Quelques problèmes d’histoire de la paysannerie byzantine

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Quelques problèmes d’histoire de la paysannerie byzantine

Table of contents :
Avant-propos
Introduction
I. Nouveaux aspects de la lutte entre le pouvoir central et les grands propriétaires fonciers au Xe siècle. Parèques de l'État
II. Contrôle de la main d'oeuvre agricole sur les grands domaines
III. Les caractéristiques de la paréquie byzantine. Y a-t-il eu une paysannerie indépendante dans l'Empire byzantin des derniers temps?
Index
Table des matières

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ANNUAIRE DE L’INSTITUT DE PHILOLOGIE ET D’HISTOIRE ORIENTALES ET SLAVES DE L’UNIVERSITÉ DE BRUXELLES

TOME I (1932-1933) Un volume de 111 pages et 39 pli. —100 francs belges,

TOME II (1934) : MÉLANGES BIDEZ Deux forts volumes, respectivement de 550 et 512 pages, avec planches hors texte. — 500 francs belges.

TOME ΙΠ (1935): VOLUME OFFERT A JEAN CAPART Un volume de 614 pages avec 139 planches. — 400 fr. b.

ΓΟΜΕ IV (1936) : MÉLANGES FRANZ CUMONT Deux forts volumes de 1100 pages avec planches. — 720 fr. b.

1OMES V-VI (1937-1938) : MÉLANGES ÉMILE BOISACQ Deux forts vol. de 990 pages avec planches. —- 600 fr. b. (épuisé)

ΓΟΜΕ VII (1939-1944): Dédié à la mémoire des Orien­ talistes et des Slavisants victimes de l’invasion et de la persécution des Barbares Un volume de 568 pages, avec illustrations dans le texte. Paru auxÉtatsUnis. {épuisé)

TOME VIII (1945-1947) : Dédié à MICHEL ROSTOVTZEFF : La geste du Prince Igor. Épopée russe du dou­ zième siècle. Un volume de 383 pages, avec de nombreuses illustrations. Paru aux États-Unis.

ΓΟΜΕ IX (1949) : MÉLANGES HENRI GRÉGOIRE. Vol. I. Un volume de xxx-640 pages, avec 7 pli. — 500 francs belges.

ΓΟΜΕ X (1950) : MÉLANGES HENRI GRÉGOIRE. Vol. II. Un volume de lxiii-730 pages, avec 12 pli. — 600 francs belges.

TOME XI (1951) : MÉLANGES HENRI GREGOIRE. Vol.III. Un volume de 600 pages. — 600 fr. b.

TOME XII (1952) : MÉLANGES HENRI GRÉGOIRE. Vol.IV. Un volume de 671 pages. — 600 fr. b.

TOME XIII (1953) : MÉLANGES ISIDORE LÉVY. Un volume de xix-672 pages. — 600 fr. b.

Adresser les commandes à : Mlle Elsa Uytborck, 136 avenue Louise, BRUXELLES

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ENSE HISTORIAE BYZANTINAE SUBSIDIA II

QUELQUES PROBLÈMES D’HISTOIRE DE

LA PAYSANNERIE BYZANTINE PAR

Georges OSTROGORSKIJ Professeur à Γ Université de Belgrade Membre de l’Académie serbe des Sciences

Ouvrage publié avec le concours du Centre national belge de recherches byzantines

BRUXELLES Éditions

de l’Institut de

Philologie et d’Histoire Orientales et Slaves

1956

Des presses de L’Imprimerie DE MEESTER, Wettbren (Belgique)

CORPUS

BRUXELLENSE HISTORIAE BYZANTINAE SUBS1D1A 11

QUELQUES PROBLÈMES D’HISTOIRE DE

LA PAYSANNERIE BYZANTINE PAR

Georges OSTROGORSKIJ Professeur à l’ Université de Belgrade Membre de V Académie serbe des Sciences

Ouvrage publié avec le concours du Centre national belge de recherches byzantines

BRUXELLES Editions de Byzantion 10, Petite rue du Musée 1956

AVANT-PROPOS

Ces études d’histoire de la paysannerie byzantine ne font que reproduire la série de quatre conférences que j’ai eu l’honneur de faire, en mars, 1955, au Collège de France, dans le cadre de la Fondation Schlumberger pour les Études byzantines. Le texte n’en a subi, en effet, aucune altération essentielle. Toutefois, j’ai cru nécessaire d’ajouter des notes et références. Il a paru utile aussi de réunir la troisième et la quatrième conférence en un seul chapitre. Les idées qu’on trouvera exposées sont, sur certains points essentiels, bien différentes des opinions généralement acceptées et auxquelles je me suis tenu moi-même dans mes travaux anté­ rieurs. Une étude renouvelée des documents m’a fait rejeter la manière de voir accoutumée, et essayer une interprétation nou­ velle de quelques problèmes importants de l’histoire sociale de Byzance. Certes, je ne m’imagine point en avoir donné la solu­ tion définitive. Aucun chercheur ne croira jamais être arrivé à des conclusions sûres et définitives, la croyance au définitif étant con­ traire à l’esprit même de la recherche scientifique. Si les résul­ tats de mon enquête, si peu définitifs qu’ils soient, amènent les spécialistes à reconnaître l’insuffisance de certaines thèses, jus­ qu’ici unanimement acceptées, à reconnaître aussi la nécessité de reprendre les problèmes et de chercher des solutions nouvelles, je serai pleinement satisfait. En publiant mes conférences, c’est avec un sentiment de vive reconnaissance que je songe aux auditeurs qui ont bien voulu y assister. Je suis particulièrement heureux que ce soit un de ces auditeurs bienveillants, mon ami M. Paul Lemerle, qui ait le premier suggéré de publier ces conférences. Le maître éminent des études byzantines, M. Henri Grégoire, a accueilli cette sugges­ tion avec sa générosité bien connue, et m’a fait l’honneur d’in­ clure cette petite contribution à l’histoire sociale de l’Empire by­ zantin dans le Corpus bruxellense Historiae byzantinae. Ainsi la

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publication est due au concours amical de deux illustres historiens de Byzance, dont la collaboration avait assuré aussi la publication de la traduction française de mes études sur la Pronoïa et les Praktika byzantins. .Te tiens à leur exprimer toute ma gratitude pour cette nouvelle faveur. Il me faut aussi adresser mes sincères remerciements à M. Paul Orgels. Sans ménager son temps, il m’a apporté, pendant l’im­ pression de ce travail, toute son aide ; au surplus, il m’a rendu l’immense service de munir le texte d’un Index. Georges Ostrogorskij.

INTRODUCTION

Dans ces conférences nous allons parler des problèmes de l’his­ toire économique et sociale de l’Empire byzantin, et notamment de l’histoire de la paysannerie byzantine. C’est un sujet qui paraît restreint, et qui en vérité est, au contraire, très vaste ; un sujet qui a été beaucoup étudié, et qui est néanmoins plein de problèmes. En effet, il fut le thème préféré des grands byzantinistes russes du siècle passé, qui ont inauguré les études d’histoire économique et sociale de Byzance. Dans l’activité de la génération suivante de byzantinistes russes, issus de l'école de Vasiljevskij et d’Uspenskij, ce problème ne. cessa pas d’occuper une place centrale, et peu à peu il trouva aussi parmi les savants occidentaux des investigateurs assidus et compétents. La série de travaux re­ marquables qui fut le résultat de ces efforts a été complétée tout récemment par nombre d’études nouvelles consacrées à l’histoire agraire de l’Empire byzantin. C’est ainsi que la regrettée Ger­ maine Rouillard nous a décrit la vie rurale dans l’Empire byzantin à travers les siècles, dans un excellent ouvrage sorti de conférences faites au Collège de France (*). Et à cet ouvrage d’ensemble, très solide, viennent s’ajouter, dans ces dernières années, plusieurs re­ cherches spéciales sur la paysannerie byzantine à l’époque tardive : le livre utile de Každan (12), les mémoires copieux de Charanis (3) et d’Angelov (4), un article, assez hâtif il est vrai, de Gorjanov (5). (1) G. Rouillard, La vie rurale dans l’Empire byzantin, Paris, 1953. (2) A. P. Každan, Agrurnye olnošenija o Vizantii XIII-XIV vv., Moscou, 1952. (3) P. Charanis, On the Social Structure and Economie Organization of the Byzantine Empire in the Thirteenth Century and Later, dans Byzautinoslavica, 12 (1951), 94-153. (4) D. Angblov, Prinos kûm pozemlenite otnošenija oùv Vizantija prez XIII vek, dans Godišnik na Filos.-Ist. Fak,, 2 (1952), 1-103. (5) B. T. Gorjanov, Vizantijskoe krest’janstvo pri Paleologach, dans Viz. Vrem., 3 (1950), 19-50,

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PROBLÈMES D’HISTOIRE DE LA PAYSANNERIE BYZANTINE

On peut y ajouter mon étude sur les Praktika byzantins, parue, grâce à MM. H. Grégoire et P. Lemerle, l’année passée, en tra­ duction française f1). Cette série d’études toutes récentes montre que l’histoire de la classe paysanne est à l’ordre du jour parmi les byzantinistes. Sans doute, cct interet très vif traduit le sen­ timent des historiens que c’est là un élément fondamental de l’évolution de l’Empire et, ajoutons-le, un problème essentiel de ce phénomène de la féodalité byzantine que nous avons à peine commencé à étudier. Les historiens de Byzance ne sont pas d’accord meme sur la question de savoir s’il est justifié de parler de féodalité dans l’Empire byzantin. Le désaccord sur ce point vient d’ailleurs, non tant d’une différence dans l’appréciation de certains phénomènes de l’histoire byzantine, que dans la façon de concevoir la notion même de féodalité. Veut-on attribuer à cette notion un sens strictement restreint, en la rattachant à certains traits qui ne se manifestent pleinement que dans les pays médiévaux de l’Europe occidentale? Veut-on lui donner un contenu plus large, en l’appli­ quant à un état économique et social déterminé qui ne se limite pas à quelques siècles de l’histoire de l’Europe occidentale? Autre­ ment dit, la question est de savoir quel est l’élément essentiel de la féodalité : est-ce cette structure hiérarchique du pouvoir à plu­ sieurs degrés, qui semble distinguer si nettement le monde occi­ dental du monde byzantin? Est-cc plutôt le fait du domaine habité par des paysans redevables? Est-ce, pour l’exprimer plus brièvement encore, la seigneurie rurale, cellule de toute société féodale, qui existe à Byzance aussi bien que dans les pays occi­ dentaux ? Si l’on reconnaît que c’est là la base de la société médié­ vale dans le monde occidental comme dans l’Empire byzantin tardif (et comment ne pas le reconnaître?), l’expression de féo­ dalité byzantine paraîtra toute naturelle, et l’on ne doutera plus de la légitimité, et même de la nécessité de ce terme. Évidemment il n’est pas question d’admettre une identité fondamentale de l’économie à Byzance et en Europe occidentale — il n’en est pas question même dans les divers pays et régions de l’Occident —

(1) G. Ostrogorskij, Vizantijskie piscovye knigi, dans Byzantiuoslaoica, 9 (1948), 203-306 = Les Praktika byzantins, dans Pour l’histoire de la féo­ dalité byzantine^iCorpus Bruxellense Historiae byzantinae, Subsidia, I), Bru­ xelles, 1954, p._259-368.

INTRODUCTION

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mais il y a à cet égard, dans le monde médiéval tout entier, une profonde similitude qu’il y a lieu de mettre en lumière. D’ailleurs, mon intention n’est pas de discuter des problèmes théoriques. Ce que je me propose, c’est d’examiner certaines questions concrètes de l’iiistoire de la classe paysanne à Byzance, en interrogeant les documents. La méthode que nous allons suivre est celle d’une analyse exacte des actes contemporains. Je me garderai bien de m’éloigner des sources et d’avancer quoi que ce soit sans m’appuyer sur les données documentaires. Bien entendu, il ne peut être question de donner, dans une courte série de conférences, quelque chose comme une histoire de la paysannerie byzantine. Je ne peux que tenter de relever certains points dont l’examen me paraît particulièrement urgent. Somme toute, ce sera une contribution modeste à l’iiistoire éco­ nomique et sociale de Byzance. Du même coup ce sera, à mon sens, une petite contribution à l’histoire de la féodalité byzantine.

Nouveaux aspects de la lutte entre le pouvoir central

et les grands propriétaires fonciers au Xe siècle. Parèques de l’État.

Jetons d’abord un coup d’æil sur la lutte entre le pouvoir cen­ tral et les grands propriétaires fonciers au Xe siècle, qui fut le grand tournant de l’évolution économique et sociale de l’Empire byzantin. L’histoire de cette lutte dramatique est bien connue dans ses grandes lignes, grâce aux Novelles des empereurs de la dynastie macédonienne eux-mêmes. Ce n’est pas le lieu de re­ prendre l’analyse de ces fameux documents, dont les données ont été exposées plus d’une fois dans tous les détails, depuis Vasiljevskij, qui fut le premier à en faire, il y a plus de 70 ans, un com­ mentaire exhaustif (’). Ce que je me propose, c’est de confronter les informations des novelles impériales et les données de certaines autres sources. Je ne puis m’empêcher de m’interroger: les in­ formations des novelles impériales, tant de fois relatées, donnentelles une image fidèle de la grande lutte intestine qui décida du sort de l’Empire? N’y a-t-il pas d’autres sources qui permettraient de compléter les données de ces documents législatifs, qu’on a acceptées avec trop de confiance peut-être? Dans un petit article, publié en 1947, j’ai essayé, sur la base de quelques actes de la Lavra athonite, de porter un peu de lu­ mière sur les causes qui contribuèrent à l’échec final des mesures prises par le gouvernement impérial contre l’accroissement de la grande propriété foncière (12). Aujourd’hui je voudrais attirer l’at(1) V. G. Vasiljevskij, Materialg dlja vnutrennej istorii vizantijskogo ijusudurstua, dans Žurn. Min. Nar. Prosv., 302 (1879), 160-232 = Trudy IV (1930), 250-331. (2) G. Ostrogorsky, The Peasant’s Pre-emption Right. An Abortive Re[orm o[ the Macedonian Emperors, dans Journ. oj Rom. Stud., 37 (1947), 117 ss.

