Le lyrisme dans la poésie française de 1760 à 1820: Analyse et textes de quelques auteurs 9783111629711, 9789027932655

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Polecaj historie

Le lyrisme dans la poésie française de 1760 à 1820: Analyse et textes de quelques auteurs
 9783111629711, 9789027932655

Table of contents :
AVANT-PROPOS
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
I. Théories
II. Influences
III. La poésie de la nature
IV. La poésie personnelle
V. La forme
Conclusion
Textes
Bibliographie
Index des noms d'auteurs cités dans la texte

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DE PROPRIETATIBUS LITTERARUM edenda

curat

C. H. VAN SCHOONEVELD Indiana

University

Series Practica,

94

LE LYRISME DANS LA POESIE FRANÇAISE DE 1760 À 1820 Analyse et Textes de quelques Auteurs

par

HENRY ANTHONY STAVAN

1976

MOUTON THE HAGUE » PARIS

© Copyright 1976 Mouton & Co. B.V., Publishers, The Hague No part of this book may be translated or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or any other means, without written permission from the publishers.

ISBN 90 279 3265 4

Printed in the Netherlands

AVANT-PROPOS

Cette étude se propose pour but non d'ajouter une anthologie 'raisonnée' à celles qui lui précédèrent, mais plutôt de justifier en quelque sorte un genre littéraire qui a été méconnu sinon honni depuis cent-cinquante ans. La seconde partie de ce livre, ne sert donc qu'à illustrer les idées avancées dans la première. Pour les suivre, il faut se rapporter aux renvois et lire les poèmes en question. C'est alors seulement que le lecteur jugera lui-même de la valeur de nos hypothèses. C'est grâce à un séjour prolongé en France, rendu possible par l'université du Colorado, que cette étude a été entreprise. Je suis aussi très redevable au personnel de la Norlin Library et de la Bibliothèque Nationale de Paris. Je tiens à remercier des collègues et M. Jean Fabre de leurs encouragements. A Paris, le 12 juin 1974.

TABLE DES MATIERES

Avant-Propos

5

Introduction

9

I

Théories

20

II Influences

25

III La poésie de la nature

34

IV La poésie personnelle

49

V La forme

59

Conclusion

67

Textes

75

Saint-Lambert Colardeau Malfilâtre Delille Léonard Roucher Gilbert Bertin Parny Fontanes Millevoye

.

75 86 92 105 115 153 160 173 192 205 214

Bibliographie

221

Index des noms d'auteurs cités dans la texte

225

INTRODUCTION

Comme la mécanique de notre poësie, si difficile pour ceux qui ne veulent faire que des vers excellens, est facile pour ceux qui se contentent d'en faire de médiocres, il est parmi nous bien plus de mauvais Poètes, que de mauvais Peintres. Toutes les personnes qui ont quelque lueur d'esprit, ou quelque teinture des lettres, veulent se mêler de faire des vers; et pour le malheur des Poètes, elles deviennent ainsi des Juges qui prononcent sur tous les Poèmes nouveaux avec la sévérité d'un concurrent. . . Les Versificateurs les plus ineptes, sont même ceux qui composent le plus couramment. De là naissent tant d'ouvrages ennuieux, qui f o n t prendre en mauvaise part le n o m dePoëte, et qui empêchent que personne veuille s'honorer d'un si beau titre. 1

Cette opinion énoncée en 1719 par le célèbre critique sur 'un siècle de poètes, mais sans poésie' n'était pas isolée alors. Au contraire, elle était typique. Gilbert, poète lui-même, se plaint: 'rien ne décourage plus les jeunes poètes que la vue de l'avilissement où est tombée aujourd'hui la poësie'. 2 Grimm dira quelques années plus tard au sujet de Saint-Lambert: 'Ce qui lui manque, c'est une âme qui se tourmente, un esprit violent, une imagination fort brillante, une lyre qui ait plus de cordes, la sienne n'en a pas assez . . . Oh! qu'un grand poète est un homme rare! ' 3 II aura, dirait-on, constaté la faiblesse de la poésie du XVIIIe siècle. Que ces critiques aient eu en partie raison est certain, bien que, contemporains, ils aient vu les choses sous un angle différent. L'école romantique qui triompha dès 1830 y fit non seulement écho, mais essaya aussi d'enterrer ses prédécesseurs. Sainte-Beuve écrit dans son 'Portrait littéraire'de Delille que 'la victoire de l'école nouvelle se prouve du moins dans la ruine complète de l'ancienne, e t . . . on a loisir de juger sans colère et de mésurer en détail celle-ci.. .' 4 Ces derniers mots témoignent du comble de l'hypocrisie du vainqueur, qui au lieu de l'indulgence promise prononce, au moins sur Delille, un jugement d'une suprême injustice: 'nous lui reprochons de n'avoir eu ni l'art ni le style poétique' (ibid., p. 97). Ces mots cavaliers seront répétés par les disciples du maître. 5 Louis Bertrand en était. A la fin du XIXe siècle il affirma: 'On peut dire que le XVIIIe siècle a complètement perdu le sentiment de la poésie, s'il en a eu le désir et quelquefois l'instinct'. 6 Il attribua cette perte au triomphe de l'esprit bourgeois, au goût timide et plat qui en résulta. Ces condamnations ne sauraient étonner si l'on tient compte de la définition romantique du lyrisme, acceptée comme absolue par tous ces critiques: 'La poésie lyrique est l'expression des sentiments personnels du poète traduite en des rythmes analogues à la nature de son émotion; vifs et rapides comme la joie, languis-

10 sants comme la tristesse, ardents comme la passion, et tour à tour enveloppants, câlins, voluptueux, ou au contraire désordonnés, heurtés et discordants comme elle. Dans ces conditions, en tous lieux, et à toutes les époques de l'histoire, le Lyrisme, pour se développer, aura donc besoin d'être favorisé par le développement de YIndividualisme' J A la même époque Lanson porta un coup rude à la poésie du XVIIIe siècle dans la première édition de son Histoire de la littérature française: 'Cette partie de notre littérature est une partie morte; ayons le courage d'en alléger notre exposition . . . on ne rencontre pas un éclat de passion, pas une impression, pas une image; aucune trace fraîche enfin de la nature ou de la vie'. 8 Ce sera en effet un des chapitres les plus courts du livre. La condamnation sembla définitive. Or, les excommunications ont continué jusqu'à nos jours. Dans Neuf siècles de littérature française, publié sous la direction d'Emile Henriot, en 1958, on parle aussi cavalièrement que Sainte-Beuve: 'La littérature française a connu deux grandes époques poétiques: le XVIe siècle et le XIXe siècle, pour ne rien dire du XXe siècle . . . On peut dire que le XVIIIe siècle n'a pas eu de poésie du tout, mais seulement de spirituels et adroits versificateurs'. 9 Paul Guth, cet humoriste toujours spirituel et brûlant de faire rire ses lecteurs, trouve une chasse gardée parmi les poètes si souvent bannis. Ses boutades pleuvent à torrents et ne ménagent personne; selon lui tous ces poètes furent nuls, mais le moulin poétique continue à tourner, 'même s'il ne moud que du vent'. 1 0 Si des critiques s'expriment de cette façon, comment les compilateurs d'anthologies oseraient-ils s'y opposer? L'on pourra croire qu'un livre se vendra mal si l'on annonce dès la première page que ce qui suit ne vaut rien. Il est pourtant vrai, que l'on répète dans les anthologies ces jugements sommaires. En 1934, André Dumas écrit dans l'introduction de son Anthologie des poètes du XVIIIe siècle: 'Aucun siècle n'avait eu autant de poètes, aucun n'eut moins de véritable poésie. Tout le monde rime, car jamais la culture et le bel esprit n'avaient été à ce point répandus', 11 Après presque deux cents ans, il a retrouvé les propos de l'abbé Du Bos. Ferdinand Duviard est un peu plus juste, même s'il appelle Parny et Léonard des prosateurs en vers. Maurice Allem, qui publia la plus récente anthologie de la poésie du XVIIIe, répète presque mot pour mot l'arrêt de Dumas: une période pauvre en poésie avec une abondance de faiseurs de vers dont les oeuvres 'ne sont, pour la plupart qu'artifice et convention'.! 2 Nous venons de citer trois exemples d'anthologies consacrées exclusivement au XVIIIe siècle. Nous n'ajouterons qu'un mot sur celles qui couvrent toute la littérature poétique. Là, par économie, on aime à supprimer le XVIIIe siècle tout à fait, ou bien on lui laisse une place minime où figurent toujours les mêmes poèmes. Un bon exemple serait l'anthologie de Georges Pompidou. Il prévient: 'Je n'ai fait presque aucun emprunt au XVIIIe siècle. Pourtant beaucoup des auteurs de ce temps manient le vers avec aisance et distinction, et certains avec

11 talent. Mais ils ne cherchent pas pour autant à être poètes'. 1 3 Seuls méritent d'être cités ceux chez qui commence à se dessiner l'évolution vers le lyrisme personnel. Des exemples: une ode de Jean-Baptiste Rousseau, les vers de Voltaire à Mme du Châtelet et à Mme Lullin, quelques vers des Jardins de Delille et plusieurs poèmes de Gilbert et de Chénier. Des trois cents pages de cette anthologie, le XVIIIe siècle n'occupe qu'une douzaine. A cela nous préférons l'anthologie de Georges Duhamel qui, ne présentant que des poèmes lyriques, consacre quatre-vingts pages au XVIIIe siècle puisque 'les grands poètes sont préparés par une multitude de poètes mineurs'. 1 4 Après quelques mots d'introduction, souvent décourageants, on loue çà et là. Les poètes qui trouvent grâce sont surtout les 'coloniaux', Parny, Bertin et Léonard. Duviard se ravisera plus tard et appellera le premier un 'vrai poète'; Dumas, aussi, voit quelques mérites aux poètes de la fin du siècle. Allem traite plus judicieusement les élégiaques. Sainte-Beuve, lui-même, se montra parfois indulgent: Delille était 'élégant, facile, spirituel aux endroits difficiles, correct en général, et d'une graçe flatteuse à l'oreille' (op. cit. I, p. 174); il était presque juste envers Fontanes qui semblait 'donner la note intermédiaire entre les choeurs à'Esther et les Premières Méditations'' (ibid. II, p. 209); il s'apitoya sur Millevoye, aima les idylles de Léonard. C'étaient là des adversaires moins dangereux. Parmi ses continuateurs, Louis Bertrand fait curieusement l'éloge de Lebrun, qui en un siècle aussi peu poétique serait l'unique poète lyrique. Lanson ne se ravisa que plus tard. Ils demeurent presque tous d'accord sur André Chénier; ce fut là le seul poète du siècle 'que diverses et curieuses raisons obligent à mettre à part' (Bertrand, p. 350). On dirait que le lyrisme disparut par la faute de Boileau et réapparut, telle une rivière souterraine, avec Chénier, poète sans prédécesseurs, ni confrères. Tout a-t-il donc été dit au sujet de cette époque? Au XVIIIe siècle un grand public de lecteurs aimait beaucoup la poésie. 'It is as nai've to insist that ail poetry they liked was devoid of feeling as it is absurd to suppose that they ail liked the same poetry'I 5 De même, plus tard, les anathèmes en bloc, les louanges en détail, indiquent quelque indécision, même chez les ennemis les plus déterminés. En effet, à côté d'eux il y a des défenseurs, bien que ce ne soit pas une tâche facile, car on y risque sa réputation de critique sérieux. On s'y prit d'abord un peu timidement: l'ombre de Sainte-Beuve hantait toujours à l'arrière-plan. Faguet en est un exemple, mêlant le blâme aux éloges; il décèle du lyrisme chez Colardeau qui dans de tels moments ne serait pas de son siècle; il confirme la sincérité de Bertin, 'un poète élégiaque aimable souvent, amoureux toujours, qui a dû à quelques pièces agréables la gloire un peu éphémère dont il a joui'; 1 6 Gilbert est touchant, Léonard a un vrai talent pour décrire la nature, même Roucher et Saint-Lambert trouvent quelques mots d'éloge de lui. On le voit: Faguet selon sa méthode es-

12 saie d'être juste, tout en critiquant. Mais c'est lui le premier qui pense que la conception romantique du lyrisme ne serait pas absolue: Il y a deux sortes de lyrisme: le lyrisme personnel, que nous avons connu au XIX siècle, exprime harmonieusement et musicalement, avec un certain mouvement passionné, les sentiments les plus profonds que ressent l'auteur lui-même: la vie intime d'un homme, pourvu qu'elle soit intense, voilà sa matière. Mais il y a une autre poésie lyrique, dont la nôtre n'est peut-être qu'une décadence: pour les anciens, pour le XVIe et le XVIIe siècle, le lyrisme est l'expression harmonieuse et musicale, avec un certain mouvement passionné, avec les figures les plus audacieuses de la rhétorique, des sentiments les plus généraux, les moins personnels: religion, patriotisme, amour de la royauté, grandes vérités philosophiques. La poésie lyrique depuis les livres hébreux jusq'au XVIIe siècle, est considérée comme le fait d'un homme qui parle au nom d'un peuple (ibid. IX, pp. 9-10).

L'étude sur l'élégie de Potez constitue aussi un grand pas en avant, même si l'auteur commet quelques bévues, ayant répété des jugements de Sainte-Beuve. Toujours est-il qu'il déblaya le terrain. Le premier, il osa lier les courants poétiques à la tradition française. Il conçut une division du siècle selon ces courants, établit des influences étrangères, mais gâcha beaucoup de ses jugements par une pruderie agaçante: il apprécia les poètes selon leur vie privée et rapporta des potins. Ainsi Parny, après Chénier, était persifleur mais restait 'l'exemple le plus parfait de la poésie d'un siècle qui n'en eût guère'. 17 I1 loua Fontanes, Bertin, Léonard, Millevoye; il établit notamment le lien entre ceux-ci et les poètes romantiques. Comme les précédents, Lote fit un bilan de la poétique classique qui n'est pas à son désavantage. Même s'il dit 'qu'on n'accorde rien ou presque rien aux s e n s . . . p i t t o r e s q u e ' , i l affirma qu'on sut tirer des profits de maigres ressources et que le résultat fut une théorie de l'harmonie imitative. En fin de compte il concéda que la poésie du XVIIIe siècle était 'un art de société formée intellectuellement par le commerce des anciens et qui a pénétré tous les secrets de leur technique' (ibid. p. 78), conclusion déjà encourageante. Toujours est-il, cp'il s'agit de continuateurs des classiques selon Lote. Margaret Gilman va jusqu'à admettre que Gilbert, Fontanes et Delille ont des sentiments spontanés qui donnent une vie nouvelle aux formes anciennes, même si les préromantiques, tout en redécouvrant la poésie, n'ont guère produit de poètes. Elle souligne la place importante occupée alors par le sentiment de l'émotion. Malheureusement l'auteur s'occupe trop des théories et n'aborde pas les oeuvres poétiques. Le livre de M. Gilman est récent. C'est pourtant dès les années vingt qu'on note un esprit de plus en plus large au sujet de cette poésie 'maudite'. Ne nous y trompons pas: les défenseurs sont toujours rares, mais ils osent lever la tête. A côté de ces indécis que nous venons de mentionner, il y en a d'autres qui sont plus enclins à la défense, sinon à la réhabilitation. Un exemple frappant

13 en est la quasi-conversion de Lanson. Dans l'édition de 1922 de son Histoire, il ajouta pour la première fois une note à l'anathème lancé vingt ans plus tôt: Il y a un peu de dureté dans les jugements qui précèdent sur la poésie du XVIIIe siècle: l'idée romantique du lyrisme les a trop inspirés. Je crois aujourd'hui qu'il y a une poésie de l'esprit comme il y a une poésie du sentiment, et que cette poésie est conforme au génie national. L'intelligence en France se mêle de tout, ce qui rend plus rare chez nous que chez d'autres la poésie pure, la notation artistique du sentiment séparé de tout élément intellectuel. Mais ce n'est pas une raison pour réfuser catégoriquement le nom de poésie à cette combinaison d'intelligence, de sentiment et d'art, que le XVIIIe siècle a cherchée et plus d'une fois réalisée, où l'émotion, la vibration sentimentale sont contenues de façon à ne pas troubler la clarté intellectuelle. Il ne faut pas oublier après tout que si Lamartine a dépassé Voltaire, il en est sorti. 19

