intérêt allemand, par exemple, pour les sites portuaires d'Haïti l0 . 2) Le second centre d'intérêt était constitué par les besoins pressants du développement économique d'Haïti rendu impérieux par une crise générale de la société traditionnelle et les incitations de la révolution industrielle mondiale. Jusqu'à la fin du xix e siècle, le pays avait pu vivre sur les structures économiques aménagées dans l'improvisation au début de la période nationale, à partir de ce qui restait de l'héritage colonial saccagé et détruit par la révolution de libération nationale. A partir des dernières années du siècle, ces structures qui associaient des modes de travail libre et des survivances féodales, se révèlent incapables de satisfaire les besoins d'une population en pleine croissance démographique, baignant, bon gré mal gré, dans l'atmosphère des grandes mutations économiques et techniques de la seconde moitié du siècle, et soumise, malgré l'isolement du pays, à la pression de la compétitivité internationale. La comparaison de trois courbes .· celle de l'évolution de la production caféière, principale denrée d'exportation et pivot de l'économie du pays, celle de l'évolution de la population et celle de l'évolution de la moyenne annuelle d'exportation caféière par tête d'habitant indique que l'optimum démographique a été atteint puis dépassé au cours des dernières années du siècle passé même en tenant compte d'une éventuelle augmentation de l'autoconsommation caféière du début à la fin du siècle. Au début du xx e siècle, l'inadéquation ressources-population s'installe et s'aggrave, en même temps que se confirme l'amorce du déclin, par rapport à la capitale, de villes de province autrefois florissantes et presque autonomes comme Jacmel, par exemple, sur la Côte sud-est ou même le Cap-Haïtien, seconde ville du pays, sur la Côte nord. Le dialogue Port-au-Prince provinces devient progressivement le monologue de Port-auPrince dans le pays. Il faut, pour faire face à cette conjoncture de crise structurelle et pour diminuer la surcharge démographique sur la micro-propriété paysanne en formation, des initiatives nouvelles qui rendent moins restreint le marché du travail, plus rapide le pouls économique, plus active la circulation des gens et des marchandises, plus justes les structures sociales, plus stable la vie politique et plus rassurantes les perspectives d'avenir. Autrement dit, l'ancienne Haïti éprouvait un urgent besoin de modernisation qui rendait

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impérieuse la recherche d'investissements. Là était l'attrait majeur qui a expliqué l'entrée en lice des puissances. L'équipement du pays était à faire : transports urbains (notamment les tramways), chemins de fer, travaux portuaires, énergie électrique. Les ressources étaient à exploiter : plaines à

Évolution par moyennes

décennales

de 1804-1814

1905-1914

Exportation de café en dizaines de lbs par habitant

Exportation de café en dizaines de milliers de tonnes S

à

2,5-5

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1,5-3

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1804 1814

1815 1824

1825 1834

1835 1844

1845 1854

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1865 1874

1875 1884

1885 1894

1895 1904

1905 1914

1. Évolution de la population de 1804 à 1914 en millions d'habitants. 2. Évolution des exportations de café en dizaines de milliers de tonnes, de 1804 à 1914. 3. Évolution des exportations de café par habitant, en dizaines de livres, de 1804 à 1914. Il est à noter que le chiffre des exportations de café par habitant descend pour la première fois au cours de la décennie 1885-1894 (38 lbs) au-dessous du chiffre de la première décennie après l'indépendance 1804-1814 (40 lbs) et s'installe au-dessous au cours des décennies suivantes (34 lbs). C'est l'impression de l'incapacité manifeste du « système traditionnel » de répondre à l'accroissement démographique par une exportation accrue. C'est la crise structurelle. La comparaison de ces courbes montre trois cycles à la limite desquels se situent les trois crises politiques et sociales de 1842-1846, de 1865-1869 et de la fin du xix e siècle, perçue dans toute sa gravité au début du xx e . C'est cette dernière qui nous intéresse ici, dans la conjoncture 1909-1911.

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Pays semi-coloniaux et dépendants

sucre, à bananes et à cacao, forêts de campêche et de pins, café de partout, sous-sol à prospecter en vue de l'exploitation d'éventuels gisements miniers. Certains projets tendaient même à l'industrialisation du pays en important, si nécessaire, les matières premières mais en utilisant la main-d'œuvre locale et en profitant des exemptions fiscales et douanières, tels ce projet de raffinerie de pétrole dont la concession fut accordée à Edmont Roumain en 1906 " et celui d'établissement de minoteries en 1910 dans trois régions du pays : le Nord-Ouest, l'Artibonite et l'Ouest. Les perspectives de développement exerçaient d'autant plus d'attrait que la nostalgie de l'extraordinaire prospérité de Saint-Domingue au xvni e siècle entretenait le mythe d'un pays « beau et riche » qui attendait sa mise en valeur méthodologique par le capital et la technique des Grandes Puissances. De là une importance accordée aux possibilités de développement économique d'Haïti tant dans les rapports de la légation américaine en Haïti que dans les mémoires du Quai d'Orsay et surtout dans les « études » des hommes d'affaires étrangers, souvent sans commune mesure avec les données statistiques disponibles à défaut d'un inventaire complet. 3) Le troisième centre d'intérêt se situait dans le commerce extérieur du pays, contrôlé par les maisons étrangères établies sur place : les négociants-cosignataires allemands, français, américains et anglais avaient, en effet, le monopole de fait des activités d'import-export et recouraient volontiers à la protection diplomatique de leurs légations en cas de troubles. La méthode des « Réclamations diplomatiques » assorties de démonstrations navales, avait contribué à assurer dans le grand commerce la solidité de ces firmes étrangères d'importexport au détriment des maisons de commerces haïtiennes. Les lignes de navigation étrangères assuraient la liaison, en l'absence d'une marine marchande nationale, avec les ÉtatsUnis et avec l'Europe, de la douzaine de ports haïtiens ouverts au commerce extérieur. Haïti exportait surtout café et campêche, mais aussi du coton, du cacao et du sucre. Le café haïtien était particulièrement recherché pour sa qualité et servait à bonifier les cafés d'autres provenances : « Les variétés d'Haïti, écrivait la Revue Diplomatique de Paris en 1901, dont la réputation est connue tant pour l'arôme que pour la force et le velouté, tiennent le premier rang dans la classification des cafés du globe. » C'était aussi l'opinion autorisée de C. Raoul professeur du cours de « Culture et production tropicales » à l'École Coloniale : « Le café complet, écrit-il, est celui qui unit

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la vigueur et l'arôme au velouté. Le point de départ de cette classification, son étalon, a été le café d'Haïti en provenance de Saint-Marc, état sain, légèrement verdâtre, tirant sur le jaune, qui nous paraît résumer le mieux les qualités que l'on doit attendre d'un bon café. » 12 Quant au bois de campêche, avant le développement de l'industrie allemande des ersatz, il était une matière première très recherchée pour l'industrie des colorants. Le gros des exportations haïtiennes se dirigeait vers l'Europe. Haïti importait de tout : produits alimentaires, machines et biens d'équipement, produits manufacturés. Les importations venaient surtout des États-Unis, si bien que les paiements internationaux d'Haïti se faisaient selon le système suivant : les marchands d'Haïti payaient leurs importations de provenance américaine ou européenne, par des traites libellées en devises étrangères sur Paris ou sur Hambourg, tirées contre les expéditions de café. De là l'existence d'un libre marché haïtien des changes favorisant la spéculation sur le cours du change. 4) Enfin un dernier centre d'intérêt des puissances était constitué par les emprunts d'Haïti : une dette flottante souscrite par les maisons étrangères de la place qui « dépannaient » à des conditions avantageuses les gouvernements haïtiens généralement en difficulté de soudure budgétaire entre la fin de la morte-saison et le début de la récolte caféière saisonnière ; une dette publique extérieure surtout dont la chronicité et la diversité exigeaient le remboursement ou la refonte. De là l'intérêt à trouver un marché financier sur lequel placer un grand e m p r u n t de rachat et d'unification de la dette publique. A cela s'ajoutait l'intérêt politique du destin d'une république noire indépendante, anomalie au m o m e n t où l'impérialisme n'était pas étranger au renouveau des thèses sur l'incapacité du nègre à se gouverner pour mieux justifier ici l'achèvement du partage de l'Afrique, et là le maintien d'une barrière de couleur dans la société américaine vouée à la démocratie responsable. La question de race pesait lourdement sur les destinées d u pays. I) La prépondérance

française

Parmi les puissances intéressées dans la question haïtienne, la France, au début du xx e siècle, occupe u n e place prépondérante. 1) Cette prépondérance est culturelle et technique. Pays officiellement de langue française, Haïti élève ses élites selon le 6

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système français d'éducation. Des maîtres venus de France enseignent dans les trois degrés : primaire, secondaire et supérieur. La religion est enseignée par un clergé français concordataire qu'à l'occasion le Quai d'Orsay sait manipuler Cette francophonie n'assure pas seulement l'influence intellectuelle de la France et son prestige moral, elle entretient les préférences et les affinités, établit les règles du goût et oriente vers les biens propres à satisfaire ses goûts. Cette francophonie devenue francophilie veut qu'il n'y ait bon produit que de Paris. De là, la vogue des produits français. Au tabac américain de Virginie, par exemple, est préféré à cette époque le tabac français Scaferlati ou « petit caporal ». L'appartenance à la sphère culturelle de la francophonie fait que c'est la France qui joue le rôle de « modèle » et c'est à sa technique et à son génie qu'on demande l'inspiration. Michelet n'avait pas tort, qui avait appelé cette Haïti du xix e siècle : « La France Noire ». 2) Cette prépondérance est commerciale, du moins dans une large mesure. C'est vers la France que s'expédient les cargaisons de café et de campêche, c'est pour Le Havre que s'établissent les connaissements des navires, c'est le marché du Havre qui établit les cours du café. Premier client, la France absorbe les 2 / 3 des exportations haïtiennes. De France, Haïti achète vins et liqueurs, parfums, articles de luxe dits « articles de Paris », livres, machines à vapeur et instruments de précision. Les produits français jouissent de la meilleure réputation. Cela est si vrai que les Allemands les imitent. En outre, la pratique de relations fréquentes entre marchands d'Haïti et maisons du Havre a installé des habitudes de crédit avec des termes de quatre à six mois en faveur des premiers, termes à l'expiration desquels les secondes acceptent des traites à soixante ou même à quatre vingt-dix jours ; la Compagnie Générale Transatlantique, dispensée des droits de tonnage et de phare, dotée de certains privilèges à la suite d'un protocole en partie secret de 1889 i4 , manifeste la présence du pavillon français dans les sorties d'Haïti. Enfin, la liaison télégraphique d'Haïti avec l'extérieur est assurée par une compagnie française de câbles sous-marins. Un accord commercial franco-haïtien signé le 30 janvier 1907 a encore consolidé la position privilégiée de la France dans le commerce extérieur d'Haïti IS. 3) Cette prépondérance est enfin financière. La France, pour reprendre un mot d'époque que M. Renouvin a rendu fameux, c'est la Caisse. Premier ou plutôt seul créancier tout

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au long du xix e siècle, le marché financier de Paris a souscrit à tous les emprunts haïtiens échelonnés de 1825 à 1896. Or si Haïti a mis du temps à payer l'emprunt et l'indemnité de 1825, par contre, à la fin du siècle, elle paie bien et le Quai d'Orsay le reconnaît l6 . Et puis la Banque Nationale d'Haïti est française, non seulement banque centrale mais banque unique. Elle est une véritable « Bastille financière étrangère », selon le mot de ses adversaires nationalistes haïtiens. 2) Les menaces

contre

cette

prépondérance

Cependant, cette prépondérance française est déjà menacée quand s'ouvre le xx e siècle. Elle a ses points faibles : la France ne fait pas en Haïti d'investissements dans la production. En outre, elle semble, après un baroud d'honneur, prête à lâcher éventuellement le morceau pour sauver tout juste les meubles en évitant un conflit majeur avec les États-Unis par exemple. Les rapports désabusés de la légation de France à Port-auPrince, certains mémoires du Quai d'Orsay, la correspondance de l'Ambassade de France à Washington laissent déceler une disposition d'esprit que nous appellerons « non jusqu'au boutiste » en ce qui concerne la défense de la primauté française contre l'action américaine n . Ce n'est pourtant ni par manque d'information ni par absence d'intérêt car le ministre français des Affaires étrangères de l'époque, Pichón, était bien au fait de la situation haïtienne pour avoir, au cours de sa carrière, précédemment servi comme chef de la légation de France en Haïti. On savait qu'il s'en occupait avec une attention particulière. En tout cas, les menaces contre la prépondérance française, précisément, viennent des États-Unis et aussi de l'Allemagne. 1) De la menace américaine, l'on a très tôt conscience du côté français, dans les rapports de la légation de France à Portau-Prince. Cette menace est commerciale : les États-Unis sont le premier fournisseur d'Haïti. Ils assurent à eux seuls 67 96 des importations haïtiennes en 1907-1908. Notons que le chiffre des importations de provenance américaine a doublé de 1900 à 1910 18. Dès l'indépendance, les Américains ont établi des maisons de commerce en Haïti. Ils ont l'avantage de la proximité. Les voiliers prennent le frêt à très bon marché. A la fin du xixe siècle, par exemple, le coût du frêt est de 12 cts 1/2 par pied cube de New York à Port-au-Prince, alors qu'on n'arrive pas à l'abaisser au-dessous de 25 cts par pied cube

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Pays semi-coloniaux et dépendants

d'Europe continentale à Haïti. Par steamer, le trajet N e w York-Port-au-Prince prend déjà moins d'une semaine, ce qui défavorise les arrivages d'Europe. Et puis, les États-Unis vendent à Haïti des produits de grande consommation à bon marché : denrées alimentaires pour la nourriture courante, tissus de qualité inférieure, mobilier ordinaire, articles de quincaillerie, matériaux de construction, produits manufacturés de toutes sortes. La menace américaine se précise sur les plans stratégique et politique. Elle tient en un mot : la politique du Canal de Panama. Jusqu'en 1888, le gouvernement américain restait sourd à toutes les sollicitations, y compris même parfois des sollicitations haïtiennes comme en 1865 et en 1868 et 1883, d'acquérir une base navale en Haïti. Mais après 1888, tout change. La première pression directe, assortie de la démonstration de la flotte de l'Amiral Gherardi a lieu en 1891 pour tenter de se faire céder à bail le Môle Saint-Nicolas, sans succès et aussi, ajoutons-le, sans trop d'insistance " . Au début du xx c siècle, la détermination est plus ferme. La correspondance d'Elihu Root contient deux lettres, l'une de janvier 1905 à un ami dans laquelle il déclare que l'effet inévitable de la construction du Canal par les États-Unis est d'accroître leur intérêt pour les régions environnantes et il définit cet intérêt en trois mots : trade, control, obligation to keep order ·. le commerce, le contrôle et l'obligation de maintenir l'ordre 20, et la seconde, de 1909 dans laquelle il soutient que «c'est aux États-Unis que doit revenir l'influence dominante dans les Caraïbes » parce que, écrit-il, « nous devons contrôler la route vers le Canal de Panama » 21. Les étapes de cette extension de la présence et de l'influence américaines dans la zone des Caraïbes sont connues : Cuba et Porto-Rico en 1898, Panama en 1903, la République Dominicaine en 1907. Haïti était, si on nous permet cette expression, déjà « prise en sandwich ». Sa valeur stratégique semblait la condamner à tomber à son tour dans l'orbite américaine. Cette menace américaine contre la prépondérance française en Haïti se précisait également sur le plan des investissements. Et là encore jouaient à la fois la position et la conjoncture. A Cuba, les investissements américains passèrent de 50 millions de $ en 1898 à 200 en 1911 en attendant de devenir 500 en 1920 ! En Amérique Centrale, la United Fruit, installée à partir de 1899, avait déjà investi dans les bananes et les chemins de fer 17 millions de $ en 1900, ce chiffre passera à 83 millions en 1913 ! Porto-Rico également commençait à

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recevoir sa semence d'investissements américains. Haïti était déjà, pour ainsi dire, encerclée par le capital américain. Le premier investissement américain direct en Haïti eut lieu en 1905, dans les chemins de fer. Ce fut la National Central Rail Road. Elle fut suivie de la Compagnie du Wharf de Port-au-Prince, de la Compagnie des Tramways, de la Compagnie d'Éclairage Électrique. En 1908, un représentant de la United Fruit, M. Meyer, réalisait un voyage de prospection en Haïti 21 . De cette pénétration économique, deux traits sont à retenir : le type de contrat sollicité et obtenu du gouvernement haïtien et l'importance de l'investisseur sinon de l'investissement. L'exemple le plus fameux en est le contrat McDonald pour l'établissement de lignes de chemins de fer entre les principales villes d'Haïti avec concession « de terre et droit d'exploitation des deux côtés de la voie ferrée ». Un agent de la Compagnie déclarait que McDonald avait tout obtenu dans la zone de la concession : « on, under and over the earth down in Haïti » (à la surface, dans le sous-sol et au-dessus du sol, là-bas en Haïti !) 23 . On doit à la vérité historique de dire que tous les contrats n'étaient pas de cette nature. Quant aux investisseurs, le Département d'État lui-même était impressionné par l'importance des entreprises qui acceptaient de s'intéresser à Haïti : pas moins que la National City Bank ou la Banque Morgan par exemple. Enfin, la menace américaine envers la prépondérance française était même d'ordre culturel. En effet, c'est ainsi qu'il faut interpréter, à notre sens, le grand débat qui prit place au tournant du siècle, culmina précisément en 1908-1910, et divisa les « faiseurs d'opinion publique » en Haïti sur les mérites respectifs de la culture latine et de la mentalité anglosaxonne, sous-entendons par là l'esprit français et l'esprit américain. Les deux plus grands quotidiens du pays Le Nouvelliste et Le Matin offrirent leurs colonnes aux tenants de l'une et l'autre thèse et ceux qui contestaient une supériorité française jusque-là acceptée comme un dogme, avançaient des arguments : pragmatisme anglo-saxon, sens de l'efficacité et du rendement, esprit de corps et discipline, esprit d'initiative et d'entreprise 24. Un nouveau « modèle » apparaissait à l'horizon culturel. 2) D'Europe se levait une autre candidature à la prépondérance en Haïti, celle de l'Empire allemand de Guillaume II. L'Allemagne avait depuis déjà longtemps une forte position dans le commerce d'Haïti. Elle était un gros client pour les exportations haïtiennes de café, campêche et cacao. Elle absor-

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bait les 2 / 7 des ventes du café haïtien ce qui plaçait le marché de Hambourg immédiatement après celui du Havre. Elle exportait à destination d'Haïti de la bière, du ciment, des produits textiles et surtout des produits métallurgiques et pharmaceutiques. Les maisons de commerce allemandes en Haïti étaient parmi les plus importantes de la place pour leur taille et par leur nombre. Les Allemands s'implantaient avec une étonnante facilité dans ce milieu pourtant nègre et francophone, se liant d'amitié avec toutes les catégories d'Haïtiens utiles pour la bonne marche des affaires, épousaient des Haïtiennes de l'élite sociale et acquéraient ainsi du pays une connaissance souvent profonde. Leurs méthodes commerciales tenaient compte du goût et des habitudes de la clientèle jusque dans les détails, allant jusqu'à l'imitation des articles français les plus prisés et à l'emploi d'étiquettes en français pour les produits destinés à la consommation haïtienne, se conformant aux préférences de couleur des consommateurs et prenant en considération les problèmes locaux. Par exemple, pour l'emballage, les balles allemandes étaient de dimensions modestes pour le transport sur les routes étroites et défoncées d'Haïti tandis que les grandes et lourdes boîtes américaines étaient difficiles à manœuvrer. Les prix allemands pouvaient être, en Haïti dans certains cas, jusqu'à 30 % meilleur marché que pour les produits similaires d'autres pays européens 25. En 1901, le gouvernement allemand n'hésita pas à commencer une petite guerre de tarif avec Haïti, augmentant les droits de douane sur le café et le campêche pour forcer le gouvernement haïtien à lui concéder les mêmes avantages commerciaux qu'à la France 26. Il en résulta un compromis enregistré dans la convention germano-haïtienne du 29 juillet 1908. La marine de commerce allemande était la plus active dans les ports haïtiens. La plus grande partie du commerce extérieur du pays se faisait par les navires allemands : environ les 2 / 3 de la récolte de café par exemple. La Hamburg-Amerika Linie assurait la desserte régulière et fréquente (bi-hebdomadaire et seulement mensuelle pour la CGT française) des stations d'Haïti et même en 1910 les intérêts allemands obtiendront la concession pour établir une ligne de steamers d'un port à l'autre du pays ! L'Allemagne détient d'autres intérêts économiques en Haïti, notamment des investissements dans les chemins de fer. Le PCS Railroad (Chemin de fer de la Plaine du Cul de Sac, zoneclef du développement d'Haïti) fonctionne avec des capitaux allemands. Une grande société allemande s'est en outre établie

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du XXe

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et a fondé une plantation de produits tropicaux occupant quotidiennement près de 500 travailleurs à Bayeux, dans le Nord d'Haïti, espérant en faire un point essentiel de la croissance. Mais surtout, les négociants et hommes d'affaires allemands, outre la souscription à la dette flottante, contrôlent le marché du change avec ce qu'on appelait alors « le syndicat financier ». Véritables virtuoses de la spéculation sur les traites libellées en devises étrangères, ils excellaient dans le jeu, pour eux toujours lucratif, de la hausse et de la baisse par le stockage des traites ou leur conversion en papier-monnaie. En outre, certains d'entre eux étaient notoirement connus pour financer les révolutions locales 27. S'appuyant sur ces intérêts, le gouvernement allemand était à l'affût de toute occasion de manifester sa volonté de puissance et de 1870 à 1900, les plus gros incidents de l'histoire diplomatique d'Haïti ont eu lieu avec l'Allemagne. Les rapports diplomatiques français et américains attribuaient au Kaiser l'arrière-pensée de vouloir constituer une zone d'influence en Haïti par l'obtention d'une station de charbon, la pénétration financière et le . contrôle des douanes, premier pas vers le contrôle politique. Au début de 1900, l'inquiétude américaine fut réelle à propos des intentions et des menées allemandes en Haïti et en Amérique latine. Elihu Root aussi bien que Théodore Roosevelt envisageaient la possibilité d'une guerre contre l'Allemagne pour la défense de la doctrine de Monroe 28.

2. La lutte décisive pour la prépondérance (1909-1911) La phase capitale de la lutte s'est déroulée de 1909 à 1911 entre des groupes d'intérêts bancaires mais son intérêt principal réside dans le fait de l'intervention des gouvernements dans la rivalité financière et la claire conscience du caractère politique de l'objectif de longue portée. La bataille pour une nouvelle banque nationale est non seulement une bataille pour le contrôle économique du fait que l'institution est appelée à être l'instrument des emprunts, le canal des investissements et la régulatrice du commerce et des affaires mais aussi et peut-être même avant tout une bataille pour le contrôle politique, la lutte décisive pour la prépondérance générale. Au nom de la doctrine de Monroe, la diplomatie du

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Pays

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et

dépendants

dollar contrait la Weltpolitik allemande et affrontait l'hégémonie française en Haïti. Pour comprendre l'importance et l'issue de cette lutte, il importe de rappeler la situation bancaire en 1909, puis en suivre le déroulement à travers les péripéties d'un jeu serré et dramatique de 1909 à 1911, et alors on assistera à la victoire américaine et à l'exploitation de cette victoire de 1911 à 1915. I ) La

situation

bancaire

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Depuis 1880, existait en Haïti une Banque Nationale qui, en réalité était une affaire française. Le contrat de concession, signé à Paris le 30 juillet 1 880 29 avec la « Société Générale de Crédit Industriel et Commercial », comportait quatre points essentiels pour comprendre notre sujet. C'était une société anonyme française, donc une entreprise étrangère quant à son statut. Mais lui étaient reconnus les droits de la personne civile haïtienne, ce qui permettait de contourner l'interdiction constitutionnelle de la propriété immobilière aux étrangers. Son capital nominal était de dix millions de francs dont cinq (soit la moitié) ne furent jamais versés, la banque se contentant de faire ses opérations sans appeler le solde du capital prévu au contrat. La durée de la concession était de 50 ans et donc sa date d'expiration ne devait arriver qu'en 1930. Le siège social était à Paris mais le Conseil d'Administration était à Port-au-Prince, ce qui créait un difficile problème d'instance pour les décisions à caractère important. C'était une banque commerciale (art. 14), donc habilitée à recevoir des dépôts en stimulant et en recueillant l'épargne haïtienne, à faire des avances en stimulant l'initiative privée et en finançant les investissements à l'aide des capitaux étrangers qu'elle était autorisée à rechercher et qu'elle avait toute latitude pour introduire en Haïti. Ces opérations devaient être d'autant plus avantageuses que selon les estimations officielles du service des études de la Banque, il était alors possible de trouver à Paris et en Europe des capitaux à bon marché (à 4 ou 5 96 ) et de les placer en Haïti à 12 ou 15 %, parfois même à 18 %. On comptait donc sur une politique de crédit bancaire qui serait l'atout du démarrage économique. C'était une banque d'émission (art. 11-13) dotée du privilège exclusif de l'émission des billets mais une répartition des compétences réservait au gouvernement haïtien l'émission de la monnaie métallique. Ce système dualiste qui marque en fait

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tous les aspects du contrat de concession, rendait nécessaire la coordination de la politique monétaire entre l'État haïtien et la Banque. Enfin l'institution se voyait confier le Service de la Trésorerie Haïtienne (art. 15) : elle était, de ce fait, le caissier de l'État. Elle encaissait les revenus publics et effectuait les paiements pour compte de l'État moyennant commissions (1 % pour les recettes, 1/2 % pour les paiements en Haïti et 1 96 pour les paiements à l'étranger). Dans l'accomplissement de cette tâche, la Banque était autorisée à faire des avances à l'État pour régulariser le budget. C'est ce qu'on appelait le prêt statutaire (art. 17) dont le plafond était fixé à 1 500 000 F à 6 96 l'an. L'analyse des quatre points précédents montre à l'évidence que non seulement la collaboration entre l'État et la Banque était indispensable pour le fonctionnement du système, mais que la Banque était dotée de fonctions gouvernementales. Selon qu'elle reconnaissait ou non la nécessité de se conformer à l'orientation de la politique financière de l'État haïtien, la Banque pouvait être soit « un rouage dans l'administration publique haïtienne » — et c'est ainsi que le concevait le gouvernement haïtien 30 — soit une « Bastille financière », « un État dans l'État » et c'est la tentation qu'impliquait le rapport réel des forces entre l'institution étrangère et le gouvernement presque toujours en mal d'argent et donc en position de quémandeur. Dans la pratique, le système fonctionna mal et les critiques de plus en plus vives contre la banque finirent par remettre en question son existence même. En effet, l'apport de l'institution au développement économique fut quasi nul parce qu'au lieu de mener une politique de crédit à la production, la Banque Nationale faisait près de 71 96 de ses affaires avec l'État sous forme d'emprunts à court terme en plus du prêt statutaire, les 29 96 servant à alimenter les avances en compte-courant et à financer les opérations des commerçants étrangers. En outre, au lieu de contribuer à supprimer la spéculation sur le change, la Banque se mit de la partie, jouant avec la masse de ses moyens, tantôt à la raréfaction des traites en devises étrangères, tantôt au contraire à leur accroissement sur le marché de manière à pouvoir acheter à bon marché et revendre cher. C'était afficher une indifférence surprenante à l'égard de la valeur de la monnaie haïtienne dont, en tant que banque d'émission, elle avait la co-responsabilité. S'accommodant encore mieux des conditions de la vie locale, la Banque, sur la

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constatation désabusée que les gouvernements haïtiens recouraient encore à l'émission, en cas d'urgence, de papier-monnaie malgré son privilège exclusif à elle, se fera reconnaître une commission sur toute émission de papier-monnaie réalisée par l'État en violation de son contrat de concession. D'assainissement monétaire, il n'était plus question. Pour couronner le tout, des scandales financiers, impliquant le haut personnel étranger de la banque, aboutirent à des condamnations judiciaires retentissantes qui achevèrent de discréditer l'institution. Le président haïtien Nord-Alexis ne l'appelait plus que « la Banque friponne » 3 1 . A quoi servait donc l'institution ? A distribuer des dividendes intéressants chaque année. Dans le tableau des résultats financiers de l'exploitation de la Banque Nationale d'Haïti, on constate pour l'année 1888 un taux de rendement de 31,7 % et pour l'année 1900 un taux de rendement de 20,3 % . Comme disait le ministre haïtien des finances et adversaire de la banque Frédéric Marcellin, « la BNH faisait bien ses affaires mais ne faisait pas du tout celles du pays ». De fait, elle était devenue un facteur d'appauvrissement collectif car les dividendes distribués aux actionnaires étrangers étaient prélevés sur le revenu courant haïtien. Dès 1905, le gouvernement haïtien enlevait le Service de la Trésorerie à la Banque. Le résultat fut immédiat : de bénéficiaire, l'exploitation de la Banque Nationale devint déficitaire. En 1908, l'importance des pertes était telle que, calculé sur la même base que tout à l'heure, le taux de rendement passait à - 27,7 % ! C'était la mise en hibernation des activités de la Banque Nationale d'Haïti et il devenait évident qu'on s'acheminait vers sa dissolution. 2) La bataille pour la succession a) Les escarmouches (1905-1909). Dès les premiers signes certains de la déception des espoirs placés en 1880 dans la BNH, l'idée avait germé de susciter à celle-ci une rivale, c'està-dire au régime de monopole, substituer celui de la concurrence ou de lui trouver une remplaçante c'est-à-dire de négocier ailleurs un meilleur contrat impliquant résiliation du premier. Un projet de Banque Haïtienne, formé dès 1893, fut tué dans l'œuf non seulement par l'hostilité de la BNH, mais par suite de la difficulté de trouver sur place les capitaux nécessaires. Mais à l'approche de la liquidation, c'est-à-dire de 1905 à 1909, les candidats étrangers vont se mettre en lice. Ce sont les escarmouches de la lutte pour la succession. Pour

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combler le vide, des prétendants de toutes sortes se présentent : — le premier projet visait à l'établissement d'une banque américaine, auquel s'intéressaient deux des plus importantes sociétés de crédit des États-Unis. L'idée d'une banque américaine était suggérée dès 1905 par le ministre américain à Port-au-Prince, Powell, comme hautement désirable en raison de la liquidation de la banque française. Le groupe américain de la National City Bank et de la Banque Speyer and Co, déjà propriétaires d'intérêts dans les chemins de fer et le wharf, sollicita à Port-au-Prince, en décembre 1909, une concession pour l'établissement d'une banque, mais l'impossibilité d'arriver à un arrangement amiable à Paris avec la BNH fit surseoir à l'exécution du projet. Un autre groupe américain, mené par la puissante banque Morgan, se déclarait prêt à prendre des intérêts dans la BNH pour la renflouer, la contrôler et la redresser dans le sens désiré par Haïti. Mais ce groupe demandait, en contrepartie et comme garantie, l'établissement en Haïti, comme cela avait été fait dans la République Dominicaine voisine en 1907, d'un contrôle financier par le gouvernement américain. Or de ce contrôle financier le gouvernement haïtien ne voulait point entendre parler et, de son côté, le Département d'État ne le désirait pas alors. Aux démarches en ce sens de la banque Morgan auprès de Washington, le Département d'État répondit d'une expression, avec le recul, savoureuse : « Nous n'avons pas de plan dominicanoïde pour Haïti. » 32 — Entre temps, l'idée d'une banque autrichienne avait fait du chemin, ou du moins un autrichien, G. Neuda, avait obtenu le 12 mars 1906 un contrat de concession pour la création d'une banque hypothécaire, industrielle et agricole. Mais c'était un courtier. Son contrat en poche, il ne put réunir les fonds qu'il avait annoncés Il faut dire que la BNH, par l'intermédiaire de la Société Générale de Crédit Industriel et Commercial, pouvait agir sur le marché de Paris, alors le plus abondant en capitaux disponibles. — Ne voulant pas être de reste, le ministre allemand à Portau-Prince, von Zimmerer, introduisit l'idée d'une banque allemande. La Dresdner Bank offrait de racheter la BNH et de consentir en faveur d'Haïti un grand emprunt pour l'assainissement financier du pays. Pour faire passer sans opposition internationale son projet, elle offrait une participation à la France et aux États-Unis. La répartition serait la suivante : 50 % de capitaux allemands, 25 % de français et 25 % d'américains. Nouvel échec 34.

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— P e n d a n t ce temps-là la BNH m o r i b o n d e ne voulait pas m o u r i r . Elle avait des atouts en mains : les contrats de 1880 lui donnaient à vivre jusqu'en 1930 ; il fallait donc compter avec elle. E n outre, elle pouvait réclamer le paiement des dettes pendantes du g o u v e r n e m e n t haïtien. Mieux encore, elle laissait courir le temps, escomptant l'aggravation d'une situation financière critique qui amènerait les dirigeants haïtiens à composer. Elle crut habile de proposer la diminution du pourcentage de ses commissions, l'élévation du plafond du prêt statuaire. Elle s'offrait à faire obtenir u n grand e m p r u n t et à opérer la r é f o r m e monétaire. E n contre partie, elle demandait la reprise du Service de la Trésorerie et, c o m m e garantie, la perception des droits de d o u a n e 35 . A ces ouvertures, le g o u v e r n e m e n t haïtien opposa une fin de non-recevoir. b) La phase cruciale (1909-1911). C'est après ces escarm o u c h e s que la lutte entra dans sa phase décisive. Les adversaires en présence étaient deux consortiums de banque. — Le groupe franco-allemand c o m p r e n a i t la Banque de l ' U n i o n Parisienne qui, avec u n e participation de 50 96, jouait le rôle principal, la Berliner Handelgesellschaft et deux maisons établies à N e w York mais d o n t le Département d'État s'interrogeait sur le caractère p u r e m e n t américain : la Ladendurg Thalmann and Co, d'origine allemande et la Hallgarten and Company, de m ê m e origine mais représentant la b a n q u e française Mallet Frères, chargée des intérêts de la BNH en liquidation. Les propositions du groupe franco-allemand étaient les suivantes : reprise d u contrat de la B N H avec d e u x modifications légères : u n e augmentation du prêt statutaire et u n e a u g m e n t a t i o n d u capital n o m i n a l de la b a n q u e ; lancement par ses soins d'un e m p r u n t de 65 millions de francs destinés à la r é f o r m e monétaire et à la réorganisation des finances haïtiennes. Mais ce g r o u p e demandait, à l'origine, le contrôle des douanes. Les objectifs du groupe sont, pour les Français, maintenir la prépondérance financière après l'échec de la BNH et p o u r les Allemands, faire échec à l'ascension des États-Unis et avoir u n pied en Haïti pour l'avenir. Les atouts du groupe franco-allemand sont impressionnants : d'abord l'appui diplomatique des deux gouvernements. Lors des préliminaires de conversation à Paris, le ministre français Pichón a d o n n é des assurances d'appui au projet, en présence d ' u n e commission haïtienne de prospection. Quant

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au gouvernement allemand, le ministre allemand à Port-auPrince ne fait aucun mystère des instructions officielles dont il était porteur. Il en fera mention expresse dans une pièce officielle des contrats lors de la signature 36. Sur place, en effet, le projet du groupe est ouvertement soutenu par les représentants allemands et français, le premier avec toute la fougue de son tempérament. Second atout de poids : la BNH est dans l'affaire, il n'y aura donc pas de difficulté de ce côté pour la résiliation de l'ancien contrat. Troisième atout d'importance : le problème d'admission à la cote de la Bourse de Paris ne se pose pas ; il est acquis. Quatrième atout à ne pas sous-estimer : les pots-de-vin opportunément et judicieusement distribués 37. Enfin, dernier atout : le groupe franco-allemand, dans la course à la succession, a pris une avance sérieuse. Des préliminaires d'accords ont été signés à Paris le 10 juillet 1910 et le texte des contrats est soumis au gouvernement haïtien pour être pris en considération alors qu'approche la fin de la session parlementaire, de là l'intérêt à demander l'urgence sinon le vote immédiat. — Le groupe américain comprenait la National City Bank, qui avait la plus importante participation financière et la Speyer and Co. Il reprenait ses propositions de 1909 pour la constitution d'une banque en Haïti, le lancement d'un emprunt de $ 12 500 000 pour le rachat de la dette, la réforme monétaire et la réorganisation des finances. Ce groupe était en outre intéressé à intensifier ses investissements en Haïti : il réclamait non le contrôle des douanes mais l'affectation d'une partie des recettes douanières au service de l'emprunt à venir. L'objectif, là aussi, est avoué : établir la prépondérance américaine. Un représentant du groupe, dans un mémorandum remis au Département d'État le 12 août 1910, concluait que le succès de ce projet était « essentiel dans le but d'assurer aux États-Unis une influence prépondérante dans les affaires haïtiennes » 38. Les atouts de ce groupe sont loin d'être négligeables. D'abord il détient déjà les investissements en Haïti : il est sur place. Il manifeste de l'intérêt, en tant que capitaliste bien sûr, pour le développement économique du pays : agriculture, chemins de fer, industries. Il recherche et obtient l'appui du Département d'État sans lequel il ne donnerait pas suite à son projet. Sa demande est agréée à Washington et des instructions envoyées par télégramme au ministre américain à Port-auPrince, Furniss, le 22 août 1910, de faire échec au projet

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franco-allemand au profit de la relance des propositions du groupe américain 39. Mais celui-ci avait deux handicaps au départ : d'abord le temps. En quelques jours, il fallait bloquer les progrès rapides de l'examen des contrats du groupe germano-français par les instances haïtiennes, présenter les siennes et les faire préférer. Or, l'agent envoyé d'urgence à Port-au-Prince n'avait qu'une mission d'exploration et de sondage, sans propositions définitivement arrêtées et surtout ignorait les antécédents. Le gouvernement haïtien, qui avait bien voulu patienter dans l'espoir de contre-propositions avantageuses, voulait du concret. Le second obstacle était encore plus difficile à lever : la double question de l'entente amiable avec la BNH et de l'admission à la cote à la Bourse de Paris. Sur une démarche demandée par télégramme à l'ambassade américaine à Paris, le 11 juillet 1910, auprès du gouvernement français et des milieux financiers de Paris, l'ambassadeur américain en France répondait que l'admission à la cote était improbable si la BNH se refusait à tout arrangement amiable mais qu'en intéressant à l'affaire la banque Mallet Frères, représentant de la BNH en liquidation et représentée à New York par Hallgarten, cette admission serait aisément obtenue 40 . C'est alors que se produit dans le duel l'intervention directe du Département d'État, intervention graduée, de plus en plus pressante et menaçante au fur et à mesure que se confirmaient les chances de succès des projets de contrats du groupe francoallemand. Distinguons, pour voir clair dans cette avalanche de notes diplomatiques et cette succession de démarches et de représentations, trois étapes : 1) La première étape, du 20 août 1910 à la fin du même mois, consiste en une manoeuvre de retardement pour contrecarrer l'avance franco-allemande et obtenir l'examen parallèle des propositions américaines auxquelles le ministre américain notifie l'appui de son gouvernement. Cette tactique dilatoire réussit puisque le gouvernement haïtien promet d'attendre les offres du groupe américain. Mais déjà à cette étape, une particularité importante est à retenir. Le Département d'État demande communication du texte des propositions du groupe franco-allemand en invoquant un droit de consultation préalable en signe d'amitié et en considération des intérêts importants des États-Unis en Haïti, attentifs à tout ce qui touche au statut politique et au bien-être économique d'Haïti 4 1 .

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C'est l'affirmation d'un droit de regard dans les affaires haïtiennes. 2) La deuxième étape, qui occupe le mois de septembre 1910, consiste en une demande d'explication assortie de critiques vis-à-vis du projet franco-allemand au moment où l'adoption de celui-ci par le gouvernement haïtien s'annonce imminente. Le Département d'État hésite à croire fondés deux points du projet franco-allemand parvenus à sa connaissance, tant ce serait exceptionnel et préjudiciable aux intérêts américains. Ces deux points étaient le contrôle des douanes et le monopole des activités bancaires. Si oui, le Département d'État déclarait réserver tous ses droits. Aussi invitait-il le gouvernement haïtien à faire une déclaration expresse de démenti. Or, entre temps, l'opposition haïtienne à toute idée de contrôle des douanes avait amené le retrait de cette condition par le groupe franco-allemand. Le gouvernement haïtien put donc faire à la mi-septembre 1910 une déclaration de principe sur les deux points mentionnés 42 . Cela n'empêche pas le Département d'État de poursuivre l'escalade, exprimant cette fois son mécontentement et demandant formellement des modifications : c'est le froncement de sourcils. Dans un télégramme du 27 septembre à son ministre Furniss, il lui enjoignait de représenter les mêmes objections que la déclaration haïtienne de principe ne levait pas intégralement et définitivement, d'y ajouter l'objection contre la remise du Service de Trésorerie, c'est-à-dire d'une branche de l'administration haïtienne à des mains étrangères et de développer l'argumentation officielle de Washington selon laquelle les contrats proposés étaient à la fois préjudiciables aux intérêts financiers et commerciaux des États-Unis et contraires au bien-être économique et politique d'Haïti pour lequel il témoigne un intérêt si profond ! La note américaine concluait : « Le gouvernement des États-Unis verrait la conclusion de ces contrats, s'ils ne sont pas modifiés, avec une appréhension si grave qu'il serait forcé de réserver tous ses droits pour envisager sérieusement les moyens de déterminer le cours de son action future. » 4 3 3) La troisième étape qui s'étend sur le mois d'octobre 1910 est le point culminant de l'escalade. La proposition américaine devient une menace ouverte et l'opposition s'exprime, tant au principe qu'à l'ensemble du projet. Pour comprendre que la tension a atteint son paroxysme, il faut se référer à ce qui s'était passé entre temps, en Haïti et à

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Washington. En Haïti, en dépit des pressions américaines que commentait une opinion publique surexcitée, le gouvernement haïtien avait soumis les contrats légèrement amendés, il est vrai, aux délibérations de la Chambre et avait obtenu haut la main la sanction favorable de l'Assemblée par les moyens classiques du folklore des votes parlementaires dans les régimes autoritaires : mouvements de troupes en ville avant la réunion de la Chambre, avertissements obliques aux parlementaires présumés hostiles au projet, arrestation par erreur de l'adversaire du vote favorable le plus en vue, présence du ministre de la Guerre dans l'enceinte de la Chambre pour intimider tout député questionneur. Le rapport de Furniss au Département d'État sur le vote de la Chambre contient une expression délicieuse et combien imagée pour rendre compte de l'action du ministre de la Guerre à la séance, malheureusement elle semble intraduisible en français : « He has systematically bulldozed the deputies. » 44 L'explication en est simple. La publicité faite autour des notes américaines avait piqué la susceptibilité et la fierté nationales : l'argument de la souveraineté nationale à affirmer face au défi de la grande puissance a joué, l'intérêt personnel également. Mais surtout, l'action des ministres allemands et français à Port-au-Prince a enhardi les dirigeants haïtiens. Le premier surtout se montrait d'une activité débordante et d'une audace peu diplomatique. Il ne se gênait pas pour dénoncer, dans la pression américaine, un vaste bluff et assurer le gouvernement haïtien qu'avec l'appui de l'Allemagne seule, éventuellement aussi de la France, Haïti n'avait rien à craindre. Il l'encourageait à mettre les États-Unis devant le fait accompli, garantissant la protection franco-allemande contre toute réaction américaine. Le rapport télégraphique de Furniss du 22 octobre fait même état d'un câble reçu de Paris dans la soirée du 20 par le gouvernement haïtien le pressant d'en finir pour permettre, une fois le fait accompli, une défense des contrats par l'Allemagne et la France contre toute attitude américaine hostile 45. A Washington, les deux maisons à consonnance allemande, mais établies à New York et se disant américaines, au sein du consortium franco-allemand lançaient une contre-offensive pour essayer d'amener un changement d'attitude du Département d'État et obtenir un désaveu de l'action en Haïti du ministre Furniss 46. En vain ! C'est dans ce contexte de durcissement des positions qu'interviennent les deux notes américaines les plus violentes

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et une note anglaise de protestation, indépendante, mais concurrente comme l'avait suggéré le Département d'État. — Les instructions télégraphiques en date du 12 octobre 1910 à Furniss contiennent, à l'adresse de la Chancellerie haïtienne et du Président d'Haïti, une critique générale, serrée, impitoyable des contrats franco-allemands en huit points. La conclusion mérite d'être citée intégralement : « Le gouvernement des États-Unis trouve nécessaire d'exprimer sa désapprobation totale du présent contrat dans son ensemble et de protester contre la négociation d'un accord à la fois si préjudiciable aux intérêts américains, si dérogatoire à la souveraineté d'Haïti, si injuste dans ses opérations pour le peuple d'Haïti et de notifier formellement au gouvernement haïtien qu'il ne saurait laisser un tel contrat opérer de manière préjudiciable aux citoyens et aux intérêts américains. » 47 La réponse haïtienne fut double : le vote des contrats par le Sénat et une note ferme sur le fond, modérée et conciliante quant à la forme, tendant à montrer que les appréhensions américaines n'étaient pas justifiées. — De nouvelles instructions télégraphiques, en date du 22 octobre, à Furniss, lui demandaient de revenir à la charge « en termes clairs, fermes et vigoureux » pour répéter que le gouvernement des États-Unis ne pouvait pas permettre l'exécution de ces contrats. Ce qui fut confirmé encore le 27, le 29 octobre et jusqu'au 4 novembre. Il y a mieux : le Secrétaire d'État Knox convoquait le 24 octobre au Département d'État l'ambassadeur de France J . J . Jusserand et lui notifiait, à l'adresse de son gouvernement, les graves objections américaines contre les contrats. Mais dès le 25 octobre, le gouvernement haïtien avait promulgué la loi de sanction des dits contrats : de là le rapport désabusé de Furniss annonçant la nouvelle et constatant que les dirigeants haïtiens s'étaient comportés comme des enfants sourds aux conseils amicalement prodigués et pour lesquels il ne restait plus que l'efficacité du fouet, que, d'ailleurs, il ne conseillait pas 4 8 . David avait tenu tête à Goliath ! Alors, pourquoi la menace américaine n'a-t-elle pas été suivie d'effets ? L'explication semble complexe. En ce qui concerne Haïti, malgré les sollicitations d'un secteur de l'élite urbaine, le gouvernement américain a craint qu'un recours à la force dans ces conditions n'amène une explosion du nationalisme populaire. Il valait mieux ne pas exposer le régime au danger de révolution dont le ministre haïtien, Borno, dans ses confidences à Furniss, déclarait craindre le

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caractère « socialiste » — entendez par là un soulèvement des masses protestant contre leur misère, accusant le régime d'incapacité et les élites de trahison, aspirant à la paix et à la prospérité sans l'enrôlement classique derrière un candidat à la présidence — caractère qui, aux yeux de Borno, rendait le mouvement d'autant plus dangereux 49. En ce qui concerne les États-Unis, malgré la pression et l'insistance des intérêts privés établis en Haïti, le gouvernement était obligé de tenir compte de l'état de l'opinion publique, à ce moment-là défavorable et il le déplorait. En outre, la Banque de l'Union Parisienne avait fait parvenir au Département d'État une impressionnante réfutation, point par point, des objections et critiques américaines et donné des assurances convaincantes, auxquelles le gouvernement français de son côté avait ajouté les siennes, savoir qu'en cas de difficultés Paris agirait en harmonie avec les États-Unis en Haïti 50. Sur le plan international, l'évolution générale des rapports franco-allemands amenait progressivement en Haïti la dissociation de l'action politique conjointe France-Allemagne et un an après la crise, c'est l'ambassade de France à Washington qui demandait au Département d'État si le gouvernement fédéral ne serait pas disposé à se joindre à la France pour contrecarrer les entreprises du capital allemand 51. En tout cas, dès janvier 1911, on était certain, au Département d'État, que les contrats de banque n'ouvriraient pas la voie à une intervention française contraire à la doctrine de Monroe 52. Enfin, une dernière cause a joué, que d'aucuns trouveront déterminante : le capital américain était en train de transformer son apparente défaite en victoire. 3) La victoire américaine et l'exploitation (1911-1915)

de cette victoire

a) L'entrée du groupe américain dans le consortium. Avant la fin d'octobre 1910, le syndicat franco-allemand avait offert une participation au groupe américain rival mais la National City Bank, dans la certitude que l'opposition du Département d'État allait empêcher l'affaire européenne, avait repoussé ces avances. Au début de novembre 1910, les négociations reprirent et se déroulèrent à Port-au-Prince et un accord de principe fut atteint accordant 10 96 de participation à chacune des banques du groupe américain National City Bank-Speyers and Co. Sur ces entrefaites, un arrangement pour une action jumelée avec le secteur allemand assurait aux Américains

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40 % de propriété et 50 % de contrôle dans la nouvelle banque, sans changer un iota au contrat. b) Le retrait de l'opposition du Département d'État. Le retrait de l'opposition du Département d'État ne fut pas automatique. Même après l'entrée en force du groupe américain dans l'affaire, des réticences l'amenaient à ne pas lever ses critiques. Quelles considérations ont donc finalement porté le Département d'État à enlever ses objections ? D'abord l'action conjointe des quatre maisons américaines intéressées, animées par la National City Bank faisant valoir que jusque là la France avait seule contrôlé la vie financière par la banque. Maintenant les Étas-Unis allaient avoir pour la première fois dans l'histoire d'Haïti, un pied dans la place. L'opposition aveugle du Département d'État risquait de tout perdre 53 . Aussi le groupe fit-il intervenir ses relations dans le monde gouvernemental notamment le ministre de la Justice, pour fléchir son collègue du Département d'État. Ensuite, la mort opportune de Hoyt, le fonctionnaire qui s'était occupé de la question jusque-là, donna lieu à un réexamen par son successeur qui aboutit à une position plus nuancée. Il doutait de la compétence des États-Unis pour « protester » dans une affaire qui tout au plus offrait matière à « avis » et à « conseils ». Il trouvait les amendements satisfaisants et concluait : « Il faudrait abandonner la position prise jusqu'ici. » 54 Enfin la perspective de pouvoir écarter toute intervention européenne en faisant de la BNRH « une institution américaine » conquise de l'intérieur et contrôlée par la National City Bank et un instrument de la prépondérance américaine a fait tomber les dernières résistances. Le 11 janvier 1911 le Secrétaire d'État Knox notifiait à Furniss la décision officielle 55. Le 23 janvier, c'était au tour du Foreign Office de notifier par câble au consul général britannique à Port-au-Prince le retrait de la protestation anglaise « vu la décision du Département d'État et les assurances données par le gouvernement américain au gouvernement de Sa Majesté » 56 . c) L'américanisation du personnel dirigeant de la BNRH. Malgré les changements intervenus dans la composition du capital de la Banque, le personnel dirigeant, en majorité français, était resté anti-américain de sentiment, ce que Furniss jugeait intolérable. La solution de ce problème fut l'amé-

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ricanisation progressive du personnel dirigeant de l'institution. Tout d'abord, le nombre des directeurs américains fut porté de deux à quatre en vue de renforcer la représentation américaine au sein du Conseil d'Administration de la Banque. Puis, le représentant de la National City Bank fut nommé représentant de la BNRH à New York, « nouveau pas pour faire de la banque française une institution sous contrôle américain ». Puis, la direction locale passa aux Américains en la personne d'un directeur dont le nom fut demandé au Département d'État 5 7 . En août 1911, c'est chose faite. Enfin Roger L. Farnham, vice-président de la National City Bank devint viceprésident de la BNRH. C'est ce Roger L. Farnham qui, travaillant en étroite collaboration avec le Département d'État, acheminera l'action américaine vers la prise en charge des affaires haïtiennes, d'abord le contrôle des douanes après le contrôle de la banque, puis le contrôle politique après le contrôle des douanes. C'est ce qu'on a appelé au Département d'État « le plan Farnham ». « Il est pour le moins étonnant, a écrit récemment un historien américain, que le Secrétaire d'État Bryan — étant donné son attitude générale à l'égard de Wall Street — ait permis à un homme dans la position de Farnham d'aider à formuler et à exécuter la politique du Département d'État. » 58

Conclusion Au terme de cette analyse au cours de laquelle on a constaté une imbrication constante entre économique et politique et un va et vient permanent de l'un à l'autre, il est naturel que la conclusion essaie de reposer le problème de la nature de la liaison entre le fait de l'établissement de la prépondérance américaine sur le plan financier et économique et le fait de l'intervention militaire quatre ans plus tard, installant l'occupation américaine d'Haïti de 1915 à 1934 et inaugurant l'ère de la prépondérance politique ouverte et incontesté des ÉtatsUnis. 1) La thèse extrême a été soutenue par un ancien attaché commercial haïtien près l'ambassade d'Haïti à Washington, Alain Turnier, dans son intéressant ouvrage Les États-Unis et le marché haïtien. Pour lui, la Banque a été l'instrument principal des États-Unis pour préparer l'intervention de 1915. Ce ne fut pas seulement son rôle historique, c'était sa fin même ! Le contrôle du commerce de banque a été le levier de

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commande délibérément saisi pour établir la domination générale. L'auteur voit le jeu d'un mécanisme, « d'un machiavélisme consommé », qui, passant par le contrôle des douanes, a provoqué à dessein l'anarchie financière, et par l'anarchie financière, produit les troubles politiques, lesquels ont à leur tour occasionné l'intervention militaire. La Banque, c'est le Cheval de Troie de l'impérialisme américain 59. 2) A l'opposé, l'historien diplomatique américain Dana G. Munro constate sans doute le rapport de succession chronologique entre la victoire économique et financière et la prépondérance politique par l'occupation militaire. Mais, il estime que la première fut simplement le premier maillon d'une chaîne et que l'intervention armée, à l'autre bout de la chaîne, loin d'avoir été réalisée pour la promotion et la défense d'intérêts privés ou même sous la pression intéressée du monde des affaires, a été déterminée par la situation anarchique du pays et les dangers d'intervention européenne qu'elle risquait de provoquer. C'est un fait qu'Haïti était en proie à une crise générale de nature structurelle qui se manifestait dans un chaos politique sanglant en 1915, par lequel s'exprimaient notamment dans la lutte pour le pouvoir la permanence de structures claniques, compliquées par « le spectre des couleurs raciales », à l'intérieur de l'élite sociale et les survivances de modèles tribaux de comportement dans le peuple. Or, soutient D.G. Munro, le premier objectif des États-Unis dans les Caraïbes étant de décourager les révolutions, les États-Unis étaient ainsi amenés à intervenir. Aussi se croit-il autorisé de conclure avec force que « les motifs d'inspiration de la politique américaine étaient fondamentalement politiques plutôt qu'économiques » 60. 3) La thèse de Joseph Chatelain, dans son ouvrage capital sur l'Histoire de la Banque nationale, vue de l'intérieur, est plus nuancée. Elle comporte deux moments. Pour lui, en effet, l'intervention du gouvernement américain dans l'affaire de la Banque a eu pour conséquence d'établir une influence des États-Unis qui devait être décisive sur l'évolution des rapports entre la BNRH et les pouvoirs haïtiens. Elle a, par là, eu pour effet de préciser la menace qui pesait depuis longtemps déjà sur l'avenir financier et politique de la nation 61. Si, fort d'une documentation aujourd'hui plus complètement inventoriée et plus méthodiquement exploitée, on essaie à son tour de faire le point, il semble utile de distinguer, non pas seulement deux moments, mais deux niveaux. — Celui des intérêts privés américains investis en Haïti sur-

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tout depuis qu'ils ont conquis la banque nationale. Ils ont joué pour l'intervention, l'ont demandée, ont travaillé pour la rendre possible sinon inévitable 62. Il y a donc une pression contraignante des milieux d'affaires réclamant, pour travailler, la garantie suprême de sécurité .· la protection du drapeau américain. Mais pour juger de l'efficacité de l'action à ce niveau, il faut passer au deuxième point : — celui des officiels du gouvernement américain, notamment du Département d'État et du Département de la Marine qui travaillaient en étroite collaboration pour les affaires d'Haïti. L'explication est alors plus nuancée. Les motivations semblent diverses car à côté des considérations économiques relatives aux intérêts privés américains à protéger et à promouvoir, ont joué des considérations politiques visant à l'élimination de tout risque d'intervention étrangère, des considérations stratégiques liées à la politique du Canal de Panama et des considérations de circonstance soit intérieure comme l'état de l'opinion publique américaine, soit étrangère comme les désordres politiques chroniques d'Haïti de 1910 à 1915, soit internationale comme la tentation qu'offre la guerre européenne de 1914, cette excellente occasion de chasser définitivement d'Amérique les vieilles puissances européennes séculairement prépondérantes. Sans doute, observera-t-on que la conclusion n'a pas retenu, ici, la thèse, souvent insinuée, de l'appel d'un secteur de l'opinion publique et de la société haïtienne à l'intervention du gouvernement américain. Ne serait-ce pas faire peu de cas de la psychologie collective, cette autre « force profonde » dans l'histoire des relations internationales ? On a vu que, du côté américain, l'opinion nationale, à tel moment donné, a pesé sur les décisions du Département d'État dans l'affaire haïtienne. Mais la contrepartie, l'opinion publique haïtienne, est plutôt difficile à saisir. Nous avons essayé, à propos du grand débat culturel entre « américanistes » et « latinistes », de distinguer entre les « faiseurs d'opinion » (c'est l'opinion active) et l'opinion diffuse (celle des masses). Sur cette dernière, l'historien a peu de prise sauf aux moments de crise. Certes, il n'est pas douteux que des Haïtiens des classes dirigeantes — hommes politiques, hommes de loi, journalistes et hommes d'affaires — ont appelé de leurs vœux l'intervention américaine. Il faut même inclure dans ce groupe de l'appel aux Américains, des « nationalistes » comme Louis Edgard Pouget ou comme certains firministes ayant perdu foi, après l'échec de Firmin, dans les possibilités d'une régénération nationale par les Haïtiens eux-mêmes et caressant l'espoir

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d'une modernistion et d'un développement du pays sous l'égide de la tutelle américaine Mais la légation de France diagnostiquait, fort justement à notre sens, que « seuls des observateurs superficiels » pourraient prendre pour expression d'un « courant d'opinion sérieux » le comportement de ceux « qui font à la légation des États-Unis une cour plus ou moins ouverte ». Le véritable sentiment national haïtien est une force collective faite, écrit-il, d'un « fanatisme d'indépendance », d'un « patriotisme exaspéré », et d'« un orgueil démesuré » 64 . L'un des personnages les plus en vue de la politique haïtienne de 1910 à 1915, le Dr. Rosalvo Bobo, candidat à la présidence dont les forces d'intervention américaine bloqueront l'élection, lançait en avril 1915 donc trois mois avant cette intervention un « Appel au Peuple Haïtien » dont nous extrayons l'expression suivante de ses sentiments vis-à-vis des Américains : « Il n'est pas de peuple dont j'admire plus le génie et l'activité industrieuse... Ma sympathie pour ce grand peuple est profonde et vive. Introduire dans notre pays ses industriels, ses capitaux, ses méthodes de travail, lui faire des avantages particuliers pour en tirer autant de lui, c'est un de mes rêves les plus ardents et les plus constants. Mais lui livrer nos douanes et nos finances, nous mettre sous sa tutelle, jamais, jamais ! Cela ou la disparition du pays, je choisirais la disparition. » Quoi qu'il en soit, la certitude de la vanité de toute résistance haïtienne, à défaut de l'espoir raisonnable d'une acceptation sympathique ou résignée, n'a pas été sans faciliter la prise de la décision officielle par le Département d'État et le Département de la Marine, sous la présidence du démocrate W o o d r o w Wilson. Un élément de plus, bien que non déterminant, dans ce n œ u d de causalité qui autorise l'historien à parler ici de pluralisme, non pas éclectique, mais organisé et hiérarchisé pour expliquer ce point d'histoire. Cependant, l'histoire de ces haïtiens nous semble illustrer ce que nous appellerons une loi de tendance : c'est que la politique des grandes puissances vis-à-vis d'un petit pays marginal, à la différence de celle qu'elles mènent entre elles, est laissée plus volontiers à l'action des intérêts privés. Elle ne devient plus complexe que dans le cas où ce pays se trouve, pour un temps et une raison donnés, versé au dossier de la grande politique mondiale. Alors seulement, la solution rejoint la règle générale de la complexité des déterminants. Elle est dictée par une « structure causale à dominante », propre à la conjoncture en question, certes, mais mise en place par l'action patiente et habile des intérêts privés ; ils ont su inscrire la dèci-

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sion gouvernementale dans un cadre préétabli par eux pendant tout le temps où on les avait laissés maîtres de la politique.