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PROBLÈMES D’HISTOIRE DE LA PAYSANNERIE BYZANTINE

tention sur deux chartes d’une tout autre portée. Leur analyse plus minutieuse peut aboutir, me paraît-il, à une compréhension sensiblement nouvelle de ce qui fut en cause dans la grande lutte entre le gouvernement impérial et l’aristocratie des grands pro­ priétaires. Il s’agit de deux documents très semblables et qui doivent être examinés simultanément (*). L’un d’eux est un sigillion du protospathaire Syméon, ekprosôpou de Thessalonique et du Strymon, délivré à Athanase, le fondateur de la Grande Lavra au Mont Athos. Publié déjà, d’après une copie, par Alexandre Lavriotès, cet acte fut réédité, d’après l’original, dans la publication bien connue de G. Rouillard et P. Collomp, où il est daté, sans aucune explication, de l’an 989 (12). L’autre document, également un si­ gillion, délivré par le protospathaire et ekprosôpou Théodore Kladôn aux monastères de Kolobou et de Polygyron à Hiérissos et de Léontia à Thessalonique, n’est connu que grâce à une édition très fautive qu’en a faite 1’1 vérité Joachim, sans y ajouter un mot de commentaire et même sans essayer d’en fixer la date (3). Ces diplômes n’ont pas rencontré l’intérêt qu’ils méritent. Non seulement personne ne les a mis en rapport avec le problème le plus brûlant de l’histoire sociale de Byzance au xe siècle : l’acte

(1) Je fais l’étude de ces documents aussi dans un article qui vient de pa­ raître en langue serbe : O vizantiskim državnim seljacima i vojnicima — due povelje iz doba Jovana Cimiska, dans Glas Srpske Akad. nauka, 214 (1955), 23 ss. (2) Aleksandr Lavrskij, Afonskie gramotij, dans Viz. Vrem., 5 (1898), n. 4, p. 488-489; G. Rouillard et P. Collomp, Actes de Lavra, I (1937), n. 9. (3) Ιωακείμ ’Ιβηρίτης, Σιγίλλιον περί των μονών Κολοβού, Πολυ­ γύρου καί Λεοντίας Θεόδωρόν Άσπαθή τοΰ Μαγαχά, dans Γρηγόριος δ Παλαμάς, 1 (1917), 787-788. D’après l’éditeur, cet acte commence par l’intitulé : Σιγίλλιον γενόμενον παρά Θεοδώραν Άσπαθή τοΰ Μαγαχά και εκπροσώ­ που τοΰ Κλάδωνος, et se termine par la signature : Θεόδωρος Άσπαθής επί τοΰ Μαγαχά ο Κλάδωνος οικεία χειρί υπέγραφα. Il est évident qu’au lieu de Άσπαθής il faut lire πρωτοσπαθάριος. Dans la lecture επί τοΰ Μαγαχά se cache sans doute la fonction d’ekprosôpou et un nom que l’éditeur n’a pas su déchiffrer. En tout cas, il ne s’agit pas du nom de famille de Théodore, qui se trouve à la fin et qui est ό Κλάδων. (Pour ce nom, cf. St. Kyriakidês, Βυζ. Μελέται, II-V, 1937, 134, n. 2 ; P. Lemerle, Philippes et la Macédoine Orientale, Paris, 1945, 141). — L’original de cet acte paraît malheureusement être disparu. M. Dolger a eu l’obligeance de me faire savoir que, lors de son séjour au Mont Athos en 1941, il ne se trouvait plus dans les archives d’Iviron.

PARÈQUES DE L’ÉTAT

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de Théodore Kladôn, publié dans une revue ecclésiastique de Salonique, a passé presque inaperçu. Même les savants éditeurs des actes de Lavra, tout en publiant l’acte tout-à-fait analogue adressé à S. Athanase, ne se sont pas doutés de son existence. Seul F. Dôlger lui a consacré quelques remarques savantes, comme toujours, et a proposé comme date l’an 960 ou bien 975 (x). En comparant les deux actes en question, on peut être plus affirmatif. Puisque l’un d’eux mentionne les chrysobulles des empereurs Con­ stantin (VII) et Romain (II), déjà défunts, et l’autre ceux des empereurs décédés Romain et Nicéphore, il est certain que nos actes sont postérieurs à la mort de Nicéphore Phocas, en 969. Puisque, d’autre part, les couvents de Kolobou et de Léontia, auxquels le sigillion de Théodore Kladôn est délivré, cessèrent d’exister comme monastères indépendants en 980, nos actes doi­ vent être antérieurs à cette date. Par conséquent, l’acte de Théo­ dore Kladôn se place, selon le mois et l’indiction, en septembre 975, et l’acte correspondant du protospathaire Syméon en sep­ tembre 974 (1 2). Au début de leurs actes chacun des deux fonctionnaires se ré­ fère à un ordre-pittakion impérial. Ils le citent avec des expres­ sions tout-à-fait semblables, en reproduisant évidemment le texte même de l’ordre impérial. Selon cet ordre, ils avaient à faire, dans leurs région, une enquête sur les soldats et les paysans rede­ vables à l’État, qui s’étaient réfugiés sur les grands domaines laïques et ecclésiastiques, afin de les restituer au gouvernement impérial. Les fonctionnaires affirment avoir agi conformément à l’ordre reçu, et avoir rendu tous « les gens de l’État » (δήμοσιαρίους) à leur condition. Ils ne laissèrent aux couvents, nous disent-ils, que « ceux qui ne sont pas à l’État » (τους μή όντας

(1) F. Dôlgeu, B. Z., 29 (1929-30), 104 s. Cf. d’ailleurs Zur Textgcstaltung der Lavra- Urkunden and ihrer historischen Ausivertung, dans B. Z., 39 (1939), 31, ou Dôlger propose, avec un point d’interrogation, la date de 990, sans doute sous l'influence de la date de 989 assignée par G. Rouillard et P. Col lomp à l’acte délivré à S. Athanase. Cependant, dans un mémoire plus récent,l’éminent historien allemand reprend sa datation primitive et plus exacte de 960 ou bien 975 : cf. Ein Fall slavischer Einsiedlung im Hinterland von Thessalonike im 10. Jahrhundert, dans S. B. d. Bayer. Akad. d. H'îss., Phil.hist. Kl., 1952, Heft 1, p. 11, η. 1 et p. 17. (2) La question de la chronologie est discutée avec plus de détails dans mon article mentionné dans Glas de l’Académie Serbe, 214 (1954), 30-35.

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PROBLÈMES D’HISTOIRE DE LA PAYSANNERIE BYZANTINE

δημοσιαρίους), c’est-à-dire ceux que les monastères détenaient en vertu des chrysobulles impériaux. Ainsi Lavra ne garda que 32 fa­ milles parèques, les monastères de Kolobou et de Polygyrou, 60 et. au couvent de Léonlia à Thessaloiiique, Théodore Kladôn reconnut, d’après un chrysobulle de Constantin Porphyiogénèlc, le droit sur 36 ατελείς παροίκους και δουλοπαροίκους. Il est incontestable, me paraît-il, qu’il y a un lien direct et mani­ feste entre ces mesures et la législation de la dynastie macédonienne interdisant aux grands d’accaparer les biens des petits proprié­ taires paysans et militaires, et de transformer ces derniers en parèques. En effet, les mesures administratives dont il s’agit dans nos actes ne sont que la conséquence de cette interdiction et qu’une application de la législation impériale. Les informations de nos documents sont d’autant plus précieuses, que les novelles impériales elles-mêmes ne font aucune allusion à ces mesures re­ marquables ; les actes de 971 et 975 sont seuls à nous les faire connaître. Ajoutons que les dates que nous avons pu leur assigner augmenlent encore l’intérêt de ces documents. En les plaçant dans les années 974 et 975, nous les avons attribués à l’époque de Jean Tzimiscès. L’empereur qui, par son pittakiou, avait ordonné une perquisition dans les grands domaines laïques et ecclésiastiques, n’était autre, donc, que le grand usurpateur Jean Ier. Or, jus­ qu’ici, on ne savait rien des mesures prises par cet empereur, en ce qui concerne la lutte entre le pouvoir central et l’aristocratie pour la petite propriété terrienne. On connaît, en effet, des lois en faveur de la propriété paysanne ou militaire de Romain Ier, de Constantin Vil, de Romain II, de Nicéphore Phocas et, enfin, de Basile II, donc de tous les souverains de cette époque, sauf Jean Tzimiscès. L’ordre impérial, reproduit dans nos actes de 974 et 975, comble cette lacune : il montre que Jean Tzimiscès ne se désintéressait pas non plus du sort des propriétaires paysans et stratiotes ; tout au contraire, il s’opposait d’une manière très énergique à leur établissement sur les terres des grands. Une tendance anti-aristocratique fut le trait caractéristique de la politique agraire du gouvernement byzantin dès les jours de Romain Lécapène. Cette ligne fut fidèlement suivie par Constan­ tin VII, par Romain II et, avec un radicalisme particulier, par Basile IL Par contre, Nicéphore Phocas, lui-même représentant d’une des familles aristocratiques les plus puissantes de l’Asie

parèques

i.’ÉT/vr

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Mineure, tout en combattant la croissance de la propriété mona­ stique, se fit le porte-parole des aspirations de la noblesse laïque. On pouvait s’attendre à ce que Jean Tzimiscès, membre, illustre de celle même aristocratie de. l’Asie Mineure, eût suivi son exemple. Pourtant les actes que nous étudions le démentent, et cela jette une lumière nouvelle sur la personne de ce grand souverain. Comme nous venons île le voir, il alla jusqu’à ordonner aux fonc­ tionnaires des provinces de traquer les stratiotes et les paysans de l’État que les grands propriétaires laïques et ecclésiastiques avaient accueillis sur leurs terres. Sans doute, ce fut une mesure généiale. 11 va de soi que l’ordre impérial ne fut pas adressé seulement à ces deux fonctionnaires dont les actes nous sont parvenus, et qu’il ne se limitait pas aux régions mentionnées dans ces deux actes, fortuitement conservés. 11 est même vraisemblable que le gouvernement byzantin recourait à de telles mesures déjà avant l’époque de Jean Tzimiscès, bien que les novelles impériales n’en soufflent mot. A la lumière des informations des actes analysés, nous pouvons mieux saisir le sens de certaines indications que nous trouvons dans d’autres sources. C’est ainsi qu’un diplôme de Constantin VII, cité dans un chrysobulle de Constantin X Doucas de 1060, accorde au cou­ vent de St-André à Thessalonique l’immunité pour 100 parèques et douloparèques, sous réserve que ceux-ci ne seront aucunement recrutés parmi les stratiotes, les paysans redevables à l’État et les excoussates du Drôme, (μή μέντοι γε στρατιωτών ή δημυσιαρίων ή εζκονσσάτων τον δρόμον (*). Cette réserve caractéristique a évidemment le même but que le pittakion de Jean Tzimiscès : elle veut empêcher que les stratiotes et les paysans de l’État se soustraient à leurs obligations envers le pouvoir suprême en deve­ nant sujets des grands propriétaires. Pour atteindre ce but, le gouvernement byzantin était forcé de recourir à des mesures de contrôle et de contrainte administra­ tive. Nos actes montrent comment ces mesures furent appliquées dans deux cas sur certains domaines monastiques. Dans l’un et dans l’autre cas, les fonctionnaires semblent bien avoir trouvé sur les terres monastiques les réfugiés qu’ils cherchaient, car ils affirment avoir restitué au gouvernement tous les gens de l’Etat

(1) Actes de Lavra, a. 2S, 31.

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PROBLÈMES D’HISTOIRE DE LA PAYSANNERIE BYZANTINE

et n’avoir laissé aux monastères que les parèques leur appartenant de droit. Afin de prouver leur droit, les moines devaient présenter les chrysobulles impériaux qui leur accordaient la possession d’un nombre déterminé de parèques. Les excédents devaient être resti­ tués à l’État. Le fait que les autorités byzantines étaient forcées de faire cher­ cher leurs redevables sur les domaines des grands propriétaires, impose la conclusion que souvent les paysans de l’État, appauvris et accablés par des charges excessives, passaient sur les terres des grands de leur propre mouvement. Les novelles impériales nous Font fait déjà soupçonner (^, Les actes que nous venons d’analyser ne laissent pas le moindre doute à cet égard. Or, ce fait est d’une importance capitale pour l’appréciation de la cause originelle du conflit entre le pouvoir impérial et les propriétaires féodaux, et il explique dans une grande mesure son issue finale. L’objet de cette grande lutte fut, non seulement, les terres des petits possesseurs, mais aussi et surtout ces possesseurs eux-mêmes. L’acquisition de main d’æuvre, l’augmentation du nombre de leurs paysans, fut pour les grands propriétaires fonciers aussi impor­ tante et plus importante encore que l’accaparement des terres, bien que ce soit ce dernier point qui surtout et presque exclusive­ ment soit mis en évidence dans les novelles impériales (et, d’après elles, aussi dans les ouvrages modernes). En protégeant les petits propriétaires, paysans et militaires, contre les aspirations des grands, le gouvernement byzantin ne luttait point pour les droits et l’indépendance des petits, comme les novelles impériales l’ont fait croire. Il défendait, en vérité, ses propres droits, ses droits aux redevances et aux services des paysans, que les seigneurs féo­ daux tâchaient de lui enlever. La lutte intestine du xe siècle ne fut pas une lutte entre les grands et les petits propriétaires, mais une lutte entre le pouvoir central et les puissances féodales. Les petits propriétaires n’étaient que l’objet de cette lutte, leurs redevances et services en étaient l’enjeu. Ce fait fondamental, nos actes le font mieux saisir que les novelles impériales avec leur rhétorique voulue. Entre nos actes et d’autres documents administratifs d’une part, et les novelles impériales de l’autre, il y a une différence de (1) G. Ostrogorskij, Agrarian Conditions in the Byzantine Empire, dans Cambridge Economie History, I (1942), 208.