Revirement en effet, s'il en fut. Au surplus, Lanson bat en brèche non seulement les arguments romantiques répétés jusqu'à satiété, mais il apporte aussi une idée nouvelle qui élargira toutes nos conceptions, celle d'une poésie qui combine l'émotion et la clarté intellectuelle, sans pour autant perdre le droit de cité au Parnasse. C'est un grand pas en avant qui — hélas — ne fut pas suffisamment remarqué à l'époque, les petits caractères d'imprimerie de la note marginale empêchant peut-être bien des lecteurs d'y prêter attention. En tout cas il formera une des pierres angulaires de nos critères. On regrette que Lanson n'ait pas développé en détail ses idées. Mais il ne fut pas le seul à lancer des traits contre les vieux préjugés. A la même époque parut l'article d'André Thérive, prenant encore davantage la défense du XVIIIe siècle, mais écrit malheureusement aur un ton polémique et sans preuves à l'appui, ce qui diminue son crédit. Nous ne saurions pourtant nous empêcher d'en citer certaines parties, car il exprime ce que nous espérons établir avec plus d'autorité. Après avoir constaté que nous vivons toujours sous l'empire de la poésie romantique dont les créateurs avaient renié violemment leurs prédécesseurs immédiats, il défend Léonard, Thomas, Gilbert, qui avaient 'autant que personne le sens de la grandeur et du sublime métaphysique', 2 0 La poésie avait pour eux d'autres fins que pour nous: au lieu, des mystères de la nature ou de l'inconscience, elle devait éclaircir savamment, spirituellement, les données déjà claires du monde sensible, l'intelligence ou le cœur. Delille touchait par un tour élégant, une image fugitive tandis que nous voulons être bouleversés, 'épatés', frappés grossièrement. Thérive va jusqu'à dire que ceci est de la barbarie. Le XVIIIe siècle était aux antipodes de cette barbarie, une floraison suprême de l'humanisme. 'Dès 1760, on assiste à une véritable Renaissance, presque comparable à celle de 1560. L'académisme cède peu à peu à une imitation plus vivante et plus sincère. On s'éprend sensiblement des grands modèles anciens et une fois de plus la poésie française se retrempe dans la fontaine de toute fraîcheur et de toute jeunesse' (ibid. p. 362). Après un grand éloge de Malfîlâtre il finit par dire que'l'injustice est inouïe d'omettre

14 sans cesse ses grands poètes du lyrisme' (ibid. p. 361). Quoi qu'il en soit, Thérive ayant poussé trop loin son enthousiasme réhabilitateur, fut suivi par d'autres qui employèrent plus savamment les mêmes arguments. Ainsi deux universitaires italiens ont contribué à mieux faire comprendre la forme poétique. Glauco Natoli fit des analyses brillantes de Colardeau, Gilbert, Léonard, Malfilâtre notamment, pour y examiner des effusions lyriques annonçant une nouvelle ère: 'superanno i limiti del loro tempo, rifoggiando una lingua poética moderna sui stampi classici'. 2 1 Luigi di Nardis, le disciple de Natoli, étudia la poésie descriptive de Saint-Lambert. Ce poète maudit par Grimm et par d'autres critiques se révèle comme ayant été poussé par une exaltation intellectuelle, par un rêve humanitaire vers la nature. Cela aurait été une des tendances du siècle des lumières. Du même argument philosophique relève l'interprétation des Jardins de Delille par Viktor Klemperer: il y voit non pas une expérience esthétique limitée, mais une révélation complexe spirituelle, un exemple de la 'mosaïque' du XVIIIe siècle français, c'est-à-dire une co-ordination de tout ce qu'il y a d'hétéroclite, de contradictoire dans le classicisme, dans les lumières, dans le rococo, etc. A cette interprétation s'apparente la conception de Jean Roudaut qui confirme le procédé de la mise en place harmonique pour déchiffrer le monde, l'importance du 'montage' du poème. Roudaut voit la poésie d'alors comme une sorte de laboratoire d'études langagières. C'est de ce côté, qu'il voudrait la réhabilitation; le langage devient pour lui la pierre de touche, car les poètes avaient vaincu les difficultés et leurs poèmes étaient des exercices. C'était une poésie logique qui voulait convaincre — la nôtre est analogique et veut révéler — elle ordonnait la parole pour donner forme au monde, tandis que nous nous soumettons totalement au verbe. Roudaut signale la différence entre l'individualité que nous exigeons et la communauté qui était de rigueur au XVIIIe siècle. 'Les lecteurs d'alors n'attendaient pas un frisson, ils étaient sensibles au traitement du langage, à la manière nouvelle dont était exprimée une pensée connue'. 2 2 Les idées énoncées par Roudaut semblent apporter une très importante contribution à la réhabilitation de la poésie du XVIIIe siècle. Mais nous devons citer un autre critique récent, Robert Finch. Il distingue une lignée de poètes 'individualistes' qui font le trait d'union entre les classiques et les préromantiques, de Perrault à Lebrun. Ils furent surtout guidés par la musique et par la peinture: 'they sought not to unité music and painting with poetry but to give poetry something of the intensity of those acts'. 23 n s admiraient la poésie dans les tableaux de Watteau ou de Chardin, la passion 'réglementée' de Couperin, et ils voulaient les reproduire dans leurs vers. Finch s'emporte contre des étiquettes telles que 'didactique', car il voudrait réserver une place autonome à la poésie du XVIIIe siècle qui ne serait pas simplement un prélude à celle du XIXe. Ce livre révélateur ne se montre pas toujours convaincant dans les analyses

15 détaillées des poètes choisis pour démontrer la théorie. Mais il serait injuste de nier son mérite global: il enrichit la compréhension de la période en question et ouvre de nouvelles voies. Finch et Joliet présentent dans une anthologie des exemples de cette poésie 'individualiste' qu'ils distinguent d'une poésie 'universaliste'. Celle-ci cherche à plaire en instruisant, tandis que celle-là instruit en plaisant. Le génie, se composant d'enthousiasme, d'imagination, d'originalité, de sensibilité, de goût et de jugement, serait le critère de cette poésie 'individualiste'. Walter Moser entreprend une analyse encore plus convaincante, basée sur la philosophie sensualiste. Il examine la poésie 'fugitive' de la seconde moitié du siècle qui présenterait une expérience de la vie concrète, de la présence immédiate, qui suit de près la surface des choses. La fugacité serait sa loi. Par contre, Moser définit le lyrisme comme une perception négative du poète, manquant de présence, exprimant une souffrance, attente ou incertitude. Il faut un abîme entre le moi et les hommes, un éloignement intérieur, pour que le langage lyrique prenne son envol;il est alors appelé à combler la distance entre le réel et l'idéal. Cette définition du lyrisme, quelque peu étroite, suit en bloc celles du XIXe siècle. Nous n'y souscrivons pas, mais nous nous servirons par la suite des théories sensualistes pour une certaine poésie, sans la trouver a-lyrique, comme Moser. Edouard Guitton, le plus récent réhabilitateur de la poésie descriptive, veut faire apparaître un petit pan de mur effacé par le temps. Nous citerons par la suite cet ouvrage très dense, fruit d'annés de travail ardu que nous n'avons pu consulter qu'après l'achèvement de notre étude. Car nous entreprenons aussi la tâche ingrate de nous ériger en défenseur d'une époque négligée et injustement condamnée; nous nous rangerons à la suite de ceux qui n'acceptent pas les vérités éternelles énoncées ex cathedra', nous allons rouvrir le dossier et suivre Jean Fabre, qui, de nos jours, encourage la re-évaluation de la poésie du XVIIIe siècle. Ce que Fabre dit de Delille, on pourrait le dire d'autres poètes d'alors: 'Dans la zone indécise entre les lumières et le romantisme, l'indécision de l'esprit, du regard et du coeur donne ainsi une sorte de lustre et de prix à la médiocrité poétique, mais au sens le moins péjoratif .24Nous tâcherons d'invalider le terme de médiocrité et nous essayerons d'éviter l'esprit de parti. Si nous avons affirmé notre adhésion à la défense, nous profiterons des résultats obtenus par ceux qui nous ont précédé dans cette voie, tout en exposant nos idées personnelles. Nous croyons pouvoir apporter des critères décisifs et convaincants et fournir des preuves. Nous présenterons une partie théorique et une anthologie d'auteurs. Tout d'abord, nous devons dire qu'au lieu d'un tableau général du siècle, nous présenterons un choix limité de poètes. Les critères qui nous guident sont non seulement ceux de qualité, mais surtout la présence de certains symptômes. Si nous éliminons un grand nombre de versificateurs qui ont fait le tour de toutes les anthologies, c'est parce qu'ils étaient effectivement sans aucun

16 génie. Nous y comptons Lebrun que Sainte-Beuve honore d'un 'Portrait littéraire' assez sévère, mais que nous trouvons sec et déclamatoire à rebuter le lecteur moderne. Chénier n'a pas besoin de réhabilitation et nous en parlons seulement pour le comparer à ses contemporains. Notre choix — certes subjectif - s'est arrêté sur des poètes qui manifestent des tendances de lyrisme dans le sens où nous l'entendons. Il s'agit de représentants de thèmes poétiques très différents: des élégiaques comme Pamy, Bertin, Léonard, Millevoye, Collardeau et Fontanes; des poètes d'inspiration chrétienne comme Malfïlâtre et Gilbert; des poètes descriptifs comme Saint-Lambert, Roucher et Delille. Cette espèce de lyrisme devient plus apparent à partir de 1760 et nous avons donc choisi cette date comme point de départ. Au lieu de nous arrêter à la fin du siècle, comme on le fait d'ordinaire, prisonnier que l'on est de la division arbitraire en siècles nettement étiquetés, nous englobons aussi le début du XIXe siècle. En poésie ce n'est que vers 1820-30 que le ton change, que l'école romantique triomphe. C'est donc jusque là que nous voulons pousser nos recherches et couvrir cette époque de transition. Nous montrerons les liens qui mènent directement aux poètes romantiques. Il serait pourtant faux d'accepter ce temps seulement comme préparatoire: nous tâcherons de montrer les attaches avec la tradition française. Ce lyrisme n'est jamais complètement absent au XVIIIe siècle. La première partie du siècle est plus pauvre, mais le connaisseur distingue quelques accents personnels ça et là. Depuis le moyen âge 'le fleuve lyrique s'épanche, parfois élargi, parfois réduit aux proportions d'un ruisselet' (Duhamel, op. cit., p. ix). Mais définissons le terme. Qu'est-ce que le lyrisme? Traditionnellement c'est la poésie qui chante la vie, l'amour ou la mort. Si on regarde de près, chacun de ces phénomènes se prête à une infinité de subdivisions possibles. C'est donc une définition assez générale sinon vague. Nous avons cité celles du XIXe siècle, celle de W. Moser. Nous aimons mieux encore celle de Georges Duhamel qui y voit 'l'essence même, la raison nécessaire et suffisante de toute poésie'(op. cit., p. vi), une poésie qui jaillit de l'âme, déborde sur le monde, l'illumine et le transforme. On pourrait ajouter que le lyrisme est la sincérité de sentiments, s'exprimant au moyen de rythme et d'images propres à communiquer l'émotion du poète. Or, toute poésie de valeur exprime des sentiments personnels, autobiographiques ou non. Ainsi la question de sincérité du poète n'est que relative. Selon H. Grubbs: It is silly to say that Rousseau's Cantique d'Ezéchias is not the sincere expression of personnel feeling because it is a paraphrase of a Hebrew poem attributed to the prophet Isaiah, as it would be to question the sincere personnel feeling in Lamartine's Isolement simply because the poet represented himself lamenting his lost beloved in a synthetic landscape created by his own imagination.25

A l'époque classique la poésie était simplement de la littérature écrite en vers har-

17 monieux, où la poésie était embellie par l'emploi de certaines méthodes traditionelles: un langage figuré, des images, des illustrations, des allusions mythologiques. En plus, le lyrisme avait changé de sens au XVIIIe siècle: il est d'abord impersonnel, l'art du groupe plus que celui de l'individu. 'Un cri personnel qui ne se fût déguisé sous une élégance langagière eût semblé indécent. En cherchant dans la poésie du XVIIIe siècle un lyrisme sentimental on la condamne sans l'entendre' (Roudaut, op. cit., p. 534). A une période où la vie en société a atteint des sommets, le poète solitaire est impensable. Or, le lyrisme n'a pas disparu; il est différent, il va souvent au-delà du moi, puisque tant que l'individu reste soumis à la société, le poète est le porte-parole du groupe. Il est vrai que nous rencontrerons ultérieurement le lyrisme personnel chez les élégiaques, assez discipliné, mis en scène, loin du débordement. Le lyrisme impersonnel, présent dès le début du siècle se transforme vers la fin. Il semble quelquefois rhétorique, ce qui n'empêche pas de le classer comme lyrisme 'car l'oreille du rhéteur perce toujours un peu sous tout bon poète lyrique français';26il devient enfin personnel. Il n'y a pas de révolution en poésie: ni alors, ni en 1830, il n'y a qu'une évolution logique. Les oeuvres de 1760 à 1820 préparent le romantisme; elles sont pourtant autonomes, différentes, et on risquerait par conséquent de les mal comprendre, en se contenant du terme 'préromantique'. C'est, notamment dans la poésie descriptive, un art diffus: 'Bewegung, Freiheit, Systemlosigkeit sind das Jahrhundert vielfach durchtönende rationale Programmworte der Aufklärung und des Rokoko'.27C'est un éclectisme gracieux qui 'concilie aussi la fantaisie et la vérité, le rire léger et les larmes'28i] concilie aussi le pittoresque et la sensibilité, la bigarrure et l'harmonie; la nature l'enrichit de ses couleurs, mais l'homme y règne toujours. L'apparence hétérogène reste superficielle ; à l'intérieur de chaque oeuvre se fait une harmonisation du déséquilibre, une unité des détails. C'est surtout un art intellectuel: les émotions sont toujours dominées par la raison. Si l'on reste encore attaché au classicisme, on éprouve la curiosité des nouveautés; on se trouve en mi-chemin entre le rationalisme et le sentiment. C'est cet équilibre précaire qui caractérise l'époque. Dans les thèmes et dans la forme, cet art recherche l'idéal antique, tout en restant au-dedans du classicisme français. Il va jusqu'à transcrire des vers de poètes anciens mais il les refait à sa façon inimitable en les acclimatant à la française. Il suit les tendances du 'retour à l'antique' qui se manifestent à cette époque dans les beaux-arts. Ainsi il rend au vers un souffle latin. Car il se révèle davantage dans la forme que dans les thèmes: odes, églogues, idylles, héroîdes, satires. C'est toujours le langage noble de la société polie, malgré les innovations tentées par quelques poètes. On n'ose pas encore affronter l'opinion restée pleine de susceptibilité sur ce chapitre. La forme est quelquefois celle d'un exercice de style, une victoire sur la difficulté; elle est spirituelle, livrée aux périphrases et aux phénomènes rhétoriques; elle est logique, mais reste intelligible à tous les lecteurs.

18 Dans les pages qui suivent on va analyser d'une,façon thématique les aspects de la poésie des auteurs en question. On montrera ses valeurs et ses défauts. On tâchera de se mettre au niveau de l'époque et non pas à celui des critiques romantiques ou modernes. Il en résultera que nous parlerons aux amateurs du XVIIIe siècle et à ceux qui sont sans parti pris, ouverts aux arguments. Ceux qui se sont toujours ennuyés à la lecture des vers de Lamartine ou de Hugo, ceux pour qui la poésie commence avec Nerval, sinon Baudelaire, resteront sur leur faim. La poésie de la fin du XVIIIe siècle ne leur plaira pas; elle présente quelque chose de différent, elle est plus liée à son époque que le grand lyrisme de toujours, elle est donc plus documentaire et présuppose quelque familiarité avec les conditions de vie d'une société, autant qu'avec la nature humaine éternelle. Et pourtant elle touche encore celui qui se laisse transporter dans l'ambiance du XVIIIe siècle, car sous le langage poli, les formes antiques, la mythologie, perce toujours l'être humain avec ses joies et ses douleurs.

NOTES 1. Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (Dresde, 1760), pp. 101-102. 2. Nicolas Gilbert, Oeuvres (Paris, 1825), p. 3. 3. Melchior, baron de Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique (Paris, 1829), VI, p. 173. 4. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Portraits littéraires (Paris, s.d.), II, p. 64. 5. Il était un peu plus juste envers d'autres poètes de l'époque, comme nous le verrons par la suite. 6. Louis Bertrand, La Fin du classicisme et le retour à l'antique (Paris, 1897), p. 180. 7. Ferdinand Brunetière, L'Evolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle (Paris, 1905), î, pp. 154-155. 8. Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, 9e édition, (Paris, 1906), p. 633. 9. Emile Henriot, Neuf siècles de littérature française (Paris, 1958), p. 350. 10. Paul Guth, Histoire de la littérature française (Paris, 1966), I, p. 582. 11. André Dumas, Anthologie des poètes français du XVIIIe siècle (Paris, 1934), p. 5. 12. Maurice Allem, Anthologie poétique française, XVIIIe siècle (Paris 1966), p. 5. 13. Georges Pompidou, Anthologie de la poésie française (Paris, 1961), p. 20. 14. Georges Duhamel, Anthologie de la poésie lyrique en France de la fin du XVIe à la fin du XIXe siècle (Paris, 1946), p. xviii. 15. Robert Finch and Eugène Joliet, French Individualist Poetry, 1686-1760 (Toronto, 1971), p. 3. 16. Emile Faguet, Histoire de la poésie française de la renaissance au romantisme (Paris, s.d.), XI, p. 381. 17. Henri Potez, L'Elégie en France avant le romantisme, de Parny à Lamartine, 17781820 (Paris, 1898), II, p. 53. 18. G. Lote, "La Poétique classique du XVIIIe siècle", in Revue des Cours et Conférences (1924), p. 60. 19. Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, 17e édition (Paris, 1922), p. 644. 20. André Thérive, "La Poésie au XVIIIe siècle", in Muse française (1925), p. 361. 21. Glauco Natoli, Figure e problemi della cultura francese (Messine, 1956), p. 271.