Notes 1. Les sources documentaires utilisées ici appartiennent à trois fonds nationaux d'archives : I) les documents diplomatiques haïtiens répartis en deux Ibnds. celui du département des Relations extérieures, qui se trouve à la chancellerie haïtienne, et celui des légations d'Haïti à Paris et à Londres qui se trouvent aux Archives Nationales d'Haïti. Ils seront cités comme : Rei. Ext. Haïti. 2) les documents diplomatiques américains répartis en deux fonds, le Siale Decimal File ¡910-1929 et le Sia/e Numerical File aux Archives Nationales des États-Unis. Ils seront cités comme US State Dec. ou State Num. 3) les documents diplomatiques français répartis en deux fonds Correspondance commerciale et Correspondance politique. Ils seront cités ici comme France Aff. Étr., Com. ou pol. 2. Louis Edgard Pouget au secrétaire d'État américain, Washington, DC, les 17 et 21 déc. 1910. US State. Dec. 838. 51/188 et 195. 3. Lucien Maurouard au ministre français des Affaires étrangères, Port-au-Prince le 15 sept. 1910. France Aff. Étr., Haïti 1909-1918 Pol. Étr. Dossier Général II, fol. 16. 4. C. Fouchard à Villevaleix. 3 nov. 1883. Rei. Ent. Haïti, Année 1883, I, 19-21. 5. Voir, à ce sujet, à la conclusion de cette étude, l'état de l'opinion publique haïtienne de 1908 et 1915 à propos des relations à entretenir avec les puissances étrangères, notamment avec les États-Unis d'Amérique du Nord. 6. Girard à Delcassé, dans un important rapport sur l'action américaine en Haïti, Portau-Prince le 17 avr. 1915, n" 26. France Aff. Étr., Haïti Pol. Etr. II (1909-1918) 94-102. 7. Lettre au sénateur McCormick, le 4 mai 1922, publiée en Annexe Β du Rapport n° 794 du Sénat Américain sur l'Occupation et d'Administration d'Haïti et de la République Dominicaine, 67th Congress, 2nd Session, p. 31. Le texte de cette lettre est intégralement reproduit dans The Evolution of our Latin-American Policy, A documentary Record compiled and edited by James W. G A N T E N B E I N , Columbia University Press, New York, 1950, pp. 633-645. 8. Lettre n° 93, Port-au-Prince le 12 sept. 1909, France Aff. Étr., Haïti Pol. Étr. II (1909-1918) 13. 9. L'homme qui fut chargé de cette démarche en France s'appelait .François Manigat, alors envoyé extraordinaire et ministre plénipopentiaire d'Haïti à Paris. Sur cette affaire, voir l'ouvrage de Solon M É N O S sur l'Affaire Luders. 10. Cet intérêt allemand pour une base navale ou une station de ravitaillement en charbon en Haïti a été l'objet constant des préoccupations du Département d'État. Voir par exemple US State Dec. 838/345 et 838/802. 11. Le Moniteur, journal officiel d'Haïti, Numéros des mercredi 17 et samedi 20 oct. 1906. 12. C. R A O U I . La culture du caféier, Paris, Aug. Chaumel éd., 1894. 13. Par exemple, l'aveu en date du 10 sept. 1888 du comte de Sesmaisons, ministre de France à Port-au-Prince auquel tient à coeur la tâche de soigner particulièrement cette « question d'influence pour la légation auprès du clergé [français d'Haïti] tout puissant ici [et] dévoué à nos intérêts ». France, Aff. Étr., Haïti, Com. Vol. 11. 294295. 14. Texte dans Ibid., 380. 15. Recueil des Traités de la République d'Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie de l'État.

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16. Par exemple l'appréciation du ministre résident de France le 12 mai 1909 sur Haïti « qui nous paie régulièrement j u s q u ' à présent les intérêts d'un e m p r u n t d'environ 60 millions de francs » (il s'agit de l ' e m p r u n t de 1896). France Aff. Étr. Haïti Pol. Étr. Il (1909-1918) n° 5. ou encore l'affirmation, toute fière, du secrétaire d'État haïtien des Relations Extérieures, le 23 janv. 1915. au ministre américain à Portau-Prince : « Il importe que l'on sache à l'extérieur que ce pays, qui paie scrupuleusement sa dette extérieure, n'est point, c o m m e le prétend une presse intéressée, un pays en banqueroute ». cité par Alain T U R N I E R , les États-Unis et te marché haïtien. Washington, DC, 1950. p. 261. 17 « Notre situation n'est pas b o n n e en Haïti et nous y p e r d o n s chaque jour un peu de notre ancienne influence devant l'action croissante des États-Unis du Nord et aussi de l'Allemagne. Tout le m o n d e se rend bien compte que la France ne v a pas se brouiller avec la Grande République du N o r d pour un pays c o m m e celui-ci ». France Aff. Étr. Haïti Pol. Etr. II (1909-1918). n" 5. A la fin de juillet 1914. le Quai d'Orsay, dans un télégramme codé à l'Ambassade de France à Washington lui demandait d'assurer le g o u v e r n e m e n t américain que la France n'avait aucune « arrière-pensée politique » en Haïti : « N o u s ne cherchons à acquérir dans ce pays aucune situation spéciale ». ibid., 79. E n f i n en 1915. au lendemain de l'intervention militaire américaine en Haïti, l'ambassadeur de France à Washington. Jusserand, s'empressera d'obtenir du secrétaire d'État américain Lansing, la triple garantie de l'égalité de traitement en Haïti pour les citoyens français par rapport aux ressortissants américains, du maintien du français c o m m e langue officielle en Haïti et du respect de l'organisation ecclésiastique existante. US State Dec. 711 3 8 / 4 7 . C'était bien « sauver les meubles » 1 18.

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E m o r y R. J O H N S O N , History of Domestic and Foreign Commerce of the United States. Washington, DC. 1915, vol. 2. p. 97. Le compte rendu analytique le plus d o c u m e n t é d e cette affaire a été fait par le Dr. Rayford W . LOGAN, au chapitre X V (pp. 411-457) de son livre Tlw Diplomatie Relations of the United States with Haïti 1776-189!. Chapel Hill. University of North Carolina Press, 1941. Jfissup. Root. vol. 1. p. 471, cité par Dana G. M U N R O Intervention and Dollar Diplomacy in the Caribbean. 1900-1921. Princeton. N J . Princeton University Press. 1964. p. 113. Lettre à Lyman Abbott. Root Papers, Library of Congress, Box 304. Lettre de Meyer (United Fruit Comparvi au secrétaire d'État américain. Kingston, Jamaïque, le 18 mars 1908. Confidentielle. U S State N u m . 2 1 2 6 / 1 8 3 Reg. 220. Aide-Mémoire de Hoyt au secrétaire d'État Knox. du 14 oct. 1910. State Dec. 838.51/198. Sur ce grand débat entre « anglo-saxonnistes » (« réalistes c o m m u n a u t a i r e s ») et « latinistes » (« humanistes-individualistes »). auquel ont participé les plus grands n o m s de l'intelligentsia haïtienne d'alors, n o t a m m e n t Georges Sylvain. Fleury Féquière. Auguste Magloire, Frédéric Burr-Reynaud. Dr. N e m o u r s Auguste. Dr. Léon Audain, Dantès Bellegarde et Anténor Firmin. voir les j o u r n a u x le Matin, le Nouvelliste et le Pacificateur années 1908-1909 ou encore le livre du Dr. Léon A U D A I N , Le mal d'Haïti, ses causes, son traitement. Port-au-Prince 1908. et celui d ' A n t é n o r F I R M I N , Lettres de Saint-Thomas, publié en 1910.

25. Rapport d'Huttinot au ministère français des Affaires Étrangères. Port-au-Prince le 20 avr. 1887. France Aff. Étr. C o m . Vol. I I . P A V P . 243-244. 26. La presse haïtienne s'attacha à rassurer le m o n d e des affaires que la nouvelle des décisions allemandes, rapidement transmise par le « télédiol » (équivalent haïtien du téléphone arabe) avait fortement é m u et alarmé. Voir par exemple le Nouvelliste. n u m é r o du 30 août 1901. 27. Voir, par exemple, le rapport de Furniss au Secrétaire d'État Knox en date du 2 mars 1912, U S State dec. 8 3 8 . 0 0 / 6 8 2 ou bien la dépêche de Madison Smith au

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secrétaire d'État Bryan en date du 21 févr. 1914, Ibid.. 838.00/872 ou encore la déclaration de l'ex-président haïtien Michel Creste à son arrivée à Paris, aux représentants du New York Herald le 24 mai 1914. 28. C'est du moins ce qu'affirme l'historien diplomatique américain Dana G. M u n r o , en s'appuyant sur les propres déclarations des intéressés, notamment un discours de Root au dîner d'anniversaire de Grant à N e w York, le 27 avr. 1900 (texte dans Literary Digest. Vol. XX, p. 56) et une lettre de Roosevelt à Henri Cabot Lodge, le 27 mars 1901 (texte dans The letters of Theodore Roosevelt, selected and edited by Elting T. M o r r i s o n . Cambridge, Mass., 1951-1954. vol. 1. p. 485). 29. Le texte du contrat de concession, en 25 articles, se trouve en plusieurs exemplaires, aux Archives Nationales d'Haïti, Reí. Ext., Papiers de la légation d'Haïti à Paris, Année 1880. Pour une analyse complète et objective des clauses du contrat et de leurs implications, le meilleur ouvrage est celui de Joseph C h a t e l a i n , Lu Banque Nationale, son histoire, ses problèmes, Port-au-Prince, 1954 (Collection du Tricinquantenaire de l'Indépendance d'Haïti). 30. L'expression est du ministre haïtien des finances Gandelon Rigaud, dans une lettre au Directeur de la Banque Nationale d'Haïti, le 24 sept. 1909. 31. Frédéric Makcemn. Le Général Nord-Alexis, Paris, 1903, 3 tomes, t. 1, p. 108. 32. US State N u m . 874/53. L'affaire est exposée dans un Aide-Mémoire d'Adee en date du 21 sept. 1909. Ibid., 2 1 2 6 / 4 7 1 . 33. Rapport de la légation américaine à Port-au-Prince en date du 6 juin 1907. US State Dec. 34. Cette affaire provoque parfois des confusions. Dana G. Munro l'assimile au projet franco-allemand dont il sera question plus loin tandis que Alain Turnier, plus justement à mon avis, les distingue. 35. Rapports de Furniss en date des 3 et 5 févr. 1909, au secrétaire d'État Bacon. State N u m . . 874/23-24. 36. Il s'agit d'un certificat signé du ministre allemand à Port-au-Prince et inclus dans les pièces officielles du contrat, par lequel le diplomate allemand garantit l'authenticité des pleins pouvoirs donnés au Dr. Treitel pour signer en Haïti au nom des deux banques contractantes ayant leur siège à N e w York ! L'important est que von Zimmerer délivre un certificat « en sa qualité officielle de chef de la légation allemande » et va même jusqu'à faire état et invoquer des instructions reçues de son gouvernement, pour enlever tout doute sur la régularité des pouvoirs conférés au Dr. Treitel par ces deux banques privées . Furniss dans son télégramme au Département d'État ne manque pas de le souligner : State Dec. 838.51 / 104 et 117. 37. Les indiscrétions, venant aussi bien du Dr. Treitel que du ministre allemand et d'ailleurs corroborées tant par les confidences d'un bénéficiaire que par les plaintes de ceux qui avaient espéré davantage sur la base des promesses faites, mettent en cause des députés, des sénateurs, plusieurs ministres et hauts fonctionnaires et même des membres de la famille présidentielle sinon le président lui-même. State Dec. 838.51/236. Interrogés plus tard à cet égard les membres américains du consortium de banques déclarèrent n'en rien savoir. Ibid., 838.51/240 et 243. 38. Speyers à Hurlington Wilson, assistant-secrétaire d'État, State Dec. 8 7 4 / 8 1 . 39. Ibid.. 874/86. 40. Voir les deux télégrammes confidentiels de réponse envoyés par Bacon (ambassade américaine à Paris en date des 19 août et 7 nov. 1910. 838.51/158 et 874/84). 41. Aide-mémoire remis au ministre d'Haïti à Washington par le Département d'État, m ê m e teneur envoyé c o m m e instructions à Furniss par télégramme le 20 août 1910 et communiquée « pour information » au groupe bancaire américain intéressé: 838.51/120 et annexes A et B. 42. State Dec. 838.51/92 et 106. 43. Télégramme du 27 août 1910 à Furniss 838.51/97. 44. Rapport de Furniss au secrétaire d'État n° 735. 24 sept. 1910. 838.51/111.

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45. Télégramme de Furniss 22 oct. 1910. 838.51/131. 46. Les conférences eurent lieu au Département d'État entre les hauts fonctionnaires américains et les représentants des deux banques le 5 oct. 1910. 838.51 /1 10 et 113. 47. Tél. du 12 oct. 1910 à Furniss 838.51/1 19 a 48. 26 oct. 1910 n° 756. 838.51/165. 49. Murniss à Root, 18 juil. 1908 n" 410 Reg. 22e State Num. 2126/284. 50. Landenburg, Thalmann. New York, le 22 nov. 1910. au Département d'État 838.51/180. Une semaine auparavant, le représentant de la banque de l'Union Parisienne avait écrit dans le même sens au Département d'État 838.51/162. 51. Pierre Lefevre Pontalis. Ambassade de la République française aux États-Unis, au secrétaire d'État Knox, 4 août 1911. 838.51/260. 52. Aide-mémoire d'Adee à H. Wilson. 10 janv. 1911. Ibid.. 838.51/198. 53. Coup de téléphone de Bradley W . Palmer, le 15 déc. 1910 au Département d'État 838.51/198. 54. ibid.. 215. 55. Télégramme de Knox à Furniss le 11 janv. 1911. 838.51/203 a. 56. 838.51/221. Le consul général britannique montre le câble à Furniss qui en informe son gouvernement. 57. Doyle à Clark, Division des Affaires latino-américaines 29 juin 1911. State Dec. 838.51/257. 58. Dana G. M u s r o . op. cit.. p. 332 et surtout p. 338. 59. Alain T u r n i e r , Les États-Unis et le marché haïtien, Washington, DC, 1955, voir les chap. 7 et 8. 60. Dann G. M u n r o . op. cit., chap. 12. 61. A vrai dire, cette question est à peine ébauchée dans Joseph Chate:.ain. La Banque Nationale, son histoire, ses problèmes. Port-au-Prince. 1954. dont ce n'était pas le propos. Mais on peut dégager la thèse à partir de quelques lignes du chap. I de la deuxième partie. 62. Il y a. à cet égard, non seulement l'activité débordante de Farnham. vice-président de la National City Bank, de la BN RH et président de la National Railroad en Haïti, mais aussi les requêtes à l'adresse du Département d'État venant d'autres firmes établies en Haïti 838.51/171. L'Ambassade de France à Washington signale également la pression des milieux d'affaires pour influencer la politique du gouvernement américain à l'égard d'Haïti : « Les financiers de New York et certains hommes d'affaires américains ayant des intérêts dans la grande île... demandaient une action énergique et décisive ». Rapport du 14 août 1911. France Arch. Aff. Étr. Haïti Pol. Étr. II. 1909-1918. 44-45. 63. Par exemple, il y a, en ce sens, non seulement la lettre de Louis-tdgard Pouget au secrétaire d'État Knox le 17 déc. 1910. mais aussi la supplique collective d'exilés haïtiens à Saint-Thomas, le 1" sept. 1908 adressée au président T. Roosevelt et au Congrès américain. 64. Girard à Delcassé. Port-au-Prince le 17 avr. 1915 n° 26. France Arch. Aff. Étr. Haïti Pol. Étr. II, 94-102.

JACQUES THOBIE Finance et politique : le refus en France de l'emprunt ottoman de 1910*

Pouvoir faire la mesure des éléments économiques, financiers, politiques, dans la décision d'un gouvernement touchant aux relations entre États, est un des problèmes qui préoccupent légitimement l'historien Sans nécessairement déboucher sur de hâtives conclusions générales, l'étude d'événements précis est utile à la compréhension des complexes mécanismes de la pratique des relations internationales. A cet égard, le refus par le Gouvernement français d'accorder la cote à l'emprunt ott o m a n de 1910 permet, dans un cadre bien délimité, d'approcher le problème et d'apporter des éléments de réponse. L'affaire se résume, somme toute, assez aisément. En mai 1910, le gouvernement ottoman établit des contacts avec la Banque impériale ottomane en vue de l'émission, sur le marché français, d'un emprunt important. En août, les relations sont rompues avec la Banque ottomane et le gouvernement français est sollicité d'accorder la cote officielle à un projet d'emprunt négocié à Paris, entre le ministre turc des Finances et un autre groupe français. Après de multiples péripéties, comme il sied en pareil cas, la rupture est consommée, en octobre, entre le gouvernement impérial et le gouvernement français qui refuse d'accorder la cote. Le 9 novembre, l'emprunt turc est souscrit par un consortium germano-austro-hongrois. Nous avons là une situation particulièrement privilégiée 2. Lorsqu'un emprunt est émis sans difficulté, l'événement est trop peu important pour qu'il donne lieu à une correspondance diplomatique, interministérielle ou bancaire étoffée. Au contraire, ici, les conflits d'intérêts et les ambitions politiques se sont cristallisés et les documents disponibles permettent de reconstituer le mécanisme réel qui préside à l'émission d'un emprunt d'État étranger en France. La correspondance du ministère des Affaires étrangères 3, certains documents des Archives nationales 4, quelques dossiers du Foreign Office 5, les observations de banquiers engagés dans l'affaire 6 constituent des sources copieuses et pleines d'intérêt. * Article paru dans Revue hislorique, avril-juin avec l'aimable autorisation des éditeurs.

1968, pp. 327-350.

Reproduit

J. Thobie : L'emprunt

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Sans vouloir analyser par le menu une affaire singulièrement complexe, je tenterai, en précisant la position des différents protagonistes, d'apprécier le rôle de groupes financiers et économiques, dans la décision politique du refus de l'emprunt. On se demandera pourquoi, malgré les inconvénients que comporte cette décision, le gouvernement français et la Banque impériale ottomane se sont finalement retrouvés d'accord pour refuser, au détriment d'un autre groupe français, l'émission d'un emprunt ottoman sur le marché parisien. Cette décision originale et inattendue, prise dans un secteur dont les organismes semblaient pourtant bien rodés 7, a étonné ; elle a remué l'opinion publique et déchaîné de violentes diatribes. Dans son ouvrage sur le rôle mondial des banques européennes, H. Feis déclare qu'on ne peut se prononcer sur la cause véritable de l'échec de l'emprunt 8 . Apporter une réponse aussi fondée que possible à cette préoccupation, c'est mettre en lumière les liens efficaces et les puissants effets d'influences réciproques qui s'établissent au sein même de la décision politique globale. Dès le lendemain de l'admission à la cote de l'emprunt de 1909 9, il apparaît évident qu'un nouvel emprunt ottoman sera nécessaire l0 . La tradition, si l'on peut dire, et surtout les disponibilités du marché parisien font que Djavid bey, le ministre des Finances, songe à s'adresser d'abord à la Banque impériale ottomane. En effet, cet établissement privé, d'origine francoanglaise, est lié à l'État ottoman par un statut spécial 11 qui, en particulier, lui impose, sous certaines conditions, l'ouverture d'un crédit permanent au gouvernement, mais lui octroie un droit d'option prioritaire sur tous les projets d'emprunts de l'État turc. Aussitôt le quai d'Orsay 12 établit et envoie à Constantinople la liste des « compensations » qu'il serait souhaitable d'obtenir en échange du prêt que la finance française s'apprête à accorder. Ce n'est pas là une attitude nouvelle, et ces moyens de pressions sont utilisés, avec des fortunes diverses, depuis toujours. Cependant, à partir des années 1900, le gage réclamé tend à se transformer : de plus en plus la contre-partie demandée est d'ordre économique l3 . Bompard, notre ambassadeur à Constantinople, approuve entièrement cette manière de voir. Tirant la philosophie des événements que nous étudions, il affirme qu'un emprunt émis en France doit être « affecté exclusivement à des travaux à exécuter par des Français en Turquie, au profit des capitalistes mais aussi des

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industries de la France... » l4 . Et il conclut avec force : « Il n'est pas mauvais qu'on se persuade bien à l'étranger, en Turquie et ailleurs (et cet exemple servira) que la France n'est pas une simple maison de banque où chacun peut emprunter l'argent dont il a besoin pour ses entreprises, tandis que les Français, occupés uniquement à détacher des coupons, se tiennent pour satisfaits tant que ceux-ci sont payés à l'échéance. » 15 En effet, la concurrence croissante sur le marché mondial amène hommes d'affaires et hommes politiques français à des réflexions amères : le ministre de la Marine ottoman achète des bateaux à l'Angleterre, le ministre de la Guerre, des canons à l'Allemagne ; le ministre des Finances, lui, ne connaît que le chemin de Paris. Cette situation paradoxale doit cesser. Sur ce point, Pichón et Cochery, le ministre des Finances, sont d'accord l6 . Que le gouvernement ottoman lance un grand emprunt ? Soit. Mais à condition que des garanties sérieuses soient données à la fois aux industriels et aux porteurs français. Nos ministres apprécient, en cela, les avis d'un des informateurs les plus éclairés du gouvernement, L. Steeg : « Il faut en finir avec les appels de fonds annuels dans lesquels les banquiers qui touchent des commissions sont les seuls à ne pas jouer un rôle de dupe. » 17 Le gouvernement français approuve donc le principe d'un emprunt ottoman sur le marché français, mais avec une vigueur inusitée il réclame des garanties, dont la liste, pour impressionnante qu'elle soit, ne doit, cependant, pas être prise au pied de la lettre. Bompard en donne communication à Djavid bey le 22 mai l8 . Le gouvernement turc devra faciliter l'obtention de la concession du téléphone à Constantinople à la « Western Electric » l9 , satisfaction devra être donnée aux groupes français intéressés dans la contraction du chemin de fer Samsoun-Sivas 20 et d'un réseau de routes en Anatolie 2 1 . De « fortes commandes de canons de montagne » devront être passées à Schneider. Sur le plan financier, la réforme de la législation immobilière devra être accélérée pour permettre l'établissement d'un « Crédit foncier » que la France est autorisée à fonder. Enfin le gouvernement impérial fera approuver par la Chambre, dans les meilleurs délais, le projet Laurent 2 2 qui comporte une réforme profonde de l'administration financière ottomane. Cette réforme, aux yeux de Cochery, est indispensable au renforcement de l'influence des intérêts français en Turquie 23. Djavid se rend compte très rapidement que les conditions

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très sévères du gouvernement français coïncident avec l'attitude fort dure de la Banque ottomane 24. Cette dernière exige que tous les paiements soient effectués par les succursales de la Banque, alors que le gouvernement impérial avait demandé que ce service soit fait par le ministère des Finances ; par ailleurs l'emprunt devra être garanti par l'Administration de la Dette publique ottomane 25. Cette dernière exigence, tout à fait arbitraire, portait une atteinte publique au prestige du gouvernement ottoman. On comprend pourquoi, dans ces conditions, lorsqu'il part pour la France en juillet, Djavid bey est bien décidé à se passer des services de la Banque impériale ottomane 26. De grands espoirs lui sont effectivement permis sur le marché parisien lui-même. Un nouveau venu en Turquie, le Crédit mobilier 27, ne vient-il pas d'acheter 28 au gouvernement ottoman, et à un prix avantageux pour ce dernier, 50 000 actions de l'emprunt 1908, représentant la garantie statutaire des avances de la Banque ottomane. Celle-ci avait proposé d'acheter ces obligations à 87,50 francs. Le Crédit mobilier proposa 89 francs. « Cela fait 20 000 livres turques que Djavid bey pouvait difficilement abandonner pour être agréable à la Banque ottomane », note justement L. Steeg 29. Cette intrusion d'un groupe puissant dans la chasse gardée provoque un vif dépit à la Banque ottomane 30. Le 20 juin, Deffès, directeur général honoraire de la Banque à Constantinople, et Djavid bey ont une explication fort orageuse " . Sans rompre avec éclat, le ministre ottoman des Finances est convaincu qu'il peut trouver à Paris, à des conditions acceptables, l'argent dont il a besoin. Le projet d'emprunt conclu le 8 a o û t 3 2 entre Djavid bey et un syndicat de banquiers, dit groupe Bénard ne présente pas de caractéristiques exceptionnelles. Le groupe comprend la maison Bénard et Jarislowsky, le Crédit mobilier 3 \ Louis Dreyfus et Cie et la Société centrale des banques de province 35. L'emprunt, à 4 96 d'intérêt, porte sur une somme globale de 11 millions de livres turques, soit 253 millions de francs. L'émission se fera en deux fois : la première tranche de 6 000 016 livres turques représente 272 728 obligations de 22 livres turques ou 500 francs, soit 136 364 000 francs. L'emprunt est souscrit à 88,50 francs 36 . avec une garantie solide, les recettes des douanes du Villayet de Constantinople. L'article 17 précise toutefois que le « gouvernement impérial ottoman fera les démarches nécessaires pour obtenir l'admission de l'emprunt à la cote officielle de la Bourse de P a r i s » 3 7 .

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L'exécution du contrat par les banquiers est donc particulièrement subordonnée à l'obtention de la cote officielle à Paris. Ainsi le problème politique est-il nettement posé. La question, qui aurait pu rester au niveau quasi privé de relations entre le ministre turc des Finances et un groupe financier français, exige désormais l'ouverture de négociations de gouvernement à gouvernement. C'est qu'en effet la procédure de l'admission à la cote des emprunts d'État étrangers donne au gouvernement français une arme particulièrement efficace 38. En vérité, le problème, dans les détails, ne manque pas d'obscurités, et c'est un domaine où la pratique a grandement modifié une base législative et réglementaire souvent insuffisante 39 . Les textes comprennent essentiellement — et pour simplifier — l'ordonnance royale du 12 novembre 1 823 40 , le décret du 6 février 1880 41 modifié par celui du 10 août 1896. L'article 5 du décret du 6 février 1880 dit que « le ministre des Finances peut toujours interdire la négociation en France d'une valeur é t r a n g è r e » 4 2 . Dès 1 873 43, le gouvernement français estime que le ministre des Finances a un droit d'autorisation et que, sans elle, les titres ne peuvent être cotés officiellement. A partir de cette époque le schéma suivant préside à l'émission des titres d'États étrangers en France : les banquiers émettent sous leur responsabilité ; la Chambre syndicale des agents de change juge si l'affaire a une surface suffisamment large pour que les titres aient une valeur réelle ; le ministre des Finances apprécie si les intérêts du Trésor sont sauvegardés ; enfin le ministre des Affaires étrangères examine si aucune considération politique ne s'oppose à l'admission. C'est à ce niveau que se situe le rôle du ministre des Affaires étrangères. A suivre les textes et les interprétations officielles, ce rôle est assez secondaire. Le chef de la diplomatie française se contente de transmettre les informations d'ordre financier qu'il reçoit et de formuler d'éventuelles objections à son collègue des Finances. Pichón le rappelle à la tribune de la Chambre le 13 janvier 1911 : « Le ministre des Affaires étrangères ne fait pas autre chose, il n'est pas appelé à émettre son opinion sur les conditions financières de l'affaire... c'est le ministre des Finances qui apprécie. » 4 4 En réalité, la décision est prise en Conseil des ministres sur avis favorable des deux ministres. L'usage tendra à donner au ministre des Affaires étrangères une responsabilité égale à celle de son collègue des Finances. En ce qui concerne notre affaire, nous verrons que, s'il existe parfois un décalage dans l'appréciation respective des

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deux ministres, l'avis du ministre des Finances prévaut, en dernière analyse, sans susciter le moindre conflit 4 S . Encore cette arme n'est-elle efficace qu'à deux conditions. Il est nécessaire, d'une part, que le gouvernement ne soit pas mis devant un fait accompli sur lequel il s'avérerait difficile de revenir et, que d'autre part, il soit décidé à en user, en posant des conditions précises aux emprunteurs étrangers. Souvent le gouvernement français s'est plaint d'avoir été mis au courant après l'émission de l'emprunt 4 6 . C'est ce qui amena Caillaux, ministre des Finances, à inviter, en septembre 1907, les grands établissements de crédit à ne pas contracter ferme les emprunts d'État sans avoir prévenu le gouvernement 4 7 ; on notera ici que le groupe Bénard se conforme sagement à ces directives. L'attitude du gouvernement français révèle, ici encore, un net durcissement. Les emprunts de 1908 et 1909, émis sur la place de Paris, par le gouvernement turc, n'avaient donné lieu à aucune condition officielle du gouvernement français 48 . En 1910, il en va autrement et Djavid bey, qui ne l'ignore pas, assure prudemment ses arrières en allant au-devant des exigences de la procédure française. Cependant, ces questions de forme, pour nécessaires qu'elles apparaissent, ne sont pas décisives. L'évolution de la situation allait amplement le prouver. Pourquoi Djavid bey, sans essayer de poursuivre la négociation avec la Banque ottomane, s'est-il alors ostensiblement adressé à un groupe indépendant de cet établissement ? Ses raisons sont à la fois de politique générale et d'intérêt économique. En cet été 1910 on est loin, à Constantinople, des journées fiévreuses et enthousiastes de juillet 1908. Les difficultés intérieures et extérieures sont redoutables et il est nécessaire, pour Djavid bey, représentant éminent du nouveau régime, que le gouvernement impérial n'apparaisse pas, aux yeux d'une opinion de plus en plus sensibilisée par les problèmes de l'indépendance nationale, se trouver, vis-à-vis de l'étranger, dans des conditions analogues à celles qui prévalaient au temps d'Abd ul Hamid. La soumission muette aux volontés du prêteur apparaît intolérable à la Jeune Turquie. En butte aux surenchères de certains de ses collègues 49 , face à une Chambre vigilante, le ministre des Finances doit apparaître comme un champion irréprochable de l'indépendance du gouvernement. A cet effet, Djavid bey veut se soustraire, autant que possi7

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ble, aux obligations que le recours au crédit français peut permettre au gouvernement de ce pays d'imposer au gouvernement impérial, en faveur de l'industrie et du commerce français 50 . La meilleure façon consiste à se passer des services de la Banque la plus puissante à Constantinople, qui dispose du soutien du gouvernement français et fait la loi sur les marchés financiers de Paris et de Constantinople pour tout ce qui concerne les titres turcs. Djavid bey reproche à la Banque ottomane de ne pas s'être rangée de son côté, comme le lui impose son devoir 51 de banque d'État 5 2 ; il n'entend renouer, le cas échéant, que si amende honorable est faite et si de nouveaux rapports s'établissent entre la Banque et l'État par une modification des statuts 53. Trouver une solution de rechange ne peut être que bénéfique pour Djavid bey dans la mesure où, à tout le moins, il obligera la Banque ottomane à faire de sérieuses concessions. Le ministre turc des Finances poursuit enfin, sur les plans économiques et financiers, un double dessein. D'un côté, il veut affaiblir la situation d'établissements existant dans l'Empire, constitués en grande majorité d'intérêts français et dont les destins sont solidaires : Dette publique ottomane, Régie des tabacs, Compagnies de chemin de fer 54... De l'autre, il désire diviser le marché français en privant le gouvernement français de l'instrument précieux que l'unité de celui-là met entre ses mains. En 1909, l'action du gouvernement fut décisive pour cimenter la collaboration des grandes banques françaises derrière la Banque ottomane, qui put ainsi imposer ses conditions 5 5 . En 1910, Djavid bey veut élargir au maxim u m la faille que le groupe Bénard a introduit dans le dispositif. La conclusion d'un projet de contrat avec ce groupe n'est toutefois qu'une demi-réussite. Il faut obtenir la cote officielle pour couronner l'affaire par un plein succès. Il faut donc provoquer une dislocation du front uni constitué par le gouvernement français et la Banque ottomane. C'est, sans nul doute, le but recherché par la violente campagne de presse qui se déchaîne en août et septembre à Salonique et à Constantinople. Les journaux les plus influents du régime 56 jeune turc lancent l'anathème contre la Banque impériale ottomane. Hussein Djahid, ami de Djavid bey, porteparole du comité « Union et progrès » et rédacteur en chef du Tanin, donne le ton : « La seule chose que nos créanciers sont en droit de nous réclamer, ce sont les intérêts et le paiement régulier de ces intérêts... Ces conditions une fois remplies, la

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question de savoir laquelle des deux parties doit être reconnaissante à l'autre reste encore à trancher. » 5 7 Une semaine plus tard, il revient à la charge. La Banque impériale ottomane prépare sa revanche et ne veut pas de la cote pour le groupe avec qui nous avons traité 58 . « Arrivera-t-elle à ses fins ? Qui gagnera le duel entre la Banque impériale ottomane confinée dans une politique d'accapareurs et le gouvernement impérial ottoman constitutionnel... ? Il nous est impossible de croire que le gouvernement français se fasse le courtier de certaines banques. M. Pichón s'occupe des intérêts généraux de la France et non des intérêts de la Banque impériale ottomane », conclut, non sans ironie, Hussein Djahid 59. Djavid bey lui-même prend la plume pour défendre la cause. « La Turquie est libre de faire ses achats là où elle peut les avoir dans les meilleures conditions. » 60 Nous avons traité avec un groupe honorable. Alors ? Pourquoi nous refuse-t-on la cote ? Ce serait une erreur de croire que la politique d'intimidation et de menace produit un quelconque effet sur la Jeune Turquie. « Du temps d'Abd ul Hamid, on pouvait espérer habilement, au moyen de cette méthode. Mais à l'avenir la Banque ottomane sera obligée de mettre de l'eau dans son vin et de reconnaître que, sous le régime actuel, son rôle d'un État dans l'État a complètement cessé.» 6 1 On pourrait multiplier les prises de position analogues, qui, si elles cèdent quelque peu — par excès d'optimisme — à la règle du genre, définissent assez bien l'état d'esprit des hommes politiques de l'équipe dirigeante en Turquie. Si, au demeurant, la France refuse définitivement l'argent, ceux-ci déclarent qu'ils sauront bien en trouver en Angleterre ou en Allemagne 62. Le groupe Bénard traite avec Djavid bey 63 pour tenter de prendre pied dans un secteur géographique nouveau, où les affaires promettent de solides profits. D'un côté, de larges disponibilités incitent ces banquiers à élargir leurs affaires 64. Par ailleurs le changement de climat et de méthodes qui s'est fait jour en Turquie après la Révolution semble autoriser à des groupes autrefois non introduits au palais, l'espoir de se tailler une place dans les affaires lucratives des emprunts ottomans. A cet égard, le contrat projeté est satisfaisant puisqu'il prévoit l'achat à 88,50 francs d'un titre dont l'équivalent est coté autour de 100 francs 6 5 et qui bénéficie d'une garantie exceptionnelle. La nécessité d'obtenir l'admission à la cote pose un

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problème particulier. Toutefois le groupe Bénard, lié par l'article 17 de son contrat, ne doute pas un seul instant du résultat. S'agissant d'un groupe français, on voit mal, a priori, comment le gouvernement pourrait aller à rencontre des intérêts de ses citoyens 66. Bénard est lié d'amitié avec Pichón, et il écrit avec confiance, dans le courant du mois d'août, à son « cher ministre » 6 7 . Et pourtant la réponse favorable se fait attendre. Pressé par le conseiller financier de l'ambassade ottomane à Paris, Gulbenkian, de prendre une position ferme, Bénard est amené à préciser la position de son groupe. Il écrit à Pichón le 23 septembre : « La question étant passée sur le terrain diplomatique, nous ne nous croyons pas autorisés à répondre au gouvernement impérial sans venir vous consulter sur le sens de la réponse que nous devons faire... Nous avons crû de notre devoir... d'attirer votre attention sur les conséquences qui pourraient résulter pour les intérêts industriels et financiers français de la rupture définitive des négociations. » 68 Ainsi le groupe Bénard s'étonne des délais, maintient le contact avec le gouvernement français, mais montre cependant quelque impatience. Ayant reçu des Affaires étrangères une réponse lénifiante, Bénard se retourne naturellement vers le ministre des Finances et entend mettre les points sur les i. « C'est à vous qu'il appartient maintenant, faisant abstraction de toute question étrangère à l'affaire elle-même, de décider si vous entendez, au profit de tiers, empêcher un groupe de banquiers et d'établissements français de réaliser les engagements qu'ils ont contractés. » 6 9 L'allusion est limpide. C'est sans doute pourquoi, dès le lendemain 15 octobre, le ministre piqué au vif, répond platement : « Je ne sais quels sont les tiers que je voudrais, d'après vous, favoriser, et à qui je prétends réserver le bénéfice de l'emprunt ottoman. Aussi je vous invite à me faire savoir quelle est la signification de ce passage de votre lettre. » 70 Le ministre rappelle que c'est à lui de décider en dernier ressort et précise que les négociations avec le gouvernement ottoman ne sont pas terminées. Dix jours plus tard, la rupture est consommée. Pourquoi le gouvernement français a-t-il délibérément sacrifié le groupe Bénard ? Toutes les déclarations officielles ou officieuses pourraient laisser entendre qu'il ne s'agit nullement de cela. A l'occasion de la visite que lui fait le grand vizir Hakki Pacha, à Vers-en-Montagne, Pichón déclare à la presse, le 4 septembre 1910 : « Dans cette affaire le gouvernement

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français ne s'inspirera que des intérêts généraux de la France... » 71 Le 15 du même mois, Pichón écrit à Bompard : « Le gouvernement de la République n'a cessé de déclarer, depuis le début des pourparlers relatifs à l'emprunt turc, qu'il était indifférent à la question de savoir quel serait le groupe financier qui émettrait l'emprunt. » 72 Bompard, commentant plus tard l'événement, partira en guerre contre ces banquiers qui ne se conforment pas aux volontés du gouvernement : « Ils y trouvent sans doute leur profit particulier, mais au détriment de l'ensemble des intérêts français. » 73 Il faut bien comprendre la position du Quai d'Orsay. Ce langage, d'ailleurs stéréotypé, participe plus souvent du souhait que de la réalité, de l'apparence que de la vérité. Pichón préférerait de beaucoup, incontestablement, ne pas avoir à choisir, et apparaître ainsi comme le défenseur des intérêts de la France en général. Il redoute tant les conflits d'intérêts que, dès le 3 juin 1910, il avait demandé l'aide de son collègue des Finances. « Je ne doute pas que votre département ne s'emploie activement à mettre nos financiers en garde contre les dangers d'actions isolées et de concurrences maladroites et à leur faire comprendre qu'une étroite et équitable entente entre eux constitue la meilleure sauvegarde des intérêts en cause. » 74 Telle est l'opinion du diplomate. Ce n'est pas forcément celle de l'homme d'affaires, du banquier. Aussi l'attitude olympienne de parfaite neutralité est-elle le plus souvent impossible. Et, lorsque vient, au sein d'une situation parfois contradictoire, et sans négliger les raisons particulières de l'homme de gouvernement, l'heure de la décision, il faut nécessairement trancher, et parfois dans le vif. Ici, incontestablement, le groupe Bénard fait les frais de l'opération. Mais est-ce au profit de « l'ensemble des intérêts français » ? Tout se passe comme si le gouvernement français faisait cause commune avec le groupe financier de la Banque impériale ottomane et certains secteurs industriels qui constituent des intérêts non moins privés que le groupe Bénard. Qu'en est-il en réalité ? C'est ce qu'il faut maintenant essayer d'analyser. Puissant établissement financier privé, la Banque impériale ottomane est statutairement franco-anglaise. Nettement « anglaise » jusqu'aux années quatre-vingts, elle voit l'élément français prendre peu à peu une influence prépondérante. Seul, désormais, le « Comité » de Paris est actif et dirige réellement les opérations de la Banque 7S. A Paul Cambon 76, qui souli-

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gnait le caractère bicéphale de cet établissement, Sir E. Cassel répondait en 1908 : « En fait, la Banque impériale ottomane est une institution purement française. Le Comité de Londres ne compte pas, celui de Paris est maître des affaires... Cette banque restera une affaire française parce qu'aujourd'hui toutes ses actions sont en France. » 77 C'est encore plus vrai en 1910. Un statut particulier lie cette banque à l'État turc et lui confère ainsi un caractère privilégié 78 qui la font peser d'un poids très lourd à Constantinople. Bien introduite au palais, la Banque a pratiquement toujours pris pour elle et son syndicat la quasi-totalité des emprunts négociés sur le marché français depuis 1895. Soutien fidèle de l'ancien régime en la personne du sultan, symbole de l'emprise financière de l'étranger, on comprend qu'à partir de la Révolution elle soit devenue la cible favorite des nationalistes turcs. Sans être réellement inquiétante, sa situation est devenue plus difficile 79 et elle a dû faire quelques concessions, au demeurant de pure forme 80 . Toutefois, forte du soutien du gouvernement français, elle n'est pas disposée à laisser toucher à ses positions financières et statutaires 81 . On peut cependant s'étonner que son attitude ait été si intransigeante à l'égard de Djavid bey. Pourquoi la Banque ottomane fait-elle au ministre des Finances des propositions qu'elle sait parfaitement inacceptables par le gouvernement turc ? La réponse comprend plusieurs éléments. La direction de la Banque est persuadée que le gouvernement ottoman ne trouvera pas d'argent à l'étranger. Il ne s'agit pas évidemment d'une certitude, mais l'analyse de la situation du marché financier apporte des arguments solides. En Allemagne, les disponibilités sont fort restreintes pour ce genre d'affaire 82. La seule inquiétude sérieuse pourrait venir du côté anglais, mais le marché londonien, seul, est incapable de faire face à l'opération. Il se pourrait, cependant, que l'appoint soit trouvé sur le marché parisien. Voilà pourquoi l'arme de l'admission à la cote, que tient en main le gouvernement français, est si important pour la Banque ottomane. Le principal danger reste, sans conteste, la concurrence sur le marché français. Celui-ci condamné, il ne fait pas de doute, pour la Banque ottomane, qu'après avoir quêté en vain une manne introuvable, le gouvernement impérial reviendra trouver les fournisseurs de fonds traditionnels 83. On saura alors faire les indispensables concessions. Dans ces circonstances, la Banque impériale ottomane a besoin du soutien du gouvernement français qui, de son côté,

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est tout décidé à le lui accorder. Cette convergence d'intérêts 84 est le fruit d'une situation qui, pour une bonne part, s'impose aux deux partenaires. La négociation de l'emprunt de 1909 est un précédent encourageant. Djavid bey a dû finalement s'incliner devant le front commun des banques françaises regroupées derrière la Banque ottomane, sous la houlette du gouvernement français. Ce soutien sans faille supprime une concurrence toujours onéreuse, ce qui est primordial ; il présente aussi, dans l'optique des administrateurs, un autre avantage : la Banque ottomane a grand besoin de montrer que sa politique ne s'inspire pas de considérations étroitement égoïstes, mais participe d'une politique générale d'épanouissement des intérêts français, sans doute, mais aussi ottomans. On s'ingénie, dans les milieux d'affaires à Constantinople, depuis deux ans, à montrer que les intérêts ottomans coïncident avec les intérêts français 85 . Cette tactique peut permettre à la Banque ottomane de retrouver, à Constantinople, un crédit quelque peu entamé. La Banque impériale ottomane compte beaucoup sur l'appui de la diplomatie française à Londres. L'entente cordiale, en effet, n'empêche pas nécessairement certaines intrigues de se développer, et le climat est loin d'être dégagé, à ce sujet, sur les rives du Bosphore 86. Sir Ernest Cassel 87 est le dynamique instigateur d'une politique d'implantation d'intérêts franchement anglais dans l'Empire ottoman. Adversaire résolu de l'action concertée franco-anglaise, il a mis sur pied en septembre 1909 la Banque nationale de Turquie 88 destinée à faire pièce à la Banque ottomane. Il joue à fond l'amitié avec la Jeune Turquie 89. Encore faut-il trouver l'argent nécessaire. Malgré son échec retentissant en 1909, il se refuse à amalgamer sa Banque à la Banque ottomane et s'entête à faire cavalier seul 9 0 . Tient-il sa revanche avec l'emprunt de 1910 ? Dès le mois de juin, Djavid bey a pris contact avec Sir E. Cassel. Ces pourparlers ne furent pas décisifs, puisque le ministre ottoman se rendait alors en France pour négocier avec le groupe Bénard. La possibilité de faire appel, le cas échéant, à la Banque nationale de Turquie reste pour Djavid bey un moyen de pression 91. Cependant, devant la fermeté du gouvernement français, les contacts sont repris, en septembre, avec Sir E. Cassel qui rencontre, à Paris, Hakki Pacha 92 . Le 19 septembre, le ministre français des Affaires étrangères est avisé " que Sir E. Cassel a conclu avec le grand vizir un emprunt calqué sur le contrat Bénard. Le 22, la nouvelle est, à juste titre, démentie et l'on voit même Sir Babington Smith

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proposer ses bons offices pour trouver une solution mixte franco-anglaise acceptable par le gouvernement français. Que s'est-il passé ? Certes, Sir E. Cassel n'a pas ménagé sa peine pour mener à bien son affaire. Mais deux séries de raisons l'amènent à abandonner. La plus importante est, incontestablement, le fait qu'il n'arrive pas à trouver d'argent. La Deutsche Bank s'étant récusée et la Banque de Paris et des Pays-Bas restant paralysée par le problème de la cote, restait le marché anglais. « La finance anglaise est plutôt froide », constate le Quai d'Orsay 94. C'est le moins qu'on puisse dire. La situation n'est guère différente de ce qu'elle était en octobre 1909 9S. La presse anglaise fait d'ailleurs remarquer avec humour qu'on voit mal pourquoi ce qui est mauvais aux yeux du gouvernement français deviendrait bon, pour la finance anglaise, après avoir franchi la Manche 96 . Parallèlement, la diplomatie française est très active pour demander à Sir E. Grey d'user de son influence pour décourager Sir Cassel 97. Les difficultés financières rendent d'autant plus facile le retrait de ce dernier 98. Il abandonne le 24 septembre. Débarrassée de ce souci, la Banque ottomane continue de suivre attentivement l'évolution de la situation à Constantinople. Sans doute, la concurrence immédiate ou à terme de nouveaux établissements financiers 99 fait que, tout naturellement, les banques françaises déjà sur le terrain serrent les coudes derrière le chef de file l0 °. Mais l'unité du dessein ne crée pas, à coup sûr, la garantie du profit. A cet égard, l'œuvre de réforme de la Trésorerie et de la Comptabilité publique ottomane est primordiale. C'est la raison pour laquelle la Banque ottomane appuie à fond Charles Laurent 101 dans la partie engagée pour le contrôle des finances turques. Le conseiller financier du gouvernement ottoman adopte une attitude radicale 102. Des trois projets qu'il a élaborés, l'un l 0 \ voté par la Chambre en juin, n'est pas appliqué 104 ; les deux autres ne semblent pas devoir être discutés. L'un de ceux-ci intéresse au plus haut point la Banque ottomane : la remise effective entre ses mains de toute la Trésorerie ottomane l0S . La répugnance turque à s'engager dans cette voie dangereuse irrite Ch. Laurent. Sans négliger le chantage à la démission, il implore le ministre français des Finances de refuser la cote avant l'approbation intégrale de son projet. Cette position est conforme aux vœux de la Banque ottomane qui suit, avec intérêt, les difficiles négociations franco-turques engagées à

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Paris à ce sujet. Elle a tout à gagner de la fermeté du gouvernement français. Celui-ci, en provoquant l'échec du contrat Bénard, adopte une attitude qui favorise la Banque impériale ottomane. Quelles sont les raisons de cette attitude ? Il y a d'abord celles, peu convaincantes, liées à la critique des ternies mêmes du contrat. Les conditions en sont, dit-on, inacceptables 106 et mettent en cause les intérêts des porteurs éventuels, on assure d'un côté que le prix d'achat est trop faible, que l'affaire est trop belle pour le groupe Bénard, mais qu'en revanche la garantie est insuffisante. On affirme, enfin, sans aucune vraisemblance, que cette opération affectera gravement la situation des porteurs des emprunts précédents l07 . La faiblesse du propos est évident. Acheter l'emprunt à 88,50 francs n'est pas une mauvaise affaire, mais la Banque ottomane, quelques mois plus tôt, a pris l'emprunt 1909 à 86 francs. Quant à la garantie, qui fera couler tant d'encre, elle est au moins aussi bonne que celle des deux emprunts précédents. Ni l'emprunt de 1908, ni celui de 1909 n'ont la garantie de l'Administration de la Dette publique. Les douanes du Villayet de Constantinople sont les plus régulières et les plus abondantes. Par ailleurs, l'article 10 du contrat de Bénard est fort explicite : « Les revenus désignés seront versés mensuellement dans les caisses de la Banque à Constantinople 108 qui sera désignée ultérieurement d'un commun accord, de telle sorte que la provision soit assurée un mois au moins avant l'échéance. » Il s'agit plus ici d'un prétexte, d'un argument qui doit impressionner le public non averti que d'une raison véritable. Le rédacteur du Courrier de la Bourse 109 n'a pas tort d'écrire : « Il ne s'agit plus de l'emprunt turc, ni de ses garanties... Il s'agit du groupe qui a négocié l'emprunt. Ce même emprunt, contracté dans les mêmes conditions par la Banque ottomane n'eut pas rencontré de contradicteur. » L'argument du « défi » lancé au gouvernement conviendrait peut-être à l'égard de Djavid bey, mais il porte à faux à l'encontre du groupe Bénard. Le Journal des débats, fort au courant des affaires turques, écrit le 5 septembre 1910 : « N i notre ministre des Affaires étrangères, ni celui des Finances n'avaient été appelés à exprimer un avis. Officiellement le gouvernement français n'avait pas, n'a peut-être pas encore connaissance des conditions de l'emprunt. » 110 Or, le 17 août, l'auteur, au Quai d'Orsay, de la note que nous évoquons plus haut, dispose d'une documentation parfaitement explicite. Si le

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g o u v e r n e m e n t turc est resté muet, c'est donc le groupe Bénard lui-même qui a informé le g o u v e r n e m e n t " ' . En réalité, le groupe Bénard ne convient pas au g o u v e r n e m e n t français dans la mesure m ê m e où il ne présente pas les caractéristiques qui, précisément, font de la Banque o t t o m a n e une alliée valable. La Banque impériale o t t o m a n e constitue, pour le g o u v e r nement français, le levier le plus puissant et le plus efficace pour tout ce qui concerne les intérêts français en Orient. A u premier rang des affaires financières, elle contrôle également de nombreuses entreprises : ports, chemins de fer, compagnie des eaux, du gaz, etc. Pour les grands emprunts, elle préside des syndicats où l'on retrouve de nombreuses banques parisiennes " 2 . Face à la Deutsche Bank, à côté de la Banque nationale de Turquie, l'alliance de la Banque ottomane reste donc, pour le gouvernement français, le m o y e n de rester en prise directe sur les grands problèmes économiques et financiers dans cette région du m o n d e " 3 . Cette collaboration est d'autant plus nécessaire que l'on assiste, depuis quelques années, à de puissantes transformations dans le rapport des forces internationales en Turquie. Dans la mesure où l'on abandonne la politique de participation 114 pour celle du partage des zones d'influence, le g o u v e r n e m e n t français a besoin de s'appuyer sur un chef de file puissant et rompu aux affaires sur le terrain. Ceci est intimement lié à la manière dont le gouvernement français prend conscience du poids des intérêts matériels dans l'influence politique de la France, sur le plan des relations extérieures. A u temps — pas si lointain — de Paul C a m b o n " 5 , la pratique, à Constantinople " 6 , consistait à f a v o riser l'installation d'entreprises françaises là où le gouvernement estimait avoir les intérêts politiques les plus solides, en Syrie notamment. A v e c Bompard, l'optique est complètement renversée : il s'agit de pousser partout au m a x i m u m les pions économiques et financiers, les intérêts politiques venant nécessairement par surcroît 111. La conséquence en est que les relations entre le gouvernement français et la Banque ottomane, qui semblaient jusqu'à ces dernières années s'établir au j o u r le jour, prennent désormais le caractère d'une activité plus concertée " 8 . Cette action rejoint au demeurant d'autres préoccupations du gouvernement français qui le poussent dans la m ê m e direction. La conjoncture é c o n o m i q u e française fait que certains secteurs de l'industrie sont particulièrement attentifs à la politique extérieure. Depuis 1905, les sollicitations de

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Schneider se font particulièrement fréquentes " 9 . Cette firme s'engage à fond pour l'obtention de concessions d'équipement de ports sur la mer Noire. Commandes d'armement, de matériel ferroviaire, de navires, sont âprement recherchées. Une ferme entente avec ceux qui fournissent l'argent est le plus sûr moyen d'imposer à l'emprunteur des conditions favorables aux besoins de la grosse industrie de transformation l2 °. Enfin, la position du gouvernement s'inscrit dans un contexte politique général. La presse révèle assez bien, à cet égard, l'état d'esprit de l'opinion. La plupart des grands journaux parisiens mènent campagne pour refuser l'argent aux Turcs sans garantie valable, au nom des options politiques fondamentales. Le Journal des débats 121 donne le ton, mais il est suivi à des degrés divers par le Temps, le Matin, la Libre Parole, l'Aurore, l'Humanité n2. Les thèmes ne sont pas nouveaux, mais ils se durcissent. Le principal est le suivant : l'argent français ne peut servir à financer les achats que la Turquie fait à d'autres pays. On affirme que le « Damas-Hama et Prolongements » a été sacrifié au « Bagdad », on essaie de démontrer comment l'Unification de la Dette convertie a servi à dégager les fonds qui ont permis aux Allemands d'entreprendre la construction de leur chemin de fer m . « L'argent français ne doit pas servir à alimenter les usines Krupp et à rajeunir la marine allemande. » 124 C'est d'ailleurs l'opinion que Bompard réaffirme dans de nombreuses dépêches. On touche ici au problème des alliances dans un monde où triple entente et triple alliance voient se multiplier les occasions de conflit. L e gouvernement français ne peut être insensible à ces arguments qui rejoignent, pour une bonne part, les préoccupations de certains industriels. La nouveauté, dans cette affaire, ce qui lui donne une marque originale, c'est qu'on n'arrive pas, finalement, à s'entendre. En effet, les démarches de Djavid bey à Londres ont été décevantes, et il n'a obtenu à Berlin que des promesses ,25 . Force est de se retourner vers Paris. L'échec définitif s'inscrit, en cette phase ultime, dans le cadre des négociations parallèles menées respectivement par le ministre des Affaires étrangères et le ministre des Finances l26 . Pour Pichón, les pourparlers ont lieu à Constantinople et évoluent, suivant le schéma traditionnel, vers une entente. Dès le 10 octobre, avec l'assentiment de son ministre, Bompard rencontre Djavid bey 127. Dans quelle mesure la Banque ottomane approuve-t-elle ceue initiative, il est difficile de le dire.