PARÈQUES DE L’ÉTAT

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terminologie profonde et très révélatrice. En protégeant leurs soldats et leurs paysans, et leur propriété, contre les appétits des grands, les empereurs se représentent dans leurs novelles comme protecteurs des petits et des humbles, désignant les petits posses­ seurs comme « les pauvres » (πένητες, πτωχοί) et les opposant aux « puissants » (δυνατοί). On ne trouve ces termes que très rare­ ment dans les actes, là seulement où il s’agit d’une application directe de certaines dispositions des novelles (χ). Tout différent est le vocabulaire de nos documents de 974 et 975 et de l’ordre impérial lui-même qui leur servit de base. Cet ordre administra­ tif, adressé aux fonctionnaires impériaux, ne vise pas à produire une impression psychologique ou rhétorique. Les paysans rede­ vables à l’État sont désignés ici comme προσοδιάριοι δημοσιάριοι ou, plus souvent, simplement comme δημοσιάριοι, et on leur oppose les paysans des monastères que l’État ne réclame pas, comme οί μη δντες προσοδιάριοι. Il est singulier que, dans les novelles, on ne rencontre ces termes nulle part (ž). Les novelles insistent sur la différence entre « pauvres » et « puissants », les actes que nous venons d’analyser sur celle entre paysans de l’État et parèques seigneuriaux. De même le sigillion chrysobulle de Constantin VII, cité dans le chrysobulle de Constantin X, et que nous avons déjà mentionné, cite parmi ceux auxquels il interdit de s’établir sur les terres monastiques en premier lieu les stratiotes et les démosiaires, en y ajoutant les excoussates du Drôme. Ce sont encore ces deux groupes — stratiotes et démosiaires — qu’on trouve cités l’un à côté de l’autre dans les Tactiques de Constantin : εάν ζημιώση τις στρατιώτην ή δημοσιάριον ... (3). Quel était le statut juridique des paysans que les novelles ap­ pellent « les pauvres » et que les documents administratifs désignent comme « démosiaires », c’est-à-dire hommes de l’État ? On les

(1) Actes de Laura, n. 2, 22. Cf. G. Ostrogorskij, Journ. of Rom. Stud., 37 (1947), 120. (2) Signalons, toutefois, un passage de la novelle de Basile II de 996 où il est question du paysan Philocalès qui s’était excessivement enrichi au détriment de ses co-villageois. L’empereur lui enleva les biens qu’il avait accaparés pour les partager entre les pauvres, et le restitua à sa condition primitive, ce qui est exprimé par ces mots : εκείνω ôè κατέλιπεν δπερ εξαρχής είχε δημόσιον καί χωριτών ëva πάλιν έποίησε (Zepos, Jus, I, 265). (3) Cf. Ducange, Gloss. Med. Gr., s.v. δημοσιάριος et Gloss. Med. Lat., s.v. dimossarium. 2

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considère généralement comme des petits propriétaires libres et indépendants, et l’on admet que c’est en cette qualité de paysans libres que le gouvernement impérial les protégea, de même que les slratioles, quand leur indépendance se trouva menacée par les grands. Cette manière de voir, bien que généralement acceptée et partagée naguère par moi-même, contient, me paraît-il à pré­ sent, une bonne partie de simplification. Il ne s’agit pas, en vé­ rité, des paysans indépendants, mais des paysans de l’État, comme le disent clairement les sources que nous venons d’analyser. Cer­ tes, ces paysans n’étaient pas sujets d’un seigneur féodal quel­ conque, et sans doute cette circonstance n’est pas sans importance. Néanmoins ils étaient loin d’être indépendants. Les redevances et les services que les parèques seigneuriaux devaient à leur sei­ gneur, ils les devaient à l’État. Leur relation avec l’État ne se distinguait pas, au fond, de l’attachement qui liait le parèque seigneurial à son maître. Il est particulièrement caractéristique que les sources elles-mêmes les désignent souvent comme parèques de l’État : δημοσιακο'ι πάροικοι. Ce qui les distinguait des pa­ rèques seigneuriaux, ce n’était pas leur prétendue indépendance, mais simplement le fait qu’ils étaient dépendants non d’un seigneur féodal, mais de l’État ou, pour être plus exact, du chef de l’État. Dans la personne de celui-ci, ils avaient, eux aussi, un seigneur ; car, entre ce qui était à l’État et ce qui était à l’empereur, il n’y avait pratiquement aucune différence. En effet, le droit de ces paysans de quitter la terre qu’ils la­ bouraient était limité : le pittakion de Jean Tzimiscès le montre aussi clairement que possible, en considérant comme fugitifs les paysans de l’État et les stratiotes qui s’étaient établis sur les do­ maines des monastères ou des nobles et en ordonnant leur resti­ tution à l’État. Limité aussi était leur droit de disposer librement de leur propriété : la législation impériale leur interdisait d’aliéner la terre au profit des « puissants ». Par contre, le pouvoir impé­ rial disposait à son gré, et de leur propriété, et de leur personne. C’était donc ses propres paysans que l’État byzantin proté­ geait contre les aspirations des seigneurs féodaux. En augmen­ tant leur puissance, les grands propriétaires laïques et ecclésias­ tiques se mirent à enlever à l’État ses paysans et ses soldats, afin d’en faire leurs propres parèques. C’est là le point essentiel de la grande crise du xe siècle. Le gouvernement impérial s’oppo­ sait naturellement à la déchéance de la classe de ses soldats et

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de ses paysans redevables, et tâchait de la sauvegarder, autant que possible, par des mesures législatives et administratives. Cependant, ces mesures protectrices limitaient nécessairement la liberté de ceux qu'elles étaient destinées à défendre : en fait, elles les attachaient au sol et les privaient du droit de disposer de leur possession ; bref, elles les transformaient en parèques de l’État. Comme nous l’avons déjà noté, les documents nous parlent expressément des parèques de l’État, des δημοσιακοί ou δημοσιάριοι πάροικοι. Pourtant les historiens ne leur accordent presque aucune attention. Même les auteurs des travaux les plus récents et les plus détaillés sur la paysannerie byzantine, pour autant qu’ils en parlent, ne font que les mentionner en quelques lignes ou en quelques mots, souvent peu clairs. Angelov, dont la très courte remarque à ce sujet est au moins bien claire, considère les δημοσιακοί πάροικοι comme des serfs habitant les domaines de la couronne (*) ; il semble que ce soit aussi la manière de voir de Dôlger (12). Sans doute, cette interprétation semble la seule raisonable, pour autant qu’on considère les petits possesseurs rede­ vables à l’État, non comme des parèques de l’État, mais comme des paysans libres et indépendants. Cependant, il n’est pas diffi­ cile de se persuader que ce sont bien aussi les petits possesseurs soumis aux impôts au profit du fisc que les documents byzantins désignent comme parèques de l’État. Voici un acte du praktôr Michel Tzankitzakis, du dossier de Notre-Dame de Pitié en Macédoine, sur lequel nous reviendrons encore. En 1152, sur ordre de l’empereur, Michel Tzankitzakis assigne à 12 parèques du monastère 1000 modioi de terre. Le ter­ rain choisi comprenait, d’après sa mensuration, 1176 mod., mais il fallait en retrancher 166 mod. car — et c’est ce qui nous inté­ resse particulièrement — ce terrain englobait plusieurs lots de parèques de l’État redevables au fisc (καί τινων υποτελών δημοσιακών παροίκων χωράφια) (3). Ces parcelles ne devaient pas passer au monastère ; au contraire, leurs possesseurs continuaient à verser

(1) Angelov, op. cil., 74. (2) F. Dôlger, Die Frage des Grundeigentums in Byzanz, dans Bull, of the Intern. Comm. of Hist. Sciences, 5 (1933), 7, réimprimé dans Byzanz und die europàische Slaatemvelt, Ettal, 1953, 219. (3) L. Petit, Le Monastère de Notre-Dame de Pitié en Macédoine, dans Izv. Russk. Archeol. Inst. t>. K[pole, 6 (1900) 43, 24.

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les impôts au fisc (ύποτελεΐν) f1). Or, le fonctionnaire impérial nous donne des informations précises sur ces parèques de l’État et leurs possessions : dans le village de Leskovic, il y avait quatre paysans de l’État, dont l’un possédait trois lots et les trois autres un lot chacun, avec ensemble une surface de 80 mod. ; dans le village de Kondarate, cinq parèques, dont un prêtre et un no­ taire, avaient six lots, dont l’un de 30 et les autres ensemble de 56 mod. (1 2). Manifestement il ne s’agit pas ici d’un domaine im­ périal quelconque. Ces parèques de l’État étaient des petits pos­ sesseurs redevables au fisc, et c’est précisément pour cela qu’on les désignait comme parèques de l’État ou du fisc. En d’autres termes, les paysans que les savants modernes appellent libres, puisqu’ils ne sont redevables qu’à l’État et n’ont pas d’obliga­ tions envers un propriétaire féodal ou un monastère, les Byzan­ tins les appelaient pour cette même raison parèques de l’État. Ils les distinguaient bien des parèques seigneuriaux, mais non comme propriétaires indépendants, mais comme parèques appar­ tenant à l’État. On sait que, en signe de faveur, les empereurs donnaient aux grands et aux monastères, non seulement des terres, mais sou­ vent aussi des paysans. Ces paysans, d’où provenaient-ils? Évi­ demment, de la classe des parèques de l’État. Basile II le dit, d’ailleurs, lui-même explicitement ; par son chrysobulle de 979-80 il accorde à Jean Tornikios, fondateur d’Iviron, l’immunité pour 60 parèques de l’État (εξήκοντα δημοσιαρίονς παροίκους) qui lui ont été cédés en vertu de chrysobulles impériaux (3). Andronic II, ayant donné au monastère de Jean Théologos de Patmos un domaine sur l’île de Lemnos, ordonna que la terre fût cultivée moyennant les corvées effectuées par certains parèques de l’État qui se trouvaient sur ladite île (τινες των εν τή τοιαντη νήσω δημοσιακών παροίκων). Cependant, bientôt les moines portèrent plainte : ces parèques leur refusaient le service ordonné, et le monastère n’avait pas le moyen de les réduire à l’obéissance, car ils n’étaient pas ses serfs, mais serfs de l’État. Andronic II en tira la conséquence que les moines désiraient qu’il en tirât, et leur fit don des parèques en question : désormais ceux-ci avaient (1) Ibid., 44, 5. (2) Ibid., 43,25 - 44,3. (3) Cf. le texte dans Dolger, Ein Fait slavischer Einsiedlung, p. 7, 16.

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non seulement à acquitter envers le monastère les corvées exigées, mais aussi à lui verser tous les payements qu’ils devaient jusqu’ici faire au fisc i1). Ces parèques de l’État ne provenaient pas, eux non plus, d’un domaine impérial, mais étaient de petits tenan­ ciers habitant çà et là dans divers villages de l’île de Lemnos. Il y avait 23 personnes, ou plutôt 23 familles, dispersées dans cinq villages ; ils avaient payé au fisc 34 hyperpères en tout. Par conséquent, tous les paysans redevables au fisc étaient considérés comme parèques de l’État et appartenaient à l’État dans le même sens et dans la même mesure que les parèques sei­ gneuriaux appartenaient à leurs seigneurs. Avec le morcellement du pouvoir suprême à l’époque tardive, le gouvernement central n’est plus seul à disposer des parèques de l’État. Une ordonnance du despote Démétrius Paléologue de Thessalonique, de 1314, mentionne une requête de sire Jean Paléo­ logue qui désirait qu’on lui cède un parèque appartenant au mo­ nastère de Chilandar et qu’on donne au monastère, en compen­ sation, un parèque de l’État. Le despote satisfait ce désir et donne à Chilandar un parèque de l’État en échange du parèque que le couvent cédera à Jean Paléologue (12). Certes, je n’affirme pas qu’il n’y avait jamais eu à Byzance de paysans indépendants disposant à leur gré de leur terre et de leur personne. Tels furent sans doute les paysans qui apparais­ sent dans le Nomos Georgikos au vne ou au vme siècle, aussi bien que dans le traité Ashburner au xe siècle : propriétaires compétents de leurs biens meubles et immeubles, maîtres des esclaves et des ouvriers agricoles. Telle fut aussi, à l’origine, la condition des paysans et des stratiotes dont nous parlent les no­ velles des empereurs de la dynastie macédonienne. Ce fut préci­ sément le droit de ces propriétaires d’aliéner leurs biens, qui fut pour les grands le moyen de mettre la main sur leurs terres. Ce­ pendant, la grande crise qui en résulta mit fin à leur indépendance. Non seulement parce qu’ils furent de plus en plus absorbés par les grands, mais aussi parce que le gouvernement impérial, afin de les protéger contre ce danger, les priva en fait du droit de dis­ (1) M.M., VI, 254-255 de septembre 1321. Cf. aussi F. Dolger, Facsimiles byz. Kaiserurkunden, n. 48, et pour la date, Dolger, B. Z., 28 (1928), 369 ss. et Ostrogorskij, Féodalité, 275 ss. (2) Actes de Chilandar, éd. Petit, n. 30.