19 22. Jean Roudaut, "Les Exercices poétiques au XVIIIe siècle", in Critique (1962), XVIII, p. 21. 23. Robert Finch, The Sixth Sense: Individualism in French Poetry, 1686-1760 (Toronto, 1966), p. 19. 24. Delille est-il mort? (Clermont Ferrand, s.d.), p. 113. 25. Henry Alexander Grubbs, Jean-Baptiste Rousseau (Princeton, 1941), pp. 282-283. 26. Anonyme, Les Petits poètes du XVIIIe siècle (Paris, s.d.), p. 8. 27. Viktor Klemperer, "Delilles Gärten: ein Mosaikbild des 18. Jhdts" in Sitzungsberichte der deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin (1954), p. 26. 28. Pierre Moreau, Le Classicisme des romantiques (Paris, 1932), p. 43.

I. THEORIES

Le bilan des nombreux traités de poétique publiés au XVIIIe siècle a été fait et refait. 1 Nous n'envisageons pas de fatiguer le lecteur avec toutes ces idées stériles, jamais appliguées par timidité que critiques, grammairiens et auteurs ont lancées dès le début du siècle. Mais nous devons nous occuper un peu de celles qui ont vraiment influencé la poésie. Passons en revue ces données fondamentales qui sont importantes pour notre thèse. Si Houdar de la Motte et ses continuateurs semblent avoir tué toute inspiration lyrique, deux critiques laissent une place à l'émotion et au sentiment. Il s'agit bien entendu de Du Bos et de Batteux. En suivant la tendance du siècle, ces esthètes comprirent la poésie du point de vue de la philosophie sensualiste: 'Les sentiments et l'enthousiasme sont le principe de la fin de la Poésie', 2 dit Batteux. Du Bos affirma l'importance de la vue et de l'ouiè dans les arts, y inclus la poésie: 'L'art est l'émotion, et le sentiment en juge'. 3 Le pouvoir de la peinture sur les hommes est plus grand que celui de la poésie, parce qu'on est plus facilement atteint par les yeux que par les oreilles; les vers devraient être recités, non pas lus, puisque la lecture est un travail d'association. Le parallèle avec la peinture est à la base de la conception de Du Bos et il aboutit à la répétition du célèbre aphorisme d'Horace: 'il faut donc que nous croyions voir, pour ainsi dire, en écoutant des vers: ut pictura poesis'. (Du Bos, op. cit., 271) Mais comment obtenir cette concordance entre les arts? Batteux et Du Bos proposèrent — tout en suivant Horace — le même principe: l'imitation de la nature. En effet, tous les arts ne diffèrent que par le moyen qu'ils emploient pour cette imitation; et nos passions artificielles se convertissent en passions véritables si cette imitation de la nature est réussie, car la plupart d'entre nous ont l'intuition du beau en littérature. Pour déterminer cette imitation, il faut plusieurs facteurs: le premier est le goût qui 'doit être essentiellement le bon goût dans les arts' (Batteux, op. cit., p. xii), le second sont les règles. En premier lieu, la poésie devrait joindre l'utile à l'agréable; elle devrait inciter à la vertu, être utile e t . . . nous émouvoir. Ensuite il devrait y avoir un ordre; les pensées seraient 'disposées de manière que nous les concevions sans peine, et que nous puissions même retenir la substance de l'ouvrage' (Du

21 Bos, op. cit., I, p. 258). Troisièmement il faudrait une action, un tableau abrégé de la nature humaine et cette action devrait être hors du commun. Mais ces critiques classiques avertissent leurs adeptes des périls d'une telle loi et ainsi la quatrième règle porte sur la vraisemblance qui doit empêcher des envolées trop hardies; elle 'périrait avec la simplicité de l'expression' (ibid., p. 268). Pour toucher on doit s'exprimer poétiquement. Jusqu'ici nous retrouvons Boileau, les lois du code classique. Or, Du Bos admet un poème qui n'est pas régulier mais soutenu par 'l'invention et par un style plein de poésie qui présente des images qui nous émeuvent' (ibid.). Voilà pour les règles de fond. Voyons maintenant celles sur la forme. Tout imbus qu'ils sont de la poésie antique, ils déplorent mais acceptent la rime, 'la plus basse fonction de la mécanique de la poésie' (ibid., I, p. 328). Plus difficile à obtenir, mais aussi plus riche est le rythme: c'est également chez les anciens qu'ils l'ont admiré. Comme Ronsard, ils voudraient peut-être essayer de soumettre la poésie française à l'alternance de syllabes longues et brèves. Toujours est-il, que Du Bos et Batteux abordent ici de nouveau une idée moderne quand ils prescrivent l'harmonie entre les syllabes, voire des sons imitatifs. 'L'agrément de la rime n'est point à comparer avec l'agrément du nombre et de l'harmonie' (ibid., p. 329). Ceci mène à l'importance du son dans le vers, à la préférence des mots imitatifs qui créent une image. On ne saurait s'étonner que des critiques affirmant le sentiment, la puissance des sens, exigent des sons imitatifs. Mais il ne faut pas aller trop loin en cela: on n'oubliera pas un certain degré d'élévation, des comparaisons soutenues, des métaphores éclatantes, des répétitions vives, des apostrophes singulières. On peut dire que les doctrines de Batteux et de Du Bos qui consacrent la poésie aux sentiments se basent sur la nouvelle philosophie sensualiste. Dans celle-ci le sentiment l'emporte sur le raisonnement. Tout se ramène aux sens. L'existence se définit dan»le contact sensible avec le monde. L'homme est à la merci de l'appareil sensoriel; son sentiment de l'existence dépend de l'intensité, de la richesse et de la variété des sensations. Ainsi la vie consiste d'instants de bonheur, d'un vol d'impression en impression. On abandonne ainsi l'innéisme cartésien en faveur d'une pensée qui commence par un passage du néant à l'être. La priorité de la sensation sur la pensée est fondamentale: je sens que j'existe, et alors je pense. Mais sentir devient synonyme de jouir. Selon W. Moser, une conception sensualiste se reflète chez quelques poètes de la seconde moitié du siècle, qui dans leurs poèmes chantent la grandeur et la décadence de la perception sensible. Il y a une espèce de cercle vicieux dans leurs expériences poétiques. Tout commence à un point zéro, dans une existence 'végétale', sans passions. Une intervention extérieure, un bruit, un rayon de soleil, éveille l'homme à la vraie vie, l'activation de la sensibilité. Il faut alors chercher des sensations fortes, de vives impressions pour se sentir exister avec plus de vivacité. L'amour, par

22 exemple, élève l'homme au point culminant de la vie. Il occupe ainsi une place privilégiée dans la poésie personnelle. Un autre moyen de sensation forte est la nature. A la recherche d'une intensité existentielle, l'homme se conforme au rhythme des grandes périodicités naturelles: parties du jour, saisons, âges, ce qui expliquerait le choix de ces thèmes par les poètes descriptifs. Mais la poursuite du plaisir intense peut s'étendre à d'autres domaines de la vie. Or, si l'homme pousse l'intensité de ses jouissances à l'excès, elles se transforment en douleurs. Plaisir et douleur ne diffèrent que par une nuance. Mieux vaut être averti de son existence par une douleur que rester sans sensations: ainsi, quand les plaisirs font défaut, on trouve une jouissance dans la douleur. Ceci se reflète si souvent dans la poésie élégiaque de l'époque. Le poète découvre alors en lui-même ce qui fait tout son être: il éprouve le plaisir de ne plus souffrir; il commence à jouir du repos, il passe de l'ordre physiologique au niveau psychologique. C'est le moment qui donne naissance à la sensibilité. Mais cet état de détente n'est qu'un répit et cède la place à l'ennui (terme introduit par Du Bos), un vide affreux, un sentiment d'inexistance. Il faut donc chercher des plaisirs nouveaux. On quitte la ville pour la campagne, on cherche le hasard, on devient inconstant dans l'amour, on chante l'insouciance envers le futur (le carpe diem d'Horace), on désire la mort (psychologique plutôt que physique!). Le bonheur qui reviendra peut-être, sera sans durée et se transformera de nouveau en ennui dès que l'instantanéité immédiate de l'experience sera épuisée. Selon W. Moser, c'est seulement maintenant que la poésie lyrique peut renaître; elle devient la complainte d'une perte irrévocable. 'Nous voici en plein préromantisme: le regret, le souvenir, la mélancolie évoquent une profondeur temporelle et sentimentale que le sensualisme n'a pas connue'. 4 La sensation est remplacée par le sentiment. Le moment le plus important serait celui de crise entre le sensualisme et le préromantisme. Le sensualisme est dépassé, mais il a servi à explorer les régions troubles de la sensibilité humaine. Si nous avons si longuement transcrit les interprétations de Moser, c'est que nous y accédons. Or, notre définition bien plus large du lyrisme, ne nous permet pas d'en exclure la poésie 'sensualiste'. Le lyrisme — pour nous — est synonyme de l'expression de sentiments personnels authentiques communiquant au lecteur l'émotion du poète, fût-elle 'sensualiste'. Nous refusons de tracer une frontière si nette entre ce qui est 'sensualiste' et 'préromantique', puisque nous ne voyons pas les mêmes distinctions. Mais revenons à Batteux et Du Bos. Ils établissent des règles pour le lyrisme 'sensualiste'. C'était l'ode qui échappait aux préceptes; dans ses 'écarts' elle n'était autorisée que par la force de l'inspiration ou l'ivresse du sentiment, autrement la nature serait mal imitée. Par une telle ouverture les poètes auraient pu se glisser dans la forteresse classique et la suite montrera que ce fut

23 en effet le cas. Selon Du Bos, 'l'ode monte dans les cieux, pour y emprunter ses images et ses comparaisons du tonnerre, des astres et des dieux mêmes' (op. cit., I, p. 270). On distingue plusieurs genres d'odes: sacrées, héroïques, philosophiques, anacréontiques. Tous ces genres étaient affectés aux sentiments; 'il ne s'agit que de lui [à l'ode] donner la forme qui lui convient, pour être mise au chant' (Batteux, op. cit., 253). Cette correspondance avec un art auditif semble souligner la conception sensualiste et ramener à la signification antique du lyrisme. Un autre genre antique reste ouvert à une expression plus personnelle, c'est l'élégie. Boileau l'avait déjà définie dans son sens primaire, mais au XVIIIe siècle l'élégie devint d'abord plus légère et mondaine (chez Chaulieu et Voltaire). On y sentait un certain regret tempéré par la raillerie puisqu'on était encore incapable de se replier sur soi-même. Mais nous verrons que la note narquoise disparaîtra peu à peu et que l'élégie retrouvera son sens primaire de plainte. Le duc de Nivernais la définit alors comme ayant affaire à la tendresse et su sentiment et on l'entendra ainsi désormais. L'héroïde également s'introduira comme genre lyrique après 1760 et échappera aux rigueurs des critiques. C'est fréquemment une lettre versifiée du personnage célèbre, comme celle d'Héloïse à Abélard. C'est que dans les genres nommés le poète avait le droit de peindre ses propres sentiments pourvu qu'ils ne choquent pas la bonne compagnie. Ainsi la création poétique y est comparativement plus libre: le poète doit se représenter vivement les choses dans l'esprit, tout livré au sentiment: 'il doit échauffer son coeur et prendre aussitôt la lyre' (ibid., p. 253). On entreverra un va tes, un poète romantique. Dans cet échauffement tiendra-t-on compte des règles? La sincérité l'emporterat-elle? Le moi vaincra-t-il le groupe? Nous verrons que les meilleurs morceaux furent en effet composés dans de tels moments d'exaltation, d'oubli des réserves, qu'ils sont sincères. Malheureusement ces notions de vraie poésie, ces transformations de l'idée que l'on se fait du poète et de la poésie, ne purent s'effectuer d'un jour à l'autre. Il y eut bien plus de discussions que d'action - au moins au début. Du Bos et Batteux ne furent pas les seuls à exiger du sentiment dans la poésie. De nombreux critiques demandaient des poètes avec génie. C'est justement l'interpretation de ce qui fait le génie qui avait fourni un sujet de discussion interminable au cours du siècle. On craignait l'audace en poésie: or, le véritable génie veut être lui-même, il ne se plie pas aux règles. Milton, Shakespeare, de plus en plus mis en vedette après 1760, avaient de l'imagination; ce furent des hommes livrés au sentiment, qui créèrent des oeuvres 'irrégulières' dans un état d'inspiration authentique. Du Bos l'avait quasiment exigé; il considérait le génie, essentiel pour toute poésie réussie, et le définissait comme une plante qui poussait d'elle-même et dont la qualité dépendait de la culture reçue. Une longue étude était aussi nécessaire, mais elle

24 serait soumise aux qualités innées de l'auteur qui restèrent la condition préalable. Un tel être pourrait posséder de l'imagination et concevoir des oeuvres géniales. Après 1750 les discussions sur l'imagination s'accentuèrent. Théoriquement on fit des progrès, pratiquement on était trop timide pour les faire passer à la réalité. Pour y réussir, il eût fallu une rupture plus courageuse avec les traditions. Alors Diderot survint et formula plus clairement la revendication de Batteux et d'autres en y ajoutant sa part: le poète devrait être poussé par un enthousiasme énorme, barbare, sauvage, mais — restriction prudente — précédé de réflexion et de méditation. La nature serait par conséquent à la fois sauvage et pittoresque, et le poète devrait la ressentir avant de la peindre. Il conçut le poète surgissant des époques de troubles. Ces dernières qualifications sont loin de Du Bos et de Batteux, mais tout le monde sait que les audaces de Diderot ne produisirent pas de fruits immédiats. Toujours est-il que son raisonnement coïncida avec l'affranchissement en cours. Nous verrons tout à l'heure que son appel facilita l'utilisation de nouveaux modèles et influença la poésie plus tard. Mais avant de les aborder, il faut remonter bien en arrière et parler d'une influence considérablement plus forte et répandue, celle de la poésie"'latine. NOTES 1. Un des derniers ouvrages est celui de M. Gilman. 2. M. Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe (Paris, 1747), p. 19. 3. Pierre Moreau, La Critique littéraire en France (Paris, 1960), p. 61. 4. Walter Moser,"De la signification d'une poésie insignifiante: examen de la poésie fugitive au XVIIIe siècle et de ses rapports avec la pensée sensualiste en France", in Studies on Voltaire and the Eighteenth Century (1972), XCIV, p. 400.