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En tout cas, elle ne s'y oppose pas l28 . Un compromis semble possible et Djavid bey 129 a accepté d'en considérer les termes. La Banque ottomane obtiendrait une solide participation à l'emprunt contre une promesse d'envisager la modification du statut. Le ministère ottoman des Finances ferait le service de l'emprunt. Le gouvernement français obtiendrait satisfaction sur la question des commandes et l'on avance même des chiffres : 5 canonnières et 36 canons de montagne. L'affaire suscite bien quelques inquiétudes 130 et Cochery émet des objections assez vives m . Les pourparlers semblent, toutefois, si bien engagés que Pichón n'hésite pas à affirmer que «politiquement l'affaire est satisfaisante » 132. Quelques jours plus tard ce sera la rupture. Pourquoi ? L'évolution des négociations menées par Cochery tourne à la confusion de ce dernier. A la demande d'Hakki Pacha, les pourparlers se déroulent à Paris m , entre l'agent financier du gouvernement ottoman, Gulbenkian, et le ministre français des Finances assisté de Charles Laurent. Le but de la négociation est en liaison directe avec la mission de ce dernier ; il porte sur les « garanties de gestion » que le gouvernement turc est en mesure de fournir. Après le rejet par Constantinople des premiers projets établis par Laurent , 3 \ ce dernier met finalement au point un texte qui va servir de base à la négociation. Le gouvernement impérial ottoman désignera, d'accord avec le gouvernement français, deux fonctionnaires, dont l'un sera chargé de la direction générale de la comptabilité publique l 3 \ l'autre de la présidence de la cour des comptes qu'il conviendra de créer 136. La France s'assure ainsi un véritable contrôle des finances ottomanes l37 . Gulbenkian, contre toute attente, accepte les termes du projet le 18 octobre et déclare, en transmettant le texte à Constantinople, que son acceptation définitive n'est plus qu'une simple formalité. On se réjouit à Paris, où, trois jours plus tard, le Conseil des ministres approuve l'arrangement. Or, le 22 octobre, sur proposition du ministère unanime, la Chambre turque rejette le texte de l'accord l38 . Le gouvernement français a été joué l39 . Devant ce camouflet, il ne restait plus à Briand qu'à notifier la rupture définitive. Ce fut chose faite le 25 octobre. On peut ainsi apporter une première réponse à la question que nous posions au début. Gouvernement français et Banque ottomane ont fait front, bien décidés à arracher au gouvernement impérial le maximum de concession. Cependant, formellement, la responsabilité de l'échec ne revient ni à la

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Banque ottomane ni au ministère des Affaires étrangères ; elle incombe entièrement au ministre des Finances et à celui qui l'a, semble-t-il, bien mal informé, Charles Laurent. Ce schéma toutefois appelle de sérieuses retouches. Que le gouvernement français, solidaire, ait été abusé par le gouvernement ottoman, c'est incontestable. Gulbenkian est « un homme de paille » 140 qui a parfaitement mené l'affaire. La cheville ouvrière de l'intrigue, au sein du cabinet turc, est le ministre de la Guerre, Chefket Pacha, germanophile à tout crin. La rupture, pour lui, vaut mieux que toute espèce d'entente, qui se ferait forcément, au détriment de sa liberté d'action. Son but, en effet, est de poursuivre, avec l'aide de l'Allemagne, et sans contrôle excessif, la réorganisation de l'armée ottomane. Encore faut-il rompre dans une position de force. Il est donc nécessaire que le projet d'accord soit si manifestement inacceptable pour la dignité nationale que l'unanimité dans le refus soit la seule réponse possible. C'est effectivement ce qui advient 141 . Le gouvernement ottoman, acculé à la trahison, sort de l'événement avec les honneurs. En revanche, le gouvernement français est dans une position inconfortable ; contraint à la rupture, il fait figure d'apprenti sorcier, en paraissant indirectement pousser les Turcs à se jeter dans les bras des Allemands. Comment Cochery a-t-il pu croire, un seul instant, que de tels accords seraient entérinés à Constantinople ? L. Steeg, sacrifiant quelque peu à l'exagération épique, écrit : « Ni un expéditionnaire du Quai d'Orsay, ni un premier drogman auxiliaire d'un vice-consulat, n'aurait ainsi réédité l'incident BismarckBenedetti pour mettre aux mains des adversaires un pareil instrument. » 142 Si vraiment le gouvernement français songeait à la rupture, il eût mieux valu la provoquer sur un autre terrain, sans laisser formuler ces fameuses « garanties ». On peut donc penser que Cochery a cru pouvoir obtenir gain de cause. Mais alors il a été victime de son informateur. Comment Laurent aurait-il commis une si grossière erreur d'appréciation ? Depuis deux ans, à Constantinople, il fréquente les personnalités les plus éminentes du régime. « Comment M. Laurent, dit L. Steeg, qui a pourtant respiré l'air du Bosphore, a-t-il pu tomber dans un pareil piège ? » 143 II est, en effet, difficile d'admettre que Laurent ait pu être dupe. Sans doute est-il un haut fonctionnaire, désireux de mener à bien sa mission l44 , et le sens politique, à n'en pas douter, n'est pas son fort. Mais c'est aussi un capitaliste d'envergure. Il est le porteparole des plus importantes entreprises d'électricité, et notam-

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ment de la T h o m s o n 145. Or, cette firme est partie prenante dans Γ « U n i o n ottomane » , consortium patronné par la Banque ottomane, pour l'électrification de Constantinople 146. On peut légitimement supposer qu'il s'est volontiers prêté au jeu de la Banque ottomane, intéressée à sonder à fond, par personne interposée, les intentions véritables du gouvernement ottoman. L'hypothèse, fort vraisemblable, est toutefois difficile à p r o u v e r dans la mesure où la Banque ottomane a tout intérêt à ne pas apparaître, en pleine lumière, pour ce qu'elle est. A cet égard, R é v o i l joue à Constantinople 147 une partie serrée. Il évite avant tout de s'enliser dans cette m a n œ u v r e tactique au détriment de la stratégie. On se garde bien de répondre, en quoi que ce soit, aux polémiques de presse l48 , et l'on suit l'habile conseil de l'ambassadeur de France : faire preuve envers et contre tout « d'adresse et de b o n n e humeur » l 4 9 . Quant au f o n d , la Banque a tout intérêt à crever l'abcès et à soutenir le projet maximum. Ou la m a n œ u v r e réussit, et le gouvernement français dispose alors d'un tel p o u v o i r que la Banque ott o m a n e pourra aisément imposer ses conditions. Ou c'est l'échec — c o m m e c'est le cas — mais alors mieux vaut perdre une bataille que de perdre la guerre. V o i r la Deutsche Bank acheter finalement l'emprunt, avec l'espoir d'une sous-participation bancaire de 30 % 150 est, s o m m e toute, moins d o m m a geable que d'introduire dans la place un concurrent français peu disposé au compromis. A u x y e u x du gouvernement turc, la banque apparaît, formellement, étrangère aux dernières m a n œ u v r e s ; l'avenir est entièrement sauvegardé. L e calcul s'avère d'ailleurs parfaitement juste. L'émission de l'emprunt turc en A l l e m a g n e n'est qu'une péripétie sans lendemain IS1 . Il ne serait pas juste, en effet, d'interpréter, c o m m e le fait notre ambassadeur à V i e n n e l 5 2 , l'échec en France de l'emprunt turc, c o m m e une étape vers un encerclement financier des puissances centrales par la triple entente La réalité est beaucoup plus c o m p l e x e . Et d'abord, l'Empire ottoman n'a pas choisi son camp l 5 4 . Par ailleurs les situations respectives des partenaires ne se sont pas sensiblement modifiées, et il est des impératifs avec lesquels et gouvernements et banques d o i v e n t compter. D'un côté le T r é s o r turc est vide et un grand emprunt est nécessaire pour éviter la banqueroute. D e l'autre, face à la saturation du marché financier allemand et au désintéressement de la City pour les emprunts turcs, le marché français reste largement disponible. Aussi, ni les uns ni les autres ne considèrent-ils cet échec

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comme définitif, et l'on s'emploie, à Paris et à Constantinople, à arrondir les angles. Bompard, à cet égard, a une situation privilégiée. Habile et discret, il apparaît aux yeux des Turcs comme un conciliateur et conserve ainsi leur confiance. L. Steeg pense qu'avec les bonnes instructions Bompard pourra rétablir les ponts : « Il faut montrer aux Turcs que c'est par la Banque impériale ottomane qu'ils doivent renouer avec la France. » 155 Pichón confirmera bientôt la bonne volonté du gouvernement français. L'échec de l'emprunt « n'est aucunement une raison de conclure que nous nous désintéressons de la prospérité économique et financière de la Turquie. Nous sommes au contraire tout prêt à y contribuer. » 156 Le gouvernement ottoman, soucieux d'éviter des déséquilibres dont il serait la victime, fait preuve, à la suite de Djavid bey, de dispositions conciliantes. La campagne de presse antifrançaise cesse dès la signature du contrat avec les banquiers allemands et, le 10 décembre 1910, la Chambre turque approuve par 123 voix contre 62 un ordre du jour où Halil bey 157 s'exprime d'une manière particulièrement sympathique à l'égard de la France. Les conditions d'un rapprochement sont en place : Révoil et Bompard seront, avec Djavid bey, les artisans heureux du grand emprunt du printemps 1914.

Notes

1. Se reporter

2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

9. 10.

à l'ouvrage de MM. P. R E N O U V I N , et J.-B. DUROSF.I.I.E, introduction à l'histoire des relations internationales. Paris. 1954. Outre les nombreux travaux de M. BOUVIER, citons notamment l'Allemagne et les emprunts marocains de 1902 et 1904, thèse complémentaire de M. GUII.I.EN. exemplaire polycopié, 1967, et l'article de M. GIRAUI.T, Finances internationales et relations internationales. Revue d'histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1966. Mais non unique. Un projet d'emprunt hongrois est refusé à la cote à Paris, cette même année 1910. Notamment à Turquie, nouvelle série, sous la rubrique « Finances publiques », vol. n os 363 à 367. Série F30, n° 360, séries 65 AQ et 25 AQ. Série FO/371 plus spécialement. Arch. Crédit lyonnais, Agences étrangères, 5238 notamment. Emprunts de 1904-1908-1909 pour ne parler que des plus récents. Herbert FEIS. Europe, the world's banker 1870-1914. New Haven, 1930. Commentant le refus d'admission à la cote, l'auteur conclut .· « No agreement was reached, whether because of the terms asked by the bank, or because of the interference of the French Government, is not clearly established. » (P. 323.) Le 5 novembre. Les difficultés du gouvernement jeune turc sont énormes : trésorerie en difficulté chronique, nécessité d'un minimum d'équipement, impératifs de la défense nationale sur des fronts dispersés : Balkans, Tripolitaine, Arabie.

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11. Signé en 1863 et modifié en 1875 (J. DUCRUET, Les capitaux européens au Proche-Orient. Paris, PUF, 1964, pp. 89-93). 12. Stephen Pichón est ministre des Affaires étrangères depuis le 25 octobre 1906. 1 3. C e qui ne veut pas dire q u ' o n néglige complètement les question politiques ; o n reste très attaché au protectorat des catholiques, par exemple, mais ce n'est plus la question principale. 14. A. É. Turquie, 368. Dépèche de Bompard à Pichón d u 24 m a r s 1911. 15. Ibidem. 16. A. É. Turquie, 364. Lettre de Pichón à Cochery le 7 mai 1910. 17. Ibid. Lettre de L. Steeg, à Constantinople, adressée à J. Gout, directeur des Affaires politiques et commerciales au Quai d'Orsay, le 3 juin 1910. Inspecteur des Finances, L. Steeg avait été désigné par le g o u v e r n e m e n t français à la « C o m m i s s i o n des affaires financières de M a c é d o i n e » , dissoute en 1910. Le g o u v e r n e m e n t ottoman le garde c o m m e conseiller financier. En 1913, il sera adjoint de A. Nias à la direction générale de la Banque o t t o m a n e à Constantinople. 18. Ibid., Dépêche de Bompard à Pichón du 23 mai 1910. 19. Firme d a n s laquelle la « T h o m s o n - H o u s t o n » de Paris a 33 % des parts. 20. Il s'agit de la « Régie générale de c h e m i n s de fer et travaux publics » du comte Vitali, en liaison étroite avec la Banque ottomane. Ces deux établissements entament, à la m ê m e époque, d'activés négociations, pour la construction de ports sur la m e r Noire et sur la côte Syrienne, avec la Société de construction de Batignolles, la maison Hersent et Schneider (Arch, nat., 69 AQ 18. Dossier 2, Archives de la Société des Batignolles). 21. Il s'agit d'un Consortium (Fougerolles frères. Société générale des travaux publics de Marseille) sous le contrôle de la Banque française p o u r le C o m m e r c e et l'Industrie. La concession sera accordée le 9 août (Arch, nat., F30. 364). 22. Charles Laurent, premier président de la Cour des Comptes, est à Constantinople depuis octobre 1908. Chargé par le g o u v e r n e m e n t turc, avec le titre de conseiller financier, de m e u r e sur pied un projet de réforme financières, il fait partie de la C o m m i s s i o n financière instituée par le ministre des Finances pour « perfectionner l'organisation financière de l'Empire ». Jolly, son adjoint, et L. Steeg sont également m e m b r e s de cette C o m m i s s i o n . 23. S'y ajoutent des réclamations souvent anciennes : le gouvernement turc doit entrer dans la voie des réformes administratives, doit considérer les Algériens c o m m e sujets français, doit reconnaître le traité du Bardo... 24. Le Tanin du 7 septembre 1910. 25. L'Administration de la Dette publique o t t o m a n e gère, depuis le décret de M o u h a r e m (1881), les gages qui servent de garantie à la Dette ottomane, unifiée en 1903. Organisme international, il est l'image vivante d e la tutelle étrangère. Rien n'oblige le gouvernement o t t o m a n à d o n n e r aux e m p r u n t s conclus après 1881 la garantie de la Dette publique ottomane. L'exiger, c'est proclamer q u ' o n n'a a u c u n e confiance dans le ministère des Finances. 26. Il est intéressant de noter que jamais Djavid bey ne se plaint des conditions p r o p r e m e n t financières de la Banque o t t o m a n e . Ces conditions que nous ignorons, ne devaient guère différer de celles adoptées quelques mois plus tôt pour le précédent e m p r u n t : intérêt 4 % , prix de souscription 86 francs, les frais étant à la charge du gouvernement impérial. 27. Les c h a m p s d'action privilégiés de cette banque sont l'Amérique latine (Mexique, Brésil. Bolivie), la Russie, l'Algérie ; le Crédit mobilier a pris des participations d a n s tous les grands emprunts émis à Paris, mais c'est la première fois q u e cette banque m è n e u n e opération directement dans l'Empire o t t o m a n . 28. Admission à la cote à Paris le 20 j u i n 1910. 29. A. É. Turquie, 364. Lettre à Gout d u 19 juin 1910.

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30. On note une baisse du titre dans les j o u r s qui suivent ; manoeuvre de la Banque o t t o m a n e ? Le simple fait que le Crédit mobilier s'apprête à revendre rapidement peut expliquer la chose. 31. A. É . Turquie. 364. Lettre de Steeg à Gout du 20 j u i n 1910. 32. Ibid. Note au minisire d u 17 août 1910. 33. 11 serait plus juste de parler du groupe du Crédit mobilier, mais je conserve l'appellation d'usage. 34. Représenté par son président de Lapisse. 35. Cette « S o c i é t é » regroupe I 200 banquiers qui tentent ainsi de faire face à de nombreuses difficultés. Les Banques de province seront absorbées par le Crédit mobilier en mars 1914 (Arch. nal.. 65 AQ. A 483'). 36. Plus de 2.5 % de frais à la charge du g o u v e r n e m e n t ottoman. 37. A. É . Turquie, 365. Note au ministre du 27 septembre 1910. 38. La liberté est complète en ce d o m a i n e à Londres, à Rome, à A m s t e r d a m , à Bruxelles, à Berne, à Lisbonne. Il existe, en revanche, une réglementation très stricte en Allemagne, en Autriche, en Espagne, en Russie. R . R I B I È R E , De l'admission à la cote dans les bourses françaises des valeurs. Paris. 1913, p. 119 à 132. 39. L'altitude prise par le g o u v e r n e m e n t français à l'occasion de ce projet d ' e m p r u n t a contribué, précisément, à une interprétation plus élaborée des textes. 40. « A l'avenir les effets publics des g o u v e r n e m e n t s étrangers seront cotés sur le cours authentique de la Bourse de Paris. » R . R I B I È R E , op. cil., p. 52. 41. « L'admissibilité générale de la valeur à la négociation en France est une condition préalable et nécessaire de l'admission à la cote. » Ibid., p. 64. 42. Ibid.. p. 73. 43. Circulaire d u 12 a o û t 1873. 44. Journal officiel. C h a m b r e s des Députés. Débats parlementaires. Séances du 13 janvier 1911, p. 313. 45. En tout état de cause, le g o u v e r n e m e n t refuse l'immixtion parlementaire. « Il n'y a pas de gouvernement qui puisse accepter qu'à chaque cotation de fonds d'État il soit obligé d'exposer à la C h a m b r e ce qui est d a n s sa mission de g o u v e r n e m e n t , les raisons qui le déterminent à accepter ou à refuser une cotation » (Journal officiel. C h a m b r e des Députés. Débats parlementaires. Séances du 21 janvier 1909, p. 99 : intervention de Caillaux). Une commission sera toutefois constituée en février 1912, par Klotz auprès d u ministère des Finances, pour examiner les a n n o n c e s et prospectus. R . R I B I È R E , op. cil., p. 143. 46. Ce f u t le cas. semble-t-il, pour l ' e m p r u n t o t t o m a n de décembre 1904. 47. « É t a n t donné le rôle de plus en plus important que nos capitaux sont appelés à jouer à l'étranger, je me verrai obligé, c o n f o r m é m e n t à l'avis du ministre des Affaires étrangères, de m'opposer vigoureusement désormais à l'inscription à la cote officielle des e m p r u n t s étrangers conclus d ' u n e manière ferme sans m o n assentiment préalable. » Caillaux à M. le Président du Conseil d'Administration de la b a n q u e X. .. A. É Turquie, 365. Rappel de Cochery le 19 septembre 1910. 48. 49. 50. 51.

A. É . Turquie, 368. Note au ministre du 7 juillet 1911. N o t a m m e n t le ministre de la Guerre, M a h m o u d Chefket Pacha. A. É. Turquie, 364. Note du 17 août 1910. Si le statut de la Banque o t t o m a n e octroie à celle-ci un droit de priorité pour la souscription des emprunts d'État o t t o m a n , aucun texte ne l'oblige à acheter ces e m p r u n t s et m o i n s encore à accepter des conditions précises. 52. A cet égard, les espoirs suscités par la n o m i n a t i o n d'un nouveau directeur de la Banque, issu de la « Carrière », ont été rapidement balayés. « M. Revoil est un des diplomates les plus capables et les plus conciliants de la France », écrivait encore le Tanin du 25 juillet 1910. 53. A. É. Turquie 366, de Bompard à Pichón, le 17 octobre 1910. Djavid bey

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d e m a n d e avec insistance, en particulier, que l'avance statuaire de la Banque au g o u v e r n e m e n t soit portée de 1 million à 2 millions de livres, sans augmentation de la garantie. Smyrne-Cassaba et prolongements, D a m a s - H a m a et prolongements, n o t a m m e n t . A. É. Turquie, 363. Lettre d u ministre des Affaires étrangères au ministre des Finances, le 20 octobre 1909. Si la Banque o t t o m a n e a t r i o m p h é de la concurrence, « c'est grâce à l'union qui s'est maintenue entre les grands établissements de crédit français, tous dociles aux avis que leur a fait tenir votre ministère, de rejeter les offres particulières que leur adressaient les adversaires de la Banque o t t o m a n e ». N o t a m m e n t le Tanin, l'itlihud et le Journal de Salonique. Tanin d u 28 août 1910. Le Jeune· Turc du 13 août célèbre le projet d ' e m p r u n t c o m m e u n e « d é l i v r a n c e nationale ». Tanin d u 7 septembre 1910. Le Journal de Salonique du 28 septembre 1910. Tanin d u 26 septembre 1910. 11 reprend les thèmes de la Gazelle de Francfort. Djavid bey, après son séjour à Paris, se rend à Londres, puis à Berlin, voir plus loin. Il est difficile de dire qui a pris l'initiative. N o u s n o u s contenterons de rapprocher deux textes. L'information du 26 octobre 1910 rapporte la réponse du président de Lapisse à la question d ' u n actionnaire : « 11 y a à peu près trois mois, le gouvernement turc nous a fait d e m a n d e r si nous serions disposés à lui d o n n e r notre concours p o u r un emprunt. Nous avons tout naturellement répondu que nous considérions cette opération c o m m e fort intéressante. » A son retour à Constantinople, Nouvelles. le 28 a o û t 1910. Djavid bey accorde un entretien au journal Les Parlant d u groupe Bénard, il dit : « Les représentants de ces banques sont venus m e faire leurs offres dès m o n arrivée à Paris. » Débat mineur, les présentations, nous l'avons v u , étant déjà faites.

64. Le Crédit mobilier est une affaire qui marche. Le bilan de l'année 1909-1910 déclare un bénéfice net de 6 millions de francs, en augmentation d ' u n million par rapport à l'année précédente, soit un bond de 20 % (Arch. nat.. 65 AQ, A 483'). 65. L'« Unifié » est à 95 francs, et le 4 % 1902 à 499 francs (obligations à 500 francs nominal). Cours de la banque el de la bourse, en date du 8 août 1910. 66. Le Figaro du 6 septembre, ardent et unique défenseur du Crédit mobilier, fait allusion à des « garanties accordées à l'industrie française ». 67. A . É. Turquie, 364. Le groupe Bénard avait-il obtenu des promesses verbales p o u r l'admission à la cote. C'est ce q u ' a f f i r m e la Turquie du 18 août. « L e mardi 9 août, au cours de l'entrevue q u e Djavid bey eut avec M. Pichón et M. Cochery au Quai d'Orsay, les ministres français lui déclarèrent m ê m e que la cote à la Bourse d e Paris restera ouverte pour tout e m p r u n t o t t o m a n négocié en France. » Après avoir lu cet extrait de presse. Pichón a écrit de sa main, dans la marge : « Cette information est entièrement fausse. » 68. A. É. T u r q u i e , 365. Lettre de Bénard à Pichón. « Quelle grave responsabilité prendrait notre gouvernement le jour o ù l'on apprendrait que cet e m p r u n t a été accepté avec enthousiasme d a n s un pays mieux inspiré, trop heureux d'installer à Constantinople une influence... e x c l u s i v e . » (Le Figaro, 12 septembre 1910.) 69. A. F.. Turquie, 365. Lettre d u 14 octobre 1910 à Bénard à Cochery. 70. Ibid.. d e Cochery à Bénard. 71. Le Temps, 12 septembre 1910. 72. A. É. Turquie, 366. Dépêche du 15 octobre 1910. 73. A . É. Turquie, 367. 74. A . É. Turquie, 364, de Pichón à Cochery. 75. Il est h o r s de propos d'analyser ici cette intéressante évolution. Disons que le

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désintéressement des financiers londoniens et l'anglophobie du sultan o n t j o u é un rôle primordial d a n s cette évolution. Ambassadeur à Londres. Arch. nat.. F30. 361. Lettre de P. C a m b o n à Pichón le 16 décembre 1908. Privilège de l'émission, n o t a m m e n t . Ch. Laurent, en arrivant à Constantinople, note que « la Banque est un peu discutée ici... il y a tout de m ê m e un petit m o u v e m e n t d'opinion dont il serait bon de tenir c o m p t e » . Arch. nat.. F30. 357. décembre 1908. Elle s'est séparée d ' u n de ses directeurs, Pangiris bey, spécialiste des relations avec le palais, appelé p a r les Turcs le « Délégué bakchiche ». A. É. Turquie. 363. Lettre du 7 septembre 1909. L'Allemagne, qui pousse activement le Bagdad, a déjà engagé en T u r q u i e des s o m m e s considérables. Cela s'est toujours passé de cette façon jusqu'ici. Ce ne fut pas toujours le cas. La Banque o t t o m a n e a su passer outre a u x avis du gouvernement français quand son intérêt l'exigeait. N o t a m m e n t A. É. Turquie, 363, plusieurs dépèches de Constantinople. Voir F O / 3 7 1 / 3 5 0 . G r a n d capitaliste, cet Anglais, d'origine allemande, dispose de précieuses sympathies auprès des banques allemandes (Deutsche Oriental Bank, Dresdner Bank) et françaises (Banque de Paris et des Pays-Bas, Société générale) ( F O / 3 7 1 538). Le Conseil d'administration c o m p r e n d six m e m b r e s à Londres et six à Constantinople. Parmi ceux-ci, on relève les n o m s de Sir A. Block, président alternatif de l'administration de la Dette, Djavid bey et deux autres membres de comité « Union et progrès ». Le directeur est Sir Babington Smith, fort connu à Constantinople. Arch, nat., F30, 361, de l'ambassadeur à Pichón le 17 juillet 1909. Son état d'esprit est parfaitement résumé dans un article du Financial News du 29 avril 1909. « Cet avènement du peuple turc à u n e politique nationale a m è n e r a nécessairement des changements p r o f o n d s dans la politique financière en Orient... Il n'est pas mauvais q u ' u n e concurrence qui se trouvait limitée à deux ou trois banques... s'établisse sur une large base entre un beaucoup plus grand n o m b r e d'institutions financières ou de banquiers privés. »

90. 11 n'est pas question d'analyser ici cet épisode caractéristique du conflit financier franco-anglais à l'ombre de l'Entente cordiale. N o t o n s seulement les principales s o u r c e s : F O / 3 7 1 - 3 5 0 , 3 7 1 / 5 3 8 ; 3 7 1 / 1 2 4 0 . A. É. Turquie, 384. 91. La presse turque fait l'éloge de la Banque nationale de Turquie et Sir A . Block se répand en promesses. 92. A. É. Turquie, 365. Télégramme du 19 septembre 1910, de Bompard à Pichón. 93. Par un coup de téléphone du ministère des Finances, qui reste, il est vrai, anonyme. 94. A. É. Turquie, 365. Note du 22 septembre 1910. 11 n'est pas possible, d a n s le cadre de cet article, d'analyser les raisons de cette allergie du marché anglais aux valeurs d'État ottomanes. 95. La Banque o t t o m a n e , par égard p o u r Sir Cassel, avait cédé sur l'emprunt de 1909 l'émission de 2 millions de livres sur le m a r c h é anglais (sur un total de 7 millions). Impuissante à trouver l'argent à Londres, la Banque dut recourir au m a r c h é f r a n çais pour placer les quatre cinquièmes de cette s o m m e . 96. The Morning Posi, 21 septembre 1910. P. C a m b o n télégraphie de Londres, le 14 septembre : « La finance anglaise ne se soucie pas de contribuer à faire obtenir des c o m m a n d e s à l'industrie allemande. » (A. É. Turquie, 365). 97. FO 371 / 9 9 3 / 183, de Sir F. Bertie à Sir E. Grey. 98. A. É. Turquie, 365. Télégramme de Pichón à Bompard du 24 septembre 1910. 99. L'équipement des villes et des campagnes, les espoirs que suscitent la r é f o r m e im-

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mobilière, font que l'on assiste à une prodigieuse éclosion d'organismes, parfois éphémères. Citons, côté turc, la « B a n q u e agricole», le « C r é d i t o t t o m a n » (travaux publics) ; côté anglais, le « Crédit foncier ottoman Ldt » ; côté français, l'intervention de la « Banque Périer ». N o u s ne mentionnons pas les établissements o ù la Banque ottomane est partie prenante. « Le déplacement du centre de gravité des affaires, au détriment de la Banque o t t o m a n e , ne saurait a u c u n e m e n t nous être profitable et n'avantage que les intérêts des nouvelles banques dont le p r o g r a m m e d'action diffère essentiellement d u nôtre. » (Arch. Crédit Lyonnais, Agences étrangères, 5238). Le directeur de l'agence de Constantinople au directeur des Études financières, le 26 octobre 1910. A . É. Turquie. 366. T é l é g r a m m e de B o m p a r d à Pichón d u 17 octobre 1910. Ibid., 364. Lettre de C h . Laurent à Pichón le 27 septembre 1910. Relatif à la mise en place de la Comptabilité publique. E n particulier sur l'opposition catégorique du ministre de la G u e r r e qui refuse le contrôle du budget de son ministère. Il s'agit là d'une responsabilité prévue dans le statut de la Banque. En réalité, celleci n'avait eu jusque-là à s'occuper que de la trésorerie relative aux affaires financières de Macédoine. A. É. Turquie, 364. Cette note du 17 août conclut de l'argumentation exposée qu'il faut refuser la cote. Pichón a écrit de sa main, dans la marge : « J ' a p p r o u v e entièrement la conclusion (c'est moi qui souligne) de cette note. » C e s arguments ont été repris par la plupart des j o u r n a u x parisiens (sauf le Figaro). Rien ne s'oppose à ce que ce soit la Banque o t t o m a n e ! Le Figaro. 12 septembre 1910. Article intitulé « T u r q u i e et F r a n c e » , sans n o m d'auteur. Pichón le reconnaîtra. Le ministre des Finances, il est vrai, recevra officiellement connaissance de l'emprunt le 24 septembre. N o t a m m e n t , la Banque de Paris et des Pays-Bas, la C N E P , le Crédit Lyonnais, la Société Générale. « La Banque impériale o t t o m a n e constitue actuellement, tant par le caractère français de sa haute direction que p a r ses relations étroites avec les principales banques parisiennes, une institution que nous p o u v o n s considérer c o m m e un instrument précieux pour notre influence économique en Orient. » A. É. Turquie, 368, de Selves à Bompard. Les péripéties de l'affaire du « Bagdad » en démontrent l'inefficacité. Ambassadeur à Constantinople à l'extrême fin du xix s siècle. Et à Paris. D ' o ù l'importance prise, par exemple, par l'affaire des chemins de fer d'Arménie. Il n'est pas possible, dans le cadre d'un article, d'analyser plus avant cette évolution capitale. Mais elle est parfaitement démontrable. C e qui n'empêche pas les affaires de rester les affaires. Au m ê m e m o m e n t , et pour n e parler que du présent, la Banque o t t o m a n e , dans la formation du « Crédit foncier », prend une allure franco-allemande. Elle négocie, avec un g r o u p e de b a n q u e s allemandes, d a n s le cadre de 1'« U n i o n ottomane », un contrat pour l'équipement électrique de Constantinople d o n t la majorité des c o m m a n d e s serait passée à Γ« Allgemeine Elektrizitätsgesellschaft ». Arch, nat., F30, 361 ; F30, 364. Ceci rend L. Steeg mélancolique. « Je vous assure que cela met le g o u v e r n e m e n t français en fâcheuse posture p o u r (la Banque ottomane) soutenir et q u ' o n risque de se voir reprocher de prendre la défense, n o n d'intérêts nationaux, mais d'intérêts particuliers.» A. É . Turquie, 364. L. Steeg à Gout, 19 juin 1910.

119. Il est impossible de préciser plus avant ici cette évolution. 120. Le gouvernement ottoman essaiera, après l'échec, de relancer la négociation par l'intermédiaire de J. Charles-Roux, directeur général de la « Société a n o n y m e des

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chantiers et ateliers de Saint-Nazaire », et ami de Briand. Cet industriel — qui est en pourparlers pour la création d'un arsenal sur la C o r n e d'Or — prend son rôle fort au sérieux et sera fort dépité de l'échec final. A. É . Turquie, 366. Son directeur financier, Etienne de Nalèche, est aussi administrateur général de la Société des phares de l'Empire o t t o m a n , affaire particulièrement lucrative. Lysis est d'accord pour q u ' o n ne d o n n e pas d'argent à la Turquie « q u i penche notoirement d u côté de la Triplice», L'Humanité, Il septembre 1910. Je ne veux pas apprécier ici des affirmations qui, en tout état de cause, ne sont pas p u r e m e n t gratuites. Journal de s débals. 5 septembre 1910. Des banques néerlandaises et suisses ont été sollicitées. Elles se sont toutes récusées. A. É . Turquie, 365. Dépêche de Berne le 27 septembre 1910. Seules les négociations de Paris sont officielles. A. É. Turquie, 366. Dépéche de Bompard à Pichón le II octobre 1910. « V o t r e Excellence s'est plu à reconnaître la parfaite correction de la Banque o t t o m a n e dans cette affaire.», ibid.. T é l é g r a m m e de Bompard à Pichón le 17 octobre 1910. Djavid bey est u n a n i m e m e n t considéré à Constantinople c o m m e un ami de la France. Pichón rassure Bompard lui-même, le 15 octobre ·. « N o u s ne pensons nullement à a b a n d o n n e r la Banque ottomane, et encore m o i n s M. Laurent. » A. É. Turquie, 366. En particulier, il déplore l'absence de garanties concernant le contrôle de la c o m p tabilité ottomane. On notera que pourtant, dans toute cette affaire, il n'est plus question de garanties proprement politiques. Ce n'est pas l'essentiel. Bompard déplorera après coup le choix de Paris. Ce qui aurait d û rendre prudents les négociateurs français. A. É. Turquie, 366. T é l é g r a m m e de Pichón à Bompard le 18 octobre 1910. Le texte précise « e n conformité avec l'iradé relatif à l'administration centrale des finances ». Pour les c o m m a n d e s , la France jouira du régime de la nation la plus favorisée. L'ingérence d a n s les affaires intérieures turques est flagrante, et surtout au profit d ' u n e seule puissance. A. É. Turquie, 366. Télégramme de Bompard à Pichón le 22 octobre. Hakki Pacha, en lisant le texte, aurait déclaré qu'il n'avait aucune envie d'être traduit en Haute Cour. Pichón envoie ce 22 octobre deux télégrammes accusant Gulbenkian de mauvaise foi. A. É. Turquie, 367. Lettre de Steeg à G o u t du 26 n o v e m b r e 1910. Sans doute Chefket Pacha n'est-il pas mécontent de jouer à Djavid bey un tour à sa manière. A. É. Turquie, 367. Lettre citée. On c o m p r e n d e n particulier que l'ancien inspecteur des Finances, r o m p u a u x subtilités d'une administration cartésienne, ait été affolé par les fantaisies ottomanes. E n particulier, le déficit endémique du budget (125 millions de francs pour l'exercie 1908-1909, et 240 millions p o u r 1909-1910) le déconcerte. Également, l'utilisation des ressources extraordinaires p o u r des opérations de trésorerie semble peu orthodoxe au premier président de la Cour des Comptes. BEAU DE LOMÉNIE, Les responsabilités des dynasties bourgeoises. Paris, III, p. 212. Il fondera en 1919, avec Pillet-Will, Heine (tous deux de la Banque ottomane), A y m a r d et Lederlin, la « Banque de crédit national » qui fondera sa fortune sur les d o m m a g e s de guerre. Arch, nat., F30, 364.

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Pays semi-coloniaux

et

dépendants

146. Pendant les négociations, Laurent s'enterre à Arromanches, o ù il passe ses vacances. Révoil assure la liaison avec Pichón. 147. A u b o y n e a u suit spécialement le d é r o u l e m e n t des événements à Paris. 148. C'eût été, au demeurant, difficile et périlleux. 149. A. É. Turquie, 363. 150. C o n f o r m é m e n t aux accords passés entre la Deutsche Bank et la Banque o t t o m a n e en 1903. 151. Ce fut d'ailleurs fort laborieux. Le jour m ê m e de la rupture se tenait à Berlin la première conférence des banquiers allemands au sujet de l'emprunt turc. A la suite de fortes pressions politiques, un consortium groupant la plupart des grandes banques allemandes et autrichiennes achète l'emprunt. Le contrat est signé le 9 n o v e m b r e . L'intérêt moyen est de 5 % avec u n e commission de 1 / 8 %. Cet e m p r u n t sauve Djavid bey de la catastrophe. A. É. Turquie, 367. Les travaux de M. Poidevin éclaireront cette affaire. 152. Id., 366. Dépèche du 26 octobre 1910. 153. Le refus de l'emprunt hongrois pouvait, il est vrai, lui donner un a r g u m e n t en ce sens. 154. C'est m ê m e l'incertitude fondamentale de la période, dans cette région. 155. A. É. Turquie, 367. Lettre citée. 156. .tournai officiel. C h a m b r e des Députés. Débats parlementaires, p. 11. Débat du 12 janvier 1911. 157. Ministre des Affaires étrangères.

RAYMOND POIDEVIN Les intérêts financiers français et allemands en S e r b i e d e 1 8 9 5 à 1 9 1 4 *

Avant 1914, de nombreux pays ont dû faire appel aux capitaux d'Europe occidentale pour « couvrir leurs besoins budgétaires ». Ainsi la France et l'Allemagne ont engagé d'importants capitaux dans les Balkans. Les emprunts d'États balkaniques offraient la possibilité de réaliser de gros bénéfices, malgré quelques risques dus à une situation financière précaire. Des syndicats financiers franco-allemands ont pris de nombreux emprunts, s'attribuant ainsi de véritables zones d'influence financière dans les Balkans. Mais, le rôle de principal créancier entraînant des conséquences politiques, les affaires d'emprunts sont devenues des questions politiques, tranchées en fin de compte par les gouvernements. En effet, en France comme en Allemagne, le gouvernement peut accepter ou refuser l'admission à la cote d'un emprunt étranger. Comme les banques ont besoin de cette admission pour assurer le plein succès de l'opération, elles se risquent rarement à passer outre à un veto gouvernemental. Dans les négociations relatives aux emprunts, des considérations politiques, financières et économiques ont influencé l'attitude des banques et des gouvernements. Comment la France et l'Allemagne, pourtant divisées par un profond antagonisme politique, ont-elles pu accorder leurs visées impérialistes, et celles de leurs Alliés, dans un État comme la Serbie, qui fait figure non seulement de pays sousdéveloppé mais encore d'enjeu politique ? Pour remédier à ses difficultés budgétaires, la Serbie s'est adressée, à plusieurs reprises, à des banques françaises et allemandes Le groupe français (dit groupe Naville), intéressé dans les affaires serbes, s'ordonnait autour de la Banque Impériale Ottomane et de la Société Financière d'Orient. La finance allemande était représentée dans les emprunts serbes par la Berliner Handels-Gesellschaft, avec une participation de la Banque Bethmann frères de Francfort. Malgré quelques tentatives de groupes rivaux, ce consortium franco-allemand à pris presque tous les emprunts serbes, avec une participation * Article paru dans Revue historique, juillet-septembre 1964, pp. 49-66. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

216

Pays

Les intérêts franco-allemands Emprunts

semi-coloniaux

et

dans les emprunts

Participants

dépendants

serbes *

Observations

Emprunt de conversion 4 96 1895, 335 392 000 F Contrat du 15-4-1896

Français : BIO, SFDO, Banque Internationale, SG, C N E P , Hoskier Allemand - BHG Autrichien • BIRPPA

Admis à la cote à Berlin en totalité dès 1897 Admis à Paris pour 1 / 3 à l'origine, en totalité en 1901

Emprunt des Monopoles, 5 96 1902, 60 millions de francs Contrat du 5-9-1902

Français . BIO, SFDO, Hoskier Allemand: BHG part de 10 96 environ Autrichien . BIRPA

Admis en totalité à la Bourse de Paris N o n admis en Allemagne

Emprunt de 1906, 4,5 96 95 millions de francs Contrat du 14-11-1906

Français . BIO, SFDO, Bardac, Chenevière Allemand : BHG part de 25 % avec Bethmann Autrichien ?

Admis à Paris N o n admis en Allemagne

Emprunt de 1909, 4.5 96, nominal 150 millions, effectif 110 millions de francs Contrat du 9-11-1909

Français: 15%, BIO, SFDO, Société financière franco-suisse, SG, CNEP, Banque de Paris-Pays-Bas, Bardac Allemand: 25 %. BHG, Bethmann

Admis à Paris Admis en Allemagne pour 25 %

Syndicat de 1911

Français: BIO, SFDO, Banque franco-serbe, Bardac, Union Parisienne Allemand: BHG part de 11,5 96

Abréviations BIO SFDO SG CNEP BHG BIRPPA

: Banque Impériale Ottomane Société Financière d'Orient Société Générale Comptoir National d'Escompte de Berliner Handels-Gesellschaft Banque Impériale Royale Privilégiée

Paris des Pays A

utrichiens

" Le tableau ne tient compte que des affaires réalisées en c o m m u n par la finance française et allemande.

R. Poidevin : Les emprunts

serbes

217

plus ou moins importante de la finance autrichienne 2. Déjà avant 1895, le groupe franco-allemand avait participé aux emprunts serbes, mais le gros emprunt de conversion de 1895 fait apparaître de nouveaux problèmes. La collaboration financière franco-allemande en Serbie s'est-elle maintenue jusqu'en 1914? Quelle a été la position des gouvernements français et allemand lors de la négociation des différents emprunts ? Entre 1895 et 1902, les intérêts français et allemands apparaissent dans trois affaires : les emprunts de 1895 et de 1902 et le projet d'emprunt de 1899. I. L'emprunt de conversion de 1895 L'accord entre la Banque Impériale Ottomane et la Berliner HG, conclu dès juin 1895 à Carlsbad 3 , a permis à la banque allemande d'avoir une participation dans l'affaire de l'emprunt de 1895 4. Dans l'administration des Monopoles, créée en 1895, et chargée de la gestion des garanties affectées au paiement des intérêts du nouvel emprunt, un délégué allemand et un délégué français défendent les porteurs de fonds serbes. La Berliner HG obtient l'admission à la cote de la Bourse de Berlin de la totalité de l'emprunt dès 1897. Par contre, le groupe français, qui a pourtant la direction de l'affaire, ne peut obtenir qu'une admission partielle à la Bourse de Paris. Seulement le tiers environ des titres est admis en France 5 , le reste étant placé principalement en Allemagne et en Autriche. Dès 1897, le gouvernement serbe demande l'admission de la totalité des titres à la Bourse de Paris 6 , mais le gouvernement français s'y refuse jusqu'en avril 1901. La Russie n'était alors nullement disposée à favoriser un emprunt serbe 7. Le long refus français s'explique surtout par des raisons financières. Le gouvernement, soucieux de défendre les intérêts des porteurs français de fonds serbes, n'a accordé la cote que pour 107 millions de francs, somme égale au montant nominal des divers emprunts serbes émis en France avant 1895. La situation critique des finances serbes ne pouvait qu'inciter à la prudence. Or, il était à craindre qu'en cas d'admission de la totalité des titres à Paris, ceux placés en Allemagne et en Autriche ne s'introduisent en France, car c'est sur le marché français qu'ils pouvaient être vendus au plus haut prix '. On a même l'impression en France que les Allemands cherchent à se débarrasser de leur paquet de titres 9. Ce souci s'explique par

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Pays semi-coloniaux et dépendants

l'état du marché financier allemand. Le grand essor industriel national provoquait plus d'intérêt, chez les capitalistes allemands, pour les affaires industrielles que pour les fonds d'État étrangers. De plus, la loi sur les bourses en Allemagne causait des inquiétudes au sujets des placements à l'étranger. La Berliner HG aurait donc volontiers écoulé à Paris une partie de son stock de rente serbe unifiée l 0 . Un tel déplacement allait à rencontre des vues des ministres français des Affaires étrangères et des Finances, qui estimaient que les Allemands devaient participer aux emprunts serbes, afin d'assurer, le cas échéant, une garantie internationale aux porteurs français de fonds serbes 11. U n e deuxième demande fut faite par le gouvernement serbe en novembre 1900 ' 2 . Elle inspira les mêmes craintes au gouvernement français, malgré les assurances des dirigeants de la Berliner HG qui estimaient que la crise industrielle allemande avait suscité en Allemagne un regain de faveur pour les fonds d'État. Pourtant l'admission de la totalité de l'emprunt serbe de 1895 à la Bourse de Paris fut finalement accordée en avril 1901. Comment expliquer cette décision, alors que les intérêts des porteurs de titres se trouvaient menacés par la situation toujours précaire des finances serbes ? Est-ce sous la pression russe que Delcassé a fait admettre la totalité de l'emprunt malgré l'opposition des agents de change et des banquiers 14 ? En tout cas cette mesure fut bien accueillie en Allemagne et elle soulagea sans aucun doute le marché de Berlin. Par suite des ventes opérées à Berlin, le nombre des porteurs français augmente de façon assez considérable IS. Fürstenberg, directeur de la Berliner HG, confirme que les titres ont émigré vers Paris à tel point qu'il reste à peine 20 96 de l'émission en Allemagne (mars 1903) l 6 . Au début de 1904, il y a déjà en France pour 173 582 200 F de titres serbes 4 % 1895 soumis au Timbre " . C e chiffre confirme l'importance du transfert des titres de Berlin et de Vienne vers Paris.

II. Le projet d'emprunt de 30 millions (1899) Cet emprunt devait être contracté auprès de l'Union Bank autrichienne. Quelle a été réaction du groupe franco-allemand habituellement intéressé dans les affaires serbes et évincé par la m a n œ u v r e de l'Union Bank ? L'emprunt faisait courir de gros risques aux porteurs de fonds serbes, puisqu'il reposait sur des

R. Poidevin

: Les emprunts

serbes

219

recettes de chemins de fer, recettes déjà en partie engagées dans l'administration des Monopoles l s . Malgré ce risque, la protestation allemande fut beaucoup moins vive que la protestation française Le représentant de la Berliner HG à Belgrade reçut l'ordre de « ... rester passif pour le moment » 20. Les Allemands ne s'opposèrent donc pas à cette initiative autrichienne à laquelle on attribue « . . . une portée politique plutôt que financière... » 21. Ils n'étaient d'ailleurs pas absents de l'affaire, puisque l'Union Bank ne pouvait agir qu'avec le soutien de banquiers allemands 22. A-t-on cherché à éliminer le groupe français des affaires serbes ? Cet espoir, s'il a pu être nourri, ne s'est pas réalisé et, dès le mois d'avril 1899, la Berliner HG et la Banque Impériale Royale Privilégiée des Pays Autrichiens signaient avec la Banque Ottomane un contrat pour unifier les prêts consentis à la Serbie L'initiative autrichienne a finalement échoué.