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poser librement de leur propriété et de quitter leurs terres pour passer sur les domaines des grands propriétaires. Et de ce fait il les transforma en parèques de l’État. Le coup qui frappa les paysans jadis indépendants fut d’autant plus dur qu’il anéantit en même temps les stratiotes, leurs « ju­ meaux ». Ceux-ci représentaient, pour le maintien de la paysan­ nerie indépendante, le plus sûr appui et, pour le développement des forces féodales, le plus grand obstacle. Aussi longtemps que subsista une couche importante de stratiotes, possesseurs de pe­ tites tenures grevées d’obligations militaires, aussi longtemps que ce fut cette paysannerie armée qui forma la base de la puissance militaire de l’Empire, on ne saurait parler d’un vrai développement des institutions féodales à Byzance. Cependant, à la suite de la décadence de la classe des petits stratiotes, l’ancienne milice pay­ sanne fut, comme on sait, au cours des xie et xne siècles, rem­ placée par l’armée purement féodale des pronoïaircs, cc qui ouvrit largement la voie à la féodalisation de l’Empire (1). Il est vrai que d’après Mutafčiev, auteur d’un mémoire copieux sur les biens militaires à Byzance (1 2), les petits stratiotes n’auraient disparu définitivement qu’à la fin du xive siècle, mais il est vrai aussi que Mutafčiev était très enclin à appliquer aux stratiotes du type ancien les témoignages des sources visant en réalité les pronoïaires, afin de réconcilier ces témoignages avec sa thèse que le système de la pronoïa n’avait pas de caractère militaire. D’ailleurs, je n’affirme pas qu’il ne resta plus, à l’époque tar­ dive, un seul stratiote du type ancien ni un seul paysan indépen­ dant. La société humaine est un organisme complexe, dont on ne peut déterminer que les formes et les tendances essentielles, mais ces formes et ces tendances restent toujours pleines d’excep­ tions, voire même de contradictions. On sait que les Comnènes et même les Lascarides de Nicée installèrent, à plusieurs reprises, sur le sol de l’Empire, en qualité de stratiotes, des prisonniers étrangers. Comment nier alors toute survivance des stratiotes indigènes? Toutefois, il est incontestable que les stratiotes du type ancien étaient très loin de jouer leur rôle de naguère et que,

(1) Cf. Ostrogorskij, Féodalité, 14 ss. (2) P. Mutafčiev, Vojniški zemi i vojnici υύυ Vizantija prez XIII-XIV v., dans Spisanie na ûùlg. Akad. na naukite, 27 (1923), 1-114.

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pour autant qu’ils subsistassent, ils devaient de plus en plus s’identifier à de petits pronoïaires. De même, il me paraît certain qu’à l’époque tardive, les pay­ sans indépendants ne représentaient plus un élément digne d’at­ tention et n’occupaient point dans la vie rurale de Byzance la place importante qu’on a l’habitude de leur assigner. Dans l’État féodal, les propriétaires indépendants ne sont, en règle générale, que des personnages d’une certaine importance, et quelle que soit leur origine, ils se rapprochent nécessairement de la couche féo­ dale. Par contre, les petits propriétaires, incapables de maintenir leur indépendance, glissent inévitablement dans la condition parèque. Ainsi les paysans jadis indépendants se transformèrent, en grande partie, en parèques de l’État. La différence entre eux et les pa­ rèques seigneuriaux se trouva de ce fait singulièrement diminuée. Ils ne représentent désormais qu’une catégorie particulière de parèques. Parmi les catégories différentes dont se composait la paysannerie asservie de l’époque byzantine tardive, on aura à introduire ce groupe très important des parèques de l’État, resté inaperçu jusqu’ici. Un trait caractéristique de l’ordre féodal, ce sont les donations de domaines fonciers à des grands. De siècle en siècle, ces dona­ tions deviennent plus fréquentes à Byzance, et à celles faites en faveur d’établissements ecclésiastiques, s’ajoutent de plus en plus celles destinés aux possesseurs laïques, surtout aux pronoïaires. Avec la terre, le gouvernement impérial leur cède les paysans qui l’ha­ bitent. Les savants affirment que, avant d’être cédés par l’État, ces paysans étaient libres et qu’ils ne devenaient parèques qu’en vertu de la donation de leur village. Cependant, comme on le sait, la terre donnée en pronoïa peut faire retour à l’État. Que deviennent alors les paysans qui y sont installés? Regagnent-ils provisoirement leur prétendue liberté — pour la perdre de nou­ veau à la suite de la prochaine donation? Évidemment, il serait absurde de le supposer. D’ailleurs les possessions des pronoïaires ne représentent à cet égard qu’un exemple particulièrement ca­ ractéristique. Plus stables en principe, les domaines patrimoniaux changeaient en fait, eux aussi, souvent de propriétaires, par suite des variations de la faveur impériale. Ne citons qu’un seul exemple. En novembre 1083, Alexis Ier Comnène fit don d’un domaine près de Thessalonique à Léon Ké-

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phalas. Ce domaine appartenait jadis à un noble Thessalonicien, puis l’empereur Nicéphore Botaniate (1078-81) le donna à deux chefs étrangers de bandes mercenaires, mais ceux-ci ayant parti­ cipé à une insurrection, la terre leur fut enlevée et restituée à l’État, et c’est comme bien de l’État qu’Alexis Comnène octroie ce domaine, avec les parèques qui y sont installés, à un de ses fidèles (*). Donc, au cours de quelques années, ce domaine chan­ gea plusieurs fois de maître. Et combien d’exemples pareils pour­ rait-on trouver dans les documents byzantins ! Un domaine du fisc donné à un grand personnage retourne à l’État, passe ensuite à un autre personnage favorisé, revient de nouveau à l’État, qui l’octroie une fois de plus à un grand ou à un monastère, et cela même ne représente pas nécessairement la fin de son odyssée, étant donné que le bien du monastère peut être échangé, sinon retiré ou aliéné d’une autre manière. Bien entendu, le statut des paysans qui y étaient établis ne pouvait pas changer chaque fois que le domaine changeait de pro­ priétaire. En d’autres termes, la condition des paysans, leurs droits et devoirs devaient être sensiblement les mêmes, qu’ils fussent installés sur les terres de l’État, d’un monastère ou d’un grand laïque, qu’ils fussent redevables à l’État ou à un seigneur féodal.

(1) Actes de Lavra, n. 38 d’avril 1084.

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Contrôle de la main d’æuvre agricole sur les grands domaines.

Malgré toutes les mesures énergiques et même sévères que prit le gouvernement impérial, sa lutte contre l’aristocratie des grands propriétaires se termina, on le sait, par la victoire de cette der­ nière. Quoique durement frappés par les lois prohibitives des empereurs du xe siècle, et surtout par les mesures de Basile II, les grands féodaux remportèrent à la fin. L’époque qui suivit la mort du grand Basile vit croître rapidement les grands do­ maines, et décliner la petite propriété, paysanne et militaire, avec toutes les graves conséquences que l’on connaît et qui amenèrent la décadence financière et militaire de l’Empire. On sait que la longue série de novelles impériales, interdisant aux grands l’ac­ quisition de la terre des petits propriétaires, cesse entièrement avec la mort de Basile II, et bien que la législation des Macédo­ niens n’ait jamais été officiellement abolie, elle tomba vite dans l’oubli. Si un juriste illustre, comme le magistre Eustathe, s’y référait encore au milieu du xie siècle (x), c’est que ce fut un juge particulièrement consciencieux et instruit et qui se tenait scru­ puleusement à la loi écrite. Au xiv® siècle, Constantin Harménopoulos dira, en citant la fameuse novelle de Romain Ier Lécapène de 922 sur la Protimesis, que cette loi interdisant aux grands l’acquisition des biens des pauvres n’était plus en vigueur depuis longtemps (1 2). On pouvait le dire déjà bien des siècles auparavant. Cependant, si la législation macédonienne dirigée contre l’ac­ croissement des possessions foncières cessa d’être appliquée et tomba en désuétude, il n’en était pas de même pour les mesures de con­ trôle destinées à empêcher l’augmentation illimitée des parèques

(1) Gf. Peira : Zepos, Jus, IV, p. 32 et 38. (2) Harmenopulus, éd. Heimbach, p. 380.

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sur les grands domaines. Certes, ces mesures n’étaient pas tou­ jours aussi sévères que celles décrétées par Jean Tzimiscès (v. cliap. Ier, pages 11-15). Néanmoins, il est vrai que les autorités byzantines continuèrent, des siècles encore, à régler le problème de la main d’æuvre sur les grands domaines et à fixer nettement le nombre maximum de parèques permis à tel ou tel seigneur. Ce phénomène n’a pas attiré l’attention qu’il mérite. La lutte dramatique entre l’État et les grands féodaux de l’époque macé­ donienne terminée, la rivalité pour la main d’æuvre continuait. Il semble que ce problème était d’une plus grande portée encore que celui de la possession de la terre elle-même. Rien d’étonnant, d’ailleurs : l’homme était plus rare que la terre, et la terre, que valait-elle sans l’homme? Certes, la rivalité dont nous parlons ne se manifeste plus sous la forme d’une lutte ouverte. En dotant les grands et surtout les monastères des possessions terriennes, les empereurs leur cèdent aussi des parèques ou leur accordent au moins le droit d’établir sur leurs terres des cultivateurs, mais il est remarquable qu’ils tâchent de fixer à ce droit des limites bien nettes. Sous le faible gouvernement des épigones de la mai­ son macédonienne et des Doucas, à l’époque de la prédominance de l’aristocratie civile, sous les Comnènes après le triomphe de la noblesse militaire, et sous les Anges encore, le gouvernement byzantin ne cesse pas de limiter le nombre des parèques sur les grands domaines. Ce n’est qu’au bout d’une longue évolution que le pouvoir impérial affaibli commence à accorder aux grands propriétaires le privilège d’installer sur leurs domaines des culti­ vateurs selon leur désir, et pratiquement sans restriction. Voici un sigillion chrysobulle de Constantin IX Monomaque de janvier 1044 pour la Néa Moné de Chios. L’empereur confirme à la Néa Moné une propriété terrienne importante que le couvent avait achetée, l’affranchit de toutes charges, et lui accorde le droit d’y installer encore 24 paysans, à condition que ceux-ci soient « libres d’impôts, et qu’ils n’aient point de terre en propre, ni d’obligations envers le fisc, le service militaire ou celui des routes publiques » (μήτε δημοσία», μήτε στρατεία, ή δρόμο» κα­ τειλημμένους) ou une autre liturgie de l’État (*). (1) Éd. Μ. Γ e δ ε ώ v , Βυζαντινά χρυσόβουλλα και πιττάκια, Έκκλ. Αλήθεια, 4, ρ. 405-406. Cf. P. Jakovenko, Gramoty Nouogo monastyrja na ostrove Chiose, Jur’ev, 1917, p. 10; Dolger, Reg., 862.

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Tout d’abord, il est à noter que dans ce privilège, ainsi que dans d’autres privilèges analogues sur lesquels nous reviendrons, il ne s’agit pas d’une donation proprement dite. Les 24 paysans en question ne sont pas donnés au monastère ; le couvent n’obtient que le droit d’accueillir sur ses terres de nouveaux parèques, et c’est à lui de se les procurer. Au surplus, le nombre de ces parè­ ques est strictement limité et, ce qui est particulièrement remar­ quable, les paysans de l’État, les stratiotes et les hommes soumis à l’office du logothète du Drome en sont absolument exclus. Sou­ venons-nous que ce sont justement ces trois groupes que nous avons rencontrés aussi dans un diplôme de Constantin Porphyro­ génète, cité dans le chrysobulle de Constantin X Doucas de 1060 (v. chap. Ier, p. 15). A côté des démosiaires et des stratiotes, le sigillion chrysobulle du Porphyrogénète mentionnait également les excoussates du Drome et interdisait, lui aussi, rétablissement de représentants de ces trois groupes sur les terres monastiques. Les excoussates du Drome, qui ne sont mentionnés, que je sache, que dans ces deux documents, formaient donc un groupe à part ; ils étaient sans doute chargés des travaux publics au service du logothésion du Drome et affranchis de toute autre charge ζ1). Mais retournons à la Néa Moné et à ses parèques. Dans un second sigillion chrysobulle, du décembre 1051, donc postérieur au premier de presque huit ans, Constantin Monomaque revient sur ce qu’il appelle sa donation du « nombre de 24 parèques » accordé au couvent de Chios (1 2). Αριθμός — nombre de tant ou tant de parèques, devient une expression technique dans ce sens. Nous apprenons que les moines de la Néa Moné réussirent à trouver le nombre indiqué de parèques, libres d’impôts et d’obli­ gations militaires (στρατιωτικού λειτουργήματος), et dans ces conditions l’empereur estime juste d’inscrire les noms de ces pa­ rèques dans son sigillion chrysobulle, pour en assurer la posses­ sion à la Néa Moné. Il accorde au monastère l’immunité pour ses nouveaux parèques, que personne n’aura le droit de molester ou de déplacer des terres monastiques — à moins qu’il n’appa­

(1) Cf. Dôlger, Zur Texlgeslaltung der Laora- Urkunden, 62, qui d’ailleurs ne prend pas en considération l’information du chrysobulle de Constantin IX pour Néa Moné et ne connaît, par conséquent, les excoussates du Drome que d’après le chrysobulle de Constantin X pour Lavra. (2) Μ. Μ., V, 7.