II. INFLUENCES

Nous avons déjà mentionné que Du Bos préféra la poésie latine basée sur l'accentuation des syllabes et plus aidée que gênée par les règles. Il recommenda l'imitation des anciens et ne la considéra pas comme plagiat mais comme une grâce de plus. 'Des vers d'Horace et de Virgile bien traduits, et mis en oeuvre à propos dans un Poëme François, y font le même effet que les statues antiques font dans la gallerie de Versailles. Les lecteurs retrouvent avec plaisir, sous une nouvelle forme, la pensée qui leur plut autrefois en Latin. Ils sont bien aises d'avoir l'occasion de réciter les vers du Poète ancien, pour les comparer avec les vers de l'imitateur moderne qui a voulu lutter contre son original' (Du Bos, op. cit., II, p. 78). Les grands auteurs français n'avaient pas dédaigné ce procédé, conclut-il. En effet, dès la Pleïade, presque toute la poésie avait oscillé entre l'académisme pédant et une utilisation éclectique des grands modèles. Ronsard créa des chefs-d'oeuvre en se servant d'emprunts classiques; Boileau en fit la base sinon la structure de son oeuvre. Les poètes du XVIIIe siècle suivirent cette tendance française, c'est-à-dire qu'ils ont tous quelque part plus ou moins imité les anciens, notamment des poètes latins. Les auteurs grecs ne furent guère connu qu'en traduction, tandis que le latin fut enseigné dans les collèges. On y enseignait également la rhétorique, en latin ou en français, et cette discipline s'acheva dans les règles et dans des amplifications. Les disciples devaient les appliquer: pour eux penser et écrire était imiter les anciens. Dans les poésies écrites alors on retrouvera par conséquent les échos des auteurs qui étaient au programme: Horace, Catulle, Tibulle, Ovide et Virgile, dans notre cas. On voit facilement, qu'à l'exception du dernier, ce sont tous des poètes lyriques. En prmière place vient Horace, selon quelques-uns 'le seul vraie poète lyrique de Rome', 1 inégalé avant et après sa carrière. Horace célébrait tout ce qui lui tenait plus à coeur: la douceur de l'amitié, la vie simple et frugale, la jouissance de l'heure présente. Il prêcha partout une morale du juste milieu. Après les ravages des guerres civiles, il voulait vivre à la campagne avec quelques amis et des livres. Ce n'était ni tout à fait un épicurien ni un stoïcien, mais plutôt un éclectique, autrement dit, il rendit poétique la doctrine philosophique d'Epicure 'en la teignant de volupté: le carpe diem revient sans cesse sous sa plume' (ibid., pp. 38-39). C'est ce dernier thème qui enchanta les poètes du

26 XVIIIe siècle, influencés par le sensualisme, avec celui du beatus ille. Les odes d'Horace qui contiennent ces deux thèmes servirent de modèle.2 Delille, dans YHomme des champs envie le sort de celui qui vivrait dans ses jardins, loin des tourments. Roucher tient pour heureux celui qui pourrait errer dans les campagnes, gravir les sommets des montagnes (cf. 'Août', p.156). Léonard répète à maintes reprises le thème de la retraite. Dans les Saisons il recommande d'échapper au bruit, de vivre avec soi-même (cf. 'Eté', p. 121). Les chants et le repos sont seuls nécessaires au bonheur. Cette idée est encore plus prononcée chez les trois poètes d'outre-mer. Au début du Bonheur, Léonard s'exclame: heureux qui possède une campagne, un livre, un ami, et vit dans sa chaumière. Ce sont presque les mêmes mots qu'employa Horace. Comme celuici Léonard chanta l'heure présente: l'avenir est incertain, jouissons tant que nous pouvons, écartons les soucis; par la suite la mort viendra à son tour nous emporter (cf. La Veillée de Vénus, p. 134). Egalement il exhorte Doris à jouir avec lui de la saison des amours avant qu'il ne soit trop tard (cf. A Doris, p.140). Bertin engage sa maîtresse à le transporter sous le pôle du monde ou sous l'équateur; tant qu'elle sera avec lui, il l'aimera dans cette solitude, thème qui vient directement d'Horace. 3 D'autres vers d'Horace transcris se trouvent dans L'Elégie xxii, Livre III: heureux celui qui fait l'amour dans les bois, loin du monde. Parny à son tour invite ses amis à la jouissance: soyons heureux à tout prix tant que nous sommes jeunes (cf. A mes amis, p.196). Au lieu de multiplier les exemples, passons à Tibulle. Sa philosophie ressemble à celle d'Horace: 'il aime, il connaît la vie champêtre; il sent la douceur, et il nous la fait sentir'. 4 Mais il est plus paresseux qu'Horace, obéit à l'instinct, est docile à sa nature; il repousse l'ambition et ne souhaite qu'une vie médiocre, des occupations rustiques. Il n'exprime pas l'amour profond mais la liaison avec Délie est un petit roman aimable et tendre qui sort de la banalité par le talent du poète. La présence de sa maîtresse est essentielle pour son bonheur. Le reste — à part la santé — n'est pas important. Une philosophie aimable et sensuelle convenait à merveille au siècle galant: les nouveaux Tibulle .ou demi-Tibulle abondaient. On acclama le maître par son nom dans des vers et on se servit de ses thèmes. Roucher désire endormir ses soucis nonchalamment assis sur la verdure (cf. 'Août', p.156); Gilbert voit dans la médiocrité le sûr abri des mortels, une vie rustique, dans une cabane (cf. Ode, p. 161); Léonard incline à la paresse: rêver dans les champs et n'entendre que le murmure des ruisseaux (cf. Plaisir du rivage, p. 137); vivre comme laboureur dans une étroite cabane (cf. Souvenir, p.138); laisser couler avec lenteur les délicieux moments de l'oisivété et borner ses désirs à la possession de la bien-aimée (cf. Bonheur, p. 141 ); goûter le repas au crépuscule, après avoir accompli les tâches rustiques du villageois (cf. Soirée d'hiver, p.124); ne posséder qu'une humble fortune, du vin, des fruits et du blé (cf. Ermitage, p.135). Entouré de champs, de vignes, de vergers qu'il cultiverait

27 lui-même il vivrait heureux (cf. Journée de printemps, p.l 15). Mais cet âge d'or a pour condition la présence de sa Doris (cf. Ermitage, p. 135) — à l'instar de la Délie de Tibulle. Bertin, non plus, ne se passerait pas de son Eucharis ou de sa Catilie: aimons, buvons et si nécessaire, mourons ceints de fleurs (cf. I, xiii, p.175). Quels moments heureux de s'embrasser, de faire l'amour, tant qu'au dehors sévit un orage ou la chaleur (cf. III, xxii, p.189). Jusqu'à Fontanes nous entendons l'écho de Tibulle — dépouillé d'érotisme — quand il souhaite une vie rustique modeste, loin des troubles du monde (cf. Stances, p.207). Les influences d'Horace et de Tibulle sont souvent mélangées, difficile à distinguer. Celle de Catulle prête moins à l'équivoque. Nous lui accordons aujourd'hui la première place parmi les poètes lyriques latins 5 dont 'aucun n'a rendu avec autant de fougue, de sincérité et d'éloquence les péripéties tragiques de l'éternel roman'. 6 Nous admirons la pénétration de l'homme chez l'artiste, l'être qui adore et hait à la fois, se débat contre la destinée, l'amertume dans les plaisirs qu'il éprouve. En effet, 'le lyrisme de Catulle offre une saveur unique par un mélange de violence et de douceur, de délicatesse et de crudité: il est extrême en tout, dans l'éloge, comme dans l'injuste et, ce qui fait sa vraie supériorité, partout sincère' (Ibid., p. xxii). Malheureusement les poètes du XVIIIe siècle, craignant une expression trop personnelle, ne voyaient pas la richesse psychologique qui nous attire aujourd'hui; ils s'inspiraient non pas du odi et amo, mais du Catulle sensuel, de la violence dans l'amour. S'il y a bien moins d'emprunts de Catulle que d'Horace et de Tibulle, un de ses poèmes suscita des imitations presque serviles, Vivamus, mea Lesbia. 7 Léonard dans le poème A Doris donne, après une introduction horatienne, une transcription abrégée mais presque fidèle de Catulle. Il a tant soit peu réduit le nombre des baisers, la répétition du Romain lui ayant sans doute semblé monotone ; il termine, à l'instar de Catulle, avec les jaloux. Bertin se passe d'introduction. Lui a davantage réduit le nombre des baisers: il a supprimé 1' 'embrouillement', changé la forme en dialogue entre les amoureux. C'est qu'il s'inspira aussi d'un morceau de Catulle, 8 qu'il combina avec le No. v. Bertin substitua la France aux lieux antiques, ajouta des références agricoles pour terminer avec des indications de temps que Catulle ne mentionna pas (cf. Elégie, vi, p.184). Nous avons longtemps comparé ses deux poèmes car il s'agit de l'imitation la plus apparente chez tous les poètes dont nous parlons. Ailleurs les emprunts ne sont que d'un vers: le vivamus, mea Lesbia se retrouve dans Y Elégie ii, Livre III, de Bertin. Parny laisse murmurer les vieillards (cf. A Mes amis, p.196). Properce, moins sensuel que Catulle et Tibulle, offrit moins d'inspiration au XVIIIe siècle. Le plus généreux des élégiaques était trop grave, trop sérieux dans sa passion pour Cynthie. On s'inspira pourtant de la richesse du fond, de l'abondance des images (tout en supprimant l'excès de mythologie), du mouvement et

28 de la couleur de sa poésie. Ce sont les plus sincères parmi les poètes qui le suivirent au XVIIIe siècle. Saint-Lambert dans son Epître sur la paix de 1748 semble ne pas déguiser sa pensée, lorsque, comme Properce, 9 il préfère la galanterie au métier des armes, où il avait été plus utile. Parny, le plus original et aussi le plus sincère, s'inspira très librement de Properce. Son amour pour Eléonore le fît passer par les mêmes péripéties de bonheur, de refroidissement, de brouille, de rechute et de raccommodement que Properce et Cynthie (ce qui correspond au surplus au cycle sensualiste). Comme Properce, il veut fuir avec la bien-aimée (cf. Projet de solitude, p. 192); il se plaint de sa froideur (cf. Refroidissement, p. 193); il a beau vouloir échapper à la passion qui le tient lié, il ne peut s'en détacher (cf. Rechute, p. 194). Toujours est-il que ce sont des emprunts presque fortuits, des rencontres. L'Art d'aimer, les Héroïdes, les Métamorphoses d'Ovide eurent des influences sur les poètes du XVIIIe siècle, tel Bertin. Dans YElégie xii, Livre II, le vers 'O mère des tendres amours' vient d'Ovide. On signalerait facilement d'autres exemples. Ovide plut parce qu'il était sentimental, ingénieux, courtois; il connaissait le cœur de la femme. Nous ajouterons un mot sur Virgile qui en mériterait davantage et nous nous en occuperons dans un autre chapitre. Son empire sur plusieurs genres littéraires au XVIIIe siècle est bien connu. Il faudrait un ouvrage spécial pour en traiter. Delille acquit sa renommée par une traduction en vers des Géorgiques. Il n'y pas de texte plus désespérant pour le traducteur à cause de la plénitude des vers, et du mariage des notations poétiques avec les données techniques. 'Cette difficulté, Delille l'affronta victorieusement' (Delille est-il mort?, p. 123). Porté par Virgile, il montra de l'élan dans ses vers. La traduction était alors autre chose qu'aujourd'hui: elle était un véritable exercice de virtuosité littéraire. Au lieu de transcrire, on transposait; 'le traducteur était un élégant habilleur qui ajoutait ici, retranchait là, ornait et fanfreluchait selon sa fantaisie. Le texte était un prétexte' (ibid., p. 137). Tout en perdant la musique imitative des vers en les traduisant, Delille eut le mérite de traiter le poème comme un carmen. Plus tard il invoqua Virgile non seulement dans les préfaces de ses propres poèmes, mais en transcrivit aussi des passages entiers: 'les imitations et les traductions déguisées sont innombrables' (Betrand, op. cit., p. 194). Saint-Lambert était également hanté parle poète ancien. Sa description du printemps est pleine de réminiscence: l'omnipotence de l'amour, les amours des bêtes, viennent de l'Invocation à Vénus du Ille livre des Géorgiques. Roucher comme Delille, eut le culte de Virgile; il imita ou traduisit d'innombrables passages et son oeuvre abonde 'en vers fortement musclés, qui rappellent la structure sévère et solide du vers latin' (ibid., p. 198). On retrouvera Virgile chez Bertin, l'imitateur par excellence, dont la veine érotique avait pourtant peu de commun avec le prude Mantouais. Dans YOde xx, Livre II, plusieurs vers sont imités de Virgile: 14-18, 28, 33, 74-75. Léonard réproduisit Virgile à travers Gessner. Les dons virgiliens, l'attendrisse-

29 ment et la pitié, le rapprochèrent du XVIIIe siècle, à part les éléments didactiques dont nous parlerons ailleurs. C'est aussi l'âge d'or que Virgile et Ovide ont chanté et qui correspondait au rêve arcadien de l'époque. D'autre part, le manque de passion, la froideur de Virgile, en éloignèrent des poètes lyriques. Ce fut par-dessus tout le poète de la nature. Nous avons déjà mentionné que l'imitation des anciens au XVIIIe siècle ne constitue pas une nouveauté mais suit la tradition de la littérature française depuis la Pléiade. Horace avait toujours été populaire en France; il y a rencontré davantage de lecteurs et d'interprètes. Les Français reconnaissent en lui quelques traits qu'ils prêtent à eux-mêmes. 'Nous n'imitons que qui nous ressemble, et c'est peut-être là le secret de l'influence qu'Horace a eue sur nous', en a dit un critique. l°On a admiré la perfection de son art, l'approbation parfaite de la forme à l'idée, la variété des tableaux; on a surtout aimé le moraliste, le climat d'aimable philosophie morale, composé d'un réalisme clairvoyant et d'un scepticisme nuancé, l'honnête homme accessible aux joies de l'esprit comme à celles de la nature. Ce sont là des qualités qui l'apparentent particulièrement au XVIIIe siècle. Si l'on ne lui a pas toujours emprunté ses vertus, nous ne saurions le condamner. Le goût de la retraite rustique, studieuse mais aussi voluptueuse, s'explique facilement à une époque d'intense vie en société. L'épicurisme teinté de stoïcisme d'Horace y fournit un beau modèle. Le rêve d'un âge d'or, le retour à la simplicité de la campagne, le bonheur par le repos, caractérisent des périodes comme l'âge d'Auguste et le XVIIIe siècle français. Si l'on aimait la volupté davantage que la philosophie du juste milieu d'Horace à cette époque de galanterie, on trouvait une volupté moins atténuée chez les trois poètes lyriques du 1er siècle avant notre ère. Catulle, Tibulle, Properce étaient jeunes, sensuels, amoureux, comme Léonard, Bertin et Parny. Leurs liaisons se ressemblent par leur caractère ; ces jeunes poètes étaient passionnés commes leurs modèles. Trop timides pour parler sans restrictions de leurs sentiments personnels, ils suivirent leurs confrères antiques — tout en restant moins hardis. Leurs vers ne font que friser l'obscène. De toute façon, s'ils n'ont pas toujours égalé les poètes latins, leurs tendances ont contribué à l'individualisation de la poésie. La note sensuelle ne se limita pas à l'influence antique. On la trouve dans bien des poèmes fugitives ou de circonstance, mais l'expression était généralement plus élégante que celle des anciens. La philosophie sensualiste s'y manifeste. Saint-Lambert salue le boudoir et le sopha, témoin de ses amours; en attendant le retour des désirs, il invoque Tibulle qui lui servit de maître (cf. Elégie, p.79). De nouveau il décrit les moments de repos entre le plaisir où l'on apprécie son bonheur (cf. Soir, p.81). La même franche note érotique se trouve chez Gilbert quand il raconte l'amour aux bois, où les 'nymphes sont moins sévères' (Charmes des bois, p.160). Bertin aussi chante la volupté dans les bois, le lit de verdure, dépositaire secret de ses plaisirs; il

30 décrit en détail la séduction, les noeuds défaits, les cheveux épars de sa maîtresse (cf. II, v p. 177); il vante sa dextérité érotique de varier, suspendre ou hâter les plaisirs (cf. II, vii, p.178), et il fait voir la résistance, les douleurs transformées en plaisirs de Catilie (cf. III, ii., p.183). Comparé à ces détails, qui sauf les termes techniques, ne cèlent rien, Colardeau en employant la langue de la passion, voire des cris de volupté, glisse plus discrètement sur des indications physiques dans son adaptation française de YEloise de Pope. Mais ils sont tous infiniment loin de la langue crue employée dans l'antiquité ou de nos jours. Ceci explique l'influence d'Ovide qui resta courtois malgré l'observation de la passion sensuelle. Au XVIIIe siècle on garda les convenances et on ne suivit pas Catulle dans ses extrêmes de langage. Ovide, comme Horace, resta moraliste, en dépit du sujet un peu scabreux. La poésie amère des Tristes et Pontiques, sa résignation et son découragement, plurent aux élégiaques. Tout ceci explique sa popularité à une époque qui avait des tendances analogues. Si, comme nous l'avons indiqué, les auteurs latins furent imités auparavant, il s'agissait alors d'autres thèmes: Boileau refit YArt poétique et les Satires, non pas les odes lyriques. C'était la Pléiade, Ronsard et du Bellay qui furent captivés par ces dernières et on ne saurait douter de leur qualité de poètes personnels. La fin du XVIIIe siècle, comme le XVIe, retourna aux sources classiques pour raviver la poésie. Une des causes en fut sans doute la paganisation des moeurs, une autre la régénération des études latines. A l'époque qui nous intéresse, les arts marquent tous un retour à l'antique, grâce aussi aux fouilles faites en Italie, aux voyages en Grèce. L'antiquité est à la mode dans l'architecture, dans les beaux-arts, dans les meubles, en musique (Gluck). On s'intéresse à l'antiquité gréco-latine surtout dans la mesure où elle est une allusion aux moeurs contemporaines, mais ce n'est plus l'antiquité des classiques du XVIIe siècle; elle prétend 'garder la fraîcheur primitive d'un monde naissant, ou les couleurs particulières d'une ère historique à la fois très éloignée des modernes et chargée d'un message éternel' (Moreau, Critique, op. cit., p. 81). On demande plus de simplicité, de naturel, de force, de pathétique. En poésie on reprend la forme du XVIIe siècle en essayant de lui donner un caractère plus antique. Nous n'avons pas besoin de répéter ce qui a été dit sur ce phénomène, mais nous ne convenons pas avec Louis Bertrand lorsqu'il proclame que le classicisme 'né du pastiche et de la traduction' (op. cit., p. xvi), est mort par le pastiche et la traduction. C'est là un jugement trop sévère qui sacrifie la vérité à un bonmot. Tout d'abord il faut établir des distinctions entre les auteurs. Chez Malfilâtre, Gilbert et en quelque sorte Fontanes, l'inspiration antique est presque absente et remplacée par celle de la religion. Saint-Lambert et Roucher suivent des tendances didactiques, ainsi que Delille. Si leur oeuvre revêt quelques traits du pastiche et de la traduction, cette oeuvre est pourtant de leur temps