III. L'emprunt des monopoles (1902) Cet emprunt est pris par le groupe franco-allemand habituel avec une participation autrichienne. Le groupe français a la direction de l'affaire et la part de la Berliner HG n'est que de 10 % 24 . Pour la conclusion de l'emprunt, la Russie est, semble-t-il, intervenue afin que l'on se montre compréhensif envers la Serbie 25. Les 60 millions de francs de titres ont été placés à Paris. Le public allemand n'a pratiquement pas participé à cette émission. Jusqu'en 1902, les emprunts serbes se présentent surtout, pour la France et pour l'Allemagne, comme des affaires financières. Les deux pays ne semblent pas chercher à utiliser leur position financière pour développer une influence politique directe. Ils abandonnent celle-ci à leurs Alliés. L'Allemagne ne contrarie pas une initiative politico-financière de l'Autriche en 1899 et, la France, en utilisant l'arme financière, paraît n'avoir d'autre but sur le plan politique que celui de seconder « . . . les vues du Cabinet de Pétersbourg » 2 6 . Pourtant, au point de vue financier, les intérêts russes (Banque Hoskier, Paris) 2 7 et les intérêts autrichiens (Banque Impériale Royale Privilégiée des Pays Autrichiens) ne représentent qu'une part très modeste dans le consortium financier intéressé aux affaires serbes. Le groupe français a la direction de ce consortium ; l'état du marché financier allemand ne permet pas à la banque berlinoise de contester cette position. L'Aile-

220

Pays semi-coloniaux

et dépendants

magne cherche plutôt à se débarrasser de ses titres serbes. Le gouvernement français, favorable à la participation allemande pour des raisons financières, ne peut empêcher, à partir de 1901, un transfert des titres de Berlin vers Paris. Le marché français devient alors le principal détenteur de fonds serbes. A partir de 1903, les affaires serbes ne sont plus seulement des affaires financières. La révolution serbe de 1903 permet l'arrivée au pouvoir des radicaux qui mènent une politique nationaliste. La réorganisation de l'armée entraîne des commandes militaires et, dès lors, les emprunts sont liés à la question des commandes. Les affaires serbes prennent une signification politique aussi bien que financière et industrielle. Les rivalités entre groupes financiers, entre sociétés industrielles (Krupp, Schneider, Skoda, Ehrardt) revêtent une exceptionnelle âpreté. Les négociations relatives aux emprunts deviennent longues, difficiles, complexes. Deux grandes affaires, les emprunts de 1906 et de 1909 font bien apparaître ces caractères nouveaux.

I. L'emprunt de 1906 Les négociations au sujet de cet emprunt se prolongent pendant plus de deux ans ; elles montrent des phases d'âpres rivalités et d'essais de collaboration entre les groupes français et allemands. Une phase

de rivalité

franco-allemande

Dès le début de 1904, la Serbie songe à la réfection de son armement. Les commandes militaires peuvent s'élever à une vingtaine de millions de francs. Les agents de Krupp et du Creusot sont très actifs à Belgrade et les deux firmes font des propositions 28. En mai 1904, le cabinet Grouitch veut faire un emprunt de 30 millions dont 20 millions au moins devaient servir aux armements 29. Comment cette affaire est-elle envisagée en France et en Allemagne ? En France, le groupe Naville ne paraissait pas disposé, dans l'immédiat, à prendre l'emprunt. L e ministre des Finances, inquiet du volume des titres serbes déjà placés en France 30 (233 millions de francs, c'est-à-dire trois fois le montant annuel du budget serbe), estimait qu'il fallait ajourner l'opération pour des raisons financières et économiques 3 1 . En Allemagne, la Wilhelm-

R. Poidevin : Les emprunts

221

serbes

strasse, malgré l'hostilité des Finances et de la Reichsbank n , voudrait que l'emprunt se fasse en Allemagne. La Dresdner Bank offre de prendre un emprunt de 60 millions, à condition que canons et fusils soient commandés chez Krupp et que du matériel ferroviaire soit acheté en Allemagne 33. Finalement, trois syndicats présentent des propositions : la Dresdner Bank (Krupp), la Laenderbank autrichienne (Skoda), et le groupe Banque Ottomane, Banque de Paris et des Pays-Bas (constructeurs français) 34 . Vers

une

collaboration

franco-allemande

?

Alors que l'industrie française conservait les plus grandes chances d'obtenir la commande, les banquiers parisiens, sans prendre l'avis du Quai d'Orsay ou des Finances, s'engagent à partager l'emprunt avec le groupe allemand 35. Un accord est conclu le 12-12-1904 36 entre le groupe Naville, Hoskier, la Berliner HG et Bethmann. Cet accord jette les bases d'une véritable collaboration franco-allemande en Serbie. Chacun des groupes français et allemand prenait à son compte la moitié de l'affaire, les fournitures étant également partagées par moitié. Une entreprise commune franco-allemande devait réaliser la construction des chemins de fer. L'arrangement augmente la part allemande dans les affaires serbes. Mais, bien que le groupe franco-allemand ait prévu de rétrocéder éventuellement une part aux banques et industries autrichiennes, la presse autrichienne se déchaîne contre l'accord et celui-ci reste lettre morte. En mai 1905, une entente est conclue entre la Serbie et le groupe habituel. Le groupe Naville avait une participation de 40 96, la Berliner HG 30 96, le Crédit Foncier Autrichien 30 96 37. Les canons devaient être fournis par l'industrie française, Krupp obtenait la fourniture des autres parties du matériel d'artillerie, l'industrie autrichienne devant obtenir commande des fusils. L'Autriche et son industrie (Skoda) déclenchent alors, à Belgrade, une violente campagne de presse contre l'emprunt et contre les produits français 38 et la Skouptchina serbe rejette le projet d'emprunt. Le gouvernement austro-hongrois, en apparence favorable au projet, a joué double jeu et cherche en réalité à retarder tout progrès en Serbie pour des raisons politiques 39.

222

Entente

Pays semi-coloniaux

austro-ailemande

contre

et dépendants

les intérêts français

?

L e deuxième semestre de 1905 fut marqué par de nouvelles rivalités entre banques, les intérêts français et allemands étant toujours présents dans les différents groupes. En novembre 1905, la Serbie signa un contrat provisoire avec le groupe austro-allemand de l'Union Bank 40. Dans cet emprunt, qui devait porter sur 70 millions, les intérêts français n'étaient représentés que par la Société Générale avec une participation ferme de 7 % 41. Ce contrat ne fut pas rendu définitif. C'est surtout au cours des premiers mois de 1906 que les intérêts français sont sérieusement menacés par les intrigues austro-allemandes. La Berliner H G cherche à rompre avec le groupe Naville et à trouver le concours des banques viennoises 42. Les Austro-Allemands s'efforcent d'obtenir les commandes d'armement. Les journaux à la solde de Krupp et de l'Autriche mènent une nouvelle campagne contre le matériel français. La Commission d'Artillerie serbe finit par se prononcer pour le matériel Krupp 43 . C o m m e l'Autriche ne peut pas réclamer les commandes pour Skoda sans se heurter à l'hostilité des Serbes, on prévoit, non sans difficulté, que Krupp rétrocédera une partie des commandes à Skoda 44. Dans le cadre de sa pression économique sur la Serbie, l'Autriche fait des commandes une des conditions de la conclusion d'un traité de commerce austro-serbe 45. Les Austro-Allemands offrent un emprunt de 70 millions de francs, à placer par la Berliner H G et le Crédit Foncier de Vienne 46. Quelle est alors la réaction des intérêts français face à cette menace ? Schneider s'inquiète de l'alliance Krupp-Skoda 47. L e groupe Naville semble se contenter d'un arrangement avec la B H G qui lui assure un quart des bénéfices financiers de l'opération. Si les banquiers français paraissent ainsi « . . . peu soucieux de l'intérêt général » 48, le gouvernement français par contre se rend compte que la question est passée sur un terrain politique. Poincaré estime que « ... l'attribution de l'emprunt et des commandes de matériel de guerre affermira auprès du gouvernement serbe l'influence de la nation qui l'obtiendra » 4 9 . Jusque-là, le gouvernement français exigeait que la part prise par Paris dans un emprunt soit égale à la part des commandes réservées à l'industrie française. Il renonce pour des raisons politiques et économiques à l'application rigoureuse de ce principe qui risquait d'inféoder la Serbie à une influence hostile à la France 50. Il obtient de plus du gouvernement austro-hongrois une renonciation à la commande des canons 5 I . Dans ces

223

R. Poidevin : Les emprunts serbes

conditions le consortium austro-allemand se dissocie et c'est le groupe Naville qui signe le contrat définitif de l'emprunt 4 1 / 2 % le 14-11-1906. L'industrie française (Schneider) obtient la commande d'artillerie 52. Cependant le Quai d'Orsay reste favorable, pour des raisons politiques, à une participation austro-allemande à l'emprunt Comme, depuis juin 1906, la Wilhelmstrasse recherche systématiquement toute entente franco-allemande sur des questions financières et économiques 5 \ elle ne s'oppose pas à une sous-participation de 25 96 prise par la BHG 55. La Banque Ottomane et le gouvernement exigences allemandes

français

devant les

Une curieuse démarche est alors tentée, en novembre 1906, par Naville auprès du gouvernement français : il demande une intervention diplomatique auprès du gouvernement serbe, pour obtenir de ce dernier l'assurance qu'une partie des commandes (8 ou 10 millions de francs) sera réservée à l'Allemagne 56. Cette démarche du groupe français a été inspirée par les banques allemandes. En effet la Berliner HG et Bethmann prétendent, et le fait est exact, ne pouvoir obtenir l'admission à la cote en Allemagne de leur quote-part de 25 96, que si une partie des commandes était réservée à l'industrie allemande. L'unanimité se fait au gouvernement français pour repousser une telle démarche. Caillaux 57 est hostile à une participation financière de l'Allemagne aux affaires serbes puisque, tôt au tard, les titres pris par l'Allemagne viennent sur le marché français, après un prélèvement de bénéfices par les financiers étrangers. Le Quai d'Orsay 58, de son côté, estime que cette démarche risque de mécontenter à la fois la Serbie et l'Autriche. Il entend surtout ménager l'Autriche. L'industrie autrichienne devait recevoir pour 26 millions de commandes et pour satisfaire les exigences allemandes, il aurait fallu prélever la part allemande sur la part autrichienne. Le Quai d'Orsay 59 souhaite que, dès que la Skouptchina aura sanctionné les contrats, « ... un rapprochement désirable à tous points de vue se produise vis-à-vis de Γ Autriche-Hongrie... », en lui assurant une participation soit à l'emprunt, soit aux commandes. Les banques allemandes n'ont donc pas obtenu satisfaction sur la question des commandes. L'emprunt de 1906 n'a pas été admis à la cote en Allemagne et très peu de titres ont été placés sur le marché allemand 6 0 . Le groupe allemand, grâce à l'arrangement conclu avec le groupe français, s'est tout de

224

Pays

semi-coloniaux

et

dépendants

même assuré 25 96 des bénéfices financiers d'une opération à laquelle le capital allemand n'a pas participé. Les longues et difficiles négociations de l'emprunt 1906 montrent que la collaboration financière franco-allemande en Serbie n'a pas été sans nuages. L'Allemagne a soutenu la pression autrichienne sur la Serbie alors que la France a favorisé un rapprochement austro-serbe. Les gouvernements français et allemand entendent ne donner officiellement aucune signification politique à leur action économique et financière en Serbie 61, mais il est évident que cette action a été influencée par des considérations de politique générale. II. L'emprunt de 1909

Après la crise politique de 1908-1909, un projet d'emprunt serbe intéresse les maisons allemandes et autrichiennes 62. Leur action est un moment favorisée par la rivalité entre banques françaises et par l'hostilité du gouvernement serbe contre Naville. Cependant, dès juillet 1909, les bases d'un accord entre les participants habituels étaient jetées 63. Il s'agissait d'un emprunt nominal de 150 millions de francs, partagé entre le groupe français (75 96) et le groupe Berliner HG-Bethmann (2 5 96). Le gouvernement français a voulu cette participation allemande de 25 96. Pichón 64 pensait que l'intérêt politique et la garantie morale résultant du concours de l'Allemagne ne se trouveraient réalisés que si une maison allemande signait ellemême le contrat. Caillaux n'est pas opposé à la participation de la Berliner HG, à condition que des précautions soient prises pour que les titres destinés aux banques allemandes ne puissent être ramenés sur le marché français 65. Cette attitude inquiète beaucoup Fürstenberg, directeur de la BHG, car sa banque va être obligée de placer 25 96 des titres en Allemagne. On voudrait également que l'industrie allemande soit écartée des commandes militaires. Pour des raisons politiques, les vues du gouvernement serbe allaient dans le même sens : la Serbie ne veut pas faire de commandes d'armement en Allemagne, car elle craint des retards dans les envois en cas de démarches autrichiennes à Berlin 66. La question des commandes, intimement liée à l'emprunt, a provoqué des difficultés. La Serbie a donné des assurances à la France, son principal créancier, en lui promettant les trois quarts des commandes, ce qui représentait une somme de 27 millions de francs 67 environ. L'Allemagne est obligée d'accep-

R. Poidevin : Les emprunts

serbes

225

ter l'émission sur son marché de sa participation financière de 25 % pour pouvoir prétendre au quart des commandes. Dans cette affaire, la Wilhelmstrasse estimait que les intérêts politiques allemands n'étaient pas tout à fait d'accord avec ses intérêts économiques, mais que, vu l'amélioration des relations entre Belgrade et Vienne, le gouvernement allemand ne s'opposait pas à une participation financière, si une fraction des commandes était donnée à l'industrie allemande 68. Après la signature du contrat de l'emprunt le 9 novembre 1909 69, l'Allemagne, pourtant assurée d'obtenir les commandes de matériel ferroviaire, ne renonce pas encore aux commandes militaires. Elle tente une dernière manoeuvre en protestant contre la préférence donnée au Creusot et en remettant en cause sa participation à l'emprunt 70. Elle garde de sérieuses sympathies au ministère serbe de la Guerre et peut se prévaloir de prix bien inférieurs à ceux de l'industrie française 71. Cette manœuvre est utilisée par les Serbes pour faire pression sur Schneider qui doit ramener ses prix au niveau de ceux de Krupp 7 2 . L'Allemagne doit finalement se contenter d'une commande de 3 796 000 F de petit armement mais, en y ajoutant les commandes de matériel de chemin de fer, sa part totale s'élève à 10 735 845 F 7 3 . Grâce au matériel d'artillerie commandé au Creusot, l'industrie française bénéficie de 27 461 000 F de commandes 74. Pour la première fois depuis l'emprunt de 1895, le capital allemand doit effectivement participer à un emprunt serbe. Grâce aux précautions imposées par le gouvernement français, la finance allemande ne peut plus espérer écouler les titres serbes sur le marché parisien. L'Allemagne ne doit plus compter sur d'importantes commandes serbes sans placer en même temps sur son marché financier une part notable des emprunts. Dans cette affaire encore, la Wilhelmstrasse et le Quai d'Orsay se sont montrés favorables à une collaboration financière franco-allemande. A partir de 1910, plusieurs initiatives françaises inquiètent la diplomatie et le monde des affaires en Allemagne. Elles semblent révéler un souci de contrecarrer fortement l'influence économique et financière de l'Allemagne en Serbie. Ces initiatives françaises sont favorisées par le fait que la plupart des grandes banques parisiennes s'intéressent désormais aux affaires serbes.

Pays semi-coloniaux

226

et dépendants

I. Les initiatives françaises a) Des capitaux français va Fondova) 75

pour le Crédit Foncier

Serbe

(Oupra-

Cet établissement était lié à la finance allemande par suite d'un emprunt conclu en 1886 avec la Berliner HG et d'un contrat d'option signé en 1905 avec la Commerz u. Disconto Bank de Berlin 7 6 . Dès 1908, l'OF entre en contact avec des banques françaises. En mars 1910, la Banque Française pour le Commerce et l'Industrie (Banque Rouvier) prend un emprunt de 30 millions de l'OF et obtient l'admission des titres à la Bourse de Paris 77 . Dès lors l'OF, soutenu par les capitaux français, peut éliminer l'influence de la finance allemande. Il fait le jeu des intérêts français dans de grosses affaires comme l'Emprunt de la Ville de Belgrade (1911) 7 8 . b) Création

d'une Banque

Franco-Serbe

La finance allemande était représentée en Serbie par la Banque Andreevitch. A partir de 1908, cette banque a été transformée en société anonyme, au capital de 4 millions, avec le concours de la Berliner HG et de la Banque Commerciale de Budapest 79 . En 1910, la finance française fonde la Banque FrancoSerbe qui, avec son capital de 12 millions, devient très vite un concurrent redoutable pour la Banque Andreevitch 80 . La Banque Franco-Serbe est associée aux grandes affaires financières et industrielles. C'est sur son initiative qu'est créée, en 1912, une « Société Franco-Serbe d'Entreprises Industrielles et de Travaux Publics » 81 . Cette société, au capital de 4 millions, s'intéresse à la construction de voies ferrées et de ports. c) Le syndicat

de

1911

En mai 1911, un groupe financier s'est constitué à Paris, pour l'achat et la vente d'obligations des différents emprunts serbes cotés à Paris, en vue de poursuivre ultérieurement la conversion éventuelle des trois emprunts de 1902, 1906 et 1909. Sur sa demande, la Berliner HG est comprise dans ce syndicat pour une participation de 11 1/2 % 82 . Les Allemands voient dans cette affaire de conversion une manœuvre française, destinée à éliminer la finance allemande des affaires serbes 83 . Les opérations du syndicat, dirigé par les banques parisiennes, ont

R. Poidevin : Les emprunts

serbes

227

été prorogées à différentes reprises, en raison des événements politiques, jusqu'à la liquidation de l'affaire en mai 1913. La présence de la Berliner HG dans le syndicat de 1911 est la dernière manifestation d'entente de la banque allemande avec le groupe français intéressé aux affaires serbes. d) L'emprunt

de

1913

Après les guerres balkaniques, la Serbie est obligée de contracter un nouvel emprunt. Le contrat de l'emprunt de 250 millions de francs, 5 96, 1913, est signé le 8-9-1913 84. Le consortium qui a pris l'emprunt groupe presque toutes les grandes banques françaises, mais il n'y a plus de participation allemande. La Banque Impériale Ottomane a pourtant offert une participation à la Berliner HG 8S. Le refus de la banque berlinoise s'explique en partie par l'attitude de la Wilhelmstrasse. Cette dernière estime en effet que le marché financier français se trouve très chargé par suite de nombreuses demandes d'emprunts et qu'il n'y a pas lieu de le soulager en permettant une participation allemande à ces emprunts 86. Face à ces différentes initiatives quelle a été la réaction allemande ? II. Les initiatives allemandes L'Allemagne cherche d'abord à créer une grande banque allemande en Serbie. Le chargé d'affaires à Belgrade et les agents de l'industrie allemande critiquent vivement la politique de la Berliner HG et suggèrent l'idée de créer un établissement plus important que la Banque Andreevitch, avec le concours d'une autre grande banque allemande 87. La Wilhemstrasse prend contact avec la Bank für Handel und Industrie (Darmstädter Bank) 88 . De longues négociations, menées par cette banque et marquées par la défection de la finance autrichienne, qu'on a dû solliciter, aboutissent finalement à un projet de reprise d'une petite banque serbe 89 . Elles ne donnent pas à l'Allemagne cette grande banque que ses industriels et ses diplomates rêvaient d'établir en Serbie. Pour concurrencer la « Société franco-serbe... » la Deutsche Bank essaie de fonder avec le concours d'entrepreneurs allemands une société ayant pour but d'exécuter des travaux publics en Serbie (février 1913) 90 . Malgré ces quelques efforts pour lutter contre l'influence

228

Pays semi-coloniaux

et

dépendants

française, la position économique et financière de l'Allemagne en Serbie décline depuis 1910. Cet effacement n'est cependant que provisoire et, de novembre 1913 à juillet 1914, l'Allemagne déploie de nouveaux efforts pour reprendre pied dans les affaires serbes 91. Les conditions générales paraissent favorables. Le groupe financier français, maître des emprunts serbes, profite de sa position pour imposer des conditions de plus en plus dures. Cette attitude mécontente les Serbes et permet un regain de prestige pour l'Allemagne 92. La Serbie tente de nouer des relations avec la finance allemande. En décembre 1913, la Berliner HG, encouragée par la Wilhelmstrasse, paraît décidée à prendre un grand emprunt serbe sans aucune collaboration française 93 . En mai 1914, il est question d'une nouvelle combinaison financière soutenue par la DiscontoGesellschaft et la Darmstadter Bank. La combinaison devait favoriser l'industrie nationale en permettant l'attribution des commandes militaires à Krupp et en exigeant, au profit d'entreprises allemandes, le droit de construire de nouvelles voies ferrées 94 . Au mois de juillet 1914, la Serbie veut faire des commandes militaires (23 millions de francs environ). Les industriels allemands (Krupp et Erhardt) offrent des prix inférieurs aux prix français et la finance allemande semble disposée à prendre une tranche d'emprunt 95 . Les Allemands comptent sur une commande de 14 millions de matériel de guerre, mais sont finalement obligés de se contenter d'une commande de 8 1/2 millions de francs, alors que Schneider obtient une part de 15 millions 96 . La réaction allemande n'aboutit donc qu'à des résultats modestes. Le gouvernement serbe, ne trouvant pas sur le marché financier allemand les concours nécessaires, ne peut se passer de l'appui financier français. La Serbie utilise les efforts allemands pour faire pression, pour exciter l'émulation française en vue d'obtenir ainsi des conditions plus avantageuses. *

La collaboration financière franco-allemande s'est donc maintenue en Serbie, jusqu'en 1909, malgré quelques rivalités entre groupes. Les gouvernements français et allemand n'étaient pas hostiles à cette collaboration dans la mesure où elle servait leurs intérêts économiques et politiques. Malgré la participation de la Berliner H G à plusieurs emprunts, le capital allemand n'est entré effectivement que pour une assez faible

R. Poidevin

: Les emprunts

serbes

229

part dans les quelques 620 millions de francs d'emprunts serbes pris par le groupe franco-allemand entre 1895 et 1909. Le marché allemand a réussi à écouler une grande partie de ses titres serbes en France et les porteurs français sont devenus, après 1902, les principaux détenteurs de ces fonds. Le groupe financier a conservé la direction des affaires serbes et la Berliner HG n'a tenté qu'une fois, au printemps 1906, de lui ravir cette direction. Les faibles disponibilités du marché financier allemand ont en fait limité l'influence de la banque berlinoise. A partir de 1904, les emprunts sont étroitement liés à la question des commandes industrielles, et l'on se rend compte, en France comme en Allemagne, que l'influence financière permet de développer en Serbie l'influence économique et politique. L'Allemagne enregistre un chiffre de commandes bien supérieur à la participation réelle de son capital aux emprunts serbes. Certes, Schneider a obtenu toutes les grosses commandes militaires aux dépens de Krupp et d'Erhardt, mais les livraisons de matériel de chemin de fer proviennent pour la plupart d'Allemagne, aucune maison française n'étant en mesure de concurrencer, dans ce domaine, les puissantes firmes d'outre-Rhin. Dans une certaine mesure le capital français a profité ainsi à l'industrie allemande. L'Allemagne attache une moins grande importance à l'influence politique, domaine en principe réservé en Serbie à son allié austrohongrois. Il est à remarquer que les deux Alliés n'ont jamais réussi à construire une entente financière durable et efficace contre l'influence française. Après, 1906, la finance autrichienne ne joue même plus aucun rôle dans les emprunts d'État serbes. Après 1909, la France semble vouloir renforcer son influence en Serbie. En raison de la position de force qu'elle occupe comme créancier de la Serbie, les timides contreattaques allemandes sont vouées à l'échec. La finance allemande n'a jamais pu y mettre le prix, malgré les encouragements de la Wilhelmstrasse. L'explication est à chercher dans la situation de plus en plus difficile du marché financier allemand, incapable de satisfaire à la fois les énormes besoins intérieurs et les investissements à l'étranger. L'Allemagne a préféré concentrer les moyens financiers, qu'elle peut encore consacrer à l'étranger, sur des entreprises qu'elle estime capitales : obnubilée par le chemin de fer de Bagdad et par les emprunts roumains elle a dû renoncer, non sans lutte, à plusieurs affaires et notamment aux affaires serbes.

230

Pays semi-coloniaux

et

dépendants

L'étude des intérêts financiers français et allemands en Serbie offre ainsi l'exemple d'une rivalité opposant les deux puissances dans un pays sous-développé. La collaboration financière, longtemps voulue par les banques et les gouvernements, fait place à une rivalité de plus en plus vive. La Serbie, devenue terrain d'exploitation pour les banques et les sociétés industrielles étrangères, subit le jeu de sollicitations rivales. Le gouvernement serbe a pu trouver dans ces rivalités quelques possibilités de manœuvre mais, dans l'ensemble, il a dû se plier aux exigences de son tuteur financier. Toute tentative pour se libérer de la tutelle financière établie ayant pris de plus en plus une signification politique, il devient impossible de conclure avec des banques rivales sans mettre en cause les sympathies politiques. La France a renforcé sa position financière, politique et économique en Serbie grâce aux larges disponibilités de son marché financier ; faute d'une arme financière aussi efficace, l'Allemagne n'a pas pu y sauvegarder ses intérêts.

Notes 1. Sources utilisées : a) Françaises : Archives du ministère des Affaires étrangères (A.É.), Serbie, Finances, T. I à VI ; C o m m a n d e s de matériel français, t. I à IV ; D o c u m e n t s diplomatiques français ; Archives du M o u v e m e n t général des Fonds, Serbie, F 3 0 . 346 à 349. b) Allemandes : Archives d u ministère des Affaires étrangères (A.A.), à Bonn, Serbien 7, du t. VI au t. XXII ; Archives de la Berliner Handels-Gesellschaft à Potsdam, dossiers 14070, 14119, 14168, 14182. 2. Voir le tableau qui d o n n e les caractéristiques des e m p r u n t s réalisés. 3. B H G à Lindenau (A.A.), 24-6-1895, A.A. Serbien 7, t. IX. 4. Contrat du 15.4.1896 dans F30, 346. 5. Min. Finances à A.É.. 10-8-1897, F30, 347 et note A.É., 29-11W-1900 dans A.É. Serbie, Fin., t. II. 6. Fin. à A.É., 10-8-1897. 7. Tél. de A m b . à Saint-Pétersbourg. 25-8-1898, n° 179, A.É. Serbie, Fin., t. 1. 8. Fin. à A . É . 10-8-1897. 9. Min. des Finances à A.É. 10-8-1897, F30, 347. 10. E n 1899, les Allemands étaient les plus gros détenteurs de titres de l'emprunt de 1 895 (ils ont environ la moitié des obligations). Lettre de Naville du 29-7-1899, A.É. Serbie, Fin., t. 1. 11. A.É. à Finances, 3-4-1906, n" 51, rappelle cette ligne de conduite. F30, 347. 12. Min. d e Serbie à Paris à Delcassé, 21-11-1900, F30, 346. 13. Chargé d'Aff. à Belgrade à Delcassé, 15-12-1900, F30, 346. 14. Lettre de Catargi diplomate r o u m a i n (Londres, 22-5-1901) à la Wilhelmstrasse, A.A. Serbien 7, t. X V . 15. Min. d e France en Serbie à Delcassé A.É. 21-11-1901, F30, 347. 16. A.A. Serbien 7, t. X V I . Fürstenberg à Rosen (A.A.). 23-3-1903. 17. Tableau du M o u v e m e n t Gl. des Fonds, F30, 347.

R. Poidevin

18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25.

26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55.

56.

: Les emprunts

serbes

231

Express-Finance, du 17-2-1899, F30, 347. Note A.É., Serbie, Fin, t. II. Amb. de France à Berlin à A.É., 4-3-1899, F30. 347. Min. de France à Belgrade à A.É. 26-1-1899, F30, 347. Tél. Amb. de France à Vienne, 1-2-1899, n° 10, A.É. Serbie, Fin., t. I. Min. de France à Belgrade à A.É. 24-1-1899, F30, 347 ; 10-3-1899, n° 12. Min. de France à Belgrade à A.É., 20-4-1899, F30, 346. A.A. Serbien 7, t. XVI, Fürstenberg à Rosen (A.A.), 23-3-1903. Télégr. 86 de Amb.-Saint-Pétersbourg, 19-5-1902, A.É. Serbie, Fin., t. II. Le gouvernement russe n'est cependant pas intervenu auprès de Delcassé lors de son séjour à Saint-Pétersbourg (A.É. 29-5-1902, note). Légat, de France en Serbie à A.É., 15-12-1900, n° 66, A.É.Serbie, Fin., t. II. Naville (à Lamornaix, 12-8-1902) présente Hoskier comme ami du tsar et Deus ex machina pour les négociations politico-financières. Rapport de Lamornaix à min. des Fin., 15-4-1904, F30, 346. Note du directeur du Mouvement Gl. des Fonds au min. des Fin., 30-5-1904, F30, 347; Fin. à A.É., 9-6-1904, A.É. Serbie, Fin., t. III. D'après l'administration du Timbre, donc chiffre sans doute inférieur à la réalité. Ibid., η. 2. Les A.É. approuvent la position des Finances. A.A. Serbien 7, T. XVI, min. des Fin. à A.A., 9-12-1904 (raisons de son refus : marché allemand trop chargé, situation financière et politique de la Serbie). Rapport de Lamornaix (représentant des porteurs français à Belgrade) au min. des Fin., 15-2-1904. F30, 347. Lettre de Darmancier (Belgrade. 5-12-1904) remise au min. des Fin. par Guillain (représentant des constructeurs français), F30, 347. Note de Lamornaix communiquée au min. des Fin., le 25-9-1905, F30, 347. Lettre de Naville à Guernaut (directeur du Mouv. Gl. des Fonds), 14-12-1904, F30, 347. Rapport de Fürstenberg à A.A. (remis le 16-12-1904), A.A. Serbien 7, t. XVI. Emprunt de 110 millions. Min. de France à Belgrade à A.É. 19-4-1905, n° 52 et 12-5-1905, n° 62, F30, 347. Rapport de Lamornaix au directeur du Mouv. Gl. des Fonds, 23-5-1905, F30, 347. Min. de France à Belgrade à A.É., 7-6-1905, A.É. Serbie, Fin., t. III. Télégr. de Amb. à Vienne à A.É., 14-11-1905, F30, 347. Note du dir. du Mouv. Gl. des Fonds, 13-11-1905, F30, 347. Amb. à Vienne à Pt. du Conseil-A.É., 7-3-1906, F30, 347. Correspondance Fiirstenberg-Jagow (A.A.), A.A. Serbien 7, t. XVIII. Tél. de Belgrade, 1-4-1906, n° 11, A.É. Serbie, Commandes, t. II. Ges. Belgrade à A.A., 3-4-1906 et 11-4-1906, A.A., Serbien 7, t. XVIII. Amb. de Fr. à Vienne à A.É, 29-3-1906, n° 46, A.É. Serbie, Fin., t. IV. Ibid., n° 2, et min. de Fr. Belgrade à A.É., 15-3-1906, n° 36, A.É. Serbie, Fin., t. IV. Note de Schneider à A.É., 28-6-1906, A.É. Serbie, Commandes, t. II. Rapport de Lamornaix, Belgrade, 22-2-1906, F30, 347. Fin. à A.É.. 19-4-1906, A.É. Serbie, Fin., t. IV. A.É. à Fin.. 3-4-1906, n° 51, A.É. Serbie, Fin., t. IV. A.É. à Vienne, Belgrade, 19-7-1906, DDF, 2' série, t. X. Tél. de Belgrade, 31-12-1906, n° 64, DDF, 2e série, t. X. Note A.É. 3-11-1906, A.É. Serbie, Fin., t. IV. Opinion du Chancelier dans Télégr. du 30-6-1906. n" 38, A.A. Frankreich 102, t. XXXVII. Arrangement de mars 1906 ; la BIO et la BHG décident que celui des groupes qui prendra l'emprunt cédera une participation de 25 % à l'autre. Naville à Lamornaix, 1-3-1906, F30, 347. Correspondance Fiirstenberg-Bardac en mars 1906 dans A.A., Serbien 7, t. XVIII. Naville à Lamornaix, 21-11-1906, rapport Lamornaix, 24-11-06.

232

57. 58. 59. 60. 61. 62. 63. 64. 65. 66. 67. 68. 69. 70. 71. 72. 73. 74. 75. 76. 77. 78. 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85. 86. 87. 88. 89. 90. 91. 92. 93. 94. 95. 96.

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Fin. à A . É . 29-11-1906, F30, 34. A . É . à Fin., 4-12-1906, F30, 3 4 7 ; A . É . Serbie, Fin., t. IV. A . É . à Fin., 4-12-1906, F30, 347. A . A . à A m b . Paris, 14-1-1907, n° 32, A . A . Serbien 7, t. XVIII ; Ges. Belgrade à A . A . , 25-7-1911, n° 58, A.A. Serbien 7, t. X X . A m b . de Fr. à Berlin, tél. 77, 10-7-1906, D D F , 2 e série, t. X ; A . É . à m i n . de Fr. Belgrade, 2-1-1907, A . É . Serbie, Fin., t. IV. Rapport de Simon (Inspecteur des Fin. en mission) 3 / 1 6 - 5 - 1 9 0 9 ; F30, 348. A m b . Berlin (Berckheim) à A . É . , 24-7-1909, n° 291, F30, 346. Lettre de Simon, Paris, 15-7-1909, F30, 348 et Rapport Simon, Belgrade, 2 8 - 9 / 1 1 10-1909, F30, 348. Rapport Simon 28-9/1 1-10-1909, F30, 348 ; A . É . à Fin., 16-7-1909, F30, 348 et Fin. à A . É . 21-7-1909, A.É. Serb., Finn., t. V . Légat. Belgrade à A.É. 15-7-1909, n° 97, F30, 346. Rapport Simon, cf. 1, supra, n° 3 ; A m b . Paris à A.A., 14-1-1900, télégr. n° 21, A . A . Serbien 7, t. XX. A . É . à Fin., 22-10-1909, n° 1125, F30, 348. Contrat dans F30, 348 et Potsdam Archives B H G , n" 14182. « Agence Nationale », 6-1-1910 ; Télégr. Simon à BIO, 10-1-1910, F30, 348 ; Ges. Belgrade à A.A., 13-1-1910, A . A . Serbien 7, t. XX. Ibid., 3, Ges. Belgrade; min. à Belgrade à A . É . , 16-1-1910, n° 5, F30, 348. Rapport Simon, Belgrade, 7-2-1910, F30, 348. Ges. Belgrade à A.A., 12-11-1910, n" 127, A . A . Serbien 7, t. X X . Ibid., 5. Dossier sur l'OF dans F30, 349. M i n . de Fr. à Belgrade à A . É . ; A . E . Serbie, Fin., t. V ; 28-2-1908, n° 23. Tableau du 12-9-1910, A.É. Serbie, Fin., t. V . M i n . de Fr. à Belgrade, 1-2-1911, n° 18, A . É . Serbie, Fin., t. V. M i n . de Fr. à Belgrade, 25-10-1908, F30, 349. Banque Andreevitch à Ges. Belgrade, 3 / 1 6 - 7 - 1 9 1 0 , A.A. Serbien 7, t. XX. Dossier « Sociétés diverses » d a n s F30, 349. Lettre de la Société à A.É., 11-2-1913, d a n s A . É . Serbie, Fin., t. VI. S u r le syndicat et ses opérations ; Potsdam, Archives de la BHG dossier, n° 14119. Lettre d u représentant d e la Breslauer A . G . à Belgrade, 3 / 16-8-1911, A . A . Serbien 7, t. X X . Contrat dans F30, 348. B H G (Boyé) à A.A. (von Rosenberg), 2 8 - 2 - 1 9 1 3 ; A.A. Serbien 7, t. XXI. A m b . Paris à A.A., 10-1-1914, n" 1 0 ; Serbien 7, t. XXII. A . A . Serbien 7, t. X X . N o t e A . A . Berlin. 13-9-1912, A.A. Serbien 7, t. XXI. A . A . à Ges. Belgrade, 31-8-1913, n° 512, A . A . Serbien 7, t. X X I . Lettre de la «Société franco-serbe...», 11-2-1913, F30, 349. A . É . Fin., 15-11-1913, n° 1442, F30, 348. Ges. Belgrade à A.A., 26-12-1913, n° 257, A . A . Serbien 7, t. XXII. N o t e A . A . (von Neurath), 13-12-1913, A . A . Serbien 7, t. X X I I . M i n . Belgrade à A.É. 20-5-1914, F30, 348. Rapport Bouniols (délégué des porteurs français), Belgrade, 6-7-1914, F30, 346. Rapport Bouniols, 22-7-1914, F30, 346.

PIERRE RENOUVIN Finance et politique : l ' e m p r u n t r u s s e d ' a v r i l 1 9 0 6 en F r a n c e *

L'historien, lorsqu'il s'attache à comprendre la conduite de la politique extérieure des États, n'omet pas d'examiner le rôle qu'ont pu jouer les groupes financiers, à l'origine de certaines décisions gouvernementales, ou de mesurer les entraves que la pénurie des finances publiques a pu opposer à l'exécution d'un programme d'action politique ; il ne néglige pas davantage d'examiner le cas où l'action financière est mise au service de la politique extérieure, qu'il s'agisse d'accorder un emprunt à un État étranger ou d'orienter les investissements de capitaux vers les régions qui peuvent devenir des sphères d'influence politique. Toutes ces formes de la « diplomatie financière » sont souvent évoquées à titre d'hypothèse, mais elles ne peuvent être étudiées vraiment que dans la mesure où les ressources documentaires le permettent. Or l'accès aux archives bancaires est toujours difficile, et les archives publiques ne gardent pas toujours la trace des contacts établis entre les hommes d'affaires et les dirigeants de la politique extérieure. Il est donc rare que l'historien ait à sa disposition tous les éléments d'information qui lui donnent le moyen de constater avec certitude les liens entre l'action financière et l'action politique. Ces conditions favorables se trouvent réunies dans le cas de l'emprunt russe émis sur le marché financier français au moment où s'achevait, en avril 1906, la conférence d'Algésiras. I Sur le marché international des capitaux, la Russie était, avant 1914, parmi les États européens, le plus gros emprunteur. Outre les nécessités de l'équipement industriel, elle avait à faire face à de grands besoins, tant pour la construction de voies ferrées que pour l'entretien de ses forces armées ; elle ne possédait pas de ressources budgétaires adaptées à ces besoins, parce que le système fiscal n'avait qu'un rendement médiocre, en raison même de l'insuffisance du développement économique ; elle souffrait aussi d'une pénurie de capitaux, parce que pres* Article paru dans Éludes suisses d'Histoire generale, vol. 18-19, 1960-1961, pp. SOTSIS. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

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que toutes les grandes fortunes étaient investies en terres : ni les emprunts d'État ni les émissions de valeurs mobilières ne pouvaient donc trouver le marché national qui leur aurait été nécessaire '. Aussi était-elle obligée de faire appel au capital étranger pour la souscription aux emprunts publics et pour le placement des valeurs industrielles. C'est le marché financier français qui, depuis 1888, absorbait la majeure partie des emprunts russes (les quatre cinquièmes environ) et une part importante (un tiers environ) des émissions de valeurs industrielles. Dans ces relations financières franco-russes, les emprunts d'État avaient atteint, entre 1889 et 1893, c'est-à-dire au cours de la période où avaient été établies l'entente, puis l'alliance entre les deux États, une ampleur considérable (3390 millions de francs-or en cinq ans) ; la moyenne annuelle des émissions était tombée à 200 millions en 1900-1901. Au début de 1904, le total des titres d'État russes placés en France était d'environ 6800 millions de francs-or 2. Chacune de ces émissions avait donné lieu à une négociation entre le gouvernement russe et le gouvernement français, car, en vertu d'une loi de 1823, dont les modalités d'application avaient été précisées par un décret de 1880, aucune valeur étrangère ne pouvait être admise à la cote de la Bourse de Paris sans l'autorisation du ministre des Finances. A plusieurs reprises déjà, la fréquence et l'ampleur de ces emprunts avaient éveillé, en France, des inquiétudes dans les milieux dirigeants. Dès mars 1895, le chargé d'affaires de France à Saint-Pétersbourg avait souligné la médiocre situation des finances publiques russes ; il avait souhaité, vainement, que cette information reçoive une diffusion dans le public, car l'épargne française était, disait-il, « surchargée de valeurs russes». Le 6 juillet 1897, dans une lettre adressée à son collègue des Affaires étrangères \ le ministre des Finances, Cochery, avait déclaré qu'il y avait en France « pléthore de fonds russes » ; il avait critiqué les méthodes du gouvernement russe qui, outre les emprunts d'État, cherchait à contracter, sur le marché français, des emprunts « indirects », par l'intermédiaire de la Banque foncière de la Noblesse par exemple, et il avait dénoncé avec vivacité les pratiques de certains établissements — le Crédit Lyonnais surtout — qui effectuaient dans leur clientèle des placements directs de titres russes, sans émission publique et par conséquent sans que l'admission à la cote ait été prononcée : « Nous avons besoin d'être renseignés, de savoir où l'on va et où l'on compte

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s'arrêter», avait-il écrit. Le 25 mai 1901, Joseph Caillaux, devenu ministre des Finances, avait repris le même thème, au moment où un emprunt russe de 425 millions de francs venait d'être admis à la cote. Il n'avait certes pas proposé de fermer le marché français à cet emprunt, mais il avait recommandé la prudence. Les demandes russes devaient être « définies, limitées », et l'admission du nouvel emprunt à la cote ne devait pas constituer un engagement pour l'avenir : « Je ne verrais pas sans de sérieuses appréhensions augmenter encore les fonds placés dans notre pays. » 4 En janvier 1905 enfin, au moment où la Russie était engagée dans la guerre de Mandchourie, mais avant les premiers troubles révolutionnaires, la Direction du Mouvement général des Fonds (c'est-à-dire le service qui, au Ministère des finances, s'occupait des emprunts étrangers) renouvelait l'expression de ces craintes 5. Compte tenu de la situation budgétaire de la Russie et du poids que représentait le paiement des intérêts de la dette publique contractée en France, il y avait lieu de penser, disait cette note, que la Russie, à la longue, ne pourrait pas faire face à ses charges ; il n'était donc pas possible de poursuivre « indéfiniment » cette politique d'emprunts : le gouvernement français avait le devoir de faire comprendre au gouvernement russe que « la limite des appels au crédit français est bien près d'être atteinte, si toutefois elle ne l'est pas déjà ». Aucun de ces avertissements n'avait, semble-t-il, été écouté. N'était-ce pas la collaboration financière qui avait préludé à l'alliance francorusse et qui était restée associée à toutes les étapes de son développement ? Or, en 1905, la Russie, battue en Mandchourie, est profondément ébranlée par les mouvements révolutionnaires, dont l'échec final n'épargne pas au gouvernement du Tsar de longues difficultés, car il a été contraint, pour diviser l'opposition et se rallier une partie de la bourgeoisie, de promettre l'établissement d'un régime constitutionnel et l'élection d'une Douma. La crise financière est une conséquence de la guerre d'Extrême-Orient et de la révolution, mais elle est aussi un élément de précarité dans l'effort de restauration politique. Le déficit considérable (350 millions de francs-or environ) peut obliger le gouvernement à décréter le cours forcé, c'est-à-dire à annuler tous les résultats financiers qui avaient été obtenus au cours des vingt années précédentes et à provoquer un état d'insécurité économique qui ne manquerait de peser sur le résultat des élections législatives ; les mesures nécessaires au redressement, si elles étaient soumises à une ratification parle-

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mentaire, mettraient le gouvernement à la merci de la Douma. Pour échapper à ces riques, le président du Conseil, le comte Witte, cherche à l'étranger un gros emprunt, et songe, bien entendu, au marché financier français. La France, en cette fin d'année 1905, vit sous la menace d'une crise des relations franco-allemandes, à l'occasion de la question marocaine. La Conférence internationale, à laquelle le gouvernement français a été obligé de consentir, doit s'ouvrir le 16 janvier 1906 à Algésiras ; la profonde divergence qui vient de se manifester publiquement, en décembre 1905, dans les déclarations du chancelier allemand Biilow et du président du Conseil français Rouvier donne lieu de penser que la Conférence pourra aboutir à une rupture, peut-être à la guerre. Les perspectives seraient moins sombres si la diplomatie française pouvait compter dans cette affaire sur la collaboration effective de la Russie. Appui militaire ? Non, car, après sa défaite de Mandchourie, l'armée russe est momentanément hors d'état de prendre part à une guerre européenne. Mais un appui diplomatique pourrait peut-être suffire à faire réfléchir le gouvernement allemand. Est-il vraisemblable que la France l'obtienne ? Le passé tout proche impose le doute. Le gouvernement français a appris, en octobre 1905, que le Tsar, profondément déprimé par la défaite et la révolution, s'était laissé aller, en juillet, au cours d'une entrevue avec Guillaume II à Björkoe, à signer un traité secret d'alliance avec l'Allemagne ; sans doute, ce traité est resté lettre morte, mais l'épisode donne à réfléchir. Désir du gouvernement français de s'assurer l'appui russe à la conférence d'Algésiras ; désir du gouvernement russe d'obtenir un gros emprunt en France, ce sont les deux aspects qui dominent alors les relations franco-russes. Comment vontils s'associer ? II Le 3 janvier 1906, le ministre russe des Finances, Kokovtsoff, est à Paris ; il vient demander aux Banques françaises un prêt de 600 à 800 millions de francs-or, à court terme, en attendant que puisse être émis un emprunt plus considérable. Les Banques acceptent de donner, tout au plus, 225 millions. Le gouvernement français, sollicité par ce ministre, répond que la menace de conflit franco-allemand justifie l'attitude des Banques : il n'est pas possible de donner à la Russie un appui financier plus large tant que le sort de la conférence qui va

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s'ouvrir à Algésiras ne sera pas éclairci. « Le succès de ma difficile mission serait sensiblement favorisé si j'étais autorisé à déclarer confidentiellement à Rouvier que, dans la question du Maroc, la France peut compter sur le soutien moral de la Russie », écrit Kokovtsoff à Witte. Le 4 janvier 1906, le président du Conseil russe accorde cette autorisation. Le chef de la délégation russe à Algésiras, Cassini, reçoit mandat de soutenir « sans réserve » les intérêts français. Le 16 janvier, le ministre des Affaires étrangères lui indique son désir de voir la Conférence aboutir rapidement à un résultat, car l'état d'insécurité « rend difficile l'exécution d'opérations financières ». C'est donc pour des motifs financiers que le gouvernement russe pose le principe d'une étroite collaboration avec la France dans la question marocaine. Que va-t-il en être, en pratique, aux heures critiques de la Conférence ? 6 La première crise est ouverte dès le début de février : l'organisation de la police dans l'Empire chérifien sera-t-elle confiée à la France et à l'Espagne, ou, selon la suggestion allemande, à de « petites puissances », qui ne possèdent pas d'intérêts au Maroc ? Le 10 février, l'ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg demande que le Tsar intervienne auprès de l'Empereur allemand. Nicolas II hésite. Lorsqu'il se décide, le 19 janvier, à faire cette démarche, le gouvernement russe prescrit à son ambassadeur à Berlin de faire état des nécessités financières : pour prendre les mesures nécessaires à la « compression définitive du mouvement révolutionnaire », il a besoin d'un emprunt ; or il ne pourra pas l'obtenir tant que se prolongera l'incertitude quant à l'issue de la Conférence. Le Tsar, en même temps, promet au gouvernement français « tout son concours personnel » pour le règlement de l'affaire marocaine. En fait la politique française marque un point, car l'Allemagne accepte le mandat franco-espagnol pour l'organisation de la police. La diplomatie allemande, pourtant, cherche à reprendre l'avantage : elle suggère que les cadres franco-espagnols de la police soient placés sous l'autorité d'un Inspecteur général « neutre ». Cette seconde crise de la Conférence coïncide avec la chute du ministère Rouvier, provoquée le 7 mars par les incidences de la politique religieuse. Le départ du président du Conseil inquiète l'ambassadeur russe à Paris : Rouvier était « pour nous très utile et même nécessaire dans les affaires financières », écrit-il. Cette inquiétude s'accroît lorsque, dans le nouveau Cabinet, présidé par Sarrien, le portefeuille de l'Intérieur est confié à Georges Clémenceau, adversaire déclaré

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des emprunts russes 7 . Au même moment — et la coïncidence n'est certes pas fortuite — le ministre russe des Affaires étrangères modifie les instructions qu'il avait données à ses délégués à la Conférence : il estime que la France manifeste une intransigeance excessive et que « le moment est peut-être venu où les plénipotentiaires devraient s'efforcer d'agir personnellement sur les délégués français » ; il a l'intention, ajoute-t-il, de montrer lui-même au nouveau Cabinet Français la nécessité d'une « solution conciliante » 8. Le voilà donc loin de l'appui « sans réserves» qu'il avait promis. Mais, dès le 15 mars, l'ambassadeur russe à Paris est reçu par Sarrien et par Clémenceau. Tous deux lui disent leur attachement à l'alliance franco-russe et affirment qu'ils ne mettront pas obstacle à la réalisation de l'emprunt. Clémenceau ajoute qu'il n'a jamais critiqué le principe de l'alliance, mais seulement « la manière » dont le gouvernement français l'a pratiquée ; certes, il a été quelquefois très vif dans ces critiques, mais il le regrette : la liberté de la presse, dit-il, oblige souvent les journalistes « à s'exprimer plus rudement qu'ils n'en avaient l'intention ». Le nouveau ministre des Finances — c'est Raymond Poincaré — se déclare prêt à ouvrir la négociation financière aussitôt que la Conférence sera parvenue à un résultat favorable pour les intérêts français. Et le nouveau ministre des Affaires étrangères, Léon Bourgeois, demande que le gouvernement russe, de toute urgence, par des instructions à ses délégués à Algésiras, affirme qu'aucune divergence de vues n'existe entre la France et la Russie. Le 19 mars, Lamsdorff s'exécute: la Russie, déclare-t-il dans un télégramme circulaire aux ambassades russes, donnera « tout son appui » à la thèse française. Le gouvernement russe, dès lors qu'il a tenu sa promesse d'appui diplomatique, entend maintenent obtenir sans plus tarder la contre-partie. Dans l'esprit de l'ambassadeur de Russie, remarque Poincaré, « la question de l'emprunt prime actuellement toutes les autres ». Il n'est plus possible, écrit Witte le 26 mars, de mettre en doute l'issue favorable de la Conférence. L'affaire de l'emprunt doit donc être réglée. Tout ajournement ne pourrait être interprété que comme un « signe de mauvaise volonté ». Mais voici que le ministre des Finances soulève une difficulté juridique .· le gouvernement français peut-il traiter la question de l'emprunt sans que la Douma, dont l'élection est imminente, ait été consultée ? C'est précisément à ce contrôle de la Douma que le gouvernement russe désire échapper : il veut donc conclure l'emprunt « avant les élections », explique l'ambassadeur à Raymond Poincaré, dans une lettre per-

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sonnelle. Pour répondre à l'objection française, il suffit de faire valoir que cet emprunt est destiné à combler les déficits budgétaires de 1905 et de 1906 ; or c'est à partir du budget de 1907 seulement que doit s'exercer le contrôle parlementaire. Le 31 mars, le Conseil des ministres français décide enfin d'ouvrir la négociation financière 9. L'ambassadeur à SaintPétersbourg, en apportant au ministre russe des Affaire étrangères cette nouvelle, ne manque pas de souligner que la décision a été prise « en remerciement » de l'appui donné, à Algésiras, par la diplomatie russe. A chaque instant, pendant toute la durée de la Conférence marocaine, c'est donc la nécessité d'obtenir l'emprunt qui a orienté l'attitude politique du gouvernement russe. Le gouvernement français avait à sa disposition cette « arme financière » ; il l'a employée avec succès. Le lien entre les questions financières et les attitudes politiques a été étroit et incessant. III

Cet épisode, dont le sens est clair, pose pourtant à l'interprétation historique deux questions : I o La collaboration politique et financière qui s'est ainsi manifestée en ces premiers mois de 1906 a-t-elle consolidé de façon durable l'alliance franco-russe, ébranlée en 1905 par la signature du traité de Bjorkoe ? Sans doute, le Tsar disait à l'ambassadeur de France, le 21 avril, deux jours après l'admission de l'emprunt à la cote de la Bourse de Paris : « L'alliance franco-russe est aussi vivace que jamais. » L'état de l'opinion publique, en Russie, ne s'accordait pourtant guère avec cet optimisme de commande. Les milieux proches du gouvernement n'avaient pour le gouvernement français, remarquait l'ambassadeur anglais à Saint-Pétersbourg, « ni respect, ni sympathie », parce qu'ils ne pouvaient pas approuver les tendances et la politique religieuse du parti radical et parce qu'ils doutaient de la force morale de l'armée française, dont les cadres, pensaient-ils, avaient été désorganisés par l'Affaire Dreyfus. Les chefs de l'opposition libérale étaient profondément déçus de voir la France accorder à la Russie un concours financier, parce qu'ils croyaient que, sans l'emprunt, le tsarisme se serait effondré : Gorki reprochait âprement aux radicaux français d'avoir donné cet appui à un « gouvernement scélérat » et de lui avoir permis de durer. Cette méfiance et cette mauvaise humeur restaient toutefois sous-jacentes. Elles ne modifiaient pas la ligne de conduite adoptée par le

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gouvernement russe. Certes, constatait l'ambassadeur russe à Paris, l'alliance franco-russe prêtait à bien des objections. Mais comment aurait-il été possible d'y renoncer ? « Il y a toujours la question de nos emprunts et du marché unique de Paris. » 2° Le gouvernement français n'a pas tenu compte des mises en garde qu'avait réitérées, au cours des années précédentes, les services du ministère des Finances. En acceptant que la dette publique russe contractée en France passe de 6800 millions à 8 milliards, en dépit de ces avertissements, il a exposé les souscripteurs français à des risques accrus. Il ne paraît pas avoir hésité à le faire, parce que l'octroi de l'emprunt devait faciliter la politique française à la Conférence d'Algésiras et consolider l'alliance franco-russe. Mais pourquoi ces souscripteurs — où la masse des petits épargnants tenait la place dominante — ont-ils continué à accorder leur confiance au crédit de l'État russe, malgré la guerre de Mandchourie, les mouvements révolutionnaires et la campagne menée par la presse socialiste ? 10 II faut évidemment tenir compte, ici, de l'action exercée sur la presse française par l'ambassade de Russie à Paris. Déjà, en mars 1905, après la défaite russe de Moukden, l'ambassade, sur la demande du Syndic de la Compagnie des agents de change, avait distribué des subventions importantes (au total, un peu plus d'un million de francsor) aux journaux parisiens, afin qu'ils s'appliquent à « tranquilliser » l'opinion et à éviter une « panique » chez les porteurs de fonds russes. Aussitôt que, à la fin de 1905, les dirigeants russes avaient envisagé de faire largement appel au marché boursier français, l'agent financier de l'ambassade, Raffalovitch, dans un rapport adressé à Kokovtsoff", avait insisté sur la nécessité de renouveler et d'étendre ces subventions : la crise intérieure russe avait provoqué, chez les porteurs français de fonds russes, « un état d'âme très inquiétant » ; il était donc indispensable d'obtenir que la presse s'abstienne de mettre en question le crédit de la Russie. Raffalovitch avait indiqué le montant des mensualités qu'il estimait nécessaire de verser aux principaux journaux, et même à des feuilles dont l'importance était très secondaire ; il avait choisi, pour distribuer ces subventions, un agent de publicité dont le nom lui avait été donné par le ministère français des Finances. C'est donc au vu et au su du gouvernement français que le plan d'action établi par l'ambassade russe a été exécuté pendant plus de quatre mois, c'est-à-dire jusqu'au moment où le succès de l'emprunt a permis de diminuer ou même de cesser graduellement les

P. Renouvin

: L'emprunt

russe

d'avril

1906

en

France

243

subventions, quitte à les reprendre lorsque la nécessité s'en ferait sentir. En somme, il apparaît que les milieux dirigeants russes ont adopté leur politique aux nécessités financières, tandis que le gouvernement français mettait les ressources financières du pays au service de sa politique. A vrai dire, l'emprunt d'avril 1906, destiné à couvrir le déficit budgétaire russe reste, dans l'histoire financière de l'alliance franco-russe, un cas assez exceptionnel l2 . Dans la longue liste des appels faits par le gouvernement du Tsar au marché financier français, c'est la construction des voies ferrées russes qui a tenu la plus grande place : voies ferrées destinées à l'équipement économique (tel l'emprunt de 1897, destiné à la région industrielle du Donetz), mais surtout lignes stratégiques qui devaient permettre d'accélérer, en cas de guerre, la concentration des forces armées russes à proximité de la frontière allemande 13. Or la rapidité de cette concentration était essentielle aux yeux du gouvernement français. Dans les entretiens entre les chefs d'État-major des deux États alliés, la préoccupation dominante de l'État-major français était d'obtenir que l'entrée en ligne des forces russes contre l'Allemagne, en cas de guerre, intervienne dès le 14e ou même le 12e jour de la mobilisation, afin de réduire le délai pendant lequel l'armée française serait seule à porter le poids des opérations militaires. La construction des lignes stratégiques, financée par l'épargne française, était destinée, en fin de compte, à protéger, au moins en partie, la sécurité du territoire français. Le principe de l'opération financière n'était donc pas déraisonnable. Sans doute les souscripteurs français aux emprunts russes ont fini, en 1918, par perdre leurs fonds. Mais, à la fin d'août 1914, c'est l'entrée de troupes russes en Prusse orientale qui a amené Moltke à retirer du front français quatre divisions d'infanterie pour les envoyer vers le front oriental, et c'est ce déplacement de forces qui a été à l'origine de la victoire française de la Marne. En dépit des apparences, les investissements français n'ont donc pas été vains.

