Recueil sur l'Eucharistie [Tome 2]

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P. Marie-Dominique PHILIPPE, o. p.

Conférences et Homélies transcrites sur l’Eucharistie

Édition du 06 octobre 2004

Conférences et homélies transcrites

sur L’EUCHARISTIE

Homélies - Que notre vie soit la vie du Christ en nous (Ho 12.11.98, Le 17,20-25) - C’est la vie du Père que Jésus nous donne dans l’Eucharistie (Ho 23.04.99, Jn 6, 52-59) - Comment Marie a-t-elle vécu la dernière Cène, le repas de la nouvelle Alliance ? (Ho 17.04.03, Jeudi Saint (extrait), Jn 13,1-15)

Extraits de conférences - Sur la maternité divine de Marie, l’Eucharistie et la vie religieuse (CPj0 16.12.83) - Pourquoi l’Eucharistie est-elle donnée avant la Croix ? (CSjo 2.06.99)

Conférences -

« Il est bon pour vous que je m’en aille », Aletheia n° 13 (juin 1998)

- Retraite de Communauté 1999 à Saint-Jodard (24 et 25.11.99, conférences n° 5, 6 et 7)

- Sur le sacerdoce du Christ et le gouvernement divin (TMj0 12 et 18.04.02) - Le gouvernement du Fils bien-aimé, Aletheia n° 21 (juin 2002)

— Dossier : Vocation de la Communauté Saint-Jean, pp. 51-52 - La pauvreté de Marie et l’Eucharistie (dans L'Etoile du Matin, pp. 129-140) Conférence de 1980

Commentaire sur l’Evangile de saint Jean (Aletheia) — La multiplication des pains, Aletheia n° 11 (juin 1997) - Discours sur le pain de vie (II), Aletheia n° 13 (juin 1998) - Discours sur le pain de vie (III), Aletheia n° 14 (déc. 1998)

Conférences AFC - La prière de l’Eglise, prière du Christ (AFC 5.03.89), Lettre aux amis n° 17 (juin 1990) - Le corps du Christ : Eucharistie est présence réelle (AFC 11.01.87), Lettre aux amis

n° 21 (juin 1991) - L’Eucharistie : adoration et sacrifice (AFC 8.02.87), Lettre aux amis n° 22 (sept. 1991) - L’Esprit Saint, la prière et l’oraison (AFC 8.02.98)

- cycle de conférences 2003-2004 : L’Eucharistie D’après l’encyclique « L’Eglise vit de l’Eucharistie » 1. L’intention de Jésus dans l’institution de l’Eucharistie. 28 sept 2003 2. L’Eucharistie : mystère de la Foi. 16 novembre 2003 3. L’Eucharistie édifie l’Eglise : Eucharistie et charité fraternelle. 14 décembre 2003 4. L’Eucharistie, fin des sacrements. 11 janvier 2004 Récollection 15.01.04 : lere conférence : Marie et l’Eucharistie 2e conférence : Marie et le sacerdoce

(la 5e conférence de ce cycle n’a pas été donnée par le père) 6. L’Eucharistie, source d’unité. 4 avril 2004 7. Marie, « femme eucharistique ». 16 mai 2004

P. Marie-Dominique PHILIPPE, o. p.

Conférences et Homélies transcrites sur l’Eucharistie

I. Homélies Que votre vie soit la vie du Christ en nous le 12 novem Lre IÇ)ôô)

Cest la vie du Père que Jésus nous donne dans l'Eucharistie (Saint JodaJ le 23 avril IQQÇ1)

Comment Marie a-t-elle vécu la dernière Cène, le repas de la Nouvelle Alliance ? (Extrits - Saint JoJarJ, Jeudi Saint - le 17 avril 2003)

Que notre vie soit la vie du Christ en nous Homélie du 12 novembre 1998 à Saint-Jodard

Le 17, 20-25 Le grand mystère de la venue, du retour de Jésus, doit toujours être présent dans notre cœur : il est là, intérieurement, au plus intime de nous-mêmes. Quand nous disons : « Notre Père qui es au cieux », nous ne regardons pas le ciel en croyant que le Père est là, au-dessus. Non, il est au-delà de toutes les dimensions humaines— hauteur, profondeur, droite, gauche —, il est au-dessus. Jésus passe « les portes étant fermées », lui qui est la Porte. Il n’est pas dans ce monde à trois dimensions, il est dans son « monde » à lui, et c’est lui qui fait ce monde divin au-dessus de tout. C’est proprement ce dépassement qu’opère la foi ; c’est cette transcendance du mystère du Christ que, dans la foi, nous atteignons directement. N’est-ce pas merveilleux, de savoir que la foi, l’espérance et la charité nous permettent d’atteindre directement Jésus, son cœur, son âme, sa divinité ? Par sa Résurrection il est Dieu avec nous, il est Dieu pour nous, et c’est lui qui nous attire, c’est lui qui nous permet de ne pas nous installer dans le monde comme ceux qui, n’ayant pas la foi, l’espérance et la charité, s’installent dans ce monde limité à trois dimensions, ce monde physique, ce monde que, déjà d’un point de vue purement humain, par notre intelligence et notre volonté, nous dépassons. Le levain divin de la foi, de l’espérance et de la charité nous permet de dépasser encore bien plus ce monde et d’être fixés, par l’Esprit Saint, dans la Très Sainte Trinité. L’Eucharistie est le signe tangible de ce lien avec l’au-delà— et l’au-delà, c’est Jésus : c’est Jésus qui vient vers nous, c’est Jésus qui est avec nous, c’est Jésus qui est pour nous et qui nous conduit au Père. L’Eucharistie, sacrement d’amour, est là pour nous faire comprendre que le don de Jésus — il nous aime jusqu’à donner sa vie pour nous sauver — est toujours actuel. Il est présent parmi nous d’une manière sacramentelle ; ce n’est pas la présence du Ciel, ce n’est pas la présence historique de Jésus à Nazareth, à Bethléem, c’est une présence d’un type nouveau, inventée par la sagesse de Dieu. Le

sacrement de l’Eucharistie, où le Christ est à la fois visible et au-delà du visible, nous permet de nous ouvrir, d’être présents à Jésus dans cette présence qui n’est plus de ce monde, en entendant intérieurement Jésus qui nous parle, qui nous enseigne. Jésus est toujours présent pour nous dans ce don éternel et actuel. Le Ciel, c’est Jésus dans sa mort et sa Résurrection, c’est Jésus nous sauvant par le sacrifice de toute sa vie. Ce sacrifice est totalement à nous, substantiellement à nous dans l’Eucharistie ; là Jésus se donne à nous pour n’exister qu’avec nous et pour nous, pour qu’en lui, dans la foi, l’espérance et la charité, nous n’existions plus que comme fils bien-aimés du Père, tout entiers dépendants de lui et relatifs à lui : c’est lui qui vit en nous, c’est lui qui nous attire à lui, c’est lui qui nous fait fils bien-aimés du Père. Demandons à l’Esprit Saint d’être en nous pour nous donner ce réalisme de l’amour du Christ pour nous, ce réalisme divin des sacrements, surtout du sacrement de son amour, ce sacrement où il est tout le temps présent pour nous et attend notre amour, notre réponse à son amour, à son don total. Rejoignons-le dans une foi aimante, une foi victorieuse qui croit à la réalisation de sa promesse : il est là entièrement pour nous. Demandons à l’Esprit Saint de nous donner ce réalisme divin du sacrement de l’Eucharistie, pour que nous soyons tout le temps donnés à Jésus ; pas seulement spéculativement, pas seulement à travers notre travail, mais à travers tout ce que nous sommes. Il faut que Jésus prenne tout en nous : notre sensibilité, nos instincts avec leur force, leur brutalité ; tout doit être donné à Jésus pour que nous lui soyons entièrement relatifs. Si nous lui donnons tout, en ne gardant absolument rien pour nous, alors il transformera tout en donnant à toute notre personne cet être divin qui est celui de l’enfant de Dieu racheté par la Croix du Christ, qui vit avec Jésus l’amour même que Jésus a pour le Père, pour Marie et pour nos frères. Qu’il n’y ait plus de distance, que notre vie soit la vie du Christ en nous, et que ce soit lui qui continue sa mission d’amour au plus intime de notre cœur et de notre intelligence, en captant toutes nos énergies. Alors seulement nous comprendrons l’appel si impératif du Christ : « J’ai soif ». Il a soif de notre amour et de notre charité fraternelle. +

Homélie du 23 avril 1999 à Saint-Jodard

C’est la vie du Père que Jésus nous donne

dans l’Eucharistie

Jn 6, 52-59 Jésus affirme avec netteté que le pain qu’il donnera, c’est sa

chair en nourriture. A la question posée : « Comment cet homme-là

peut-il nous donner sa chair à manger ? », Jésus n’explique pas le

comment, il réaffirme le mystère. Et c’est vrai, l’intelligence humaine ne peut pas expliquer comment Jésus peut nous donner sa chair en nourriture ; c’est un mystère qui dépasse toute explication humaine. Mais il montre la nécessité pour nous de croire en ce mystère, il montre la signification profonde de ce mystère, sa

finalité, et c’est pour cela qu’il dit : « Si vous ne buvez pas mon

sang, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, vous n’aurez pas la vie en vous ». Ce n’est pas une explication au sens philosophique, mais d’une certaine manière c’en est une par la

finalité : « Si tu veux vivre de la vraie vie, de la vie éternelle, de la

vie de Dieu, il n’y a qu’un seul moyen ; c’est de reconnaître, dans la foi, ce don que Jésus te fait gratuitement de sa chair et de son sang ».

C’est par là que nous vivrons de la vie éternelle, c’est par là que

nous

serons

exempts,

délivrés

de

la mort :

nous

vivrons

éternellement. Ce don gratuit que Jésus veut nous faire, il nous le fait par sa

mort. C’est le mystère de la mort du Christ qui nous est donné à

travers l’Eucharistie, et c’est pour cela qu’il y a la double consécration : d’une part le corps, d’autre part le sang. C’est par là que nous avançons dans l’unité avec la vie du cœur de Jésus, avec sa vie de Fils bien-aimé du Père. Jésus nous indique

la voie : c’est lui, c’est lui-même qui se donne ; ce n’est pas

quelqu’un d’autre, c "est lui. Il meurt pour nous, pour nous donner sa

chair en nourriture, et c’est pour cela que le sacrement de

l’Eucharistie est lié au mystère de la Croix et nous fait vivre ce mystère par où nous sommes sauvés.

Jésus n’explique pas le mystère, il réclame notre foi ; mais il veut nous convaincre de la grandeur de ce mystère et nous montrer

que dans l’ordre de l’amour il y a là un ordre de sagesse implacable et merveilleux. Il vient nous apporter la vie, et cette vie est une vie

éternelle d’amour, c’est sa vie : il est le Fils de Dieu, le Fils du Père, et c’est la vie du Père qu’il nous transmet, qu’il nous donne. Cette

vie, elle va prendre tout son développement, toute sa force, toute son efficacité, par ce don royal. C’est par ce moyen que nous atteignons la fin, et ce moyen est lié à la fin, il n’est pas autre chose ; il est,

pour nous, lié intimement, personnellement, à la fin. La fin, c’est

d’être un avec le Fils pour aimer le Père, et cette unité ne cessera de

grandir jusqu’au moment où nous vivrons dans la clarté, dans la

lumière, où nous comprendrons que celui qui nous est donné, c’est

notre Dieu. Et c’est lui qui éclaire tout dès ici-bas, dans la foi. Il n’y a pas d’autre moyen que lui : il est la voie, la vérité et la vie, et cela

nous est donné admirablement dans le sacrement de l’Eucharistie. Jésus, dans une affirmation divine qui parle directement à notre foi, nous demande de nous engager pleinement dans cette voie qui

est la sienne, qui est lui, cette voie qui nous unit à celui qui nous est totalement donné parce qu’il est Amour. Que toute notre vie soit relative à lui, soit pour lui : comme il se

donne, nous nous donnons. L’Eucharistie, qui est ce don gratuit que Jésus nous fait de lui-même, de sa vie, ne peut porter ses fruits que

si nous-mêmes nous nous donnons à lui pleinement, jusqu’au bout, sans rien garder pour nous. On voit là combien nos vœux

correspondent au mystère de l’Eucharistie. C’est ce mystère de

l’Eucharistie qui réclame de nous ce don total de tout nous-mêmes dans l’esprit de pauvreté, de virginité et d’obéissance. « Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort » et, étant obéissant jusqu’à la mort, il se

donne à nous pour être notre nourriture ; et il veut que nous-mêmes, nous mettions nos pas derrière les siens, et que nous obéissions au

Père comme il lui a obéi. C’est en obéissant au Père de cette

manière, comme lui, que nous pouvons nous orienter, nous ordonner vers le mystère de la vie éternelle. Le seul moyen, c’est l’amour, parce que l’amour seul conduit à l’amour ; et le don total que Jésus

fait de lui par l’Eucharistie nous conduit admirablement à son amour

et à l’amour du Père.

Demandons au Paraclet, demandons à la Vierge Marie, de

comprendre cette voie si maternelle dans l’amour, cette voie si admirable et si divine qui nous conduit d’une manière efficace à ce

mystère d’amour pour que nous vivions de ce don, pour que nous comprenions que notre don à Jésus se fait par son don, avec lui dans

l’unité. Que l’Esprit Saint, le Paraclet, nous aide à faire que chacune de nos communions soit pour nous le moyen divin de renouveler nos

vœux et d’en vivre pleinement dans la fidélité, dans le don total de

tout nous-mêmes. Jésus se donne à nous pleinement comme pain et

comme vin, pour que le réalisme de nos vœux, le réalisme de

l’amour divin, nous saisisse pleinement à travers toutes nos activités : qu’elles soient transformées par ce don total de tout nousmêmes.

Comment Marie a-t-elle vécu la dernière Cène, le repas de la nouvelle Alliance ? Extrait de l’homélie du 17 avril 2003 à Saint-Jodard Jeudi Saint

Jn 13,1-15 Puisque cette année est consacrée à la Très Sainte Vierge — le Saint-Père a voulu cela —, cette Semaine Sainte est consacrée très spécialement à Marie et c’est donc elle que nous devons regarder pour avoir une intelligence plus divine de ce mystère, pour pouvoir séparer ce qui est secondaire de ce qui est capital et qu’il ne faut jamais oublier : l’intention profonde du cœur du Christ dans cette Pâque, la dernière Pâque qu’il vit au milieu de nous et qu’il renouvelle complètement, qu’il transforme complètement. Cette Pâque nouvelle est pour nous ; c’est le mystère de l’Alliance nouvelle de Jésus avec son peuple, donc avec nous qui désirons faire partie de son peuple. Marie a vécu cette nouvelle Pâque, mais de manière tellement cachée que nous ne savons pas où elle était ! Du point de vue historique, du point de vue humain, nous ne savons pas où est Marie ; aucun signe ne nous est donné, on ne nous dit rien ; c’est étonnant, parce qu’elle est concernée d’une façon toute spéciale par cette nouvelle Alliance, et la première intéressée. Marie, si j’ose dire (car ce n’est pas tout à fait juste), a un certain « droit » ; elle est tellement pauvre qu’elle n’a aucun droit, mais elle a le droit de la mendiante, elle a le droit du pauvre, elle qui a accepté d’être la dernière. Oui, elle a accepté d’être la dernière, et chaque fois qu’on accepte d’être le dernier

Dieu se penche sur nous, le Christ se penche sur nous et s’intéresse plus

à ce dernier qu’à tous les autres — « les derniers seront les premiers »’. Et c’est vrai : la personne que le Père considère le plus dans ce dernier repas, c’est bien Marie (et avec elle les Apôtres), mais de cela on ne nous dit rien. C’est très grand, d’essayer de comprendre ce silence à l’égard de Marie, celle qui vit d’une manière unique le mystère de la Pâque nouvelle. Le mystère de l’Annonciation — ce don que le Père a fait de son Fils — est sûrement très présent à Marie au cours de ce dernier repas qui se réalise d’une manière tragique. Comme c’est étonnant, ce silence ! et il est pour nous. Alors il y a deux manières de le vivre. Certains diront : « On ne sait rien de Marie à ce sujet, donc Dieu veut qu’on ne la regarde pas ». Mais est-ce cela ? On ne peut rien prouver, c’est sûr, mais il y a là un secret, et un secret nous intéresse toujours, surtout un secret du cœur de Jésus et à l’égard d’une réalité si importante, si grande : l’institution de la nouvelle Pâque. Marie est la Reine des Apôtres ; elle est leur Mère mais elle est aussi leur Reine, et le Père n’agit sûrement pas d’une façon contraire à cela, en l’écartant. Mais Marie est Reine d’une manière toute divine, comme elle est Mère d’une manière toute divine. Et c’est d’elle que nous devons ce soir nous approcher très spécialement pour qu’elle nous aide à comprendre ce grand secret de la nouvelle Pâque, qu’on banalise trop vite. On y est, hélas, habitué : chaque année cela revient, on l’a déjà vécu, etc. Non. Chaque année nous devons « toucher » ce mystère dans la foi d’une manière plus profonde, plus intense. Alors on se demande : Comment Marie a-t-elle vécu ce mystère ? Mais à cela il n’y a pas de réponse, et il faut accepter de ne pas en avoir, et ce n’est pas facile : on voudrait tellement en avoir une ! on voudrait tellement découvrir un peu comment Marie a vécu ce si grand mystère qui donne un sens à tout le mystère de l’Incarnation.

1 Mt 19, 30 ; 20, 16. Mc 10,31. Le 13, 30.

Comment Marie a-t-elle vécu ce mystère ? On sait que Marie, à l’Annonciation, exprime un « comment » : « Comment cela sera-t-il ? je ne connais pas d’homme ». Et elle peut le répéter ! Au cours du dernier repas Jésus est au milieu de ses Apôtres, et d’elle on ne sait rien... les hommes passent devant, c’est comme cela, même dans la vie

chrétienne ! Mais Marie, en constatant cela, n’en est pas malheureuse, au contraire, alors que si souvent les chrétiens sont tristes de laisser les autres passer devant eux. Parce qu’elle est aimée par le Père d’une manière unique, ce que Marie a vécu du mystère de Jésus dans ce dernier repas, cette nouvelle Alliance avec les hommes, est extrêmement important pour nous ; et on peut dire que le silence concernant Marie est un silence d’amour, pour nous faire comprendre qu’il y a là un grand mystère d’amour... Vivons ce Jeudi Saint avec Marie, tout près d’elle, en lui demandant de nous faire saisir dans la foi ce qu’il y a de plus extraordinaire dans ce dernier repas où Jésus réalise cette institution nouvelle. Celle de la première Pâque a un caractère très solennel ; dans la nouvelle Pâque qui donne à toute la vie de Jésus son sens ultime, c’est tout autre : comme Jésus est silencieux ! et il l’est pour que nous puissions découvrir dans le silence de l’amour un mystère qui est tout amour. Seul l’amour explique ce silence à l’égard de Marie au moment de la nouvelle Alliance, dans ce dernier repas, cette consécration si extraordinaire du pain et du vin : « Ceci est mon corps », « ceci est mon sang », Jésus qui veut se donner de cette manière... On comprend alors que le silence de Marie nous est donné là pour que nous découvrions dans la foi que c’est un pur mystère d’amour, que nous ne comprendrons jamais parce qu’il nous dépasse complètement. De celle qui pouvait le mieux le saisir, de celle qui pouvait le mieux découvrir le sens de cette nouvelle Alliance, Jésus ne nous parle pas. Il nous laisse le soin de découvrir ici le rôle de Marie, spécialement en cette année qui lui est consacrée, cette année du Rosaire où le Père veut que Marie ait auprès de nous un rôle très particulier. Malheureusement

nous sommes quelquefois sourds et nous ne comprenons pas, ou plutôt nous ne voulons pas comprendre parce que cela « ne nous va pas ». Nous disons : « Aller demander à la mère le sens des choses, c’est bon pour les enfants ! ». Non, devant les choses les plus divines l’Esprit Saint nous demande d’être comme des tout-petits2 à l’égard de Marie : Comment Marie a-t-elle vécu ce mystère ? Nous ne découvrirons pas une explication extraordinaire et lumineuse, mais dans l’amour nous comprendrons le lien si intime de Marie avec le corps et avec le sang du Christ. +

2 Cf. Le 10,21 : « A l’heure même, il exulta dans l’Esprit, le Saint, et il dit : “ Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché cela aux sages et aux intelligents, et l’as révélé aux enfants. Oui, Père, parce que tel a été ton bon plaisir ” ».

P. Marie-Dominique PHILIPPE, o. p.

Conférences et Homélies transcrites sur l’Eucharistie

IL Extraits de Conférences Sur la maternité divine 4e Marie, l'Eucharistie et la vie religieuse (■Ex-traits, conférence du IÔ décembre 198s)

Pourquoi [Eucharistie est-elle donnée avant la Croix l (Extraits, conférence du 02 juin I99Ç>)

Sur la maternité divine de Marie, l’Eucharistie et la vie religieuse Extrait de CPj0 16.12.83

Marie a donné son sang, elle a donné le meilleur d’elle-même, comme une mère, pour former le corps de son Fils (et elle avait une conscience plus aiguë de ce qu’elle donnait parce qu’elle était

immaculée). Et Jésus lui donne son corps en nourriture. Les deux grandes opérations substantielles, il ne faut pas l’oublier (si nous

faisons de la philosophie du vivant, c’est pour comprendre cela), sont la procréation, donc la maternité, et la nutrition. La maternité

s’achève à un être humain, à une personne, une substance ; c’est un

service substantiel, et un service substantiel qui est sacré — puisqu’il coopère avec le Créateur — et qui, en Marie, est divin. Il

n’y a jamais eu un service aussi grand, aussi noble, que celui-là. Marie est totalement au service de la formation du corps de son Fils

bien-aimé. Et du côté de l’amour, on peut dire que ce service est

comme enveloppé par un amour plénier, puisque ce service est porté par la contemplation. Et à cela Jésus répond : il fait le geste de l’action de grâces. L’Eucharistie, c’est l’action de grâces du Christ pour Marie. Et

Marie a reçu le mystère de l’Eucharistie pour être elle-même action de grâces pour Jésus. Jésus a glorifié Marie, et Marie a glorifié

Jésus. Tout ce qui se passe entre Jésus et le Père se passe entre Jésus et Marie. Ainsi, comme Jésus glorifie le Père et est glorifié par le

Père, Marie glorifie Jésus et Jésus la glorifie. C’est très beau, de

regarder le mystère de l’Eucharistie comme le modèle de l’action de grâces du Fils bien-aimé à l’égard de sa Mère. Sa Mère a été petite

servante en formant son corps et son sang, et Jésus, librement, lui donne son corps en nourriture. Entre les deux il y a une distance

infinie ; parce que si l’œuvre de Marie est la plus grande œuvre humaine qui ait existé (aucune œuvre humaine n’est aussi grande que la maternité divine de Marie)1, c’est cependant une œuvre

humains, qui est divine par son terme mais qui est substantiellement

une œuvre humaine — alors que Jésus donne son corps qui est le corps d’un Dieu. Marie donne sa chair et son sang dans un amour

unique, et Jésus fait à Marie le don infini de son corps et de son

sang. D’un côté c’est le sommet de l’activité humaine, et de l’autre c’est l’« invention » divine par excellence du Christ. Il nous a aimés

jusqu’au bout : l’Eucharistie liée à la Croix et à la gloire, c’est la Croix et la gloire données à Marie pour la remercier, en action de grâces, afin que Marie puisse elle-même être totalement donnée à

Jésus en action de grâces. Car le sacrement de l’Eucharistie est une

pédagogie divine, la pédagogie de l’action de grâces. C’est Jésus « action de grâces » qui se donne à sa Mère pour que Marie, à son tour, soit action de grâces pour Jésus.

Et ce qui est vrai de Marie est vrai pour nous dans la mesure où nous sommes serviteurs, petits serviteurs du Christ. Toute notre vie religieuse (et c’est la grandeur de la vie religieuse) fait de nous des

serviteurs du Christ, des serviteurs fidèles, doux et pauvres à la suite de Marie. Nous ne pouvons pas être Mère du Corps du Christ — il

n’y en a qu’une — mais nous pouvons nous efforcer d’être le plus

proches possible de ce service. Après le service de la maternité divine de Marie, le plus grand service dans l’humanité est celui de la 1 Cf. Somme théologique, I, q. 25, a. 6, ad 4.

vie religieuse ; aucun autre service ne peut être plus grand. Et c’est notre seule manière d’être le plus proches possible de la maternité divine de Marie ; si nous sommes religieux, c’est pour être le plus

proches possible de ce mystère, et pour rien d’autre ; c’est pour vivre

avec la plus grande intensité ce service d’amour. Alors on comprend

que l’Eucharistie soit donnée d’abord pour Marie, puis pour la vie religieuse, c’est-à-dire pour Jean. Car Jean représente la vie

religieuse, puisqu’il s’est totalement donné et que Marie l’a pris entièrement chez elle, et que lui l’a prise chez lui. Jésus se donne à

ses serviteurs pour les remercier. Jésus nous remercie de notre vie

religieuse quand il se donne à nous dans l’Eucharistie, si nous avons été des serviteurs fidèles, doux et pauvres. Et c’est très grand, de

recevoir Jésus comme celui qui nous remercie. Cela nous aide à toujours vouloir aller plus loin... surtout quand c’est un peu rude. (...) L’action de grâces, c’est, dans la prière, ce qu’il y a de plus

contemplatif. C’est pour cela que cela doit être silencieux (...), parce que c’est la remise de tout nous-même à Jésus. Jésus s’est

donné jusqu’au bout, nous voulons nous donner jusqu’au bout, ne rien garder pour nous. Que Marie nous apprenne l’action de grâces...

Pourquoi l’Eucharistie est-elle donnée avant la Croix ? Extrait de CSj0 2.06.99

Jésus anticipe sa mort par l’institution de l’Eucharistie, et donc sa mort, à travers cette institution, est vécue prophétiquement, dans une totale confiance en le Père. C’est le sacerdoce royal du Christ, ce sacerdoce filial à l’égard du Père, qui réalise ce mystère avant la Croix ; le Père a une totale confiance en le Fils et il lui permet de réaliser symboliquement, mais divinement — d’un symbolisme divin —, le mystère de là Croix. En instituant l’Eucharistie le

Christ réalise le mystère de la Croix dans ce qu’il a d’éterriel, au-delà du temps ; en effet le mystère de la Croix a quelque chose qui est dans le temps, et en ce sens il ne se répète pas : « une fois pour toutes » (He 7, 27 ; 10, 10 et 14) le Christ est mort sur la Croix ; mais il y a aussi l’offrande de son corps au Père, dans l’obéissance (cf. Jn 14, 31), et cet acte intérieur d’amour, d’adoration, devance prophétiquement la Croix.

L’Eucharistie doit toujours être vécue dans cette lumière de la première Eucharistie, et elle est vécue aussi dans la lumière de la Croix ; mais grâce à cette première Eucharistie qui est réalisée avant la Croix nous comprenons, nous qui avons besoin d’être enseignés, comment toutes les Eucharisties qui suivent, et qui ne sont pas dans le temps de la Croix, sont le même sacrifice. Il

fallait ce sacrifice avant le jour du sabbat pour donner au sabbat toute sa signification, son ultime signification ; Jésus adore le Père, et dans cette adoration toute sa vie est remise au Père, offerte au Père, et offerte d’une manière sanglante. Pour symboliser cela il y a les deux consécrations, et ce geste est prophétiquement l’offrande du Christ immolé le Vendredi Saint sur la Croix. L’Eucharistie est réalisée dans un geste prophétique (il ne faut pas l’oublier), et pour nous elle reste toujours un geste prophétique du retour du Christ dans la gloire. Ce retour glorieux du Christ est prophétiquement donné par l’Eucharistie comme, lors de la dernière Cène, de la

première Eucharistie, l’offrande de Jésus à la Croix était donnée prophétiquement à Jean, à Pierre, aux Apôtres — sauf à Judas qui la refusait. Il est donné prophétiquement, et c’est en ce sens-là que les Apôtres ont vécu du mystère de la Croix sans y avoir été présents le lendemain, sauf Jean ; il fallait qu’il leur soit donné pour qu’ils puissent être les témoins de la Croix du Christ, et s’ils l’avaient vraiment vécu prophétiquement ils auraient été présents à la Croix. Par l’Eucharistie nous sommes des témoins vivants de l’holocauste de Jésus à la Croix, parce que cet holocauste que Jésus vit en nous est pour nous et nous transforme : nous sommes transformés en l’Agneau victimal, en Jésus offert à son Père, et nous sommes là pour lui. Comprenons bien que le sacerdoce du Christ est prophétique, et que c’est pour cela qu’en instituant l’Eucharistie avant la Croix il donne la Croix à Marie, à Jean... et à nous. C’est peut-

1

être cela que le Paraclet doit nous faire comprendre. L’institution de l’Eucharistie est le testament du Christ, et le Saint-Père dans ses lettres du Jeudi Saint (qu’il faut relire souvent), dit que la ratio du sacerdoce chrétien, c’est le mystère de l’Eucharistie ; autrement dit, ce qui spécifie le

sacerdoce chrétien, c’est le mystère de l’Eucharistie. Jésus donne au prêtre le pouvoir— un pouvoir divin — de dire les paroles de la consécration avec Jésus, en lui et par lui. Ces paroles de la consécration sont tellement celles de Jésus que le prêtre ne doit pas les modifier, comme pour bien montrer qu’il n’est pas Jésus. Il doit répéter les paroles de la consécration telles que Jésus les a dites : « Ceci est mon corps », alors que ce n’est pas le corps du prêtre, mais le corps de Jésus. Jésus peut donner au prêtre ce pouvoir royal sur son propre corps... Tout l’univers est pour la procréation humaine (c’est là que l’univers réalise ce qu’il a de plus grand) ; et parmi toutes ces procréations, toutes ces maternités, toutes ces générations, il y en

a une qui donne à toutes les autres leur sens : c’est celle de Marie, sa maternité qui forme le corps de Jésus. Ainsi tout l’univers physique est ordonné (qu’on le veuille ou non, c’est une réalité objective, réelle) à la formation du corps du Christ en Marie, d’une façon miraculeuse, avec le secours direct de la toute-puissance de Dieu. Mais si déjà le corps du Christ donne à notre univers physique sa signification ultime, dernière, il y a plus encore. La sagesse sacerdotale du Christ donne à son corps une dimension nouvelle, celle-là complètement imprévue par rapport à notre univers physique, dépassant complètement la finalité de ce monde physique. Le corps du Christ, qui est un corps humain plus réel que notre propre corps, est partie de l’univers, mais une partie qui le dépasse et le finalise, puisque c’est un corps humain qui est divin. Et le sacerdoce du Christ s’empare de son propre corps, qui est le corps du Fils du Père. Pour obéir au Père (mais c’est, si l’on ose dire, son invention dans celle du Père, avec celle du Père), Jésus se sert de ce corps si merveilleux, finalité de tout l’univers physique (il en est le maître, puisqu’il est lui-même

Créateur de cet univers physique pour le corps humain, pour son corps humain), il offre son corps en victime d’amour, victime violente (c’est le propre de la vraie victime), victime sanglante : il est l’« Agneau comme égorgé ». En instituant le sacrement de l’Eucharistie, Jésus, dans la double consécration du pain et du vin, réalise mystiquement, prophétiquement, son offrande à la Croix. Son corps et son sang vont être la matière divine de ce sacrement qui est le sacrement des sacrements, le sacrement de l’amour, le sacrement du don, qui dépasse tous les autres puisque tous sont ordonnés à celui-là. Jésus peut faire cela parce qu’il a une autorité royale, divine, sur son propre corps ; il peut, prophétiquement, symboliquement (mais d’un symbolisme divin, réel), se servir de son corps comme d’une victime d’amour : il offre le corps et le cœur transpercé, mort, et il présente le sang de la victime. Or Jésus nous dit : « Il est bon pour vous que je m’en aille, autrement je ne pourrai pas vous envoyer le Paraclet. Si je m’en vais, je vous enverrai le Paraclet » ; et Jésus « part », nous quitte, par l’offrande même de sa vie, de son corps en victime d’amour. Il y a donc un lien divin entre le

don du Paraclet, qui est le don par excellence, et le mystère de la Croix dans ce qu’il a de plus profond, c’est-à-dire à la fois de plus divin et de plus humain : l’offrande victimale de Jésus, l’offrande de l’Agneau immolé. Ce ne sont pas les théologiens, ce n’est pas la Tradition, qui nous montrent ce lien, c’est Jésus lui-même ; et c’est gardé dans saint Jean, et c’est gardé dans le cœur de Marie (on peut le dire, puisque c’est gardé par saint Jean ; aucun autre Apôtre ne le dit). On peut alors aller encore plus loin dans l’interrogation : Pourquoi Jésus devance-t-il le mystère de la Croix ? Nous avons déjà donné une raison théologique importante : Jésus a devancé

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prophétiquement la Croix pour nous faire comprendre, par ce point de vue prophétique, ce qu’il y a de capital dans le mystère de la Croix : l’offrande de sa propre vie ; cela peut être prophétiquement devancé alors que l’offrande sanglante ne le peut pas, parce qu’elle est dans le temps (c’est le réalisme de l’offrande). Mais il y a peut-être une autre raison. Comme Marie, à Cana, a devancé le miracle (transformation de l’eau en vin) par le désir de son cœur, n’y a-t-il pas dans l’Eucharistie comme un signe (un signe divin) de l’ardeur du cœur du Christ ? Il peut, sacramentellement, devancer le mystère de la Croix, et il le devance pour ses Apôtres, pour Marie : réaliser, par le mystère de l’Eucharistie, cette Pâque nouvelle, la Pâque en son corps et en son sang, c’est une réalité, ce n’est pas seulement intentionnel. Si c’était purement symbolique, ce serait comme un magnifique jeu théâtral — ce que font les peintres. La liturgie que Jésus réalise n’est pas du théâtre ; ce qu’il réalise par les sacrements, c’est beaucoup plus, c’est un signe divin, un symbolisme divin, et donc une réalité. Quand il prononce à la Cène les paroles de la consécration, Jésus réalise l’offrande qu’il fait au Père de toute sa vie, de son propre corps, de son propre sang. Le premier « départ » de Jésus — « Il est bon pour vous que je m’en aille » —, mystiquement, est là. Et Jean et Marie sont présents. Marie n’était pas présente à la Cène proprement dite, mais*elle était là comme petite servante de la Cène ; elle a donc vécu ce premier départ : « Si je ne m’en vais pas, je ne pourrai pas vous envoyer le Paraclet ». Or ce que Jésus réalise symboliquement (d’un symbolisme divin) dans un sacrement, il le réalise réellement, parce que Dieu voit la réalité avant le signe. Nous, nous voyons le signe avant la réalité, mais c’est parce que nous voyons tout de travers ! alors, dans le sacrement, nous voyons le signe avant la réalité ; dans la foi nous « touchons » le corps du Christ, et par notre regard nous voyons le signe. Mais le Père, lui, voit la réalité du mystère, et c’est dans cette réalité du mystère qu’il voit le signe. Or c’est pour le Père que Jésus fait cela ; c’est la hâte de son cœur.