31 comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Il nous reste les trois poètes élégiaques d'outre-mer, qui comme leur contemporain Chénier, subirent la pleine force de l'influence antique. Là de nouveau, il faut établir une hiérarchie: Parny est le plus indépendant, Bertin le plus servile, ce qui laisse le centre à Léonard. Nous avons montré avec le poème v de Catulle que l'imitation va parfois trop loin. Or, c'est l'exception. En général, on emprunte un passage ou seulement quelques mots; on puise dans différentes poésies pour en écrire une seule; on traite un sujet ressemblant quelquefois thématiquement, souvent différent. On a pu se donner une libre carrière, ajouter, retrancher, parfois même perfectionner les idées ou les images. On a en effet supprimé presque toute la mythologie et d'autres éléments qui ne touchaient plus le lecteur; on a adapté les thèmes anciens à l'époque, refait librement et au goût des contemporains quelques poèmes dont les sujets lyriques sont éternels. Nous répugnons aujourd'hui à des procédés pareils; nous exigeons tous les jours du neuf; nous condamnons sans pitié une refonte quelconque. Si le goût du XVIIIe siècle était différent, nous devons au moins lui concéder le droit d'être jugé sur une base équitable et non pas sur la nôtre, subjective, tendancieuse, passagère comme elle est. Ce que nous venons de dire sur l'influence antique a fait oublier l'appel de Diderot et d'autres critiques à une poésie 'barbare' comme régénération possible. Nous avons vu qu'au contraire on s'était tourné en arrière, vers le 'vin antique', réuississant mieux dans ce style plus proche de la tradition nationale, qu'en empruntant aux 'peuples sauvages'. Car il y eut des essais de ce genre, parallèlement à la poésie néo-antiquisante. Paul Van Tieghem a fait le bilan de ce phénomène et si nous le citons ici, c'est seulement pour montrer la diversité des poètes que nous analysons, leur capacité d'éclectisme, de combinaison d'éléments hétérogènes en un tout harmonique. Le public français connut la mythologie Scandinave et nordique d'abord par l'ouvrage du Genevois Mallet qui traduisit des extraits de YEdda. L'autre source fut Ossian dans la traduction de Le Tourneur. C'étaient les deux éléments essentiels pour la connaissance de la poésie du Nord à la fin du XVIIIe siècle et nous les trouvons, l'un ou l'autre, ou tous les deux, dans les quelques ouvrages qui s'en inspirèrent. On lut Ossian, on lui emprunta des noms, des situations, des impressions ou des couleurs. 11 On retrouve Ossian dans une apostrophe, dans une stance mélancolique, dans un ciel nuageux. Léonard inséra parmi les Idylles le Chant d'un barde que l'on est surpris d'y trouver. C'est une imitation â'Oithona d'Ossian, traduction peu fidèle, avec de graves modifications; imitation qui veut se dissimuler pour pouvoir prendre rang au niveau des poésies originales. Il y a peu de couleur locale; tout est affaibli. Dans le genre épique, Léonard est bien moins habile que dans l'élégie. D'Ossian ne subsistent que le vocabulaire mythologique et les com-

32 paraisons. Fontanes composa à la même époque des morceaux ossianesques. Il fut du moins un des premiers à mettre le barde en vers. Il a été, dans sa jeunesse, l'un des plus complètement influencés par le chantre écossais. La Forêt de Navarre, tout en étant une réproduction de la Windsor Forest de Pope, est très ossianesque; la mythologie antique y voisine avec la nordique. Les vers classiques sont aussi faibles que ceux de Léonard. Le Chant du barde, en vers libre, emprunté au chant VIII de Temora est meilleur. L'envoi final à Le Tourneur contient la profession de foi poétique de l'auteur. Léonard et Fontanes 'développent librement un poème ou un épisode; tous les deux cherchent à plonger le lecteur dans le milieu ossianesque' (ibid., p. 242). Parny, comme toujours, occupe une place à part, car il est le plus indépendant. Il combine Mallet et Ossian dans Isnel et Asléga. A Mallet, il doit toute son érudition mythologique et les noms propres, à Ossian, des expressions, des comparaisons, des sentiments, le mélange de guerre et d'amours. Parny ne traduit pas; il traite très librement le sujet. La couleur exotique (écossaise) l'invite 'à multiplier les images, à user des tours brusques et hardis, et cette poésie de sauvage se revêt d'une forme française analogue à celle d'Ossian' 12 n est certain que ceci ne va pas toujours si bien avec la trame classique du style. Le rythme saccadé du décasyllabe est préférable. L'oeuvre date de 1802, elle est donc d'une vingtaine d'années postérieure à celles de Fontanes et de Léonard et représente à l'instigation de Chateaubriand et de Mme de Staël, le seul effort français pour 'créer un poème de sujet nettement Scandinave orné de la mythologie de YEdda" (Van Tieghem, Préromantisme, I, p. 174). Si ce n'est pas une réussite, on sent que Parny reste sérieux, voire tragique. L'influence ÔL Isnel et Asléga sur les poètes romantiques sera peut-être plus importante que le poème en tant que tel. Car on doit juger ces efforts d'un point de vue plus élevé, les mettre en valeur: ils ont finalement renforcé les tendances conduisant à une expression plus libre et plus personnelle en poésie. On peut constater le même résultat dans le cas des imitations de l'antiquité et ainsi nous répétons ce que nous avons déjà dit: après 1760, grâce à divers facteurs complexes que nous tâchons d'étudier ici, nous assistons à une individualisation de la poésie de plus en plus prononcée, l'émergence victorieuse du sentiment. Le lyrisme se révèle dans plusieurs genres poétiques y compris la poésie de la nature. NOTES 1. F. Richard, "Introduction", in Oeuvres d'Horace (Paris, 1967), p. 19. 2. Que sera demain? évite de le rechercher; et, tous les jours que te donne la fortune, porteles en bénéfice; ne dédaigne ni les douces amours, ni les choeurs, maintenant que tu es jeune et aussi longtemps que ta vigueur ne connaîtra pas la vieillesse chenue (Odes, I, ix). Cueille le jour, en te fiant le moins possible au lendemain (Odes, I, xi). Heureux celui qui, loin des affaires, comme les générations d'autrefois, travaille avec ses boeufs les champs paternels (Epodes, ii). 3. Il pourra, sur un bateau, me reléguer au bout du monde, chez les Numides. 4. Frédéric Plessis, La Poésie latine (Paris, 1909), p. 355.

33 5. Mea paupertas vita traducat interi, Dum meus adsiduo luceat igne focus. . . O quantum est auri pereat potuisque smaragdi Quam fleat ab nostras illa puella vias. 6. "Introduction", in Poésies de Catulle (Paris, 1966), p. xi. 7. Donne-moi mille baisers, puis cent, puis mille autres, puis une seconde fois cent, puis encore mille autres, puis cent. Et puis, après en avoir additionné beaucoup de milliers, nous embrouillerons le compte si bien que nous ne le sachions plus et qu'un envieux ne puisse nous porter malheur en apprennant qu'on s'est donné tant de baisers (v). 8. Tu demandes combien de tes baisers, ma Lesbie, il me faudrait pour que j'en aie assez et trop. Autant de grains de sable, en Libye, couvrent le sol de Cyrène fertile en laser, entre le temple brûlant de Jupiter où il rend ses oracles et le tombeau sacré du vieux Battus. . . autant il faudrait de tes baisers à Catulle, dans son délire, pour qu'il en ait assez et trop, si bien que les curieux ne puissent les compter ni d'une langue envieuse leur jeter un sort (vii). 9. Non, ergo sum laudi non natus idoneus armis: hanc me militiam data subore volunt. 10. J. Marouzeau, "Horace dans la littérature française", in Revue des études latines (1935), pp. 274-294. 11. 'Ils fondent et dissolvent des éléments ossianesques dans leur propre substance' (Paul Van Tieghem, Le Préromantisme (Paris, 1924), I, p. 241. 12. Paul Van Tieghem, Ossian en France (Paris, 1917), I, p. 404.

III. LA POESIE DE LA NATURE

Nous n'avons pas l'ambition de refaire le bilan de la poésie de la nature au XVIIIe siècle: des critiques très compétents, dans le passé et dans le présent, l'ont entrepris. Ce qui nous intéresse, n'est qu'un aspect limité: la note lyrique qui s'y manifeste au fur et à mesure qu'on s'approche de la fin du siècle. Nous allons d'ailleurs distinguer la poésie descriptive et purement didactique et la poésie élégiaque où le poète impose un ordre à la nature. Tout d'abord, que cherchait-on dans la nature vers la fin du XVIIIe siècle? 'On y goûtait sans doute les désordres puissants des choses, on s'y livrait aux langueurs pastorales et l'on y rêvait les vies claires qu'enguirlandent les flûtes alternées sous les saules; on y voulait la tristesse des pensers austères et, dans la vie des eaux et des arbres, la mort des ruines et celles des tombes; vers elles coulaient sans effort les rêveries mélancoliques et les voluptueuses tristesses'. 1 L'état d'âme des romantiques n'y est pas encore; il ne s'établira en poésie que lentement. Pour le moment il s'agit plutôt d'une exaltation intellectuelle: 'In quel patetico e un po' prolisso neoclassicismo si traduceva un sincero amore per la natura: uno strano amore . . . esso non nasceva dell'emozione, . . . di un contatto diretto, profondo, irrazionale: era invece una esaltazione intellettuale di fronte ad un ideale di vita più concreto, più severo, più vicino ad una vaneggiata condizione di felicità. Di questa esaltazione si nutriva un grande sogno umanitario'. 2 C'est une poésie de caractère aristocratique et encyclopédique qui incite au didactisme. Combinée à l'élégie, elle créera l'ambiance du lyrisme. Mais occuponsnous d'abord de la poésie descriptive comme genre. C'est une création du XVIIIe siècle et elle fleurit environ de 1725 à 1810. Son but est élevé: montrer la grandeur de Dieu par les merveilles de la nature. On croyait possible pour l'esprit l'art de peindre; on voulait, dans des images verbales, transposer le monde extérieur, tel qu'il se reflète sur la toile. On avait choisi le paysage pour incarner un thème et ce sera donc celui-ci qui déterminera les détails et leur présentation. On se souvient de Du Bos qui groupa ensemble poésie et peinture et de Batteux qui exigea l'imitation de la belle nature. Il s'agit d'une nature harmonieuse, bienfaisante, agréable en général. Surtout, cette nature reste la plupart du temps 'extérieure'. On veut tout décrire, et le lien entre cette nature extérieure et la nature intérieure du poète manque souvent. Le genre se perfectionnera au cours du siècle en France. Ses origines sont en Angleterre et en Allemagne. On voulait donner 'un répondant poétique aux recherches philosophiques d'une

35 époque qui remet en question toute la méta-physique traditionnelle' 2A. Le poète est ramené à sa vocation primitive d'interprète des phénomènes et systèmes de son temps, mais dans une perspective moderniste. Il devra maintenant opérer une conversion de l'abstrait au concret, faire de l'apparence une apparition, descendre la poésie du ciel sur la terre et la mettre à l'école des sens. Presque simultanément, Thomson en Angleterre et Brockes en Allemagne composèrent de longs poèmes sur les saisons. Thomson donna au genre un sujet et un plan, mais il travailla à la manière classique, il décrivit des sites lointains, montrant un sens de la beauté et de la couleur; il se basa la plupart du temps sur des livres qui remplaçaient pour lui l'observation directe. Quand il employa une impression personnelle, il en fit un tableau impersonnel. Les transformations du monde et de ses aspects dominent. Le vocabulaire est riche, la langue emphatique. Toujours est-il, qu'il adapta dans une oeuvre de longue haleine le goût littéraire du sentiment de la nature et des idées sensualistes, ce qui était nouveau alors. La première traduction française en prose, faite par Mme Bontems, date de 1759; elle rendait très imparfaitement les descriptions et les couleurs de Thomson et dépouillait l'oeuvre d'éléments trop réalistes. Elle eut pourtant un grand succès. D'autres traductions suivirent et les imitations commencèrent à voir le jour en France; la poésie descriptive se mit en route. Plutôt que par une mode, sa vogue s'explique par l'acharnement de connaître, de posséder ce monde: 'Les yeux s'ouvrent, les oreilles e n t e n d e n t . . . On s'aperçoit que la première mission de la poésie était d'attester et de maintenir la liaison entre l'homme et les choses' (Fabre dans Delille-est-il mort?, p. 91). C'était aussi une annexion du monde par l'esprit, 'une manière de le réinventer au niveau du langage'.3 La campagne avait été mise à l'honneur par les sciences de la nature et ceci coïncidait avec un renforcement de la propriété foncière par la noblesse et la haute bourgeoisie. On voulait donc s'adresser à ces deux classes lettrées. 'On peut enfiler bout à bout la fin de l'article 'propriété' dans l'Encyclopédie et Saint-Lambert'. 4 C'étaient donc les lettres qui rencontrèrent les moeurs. Or, celles-là s'adaptèrent plus qu'ils ne se renouvellèrent, puisque les souvenirs classiques étaient trop forts. Les fantaisies aimables et les images mensongères cédèrent la place lentement à des conceptions plus en accord avec l'actualité. Les poètes s'y prirent d'abord timidement et n'osèrent pas établir ouvertement ce lien entre l'homme et le milieu. C'est un des traits communs qui caractérise la plupart des poèmes descriptifs. Le poète était devant la nature, 'il reste toujours une distance entre la nature et l'homme, celle qui est entre le spectateur et le spectacle qu'il contemple'. 5 Il observait le spectacle du paysage de la fenêtre d'une maison seigneurale, croyant à la possibilité de perfectionner l'homme par le contact de la nature. On ne voulait pas abandonner un mythe, même en face d'une réalité cruelle qui devenait de plus en plus éloquente. On restait fi-

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dèle au rêve de l'âge d'or, à une fiction arcadienne, malgré leur irréalité croissante. 'Si trattava, a suo modo, di una fuga della realtà verso una regione incontaminata e serena, di una fuga che permetteva la risoluzione dei laceranti problemi dell'età de ferro' (Nardis, op. cit., p. 122). Le rapport que l'on voulait établir entre spectacle et spectateur devrait être sublime, grand, beau, agréable, riant, triste et mélancolique. Quant aux émotions, elles devaient se développer d'une manière sensorielle, car c'est là le critère central qui explique le reste: le sensualisme est à la source de la poésie descriptive. 'La genèse de la conscience et les mouvements de la sensibilité sont déterminés par les sensations' (Mauzi, dans Delille est-il mort?, p. 193). C'est un double parcours que doit faire le lecteur, 'des objets aux sensations, des sensations à l'âme' (ibid.); il y a un perpétuel va-et-vient entre le monde des objets et celui de l'âme. Le poète exprime en mots l'impression que font certaines scènes sur sa sensibilité et il s'adresse à celle du lecteur. Il présente en quelque sorte le monde, pris en trompe-l'oeil; celui-ci doit toucher et enseigner. C'est un vieux rêve qui remonte du fond des âges et cherche à reprendre forme au contact d'une science jeune. 'Il profite d'un remue-ménage idéologique et esthétique, il s'enracine dans un champ conceptuel et culturel qui cesse luimême d'évoluer' (Guitton, Delille, p. 567). C'est par ce côté sensoriel que la poésie descriptive échappe souvent aux principes qu'elle s'était donnés: la monotonie de la juxtaposition de tableaux. Il y a des moments où les poètes, malgré eux, se laissent entraîner par leur sensibilité. Le paysage se rapproche du poète et au lieu d'incarner des thèmes donnés, devient 'personnel'. Alors le poète n'obéit plus aux règles et exprime les sentiments subjectifs. Ce qui a été dit sur Delille, vaut pour quelques autres: 'Un instant, on peut se croire au bord du miracle: on entrevoit un terroir et une enfance; un souffle passe sur l'aridité du poème et la convention même du langage, que la sincérité de l'émotion ne réussit pas à briser, donne aux vers une sorte de retenue ou d'indécision que l'on peut ressentir comme un charme' (Fabre, dans Delille est-il mort?, p. 110). Ce sont les moments où on substitue aux tableaux puisés dans des livres ou dictés par la convention, des impressions personnelles. Le poète impose des méditations personnelles sur le paysage à l'ordre temporel des saisons, des mois, de la journée. C'est à ces moments que le poète entre dans la nature, qu'il cesse d'être spectateur. Alors, le monde des objets et celui de l'âme se confondent. Ces moments précieux, bien rares au début de la vogue du genre, s'intensifieront par la suite. Nous nous contenterons d'en examiner quelques-uns chez quatre poètes du XVIIIe siècle qui ont tous composé des poèmes descriptifs sur les saisons. Le premier, Saint-Lambert, publia son poème en 1769, après un travail d'une vingtaine d'années. Si M. Cameron y voit une broderie sur des thèmes de Thomson — ainsi que dans le cas de Roucher, de Delille et d'autres poètes descriptifs