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raisse que certains d’entre eux avaient quand même des obliga­ tions vis-à-vis du fisc (δημοσιακοις ... λειτονργήμασι) ; personne ayant de telles obligations n’aura la protection de ce sigillion, mais le parèque sera dans ce cas restitué à ses devoirs primitifs (πρός τά οικεία βάρη). Comme on le voit, cette disposition très nette et très résolue de Constantin Monomaque s’inspire, au fond, des mêmes prin­ cipes que l’ordonnance de Jean Tzimiscès par laquelle nous avons commencé notre enquête : personne n’a le droit d’accueillir sur son domaine un individu redevable à l’État. Nous avons déjà mentionné, en outre, le chrysobulle de Constantin X Doucas, délivré à Lavra en 1060. Certes il ne fait que répéter la décision ancienne de Constantin Porphyrogénète, permettant au couvent de St-André d’établir sur ses terres 100 parèques et douloparèques, à condition qu’ils n’appartiennent pas aux groupes des démosiaires, des stratiotes et des excoussates du Drome. Toutefois, en la ré­ pétant, Constantin X Doucas adhère à cette décision et, en ter­ minant, il souligne de sa part que personne n’est autorisé à aug­ menter ni à diminuer ce « nombre » (άριθμός) de 100 parèques et douloparèques (*). Cependant, une vingtaine d’années plus tard, Nicéphore Botaniate, par son chrysobulle à Lavra de 1079, ajoute aux cent parèques et douloparèques accordés par ses prédéces­ seurs, « encore une fois ce même nombre » (ϊαον ετερον αριθμόν), c’est-à-dire 100 parèques de plus. Il est remarquable toutefois que le nombre indiqué ne devait être complété dans l’avenir que par la descendance de ces parèques (12) ; en d’autres termes, il était interdit aux moines d’accueillir des paysans nouveaux venus. Sans doute, par le nombre de 100 parèques, on n’entendait pas 100 individus, mais 100 familles paysannes. De tels privilèges ne furent accordés d’ailleurs qu’aux plus importants des monas­ tères. D’autres établissements avaient à se contenter de chiffres considérablement plus modestes. Il n’est pas nécessaire de passer en revue tous les documents dont on peut tirer des informations sur la question qui nous oc­ cupe. Je dois me contenter de citer brièvement quelques exemples caractéristiques. Jetons un coup d’æil sur la série fameuse des

(1) Actes de Lavra, n. 28, 102. (2) Ibid., n. 31, 23.

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actes du monastère de Notre-Dame de Pitié (Éléousa) de la ré­ gion de Strumica. D’après ce que notre enquête nous a déjà montré, les informations de ces documents bien connus et sou­ vent commentés, depuis Uspenskij et L. Petit (*), nous apparaî­ tront sous une lumière nouvelle. A l’occasion d’une expédition contre les Serbes, Alexis Ier Comnène passa en 1106 près de Stru­ mica et visita le monastère de l’Éléousa. Voyant l’indigence des moines, il leur accorda, tout en confirmant sa donation antérieure de 1085, l’immunité pour 12 parèques, afin que ceux-ci travaillent la terre de 500 mod. qui avait été assignée précédemment au mo­ nastère (12). Ici encore l’empereur ne fait pas don au monastère de ces 12 parèques ; il lui accorde seulement le droit d’établir sur sa terre ce nombre de paysans qui seront affranchis de tous verse­ ments et de toutes corvées au profit du fisc, et qui « serviront les moines comme ceux-ci servent le temple de la Mère de Dieu, sans reconnaître un autre seigneur » (3). Les parèques que les moines établiront sur leur terre, et cela ne nous surprendra plus, doivent être ελεύθεροί καί, άτελεΐς, ne possédant pas de terre propre et n’ayant pas d’obligations fiscales envers l’État (4). Cependant, un demi-siècle ou presque plus tard, l’higoumène du monastère adresse une requête à l’empereur Manuel Ier (5) : il y expose que les 12 parèques, ce qui veut dire leurs descendants, avaient passé entre temps de leur condition originaire d’indigents, d’aktémones, à celle de zeugarates (νϋν ôè γεγόνασιν ol τοιοΰτοι δώδεκα ακνήμονες ζενγαράτοι). Cette métamorphose, favorable en soi, devint pour les moines la source de nouveaux ennuis. Les agents du fisc contestaient la validité du privilège accordé jadis par l’empereur Alexis, étant donné que ce privilège avait en vue des aktémones et non des zeugarates. On ne leur en voudra pas, d’ailleurs, si l’on considère que, d’après le calcul d’un fonction­ naire byzantin de cette époque, reproduit dans un chrysobulle d’Alexis Ier Comnène de 1104, un zeugarate, donc un paysan

(1) F. I. Uspenskij, Akt otvoda zemli monastyrju Bogorodicy Milostiooj, dans Izo. Russk. Archeol. Inst., v K/pole, 1 (1896), 1-34 ; L. Petit, Le mo­ nastère de Notre Dame de Pitié en Macédoine, ibid., 6 (1900), 1-153. (2) Petit, op. cit., 28 ss. (3) Ibid., 29, 12. (4) Ibid., 29, 9. (5) Ibid., 34-35.

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possédant une paire de bæufs et un ménage correspondant, avait une valeur quatre fois plus grande qu’un aktémone ; et sur la base de ce calcul amusant et instructif, on échangea effectivement un zeugarate contre quatre aktémones p). Bien entendu, l’em­ pereur Manuel céda à la demande des moines : par sa décision de 1152 il déclara l’immunité accordée valable pour les 12 mé­ nages parèques devenus zeugarates ; il ordonna même à un agent du fisc de leur assigner la terre correspondant à leur nouvelle condition (2). Nous avons déjà parlé de l’acte dans lequel ce fonc­ tionnaire explique comment il a accompli sa tâche et dans lequel il mentionne les parèques de l’État de cette région (v. chap, Ier, p. 19). Comme les documents analysés le font entrevoir, et comme il ressort clairement d’une nouvelle ordonnance de Manuel Ier à la date de mai 1156 (3), ici encore le nombre des parèques accordés au monastère ne devait être complété que par la descendance des premiers parèques. L’affaire des 12 parèques, exposee dans le dossier de l’Éléousa, et cela a échappé aux commentateurs, a une analogie frappante avec ce que nous apprennent quelques actes du monastère de Jean Théologos de Patmos. Ici encore nous voyons l’empereur Ale­ xis Ier Comnène accorder au monastère, en 1099, le droit d’éta­ blir 12 parèques sur trois de ses domaines et bien entendu ces parèques doivent être, eux aussi, sans terre propre et non-inscrits dans les listes fiscales (4). Ici encore les 12 parèques passèrent peu à peu à la condition des zeugarates, ce qui provoqua les mêmes difficultés avec les percepteurs des impôts, et en 1145 les moines du couvent de Jean Théologos firent, eux aussi, appel à l’empe­ reur Manuel (5). A la demande d’être protégés contre les récla­ mations des agents du fisc au sujet des 12 parèques, les moines ajoutèrent cependant une autre requête : ils désiraient que rem­

it) Actes de Lavra, n. 51. (2) Petit, op. cit., 36-37. (3) Ibid., 32-33. Sur la date, cf. p. 58 ss. (4) M.M., VI, 95 : καί μήτε γην Ιδίαν έχοντας, μήτε δημοσιακοϊς χαρτίοις εγγεγραμμένους. Dans cette dernière stipulation s’annonce déjà la formule qui deviendra classique à l’époque postérieure quand on exigera que les paysans nouveaux venus soient inconnus du fisc et non-inscrits dans les praktika : ανεπίγνωστοι τφ δημοσία? καί μή καταγεγραμμένοι έν πρακτικοΐς τινων. (5) Ibid., 104.

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pereur les autorisât à installer sur leurs domaines d’autres pa­ rèques zeugarates ne possédant pas de terre propre et inconnus du fisc (*), et cela « autant que Dieu leur en amènera » (όσους ε’κ Θεόν όδηγηθή). Cette requête est singulièrement remarquable : anticipant sur les réclamations similaires qui seront à l’ordre du jour à l’époque postérieure, elle exprime déjà le désir des moines de se procurer des parèques nouveaux sans aucun contrôle terrestre — « autant que Dieu leur en amènera ». Or, il n’est pas moins remarquable que l’empereur n’y consentit pas. Certes, il se montra plein de bienveillance envers les moines: par sa décision de mars 1145, Manuel Ier leur accorde l’immunité complète pour les 12 parè­ ques anciens devenus zeugarates, il les autorise, au surplus, à accueillir des parèques nouveaux, mais il ne renonce point à l’ha­ bitude de fixer nettement le nombre de ces parèques et se garde bien de donner aux moines carte blanche, comme ils le lui avaient demandé : l’empereur ne leur permet d’accueillir que 6 parèques zeugarates nouveaux, et cela à condition que ces paysans n’aient pas d’obligations vis-à-vis du fisc, ne soient pas enregistres dans les praktika de l’État et ne possèdent pas de terre de l’État (1 2). Cette dernière réserve : qu’ils ne possèdent pas de terre de l’État {μήτε γην δημοσιαχήν κατεχόντιον), se substitue à la formule qu’exprimaient les actes cités auparavant par les mots : qu’ils ne possèdent pas de terre propre (μήτε γην ιδίαν έχόντων). Au fond la différence entre les deux stipulations n’est qu’apparente : la terre d’un parèque de l’État est bien une terre de l’État. La dé­ cision de Manuel Ier ne fait qu’exprimer d’une manière plus nette de quoi il s’agissait : les paysans que le monastère aura le droit d’installer sur ses domaines ne doivent pas être parèques de l’État. L’époque de Manuel Ier occupe dans notre enquête une place particulière et offre plus d’un document instructif pour le pro­ blème qui nous intéresse. On sait que cette époque marque une étape importante de la féodalisation de l’Empire. On connaît les progrès que fit sous le règne de Manuel le système de la pro-

(1) καί μήτε γην Ιδίαν έχοντας, μήτε τφ δημοσίφ πάντως έπεγνωσμένονς — expression qui s’approche davantage de la formule définitive ; à noter aussi la jonction singulière : « zeugarates » sans terre. (2) Ibid., 105.

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noïa f1). On connaît aussi l’ordonnance fameuse de 1158, par laquelle cet empereur confirma aux monastères des environs de Constantinople toutes leurs possessions et privilèges, en insistant particulièrement sur l’immunité dont ces établissements religieux jouiront, et en interdisant aux fonctionnaires du fisc l’entrée sur leurs terres, dans des termes particulièrement expressifs. Mais en même temps, et par cette même ordonnance de 1158, Manuel interdit aux monastères d’augmenter ce qu’ils possèdent à l’heure actuelle, que ce soient des terres ou des parèquse (a). Que cette interdiction fut effectivement observée, c’est ce que paraît démontrer un document remarquable qui, plus que tout autre document qui me soit connu, rappelle l’ordre de Jean Tzi­ miscès conservé dans les actes de 974 et 975. Ce diplôme commence par un ordre inséré de janvier 1175, par lequel le duc du thème de Mylasa et de Mélanuudion, le sébaste Andronic Cantacuzène, commande au logariaste Jean Chrysanthe de vérifier les docu­ ments du monastère de S. Paul au Mont Latros, près de Milet, pour établir si le couvent possède de droit tous les parèques qui se trouvent sur ses terres ; sinon, qu’il restitue au gouvernement tous les paysans excédents et que le monastère ne garde que ceux qui lui appartiennent depuis des temps anciens. Jean Chrysanthe exécuta l’ordre de son chef et lui manda, en février de la même année 1175, qu’il avait trouvé en effet que le monastère de S. Paul détenait que parèques sur lesquels il n’avait pas de droit ; par conséquent il en restitua un assez grand nombre à l’État, inscri­ vant ces paysans excédants sur les praktika de l’État ; au monas­ tère il ne confirma que les parèques qui lui appartenaient ancien­ nement (123). Comme nous le voyons, ce procédé est tout à fait analogue à celui décrit — exactement 200 ans auparavant — dans deux actes de l’époque de Jean Tzimiscès. Certes, les mesures ordonnées par Jean Tzimiscès avaient une portée particulière, comme reflet de la grande lutte entre le pouvoir impérial et l’aristocratie, comme résultat de la législation de la maison macédonienne, dirigée à la

(1) Cf. Ostrogorskij, Féodalité, 28 ss. (2) Zepos, Jus, l, 381 ss. ; Dôlger, Reg., 1419. Gf. P. Charanis, The Monastic Properties and the State in the Byzantine Empire, dans Dumbarton Oaks Papers, 4 (1948), 83 ss. (3) M.M., IV, 317-318.

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fois contre la puissance croissante de la noblesse laïque et l’agran­ dissement de la propriété ecclésiastique. Les mesures de l’époque de Manuel Comnène ne pouvaient avoir une telle envergure. Elles se rattachaient sans doute à l’interdiction de l’accroissement des possessions ecclésiastiques, décrétée par l'ordonnance mentionnée de mars 1158. De cette prohibition limitée à la propriété ecclé­ siastique, l’aristocratie laïque ne pouvait que profiter. En effet, en limitant l’extension de la propriété monastique, l’empereur Manuel ne cessa de protéger la noblesse laïque, surtout la noblesse militaire. Rien ne le montre plus clairement, peut-être, que le décret qu’il promulgua en septembre de la même année 1158, et répéta en février 1170 : ce décret interdit l’aliénation des biens reçus en don, sauf au profit des membres de l’ordre sénatorial et de la classe militaire, c’est-à-dire des pronoïaires Ç). Souvenonsnous d’un passage fameux de l'Hisloire de Nicétas Choniate, qui se plaint de la libéralité excessive avec laquelle l’empereur Manuel assignait des parèques aux pronoïaires (1 2). Remarquable est toute­ fois l’énergie avec laquelle ce représentant typique de la noblesse militaire protégeait, au détriment des monastères, les intérêts de l’État dans cette question de la main-d’æuvre agricole, qui res­ tait à l’ordre du jour à travers les siècles. Sans doute, le gouvernement byzantin ne pouvait pas ne pas céder aux réclamations persévérantes des grands propriétaires, et ne pas leur accorder l’accroissement du nombre de leurs pay­ sans, qui était pour eux un besoin urgent. Toutefois il le faisait avec une précaution extrême, et ne cessait pas de limiter stricte­ ment le nombre des parèques accordés, bien qu’il ne s’agît pas pour l’État de céder ses parèques par une donation proprement dite, mais seulement de donner au propriétaire l’autorisation d’in­ staller sur son domaine des parèques nouveaux, que ce proprié­ taire avait lui-même à se procurer où il pouvait, et dont les pa­ rèques de l’État, du moins en principe, étaient exclus.