L’Eucharistie ne nous fait-elle pas comprendre cette hâte ? A cause de cette hâte Jésus réalisera le mystère de la Croix d’une manière autre que s’il n’y avait pas eu cette hâte divine. C’est une hâte d’amour, toute d’amour. Alors, ne reçoit-il pas du Père un don d’amour ? On ne peut pas l’affirmer mais on peut essayer de comprendre. Il y a une réponse du Père à l’obéissance de Jésus à la Croix ; or cette obéissance de Jésus se réalise à la Croix selon un mode particulier, mais substantiellement c’est déjà la même obéissance dans l’institution de l’Eucharistie. On n’y pense pas... mais, n’est-ce pas cela que le Saint-Esprit nous demande d’expliciter, puisque le concile Vatican II a demandé aux théologiens de reprendre toute leur théologie dans la perspective de l’économie divine ? Or, dans la perspective de l’économie divine, on doit regarder le mystère de l’institution de l’Eucharistie avant la Croix, pour éclairer. L’institution de l’Eucharistie n’est pas une préparation à la Croix, c’est la Croix mystiquement, mystérieusement. Ce serait indigne du Christ, de parler de « préparation ». Marie n’a pas voulu que Cana soit une préparation, elle a voulu que ce soit une hâte ; ce n’est pas la même chose, c’est même juste l’inverse. Pas besoin de préparation : c’est ce que nous dit Marie, c’est toujours la hâte de Marie, parce qu’on lambine dans les préparations ; mais pour nous cela ne peut se faire qu’avec elle. Jésus, lui, peut le faire seul, et c’est pour cela que Marie peut anticiper en s’appuyant sur lui, en le devançant. Ainsi, grâce à ce commandement que nous a donné le Saint-Esprit par Vatican II, nous découvrons l’institution de l’Eucharistie comme un mystère qui nous révèle la hâte du cœur de Jésus. On n’y pense pas assez. Et pour nous, c’est toujours la même Eucharistie, et donc la même

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hâte du cœur de Jésus, et c’est la hâte de son retour, et nous avons soif de son retour. Il y a là quelque chose de très important à comprendre, par le Paraclet qui nous est donné. « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié. » Déjà à la Cène l’humanité de Jésus a été associée à la spiration de l’Esprit Saint, et Jésus a pu donner le Paraclet à Jean quand il reposait sur sa poitrine, et à Marie, petite servante de l’Eucharistie. N’est-ce pas cela que nous devons découvrir à travers l’Evangile de saint Jean ? Jean est le seul qui nous permette de le découvrir, et cela donne une nouvelle profondeur au mystère de l’Eucharistie. Grâce au Paraclet, nous regardons l’Eucharistie comme le Père la regarde ; car c’est bien cela, le rôle du Paraclet : nous apprendre à avoir, sur tous les gestes du Christ, sur tout l’enseignement du Christ, le regard du Père. C’est purement gratuit, car nous n’avons aucun droit à avoir ce regard, mais le Paraclet aime la surabondance, il aime ce qui devance et il nous fait vivre de cela, parce que par là il nous unit davantage au Père ; et il aime tellement le Père qu’il voudrait que nous ayons tout le temps le regard du Père sur nos frères, dans la charité fraternelle. Quand nous n’avons pas le regard du Père sur nos frères, Jésus nous dit quel regard nous avons : la poutre qui est dans notre œil, nous ne la voyons pas, et nous croyons que c’est une paille ; et nous voyons tout de suite la paille qui est dans l’œil de notre frère et, par notre regard humain, nous en faisons une poutre. Voilà ce que nous inventons : c’est cela, l’idéalisme. L’idéalisme, c’est se gonfler (la grenouille qui veut devenir aussi grosse que le bœuf) ; et quand cela concerne le mystère de la charité, c’est terrible. Le Paraclet nous est donné pour corriger cela et nous donner un regard réel et divin, celui du Père ; et le fruit le plus merveilleux de l’Eucharistie, c’est de transformer notre cœur dans le cœur de Jésus et de nous apprendre à aimer nos frères.

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P. Marie-Dominique PHILIPPE, o. p.

Conférences et Homélies transcrites sur l’Eucharistie

III. Conférences « il est bon pour vous que je rr/en aille » u*kv (Aletkéici — n° 13, juin IQQÔ)

Retraite 4e Communauté 1999 à Saint JodaM (24 et 25 novembre IQQQ, conférences n°5, Ô et 7)

Non incérées dans ce document

Sur le sacerdoce du Christ et le gouvernement divin (l2 et lô avril 2002)

Le gouvernement du Fils bien-aimé (AletLia - n° 21, 2002)

Possier (pp. 51-52) ô décembre 2000

La pauvreté de Marie et l'Eucharistie (Extraits, Etoile du M^tin, pp. I2Q-I40)

« Il est bon pour vous que je m’en aille » (Jn 16, 7) Le sacerdoce du Christ et l’Esprit Saint

Fr. M.-D. Philippe, o.p.

ANNÉE 1998, le Saint-Père nous demande de nous préparer spécialement au Jubilé de l’an 2000 en vivant d’une manière toute particulière de l’Esprit Saint. Déjà, en 1986, dans son Encyclique Dominum et vivificantem, Jean Paul II avait lancé cet appel : urant cette

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L’Eglise se sent appelée à cette mission d’annoncer l’Esprit alors qu’avec la famille humaine, elle arrive au terme du second millénaire après le Christ. Devant un ciel et une terre qui « passent », elle sait bien que «les paroles qui ne passeront point » revêtent une éloquence particulière. Ce sont les paroles du Christ sur l’Esprit Saint, source inépuisable de l’« eau jaillissant en vie éternelle », vérité et grâce du salut. Elle veut réfléchir sur ces paroles, elle veut rappeler ces paroles aux croyants et à tous les hommes, tandis qu’elle se prépare à célébrer - comme on le dira en son temps - le grand Jubilé qui marquera le passage du deuxième au troisième millénaire chrétien L

Il nous faut aujourd’hui relire et méditer cette encyclique du SaintPère sur l’Esprit Saint. Or cette encyclique est profondément inspirée de l’enseignement de Jésus durant sa dernière semaine sur la terre, telle que l’Evangile de saint Jean nous la révèle 2. Il nous semble donc que la meilleure façon de répondre à l’appel du Saint-Père est de reprendre, dans l’Evangile de saint Jean, ce que Jésus lui-même nous révèle sur sa mission auprès de tous les hommes et spécialement auprès des croyants.

1. Dominum et vivificantem, 2, §5. Voir aussi 49 (surtout le §1), 50, 51, 53... 2. Cf. op. cit., 3, §3 : « Les paroles auxquelles nous nous référerons ici se trouvent dans l’Evangile de Jean. Chacune d’elles ajoute un contenu nouveau à cette annonce et à cette promesse. En même temps, elles sont étroitement reliées les unes aux autres, non seule­ ment dans la perspective des mêmes événements, mais aussi dans la perspective du mystère du Père, du Fils et de l’Esprit Saint qui n’est sans doute exprimé avec autant de relief dans aucun autre passage de la Sainte Ecriture. » Aletheia - Ecole Saint-Jean - 1998 - N°13

Parce que toute la mission de Jésus est sous l’action de l’Esprit Saint - jusqu’à la formation de son corps -, on peut découvrir, à travers la mis­ sion de celui qui est notre premier « Paraclet », le mystère caché de l’Esprit Saint 3.

« Il est bon pour vous que je m'en aille »

La première affirmation, à laquelle il faut toujours revenir parce qu’elle est très forte et pleine d’espérance, est celle-ci : « Maintenant je m’en vais vers Celui qui m’a envoyé, et aucun d’entre vous ne m’inter­ roge : Où t’en vas-tu ? Mais, parce que je vous ai dit cela, la tristesse a rempli votre cœur. Cependant moi je vous dis la vérité : Mieux vaut pour vous que moi je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le “Paraclet” ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai4. » Cette affirmation est vraie pour tous ceux qui croient en Jésus et vivent de sa présence. C’est donc vrai aussi, et premièrement, pour Marie, qui a vécu une telle intimité avec Jésus ! N’a-t-elle pas été sa Mère, par et dans sa foi aimante, elle qui a reçu dans la plénitude de sa foi l’amour filial de celui qui était son Dieu 5 ? Ici Jésus promet une grâce encore plus intense grâce au don du Paraclet ; mais ce don ne peut être reçu que d’une manière toute divine, tout intérieure. Comme le dit Jean Paul II, « les paroles d’Elisabeth, “heureuse celle qui a cru”, conti­ nuent encore à suivre la Vierge à la Pentecôte 6 ».

Ce don du Paraclet ne peut être fait que si Jésus s’en va, c’est-à-dire s’il obéit à son Père jusqu’au bout, en offrant sa vie pour le glorifier et sauver les hommes. C’est tout le mystère de la Croix, où Jésus s’offre lui-même comme victime de propitiation 7, comme l’Agneau portant sur lui l’iniquité du monde. Il est venu pour accomplir la volonté du Père, et 3. Jésus, premier Paraclet, conduit au second. Le premier Paraclet, c’est la lumière, le second Paraclet, le don de l’amour. Tous les deux sont don personnel, et l’un appelle l’autre. Le don du Verbe appelle le don de l’Esprit. L’amour présuppose la lumière, mais la lumière n’achève jamais rien. 4.Jnl6, 5-7. 5. Voir Jean Paul II, Encyclique Redemptoris Mater, 12 à 19. 6. Op. cit., 27, §1. « Cette foi de Marie, qui marque le commencement de l’Alliance nou­ velle et éternelle de Dieu avec l’humanité en Jésus-Christ, cette foi héroïque “précède" le témoignage apostolique de l’Eglise et demeure au cœur de l’Eglise, cachée comme un héritage spécial de la révélation de Dieu. Tous ceux gui participent à cet héritage mysté­ rieux de génération en génération, acceptant le témoignage apostolique de l’Eglise, participent, en un sens, à la foi de Marie » Cibid.). 7. 1 Jn 2, 1-2 : « Si quelqu’un vient à pécner, nous avons auprès du Père un “Paraclet”, Jésus-Christ, le Juste. Et il est lui-même victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier ». Cf. 1 In 4, 10 et Rm 3, 25.

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l’esprit saint

en l’accomplissant il nous révèle son amour pour le Père, et l’amour du Père pour les hommes, pour les pécheurs, puisqu’en donnant son Fils bien-aimé comme victime de propitiation le Père nous montre de la manière la plus profonde son amour de Père pour nous. L’Epître aux Hébreux, qui nous révèle la qualité unique du sacerdoce de Jésus, nous dit qu’il est « grand prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisédech 8 », et que son sacerdoce royal et éternel est celui du Fils 9. Il est à la fois la source de tout sacerdoce 10, donc premier, roi comme prêtre, et totalement relatif au Père. Son sacerdoce est celui du Fils bien-aimé, un avec son Père ; et dans son sacerdoce de « grand prêtre miséricordieux 11 », il est un avec les pécheurs, et les plus grands pécheurs. Les écrits de saint Jean ne parlent pas explicitement du sacer­ doce de Jésus, mais parlent du mystère de l’Agneau, de l’état victimal de Jésus, de celui qui est offert à la Croix, dans l’obéissance au Père, en vic­ time de propitiation. Ce que nous dit saint Jean dans son Evangile doit beaucoup nous aider à comprendre ce que nous dit l’Epître aux Hébreux. Le sacerdoce du Fils bien-aimé est un sacerdoce qui peut porter l’orgueil du premier péché - celui d’Adam -, et les conséquences de ce péché du premier homme sur tous ses descendants. Seul ce sacerdoce divin est capable de réparer l’injure faite à Dieu par l’orgueil de l’homme, et de se servir des conséquences du péché du premier homme, de notre père Adam, pour nous faire entrer dans une intimité plus grande avec le Père. Seul le Fils, qui connaît parfaitement la gloire du Père, peut comprendre jusqu’où le péché a porté atteinte à l’honneur du Père, à la gloire du Père, et com­ ment la toute-puissance de Dieu peut être mise au service de cette réparation par le don de l’Esprit du Père.

« Je suis venu pour qu’on ait la vie »

Le sacerdoce du Christ, qui est celui du Fils bien-aimé, est avant tout un sacerdoce d’amour, d’une charité fraternelle qui réclame une miséri­ corde infinie. C’est en regardant Jésus comme le Bon Pasteur que nous comprenons l’exercice divin de son sacerdoce ; car le Bon Pasteur, à la 8. He 6, 20 ; cf. 5, 10 (Ps 110, 4) ; 7, 17. 9. Cf. He 5, 5-10 ; 1, 8 ; 4,14 ; 7, 1-3 : « Ce Melchisédech [...], prêtre du Dieu Très-Haut, [...] dont les jours n’ont pas de commencement ni la vie de fin, [ce Melchisédech], assi­ milé au Fils de Dieu, demeure prêtre pour toujours ». Et 7, 28 : « La loi, en effet, établit grands prêtres des hommes sujets à la faiblesse, mais la parole du serment, qui est posté­ rieur à la Loi, établit un Fils à jamais parfait. » 10. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, III, q. 22, a. 4 ; a. 6, obj. 1. 11. He 2, 17.

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différence du mercenaire, donne sa vie pour ses brebis. Jésus est « le bon pasteur, le bon berger, qui livre sa vie pour ses brebis 12 ». Ce don de sa vie est lié à la connaissance amoureuse qu’il a d’elles i-\ et cet amour exige de lui un don total. S’il est le Bon Pasteur, il est aussi la Porte : « Je suis la porte des brebis. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés. Moi, je suis la porte : si quelqu’un entre par moi il sera sauvé [...]. Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie, et qu’on l’ait surabondante 14 »

Ce sacerdoce de Jésus est source de vie. Jésus est venu pour donner la vie ; il la donne déjà par son enseignement, mais il la donne avant tout en s’offrant lui-même, en nous donnant sa propre vie à la Croix. Ce sera pleinement manifesté et réalisé par l’institution de l’Eucharistie ; et dans le chapitre 6 de son Evangile, saint Jean nous montre comment Jésus, progressivement, prépare son peuple à recevoir ce don de sa chair et de son sang : « Ma chair est une vraie nourriture, et mon sang une vraie boisson 15. » Après toute une journée de marche près du lac de Tibériade, où « une foule nombreuse le suivait16 », Jésus ne veut pas renvoyer ces gens sans avoir apaisé leur faim. Mais « deux cents deniers de pains ne suffiraient pas pour que chacun en reçoive un petit peu » - voilà le jugement d’un des Apôtres. Alors Jésus dit : « Faites s’étendre les gens » ; et prenant les cinq pains d’orge d’un jeune garçon, il rend grâces puis les distribue. « Les gens, voyant le signe qu’il avait fait, disaient donc : Celui-ci est vraiment le prophète qui doit venir dans le monde ! » Jésus, alors, se retire seul dans la montagne. Les Apôtres, le soir, rejoignent Capharnaüm ; et le lendemain matin, la foule elle-même vient à Capharnaüm à la recherche de Jésus. L’ayant retrouvé, les gens l’interro­ gent et Jésus les corrige : « Vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés. Travaillez à acquérir non la nourriture qui périt, mais la nourriture qui demeure pour la vie éternelle. »

12. Jn 10,11. 13. Voir SAINT THOMAS d’AQUIN, Commentaire sur l'Evangile de saint Jean, 10, n° 1412. Saint Thomas lit : « Comme le Père me connaît et que je connais le Père, je donne ma vie pour mes brebis. » Et il commente : « la cause [du fait] que le Christ donne sa vie pour ses brebis, est la connaissance qu’il a du Père [...] parce que, en connaissant le Père, il connaît sa volonté, et celle-ci inclut que le Fils meure jpour le salut du genre humain ; en cela le Christ se révèle comme [celui qui est] le médiateur entre Dieu et l’homme » (loc. cit., n° 1414). 14. Jn 10, 7-10. 15. Jn 6, 55. 16. Voir Jn 6, 2-27.

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L ESPRIT SAINT

Après cette correction, Jésus commence son grand enseignement pro­ phétique : « Moi, je suis le pain de vie ; celui qui vient vers moi n’aura pas faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif 17. » Les Juifs, alors, murmurent à son sujet parce qu’il a dit : « Moi, je suis le pain descendu du ciel 18. » Or, disent-ils, « N’est-ce point là Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ?» A quoi Jésus répond : « Ne murmurez pas entre vous. Nul ne peut venir vers moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire ; et moi, je le ressusciterai au dernier Jour. » Puis de nouveau il affirme : « Moi, je suis le pain de vie. Vos pères ont mangé la manne au désert, et ils sont morts. Tel est le pain qui descend du ciel, que celui qui en mange ne meurt pas. Moi, je suis le pain, le [pain] vivant des­ cendu du ciel ; si quelqu’un mange de ce pain, il vivra à jamais ; et le pain que moi je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde. » Puis, pour répondre aux objections des Juifs - « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » -, Jésus affirme de nouveau d’une manière très catégorique : « En vérité, en vérité je vous le dis : Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Celui qui consomme ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier Jour [...] Qui consomme ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé et que moi je vis par le Père, ainsi celui qui me consomme vivra, lui aussi, par moi. »

C’est à ce moment, c’est-à-dire au moment où Jésus livre le secret de sa vie de Fils et veut nous faire vivre du même secret par le don de sa chair, que beaucoup de ses disciples se séparent de lui : « Ce langage est dur. Qui peut l’entendre 19 ? » Devant le scandale de ses disciples, Jésus affirme que seul le regard vers le Père peut enlever le scandale : « Si donc vous voyiez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ! » Par contre, c’est à ce moment, devant le départ de beaucoup de dis­ ciples, que Pierre réaffirme sa fidélité : « Tu as les paroles de la vie éternelle. Pour nous, nous avons cru et nous avons connu que c’est toi, le Saint de Dieu 20. » A quoi Jésus répond : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze ? Et l’un d’entre vous est un diable ! »

Le sacerdoce de Jésus est le sacerdoce de l’amour excessif donnant sa chair et son sang comme la vraie nourriture et le vrai breuvage. C’est la révélation de ce don qui à la fois scelle l’unité et est l’occasion du scan­ dale, et donc sépare.

17. Jn 6, 35. 18. Voir Jn 6, 41-57. 19. Voir Jn 6, 60-62. 20. Voir Jn 6, 68-70.

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Le grand prêtre est serviteur...

Plus tard, lorsque Jésus, à la Cène, après avoir pris la Pâque juive avec ses disciples, réalise la promesse - la nouvelle Pâque en sa chair et en son sang -, il se lève de table pour laver les pieds de ses disciples. Par là il veut nous montrer que son sacerdoce, qui est celui du véritable grand prêtre, est aussi celui du Serviteur par excellence. Lui, le Maître et Seigneur, il fait le geste du serviteur, de l’esclave. « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? » dit Jésus après leur avoir lavé les pieds. « Vous m’appelez, vous : Maître et Seigneur, et vous dites bien ; je le suis en effet. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres 21. » Pierre refusant de le laisser lui laver les pieds, Jésus lui dit que s’il ne l’accepte pas, il n’aura pas de part avec lui. Par là, Jésus nous fait com­ prendre que si nous voulons coopérer à son oeuvre de salut, nous devons, comme lui, être serviteurs les uns pour les autres. C’est à cette condition qu’on peut vraiment vivre de son sacerdoce de grand prêtre.

Après ce lavement des pieds, Jésus institue l’Eucharistie en transsubstantiant le pain en son corps et le vin en son sang. Il déclare ouvertement le désir de son cœur : « J’ai désiré ardemment manger cette pâque avec vous avant de souffrir ; car je vous dis que jamais plus je ne la mangerai, jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le royaume de Dieu 22. » « Et, ayant pris du pain, rendu grâces, il le rompit et le leur donna, en disant : “Ceci est mon corps, qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi”. Et il prit la coupe, de même, après le repas, en disant : “Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, qüi est répandu pour vous” 23. » Saint Jean, dans son Evangile, respecte totalement ce récit de saint Luc : il demeure dans le silence en ce qui concerne le mystère de la transsubstantiation. Son silence est pour nous d’autant plus éloquent que ce que dit saint Luc vient sans doute de lui, et que par son silence il veut évoquer l’intervention de la toute-puissance de Dieu réalisant ce mystère de la transsubstantiation, pour nous montrer comment la toute-puis­ sance du Père est tout ordonnée au don le plus extraordinaire, celui de son corps et de son sang. Il ne s’agit plus de changer l’eau en vin comme à Cana, mais de transsubstantier le vin en son sang versé à la Croix en holocauste d’amour. Selon les apparences, rien n’est changé, mais la réa­ lité substantielle du vin est transformée en la réalité substantielle du sang de Jésus, de l’Agneau immolé à la Croix.

21. Jn 13,12-14. 22. Le 22,15-16. 23. Le 22, 19-20.

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l’esprit saint

...et Epoux

Cette institution de l’Eucharistie est prophétique, elle devance le mystère de l’immolation de l’Agneau à la Croix - comme le mystère de la Croix est lui-même prophétique en ce sens qu’il réalise, en l’annon­ çant, le mystère de la gloire de la Jérusalem céleste, les noces de l’Agneau 24.

Le sacerdoce de Jésus, celui du grand prêtre qui institue le sacrement de l’Eucharistie, le sacrement de l’Alliance nouvelle, celui de l’amour, est à la fois le sacerdoce du Fils bien-aimé agissant avec la toute-puissance du Père, et celui de l’Agneau s’offrant en victime de propitiation pour les pécheurs, afin de les sauver. C’est le sacerdoce des pauvres, des petits, des affamés, qui ont faim de vrai pain et de vraie boisson. C’est le sacer­ doce le plus humble et le plus aimant, le sacerdoce de l’Epoux qui se donne lui-même à l’Epouse. L'envoi du Paraclet Allons plus loin. Dans cette recherche sur le sacerdoce du Christ, peut-on s’arrêter à ce mystère de l’Eucharistie ? Autrement dit, peut-on définir le sacerdoce du Christ par le sacrifice eucharistique qui nous donne sacramentellement le sacrifice de la Croix, c’est-à-dire qui nous donne réellement, substantiellement, le sacrifice du Christ selon ce mode symbolique, mystique, à travers les deux consécrations du pain et du vin changés en le corps et le sang du Christ immolé à la Croix en holocauste d’amour ? Si on pouvait définir ainsi le sacerdoce du Christ, il serait simplement la source d’une nouvelle liturgie chrétienne, une liturgie théologale fruit de la foi, de la charité et de l’espérance, et le « Paraclet » ne serait pas le fruit propre du sacerdoce du Christ. Autrement dit : pour le chrétien - qui vit de la personne du Christ par les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité -, le sommet de son unité avec le Christ serait de recevoir le don sacramentel de l’Eucharistie. Mais n’y a-t-il pas plus que cela ? Car s’il en était ainsi, le sacerdoce du Christ ne serait pas éternel, puisque l’Eucharistie est don­ née pour cette terre ; elle est le « viatique » qui permet aux pèlerins que nous sommes de tendre de plus en plus vers la vision béatifique, de l’anticiper en quelque sorte, mais elle ne demeurera pas quand « nous verrons Dieu tel qu’il est 25 ». Or l’Epître aux Hébreux, s’appuyant-sur 24. Voir Ap 21 et 22. 25. Cf. 1 Jn 3, 2.

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fait que le sacerdoce oce du Fils, demeure « a jamais », m aeternurri, pour i éternité, quelle est donc l’œuvre sacer­ dotale du Christ qui demeure pour l’éternité, si ce n’est l’envoi du Paraclet ? Mais comment Jésus peut-il dire qu’il enverra le Paraclet ? Saint Thomas, dans le traité sur la Très Sainte Trinité de la Somme théo­ logique., parle du Saint-Esprit, mais pas du Paraclet. Pourquoi, alors qu’il est si proche de l’Evangile de saint Jean, parle-t-il de l’Esprit Saint et non pas du Paraclet ?

Il faut se poser la question, car c’est très éclairant. Chaque fois que saint Jean parle du Paraclet, c’est tout de suite en référence à « l’Esprit de vérité » ou « l’Esprit Saint » ; chaque fois il donne l’explication du Paraclet en disant : « l’Esprit ». Et le Paraclet est toujours présenté comme envoyé par le Père ou comme provenant du Père et envoyé par Jésus, ce qui nous fait comprendre que le Paraclet se comprend dans la lumière de la mission de la troisième personne de la Très Sainte Trinité 26 : il est l’Envoyé du Père et du Fils, comme le Fils est Paraclet en tant qu’il est l’Envoyé du Père. La signification du terme « Paraclet » implique donc Renvoi ou, comme dit saint Thomas, Vaction de l’Esprit Saint 27 ; c’est la troisième personne divine en tant qu’envoyée et agissant en nous. La personne divine, certes, se comprend indépendamment de l’envoi : les personnes divines existent de toute éternité, avant d’être envoyées ; tandis que l’envoi ne peut pas se comprendre indépendam­ ment de la procession. Cela, c’est très important, et souvent on n’y prête pas assez d’attention. Quand deux termes se chevauchent - Paraclet, Esprit Saint -, il faut se demander lequel est premier et lequel est second, lequel fonde l’autre. Dans le cas présent, on doit dire que « Paraclet » désigne la troisième personne divine en tant qu’elle est envoyée, tandis que « Esprit Saint » exprime ce qu’est la troisième personne divine en elle-même. Saint Thomas a parfaitement raison, dans la Somme, de regarder la troisième personne de la Très Sainte Trinité en elle-même, indépendamment de l’expression « Paraclet ». Mais si on fait une 26. Cf. Dominum et vivificantem, 8, §1 : « Il est caractéristique du texte johannique que le Père, le Fils et l’Esprit Saint soient désignés clairement comme des personnes, la pre­ mière étant distincte de la deuxième et de la troisième, et aussi les trois entre elles. Jésus parle de l’Esprit-Paraclet utilisant à plusieurs reprises le pronom personnel “II”, et en même temps, dans tout le discours d adieu, il dévoile les liens qui unissent dans la réci­ procité le Père, le Fils et le Paraclet. Ainsi donc “L’Esprit... vient du Père” [Jn 15, 26] et e Père “donne” l’Esprit [Jn 14, 16]. Le Père “envoie” l’Esprit au nom du Fils [Jn 14, 26], 'Esprit “rend témoignage” au Fils [Jn 15, 26]. Le Fils demande au Père d’envoyer ’Esprit-Paraclet [Jn 14, 16], mais, par ailleurs, il déclare et promet, en rapport à son “départ” par la Croix : “Si je pars, je vous l’enverrai” [Jn 16, 7], Ainsi le Père, par la puis­ sance de sa paternité, envoie l’Esprit Saint comme il a envoyé le Fils [Cf. Jn 3, 16-17.34 ; 6, 57 ; 17, 3.18.23] ; mais en même temps il l’envoie en vertu de la puissance de la rédemption accomplie par le Christ - et, en ce sens, l’Esprit Saint est envoyé aussi par le Fils : “Je vous l’enverrai”. » 27. Voir Comm. sur l’Evangile de saint Jean, 14, n° 1912. Voir aussi nos 1958-1959.

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théologie mystique de la Très Sainte Trinité, on parlera du Paraclet, parce qu’on parle alors des trois personnes divines en tant qu’elles habitent en nous. Il y a là quelque chose qui est particulièrement important pour sai­ sir la mission propre de Jésus auprès de nous.

Si on veut préciser ce qui est ultime dans le sacerdoce du Christ, il faut donc se demander : est-ce l’institution de l’Eucharistie, ou est-ce l’envoi du Paraclet ? La parole de Jésus : « Mieux vaut po.ur vous que moi je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le “Paraclet” ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » nous oblige à nous poser la question, car c’est très net : l’envoi du Paraclet implique le départ de Jésus. Pourquoi ? Le départ de Jésus, on le sait, selon la Providence divine, c’est le mystère de la Croix ; Jésus ne peut donc envoyer l’Esprit Saint qu’après son « départ » sur la Croix. Si on regarde le texte de l’Ecriture, on est bien obligé de dire cela ; c’est en ce sens-là qu’il est bon pour nous que Jésus « parte », parce que s’il ne « part » pas, il n’enverra pas le Paraclet28. L’envoi du Paraclet et l’Eucharistie Ici, il y a deux choses à considérer avec beaucoup d’attention, pour mieux comprendre le mystère du sacerdoce du Christ. Le rôle propre du grand prêtre, selon l’Epître aux Hébreux, est d’intervenir dans les rela­ tions qui existent entre Dieu et les hommes 29. Posons-nous donc la question : si Jésus était resté au milieu de nous, l’institution de l’Eucharistie aurait-elle eu lieu ? Non, l’institution de l’Eucharistie n’aurait pas eu lieu si le Christ avait continué à vivre au milieu de nous ; et, de fait, il a réalisé cette institution de l’Eucharistie la veille de sa mort. Posons-nous cette autre question : Jésus pouvait-il envoyer le Paraclet sans sa mort ? Quand Jésus dit : « Il est bon pour vous que je m’en aille », il parle très explicitement du don du Paraclet : « si je ne m’en vais pas, le “Paraclet” ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai ». Jésus nous dirait-il : « Il est bon pour vous que je m’en aille » s’il ne nous envoyait pas le Paraclet ? le dirait-il seulement pour l’Eucharistie ? Le don de l’Eucharistie est pour nous un don explicite de Jésus, qui ne peut exister que s’il y a la Croix, puisque la double consé­ cration du pain en son corps et du vin en son sang exprime l’état 28. Cf. Dominum et vivificantem, 8, §2 : « si toutes les promesses faites par Jésus aux chapitres 14 et 15 de l’Evangile de saint Jean annonçaient la venue de l’Esprit Saint après le départ du Christ, celle du texte de Jn 16, 7-8 implique aussi et souligne clairement le rapport d’indépendance, on pourrait dire de causalité, entre la manifestation de l’un et de l’autre : “Si je pars, je vous l’enverrai.” L’Esprit Saint viendra en fonction du départ du Christ par la Croix : il viendra non seulement à la suite, mais à cause de la rédemption accomplie par le Christ, selon la volonté et l’œuvre du Père. » 29. Voir He 5, 1.

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d’immolation du Christ (on sait que s’il n’y a qu’une seule consécration, la messe n’est pas valide, l’Eucharistie n’est pas ce qu’elle doit être selon l’institution du Christ). L’Eucharistie est toute relative à la Croix, à l’Agneau immolé, avec la séparation du corps et du sang. L’Eucharistie implique donc le « départ » du Christ, puisqu’il « part » dans l’holo­ causte de la Croix. De ces paroles très extraordinaires - « Cependant moi je vous dis la vérité : Mieux vaut pour vous que moi je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le “Paraclet” ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » - il faut donc conclure que l’envoi du Paraclet, pour Jésus, exige le mystère de la Croix et le mystère de l’Eucharistie.