37 français — la recherche plus récente lui donne tort et croit aux coïncidences.6 En tout cas Saint-Lambert adopte le même cadre que Thomson et quelques descriptions se ressemblent. 'C'est l'oeuvre d'un grandseigneur philosophique, philantrope et agronome'. 7 On sent l'influence de Mme du Châtelet dans l'enthousiasme des vers qui chantent les découvertes et les recherches scientifiques, l'engouement de l'invention. Il ne suggère pas de solutions pratiques pour l'agriculture, il ne veut — à l'instar de Virgile — toucher que ceux qui peuvent en améliorer l'état. Il fut en effet hanté par le souvenir du Mantouais: comme celui-ci, il voulait remettre la campagne à la mode. Si Grimm, très sévère, l'accusa de manquer de sentiment et de poésie, y trouvant des descriptions plutôt que des tableaux, il concéda que ces derniers étaient touchants (cf. op. cit., VI, p. 170). Faguet, en constatant la froideur de la description, la compara à celle de Virgile et trouva un vers ample de temps en temps, harmonieux, étoffé et spacieux qui nous met sur la voie d'une belle image poétique; parfois on touche même à la grande poésie. Nardis y voyait un poème typique de l'âme des lumières, de tradition classique, pastorale et arcadienne, inspiré par une exaltation intellectuelle. Pour Guitton, 'le poète envisage la Nature comme un être vivant qu'il faut montrer dans une série de positions séduisantes et avec lequel s'engage un dialogue' (Delille, p. 226). Or, dans ce poème les moments d'abandon personnel ne manquent pas. Saint-Lambert commence par le printemps à l'instar des Latins et de Thomson: il décrit son retour à la campagne après la guérison d'une maladie (cf. 'O Vallons, ô coteaux', p.75). On sent l'authenticité dans la description des Apennins, ou quand il s'adresse à sa muse — Doris — en réalité Mme d'Houdetout (cf. 'J'allais me pénétrer, p.75). L'automne n'est pas encore mélancolique; c'est une saison riante qui possède des aspects différents (cf. 'Moi, je partage . . .', p.78). Voilà une nouvelle orientation des sentiments qui se révèle davantage dans la description de l'hiver, dont la tristesse annonce l'état d'âme romantique, bien que le thème semble ici une attitude prise plutôt que ressentie. En tout cas, l'amour de la nature inspire ces morceaux; s'il est intellectuel la plupart du temps, il ne réussit pas à étouffer complètement le 'moi' du poète. On peut dire la même chose de Roucher, dont les Mois datent de 1778, dix ans après les Saisons de Saint-Lambert. Il admirait Thomson avec passion et en parla à maintes reprises dans les notes du poème, aussi bien que Virgile auquel il devait beaucoup. Il disserte et raisonne trop souvent et reste très classique. Comme Saint-Lambert, il commence par le printemps, par mars. Mais tous les critiques s'accordent pour le considérer le meilleur des deux poètes. Mieux qu'aucun contemporain, il sentit la difficulté et la beauté de son sujet. Faguet trouva qu'il était un bon poète descriptif quand il avait un sujet particulier à décrire; il était un poète médiocre mais avec une âme sincère qui transperçait

38 quelquefois l'emcombrante érudition; ses vers personnels se distinguent des épisodes banals et faux. 'Il ne lui a manqué qu'un peu de génie pour être le grand poète des lumières' (Guitton, Delille, p. 23). Il était mal préparé à une mission si grandiose mais peut-être le seul capable avant Chénier 'd'exhumer un lyrisme sauvage des profondeurs où il sommeillait' (ibid., p. 309). Son gigantisme et ses libertés poétiques laissent pressentir Hugo. Il a dû vraiment aimer la nature puisqu'il répète que ce sont les champs qui l'ont fait poète (cf. 'Mars', p.153). Il cherche en vain quelque soulagement à un amour malheureux au sein de la nature (cf. I, p. 15 3) et alors les expressions qu'il emploie préfigurent Lamartine. De même la mélancolie, qui le tourmente dans le paysage riant de mai (cf. II, p. 155) comme dans le dépouillement de décembre (cf. I, p.156), n'est peut-être pas tout à fait ni factice ni un thème littéraire à la mode. Ce serait plutôt le cas avec février où l'imitation d'Ossian et de la poésie des tombeaux sonne trop voulue. L'automne est pour Roucher comme pour Saint-Lambert, une saison joyeuse (cf. 'Septembre', p.156). Deux fois nous l'entendons dans un élan romantique désirer l'envol vers l'infini de l'empyrée (cf. 'Août', p.156). Mais le morceau le plus touchant du poème est certes l'évocation de Montpellier, de son père et de son enfance (cf. 'Août', p. 156); on n'y saurait douter de sa sincérité, de l'inspiration personnelle. Dans les vers auxquels nous venons de nous référer, une note élégiaque se combine avec le thème de la nature. Cette note est encore plus prononcée dans les oeuvres descriptives de Léonard. Celui-ci suivit la traduction de Mme Bontems pour les Saisons (il retrancha la partie oratoire de Thomson et la remplaça par des souvenirs personnels). Le paysage s'est rapproché du poète et lui inspire des méditations. M. Cameron préféra la Journée de printemps,première esquisse des Saisons où il est ému et sincère. Faguet loue son talent de décrire la nature, surtout les teintes des bois en automne et les orages. Léonard aurait vraiment vu les choses et se serait appuyé sur la réalité; son imagination était précise et s'appliquait sur plusieurs traits saillants. Selon Mornet, Léonard eut un sentiment sincère de poésie champêtre, surtout une mélancolie où l'on soupçonne l'âme de poète: 'Les banalités du style laissent tressaillir parfois quelques sincères émotions, quelque impression vivante' (Sentiment, op. cit., p. 177). Van Tieghem lui accorde des sentiments assez nouveaux alors en littérature: l'influence d'Ossian, combinée de réflexions morales, d'émotions sentimentales, d'une note personnelle élégiaque. C'est en effet cette note personnelle qui prédomine au moins dans la Journée de printemps. Les rêveries dans la nature rappellent Jean-Jacques; il s'apitoie sur les souvenirs de jeunesse, sur un amour passé. L'évocation de la patrie exotique le rapproche de Bernardin de Saint-Pierre. Des thèmes pareils se rencontrent dans les Saisons: les regrets du passé et des morts en hiver. L'automne

39 le rend triste et le fait penser à la mort, les vers exprimant presqu'un état d'âme romantique. Le seul soulagement pour lui serait la paix et la solitude des bois. Nous y voyons donc un Léonard très personnel qui perce sous le poète descriptif. C'est aussi le cas de Bertin dans son poème Epître à M. des Forges-Boucher, oeuvre autrement médiocre, où à la description de la flore tropicale, aux mauvais vers sur Paris, et ses plaisirs, sur la prochaine guerre, se mêlent des vers lyriques qui lient le poète à des sites particuliers en France et dans son île natale. L'amour, bien sûr, n'y manque pas. La même chose ne saurait pas être dite à ce degré de Delille, qui au moins par le volume de son oeuvre, est le poète descriptif français par excellence. Davantage de livres ont été faits sur lui que sur l'ensemble de ses confrères. On convient de plusieurs points: il fut un poète de salon qui refléta les idées de sa génération (Cameron), un aristocrat qui contempla la nature par la fenêtre (Klemperer). Il aimait cette nature, certes, mais non pas pour elle-même, mais pour sa fonction didactique et sentimentale (Klemperer); il la mit sous verre et y attacha des étiquettes (Fabre); il tenta d'établir 'comme une perpétuelle dialectique entre l'art et la nature' (Mauzi, dans Delille est-il mort?, p. 177); il resta détaché de la nature 'devant la scène, et non sur la scène; cela n'empêcha pas qu'il fut mille fois plus sensible à la nature que tous les autres poètes de son époque' (Auserve, p. 57). On convient aussi que le style de Delille est un amalgame de tous les styles connus alors et représente à merveille son époque. Il ne dédaignait pas de piller à l'occasion des ouvrages contemporains. 8 Il puisa d'abord chez Thomson et y prit les quelques thèmes indispensables du genre. Pour Baldensperger, il fut l'incarnation suprême de l'académisme, 'le détenteur de toutes les traditions superficielles de l'humanisme gréco-latin, augmentée des plus heureuses réussites du classicisme occidental. . . [il] avait, d'une lyre infatigable, mis en lignes inégales toutes les grâces et les émotions, les attendrissements et les espérances, les sociologies et les bergerades de l'ancien Régime finissant'.9 Klemperer, comme nous l'avons déjà signalé, considère Delille comme l'exemple typique de la mosaïque d'éléments hétérogènes qui caractérisait le XVIIIe siècle français finissant. Selon Mauzi, tout concourt dans le jardin de Delille 'l'art, la fiction et la nature même, à composer ce chef-d'oeuvre d'ambiguité, où la sauvagerie est sans cesse compensée, stylisée, romancée' {Delille est-il mort?, p. 196), la conscience préromantique étant avide de ces émotions mixtes. Pour Ehrard, son oeuvre est aussi un témoignage sur le XVIIIe siècle finissant et Viallaneix y voit un prisme, la variation à la française, du mouvement jusqu'à l'excès du style rococo (cf. ibid., p. 273). Chacun des ouvrages de Delille était en étroit rapport avec l'actualité, ce qui fit leur succès et les rendit vite démodés. On établit des distinctions dans cette oeuvre volumineuse, la nature étant surtout dans YHomme des champs et dans les Jardins. Mais quelques opposés que soient les jugements sur Delille, on ne

40 saurait nier que dans tout ce galimatias se trouvent des morceaux qui respirent l'authenticité de l'inspiration. M. Cameron, si sévère pour tous les 'imitateurs' de Thomson, admet que 'parfois nous surprenons un charme fait de cette grâce qui deviendra plus tard de l'affectation, de cette harmonie facile qui deviendra un battement monotone, et d'une fraîcheur de vision qui disparaîtra entièrement plus tard'. 1 0 Mornet trouve chez Delille et chez Roucher des fragments qui seraient 'du passable Chénier' (Sentiment, p. 395). Van Tieghem croit que la description de la mer par Delille 'suppose peutêtre une certaine jouissance émue' (Sentiment, p. 205). Auserve, dont le livre est une apologie complète de Delille, le montre comme poète préromantique, qui dans presque tous ses poèmes a chanté son pays'. Tout en le classant comme médiocre et tiède, Fabre parle d'une poésie avec beaucoup de feuilles, quelques fleurs et quelques fruits et Guitton le considère comme séduisant. Il était 'trop peu citadin pour n'aimer que la ville et trop citadin pour aimer la nature sauvage, le jardin, formule mitoyenne, lui convient' (Guitton, Delille, p. 325). Guitton le voit à la charnière du didactique et du descriptif, trouvant 'dans les jardins la zone indivise où le lyrisme en souffrance de la poésie française pourra provisoirement s'épanouir' {Delille, p. 343). Ce lyrisme serait — selon Guitton - indépendant du romantisme qui ne convenait pas au tempérament de Delille. Une de ses innovations serait la mobilité dans la description: tout va vite, tout change; il se sert d'une technique pointilliste, saisissant au vol une succession rapide d'impressions fugitives — l'impressionnisme en poésie cent ans avant celui de la peinture! La classification des thèmes chez Delille est évidemment plus difficile à cause de l'amalgame de styles. Dans les morceaux que nous présentons on peut néanmoins faire un triage sommaire. Comme l'a observé Auserve, Delille chante souvent son pays natal, l'Auvergne, ou simplement la France; dans les Jardins (cf. 'O France . . . ' , p. 105), dans YImagination (cf. 'Après vingt ans p.l 12), surtout dans Y Homme des champs, qui y combine le thème de l'émigré' (cf. 'Hélas pour mes vieux j o u r s . . . ' , p.109, 'Monts où j'ai tant rêvé . . . ' , p.109, 'O champs de la Limagne . . . ' , p.l 10). Dans aucun cas on ne doute pas de la sincérité du poète: il est très naturel de regretter son pays natal quand on l'a quitté, ou sa patrie quand on habite en émigré l'étranger. Le thème classique du rêve de la vie rustique, témoignage de l'amour de la nature, se rencontre souvent: dans les Jardins', Delille rêve de l'âge d'or (cf. 'C'est là que . . . ' , p.105); il voudrait vivre aux champs et y être enterré (cf. 'Mais si l ' a r t . . . ' , p.109). Aussie dans les Poésies fugitives ce thème de la retraite paisible ne manque pas. Même à la description de la nature se mêle parfois une note personnelle: dans les Jardins la description de la mer (cf. 'J'égarai mes regards. ..', p.107) tout

41 en étant faite depuis le rivage, est un effort intéressant et en partie heureux. Celle de l'Italie, bien qu'imaginaire, car il n'y était pas encore allé à cette date, offre au moins un vaste horizon, une nouveauté alors (cf. 'Hélas, je n'ai point vu . . . ' , p. 108). Décrivant la forêt, il s'affranchit de la formule classique et exprime des sentiments éprouvés (cf. Imagination, p. 108). L'automne est une saison triste (cf. Jardins, II, 'Remarquez-les surtout . . . ' , p. 106). La mélancolie et la mort, tout préromantiques qu'elles sont comme thèmes, nous semblent moins sincères de la part de Delille dont on connaît la vie très mondaine. Elles se retrouvent fréquemment. Dans l'Homme des champs on trouve le souvenir mélancolique de la jeunesse (cf. 'O j o u r s . . .', p.108), comme dans les Poésies fugitives (cf. 'Sauvages, et se cachant. . .', p.l 13). Le dieu de l'abbé Delille semble moins chrétien que panthéiste (cf. Trois règnes, 'Dieu de la nature . . . ' , p.l 11). Le morceau sur Versailles (cf. Jardins, II, p. 105) est selon Klemperer le meilleur exemple de la synthèse de tous les thèmes: il commence par une plainte sur des arbres voués à la hache et termine par une plainte sur l'existence passagère de l'homme. Cette combinaison de thèmes classiques et préromantiques résume l'inspiration de l'auteur. Comme couleur il n'y a que le vert et ses nuances et on ne précise pas les espèces d'oiseaux. Des personnages historiques morts hantent le site. 'Doch nur dem angespanntem Willen zur Analyse trennen sich diese Elemente aus dem Komplex. Für den unbefangenen Betrachter bilden sie eine geglättete freundliche Einheit. Und eben darin liegt Delilles dichterische Originalität und Bedeutung' (Klemperer, p. 62). Ces morceaux paraîtront de la poésie, sauf à ceux qui se piquent dogmatiquement de certaines théories esthétiques. Ce poème sur Versailles le situe — selon Guitton — entre Villon„Chénier et Musset. Dans la mélancolie de l'automne, il s'élève à des accents lamartiniens. Nous voulons ajouter un mot sur deux courts poèmes écrit par Bertin et Fontanes sur le même sujet, un site particulier des Pyrénées. Il s'agit de poésie descriptive malgré la note personnelle qui ne manque pas. Curieusement, les deux auteurs décrivent le même site, le cirque de Gavarnie, et ils sont partagés entre l'admiration et l'horreur, la dernière l'emportant. Les mots: terrible, horrible, affreux, menaçant, effroi, se répètent. Ils demandent où est le dieu qui a créé ces montagnes. Tandis que Bertin regarde le cirque d'en bas, Fontanes est monté sur une cime où il rêve et médite. La haute montagne n'est pas encore au goût de l'époque; comme Jean-Jacques on se plaît mieux dans des prés et dans des champs (cf. Bertin, 'Lettre . . .', p.191. Fontanes, 'Les Pyrénéés', p.209). Dans ce qui précède nous avons tâché de relever des vers qui contiennent du lyrisme. Comme il est question de plusieurs auteurs, on note des différences mais aussi des analogies entre eux. Tout d'abord on s'aperçoit que la présence du poète dans son oeuvre augmente et se renforce au fur et à mesure que le genre évolue. Aussi, si l'on commence par des descriptions générales de la nature,

42 celles des lieux particuliers, bien qu'en digressions, deviendront plus fréquentes. L'automne d'abord riant (classique), se transforme en saisons de deuil (romantique). La campagne que tous ces poètes aiment plus intellectuellement que pour elle-même, est presque toujours aux horizons limités; elle reste paisible, accueillante, harmonieuse, pastorale: un tableau de Claude Lorrain. Or, de temps en temps, elle devient vaste, avec des perspectives étendues et, dans ces moments, on entrevoit Dieu, un dieu panthéiste, rousseauiste, créateur de l'univers, mais non personnel. Les souvenirs d'enfance ou de jeunesse absents chez Saint-Lambert, deviennent par la suite très nombreux et abondent chez Delille. La mélancolie, aussi, bien que souvent factice (sauf chez Léonard), sévit de plus en plus fréquemment. Ces quatre poètes font des éloges de la solitude, de la retraite rustique, d'une vie champêtre, ce qui sonne assez faux de la part de ces hommes du monde. Toute la poésie descriptive est une mosaïque de morceaux pris ça et là; nous en présentons quelques-uns où la personnalité du poète — submergée la plupart du temps — apparaît. La base sensualiste de cette littérature laisse percevoir alors ce que l'on craint encore de montrer et ce qui sortira en plein jour au siècle suivant: les sentiments personnels. Cette sensibilité se manifeste plus ouvertement dans la poésie élégiaque qui utilise de plus en plus la nature pour renforcer l'effet lyrique. C'est une nature qui n'est plus au centre du tableau, mais qui sert comme cadre d'une action d'ordre élégiaque. L'homme y réagit au paysage. Trois formes s'y prêtaient: ce fut d'abord l'ode où l'on évoquait avec admiration ou enthousiasme les aspects de la nature et les sentiments qu'ils faisaient naître. Les descriptions systématiques du paysage n'y sont plus. Le lyrisme s'y adresse à une personne, un site ou une saison, le printemps notamment. C'est une poésie plus personnelle que le genre descriptif. Ainsi la nature pénètre dans la poésie, 'compagne des joies et des tristesses amoureuses, accompagnement futur des songeries romantiques' (Potez, op. cit., I, p. 47). Mais l'ode se survivait et sa place fut prise par l'élégie, qui donnait moins d'ampleur au sentiment de la nature, puisque'elle était consacrée presque entièrement à la vie sentimentale du poète. La troisième forme était l'idylle, car le genre pastoral était à la mode. C'est l'influence allemande qui y est pour beaucoup, celle des poètes anacréontiques allemands, mais surtout celle du Suisse Gessner. Les Idylles et Nouvelles Idylles de Gessner sont des dialogues en prose de bergers et d'amoureux d'une simplicité étudiée et d'une nai'veté voulue; elles nous présentent des pâtres et un paysage idéalisé. C'est ce dernier qui constitue la nouveauté à l'époque, car on y réconnaissait néanmoins une Suisse authentique. Ayant transposé le minimum d'action dans une époque indécise, Gessner poussa le genre vers le rêve et l'idéalisme. La sensibilité domine, ainsi que la moralité: 'tout ce qui est primitif est vertueux' (Van Tieghem, Préromantisme, p. 229). Le classicisme y entravait encore la libre expression des sentiments individuels, et les dialogues des bergers servaient à décrire le paysage.