Notes 1. L'ouvrage de H. Feis, Europe, The World's Banker, New York, 1930, donne à cet égard des indications intéressantes. 2. Ces chiffres sont établis d'après un rapport parlementaire de 1919 (n° 6036), dont

244

3.

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7.

8. 9. 10.

11. 12. 13.

Pays européens

en voie de

développement

l'auteur était le député Margaine, et d'après une note inédite qui figure dans les archives du Mouvement général des Fonds. Dans un mémoire intitulé Les emprunts russes en France de 1887 à 1914, resté inédit, M. Jean Servonnat a donné, en 1956, une vue générale du contenu de ces archives. Documents diplomatiques français 1871-1914. Ie™ série, t. XIII, n° 266. Il faut ajouter que la Présidence de la République, dans une note non datée mais certainement rédigée en février 1897, s'était étonnée du «total é n o r m e » des demandes russes (ibid., η" 117). Documents diplomatiques français, 2' série, t. I er , n°251. Note conservée dans les archives de ce service. Cette étude a pour base d'une part les documents diplomatiques français déjà cités, d'autre part les documents diplomatiques russes qui ont été publiés dans Krasnyj arhiv 41/4 et traduits dans Berliner Monatshefte, mars 1931. Voir aussi le recueil Russkie Finansy ievropejskaja Biria. 1904-1906. Moscou 1926, qui reproduit des lettres et télégrammes échangés entre Witte, Kokovtsoff et l'ambassade russe à Paris. Au cours de la crise ministérielle, l'ambassadeur avait vainement averti le président de la République que l'entrée de Clémenceau dans le Cabinet serait mal accueillie à Saint-Pétersbourg. Télégramme de Lamsdorff à Cassini, le 12 mars, et à Nelidoff, le 13 mars. Le 19 avril, l'emprunt de 1 200 millions de francs-or a été admis à la cote par le gouvernement français. Dans l'Humanité du 8 et du 15 avril 1906, Jaurès écrivait: «Rentiers, prenez garde !... Tout citoyen français qui fournit à l'emprunt devient complice du meurtre organisé contre tout un peuple. » Lettre du 12 novembre 1905, citée par Raffalovitch, L abominable vénalité de la presse française. Paris, 1925. Il faut pourtant en rapprocher les emprunts de 1894 et de 1909. Le procès-verbal de la conférence entre les chefs d'États major, le 20 février 1901, indiquait déjà expressément ce lien : «... le ministre des Affaires étrangères était tout prêt à venir examiner avec son collègue russe les conditions d'une combinaison financière qui permettrait au gouvernement russe d'entreprendre, dans le plus prochain délai, la construction de chemins de fer stratégiques indispensables pour accélérer la concentration de ses armées. »

RENÉ GIRAULT Finances internationales et relations internationales (à propos des usines Poutiloff) * Les relations internationales sont le fait de diplomates et de gouvernements et peu de secteurs politiques paraissent être aussi réservés que ceux de la diplomatie. Le secret des chancelleries est tenu pour une réalité indiscutable ; un monde clos, presque d'initiés, semble posséder entre ses mains les ressorts de la politique extérieure des États. L'historien qui se penche sur ces problèmes espère donc beaucoup des archives diplomatiques. Or, cette attente risque d'être quelque peu déçue sur un point particulier. Si les conditions politiques générales ou particulières ne peuvent être élucidées sans ces archives, on est un peu surpris des lacunes que présentent ces mêmes sources pour l'information économique et surtout financière. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'en sous-estimer l'importance ; les rapports des attachés commerciaux, des consuls et des services économiques des ambassades sont souvent pleins d'enseignements, mais ils sont le plus souvent des rapports de seconde main. L'attaché commercial, le consul utilisent des rapports faits par les « gens du métier », c'est-à-dire les banquiers, industriels, grands commerçants qui sont à la fois juges et parties ; il manque aux informateurs gouvernementaux d'être au courant de l'arrière-plan des opérations entreprises ; on ne fait appel à eux que dans les cas délicats, soit lorsqu'une opération n'a pas réussi comme prévu, soit lorsqu'on veut empêcher un concurrent de la faire. Diplomatiquement, les affaires économiques sont traitées à chaud. Si les rapports économiques entre les États contemporains constituaient des fils ténus et momentanés, cette situation ne serait pas délicate. Mais qui songerait aujourd'hui à évoquer les liens entre puissances sans penser à l'arme efficace que constitue le jeu en Bourse pour ou contre une monnaie, sans songer à l'efficacité des prêts accordés ou refusés, aux liens qui nouent débiteurs et créanciers. Il ne nous appartient pas ici de juger de l'importance relative des facteurs économiques sur le jeu diplomatique global ; le débat sur ce point reste ouvert '. * Article paru dans Revue d'Histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1966. pp. 217-236. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs.

246

Pays européens

en voie de

développement

En tout état de cause, il est établi que l'arme économique existe, qu'elle est utilisée. Force nous est donc de savoir comment. Un gouvernement moderne dispose d'un arsenal vaste et complexe ; mais il y a presque toujours à la base de son action la nécessité de se procurer ce qui fait « le nerf de la guerre », l'argent. Qui le détient ? Si l'on pense à la période antérieure à la première guerre mondiale, les détenteurs de capitaux sont personnes privées ; les institutions d'émission sont privées, les banques de dépôts et les banques d'affaires également. L'État peut donc peser de son poids politique, de son autorité nationale sur les détenteurs de capitaux, il n'en est pas le maître. Si le marché se rétracte, si l'argent se fait rare sur la place, si le débiteur paraît peu solvable, selon la formule en usage le gouvernement intéressé peut attacher du prix à voir se réaliser un prêt mais il se heurtera à des banquiers réticents, à des maisons inquiètes et soucieuses de profits plutôt que de risques. De ces remarques préliminaires on peut ainsi dégager l'extrême importance des sources bancaires pour la compréhension de certains faits diplomatiques. Mais alors l'historien ne risque-t il pas de tomber sur un autre écueil ? Outre un langage particulier, les hommes d'affaires ont une optique particulière sur ces questions ; ils envisagent les relations internationales sous l'angle du profit qu'ils peuvent en tirer. N'est-ce pas voir celles-ci par un petit bout de la lorgnette ? C'est en tout cas les voir dans leur réalité brutale. Car, dans bien des cas, la conjoncture économique impose certaines options, certains risques que le diplomate peut ne pas apercevoir. Le banquier lui-même obéit à des lois strictes. Il peut être maître de ses décisions, il n'est pas (ou rarement) le maître du marché. Dans ces conditions, l'idéal pour l'historien serait de pouvoir confronter les données diplomatiques avec les réalités économiques, tout en retenant dès l'abord, que dans l'un et l'autre cas, il a affaire à des êtres humains plus ou moins prisonniers du contexte économique, social et psychologique qui les entoure. Pouvoir juger des motivations boursières autant que politiques constitue un idéal que l'on voudrait pouvoir toujours atteindre. Or, cet idéal paraît être réuni dans le cas que nous nous proposons d'étudier : l'affaire Poutiloff. Les sources étudiées sont en effet de deux types principaux : I o Des archives publiques, composées des archives du ministère des Affaires étrangères 2 et de celles du ministère des Finances déjà plus « spécialisées » 3 ;

R. Girault : A propos des usines Poutiloff

247

2° Des archives privées, celles de deux banques, l'une directement intéressée à cette affaire, la Banque de l ' U n i o n parisienne, l'autre « neutre » mais bien renseignée, car possédant sur place ses i n f o r m a t e u r s , le Crédit Lyonnais 4 . On pourrait s'étonner q u ' à ces sources archivistiques n o u s ne joignions point les j o u r n a u x français de ce temps. C o m m e bien souvent en pareil cas la presse m a n q u e d'objectivité, si elle ne m a n q u e pas de fonds. N o u s en v o u l o n s p o u r preuve la r e m a r q u e désabusée de l'ambassadeur français à Saint-Pétersbourg, Paléologue, indiquant qu'il a fallu verser u n e s o m m e de 350 000 francs au correspondant du journal Le Temps, Laffont, pour l'amener à soutenir les fonds russes et l'affaire Poutiloff en particulier 5 . Toutefois l'analyse de la presse sera utilisée car celle-ci est m a n œ u v r é e p o u r faire agir gouvernem e n t s ou banquiers. A u travers des d o c u m e n t s étudiés n o u s essaierons de retracer u n épisode important des relations politico-financières franco-russes, placé en u n m o m e n t délicat pour les chancelleries européennes, la première moitié de l'année 1914, correspondant à u n e société industrielle de toute première importance, u n e usine d ' a r m e m e n t s , tandis q u e la m e n a c e de guerre g r a n d i t 6 . Épisode s y m p t o m a t i q u e parce que susceptible d'interprétations contradictoires alors que les faits paraissent simples ; épisode utile surtout en ce qu'il n o u s permettra de présenter quelques remarques de m é t h o d e sur les m o y e n s de c o m p r e n d r e les relations financières entre États. La guerre russo-japonaise avait pleinement d é m o n t r é l'insuffisance de l ' a r m e m e n t russe et en particulier la faiblesse de l ' a r m e m e n t naval. Il fallait reconstituer et m ê m e constituer u n e flotte de guerre, u n e artillerie dignes de la puissance militaire d'un si vaste É t a t 7 . Dans ce b u t des p r o g r a m m e s d ' a r m e m e n t avaient été établis en 1907, 1 9 1 1 - 1 9 1 2 ; les guerres balkaniques avaient m o n t r é l'urgence de cet a r m e m e n t et le r y t h m e de c o m m a n d e avait été accéléré. Or, la loi d e reconstruction navale d u 13 n o v e m b r e 1907 prévoyait que la réalisation du p r o g r a m m e devait se faire « d a n s des usines russes, avec des m a t é r i a u x russes et des travailleurs russes ». L'usine Poutiloff paraissait l'une des mieux placées p o u r bénéficier de ces importantes c o m m a n d e s . Créée en 1801, cette usine métallurgique, possédée entre 1856 et 1868 par u n e Société britannique, Richter, Day & Cié, acquise à cette date par Ν . I. Poutiloff, avait été t r a n s f o r m é e en société par actions en 1873 8 . Depuis lors la Société des

248

Pays européens

en voie de

développement

Usines Poutiloff n'avait cessé d'accroître son capital et son chiffre d ' a f f a i r e s : en 1884 le capital atteignait 6 millions de roubles, renforcé par 2,4 millions d'obligations 9. La première grande poussée industrielle russe vers 1895 voyait la Société élever son capital à 7,5 (janvier 1895) puis 9 millions de roubles (juillet 1895); les obligations atteignaient en juillet 1892 4 millions (au taux élevé de 6 96), 6,5 millions en décembre 1896. Puis la croissance continuait : le capital atteignait 12 millions en 1900, et en 1898 on avait converti les anciennes obligations p o u r u n e s o m m e totale de 5,6 millions à 5,5 96 auxquelles on avait ajouté 2,5 millions à 5 % amortissables en 35 ans. Cependant, ces opérations prenaient effet alors que la c o n j o n c t u r e devenait défavorable ; la crise de 1900-1902 alourdissait la gestion financière de l'entreprise qui ne vivait plus qu'artificiellement, e m p r u n t a n t largement aux b a n q u e s (en 1904 la Société Poutiloff devait environ 7,5 millions aux banques). Seul un apport d'argent frais pouvait sauver la m a r c h e de l'entreprise et le capital avait été porté à 16 millions en 1911 puis à 25 millions de roubles en 1912. Mais ces augmentations massives, tout en permettant par exemple d'acheter p o u r 6 millions les chantiers navals N e w s k i , voisins de l'usinemère, permettaient à des capitalistes étrangers d e s'y introduire. L'affaire dépassait les possibilités d'A. I. Poutiloff, spéculateur audacieux et avisé, p o u r t a n t soutenu par la Banque Russo-Asiatique dont il était le président. La fuite en avant que constituaient ces continuels appels à l'argent frais ne pouvait se faire sans contrepartie. Les banques russes et étrangères avaient donc peu à peu élargi leur emprise sur les Usines Poutiloff. Le Pravlénié (Conseil d'administration) en place en 1913 reflétait les apports successifs ; c o m p o s é de 7 m e m b r e s , tous Russes (l'un des articles statutaires interdisait l'accès à des étrangers ou à des Israélites), o n trouvait aux côtés de Poutiloff, von Dreyer lié à la Russo-Asiatique et personnage i m p o r t a n t dans les Sociétés ouraliennes, Khrouleff et Panafidine représentants de la Banque Internationale de Saint-Pétersbourg, Danilewski et Bischliager liés à la Banque de C o m m e r c e privée de SaintPétersbourg, u n poste restant v a c a n t l0 . Derrière ces personnalités russes, les initiés retrouvaient des influences étrangères : la Russo-Asiatique avait des liens avec la Banque de Paris et Pays-bas, la Société Générale et la Banque de l ' U n i o n parisienne ; la Banque de C o m m e r c e privée passait p o u r être sous l'influence des banques allemandes (Darmstädter Bank ou Deutsche Bank).

R.

Girault

: A propos

des

usines

249

Poutiloff

Ces intérêts souvent divergents se trouvaient excités par le tournant technique pris par les usines Poutiloff. D'une usine métallurgique où les constructions métalliques représentaient 77,5 96 de la production en 1885 contre 3,3 96 à l'artillerie, on était passé vers 1895 à une usine à prédominance encore métallique (49,9 96) mais déjà orientée vers la construction de matériel de chemin de fer (31,7 96). Comme le montre le tableau suivant, une double évolution se dessinait entre 1900 et 1912 :

Matériel d e g u e r r e

Matériel

Constructions

d e c h e m i n de f e r

métalliques

1900

14,6 %

53,3 %

27.8 %

1905

26,8 %

54,1 %

7.5 %

1910

42.2 %

34,9 %

1 912

45.8 % *

29.6 %

* Dont

15.5 % p o u r les c o n s t r u c t i o n s

14

%

14.3%

navales.

Les constructions de matériel de chemin de fer, liées à la politique gouvernementale d'étatisation, à la construction du Transsibérien, avaient d'abord assuré la croissance, mais la baisse des commandes d'État après 1905 avait orienté la Société vers une nouvelle activité, celle du matériel militaire ; dans le cartel « Prod-wagon », depuis 1910, Poutiloff ne fabriquait plus que 6,98 96 du total russe. Par contre, Poutiloff était incontestablement la première usine russe d'armement " . Sur le plan financier la gestion de l'usine entre 1910 et 1913 donnait les résultats ci-après 12 : 1910:

V a l e u r d e la p r o d u c t i o n

14,2*

C a p i t a l social

12*

1911: 1912:

— —

— —

17,5 22.7

— —

16 25

1913:





23,9



25

* en millions de

roubles.

On constatait ainsi la remarquable progression de la production; pour un indice 100 en 1910, l'indice de production atteignait 168 en 1913, mais en regard le capital avait

250

Pays

européens

en voie de

développement

doublé dans le même délai ; recevait-il une rémunération intéressante ? Pour en juger, apportons quelques compléments d'information. Une usine d'armement d'une telle ampleur a besoin d'avoir à sa disposition des stocks de matières premières élevés ; elle doit donc prévoir assez longuement à l'avance ses besoins, assurée d'ailleurs par les contrats passés de pouvoir se rembourser plus tard ; mais entre le moment de l'achat du brut et la vente du produit élaboré un temps assez long, six mois, un an même, peut s'écouler. Les immobilisations sont donc considérables ; selon le Pravlénié, il fallait prévoir un fonds de roulement assez élevé pour le fonctionnement normal de l'usine. En 1910, les dépenses moyennes mensuelles variaient de 1 à 1,5 million de roubles, ce qui obligeait à prévoir un fonds de roulement au moins égal à deux ou trois mois de dépenses soit 3 à 4,5 millions. De ce point de vue, le capital était insuffisant et il fallait constituer ce fonds par des emprunts constants aux banques. Les élévations successives de capital avaient un peu amélioré la gestion puisque vers 1913 pour un fonds de roulement de 5 à 6 millions le capital avait augmenté de 9 millions. Mais il fallait mettre en regard les dépenses dues à l'extension et à la construction de nouveaux ateliers soit environ 10 millions entre 1910 et la fin de l'année 1913. Si l'on tient compte des dettes antérieures à amortir, vers la fin de l'année 1913, le passif s'élevait à 16 520 000 roubles. On voit donc que si l'usine travaillait bien, l'aspect financier de l'affaire était plus contestable. Les immobilisations étaient trop considérables, les avances des banques trop nombreuses " . Nous touchons là à un point fondamental pour la compréhension de ce qui va suivre : les usines Poutiloff se présentent comme une affaire extrêmement tentante, mais difficile à soutenir. Ce peut être une réussite financière exceptionnelle ou un boulet qui entraîne vers la catastrophe les maisons de banque les plus solides. On comprend alors les réticences des milieux bancaires même si les profits peuvent être attirants. On comprend aussi que ceux qui se sont peutêtre imprudemment aventurés sur le bateau, soient anxieux d'être pris en remorque par d'autres plus fortunés. L'usine Poutiloff avait 16 520 000 roubles à rembourser, mais devait envisager des dépenses complémentaires pour la construction d'installations nouvelles. Celles-ci devaient permettre la réalisation des commandes de matériel de guerre que le

R. Girault

: A propos

des

usines

Poutiloff

251

gouvernement russe avait passé ou allait passer avec l'usine. Le 30 avril 1912 une assemblée générale des actionnaires avait autorisé le Pravlénié à engager dans ce but toute dépense jugée utile. Le capital nous l'avons vu, avait été élevé à deux reprises mais en 1913 il fallait faire des « sacrifices » importants. Les dirigeants de l'usine arrivèrent alors à une somme globale de 27 millions de roubles pour dégager l'usine de dettes coûteuses et pour lui assurer sa liberté de manœuvre. C'était une somme considérable, représentant près de 72 millions de francs-or. Une des plus grosses opérations boursières du moment se trouvait engagée. Mais qui pouvait soutenir pareil effort ? Parmi les sociétés françaises intéressées à l'opération, on comptait la firme métallurgique Schneider & Cie. Celle-ci, en liaison commerciale avec Poutiloff depuis une trentaine d'années, avait en 1907 et 1911 obtenu pour ses brevets et son matériel un appui décisif de Poutiloff : Krupp était éliminé par un contrat signé entre Poutiloff et Schneider pour le matériel d'artillerie en janvier 1911. En août 1912, lorsque Poutiloff s'était agrandi des Ateliers et Chantiers Navals Newsky, Schneider avait obtenu l'appui de banques françaises pour l'augmentation de capital 15 et la Banque de l'Union parisienne, la BUP, avait alors commencé à soutenir l'affaire. La firme du Creusot commençait à considérer Poutiloff comme un élément d'appui du groupe en Russie ; aussi, quand la création d'un nouveau chantier naval, distinct de Newsky, fut décidée en 1912 et que, sous l'influence de Bischliager, la maison allemande Blom & Voss fut choisie comme aide technique, on avait eu l'impression d'une trahison de Poutiloff ; celle-ci ne se confirmait-elle pas peu après, lorsque Poutiloff s'appuyait sur la firme autrichienne Skoda pour essayer de mettre sur pied à Tsaritsin (actuellement Volgograd), dans une région plus proche du Donetz, une usine de grosses pièces moulées et d'éléments de canons lourds. Il est vrai que Schneider et Skoda semblaient s'accorder ensuite pour la remise sur pied des ateliers et chantiers navals Newsky. Retenons, de ces épisodes, l'aspect international des affaires d'armements et le jeu subtil de Poutiloff manœuvrant parmi les divers grands concurrents européens 16. Toutefois, le manque d'argent de la firme russe devait permettre au Creusot de revenir en force en 1913. Le nouveau chantier naval coûtait fort cher et un nouveau concours des banques françaises amies du groupe Schneider avait été nécessaire en avril 1913. Blom & Voss avait fait les frais du

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Pays européens

en voie de

développement

rapprochement franco-russe et surtout deux représentants des intérêts français, le général Moeller et Spahn, avaient été introduits dans le Pravlénié des usines Poutiloff 17 ; Danilewsi, puis Bischliager devaient être éliminés. Ainsi l'influence du groupe français se précisait. Sa connaissance de la situation réelle des usines Poutiloff aussi. Il apparaissait par exemple inutile de soutenir tout à la fois les chantiers navals Poutiloff, New sky et ceux de la RussoBaltique, firme de Spahn et Moeller. On pensait spécialiser les productions navales d'armement selon les firmes ; ne pas se faire concurrence, mais s'organiser. Un plan s'imposait : après réorganisation (afin d'en tirer meilleur prix) on vendrait la firme Newsky et on répartirait entre les deux autres chantiers les commandes à attendre du gouvernement. Les fonds acquis (estimés à 8 millions environ) par la vente Newsky serviraient à renflouer Poutiloff ; on aurait assuré à la fois la trésorerie de Poutiloff et le marché des constructions navales. Un protocole était même signé en ce sens entre les banques françaises du groupe et on attendait vers octobre 1913 la ratification des banques russes. Tout paraît donc réglé. Or, fin octobre une véritable bombe éclate : le rapport Moeller-Terquem. La BUP et Schneider avaient exigé, avant de soutenir à fond Poutiloff, qu'une enquête sérieuse soit faite par des experts sur cette maison. N o n sans difficultés, dues à la mauvaise volonté de ses dirigeants, le général Moeller et un expert comptable Terquem avaient pu « éplucher » les comptes et contrôler la gestion technique. Les résultats étaient éloquents. Suivons maintenant pas à pas le déroulement des faits, car nous entrons dans la période cruciale ; notons toutefois que ce qui va suivre est inconnu des milieux d'affaires en général et des milieux diplomatiques a fortiori. Les conclusions de l'enquête sévère et secrète des deux experts restent très confidentielles ; seuls les administrateurs de la BUP et de Schneider en ont connaissance. Voici comment la gestion des usines était jugée : « La gestion a fait ressortir des bénéfices fortement soufflés obtenus par des expédients (anticipation de bénéfices futurs). Elle laisse une usine vieillie dans beaucoup de ses parties, avec pléthore de personnel, doubles emplois d'où indiscipline, anarchie du commandement par accumulation de postes inutiles. Les irrégularités sont prescrites, chaque chef gérant à sa façon en se couvrant vis-à-vis de son supé-

R.

Girault

: A

propos

des

usines

253

Poutiloff

% des productions

Millions de Roubles

Année

1884

1887

m^^mm Capital total Capital-actions

1902

1896

1914

O O O Métallurgie — - — Materiel de chemins de fer

Capital-obligations

• Mécanique #

Augmentation de capital

1908

φ 0 Matériel de guerre Pourcentage des production·

254

Pays

européens

en voie de

développement

rieur, en cachant les résultats exacts de sa gestion et se créant des réserves occultes pour masquer ses fautes ; c'est le régime des complaisances (on construit et on touche des commissions sans se préoccuper des résultats). Aucun contrôle. La société augmente sans cesse son activité en la portant sur des branches parasitaires, en quelques mots : luxe, imprévoyance, prodigalité. » 18 Un peu plus loin Terquem conclut : « Ce laisser-aller dans la production représente au moins 10 à 20 96 des forces utiles et au minimum une perte de 2 à 4 millions de roubles par an. » On comprend la réserve des administrateurs devant pareil dossier. La situation financière de la société ne pouvait guère les inciter à plus d'optimisme. Terquem avait refait le bilan vrai au 31 décembre 1912 et il était amené à diminuer l'actif de près de 9 millions de roubles (8 917 435 R.) sur un actif officiellement évalué à 69 455 588 roubles ; si les terrains Poutiloff étaient sous-évalués, selon lui, de 3,2 millions (4,1 contre 1,3), les constructions et outillages évalués à 21,6 millions valaient selon l'expert 14,5 millions ; de même pour les débiteurs : aux 20 millions de l'actif officiel, il opposait 8 millions réels mais, par contre, inscrivait à l'actif 3,3 millions d'avances lourdes à supporter et que la société n'avait pas porté à son actif. Au total l'actif réalisable (compte tenu des valeurs, dépôts et avoirs en caisse) apparaissait à 35,5 millions environ alors que la lecture du bilan officiel le faisait gonfler à près de 52 millions de roubles. Sur les bénéfices mêmes l'expert n'était pas d'accord ; évalués par la société à 2 340 720 roubles pour l'année 1912, Terquem les chiffrait à 1 058 720 roubles, car on avait fait des anticipations sur les bénéfices futurs et on avait insuffisamment amorti les immobilisations. Sur ces points les conclusions de l'expert étaient d'une extrême netteté : « Handicapée de tous côtés, la Société s'est mise à exécuter ce programme très vaste de travaux sans être auparavant le moins du monde assurée des voies et moyens financiers qui en étaient la conséquence ou plutôt la base. Même si on débarrasse la société et même avec bénéfice de ses chantiers et de ses actions Newsky, il n'en subsistera pas moins, pour combler les dettes en banque actuelles et terminer les travaux, un besoin d'argent nouveau de 4 à 8 millions de roubles. On voit que la rémunération de cet

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argent nouveau ne peut trouver sa place dans les bénéfices de 2,5 millions, minimum déjà nécessaire au capital actuel (25 millions) et qui se réduisent dans les faits à moitié de ce chiffre. » On pourrait penser que l'expert noirçit à dessein le tableau qu'il fait des usines, mais les conclusions de Blanc, ingénieur en mission du Crédit Lyonnais, au terme d'un rapport fait en mars 1914 ne sont guère différentes : dividendes trop larges, amortissements insuffisants et bâtiments souvent vétustés. Il conclut que la valeur de l'action vaut juste le pair Terquem de son côté terminait sur ces mots : « En résumé, les usines Poutiloff ne peuvent vivre que par une réforme absolue de leurs méthodes de gestion. » Pour un financier soucieux de ses intérêts, la leçon à tirer est claire : il vaudrait mieux se détourner des usines Poutiloff. Seulement le même financier est déjà engagé dans l'affaire ; il est créancier ; une avance de 4,5 millions de roubles avait été faite par le groupe français et une seconde avance conjointe de 3 banques russes avait obtenu la garantie de la Banque de l'Union parisienne sous forme de traites tirables pour 12 millions. Abandonner Poutiloff à son sort, c'était s'exposer à tout perdre. C'était aussi entraîner Le Creusot, allié de la BUP à supporter les frais techniques et moraux du départ. Le choix devenait particulièrement difficile. Doutes, hésitations assaillent les administrateurs de la Banque, car pour Schneider, pour ses représentants en Russie, Devies et Fournier, le doute n'est plus permis. On a joué la carte Poutiloff depuis deux ans, on a peu à peu éliminé les concurrents allemands ; Vickers, le concurrent anglais vient de s'engager dans une construction coûteuse à Tsaritsin ; perdre Poutiloff, c'est perdre à l'avenir le marché russe. Dans une lettre personnelle écrite le 21 juillet 1913, Darcy, administrateur de la Banque Russo-Asiatique et représentant de la Banque de l'Union à Saint-Pétersbourg, avait bien analysé la situation délicate des intérêts français pour Lion, administrateur de la Banque, spécialement chargé des affaires russes : « Je ne suis pas sans prennent nos affaires ici engager de plus en plus m'effraye autant pour toujours été d'avis qu'il

inquiétude sur la tournure que ; j'en conclus que nous allons nous dans cette affaire Poutiloff et cela nous que pour Le Creusot. J'ai n'y avait pas grand risque à faire

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des crédits à Poutiloff ou à participer à des syndicats d'augmentation du capital, etc., la faveur dont jouit le titre sur le marché de Saint-Pétersbourg est assez grande pour qu'on puisse sortir de ces syndicats. Mais plus je vais et plus je suis persuadé que la gestion de cette affaire est détestable et plus je suis inquiet pour son avenir. Modifier la situation c'est mettre carrément notre drapeau ou celui du Creusot sur l'affaire. Je ne sais si l'on se rend compte à Paris de la charge que l'on assume ainsi... Pour assainir cette affaire, il faut non seulement changer la direction de l'usine, mais aussi modifier l'état d'esprit général et tout spécialement celui du Pravlénié. Je crois que c'est impossible : le Pravlénié restera toujours avant tout un Pravlénié de financiers, il faudra coûte que coûte maintenir le prix des actions, montrer des bénéfices, etc. Je comprend très bien tout l'intérêt que présente l'affaire Poutiloff pour Le Creusot et il est bien évident que nous devons soutenir Le Creusot. Mais je crains que Le Creusot ne se laisse trop entraîner ; petit à petit on se laisse aller à donner un patronage complet si bien que Le Creusot passe aujourd'hui pour donner le ton à tout ce qui se fait à Poutiloff et en assume la responsabilité. Au fond, Le Creusot n'aura jamais que l'apparence d'une influence dans la gestion. Il lui est impossible de mettre du personnel à lui dans l'usine qui est trop exclusivement russe et le Pravlénié restera toujours un Pravlénié financier. » 20 Pravlénié de financiers ? De spéculateurs, menés par un "orfèvre en la matière, Poutiloff lui-même : actif, mêlé depuis des années au monde des affaires de la Russie tsariste, observateur avisé des phénomènes politiques 2 1 , Poutiloff connaît parfaitement les possibilités de ses partenaires et il sait ce qu'il peut en attendre. Il est venu à plusieurs reprises à Paris pendant l'automne 1913 et il a assisté aux réunions du syndicat français des affaires russes tenues au siège de la BUP. Comme il le dira plus tard, il a retiré de ces séances « une impression pénible ». Fin novembre 1913, le financier russe sait fort bien ce que pensent ses interlocuteurs français. Mais que peut-il faire ? Pour sauver ses usines, il doit s'adresser à des groupes financiers puissants, mais il doit aussi tenir compte des situations déjà acquises dans l'industrie internationale de l'armement. Il ne peut guère compter sur le groupe anglais Vickers qui vient de s'assurer à Tsaritsin une place éminente et

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qui voit sans déplaisir un concurrent se débattre, quitte plus tard à en profiter pour s'en emparer. Si l'on admet que, sur le plan financier, l'autre groupe français capable d'assurer le renflouement a déjà refusé son entier soutien lorsqu'il s'était agi d'aider les chantiers Newsky 22, en 1912, que de surcroît ce groupe mené par la Banque de Paris et Pays-Bas est très engagé dans le grand emprunt des chemins de fer négocié en novembre 1913 21, il apparaît que les solutions de rechange sont des plus limitées. La route de la délivrance passe par Berlin. Les liaisons entre les firmes allemandes, Krupp en particulier, et Poutiloff sont faciles à établir : la Banque de Commerce privée de Saint-Pétersbourg qui, dès le mois d'octobre 1913, est redevenue très intime avec Poutiloff 2 4 ou la Banque Internationale (bien que fort hostile à la RussoAsiatique) s'y prêteraient. Les représentants de cette dernière, Bischliager et Danilewski, savent fort bien que la BUP et Le Creusot exigent leur départ dans le cadre de la réorganisation prévue. Il s'agit donc pour eux d'une ultime occasion à ne pas manquer. Partir ou faire partir. Or, les événements se précipitent. Du côté français, sous le couvert d'une réorganisation administrative à effectuer dans les usines, on cherche à gagner du temps et à atteindre le mois de mars ; en effet, pour pouvoir présenter un bilan favorable à l'assemblée générale des actionnaires, pressé par ses besoins d'argent, Poutiloff à ce moment sera obligé d'en passer par les volontés du groupe français. Ses besoins financiers l'étrangleront. Ainsi la BUP qui accepterait de courir de nouveaux risques et accorderait de nouveaux fonds, pourrait s'imposer définitivement dans la gestion de l'affaire et trouver un gain substantiel dans son aspect financier. Poutiloff l'a bien compris. Il doit agir avant mars. Il doit même agir en janvier car les deux représentants du Creusot dans le Conseil d'administration des usines, Spahn et Moeller, ont été convoqués à Paris vers le 15 janvier ; il n'est plus question de réorganiser les chantiers Newsky, mais de réorganiser Poutiloff même ; ils rentrent à Saint-Pétersbourg porteurs des conditions françaises ; nous sommes le 26 janvier (Poutiloff a déjà agi). Le 22 janvier 1914 un représentant russe du Creusot, le comte de Racouza-Soustchevsky, écrit à un représentant du Creusot, Fournier, une lettre capitale pour comprendre la m a n œ u v r e qui est déjà amorcée : 9

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« Le fait de l'intérêt que manifeste depuis quelque temps l'industrie allemande, éliminée des affaires russes d'armement, de reprendre pied dans celles-ci m'a été confirmé ces jours-ci d'une manière catégorique par M. Poutiloff. Il m'indiqua entre autres que votre concurrent le plus sérieux « Krupp » viserait de faire sa rentrée dans les affaires russes en mettant la main sur la Société Poutiloff. M. Poutiloff, en me faisant entrevoir le danger de cette éventualité pour vos intérêts, a ajouté qu'il craint bien que vous et vos amis de la Banque Parisienne mettraient trop de temps à prendre des mesures pour les parer et que dans ce cas, lui, M. Poutiloff, sera obligé, malgré toute son amitié personnelle pour vous, de suivre une politique contraire à ses sentiments, mais conforme aux intérêts de la Banque dont la gérance lui est confiée... Il a ajouté que les dernières séances à la BUP au sujet des affaires Newsky et Poutiloff auxquelles il a assisté, lui ont laissé une impression pénible. J'estime M. Poutiloff trop fin pour ne pas comprendre que ses paroles dites, il est vrai, au cours d'une conversation d'ordre personnel ne vous soient pas rapportées par moi. Faut-il attribuer la mauvaise humeur de M. Poutiloff uniquement comme une tentative d'exercer une pression sur vous et sur la Banque de l'Union parisienne pour la solution rapide des différentes questions qui se rapportent aux affaires suscitées ? J'estime que ces explications si vraisemblables qu'elles soient ne sont pas suffisantes pour interpréter l'attitude de M. Poutiloff comme un simplè bluff ; ce dernier réfléchit réellement aux avantages qu'il peut éventuellement retirer de la nouvelle orientation qui peut se produire dans les affaires d'armement à la suite de reprise de position dans celles-ci par les maisons allemandes soutenues par les Banques et le gouvernement allemand et ayant peut-être des conventions secrètes avec vos concurrents anglais, » 25 Dans ses conclusions, le comte de Racouza hésite entre le bluff et une réelle ouverture aux firmes allemandes ; en fait l'ouverture a déjà eu lieu et le bluff commence. Poussé par Bischliager et von Dreyer, Poutiloff joue la carte allemande : Krupp, la Darmstädter Bank, la Deutsche Bank, sous le couvert de la Banque de Commerce privée, proposent une élévation de capital de 20 millions de roubles, par 16 000 actions nouvelles de 125 roubles. La commission de garantie serait de 7,5 roubles par action si l'action nouvelle entre en jouissance dès 1914, de 12,5 roubles si le dividende n'est

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acquis qu'en 1915. De plus, Poutiloff trouve des avantages complémentaires : des commissions intéressantes seraient offertes à la Banque Russo-Asiatique, des gains personnels seraient prévus pour Poutiloff lui-même. Reste à savoir si Poutiloff veut vraiment des banques allemandes, dont il ne peut ignorer les vues générales. N'avaitil pas indiqué en 1912, lors de ses négociations avec les groupes français pour le rachat des chantiers Newsky, le danger que lui faisaient courir les banques allemandes et son principal adversaire la Banque Internationale 26 ? Ce danger n'existerait plus ? Le calcul fait est presque un pari. Le Creusot déjà fortement engagé ne pourra pas laisser se réaliser l'opération sans offrir une contre-proposition immédiate ; il pèsera donc de tout son poids sur la BUP pour obtenir de celle-ci plus de compréhension. Un hasard opportun sert d'ailleurs le financier russe : le représentant français du Creusot à Saint-Pétersbourg a été rappelé en France par un deuil familial, et de Racouza, qui reste pratiquement seul, est plus « influençable », moins au fait des idées de Paris. Une dernière précaution a été prise : la rapidité de manœuvre. Le 22, nous l'avons vu, Poutiloff avait déjà envisagé la solution allemande ; la proposition de la Banque privée tenue secrète éclate le 26 janvier dans l'après-midi lors d'une réunion du Conseil d'Administration des usines Poutiloff et la réponse doit être donnée avant le lendemain 27 à 18 heures pour une option de 15 jours. Il faut empêcher le groupe français de trouver une parade. Il faut donner l'impression que tout est acquis à Saint-Pétersbourg. Le Creusot est prévenu par deux télégrammes expédiés de Saint-Pétersbourg le 26 à 18 h 26 et à 19 h 1 3 27 . De Racouza les termine ainsi : « U n i q u e moyen sauver situation — faire même offre demain. » Il multiplie ensuite les télégrammes et la manœuvre s'y développe. (Il est impossible de savoir s'il est manœuvré par Poutiloff ou s'il agit de concert avec lui.) Le 27, à 1 h 40 du matin, il annonce qu'il a vu Poutiloff ; celui-ci souligne que la proposition allemande n'est pas du bluff (au cas où Paris ne serait pas dupe...) et il suggère que le groupe français propose la même option pour 12 jours ; toujours le 27 à 2 h 22 de Racouza télégraphie l'avis de Spahn qui passe pour très favorable au groupe français et il est concordant : faire la même option pour 25 jours avec une garantie de 200 mille roubles. La concordance des avis est frappante. Que peut faire Le Creusot ? Son représentant répond le 27 à 4 h 20 :

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« Tachez obtenir Delcassé voit immédiatement Kokovtzeff afin Kokovtzeff fasse appeler d'urgence Poutiloff et lui indique gouvernement russe, primo peut pas accepter organisation trust usine canons, secundo être disposé à avoir mal interprété la chose comme manœuvre attaque contre éléments français au moment où gouvernement russe avoir besoin marché financier Paris autant que ces éléments français se préoccupaient réorganiser usines Poutiloff, stop. Si combinaison devait aboutir gouvernement russe serait amené afin empêcher groupement usines canons être accaparé par même groupe et écarter intervention allemande à développer usines gouvernementales au détriment usines privées. » Un autre télégramme envoyé en clair et signé par de Courville, administrateur du Creusot, confirme la combinaison envisagée par Schneider. Pour faire avorter la manœuvre de Poutiloff, Le Creusot fait appel aux gouvernements français et russe ; l'idéal national va être mis en avant. A une manœuvre on répond par une contre-manœuvre. Notons cependant que Le Creusot fait porter son argumentation sur la crainte de voir se créer un trust des usines de canons ; or, en cette période l'opinion publique russe est hostile aux monopoles qui se créent en Russie 28. Donner en plus l'impression que le trust en formation serait sous l'autorité allemande est habile vis-à-vis d'une opinion publique hostile aux influences germaniques (une fraction nationaliste de la Douma interpellera le 10 février sur le nombre excessif d'Allemands dans le Pravlénié). C'est donc aller dans le sens de l'alliance et flatter le nationalisme russe. Ajoutons que Fournier télégraphie personnellement à Poutiloff : « Bien que reste sceptique sur combinaison signalée et sur son succès considère de mon devoir vous affirmer que redouterais sincèrement pour vous action très vive que simple octroi option permettrait et dont nos concurrents étrangers ne nous ont pas caché le but personnel. » Le scepticisme affiché souligne que Paris n'ignore pas la part de bluff de l'opération, mais comment interpréter la fin du télégramme ? Si l'on sait que Vickers, appuyé par la Banque internationale et qui a acquis pour son usine de Tsaritsin l'exclusivité du procédé français. Deport de la firme rivale de Chatillon-Commentry, risque d'évincer Poutiloff, n'est-on pas fondé à voir dans ce texte l'annonce voilée qu'en ce cas Schneider ne ferait rien

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pour empêcher ces concurrents de triompher ? Si le Creusot échoue, il entraîne Poutiloff dans cet échec. Est-ce la raison p o u r laquelle le lendemain Poutiloff modifie quelque peu ses vues ? Ou bien la m a n œ u v r e se développe-telle encore ? Lors de la réunion du Conseil d'Administration des usines Poutiloff, le 27 au matin, Poutiloff devant l'opposition du général Moeller qui parle du préjudice moral que cause l'offre allemande, propose une solution qui va permettre de jouer à fond la carte de l'alliance : « L'option offerte par la Banque privée sera acceptée à condition que cette Banque s'engage à remettre l'option aux Banques françaises si le g o u v e r n e m e n t russe le demande. » U n télégramme e n v o y é à la firme Schneider par Poutiloff lui-même le 28 confirme cette interprétation : « cette restriction permet faire diverses c o m binaisons avec vous auxquelles nos banques travaillant préférence avec vous consentiraient volontiers. » 29 De Racouza, dans un télégramme du m ê m e j o u r , précise que Poutiloff ferait connaître lui-même au g o u v e r n e m e n t russe la composition du groupe financier détenteur de l'option, afin d'en souligner le ton nettement allemand. Poutiloff hostile aux Allemands ! Qui l'aurait cru quelques heures plus tôt ? Et que penser de ces sentiments si vite affichés ? Donc tout dépend du g o u v e r n e m e n t russe, ou plus exactement de l'action de Delcassé, l'ambassadeur de France, qui doit s'entretenir avec le président du Conseil Kokovtzeff. Or, là encore, l'imprévu surgit : l'attaché naval français contacté par de Racouza fait savoir que Delcassé refuse d'agir. N o u s verrons tout à l'heure p o u r q u o i 30 . Le Creusot décide alors d'agir directement : le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, Gaston D o u m e r g u e , est alerté et surtout la presse entre dans le jeu 31 . L'Écho de Paris publie dans son n u m é r o du 30 janvier u n e dépêche qui c o m m e n c e par cette phrase : « Le bruit court que les usines Poutiloff de SaintPétersbourg viennent d'être achetées par Krupp. Si le fait est exact, il provoquera une vive émotion en France. » 32 II ne reste plus q u ' à laisser agir l'opinion publique française. Désormais on ne peut plus en rester au stade des intérêts privés. La presse, les g o u v e r n e m e n t s , les opinions publiques sont alertés. D'une affaire financière, o n passe à u n e affaire politique. Laissera-t-on Krupp s'emparer de la plus grande usine d'arm e m e n t de notre grande alliée ? La c a m p a g n e de presse qui se développe en France p e n d a n t

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près d'un mois, les débats qui se déroulent à la D o u m a et surtout à la Chambre des Députés le 19 mars 1914 accentuent le caractère politique de l'affaire. Les interpellateurs français, socialistes, reprochent au g o u v e r n e m e n t français de soutenir « l'Internationale des canons » et de faire passer les intérêts de la France derrière ceux du Creusot. L a Chambre refuse de les suivre et sacrifie au culte de l'alliance, c o m m e il en a presque toujours été en pareil cas. Pour le président du Conseil, l'action du gouvernement a été en l'occurrence des plus simples et des plus nettes : il a avisé le g o u v e r n e m e n t russe du danger que faisait courir à l'alliance l'introduction de Krupp dans les usines Poutiloff. Ensuite le g o u v e r n e m e n t russe a agi. Sur le plan financier, le ministre des Finances français Caillaux a c o n v o q u é le directeur de la B U P et lui a demandé de trouver une solution rapide et positive au p r o b l è m e posé. Delcassé a donc vu K o k o v t z e f f qui a immédiatement conv o q u é D a v y d o f f , directeur de la Chancellerie du Crédit, négociateur de l'emprunt des chemins de fer en 1913, et « c o n s e i l l e r » de P o u t i l o f f ; le lendemain, le 28, Poutiloff et K o n , directeurs de la Russo-Asiatique, étaient à leur tour chapitrés. Du côté français, Villars, directeur de la B U P , a p r o m i s son concours mais a obtenu en échange la promesse du ministre des Finances que les nouvelles actions P o u t i l o f f auront l'accès à la cote de la Bourse de Paris, ainsi que celles des chantiers N e w s k y que l'on réorganisera ensuite. L e Syndicat français des A f f a i r e s russes ( B U P , Société générale de Belgique, T h a l m a n n & C i e ) réuni le 29 décide « devant les circonstances d'ordre supérieur » de faire un effort et d ' e n v o y e r aussitôt à Saint-Pétersbourg un administrateur de la B U P , L i o n , spécialiste des affaires russes. La presse peut alors se rassurer, tout finira bien ; les intérêts de l'alliance ont été sauvegardés. L a vérité est plus c o m p l e x e . P o u t i l o f f a bien écrit à Fournier (du Creusot) le télégramme du 28 après avoir vu K o k o v t z e f f 3 3 ; mais c'est le 27 au matin qu'il a lui-même proposé la solution française en cas de refus du g o u v e r n e m e n t russe de laisser s'accomplir la solution allemande ; le télégramme de Racouza daté de 27 à 12 h 20 en fait foi. Poutiloff n'a pas attendu l'intervention gouvernementale, il l'a appelée. De Racouza ajoute qu'il a agi dans ce sens sur la suggestion de D a v y d o f f . Quel est le rôle j o u é par ce dernier ? N o u s avons signalé le refus de Delcassé de recevoir de Racouza le 27 au matin. Or, L i o n , dans son premier télég r a m m e expédié le 3 février révèle les faits suivants :

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Kokovtzeff a sollicité Bénac, directeur de la Banque de Paris et Pays-Bas, d'intervenir pour remplacer la BUP et l'ambassade de France a cherché, en particulier l'attaché naval, à pousser les contacts avec Paribas. Dans un télégramme daté du 4 février, Lion revient à la charge : « Avons sentiment que tous ici à commencer par Ambassade de France cherchent à faire réaliser affaire par autre groupe que Parunion. » 34 Poutiloff lui-même et surtout Davydoff (qui a négocié avec Paribas l'emprunt des chemins de fer) ajoutent que la seule raison de l'intervention allemande réside dans la mauvaise volonté que montrait le groupe français de la BUP. Ainsi, ne chercheraiton pas tout simplement à évincer un groupe français au profit d'un autre ? Dans un télégramme du 5, Villars indique à Lion qu'il ne croit pas à des intrigues de Bénac ; celui-ci serait intervenu uniquement dans l'intérêt de l'emprunt. Lion maintient pourtant sa position dans un nouveau télégramme ; il précise même que, selon Fournier, Poutiloff a dit qu'il pouvait compter sur Paribas, et sur un autre groupe français mené par L. Dreyfus. Que penser de ces « intrigues » (le mot est de Lion lui-même) ? Poutiloff continue-t-il de manœuvrer, de bluffer pour éviter les conditions évidemment sévères que lui propose Lion ? Lion signale encore l'attitude équivoque de Verstraete, administrateur de la Russo-Asiatique, très lié à Paribas et à la Société Générale de Paris, ancien attaché commercial à l'ambassade de France et donc fort lié aux milieux diplomatiques français. Après la concurrence allemande, la BUP va-t-elle se heurter à la concurrence française ? En fait, à Paris, Villars a obtenu des assurances de neutralité du groupe Dreyfus et il semble que Paribas n'ait pas voulu engager le combat 3 5 . Le 6, Villars télégraphie qu'il ne croit pas à la concurrence. Il est vrai qu'il vient d'obtenir le concours de la Banque Nationale de Crédit, dirigée par Cochery, qui avait été évincée par Paribas de l'emprunt des chemins de fer, quelques semaines plus tôt. Poutiloff ne peut donc plus compter sur les dissensions françaises. Reste la menace allemande. Mais y a-t-il eu réelle menace ? Notons pour commencer que la firme Schneider n'avait pas réussi à éliminer totalement le groupe allemand Blom & Voss des chantiers navals Newsky le contrat du 9 mai 1913 prévoyait expressément que la Société Newsky aurait le droit de commander exclusivement aux firmes Blom & Voss el à Schneider. Ce partage n'avait pas entraîné de grands griefs de la part de Schneider ; de même il y avait des contrats techniques passés autrefois par Poutiloff et Krupp qui restaient

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en vigueur. En 1912, Schneider n'avait pas hésité à collaborer avec les usines autrichiennes Skodawerke pour une remise en état des sections d'artillerie ; ainsi, sur le plan technique, on était loin d'une collaboration strictement russo-française et personne n'avait vraiment protesté. Le plan financier était sans aucun doute plus grave. Mais la menace existait-elle ? L'analyse attentive de la situation et les offres théoriquement faites permettent d'en douter. Voici une usine dont le capital actions est de 27 millions de roubles et qui, au 31 décembre 1913, doit aux banques environ 13,8 millions de roubles et 3,5 millions à l'État. Sur ces avances des banques, le groupe russe de la Russo-Asiatique, de la Banque russe du Commerce et de l'Industrie, et de la Banque de Commerce privée participe pour 8,7 millions ; or, la Banque Russo-Asiatique, c'est Poutiloff lui-même ; Poutiloff soutient Poutiloff ; en banque, on appelle cela des signatures de complaisance. Devant un tel bilan, des banques allemandes comme la Darmstädter ou la Deutsche Bank 36 offriraient une majoration de 2 points par action pour créer des actions nouvelles, prendraient une commission de 7,5 roubles par action (jouissance de l'action en 1914) ou de 12,5 roubles (jouissance en 1915) ; pour un prix public de 125 roubles par action, l'action ressortirait à 112,5 pour les banques allemandes. Les affaires sont les affaires. Entrer dans une société chancelante présente des risques ; on ne les court pas pour si peu. Car comparons avec l'offre faite par la BUP lorsqu'elle décide, devant les circonstances d'ordre supérieur, d'apporter les capitaux demandés : les actions seront offertes à 1 15 roubles dont 12,5 roubles de commission pour jouissance en 1915 ; le prix effectif payé serait alors pour la banque de 102,5 roubles Dix points d'écart ! On comprend la hâte de Poutiloff à se créer une concurrence, même fictive, et les manoeuvres avec les banques françaises. Sans doute les banques allemandes pouvaient avoir intérêt à tenter un retour en force dans les usines d'armements russes, mais de là à faire d'aussi gros sacrifices, il y a une marge. Nous sommes en face d'une opération spéculative. Deux journaux français, Le Capital du 1 er février et l'Humanité du 31 janvier (le rapprochement de ces deux organes de presse ne manque pas de saveur !), donnent une conclusion identique qu'il nous faut bien admettre : les banques françaises ont eu la main forcée pour avancer de l'argent. Peut-être même les deux principaux intéressés français n'ont-ils pas eu entre eux une franchise totale ? Le Creusot a une position en flèche par rapport à la