Quel lien y a-t-il entre les deux ? L’institution de l’Eucharistie relève du sacerdoce du Christ, du Christ grand prêtre, parce que le mystère de l’Eucharistie est le signe, le sacrement de la Nouvelle Alliance entre l’Eglise et Jésus. Cela, on ne peut pas le nier. Mais, redisons-le, la ques­ tion qui se pose est la suivante : est-ce l’institution de l’Eucharistie qui caractérise le sacerdoce de Jésus, ou est-ce l’envoi de l’Esprit Saint, du Paraclet ? La quatrième prière eucharistique nous dit que, « afin que notre -vie ne soit plus à nous-mêmes, mais à lui qui est mort et ressuscité pour nous », Jésus a envoyé d’auprès du Père l’Esprit « qui poursuit son oeuvre dans le monde et achève toute sanctification ». Si donc c’est l’envoi de l’Esprit Saint qui caractérise le sacerdoce du Christ, quel lien y a-t-il, théologiquement, entre l’institution de l’Eucharistie et l’envoi du Paraclet ? On doit se poser ces questions si on veut aller jusqu’au bout de la compréhension du sacerdoce du Christ. Ce qui rend la question plus délicate, c’est que saint Jean, inspiré par l’Esprit Saint, ne nous le dit pas ! L’Esprit Saint n’est-il pas d’une charité merveilleuse pour les théo­ logiens ? Il leur laisse des choses à préciser... 30 Et là, n’y a-t-il pas quelque chose de très important à préciser ? Car si nous ne devons cesser d’affirmer, avec le Saint-Père, que « le mystère eucharistique » est « le centre et la racine de toute la vie du prêtre », que la ratio du sacerdoce est l’Eucharistie 31, ne pouvons-nous pas ajouter que la participation à la spiration de l’Esprit Saint est l’acte ultime du sacerdoce du Fils bienaimé, du Christ « qui, par un Esprit éternel, s’est offert lui-même sans 30. Dieu, en tant que Créateur, ne fait pas un monde physique parfait, pour laisser à l’homme le soin, par son travail, par son art, d’achever cet univers. Il aurait pu faire un monde parfait auquel on n’aurait rien eu à ajouter, et si on y avait ajouté quelque chose cela aurait été moms bien, moins beau. Mais non ; Dieu a laissé des choses inachevées, il ne faut jamais oublier cela - c’est la délicatesse d’un père. Un père ne doit jamais termi­ ner tout à fait les choses, il doit laisser aux autres le soin d’achever. On retrouve quelque chose d’analogue dans l’ordre de la grâce. « Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que moi je fais, et il en fera de plus grandes, parce que moi je vais vers le Père » (Jn 14, 12). « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? » (Jn 21, 22). N’est-ce pas l’œuvre d’une théologie mystique ? 31. Lettre sur Le mystère et le culte de la sainte Eucharistie (1980), 2. « Le sacerdoce [...] est un don fait à l’Église en vue de l’Eucharistie » {Lettre à tous les prêtres de l’Eglise [jeudi saint 1982], 8). Le mystère eucharistique est « le centre et la racine de toute la vie du prêtre » (Milan, 21 mai 1983).

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tache à Dieu » et a été en cela même « médiateur d’une alliance nou­ velle 32 » ? Si le sacerdoce ministériel est bien cause instrumentale de l’Eucharistie, le sacerdoce royal des baptisés n’achève-t-il pas à la fois l’état victimal de Jésus (par la communion à son corps et à son sang) et l’aspect ultime de son sacerdoce : la spiration de l’Esprit Saint 33 ? Il nous faut donc réfléchir sur les quatre grandes affirmations du Christ concernant l’envoi du Paraclet. Car il annonce expressément : « Je vous enverrai le Paraclet », et cette annonce se fait d’une manière très forte qui nous aide à comprendre le lien réalisé par la sagesse du Père entre le sacerdoce de Jésus et le don de l’Esprit. L'œuvre commune du Père et de Jésus

En effet, quatre fois de suite, Jésus revient sur l’envoi du Paraclet : 1 ° Si vous m’aimez, vous garderez les commandements, les miens, et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre « Paraclet » pour être avec vous à jamais, l’Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit ni ne le connaît. Mais vous, vous le connaissez, parce qu il demeure chez vous et qu’il sera en vous 3f 2° Je vous ai dit cela, quand je demeurais auprès de vous. Mais le « Paraclet », l’Esprit Saint, qu’enverra le Père en mon Nom, lui vous ensei­ gnera tout et vous rappellera tout ce que moi je vous ai dit33. 3° Lorsque viendra le « Paraclet », que moi je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui provient du Père, c’est lui qui témoignera à mon sujet 4° Maintenant je m’en vais vers Celui qui m’a envoyé, et aucun d’entre vous ne m’interroge : Où t’en vas-tu ? Mais, parce que je vous ai dit cela, la tristesse a rempli votre cœur. Cependant moi je vous dis la vérité : Mieux vaut pour vous que moi je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le « Paraclet »

32. He 9,14-15. 33. Voir l’Encyclique Mulieris dignitatem où, se référant aux textes du Concile Vatican II (notamment Lumen gentium, 10), Jean Paul II affirme : « Dans le cadre du “grand mys­ tère” du Christ et de l’Eglise, tous sont appelés à répondre - comme une épouse - par le don de leur vie au don ineffable de l’amour du Christ qui est seul, comme Rédempteur du monde, l’Epoux de l’Eglise. Dans le “sacerdoce royaE, qui est universel, s’exprime en même temps le don de l’Epouse [...]. Même si l’Eglise possède une structure “hiérar­ chique”, cette structure est cependant totalement ordonnée à la sainteté des membres du Christ. Et la sainteté s’apprécie en fonction du “grand mystère” dans lequel l’Epouse répond par le don de l’amour au don de l’Epoux, le faisant “dans l’Esprit Saint” parce 3ue “l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été onné” (Rm 5, 5) » (Mulieris dignitatem, 27). 34- Jn 14, 15-17. « Un autre Paraclet » exprime, dit saint Thomas, la distinction des per­ sonnes à l’intérieur d’une même nature. Le Fils aussi est « avocat » (cf. 1 Jn 2, 1) et « consolateur » (cf. Is 51, 1), mais il l’est d’une autre manière que l’Esprit Saint : voir Comm. sur l'Evangile de saint Jean, 14, n° 1912. 35.Jn 14,25-26. 36. Jn 15, 26.

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ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai. Et, une fois venu, celui-là confondra le monde à propos de péché, et de justice, et de juge­ ment 37. Quand il viendra, celui-là, l’Esprit de vérité, il vous guidera vers la vérité tout entière [...].' Celui-là me glorifiera, car c’est de ce qui est à moi qu’il prendra et il vous l’annoncera 38.

Ce qui est remarquable, c’est de voir que l’envoi du Paraclet est bien l’œuvre commune du Père et de Jésus, le Fils bien-aimé 39. C’est en pre­ mier lieu l’œuvre propre du Père avec le concours de la prière de Jésus, et cela ne peut se faire que s’il y a l’amour des disciples, un amour effec­ tif qui garde les commandements. Cette œuvre commune n’a pas de fin, elle est éternelle. C’est déjà le Ciel sur la terre, et c’est d’autant plus net que la venue du premier Paraclet, celle du Verbe incarné, s’achève - et elle doit s’achever pour que vienne l’Esprit de vérité qui ne peut être reçu par le monde. Ce don du Paraclet est un achèvement, l’achèvement de l’œuvre de salut de Jésus. Cette coopération du Père et du Fils n’est-elle pas ce qui caractérise toute la vie apostolique de Jésus, et même toute sa vie humaine ? Il ne fait rien sans cette coopération : « Mon Père œuvre jusqu’à présent, et moi aussi j’œuvre 40. » « Moi et le Père, nous sommes un 41. » « Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père 42. » Mais dans l’enseignement des chapitres 14 à 16 de saint Jean il ne s’agit plus de l’accomplissement de son œuvre propre d’Envoyé du Père : il s’agit de l’envoi d’une per­ sonne divine, le Paraclet. Cette coopération strictement personnelle, non seulement implique la prière de demande de Jésus, mais détermine son intention ; le Père enverra le Paraclet, l’Esprit Saint, de la part de Jésus. Et l’œuvre du Paraclet est une œuvre d’intériorité, dans le prolongement de l’enseignement de Jésus. C’est bien l’œuvre de l’Esprit Saint, celui qui dans son enseignement, va jusqu’au bout. Il vous enseignera « tout », en intériorisant ce que Jésus a dit, en montrant la profondeur ultime de son enseignement. C’est donc bien l’enseignement sacerdotal du Christ, son œuvre de salut, que le Paraclet achève. Ce n’est pas une œuvre différente, c’est la même, mais réalisée de l’intérieur, dans un amour divin, l’amour du Père et du Fils. 37.Jnl6, 5-8. 38. Jn 16, 13-14. 39. Voir aussi Ap 22, 1 : « Et il montra un fleuve d’eau de la vie, resplendissant comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l’Agneau ». Cf. Jn 7, 37-39 : « selon ce qu’a dit l’Ecriture, de son ventre couleront des fleuves d’eau vive. Il dit cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ; car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié. » 40. Jn 5, 17. 41. JnlO, 30. Cf. 17,11 et 21-22. 42. Jn 14, 9.

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C’est pourquoi l’envoi du Paraclet est bien l’achèvement de l’œuvre sacerdotale du Christ. Jésus affirme : « Lorsque viendra le "Paraclet” que moi je vous enverrai », et il ajoute : « Je vous l’enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui provient du Père. » En parlant de « l’Esprit de vérité qui provient du Père », Jésus ne nous révèle-t-il pas le mystère du Verbe qui s’est incarné en Marie pour nous sauver ? Cette incarnation étant l’œuvre de l’Esprit Saint, c’est bien lui qui témoigne de la divinité de Jésus : Jésus est le Verbe, le Fils bien-aimé du Père, la Lumière de la Lumière, le fruit de la génération éternelle de Dieu ; et le fruit éternel de cette génération se termine au plus intime du cœur de Marie, Mère de Dieu, et au plus intime du cœur de tous les « fils de Dieu ». C’est bien le rôle propre du Paraclet de nous introduire dans ce mystère de la Très Sainte Trinité en nous permettant de « remonter », par le sacerdoce de Jésus, jusqu’au Père, de nous faire vivre de cette attraction divine du Père qui, à travers le cri de soif de son Fils bien-aimé, attire tous ses fils. Il « nous a prédestinés à être pour lui des fils adoptifs par Jésus le Christ 43 » et, comme saint Thomas le souligne à propos de Jn 14, 26, « c’est l’Esprit Saint qui nous configure au Fils en tant qu’il nous adopte pour faire de nous des fils de Dieu 44 ». Saint Paul, en effet, le dit avec force : « Vous avez reçu un esprit d’adoption filiale, par lequel nous crions : Abba ! Pater ! L’Esprit lui-même témoigne avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu 45. » Et encore : « Parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : "Abba ! Père ! ” 4^. » On comprend alors que Jésus puisse dire à ses disciples, attristés par l’annonce de son départ immédiat : « Mieux vaut pour vous que moi je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le "Paraclet” ne viendra pas vers vous, mais si je pars, je vous l’enverrai. »

Pour que Jésus puisse envoyer le « Paraclet » d’auprès du Père, il faut qu’il retourne au Père en accomplissant sa volonté, qu’il s’offre à travers le sacrifice de la Croix, comme l’Agneau immolé qui porte l’iniquité du monde. Pourquoi ? Ici précisons : lorsque Jésus annonce qu’il enverra le Paraclet - l’Esprit de vérité - s’agit-il de la personne du Verbe lui-même, fruit propre de l’éternelle génération du Père, ou s’agit-il du Verbe incarné, et donc de sa volonté humaine ? Son humanité est-elle associée à cette éternelle spiration ? L’humanité sainte de Jésus ne peut pas avoir d’autorité sur l’Esprit Saint ; elle ne peut l’envoyer que si elle est à

43. Ep 1,5. 44. Comm. sur l’Evangile de saint Jean, 14, n° 1957. 45. Rm 8, 15-16. Soulignons ici la force de l’expression utilisée par saint Paul : « L’Esprit lui-même témoigne - avec notre esprit » : tô nvE'ûpa a mraQTUQEÏ tô rtvEupaTt lîpôv... 46. Ga 4, 6.

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l’origine de sa spiration 47. C’est pourquoi il faut essayer de discerner si l’affirmation de Jésus à propos de l’envoi du « Paraclet » regarde sa nature divine ou sa nature humaine. « Père, glorifie ton Fils » Pour préciser cela, il faut regarder au chapitre 17, la grande prière que Jésus adresse au Père avant de souffrir la crucifixion. Dans cette prière, Jésus exprime au Père le désir le plus profond de son âme : « Père, elle est venue, l’heure ! Glorifie ton Fils, afin que le Fils te glorifie 48. » « Moi, je t’ai glorifié sur la terre, en accomplissant l’œuvre que tu m’as donnée à faire. Et maintenant, toi, Père, glorifie-moi auprès de toi, de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fût49. » Jésus, dans cette dernière prière au Père, exprime ce qui lui tient le plus profondément à cœur, en tant que Fils bien-aimé : être glorifié, dans son humanité, dans son cœur, d’une gloire qu’il n’a pas encore mais que par son sacrifice il va mériter. Et cette gloire, il précise que c’est celle qu’il avait auprès du Père avant la création du monde, la gloire éternelle du Fils bien-aimé comme Fils. Cette gloire ne peut être que celle qu’il a en étant un avec le Père en spirant l’Esprit Saint 50. La gloire d’un fils, comme fils bien-aimé, est de vivre de la même opération que son père, du même amour personnel que celui de son père, et du même fruit que celui dont son père vit. Or c’est bien ce que la révélation de la vie per­ sonnelle éternelle du Père et de son Fils nous fait découvrir. Le Verbe, Fils bien-aimé du Père, est tout relatif à son Père tout en étant un avec lui, et dans leur unité éternelle de vie et d’être ils sont un en spirant l’Esprit Saint. N’est-ce pas cela même qui est la plus grande gloire du Fils, « la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique 51 » ?

Jésus demande au Père que cette gloire éternelle du Fils puisse être donnée à sa nature humaine, ou plus précisément à son âme sacerdotale réalisant son acte ultime d’obéissance à la volonté du Père dans le mys­ tère de la Croix ; car c’est en obéissant au Père que, dans un acte

47. Somme théol., I, q. 43, a. 1 ; a. 5, ad 2 ; a. 8. Comm. sur l’Evangile de saint Jean, 15, nos 2160 à 2165. 48. Jn 17, 1. 49.Jn 17,4-5. 50. C’est ce que souligne saint Thomas en commentant les versets 24 et 26 de cette même prière : « pour qu’ils voient la gloire, la mienne, que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde. [...] Je leur ai fait connaître ton Nom et le leur ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi aussi en eux. » Voir Commentaire sur l’Evangile de saint Jean, 17, nos 2262 et 2270. 51. Cf. Jnl, 14.

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d’amour, il offre sa vie en holocauste, il s’offre au Père en victime d’amour et de propitiation, portant en son amour fraternel l’iniquité de ses frères les hommes. Pour recevoir gratuitement, au plus intime de son âme sacerdotale, la gloire qu’il a de toute éternité comme Fils bien-aimé du Père, vivant dans l’unité avec son Père la spiration de l’Esprit Saint, il faut qu’il accepte librement, dans un acte d’amour filial infini, une pauvreté radi­ cale, un dépouillement absolu de tout lui-même, en étant le Serviteur radicalement pauvre qui ne vit plus que de la volonté d’amour de son Père spirant l’Esprit Saint. On comprend alors cette parole prophétique de Jésus : « Il est bon pour vous que je m’en aille - autrement dit : que je m’en aille en offrant ma vie sur le gibet de la Croix, comme le plus pauvre de tous. Autrement vous ne recevrez pas le Paraclet, je ne pourrai pas vous le donner ». En effet, il ne peut nous envoyer le Paraclet que si le Père l’associe dans l’unité à la spiration de l’Esprit Saint, et le Père ne peut associer Jésus à cette spiration que si Jésus lui-même meurt en étant « un » avec le Père dans l’accomplissement de sa volonté.

Alors le sacerdoce royal du Christ peut s’exercer en allant jusqu’au bout de son amour divin de Fils bien-aimé pour le Père et pour Marie, pour Jean, pour Pierre, pour nous.

Cette conduite de la sagesse de Dieu ne nous révèle-t-elle pas la ten­ dresse toute spéciale du Père pour nous ? Pour que la mission du Fils bien-aimé soit parfaitement réalisée, la sagesse du Père a voulu que le Verbe s’incarne en Marie ; par sa maternité divine Marie coopère à cet envoi du Fils. De même, pour que la mission de l’Esprit Saint soit parfai­ tement réalisée, la sagesse du Père et du Verbe a voulu que leur Esprit Saint nous soit envoyé par le sacerdoce de Jésus, par l’acte d’offrande d’amour qu’il fait de lui-même à la Croix. Le sacerdoce divin de Jésus, à la Croix, coopère instrumentalement à cet envoi du Paraclet. Par là nous découvrons que le Père, dans sa sagesse, en se servant de ces deux médiations, celle de Marie et celle du sacerdoce du Christ, désire nous communiquer son amour de la manière la plus intime, la plus person­ nelle. C’est le don du Fils bien-aimé par la fécondité maternelle de Marie, et le don de l’Esprit Saint par le sacerdoce de Jésus, par l’acte sacerdotal où il s’offre lui-même en tout ce qu’il est. Grâce à ces deux médiations, notre naissance à la vie divine a un caractère plus connaturel, elle est mariale et sacerdotale.

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L’unité avec le Père dans l’obéissance Essayons de pénétrer davantage dans l’unité qui se réalise à la Croix entre le cœur de Jésus (toute son humanité sainte) et le Père. Par le mys­ tère de la Croix, Jésus est attiré vers le Père d’une manière unique, puisqu’il vit ce mystère dans l’obéissance ; or, quand on pose un acte dans l’obéissance à Dieu, on entre dans une nouvelle intimité avec lui puisqu’on est alors un avec lui par et dans l’obéissance. En obéissant on manifeste l’efficacité de l’amour qu’on a pour lui, on montre que c’est un amour vrai, un amour qui prend tout en nous. Jésus, offrant sa vie par amour dans l’obéissance, s’offre totalement et ne fait qu’un avec le Père ; et ne faisant qu’un avec le Père dans cet acte d’obéissance, il se sert de son.humanité pour pouvoir prolonger le grand mystère où le Fils et le Père, le Verbe et le Père, ne font qu’un dans la spiration de l’Esprit Saint. On peut donc dire qu’il y a comme deux « moments » de l’unité du Fils bien-aimé avec son Père pour la spiration de l’Esprit Saint. On touche ici la Révélation dans ce qu’elle a de plus profond, car la révéla­ tion de ce mystère est bien ce qui nous fait entrer le plus profondément dans le mystère de la Très Sainte Trinité : le Fils et le Père ne font qu’un dans la spiration de l’Esprit Saint - « Moi et le Père, nous sommes un », nous dit Jésus. C’est (si l’on ose s’exprimer ainsi) quand le Père est Père à l’égard de son Fils qu’il y a distinction entre le Père et le Fils ; c’est une distinction dans l’unité de leur être, certes, et cependant ils sont deux : il y a distinction, relation du Père et du Fils. Mais quand Jésus obéit au Père à la Croix, ce n’est plus le mystère du Fils éternellement un avec le Père et distinct de lui dans cette procession qui est une génération. Quand, par le mystère de l’Incarnation, Jésus, le Fils incarné, peut obéir au Père dans sa volonté humaine toute transformée par la grâce, c’est Jésus dans le mystère de son sacerdoce. Et dans le mystère de ce sacer­ doce où Jésus obéit au Père, l’acte d’obéissance le plus caractéristique, le plus profond parce qu’il est substantiel quant à son offrande, quant à son objet, quant à sa fin, est l’acte par lequel Jésus offre sa vie en sacrifice d’amour pour glorifier le Père et nous sauver ; c’est l’holocauste le plus parfait qui soit, l’holocauste par excellence. Dans cet holocauste où le Fils incarné, grand prêtre, réalise l’acte le plus sacerdotal de toute sa vie, Jésus, dans son humanité sainte, dans son cœur de Fils bien-aimé du Père, ne fait qu’un avec le Père, puisqu’il lui obéit. C’est l’obéissance la plus parfaite. Il n’y aura jamais d’acte d’obéissance aussi parfait que celui que Jésus réalise à la Croix comme Fils bien-aimé du Père assumant la nature humaine. Cette nature humaine, il l’assume précisément pour nous révéler qui est le Père pour lui et pour nous ; et c’est dans un acte d’obéissance aimante, où il offre sa vie, qu’il nous révèle le plus qui est le Père pour lui.

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l’esprit saint

Ces deux actes où il y a unité substantielle, éternelle, du Fils et du Père, et l’offrande de Jésus à la Croix dans l’obéissance, fondent le Filioque de notre Credo. Dans l’acte où Jésus, à la Croix, offre sa vie l’Agneau qui porte l’iniquité du monde offre sa vie pour glorifier le Père de la gloire qui lui est propre et nous sauver dans le même acte -, Jésus est un avec le Père. Ces deux « moments » sont l’un et l’autre des actes du Fils comme Fils. Dans l’un, c’est le Fils comme Dieu, « un » avec son Père dans une unité où, avec lui, il spire l’Amour, l’Esprit Saint. Dans l’autre acte le Fils bien-aimé, s’étant incarné pour être le grand prêtre de la Nouvelle Alliance, s’offre lui-même en victime de propitiation pour nous faire entrer dans sa propre intimité avec le Père en nous donnant la grâce, en nous donnant sa vie de Fils bien-aimé. Jésus connaît là, dans son humanité, une nouvelle unité, substantielle, avec le Père : son cœur d’homme et de prêtre participe à l’ultime fécondité du Père et du Fils dans la spiration de l’Esprit Saint. N’est-ce pas le propre du sacerdoce selon l’ordre de Melchisédech, ce sacerdoce éternel qui est celui du Fils bien-aimé 52 ?

Cela nous fait mieux comprendre comment la vie religieuse, qui per­ met l’offrande totale de la victime - du cœur humain - dans l’esprit de virginité et d’obéissance filiale au Père, impliquant la pauvreté, est pour le chrétien ce qui le dispose le plus parfaitement à recevoir et à vivre le sacerdoce du Fils bien-aimé. Nous sommes le fruit de cette unité

Le fruit de cette unité avec le Père, c’est notre salut. Pour Marie c’est la grâce de l’Immaculée Conception ; pour toute l’Eglise, pour tous les hommes et donc pour nous, c’est la grâce du pardon, une grâce où Jésus nous engendre à la vie de Fils de Dieu. Cet acte où Jésus fait la même œuvre que le Père en offrant sa vie pour le glorifier et nous sauver, Jésus le vit au plus intime de son cœur et de sa volonté de grand prêtre. A ce 52. Dans ce sacerdoce, l’humanité du Christ est « instrument de sa divinité » (cf. Somme théol. III, q. 8, a. 1, ad 1 ; q. 19, a. 1, ad 2, etc), dans l’unité de sa personne ; elle est donc un instrument « conjoint », qui donne l’Esprit Saint quasi ex propria virtute - à la diffé­ rence des ministres et des saints, qui agissent de par la « vertu » d’un autre, c’est-à-dire du Christ (voir III, q. 8, a. 1, ad 1 et De veritate, q. 29, a. 5, ad 3). Pour cela, il faut que l’humanité assumée par le Christ ait atteint sa perfection dans l’ordre de l’exercice, comme l’Epître aux Hébreux le souligne avec insistance : « Il convenait en effet que, devant conduire à la gloire un grand nombre de fils, Celui pour qui sont toutes choses et par qui sont toutes choses rendit parfait par ses souffrances le Chef de leur salut » (2, 10). « Tout Fils qu’il était, par ce qu’il souffrit il apprit l’obéissance ; et rendu parfait, il devint pour tous ceux qui lui obéirent cause de salut éternel, proclamé par Dieu grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech » (5, 8-9). Cf. 7, 28 : « La Loi, en effet, établit grands prêtres des hommes sujets à la faiblesse, mais la parole du serment, qui est postérieure à la Loi, établit un Fils à jamais parfait. »

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moment-là il connaît une mort à lui-même pour être, dans son humanité, pur instrument de salut et d’amour, pour glorifier le Père et nous sauver. Parce que cela exige une pauvreté radicale, cet acte d’obéissance est propre à Jésus, lui seul peut le réaliser de cette manière. C’est un acte d’obéissance qui implique l’offrande de toute sa vie, de tout lui-même ; on peut donc dire qu’il meurt à lui-même, à sa vie de Fils bien-aimé, pour vivre de la vie du Père spirant l’Amour. C’est là que nous sommes nés ; l’Eglise est née à la Croix, au moment où Jésus nous révèle son amour pour le Père en acceptant de mourir à lui-même pour que le monde comprenne qu’il n’est qu’un avec le Père 53. Jésus le dit à Philippe : « Qui me voit, voit le Père. » A la Croix, en regardant le Christ crucifié, nous découvrons le Père présent et se donnant par son Fils et dans son Fils. C’est pour cela que, dans le mys­ tère de la Croix, Jésus connaît la plus grande gloire qu’il puisse connaître. Il l’exprime bien dans sa grande prière : « Père, glorifie-moi auprès de toi, de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fût 54. » C’est à la Croix qu’il est glorifié, dans son acte d’obéissance au Père où, mourant à lui-même, il est pur instrument dans son humanité pour que, en tant que Verbe incarné un avec le Père, il spire l’Esprit Saint à travers et dans son cœur de grand prêtre. C’est bien à ce moment-là qu’il devient l’instrument du Verbe en tant que celui-ci est un avec le Père pour spirer l’Amour, spirer l’Esprit Saint avec lui. C’est la révéla­ tion la plus intime des liens entre le Père et le Fils, entre le Père et le Fils et l’Esprit Saint. Cette unité que le Fils vit avec le Père dans cette spiration de l’Esprit Saint est la révélation la plus étonnante de l’amour du Père pour son Fils et pour nous. Car par cet amour il nous révèle com­ bien il aime son Fils. Incarné, le Fils va donner sa vie pour glorifier le Père - « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Par son humanité et dans son humanité Jésus nous révèle ce lien d’amour avec le Père en ne faisant plus qu’un avec lui dans cet acte éternel, cet acte du Fils bien-aimé. Il y a là quelque chose d’ultime que l’Evangile de Jean nous révèle admirablement, et qui est capital pour nous ; nous devons essayer de le comprendre, ou plutôt de le contempler.

53. Cf. Jn 14, 31 : « C’est pour que le monde connaisse que j’aime le Père, et que, selon que m’a commandé le Père, ainsi je fais. » 54. Jn 17, 5.

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Sur le sacerdoce du Christ et le gouvernement divin 1

TMj0 12.04.02

Dans le sacerdoce chrétien le prêtre est médiateur entre Dieu et les hommes, et le Christ est le médiateur par excellence, médiateur divin, le plus parfait qui soit. Pour découvrir ce qu’est le sacerdoce, on peut regarder comment il a été progressivement révélé, et dans le Nouveau Testament il y a deux lieux particulièrement importants, dans l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse. L’auteur de l’Epître aux Hébreux montre comment le sacerdoce progresse jusqu’au sacerdoce du Christ qui est celui du Fils. C’est le Fils qui est médiateur. Le Père ne peut pas avoir de médiateur plus excellent que le Fils. Et puisque le sacerdoce du Christ est celui du Fils, on peut dire que toute la plénitude de grâce du Christ, en raison de l’union hypostatique, est une grâce sacerdotale, et donc que la grâce chrétienne est sacerdotale parce que c’est le sacerdoce du Fils qui est source de toute grâce. Le sacerdoce est vu d’une autre manière dans l’Apocalypse, où on voit la finalité du sacerdoce : offrir les victimes à Dieu. Et la victime par excellence, c’est l’Agneau immolé, le Christ offert sur la Croix. Le sacerdoce est en vue de l’immolation, en vue du sacrifice, puisque le sacrifice est l’acte propre du médiateur qui, par le sacrifice, unit la victime et Dieu. Ce qui est très curieux dans l’Apocalypse, c’est qu’on ne parle pas du prêtre ; on parle seulement de l’Agneau. Le prêtre est donc dans l’Agneau ; la finalité du sacerdoce du Christ, c’est l’Agneau immolé. Ce sacerdoce est donc victimal, le prêtre est lui-même la victime. Dans le Christ, la victime et le prêtre ne font qu’un ; c’est bien ce qui se passe à la Croix. Et l’Apocalypse nous montre comment la victime qui s’est offerte est digne d’ouvrir les sceaux du livre fermé', et que la grandeur de l’Agneau est d’avoir le pouvoir de gouverner puisque c’est lui qui ouvre les sceaux (qui symbolisent le gouvernement divin). Sans lui tout resterait fermé. Et pour bien nous le faire comprendre il y a dans l’Apocalypse, avant que l’Agneau apparaisse, cette grande question : « Qui est digne d’ouvrir les sceaux ? ». Elle est suivie d’un grand silence, et même des pleurs de Jean parce que personne n’est digne d’ouvrir les sceaux ; l’Agneau seul en est digne. Autrement dit, le gouvernement de Dieu sur les hommes est entièrement remis à l’Agneau. C’est lui qui gouverne l’Eglise et, par l’Eglise, le monde entier. Car il ne faut pas oublier que le gouvernement de l’Eglise ne concerne pas seulement l’Eglise. Le monde est gouverné par l’Eglise dans la foi, l’espérance et la charité. Ce n’est pas précisément ce qui se passe dans le monde aujourd’hui ! mais à celui qui est la Tête de l’Eglise2, l’Agneau, le Christ, tout pouvoir a été remis3, donc le monde est bien gouverné par l’Eglise. Cela, nous devons le croire. Le gouvernement du monde a l’air de se faire par les princes de ce monde, les rois de ce monde, mais en réalité ils sont tous soumis au gouvernement de l’Eglise. Ils l’acceptent ou s’y opposent, et l’opposition est bien montrée dans l’Apocalypse quand on y voit le Dragon face à la Femme. A ce propos une question très délicate se pose, qui regarde le sacerdoce du Christ : Quel rapport y a-t-il entre la Femme et l’Agneau ? L’Apocalypse montre très nettement que tout pouvoir est remis à l’Agneau, puisque lui seul peut ouvrir les sceaux du livre secret, autrement dit puisque c’est par lui que nous sommes gouvernés par le Père. Mais quelle relation y a-t-il entre la Femme et l’Agneau ? La Femme, c’est Marie et c’est l’Eglise ; on ne peut pas les séparer. L’Eglise n’existe que grâce à Marie, et ' Voir Ap 5, 1-10. 2 Voir Eph 1,22-23 ; 4,15-16 ; 5,23 ; Col 1,18 ; 2, 19. 3 Voir Mt 11,27 ; 28, 18. Voir aussi Dan 7, 14 ; 1 Co 15, 25-28 ; Eph 1,22 ; He 2, 8.