(1) Zepos, Jus, I, 387 et 421 ; Dolger, Reg., 1333 et 1396. Cf. Ostrogor­ Féodalité, 41 ss. (2) N. Chômâtes, éd. Bonn, p. 272-273. Voir, d’autre part, les informa­ tions données par ce même historien (p. 270-271) sur les mesures de l’empe­ reur Manuel dirigées contre la possession monastique. Cf. Charams, Monastic Properties, 82 ss. ; K. Uspenskij, Ekskussija-immunitet υ Vizantijskoj imperii, dans Viz. Vrem., 23 (1917-22), 90 ss. skij,

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C’est ainsi qu’encore Isaac II Ange, en 1186, accorde à un mo­ nastère la permission d’établir sur sa terre six parèques libres d’impôts et inconnus du fisc (x). Un tableau fort différent se dégage toutefois des documents de l’Italie méridionale. Parmi les témoignages rassemblés dans un article très utile de Giovanni Antonucci, figure en premier lieu celui tiré d’un diplôme du catépan impérial de l’Italie, Eustathe, qui, déjà en 1045, octroie au juge Byzantins le droit d’amener et d’établir sur le domaine qui lui est assigné autant de paysans étrangers (οίκήτορας ξένους) qu’il lui plaira (1 2). Dans les diplômes de la fin du xie et du xne siècle, qui émanent d’ailleurs de princes et de seigneurs italiens locaux, le droit d’installer les homines extranei ou homines liberi est, tantôt accordé également sans re­ striction, et tantôt limité à un nombre déterminé (3), comme dans les actes contemporains de Byzance. A Byzance, comme nous venons de le voir, le désir des grands propriétaires d’accroître le nombre de leurs parèques se heurte à la ferme volonté du gouvernement de limiter cet accroissement, d’en maintenir le contrôle et de ne pas se laisser dépouiller de ses paysans à lui. La lutte dramatique du xe siècle terminée, et les lois de la dynastie macédonienne en faveur de la petite propriété dès longtemps oubliées, la question des parèques reste, des siècles encore, l’objet d’un litige sourd mais persistant. Ce n’est qu’après le démembrement de l’Empire de 1204 que l’aristocratie l’emporte, ici encore. Dans l’Empire de Nicée, on voit le gouvernement donner aux grands propriétaires l’autorisa­ tion illimitée d’accueillir les parèques libres et inconnus du fisc. La collection richissime des chartes du monastère de la Mère de Dieu Lembiotissa, source inappréciable pour l’histoire écono­ mique et sociale de l’Empire de Nicée, en donne plus d’un exemple instructif. Après la restauration du couvent, tombé en décadence à la suite de la catastrophe byzantine, le premier soin de son higoumène, Gérasimos, fut de demander à l’empereur l’autorisa­ tion d’installer sur les terres de son monastère des « parèques étrangers et inconnus du fisc autant qu’il en pourra trouver, et (1) M.M., VI, 121. (2) G. Antonucci, Note critiche per la storia dei Normanni nel mezzogiorno d’Italia, dans Arch. Stor. per la Calabria e la Lucania, 5 (1935), 231. (3) Ibid., 234 ss.

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qui seront affranchis de toutes charges fiscales ». L’empereur Jean III Vatatzès, le restaurateur et le grand bienfaiteur de la Lembiotissa, satisfait à cette requête par son prostagme de juin 1227 0. Il est vrai, l’empereur ne dit pas expressément que la Lembiotissa sera autorisée d’installer autant de parèques qu’elle en trouvera, comme Gérasimos l’avait suggéré, mais puisqu’il n’en fixe pas non plus le nombre maximum, la chose revient au même, c’est-à-dire à une autorisation illimitée. Notons encore que l’im­ munité accordée à la Lembiotissa pour ses nouveaux parèques est d’une largesse particulière, car, outre toutes les autres taxes, elle embrasse aussi celles de la σιταρκία et de l’énigmatique αγάπη, qu’on trouve parfois expressément exclues de l’immunité à cette époque. Les parèques nouveaux ne serviront que le monas­ tère ; ils lui sont accordés pour rendre des services au monastère : εις συγκρότησιν των τής μονής δουλειών — phrase qu’on trouvera désormais souvent répétée à l’occasion de l’octroi de parèques éleuthères ou étrangers et inconnus du fisc. Évidemment, la Lembiotissa ne tarda pas à profiter du privi­ lège accordé. Dans le prostagma impérial adressé au stratopédarque Phocas, en décembre 1234, on lit que les moines ont in­ stallé sur leur domaine quelques étrangers inconnus du fisc (και τινας ξένους και τω δημοσίω άνεπιγνώστους) (1 2), et dans le praktikon établi pour le couvent par Phocas, en mars 1235, on trouve dans le village de Bari, à la suite de 14 familles de parèques, comme groupe distinct, 6 familles de ces étrangers inconnus du fisc, qui de cette manière deviennent définitivement attachés à la seigneurie de la Lembiotissa (3). Par la suite, dans tous les privilèges impériaux délivrés à la Lembiotissa, on trouvera tou­ jours cités, à côté des parèques, comme groupe particulier, ces étrangers inconnus du fisc, dont le nombre augmenta sans doute au cours des temps (4). Le contrôle du nombre des paysans à installer sur les grands domaines ayant cessé, les féodaux triomphèrent, ici encore, sur toute la ligne. Quoi de plus éloquent que le fait que déjà un chry­ sobulle de Michel VIII Paléologue, de 1263, accorde à la Lavra (1) (2) (3) (4)

M.M., Ibid., Ibid., Ibid., Dôlger, B.

IV, 248-249. 5. 14. 21, 25, 27, 30 : chrysobulles de 1235, 1258 (pour cette date, cf. Z., 27, 299 ss.), 1262, 1284.

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athonite l'immunité pour tous les hommes libres et inconnus du fisc qui sont établis actuellement sur ses terres ou y seront établis dans l’avenir f1)? Les autorisations d’accueillir des parèques nou­ veaux sans restriction quelconque, relativement rares encore à l’époque de l’Empire de Nicée, deviennent massives à l’époque des Paléologues. Elles sont accordées aux monastères aussi bien qu’aux propriétaires laïques et même aux pronoïaires, lorsqu’on leur octroie le droit d’hérédité pour leurs possessions (1 2). Les chrysobulles impériaux confirmant les possessions et les privilèges des grands propriétaires se terminent de plus en plus souvent, sinon régulièrement, par la déclaration que l’immunité accordée s’étendra à des homines libres et inconnus du fisc qui viendraient s’établir sur les terres de l’immuniste. Loin de limiter le nombre de ces nouveaux venus, à présent le gouvernement impérial pro­ clame souvent lui-même que le seigneur en établira « autant qu’il en trouvera », « où il en trouvera », « autant qu’il lui sera pos­ sible » etc. — ainsi que la partie intéressée l’avait réclamé dans sa requête. La définition du statut de ces nouveaux éléments imprécise et variable au commencement, se stabilise et on les désigne dans des termes fermement établis, comme « hommes libres » (ελεύθεροι) et « étrangers » (ξένοι), parfois aussi comme « indigents » (πτωχοί), comme « inconnus du fisc » (άνεπίγνωστοι τω δημυσίω) et de plus en plus souvent aussi comme « non-inscrits dans les praktika d’autres propriétaires » (μη καταγεγραμμένοι εν πρακτικοΐς τινων άλλων). J’ai fait ailleurs une étude plus ou moins détaillée de la situa­ tion de ces hommes dits « libres », de ces gens sans feu ni lieu qui passaient d’un propriétaire à l’autre et qui, lorsqu’ils s’instal­ laient dans les domaines des monastères ou des seigneurs laïques, ne fusionnaient pas avec la population permanente des parèques, et ne sortaient que très rarement de leur état d’extrême misère, qui les poussait à de nouveaux déplacements (3). Toutefois, ce n’est que l’évolution que nous venons de retracer aujourd’hui qui nous fait voir clairement la genèse de ce groupe, particulier de

(1) Doloer, Ans den Schatzkammern des Heiligen Berges, n. 4, 66. (2) Le chrysobulle d’Andronic II pour Georges Troulinos de 1318 : Μ. M., V, 89-90. (3) Féodalité, 330 ss.

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la paysannerie byzantine, qui devint si abondant et qui joua un rôle si important dans la vie rurale de Byzance sous les Paléologues. Cette évolution est sans doute très révélatrice, comme illustra­ tion de l’affaiblissement croissant du pouvoir impérial. D’ail­ leurs, notre enquête a montré que le gouvernement impérial s’op­ posa aux aspirations des grands propriétaires plus longtemps et plus obstinément qu’on ne s’en était douté. Sa capitulation au xie siècle n’était ni définitive, ni complète : dans la question in­ finiment importante de la main d’æuvre, le pouvoir impérial garda le contrôle presque deux siècles encore. Mais, d’autre part, notre enquête a montré aussi que le résultat final fut, ici encore, un échec décisif du pouvoir central. Certes, même une permission donnée d’avance, mais accordée chaque fois (si souvent que ce soit) comme faveur spéciale et sou­ mise à certaines conditions (si peu qu’on les observe), représente une espèce de contrôle. Surveiller et régler toutes les relations économiques et autres des sujets, et surtout les conditions de possession, était une tradition profondément enracinée à Byzance, à laquelle le gouvernement impérial se tenait opiniâtrement. Mais le contrôle singulièrement relâché auquel la faiblesse croissante du pouvoir central avait réduit sa politique de surveillance, jadis si persistante et efficace, n’offrait plus aux aspirations des grands aucun obstacle. Qui plus est, ce contrôle relâché changea d’objet. La condi­ tion sur laquelle le gouvernement impérial insistait jadis le plus fortement était, nous l’avons vu, que les paysans nouveaux ac­ cueillis par les grands propriétaires ne fussent pas redevables à l’État, qu’ils fussent « inconnus du fisc » et non-inscrits dans les praktika de l’État. Cependant à ce principe essentiel qui était à l’origine de toute la politique de contrôle que nous étudions, on voit s’ajouter, à l’époque des Paléologues, une autre condition que nous avons déjà relevée, à savoir que les nouveaux venus ne soient pas inscrits dans les praktika d’autres propriétaires (êv πρακτικοΐς τινων άλλων), c’est-à-dire qu’ils n’appartiennent pas à un autre seigneur. Les actes de l’époque des Paléologues citent tantôt les deux réserves, l’une à côté de l’autre, tantôt ils se con­ tentent de citer l’une ou l’autre, de sorte que, parfois, l’ancienne formule destinée à protéger les intérêts de l’État se trouve rem­ placée par la formule nouvelle, qui tient compte, avant tout, des intérêts des possesseurs féodaux. Car il est manifeste que l’inter­

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diction de recevoir les parèques inscrits dans les praktika d’autres seigneurs, sert à protéger les propriétaires contre le départ de leurs parèques. Elle traduit le même esprit que la décision formelle d’Andronic II dans le chrysobulle délivré à la cité de Janina en 1319 : « que personne ne reçoive sur sa terre le parèque d’autrui » (x). Cependant, en dépit du fait qu’on n’accorde le droit d’accueillir des parèques nouveaux venus qu’à la condition expresse que ceux-ci soient libres de toute obligation à l’égard de l’État ou d’un autre seigneur, on ne saurait guère douter que ces « hommes libres » fussent pour la plupart d’anciens parèques qui avaient réussi à s’évader des domaines de leurs seigneurs et à dissimuler les traces de leur provenance. A la suite de la misère économique et des circonstances anormales, le nombre de ces fugitifs devait s’accroître rapidement, de sorte qu’à l’époque tardive, cet élé­ ment instable, menant une existence vagabonde, devenait de plus en plus considérable. Les guerres désastreuses et surtout les in­ vasions turques créaient une masse de fugitifs nouveaux affluant des contrées dévastées. Un chrysobulle serbe de Stéfan Dušan pour le monastère russe du Mont Athos, décrit très bien la situa­ tion par ces mots : « Quand les Turcs occupèrent l’Anatolie, c’est alors que des hommes libres d’origine grecque affluèrent sur les terres de l’Église » (12). Il est significatif en effet que, à côté de la désignation originaire d’éleuthères, d’hommes libres, on désigne aussi les représentants de cette classe appauvrie et instable de la paysannerie byzantine comme « étrangers », ξένοι, et que cette dénomination devienne au cours des temps de plus en plus ré­ pandue. Si grand que fût le nombre de ces pauvres laboureurs errants, les appétits des seigneurs féodaux paraissent avoir été plus grands encore. Pour renforcer la main d’æuvre sur leurs terres et aug­ menter le nombre de leurs redevables, les seigneurs byzantins tâchent d’acquérir le plus possible d’« hommes libres ». Ils n’at­ tendent pas seulement et passivement leur arrivée, ils s’efforcent de les attirer par tous les moyens, en les faisant venir du dehors et même en les enlevant aux voisins. Parfois cela provoque des litiges et des procès. C’est ainsi que, d’après un acte intéressant

(1) Μ. Μ., V, 83. (2) Akty Russkogo na su. Afone monastyrja, p. 365. Ci. Každan, op. cit., 135.