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BUP. Il s en faut en effet que les deux « amis » soient toujours d'accord; le 25 février 1913, à propos de l'affaire Newsky, Lion écrivait à Darcy 38 : « Nous sommes toujours dans les mêmes dispositions au sujet de cette affaire et avons le désir de la réaliser comme le souhaite Le Creusot, mais nous ne pouvons nous borner à faire de la philanthropie, et il faut que nous en tirions un bénéfice appréciable. Or, nos amis marchent de l'avant, signent des contrats sans nous prévenir, soignent leurs intérêts mais ne se préoccupent guère des nôtres et nous demandent de prendre tous les riques. En outre, ils font un usage excessif du nom de la BUP. » Poutiloff, bien renseigné, a pu jouer de ces divergences. Cette attitude a d'ailleurs été payante. Lorsque Lion arrive à Saint-Pétersbourg le 3 février, il propose 15 millions d'actions nouvelles à 115 roubles, mais il ne demande plus que 10 roubles de commission ; il y ajoute des obligations 5,5 % amortissables en 35 ans pour 12 à 14 millions avec prix de 83 roubles aux banques pour un nominal de 100 roubles. (Les obligations sont moins dangereuses que l'augmentation de capital.) Poutiloff accepte le principe de l'opération, offre d'y participer pour moitié, mais juge les taux proposés beaucoup trop bas. Le lendemain, la menace d'une concurrence française étant agitée, comme nous l'avons vue, Lion fait de nouvelles concessions : le cours de l'action serait de 121,66 roubles avec jouissance au premier janvier 1914, moyennant 11 roubles de commissions, ce qui entraînerait pour les banques un prix réel de 110,66 (rappelons que, dans ce cas, les banques allemandes eussent payé 117,5). Les obligations seraient prises à 86. Poutiloff résiste encore et veut obtenir le rachat des chantiers navals Newsky par le groupe français, au moins pour moitié, pour consentir de nouveaux sacrifices. Alors on voit le ministre Kokovtzeff intervenir « énergiquement » pour rendre les banques russes plus conciliantes. Au terme de longs débats le 5 février on arrive à un accord de principe. Villars a accepté l'opération Newsky : les chantiers navals seront achetés pour moitié par le groupe français, moitié par le groupe russe pour une somme de 5 475 000 roubles (en novembre 1913 Terquem en estimait la valeur à environ 7 millions). Une commission sera payée à la banque en 5 ans, coût 1 million. Lion a admis d'élever le taux des obligations à 88,5, mais en échange les obligations seront libres à jamais de tous impôts, ceux-ci étant

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à la charge de la Société des Usines Poutiloff. Cette règle jouera aussi pour les actions nouvelles. Il ne reste plus qu'à fixer les commissions « spéciales » ; pour prix de son aide technique, Le Creusot recevra sur les commandes à venir 1 300 000 roubles payables en 5 ans ; la BUP recevra en tant que chef de file du groupe français 125 000 roubles pour sa responsabilité morale d'introduction à la cote de Paris et 75 000 roubles pour frais de publicité. Sur ces bases, l'accord définitif est signé le 12 février 1914. Le capital des usines Poutiloff est porté de 25 à 40 millions de roubles par émission de 150 000 actions nouvelles de 100 roubles émises au prix de 121,66 roubles jouissance 1914. Le groupement bancaire les achètera au prix de 110,66 roubles. Une nouvelle série d'obligations de 35 ans, d'un montant total de 13 millions de roubles (ou 34,5 millions de francs), à 5,5 9 6 , titres nets de tous impôts, sera émise sur le marché de Paris par la BUP. Pour un nominal de 500 francs, le groupement bancaire versera 442,5 francs et les revendra dans le public à environ 480 francs. Dernière clause essentielle, les statuts de la société seront modifiés pour permettre l'introduction d'éléments français dans le Conseil d'Administration, au moins 3 personnes sur 8. Dans les clauses annexes, on peut remarquer que le groupe français accepte d'avancer à nouveau 4 millions de roubles au taux de 6 % l'an et d'une commission trimestrielle de crédit de 1/4 96. Les avances antérieures seront remboursées sur le montant des nouvelles actions et obligations. Enfin un programme technique de réorganisation des usines, sous la direction de Schneider, complétait ces accords 39. Au début mars, à Paris un groupement français est constitué pour garantir le placement des actions et obligations ; il prendra 55 96 de l'ensemble, avec la répartition suivante : BUP : 4,5 9 6 , Société Générale de Belgique.· 4,5 9 6 , Schneider: 31 96 , Thalmann & Cie : 5,25 9 6 , Banque Nationale de Crédit : 25 9 6 . La Banque française de Commerce et d'Industrie a refusé d'y prendre part, mais 7 96 de la participation a été rétrocédé à des banques françaises (Paribas : 2 9 6 , Société Générale : 2,5 9 6 ) et à des banques autrichiennes (2,5 9 6 ) . Ce dernier fait ne paraît pas émouvoir le patriotisme des intéressés. Les Russes gardent 45 96 de l'émission 40. Tout ceci allait être sans objet. En effet, un délai de 6 mois avait été prévu pour réaliser l'opération, car il fallait obtenir les autorisations gouvernementales ; on avait tardé du côté français à lancer l'émission devant un marché parisien étroit

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Giraull:

A propos

des

usines

Poutiloff

267

(élections législatives d'avril-mai 1914). En juin-juillet 1914, on pensait enfin pouvoir réaliser ; la conjoncture internationale devait annuler définitivement l'augmentation de capital. Contrainte de survivre à coups d'emprunts bancaires, d'avances de l'État, la Société Poutiloff, toujours mal gérée, devait connaître en 1916 une semi-déconfiture lorsque l'État tsariste en prenait la direction et la charge. Pourtant elle ne cessait de produire davantage, d'augmenter son personnel en nombre. La Révolution d'octobre 1917 allait aboutir à la nationalisation pure et simple le 11 janvier 1918. On serait tenté de conclure, beaucoup de bruit pour rien. Pourtant l'exemple nous a paru intéressant à analyser, car les conclusions que l'on peut en tirer, permettent de poser quelques remarques d'ordre général. Une importante société russe d'armement en difficultés financières, bien que déjà liée à un groupe français, n'a pas hésité à jouer de la menace d'une aide allemande quelques mois avant la guerre de 1914, pour forcer les Français à la soutenir. Mais il a suffi que le gouvernement français mis au courant intervienne, pour que le gouvernement russe, averti, interdise l'apport de capitaux allemands. L'Alliance franco-russe a servi les intérêts économiques français, mais au-dessus des rivalités financières, les rivalités politiques restent essentielles, primordiales. On se détermine à cause d'elles. Cette vision simple est-elle suffisante ? La connaissance précise des aspects financiers et politiques de l'affaire permet de situer la part du diplomate et celle du banquier. Or, la part du banquier est primordiale : le diplomate est ici utilisé, manié par l'homme de la finance. Poutiloff a feint d'accepter du côté allemand ce que l'on tardait à lui accorder du côté français, prêt à tirer parti de ce que l'on peut appeler un chantage à l'alliance. Que les représentants du Creusot aient ensuite utilisé l'opinion publique, facilement enflammée, pour imposer au gouvernement français une action diplomatique ne fait pas de doute non plus ; mais cette action a peut-être eu pour but de forcer la main au prêteur de fonds, la Banque de l'Union parisienne. Car en cas d'apport allemand, Poutiloff aurait-il pu imposer ses vues à l'assemblée générale des actionnaires ? Il n'y avait plus la majorité. En mars 1914, lorsque se tient l'Assemblée générale extraordinaire de la Société Poutiloff, le groupe BUP-Schneider totalise 19 000 actions sur les 32 000 représentées. Il paraît vraiment difficile de croire que dans ces conditions Krupp et les firmes allemandes aient eu la possibi-

268

Pays européens en voie de

développement

lité de s'emparer des usines P o u t i l o f f 4 1 . Les rapports politiques entre la France et la Russie ont été utilisés par les participants pour m a n œ u v r e r avec plus ou moins d'audace, ils n'ont pas m o d i f i é un contexte économique et financier préexistant. La place de Berlin aurait-elle absorbé ce nouveau placement, ou bien les banques allemandes se seraient-elles débarrassées de leurs actions sur le marché de Paris c o m m e le faisait remarquer un diplomate français ? L e taux de l'escompte r e m o n t é à environ 5 % à Berlin vers 1913 laissait aux capitaux allemands des emplois intérieurs plus rémunérateurs que pour les capitaux de Paris où le taux de l'escompte ne s'élevait guère au-dessus de 3 % . L'exportation des capitaux obéit à quelques principes simples, dont celui, essentiel, du rendement. Ceci nous conduit à poser le p r o b l è m e plus général des rapports financiers entre les nations et leurs influences sur les faits diplomatiques et politiques. La vision politique a sans aucun doute sa valeur propre ; nul ne peut jouer contre un sentiment nationaliste vite exacerbé par la presse ; il paraît m ê m e mener le jeu. Pourtant la politique ne m o d i f i e pas les solides données financières. P o u t i l o f f a pu gagner quelques points sur l ' o f f r e faite primitivement par le groupe français sur le cours des actions, il reste qu'il ne pouvait échapper à l'emprise de ce groupe. A i n s i , à propos de tel ou tel é v é n e m e n t précis de l'histoire financière internationale, il y aurait intérêt à p o u v o i r d'abord préciser les conditions profondes des rapports existants ; cellesci sont, d'une part, les conditions conjoncturelles générales, mais aussi, d'autre part, les forces structurelles des deux parties en présence : si d'un côté le loyer de l'argent est plus élevé à Saint-Pétersbourg qu'à Paris, ce qui pousse les capitalistes français à investir plutôt à l'extérieur, de l'autre, le capitalisme encore mal assuré de la Russie, en pleine période de jeunesse et donc d'excès spéculatifs, est une proie facile pour le financier dont le passé est fait de risques mais aussi d'expériences. N o u s avons dit combien les diplomates apparaissent gens de l'instantané ; on se précipite à l'ambassade deux heures avant la réunion du Conseil d'administration ; il faut agir, vite, vite. On en appelle au président du Conseil, au ministre des Finances par téléphone ; il faut agir, vite, vite. E n fait, ce m o m e n t décisif n'est que la résultante d'un long travail de financiers, de banquiers ; la toile d'araignée a été tissée, le m o u c h e r o n qui s'y débat ne la forcera pas. Tenter de comprendre l'événement dans l'histoire

financière

R.

Girault

: A propos

des

usines

269

Poutiloff

internationale, c'est se placer dans une chaîne continue de faits, d'actions: Poutiloff, en janvier 1914, n'est pas le directeur de la plus grande usine d'armement russe, participant à l'effort de réarmement de l'allié de la France, c'est un spéculateur audacieux, dont la banque ne couvre plus le désordre technique de ses usines et qui depuis trois ans se débat dans des difficultés inextricables. Il est tenu peu à peu par ses créanciers. En participant surtout après 1909 au développement bancaire russe, les financiers français s'étaient mis à l'abri des manœuvres d'un homme d'affaires imaginatif, prêt à tirer le plus grand parti de l'alliance franco-russe. Pour conclure indiquons quelques méthodes qui nous paraissent utiles à suivre dans une telle étude : I o Par une analyse de la documentation financière, tenter de juger de la valeur réelle d'une affaire ; par ce moyen, on parviendra à comprendre les idées que pouvaient avoir les financiers ; sans doute ceux-ci ont une certaine liberté d'action, ce qui constitue en définitive le risque bancaire avec possibilité de profit ou de perte ; mais l'historien doit tenter d'abord de faire ce qu'un banquier aussi avisé que le fondateur du Crédit Lyonnais, Henri Germain, demandait à son service des Études financières avant de décider : l'étude de la situation technique et financière de l'opération envisagée ; 2° Se préoccuper ensuite du contexte économique général, période de hausse ou période de baisse des prix, valeur du taux d'escompte, force des investissements possibles, en somme la conjoncture qui détermine les décisions des financiers ; 3° Enfin, par une analyse aussi précise que possible des conditions de la négociation ultime et des résultats obtenus, on pourra juger de la part réelle des influences politiques et des influences financières ; en effet, si, dans le cas des usines Poutiloff, il apparaît que les conditions financières ont joué un rôle décisif, il serait dangereux à partir d'un exemple particulier de conclure à la vérité de telle ou telle loi générale. Retenons simplement que les relations franco-russes, tant financières que diplomatiques, n'étaient pas aussi simples et franches qu'on le pensait dans les milieux populaires et que les investissements en Russie n'étaient pas ces placements de père de famille chers aux rentiers français de la Belle Époque.

Notes 1.

Sur ce point voir l'ouvrage de P. R E N O U V I N et J . - B . l'histoire des relations internationales, Paris, 1964.

DUROSELLE,

Introduction

à

270

Pays européens

en voie de

développement

2. Série normale de la Correspondance diplomatique et archives de l'ambassade française à Saint-Pétersbourg réintégrées en France après la Révolution de 1917. 3. Mouvement des Fonds, série F30, 342 (dossier Poutiloff). 4. Qu'il nous soit permis ici de remercier très vivement la direction de ces deux banques, sans lesquelles ce travail n'aurait pu avoir lieu. 5. Lettre du 11 mai 1914; archives réintégrées de Pétrograd, t. II. 6. P. RENOUVIN dans le t. V I (p. 346) de l'Histoire des relations internationales cite ce fait comme un exemple des interventions gouvernementales dans les relations financières internationales. 7. On consultera avec profit sur ce point de l'article de SAPILLO, Inostrannyj Kapital i voennomorskaja programma Rossii nakanune pervoj mirovoj vojny (Le capital étranger et le programme russe de marine de guerre à la veille de la première guerre mondiale), dans Istoriceskie Zapiski, n° 69 (1961). 8. Consulter sur l'histoire de cette firme, MITEI.MAN, B. GI.EBOV, A . UIJANSKIJ, Istorija Putilovskogo zavoda, 1939. On trouvera un résumé commode dans R. PORTAL, La Russie industrielle de 1880 à 1914, Paris, 1960, t. II, p. 93-95. 9. Cf. le croquis p. 253. 10. Nous avons conservé l'orthographe des noms russes telle qu'elle apparaissait dans les documents du temps, afin de faciliter la lecture des documents cités. Notons que les trois banques citées étaient les trois principales banques de la place de SaintPétersbourg. Sur ce point, consulter V.l. BOVIKIN, Banki i voennaja promyslennost'Rossii nakanune pervoj mirovoj vojny (Les banques et l'industrie de guerre de la Russie à la veille de la première guerre mondiale), dans Istoriceskie Zapiski, n° 64 (1959). Sur les banques, voir GINDIN (Les banques commerciales en Russie) (en russe). 11. Chiffres tirés d'une étude technique faite par un ingénieur en mission du Crédit Lyonnais, Blanc, datée de mars 1914 (archives Crédit Lyonnais). 12. Résultats donnés par le Pravlenie

dans une étude de 1916 (archives BUP).

13. Tous ces éléments sont tirés d'études faites par les banques françaises (archives BUP). 14. 4 millions de roubles en 1911, 9 millions en 1912. 15. L'opération avait été engagée en mars 1912 par le Syndicat des affaires russes, groupe réunissant autour de la BUP, la Société générale de Belgique, les maisons Thalmann de Paris et Hirsch de Londres, celle-ci bientôt relayée par Gunzbourg de Paris. Sur cet aspect consulter BOVIKIN, Istoriceskie Zapiski, n° 64, art. cit. Texte de l'accord dans Material? po istorii SSSR tome V I . Dokumenty po istorii monopolisticeskogo kapitalizma ν Rossii. 16. On consultera avec profit sur cet aspect international de la réorganisation navale russe. SACM.I.O, Istoriceskie Zapiski, n° 69, art. cit. ; celui-ci montre à quel prix Blom & Voss avait accepté d'être désintéressé de l'affaire (au moins 100 000 roubles). 17. Ils sont tous deux membres des Sociétés « soutenues » par la BUP et Schneider : Société russe de Fabrications de projectiles. Société Russo-Baltique de Constructions navales (à Reval). Société Baranowsky. Spahn est lié aussi à Huta-Bankowa, en Pologne, firme dirigée par Chanove, administrateur du Crédit Lyonnais. 18. Rapport du 30 octobre 1913. Strictement confidentiel. Archives BUP Affaires russes, dossier 256. Le directeur de la Banque, Villars, ne manque pas de cocher en marge ce passage. 19. Archives du Crédit Lyonnais, Études financières, dossier Poutiloff. 20. Archives de la Banque de l'Union parisienne, affaires russes, dossier 256 (lettre personnelle manuscrite). 21. Les confidences faites à l'ambassadeur Paléologue en 1916 sur l'avenir politique de la Russie, l'absence d'une vraie classe moyenne et les possibilités révolutionnaires

R.

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33.

34. 35. 36. 37.

38. 39. 40. 41.

Giraull

: A propos

des

usines

Poutiloff

271

sont remarquables d'anticipation. Voir : P A L É O I O G U E , La Russie des tsars pendant la Grande Guerre, t. II. Consulter sur ce point l'article déjà cité de B O V I K I N , Istoriceskie Zapiski, n° 6 4 . Sur cet emprunt voir Archives du Mouvement des Fonds, série F30, 331. Ce sont les termes utilisés par le représentant du Creusot à Saint-Pétersbourg, Fournies dans une lettre à sa direction (Archives BUP, affaires russes, dossier 256). Archives de la BUP, affaires russes, dossier 256. B O V I K I N (art. cit.) insiste justement sur ces rivalités entre les grandes banques russes et leurs efforts soutenus par l'étranger pour s'assurer le monopole des industries d'armement. Tous les télégrammes cités sont rédigés en code. Archives BUP, dossier 256. Le syndicat métallurgique Prodameta à dominante française (Darcy en est le président) est alors violemment pris à partie par les journaux nationalistes et la Douma d'Empire sous l'influence des députés agrariens s'efforce d'en obtenir l'interdiction. Cf. G E F T E R , Bo'rba vokrug sozdanija metallurgiceskogo tresta Ν Rossii ν nacale XXgo veka (La lutte autour de la création du trust métallurgique en Russie au début du xx® siècle), dans Istoriceskie Zapiski, n° 47. L'ensemble des télégrammes cités, transmis pour avis de la firme Schneider à la BUP, se trouve dans les archives de cette banque, dossier 181. Au cours d'un débat à la Chambre des Députés sur ce sujet, l'interpellateur Albert Thomas accuse Delcassé d'inertie. En fait, Delcassé sait qu'il va quitter son poste (il présente ses lettres de rappel le 29 janvier). Coïncidence ? On trouve des dossiers de presse bien fournis aussi bien dans les archives bancaires consultées que dans les archives du Mouvement des Fonds (série F30, 342). Sur ce rôle de la presse, cf. la lettre de Raffalovitch, attaché financier de l'ambassade russe à Paris, à Kokovtzeff le 26 avril 1913 : « Les marchands d'armes, de plaques de blindage, de munitions ont recours à un procédé indirect, à l'action sur l'opinion publique par l'intermédiaire de la presse ; ils possèdent des journaux, ils en achètent, ils acquièrent des plumes, et les journalistes qui jouent de la note patriotique, qui exaltent les préparatifs militaires des voisins, qui parlent de la menace allemande ou française se croient des héros. » Cité par C. de G R U N W A L D dans Les alliances franco-russes, Paris, 1965. Dans ce télégramme, Poutiloff annonce qu'il a accepté l'option proposée par la Banque privée de Saint-Pétersbourg, sous réserve de l'approbation du gouvernement russe, sachant que celle-ci serait refusée. Nous utilisons ici les abréviation courantes dans les milieux financiers : Paribas pour Banque de Paris et Pays-Bas, Parunion pour la BUP. Les deux banques d'affaires sont alors liées pour des opérations en République argentine. Les services d'études des banques allemandes sont proverbialement connus pour l'excellence de leur information ; les banques allemandes ne vont pas à l'aveugle. Ces chiffres sont tirés de la correspondance échangée entre Lion et Villars d'une part, du procès-verbal de la réunion du Syndicat des Affaires russes tenu le 29 janvier 1914. Archives BUP, lettre personnelle de Lion, dossier 264. Le texte complet des accords est aux archives de la BUP, dossier 227. Les négociations pour la constitution de ce groupement sont dans les archives de la BUP, dossier 351. L'ambassadeur à Londres J. Cambon. dans un rapport du 30 janvier 1914, sans doute bien renseigné par les concurrents anglais, ne conclut-il pas avec philosophie que tout ceci a été manigancé par les Russes pour obtenir plus facilement des capitaux français. Archives réintégrées de Pétrograd, t. II.

PIERRE MILZA Les relations financières franco-italiennes pendant le premier conflit mondial * Lorsque éclate la Première Guerre mondiale, l'Italie se trouve financièrement plus proche de l'Allemagne que de la France et de ses alliés. Le terrain perdu sur le marché financier italien par les capitalistes français, au cours des quinze années de brouille qui ont suivi l'entrée de l'Italie dans la Triple Alliance, n'a été que très partiellement reconquis après 1896 et les progrès réalisés à partir de cette date n'ont pas suffi à éliminer l'influence prépondérante de la finance allemande dans la péninsule. L'action du gouvernement français, et celle des milieux capitalistes qu'il utilise ou dont il sert les intérêts, va précisément viser pendant les quatre années que dure le conflit mondial à réaliser cette élimination. Dans u n premier temps, qui va j u s q u ' à l'entrée de l'Italie dans la guerre, le but poursuivi est principalement politique. Il s'agit de donner une base financière à l'interventionnisme et de contrebalancer les tendances neutralistes qui prennent appui sur certains milieux économiques favorables à l'Allemagne. Après mai 1915, les choses deviennent plus claires pour les financiers français. La r u p t u r e avec les Puissances centrales laisse u n grand vide sur le m a r c h é financier italien. Ce vide, certains capitalistes français, et avec eux le gouvernement de la République, voudraient s'efforcer de le combler. Le t h è m e « remplaçons-les », qui caractérise l'attitude de la France dans le domaine commercial, a sa réplique financière. Autrement dit, à la faveur de la guerre, les capitaux français tentent de pénétrer plus étroitement la vie économique de la péninsule. N o n sans des arrières-pensées qui permettent parfois de qualifier leur attitude d'impérialiste. Or cette tentative ne donne que des résultats médiocres, et ceci pour deux raisons. La première est liée à la timidité des entreprises françaises, absorbées il est vrai par les nécessités de la mobilisation économique. La seconde tient à la résistance qui a été exercée par le jeune capitalisme italien et par un gouv e r n e m e n t qui a eu le souci de n e pas troquer une dépendance p o u r u n e autre. * Contribution au Colloque franco-italien d'histoire, Grenoble, septembre 1973. Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.

P. Milza : Les relations financières franco-italiennes en 1914/18

273

1. L'état des relations financières franco-italiennes à la veille du premier conflit mondial Deux part, dette part,

problèmes doivent être considérés séparément. D'une celui des finances publiques qui intéresse la part de la italienne contrôlée par la finance française et, d'autre celui des investissements et des banques.

1. Les

finances

publiques

Les paiements effectués par l'Italie au titre de la dette publique extérieure ont suivi depuis 1900 une évolution qui apparaît dans le tableau suivant :

Exercices

Ensemble des paiements faits à l'étranger (en lires)

Paiements faits en France (en lires)

1899-1900

83 116 284,98

48 424 580,04

1900-1901

75 913 689,00

44 510 417,66

1901-1902

70 093 202,06

42 388 696,90

1902-1903

54 076 003,81

34 770 204,84

1903-1904

43 224 443,04

26 675 688,09

1904-1905

41 442 577,00

22 338 049,33

1905-1906

36 306 857,43

23 694 410,65

1906-1907 *

30 137 292,68

17 573 791,27

1907-1908

27 654 879,59

17 598 955,90

1908-1909

28 074 020,93

17 841 619,61

1909-1910

30 329 684,43

22 301 191,91

1910-1911

39 687 714,71

28 548 559,37

Source: Le Rentier, 17 septembre 1912. * Emprunt de conversion.

274

Pays européens

en voie de

développement

En 1911-1912 la France reçoit 32 millions de lires environ sur un total de près de 43 millions de lires payés à l'étranger ' et en 1913-1914 sur un total à peu près inchangé, la part de la France dépasse les 40 millions de lires 2. Ces chiffres appellent deux séries de remarques. On constate, en premier lieu, une prédominance absolue de la finance française dans les paiements étrangers de l'Italie. Pendant la période qui nous intéresse, la part de la rente italienne placée à l'étranger et détenue par des financiers ou par des épargnants français oscille entre 60 et 90 % du total. La statistique de 1911 -1912 3 permet de comparer avec les autres pays. Sur un total de 42 984 261 lires représentant l'ensemble des paiements faits à l'étranger par le service de la Dette publique (correspondant à un capital d'environ 850 millions), la France détient, rappelons-le, un peu moins de 32 millions de lires, alors que les paiements effectués auprès des banques anglaises et allemandes sont respectivement de 6 à 3 millions de lires et que tous les autres créanciers réunis ne reçoivent que 2 millions de lires. A noter que ce sont les Rothschild de Paris qui contrôlent la majeure partie des créances françaises. Ils reçoivent à eux seuls 25 275 000 lires, soit 80 % des paiements effectués en France, tandis que le Crédit Industriel et Commercial reçoit 2 145 000 lires, le Crédit Lyonnais 1 605 000 lires, la Société Générale 1 125 000 lires, Paribas 1 123 000 lires. Ce n'est pas là un fait nouveau,' l'hégémonie exercée par la banque Rothschild sur les emprunts publics italiens étant très antérieure à l'Unité du Royaume. Cependant, si elle se maintient ou si même elle s'accroît en pourcentage, la part de la France diminue très sensiblement en valeur absolue. Pour la simple raison que depuis la fin du xix e siècle la rente italienne est en grande partie rentrée en Italie. Ceci apparaît nettement lorsqu'on compare les chiffres des paiements effectués entre 1911 et le premier conflit mondial avec ceux du début des années quatre-vingt-dix. En 18921893, le total des sommes versées par l'Italie dépassait 162 millions de lires sur lesquels 95 millions allaient à la France 4. A cette date, l'Italie payait encore à l'étranger près de la moitié de sa rente alors qu'elle n'en paie plus que 11,80 96 en 19091910 5. Certes les dépenses de la guerre de Libye contraignentelles le gouvernement italien à accroître temporairement sa dette extérieure, mais cela ne modifie que pour peu de temps la tendance à l'extinction qui est très nette depuis le début du siècle. Ce qui se traduit par une dépendance de moins en

P. Milza : Les relations financières franco-italiennes en 1914/18

275

moins forte des finances publiques de la péninsule vis-à-vis des pays prêteurs, c'est-à-dire en premier lieu de la France. 2. Les investissements

privés

L'hégémonie exercée par le capital français sur les valeurs publiques italiennes placées à l'étranger est loin d'avoir sa réplique dans le domaine des investissements privés. Notons tout d'abord qu'en 1909 l'ensemble des capitaux français investis en Italie était évalué à moins de 2 milliards de francs, soit environ 5 % des capitaux placés à l'étranger. Sur ces 2 milliards de francs, 10 % environ sont constitués par des investissements privés. L'Italie ne venait ainsi qu'en cinquième position après la Russie (28 96 des investissements extérieurs de la France), l'Espagne (12 96), la Turquie (9 96) et l'Égype (5,7 96 ) 6. Situation fondamentalement différente de celle qu'avaient connue les deux pays pendant les deux premiers tiers du xix c siècle et notamment au cours des années 18581870. A cette époque, en effet, les capitaux placés en Italie représentaient près de 30 96 des investissements français à l'étranger 7. Les causes de cette évolution sont bien connues. Outre la timidité relative des investisseurs français, le choix d'orientations nouvelles liées à des questions politiques (alliance franco-russe, rupture franco-italienne consécutive à la conclusion de la Triplice) et l'intervention croissante du capital national dans le développement économique de l'Italie. Ce dernier phénomène n'a pas empêché d'autres pays d'investir puissamment en Italie, à commencer par l'Allemagne qui, après 1887, a occupé dans ce domaine la place laissé vacante par la finance française. Quells sont dans ce contexte général les positions tenues par les capitaux français investis en Italie dans le secteur privé ? Le secteur dans lequel l'influence du capital français s'exerce le plus largement est celui des services. Cependant le rachat par l'État italien des grandes compagnies ferroviaires et la prise en main par de nombreuses municipalités des services publics urbains ont fortement restreint son action de même que le développement d'industries nouvelles, telles que l'électricité, que dominent les capitaux allemands. Il reste qu'à la veille du premier conflit mondial les intérêts français sont encore largement représentés dans l'industrie du gaz d'éclairage (à Naples, Venise, Turin, Gênes, etc.), dans la distribution des eaux (à Naples) et dans le secteur des transports d'intérêt local, qu'il s'agisse des tramways urbains (où la concurrence belge

276

Pays européens

en voie de

développement

est très forte) ou des voies ferrées secondaires du Mezzogiorno. Dans le domaine industriel, l'implantation du capital français a été des plus modestes. Au moment où s'est opéré le décollage industriel de l'Italie, c'est-à-dire dans les deux dernières décennies du xix e siècle, l'altération des rapports politiques et commerciaux entre les deux pays a pratiquement stoppé les investissements français dans la péninsule au moment où s'ouvraient à eux d'autres champs d'activité (la Russie, l'empire ottoman, l'Égype, sans parler des possessions coloniales). Ce sont des capitaux allemands et britanniques qui ont assuré la relève, mais surtout ce sont des capitaux nationaux qui ont présidé au développement de la grande industrie italienne. En 1914, celle-ci se trouve donc à peu près complètement en dehors de la sphère d'influence des intérêts français. Il y a bien eu, au début du xx e siècle, quelques tentatives timides dans le domaine des charbonnages 8 mais elles ont été vide abandonnées. Dans le secteur de la sidérurgie, Le Creusot a contribué à l'installation de l'usine de Terni et entretient des relations étroites avec la société Ansaldo de Gênes, mais il n'y a pas eu dans les deux cas de prise de participation financière. La seule exception à cette grande absence des capitaux français est l'entreprise de Piombino 9, où ils font une entrée massive en 1909, l'augmentation du capital, qui passe de 14 à plus de 22 millions, s'étant opérée avec l'aide de la Société Générale et de la Société Marseillaise de Crédit l0 . En 1913, c'est la Banque de Paris et des Pays-Bas qui intervient dans une nouvelle augmentation du capital. A cette date il est impossible de dire quelle est exactement la part des capitaux français dans l'entreprise, mais il semble bien qu'elle ait été assez forte. En tout cas, c'est la seule société sidérurgique qui avant la première guerre mondiale ait comporté des capitaux français ' 1 . Sur le plan bancaire les intérêts français ne sont pas négligeables mais sont loin de pouvoir rivaliser avec ceux que la finance allemande a réussi à grouper autour de la puissante Banca Commerciale Italiana l2 . Ils sont présents dans quatre entreprises principales. 1. La Banque Commerciale elle-même. Depuis 1899 le groupe Paribas est intervenu à plusieurs reprises dans les augmentations de capital qui se sont succédées jusqu'à la veille du premier conflit mondial et à partir de 1905 il a été suivi dans cette voie par la Société Générale 13. On sait que la BCI avait été fondée à Milan en 1894 avec un capital initial de 20 millions

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de lires, contrôlé à 75 % par des banquiers allemands. En 1914, le capital social est passé à 156 millions de lires et la Banque Commerciale est devenue la première banque d'affaires italienne. Or à cette date les porteurs français ont six fois plus d'actions que les Allemands. En effet, sur un total de 3 12 000 actions, les Allemands n'en possèdent que 7 411, alors que les Français disposent de 42 922 titres, les Suisses de 64 907 et les Italiens de 195 544 l4 . Mais les transformations dans la répartition du capital actionnaire ne se sont pas accompagnées d'une nouvelle distribution du pouvoir dans la banque. Tandis que les actions détenues par les Allemands se trouvent concentrées entre les banquiers fondateurs, les actions italiennes, françaises ou suisses sont disséminées entre de très nombreux porteurs. Cela a permis à la finance germanique de maintenir son emprise sur le conseil d'administration de la BCI. A la veille de la guerre, il y a onze administrateurs de nationalité allemande qui exercent une grande influence sur les dix-sept administrateurs italiens (parmi ces derniers plusieurs sont des Allemands récemment naturalisés), les intérêts français n'étant représentés que par quatre sièges, et les actionnaires suisses par trois administrateurs seulement. Quoi qu'il en soit, l'influence française n'est pas nulle à la BCI. On peut même dire que depuis 1905 elle est en progression constante. Au point qu'un courant d'affaires a commencé à s'établir à partir du réseau d'intérêts qui s'est constitué entre la banque italienne et les deux établissements français détenteurs d'actions de la Banca Commerciale l5 . 2. Le Credito Italiano est dans une situation analogue à l'égard des capitaux français. Ceux-ci y sont représentés mais sont loin d'y être majoritaires. Associé à deux banques belges, le Comptoir National d'Escompte de Paris est entré dans l'affaire en 1899 à la suite d'une augmentation de capital l6 . Il y est rejoint en 1907 par deux autres banques françaises, la Banque de l'Union Parisienne et la Banque Française pour le Commerce et l'Industrie l7 . Dans l'état actuel des sources, il n'est pas possible de mesurer quelle était exactement la part du capital français dans le Credito Italiano. Sans doute était-elle assez importante. 3. Avec la Società Bancaria, nous sommes en présence d'une entreprise qui est davantage soumise au contrôle du capital français. Après la Société Générale 18 et le Crédit Mobilier Français qui se sont l'un et l'autre retirés de l'affaire, c'est le

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groupe Louis Dreyfus qui y prend pied en 1912. Il y acquiert très vite une position dominante, faisant entrer six administrateurs français dans un conseil d'administration de dix-neuf membres, les autres étant tous de nationalité italienne, et faisant nommer l'un de ses directeurs administrateur-délégué de la Bancaria 20. D'où la réputation de « banque française » qui ne tarde pas à s'attacher à la Société Bancaire. 4. Il en est de même pour la Société Italienne de Crédit Provincial, née en 1913 d'une alliance entre le Crédit Français (Groupe Loste) et deux banques italiennes, la Banca di Busto Arsizio et la Banque de Vérone 21. C'est cette entreprise, dans laquelle entrèrent trois administrateurs français, qui devait prendre en main les travaux de construction de la ligne de chemin de fer direttissima Bologne-Florence. Au total, on le voit, les investissements français dans les entreprises privées de la péninsule demeurent assez modestes à la veille de la guerre. Et ceci malgré le rapprochement politique et commercial qui a commencé en 1896. Dans ce domaine, comme dans celui des échanges, les positions perdues au cours des quinze années de tension franco-italienne n'ont pas été reconquises.

2. Les débuts du conflit (août 1914-fin 1915) L'entrée de l'Italie dans la guerre aux côtés des puissances de l'Entente est le résultat d'une décision politique, prise par une équipe extrêmement restreinte et dans laquelle les considérations économiques et financières n'ont joué, semble-t-il, qu'un rôle secondaire. La situation que nous venons de décrire est à cet égard tout à fait significative. En 1914, sauf en ce qui concerne la dette extérieure — mais nous avons vu qu'elle était alors en voie d'extinction et nous savons qu'elle n'avait jamais été un moyen suffisant pour contraindre l'Italie à renoncer à ses alliances 22 — le jeune royaume italien se trouve davantage entraîné dans l'orbite économique de l'Allemagne que dans celle de la Triple Entente. Sans doute depuis les toutes premières années du xx e siècle, et de façon plus manifeste encore depuis 1911-1912, la finance française a-telle commencé à rompre avec une timidité constamment dénoncée par les diplomates. L'influence des intérêts bancaires français s'est élargie aux dépens de ceux de l'Allemagne, mais

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sans parvenir, et de loin, à leur faire équilibre. Les quelques mois qui s'écoulent entre les débuts de la guerre européenne et l'intervention italienne ne suffisent pas à modifier une situation acquise de longue date. Mais cela n'empêche pas la France d'engager, dès l'automne 1914, une offensive financière de grand style, destinée à appuyer son action politique et à assurer à moyen terme le relais de la finance allemande. / . Les

finances

publiques

Les documents des Finances 23 et des Affaires étrangères 24 sont trop avares de renseignements pour cette période pour que l'on puisse dresser un bilan de l'évolution de la dette extérieure italienne à l'égard de la France. Tout au plus peut-on en tirer deux conclusions provisoires, qu'une étude approfondie de la presse financière devrait étayer davantage. 1. D'une part on constate que les emprunts émis par le gouvernement italien depuis le début du conflit mondial sont placés sur le seul marché intérieur et sont, jusqu'au début de 1917 au moins, entièrement souscrits par l'épargne nationale 25. Aucune banque française, y compris la maison Rothschild de Paris, ne participe à l'opération, ce qui est bien compréhensible si l'on songe aux besoins propres de la France en guerre. 2. Par contre, on peut remarquer que les titres de la rente italienne détenus par des porteurs français et cotés à la Bourse de Paris ne subissent au début du conflit qu'une baisse légère et ne tardent pas à se stabiliser à un taux relativement élevé 26. Il y a donc en ce domaine stabilité et maintien des positions acquises. Sans que cela ait d'ailleurs joué u n rôle quelconque dans l'évolution des rapports franco-italiens. A aucun moment la question de la dette extérieure et d'une éventuelle admission à la cote de nouvelles valeurs italiennes n'a servi de moyen de pression à la France dans les négociations qui aboutiront au Traité de Londres. 2. Les

banques

C'est dans le domaine des finances privées que l'action de la France a été la plus spectaculaire. Ce qui ne signifie pas que les gouvernements en aient été tenus à l'écart, bien au contraire. Ils soutiennent et souvent ils suscitent les initiatives des banquiers et des hommes d'affaires. Leur objectif étant d'appuyer une action politique qui depuis la fin de 1914 semble bien

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engagée. Ceci est important. Seul un très petit nombre d'hommes ont cru, tant au Quai d'Orsay que dans les milieux économiques, qu'une offensive financière bien menée pourrait suffire à entraîner l'Italie dans le camp des alliés. Pour les autres, et ce sont eux qui détiennent en général les leviers de commande, l'action économique ne représente qu'un moyen privilégié, un ciment destiné à soutenir et à renforcer l'œuvre des hommes politiques et des diplomates. Tel est pour eux le sens des deux tentatives qui sont faites en 1914-1915, la première pour créer un puissant groupe bancaire contrôlé par les intérêts français et rival de la Banca Commerciale que l'on considère toujours en France comme une « banque allemande », la seconde pour investir la BCI elle-même et pour la détacher de l'influence germanique, elle et tout le réseau d'affaires et d'industries qui dépend d'elle. La première opération s'amorce dès l'automne 1914 27. Il s'agit au départ d'une initiative privée. Les dirigeants des deux banques italiennes placées dans la mouvance du capital français, la Società Bancaria et le Credito Provinciale, engagent alors des négociations en vue d'une fusion. Laissés à leurs seules forces, ces deux établissements sont en effet incapables de rivaliser avec la puissante BCI et de créer un courant d'affaires dirigé vers la France. D'où l'idée de grouper leurs intérêts pour mettre en place une grande banque d'affaires de gabarit international. Très vite le projet va trouver un écho favorable auprès des deux gouvernements intéressés. Celui de Rome tout d'abord qui voit dans la formation de la nouvelle banque un moyen de lutter contre l'hégémonie exercée par la BCI sur la vie économique et, dans une certaine mesure, politique de l'Italie. Les liens, réels sans doute mais très grossis par la presse interventionniste, entre Giolitti et les hommes de la Banca Commerciale 28, ne peuvent qu'inciter Salandra à soutenir une entreprise susceptible de concurrencer la forteresse financière sur laquelle peut s'appuyer le « parti neutraliste » dont son rival est le porte-drapeau. Surtout s'il peut exercer quelque influence sur le nouvel établissement. Or celui-ci a tout à attendre de la bonne volonté du gouvernement italien. En principe une loi prévoyait que les fusions de sociétés par actions fussent soumises à l'autorisation du Parlement, ceci à la suite de formalités nombreuses. La clientèle giolitienne étant majoritaire à la Chambre, l'affaire pouvait donner lieu à des difficultés. Pour les éviter, le gouvernement fit voter une nouvelle loi, simplifiant la procédure, non sans résistances de la part des parlementaires liés à la BCI 2 9 .

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La fusion fut de ce fait facilitée. De son côté, le gouvernement français se montre tout de suite favorable à l'entreprise. Comme en témoigne la correspondance échangée entre Delcassé et les directeurs des deux banques intéressées dans la création du nouvel établissement 10 . Mais le ministre français, encouragé dans cette voie par l'ambassadeur Barrère, entend agir avec prudence. Il a compris que l'attitude du gouvernement s'expliquait essentiellement par la volonté de sortir de l'orbite financière de l'Allemagne et d'assurer au royaume une plus grande indépendance économique. Il convient dans cette perspective de ne pas donner aux Italiens l'impression qu'ils troquent une dépendance pour une autre. Autrement dit, tant que l'Italie ne s'est pas engagée dans la guerre aux cotés des alliés, il faut veiller à ne pas heurter le sentiment national de ses dirigeants. Cette argumentation, les banquiers français sont d'ailleurs tout prêts à l'admettre. C'est ce qui apparaît nettement dans la lettre adressée le 23 février 1915 au ministre des Affaires étrangères Delcassé par l'administrateur-délégué de la Sociétà Bancaria : « Venant d'être en contact plus récent avec les Italiens — écrit celui-ci — et connaissant de plus fraîche date leur état d'esprit, je n'ai formulé

aucune

espèce

de condition

31

pour

le groupe français... Inspiré par un sentiment purement patriotique... mon groupe entendait seulement collaborer à la formation d'un organisme italien qui fût assez fort pour permettre à la vie économique de nos voisins de s'affranchir d'une tutelle étrangère et particulièrement hostile à la pénétration française. » 32 C'est dans ce contexte favorable qu'est fondée en décembre 1914 la Banca Italiana di Sconto. Le capital initial avait d'abord été fixé à 20 millions de lires, mais au moment où la fusion devient effective il est porté à 70 millions. La Bancaria fournissait 31 millions, le Credito Provinciale 18 millions, le reste étant constitué d'argent frais d'origine principalement italienne 33. On décide, pour ne pas froisser les susceptibilités italiennes que l'état-major de la nouvelle banque sera constitué par des Italiens, le sénateur Marconi, président, l'ancien directeur du Crédit Provincial administrateur-délégué et Djidoni, ancien fonctionnaire de la Banque d'Italie, directeur. Mais il y a dix Français, parmi lesquels Loste et Louis Dreyfus, dans le Conseil d'administration, si bien que sans détenir la majorité des actions, les intérêts français occupent dans

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l'affaire une position prépondérante. Ainsi mise sur rail, la Banca di Sconto va connaître un succès foudroyant. En novembre 1915, moins d'un an après sa fondation, son capital social est passé à 100 millions de lires (les deux tiers de celui de la BCI) et le montant des dépôts atteint 327 millions de lires. En poussant à la fondation de la Banca di Sconto le gouvernement français savait qu'il ne pourrait en quelques mois modifier fondamentalement le rapport des forces entre les intérêts concurrents de la France et de l'Allemagne. Mais il misait surtout sur l'avenir. Dans la perspective encore plausible d'une guerre courte, il estimait que l'essentiel était de profiter de la rupture avec l'Allemagne pour occuper les positions laissées vacantes par celles-ci. Et les hommes d'affaires français qui concourent à la création de la Banque d'Escompte ne s'y trompent pas. Dans sa lettre à Delcassé du 23 février 1915, l'administrateur-délégué de la Bancaria écrit: « V o t r e Excellence a fait justement observer que le moment n'était pas propice pour demander des concessions de travaux publics ou d'autres avantages au gouvernement italien. Elle ajoutait qu'après la paix les groupes français qui auraient contribué à la création du nouvel organisme pourraient compter sur le ferme appui du gouvernement de la République. » Il y a donc un objectif à moyen terme du gouvernement et des capitalistes français. La guerre se prolongeant, on se rend bientôt compte cependant à Paris que la mainmise sur la Banca di Sconto ne suffit pas à contrebalancer l'influence prépondérante de la Banca Commerciale. D'où l'idée, qui apparaît pour la première fois sous la plume de Barrère en septembre 1915, de s'emparer, au moins en partie, des leviers de commande de la BCI. Ce serait, écrit l'ambassadeur, « pour la France un moyen puissant pour reprendre dans des conditions avantageuses les relations économiques et politiques avec l'Italie ». Et il préconise pour ce faire un achat massif d'actions de la Banque Commerciale permettant à l'élément français d'élargir sa représentation dans le conseil d'administration 34, l'opération étant préparée par une personnalité financière dûment mandatée par le gouvernement français. A Paris les hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay ont eu des contacts sur cette question avec des représentants du monde des affaires intéressés dans l'élargissement de l'influence française en Italie. A la suite de quoi une mission a été constituée pour étudier sur place les possibilités de prise de contrôle de la BCI 3S . L'affaire est jugée assez importante pour être rattachée directement au président du Conseil et celui qui

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la dirige, Guiot, est considéré comme ayant des liens assez étroits avec le président de la République Poincaré 36. Il est assisté dans sa tâche par une autre personnalité, Devies, l'un des directeurs du Creusot, qui représente le monde industriel, alors que Guiot est l'homme de la haute finance. Il est en effet vice-président de la Banque Privée qui est une filiale de la Banque de Paris et des Pays-Bas, dont on connaît les liens avec la BCI. Ce sont donc deux secteurs bien distincts du grand capital qui sont représentés dans la mission Guiot-Devies, celui des financiers dont les tendances pacifistes et « internationalistes » ont été bien décrites par René Girault, et celui des industriels qui est au contraire fortement imprégné de nationalisme. Cet antagonisme ne tarde pas d'ailleurs à se manifester au sein de la mission française. Guiot et Devies correspondant séparément avec le Quai d'Orsay il est aisé de suivre et de comparer leur attitude. Pour Devies, il importe d'adopter en Italie une stratégie de conquête. D'une part en s'assurant une place plus importante dans la Banca Commerciale. Et à cet égard il préconise non un achat massif d'actions, jugé dangereux parce que susceptible de « heurter le sentiment nationaliste, très chatouilleux à l'heure présente » 31, mais des acquisitions ponctuelles qui permettraient à la longue de renforcer l'élément français dans le conseil d'administration de la BCI. Mais surtout pour lui cette action ne constitue que le point de départ d'une opération beaucoup plus vaste dans laquelle interviendraient les industriels des deux pays et qu'il voit, sans le dire, dominée par Le Creusot. Sa prudence n'est cependant pas assez grande pour qu'au Quai d'Orsay on ne s'inquiète pas des visées hégémoniques du groupe Schneider. Une note de décembre 1915 émanant de la direction des Affaires politiques n'affirme-t-elle pas qu'il faut « se méfier du groupe Ansaldo/Le Creusot, accapareur, âpre et vindicatif, qui reproche surtout à la Banca Commerciale de ne pas l'avoir assez soutenu et voudrait surtout agir en vue d'avoir cette banque à sa discrétion » 38. La méthode et les desseins de Guiot sont tout autres. Dès son arrivée en Italie, le vice-président de la Banque Privée se met à l'étude du dossier de la Banca Commerciale. Il ne tarde pas à constater que les accusations qui sont lancées contre la grande banque d'affaires italienne sont en grande partie le résultat d'une véritable intoxication nationaliste, savamment orchestrée par la presse de droite, et plus particulièrement par Videa nazionale, l'organe des nationalistes corradiniens. Or cette feuille est étroitement liée à certains milieux industriels

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Pays

européens

en voie de

développement

intéressés par les commandes militaires et en tout premier lieu à Pio Perrone, le président directeur-général du groupe Ansaldo 39. Guiot pressent que derrière la campagne contre la Banque Commerciale se cachent des rivalités économiques et politiques qui remontent jusqu'au plus haut niveau. Aussi s'efforce-t-il de convaincre les dirigeants politiques français (c'est maintement Briand qui est président du Conseil et ministre des Affaires étrangères et c'est à lui que Guiot adresse directement ses rapports) que la BCI a rompu à peu près complètement avec les tendances germanophiles que continuent de lui prêter ses adversaires. Il affirme par exemple que, contrairement à ce que pensait Viviani, poussé dans cette voie par le haut commandement français et par le général Cadorna, les défaillances de l'industrie de guerre italienne ne sont en aucune façon dues à des refus de crédit de la part de la BCI 40 . Ceci dit, Guiot n'est pas hostile, bien au contraire, à un élargissement des intérêts français au sein de la banque d'affaires italienne. Simplement, il juge trop onéreux et inefficace l'achat par un consortium français d'un gros paquet d'actions de la BCI — solution préconisée par le ministre Clémentel — et il préfère à cette procédure une négociation avec les dirigeants italiens et avec ceux de la Commerciale pour faire entrer dans le conseil d'administration un plus grand nombre de personnalités françaises. Cette négociation, il l'engage d'ailleurs lui-même avec Sonnino et avec Stringher, le directeur de la Banque d'Italie, puis avec Mangili, le président de la Banca Commerciale. A la mi-novembre 1915, il est de retour à Paris pour soumettre son projet au gouvernement français, puis il repart pour Rome — sans Devies cette fois — et c'est à ce moment (début décembre 1915) qu'il soumet à Briand un projet d'accord avec les dirigeants de la BCI 41 . Celui-ci prévoit l'élimination des personnalités suspectes de germanophilie, en particulier les deux vices-présidents Joël et Weil et le directeur Toeplitz, tous trois d'origine allemande ; on fera ensuite entrer dans le conseil d'administration, lors du renouvellement qui doit avoir lieu en mars 1916, des personnalités françaises appartenant à la haute finance et à la grande industrie, à commencer bien entendu par des représentants de la Banque de Paris et des Pays-Bas. Le projet Guiot-Mangili était le fruit d'un accord entre des représentants de la haute finance internationale, c'est-à-dire d'un milieu qui avait déjà pris ses distances par rapport au nationalisme et à l'impérialisme qui continuent de caractériser en 1914 l'idéologie dominante. Il n'est pas surprenant dans ces

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conditions qu'il ait trouvé rapidement d'âpres contradicteurs parmi les hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay. En premier lieu le directeur des affaires politiques, Jacquin de Margerie, qui écrit dans une note de 25 décembre 1915 : « N'est-on pas en droit de se demander si M. Mangili, dont M. Guiot fait le pivot de l'orientation nouvelle, est bien choisi pour donner toutes garanties aux intérêts français... M. Mangili est fortement attaqué par la presse italienne et plus spécialement par celle dévouée à M . Salandra, non seulement en tant que président de la BCI, mais aussi pour les tendances germanophiles d'entreprises auxquelles, suivant les dires de cette presse, il serait intéressé. » 4 2 C'est également l'avis de Paul Claudel que le gouvernement français a chargé au début du l'hiver 1915-1916 d'une mission commerciale en Italie et qui, sans s'embarrasser de beaucoup de nuances déclare dans son rapport du 28 décembre 1 9 1 5 43 : « La Banca Commerciale inquiète a dû jeter du lest, mettre de côté (en apparence) ses boches les plus notoires, les plus compromis... enfin elle a engagé les négociations actuelles avec la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui ont pour but de sauvegarder ses relations avec l'Allemagne tout en lui procurant l'appui des capitaux français... ». Et il dénonce le marché de dupes dans lequel Mangili, « l'âme de toutes les ententes avec l'Allemagne... la bête noire de tout le parti nationaliste, de tous les industriels indépendants... et même de toutes les honnêtes gens », veut essayer d'attirer, à la suite de Guiot, le gouvernement français. Les positions souples de Guiot et des financiers de Paribas constituent donc en quelque sorte une exception, face aux projets conquérants du Creusot et à la méfiance tenace des hommes du Quai d'Orsay. Il en est de même si on les compare à un autre projet que patronne le ministre du Commerce Clémentel et derrière lequel se profilent d'autres intérêts économiques. Projet beaucoup plus radical que celui de Guiot, visant à la fois à faire entrer dans le conseil d'administration de la BCI des administrateurs français non inféodés à Paribas (un représentant du Creusot, un haut fonctionnaire de la Banque de France, un représentant des Affaires étrangères ainsi que l'ancien ministre Raynaud) et à faire racheter un gros paquet d'actions de la Banque commerciale par un consortium bancaire où seraient représentés le Crédit Anversois, la Lloyd's Bank et un groupe italien. La Banque de France, estime le

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ministre, pourrait également faire partie de ce syndicat à la tête duquel serait placé un certain Perquel, agent de change représentant la banque de Mulhouse 4 4 . Fin décembre 1915 Clémentel se rend au Quai d'Orsay en compagnie de Perquel et de Raynaud pour discuter du projet avec Margerie à qui il déclare qu'il a reçu mandat du conseil des ministres pour régler cette affaire. Mais il se heurte à la résistance du directeur des Affaires politiques pour qui la combinaison élaborée par le ministre du Commerce n'est pas — comme il le déclare à Briand — « étrangère aux soucis de certains intérêts particuliers » 4 5 , et à son adjoint, A n d r é Berthelot, qui écrit le 31 décembre : « Le gouvernement va au devant d'une duperie et probablement d'un scandale ; je ne puis croire que Briand commette une pareille imprudence et je serais désolé que Pichón y fût mêlé, avec Clémentel et Raynaud. Laissant de côté l'intervention inacceptable du Trésor français dans une affaire qui forcément comporte des comptes qu'on ne pourrait produire, et de forts bénéfices pour les vendeurs, courtiers et acheteurs, l'opération elle-même est absurde » 4 6 . Devant cette opposition vigoureuse Clémentel n'insiste pas. Le projet de rachat massif d'actions de la BCI est abandonné et le ministre se contente d'insister pour que le gouvernement français obtienne l'élimination de Mangili. A la fin de 1915, les projets élaborés par les hommes d'affaires, financiers ou industriels, pour conquérir la Banca Commerciale, n'ont abouti à aucune action effective et n'ont donné lieu à aucun transfert de capitaux. Et ceci parce que le Quai d'Orsay s'est à chaque fois opposé à des combinaisons suspectes de vouloir favoriser des intérêts particuliers. A cette date, malgré les réserves formulées par le directeur des Affaires politiques, ce sont encore les propositions conciliantes de Guiot qui semblent cependant avoir la faveur du gouvernement français. Tout va changer au début de 1916.