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elle prolonge le rôle éminent de Marie dans le gouvernement divin. Elle est donc toujours, comme Marie, en présence du Dragon. L’Agneau, lui, est relatif au Père, il n’est pas en présence du Dragon. Le sacerdoce du Christ est directement relié au Père ; c’est par obéissance, dans l’obéissance au Père4, que le Christ est victime à la Croix : il est Agneau parce qu’il obéit au Père. C’est dans l’obéissance au Père qu’il s’offre pour le glorifier et pour nous purifier de nos péchés. C’est par son sang qu’il nous purifie, mais nous devons coopérer ; nous sommes appelés à vivre du gouvernement du Père, du gouvernement de Jésus Agneau, mais nous devons coopérer et notre coopération se fait toujours dans la lutte. Il faut bien saisir ces divers plans. L’Agneau est directement en lien avec le Père, et la première action de l’Agneau est de coopérer avec nous ; le plan de sagesse du gouvernement divin relève du Père et de l’Agneau. Et Marie coopère avec l’Agneau, et l’Eglise coopère avec Marie. Et le Dragon apparaît en face de la Femme, il n’apparaît pas face au sacerdoce du Christ. Il faut respecter cela. Le Dragon dit : Non serviam, «je ne servirai pas »5, mais il a peur de Jésus et ne lutte pas directement contre lui ; chassé par Jésus au moment des tentations au désert6, il a peur de lui, mais il attaque la Femme et il attaque l’Eglise. C’est par le sacerdoce du Fils bien-aimé, qui est selon l’Apocalypse le sacerdoce de l’Agneau, c’est par l’Agneau offert en victime d’amour, que le Père gouverne le monde, par l’Eglise. Et la lutte menée par le Dragon se situe par rapport à la Femme. Elle se situe donc au niveau de l’exécution. Le gouvernement de Dieu, symbolisé par le Livre de vie qui contient le plan de Dieu, est un gouvernement de sagesse, de sagesse divine dans le Christ et par lui, par le Christ prêtre et victime. Dans le Christ la victime et le prêtre ne font qu’un, et le Christ nous rachète, il nous sauve des mains du démon. Mais il veut que notre route vers la finalité, notre voie vers la finalité se réalise dans la lutte face au Dragon. Le sacerdoce du Christ est donc un sacerdoce sapiential, parce que c’est le sacerdoce du Fils et que le Fils est Sagesse. Il est très important de comprendre que le sacerdoce du Christ est sapiential. Grâce à son immolation où il se fait lui-même l’Agneau immolé puisqu’il s’immole en s’offrant au Père, le Christ est celui à qui le gouvernement de l’univers est remis. Son gouvernement de Fils est donc sacerdotal et royal. Dans l’ancienne Alliance le gouvernement de Dieu, qui était un gouvernement sapiential, passait par les prêtres, les prophètes, les rois... Dans la nouvelle Alliance tout cela est rassemblé et uni dans le sacerdoce du Fils où le Fils s’offre lui-même ; on ne peut plus séparer le prêtre et la victime et on parle du sacerdoce de l’Agneau. Dans l’offrande de la Croix, dans son propre sacrifice, le Christ est l’Agneau qui s’immole pour nous sauver. Et la préfiguration de l’agneau pascal, de l’agneau offert par toute famille, par tout groupe qui reconnaissait le mystère de Dieu, est en même temps une libération : par là le peuple juif se libère du joug du Pharaon. Et l’agneau est lié à la mort des premiers-nés : l’ange exterminateur passe. Là ce n’est pas le prêtre, c’est l’ange exterminateur, l’envoyé. Et pour nous il n’y a pas d’ange exterminateur, il y a l’envoyé du Père par excellence, Jésus lui-même s’offrant en victime. Le sacrifice de la Croix est bien le sommet du gouvernement divin, qui s’accomplit dans le sacrifice de l’Agneau, du Fils, sacrifice réalisé par le sacerdoce du Christ qui s’offre lui-même. Ce sacrifice a eu lieu une fois pour toutes ; il est réalisé dans l’éternité puisque c’est un sacrifice d’amour, un holocauste d’amour, et parce qu’il se réalise dans l’éternité il est actuel. Et pour nous faire comprendre son actualité et nous en faire vivre, Jésus a voulu pour nous la commémoration de ce sacrifice, de cette Pâque, qui se réalise symboliquement mais réellement par le sacrifice de la messe. Autrement dit le sacrifice de la messe, qui est l’acte propre du sacerdoce chrétien, est tout entier ordonné au mystère de la Croix. La messe, comme sacrifice divin, n’a de signification que dans la Croix. Je crois que c’est pour cela que Jésus a voulu réaliser la Pâque avant le sacrifice de la Croix, et que c’est à cette Pâque qu’il a voulu donner à tous les Apôtres le pouvoir de commémorer son sacrifice : « Faites ceci en mémoire de moi ». Il fallait que la Pâque du Christ se réalise avant la Croix pour montrer qu’on ne pouvait pas s’arrêter à la Pâque, que la Pâque était tout entière ordonnée à la Croix, et que la nouvelle Pâque du Christ, à la Cène, est tout entière ordonnée à la Croix. Et depuis la Croix, chaque fois qu’elle

4 Cf. Jn 14, 31 ; Mt 26, 39 et 42 ; Mc 14,36 ; Le 22,42 ; Phi 2, 8 ; He 5, 8. 5 Jr 2, 20. 6 Voir Mt 4, 10.

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est célébrée elle commémore le sacrifice de la Croix dans le temps ; c’est l’éternité qui prend possession du temps pour nous donner le sacrifice de la Croix. Et c’est à travers le sacrifice de la Croix que Jésus renouvelle et achève tout le gouvernement divin sur le monde ; c’est le sommet du gouvernement divin. La Croix est liée à la gloire, à la Résurrection, si bien que coupée de la Résurrection, saint Paul nous le dit, la Croix serait vaine7. Il est très important de bien voir que la Croix est essentiellement liée à la gloire. Il a fallu trois jours d’attente pour que nous comprenions bien que la Croix a sa structure propre mais qu’elle est tout entière tournée vers la Résurrection. Le sacerdoce chrétien est donc le sacerdoce de la nouvelle Pâque, de la Pâque chrétienne, et cette nouvelle Pâque est liée essentiellement à la Croix. C’est le sacrifice de l’Agneau, le sacrifice du Christ lui-même, et par là Jésus nous montre que le sacrifice de la Croix est actuel dans l’Eglise ; nous vivons de la Croix du Christ. Notre vie chrétienne, c’est le sacrifice de la Croix toujours présent, et ce sacrifice de la Croix est tout entier ordonné à la gloire... mais la gloire n’est pas de ce monde. C’est pour cela qu’on ne peut pas faire une théologie de la gloire toute seule ; on peut faire une théologie de la Croix ouverte à la gloire. En faisant une théologie de la gloire on risquerait de faire une théologie du retour au paradis terrestre ; or il n’y a pas de théologie du retour au paradis terrestre : puisque l’homme a été chassé du paradis terrestre par Dieu, la Croix n’est pas un retour au paradis terrestre. Notre grâce chrétienne n’est pas un retour au paradis terrestre. La Croix est tout entière ordonnée à la Résurrection, donc à la gloire du Christ, mais cette gloire n’est pas vécue parfaitement sur la terre, elle est vécue en espérance, elle est dans la Croix. La gloire du Christ est présente dans sa Croix, mais elle n’y est pas explicitée pleinement, elle le sera pour nous au Ciel. Ce qu’il y a de plus grand à saisir, c’est que toute notre vie chrétienne est dépendante du sacrifice du Christ, et que le sacrifice du Christ est l’acte propre de son sacerdoce. Le Christ s’offre luimême. Là il y a un parallélisme à faire avec la contemplation du Christ qui est de se contempler Fils bien-aimé du Père, Verbe du Père. La contemplation du Christ est le terme de toute sa vie et c’est le commencement du Ciel, ce n’est plus de ce monde ; et le sacerdoce du Christ s’épanouit en plénitude dans le mystère de l’au-delà, de la vision béatifique. Sur la terre, le sacerdoce du Christ s’exprime dans l’holocauste de la Croix, dans le mystère de l’Agneau offert pour notre salut, pour nous donner la vie divine. Mais tant que nous sommes sur la terre nous ne pouvons pas vivre pleinement de la gloire du Christ, de sa victoire. Nous vivons de son sacrifice, et par son sacrifice sa gloire nous est donnée, mais elle nous est donnée dans son sacrifice, pas en dehors. Et c’est le mystère premier de toute notre vie chrétienne. Toute notre vie chrétienne consiste à vivre de ce sacrifice du Christ. On voit donc la place du sacrifice du Christ dans le gouvernement divin : c’est le sommet, et ce sommet est toujours en acte, il est. Dans la foi, l’espérance et la charité, nous rejoignons directement ce sommet, nous en vivons. Et le sacerdoce ministériel, le sacrement de l’Ordre, est là pour répondre à l’appel du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi ». Nous devons considérer que notre sacerdoce ministériel est une réponse directe à cette parole du Christ. Ce n’est pas un commandement, c’est une invitation ; mais pour nous, cette invitation est plus qu’un commandement. C’est toujours ainsi dans notre vie chrétienne : le commandement de Dieu par excellence, « aimer Dieu de tout son cœur », est une invitation, c’est toujours donné comme un surcroît d’amour ; c’est aussi un commandement, mais c’est plus qu’un commandement. Ce n’est pas du tout un commandement à la manière de la Loi, ce n’est pas une loi. Le mystère de la Croix n’est pas une loi, c’est un sacrifice d’amour, le sacrifice du Fils. Et en disant : « Faites ceci en mémoire de moi », Jésus lui-même établit cet ordre nouveau (le sacerdoce sacramentel) qui continue à réaliser avec lui, en lui et par lui, la Pâque qui nous donne sa présence sous la forme du pain et du vin — donc la présence du Christ offert sur la Croix pour nous. Ce sacrement est pour nous le véritable don de la Croix tout entier tourné vers la Résurrection, mais la Résurrection est vécue comme un terme ; elle est présente, mais elle vécue comme un terme qui n’est plus de cette terre. Ce qui est de cette terre, c’est la présence sacramentelle du Christ Agneau de Dieu. Et c’est cela qui est merveilleux : le Christ est réellement présent pour nous comme Agneau et comme Prêtre, il continue à 7 Voir 1 Co 15, 14-18.

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être présent d’une manière sacramentelle. C’est donc une présence substantielle et réelle, mais c’est une présence cachée et une présence qui est une attente, une présence qui ne nous donne pas en plénitude le mystère de la Résurrection. Le sacrement nous donne en plénitude le mystère du sacrifice du Christ, mais il ne nous donne pas en plénitude le mystère de la Résurrection — c’est le propre de cette vie sacramentelle. Elle s’explicite parfaitement dans l’Eucharistie où le Christ nous est donné substantiellement et où il nous est donné en promesse. Nous ne pouvons pas nous arrêter à l’aspect sacramentel. Nous devons vivre de l’aspect sacramentel pour vivre dès maintenant, mais en promesse — cela, c’est l’espérance —, la gloire du Christ. Cela nous fait comprendre ce qui est tout à fait propre au mystère de l’Eglise : tout nous est donné, mais d’une manière sacramentelle. Le corps et le sang du Christ, l’offrande de la Croix, nous sont donnés, et même la gloire du Christ nous est donnée sacramentellement, donc d’une manière cachée, cachée dans la foi, mais d’une manière réelle. Mais d’une manière qui demande à s’expliciter parfaitement un jour. Tant que nous sommes sur la terre, cela nous est donné d’une manière sacramentelle, c’est-à-dire par le signe divin de la présence réelle de Jésus, de l’Agneau. Donné sous la forme de l’Agneau immolé, Jésus nous est donné réellement, mais d’une manière cachée, c’est-à-dire comme une gloire qui doit s’exprimer mais qui ne peut pas s’exprimer tant qu’on est sur la terre ; elle s’exprimera pleinement un jour... un jour tout proche, mais « un jour ». C’est le sacrement de l’Eucharistie qui nous fait le mieux comprendre notre situation entre la terre et le Ciel. Nous vivons en quelque sorte une vie « intermédiaire ». Dans la charité, notre foi nous fait vivre réellement de la présence du Christ crucifié et glorifié, et cela selon un mode caché, non évident : un mode sacramentel. Toute notre vie avec Jésus est véritable. Le Christ habite en nous, nous vivons avec lui, en lui, de lui, mais sa présence substantielle nous échappe, sa gloire nous échappe : elle nous est promise (d’une promesse divine). Quand je dis que « sa présence substantielle nous échappe », je veux dire qu’elle est réelle mais qu’elle ne s’explicite pas pour nous, que nous ne pouvons pas encore la vivre pleinement. Tant que nous sommes sur la terre, l’explicitation de cette présence ne peut pas être vécue ; elle est vécue en espérance, avec une certitude absolue puisque c’est une espérance divine : on sait qu’un jour cette présence se dévoilera et que nous le verrons face à face. Rien ne sera changé de sa part mais pour nous tout sera changé ; tout sera changé dans le vécu mais rien ne sera changé substantiellement, dans la réalité profonde. Dès maintenant nous vivons de cette réalité profonde, mais cette réalité ne prend pas notre vécu, elle est au-delà du vécu — mais elle nous est donnée. Le mystère de l’Eucharistie et celui du sacerdoce sont vraiment pour nous quelque chose d’admirable. L’institution de l’Eucharistie est une miséricorde merveilleuse du Christ, mais c’est aussi un mystère qui doit nous faire comprendre que notre situation actuelle est une situation d’attente, de désir — et rien n’est plus grand que le désir divin — et en même temps une situation de pauvre, puisque ce n’est pas vécu, c’est cru : nous y croyons, nous y adhérons, mais ce n’est pas du vécu subjectif. C’est pour cela que les philosophies qui se situent uniquement au niveau du vécu négligent et même rejettent la vie chrétienne ici-bas, parce qu’elle est du « non vécu ». C’est extraordinaire, que le divin se donne à nous comme du « non vécu » ! C’est l’épreuve de la terre. Et c’est le mystère de la foi qui permet de dépasser cela. Le sacerdoce, s’il est vraiment vécu chrétiennement comme un mystère, rend cette situation particulièrement nette, puisqu’on doit montrer la route sans la connaître, sans l’avoir vécue, mais on doit la montrer dans le désir, dans l’espérance, et on doit, grâce à la pauvreté, accepter de ne pas la vivre maintenant comme elle devrait être vécue. La pauvreté de la vie chrétienne sera donc vécue par le sacerdoce d’une façon très particulière puisqu’on disant : « Faites ceci en mémoire de moi », Jésus nous demande d’être pour le peuple de Dieu ceux qui continuent son geste et qui acceptent de faire ce geste en aveugles, mais en sachant que c’est le réel le plus réel puisque c’est le Christ qui se donne substantiellement à nous. Mais, encore une fois, il se donne à nous d’une manière extrêmement pauvre pour notre vécu.

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TMj0 18.04.02

Nous avons essayé précédemment de montrer la place capitale du sacerdoce du Christ— le mystère de l’Agneau — dans le gouvernement divin. Quel est le sommet du gouvernement divin ? Il faut se poser cette question pour voir comment cela éclaire tout le reste ; et la théologie des sacrements ne peut se comprendre qu’à partir de ce sommet, puisque les sacrements sont des moyens adaptés à notre salut Notre finalité, c’est notre salut : vivre éternellement la vision de Dieu, la vision face à face. Or c’est toujours la finalité qui commande les moyens ; l’intelligibilité des moyens vient de la finalité, c’est elle qui nous éclaire. Quand nous regardons les moyens pour eux-mêmes nous ne pouvons pas en saisir l’intelligibilité — ce serait comme vouloir balayer un escalier en commençant par le bas ! —, alors que si on regarde par le haut, on voit l’intelligibilité. Et nous faisons cela constamment. Quand il s’agit de choses pratiques, on en rit : balayer l’escalier en commençant par le bas, ce n’est pas tout à fait la méthode qu’il faut ; c’est cependant possible, On y arrive tout de même... mais difficilement. Vouloir expliquer les sacrements en eux-mêmes, c’est très bien ; la théologie scientifique de Thomas d’Aquin pose la question : Qu’est-ce qu’un sacrement ? C’est un signe instrumental, donc un signe qui est tout ordonné à la res, et la res, c’est Dieu, c’est le Christ dans nos cœurs, c’est la transformation de tous les chrétiens dans le Christ qui est leur Tête. Mais tout cela ne peut être compris que si on regarde toujours la finalité. L’Apocalypse, elle, nous montre comment Dieu gouverne le monde ; les chapitres 4 et 5 montrent que seul l’Agneau a le pouvoir d’enlever les sceaux du Livre de vie. Donc c’est l’Agneau qui donne son intelligibilité à toute la conduite de Dieu sur nous. Or l’Agneau, c’est la victime ; on serait tenté de dire que c’est le prêtre qui gouverne, puisque le prêtre a le pouvoir d’offrir ou ne pas offrir. Or dans l’Apocalypse, on voit que c’est l’Agneau. L’Agneau, c’est la victime, et c’est la victime qui ouvre les sceaux, ce n’est pas le prêtre. Je pose là un problème de compréhension du gouvernement divin. Dans le gouvernement divin il y a les rois qui gouvernent, mais quand c’est le prêtre qui gouverne il s’efface devant la victime, il est pour la victime, et c’est la victime qui gouverne. C’est extraordinaire, de bien voir cela, parce que c’est le sacerdoce du Christ. Et là on comprend que si l’Agneau est la victime, la victime est aussi Marie, et instinctivement on distingue le point de vue du gouvernement mystique et celui du gouvernement efficient : le sacerdoce royal des fidèles et le sacerdoce sacramentel. Et le sacerdoce royal des fidèles, c’est la victime, c’est Marie. Marie « complète » la victime ; Marie, comme Mère, est Mère de la victime, et par le fait même elle est Mère du sacerdoce en tant qu’il offre la victime, elle coopère au gouvernement comme Mère de la victime, comme étant offerte en même temps que Jésus. Marie n’est pas prêtre, sauf du sacerdoce royal des fidèles parce qu’elle est celle qui est « une » avec Jésus victime, avec l’Agneau. L’Agneau, symboliquement, contient à la fois Jésus victime et Marie offrant la victime, unie à la victime et s’offrant elle-même avec la victime. Il est important de saisir, autant qu’on le peut, la place de Marie dans le gouvernement divin, et de comprendre la finalité de ce gouvernement. La finalité du sacerdoce du Christ, c’est sa propre offrande comme victime d’amour, et avec lui Marie, unie à son sacrifice, « une » avec lui dans son offrande. Le sacerdoce du Christ offre la victime totale : Jésus et Marie. Si on regarde bien l’Apocalypse, on voit que la place de l’holocauste du Christ dans le gouvernement divin y est présentée d’une façon tout à fait symbolique :

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Et je vis sur la main droite de Celui qui était assis sur le trône un livre écrit en dedans et par-derrière, scellé de sept sceaux. Et je vis un ange vigoureux qui proclamait d’une voix forte : « Qui est digne d’ouvrir le livre et d’en rompre les sceaux ? » Et personne au ciel, ni sur la terre, ni sous la terre, ne pouvait ouvrir le livre ni le regarder. Et je pleurais beaucoup.8

Jean pleure pour découvrir le mystère du gouvernement divin, puisque ouvrir les sceaux, symboliquement, c’est nous faire entrer dans le gouvernement divin.

Et je pleurais beaucoup, parce que personne n’avait été trouvé digne d’ouvrir le livre ni de le regarder. Et l’un des Vieillards me dit : « Ne pleure pas ; voici qu’il est vainqueur, le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David : il ouvrira le livre et ses sept sceaux. » Et je vis, au milieu du trône et des quatre Vivants, au milieu des Vieillards, un Agneau debout, comme égorgé.9 C’est l’Agneau sur la Croix, « comme égorgé » : le coup de lance au cœur. C’est Jésus offert en victime d’amour par son sacerdoce d’amour, de Fils bien-aimé, et c’est Marie l’offrant.

Et je vis (...) un Agneau debout, comme égorgé. Il avait sept cornes et sept yeux, qui sont les sept esprits de Dieu [les sept esprits de Dieu présents dans l’Agneau] envoyés dans toute la terre. Et il vint et il prit le livre de la main droite de Celui qui était assis sur le trône. Et lorsqu’il eut pris le livre, les quatre Vivants et les vingt-quatre Vieillards tombèrent devant l’Agneau, ayant chacun une cithare et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints. Et ils chantent un cantique nouveau, disant : « Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux, parce que tu as été égorgé, et tu as acheté pour Dieu, par ton sang, des hommes de toute tribu, et langue, et peuple et nation, et tu as fait d’eux pour notre Dieu un royaume et des prêtres, et ils régneront sur la terre ». Et je vis, et j’entendis la voix d’anges nombreux qui étaient autour du trône, et des Vivants et des Vieillards. Et leur nombre était des myriades de myriades et des milliers de milliers, et ils disaient d’une voix forte : « Il est digne, l’Agneau qui a été égorgé, de recevoir la puissance, et la richesse, et la sagesse, et la force, et l’honneur, et la gloire et la louange ! » Et toutes les créatures qui sont au ciel, et sur la terre, et sous la terre et sur la mer, et tous les êtres qui y sont, je les entendis qui disaient : « A Celui qui est assis sur le trône et à l’Agneau, la louange, et l’honneur, et la gloire et la domination pour les éternités d’éternités ! » Et les quatre Vivants disaient : « Amen !» ; et les Vieillards tombèrent et se prosternèrent. Et je vis : lorsque l’Agneau ouvrit l’un des sept sceaux, j’entendis l’un des quatre Vivants qui disait comme d’une voix de tonnerre : « Viens. » Et je vis ; et voici un cheval blanc.10 On voit ainsi, successivement, tout ce qui est prévu, annoncé, dans les décrets de Dieu ; mais ce que je veux souligner ici, c’est la place de l’Agneau. Le gouvernement appartient au Père, et il gouverne par l’Agneau. C’est cela qu’il faut essayer de comprendre si on veut comprendre le gouvernement de Dieu sur nous, le gouvernement chrétien. Ce gouvernement a un caractère sacerdotal, mais en réalité ce caractère sacerdotal est un caractère victimal. C’est peut-être cela qui est le plus important à saisir : cet acte sacerdotal — offrir la victime — est finalisé par la victime elle-même qui est offerte au Père et 8 Ap5, 1-4. 9 Ap 5,4-6. 10Ap5, 6à6,2.

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offerte à chacun d’entre nous. Nous sommes sauvés à travers l’holocauste du Christ, et notre salut donne sens à ce sacerdoce, puisque nous sommes offerts en même temps que Jésus. La victime, qui est le Christ, finalise l’acte sacerdotal. Nous sommes donc en présence d’un sacerdoce victimal. D’une certaine manière on pourrait dire : « il est plus victime que prêtre » ; ce ne serait pas vrai, parce que la victime et le prêtre ne font qu’un dans le mystère du Christ, mais la finalité de l’acte du prêtre, c’est d’offrir la victime. C’est l’offrande de la victime qui finalise l’acte du prêtre, et c’est cela qui donne un sens particulier au gouvernement de Dieu sur l’Eglise, et par l’Eglise sur l’humanité tout entière. On voit donc la place du sacerdoce du Christ identique à son état victimal, à l’état victimal de l’Agneau ; et le symbole de l’Agneau désigne à la fois Jésus et Marie, et nous tous en Jésus et en Marie. A la Croix, c’est Jésus et Marie, prototype de tous les chrétiens qui sont ses enfants. C’est cela qui est tout à fait propre à ce gouvernement d’amour, ce gouvernement de miséricorde. Car il faut toujours revenir à cette miséricorde de Dieu, cette miséricorde du Père qui se réalise à travers l’Agneau : Jésus est offert, il s’offre comme l’Agneau à la Croix. C’est quelque chose de tout à fait nouveau. Dans l’ancien Testament, le gouvernement du Père se réalisait selon des modalités différentes : par la famille, et aussi par les rois (une famille royale), par le sacerdoce, par les prophètes. A partir de la Croix du Christ, le gouvernement du Père est unique : il se fait par l’offrande victimale de Jésus, par le sacerdoce du Christ s’offrant en victime d’amour avec Marie. C’est donc un gouvernement de miséricorde dans ce qu’il a de plus beau et de plus grand, puisque cette miséricorde implique l’offrande victimale de Jésus. Et le sacerdoce du Christ atteint là un sommet, c’est le sacerdoce du Fils bien-aimé, et c’est vraiment lui qui donne au gouvernement divin sa tonalité propre11. Maintenant, dans cette lumière, regardons le sacerdoce comme sacrement. La finalité du sacerdoce chrétien, c’est l’offrande de Jésus, et l’offrande de tous les membres du Corps mystique, d’une manière maternelle par le sacerdoce royal des fidèles, et d’une manière efficace par le sacerdoce sacramentel quant au pardon des péchés, quant à l’offrande même de la victime (l’Eucharistie). Tout fait partie de l’offrande de la victime, tout ce qui est bon en nous est offert, et le sacerdoce sacramentel est le signe qui nous rappelle et qui nous donne sacramentellement Jésus victime, Marie coopérant au sacerdoce du Christ, à l’état victimal de l’Agneau. Si donc nous voulons saisir le caractère propre du gouvernement chrétien, nous devons toujours revenir à ce texte de l’Apocalypse et essayer de le comprendre : gouvernement sacerdotal, c’est-à-dire gouvernement de la victime d’amour où tout doit être offert au Père. C’est un gouvernement qui forme des saints, c’est-à-dire qui fait que tout doit être offert au Père en union avec le sacrifice du Christ, avec Marie compatissant à cette offrande. Je crois que pour saisir la place du sacerdoce sacramentel, il faut toujours revenir à cela. On peut étudier le sacerdoce comme le fait saint Thomas en précisant ce qu’il est, c’est très bien ; mais ce qui est important, comme toujours pour les moyens, c’est la finalité ; ce qui est important dans les moyens, ce n’est pas ce qu’ils sont mais leur finalité. La finalité du sacerdoce chrétien, c’est d’être uni au sacerdoce du Christ, « un » avec le sacerdoce du Christ. Et la finalité du sacerdoce du Christ, c’est la Croix ; et tant qu’on est sur la terre, cette Croix se donne à nous à travers l’Eucharistie. C’est pour cela qu’il est remis au prêtre de réaliser le mystère eucharistique ; et le fidèle, c’est-à-dire le chrétien comme tel, est membre de l’Agneau, il est offert avec Jésus. On voit alors le rôle de la vie religieuse et sa place relativement au sacerdoce chrétien. Par la vie religieuse on accepte librement, dans la foi, l’espérance et la charité, d’être intimement uni, le plus intimement possible, à l’Agneau. Celui qui a reçu le sacerdoce sait que ce sacerdoce est pour les chrétiens, mais il sait aussi que, avant cela, le sacerdoce est pour lui, pour qu’il soit victime d’amour avec Jésus. On peut donc dire que séparer le sacerdoce sacramentel de la vie religieuse, ce ne peut être qu’une mesure de miséricorde de la part du Christ. Le Saint-Père le dit : tout prêtre doit vivre spirituellement de la vie religieuse, c’est-à-dire être victime avec l’Agneau. Tout prêtre offrant visiblement, dans la célébration de l’Eucharistie, le sacrifice de la Croix, doit être lui-même victime d’amour ; et la vie religieuse lui permet d’être plus rapidement victime d’amour. S’il ne peut pas être 11 Voir M.-D. PHILIPPE, Le gouvernement du Fils bien-aimé, dans Aletheia n°21 (juin 2002), pp. 26-27.

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religieux, qu’il ait au moins l’esprit de la vie religieuse, pour être victime d’amour. C’est par la finalité qu’on voit le lien qui existe entre le sacerdoce et la vie religieuse. La finalité du sacerdoce chrétien est la même que celle du sacerdoce du Christ, c’est-à-dire d’offrir l’Agneau au Père. Ici, il faut bien voir que la vie religieuse (hommes ou femmes) a sa finalité indépendamment du sacerdoce ; cela, c’est très important. Je dis cela pour tous ceux qui ne sont pas prêtres ; ils sont, comme les religieuses, unis à part entière à l’Agneau. Quant aux religieux qui sont prêtres, ils participent au sacerdoce du Christ pour réaliser concrètement, dans l’Eucharistie, cette offrande d’amour, mais avant cela ils sont vraiment unis au Christ dans son état victimal. Parce que l’état victimal du Christ est la finalité de son sacerdoce, cet état victimal est indépendant (c’est évident) du sacerdoce sacramentel, et l’état victimal des religieux est uni au sacrifice de toute l’Eglise, et de toute l’humanité. Comprendre que la finalité du sacerdoce, c’est d’être uni à l’Agneau, c’est comprendre que la vie religieuse fait passer l’état victimal de l’Agneau avant l’état du prêtre, finalisé par l’offrande de l’Agneau. Il est très important pour nous de voir avec netteté que la vie religieuse nous unit plus immédiatement à l’état victimal de l’Agneau que le sacrement de l’Ordre, et que le sacrement de l’Ordre pourra donc se réaliser plus pleinement chez le religieux que chez celui qui n’est pas religieux, qui ne l’est que d’une façon potentielle, virtuelle, en promesse. Ce sont des questions qui pour nous, en tant que religieux, sont extrêmement importantes. L’unité de la vie religieuse, ce n’est pas le sacerdoce ; c’est d’être uni à l’état victimal, c’est d’être « un » avec cet état victimal. C’est cela, la grandeur de la vie religieuse. Le sacerdoce en tant que sacrement est tout ordonné à l’état victimal de l’Agneau, et donc tout ordonné à la consécration religieuse, à la vie victimale de l’Agneau. Cela fait comprendre comment la finalité de l’Eglise (du Corps mystique) et de toute l’humanité est du côté de l’état victimal de l’Agneau, et que le sacerdoce sacramentel est du côté de la cause efficiente en vue de cet holocauste ; en nous, dans la créature, il y a une distinction réelle entre l’état victimal de l’Agneau et la grâce sacerdotale, qui est d’offrir l’Agneau au Père, dans chaque Eucharistie, et aussi dans toute l’activité du prêtre, car toute sa vie de prêtre est ordonnée à vivre le mystère de l’offrande de l’Agneau. C’est le sommet de sa vie sacerdotale. S’il absout le pécheur, c’est pour qu’il puisse communier ; s’il baptise l’enfant, c’est pour qu’il fasse partie du Corps mystique. Toutes les activités du prêtre sont ordonnées à l’Eucharistie. Et la vie religieuse prépare d’une manière admirable à recevoir le pouvoir sacerdotal. Dieu n’a pas besoin de cette préparation, de cette disposition, mais il nous la donne, et on peut la vivre même sans être religieux, en ayant l’esprit de la vie religieuse. Etre le plus proches possible de l’état victimal de l’Agneau est essentiel à notre vie chrétienne. Le gouvernement divin a une finalité immanente : faire des saints, réaliser le mystère de l’Agneau sur la terre, pour glorifier le Père. Toute la finalité du gouvernement divin réside dans cette réalisation. Ce n’est pas construire, ce n’est pas faire des choses très intéressantes : tout cela est secondaire. Cette finalité du sacerdoce chrétien est immanente à la réalité du Corps mystique ; c’est que nous puissions être unis à l’Agneau, ne faire qu’un avec lui dans cette offrande qui glorifie le Père et lui rend grâces pour son amour. Ce n’est pas une finalité extérieure, où il s’agit de « faire » quelque chose, c’est une finalité immanente, faisant partie de la vie divine. Il s’agit de réaliser d’une façon immanente le mystère de l’Agneau.

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Le gouvernement du Fils bien-aimé Fr. Marie-Dominique Philippe, o.p.

du point de vue théologique, ce qui caractérise le gouvernement de Dieu sur l’Eglise et sur l’humanité, sur l’humanité par l’Eglise, nous devons chercher à le découvrir à partir de la Parole de Dieu. C’est l’Eglise dans son mystère propre que Dieu conduit en premier lieu, parce qu’elle se laisse conduire, alors que le monde ne veut pas de la conduite de Dieu \ Ce n’est pas en regardant ce qu’est l’humanité aujourd’hui que le théologien découvrira le gouvernement de Dieu sur les hommes. C’est dans la foi, à partir de la Révélation, que nous connaissons la volonté de Dieu sur les hommes 2 ; l’Ecriture et la Tradition nous révèlent ce que Dieu veut. Nous ne découvrons pas la volonté de Dieu en regardant matériellement les événements du monde, et c’est pourquoi l’histoire ne peut pas nous faire comprendre le gouvernement de Dieu. Il serait très intéressant de voir comment certains regardent le gouvernement de Dieu par l’histoire, d’une manière positiviste, et comment le théologien le découvre à partir de la Parole de Dieu. Ici, nous nous situons dans cette perspective théologique. I NOUS VOULONS ESSAYER DE SAISIR,

S

1 « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière ; car leurs œuvres étaient mauvaises » (Jn 3, 19) ; « Et le monde passe, ainsi que sa convoitise ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure à jamais » (1 Jn 2, 17) ; « Où estil, le sage ? Où est-il, l’homme cultivé ? Où est-il, le raisonneur de ce temps ? Dieu n’a t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ?» (1 Co 1, 20) ; « Ce dont nous parlons, au contraire, c’est d’une sagesse de Dieu, mystérieuse, tenue cachée, celle que, dès avant les siècles, Dieu a d’avance destinée pour notre gloire, celle qu’aucun des chefs de ce monde n’a connue - s’ils l’avaient connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la Gloire - mais, selon qu’il est écrit, nous annonçons ce que l’œil n’a pas vu et que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (1 Co 2, 7-9). 2 « Quel homme en effet peut connaître le dessein de Dieu, et qui peut concevoir ce que veut le Seigneur ? Car les pensées des mortels sont timides, et instables nos réflexions ; un corps corruptible, en effet, appesantit l’âme, et cette tente d’argile alourdit l’esprit aux multiples soucis. Nous avons peine à conjecturer ce qui est sur la terre, et ce qui est à portée de nos mains, nous ne le trouvons qu’avec effort, mais ce qui est dans les cieux, qui l’a découvert ? Et ta volonté, qui l’a connue, si toi-même n’as donné la Sagesse, et si tu n’as envoyé d’en haut ton esprit saint ? Ainsi ont été rendus droits les sentiers de ceux qui sont sur la terre, ainsi les hommes ont été instruits de ce qui te plaît et, par la Sagesse, ont été sauvés » (Sg 9, 13-18). ALETHEIA - ECOLE SAINT JEAN - 2002 - N° 21

Le gouvernement de Dieu sur les hommes pécheurs

L’Ecriture nous révèle que le premier gouvernement de Dieu sur les hommes n’a pas duré : les hommes l’ont refusé, Eve a péché. Or Eve avait la mission d’être la mère des hommes \ Adam avait la responsabilité d’être le père des hommes, leur péché a donc atteint toute leur descendance. Ce n’est pas le gouvernement de Dieu sur le monde physique qui peut nous faire comprendre la manière dont Dieu a gouverné Adam et Eve. Dans le premier moment de son gouvernement sur eux, Dieu les gouvernait comme ceux à qui il confiait la responsabilité de tous les hommes et selon l’épanouissement de leur nature. Certains croient que Dieu veut que nous revenions à cette harmonie, qu’il nous sauve en nous ramenant à l’état de justice originelle. C’est projeter sur Dieu nos nostalgies humaines, car ce n’est pas ce qui nous est révélé : Dieu a chassé l’homme et la femme du jardin d’Eden et il a posté les chérubins pour nous empêcher d’y letourner ! Cela nous fait bien saisir que nous avons la nostalgie d’être comme Adam et Eve. Certes, ce premier gouvernement de Dieu sur eux devait être très bon et très beau car il impliquait l’épanouissement plénier de leur nature, selon leur propre personnalité humaine et divine. Il y avait dans leur personne une harmonie parfaite entre l’humain et le divin ; et, du point de vue de la nature, il y avait une harmonie parfaite entre les exigences de la nature et celles de la grâce. Mais cela n’a pas duré et Dieu ne veut pas que nous restions dans cette nostalgie, malgré le rêve de ceux pour qui l’harmonie est ce qu’il y a de plus parfait. A cause du péché, Dieu nous conduit comme des pécheurs, appelés cependant à vivre d’une manière divine. Dieu a promis qu’il nous relèverait, qu’il nous sauverait malgré notre faute. N’est-ce pas ce que montrent les premiers chapitres du livre de la Genèse ? Après la faute d’Adam et Eve, Dieu les revêt de tuniques de peau 4. N’y a-t-il pas là, exprimé d’une façon symbolique, un geste de miséricorde de Dieu ? L’homme pécheur n’est pas rejeté de Dieu. De même Caïn, après son fratricide, jouit d’une protection spéciale de Dieu 5. Mais c’est surtout Noé qui fait l’expérience de cette con­ duite miséricordieuse de Dieu sur les hommes pécheurs 6 et de cette

1 « L’homme appela sa femme du nom d’Eve, parce qu’elle a été la mère de tout vivant » (Gn 3, 20). 2 Cf. Gn 3, 23-24. 3 N’est-ce pas ce qui éclaire la grande nostalgie platonicienne du kalonkagathon, d’une unité parfaite entre le bien et le beau ? Elle est radicalement inscrite en l’homme qui a la nostalgie du paradis terrestre... 4 Cf. Gn 3, 21. 5 Cf. Gn4, 15. 6 Cf. Gn 6, 5 - 9, 28.