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de 1348, conservé dans les archives du monastère athonite de Kutlumus, le couvent d’Alypiou, qui fusionna par la suite avec Kutlumus, porta plainte contre les « archontopoules » de Serrés qui s’étaient emparés de ses éleuthères et les avaient installés sur leurs terres. Ce n’est qu’après avoir été confondus par les témoins et par les documents, devant le tribunal ecclésiastique de Serrés, que les archontes se virent forcés de restituer au couvent ces « hommes libres », dont la «liberté» plus qu’illusoire ressort de ce document d’une manière trop éloquente (*). Que l’établissement des éleuthères sur les domaines des grands propriétaires ne fût pas abandonné au hasard, et que le rôle du seigneur intéressé ne se limitât guère à attendre passivement et à accueillir ceux qui affluaient chez lui de leur propre mouvement, les chrysobulles impériaux le laissent voir avec toute la clarté possible. En anticipant sur leur arrivée et en accordant d’avance l’immunité aux nouveaux venus, les chrysobulles introduisent ce privilège tantôt par les mots : « si des hommes libres (ou bien des étrangers), inconnus du fisc et non-inscrit dans les praktika d’au­ trui, viennent s’installer sur les terres de ce monastère... » ; tantôt par ces paroles plus significatives : « si le monastère réussit à amener (προσφέρειν ou προσάγειν) des hommes libres et étran­ gers inconnus du fisc..., etc. ». Un document fort curieux de 1314 prévoit l’une et l’autre possibilité et les distingue bien nettement. D’après cet acte du despote Démétrius Paléologue, les moines de Chilandar lui avaient demandé d’abord, l’autorisation d’établir sur leurs terres dix hommes étrangers et inconnus du fisc : c’est un des rares exemples où, à cette époque encore, le nombre de parèques nouveaux soit déterminé. Mais cette autorisation ac­ cordée, les moines adressèrent au despote une nouvelle requête demandant qu’il leur octroyât tous les étrangers qu’ils réussiraient à amener ou qui viendraient eux-mêmes s’installer dans le village de Lozikin (όσους φερωσι ξένους, και όσοι μόνοι ελθωσι). Le des­ pote ne rejette pas cette demande, mais il fait au sujet des nou­ veaux parèques une réserve extrêmement caractéristique, bien qu’il n’en fixe pas le nombre maximum, comme l’aurait fait le gouvernement byzantin des siècles antérieurs : le monastère de Chilandar aura le droit d’établir des parèques nouveaux, qu’ils se

(1) Actes de Kutlumus, éd. P. Lemerle, n. 21.

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présentent d’eux-mêmes ou que le couvent les amène, à l’excep­ tion toutefois de ceux que le représentant local du gouvernement réussira pour sa part à faire venir ; ceux-ci seront à l’État (πλήν όσους φέρει ή κεφαλή τον χωρίου τούτον, ινα νπάρχωσι τον δημοσίου) I1). Donc, comme les propriétaires féodaux, les autorités byzantines, elles aussi, s’appliquent à se procurer de la main d’æuvre supplé­ mentaire et à acquérir des parèques nouveaux, en fixant les hommes dits libres sur les terres de l’État. Tout cela montre évidemment qu’il existait dans l’Empire une pénurie sensible de main d’æuvre agricole. La rivalité qui en résulta entre le gouvernement et les féodaux ne cessa pas à travers les siècles, prenant d’une époque à l’autre, des formes différentes, et bien caractéristiques dans leur différence.

(1) Actes de Ch.ilandar, n. 30.

III

Les caractéristiques de la paréquie byzantine.

Y a-t-il eu une paysannerie indépendante dans l’Empire byzantin des derniers temps?

Après avoir parlé avec quelque détail des pauvres éleuthères, il n’est pas nécessaire, semble-t-il, d'insister davantage sur ce que ces hommes dits libres n’étaient point, comme on le croyait jadis, des paysans libres, c’est-à-dire des petits propriétaires indépen­ dants. Ce fait évident est, d’ailleurs, à présent reconnu par tous les spécialistes 0. Mais, d’autre part, tous les spécialistes sont fermement persuadés qu’une classe de petits propriétaires indé­ pendants existait à toutes les époques de l’histoire byzantine et garda sa liberté jusqu’à la chute de l’Empire. S’il en était ainsi, par quel terme désignait-on à Byzance ces libres possesseurs? Quel est le nom sous lequel ils se cachaient? Car, s’ils existaient, ils se cachaient si bien que les chercheurs modernes ont beaucoup de peine à les découvrir. Outre les ελεύ­ θεροι, on a cité maints autres termes qui auraient servi à désigner les paysans libres et indépendants, comme εποικος (1 2), comme οίκήτωρ, χωρίτης, κωμήτης, ενυπόστατος, κτήτωρ, λεπτοκτήτωρ, γονικάριος (3). Cependant, toutes ces expressions, d’un sens très général, signifiant « habitant, villageois, possesseur, petit posses­ seur, possesseur héréditaire », pouvaient très bien désigner des parèques dépendants, et il n’est pas difficile de démontrer qu’elles

(1) Il n’y a que Gorjanov, Viz. krest’janstvo pri Paleologach, dans Vizantijskij Vremennik, III (1950), p. 28, qui paraisse ne pas l’avoir compris encore. (2) Thèse d’Uspenskij, réfutée à plusieures reprises par les recherches plus récentes (Pančenko, Ostrogorskij, Kafdan), mais acceptée toujours par Gor­ janov, op. cil., 48 s. (3) Gf. Dôlger, Die Frage des Grundeigentums in Bgzanz, 10 = Byzanz and die europâische Staatenivelt, 223.

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les désignaient effectivement. P. Charanis l’a bien vu, au fond. Mais, en critiquant ses devanciers d’avoir supposé que les termes mentionnés indiquaient des paysans libres par excellence, Charanis fait lui-même une exception pour la notion de γονικάριος qui, d’après lui, visait indubitablement des propriétaires indépenpants (!). Pourtant, les cas sont nombreux où cette expression s’applique, elle aussi, à des parèques (12). Il serait d’ailleurs fort étonnant qu’il en fût autrement, étant donné que les parèques possédaient sans aucun doute possible des biens de famille héré­ ditaires et étaient, par conséquent, des γονικάριοι. Donc, une notion distinctive qui désignerait une classe des pay­ sans libres par opposition à celle des parèques dépendants ne se trouve pas dans les sources byzantines. Par surcroît, le fait même qu’on désignait à Byzance comme libres des pauvres vagabonds sans bien ni domicile, et par conséquent sans devoirs déterminés, paraît démontrer que la notion même de liberté dans le sens que les historiens modernes voudraient lui attribuer était inconnue des Byzantins. Certes, quoique significatif et inquiétant, ce fait ne prouve pas encore qu’une classe des paysans indépendants n’ait pas quand même subsisté dans les derniers siècles de l’Empire. Cette ques­ tion demande à être examinée de plus près, vue son importance et la croyance générale des savants à la survivance d’une classe paysanne libre jusqu’à la fin de Byzance. Il est vrai, les byzantinistes sont unanimes à dire et à redire que la petite propriété indépendante se trouvait en déchéance dès les jours de la dy­ nastie macédonienne, que par la suite elle diminuait sans cesse, que sa situation devenait de plus en plus désespérée et que son existence était menacée, mais bien que constamment diminuant et constamment menacée de disparition, elle n’aurait jamais cessé d’exister. Pour ne citer qu’un des byzantinistes les plus illustres, F. Dôl-

(1) Charanis, On the Social Structure and Economie Organisation of the Byz. Empire, 122 ss. (2) C’est aussi le cas des Gounaropouloi cités par Charanis et qui étaient indubitablement parèques de la Lembiotissa et d’autres seigneurs. Sur Jean Gounaropoulos, cité dans Μ. Μ., IV, 93, qui d’après Charanis, op. cit., 126, aussi bien que d’après d’autres savants, aurait été, lui au moins, un paysan libre, v. plus loin, p. 46 sq.

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ger, qui ne fait d’ailleurs, en l’occurrence, que résumer l’opinion générale avec une netteté parfaite : « La propriété paysanne libre existait à toutes les époques de l’Empire byzantin et dans toutes ses régions ... d’une absorption complète de la paysannerie libre par la grande propriété foncière il ne peut être question... ». EL plus loin : « La subsistance de nombreuses communautés paysannes libres en plein xive et xve siècle est hors de doute » (1). On nous dit même que la subsistance de la petite propriété indépendante fut un trait particulier du monde byzantin, qui distinguait l’éco­ nomie rurale de Byzance de celle du monde féodal de l’Occident (1 2). Une preuve de sa subsistance serait à voir dans la capacité juridique des paysans byzantins. Les documents nous montrent en effet les communautés villageoises byzantines en procès avec les voisins, leurs membres comparaissent devant la cour de jus­ tice comme partie compétente aussi bien que comme témoins. Un des meilleurs connaisseurs des documents byzantins, je songe une fois de plus à M. Dôlger, y voit « le signe le plus sur » de la liberté d’une communauté paysanne. Car, d’après lui, il serait « absolument inconcevable » qu’un village de parèques eût mené des procès comme partie juridique compétente (3). Or, on est surpris de constater que de trois documents qu’il cite à l’appui de cette thèse, deux nous disent expressément que les paysans en question étaient des parèques des pronoïaires. En effet, les habitants du village de Potamos, avec lesquels le monastère de la Lembiotissa avait en 1234-37 un litige passionné, étaient pa­ rèques du pronoïaire Syrgaris, « chevalier lige » de l’empereur Jean Vatatzès. Cela ne les empêche pas d’être en procès avec le mo­ nastère pendant plusieurs années : bien qu’ils s’appellent euxmêmes « parèques du vaillant chevalier Syrgaris », ils comparais­ sent devant le tribunal du duc du thème des Thracésiens aussi bien que devant celui du métropolite de Smyrne, ils plaident avec persistance leur cause, et même ils adressent des plaintes à l’em­ pereur. Il est à noter aussi que, parmi les témoins appelés par le duc des Thracésiens, comparaissent non seulement les parèques de Syrgaris eux-mêmes et le prêtre et notaire de son village, pa-

(1) Dôlger, op. cil., 223 et 224. (2) Rouillard, op. cil., 140 et passim. (3) Dôlger, Beitrage zur Geschichte der byzantinischen Finanzverwaltung, Leipzig, 1927, 67, n. 2.

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rèque lui aussi, mais de même deux parèques d’une pronoïa voi­ sine f). Parèques d’un pronoïaire étaient également les habitants du village de Malachion, qu’on voit un peu plus tard disputer à la Lembiotissa un terrain important. L’ordre impérial de 1262, ré­ glant le litige entre les deux parties, nous dit en effet que ce vil­ lage était donné en pronoïa à l’oncle de l’empereur Georges Com­ nène Ange (1 2). Par conséquent les paysans ne devaient point être « libres » pour apparaître en justice et agir comme personne ju­ ridique. Donc, malgré Dolger et Charanis, il peut très bien s’agir des parèques aussi dans le cas des habitants du village τον Γενικόν qui, par un acte de 1283, donnent à la Lembiotissa un couvent situé dans leur Alliage (3), ou dans celui des habitants de Néochorion qui, comme les Potamites et les Malachiotes et tant d’au­ tres encore, se querellaient avec la Lembiotissa à cause de cer­ taines possessions. Ils s’étaient emparés de champs appartenant à la Lembiotissa, mais les moines ayant porté plainte, le litige fut tranché en faveur du monastère, et les Néochorites déclarèrent, par un acte de 1293, accepter cette décision (4). Charanis insiste sur le fait que la plainte des moines était dirigée directement et immédiatement contre les paysans, et que ladite déclaration était faite par les paysans eux-mémes, ce qui, d’après lui, serait une preuve de l’indépendance de ces paysans (5). Mais voici un acte de 1283 délivré à la même Lembiotissa par un autre groupe de paysans et qui dément cette conclusion si logique en apparence. Cinq paysans qui signent cet acte rendent au monastère deux plants d’olivier que les gens de leurs seigneurs (οι άνθρωποι των ανθεντών ημών) lui avaient enlevés : ils le font pour mettre fin à un procès lassant (6). Donc, ces paysans repré­ sentent, eux aussi, une partie juridique compétente, et en cette qualité ils mènent un procès, y renoncent ensuite de leur propre décision et remettent une déclaration qui a pleine validité juri­

(1) (2) (3) (4) (5) (6)

Μ. Μ., IV, 36, 37, 38, 40. Ibid., 212-214. Ibid., 265-266. Ibid., 231. Charanis, op. cit., 129. Μ. Μ., IV, 92.