3. L'évolution 1916 à 1918 /. Rente

des

rapports

et mouvements

financiers

à court

franco-italiens

de

terme

Les documents des Finances et du ministère des Affaires étrangères sont à peu près muets sur l'évolution de la dette italienne à l'égard de la France à partir de 1916. Par contre, ils

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nous apportent quelques renseignements sur les mouvements de capitaux à court terme. Les principaux concernent les paiements effectués en Italie par le gouvernement français pour solder les achats de produits alimentaires (pommes de terre par exemple) ou de matériel de guerre (fourniture pour l'artillerie et le génie) 47 . Il existe à partir de 1916 une mission française du ravitaillement qui a son siège à Rome et dont le chef est le colonel François. Ce dernier dispose de provisions qui sont versées par le gouvernement français auprès des banques italiennes ou étrangères et dans lesquelles il puise chaque semaine pour effectuer les paiements. Or on constate que les établissements intéressés par ces mouvements de capitaux — qui donnent lieu à de fructueuses opérations de courtage sont : 1) la Banque d'État ; 2) les banques américaines ; 3) de grands établissements de gabarit international comme la Lloyd's Bank ou la Société Générale ; 4) en dernière position les établissements dans lesquels les capitaux français tiennent une place importante. Aussi voit-on ceux-ci protester à plusieurs reprises contre de telles pratiques. A titre d'exemple, on peut citer la lettre adressée à Briand le 25 janvier 1916 par Louis Dreyfus. «Nous venons formuler à nouveau devant vous — écrit celui-ci — le respectueux désir, que nous estimons conforme à l'intérêt général, de voir réserver à la Banca di Sconto une partie du mouvement des fonds et des opérations qui ont lieu, d'une façon constante entre les gouvernements français et italien, et entre les banques d'État. » 48 On mentionnera également la lettre adressée au Caissier-payeur central du service de l'armée française par le directeur du Credito Italiano le 12 mai 1916. Dans ce document, le responsable de la banque italienne indique son regret que son établissement, pourtant étroitement lié aux intérêts français, ne soit pas utilisé pour les paiements et propose que les mandats émis par Paris soient payables au Credito Italiano 49. Ces demandes pressantes trouvent parfois un écho auprès de l'ambassadeur Barrère et après intervention de celuici 50 auprès du Quai d'Orsay ou des autres ministères français intéressés dans ces transferts de fonds 5I . On estime en effet à Paris qu'il serait dangereux de compromettre pour des raisons de commodité les résultats obtenus non sans difficulté par les quelques financiers et hommes d'affaires français qui ont pris le risque dès le début de la guerre de chercher à reconquérir le marché italien. Et l'on cherche d'autant plus à éviter les faux pas que l'offensive des intérêts français prend un nouveau départ au début de 1916.

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2. Finance

et

industrie

Jusqu'à la fin de l'année 1915, le gouvernement français a mené en Italie une politique prudente. Il s'agissait d'appuyer l'action diplomatique qui devait aboutir au traité de Londres par des initiatives financières qui soient assez discrètes pour ne pas heurter le sentiment national des dirigeants italiens. On misait sur le fait que l'équipe au pouvoir était résolument hostile aux puissances centrales et ne pouvait de ce fait que pousser au démantèlement des intérêts allemands dans la péninsule. S'agissant de la Banca Commerciale, il s'ajoutait à cela que Salandra voyait d'un œil favorable toute initiative susceptible de diminuer l'influence de la grande banque d'affaires suspecte de sympathies giolitiennes. La diplomatie française a donc pendant cette période laissé se développer une situation qui était somme toute favorable à ses entreprises. Et elle a utilisé dans cette perspective des financiers et des hommes d'affaires décidés à prendre pied sur le marché italien, tout en modérant parfois leur agressivité. Le but étant de démontrer aux Italiens que la France était capable de prendre le relais des intérêts germaniques mais qu'elle était trop soucieuse de l'indépendance de sa partenaire latine pour pousser trop avant son avantage. En 1916 l'intervention italienne est une chose acquise. Non seulement contre Γ Autriche-Hongrie, en guerre avec l'Italie depuis mai 1915, mais contre l'Allemagne avec qui l'état de guerre devient effectif en août 1916. Dès lors le gouvernement français n'a plus à craindre un revirement italien. A la stratégie à court terme qui était celle du soutien au « parti » interventionniste, il peut substituer une stratégie à long terme visant à favoriser le remplacement pur et simple des intérêts allemands. Cette attitude nouvelle se trouve encouragée par les résultats acquis au cours de la première période et notamment par les remarquables progrès de la Banca di Sconto et du Credito Italiano. Un rapport du 24 mars 1916, adressé à Briand par Paul Claudel, consul général de France chargé des fonctions d'attaché commercial à Rome, aborde cette question. Comparant la situation des quatre grandes banques italiennes Claudel écrit : « Des quatre grandes banques, seuls le Credito Italiano et la Banca di Sconto ont manifesté une vitalité saine et une force d'expansion, tandis que la Banca Commerciale fait voir une décadence évidente et le Banco di R o m a un grave désarroi. » Et il ajoute : « On peut dire que c'est la Banca di Sconto qui, parmi les grandes banques, a donné preuve du

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plus haut point d'efficience dynamique. » 52 On comprend que dans ces conditions le gouvernement français ait eu le souci de ne pas laisser sans réponse les représentations des directeurs du Credito Italiano et de la Banca di Sconto. Et aussi qu'il ait été incité à pousser plus loin les avantages obtenus en 1915. Au début de janvier 1916, les préférences du Quai d'Orsay vont encore, semble-t-il, au projet Guiot, qualifié de judicieux par Margerie (sauf les réserves sur la personnalité de Mangili) dans une note pour le président du Conseil en date du 5 janvier 53. Or en quelques semaines l'attitude du gouvernement français va se modifier radicalement. Diverses pressions et interventions expliquent en partie ce changement. En premier lieu des démarches effectuées auprès du directeur des Affaires politiques ou du président du Conseil lui-même par des députés hostiles au projet Guiot, soit parce qu'ils le jugent contraire aux intérêts de la France, soit parce qu'ils sont en rapports étroits avec le monde de l'industrie lourde et en particulier avec Le Creusot. A cette dernière catégorie se rattache par exemple l'intervention du député Lémery qui, dans une lettre rédigée sur un ton très familier et datée du 3 janvier, écrit à Briand : « Il résulte de ces entretiens [avec Devies] que vous risquez d'être mal renseigné et d'arriver à un résultat contraire à celui que vous voulez. Je pense que quelques minutes de conversation avec Devies ne seraient pas du temps perdu. » 54 Dans le même sens s'inscrit l'action du ministre du Commerce Clémentel qui n'a pas entièrement renoncé à ses projets et qui continue de pousser en avant son protégé Perquel avec lequel Margerie a une conversation le 12 janvier 55. A Rome, Barrère se prononce également contre l'accord Guiot-Mangili. « Dans ces conditions, écrit-il dans une dépêche datée du 14 janvier, on ne saurait songer, comme le préconise M. Guiot, à confier la direction du groupe financier à la Banque de Paris. On serait trop porté ici à considérer qu'il s'agit simplement de remettre la Banca Commerciale dans l'état où elle était avant la guerre et de la laisser sous les mêmes influences... Pour les raisons que je viens d'indiquer, je crois nécessaire, pour arriver aux fins que nous nous proposons, d'envisager une autre procédure. Les notes remises au Département par M. Devies, adjoint à M. Guiot pour l'enquête dont il s'agit, contiennent à mon avis les éléments d'une combinaison qui tout en ménageant les susceptibilités nationales, serait de nature à nous assurer io

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une action plus réelle et plus durable dans la Banca Commerciale. » S 6 On le voit, le nom de Devies revient régulièrement dans la correspondance du Quai d'Orsay. Simple conseiller technique dans la mission dirigée par Guiot en novembre 1915, le directeur du Creusot est en passe de devenir, moins de trois mois plus tard, l'agent numéro u n de l'influence française en Italie. Dès le 10 janvier, Jacquin de Margerie, interrogé par Guiot sur l'attitude qu'il convenait d'adopter à l'égard de Mangili lors de son passage à Paris, fait répondre au vice-président de la Banque Privée qu'il ne peut dire si la combinaison prévue par l'accord Guiot-Mangili sera finalement retenue par le gouvernement français et qu'il importe dans ces conditions d'observer vis-à-vis du président de la BCI la plus grande réserve S7. Deux jours plus tard, la décision est prise d'envoyer Devies à Rome. Recevant ce dernier à la suite de Perquel, Margerie annonce au représentant du Creusot que Briand est d'avis « de ne pas faire de M. Mangili le pivot de la combinaison à l'exclusion des autres éléments du conseil de la banque, plus nouveaux et moins compromis dans l'ancienne politique germanophile de la banque » 5 8 . C'est l'abandon pur et simple du plan Guiot. En même temps, Devies est encouragé à partir sans retard pour Rome où Salandra a manifesté le désir de le rencontrer. Avant de le quitter, Margerie fixe avec lui le sens et les limites de son action : « Il est préférable — et c'est tout à fait l'avis de M. Devies, écrit le directeur des Affaires politiques — qu'il n'ait pas une mission du gouvernement français. Sa négociation sera une négociation d'affaires. Il rapportera, si possible, un projet, mais ne concluera rien. Il a été convenu, toutefois, que nous ferions connaître à M. Barrère que nous sommes d'accord avec M. Devies sur les bases de ses conversations et que si cela paraît utile, il pourra le dire au gouvernement italien. » Le 18 janvier, Devies prend le train pour Rome. Il est accompagné de Perquel dont Clémentel a plus ou moins imposé la présence, ce qui n'enthousiasme guère le représentant du groupe Schneider, lequel aurait préféré avoir les coudées entièrement libres 59. Le même jour Margerie expédie à Barrère, au nom de Briand, un télégramme que nous citerons in extenso car il résume parfaitement l'attitude du gouvernement français à cette date. En voici la teneur.·

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« M . Devies part ce soir pour Rome. Il n'est chargé d'aucune mission de caractère officiel ; mais je connais et j'approuve ses projets. Ils ont pour but d'arriver à l'élimination réelle des éléments germanophiles de la Banca Commerciale et d'assurer à cette entreprise la coopération de groupements industriels français de manière à y faire prédominer notre influence sans porter ombrage aux susceptibilités italiennes. » 60 Les documents du Quai d'Orsay ne nous permettent pas de retracer toutes les péripéties des négociations menées en Italie par Devies. Il nous manque notamment une pièce essentielle qui est le rapport qu'il adresse à Briand en mars. Nous pouvons cependant, par recoupements, reconstituer celui-ci dans ses grandes lignes ainsi que les principales démarches effectuées par le directeur du Creusot. Nous savons ainsi qu'après s'être longuement entretenu avec le président du Conseil Salandra et avec Sonnino, Devies s'est rendu à Milan où il a rencontré, outre les dirigeants de la BCI non suspects de germanophilie (le comte de San Martino, Fenoglio et Gianzana), des représentants de la grande industrie. Puis il a gagné Turin, avant de rentrer à Rome où il a poursuivi ses négociations avec les dirigeants politiques italiens. Devies a également eu des contacts avec Barrère et avec Paul Claudel. Ce dernier surtout semble avoir été séduit par la personnalité du représentant du Creusot et par le programme qu'il a mis sur pied. Dans un rapport daté du 7 mars, il expose ses propres vues, qui sont très proches de celles de Devies et rejoignent les objectifs fixés par Margerie dans son télégramme à Barrère du 13 janvier. « Bien que l'on ne soit pas absolument certain — écrit le consul général de France — que la Banca Commerciale ait rompu ses liens avec la finance de Berlin (il n'est pas impossible que certains rapports subsistent à travers les banques suisses), et bien que nous constations encore dans sa haute direction la présence de personnalités sinon allemandes de nationalité du moins de naissance et de cœur, je pense que la réalisation du programme exposé ci-dessous doit nous permettre, et prenant directement ou indirectement une part effective aux opérations de cet établissement financier, d'y substituer à l'action allemande une action italienne appuyée sur des concours français, et de dériver ainsi, à notre profit, toute l'influence que, grâce

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à ses habitudes de travailler le marché et de protéger le crédit, cette banque peut exercer dans le pays. » 6 1 La volonté de conquête est indéniable. Simplement le chargé d'affaires français estime qu'il faut agir avec discrétion. Il poursuit : « Il nous faudra pour réussir changer nos méthodes. Les méthodes allemandes se sont montrées plus souples et plus adéquates au tempérament italien que celles généralement employées par nous. Les Allemands ont, à n'en pas douter, pratiqué l'hégémonie économique et politique en Italie, mais ils se sont efforcés de n'en avoir pas les apparences. » Tel est le but que Claudel fixe donc à l'action économique de la France : substituer l'hégémonie française à celle de l'Allemagne mais sans en avoir l'apparence. Il faut, dit-il un peu plus loin, que nous n'ayons pas l'air de traiter l'Italie comme la Turquie et c'est ce que permet, estime-t-il, le type d'action envisagé par Devies. Ceci dit, le consul général de France ne peut s'empêcher de faire remarquer qu'il y a une sensible inégalité de développement économique entre les deux pays et que cette situation doit être mise à profit par la France, pays riche en capitaux et exportateur de produits industriels. Ce sont donc, sans le dire bien entendu, des rapports de type impérialiste qu'il envisage de nouer avec l'alliée latine, préoccupation qui rejoint celle des milieux français de l'industrie lourde représentés par Devies. Le programme élaboré par le directeur du Creusot porte essentiellement sur deux points 62. D'une part élimination des dirigeants de la Banca Commerciale suspects de germanophilie, qu'il s'agisse des « Allemands » naturalisés, Joel, Weil et Toeplitz, ou du président Mangili. D'autre part, et c'est ce qui est nouveau et important, création d'une société d'études, constituée par les groupements industriels français susceptibles de s'intéresser aux affaires italiennes, avec la participation de quelques établissements de crédit. Interrogé par Briand, Barrère se déclare en accord total avec ce projet. « J'approuve la conclusion de cet intéressant rapport, écrit-il, et je suis pleinement d'accord avec M. Devies sur les moyens qu'il propose de mettre en œuvre pour atteindre le but auquel tendent les efforts du département. » 6 3 Un autre fonctionnaire de l'ambassade à Rome, F. Charles-Roux, manifeste un enthousiasme encore plus grand. Dans une lettre du 30 mars il écrit :

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« Vous devez être au courant de ce que Devies a commencé pendant un récent séjour à Rome et du résultat déjà obtenu par la pression que nous avons exercée sur la Banca Commerciale. Ce Devies, que j'avais connu autrefois à Constantinople, est remarquablement intelligent, habile et tenace. Nous aurions tout à gagner à le fixer en Italie et à faire de lui la cheville ouvrière de la besogne financière qu'il est urgent d'accomplir ici... Son projet, lorsqu'il a quitté Rome, était de constituer une société d'études francoitalienne... Il serait tout à fait important que ce futur organisme de notre activité financière en Italie pût voir le jour. Mais il serait non moins important qu'il eût pour instrument en Italie même un homme apte à lui faire remplir son rôle, et pour cette fonction, nous ne trouverons jamais mieux que Devies. » 64 La première partie du programme de Devies devait être réalisée en quelques semaines. Elle allait être sérieusement facilitée par la campagne de presse menée à partir de la mimars contre les éléments soi-disants germanophiles de la Banca Commerciale — en tout premier lieu le Giornale d'Italia — campagne dont les rapports des diplomates français signalent qu'elle est directement inspirée par Salandra et par son équipe 6 S . Fin mars, un premier résultat spectaculaire est obtenu. Joel, Weil et Mangili donnent leur démission de leurs postes de vice-présidents et de président de la BCI. Ils demeurent membres du conseil d'administration mais leur position y est extrêmement précaire, les journaux nationalistes et la presse gouvernementale poursuivant contre eux leur action 66. Un mois plus tard, le conseil d'administration de la Banca Commerciale désigne, pour diriger les destinées de l'entreprise, deux hommes peu suspects de germanophilie et qui sont assurés du soutien du gouvernement italien, le sénateur Canzi au poste de président et Saldini à celui de viceprésident, ce dernier jouant en fait le rôle essentiel 6 7 . La seconde étape prévue par le rapport Devies allait être beaucoup plus longue. Il s'agissait, on s'en souvient, de créer une société d'études, une sorte de consortium franco-italien, groupant des industriels des deux pays, ceci afin d'aider au développement de l'économie italienne. C'était du moins l'objectif officiellement avancé par les promoteurs français de l'entreprise. Bien entendu, cela ne pouvait dans leur esprit aller sans contre-partie. A savoir prendre la place occupée directement ou indirectement par les intérêts allemands dans

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l'industrie de la péninsule. Pour réaliser cette opération de conquête, les hommes d'affaires et le gouvernement français sont prêts à faire des sacrifices que résume une note de la direction politique en date du 18 août 1916. « Les sociétés françaises, peut-on lire dans ce document, bien pénétrées de l'intérêt général qui s'attache à la création de cet instrument, tout à la fois économique et politique, n'hésitèrent pas à faire le sacrifice des prétentions qu'elles eussent peut-être pu émettre, eu égard à leur ancienneté, au développement considérable de leurs installations et de leur outillage, à leur situation financière résultant des amortissements faits jusqu'à ce jour, à l'importance de leur capital de réserve, à leurs relations, à leur courant d'affaires déjà établi, et à leur notoriété mondiale. Elles acceptèrent donc de participer, sur un pied d'égalité stricte, avec des sociétés italiennes. » 68 Nous avons là un document qui nous montre dans quel esprit les industriels français sont disposés à collaborer avec leurs collègues italiens. Pour eux, les rapports qui sont sur le point de s'établir, reposent sur des bases fondamentalement inégales. Ils sont prêts à l'accepter à condition d'obtenir des avantages qui étaient consentis jusqu'alors aux intérêts allemands. Cette inégalité, qui débouche en fin de compte sur une conception impérialiste des rapports avec l'Italie, elle apparaît encore dans la nature même des relations projetées. L'Italie apportera, estime-t-on, dans l'association sa main-d'œuvre surabondante et ses réserves d'énergie (notamment la houille blanche) tandis que la France fournira les capitaux et les biens d'équipement 69. On comprend que dans ces conditions, les industriels italiens pressentis aient montré moins d'empressement que leurs collègues français à mettre en place le consortium en question. Il faudra pour activer les négociations que Barrère intervienne à plusieurs reprises auprès du ministre des Affaires étrangères Sonnino et que Devies use de son côté sans ménagement de son crédit auprès du ministre du Commerce di Nava, favorables l'un et l'autre à l'opération. Du côté français on a en revanche multiplié et accéléré les démarches. Ainsi, du 7 au 19 avril 1916 Loucheur se rend-il en Italie pour y rencontrer les dirigeants de la Banca Commerciale. Celle-ci avait proposé à la maison Giros et Loucheur et à la Société Thomson-Houston une participation dans l'affaire d'électrification des chemins de

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fer de la ligne Gênes-Turin. Parlant au nom des deux sociétés, Loucheur déclare qu'il ne saurait être question d'intervention des capitaux français dans l'affaire 70 tant que la démission de Weil et de Joel du Conseil d'administration de la BCI ne serait pas devenue effective. Les représentants du gouvernement italien lui ayant donné des assurances sur ce point, il accepte de pousser plus avant les négociations. En même temps il rencontre un certain nombre d'industriels et d'hommes d'affaires italiens avec lesquels Devies a déjà pris des contacts en vue de la constitution de la société d'études dont le représentant du Creusot a dessiné les grandes lignes. L'alliance Creusot-Giros et Loucheur va d'ailleurs constituer, du côté français, la clé de voûte de l'opération. Avant de quitter la France, Loucheur avait rencontré Schneider et s'était entendu avec lui sur les modalités d'une action commune 7I . Cet accord de principe avait été soumis à Berthelot qui l'avait approuvé ; à son retour de Rome, Loucheur retrouve à Paris les dirigeants du Creusot, met au point avec eux un projet d'union industrielle franco-italienne et établit en accord avec Schneider et avec Margerie une liste des participants français et italiens. On est alors à la fin du mois d'avril 1916. Tout semble prêt à cette date pour la création du consortium. Or il faudra attendre un an pour que le projet soit mis à exécution. A l'origine de ce retard, il y a, nous l'avons vu, la méfiance des industriels italiens vis-à-vis d'une opération qui fait la part belle aux visées conquérantes du capitalisme français. Il y a également l'action de freinage exercée par la BCI à partir du moment où elle s'aperçoit qu'elle est plus ou moins tenue à l'écart de la combinaison. Enfin, il faut tenir compte de l'impossibilité dans laquelle se trouve Devies de mener, du fait de ses activités professionnelles, une négociation continue. Dans une dépêche du 29 octobre 1916, Barrère s'en plaint auprès de Briand à qui il écrit : « M. Devies, qui vient de passer quelques jours en Italie, a remis en bonne voie son projet d'Union industrielle italofrançaise... Toutefois, tant que les actes constitutifs n'auront pas été signés, et même après pendant la période d'organisation de la Société, les services de M. Devies nous serons indispensables, car personne ne saurait le suppléer dans la tâche qu'il a assumée et où sa connaissance approfondie du pays et du monde industriel le rend nécessaire. Aussi est-il à souhaiter que, lors de son prochain séjour ici, il ne soit pas limité par le temps. S'il avait pu, depuis six

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mois, consacrer trois ou quatre semaines de suite aux négociations qu'il a toujours dû interrompre au bout de quelques jours, il est très probable que la constitution de l'Union industrielle italo-française serait aujourd'hui un fait acquis. Comme le succès de ce projet présente pour nous un intérêt national, je serais reconnaissant au Département de faire part à M. Schneider du désir que j'exprime de voir M. Devies autorisé par le Creusot, qui ne peut pas non plus être indifférent à la question, à séjourner à Rome le temps nécessaire pour mettre sa société sur pied. » 7 2 L'acte constitutif de l'Union industrielle italo-française est finalement signé à Rome le 6 avril 1917. Le capital social de la société est fixé à 10 millions de lires en 20 000 actions de 500 lires. Le siège principal est à Rome avec possibilité d'ouvrir un siège secondaire à Paris. Le tableau suivant nous donne la liste des participants : Groupements français

Groupements Groupes

italiens

coordinateurs

Schneider Giros et Loucheur

Ansaldo

Industries

mécaniques

Fives-Lille Forges et aciérie de la marine Batignolles

Terni Metallurgica bresciana Fratelli Diatto Torino Ilva (Gênes) Fiat (San Giorgio) Industries

électriques

Jeumont Thomson-Houston L'éclairage électrique

Meridionale (Naples) Ligure toscana (Livourne) Bolognese Industries

chimiques

Alais-Camargue Kuhlmann Gillet et fils (Lyon)

Groupe Fenoglio Dynamite Nobel Esplodenti (Milan) Industries

Moteurs à gaz et ind. mécaniques Outillage mécanique et artillerie (Bouhey) Tréfileries et laminoirs du Havre

spéciales Galileo (Florence) S.A. dei proiettili (Turin) Pirelli

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Travaux Hersent Fougerolles Grands travaux de Marseille Société Générale d'entreprises

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publics Società per lavori pubblici Almagia (Rome)

Le président du conseil d'administration est le sénateur Cavasola, ancien ministre de l'Agriculture, de l'Industrie et du Commerce, dont Barrère dit qu'« il n'est pas sans valeur, ni surtout sans expérience » mais qu'« il ne sera probablement pas un président très actif » Ce qui laisse le champ libre au vice-président qui n'est autre que Schneider lui-même. Les autres membres du conseil d'administration sont du côté français Devies, Gillet, Gouin, de Freycinet, Théodore et Charles Laurent, Patard et Robart, du côté italien Pio Perrone, Dante Ferraris, Oderò, Orlando, Quartieri, Bianconcini, Capuano et Pirelli 74. Ainsi constituée, l'Union se donne pour objectif de devenir « un centre d'études, d'encouragement et de coordination des activités industrielles et commerciales des deux pays, en vue de l'utilisation de leurs ressources nationales sur les divers marchés et pour leur expansion économique à l'extérieur » 75. A partir de mai-juin 1917 la correspondance politique du Quai d'Orsay ne comporte plus aucun document sur l'Union industrielle italo-française. Il en est de même des cartons de la série F30 aux Archives Nationales. On a l'impression d'un très net ralentissement dans les relations financières entre les deux pays, l'un et l'autre absorbés entièrement par les impératifs de la défense nationale et de la mobilisation économique. Tout au plus trouve-t-on mention en septembre 1917 d'une augmentation de capital de la Banca di Sconto 76, ainsi que d'une nouvelle émission d'actions de la société de Piombino 7 \ avec demande d'admission à la cote sur le marché parisien. Pour le reste, il n'est signalé aucun mouvement de capitaux entre la France et l'Italie, exception faite bien entendu des transferts à court terme au titre des paiements effectués par les deux gouvernements.

Conclusion On peut situer avec précision en janvier 1916 le tournant des relations financières franco-italiennes au cours de la première guerre mondiale. Jusqu'à cette date ce sont effectivement les

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représentants de la haute finance, les banquiers, qui détiennent l'initiative. Le gouvernement français, dont les desseins politiques se trouvent servis par leur prudence et par une souplesse qu'inspire sans doute un certain cosmopolitisme, laisse faire, ou mieux, encourage une action qui aboutit à la mise en place d'un grand établissement « français », la Banca di Sconto et à la mission que contrôle plus ou moins la Banque de Paris et des Pays-Bas. Le remplacement de Guiot, l'homme de la Paribas, par Devies, l'un des directeurs du Creusot, traduit un changement radical dans l'attitude des dirigeants politiques français, qu'approuvent d'ailleurs leurs homologues italiens. De part et d'autre des Alpes on espère de cette façon écarter les éléments « cosmopolites » liés à la haute finance au profit du capital industriel, aux vues plus étroites mais dont on ne peut suspecter l'ardeur nationaliste. Ainsi voit-on se nouer entre mars 1916 et avril 1917 une alliance qui regroupe sous la même bannière anti-allemande les gouvernements de deux alliées latines et des éléments appartenant à la fraction monopoliste du grand capital industriel, représentés notamment par les groupes Schneider et Ansaldo, c'est-à-dire par l'industrie lourde, grande bénéficiaire de l'effort de guerre. Cette alliance prend en avril 1917 une forme concrète avec la constitution de l'Union industrielle italo-française. En fait, derrière une politique apparemment commune, les deux parties poursuivent des objectifs fondamentalement opposés. Pour la France, il s'agit de reprendre pied sur le marché italien, de remplacer les intérêts allemands et d'établir avec la péninsule des rapports fondés sur l'inégalité des deux économies. L'Italie cherche au contraire à reconquérir une indépendance économique que menaçait gravement avant 1914 l'influence des capitaux allemands. La guerre ne modifie donc pas radicalement les données de la lutte triangulaire dont l'Italie est le terrain depuis la fin du xix e siècle. D'une part entre les impérialismes français et allemand et d'autre part entre ces deux derniers et le jeune capitalisme italien. Au moment où Devies jette les bases de son Union industrielle, il semble que les intérêts français aient alors la meilleure chance de l'emporter. En fait, il devait en aller autrement. Dès la fin de 1916, il apparaît clairement que le consortium industriel ne sera pas cette arme de conquête dont on rêvait en France dans les milieux économiques et dans les bureaux des Affaires étrangères. D'abord parce qu'absorbée par son effort de guerre l'industrie française n'a pas les moyens de réaliser ses projets impérialistes. Ensuite et surtout parce que les industriels

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italiens ne se sont pas laissés faire. Dès qu'il a été question d'entente industrielle, ils ont manifesté une circonspection qui, nous l'avons vu, a retardé d'un an la création de l'union italofrançaise et lorsque celle-ci a été enfin constituée, ils ont veillé à ce que cela soit dans un esprit de stricte égalité. En jouant, pour des raisons politiques, la carte du capitalisme industriel, la France semble ainsi s'être aventurée sur un terrain dangereux. De 1916 à 1918, l'Italie connaît en effet dans ce domaine un essor sans précédent, même si celuici est le fruit de conditions artificielles et aboutit à une hypertrophie, inquiétante pour l'avenir, des secteurs dépendant des commandes de guerre. A titre d'exemple, rappelons qu'en un peu plus de deux ans, le capital de l'Ilva passe de 30 à 300 millions de lires, celui de l'Ansaldo de 30 à 500 millions (chiffres identiques à ceux de la Fiat), celui de la Breda de 14 à 100 millions. En même temps on constate que, comme partout ailleurs, la guerre renforce la fusion entre le capital industriel et le capital bancaire. Seulement, en Italie, c'est le premier qui l'emporte sur le second. Ce sont les industriels qui, grâce aux énormes bénéfices de guerre se sont assuré le contrôle des grands organismes de crédit. Y compris ceux dans lesquels le capital français avait acquis une influence dominante ou partielle. C'est le cas de la Banca Commerciale, de plus en plus étroitement liée à la Société Ilva, et également celui de la Banca di Sconto qui est entrée en 1917 dans la mouvance de l'Ansaldo. En mars 1918, on verra même les frères Perrone, que soutient le ministre du Trésor Nitti, tenter de s'emparer de la BCI en rachetant ses actions au double de leur valeur. Ce sera un échec mais la tentative montre bien à quel point le capital industriel domine alors la vie économique italienne. En France, on s'est, semble-t-il, parfaitement accommodé de cette situation. Pour le Quai d'Orsay, ce qui compte c'est l'élimination de l'influence politique de l'Allemagne, dont la BCI et les sociétés qui en dépendent, constituaient la base opérationnelle. Pour les industriels et pour les hommes d'affaires, la perspective de fructueux marchés une fois les hostilités achevées. Les uns et les autres sous-estiment incontestablement l'essor du jeune capitalisme italien et les virtualités impérialistes qu'il contient. Le fascisme se chargera de les leur révéler.

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Notes 1. Rapport d u Directeur de la Dette publique en Italie à la Commission de s u r veillance de la Dette, en date du 27 août 1913, Archives Nationales, F30, 307. 2. Selon Francesco N i m , Il capitale straniero in Italia, Bari, 1915, p. 71-73. 3. Rapport du Directeur de la Dette publique, op. cit. 4. Ν ι τ τ ι , op. cit., p. 18. 5. information d u 23 nov. 1913. 6. Chiffres et pourcentages cités par B. GII.I.E, Les investissements français en Italie (1815-1914), Turin, ILTE, 1968, pp. 394-395. 7. Ibid. 8. En particulier les Charbonnages des Alpes, société suisse à l'origine, mais avec participations françaises. 9. Il existe un gros dossier sur P i o m b i n o aux Archives Nationales dans F30, 313. 10. A N F30, 313, AG du 17 juin 1913. 11.

B. GII.I.E, op.

cit.,

p.

378.

12. Sur le rôle de la Banca c o m m e r c i a l e en 1914, voir notre article. Les rapports économiques franco-italiens en 1914-1915 et leurs incidences politiques, Revue d'Histoire moderne et contemporaine XIV, j a n v . - m a r s 1967. 13. Ces augmentations ont eu lieu en 1899, 1903, 1911. C'est en 1905 que la Société générale intervient dans l'affaire. Cf. Paris A N , F30, 310. 14. Paris, Affaires étrangères, Italie, Nouvelle série n° 29 (finances privées, bourses), lettre de P. Claudel du 28 déc. 1915. 15. N o t a m m e n t la transformation de la Banque commerciale tunisienne en Société générale de l'Afrique du N o r d . Cf. B. GII.I.E, op. cit., p. 373. 16. Paris, A N , F30, 309, lettre des Affaires étrangères du 16 févr. 1899. 17. Ibid., lettre des Affaires étrangères d u 26 févr. 1907. 18. B. GII.I.E, op. cit., p. 374. La Société Générale avait acheté 4 000 actions de la Bancaria. 19. Paris, A N , F30, 310, lettre du Crédit mobilier d u 28 juil. 1911. 20. Ibid., lettre de Louis Dreyfus au Directeur du m o u v e m e n t général des fonds du 29 mai 1912. 21. Paris, Arch. Aff étr., CP Italie N S 28, Banques II, dépêche du 7 févr. 1912. 22. Ce qu'avait tenté de faire le g o u v e r n e m e n t français, lors d u premier passage d u marquis di Rudini au pouvoir en 1891-1892. Cf., sur cette question, P. MII.ZA, La politique étrangère française et l'Italie (1896-1902), Rassegna storica toscana XII, 1, janv.-juin 1967. 23. Paris, A N , F30, 977 (Renseignements économiques et financiers 1915-1920) et 988 (Renseignements économiques et financiers transmis p a r l'ambassadeur et les attachés financiers et c o m m e r c i a u x , 1915-1925). 24. Paris, Aff. étr. C P Italie, N S 26, Finances publiques II. 25. Paris, A N F30, 977, dépêche de l'ambassadeur français Barrère à Briand, n° 57, d u 25 janv. 1917. 26. Ibid., « Cote Vidal » du 4 oct. 1915, article non signé sur « Les finances et la guerre (Italie) ». 27. Sans q u ' o n puisse dater avec précision le début de la négociation entre la Bancaria et le Crédit Provincial. 28. Dans son rapport du 19 déc. 1915 le consul de France à Florence attribue à l'action de l a ' B C I l'attitude neutraliste des giolittistes. Paris, Aff. étr., CP Italie, N S 29, fol. 136 sq. 29. Paris, A N F30, 309, rapport dactylographié é m a n a n t de la direction de la Banque Louis Dreyfus, sd. 30. Paris, Aff. étr., CP Italie, N S 29, Finances privées, banques II. 31. A la différence du groupe Loste qui réclamait des concessions de travaux publics.

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32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39.

40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47.

48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. 58. 59. 60. 61. 62.

63. 64. 65. 66. 67. 68. 69. 70. 71. 72.

en 1914/18

301

Ibid.. fol. 19 sq. Paris, AN F30, 309, note dactylographiée sur l'historique de la Bancaria, s.d. Dépêche n° 439 du 19 sept. 1915, Paris, Aff. étr., CP Italie, NS 29, fol. 38 sq. Paris, Aff. étr., CP Italie, NS 29, tél, n° 1651 du 21 oct. 1915. C'est ce que suggère à plusieurs reprises l'attaché commercial français Paul Claudel dans ses rapports. Paris, Aff. étr., CP Italie, NS 29, note de Devies à Margerie, directeur des Affaires politiques et commerciales. Paris, Aff. étr., CP Italie, NS 29, fol. 167 sq. Pas de mention d'auteur ni de destinataire. Ce sont les dirigeants de l'Ansaldo qui ont fourni au lieutenant-colonel de Gondrecourt, l'attaché militaire français, une documentation complète sur les tendances germanophiles de la BCI. CP Italie, NS 29, Rapport Guiot du 8 nov. 1915. Dans son rapport du 6 déc. 1915, Aff. étr., CP Italie, NS 29, fol. 101 sq. Ibid., fol. 168 sq. Ibid., 172 sq. Paris, Aff. étr., CP Italie. NS 29, notes du directeur des Affaires politiques des 30 et 31 déc. 1915. Perquel aurait également des liens avec Caillaux. Ibid. Paris, Aff. étr., CP Italie, NS 29, lettre à Philippe Berthelot du 31 déc. 1915, fol. 206 sq. On trouve de nombreux dossiers sur ces questions aux Archives nationales de Paris, F30, 988 et 989 : Opérations commerciales et financières pendant la guerre (1916-1920). Paris, AN, F30, 309. Ibid., F30, 988. Ibid.. F30, 988, lettre de Barrère à Briand du 28 mars 1916. Ibid., Finances à Affaires étrangères, lettre du 14 avr. 1916. Paris, AN F30, 309, rapport du 24 mars 1916. Paris, Aff. étr., CP Italie, NS 30, Banques Bourses (1916-1918) fol. 4 sq. Ibid., fol. 2 et 3. Ibid., note de Margerie du 13 janv. 1916, fol. 26 sq. Ibid., dépêche n° 22 du 14 janv. 1916. Ibid., note du 10 janv. 1916. Ibid., note du 13 janv. 1916. Ibid., note de Margerie du 13 janv. Ibid., Fol. 34. Ibid., rapport Claudel du 7 mars 1916, fol. 71 sq. Le rapport Devies manque dans les documents du Quai d'Orsay que nous avons consultés ainsi que dans ceux de la série F30 aux Archives Nationales. Nous avons pu en reconstituer l'essentiel à partir des rapports de l'ambassadeur Barrère et de Paul Claudel. Dépêche du 13 mars 1916, n" 138, Paris, Aff. étr., CP Italie, NS 30, fol. 105 sq. Ibid., fol. 140 sq. Cf. par exemple rapport de Paul Claudel du 25 mars 1916, doc. cit., fol. 123 sq. Ibid., lettre de Briand à Barrère du 31 mars 1916. Ibid., télégramme Barrère n° 369 du 29 avr. 1916. Ibid.. fol. 207 sq. Ibid., Note de Berthelot, directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères à Margerie, sd., fol. 160 sq. Ibid. Ibid., Fol. 161. Ibid., dépêche Barrère du 29 oct. 1916, fol. 226 sq.

302

73. Ibid., 74. Ibid.,

Pays européens

en voie de

développement

dépêche Barrère n° 215 du 8 avr. 1917, fol. 258 sq. L'idea nazionale, 8 avr. 1917.

75. Ibid. 76. Ibid., rapport du Consul général de France à Milan du 30 sept. 1917, fol. 293 sq. 77. Ibid., divers documents sur cette question, en particulier lettre de Margerie à Barrère du 6 sept. 1917, fol. 292.

J E A N BOUVIER Les traits majeurs de l'impérialisme français avant 1914 * L'étude des traits spécifiques d'un impérialisme ne pourrait être valable qu'à travers u n e comparaison internationale des divers impérialismes nationaux. L'impérialisme des xix e et xx e siècles est sans doute une structure économique de dimension mondiale, et il existe en tant que p h é n o m è n e international. D'où la validité du concept d'impérialisme (le mot étant écrit au singulier). Mais il existe bien des incarnations concrètes, diverses, et nationales, de l'impérialisme : ce sont les impérialismes de chaque pays capitaliste évolué, avec leurs caractères propres : au point de vue de la chronologie, d u degré de maturité, des formes particulières, des directions géographiques d'expansion. Il est évident que chaque capitalisme connaît des conditions propres de développement qui sont des conditions historiques. Mais la distinction entre impérialisme et impérialismes, quoique nécessaire, représenterait des dangers si l'on maintenait séparés les deux plans de l'analyse. Le p h é n o m è n e impérialiste, depuis la fin du xix e siècle, est à la fois une structure mondiale et un complexe de réalités nationales. Les impérialismes de chaque pays capitaliste se développent d'une part sur la base de mécanismes internes propres au m a r c h é national ; et d'autre part, selon leurs relations, leurs rapports, leurs rencontres sur les marchés mondiaux. Interviennent alors, entre les impérialismes, les rapports de force, les dominations et les influences, les résistances et les contreattaques. L'impérialisme en tant que structure mondiale peut être défini c o m m e l'ensemble des relations changeantes, mobiles — relations économiques et relations politiques — entre impérialismes nationaux spécifiques. Mais, de ce fait même, le phénomène impérialiste n'est pas seulement structurel. Son étude est en effet éclairée (ou doit être éclairée) par la prise en compte de la conjoncture économique mondiale : état des échanges-marchandises ; rapports entre les prix des produits sur les divers marchés ; situation des divers marchés monétaires et financiers ; taux d'intérêt et prix de l'argent sur ces marchés ; état de la production et de l'emploi pour c h a q u e * Article paru dans Le mouvement social, janv.-mars 1974, pp. 3-24. Reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs. 11

306

Pour

une approche

économique

capitalisme national... La conjoncture économique mondiale est en effet une réalité. Les cycles courts et les mouvements Kondratief (ou « phase A et Β » de François Simiand), en tenant compte de décalages chronologiques peu importants, sont communs à l'évolution économique des divers capitalismes. Il est certain que la connaissance exacte des divers aspects de la conjoncture internationale est nécessaire pour comprendre l'état des rapports impérialistes à tel moment : par exemple, les fluctuations des exportations de capitaux. René Girault a été le premier en France, dans son étude sur les relations franco-russes, à démontrer effectivement l'importance de la conjoncture pour la compréhension des mobiles et des rythmes des exportations de capitaux. Dans ces conditions, mon but n'est pas de faire des comparaisons, mais d'essayer de montrer les caractères les plus évidents de l'impérialisme français. Je pars, implicitement, de la conception marxiste classique, telle que présentée par Hilferding, Rosa Luxembourg, Boukharine et Lénine, en 1910, 1913, 1915 et 1916, dans des ouvrages connus dont les convergences essentielles l'emportent sur les divergences. J'utilise le concept d'impérialisme au sens marxiste, non pas parce que je le trouve parfait mais parce que je le trouve utile. Il est pour moi exactement une hypothèse de travail. Par ailleurs, je n'ignore pas les vives critiques auxquelles est soumis ce concept — et aujourd'hui même en France tout particulièrement. Critiques des historiens non marxistes, qui ne sont pas récentes, mais permanentes. Et critiques plus neuves, émanant des milieux marxistes eux-mêmes, où d'intenses discussions internes opposent marxistes à marxistes quant à la validité du schéma classique de l'impérialisme — en particulier du schéma léniniste. Non seulement validité pour les temps actuels, mais même sa validité à l'époque où ce schéma a été construit. Cependant, mon propos n'est pas de présenter l'état de ces discussions, mais de formuler quelques problèmes qui ont trait, à la fois, aux structures internes et aux comportements extérieurs de l'impérialisme français à la fin du xix e siècle et au début du xx e . 1. Le degré de maturité interne du capitalisme français Ce point concerne la concentration financière, c'est-à-dire la formation des groupes monopolistiques (ou oligopolistiques) et

J. Bouvier: L'impérialisme français avant 1914

307

la formation du « capital financier » au sens marxiste classique du mot avant 1914, c'est-à-dire le degré de fusion et d'interpénétration du capital bancaire et du capital industriel, et le degré de domination du capital bancaire sur le capital industriel (ou l'inverse). Les divers indices que les historiens français possèdent (quoique très insuffisants et très incomplets) montrent que, à la veille de 1914, concentration financière et capital financier sont, bien que repérables, faiblement développés : par rapport à d'autres pays capitalistes sans doute et par rapport aux structures internes du capitalisme français qui bougent, certes, mais très lentement, depuis les années 1840. De sorte que, au niveau des grandes firmes, ce qui domine au début du xx e siècle, c'est l'indépendance réelle des sociétés industrielles par rapport aux grandes banques. Le processus de fusion est, sur le marché national, à peine amorcé. Il n'est d'ailleurs visible que dans le cas des seules banques d'affaires, qui n'en sont qu'aux débuts de leurs participations-contrôle dans l'industrie française. Quant aux grandes banques de dépôts, elles sont, à la veille de 1914, largement dégagées de l'investissement et des participations industrielles. Il y a, certes, apport de capitalargent, grâce au système bancaire, dans le capital industriel : ce qui représente bien, au plan macro-économique, un processus de fusion '. Mais le capital industriel finance sa croissance avant tout par accumulation de la plus-value (autofinancement). La fusion du capital financier ne se produit donc pas par une interpénétration des grandes banques et des grandes firmes d'industrie entraînant la domination des premières sur les secondes. Il en est ainsi dans la sidérurgie, l'industrie chimique, le textile et les charbonnages. Dans le cas de ce dernier secteur, la thèse récente de Marcel Gillet sur Les charbonnages du Nord de la France au XIX siècle 2, région qui fournissait les deux tiers de la production nationale, montre bien : Γ L'extrême lenteur du mouvement de concentration dans les charbonnages, lequel se traduit d'ailleurs par une croissance plus rapide des firmes moyennes que des plus grandes. 2° L'indépendance absolue des sociétés charbonnières par rapport aux banquiers régionaux et aux banques de Paris. La présence de quelques banquiers dans les conseils d'administration des charbonnages n'est aucunement le signe d'une domination bancaire. La gestion charbonnière reste entre les mains d'industriels. Certes, la banque rend aux charbonnages des services de banque courants. Mais elle ne les dirige à

308

Pour une approche économique

aucun degré. Il n'y a d'ailleurs pas de participations importantes des banquiers, ni des banques, dans le capitalactions des sociétés charbonnières. Le retard de la fusion dans le cadre du capital financier est largement visible dans les opérations que les groupes bancaires (toutes grandes banques de Paris mêlées) font, à partir des années 1860-1870 et jusqu'en 1914 avec les gouvernements des pays étrangers. Quand il s'agit de placer en France des emprunts d'État égyptiens, ottomans, argentins, russes, etc., les groupes bancaires ne se soucient nullement de l'emploi des fonds par les États étrangers. Ils ne lient pas leurs opérations de prêts à ces États avec des commandes de ces mêmes États aux sociétés sidérurgiques et métallurgiques françaises (matériel ferroviaire et armements). L'exportation du capital français est, ici, absolument sans rapport avec une exportation de produits industriels français. D'où les protestations véhémentes et réitérées, fin du xix e siècle et début du xx e siècle, de la grande organisation sidérurgique, le Comité des Forges, auprès du gouvernement français, à l'encontre des groupes bancaires exportateurs de capital-argent. Dans les années 1900, aux approches de la guerre, l'État doit alors exercer lui-même une vive pression sur les grandes banques pour que celles-ci acceptent, souvent en maugréant, de lier leurs opérations de prêts extérieurs avec les exportations de matériel de guerre de la grande métallurgie. La démonstration en a été faite d'abord par Raymond Poidevin dans sa thèse 3. Mêmes phénomènes dans le cas russe : thèse de René Girault 3 et le cas ottoman : thèse de Jacques Thobie 3.

2. Le problème des liaisons entre exportation des capitaux et exportation des marchandises Question complexe qui comporte elle-même plusieurs thèmes. 1. La chronologie et la comptabilité des exportations de capitaux français à long terme de 1815 à 1914 ont été étudiées par l'historien Rondo Cameron dans son livre : La France et le développement économique de l'Europe paru à Princeton en 1961 4. Cette exportation, bien antérieure à l'apparition de l'impérialisme, est très précoce. D'autre part, l'exportation des capitaux a connu des phases « moyennes » de ralentissement et des phases d'accélération : ces dernières coïncident avec les périodes 1852-1870 et 1898-1913, c'est-à-dire les périodes

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J. Bouvier: L'impérialisme français avant 1914

d'accélération de la croissance économique intérieure. Il est donc difficile de dire, comme on l'a écrit souvent en France depuis les années 1890, que l'exportation des capitaux a été un élément d'affaiblissement du développement du capitalisme français. On ne peut pas, non plus, soutenir, comme on l'a fait à plusieurs reprises, que l'exportation des capitaux soit préférentiellement liée à' une conjoncture intérieure de difficultés et de dépression économiques. Les données de R. Cameron sont les suivantes : Moyennes annuelles des exportations de capitaux français (à long terme) selon les périodes, en millions de francs 1816-1847 1848-1851

82 125

1852-1870 1871-1881

550 700 *

1882-1897 1898-1913

500 1350

* Ce chiffre tient compte des 4 300 millions payés à l'Allemagne en 1871-1873 au titre de l'indemnité de guerre. Si on ne comprend pas ce transfert exceptionnel à l'étranger, la moyenne annuelle d'exportation des capitaux pour 1871-1881 tombe à 309 millions.

Total cumulé des exportations nettes de (en milliards de francs) 1847

1.9

1881

16,2 *

1897

24,2

capitaux 1913

45,5

* Non comptés les 4,3 milliards versés à l'Allemagne en 1871-1873.