43 L'Allemand Huber, aidé de Turgot, traduisit Gessner de 1762 à 1773 et il y eut d'autres éditions nombreuses à la fin du siècle et au début du XIXe dont quelques-unes en vers. Le succès fut immédiat et complet en France, surtout à cause de la moralité des idylles de Gessner. Il y eut donc des imitations: l'on prenait Gessner comme point de départ et l'on inventait une nouvelle idylle. La mode ne se termina qu'en 1820, mais son apogée se place entre 1771 et 1790. Chénier y succomba et avec lui d'autres poètes de l'époque. La plupart de ces idylles sont plates et médiocres, mais nous verrons tout à l'heure des exceptions. Toujours est-il que l'idylle en prose de Gessner subit des changements considérables quand elle fut versifiée et tomba entre les mains d'un véritable poète. Aussi verrons-nous dans des exemples que la moralité très bourgeoise du Suisse disparaît pour faire place au sensualisme; que le paysage devient plus précis et se décrit moins en détail, ce qui répondait davantage aux exigences du goût français d'alors. Surtout, la sensibilité facile est remplacée par l'élégie sincère. L'influence de Gessner se combine souvent avec celle des anciens. En tout cas il s'agit toujours de la nature qui agit sur l'homme. Saint-Lambert, quoique poète descriptif, écrivit des pièces fugitives où la nature sert de cadre à l'amour sensuel. Si le ton n'est pas encore élégiaque — l'amour étant heureux — il est pourtant assez personnel et le lien avec le milieu est évident (cf. Soir, p.81). Colardeau, chez qui le sentiment de la nature s'inspire encore de Thomson, donne une assez grande place à la description dans son Épiïre à Duhamel. Or, il situe le morceau dans un site particulier, la vallée de l'Essonne, et la note personnelle se manifeste par des aveux: une plainte d'amour et la profession poétique que la nature était son maître. Hilas et Myrtil, d'autre part, suivent déjà Gessner. Dans le dialogue de cette églogue on trouve une espèce d'état-d'âme qui dévance de beaucoup le Suisse. La triste nature non idéalisée est celle des romantiques. Colardeau inventa le style sombre et 'cette conscience aiguë de sa propre déchéance l'apparente à Musset' (Guitton, Delille, p. 274). Malgré ses insuffisances, il porte intérêt à la nouvelle psychologie de l'homme et lui donne un vêtement et une coloration poétiques. Ces combinaisons du modèle allemand avec des traits plus modernes et lyriques, nous les recontrons par-dessus tout chez Léonard, qui est le représentant le plus important de l'idylle élégiaque en France. Le titre de son ouvrage, Idylles morales, annonce déjà un disciple de Gessner. En effet, des quarantestrois idylles, vingt sont traduites ou imitées, tandis que onze sont des imitations libres. Voici des exemples: L'Heureux vieillard: Daphnis; Pitié filiale: Mirtile et Daphné; Le Bouquet: Phillis et Chloé; Le Baiser: Damon et Phillis; L'Ormeau: Idas et Micon, etc. Ce n'est que le premier livre. Dans le second, le Ruban, l'Hiver, l'Oiseau, les Roses d'Amour et les Tombeaux sont aussi de Gessner. On pourrait continuer de la même manière pour les deux autres

44 livres. Gessner était donc le maître de Léonard, bien qu'il doive aussi beaucoup à Tibulle et à Virgile. Toutefois, il savait, en imitant, demeurer luimême. Même s'il s'inspira surtout des Idylles, les réflexions d'ordre moral sont reléguées à l'arrière-plan, car 'le voluptueux créole ne prêche pas avec une fade monotonie le bonheur d'être voluptueux' (Van Tieghem, Préromantisme, I, p. 286). Rêveur et passionné, il créa avec les éléments de Gessner une sorte de méditation personnelle : il changea les titres, modéra la sensibilité et atténua l'expression touffue. Léonard, le plus intéressant des imitateurs français de Gessner, marque le passage 'de l'idylle classique impersonnelle, à une élégie sincère et rêveuse qui annonce la méditation romantique' (ibid.). Or, s'il semble que Léonard n'osa exprimer de ses sentiments que ce qu'un autre avant lui avait montré exprimable, 'il n'a jamais approché de la perfection que lorsqu'il a laissé parler son coeur' (Berquisseau, op. cit., p. 173). C'est un des poètes les plus authentiques de la fin du siècle. Selon les théories de Moser, son oeuvre poétique reflète la perte des sensations et le passage du sensualisme au préromantisme (cf. op. cit., p. 401). Pour Léonard, l'oisiveté, la réflexion et le vagabondage poétique composent une harmonieuse alternance. Près de Liège — où Léonard était secrétaire d'ambassade pendant plusieurs années — existe encore le bois de Quincampois, endroit idyllique plein d'inspiration pour les poètes d'alors, dans lequel il aurait composé la plupart de ses idylles. Les morceaux qu'il composa indépendamment sont les meilleurs du recueil. Dans le livre I, le Bonheur est de lui et on sent l'inspiration directe. La Soirée d'hiver avec ses longs cris de désespoir n'est pas imitée non plus; le ton est élégiaque et la mélancolie profonde préfigure René. Les thèmes sont toujours les mêmes: des champs, la nuit, la mer, des vallons, des hameaux, des prés, des ruisseaux, l'aube. Parfois il invoque la France qu'il aime ou les Antilles, sa patrie, qu'il n'aime pas toujours (cf. Bois de Romainvilliers, p. 148). Tous ces thèmes, combinés avec celui de l'âge d'or, se trouvent réunis dans l'Ermitage. L'automne est entièrement de lui, avec la 'douceur amollissante de la saison, les regrets de l'amour passé, les réflexions mélancoliques' (Van Tieghem, Sentiment, p. 286). Ici l'appel à la mélancolie annonce Verlaine; le poème est comme un épilogue à sa propre vie, puisqu'il renonce à décrire un âge d'or dont il a reconnu la fausseté. Aussi entièrement de lui sont les Deux ruisseaux, et le Bois de Romainvilliers, qu'il écrivit après son retour en France. Il y décrit un site particulier et aussi les paysages français qui contrastent avantageusement avec ceux de l'Amérique. Les Plaisirs du rivage contiennent en germe toute la dernière partie de sa vie; il se sert de l'eau pour marquer l'inconstance, procédé romantique. De même, les Regrets, viennent de lui et présentent Arpajon et sa campagne qui ont vu ses jours de bonheur.

45 Comme chez les autres élégiaques, l'allusion à la nature qui le rendit poète ne manque pas. L'eau est presque toujours exprimée comme symbole dans ses poèmes. Dans les premières poésies, Gilbert, dégoûté de la vie, veut se réfugier dans la nature, tout en employant le ton élégiaque. Il subit aussi l'influence de Gessner dont il avait traduit un chant de la Mort d'Abel. La nature revêt des formes différentes pour Gilbert: elle peut être terrible, avec des rochers et des arbres noirs, et pourtant lui apporter la paix, s'intéresser à son sort (cf. 'Un Quart d'heure de misanthropie', p.167) la forêt peut lui offrir du repos et accueillier les plaintes (cf. Amant désespéré, p.l 65); elle peut aussi l'inviter à la volupté et cacher ses amours (cf. Charmes des bois, p.l60). Dans le Poète malheureux la mer symbolise la vie gâchée. En tout cas, il y a des rapports étroits entre la nature et le poète. Le sentiment de la nature se trouve partout chez Bertin. Il la voit à travers les anciens et Gessner, mais il y ajoute toujours une note personnelle. En plus, si Léonard n'avait jamais osé décrire sa patrie antillaise, Bertin possède à l'instar de Bernardin de Saint-Pierre un sens très réel de la couleur équatoriale: il nomme par leurs noms des arbres, des plantes, des fruits exotiques (cf. Epitre, p.173, Amours, II, xx, p.180). Comme les autres élégiaques, il a l'amour des eaux agiles et sait rendre la marche d'un fleuve, la musique et les reflets d : un ruisselet (cf. III, v, p. 177); il aime à se tenir sur les rivages et à y faire l'amour. Car pour un auteur voluptueux comme Bertin, la nature est d'abord le théâtre de ses exploits érotiques. La forêt dissimule et favorise ses amours (cf. III, viii, p.185, xiv, p.188, xxii, p.189). L'orage, les pluies, sont encore des sensations agréables, car la nature est une alliée (cf. I, xiii, p.l75), un refuge. Il rêve de l'âge d'or comme ses confrères. Ainsi exprime-t-il le mieux le lien qui l'unit à la nature quand il dit adieu à une retraite perdue, à une terre qu'il a dû vendre. Quand l'habitué du cercle de la reine au Petit Trianon compare la vie parisienne avec celle de la campagne ou même avec la vie 'sauvage' de son île natale, c'est toujours au détriment de Paris. Parny, sembable aux autres poètes d'outre-mer 'rapporta des climats lointains le sentiment de la nature et de la passion' (Potez, op. cit., II, p. 87). Il ne décrit pas ces contrées lointaines comme Bertin, mais très sommairement à la manière de Léonard (cf. Projet de solitude, p.192): il mentionne juste ce qui est indispensable pour identifier son île natale. Comme Léonard, c'est la campagne française qu'il préfère et qu'il décrit — et cela ne lui arrive pas très souvent. L'eau, encore une fois, joue un rôle important: l'océan enserre l'île où il voudrait vivre heureux avec Eléonore et elle est parcourue de ruisseaux argentés (cf. Projet de solitude, p.192). Dans le Raccomodement le vrai bonheur est comparé à un ruisseau. Dans YElégie vi les ruisseaux transformés en torrents ravageurs sont effrayants, de même que les flots grondants dans YElégie

46 v. L'Elégie vi est vraiment la meilleure expression du sentiment de la nature chez Parny, c'est son chef-d'oeuvre, 'véritable méditation, tour à tour descriptive, éloquente, esthétique . . . avec ses divers mouvements, son rythme tour à tour harmonieux, heurté, haletant' (Barquisseau, op. cit., p. 41). Evoquant Pétrarque, il contemple du haut d'une montagne un vaste paysage de mer et de terre. Le panorama, bien que terrible, car c'est une nature sauvage et déchaînée, au lieu de le repousser, correspond à son chagrin. Il y cherche un refuge. Ainsi naît l'état d'âme, qui se manifeste également dans VElégie v. La douleur lui a ouvert l'âme à la nature âpre et sauvage qui correspond 'aux orages de son coeur dévasté' (Potez, op. cit., II, p. 148). Le lyrisme y perce partout. On conviendra que les quelques vers que Roucher composa pendant son long emprisonnement à Sainte-Pélagie et à Saint-Lazare sont sincères. L'auteur des Mois, l'amateur de la nature regrettait les arbres et les champs dont il était privé. Redoutant son exécution en été, il répète qu'il ne verra plus l'automne, saison des fruits (cf. Consolation de ma captivité, p.l 57). On se souviendra facilement de la Jeune captive, même si les vers de Roucher sont moins poétiques que ceux de son compagnon de prison. Selon Guitton, Fontanes était à la fois docile, malléable et discrètement novateur, reflétant 'les tendances contradictoires d'un naturalisme en pleine mutation' (Delille, p. 319). Son domaine était le poème court, descriptif, mais nettement délimité, relié à un lieu ou à un événement qui fournit le titre, très personalisé dans son contenu. Le poète médite sous nos yeux à partir de ce qu'il voit. Fontanes est, dans ses premières poésies, du XVIIIe siècle finissant. SainteBeuve, qui l'aime, lui concède plus de sentiment champêtre qu'à Delille qu'il déteste. Fontanes s'inspira de poètes anglais. Dans la Forêt de Navarre, il manifeste le sentiment des grands arbres, des hauts ombrages, du mystère de la forêt; elle lui apporte la paix et l'invite à la rêverie et à la méditation. Ce recueillement, il le trouve de préférence en automne. Les bois jaunissants ou déjà dépouillés, la nature décolorée, les vents, au lieu de l'effrayer, lui conviennent, lui inspirent des vers (cf. Chartreuse, p.205 \ Jour des morts, p.206). Dans le Chant du barde, cette prédilection devient hantise et s'étend à l'hiver. Plus tard, il évoque comme émigré les champs et les vallons de son pays natal (cf. Stances, p.207). L'homme âgé, revenu d'un romantisme précoce, chante encore la paix de son domaine aux bords de la Seine (cf. Ode, p.213). Fontanes, poète de l'automne, est un vrai précurseur de Millevoye. Chez ce dernier, obsédé par la crainte d'une mort prématuré, le thème de l'automne atteint une qualité inouië. Dans la Chute des feuilles, les saisons symbolisent la vie; la mort des plantes annonce le décès (symbolique) du poète. On n'y trouve pas encore le pâtre, la vallée et d'autres ingrédients du

47 genre, l'état-d'âme étant plus important. On peut dire la même chose de la Nuit, où les arbres, les bords du ruisseau, ne sont qu'une indication du site que l'on veut représenter. Ce site dans YAnniversaire est une fois de plus évoqué: c'est la Somme. En général, avec Millevoye, la nature n'est qu'esquissée et les sentiments personnels du poète lui consacrent une place secondaire. Si nous faisons le bilan de la poésie personnelle qui se combine avec celle de la nature, nous voyons de nouveau certaines analogies de thèmes et une évolution qui mène au romantisme. Pour tous les poètes du recueil la nature est un refuge, une confidente, un lieu de solitude. Il s'agit d'un bonheur sans éclat, sans mouvement, sans risques qui semble spontanément tenir dans l'absence de tension intérieure et dans la jouissance sensuelle immédiate. Certains sentiments, comme l'ambition, en sont bannis, car ils sont on conflit avec la paresse naturelle. Pour que l'oisiveté ne change pas en ennui, des ferveurs amoureuses limitées et inconstantes seront pratiquées. 'De nombreuses retraites, vécues, poétiques ou romanesques, abritent des bonheurs tranquilles'. 11 Le rêve du bonheur par le repos est une des nostalgies permanentes de l'homme. La poésie amoureuse de l'époque construit plusieurs variations sur le thème du repos: l'heureuse, le refus de l'amour, l'alliance entre la raison et le plaisir. La nature sert comme cadre. La plupart du temps, elle est riante. Au fur et à mesure que le genre devient plus personnel, on préfère la nature plus sauvage et hostile. Or, l'automne, voire l'hiver, correspondent davantage à cette poésie pastorale, élégiaque. La nature est le maître poétique des auteurs. Pour quelques-uns d'entre eux, Saint-Lambert, Léonard, Gilbert, Bertin, elle est le site qui évoque leurs amours. Vers la fin de cette époque, Parny, Fontanes, Millevoye y perçoivent des aspects tragiques. Ils expriment des sentiments qui rendent un son authentique; au moins le sont-ils chez la plupart d'entre eux; il y a pourtant une intensification marquée dans le lyrisme depuis le Soir de Saint-Lambert jusqu'à la Chute des feuilles de Millevoye. D'après Guitton, qui souligne l'inspiration sensualiste des poètes descriptifs, leur premier mérite est d'avoir compris que la poésie devait parler aux sens, comme la peinture et la musique. 'Dans le droit fil du sensualisme, les mots décrire, description, descriptif se sont chargés de connotations affectives, sentimentales, philosophiques, qui ouvraient le champ à une entreprise radicalement moderne' (Delille, p. 569). Quant à la description de la nature en général dans la poésie de l'époque, on pourrait conclure qu'elle reste plus ou moins classique par l'expression. Le thème de la nature, puisé chez les anciens et dans les pays germaniques, envahit la poésie française. Or, l'empreinte de l'art classique reste trop forte, alors que le sujet demandait une inspiration, un style, des couleurs déjà romantiques. Nous avons essayé de montrer que l'on s'approchait de cette révolution. Le sentiment de la nature, répandu dans les âmes, ne se trouvait pas entière-

48 m e n t satisfait en p o é s i e . N o u s avons d'ailleurs m o n t r é qu'à des m o m e n t s d'abord e x c e p t i o n n e l s , ensuite plus f r é q u e n t s , le lyrisme r o m p t l'écorce oppressive et t o u t e n gardant s u p e r f i c i e l l e m e n t des c o n v e n a n c e s , révèle le lien entre la nature et l ' a u t h e n t i q u e 'moi' d u p o è t e . Le paysage était d e v e n u le centre de t o u t e s les f a c u l t é s h u m a i n e s , p e r m e t t a n t ainsi à l ' h o m m e de se définir par rapport à ce paysage m ê m e .