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promesse d’un salut. Le livre de la Sagesse nous montre bien et ponctue cette conduite miséricordieuse et sage de Dieu sur l’homme pécheur

L’Ecriture nous révèle ainsi que le gouvernement de Dieu est tout de suite un gouvernement de miséricorde : il pardonne la faute. Il prend donc aussi une note spéciale : Dieu corrige, éduque quelqu’un qui est réfractaire . Au tréfonds de nous-mêmes, nous naissons tous dans un état d’opposition envers Dieu, dans un état réfractaire à la grâce : l’enfant, dans le sein maternel, a en lui le péché originel. Dès que notre âme a été créée, elle a été contaminée par notre ascendance humaine, par la parenté qu’ont tous les hommes avec Adam et Eve. Pour cette raison, tout homme a radicalement porté en lui-même, et cela renaît de temps en temps, cette attitude d’opposition envers le spirituel et le divin. Et si Dieu pardonne la faute, tout homme est marqué par les trois concupiscences dont parle saint Jean . Dieu, en nous gouvernant, gouverne des êtres pleins de convoitises ; et, dans sa miséricorde, il leur donne sa grâce pour les relever. Le peuple d’Israël

Dans ce gouvernement de miséricorde, Dieu s’est d’abord choisi un peuple pour gouverner l’humanité. Dieu ne gouverne pas « l’ensemble des pécheurs ». Ou, plus exactement, parce qu’ils ne l’écoutaient pas, il les a gouvernés en se choisissant un peuple. Nous découvrons donc tout de suite, et c’est en quelque sorte une loi du gouvernement divin, que Dieu gouverne l’ensemble par un petit nombre qui reçoit pleinement son enseignement, sa parole. Dieu a choisi un peuple au milieu de tous les peuples. Il n’a pas abandonné les autres mais les a conduits grâce à un peuple choisi. Ce peuple choisi, Dieu l’a d’abord conduit par la famille. A travers les Patriarches, la Genèse nous montre le gouvernement familial de Dieu : Dieu reprend en premier lieu la famille, il lui redonne un sens alors que le péché l’avait détruite en y introduisant l’orgueil, l’ambition, le désir d’être premier et d’avoir tous les autres à sa suite. Et pour redonner le sens vrai de la famille, Dieu a montré la place du père : le gouvernement de Dieu est premièrement celui du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dieu se fait le gardien de son peuple en étant le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob 4 », le Dieu des personnes.

1 Cf. Sg 10, 1 sq. 2 Cf. Gn3, 16-19. 3 Cf. 1 Jn2, 15-17. 4 Ex 3, 6 ; cf. Mt 22, 32 et parallèles en Mc 12, 26 ; Le 20, 37.

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Puis Dieu s’est choisi Moïse. De la famille, il a étendu son gouvernement sur le peuple en lui donnant une Loi, parce que celui-ci avait besoin de comprendre le sens de la justice à l’égard de Dieu (l’adoration) et à l’égard des hommes (le respect de leurs droits). Mais si le gouvernement de Dieu sur son peuple implique le don de la Loi sur des tables de pierre, Dieu a voulu d’abord la Pâque, qui a été la première unité du peuple de Dieu dans la miséricorde reçue. La Pâque était fondamentale et, en même temps, plus ultime que la Loi - celle-ci lui est toute relative. Mais progressivement la Loi a tout pris : n’est-elle pas plus facile à comprendre que la miséricorde ? Alors qu’elle était bonne en tant qu’elle était donnée par Dieu, la Loi est devenue une idole. Les hommes se sont accrochés à la Loi et ont considéré qu’elle était tout, qu’elle était « comme Dieu » : la cause exemplaire (la perfection de l’observance) l’emportait sur la finalité.

Dans l’Ancien Testament, après le premier moment familial, le gouvernement de Dieu sur son peuple a donc eu une note spéciale par la Loi et par les prêtres, chargés de veiller à ce que la Loi soit observée ’. Mais, parce que l’homme a accaparé la Loi, Dieu a envoyé les Prophètes pour rappeler qu’au-dessus de la Loi, il y a la miséricorde. Eduquer son peuple par la miséricorde était nécessaire... LE MYSTERE DE JESUS, L’ENVOYE DU PERE

Tout le gouvernement du Père sur son peuple préparait la reprise radicale qui s’est faite par Jésus. Le Père ne nous éduque pas seulement à travers les Prophètes, à travers les prêtres, à travers les hommes choisis, comme Moïse, pour être des médiateurs : « Dieu a envoyé son Fils 2 ». Il y a eu avec le mystère de Jésus quelque chose de tout à fait nouveau. Par Jésus, Dieu gouverne son Eglise. Jésus reprend tout et donne au gouvernement divin une note tout à fait nouvelle où la miséricorde domine. 1 Notons bien aussi l’importance des rois dans le gouvernement divin. Ils n’ont pas été voulus directement par Dieu (cf. 1 S 8, 1-22) ; mais Dieu, par miséricorde, a accepté la demande de son peuple d’avoir un roi : Dieu n’a pas boudé, il a fait sien le désir des hommes. Nous devons bien distinguer ce que Dieu veut directement et ce qu’il accepte par miséricorde... 2 « Lorsque vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme » (Ga 4, 4) ; « En cela s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils, l’Unique, dans le monde, afin que nous vivions par lui. [...] Et nous, nous avons contemplé et nous attestons que le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde » (1 Jn 4, 9.14) ; « Dieu en effet a tant aimé le monde qu’il a donné le Fils, l’Unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3, 16-17) ; « Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé jadis à nos pères par les Prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses et par qui il a fait les mondes » (He 1, 1-2).

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Et parce que la miséricorde domine, Jésus peut rappeler la grandeur de la pauvreté : les béatitudes 1 expriment bien cet esprit nouveau de la conduite de Dieu.

Avec Jésus, le gouvernement du Père se réalise dans une immanence parfaite. Dieu a voulu s’incarner et l’Incarnation montre que, si Dieu est le Transcendant, il est aussi Celui qui est le plus proche de nous en étant l’Homme parfait. Jésus est pour nous l’Homme parfait. L’Ancien Testament montrait avant tout la conduite de Dieu à partir de sa transcendance, puisqu’on ne pouvait prononcer le nom de Dieu qu’avec une sainte révérence 2et Vadoration restait ce qu’il y avait de plus intime. Avec Jésus, l’immanence de Dieu se fait extrêmement intime et c’est Vamour qui passe avant tout. Certes, T amour était déjà dit dans l’Ancien Testament, dans le Décalogue ; mais il était un commandement qui venait après l’adoration3. Avec Jésus l’immanence est parfaite et l’immanence la plus parfaite est l’amour. Aimer Dieu, aimer le prochain, toute la Loi se résume 4 dans ce qui est la finalité de la Loi. La finalité devient donc première : par l’amour envers Dieu et envers le prochain, nous pouvons vivre une adoration beaucoup plus parfaite 5 et accomplir une justice beaucoup plus parfaite 6. LA REDEMPTION PAR LA CROIX

Pour que cette immanence de T amour, de la charité, soit vécue par l’homme, il faut que celui-ci soit pleinement racheté, purifié de ses fautes d’orgueil, de vanité, de concupiscence. Et il fallait la Croix pour que T amour devienne le premier et le dernier commandement, pour que tout soit donné par amour. Il a fallu la mort du Christ : le Père a voulu établir ce nouveau régime d’amour par la mort de son Fils, qui inaugure une nouvelle manière pour Dieu de gouverner les hommes. 1 Cf.Mt5, 1-11 ;Lc 6, 20-22. « Tu ne prononceras pas en vain le nom de Yahvé, ton Dieu ; car Yahvé ne laisse pas impuni celui qui prononce son nom en vain » (Ex 20, 7). 3 Cf. Dt 5-6. Comparer 5, 9 et 6, 5. 4 « “Maître, quel commandement est le plus grand dans la Loi ?” Il lui déclara : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu avec tout ton cœur, et avec toute ton âme, et avec toute ta pensée. C’est là le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. A ces deux commandements toute la Loi est suspendue, ainsi que les Prophètes” » (Mt 22, 36-40) ; cf. Rm 13, 8-9. 5 « Mais elle vient l’heure - et c’est maintenant ! - où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité ; tels sont, en effet, les adorateurs que cherche le Père : Dieu est esprit, et ceux qui adorent doivent adorer en esprit et vérité » (Jn 4, 23-24). 6 « L’amour ne fait aucun mal au prochain ; l’amour est donc le plein accomplissement de la Loi » (Rm 13, 10) ; « Si votre justice n’abonde pas plus que celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des deux » (Mt 5, 20).

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Avant le mystère de l’Incarnation, tout était annoncé, préfiguré par les Prophètes. Et subitement, le mystère de l’Incarnation a mis Dieu au milieu de nous \ présent au milieu de nous comme un tout-petit enfant, comme un homme parfait, comme un ami. Tout a été renouvelé, transformé par le mystère de l’Incarnation et de la Croix ; car si l’Incarnation a existé, c’est pour s’achever dans le mystère de la Croix, pour que le mystère de l’Incarnation s’applique à chacun d’entre nous par la Croix. Le mystère de la Croix est donc la clef de voûte, le sommet du gouvernement du Père sur les hommes : sur l’Homme parfait2 et, par lui, sur tous les hommes. La Croix et la Résurrection du Christ sont ce sommet. Il ne faut jamais séparer la Croix et la Gloire 3 qui sont toujours, par le fait même, deux pôles qui s’appellent. La Croix mène à la Gloire et la Gloire montre comment la Croix est le moyen pour accomplir toute chose 4, « accomplir toute justice » 5.

Du point de vue théologique, il faut donc regarder la conduite du Père sur Jésus à la Croix pour comprendre sa conduite sur l’Eglise et, par l’Eglise, comprendre la conduite du Père sur tous les hommes. Dieu aurait pu nous conduire d’une autre manière. Mais, de fait, c’est cela qu’il a choisi, parce que c’était le plus parfait : c’était là que l’amour pouvait le mieux épanouir toutes ses exigences. L’amour a réclamé la mort du Crucifié ; il a réclamé la mort selon cette modalité particulière de la Croix. L’immolation du Christ sur la Croix représente ce qu’il y a de plus vrai, de plus profond, dans la conduite de Dieu sur l’homme. C’est peut-être ce que nous devons le plus regarder dans le mystère de la Croix : le Père, dans sa conduite sur Jésus, peut réaliser les plus grands désirs de son amour puisqu’on Jésus il n’y a aucun refus, il n’y a rien qui arrête le désir du Père, rien qui l’empêche d’aller jusqu’au bout dans l’ordre de l’amour. Et pour aller jusqu’au bout dans l’ordre de l’amour, il a réclamé de son Fils, de l’Homme nouveau, de l’homme repris par Dieu, et totalement repris par 1 « Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel, ce qui veut dire : Dieu avec nous » (Mt 1, 23) ; « Voici que la jeune femme est enceinte et va enfanter un fils, et elle l’appellera du nom d’Emmanuel » (Is 7, 14). 2 « Jésus donc sortit dehors, portant la couronne d’épines et le manteau pourpre, et Pilate leur dit : “Voici l’homme” » (Jn 19, 5). 3 « Et [Jésus] leur dit : “O cœurs insensés et lents à croire tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! N’est-ce point là ce que devait souffrir le Christ pour entrer dans sa gloire ?” Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Ecritures ce qui le concernait » (Le 24, 25-27). 4 « Sachant que désormais tout était achevé, pour que fût accomplie l’Ecriture, Jésus dit : “J’ai soif !” Il y avait là un vase plein de vinaigre. On fixa donc à une branche d’hysope une éponge pleine de vinaigre et on l’approcha de sa bouche. Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit : “Tout est achevé !” et inclinant la tête, il remit l’esprit » (Jn 19, 28-30). 5 Mt 3, 15.

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Dieu, le sacrifice de la Croix \ Jésus a réalisé par la Croix le don le plus total qu’il pouvait faire de lui-même au Père. Le Père a réclamé de lui d’aller jusqu’au bout de l’amour, et la Croix nous montre la physionomie ultime de l’amour ; elle nous manifeste ce qu’il y a de plus important dans un gouvernement d’amour, ce qu’il y a à la fois de plus intime, de plus fort, de plus exigeant : un don total, amour crucifié 2 qui s’achève dans la Résurrection, dans la Gloire. Selon le gouvernement de Dieu, la mort est le dernier moment, avec le sépulcre, de l’amour du Père pour l’homme : pour l’Homme, Jésus, et pour tous les hommes. En aimant Jésus, il aime tous les hommes, et son gouvernement sur Jésus est son gouvernement pour tous les hommes, par Jésus, par l’Eglise. La Croix se réalise comme une œuvre commune du Christ et du Père, et cette œuvre commune se réalise dans l’obéissance et dans un amour qui n’a pas de limites. Il n’y a rien après la mort, et la mort de la Croix.

Le sommet du gouvernement du Père sur les hommes se réalise donc dans le Cœur blessé de son Fils bien-aimé, crucifié comme un malfaiteur, comme un maudit des hommes, comme un rejeté. C’est à travers lui qu’il montre son amour le plus intime, le plus fort, le plus parfait. Et c’est par cet acte d’amour qu’il gouverne tous les hommes et toute l’Eglise. Le Père nous gouverne à travers le mystère de l’Agneau. Le gouvernement du Pere sur l’Agneau C’est bien ce que l’Apocalypse nous montre au chapitre 5, en nous parlant du livre mystérieux où sont écrites toutes les volontés du Père : « Et je vis sur la main droite de Celui qui était assis sur le trône un livre écrit en dedans et par derrière, scellé de sept sceaux ». Et ce livre, personne ne peut l’ouvrir, le connaître et donc le réaliser. Ce plan divin sur les hommes reste fermé : Et je vis un ange vigoureux qui proclamait d’une voix forte : « Qui est digne d’ouvrir le livre et d’en rompre les sceaux ? » Et personne au ciel, ni sur la terre, ni sous la terre, ne pouvait ouvrir le livre ni le regarder. Et je pleurais

1 « Il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » (Ph 2, 8) ; « Tout Fils qu’il était, par ce qu’il souffrit, il apprit l’obéissance ; et rendu parfait, il devint pour tous ceux qui lui obéirent cause de salut étemel » (He 5, 8-9). 2 « Mon amour a été crucifié, et il n’y a plus en moi de feu pour aimer la matière mais en moi une eau vive qui murmure et qui dit au-dedans de moi : “Viens vers le Père” » (SAINT Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains, VII, 2, Sources chrétiennes n° 10, Cerf, 1969, p. 117). 17

beaucoup, parce que personne n’avait été trouvé digne d’ouvrir le livre ni de le regarder (Ap 5, 2-3).

Ouvrir le livre et le regarder, cela veut dire connaître et rejoindre ce que Dieu veut. Et l’un des Vieillards me dit : « Ne pleure pas ; voici qu’il est vainqueur le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David : il ouvrira le livre et ses sept sceaux ». Et je vis, au milieu du trône et des quatre Vivants, et au milieu des Vieillards, un Agneau debout, comme égorgé. Il avait sept cornes et sept yeux, qui sont les sept esprits de Dieu envoyés dans toute la terre. Et il vint et il prit le livre de la main droite de Celui qui était assis sur le trône (Ap 5, 5-7).

Seul l’Agneau peut ouvrir ce livre, le connaître et nous le donner. Et ils chantent un cantique nouveau, disant : « Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux, parce que tu as été égorgé, et tu as acheté pour Dieu, par ton sang, des hommes de toute tribu, et langue, et peuple et nation, et tu as fait d’eux pour notre Dieu un royaume et des prêtres, et ils régneront sur la terre » (Ap 5, 9-10).

Si nous essayons de comprendre ce qui est dit ici d’une manière symbolique et, par là, d’entrer dans le mystère de Dieu, nous voyons donc que le Père conduit les hommes à travers l’Agneau et par l’Agneau. C’est le Père qui a voulu l’Agneau et c’est la volonté du Père que Jésus soit l’Agneau \ Une volonté d’amour qui se réalise par la coopération de l’Agneau avec la volonté du Père : c’est la volonté même de l’Agneau d’être immolé 2, d’être offert à la gloire du Père et « pour le salut de tous les hommes »3.

1 « Isaac s’adressa à son père Abraham et lui dit : “Mon père !” Il répondit : “Oui, mon fils !” - “Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ?” Abraham répondit : “C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils”, et ils s’en allèrent tous deux ensemble » (Gn 22, 7-8) ; « Le lendemain, de nouveau, Jean se tenait là avec deux de ses disciples. Et regardant Jésus qui passait, il dit : “Voici l’Agneau de Dieu” » (Jn 1, 35-36). 2 « Si en effet du sang de boucs et de taureaux et de la cendre de génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés, les sanctifient en leur procurant la pureté de la chair, combien plus le sang du Christ, qui par un Esprit éternel s’est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant » (He 9, 13-14) ; « C’est en vertu de cette volonté que nous sommes sanctifiés par l’oblation du corps de Jésus, une fois pour toutes » (He 10, 10) ; « Conduisez-vous avec amour, tout comme le Christ vous a aimés et s’est livré pour nous, offrande et sacrifice à Dieu, en parfum de bonne odeur » (Ep 5, 2). 3 Tt 2, 11.

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Avec l’Agneau nous est donc révélé d’une manière énigmatique, symbolique, le grand mystère du gouvernement du Père qui se développe dans l’ouverture des sept sceaux, dans sept moments parfaits. Toutes les décisions du Père nous sont données à travers cette révélation merveilleuse que l’Agneau réalise. En Dieu, toute connaissance spéculative est en même temps pratique ; donc, à travers l’Agneau, les volontés du Père nous sont données et se réalisent pour nous.

L’Agneau, c’est Jésus qui s’offre lui-même comme victime d’amour. La victime, c’est Jésus, et celui qui l’offre, c’est Jésus : le sacerdoce du Christ s’achève dans l’offrande du Christ faite par lui-même. Il est celui qui s’offre par amour pour le Père et par amour pour nous. L’amour pour le Père est premier et c’est cet amour pour le Père qui nous sauve, qui nous est transmis et donné par l’Agneau.

Le grand secret du gouvernement paternel est donc Jésus immolé à la Croix comme Agneau. C’est le mystère de l’Agneau qui nous fait comprendre combien la conduite du Père sur nous est une conduite d’amour et de miséricorde. C’est lui, le Père, qui offre son propre Fils bien-aimé, et c’est son Fils lui-même, comme prêtre, qui s’offre parce que c’est la volonté du Père. Le mystère de la Croix est donc au cœur de la conduite paternelle de Dieu sur nous. L’Eucharistie, testament d’amour

Cela est confirmé par le mystère de la Nouvelle Pâque, l’Eucharistie. La première Pâque, la Pâque juive, avait été quelque chose de très important dans le gouvernement du Père. Elle avait permis à Dieu de sauver son peuple en le rassemblant dans un repas commun, un repas religieux qui glorifiait Dieu par l’adoration et la remise de tout entre ses mains ; et l’ange exterminateur envoyé par Dieu avait frappé de mort tous les premiers-nés d’Egypte en même temps que ce geste religieux du peuple juif. La Pâque était bien un passage de Dieu 1 pour sauver son peuple du joug de Pharaon.

Le joug de Pharaon exprimait aussi symboliquement la tyrannie du péché sur les hommes. Car l’homme est tyrannisé à cause du péché et par le

1 Cf. Ex 12, 12.13 : « Je passerai cette nuit-là dans le pays d’Egypte ; [...] je verrai le sang et je sauterai au-delà de vous ». Le chanoine Osty propose d’expliquer le mot Pâque, pésah, par le verbe pâsah qui signifie «boiter, sauter, épargner». Yahvé «a sauté au-delà» des maisons où il y avait le sang et les a épargnées. Notre terme « Pâque » vient de la transcription latine du mot grec rudoya. 19

péché \ et ce tyran est intérieur : comme pécheurs, nous nous tyrannisons nous-mêmes. La mort du Christ, préfigurée par la Pâque, est vraiment le moyen que le Père a choisi pour libérer son peuple (ce n’est plus seulement le peuple juif mais ce sont tous les hommes) du joug de Pharaon, du joug du péché2. C’est la conduite du Père d’offrir son Fils comme Agneau pour qu’il nous libère de toute faute, de toute concupiscence, et nous relie à lui dans l’intimité même de son mystère de Père. Le mystère de la Croix est vraiment cette Pâque nouvelle, le passage du Père pour nous, passage du Père qui demeure parce que l’holocauste de la Croix a été un acte historique et est un acte éternel . C’est pourquoi Jésus a voulu que le mystère de la Croix nous soit communiqué, donné sacramentellement chaque jour dans l’Eucharistie. Il nous relie constamment au Père, à celui qui est notre fin, pour un jour le voir face à face. L’Agneau « comme immolé » 4 montre bien que le gouvernement du Père sur nous se fait dans l’holocauste de l’Agneau en vue de la Gloire, en vue de la Résurrection. Et les trois jours du Christ au tombeau expriment le temps, la durée de l’Eglise, en vue de cette libération définitive qui sera de voir Dieu face à face 5. Non plus seulement de dos 6, mais face à face.

1 « Jésus leur répondit : “En vérité, en vérité, je vous le dis : Quiconque commet le péché est esclave du péché” » (Jn 8, 34). 2 « Or l’esclave ne demeure pas dans la maison à jamais, le fils y demeure à jamais. Si donc le Fils vous libère, vous serez réellement libres » (Jn 8, 35-36). 3 « Car si le sang des boucs et de taureaux et si la cendre de génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés, sanctifient pour la pureté de la chair, combien plus le sang du Christ qui, par un Esprit éternel, s’est offert sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes, pour que nous rendions un culte au Dieu vivant ! » (He 9, 13-14). 4 Ap 5, 6. 5 De la même manière que le séjour du Christ au tombeau dure de son ensevelissement - à l’issue du mystère de la Croix jusqu’à la Résurrection, de la même manière l’Eglise née à la Croix attend sa manifestation dans la Gloire, lors de l’ultime venue du Seigneur, par la Résurrection de tous. 6 « Et quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Puis je retirerai ma main et tu me verras de dos ; mais ma Face, on ne peut la voir » (Ex 33, 22-23). « Moïse demandant à Dieu qu’il lui montrât sa gloire, Il lui répondit qu’il ne le pourrait voir en cette vie, mais qu’Il lui montrerait tout le bien, c’est-à-dire tout ce qu’on peut voir ici-bas. Et ce fut qu’en le mettant au trou de la pierre - qui est le Christ - Il lui montra ses épaules, ce qui ne fut autre chose que de lui donner la connaissance des mystères de ses œuvres, et principalement ceux de l’Incarnation de son Fils » (SAINT Jean DE la Croix, Cantique spirituel, strophe XXXVII, vers 3) ; « Et cette faim est telle que si Dieu n’avait ici bien soin de pourvoir au corps, en maintenant sa nature de sa main droite (ainsi qu’il fit à Moïse étant dans le rocher, afin qu’il pût voir sa gloire sans mourir), sans doute à chaque fois que ce feu jette ses flammes, la nature se romprait et l’homme mourrait - la partie inférieure n’ayant pas de quoi souffrir un feu de gloire si grand et si élevé » (Saint Jean DE la CROIX, Vive Flamme d'amour, strophe I, vers 5 ; voir aussi : strophe IV, vers 2).

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C’est dans la lumière du mystère de l’Agneau, du Christ crucifié, que nous devons comprendre cette révélation de l’amour du Père pour nous, de sa miséricorde, de l’efficacité et de la profondeur de sa miséricorde qui fait de nous ses fils bien-aimés. Fils bien-aimés à qui est promise la béatitude même du Père : voir Dieu face à face. Car c’est la béatitude même du Père de se voir dans sa propre lumière, tel qu’il est \ Ce gouvernement du Père se réalise pour nous à travers les sacrements, l’Eucharistie étant le sacrement par excellence qui finalise tous les autres . C’est à travers les sacrements que le sang de l’Agneau, l’holocauste de l’Agneau, nous est donné. Le gouvernement du Père se réalise donc dans l’Eglise : c’est l’Eglise qui nous donne les sacrements. Et c’est par l’Eglise que les sacrements nous sont donnés et qu’ainsi nous recevons le pardon de nos fautes, sa miséricorde infinie et l’amour infini de Dieu. C’est bien ce gouvernement du Père qui nous est exprimé symboliquement par le regard et l’amour de Dieu sur les sept Eglises 3, sur l’Eglise. Il se sert de toutes nos faiblesses pour nous prendre avec plus de puissance, plus d’amour, dans une intimité plus profonde, parce que c’est à travers et dans l’holocauste de la Croix que l’amour du Christ nous est donné et manifesté.

Marie, chef-d’œuvre du gouvernement de l’Agneau

Le gouvernement paternel de Dieu par son Fils bien-aimé qui s’offre luimême pour nous sauver - donc nous prendre en charge et nous guider, nous conduire, comme le Bon Pasteur, en donnant sa vie pour ses brebis 4 -, est un gouvernement personnel d’amour et de miséricorde. A la Croix, la justice et la miséricorde se sont embrassées5, c’est-à-dire que la miséricorde a assumé toute la justice et l’a dépassée dans l’amour. Ce gouvernement paternel, personnel, du Père gouvernant à travers son Fils ne s’est réalisé parfaitement qu’en Marie. Et puisque c’est un gouvernement personnel et paternel, nous devons le comprendre dans son fruit le plus parfait : à travers Marie, à travers l’Eglise dans ses saints. C’est

1 « Bien-aimés, maintenant nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que, s’il vient à se manifester, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est » (1 Jn 3, 2). 2 Cf. SAINT Thomas D’Aquin, Somme théologique (désormais abrégé ST), III, q. 73, a. 3 ; q. 65, a. 3 ; q. 63, a. 6. 3Cf. Ap 1,20-3,22. 4 « Moi, je suis le Berger, le bon berger. Le berger, le bon berger, livre sa vie pour les brebis » (Jn 10, 11). 5 « Misericordia et veritas obviaverunt sibi : iustitia et pax osculatae sunt » (Ps 84, 11) ; cf. Ps 24, 10 : « Universae viae Domini, misericordia et veritas ».

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à travers la vie de chacun des saints, de Marie, des Apôtres en premier lieu 1 (Pierre, Jean, Jacques, André), des martyrs (Etienne en premier lieu), que nous pouvons découvrir ce gouvernement. Nous ne pouvons pas le ramener à un gouvernement « commun », pour tous, puisqu’il est paternel. Et puisqu’il est un gouvernement de miséricorde et d’amour, il exige, il réclame notre liberté. Le Père laisse chacune des créatures spirituelles libre d’accepter ou de refuser sa miséricorde. C’est nous qui nous ouvrons pleinement au gouvernement paternel de Dieu ou qui le diminuons. Nous nous y ouvrons dans la mesure où nous en avons soif, où nous désirons demander à Dieu de nous gouverner de la manière la plus profonde, la plus réaliste, la plus aimante qui soit. Le gouvernement de Dieu est ordonné à la sainteté de chacune des personnes humaines ; par le fait même il accepte les refus, car Dieu ne gouverne pas une personne sans sa coopération. Mais ce n’est pas en regardant les refus que nous pouvons comprendre le caractère personnel, spécial, du gouvernement de Dieu sur chacun : quand un homme refuse d’être gouverné par Dieu (qu’il refuse l’existence de Dieu ou qu’il refuse de croire en Dieu comme Père), Dieu le gouverne comme il gouverne les créatures irrationnelles ; c’est alors un gouvernement qui ne regarde plus, et qui ne peut plus regarder la finalité personnelle à laquelle cet homme est appelé. Il revient, par le fait même, à un gouvernement sur la nature humaine. Comprenons bien : en Jésus et par lui, le gouvernement du Père est paternel envers ceux qui écoutent la voix du Bon Pasteur. Ceux qui ne veulent pas l’écouter, ceux qui le nient, ceux qui le rejettent, Dieu ne peut plus les gouverner personnellement. Il les gouverne alors selon sa justice, avec infiniment d’amour certes, mais selon sa justice. L’homme qui ne veut pas de la miséricorde, Dieu continue de le gouverner, mais seulement comme une nature rationnelle capable de comprendre le bien et le mal, capable de respecter la justice. Il ne peut pas gouverner ce qu’il y a d’intime dans son cœur et dans son âme. Il est très important de saisir cela car, trop facilement, nous considérons que Dieu gouverne les hommes au nom de la nature. Le gouvernement de Dieu est un gouvernement infiniment sage. Dieu, parce qu’il nous crée gratuitement et nous donne gratuitement l’intelligence et la volonté, nous gouverne selon que nous acceptons ou refusons cette gratuité. Et quand il s’agit du don de la grâce, de l’amour et de la foi, c’est l’homme qui demande à Dieu de le conduire sous le souffle du Paraclet qui est effectivement conduit par le Père. Jésus nous en a montré l’exemple : il s’est offert librement au Père sous le souffle de

1 « Et la muraille de la ville a douze assises, et sur elles douze noms, ceux des douze Apôtres de l’Agneau » (Ap 21, 14).

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l’Esprit Saint \ Et le Christ nous sera toujours donné comme l’exemple que nous devons suivre le plus possible.

Jésus a voulu que sa Mère ait une place unique dans ce gouvernement paternel. C’est une volonté expresse de Dieu que Marie n’ait pas la faute originelle, et c’est un privilège, ce qui nous montre bien que Marie a été conduite par Dieu d’une manière unique. Par le fait même, Marie a connu, plus que toute autre créature, un gouvernement paternel. Et dans ce gouvernement paternel, Dieu a voulu qu’elle soit la Mère de son Fils bienaimé : cela fait partie du gouvernement de Dieu sur Marie. C’est un privilège unique, gratuit, étonnant. Et non seulement Dieu a voulu que Marie soit gratifiée d’une manière toute spéciale, mais il a voulu que Marie à la Croix soit donnée à Jean comme Mère, pour qu’elle accompagne le gouvernement de son Fils bien-aimé, pour qu’elle participe d’une manière toute spéciale au gouvernement de Jésus et à celui du Paraclet. Il a voulu qu’elle soit Mère, pas seulement pour Jean, pas seulement pour les Apôtres, mais pour toute l’Eglise et pour tous ceux qui le désirent et le demandent. Le Christ nous gouverne dans la mesure où nous le lui demandons ; puisque c’est un gouvernement d’amitié, amical, il ne peut se réaliser que si nousmêmes l’acceptons. Ainsi, ce gouvernement paternel est singulier pour chacun. C’est un mystère d’amour que nous ne pouvons pas universaliser. Nous l’universalisons en partie : le Christ nous gouverne tous pour être enfants du Père et il nous gouverne tous à travers la maternité de Marie et à travers l’Eglise. Mais, un avec le Père, il gouverne chacun d’une façon unique, Marie en premier lieu.

Par ailleurs, la maternité de Marie est avant l’Eglise. Certains voudraient que la maternité de Marie soit soumise au gouvernement de l’Eglise2. Non, elle est donnée directement par Jésus à Jean ; l’autorité sera donnée à Pierre par la suite. Jésus, si nous voulons bien le comprendre, a voulu que Marie 21 Cf. He 9, 14.

Jean-Paul U, Mulieris Dignitatem, 27 : «L’Eglise est “mariale” en même temps qu’“apostolique” et “pétrinienne” ». On lit encore en note : « Ce profil marial est aussi fondamental et caractéristique de l’Eglise - sinon davantage - que le profil apostolique et pétrinien, auquel il est profondément uni. [...] la dimension mariale de l’Eglise précède la dimension pétrinienne, tout en lui étant étroitement unie et complémentaire. Marie, l’Immaculée, précède toute autre personne et, bien sûr, Pierre lui-même et les Apôtres. Non seulement parce que Pierre et les Apôtres, issus de la masse du genre humain qui naît sous le péché, font partie de l’Eglise “sancta ex peccatoribus”, mais aussi parce que leur triple munus ne tend à rien d’autre qu’à former l’Eglise dans cet idéal de sainteté qui est déjà préformé et préfiguré en Marie. Comme l’a si bien dit un théologien contemporain, “Marie est la ‘Reine des Apôtres’, sans revendiquer pour elle les pouvoirs apostoliques. Elle a autre chose et beaucoup plus” (H. U. von BALTHASAR, Neue Klarstellungen) » ; Allocution aux Cardinaux et aux Prélats de la Curie romaine (22 décembre 1987) ; cf. Osservatore Romano, 23 décembre 1987).