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dique et que le monastère garde dans ses archives comme preuve valable de ses droits sur les plants litigieux. Cependant, ces pay­ sans étaient bien des parèques, étant sujets des seigneurs qu’ils mentionnent eux-mêmes dans leur acte. La communauté villageoise à Byzance montre vraiment une vitalité remarquable. Elle se maintient à travers les siècles et se manifeste dans maints documents comme unité économique, administrative et juridique à la fois. On voit souvent aussi des groupes de paysans et de familles paysannes qui ont des posses­ sions en commun et qui en disposent en commun. Pourtant il ne s’agit point là d’une communauté de paysans indépendants, mais de la communauté des parèques subsistant dans le village asservi de l’époque tardive. C’est qu’à Byzance on ne considéra jamais le parèquc comme personne non-libre. Il n’était donc que naturel qu’on lui reconnût les droits juridiques. Plus complexe est la question de savoir si et à quelles condi­ tions le parèque byzantin pouvait aliéner ses biens immeubles. En effet, on connaît un grand nombre de documents où l’on voit des petits propriétaires vendre ou donner leurs biens immobiliers à des monastères. En général les actes ne précisent pas la condi­ tion de ces vendeurs et donateurs, mais vu les dimensions plus que modestes de leurs biens, il n’est pas douteux qu’il s’agisse, pour une grande part, de possesseurs d’origine paysanne. S'il était exact que seuls les paysans libres et indépendants pouvaient aliéner leurs terres, ces actes fourniraient une preuve incontes­ table de la subsistance d’une couche importante de paysans indé­ pendants à l’époque tardive. Le point décisif est par conséquent de savoir si les parèques pouvaient ou non aliéner leurs posses­ sions, et quelles étaient les restrictions auxquelles se heurtait leur faculté de disposer de leurs biens. C’est là en quoi le problème se résume, et c’est ce que nous devons essayer d’élucider. Tout d’abord, on ne doit pas perdre de vue que certaines re­ strictions étaient posées, à chaque vente légale de biens immeubles, par le droit de préemption reconnu aux voisins du vendeur. Ce droit des voisins, des πληαιασταί, qui a son origine dans la προτιμησις de l’époque antérieure, oblige le vendeur à proposer l’achat à ses voisins, et à ne s’adresser à d’autres acheteurs que si les voi­ sins y renoncent. Les actes ne laissent pas le moindre doute que ce droit fût en vigueur à l’époque tardive et ne cessât pas d’être appliqué. On peut même citer plusieurs cas de révocation de

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ventes au profit des voisins qui réclament leur droit f1). Sans doute le plus souvent c’était le seigneur du vendeur qui était en mesure de faire valoir son droit de préemption, ses possessions étant entremêlées avec celles de ses parèques. De cette manière le principe de protimésis, dirigé jadis contre l’expansion de la grande propriété, devint une arme dans les mains des grands et un nouveau moyen d’accroissement de leurs possessions. Au surplus, le seigneur avait des droits particuliers sur la terre de ses parèques comme maître suprême de tout le territoire ap­ partenant à son domaine, y compris les tenures des paysans. Si le parèque mourait sans laisser d’héritiers, ou s’il quittait sa tenure, celle-ci passait au seigneur, en vertu du même principe selon lequel les terres sans maître, les soi-disants εξαλείμματα, passaient à l’État. Aussi l’on voit les seigneurs byzantins, laïques et ecclésiastiques, réclamer les possessions de leurs parèques morts. C’est ainsi que, en 1257, le pronoïaire Michel Pétritzès réclama 16 plants d’olivier légués au couvent de la Lembiotissa par un paysan deMantaia, parce que ce paysan avait été son parèque (1 2). Dans un acte de 1281, le tribunal de la métropole de Smyrne, en tranchant une dispute entre la Lembiotissa et le couvent de St-Paul au Mont Latros (τον Στύλον), reconnaît à la Lembiotissa le droit sur 9 plants d’oliviers et un champ de 2 mod. que ce mo­ nastère avait από εξαλείμματος de son parèque Georges Gounaropoulos (3). Les prétentions du couvent rival de St-Paul sont re­ jetées ; par contre, on confirme à ce couvent la possession de 14 plants avoisinants achetés à Jean Gounaropoulos, puisque ce­ lui-ci n’était pas parèque de la Lembiotissa comme son frère Georges. Cela ne signifie pas, d’ailleurs, que Jean Gounaropoulos n’était pas parèque du tout, mais « paysan libre », comme on l’a souvent affirmé (4). Angelov voit même dans cet acte « la preuve la plus éclatante de la différence qui existait entre paysans libres et parèques en ce qui concerne leur capacité de disposer de leurs possessions terriennes ». L’inventaire des domaines de la Lem­ biotissa dressé par le stratopédarque Phocas en 1235 cite, parmi

Ibid., 153-154 ; Actes de Chilandar, n. 160. Cf. Každan, op. cit., 87. Ibid., 69-72. Ibid., 93-94. Pančenko, Krest’jimskaju sobstuennost’, 99 s. ; Charanis, op. cit., 126 ; Angelov, op. cit., 81. (1) (2) (3) (4)

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les parèques de ce monastère, la veuve de Michel Gounaropoulos avec ses fils Georges et Jean l1). Par son origine, Jean Gounaro­ poulos était donc parèque de la Lembiotissa, aussi bien que son frère aîné et la majorité des membres de la grande famille des Gounaropouioi. II n’est pas Liés clair comment il aurait pu de­ venir ensuite paysan indépendant. Mais il paraît que, à la diffé­ rence de son frère qui resta sur le domaine de la Lembiotissa, il devint plus tard parèque d’un autre seigneur ou bien parèque de l’État, sauf si la déclaration des témoins faite après la mort des deux frères, et qui servit de base à la décision du tribunal, est une invention au profit du monastère de St-Paul, possibilité qu’on ne doit jamais écarter. De toute façon, on reconnaissait les droits du seigneur sur les possessions de ses parèques, ce qui est d’ailleurs tout naturel. Dans ces conditions il est surprenant à première vue que, parmi les innombrables actes de vente conservés dans les archives des monastères, nous n’en connaissions aujourd’hui qu’un seul où les vendeurs se réfèrent expressément à l'approbation de leur sei­ gneur : c’est l’acte souvent cité des parèques d’Alexis Amnon qui, en 1301, vendent au monastère d’Esphigménou un champ de 25 mod. pour 35 hyperpyres, et qui déclarent le faire avec le consentement et l’accord de leur maître (μετά βουλής καί καταδοχής κυροϋ Αλεξίου Αμνών) (ζ). On signale encore, il est vrai, un document de 1193, où deux habitants d’un village de Crète vendent un vignoble au notaire Léon Orestès, et déclarent en avoir informé (εϊδησις δεδώκαμεν) l’illustre seigneur le logariaste Michel Chrysobergès aussi bien que le duc de Crète lui-même (123). Pourtant il ne paraît pas du tout sûr que les vendeurs fussent parèques du logariaste Michel Chryso­ bergès. Il est significatif qu’ils demandent l’autorisation, non seu­ lement à lui, mais aussi au duc de Crète. Selon toute apparence, ces habitants de Crète étaient parèques de l’État, et ce n’est point comme leur seigneur terrien, mais en sa qualité de représentant du gouvernement, que le logariaste Michel leur donna l’autorisa­ tion demandée pour confirmer que la vente de leur vignoble au (1) Μ. M.» IV, 13. (2) Actes d’Esphigménou, éd. Petit et Regel, n. 4, 7. (3) Μ. Μ., IV, 125. Cf. Dolger, Finanzveriualtung, 67, n. 7 ; Angelov, op. cit., 81.

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notaire Léon Orestès ne se heurtait pas à l’ordre légal, surtout au droit de préemption des voisins. C’est ce que confirme l’allu­ sion des vendeurs, qui soulignent qu’ils n’avaient pas trouvé d’autres acheteurs « proches ni lointains ». L’acte des parèques d’Alexis Amiion reste donc le seul document connu qui se réfère à la permission du seigneur d’une manière claire et incontestable. Que le désir de ses paysans de vendre leur champ au monastère d’Esphigménou eut la sympathie d’Alexis Amnon est d’ailleurs tout naturel puisque, par le même acte, il fit luimême don à ce monastère d’une petite parcelle située à Hiérissos. En conclure qu’aucune aliénation de terre parèque n’était possible sans la permission explicite du seigneur, et que tous les paysans que l’on voit vendre leurs biens sans faire allusion à une telle per­ mission jouissaient d’une indépendance absolue, en d’autres ter­ mes, que parmi tous ces paysans-vendeurs vraiment innombra­ bles les parèques d’Amnon étaient seuls à avoir un seigneur, ce serait vraiment trop audacieux. Le formulaire des actes variait de cas à cas, et il serait imprudent de tirer de leur silence sur tel ou tel point des conclusions de grande portée. Nous verrons d’ail­ leurs que l’approbation du seigneur pouvait se manifester sous d’autres formes que celle d’une permission directe et explicite. Voici un acte de 1232 par lequel Michel Kakavas, avec sa femme, ses trois fils et deux autres familles paysannes. 11 personnes en tout, vend à la Lembiotissa 27 plants d'olivier situés au village de Panarétos pour la somme de 8 nomismata. Sans doute, si l’on ne le connaissait que par cet acte, on aurait déclaré que Kakavas et ses compagnons étaient propriétaires libres. Les vendeurs ci­ tent nommément les quatre voisins (πλησιαστάς) de leur bien et affirment avoir déclaré la vente. Parmi les témoins, on trouve en effet les signatures de deux de leurs voisins. Le monastère s’oblige à payer à la partie de Kakavas l’épitélie annuelle d’un nomisma Q). L’épitélie (επιτελεία) versée annuellement par l’acheteur servait, comme on le sait, à régler les redevances du vendeur au profit du fisc ou de son seigneur. Par un acte délivré en 1238, donc six ans plus tard, par l’apographeus du katépanikion de Smyrne Jean Costomirès, nous apprenons que, en l’occurrence, ladite épitélie fut

(1) Ibid., 77-79.

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imposée à la Lembiotissa par le duc du thème des Thracésiens, l’oncle de l’empereur Jean Ange lui-même. Cependant, le mona­ stère ne l’avait pas payée au cours des années passées, et l’apographeus Jean Costomirès affranchit le couvent une fois pour toutes de cette obligation eu déclarant, d’accord avec les moines, que l’imposition de l’épitélie était injuste puisque le bien en ques­ tion ne donnait aucun revenu (x). Bien entendu, cette affirmation était inventée de toutes pièces. Le monastère n’aurait jamais payé 8 nomismata pour un bien qui ne donnait pas de revenus. Aussi dans les chrysobulles impé­ riaux confirmant les propriétés de la Lembiotissa, les moines n’oubliaient jamais de faire mentionner les plants d’olivier achetés à Kakavas (1 2). C’est un exemple intéressant de ces petites fraudes qu’on voit les fonctionnaires byzantins commettre assez souvent de concert avec les pieux moines. Mais ce qui nous intéresse plus pour le moment, c’est le sort de Kakavas. En affranchissant le couvent de l’épitélie qui lui avait été imposée au profit du fisc, l’apographeus Jean Costomirès ex­ plique que cette imposition était non seulement injuste, mais que, en outre, le fisc n’avait aucun besoin d’une épitélie pour le bien acheté à Kakavas. Car, par son ordre, ce paysan (sans doute avec sa famille et ses camarades) vient d’ètre déplacé et installé dans un autre endroit, où il paie les taxes militaires et tous les impôts de l’État, comme les autres parèques (καθώς καί οι λοιποί πάροικοι) (3). Comme les autres parèques : donc Kakavas était parèque. Mais, bien entendu, pas parèque du monastère, comme on a dit à tort, en partant de la conviction enracinée qu’il n’y a pas d’autres parèques que ceux des grands propriétaires. A. Kaž­ dan cite même le cas de Kakavas comme preuve que, au xme siècle, les autorités byzantines pouvaient librement disposer des parèques monastiques (4). Il est clair à l’évidence que Kakavas

(1) Ibid., 85-86. (2) Ibid., 20, 23, 29 : chrysobulles de 1235, 1251 et 1284, qui parlent tous de 58 plants achetés à Kakavas. Cf. aussi l'inventaire de Phocas de 1235 : ibid., 8. Par conséquent, en plus de 27 plants dont il s’agit dans l’acte de Kakavas de 1232, celui-ci a dû vendre à la Lembiotissa encore 31 plants, et cela avant 1235. (3) Ibid., 86. (4) Každan, op. cit., 103. 4

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et ses compagnons étaient parèques de l’État : c’est pourquoi le monastère avait à payer l’épitélie au profit du fisc, en récompense des payements que Kakavas avait jusque là faits au fisc. Parè­ ques de l’État étaient également tous ces autres paysans auxquels l’apographeus Jean fait allusion, en disant que Kakavas paie au fisc tous les impôts et les taxes comme les autres parèques. Kaka­ vas et ses compagnons ne sont que des représentants de cette vaste classe des parèques de l’État qui, pour être restée inaperçue des savants, n’en était pas moins vaste ni moins importante. Mais, tout en étant parèques, Kakavas et ses compagnons ven­ dent leur bien, et personne ne conteste leur droit de le faire. Dans leur acte, ils déclarent agir en connaissance des lois et avoir respecté les prescriptions légales. Le gouverneur du thème des Thracésiens reconnaît lui-même la légalité de leur acte en impo­ sant à l’acheteur, sous forme de l’épitélie, le versement des taxes dont leur bien avait été grevé au profit du fisc. Il est donc évi­ dent que les parèques de l’État avaient le droit de vendre leurs possessions, pourvu que l’acheteur se chargeât de leurs obliga­ tions fiscales, pourvu qu’il payât au fisc l’épitélie. D’ailleurs dans le cas en question, nous l’avons vu, la Lembiotissa, soutenue par l’apographeus Jean Costomirès, réussit à se soustraire même à cette obligation. Était-ce différent pour les parèques seigneuriaux? Voici deux documents qui répondent à celte question. En 1274, le métro­ polite Jean de Smyrne donna une parcelle appartenant à son église, dans le village de Mantaia, au moine Callinikos Skoullatos pour que celui-ci y plante un vignoble, qu’il le possède avec ses enfants et successeurs et jouisse de tous ses revenus. Le métropolite dé­ signe ce personnage comme « serviteur éternel » — διηνεκής δουλευτής — de son église et gardien fidèle des biens ecclésiastiques. Comme on sait, l’asservissement d’un δονλεντής est en principe plus étroit que celui du parèque proprement dit. Pour sa par­ celle, Callinikos Skoullatos devait annuellement verser à la métro­ pole de Smyrne la somme plutôt symbolique