On remarque particulièrement un certain tassement des exportations de capitaux en 1882-1897 (en pleine «phase Β » de ralentissement de la croissance interne) ; et l'extraordinaire flux de la période 1898-1913, qui fut la période de nouveaux développements rapides du capitalisme en France, période qui, selon certains économistes 5, marque le début d'un nouveau « trend » séculaire de hausse et d'accélération de la croissance capitaliste française. Et période dont on pourrait peut-être dire qu'elle inaugure l'entrée plus franche du capitalisme français dans le stade impérialiste de son histoire, — ce mot étant toujours entendu au sens « classique ». Ces constatations entraînent à se poser la question suivante : la situation et le rôle des exportations de capitaux sont-ils les mêmes dans les phases (moyennes) de croissance accélérée (A) et dans celles de croissance ralentie (B) ? Nous retrouverons

310

Pour une approche

économique

plus loin ce problème et tenterons d'y apporter des éléments de réponse. 2. Les directions géographiques du commerce extérieur français ne coïncident pas avec les directions des flux d'exportations de capitaux. Le cas le plus visible est celui des relations franco-russes de 1887 à 1914, étudié par René Girault. La part des échanges-marchandises avec la Russie est infime dans l'ensemble du commerce français ; au contraire, en 1914, les exportations de capitaux français en Russie représentent plus du quart des exportations françaises totales : 12 milliards sur 45. Ou encore, à la veille de la guerre, les importations de marchandises françaises ne représentent que les 4 96 des importations totales russes ; alors que les investissements français en Russie groupent les 33 96 du total des investissements étrangers en Russie. Les mêmes faits ont été relevés dans la thèse de Raymond Poidevin sur les relations franco-allemandes de 1898 à 1914 (en particulier à propos de l'Amérique du Sud) et dans la thèse de Jacques Thobie : en 1914, le commerce franco-ottoman représente 1,4 96 du commerce extérieur français ; mais les exportations de capitaux français en Turquie forment les 7 96 du total des exportations de capitaux français. De sorte que le cas apparemment général est le suivant : il n'y a pas de relation directe entre mouvements des capitaux français et commerce, quand on envisage les divers marchés extérieurs, considérés chacun à part dans leurs relations avec l'économie française. C'est un point important dans la délicate compréhension des liens entre mouvements des marchandises et des capitaux pour un impérialisme déterminé. Ces liens ne paraissent pas mesurables de marché à marché. Les deux types de mouvements semblent ne pas se commander l'un l'autre dans un même espace géographique et dans un même champ de relations économiques, comme le laissent entendre à tort certains économistes 6 . Sans doute ne sont-ils pas sans aucune sorte de rapport ; mais ce rapport n'est pas déterminant, ni explicatif, ni pour l'un, ni pour l'autre de ces mouvements. Ou bien, comme nous le verrons plus loin, ce rapport n'intervient que pour une part seulement des échanges marchands. Il faudrait donc se placer sur un autre plan d'analyse pour saisir le caractère nouveau (selon Lénine) des rapports entre commerce-marchandises et flux des capitaux (à long et court terme) au stade de l'impérialisme. Mais ce genre d'analyse n'a pas été systématiquement tenté jusqu'alors, selon la longue

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durée, ni par les économistes 7, ni par les historiens français. René Girault l'a utilisé dans sa thèse, mais du point de vue des échanges extérieurs russes. Il faut donc se contenter provisoirement des observations suivantes : a) Sans doute, certaines exportations et importations de marchandises concernant des marchés déterminés sont-elles directement liées à des exportations de capitaux français à long terme sur ces marchés. Par exemple, l'importation en France de minerai de fer algérien, à partir du milieu des années 1860, ou celle du mercure et du cuivre espagnols, sont liées à des investissements miniers (Mokta-el-Hadid, Almadén, RioTinto). Autre cas : les firmes françaises de matériel ferroviaire ont exporté en Espagne, Autriche-Hongrie, Italie, etc., en liaison avec les investissements ferroviaires français dans ces pays, et avec les emprunts obligataires des compagnies de chemins de fer, placés en tout ou en partie sur le marché français. Mais il n'existe pas de mesure statistique précise de cette part des échanges marchands liée directement, et en quelque sorte au coup par coup, aux exportations de capitaux à long terme. Et il n'y a pas équivalence arithmétique, même dans ce cas, entre flux des capitaux exportés et valeur des échanges marchands : on le comprend sans peine. Quoiqu'il en soit, l'exportation des capitaux est alors cause, et le mouvement commercial (aux entrées ou aux sorties) est effet. b) Il existe certains rapports entre échanges de marchandises et mouvements des capitaux à court terme entre la France et les marchés monétaires étrangers (Londres et Berlin, surtout) puisque l'une des « matières premières » des « arbitrages » sur mouvements courts de capitaux est constituée par des traites commerciales libellées en devises. Mais les rapports sont dans ce cas indirects (autonomie des flux de capitaux à court terme, qui peuvent se déplacer d'un marché monétaire à un autre, jusqu'au moment de l'échéance des traites). Et ces rapports sont insaisissables statistiquement. c) Reste alors comme phénomène dominant, la non-concordance géographique de la majeure partie des échanges commerciaux et des exportations de capitaux français à long terme, marché par marché, non concordance qui intéresse toute la part des échanges extérieurs qui n'est pas concernée par le mécanisme direct décrit plus haut dans le a). Cette non-concordance, qui est bien effective, rend difficile le ralliement de l'historien à certaines démonstrations théoriques. A. Emmanuel 8 peut ainsi affirmer, au terme de développements à la logique interne évidente, qu'« un capital

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Pour

une approche

économique

non investi a pour contrepartie une marchandise non réalisée. Si le capital s'expatrie pour trouver un placement plus lucratif, du même coup une marchandise se réalise puisque entre différents pays, le capital ne peut se transférer, en dernière analyse, que sous forme de marchandise ». L'historien voudrait que l'économiste soit ici plus clair, et mette « les points sur les i ». A quels cas et mécanismes concrets ces affirmations théoriques correspondent-elles ? On pourrait, sans doute, imaginer ces mécanismes. Mais il serait nécessaire que l'économiste, prenant en charge les informations que fournit la comparaison « historique » des flux de marchandises et de capitaux pour un pays déterminé (exportateur de capitaux à long terme), ajustât plus systématiquement théorie économique des échanges extérieurs et réalités des échanges. S'il est indispensable d'aller de la théorie aux faits, il est bon de retourner des faits à la théorie, car celle-ci, en l'occurrence, n'est pas transparente. Dans ces conditions, c'est au plan macro-économique, celui de la balance des paiements extérieurs (courante et finale) que devrait se reporter l'analyse en considérant globalement l'ensemble des échanges (marchandises, services, capitaux) entre la France et le monde. En premier lieu, observons qu'avant 1914, les mouvements de capitaux tant à Paris qu'à Londres, Berlin, Amsterdam, Bruxelles, Vienne, enregistraient « des déplacements de fonds dont l'importance dépassait notablement celle des opérations strictement commerciales » 9 . Ceci en raison de la particulière sensibilité des liquidités « internationales » aux disparités des taux d'intérêts entre marchés et aux variations (faibles, mais exploitables) des taux de change. Cela ressortit à l'autonomie propre, à la fluidité et à la souplesse des mouvements de l'argent sur les divers marchés, aux temps de l'étalon-or. Les canaux et réseaux des échanges-marchandises connaissent des raideurs et des contraintes (en particulier physiques et matérielles) auxquelles échappent, par nature et fonction, les diverses formes de la monnaie. E n second lieu, les relations économiques du capitalisme français avec le monde présentaient trois modalités : — échanges commerciaux (et de « services ») et exportations de capitaux à long terme faibles envers l'empire colonial français. — échanges commerciaux (et de « services ») relativement faibles, mais exportations élevées de capitaux à long terme envers les pays déjà en voie de développement avant 1914 (Russie surtout ; mais aussi Italie, Espagne, Commonwealth,

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313

voire Chine) et envers les régions semi-coloniales (Balkans, Moyen-Orient, Amérique latine). — échanges commerciaux (et de « services ») intenses, mais faibles exportations de capitaux à long terme, envers les pays capitalistes développés (Europe du Nord-Ouest, Allemagne, États-Unis) et mouvements intenses de capitaux à court terme entre ces pays. Telles seraient ce que l'on pourrait appeler les structurés globales (économiques et géographiques) de la balance finale des paiements, structures entre lesquelles, en comptabilité globale, s'établissaient des compensations permettant les équilibres finaux des échanges extérieurs — compte tenu, naturellement, des mouvements (achats et ventes) de métaux précieux. En troisième lieu, seul le plan macro-économique (celui de la balance des paiements) permet de retrouver, au-delà des discordances géographiques entre flux des capitaux et flux des marchandises, leurs solidarités économiques fondamentales. Mais nous manquons cruellement d'une étude historique et statistique, année par année (avant 1914) des divers postes des diverses balances des échanges extérieurs français — du moins, nous manquions, jusqu'au rapport de M. Levy-Leboyer d'octobre 1973 l0. Seule, cependant, une telle étude permettrait de voir les relations « mécaniques » et comptables entre solde du commerce et solde des « invisibles » 11 d'une part ; et de l'autre, solde de la balance des paiements courants (commerce, plus « invisibles ») et mouvements de l'or, plus les mouvements de capitaux. En principe, dans le cas français, le solde (positif) de la balance des paiements courants devrait, chaque année, être égal à la somme des entrées d'or et des exportations de capitaux à l'étranger dans le cadre de la « balance finale » (ou balance des règlements) l2 . Le rapport de Maurice LevyLeboyer permet de retrouver effectivement ces solidarités. En quatrième lieu, le plan macro-économique mettrait en évidence « l'importance décisive » (Lénine) des exportations de capitaux à long terme au stade de l'impérialisme. Dans le cadre (et les limites) du « rapport des forces » mondial (forces économiques, forces politiques), rapports de domination, de subordination ou d'influence tels qu'établis à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, rapports encore favorables au capitalisme britannique, mais en voie de nouveaux équilibres à la veille de 1914 (poussées «mondiales » de l'Allemagne, du Japon, des États-Unis), les exportations de capitaux à long terme, pour la France comme pour la Grande-Bretagne, et à partir des années 1870 pour notre pays, jouent le premier rôle

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« objectif » de rééquilibrer le déficit des échanges marchandises (grâce, comme nous allons le voir, aux revenus, rapatriés, des capitaux exportés) et d'alimenter aussi, du moins en partie (grâce à ces mêmes revenus) de nouveaux flux d'exportations de capitaux, lesquels, à leur tour, viennent augmenter par leurs revenus, la « couverture » du déficit commercial, etc. Les exportations de capitaux permettent alors l'entretien permanent d'un déficit commercial. Disons, entre parenthèses, que cette situation sera profondément modifiée au xxc siècle, après la première guerre mondiale. De là le second rôle « objectif » des exportations de capitaux avant 1914. Elles tendent à devenir le principal mécanisme de domination économique « mondiale » pour les pays capitalistes avancés, en facilitant la « reproduction élargie » du capital grâce à la souplesse et à la variété des échanges extérieurs ; et en fournissant des moyens de pression économique et financiers vis-à-vis de certains pays plus ou moins dominés : moyens de pression qu'utilisent et les grandes firmes françaises, et le gouvernement français. On rencontre ici l'un des thèmes favoris des historiens français depuis la deuxième guerre mondiale, celui des rapports entre « le politique » et « l'économique » en matière de relations internationales. La distribution géographique des exportations de capitaux modèle ainsi les réseaux de dépendance ou d'influence impérialistes plus fortement et visiblement que la géographie des échanges extérieurs — marchandises — sans tenir ici compte des domaines réservés (et mis en réserve) que représentent les « empires coloniaux ». Dans ces conditions, la non-concordance géographique entre mouvements des capitaux et mouvements des marchandises (qui n'avait été ni repérée ni raisonnée dans les études marxistes de l'impérialisme) ne peut être utilisée comme argument décisif à opposer à ces analyses « classiques », concernant certains aspects du stade de l'impérialisme (avant 1914), en particulier le rôle « nouveau » tenu par les exportations de capitaux. Mais il faut dire que les chercheurs devraient se donner pour double tâche de confronter : I o les diverses analyses marxistes théoriques sur tous ces problèmes, celles d'Hilferding, de Rosa Luxembourg, de Lénine (et Boukharine) confrontation de Christian Palloix, a amorcée 13. 2° Ces théories économiques aux réalités concrètes, historiques et statistiques, des échanges extérieurs et de la balance

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des paiements française au xix e siècle, beau programme « interdisciplinaire » qui, jusqu'à présent n'a tenté ni les adeptes de l'économie politique « théorique » ni les historiens de l'économie entasseurs de données concrètes. 3. Il existe deux approches de l'étude des exportations de capitaux : micro- et macro-économique. — Selon une analyse micro-économique, qui part de l'étude des flux de capitaux vers le dehors au niveau des banques et des firmes françaises industrielles, il y a bien effective sortie des épargnes françaises internes vers les marchés extérieurs, où elles se fixent sous forme de prêts aux États étrangers et d'investissements privés. On voit concrètement grandes banques et grandes firmes placer au-dehors des capitaux rassemblés par elles au-dedans. Il semble bien alors qu'il y ait en France par la seule accumulation capitaliste interne une « surproduction » relative de capitaux en quête de placements. Ces capitaux s'exportent, soit parce que les emplois sur le marché intérieur font provisoirement défaut et que le profit n'y peut être obtenu ; soit parce qu'ils recherchent sur les marchés extérieurs un profit supérieur (surprofit) à celui obtenu en France. Le premier type est celui de la métallurgie lourde (fers, fontes, aciers) de la région de Saint-Étienne en 1878-1882, laquelle, rudement concurrencée par la nouvelle sidérurgie lorraine (application du procédé Thomas-Gilchrist aux minerais de fer phosphoreux lorrains) investit des capitaux dans la sidérurgie russe (Silésie russe et Oural), alors en pleine expansion (voies ferrées, en reprenant et en modernisant des installations industrielles anciennes. Le second type est celui des firmes françaises sidérurgiques et de constructions mécaniques qui, entre 1906 et 1913 multiplient les opérations industrielles en Russie, alors que la conjoncture économique en France est, pour elles, comme pour l'économie française dans son ensemble, d'accélération et d'expansion. — Mais les perspectives changent en analyse macro-économique, si l'on considère l'économie française dans son ensemble comme une entreprise, si l'on analyse la structure de ses échanges économiques avec l'extérieur. Dans ce cas, on replace les flux de sortie des capitaux dans la balance des paiements extérieurs, avec les différents compartiments de cette balance. Il apparaît alors, sur ce plan strictement comptable des échanges extérieurs, qu'à partir de 1873, les flux de sortie des capitaux sont alimentés par les flux des rentrées d'argent, provenant des revenus des placements et

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investissements au-dehors. Ces revenus qui font retour vers la France, permettent, selon divers auteurs, des années 1870 jusqu'en 1914 : I o de financer en partie le déficit de la balance commerciale française, déficit qui apparaît dans les années 1870 ; 2° de financer en partie les nouvelles exportations de capitaux. Autrement dit, c'est le solde positif de la « balance des paiements courants » qui permet d'alimenter les flux de sortie des nouveaux capitaux exportés à long terme. Dans cette perspective, la croissance des exportations de capitaux à la fin du xix e siècle et au début du xx e siècle se nourrit en quelque sorte elle-même. Elle n'apparaît plus c o m m e le produit permanent d'une accumulation permanente qui serait exclusivement d'origine interne. Certains économistes marxistes français, fort critiques devant les thèses classiques du marxisme, et rejoignant là les économistes non marxistes, jugent même, sur le vu de la balance des paiements française (mais aussi anglaise) des années 1870 à 1914, qu'il n'y a pas eu exportation de capitaux, mais, en dernière analyse, importation nette de capitaux, puisque les flux de rentrée de capitaux sont supérieurs aux flux de sortie. S'il n'y a peut-être pas contradiction complète entre l'analyse microéconomique des exportations de capitaux et l'analyse macroéconomique, il faut reconnaître que les économistes et historiens marxistes ont jusqu'ici privilégié la première analyse et n'ont pas raisonné au plan de la seconde. D'une manière plus générale, des questions à la fois théoriques, statistiques et historiques, se posent, on le devine, à travers les trois thèmes que je viens d'évoquer. Toutes concernent les rapports entre flux de capitaux et flux de marchandises ; c'est-à-dire au fond, les conditions externes de la croissance capitaliste, le rôle des marchés étrangers dans l'accumulation interne, et dans la reproduction (élargie) du capital. Sur tous ces thèmes, bien des travaux demeurent à faire. Essayons cependant d'aller plus loin, et revenons sur la distinction entre l'analyse micro- et macro-économique des exportations de capitaux. La première est plus communément le fait des historiens de l'économie ; la seconde, le fait des économistes. Exemple classique d'un phénomène approché par des optiques différentes. La question revient à savoir s'il y a contradiction ou complémentarité entre les deux modes d'approches, dans le cas considéré. I o L'analyse micro-économique a trait aux politiques des grandes entreprises de banque et d'industrie, à leur gestion. Dans ce cas on voit jouer concrètement le mobile de la « loi du

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profit » (expression même du directeur du Crédit Lyonnais en 1873 l4). L'entreprise prête (banque) ou investit (industrie) là où elle croit que : a) la masse du profit sera certaine et assurée (sécurité) ; b) le taux de profit sera plus élevé qu'ailleurs (rentabilité du capital). Dans ces conditions, les prêts et investissements à l'extérieur sont le plus souvent et directement liés à la différence des taux de profit et des taux d'intérêts entre marché national (taux plus bas) et marchés extérieurs (taux plus élevés). Les capitaux (bancaires et industriels) s'exportent, en dernière analyse micro-économique parce qu'il y a de telles différences de taux. Les archives d'entreprises sont à ce sujet éminemment loquaces. Certes les économistes non marxistes, quand ils exposent les mobiles des exportateurs de capitaux, mettent l'accent sur leur diversité (recherche de sécurité ; de marchés de vente ou d'approvisionnement ; de puissance ; de rentabilité). Mais il ne serait pas difficile de montrer que cette diversité s'ordonne autour d'un mobile central, celui du profit, envisagé à court ou à moyen terme. Laissons de côté les formes concrètes très diverses (bancaires, industrielles, commerciales) de l'exportation des capitaux. Dans une telle approche, où les choses sont vues et analysées du côté de l'entrepreneur, et selon les activités et mobiles réels des « affaires », on observe effectivement une sorte de « surproduction » — de « pléthore » disait-on avant 1914 dans les milieux économiques — de capitaux sur le marché national. L'attitude de l'entrepreneur, ses calculs, ses décisions, sa prise de conscience, le montrent très clairement. La « surproduction » des capitaux est sentie et vécue par lui comme telle. En même temps, elle apparaît comme fait réel, objectif. Pour s'en rendre compte, il faudrait (ce n'est pas l'objet de cette note) faire appel à la fois aux formes, aux mécanismes — et à la sociologie — de l'épargne en France, de la centralisation des capitaux par le système bancaire, et de l'accumulation du capital dans les entreprises d'industrie et de banque. Le concept (marxiste) de « suraccumulation de capital » (ou « surproduction ») correspond bien à des réalités, des pratiques et des comportements. « Suraccumulation » c'est-à-dire : « un capital inemployé, excédentaire, inoccupé, qui représente bien un excédent de l'épargne sur l'investissement, une véritable thésaurisation à l'échelle sociale, une surproduction bel et bien

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ex post, selon le sens courant du terme » l5. Bref, un « capital en jachère », selon l'expression de Marx. Il faut cependant nuancer une telle conception de la « surproduction de capital ». Il est bien entendu que cette « mise en jachère » du capital a rapport au taux de profit, au taux de rentabilité. La « surproduction » du capital ne tient pas à une absence de débouchés intérieurs adéquats (marchés de consommation), ni à une absence d'opportunités d'investissement, mais à une rentabilité jugée insuffisante par les investisseurs et placeurs sur le marché national, par comparaison avec tel ou tel marché extérieur. Les marxistes disent que des investissements additionnels de capitaux n'obtiennent pas alors le « taux moyen de profit » sur le marché intérieur. Certes, des situations d'absence (ou plutôt, de disparition ou d'affaissement) de débouchés ou d'opportunités peuvent se produire sur le marché national, en particulier en cas de crise et de dépression, ou bien selon les aléas de la concurrence et des innovations technologiques. Mais la « suraccumulation » de capital est moins souvent « absolue » (totale impossibilité d'obtenir du profit) qu'elle est « relative » (obtention d'un taux de profit déprimé ou menacé). Dans ces conditions, les exportations de capitaux sont bien un moyen d'élargir les limites d'élasticité des taux de profits. « Objectivement » aussi bien que « subjectivement » (c'est-à-dire consciemment du côté de l'entreprise ou des épargnants) elles sont, avant 1914, l'un des moyens d'aller à rencontre des tendances dépressives des taux de profit. Des analyses marxistes par trop simplifiées ont certainement eu tort de lier les exportations de capitaux à une vue pessimiste du développement du capitalisme. Ces exportations ne sont pas toujours liées (il s'en faut !) à une situation difficile de la croissance capitaliste, ou à une « sousconsommation » intérieure, puisqu'elles croissent en même temps que s'accélère le développement capitaliste lui-même. Mais cela ne contredit nullement le caractère nécessaire (avant 1914) de l'exportation des capitaux, ni son rôle dans la sauvegarde des taux de profit. Ainsi, en analyse micro-économique, seule l'accumulation interne du capital est mise en évidence, celle qui a sa source à l'intérieur du marché national, et qui entraîne la formation d'un surplus (relatif) d'épargne. L'exportation des capitaux paraît alors jouer le rôle de « débouché » pour la suraccumulation interne. Elle est un moyen de stérilisation des capitaux « excédentaires », un moyen de dépassement des contradictions internes du capitalisme — à l'époque, avant 1914, où

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cette exportation atteignait des niveaux très élevés. Or, c'est cette conclusion que l'analyse macro-économique tend à (ou veut) ruiner. 2° Sans doute celle-ci (pour le cas du capitalisme français) n'est pas assez poussée, malgré les travaux de White l6 , de Cameron et, plus récemment de Maurice Levy-Leboyer. Cela n'a pas empêché A. Emmanuel, dans l'article cité plus haut, de s'en donner à cœur joie : « au point de vue de la décongestion du marché financier des pays avancés », l'exportation des capitaux n'a pas eu « l'importance fortement exagérée », que disent « la littérature marxiste et non marxiste ». Elle « n'a pas joué le rôle de débouché, pour une plus-value encombrante produite à l'intérieur du pays, rôle qu'on se plait souvent à lui prêter » l7 . Notons — et c'est bien là le problème — que la contradiction apparaît flagrante entre cette thèse et la réalité de la gestion des entreprises. Mais notons également que l'approche macro-économique a (depuis longtemps) été présentée par les banquiers eux-mêmes, exportateurs de capitaux, comme justification, explication et excuse de leur pratique ' 8 . En effet, l'analyse macro-économique de l'exportation des capitaux fait apparaître, elle, une alimentation externe de leurs flux, celle fournie par les rentrées, les retours, des revenus des capitaux prêtés et investis au-dehors antérieurement. Avant de revenir à ce point, il est nécessaire, en historien, de préciser certaines distinctions tenant à la complexité des mécanismes concrets des exportations de capitaux : 1) Les profits rapportés par les investissements industriels audehors ne sont pas rapatriés en France en totalité. Il y a, sur le marché extérieur, réinvestissement par autofinancement. 2) Les banques françaises lorsqu'elles créent des agences audehors (exemple Russie, Egypte...) utilisent deux catégories de ressources sur ces marchés extérieurs : du capital exporté, venu de France et des dépôts locaux, rassemblés dans le pays étranger. 3) Les gouvernements étrangers emprunteurs auprès des syndicats bancaires (et des épargnants) français ont à faire chaque année des paiements en France (service de la dette : coupons de rentes ; et remboursements, lorsqu'il s'agit d'emprunts amortissables). Ils laissent donc des sommes en dépôt dans les banques françaises. Ces fonds proviennent (au moins en partie) des emprunts faits en France. La totalité de l'argent emprunté n'a donc pas été exporté effectivement. 4) Les formes concrètes du rapatriement des revenus des capi-

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taux exportés sont : les rentes annuelles des emprunts d'États étrangers ; les dividendes et intérêts des titres (actions et obligations) des sociétés fonctionnant à l'étranger contrôlées par les hommes d'affaires français ; les tantièmes touchés par les administrateurs de ces firmes ; la part rapatriée de ces profits d'entreprise. Exemple : les bénéfices annuels des agences étrangères d'une banque française, comptabilisés dans le compte d'exploitation générale. En principe, ces revenus rentrent par des opérations de change sur les marchés (Paris et places étrangères). Mais une partie de ces revenus est payée directement en francs sans qu'il y ait eu rapatriement effectif (voir le 3) précédent). Ainsi les mécanismes d'exportation des capitaux et d'importation des revenus présentent une complexité certaine. Aussi leur comptabilité rigoureuse est-elle impossible l9 . 3° Quoiqu'il en soit, y a-t-il contradiction ou complémentarité entre les approches macro- et micro-économique des exportations de capitaux ? Des économistes (marxistes et non marxistes, français et étrangers) ont conclu, ces dernières années, de la seule analyse macro-économique que la problématique marxiste classique d'une exportation de capitaux exutoire d'une « surproduction » interne des capitaux était inexacte, puisque les flux de rentrée des revenus des capitaux sont devenus très tôt supérieurs aux flux annuels de sortie des capitaux nouveaux. Les exportations de capitaux n'auraient donc pas joué le rôle de « débouché » de la suraccumulation interne. Cette conception aboutit, à estomper le phénomène de suraccumulation interne et, pour ainsi dire à l'oublier et à ne pas poser le problème des mouvements des taux de profit. Cette conception déplace l'analyse hors du champ des contradictions internes du développement capitaliste. C'est même, semble-t-il, son rôle essentiel. On peut faire à son propos les observations suivantes : a) Les économistes dont il est question ne voient qu'un côté des phénomènes. Le raisonnement en comptabilité globale leur fait oublier les mécanismes réels, vécus : dans le cadre de la gestion de firmes, l'exportation des capitaux est, effectivement, un débouché pour une masse de capitaux non (ou mal) employés sur le marché national. Répétons que les archives d'entreprises crient cette élémentaire « vérité ». b) Les économistes et historiens marxistes « classiques » de leur côté, n'ont pas perçu — sauf exception — l'aspect macroéconomique et l'ont négligé. Ils n'en parlent pour ainsi dire

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jamais. Ce qui est, aussi, n'enregistrer qu'une partie des phénomènes. c) La complémentarité entre les deux types d'approche, leur non-contradiction peut être raisonnablement soutenue. — L'analyse économique empiriste, « vulgaire », aussi bien que l'approche marxiste rendent évidents les processus de l'accumulation interne du capital, et les accidents de cette accumulation (crises, baisses du taux de profit, faillites). — L'accumulation est en dernière analyse doublement assurée (« reproduction du capital ») : par la vente des marchandises sur le marché national ; et par les exportations de marchandises. — A l'accumulation (à source interne) du capital et aux profits et revenus qui en découlent, s'ajoutent la partie rapatriée des revenus des capitaux exportés. Il y a ainsi double alimentation de l'accumulation de l'épargne et du capital, entraînant (ou pouvant entraîner) une « suraccumulation », une « surproduction » (ou « pléthore » disait-on avant 1914) de capitaux sur le marché national, dans le sens entendu plus haut, c'est-à-dire en fonction des taux de profit désirés. Le seul retour des revenus des capitaux exportés n'est pas alors l'unique source de l'exportation de nouveaux capitaux. L'exactitude comptable de l'approche macro-économique n'est que mirage arithmétique : l'exportation des capitaux « frais » est effectivement un exutoire, une dérivation vers le dehors d'un « surplus » (relatif) d'épargne, surplus doublement entretenu par apports internes et externes, l'alimentation externe venant encore davantage précipiter la suraccumulation. L'économiste Hilferding, qui fut le plus pénétrant analyste marxiste avant 1914 des exportations de capitaux, écrivait avec raison, semble-t-il : « Le capital accumulé en Grande-Bretagne est considérable et, de ses placements extérieurs, des masses de profits toujours nouvelles affluent dans la métropole. Le rapport des masses de capital à accumuler au capital qu'on peut placer à l'intérieur est ici le plus grand, la poussée vers les placements extérieurs la plus forte, le taux d'intérêt exigé le plus faible. » 20 Même type d'observation du même auteur pour le cas français. Il est évident que capital et épargne « à accumuler » sont à double alimentation. L'oubli de l'alimentation interne est aussi grave que l'oubli de l'alimentation externe. A. Emmanuel, dans l'article cité, écrit à propos de la GrandeBretagne :

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« La quasi-totalité des quatre milliards de livres sterling... auxquels s'élevait en 1914 l'investissement total à l'étranger provenait d'un réinvestissement des revenus des capitaux extérieurs, soit d'une capitalisation continue des intérêts et des dividendes... Pour l'économie anglaise dans son ensemble... son avoir sur l'étranger augmentait sans envoi effectif de fonds, donc sans exportation de capital, sans allégement de l'accumulation intérieure. » C'est faire trop fi des mécanismes réels et concrets. La vérité comptable de la macro-économie ici appliquée ignore la pesanteur des faits. La vérité de la micro-économie demeure. Il y a bel et bien « envoi effectif de fonds » (ou alors les études historiques concrètes ne seraient que tissus d'inventions, et les archives des firmes fabriques d'illusions...). Le vrai problème est l'origine des fonds. Rien ne permet de dire que la totalité des capitaux nouvellement exportés provenait de la somme globale des revenus rapatriés. Ceux-ci sans doute, pouvaient être réinvestis au dehors. Mais aussi consommés sur le marché national : c'était, précisément, l'heureux destin de feu les rentiers. De même, la part des profits des firmes acquise par des opérations sur les marchés extérieurs ne retournait pas intégralement à des opérations extérieures. Elle était en partie utilisée sur le marché national (en autofinancement et en consommations). Globalement, donc, une partie des revenus rapatriés n'était pas disponible pour de nouvelles exportations de capitaux. d) Les bases concrètes, originelles, de la « surproduction » du capital sont les fonds disponibles des entreprises (bancaires et industrielles) et les épargnes des particuliers. Les premiers augmentent au cours de la croissance capitaliste et une partie peut en être toujours disponible pour des placements extérieurs. De même pour les secondes. Il est sûr, par exemple, qu'un bourgeois français propriétaire de titres étrangers pourra acheter de nouveaux titres étrangers avec les revenus de ces premiers titres. Mais tel autre épargnant, lors de ses premiers achats de titres étrangers, utilisera de l'épargne d'origine strictement interne. e) Il est nécessaire, pour comprendre la situation de l'exportation des capitaux, de mettre en rapport ses phases (en moyenne durée) avec les phases correspondantes de la croissance économique. Selon ces phases, les exportations de capitaux sont alimentées d'une manière différente, et ont une fonction économique différente.

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En temps de phase de ralentissement de la croissance interne (des années 1870 aux années 1890) l'accumulation intérieure du capital se ralentit. Il y a baisse des profits des firmes (ou stagnation), et des revenus des diverses classes. Les études historiques, pour le cas français, le démontrent largement. La formation de l'épargne nationale est alors freinée. Ainsi, la croissance des ressources bancaires dans les années 1875-1895 ne s'accélère pas : 77 millions (moyenne annuelle) d'augmentation du total des passifs des huit plus grandes banques aussi bien pour 1865-1875 que pour la période 18751895. Dans ces conditions, il est plus difficile de trouver des capitaux nouveaux, supplémentaires, pour l'exportation des capitaux. Celle-ci se poursuit, mais en se ralentissant. Elle est alors alimentée : — par les revenus (rapatriés) des investissements et prêts extérieurs ; — par l'existence de capitaux et d'épargnes intérieurs mal occupés, puisqu'il n'y a pas plein emploi, mais baisse des investissements et moindre activité économique. La « surproduction du capital » peut alors se présenter parfois comme « absolue », tout en demeurant massivement relative (baisse des profits, voire de leur taux). Le profit est alors recherché sur les marchés extérieurs parce qu'il est en situation difficile sur le marché intérieur. Toute l'analyse concrète, historique, de la gestion des grandes firmes de banque et d'industrie montre très clairement ce type de situation. En 1875, le directeur du Crédit Lyonnais pouvait ainsi écrire: « Nous succombons sous le capital inoccupé. Nous ne savons qu'en faire » — par la poursuite de la centralisation et de l'agglomération des dépôts bancaires par les banques nouvelles (par actions) dont les réseaux d'agences, apparus en 1865-1869, se sont rapidement étendus de 1871 à 1882, mais qui ralentissent leur expansion pendant les années les plus profondes de la grande dépression (phase B), c'est-à-dire de 1882 au début des années 1890. En phase d'accélération de la croissance (la période 18501870; les années 1900 jusqu'à la guerre), l'accumulation interne fait incontestablement un bond en avant : la reproduction « élargie » s'élargit davantage et plus vite. La formation de l'épargne nationale s'accélère. Les passifs des huit plus grandes banques croissent en moyenne annuelle de 334 millions entre 1895 et 1913, soit près de cinq fois plus vite que dans les périodes antérieures. Des fonds supplémentaires et des

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épargnes nouvelles apparaissent disponibles pour l'exportation des capitaux. Celle-ci, par conséquent, s'accélère selon une triple alimentation, elle-même accélérée : 1) le rapatriement des revenus des capitaux exportés se poursuit et son flux augmente ; 2) grandes entreprises et particuliers ont des disponibilités plus importantes grâce à la croissance des revenus. C e qui est recherché au dehors est plutôt, alors, un « surprofit » , un profit supérieur à celui obtenu sur le marché national : les taux de profit sur le marché national en expansion demeurent souvent plus bas que les taux sur certains marchés extérieurs (pays en v o i e de développement). La « surproduction du capital » est essentiellement « relative » . 3) la centralisation des capitaux bancaires par les réseaux d'agences, qui s'étendent, reprend plus rapidement à partir de la fin des années 1890, jusqu'en 1914. Les banques de dépôts, par leur politique des taux d'intérêts, éliminent d'ailleurs progressivement les dépôts à terme et favorisent le drainage des dépôts à vue. Il faut observer ici, à propos de cette mise en perspective conjoncturelle, que les phases (en m o y e n n e durée) de la croissance, et celles des exportations de capitaux sont c o n f o r m e s aussi à celles de la « f o r m a t i o n brute » du capital industriel sur le marché national, telles que proposées par T . J. M a r k o v i t c h , formation qui se ralentit en 1885-1894 pour s'accélérer très v i v e m e n t au-delà 21 . Comparativement, pour les deux phases ( m o y e n n e s ) de la croissance, les rapatriements des revenus des capitaux exportés semblent jouer, dans chaque phase relativement à l'autre phase, un rôle distinct, en tant que m o y e n d'alimentation des exportations de capitaux nouveaux. C e rôle apparaît plus important en phase de ralentissement de la croissance qu'en phase d'accélération. La situation semble inverse pour l'accumulation interne des capitaux qui, en temps de croissance rapide, doit alimenter relativement davantage les n o u v e a u x flux de sortie des capitaux qu'en temps de croissance ralentie. fi II n'y a pas addition comptable, globale et totale des deux sources (interne et externe) de l'exportation des capitaux. Il s'en faut que la totalité des revenus rapatriés soit à nouveau utilisée dans l'alimentation de n o u v e a u x flux de sorties des capitaux. C'est bien pourquoi l'alimentation interne de ces flux demeure effectivement une nécessité. D e m ê m e , naturellement, il s'en faut que la totalité de la plus-value interne accumulée

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soit exportée : elle assure, pour l'essentiel, on le sait, l'autofinancement de la croissance capitaliste, son autodéveloppement. Mais une fraction de cette plus-value (variable selon la conjoncture) peut être disponible pour des placements et opérations au dehors. Il faut donc redire, à rencontre de certaines opinions, que, dans des proportions variables selon les phases conjoncturelles, l'exportation des capitaux est bien un « débouché » effectif pour une partie de la « surproduction » interne du capital. g) Nous avons raisonné en moyenne durée (selon les phases interdécennales des fluctuations économiques). Le raisonnement peut s'appliquer en courte durée, selon les phases du « cycle » classique de la croissance capitaliste du xix e siècle. Dans les deux cas, on se doute que des recherches statistiques seront nécessaires pour assurer la validité des raisonnements antérieurs qui relèvent fortement de l'hypothèse de travail. Quoi qu'il en soit, on voit combien sont indispensables le dialogue et la compréhension mutuelle de l'économiste et de l'historien de l'économie. Les approches micro- et macroéconomiques de l'exportation des capitaux se complètent plutôt qu'elles ne se neutralisent. On ne peut pas, en tous les cas, utiliser la seconde pour ruiner les conclusions qu'impose la première. L'exportation des capitaux, à une certaine époque de l'histoire du capitalisme, a été un réel débouché pour une « surproduction » de capital à double alimentation, intérieure et extérieure. Cette exportation a contribué à la nécessaire « mise en sommeil » ou « stérilisation », d'une partie des capitaux en excédent (relatif) sur le marché national. On peut ajouter que la problématique marxiste des exportations de capitaux lie étroitement « l'investissement international » aux contradictions du développement du capitalisme. Ce dernier ne se produit que par, et pour, « l'accumulation du capital ». Celle-ci est assurée selon les mécanismes de la « reproduction élargie », et les exportations de capitaux y contribuent de manière décisive. D'un côté, l'exportation des capitaux est à la fois un produit de l'accumulation, et une condition de l'accumulation. De l'autre, l'exportation des capitaux apporte une réponse aux contradictions de la reproduction élargie, c'est-à-dire aux limites socio-économiques à laquelle cette reproduction se heurte sur le marché national : limites de la capacité d'écoulement des produits ; de la capacité de fourniture de certains moyens de production ; de la capacité d'assurance de taux de profits satisfaisants (c'est-à-dire propres à assurer l'autofinancement) 2 2 ; de la capacité d'investis-

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sement. Ces limites, certes, ne sont nullement rigides ; elles reculent avec la croissance capitaliste elle-même. Le rôle de l'investissement international au xix e siècle est précisément d'en avoir encore augmenté l'élasticité ; d'avoir apporté des éléments d'augmentation aux diverses capacités du marché national ; d'avoir mis en place soit des mécanismes compensateurs soit des soupapes de sécurité, en fournissant diverses opportunités à la dynamique de l'accumulation capitaliste.

3. La place du fait colonial dans l'expansion impérialiste française Pendant longtemps, à ce sujet, les historiens marxistes français ont voulu faire entrer de force les faits dans une théorie marxiste de l'impérialisme entendue de façon schématique. Ils ont ainsi assimilé entièrement conquête coloniale à la fin du xix e siècle et au début du xx e , marquée surtout par le célèbre « partage de l'Afrique », et expansion impérialiste 23. Et ils se sont, dans une certaine mesure, trompés. Leur erreur leur est apparue depuis peu, quand ils ont commencé à s'apercevoir qu'à la veille de 1914 l'empire colonial français: — n'avait qu'une faible place dans le commerce extérieur français, n'alimentant en 1913 que les 12 % des échanges ; et — n'avait qu'une faible place dans les exportations de capitaux français dont les 8 à 10 % seulement s'étaient fixés dans certaines colonies et dépendances coloniales (surtout Afrique du Nord et Indochine). En partant de là, ils ont été amenés à réfléchir sur d'autres faits jusque là négligés, par exemple : • De 1830 aux années 1880, dans une période où le capital financier et les monopoles étaient fort peu visibles, l'expansion coloniale française avait cependant été fort vive en Afrique du Nord, Indochine et Afrique Noire. • Jusqu'en 1914, et encore au-delà, la plus grande partie des colonies était exploitée dans le cadre fort ancien, remontant au x v m e siècle, de 1'« économie de traite », c'est-à-dire du ramassage de produits agricoles ou de matières premières naturelles (tel le caoutchouc de cueillette en Afrique Equatoriale). D'où la domination, non pas des banques et des firmes monopolistiques (impérialisme), mais de sociétés commerciales de très vieux style. Ce fait a été récemment analysé dans la thèse de Catherine Coquery-Vidrovitch 24. L'expansion coloniale

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française est donc restée longtemps classiquement mercantile et l'empire colonial des débuts du xx e siècle était pour une part importante un héritage historique. • Les implantations coloniales des monopoles bancaires et industriels commencent certes à être une réalité au début du xx e siècle, mais une réalité soit d'assez faible ampleur (exemple : les opérations de la Banque d'Indochine en Indochine à partir de 1875) ; soit tardive (exemple : la Banque de Paris et des Pays-Bas au Maroc après 1902). • A l'origine immédiate des conquêtes coloniales de la fin du siècle, ont certes joué des intérêts économiques, mais pas toujours liés aux monopoles et au capital financier (lui-même en très lente formation nous le savons). Il faut ici revenir sur la part (très faible) du commerce colonial français dans l'ensemble du commerce extérieur à la veille de 1914. Elle signifie sans doute que, globalement, (c'est-à-dire, macro-économiquement) le commerce colonial ne joue pas un rôle décisif, vital, pour le développement du capitalisme français. Mais micro-économiquement, certaines branches, certaines firmes (d'industrie et de négoce), certains intérêts locaux et régionaux en France dépendaient pour une part importante et parfois décisive des échanges coloniaux : exportations de cotonnades d'Alsace, métallurgie, importations de minerais nord-africains, sociétés commerciales des grands ports (Marseille, Bordeaux), investisseurs industriels (mines de phosphate d'Afrique du Nord par exemple), voire grandes banques (surtout Société Marseillaise de Crédit, Banque de l'Indochine et Banque de Paris et des Pays-Bas). Il n'est donc pas question de nier le rôle des « intérêts économiques » dans l'expansion coloniale. Mais il est important de ne pas identifier systématiquement « intérêts économiques » et « capital financier ». D'autre part, les éléments non économiques, en particulier politiques, militaires, psychologiques, ont fortement pesé sur l'expansion coloniale à la fin du xix e siècle. Il faut bien voir ici que les désaccords idéologiques et les polémiques entre historiens marxistes et non marxistes en France, en ce qui concerne les mobiles, les causes, les éléments de la conquête et de l'expansion coloniale au xix e siècle ont entraîné les uns et les autres, pendant de longues années, à des positions en quelque sorte symétriquement faussées et incomplètes. Les premiers n'ont mis l'accent que sur les mobiles économiques et ont souvent parlé de colonialisme « impérialiste », même là où les monopoles étaient invisibles. Ils ont sous-estimé le rôle autonome, souvent, dans les projets

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et réalisations de conquête coloniale des décisions des militaires et de certains dirigeants politiques. Ces derniers, certes, peuvent prendre conscience des intérêts économiques présents (et à venir) de l'expansion coloniale, sans être pour autant, personnellement (matériellement) intéressés aux affaires coloniales, ni inféodés aux milieux d'affaires. De tels cas, cependant, existent. D'autre part, l'idéologie coloniale et patriotique ne peut être négligée (le rôle de « l'impérialisme du drapeau ») comme prise de conscience et aliment de l'expansion coloniale dans une société française souvent hostile, en certains milieux sociaux, à la dépense coloniale (dépenses de l'État) et à l'exploitation des indigènes. Mais les historiens non marxistes n'ont pas été en reste (exemple, Henri Brunschwig) et ont eu tort de privilégier le rôle des éléments politiques et idéologiques et de fermer les yeux sur les dimensions économiques immédiates de la conquête coloniale. Il faut en tous les cas insister sur ce fait — qui est loin d'avoir été sérieusement étudié, sauf dans le cas du Congo français (travaux de C. Coquery-Vidrovitch) : c'est après (et souvent longtemps après) la conquête militaire d'une colonie que les mécanismes de l'exploitation proprement « impérialiste » (banque et capital financier) s'appliquent au domaine colonial. Et c'est dans l'entre-deux-guerres que les monopoles français (banques et grandes sociétés industrielles) s'intéressent enfin largement à la « mise en valeur de l'Empire », comme l'on disait. Exemple : les plantations d'hévéas de la firme de pneumatiques de Clermont-Ferrand, Michelin, en Cochinchine. Souvent, tout s'est passé comme si les conquêtes coloniales de la fin du xix e et du début du xx e siècle, avaient abouti à la constitution de « réserves » coloniales, pour une exploitation future. Cette constitution de réserves s'expliquait alors par l'extension des rivalités internationales et par les modifications des rapports de force entre les divers çapitalismes nationaux. Tel pays capitaliste conquérait telle colonie pour empêcher que ce territoire ne devint colonie d'autres pays capitalistes. Exemple : le « partage » de l'Afrique noire centrale et orientale. Il s'est donc produit une révision critique, par les marxistes, de l'histoire coloniale telle qu'ils l'entendaient jusqu'alors. Sans nier les relations entre colonialisme et impérialisme à partir des années 1890, ils tendent, d'une part, à rendre à l'expansion coloniale de cette période ses aspects divers et complexes (où l'ancien et le nouveau se côtoient) et, d'autre part, à comprendre pourquoi l'expansion impérialiste française se diri-

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geait avant 1914 préférentiellement vers les pays semicoloniaux et les pays en voies de développement (MoyenOrient, Amérique latine, Scandinavie, Balkans, Chine et surtout Russie), plutôt que vers l'empire colonial. C'est que celuici ne fournissait ni affaires lucratives de prêts à des États, ni occasions profitables d'investissements industriels. Or, pour les banques c'était les opérations avec des États étrangers (placement de leurs emprunts à long terme et entretien de leurs dettes flottantes) qui étaient avant tout recherchées, parce qu'éminemment lucratives. Quant aux firmes industrielles (si l'on met à part la prospection du sous-sol et ses aléas, surtout en pays colonial mal connu géologiquement) elles ne trouvaient dans les colonies ni main-d'œuvre qualifiée, ni marchés assez amples. En bref, entre la tentation du type « emprunts russes » et celle des investissements dans les économies étrangères en voie de réel développement d'une part, et, d'autre part, les routines de l'économie de « traite », les grandes firmes de banque et d'industrie choisirent surtout les premières voies pour faire du profit. Sur ces divers points, il y a eu une intéressante discussion à Paris, en décembre 1969, dans le cadre du CERM (Centre d'Études et de Recherches Marxistes), publiée en 1970 dans les Cahiers du CERM n° 85. Il est apparu enfin à ces historiens que : — c'est surtout après la première guerre mondiale, et jusqu'en 1940, que l'impérialisme a plus franchement pris en charge l'exploitation des colonies françaises. — les monopoles français (bancaires et industriels) et l'État ont découvert après 1945 que la colonisation avait été une médiocre affaire, et qu'elle était devenue finalement un fardeau. Mieux valait alors accorder une apparente indépendance aux colonies pour que se déploient plus fructueusement les formes strictement économiques d'une exploitation impérialiste de plus en plus systématique, allégée de la présence et du coût de la gestion administrative et de la surveillance politique et militaire. Autrement dit, dans la longue durée séculaire, les rapports entre impérialisme et colonialisme n'ont pas la simplicité qui leur a été prêtée. Un autre problème, allant dans le même sens de la révision d'anciennes opinions, me paraît être soulevé par la thèse de René Girault sur les rapports économiques franco-russes avant 1914. Il concerne le caractère « rentier », « usurier », « parasitaire » attribué à l'impérialisme français du début du xx e siècle.

330

Pour une approche

4. L'impérialisme français d'avant périalisme rentier et parasitaire ?

1914

est-il

économique

un

im-

Lénine disait de l'impérialisme français qu'il était « tondeur de coupons » (c'est-à-dire les coupons des valeurs mobilières étrangères). L'image peut, tout d'abord, être déclarée exacte. D'une part, économiquement, les flux de rentrée des revenus des placements extérieurs ont été rapidement supérieurs aux flux de sortie des nouvelles exportations de capitaux. L'impérialisme français tirait donc en partie sa substance et son pouvoir de l'exploitation de pays étrangers et des profits que cette exploitation rapportait. Somme toute, il « consommait » plus qu'il ne « produisait » : c'était une position de « parasite ». D'autre part, socialement, des centaines de milliers de rentiers français, représentant toutes les couches de la bourgeoisie, acheteurs de titres étrangers, vivaient, du moins en partie, des revenus de ces titres. C'était une situation incontestablement « rentière ». Cependant, dans la pensée de Lénine, le caractère « parasitaire » et « rentier » de l'impérialisme français (et d'autres impérialismes tel le britannique) était lié à sa « putréfaction » et conçu même comme une composante de sa décrépitude et de sa fin. Sur ce point, comme l'on dit, l'avenir n'a pas encore donné raison à l'analyse de 1916. C'est que, peutêtre, elle avait négligé une autre face de l'expansion impérialiste. Envisagé à un niveau différent de ses comportements, l'impérialisme français présentait en effet un autre visage. Une partie notable, quoique minoritaire — mais croissante dans l'immédiat avant 1914 — des exportations de capitaux français à long terme était en effet consacrée non pas à des prêts aux États étrangers, mais à des investissements dans les chemins de fer et dans certaines branches industrielles (mines et métallurgie surtout). Dans ce cas, on a affaire à un impérialisme « entrepreneur » à l'extérieur, au sens schumpétérien du mot, c'est-à-dire créateur direct d'équipements et de moyens de production de base. Selon les estimations du service financier du Crédit Lyonnais (reprises dans le livre de Cameron), la part des émissions de titres étrangers industriels à Paris grandit de 1892 à 1913, par rapport aux rentes d'État étrangers. Cette part des titres industriels représentait 25 96 des émissions étrangères totales en 1892-1897, 32 % en 18981904, 35 % en 1905-1909, et 51 % en 1910-1913. Et, à l'intérieur de ces titres industriels, la proportion des actions, entre

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L'impérialisme

français

avant

1914

331

1892 et 1913, l'emportait sensiblement sur celle des obligations. René Girault a étudié dans sa thèse avec un grand luxe de démonstrations concrètes combien, surtout après 1905-1906 et jusqu'en 1914, les banques françaises et les sociétés industrielles françaises ont participé directement et activement à l'équipement de base du tout neuf capitalisme russe. Leur rôle actif est allé en s'accentuant à mesure que l'on s'approche de 1914. On se trouve alors en présence de banquiers, d'industriels, d'ingénieurs et de « managers » français qui, selon, naturellement, la logique de l'exploitation capitaliste, font non pas figure de capitalistes-rentiers non actifs, mais d'entrepreneurs remarquablement dynamiques. Et dans ce cas précis, c'est-à-dire sur un marché extérieur, on voit alors jouer bien plus nettement que sur le marché national lui-même, à cette même époque, les mécanismes du « capital financier », c'est-àdire les liens étroits entre capital bancaire et capital industriel. La Société Générale, la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Banque de l'Union parisienne et leurs filiales en Russie d'une part ; Schneider, les Forges de Châtillon-Commentry, la Société de construction des Batignolles d'autre part, agissent souvent d'une manière concertée et coordonnée. Selon le mot de René Girault, à la veille de 1914, la Russie tsariste tendait à devenir un « Far-West français ». A un degré certes bien moindre, J. Thobie a observé des mécanismes de même nature dans l'Empire ottoman pendant les quelques années précédant 1914. On voit dans ces conditions, la difficulté de la réponse à la question : quand s'ouvre, pour le capitalisme français, l'ère (c'est-à-dire le stade) du « capital financier », de 1'« impérialisme » ? Nous avons relevé, du point de vue de l'interpénétration des grandes banques et des grandes firmes industrielles, sur le plan des échanges économiques et financiers avec les marchés et pays étrangers des faits nettement contradictoires : divisions et désaccords entre banques d'une part et firmes d'industrie de l'autre, lorsqu'il s'agit du placement en France des emprunts d'États étrangers, et de l'utilisation par ces États des fonds empruntés. Mais solidarités des uns et des autres dans certains investissements de grande envergure en Russie. Il semble qu'on puisse affirmer cependant que c'est à l'occasion des exportations de capitaux que se lient plus étroitement capitaux bancaires et capitaux industriels dès avant 19 14 25 ; et que, par conséquent, l'exportation du capital a joué un rôle finalement moteur dans

332

Pour une approche

économique

la genèse même du « capital financier », même si cette genèse est loin d'être très avancée en France à la veille de la première guerre mondiale.

Les historiens français, par leurs travaux récents, et par la prise de conscience de leurs propres ignorances quant aux aspects de l'impérialisme français, aboutissent à tracer de celuici un portrait, certes non terminé, mais plus affiné, plus fouillé, plus complexe, plus contradictoire que celui qui ressortirait du schéma marxiste traditionnel et classique. Certains d'entre eux (et je suis l'un de ceux-là) ne rejettent pas ce schéma de l'impérialisme. Mais ils ont une conscience aiguë que les impérialismes, dans leurs incarnations nationales, méritent encore de sérieuses analyses.

Notes 1. Les formes en sont les différents types de crédit ouverts par les banques à l'industrie et leurs participations dans le capital-actions des firmes industrielles, participations qui ne signifient pas toujours contrôle. 2. Paris, Mouton, 1973, 508 p. 3. R. P O I D E V I N , Les relations économiques et financières entre la France et l'Allemagne de 1898 à 1914, Paris, Colin, 1969. R. G I R A U L T , Emprunts russes et investissements français en Russie. 1887-1914, Paris, Colin, 1973 ; Jacques T H O B I E , Les intérêts économiques, financiers et politiques français dans la partie asiatique de l'Empire ottoman de 1895 à 1914, Université de Paris I, mai 1973. A paraître ultérieurement. 4 . Le rapport de Maurice LÉVY-LEBOYER (octobre 1 9 7 3 , Paris, 2 E Congrès de l'Association française des historiens économistes) sur la balance française des paiements au xix' siècle confirme les rythmes des exportations de capitaux tels que calculés par R . C A M E R O N . L'ouvrage de ce dernier a été édité en français: La France et le développement économique de l'Europe 1800-1914. Paris. Seuil. 1971. 5 . C A R R É , D U B O I S , M A L I N V A U D ; La croissance française : essai d'analyse causale, Paris, Seuil, 1972. 6. Tel André P I E T T R E , Monnaie et économie internationale, Paris, Cujas, 1967, pp. 114-116. 7. Voir cependant les suggestions de J. W E I I . L E R , La balance des paiements, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Que Sais-je, 1968, pp. 84-86. 8. « Le taux de profit et les incompatibilités M A R X - K E Y N E S » , Annales ESC, novembre-décembre, 1966. 9. Maurice S C H L O G E I . , Les relations économiques et financières internationales, Paris, Masson, 1972, p. 224. 10. Rapport cité. 11. Les invisibles comprennent naturellement les rentrées des revenus fournis par les capitaux exportés.

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333

12. Cf. P I E T T R E , tableau de la p. 101, op. cil.. S C H L O G E L , op. cil., p. 58. 13. Voir le Bulletin du CERM sur «L'impérialisme», Paris, 1970, et l'ouvrage de P. S A L A M A et J . V A L I E R , Une introduction à l'économie politique, Paris, Maspero, 1973. 14. Adrien MAZERAT, lettre de mai 1873 : « La loi du profit s'impose à nous impérieusement. C'est une nécessité pour nous de tirer la quintessence du rendement de nos capitaux ». 15.

A.

EMMANUEL,

art.

cit.,

p.

1196.

16. French international accounts 1890-1913. New York, 1932. 17. Art. cit., p. 1208-1210. 18. Voir en particulier le livre du centenaire du Crédit Lyonnais, Paris, 1963, pp. 104107. 19. Tant la méthode directe de calcul (par analyse micro-économique : flux des prêts et investissements des firmes et des emprunts d'État) que la méthode indirecte (par reconstitution de la balance des paiements) ne permettent d'aboutir qu'à des approximations et des ordres de grandeur. 20. R. H I I . F E R D I N G , Le capital financier, Paris, Éd. de Minuit, 1970, p. 438. 21. T. J. M A R K O V I T C H , « L'industrie française de 1789 à 1964 : conclusions générales », Cahiers de I1SEA, AF7, N° 179, nov. 1966, tableau p. 93. 22. La problématique marxiste de la « baisse tendancielle du taux moyen de profit », que l'on ne peut redire ici, est fort opérationelle pour la réflexion historique. 23. Les historiens non marxistes, quant à eux, ont fait une erreur inverse. Ils ont réduit le phénomène impérialiste à la seule conquête coloniale (« impérialisme colonial »), en refusant d'appliquer le concept d'impérialisme à l'expansion économique non coloniale. 24. C. Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris, Mouton, 1972. 25. Observation confirmée pleinement par la thèse de Jacques Thobie.

table des matières AVANT-PROPOS 1.

DOMAINE

5

COLONIAL

John Laffey, Les racines de l'impérialisme français en Extrême-Orient. A propos des thèses de J.-F. Cady . Jean-Claude Allain, L'expansion française au Maroc de 1902 à 1912 Pierre Guillen, Les milieux d'affaires français et le Maroc à l'aube du xx e siècle. La fondation de la Compagnie marocaine Catherine Coquery-Vidrovitch, De l'impérialisme britannique à l'impérialisme contemporain : l'avatar colonial 2.

PAYS

SEMI-COLONIAUX

ET

PAYS

EUROPÉENS

EN

VOIE

DE

POUR

UNE

APPROCHE

56

85

127

153 188 215

DÉVELOPPEMENT

Pierre Renouvin, Finance et politique : l'emprunt russe d'avril 1906 en France René Girault, Finances internationales et relations internationales (à propos des usines Poutiloff) Pierre Milza, Les relations financières franco-italiennes pendant le premier conflit mondial 4.

38

DÉPENDANTS

Marianne Bastid, La diplomatie française et la révolution chinoise de 1911 Leslie F. Manigat, La substitution de la prépondérance américaine à la prépondérance française en Haïti au début du xx e siècle : la conjoncture de 1910-1911 ... Jacques Thobie, Finance et politique : le refus en France de l'emprunt ottoman de 1910 Raymond Poidevin, Les intérêts financiers français et allemands en Serbie de 1895 à 1914 3.

15

235 245 272

ÉCONOMIQUE

Jean Bouvier, Les traits français avant 1914

majeurs

de

l'impérialisme 305

le savoir historique 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

9. 10. 11.

Autres

Georges Duby, Hommes et structures du Moyen Age. Maurice Lombard, Espaces et réseaux du haut Moyen Age. Michel Salines, Pédagogie et éducation. L'historien entre l'ethnologue et le futurologue. Robert Schnerb, Deux siècles de fiscalité française, XIXee XX siècle : histoire, économie, politique. Guy Chaussinand-Nogaret, Une histoire des élites, 17001848. Alain Besançon, L'histoire psychanalytique : une anthologie. Nicolau Eymerich et Francisco Peña, Le manuel des inquisiteurs. Introduction, traduction et notes de Louis Sala-Molins. Paul Bairoch, Révolution industrielle et sous-développement. 4e édition revue et aumentée. Jean Bouvier et René Girault, L'impérialisme français d'avant 1914. Léon Poliakov, Hommes et bétes. Entretiens sur le racisme.

volumes

en

préparation.

MOUTON ÉDITEUR · PARIS · LA HAYE

IMPRIMERIE

NATIONALE

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