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soit donnée immédiatement à la Croix \ et que Pierre soit donné plus tard, après la Résurrection2. Il faut respecter cet ordre, surtout quand il s’agit du gouvernement de Marie sur nous. Ce gouvernement de Marie sur nous est un gouvernement maternel, qui vient compléter celui de Jésus et qui accompagne d’une manière très mystérieuse le gouvernement du Paraclet. C’est peut-être même par elle que le gouvernement de l’Esprit Saint est celui du Paraclet. Selon l’Evangile de saint Jean, Jésus emploie un mot nouveau en nous parlant du Paraclet ; il veut donc nous signaler quelque chose de particulier. Nous l’oublions et nous ramenons le Paraclet à l’Esprit Saint. Certes, le Paraclet est l’Esprit Saint, l’Esprit de vérité ; mais si Jésus a employé un mot nouveau, c’est qu’il veut exprimer par là quelque chose de nouveau du mystère de l’Esprit Saint dans sa conduite sur nous, dans son don. Et le gouvernement du Paraclet est toujours à voir avec celui de Marie, puisque Jésus souligne que le Paraclet nous sera donné grâce à la Croix3. Or Marie nous a été donnée à la Croix. Le Paraclet et Marie sont bien les fruits les plus lumineux, les plus admirables, de la Croix et donc du gouvernement de Dieu sur nous.

Le gouvernement maternel de Marie se réalise au moment même de la mort de Jésus, pour bien nous faire comprendre qu’il lui est simultané, qu’il est le fruit de la mort de Jésus. Que Marie nous soit donnée comme Mère est le fruit du gouvernement de Jésus sur nous à la Croix : il veut nous gouverner par Marie. Il n’en avait pas besoin : tout était donné par la mort du Christ pour nous sauver, pour faire de nous des croyants et des enfants du Père. C’est une pure surabondance, une pure gratuité d’amour, pour que nous comprenions mieux la qualité miséricordieuse du gouvernement du Christ, comme Agneau, sur nous. C’est un gouvernement maternel qui a, par le fait même, deux qualités très particulières. Tout d’abord, la femme est celle qui dispose, elle devance toujours. Cela nous est montré à Cana4. Jésus a voulu nous faire comprendre que, s’il réalise le miracle de Cana, c’est à cause de la demande de Marie : Marie joue ce rôle de disposition à l’égard de la vie apostolique de Jésus. Et elle joue toujours ce rôle de disposition dans la conduite du Christ sur nous ; elle dispose, elle prépare, avec une hâte très particulière qui étonne même Jésus. Jésus a voulu nous montrer son étonnement. En réalité, il savait 1 Jn 19, 27. 2Jn21, 15-17. 3 « Cependant moi je vous dis la vérité : Mieux vaut pour vous que moi je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jn 16, 7). 4 Cf. Jn 2, 1-5.

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qu’elle ferait cela, il n’a donc pas été étonné, mais il a voulu montrer son étonnement pour nous qui devons comprendre que cela fait partie du mystère de Marie. Marie est celle qui prépare, et préparer, c’est « agir avant ». C’est toujours pour nous un étonnement merveilleux de voir que Marie devance : l’heure de Marie est toujours antérieure à celle de Jésus. Jésus veut que ce soit Marie qui prépare. Il n’avait pas besoin de cela, il n’a pas besoin d’elle. Mais pour nous, pour que nous comprenions mieux la grâce du Christ et la manière dont il nous conduit, Marie prépare, elle devance. Il y aurait beaucoup à dire sur cette conduite de Marie. Nous sommes toujours un peu tendus, parce que les exigences de la grâce font que notre nature humaine est toujours un peu en alerte. Marie est là pour préparer, pour détendre ; c’est un rôle maternel, c’est le rôle de la femme. Et Jésus veut que nous comprenions que c’est le rôle de la femme. S’il l’appelle « Femme », c’est pour que nous comprenions que, dans le gouvernement divin, elle a le rôle de « détendre », de disposer pour que tout aille bien, pour que les difficultés soient vaincues et dépassées. C’est ce qui permet très souvent à Dieu, dans son gouvernement, de donner à ceux qui se consacrent très spécialement à Marie une route, un chemin humainement particulièrement difficile. Marie permet au Père de nous conduire dans des chemins rudes : elle est là pour que nous aimions plus, pour que nous allions plus loin dans l’amour. Quand on dit que Marie facilite tout, comprenons bien : elle facilite tout, c’est-à-dire qu’elle permet que Dieu nous conduise par un chemin qui est plus rude, caillouteux, glissant, où il y a des chutes, pour que nous comprenions mieux notre faiblesse : elle est là !

Le rôle de la Femme, de Marie, est aussi au terme. C’est le rôle propre de la femme : elle dispose et elle achève, dans une gratuité très spéciale. Jésus pourrait tout faire lui-même mais il aime que Marie, notre Mère, soit reconnue comme ayant sa part spéciale. Jésus aime que nous proclamions que Marie est présente dans le gouvernement divin sur nous, il aime que nous l’invoquions et que nous lui demandions d’exercer pleinement sur nous son rôle de Femme, de Mère. Elle dispose et elle achève. On peut terminer quelque chose en faisant juste ce qu’il faut. Marie fait que tout s’achève en surabondance, avec un « panache » qui lui est réservé. Ce n’est pas le panache de la gloire humaine mais c’est le panache du martyre ; elle est la reine des martyrs, sans avoir versé une seule goutte de sang. Un passage de l’Ecriture éclaire bien cela. Dans le second livre des Maccabées \ quand les sept frères sont condamnés à mort parce qu’ils ne veulent pas adorer un faux dieu et qu’il ne reste que le petit dernier, sa mère accepte l’invitation du roi Antiochus à aller auprès de lui pour le raisonner et le convaincre d’adorer un faux dieu. Elle fait semblant d’obéir au roi Antiochus mais, lorsqu’elle est auprès de son enfant, elle lui parle la langue 1 Voir 2 M 7.

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de ses pères pour qu’Antiochus ne comprenne rien, et elle l’invite à offrir sa vie. C’est le rôle que joue la langue maternelle ! Le Bon Pasteur appelle ses brebis et elles entendent sa voix \ Marie appelle ses enfants dans un langage spécial, pour qu’ils comprennent, et elle est là pour réconforter le petit dernier que nous sommes et pour l’empêcher d’avoir peur, pour l’empêcher de se détourner de ce qu’il doit faire. Dans le gouvernement divin, Marie est là pour nous donner cette force d’aller jusqu’au bout, la force du martyre s’il le faut. Elle nous apprend à tout donner, en allant jusqu’au bout, à être magnanimes dans notre don, à donner largement2 et non pas simplement ce que nous devons donner. Ce texte de l’Ecriture nous donne une merveilleuse préfiguration de la conduite de Marie sur nous. Elle dispose, elle achève. C’est le rôle de Marie, qui est purement gratuit mais qui est indispensable pour nous. L’Agneau : Jésus et Marie

Nous voyons donc que le gouvernement de Jésus sur nous a des modalités très personnelles, mais il est sûr que c’est le gouvernement de l’Agneau. Or Marie est intimement unie à la Croix du Christ. Dans le gouvernement du Père sur Jésus, Marie a ce rôle de Mère : elle dispose, elle achève, elle est là pour la surabondance. Et nous pouvons considérer que l’Agneau de l’Apocalypse, s’il symbolise en premier lieu Jésus dans son offrande, symbolise aussi Marie . En effet, le symbole peut lier des êtres différents dans la même fonction. Marie, à la Croix, est liée à Jésus d’une façon tellement profonde qu’elle réalise le même sacrifice : ils sont un dans ce sacrifice d’amour, ils sont un dans ce même gouvernement d’amour. Le gouvernement de Marie, cette disposition et cette surabondance, est signifié pour nous par le même symbole que pour le Christ, parce que ce que Marie ajoute au gouvernement du Christ sur nous est intégré d’une manière divine dans le gouvernement même du Christ, l’Agneau. Pour que Jésus soit totalement offert, il faut que sa Mère l’offre et s’offre avec lui. Pour que nous soyons totalement transformés et vivions du gouvernement du Christ sur nous, il faut que nous soyons saisis par Marie pour pouvoir vivre du même mystère qu’elle : elle avec Jésus, elle en Jésus. C’est pour cela que, du point de vue symbolique, le même symbole peut exprimer le 1 Cf. Jn 10, 2-5. « Que chacun [fasse] selon ce qu’il a décidé dans son cœur, sans tristesse ni contrainte ; car Dieu aime celui qui donne avec joie » (2 Co 9, 7) ; « Donnez et on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu’on mettra dans votre giron. Car c’est de la mesure dont vous mesurez, qu’en retour il vous sera mesuré » (Le 6, 38). 3 Marie est la première des brebis du bon Berger (cf. Jn 10), jusqu’à s’unir d’une manière unique au mystère de l’Agneau. Mais elle vit de cette union en petite créature. Elle ne peut partager les prérogatives divines de l’Agneau, en tant que celui-ci est digne d’adoration (Ap 5, 13-14).

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gouvernement du Père sur Jésus et le gouvernement du Père sur Marie. L’un et l’autre nous enveloppent de cette miséricorde pour nous offrir et pour nous permettre d’être témoins de l’amour du Père 1. N’est-il pas voulu par le Paraclet que le même symbole, celui de l’Agneau, désigne Jésus et Marie dans l’unité ? Marie est vraiment celle qui est choisie d’une façon unique et, par le fait même, Jésus se sert d’elle d’une façon unique dans son gouvernement sur nous. Certes, cela nous est révélé sous une forme symbolique, mais c’est un symbole divin, qui est pour nous d’une extraordinaire richesse : il est révélé. Nous devons donc y revenir constamment pour en comprendre toute la profondeur.

Nous pouvons donc dire que le gouvernement du Père sur nous se réalise par son Fils bien-aimé et par sa Mère. C’est en ce sens que l’Eglise connaît d’une manière intime le gouvernement du Père sur elle. Puisque Marie est le fruit de la Croix, elle est l’Eglise et elle est celle qui permet à l’Eglise d’entrer plus profondément dans la sainteté à laquelle elle est appelée.

1 « Et celui qui a vu a témoigné, et véridique est son témoignage, et Celui-là sait qu’il dit vrai, pour que vous aussi vous croyiez » (Jn 19, 35).

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P. Marie Dominique PHILIPPE

La vocation de la Communauté Saint-Jean (ft. ^2)

y (fecembre- £000

Le sacrement de l’Ordre est tout entier ordonné à l’Eucharistie, et l’Eucharistie, du fait qu’elle est le fruit du sacrement de l’Ordre, le dépasse, le finalise, lui donne tout son sens. C’est très important pour nous, pour comprendre les rapports entre la vie religieuse et le sacerdoce. La

vie religieuse est pour le mystère de la communion. Notre vie religieuse nous permet de comprendre comment le fruit du sacerdoce (l’Eucharistie) doit être reçu dans notre cœur d’une

manière toute spéciale, à la manière dont Jean en a vécu. Par là le sacerdoce est directement finalisé par la vie religieuse, cette vie qui nous connaturalise à Jésus Agneau de Dieu, au mystère

de l’holocauste du Christ. Il y a là quelque chose d’important pour nous, et quand on cherche à préciser les relations entre la vie monastique contemplative et la vie apostolique, c’est peut-être

là qu’on aurait l’explication ultime et explicite, dans le récit de saint Jean concernant le mystère de l’Eucharistie. Notre vie contemplative, notre vie religieuse ordonnée à notre vie contemplative, finalise notre vie sacerdotale et nous fait comprendre comment notre sacerdoce est tout entier ordonné au mystère victimal du Christ, au mystère de notre contemplation — et non pas l’inverse ! L’inverse serait de dire : « Je suis religieux pour être plus prêtre ». Non, je suis religieux pour vivre davantage du mystère de l’holocauste du Christ : il y a là un ordre de

finalité ; la sagesse, l’ordre de la sagesse, est toujours un ordre de finalité. Le sacerdoce implique une capacité nouvelle d’efficience, d’efficience divine, c’est sûr, d’efficience sur le mystère de la grâce, sur le mystère de la sanctification, mais ce pouvoir (cette capacité) est ordonné

entièrement à la sanctification de l’âme qui doit être intimement unie à Jésus holocauste d’amour. Cela nous aiderait à comprendre que si le sacerdoce fait de nous des apôtres, pour nous (je dis bien «pour nous », pour Saint-Jean, pour le sacerdoce monastique) il y a d’une façon

particulière, durant la dernière semaine, une exigence spéciale qu’on ne peut pas passer sous silence — ce serait ne pas être fidèle à l’Evangile de Jean, parce que seul l’Evangile de Jean nous rapporte cela et que c’est cet Evangile qui nous révèle Jean dans son intimité toute spéciale avec Jésus à la Cène et à la Croix. A la Cène tous les autres sont là, présents, et Jean, poussé par l’Esprit Saint, attiré par le Christ et dans cette docilité plénière à son égard, n’hésite pas, en face des autres, à laisser Jésus

le prendre dans cette si grande intimité. A la Croix il est seul, alors il n’y a pas de danger, il ne provoquera pas de jalousies, tandis que là il faut que l’Esprit Saint l’ait poussé à être fidèle à son

inspiration et à ce que Jésus voulait, pour qu’il puisse écrire cela. C’est donc pour nous une invitation à être très attentifs à cela ; normalement Jean s’efface. Il y a très nettement un signe de cet effacement dans sa vocation : il n’est pas seul ; il y a André avec lui, et il ne dit pas : « J’ai

dit à Jésus... », «C’est moi qui ai interrogé Jésus le premier»... Nous, nous aurions dit cela, c’est sûr ; Jean ne le dit pas ; on devine que c’est lui parce qu’il ne dit pas que c’est André. Il

veut donc être à la fois dans la vérité et dans l’humilité ; cela, c’est un chef-d’œuvre. Il faut être très petit et être vraiment un enfant, pour pouvoir dire comme la petite Thérèse : « Il me semble

que je suis humble »E. Eh bien Jean nous dit : « Je suis humble » quand il nous donne, sous le souffle de l’Esprit Saint, ce premier moment de rencontre avec Jésus. L’un des deux disciples de

Jean-Baptiste pose la question à Jésus : « Où demeures-tu, Maître ? Rabbi, où demeures-tu ? ». Et Jésus répond. Vous pouvez être sûrs que si cela avait été André, Jean l’aurait dit.

22 Carnetjaune, 30.9, in Œuvres complètes (Cerf-DDB 1996), p. 1144.

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Et il nous dit qu’à la Cène, devant tous les autres, Jésus le prend près de lui, sur son cœur, à tel point que Pierre interroge Jésus par lui. C’est quelque chose de très grand, cela, et d’étonnant Comme cela nous éclaire sur le mystère de l’Eucharistie ! Comme cela nous éclaire sur le lien entre notre vie religieuse contemplative et l’Eucharistie ! C’est pour nous en premier lieu. Nous devons le dire ; il faut être vrai et humble, et unir les deux : c’est pour nous. L’Eucharistie est spécialement pour la vie monastique, et l’Eucharistie est là pour rectifier tout le

temps notre vie monastique — il faut être farouche là-dessus. Cela rectifie l’ordre entre notre intimité avec Jésus et notre souci apostolique, cela le rectifie... merveilleusement ! cela rectifie comme l’Esprit Saint seul peut nous rectifier : il n’y a pas la moindre bavure, c’est net. Il faut remercier saint Jean pour cela ; nous ne le remercions pas assez de nous raconter cela, de nous le dire si simplement. Vous pouvez être sûrs (quand vous serez dans le Ciel, vous pourrez interroger saint Jean) qu’il n’a dit cela que sous l’impulsion impérative de l’Esprit Saint et pour montrer que cette place que Jésus lui réservait était à cause de la communion — pas à cause du sacrement de l’Ordre mais à cause de la communion. Par là l’Esprit Saint a voulu nous montrer la manière dont Jean a reçu l’Eucharistie, dont il a vécu cette unité avec Jésus par le mystère de l’Eucharistie. Rca Jo 24.11.99, n° 6

Qu’est-ce qui est enseigné dans la dernière semaine de l’Eglise ? Dans la lumière de

l’Evangile de Jean, qu’est-ce qui est enseigné ? Dans la dernière semaine Jésus se retire au désert (pas le grand désert mais un désert tout près de Jérusalem) ; il se retire au désert avec ses Apôtres, Judas étant présent, avec quelques saintes femmes. Puis il revient à Jérusalem pour la Pâque, le repas eucharistique, son testament. Puis il prophétise sur le Paraclet. Avant il y a le lavement des pieds et l’Eucharistie, puis il y a le Paraclet et la grande prière de Jésus, et ensuite

le mystère de la Croix. Là c’est l’exécution ultime, dernière, qui doit être vue dans la lumière de cette dernière semaine, et je voudrais que nous puissions, nous, dans la lumière de cette dernière

semaine, découvrir comment notre vocation à Saint-Jean prend toute sa signification, toute sa

force. C’est vraiment entrer profondément dans l’Evangile de Jean, dans les secrets de son cœur, déposés dans son cœur par l’Esprit Saint, le Paraclet, déposés par Marie. C’est ce que Marie a vécu, et elle veut que nous le vivions avec elle et en elle. Roej, 22.11.99, n°2

La Communauté Saint-Jean et le mystère de Marie L’esprit des vœux ne peut être vécu que dans la soif de la contemplation. S’il n’y a pas une soif de contemplation on ne peut pas vivre de l’esprit des vœux ; c’est impossible. Cela ne

peut se faire que par Marie. Et c’est pour cela que Marthe disait tout le temps qu’il faut revenir au mystère de la consécration de Marie au bon plaisir du Père. C’est cette consécration au bon

plaisir du Père qui doit s’emparer de notre vie et qui doit faire que petit à petit (car le levain ne s’empare pas de la pâte en un seul instant, cela prend du temps) la jalousie d’amour du cœur de Jésus s’empare de toute notre vie, de tout ce que nous sommes, de toutes les capacités de notre

intelligence, de notre volonté, de notre cœur, de notre sensibilité : il faut que tout soit pris, saisi, 52

P. Marie-Dominique PHILIPPE, o. p.

La pauvreté de Marie et l’Eucharistie

fa. 124-1W

III

LA PAUVRETÉ DE MARIE

ET L’EUCHARISTIE *

Quand il s'agit de parler de la pauvreté de la Vierge Marie, on touche un abîme qui va très loin : elle est la Mère des pauvres '. Et elle est celle que l'Esprit Saint a formée, parmi toutes les créatures, de la manière la plus profonde. Saint Jean de la Croix souligne combien l'Esprit Saint, quand il creuse profondément dans une âme, quand il veut réaliser son chef-d'œuvre pour que Dieu puisse habiter dans l'âme, veut que l'âme soit comme vidée complètement d'elle-même; il faut que toutes ses facultés soient comme complètement dépouillées, pour que Dieu lui-même puisse venir habiter en elle, pour que Dieu puisse venir en prendre possession2.

Dans notre monde d'aujourd'hui, qui est un monde de « nantis », un monde de gens qui ont un très grand sens de leur avoir, on a beaucoup de mal à comprendre ce qu'est l'Eucharistie, parce que l'Eucharistie est le sacrement des pauvres. On le voit très nettement, quand on regarde la manière dont Dieu a voulu annoncer ce mystère par la manne donnée au désert. Quand on est au désert, on n'est pas riche. Quand on est au désert, on n'a rien, absolument rien. On ne peut rien emporter, on ne peut pas avoir de réserves. C'est quand le peuple d'Israël était vraiment dans une situation ultime, pensant qu'il n'avait plus qu'à mourir, que Dieu a envoyé la manne 3. Elle est donnée pour ceux qui sont dans cette situation-limite, alors qu'ils n'en peuvent plus. La manne est donnée*; et la manne exprime le mystère de l'Eucharistie d'une manière symbolique, d'une manière énigmatique. C'est quand le prophète Elie n'en peut plus, et a envie de quitter la terre parce qu'il ne se sent pas meilleur que les autres, que l'ange vient lui apporter une galette, signe du mystère de l'Eucharistie4. C'est quand Jésus est tout proche de la mort (situation-limite vécue dans le Cœur de Jésus), qu'il institue l'Eucharistie, au cours du dernier repas. Ce n'est pas au début de sa vie apostolique, mais à la fin, au moment où il vit profondément une situation-limite à l'égard de ses Apôtres - dans ce dernier repas, alors qu'il sait très bien que « son heure est venue ». C'est à ce moment- là qu'il institue l'Eucharistie, comme un testament, comme son ultime volonté d'amour, exigeant des Apôtres une pauvreté nouvelle.

* Conférence donnée à la Mission de l'Immaculée de Fribourg le 10 juin 1980.

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L'Eucharistie est vraiment le sacrement des pauvres, des plus petits, des derniers. C'est pour cela que c'est le viatique. Il faut toujours être dans cette situation extrême pour que le mystère de l'Eucharistie soit vraiment vécu. Autrement, nous n'en vivons pas selon les intentions de Jésus. Nous risquons de vivre un peu du sacrement de l'Eucharistie en propriétaire, comme si nous avions sur lui un droit. Alors que le sacrement de l'Eucharistie doit être vécu en pauvre. C'est un don donné dans une gratuité absolue. L'Eucharistie a creusé dans le cœur de Marie un mystère d'extrême pauvreté, parce que l'Eucharistie lui donnait le Cœur de Jésus; le Cœur eucharistique du Christ était donné à Marie dans le sacrement de l'Eucharistie. Il est très important pour nous de saisir que l'ultime pauvreté vécue par Marie sur la terre a été cette pauvreté réclamée, commandée par le mystère de l'Eucharistie. On peut parler d'une « pauvreté eucharistique », en comprenant bien ce que cela veut dire : dans le cœur de Marie, c'est la pauvreté extrême venant directement du Cœur eucharistique du Christ, qui a exigé d'elle d'entrer dans cette dernière étape de son pèlerinage, où elle devait accepter de ne plus avoir aucun droit. Cela, Marie l'a toujours accepté; mais on peut le vivre toujours plus profondément, et Marie elle-même l'a vécu de plus en plus profondément. Marie a grandi dans la pauvreté, elle a grandi dans le don de crainte, elle a grandi dans l'amour. Et chaque fois que l'amour divin creusait en elle une intensité plus grande d'amour, il exigeait d'elle une pauvreté plus grande. C'est pendant la dernière étape de sa vie que le mystère de l'Eucharistie a creusé dans son cœur cet abîme dernier (ultime) de petitesse, d'anéantissement, où Marie recevait tout directement de Jésus - c'était le don du Christ dans une gratuité absolue. La pauvreté nous donne le sens de la gratuité. Et l'Eucharistie est bien le sacrement de la gratuité, dans ce qu'elle a de plus absolu. Chaque fois que nous recevons l'Eucharistie, il faut que nous vivions de cette gratuité, si nous voulons vivre de l'Eucharistie comme Marie en a vécu : en comprenant que l'amour de Dieu nous est donné dans une absolue gratuité, exigeant de nous d'être des pauvres qui n'ont aucun droit et qui vivent uniquement de ce don. Vivre de la gratuité, c'est vivre uniquement de ce don et ne pas s'appuyer sur autre chose; c'est s'appuyer sur l'absolu de ce don.

Lors de son passage à Paris, le Saint-Père a rappelé avec une très grande force ce qu'il avait dit dans sa Lettre aux évêques : le sacrement de l'Eucharistie est la raison d'être du prêtre 5. Cette expression est très belle, et elle est très forte. Saint Thomas dit que l'Eucharistie donne la signification profonde du sacerdoce6, mais on avait beaucoup de peine à le reconnaître, depuis quelque temps. On essayait de donner d'autres explications et de faire croire que « l'Eucharistie, c'est très bien, mais ce n'est pas le centre ». Le Saint-Père a donc rappelé cela avec vigueur, comme lui seul pouvait le dire : « Je suis pape depuis deux ans, évêque depuis plus de vingt ans, et cependant le plus important pour moi demeure le fait d'être prêtre. Le fait de pouvoir chaque jour célébrer l'Eucharistie. De pouvoir renouveler le propre sacrifice du Christ, en rendant en lui toutes choses au Père : le monde, l'humanité et moi-même » . En disant cela, le Saint-Père nous rappelle le sens de l'Eucharistie, avec force, avec acuité et profondeur on a l'impression que toute sa philosophie, toute sa théologie, est faite pour comprendre le mystère de l'Eucharistie. Quand la philosophie est uniquement au service de la parole de Dieu, c'est très bien, mais ce n'est pas ultime : après la parole, au-delà de la parole, il y a le mystère de l'Eucharistie. L'Eucharistie dépasse le mystère de la parole de Dieu. C'est un don substantiel, le don substantiel du Cœur de Jésus.

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Il est aussi très important pour nous de nous mettre à l'école de Marie pour entrer dans le mystère de l'Eucharistie. Pour mieux comprendre, mieux saisir - puisqu'il s'agit de quelque chose de vraiment ultime -, il faut essayer de découvrit toute l'éducation du cœur de Marie, par l'Esprit Saint, à la Croix. A travers des étapes différentes, il y a par l'Esprit Saint une continuité et une unité profondes dans la vie de la Très Sainte Vierge; et il faut de temps en temps se poser cette question : comment l'Esprit Saint a-t-il éduqué Marie ? Quelle a été la caractéristique de l'éducation de l'Esprit Saint sur Marie ? N'est-ce pas d'avoir éduqué le cœur de Marie à comprendre le cœur de Jésus et à vivre de lui ? Marie est d'abord celle qui est source du cœur de Jésus8. Elle est le moule de Dieu9, son cœur est le moule du cœur de Jésus. C'est elle qui est - Dieu l'a voulu ainsi - celle qui forme le corps de Jésus, elle est la Mère, au sens le plus fort qui soit, puisqu'il s'agit d'une maternité miraculeuse et d'une maternité divine. En effet, Dieu a voulu que ce soit elle qui forme biologiquement le corps de Jésus. Or il y a une unité substantielle entre le corps et l'âme, unité qui dans le Christ réclame une harmonie parfaite. Aussi, pour que l'âme du Christ puisse se développer pleinement, s'épanouir pleinement, il fallait que son corps soit en harmonie parfaite avec son âme. Et cela, spécialement pour le cœur (pris ici au sens du cœur de chair) de Jésus. Or c'est Marie qui a été la Mère, la source de vie du cœur de Jésus, pour qu'il puisse vivre de cette vie d'amour venant directement de son âme créée par la Très Sainte Trinité et unie d'une manière personnelle, « hypostatiquement », au Verbe. Le cœur de Jésus provient de Marie, sous l'action de l'Esprit Saint. Il y a donc une harmonie première, fondamentale, entre le cœur de Marie et le cœur de Jésus; une harmonie qui a été voulue et réalisée par l'Esprit Saint, puisque c'est par l'Esprit Saint que le corps du Christ a été formé. C'est par l'Esprit Saint que le cœur de Jésus a été formé, sur le modèle de Marie. La sensibilité humaine de Jésus est en harmonie avec celle de Marie; et ce cœur de chair vit de cette âme créée directement par la Très Sainte Trinité et subsiste dans le Verbe.

Si Marie est source de la formation du cœur de Jésus dans son corps, et s'il y a par le fait même une harmonie unique entre le cœur de Marie et le Cœur de Jésus, on voit ce qu'a été l'éducation de Marie sur Jésus. L'éducation d'une mère est toujours de former le cœur de l'enfant. Le père, lui, forme plutôt l'intelligence, et apprend à l'enfant à avoir un peu de logique; tandis que la formation de la mère porte sur la sensibilité affective et sur le cœur. Dieu a voulu - cela fait partie de ces choses extraordinaires de la conduite de Dieu - que Marie fasse tous les gestes et ait toutes les paroles d'une mère qui doit éduquer son enfant, qui doit être une sorte de cause exemplaire pour son enfant. En réalité, c'était Jésus qui éduquait le cœur de Marie; il s'est servi des gestes de Marie, de ses gestes maternels à son égard, les gestes d'une mère qui voulait éduquer son fils et qui devait l'éduquer, pour pénétrer plus avant dans son cœur. C'est extraordinaire de découvrir ainsi les mystères de la vie cachée, qui sont le cœur à cœur de Marie et de Jésus. Lorsqu'il s'agit de l'éducation « ordinaire », on éduque les enfants en essayant de les faire obéir. C'est la première chose qu'une mère doit faire. Et elle essaie d'apprendre à ses enfants la politesse et l'obéissance. Quand il s'agit de Marie, puisqu'elle est la Mère par excellence, tout prend un caractère unique. Son éducation ne regarde pas les choses secondaires, extérieures, périphériques. C'est une éducation qui atteint l'essentiel. C'est

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en ce sens-là que Marie est la Mère des mères. Un véritable éducateur sait regarder le principal, le nécessaire, et abandonne le reste. Les mères de la terre ne le font jamais parfaitement; elles regardent toujours un peu les choses secondaires, les croyant absolument nécessaires. Quand Marie a éduque l'Enfant Jésus, elle n'a éduque que l'amour de son Cœur. Autrement, elle n'aurait pas été sous la motion de l'Esprit Saint. Comme instrument de l'Esprit Saint, mue par l'Esprit Saint, elle a éduque le Cœur de Jésus. Qu'est-ce que cela veut dire? On ne peut pas éduquer le Cœur de Jésus puisqu'il y a en lui une plénitude d'amour. Mais c'est recevoir de lui tout son amour et permettre à la sensibilité du Christ d'être en plein accord avec la plénitude de son amour. C'est cela que Marie a réalisé. C'est cela que Marie a connu. Entre le Cœur du tout petit Enfant Jésus, entre le Cœur de l'Enfant Jésus jusqu'à douze ans, et sa Mère, il y a eu un échange d'amour invraisemblable. Il faut demander au Saint-Esprit de nous le dévoiler un peu. C'est la vie cachée, mais la vie cachée n'est pas cachée pour les enfants 10. Elle est cachée pour les grandes personnes, pour les théologiens, pour les hommes prudents, mais pas pour les enfants. Les enfants ont le droit de pénétrer dans la vie cachée : elle est pour eux. La première étape de la vie cachée est ce cœur à cœur entre Marie et Jésus. C'est cela qui nous fait comprendre le secret de la pauvreté du cœur de Marie. En effet, la pauvreté du Cœur de Jésus est une pauvreté infinie. C'est ce que dit saint Bernard 11 : il fallait que la pauvreté soit en Dieu par le Cœur de Jésus, et qu'elle le soit magistralement, comme elle peut l'être dans le Cœur de Jésus. Le Cœur de Jésus connaît une pauvreté unique, puisqu'il ne subsiste qu'en Dieu. La pauvreté du Cœur de Jésus s'enracine directement dans l'être. C'est une pauvreté radicale, substantielle, comme seul le Fils bien-aimé du Père, le Verbe qui s'incarne, peut en connaître. Cette pauvreté va se prolonger dans le cœur de Marie. Jésus appauvrit Marie, il ne faut jamais l'oublier. Toute l’éducation que Marie a donnée à Jésus (parce qu'elle devait la lui donner), tous les gestes maternels qu'elle devait faire, sa présence auprès de Jésus, tout cela a appauvri Marie, de plus en plus. Nous retrouvons là le cinquième mystère joyeux 12. C'est un mystère de pauvreté, qui nous fait comprendre toute la pauvreté que l'Enfant Jésus a exigée de sa Mère. Nous avons beaucoup de mal à comprendre cela, tellement nous sommes plongés dans le point de vue psychologique. Nous nous tâtons le pouls tous les soirs pour savoir si nous avons progressé un peu dans l'acquisition de nos richesses : nous regardons le développement psychologique de notre personnalité, ou bien nous examinons si nous sommes un peu plus intelligent que la veille, ou un peu plus capable d'aimer. Bref, nous regardons notre enrichissement, alors que nous devrions regarder si nous sommes un peu plus pauvre, c'est-à-dire un peu plus proche du Cœur de Jésus. Marie n'a cessé de croître dans la pauvreté. Le cinquième mystère joyeux nous fait comprendre tout ce qu'elle a vécu; c'est pour cela que nous y voyons cette pauvreté si grande, si étonnante. Le Cœur de Jésus, ce Cœur infiniment brûlant, fournaise ardente d'amour, connaît une pauvreté absolue, un total dépouillement. Il subsiste dans le Verbe. Il est tout entier tourné vers le Père et il vit de cette alliance de la complaisance divine : Jésus est le Fils bien-aimé en qui le Père a mis toutes ses complaisances 13. Le Père mettant toutes ses complaisances dans le Cœur de Jésus, il faut que le Cœur de Jésus soit totalement relatif au Père et ne soit plus qu'à lui, qu'il ne se regarde jamais et soit tout entier tourné vers le Père, comme un pur instrument d'amour. Cette alliance de

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complaisance dans le Cœur de Jésus s'étend dans le cœur de Marie. Elle doit vivre de cette même complaisance. Il faut qu'elle-même entre dans cette totale réceptivité : être tout entière tournée vers le Cœur de Jésus. Durant la seconde étape de la vie cachée, Jésus est proche de Joseph, pour apprendre son métier; et Marie doit continuer cette vie de petite servante auprès de Jésus et de Joseph. Marie se met alors parfaitement à l'école de Jésus, elle reçoit pleinement son enseignement. Mais elle apporte quelque chose : sa réceptivité, parce qu'elle est pauvre. Elle est servante, et être serviteur, « diacre », c'est apporter la matière pour permettre que tout soit achevé. Le pauvre n'achève rien, mais il œuvre, comme celui qui apporte la matière dont il faut faire quelque chose. Il est toujours actif: il n'a pas de temps à perdre. C'est le propre du pauvre de ne jamais avoir de temps, de ne jamais avoir la possibilité de prendre un peu de recul. Il est toujours acculé, parce qu'il est serviteur. Marie était sans doute comme cela : elle n'avait sûrement pas de temps à perdre, étant pauvre du temps que Dieu lui donnait. Elle vivait intérieurement avec une très grande intensité. Ne pas avoir de temps à soi ne veut pas dire du tout qu'on est dans l'impossibilité de vivre intérieurement. Cela veut dire qu'on ne fait pas ce qu'on veut; mais on peut être celui qui offre intérieurement toutes ses activités avec un grand amour. C'est peut-être la manière la plus fondamentale de s'offrir soi-même radicalement.

Marie était petite servante; et elle vivait avec Jésus du mystère de la parole de Dieu. Et Jésus l'y introduisait plus avant, lui en donnait un sens beaucoup plus profond. Marie a compris que toute la parole de Dieu, toutes les paroles de l'Ancien Testament conduisaient au Cœur de Jésus. Verbum spirans amorem 14 : toute parole divine spire l'amour. Toute parole divine conduit à la parole du Christ qui spire l'amour et qui nous fait comprendre que le Cœur de Jésus est le lieu de prédilection de l'Esprit Saint15, le lieu où habite l'Esprit Saint. L'Esprit Saint a construit ce Temple merveilleux qu'est le Cœur de Jésus 16. Et Marie a compris, pendant ces années où Jésus l'a enseignée sur la parole de Dieu, combien celle-ci était le verbum spirans amorem qui conduit au Cœur de Jésus, au Saint des Saints. Le Cœur de Jésus, en effet, est bien le Saint des Saints; c'est le lieu de l'unité avec le Père, le lieu où on demeure auprès du Père. Marie a laissé la parole de Jésus transformer progressivement son cœur qui est devenu de plus en plus relatif au Cœur de Jésus, tout entier un avec lui en son amour. Marie n'était pas disciple de Jésus à la manière dont nous le sommes. Elle était disciple par le cœur, c'est-à-dire en étant en harmonie parfaite avec ce que Jésus lui disait à travers la parole de Dieu. Jésus s'est servi de cette parole pour réaliser cette fusion des cœurs. C'est grâce à cette fusion des cœurs pendant les années de Nazareth que Marie a pu vivre toute la vie apostolique de Jésus, qu'elle a pu découvrir d'une manière encore plus profonde ce qu'était le Cœur de Jésus. Pendant toute la vie apostolique, elle était la plus cachée. C'est pour cela que Jésus a pu dire : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » 17. Jésus n'aurait pas pu dire cela si Marie n'avait pas été pauvre : il fallait qu'elle soit dans une pauvreté capable de recevoir cette parole pour que Jésus puisse la dire. Marie a connu la pauvreté de celle qui suit l'Agneau partout où il va I8, n'ayant plus rien à elle, étant toute dépendante de lui, dans son amour et dans la docilité plénière de son cœur. Elle a vécu cela jusqu'à l'institution de l'Eucharistie.

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Il faudrait regarder le mystère de l'institution de l'Eucharistie par rapport à Marie. On regarde avant tout Jésus entouré de ses Apôtres - comme le montre l'Écriture 19 instituant le sacerdoce : le sacerdoce jaillit de l'institution de l'Eucharistie, de la première consécration eucharistique réalisée par Jésus. Mais on oublie peut-être trop l'aspect mystique. L'aspect sacramentel doit toujours être complété par l'aspect mystique, autrement on l'appauvrit. C'est comme la logique par rapport à la métaphysique; on peut faire là une analogie. L'aspect sacramentel séparé de l'aspect mystique est quelque chose d'extérieur. Les sacrements sont les sacrements de la foi, les sacrements de l'amour, les sacrements de l'espérance. Ils ont donc une dimension mystique. Quand Jésus institue l'Eucharistie, il l'institue en premier lieu pour Marie. Sacramentellement, en premier lieu pour Pierre; mystiquement, en premier lieu pour Marie. Pierre et les Apôtres sont à la première place. Mais Marie a vécu mystiquement de l'Eucharistie avant Pierre. Dès que Jésus a consacré le pain, Marie a vécu du sacrement de l'Eucharistie : elle en a vécu immédiatement - exactement comme pour le mystère de l'Incarnation et pour le mystère de la Résurrection. Elle était présente, cachée, comme à Cana 20, mais présente. Le mystère de l'Eucharistie est, comme son nom l'indique, le mystère de l'action de grâces. Le testament du Christ, c'est l'action de grâces à l'égard du Père et à l'égard de Marie. C'est Jésus qui s'offre en action de grâces, c'est-à-dire en amour pur. L'action de grâces, c'est l'amour pur; c'est l'amour qui rayonne et qui n'est qu'amour. C'est quand nous n'aimons pas assez que nous ne sommes pas action de grâces. Nous regardons en arrière, pour réparer les erreurs, et nous oublions que l'amour brûle tout. Quand l'amour brûle tout, on est action de grâces, et il n'y a plus qu'à regarder cet amour. Le dernier geste de Jésus, le testament du Christ, c'est le mystère de l'Eucharistie, c'est une action de grâces, pour glorifier le Père et remercier Marie. Par l'Eucharistie, Jésus remercie Marie de son service de Mère. C'est pour cela que ce mystère est en premier lieu pour elle. Elle a été petite servante en donnant sa chair et son sang, Jésus lui donne le centuple 21. Il lui donne sa chair, qui est divine, en nourriture. Marie le comprendra parfaitement au moment de l'immolation du Cœur de Jésus. Le sacrement de l'Eucharistie est une anticipation de la Croix. L'Eucharistie nous conduit à la Croix; l'Eucharistie nous conduit au martyre; l'Eucharistie nous conduit à la vision béatifîque. Pour Jésus, nous voyons bien que cela a été une anticipation de la Croix, et pour Marie aussi. Marie a vécu du mystère de l'Eucharistie avant la Croix, pour pouvoir vivre de la Croix. Et quand le mystère de la Croix s'est réalisé, Marie a mieux saisi le mystère de l'Eucharistie. L'Eucharistie est le testament du Christ. Il nous a aimés « jusqu'au bout », jusqu'à la fin . Et s'il nous a aimés jusqu'au bout, jusqu'à la fin, l'Eucharistie correspond bien à ce qu'il y a d'ultime dans le sacrifice du Christ. C'est ce que saint Jean nous indique. Marie a compris et c'est pour cela que Jean a compris, et que nous pouvons le comprendre. Marie a compris que le sacrement de l'Eucharistie était le testament, était quelque chose d'ultime, de dernier. Et quand elle a vécu le mystère de la Croix de Jésus, elle a compris que le coup de lance, la blessure du Cœur en était l'aspect ultime. C'est vrai, selon Y Evangile de saint Jean, on peut dire que la blessure du Cœur de l'Agneau est ce qu'il y a d'ultime, ce qu'il y a de dernier23. Ensuite, c'est le mystère du Sépulcre : Jésus est caché et remis à la terre. La blessure du Cœur est l'ultime Révélation. Après la parole, il y a le geste, toujours. Ici, la parole, c'est le cri de

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soif24, c'est la remise de tout entre les mains du Père25. Le geste, c'est la blessure du Cœur. Et comme les sacrements sont en premier lieu des gestes, des gestes qui contiennent la parole, Marie a compris que le mystère de l'Eucharistie était relié d'une manière très particulière à la blessure du Cœur. Marie a saisi ce lien, ce lien d'amour. L'amour va toujours jusqu'au bout et le plus loin possible. C'est le propre de l'amour, et c'est ce qui le différencie de l'intelligence. L'intelligence aime l'ordre. L'amour aime ce qui est au-delà de l'ordre, c'est-à-dire ce qui commande l'ordre, ce qui est source de l'ordre. L'amour va toujours plus loin, il est toujours ultime. Il y a quelque chose d'ultime dans le testament de Jésus. Et cela correspond à ce qu'il y a d'ultime dans ce que Jésus vit à la Croix : la blessure du Cœur. Marie a saisi, à ce moment-là, le mystère du pain et du vin consacrés dans le corps et le sang de Jésus. Le corps, en tant qu'il est la source qui nous donne le sang, c'est bien le Cœur blessé de l’Agneau. C'est à ce moment-là qu'il est dans l'état victimal ultime. Et c'est à ce moment-là que le sang est donné. C'est ce que saint Augustin a compris, quand il dit que tous les sacrements jaillissent du Cœur blessé de l'Agneau26. Marie a compris avant saint Augustin le lien entre le mystère de l'Eucharistie et le Cœur blessé de l'Agneau. Elle a compris que le Cœur blessé de l'Agneau nous était donné, lui était donné à travers le mystère de l'Eucharistie. Le corps du Christ dans ce qu'il a de plus propre, c'est le Cœur blessé; c'est là que nous sommes en face de la victime dans ce qu'elle a d'ultime.

Cela nous aide un peu à comprendre comment, dans la dernière étape de sa vie sur terre, le cœur de Marie, tellement lié au Cœur de Jésus, tellement façonné, marqué par le Cœur de Jésus, en harmonie parfaite avec lui, va recevoir le Cœur de Jésus, non plus seulement pour être façonné, éduqué par lui, mais pour vivre de l'unité avec lui réalisée à la Croix. C'est le propre de l'éducation divine. Dans l'éducation humaine, on ne peut pas aboutir à cela. Un éducateur ne peut pas dire, même s'il aime beaucoup ceux qu'il éduqué : « Au terme, vous serez un avec moi. » L'éducation de l'Esprit Saint et l'éducation du Christ aboutissent à cela. L'éducation du Cœur de Jésus à l'égard du cœur de Marie aboutit à ce que le Cœur de Jésus et le cœur de Marie ne soient plus qu'un. Et le mystère de l'Eucharistie, vécu par Marie, manifeste l'unité avec Jésus réalisée à la Croix dans le mystère de la Compassion, et permet à cette unité de grandir. Elle est celle qui suit l'Agneau partout où il va. Mais il y a quelque chose de plus : l'union substantielle de vie qui unit Marie à Jésus. « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi » ; « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui »27. Marie, en recevant et en vivant dans sa foi, son espérance et son amour, le mystère de l'Eucharistie, demeure en Jésus, et Jésus demeure en elle, dans une unité substantielle de vie. C'est la même vie. La dernière étape de la vie de la Très Sainte Vierge nous fait comprendre cette transformation, cette transsubstantiation qui se réalise dans le mystère de l'Eucharistie. Le cœur de Marie est saisi par le Cœur de Jésus d'une manière telle qu'il est animé d'une nouvelle vie, la vie même de Jésus. En même temps, son cœur demeure toujours son cœur : ontologiquement, individuellement, personnellement, c'est bien son cœur. Et il est encore plus son cœur; Marie est encore plus Marie, parce qu'elle est totalement possédée par Jésus, totalement transformée par lui. Elle est encore plus Marie, puisque son unique désir est d'être tout entière transformée par Jésus, de ne plus faire qu'un avec Jésus.

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Il faudrait saisir ici comment, dans la foi et l'espérance, Marie vit du mystère de l'Eucharistie dans une extrême pauvreté, dans une pauvreté dernière. La pauvreté ontologique que Jésus vit dans le mystère de l'union hypostatique nous est exprimée, manifestée par le sacrement de l'Eucharistie; le sacrement de l'Eucharistie est pour Jésus une pauvreté radicale. Nous n'y pensons pas assez. Elle manifeste la pauvreté ontologique de la nature humaine de Jésus qui subsiste dans le Verbe, n'ayant pas d'autonomie propre. L'Eucharistie fait que Jésus est lié aux apparences du pain et du vin; Jésus, sacramentellement, veut être lié aux apparences du pain et du vin pour être notre pain véritable et notre boisson. En ce sens, ne pourrait-on pas parler d'« anéantissement mystique», d'un anéantissement d'amour, volontaire et libre, pour nous? N'est-ce pas là la chose la plus invraisemblable qui puisse exister? Dieu, sacramentellement, se fait pain pour nous. Jésus descend jusque-là pour aller jusqu'au bout de l'amour. Et ce pain divin est capable de nous transformer en lui : Jésus, en se donnant, nous attire à lui pour que nous soyons nous-mêmes tout entiers donnés, librement. L'Eucharistie nous donne une liberté divine, celle même de Jésus; sacrement d'amour, sacrement de la pauvreté; sacrement de celui qui accepte d'être dans cette dépendance, remis aux mains des hommes, remis aux mains du prêtre. Si le prêtre vit en dépendance de l'Esprit Saint et de la Très Sainte Vierge, il comprend ce que cela représente. Mais si le prêtre ne le vit plus, si l'Eucharistie est remise aux mains des hommes et que les hommes ne font plus attention, nous comprenons ce que cela représente comme humilité. Jésus est doux et humble de Cœur29, et le mystère de l'Eucharistie nous fait découvrir cette humilité et cette douceur, l'humilité qui consiste à se remettre entièrement aux hommes.

En apparence, c'est du pain et du vin : et Jésus est là présent. Il n'est plus physiquement là, comme dit saint Thomas 30. Il est présent divinement, c'est-à-dire substantiellement, per modum substantiae. Nous ne pouvons plus l'atteindre : il est évident que Jésus dans l'Eucharistie ne peut plus souffrir. Il est en dehors de notre monde, et les hommes ne peuvent pas le posséder. Quand ils touchent le pain consacré, ils ne touchent pas le corps du Christ. On n'atteint le corps du Christ que par la foi, uniquement par la foi. Quand on touche l'hostie consacrée, on touche les apparences du pain, mais la foi seule atteint le Corps du Christ. Jésus est en dehors de notre univers. Il ne peut donc plus être atteint par la méchanceté et l'irrévérence des hommes. Mais cette irrévérence, cette méchanceté des hommes à l'égard des apparences, puisque Jésus est lié à ces apparences, a une répercussion que nous ne pouvons pas comprendre. Ce que nous devons affirmer, c'est que les apparences demeurent dans notre univers et que Jésus n'est plus de cet univers, mais qu'il est réellement présent, substantiellement présent. Il se livre; il se donne comme pain. Il veut se donner comme pain et comme vin. Lorsque les hommes, par méchanceté, par haine, n'ont plus aucun respect des apparences du pain et du vin, il y a parfois certains signes visibles, charismatiques, miraculeux, pour que nous comprenions que Jésus se donne à travers les apparences du pain et du vin, et qu'il ressent donc dans son Cœur ces manques de respect, ces manques de révérence, ces manques d'amour. Il est tout en attente d'amour. Et quand on est tout en attente d'amour, on est d'une vulnérabilité unique. Jésus attend de nous une attitude qui, dans la foi, l'espérance et l'amour, corresponde à son attente. Marie a vécu de cela. Elle a compris l'attente de Jésus dans l'Eucharistie, le cri de soif et la blessure du Cœur. Le grand mystère du Cœur eucharistique de Jésus ne peut se comprendre que par Marie

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qui saisit l'attente du Cœur de Jésus, qui saisit la soif et la blessure du Cœur de l'Agneau. Ce grand mystère du Cœur eucharistique de Jésus, Marie l'a vécu dans sa foi, son espérance et son amour. Et elle l'a vécu dans une pauvreté absolue, un dépouillement total, pour être totalement dépendante du don actuel du Cœur de Jésus, dépendance du Cœur eucharistique de Jésus, voulant vivre mystiquement ce que Jésus lui-même vit, qui nous est donné et manifesté dans ce sacrement. Le sacrement nous éduque : il est une pédagogie de l'Esprit Saint. Et si le Cœur de Jésus est le lieu où l'Esprit Saint demeure comme dans le Saint des Saints, l'Eucharistie est la grande pédagogie de l'amour, dont l'Esprit Saint se sert pour nous faire entrer dans le Cœur de Jésus; pour nous faire vivre du Cœur de Jésus; pour nous apprendre l'humilité et la douceur du Cœur de Jésus; pour nous faire entrer dans la pauvreté du Cœur de Jésus. Marie a vécu de cette pauvreté. Cela a été la dernière étape de sa vie, tout entière relative à l'Eucharistie, dépendante de l'Eucharistie, jusqu'au moment où l'Eucharistie a été pour elle le viatique. Marie est morte dans cette soif du Cœur eucharistique du Christ. C'est par et dans l'Eucharistie que Marie a terminé sa vie et est entrée dans le ciel. Ce qu'on dit de certains saints est vrai avant tout de Marie. Pour les saints, l'aspect charismatique apparaît alors d'une manière plus manifeste. Pour Marie, tout est demeuré caché et a été vécu d'une façon toute mystique. De même qu'elle a été la première à vivre du mystère de l'Eucharistie, de même, le dernier moment de sa vie a été de vivre du mystère de l'Eucharistie. L'alpha et l'oméga de la dernière étape de la vie de la Très Sainte Vierge, c'est le mystère de l'Eucharistie. Le mystère du Cœur eucharistique de Jésus a pris possession de son cœur pour qu'elle vive dans cette pauvreté radicale, plénière, et puisse pénétrer dans la vision béatifïque. L'Eucharistie est le viatique, qui réclame de nous un total dépouillement pour que Jésus soit tout, pour que le Verbe de Dieu soit tout dans notre intelligence, pour que l'Esprit Saint soit tout dans notre cœur.

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NOTES DU CHAPITRE III

1. Rappelons que l'Église, dans la très belle séquence de la Pentecôte, donne à l'Esprit Saint le titre de « Père des pauvres » : Veni Sancte Spiriîus et emitte caelitus lucis tuae radium. Veni Paterpauperum, veni dator munerum, veni lumen cordium... 2. « C'est chose admirable, que [les puissances de l'âme] étant capables de biens infinis, le moindre des biens est suffisant pour les empêcher, de façon qu'elles ne les puissent recevoir jusqu'à ce qu'elles soient vides de tout point » (Vive Flamme d'amour; in Œuvres Spirituelles, DDE, 1949, p. 1032). 3. Cf. Ex 16;Nomb. 11. 4. Cf. 1 Rs 19, 4-8. 5. Lettre aux évêques pour le Jeudi Saint J980, n° 2. Message aux prêtres, Notre-Dame de Paris, 30 mai 1980, nos 3 et 5. 6. Cf. Somme théologique, III, q. 65, a. 3. 7. Cf. Veillée avec les jeunes, Paris, 1er juin 1980, n° 10 ; in DC, n° 1788, p. 599. 8. Nous prenons ici le cœur au sens biblique, comme la source de tout amour spirituel impliquant à la fois ce que nous appelons la volonté et l'intelligence -, s'enracinant dans toute l'affectivité sensible. Ce cœur, quand il s'agit du Cœur du Christ, n'est plus seulement le cœur de l'homme mais le Cœur de l'homme-Dieu; et, par le fait même, ce Cœur est aussi la plénitude de la charité. Pensons à ce passage de l'Ecriture, à propos de Salomon, préfigurant la sagesse du Christ : « Dieu donna à Salomon (...) un cœur aussi vaste que le sable qui est sur le rivage de la mer » (1 Rs 5, 9). 9. Cf. SAINT LOUIS-MARIE GRIGNION DE MONTFORT, Le Secret de Marie, §§ 16 à 18, et Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, § 219; in Œuvres complètes, éd. du Seuil, Paris, 1966. 10. Cf. Mt 11, 25-27; Le 10, 21-22 ; Mt 19, 13-15 ; Mc 10, 13-16 ; Le 18, 15-17. 11. « Mais pour ce qui nous concerne, nous voyons comment veut être reçu par nous celui qui a voulu naître à Bethléem. Le roi de gloire pouvait sans doute penser qu'il lui convenait de rechercher des palais magnifiques, où il fut reçu avec gloire; mais ce n'est pas pour cela qu'il était descendu de son trône royal : " Il a la longueur des jours dans sa main droite, et dans sa gauche il a les richesses et la gloire " (Prov 3,17). Il possédait toutes ces choses en abondance dans les deux, mais parmi elles il ne trouvait point la pauvreté, tandis que sur la terre cette richesse était partout en abondance, mais les hommes en ignoraient le prix. Voilà pourquoi le Fils de Dieu, qui l'aime, descendit du ciel et la choisit en partage, afin de nous la faire apprécier par l'estime qu'il en fait lui-même » (Premier Sermon pour la veille de Noël, § 5 ; in Œuvres complètes de saint Bernard, t. III, éd. Louis Vives, Paris, 1873, pp. 3-4). « Nous voyons qu'étant riche il se fit pauvre pour nous. Il quitta les richesses inénarrables des cieux pour descendre en ce monde, dépouillé de tous ces biens y vivre dans une telle pauvreté, que, à sa naissance il eut une crèche pour berceau et ne put trouver place dans une hôtellerie (Le 1,58). Qui ne sait qu'ensuite le Fils de l'homme n'a point eu où reposer la tête? Si on se plonge bien dans ce Jourdain symbolique, comment recherchera-t-on encore les biens de ce monde? Au fait, quel abus excessif qu'un misérable ver de terre veuille être riche quand le Dieu de toute majesté, le Seigneur Sabaoth a voulu être pauvre pour lui! » (Troisième Sermon pour le jour de Pâques, § \ ;op. cit., pp. 233-234).

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12. Cf. Le 2,41-50. 13. Cf. Mt 3, 17 ; 12, 18 (Is42, 1) ; 17, 5; Le 3, 22 ; 2 Pe 1, 17. 14. Cf. Somme théologique, I, q. 43, a. 5, ad 2; Commentaire sur l'Evangile de saint Jean, n° 946, vol. III, p. 100 (Les Amis de Saint Jean, Rimont, 71390Buxy, 1987). 15. « J'ai vu l'Esprit descendre, comme une colombe, venant du ciel, et il est demeuré sur lui » (Jn 1, 32). 16. « Mais lui parlait du sanctuaire de son corps » (Jn 2, 21). 17. Le 8, 21. Cf. Mt 12, 50; Mc 3, 35; Le 11, 28. 18. Cf. Api4, 4. 19. Cf. Mt 26, 20 ; Mc 14, 17 ; Le 22, 14. 20. « Il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était » (Jn 2, 1). 21. Cf. Mc 10,28-30. 22. Jnl3, 1. 23. Jn 19, 33-37. 24. Jn 19, 28. 25. Le 23, 46. 26. Saint Augustin revient maintes fois sur ce thème. Voir Homélies sur l'Evangile de saint Jean, IX, 10, BA71, p. 531 et la note complémentaire, pp. 904-906. 27. Ga 2,20 et Jn 6, 56. 28. La transsubstantiation sacramentelle est au niveau surnaturel de la sacramentalité, c'est-à-dire d'un symbole divin impliquant la réalité que ce symbole signifie : le corps du Christ est réellement présent, à travers le symbole du pain. La transsubstantiation mystique est au niveau de l'amour divin. Mais il faut bien comprendre que la transsubstantiation est en vue de la transsubstantiation mystique. En ce sens, on peut dire que Marie, en vivant de l'Eucharistie, vivait de plus en plus de l'unité profonde de son coeur avec le Cœur de Jésus, dans sa foi, son espérance et sa charité. Par l'Eucharistie, elle a pu croître de plus en plus dans l'imité réalisée à la Croix dans son mystère de Compassion. 29. Mt. 11,29. 30. Somme théologique, III, q. 76, a 5.

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P. Marie-Dominique PHILIPPE, o. p.

Conférences et Homélies transcrites sur l’Eucharistie

IV. Commentaire sur l’Evangile de S. Jean La multiplication des pains (AbLéia — n° II, juin IQQ7)

Le discours sur le Pain de Vie (11) (AbLéia — n° 13, juin IQQô)

Le discours sur le Pain de Vie Clll) (AleLéw — n° 14, décembre IQQô)

Commentaire de l'Evangile de saint Jean La multiplication des pains

Fr. Marie-Dominique Philippe, o.p.

NTRONS MAINTENANT DANS LE CHAPITRE 6, auquel il faut sou­

E

vent revenir parce qu’il donne la grande théologie du mystère de l’Eucharistie. Jésus y est bien prophète de l’Eucharistie. Tous les traités de l’Eucharistie des théologiens, si grands soient-ils — même celui de saint Thomas —, sont subordonnés à ce que nous dit Notre-Seigneur, à la Révélation telle qu’elle nous est donnée dans ce chapitre 6. Pour pénétrer le plus possible dans l’enseignement de ce chapitre, il faudrait essayer de comprendre le symbolisme du pain à travers toute l’Écriture ; nous ne pouvons pas le faire ici, mais il serait bon de le faire. Quand on lit l’Ancien Testament, il faut se poser des questions. Ici il faudrait interroger l’Esprit Saint et lui demander ce qu’il veut nous faire comprendre à travers le symbolisme du pain, et de même pour le symbo­ lisme du vin à propos de Cana. Les deux doivent toujours être vus en parallèle. De fait, dans la pédagogie divine, Cana est tout autre chose que la multiplication des pains. Dieu, dans sa pédagogie, nous prend dans notre conditionnement humain. C’est cela, la pédagogie : c’est nous prendre dans notre conditionnement humain pour nous conduire beau­ coup plus loin. À Cana, nous voyons la transformation de l’eau en vin, Marie étant présente. Ici, nous allons voir la pédagogie divine dans le miracle de la multiplication des pains. Après cette pédagogie, qui « met en appétit » (c’est le cas de le dire), nous voyons Jésus, le lendemain, donner une grande théologie du mystère du Pain de vie (il faut bien sai­ sir l’unité de ce chapitre 6). Nous allons d’abord voir l’aspect descriptif, puis nous reviendrons sur l’aspect doctrinal contemplatif.

Après cela, Jésus s’en alla de l’autre côté de la mer de Galilée ou de Tibériade. Nous avions laissé Jésus à la piscine de Bezatha. Jean poursuit (c’est tout à fait son style) en ne s’occupant absolument pas de l’aspect littéraire : « Après cela, après cela, après cela ...» (c£. Jn 3, 22 ; 5, 1 ; 7, 1...). Après cela, Jésus s’en alla de l’autre côté de la mer de Galilée ou Aletheia - Ecole Saint-Jean - 1997 - N° 11

de Tibériade. Une grande foule le suivait. Jean montre que ce moment est comme le sommet de l’efficacité dans la prédication du Christ. Il y a des zéniths dans notre vie apostolique, il y a des moments où c’est presque une apothéose. Cela ne dure pas. Les apothéoses, sur la terre, c’est comme le Thabor : il faut ensuite redescendre dans la vallée...

Après tous ces mystères de joie, on voit le résultat : une grand foule le suivait. Jésus suscite un mouvement de foule, une grande foule le suit, et cela à la vue des signes qu’il opérait. Jean parle toujours des « signes ». Les miracles sont des signes, il ne faut donc pas s’arrêter au miracle en lui-même. Jésus gravit la montagne et s’y assit avec ses disciples. La Pâque, la fête des Juifs, était proche. Jésus est donc à la tête, comme le bon pasteur, et le troupeau le suit. Et il gravit cette montagne pour mieux regarder la foule. Du haut de ces collines qui bordent la mer de Galilée, on a une très belle vue... Levant alors les yeux, Jésus vit qu’une grande foule venait à lui. Il faut saisir l’impression que peut faire cette foule mou­ vante montant vers lui. Il dit à Philippe [ce qui prouve que les disciples étaient assez proches de Jésus, puisqu’il s’assied avec eux] : Où pourrions-nous acheter du pain pour les faire manger ? Les Apôtres s’occupent toujours de l’organisation des repas ; depuis la Samaritaine, nous l’avons bien remarqué. Jésus va donc éprouver Philippe pour son­ der ses reins et son cœur, et aussi pour le soulager de son inquiétude. Les Apôtres, en effet, devaient murmurer en disant : « Vraiment, il n’est pas assez attentif. Cette foule, qui va la nourrir ? » Cette petite communauté n’a rien du tout, elle est dans la pauvreté ; or Jésus est bien responsable de cette foule qui le suit : que va-t-il faire ? Où pourrions-nous acheter du pain pour les faire manger ? Il n’y a rien autour, rien du tout ; et sur­ tout il n’y a pas d’argent. Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car lui-même savait bien ce qu’il allait faire. Quand Jésus nous demande conseil, faisons attention. Certes il sait, lui ; mais s’il nous demande conseil, il faut tout de même lui répondre, cela fait partie de notre éducation. Ne rien répondre, dire simplement : « Toi, tu sais très bien », ce n’est pas aimable...

Philippe lui répond : « Deux cents deniers de pain ne suffiraient pas pour que chacun en ait un petit morceau ». Cela prouve qu’ils avaient discuté entre eux. Philippe a tout de suite évalué cela ; et deux cents deniers, cela représente quelque chose ! Le denier représentait en effet le salaire moyen d’une journée de travail, et pour cette petite communauté, le salaire de deux cents jours, c’est considérable ! Il aurait fallu que

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THÉOLOGIE

parmi les douze Apôtres, il y en ait un qui travaille pendant deux cents jours pour nourrir cette foule. Deux cents deniers de pain ne suffiraient pas pour que chacun ait un petit morceau, c’est la portion congrue, pas grand-chose... Jésus ayant pris l’initiative de poser une question, les Apôtres vont se détendre. Ils devaient en effet être assez tendus, car ils avaient faim, et quand nous avons faim, nous sommes tendus et de mau­ vaise humeur, nous murmurons, surtout quand celui qui est responsable n’a pas l’air de tenir compte de tout cela. Jésus pouvait marcher sans avoir faim ; ou s’il avait faim, il avait une force intérieure suffisamment grande pour dépasser sa faim. Depuis les quarante jours au désert, il l’avait bien montré. Un de ses disciples, André, le frère de Simon-Pierre, lui dit : « Il y a ici un enfant qui a cinq pains d’orge et deux poissons ;. mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » C’est clair : André lorgnait sur les petits pains d’orge de l’enfant. Il n’aurait pas osé mettre la main dessus, mais... il en avait tout de même envie, d’autant plus que l’enfant n’avait proba­ blement pas faim. Les enfants, il suffit de leur raconter des histoires pour qu’ils oublient de manger. Or les Apôtres devaient leur raconter des tas d’histoires, tout ce que Jésus avait fait. Cet enfant écoutait. Pendant ce temps-là, André regardait, et l’odeur du pain et du poisson augmentait son appétit ! Il était donc très attentif à cet enfant. Peut-être même lui avait-il dit : « Tu pourrais manger ? » Mais l’enfant n’en avait pas envie. Les histoires, c’est tellement merveilleux ! Pour les enfants, oui, mais pas pour les grandes personnes. Avec leur réalisme de grandes personnes elles n’écoutent plus rien quand elles ont faim. « Ventre affamé n’a pas d’oreilles », on le sait. Il y a ici un enfant qui a cinq pains d’orge et deux poissons ; mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? Pour André, cela aurait suffit, mais pas pour les autres, même pas pour les Apôtres, fésus leur dit : « Faites-les asseoir ». Jésus est déjà assis, et il demande à tout le monde de s’asseoir. Il y avait beaucoup d’herbe en cet endroit. ]ésus a bien choisi l’endroit. C’est la Pâque, et tout est verdoyant à cette époque-là, la Galilée est un paradis. Ils s’assirent donc au nombre de cinq mille hommes. Selon les traditions, Jean ne compte que les hommes. Il n’y a pas que les hommes qui mangent, mais il ne compte que les hommes. Les enfants et les femmes sont « par-dessus le marché ». Il y a donc une foule énorme...

Alors fésus prit les pains : cela se fait très simplement. André a indi­ qué qu’un enfant a des pains, et Jésus fait venir le petit ; il lui fait prendre ses pains parce qu’il les lui rendra, et au centuple. Comme c’est curieux, et comme c’est différent de Cana ! Cana, c’est le repas bien préparé, un

repas de noces préparé longtemps à l’avance. Ici, tout est improvisé, ce n’est même pas un pique-nique, parce que pour un pique-nique on emporte avec soi les provisions. Là, vraiment, tout est improvisé ; Jésus seul a pris la responsabilité, et on l’a suivi sans penser à l’organisation. Jésus prend donc les pains de l’enfant qui est tout proche de lui comme les serviteurs à Cana sont proches de lui quand il leur donne l’ordre de verser l’eau. À Cana, ce sont les serviteurs ; ici, c’est l’enfant. À l’enfant Jésus demande l’offrande de ses pains, comme si seul un enfant savait offrir. C’est d’ailleurs vrai : un enfant offre beaucoup mieux que n’importe qui d’autre. Tout lui est donné gratuitement et il donne gratui­ tement, c’est extraordinaire. Dès que nous demandons quelque chose à un enfant, il le donne. Evidemment, si nous le prenons sérieusement et que nous mettions l’objet dans notre poche, l’enfant se mettra à crier. Mais si nous entrons dans le jeu, alors il donne pour qu’on lui redonne. Voilà ce que fait cet enfant avec Jésus : il donne pour que Jésus redonne. Mais Jésus lui demande réellement cette offrande, comme il avait demandé aux serviteurs l’obéissance. Ce qu’un serviteur fait de mieux, c’est d’obéir, et nous sommes serviteurs quand nous sommes obéissants. La qualité du serviteur, c’est d’obéir, alors que la qualité de l’enfant, c’est d’offrir. « Si vous ne devenez comme des tout-petits, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu » (Mt 18, 3). Qu’est-ce que cela veut dire ? Soyons capable d’offrir tout ce qui nous a été donné, soyons capable de le remettre à Jésus, de vraiment lui donner tout ce qu’il nous a donné. Autrement, nous ne sommes pas un enfant. Un enfant offre tout ce qu’il a, il ne garde rien, il ne sait pas ce que c’est que le droit de pro­ priété, tandis qu’une grande personne et un serviteur le savent très bien, parce que ce qu’ils ont, ils l’ont gagné à la sueur de leur front.

Jésus prit les pains, rendit grâces, et en distribua aux convives ; de même du poisson, autant qu’ils en voulurent. Jésus apparaît donc ici comme source d’une fécondité merveilleuse. L’enfant a dû regarder cela avec étonnement, et en même temps avec une très grande simplicité : un miracle, pour un enfant, c’est très simple. Pour l’enfant, il est normal que ses petits pains soient source d’une quantité de petits pains, et ses pois­ sons d’une quantité de poissons, puisque Jésus est là. Quand ils eurent mangé à leur faim [Jésus a donc distribué, il a donné et redonné] il dit à ses disciples ; « Recueillez les morceaux qui restent, afin que rien ne soit perdu ». Comme c’est différent de Cana ! À Cana, Jésus n’a pas demandé de recueillir dans les cuves le vin qui restait. Non, on l’a laissé ; et cinq à six hectolitres, cela représentait une certaine quantité, alors que le repas était déjà avancé. À Cana, c’est la surabondance ; ici, c’est la nécessité. Le symbolisme du vin, c’est la surabondance. Si nous regar­ dons Cana, nous voyons que tout est dans la ligne de la surabondance : le premier vin était déjà très bon, mais le second est encore meilleur et

THÉOLOGIE

personne ne s’y attendait. Il n’était donc pas nécessaire que le second vin soit meilleur que le premier, il suffisait qu’il y ait du vin en abondance, pas forcément meilleur que le premier. C’est donc vraiment de la sur­ abondance. Ici, au contraire, les gens ont faim, et Jésus leur donne du pain et du poisson. Il ne leur donne pas de vin. Il donne le nécessaire, pour qu’ils puissent continuer leur route. Et quand ils ont bien mangé — ils ont vraiment « mangé tout leur saoul », comme Jésus leur dira ensuite {Jn 6, 26) —, il demande aux Apôtres de recueillir les morceaux qui restent, afin que rien ne soit perdu. On n’a pas le droit de perdre du pain. Le vin, on peut le laisser : il y aura toujours quelqu’un pour le ter­ miner ! Le pain, non...

Ils les recueillirent et remplirent douze couffins avec les morceaux qui restaient du repas des cinq pains d’orge. Comme si ces douze couffins étaient pour la petite communauté : ils auront ainsi du pain pendant quelques jours.

À la vue du signe qu’il venait d’opérer, les gens dirent : « C’est vrai­ ment lui le prophète qui doit venir dans le monde ». Le peuple qui suit Jésus, tous ces hommes, sont en admiration devant ce pain qui est donné en surabondance, devant ces poissons. Ils n’ont alors qu’un seul désir : c’est que Jésus puisse recommencer ce geste tous les jours. Ce sera mer­ veilleux, ils n’auront plus besoin de travailler : il suffira de suivre Jésus pour avoir le pain tous les jours. Dans leur esprit (c’est du reste dit plus tard), c’est la manne qui va recommencer : Dieu qui nourrit son peuple dans le désert. Il y a un lien très net entre la multiplication des pains et la manne. La manne représentait ce moment où Yahvé avait pris un soin particulièrement vigilant de son peuple ; et ce peuple a toujours la nos­ talgie du temps où Dieu était si proche : C’est vraiment lui le prophète qui doit venir dans le monde.

La multiplication des pains les met dans un état euphorique, et ils veulent proclamer Jésus roi. Jésus se rendit compte qu’ils allaient venir l’enlever pour le faire roi, qu’ils allaient mettre la main sur lui. Ayant reçu cette nourriture sans payer, ils pouvaient garder les quelques sous qu’ils avaient sur eux. Jésus serait donc un roi magnifique ! Mais Jésus n’aime pas ces compromis : Alors il s’enfuit à nouveau dans la mon­ tagne, tout seul. Il y a une rupture. C’est la première rupture que Jean nous montre entre les disciples eux-mêmes et Jésus. Jusque-là, ce sont des oppositions du peuple d’Israël à l’égard de Jésus, parce qu’il a fait un miracle le jour du sabbat. Cela, les Juifs ne le comprennent pas, ils ne peuvent pas comprendre que Jésus fasse un miracle le jour du sabbat, qu’il ne respecte pas la Loi. Mais ici, ce sont les disciples qui veulent pro­ clamer Jésus roi, et Jésus s’enfuit dans la montagne, tout seul. Les

« frères » de Jésus ont dû considérer qu’il n’avait vraiment pas de sens politique. Avoir le sens politique, c’est profiter de toutes les occasions pour se glorifier (ci.Jn 7, 3-4), c’est se servir des dispositions de la foule pour s’élever soi-même. Jésus fait ici une rupture : pourquoi ? Il faut se poser la question. C’est très important, puisque c’est le point de départ de l’enseignement du chapitre 6. Jésus a distribué et les Apôtres ont ramassé toutes les miettes, Jean est très précis. Ce n’est pas Jésus qui a ramassé les miettes, ce sont les Apôtres. Ils ont donc été en contact étroit avec toutes ces familles qui étaient là, avec tous ces gens qui prenaient le pain et le poisson. Les Apôtres semblent alors avoir été eux-mêmes influencés par cette psychologie de masse (aujourd’hui, on parle beaucoup de « psy­ chologie des masses »). Toute cette multitude qui suit Jésus a reçu de lui le pain et le poisson. Elle n’a qu’un seul désir : proclamer Jésus roi. Les Apôtres, qui sont tout proches, se laissent eux-mêmes prendre. C’est pour cela que Jean souligne : Alors il s’enfuit dans la montagne, tout seul. Il y a une rupture même par rapport aux Apôtres, alors qu’au point de départ, Jésus avait gravi la montagne et s’y était assis avec ses disciples. Au point de départ, Jésus est donc avec ses disciples, ils sont là et le sui­ vent. Puis il y a ce miracle étonnant qui montre la générosité du Christ, sa miséricorde de bon pasteur, attentif à la fatigue et à la faim de son troupeau. Parce qu’il peut multiplier le pain, il le fait. Lorsqu’au désert il a été tenté par le démon pour changer les pierres en pains, il a refusé, parce que c’était pour lui. Jésus ne se sert pas de sa toute-puissance pour lui ; il ne s’en servira que dans le mystère de la Résurrection, après la mort de la Croix. La toute-puissance que le Père lui a remise, cette toute-puissance sacerdotale, c’est pour les autres, c’est pour ce bon peuple qui ne sait pas très bien ce qu’il fait : il suit, il est dans un état d’émerveillement à cause de tous les signes que Jésus opère sur les malades. Il veut suivre Jésus, et il veut surtout, quand il a été bien nourri, mettre la main sur lui, le proclamer roi, afin de l’avoir avec lui. Ce serait tellement admirable de pouvoir le garder : on n’aurait plus aucun souci de nourriture. Chaque jour, il n’y aurait qu’une bénédiction à faire et le pain se multiplierait, les poissons se multiplieraient. Nous portons tous en nous ces nostalgies-là. S’il suffisait d’être chrétien pour être sûr de ne jamais manquer de pain ni de vin, nous serions tous chrétiens immédia­ tement. .. Jésus n’aime pas la confusion : il n’est pas venu pour multiplier les pains et les poissons. Il est venu pour nous révéler l’amour du Père, et il fait ces signes pour nous montrer qu’il est l’Envoyé de Dieu. Nous ne devons pas nous arrêter à l’efficacité de sa toute-puissance, au résultat immédiat : ce pain et ces poissons. C’est là une tentation permanente,

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celle du messianisme temporel, qui est une matérialisation du mystère du Christ. Jésus n’accepte pas ce compromis, cette confusion, où on le reçoit parce qu’il donne du pain et du poisson, où c’est à cause de cela qu’on le reconnaît comme prophète. Jésus ne veut pas cela, alors il brise.

Essayons de comprendre le cœur de Jésus. N’est-il pas étonnant que, en face de ces braves gens qui ont bien mangé, qui l’ont suivi avec cou­ rage et qui veulent le proclamer roi, qui le disent prophète, Jésus n’écoute pas ? Il s’en alla tout seul dans la montagne : c’est une bonne correction fraternelle ! Il faut mettre ce passage en parallèle avec l’entrée triomphale à Jérusalem ; il y a là deux attitudes tout à fait différentes. Après le miracle de la résurrection de Lazare, la foule qui est à Jérusalem, cette foule religieuse qui était venue pour le fête de la Pâque, prend des rameaux de palmiers et va à la rencontre de Jésus en le procla­ mant roi ; et Jésus va au-devant d’elle. Comme c’est curieux, ces deux attitudes totalement différentes du Christ ! C’est là que nous devons interroger le Saint-Esprit, pour bien comprendre, afin d’entrer dans les intentions du cœur de Jésus. Lors de l’entrée triomphale à Jérusalem, Jésus peut répondre : il répond par miséricorde. Il ne veut pas suppri­ mer cette « mèche qui fume encore 1 », ce désir, cet appel, qui existe dans son peuple. C’est la dernière fois que Jésus sera en contact avec lui, en contact direct, face à la bonne volonté de ce peuple. C’est pour cela que Jésus répond, et il répond en montant « sur le petit d’une ânesse » (Jn 12, 15 ; cf. Za 9, 9), c’est-à-dire dans l’humilité et la douceur. Il répond en sachant très bien qu’il ne sera pas proclamé roi, mais en même temps il veut montrer qu’il est vraiment roi. Ne fait-il pas cela pour avoir un dernier contact avec son peuple, et montrer que ce n’est pas lui qui tournera le dos ? C’est l’influence des grands prêtres sur le peuple religieux d’Israël qui détournera ce peuple de Jésus. C’est directe­ ment l’influence des grands prêtres, selon l’Évangile de saint Jean, qui fera crier au peuple d’Israël : « Crucifie-le ! » (cî.Jn 18, 15). Ici, c’est tout à fait différent. Jésus veut éduquer son peuple, il veut lui faire comprendre ce qu’il est et ce pour quoi il est venu. C’est pour cela qu’après ce miracle de la multiplication des pains, Jésus fuit le peuple qui a reçu ce don d’une manière trop humaine, trop possessive, en voulant non seulement prendre possession du pain et du poisson, mais aussi de la source, c’est-à-dire de Jésus. Car s’ils veulent le faire roi, c’est pour mettre la main sur lui. À cela Jésus ne peut pas répondre, et il s’écarte, pour montrer qu’il connaît trop bien les intentions de ce peuple. Il est important, aujourd’hui, de se rappeler que Jésus n’est pas venu pour réa­ liser une politique humaine. Il aurait pu le faire, et s’il l’avait voulu 1. « Il ne brisera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui fume encore » (Is 42, 3).

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c’était le moment idéal. Quand quelqu’un a une possibilité de transfor­ mer le pain et de le multiplier, il a alors les foules derrière lui. Jésus aurait pu profiter de cela. Non, il ne veut pas de confusion ; il veut être regardé comme l’Envoyé du Père, et comme celui qui est notre Sauveur. Il donne ce pain, il a pitié de cette foule, il l’aime, mais il veut qu’elle reçoive ce pain gratuitement, sans prétendre le posséder. Cette première rupture est importante, car c’est bien à partir du chapitre 6 que nous commençons à voir les ruptures et les grandes luttes. Le soir venu... Jean ne donne pas beaucoup de détails, il veut que nous comprenions. Le Père Lavergne disait qu’il faut savoir comprendre les silences de Jean (cette remarque d’un exégète est très intelligente, dans un regard de sagesse). Le soir venu, ses disciples descendirent au bord de la mer. Les premiers à comprendre, ce sont les disciples : ils ont compris que Jésus n’était pas d’accord. Eux ont eu la « spiritualité du contact » (puisqu’ils ramassaient les miettes), et ils se sont laissés contaminer (cela arrive : quand nous voulons être trop proches, nous risquons de nous laisser contaminer), ils ont voulu, eux aussi, proclamer Jésus roi, mais Jésus s’est retiré. Alors ils ont compris : Le soir venu, ses disciples descendirent au bord de la mer. Jésus n’est plus là ; c’est la pre­ mière fois qu’il y a une rupture entre les disciples et Jésus.

Quand on ne sait plus ce qu’il faut faire, instinctivement on revient à son métier. C’est le travail qui, à ce moment-là, purifie. Le travail est une manière de se purifier et de revenir au réel. Les psychologues disent que tant que quelqu’un travaille, il garde contact avec la réalité et n’imagine pas trop de choses. Les disciples étaient tous partis dans un rêve : « Jésus va être roi, et, à partir de là nous n’aurons plus besoin de travailler. » Mais Jésus a disparu ; ils comprennent alors qu’ils doivent se remettre au travail pour retrouver le contact avec Jésus. C’est comme cela dans notre vie : de temps à autre nous partons dans de beaux rêves, des petits retours au paradis terrestre .; c’est merveilleux, c’est étonnant, il n’y aura plus que de la joie ! Nous avons de temps en temps de ces rêves. Nous nous mettons à rêver, d’un rêve éveillé, et nous croyons que « c’est arrivé ». Puis, tout à coup, qu’y a-t-il ? Nous ne savons plus, c’est « le soir venu », il n’y a pas de lendemain... À ce moment-là, que faut-il faire ? Se remettre au travail. Si nous nous remettons au travail, tout se rectifie, nous retrouvons le réel, car le travail est une excellente purifica­ tion de l’imaginaire. Surtout, peut-être, le travail manuel, car le travail intellectuel, parfois, nous permet de continuer nos rêves ; mais c’est tout de même un travail ! Et si un intellectuel se met à travailler, il se remet normalement en contact avec le réel.

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Le soir venu, ses disciples descendirent au bord de la mer. Ce n’est pas très logique, comme récit, on ne voit pas très bien pourquoi ils descen­ dent le soir ; sauf s’ils ont compris qu’ils étaient partis dans un rêve, que Jésus n’était pas content. Jésus n’aime pas qu’on rêve, il n’est pas venu pour augmenter nos rêves, il nous donne au contraire un sens beaucoup plus concret du réel. Les Apôtres se sont donc dit que la seule manière de retrouver le contact avec lui était de retourner à leur travail. Eux qui ont reçu le poisson gratuitement, ils n’hésitent pas à aller pêcher. Et montant en barque, ils se dirigèrent vers Capharnaüm, sur Vautre rive. Ces pêcheurs se sont donc mis à travailler, du labeur qu’ils connaissent. Il faisait déjà nuit, et Jésus ne les avait pas encore rejoint. Le vent souf­ flait avec force, la mer se soulevait [les tempêtes de lac, c’est terrible]. Ils avaient ramé environ vingt-cinq ou trente stades [environ cinq kilo­ mètres] quand ils voient Jésus s’approcher de la barque en marchant sur la mer. Jésus les a laissés pendant un certain temps — cinq kilomètres —, devant une mer dure. Le travail les a remis dans le réalisme : il peut les rejoindre. Jésus ne nous rejoint jamais dans nos rêves, même nos rêves pieux ! Nos rêves peuvent parfois venir du Saint-Esprit, mais il faut être très prudent à ce sujet.

Ce qui est sûr, c’est que ces hommes travaillent la nuit, et que c’est dur : Le vent soufflait avec force, la mer se soulevait. Ils avaient ramé environ vingt-cinq ou trente stades quand ils voient Jésus s’approcher de la barque en marchant sur la mer. Ce second signe, réservé aux Apôtres, c’est la présence de Jésus. C’est curieux : il y a l’aliment (le pain), puis la présence, la présence durant la nuit, la présence durant le travail. C’est beau : Jésus les rattrape et s’approche d’eux... Ils eurent peur. Ce n’est pas étonnant : ils ne pensaient pas trouver Jésus au milieu du lac ! Ils pensaient traverser le lac, pêcher, et offrir à Jésus le fruit de leur pêche. Mais il leur dit : « C’est moi, n’ayez pas peur. » Ils allaient le prendre dans la barque, mais la barque aussitôt toucha terre. Voilà le troisième signe : dès que Jésus est présent, nous arrivons au terme. La présence de Jésus nous met au terme et le travail est comme absorbé par la présence d’amour du Christ. Celle-ci est immédiatement source d’une efficacité prodigieuse, alors que (Jean l’avait souligné) le labeur était dur. Ils allaient le prendre dans la barque, mais la barque aussitôt touche terre au lieu où ils se rendaient : c’est donc le second moment de ce chapitre 6. Il faut prendre le texte tel qu’il est ; cela peut poser quantité de problèmes aux exégètes, mais il faut essayer de le comprendre en profondeur, de voir successivement : la pédagogie du Christ auprès de la foule (une pédagogie qui ne réussit pas très bien puisque Jésus est obligé de partir), puis une deuxième pédagogie auprès des Apôtres, la nuit, au milieu de leur travail ; après quoi, immédiatement, dès que Jésus est là, ils attei­ gnent le but.

Le lendemain [Jésus les ayant fait arriver tout de suite au but, ils ont pu se reposer de l’autre côté du lac], la foule restée sur Vautre rive, vit qu'il n'y avait eu là qu'une seule barque, et que Jésus n'y était pas monté avec ses disciples, mais que ses disciples étaient partis seuls. La foule a constaté qu’il n’y avait pas d’autre barque, et elle est restée là. Quand on est fatigué, qu’on a bien mangé, on n’a qu’un seul désir : bien dormir. On voit bien cette foule ; elle n’a eu qu’un seul désir, celui de bien dor­ mir : « Après tout, il y a de l’herbe, dormons... » Ils ne comprennent pas très bien pourquoi les Apôtres sont partis, et estiment qu’il ne vaut pas la peine de courir après eux : Jésus ne pouvait pas être parti, puisqu’il n’y avait qu’une seule barque ! Il était parti dans la montagne, mais il allait bien revenir ? Cependant, des barques étaient arrivées de Tibériade, près de l'endroit où on avait mangé le pain. Quand la foule s'aperçut que Jésus n'était pas là [peut-être aussi des rameurs revenus du large ont-ils dit qu’ils avaient aperçu Jésus ?], ni ses disciples non plus, les gens montèrent dans les barques et passèrent à Capharnaüm à la recherche de Jésus. C’est le jeu de cache-cache, la course vers Jésus : ils veulent à tout prix le rattraper. Ils ont bien mangé et bien dormi, ils veulent le retrouver, puisque c’est lui qui est le donneur de pain. L'ayant trouvé sur l'autre rive... C’est très vivant, et c’est magni­ fique : nous avons vu Jésus au milieu de cette foule, puis son geste (multiplier les pains), puis la rupture ; puis nous l’avons vu retrouver ses disciples et leur donner le sens de son geste de rupture. Il leur a sûrement montré leur faute : il y a quelque chose qu’ils n’avaient pas compris, alors Jésus les a repris, pour les éduquer. Il les a pris seuls, pour les recti­ fier personnellement. Après quoi la foule retrouve Jésus : L'ayant trouvé sur l'autre rive, ils lui dirent : « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? » Ils lui demandent des comptes, ils continuent à être dans le même projet que la veille, ils veulent avoir Jésus avec eux et pour eux, ils veulent dominer sur lui pour qu’il soit leur roi et, par là, à leur service. Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? : il y a aussi un peu d’inquiétude... Comment se fait-il qu’il n’y ait eu qu’une barque, et que Jésus soit passé de l’autre côté ?

Jésus leur répondit... Ici commence le grand discours de Jésus. Au terme, il y aura de nouveau une rupture, bien plus importante que la pre­ mière, et c’est parce qu’ils n’auront pas compris la leçon de Jésus que, de fait, cette rupture aura lieu. Jésus leur répondit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous me cherchez non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain tout votre saoul. » Jésus sait que les intentions de ces gens ne sont pas très nobles ; elles ne dépassent pas le niveau de leur estomac. Ils cherchent Jésus pour être sûrs d’avoir du pain

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et du poisson, et non pour recevoir un enseignement. Vous me cherchez non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain tout votre saoul. Jésus ne peut pas accepter qu’on le cherche uni­ quement pour avoir le pain matériel (messianisme temporel). Alors, après avoir purifié leurs intentions et montré qu’elles ne sont pas nettes, Jésus va faire à ses disciples une correction fraternelle : Travaillez non pour la nourriture périssable, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que vous donne le Fils de l’homme, car c’est lui que le Père a marqué de son sceau.

Ce passage est très important pour toute la théologie du travail. L’Écriture ne parle pas beaucoup du travail ; elle dénonce la paresse, mais sur le travail et la manière de le concevoir elle dit assez peu de choses. Au début, dans la Genèse, Dieu dit à l’homme : « Tu travailleras à la sueur de ton front » (cf. Gn 3, 19). Souvent on comprend cela comme si le travail était uniquement une pénitence, mais ce n’est pas cela. Le labeur pénible, fait « à la sueur de notre front », est une consé­ quence du péché. Avant le péché, le travail devait être quelque chose de beaucoup plus facile ; mais à cause du péché il a valeur de purification. Il faut, dans le monde d’aujourd’hui, que nous soyons très sensibles à cela : la première purification, la première ascèse que Dieu nous demande, c’est le travail (nous l’avons vu). Ne répandons pas un sac de cendres sur notre tête en disant : « Voilà ma pénitence pour toute la journée », et en laissant les autres balayer et faire la cuisine. Non, il s’agit de travailler, et on verra ensuite s’il y a lieu de mettre le sac de cendres sur la tête ! Mais pas avant ; il faut d’abord travailler, et le travail est une purification radi­ cale. Aussi est-il bon d’aller toujours un peu au delà de nos forces, pour que le travail soit un véritable labeur. Ici, au terme de la Révélation, Jésus nous montre une nouvelle finalité du travail. Selon la Genèse, l’homme travaille pour gagner son pain, et le travail est mesuré par ce pain qu’il faut donner aux enfants, à la famille. Ici, Jésus nous fait entrer dans quelque chose de beaucoup plus profond : il s’agit de travailler pour le Pain eucharistique. Jésus nous fait com­ prendre que le travail humain est lié au mystère de l’Eucharistie (c’est ce que nous rappelle l’offertoire de la messe). Travaillez non pour la nourri­ ture périssable, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle. La nourriture périssable, c’est le pain, le pain pour la maisonnée. La nourri­ ture qui demeure en vie éternelle, c’est celle que vous donne le Fils de l’homme. Quelle est la nourriture que donne le Fils de l’homme ? L’Eucharistie. Il faut donc travailler pour l’Eucharistie. Comprenons ce que cela veut dire. Le travail humain est ordonné au pain. Si nous sommes chrétiens, nous offrons le pain, pour qu’il soit transformé en la

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substance du Corps du Christ. C’est Jésus lui-même qui nous montre cette grande finalité nouvelle : à nous d’y entrer. Le travail chrétien doit donc être une liturgie, ou une para-liturgie, en ce sens qu’il est ordonné au mystère de l’Eucharistie. Distinguons bien cet aspect (proprement chrétien) du fait que le travail humain implique d’abord une efficacité. Il faudrait faire ici la phi­ losophie du travail. C’est important dans le monde d’aujourd’hui ; l’exaltation du travail exige cet effort de la part des théologiens qui ont été paresseux (il faut bien le reconnaître) et ont laissé les marxistes faire une philosophie de la praxis, du travail, alors qu’eux n’avaient rien fait. Ils étaient restés au niveau moral, et uniquement au niveau moral, en oubliant de comprendre ce que représente le travail. En face de cette fausse philosophie du travail, de cette exaltation du travail dans une perspective dialectique, il s’agit de redécouvrir le vrai sens du travail, pour le sanctifier. Nous savons que si nous sanctifions notre travail nous pouvons, par le cœur, par l’intention profonde, être tout proches de ceux qui travaillent en usine. Il faut souvent y penser quand nous travaillons (que ce soit manuellement ou intellectuellement). Nous devons porter aujourd’hui tous ceux qui se laissent contaminer pas la séduction du marxisme. Nous devons être proches d’eux, proches de leur cœur d’homme, de leur cœur de femme, pour les aider à comprendre la valeur proprement humaine du travail, et sa valeur chrétienne. Le vrai tra­ vailleur (dans quelque domaine que ce soit) reconnaît toujours un travailleur. Il y des mœurs du travailleur, des mœurs qu’on ne falsifie pas. Cela, c’est humain au grand sens du terme. Pour le chrétien, il y a plus, il y a ce que dit Notre-Seigneur ici et qu’il faut comprendre très profondément : Travaillez non pour la nourriture périssable, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que vous donne le Fils de l’homme, car c’est lui que le Père a marqué de son sceau. Il faut que, dans notre travail de chaque jour, nous portions dans nos cœurs tous ces travailleurs. Nous travaillons tous beaucoup, et il y a pour nous une exi­ gence de porter tous les travaillleurs et de les amener à l’Eucharistie. Seule l’Eucharistie peut convertir le cœur du travailleur. Si Jésus s’est donné comme Pain, c’est pour le travailleur, c’est pour celui qui sait ce que c’est que travailler en vue du pain. Jésus s’est bien sûr donné à tous, mais premièrement aux travailleurs, et il faut que nous les portions dans notre cœur pour répondre à cet apel de Jésus qui n’accepte pas la paresse. Si nous avons beaucoup reçu, nous devons travailler encore plus, et être plus proches de ceux qui n’ont parfois qu’une seule chose, qu’une seule valeur humaine : le travail.

Ils lui dirent alors : « Que nous faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? » « L’œuvre de Dieu, leur répondit Jésus, c’est que vous croyiez en celui qui l’a envoyé » : voilà l’œuvre (au sens fort du

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terme) eqyov tou 0eov, opus Dei. Qu’est-ce qui doit nous permettre d’avoir un travail vraiment chrétien ? C’est notre foi dans le Christ. C’est la foi qui doit transformer notre labeur. Jésus ne transforme pas les techniques, il ne transforme pas les méthodes. Celles-ci n’ont aucune espèce d’importance ; ce qui est important, c’est l’usage, et c’est la foi qui transforme cet usage et nous permet d’être à l’unisson du cœur de Jésus. Ils lui dirent alors : « Quel signe vas-tu nous faire voir pour que nous te croyions ? * : ils ont un aplomb (disons familièrement : un toupet) extraordinaire ! Jésus a fait la veille le miracle de la multiplication des pains, et ils ont déjà tout oublié, parce qu’ils ont bien digéré. Ils rede­ mandent alors : Quel signe vas-tu nous faire voir pour que nous te croyions ? Quelle œuvre accomplis-tu ? Nos pères ont mangé la manne au désert, selon le mot de rÉcriture : « Il leur a donné à manger du pain venu du ciel ». Enfermés dans leur nostalgie, ils veulent que Jésus recom­ mence le même geste. Une nuit a passé, ils ont faim de nouveau, il faut donc que Jésus recommence le miracle ! Et ils ont même oublié (c’est extraordinaire, de voir comme nous oublions vite les bienfaits de Dieu) au point de lui demander quelle œuvre il va faire, quel signe il va donner, pour qu’on le croie. Nous sommes comme cela avec Jésus. Ne pensons pas que cette foule soit beaucoup plus misérable que nous ; nous faisons partie de cette foule humaine, et après avoir bien digéré nous oublions les bienfaits de Dieu. Jésus va alors être amené, à partir de là, à faire com­ prendre ou du moins à révéler le grand mystère du Pain de vie.

Commentaire de l'Evangile de saint Jean Le discours sur le pain de vie (II)

Fr. Marie-Dominique Philippe, o.p.

ÉSUS REPRIT ET LEUR DIT : « Ne murmurez pas entre vous. » C’est très net : Jésus ne tolère pas le murmure. Le murmure, c’est quelque chose qu’on dit à mi-voix, et pas à l’autorité ; et il y a une intersubjectivité qui alimente le murmure. C’est toujours un peu caché, le murmure. Quand on dit ouvertement : « Il y a telle chose qui ne va pas », ce n’est pas un murmure, c’est tout simplement dire qu’on souffre de telle ou telle chose qui ne va pas ; tandis que murmurer, c’est être de mauvaise humour, parce qu’on n’a pas atteint ce qu’on désirait, on n’a pas atteint l’objet de son désir. Ne murmurez pas entre vous. Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire ; et moi, je le ressusci­ terai au dernier jour. De nouveau le mystère de la Résurrection apparaît ici.

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Retenons bien cela : Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. Il est important de voir qu’on ne peut venir vers Jésus, être attiré par lui, que si on est attiré par le Père. On ne peut pas dire qu’il y ait ici une contradiction, mais il y a bien deux affirmations qui, à première vue, semblent se contredire. C’est Jésus qui nous révèle le Père, et c’est le Père qui nous révèle Jésus, les deux choses sont affirmées. C’est Jésus qui nous révèle le Père : il est venu pour cela, il est venu pour nous conduire au Père ; et ici il nous est dit : Nul ne peut venir à moi si le Père qui m ’a envoyé ne l’attire [c’est donc le Père qui nous conduit vers Jésus], et moi, je le ressusciterai au dernier jour. Il y a une œuvre commune du Père et du Fils, et cette œuvre commune s’achève dans la Résurrection. Comment se fait-il qu’on puisse affirmer aussi bien l’un et l’autre ? Que Jésus nous révèle le Père, c’est évident : c’est Jésus qui nous parle du Père et qui se présente comme l’Envoyé du Père pour nous ; donc au niveau de la Révélation, c’est bien Jésus qui nous révèle le Père et qui nous conduit au Père. Mais du point de vue plus profond de la grâce, c’est le Père qui, toujours, agit en premier lieu, et c’est le Père qui nous Aletheia - Ecole Saint-Jean - 1998 - N° 13

attire. Puisqu’il est notre bien, il est notre fin, et il nous attire, il suscite en nous un amour. C’est lui qui nous donne ce premier amour et qui, par le fait même, nous permet de découvrir Jésus : Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire. Ainsi, du point de vue de la manifesta­ tion, c’est Jésus qui nous manifeste le Père ; et du point de vue de notre vie profonde, c’est le Père qui nous attire et qui nous conduit vers Jésus. Ce n’est pas contradictoire, ce sont deux aspects différents : l’aspect de la manifestation, de la révélation, de la connaissance - donc de la lumière -, et l’aspect de l’attraction de Vamour. On peut dire que, du côté de l’amour, c’est le Père qui nous attire et qui nous donne à Jésus ; et que, du côté de la lumière, c’est Jésus qui nous manifeste toute la grandeur du Père. Les deux se tiennent, on ne peut pas les séparer, mais il y a comme une sorte de double mouvement. Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous enseignés par Dieu. Quiconque entend l’enseignement du Père et s’en instruit vient vers moi... Ici, ce n’est pas seulement l’attraction, c’est même l’enseignement. C’est très important. Autrement dit, il y a deux manières de voir Jésus : on peut voir l’homme (on est attiré vers Jésus), mais la grande manière de voir Jésus, c’est de le regarder dans la lumière du Père, c’est le regarder comme le Père le regarde. A ce moment-là, on devient capable de recevoir Jésus comme Pain de vie, parce que recevoir Jésus comme Pain de vie, c’est recevoir son amour dans ce qu’il a de plus profond et de plus secret. C’est pour cela que Jésus, en parlant du Pain de vie, nous montre qu’il y a comme une nouvelle adhésion à lui, et qu’on peut donc s’arrêter avant : on peut recevoir le Christ comme un simple envoyé du Père et non comme Pain de vie. Il y a vraiment là comme une nouvelle révélation, plus radicale et plus profonde que tout le reste et qui réclame, par le fait même, une nouvelle attraction du Père. Quiconque entend l’enseignement du Père et s’en instruit vient à moi. Non que personne ait vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu ; celui-là a vu le Père. En vérité, en vérité (Amen, amen), je vous le dis, celui qui croit a la vie éternelle. Les grands enseignements de Jésus dans saint Jean sont ponctués par le « Amen, amen ». Nous l’avons déjà vu à propos de Nicodème. Ici, il y a un premier «Amen, amen» (En vérité, en vérité) au verset 26, puis au verset 32, et de nouveau au verset 47. Le discours du Christ est ponctué par là. Chaque fois que Jésus dit cela, il nous attire vers une nouvelle vérité ; il parle avec autorité pour attirer directement notre adhésion. Et il y aura une quatrième fois, au verset 53. Si nous essayons de ponctuer de cette manière, nous voyons que la première fois, c’est Jésus qui corrige ; que la seconde, c’est le Père, et la troisième (verset 47), le Fils. On peut ponctuer de cette manière, et cela nous aide à saisir la structure profonde d’un discours comme celui-là.