NOTES 1. Daniel Momet, Le Sentiment de la nature en France de Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre (Paris, 1907), p. 34. 2. Luigi di Nardis, Saint-Lambert, Scienza e paesaggio nella poesia del Settencento (Rome, 1961), pp. 113-114. 2A Edouard Guitton, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la Nature en France de 1750 à 1820 (Paris 1974), p. 11. 3. Edouard Guitton, "Un thème 'philosophique': 'l'invention' des poètes de Louis Racine à Népomucène Lermercier" in Studies on Voltaire and the Eighteenth Century (1972), LXXXVIII, p. 697. 4. J.M. Blanchard, "Style pastoral, style des lumières" in Studies on Voltaire and the Eighteenth Century (1973), CXIV, p. 339. 5. Philippe Auserve, Delille, poète français (Clermont-Ferrand, 1964), p. 67. 6. Paul Van Tieghem, Mornet, Guitton. Selon ce dernier, le coup de génie du poète, c'était 'd'avoir conçu l'idée d'écrire dans le grand style un poème qui n'appartiendrait à aucun des genres connus et répertoriés jusque-là' (Delille, p. 222) et d'avoir ainsi fait faire à la poésie un bond en avant de plusieurs siècles. La nouveauté du poème consiste surtout dans le fait qu'on le lit pour sentir, non pour penser. Saint-Lambert bouleversa la notion de poésie en inaugurant le règne du pittoresque visuel et auditif. Il offrit 'le premier poème-tableau, la première sonate de poésie' (ibid. p. 232). 7. Paul Van Tieghem, Le Sentiment de la nature dans le préromantisme européen (Paris, 1960), p. 55. 8. cf. Theodore Braun, Le Franc de Pompignan, sa vie, ses oeuvres, ses rapports avec Voltaire (Paris, 1972), p. 171. 9. Ferdinand Baldensperger, Le Mouvement des idées dans l'Emigration française, 17891815 (Paris, 1925), I, p. 259. 10. Margaret Cameron, L'influence des Saisons de Thomson sur la poésie descriptive en France (1759-1810) (Paris, 1927), p. 107. 11. Robert Mauzi, L'Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises du X Ville siècle (Paris, 1960), p. 382.

IV. LA POESIE PERSONNELLE

Si le 'moi' du poète doit se révéler dans ses ouvrages, s'il est sincère et laisse transparaître des sentiments authentiques, il doit y avoir des circonstances qui l'y encouragent. L'art classique était impersonnel par sa nature: la société exigeait l'expression de ce qui caractérisait le groupe, plutôt que l'individu. Or, l'émanation des sentiments personnels n'avait jamais complètement cessé à l'époque classique ni après, comme nous l'avons déjà indiqué. Après 1750 ce phénomène se renforce grâce à la re-découverte de la sensibilité (dont les débuts remontent plus loin, mais qui triomphe pendant la seconde moitié du siècle). Un nouveau climat existe. 1 On médite, on est tendre, on est triste, on rêve et on veut transcrire ces sentiments dans la poésie. 'Le lyrisme est né du jour où les écrivains se proposèrent non de raisonner, mais de s'attendrir, non d'être vrais mais de troubler. Les déclassements de l'homme sensible devaient être, par une loi nécessaire ses confidences ou ses confessions,2 la sensibilité mène directement au lyrisme, comme nous l'avons montré dans le cas de la poésie sensualiste. Mais comme ailleurs, la marche vers ce but est lente, hérissée d'obstacles érigés par la tradition en vogue. L'expression personnelle prend donc un départ hésitant, elle porte des masques, elle revêt des formes et des thèmes différents pour aboutir à la sincérité. Car il faut être sur ses gardes: la rhétorique enseignée dans les collèges accoutumait les élèves à s'exprimer sur n'importe quel sujet donné, non pas sur ce que l'on sentait ou pensait. Si certains thèmes étaient à la mode, un 'poète' habile pouvait simplement s'en servir pour plaire au public. Nous allons donc montrer quelques faits de l'évolution parcourue tout en établissant, si possible, la concordance entre la vie du poète et les ouvrages qui paraissent la refléter. Le premier de ces 'masques' est évidemment la poésie religieuse, car elle a toute la tradition à sa disposition. Batteux avait spécifiquement nommé l'ode sacrée comme genre propice à exprimer le sentiment et avait demandé de lui donner la forme convenable pour être mise en musique. Corneille avait versifié des parties de l'Imitation de Jésus Christ, Racine composa deux hymnes, Fénelon en fit aussi. Au XVIIIe siècle, Jean-Baptiste Rousseau et Le Franc de Pompignan, entre autres, écrivirent des poésies sacrées qui furent mises en musique. On sait que les Hébreux chantèrent leurs psaumes et qu'ils se servirent de mélodies profanes. Il s'agit donc non seulement de poésie lyrique au

50 sens primaire (ce que l'on chante avec la lyre), mais aussi de poésie qui l'était par sa propre nature. Ce peuple ancien, doué d'une grande sensibilité poétique, manifesta ses dons lyriques en chants sacrés. Ceux-ci, issus d'un poète individuel et témoignant d'une situation particulière de sa vie, affectèrent néanmoins la tribu entière; on supprima l'expérience personnelle pour en retenir ce qui représentait les problèmes de la communauté. Le 'moi' du poète devint le symbole du groupe et exprima les sentiments de la pensée du milieu auquel l'auteur appartenait. Comme la religion était le dénominateur commun, les psaumes peignent toutes les émotions humaines sous une forme religieuse. D'après ce que nous avons dit de la poésie lyrique au XVIIIe siècle, son aspiration à représenter le groupe plutôt que l'individu (au moins au début), on trouvera sans doute que la poésie sacrée lui convenait à merveille comme camouflage. Si la religion reste encore très souvent celle de l'âge des lumières, c'est-à-dire une alliance de sensibilité et de raison, de christianisme et de rationalisme, si elle se combine avec une mélancolie plus personnelle que chrétienne, si elle se ternit jusqu'au paganisme, elle reste pourtant convaincante et ne devrait pas nous dérouter. Toujours est-il qu'elle suit la tendance hébraique décrite plus haut et marque une évolution. Ainsi Malfilâtre, tourmenté par le chagrin, la maladie, et qui devait mourir jeune, trouva dans l'inspiration religieuse une possibilité d'expression personnelle. Il se servit de l'ode, lui donna une intériorité qui la rapprocha de la méditation, domaine romantique. Les épithètes devinrent plus directes. Sous le langage religieux nous retrouvons partout le poète et sa douleur: il voudrait s'évader de cette vie de misère et rejoindre Dieu, son unique salut (cf. Bonheur, p.92 \ Prophète Elie, p.99, Soleil fixe, p.95). Il brode sur ce thème et lui donne un aspect de valeur générale et chrétienne, celle de la vie misérable d'ici-bas, qui fait désirer l'autre. Dans le Psaume, son infortune s'assimile à celle des Hébreux; exilé comme eux du bonheur, il voudrait retrouver l'état désiré. La crudité du psalmiste s'enrichit de notes lyriques touchantes (cf. Natoli, op. cit., p. 282). Dans le Bonheur le thème de la connaissance de soi et de l'aspiration au bonheur impossible mènent à l'invocation de Dieu, dernier espoir, car la vertu des philosophes n'en fait que paver le chemin. Gilbert fut encore plus malheureux que Malfilâtre et il mourut plus jeune. L'amertume d'une vie gâchée en fit un satirique. La haine des philosophes, de ses autres ennemis, la mort approchante, l'inclinèrent vers la poésie religieuse. Ce sont les meilleurs morceaux de son oeuvre, frappant par la puissance des sentiments, la vigueur du style. Le lyrisme y est partout, l'allure est majestueuse et éthérée, exprimant une sensation de grandeur et d'espace illimité. Tout en étant mélancolique, la colère contre ses ennemis — qualité peu chrétienne — l'emporte. Dans un état de délire, sinon de vision, il entrevoit le triomphe du juste (de lui-même) sur ses ennemis (cf. Jugement dernier, p.167). Dans sa

51 dernière ode, composée huit jours avant sa mort, il est encore plus personnel: trahi par tous, il espère que Dieu l'accueillira et le vengera (cf. Ode imitée des psaumes, p.171). Elle a l'allure d'un cantique, le balancement des psaumes, mais leur imitation est si large que chaque strophe aurait pu être inspirée par plusieurs passages.3 Le mouvement est musical. La fin, le banquet de la vie, image employée souvent alors, annonce la sérénité de la Jeune captive et verse avec l'évocation de la nature une note plus plaiënne. Cette religion du jour, nous la voyons aussi chez Fontanes dans deux de ses morceaux de début. Or, ses souvenirs religieux sont plutôt une transition et annoncent Chateaubriand. Dans la Chartreuse, la méditation entrevoit la solitude et la paix du monastère, tandis que dans le Jour des morts, la messe funéraire montre l'idée du culte et de la liturgie. Le poète lui-même est moins présent, même si nous acceptons la foi authentique. Quoi qu'il en soit, l'évolution de Malfilâtre à Fontanes est celle de la poésie religieuse traditionnelle à celle des romantiques, celle des Psaumes au Crucifix ou à la Conscience. Les poèmes sont d'un ton sublime et enthousiaste; ce sont presque des outrances d'une gravité élevée. Eloge ou blâme, chagrin ou joie, humiliation ou exaltation, le fond reste personnel. Si la poésie religieuse révèle du lyrisme chez des auteurs croyants (tout en étant un des genres les plus anciens), la poésie amoureuse ne lui cède pas la place en ancienneté. Elle se prête à merveille au lyrisme. Si nous avons déjà touché à ce sujet lors des imitations de l'antiquité, nous devons rouvrir le dossier, puisqu'il s'agit maintenant d'en étudier l'ensemble et d'analyser la sincérité des auteurs. Le sensualisme avait provoqué une vague de poésie érotique. L'amour était d'ailleurs le sujet principal de toute la poésie française depuis les troubadours. Au XVIIIe siècle, les poésies galantes abondent; si elles sont souvent rhétoriques, il y en a suffisamment qui semblent exprimer des sentiments authentiques. Nous verrons que les poètes étudiés ici variaient assez quant à la nature de leurs sentiments amoureux, mais qu'ils étaient chaque fois sincères. La recherche de plaisirs nouveaux correspondait trop à l'inspiration sensualiste. Saint-Lambert est épris de Mme d'Houdetot; son amour est sensuel, franc; il va vers son but sans ambages (cf. Elégie, p.79). Quelque soit le nom qu'il donne à sa maîtresse, c'est toujours la même personne et nous la connaissons. Le couple — sans s'épouser — fut célèbre à l'époque. L'auteur décrit cette liaison dans YEpttre (cf. p.83), le passage de l'amour voluptueux â la froide fidélité. Saint-Lambert parle la langue des salons et elle n'est pas de haute poésie mais on y sent néanmoins la vérité. C'est du plaisir sensuel sans pudeur, sauf celle des mots. Cette galanterie, déjà renforcée par la sensibilité courante, se manifeste chez Colardeau. La Lettre d'Héloise à Abélard emploie un ton mélancolique-voluptueux et des transitions du descriptif à l'effusion lyrique

52 qui annoncent une nouvelle époque (cf. Natoli, op. cit., p. 270). Si Faguet n'y vit pas la vraie passion, il concéda pourtant à Colardeau un 'demi-lyrisme'. Il est vrai qu'il s'agit d'une imitation de l'anglais et que c'est une femme, et non l'auteur, qui parle. Mais Colardeau se sert du langage de la passion. Si nous ne lui connaissons pas de roman d'amour, celui de Léonard n'est pas un secret: il s'éprit d'une jeune fille, fut aimé d'elle, mais repoussé par la mère à cause de sa naissance modeste. La jeune fille mourut de chagrin et Léonard promena sa nostalgie le reste de sa vie, qui fut courte. Il fut malheureux en France et dans son ile natale. L'amour de Léonard fut donc infortuné et il se le rappelle à travers son oeuvre qui abonde en témoignages intimes. La sensibilité chez lui n'est pas sensiblerie et son émotion personnelle n'est pas imitée. Nous la trouvons quand il évoque le temps heureux de l'amour (cf. A ma muse, p. 124; Soirée d'hiver, p.124; Souvenir, p.138; Absence, p.133). Dans la Journée de printemps il décrit les heures de bonheur qu'il passait à attendre le soir où il reverrait sa bien-aimée. Dans YAutomne le paysage, jusqu'à l'odeur des bois, lui rappelle Eglé. S'il ne recèle pas le caractère charnel de cet amour (cf. Bonheur, p.141 \Doris, p.140), nous sommes loin de la galanterie. Dans l'âge d'or rêvé, il se voit uni à la femme que la réalité lui a ôtée. Gilbert, quoique très malheureux et mort à l'âge de vingt-neuf ans, semble avoir joué plutôt qu'éprouvé un profond amour. Les Charmes des bois sont galants et nous croyons que dans YAmant désespéré l'amour passionnel, la recherche de l'amante perdue, ne sont qu'un thème à la mode. Convenons qu'il s'y prit bien et que le ton est touchant. Gilbert tenait plus à sa réussite comme poète qu'à sa faillite comme amant (cf. Poète malheureux, p. 161). Bertin ne fit qu'aimer, chanter et mourir à trente-huit ans. Son décès même, ayant épousé la femme aimée et s'êvanouissant après le 'oui', semble romanesque. Auparavant, il aima successivement deux femmes mariées, Eucharis et Catilie. L'une était en quelque sorte l'anthithèse de l'autre et Potez compare la première à un tableau de Fragonard, l'autre à un de Greuze. Bertin les célébra dans les Amours. Le premier et le second livre racontent son amour heureux pour Eucharis, l'infidélité de celle-ci et la consolation du poète; le troisième, plus touchant, décrit l'amour qu'il portait à Catilie et les souvenirs rattachés à cette idylle. S'il est souvent libertin et peint la volupté avec hardiesse, nous y sentons pourtant l'écho des plaisirs et les douleurs de l'amour. Sensualiste ou préromantique, on ne lui refusera pas la sincérité. Le portrait d'Eucharis est très net, celui d'une femme élégante sous Louis XVI (cf. I, viii, p. 174); Paris est évoqué et Bertin fournit des détails sur les moeurs d'alors, tout en conservant le cadre romanesque et poétique. Il ajoute certes des traits inventés pour renforcer ce cadre (Eucharis meurt au livre II). Aussi faut-il séparer l'imitation des anciens de la vraie vie de Bertin. Mais nou sentons la présence du poète jaloux et abandonné qui se souvient d'Eucharis (cf.

53 II, v, p. 177), qui l'implore de revenir ét qui abjure l'infidèle. Dans le troisième livre nous ne doutons pas de la vérité quand le poète retourne à Cythère, se remémore avec joie la séduction de Catilie, désirant le renouvellement de leurs plaisirs (cf. II, ii, p. 183). Il souffre d'être séparé d'elle (cf. III, xiii, p. 186), il se réjouit d'être aimé (cf. II, xx, p. 180). Comme d'autres, il voudrait fuir avec elle et vivre l'âge d'or loin du monde (cf. III, xxii, p.189). S'il y eut deux femmes dans la vie de Bertin, Parny n'aima qu'Eléonore. A l'île de Bourbon il s'éprit d'une jeune Créole, qu'il ne put épouser à cause du refus paternel; désespéré il revint en France mais retourna à l'île pour y retrouver son Eléonore mariée. Bien qu'il épousât beaucoup plus tard une aimable veuve, son premier amour resta le seul de sa vie. Potez le noircit quand il y vit un 'persifleur'; selon lui les Poésies érotiques sont une aventure amoureuse avec intermèdes galants et Parny un poète voluptueux. Déjà Sainte-Beuve avait porté un peu le même jugement: 'Le poète est amoureux; il l'est comme on l'était alors, et même un peu mieux; comme on l'est dans les époques naturelles, c'est-à-dire avec tendresse et abandon, d'une manière précise, positive' 4 . Parny était épris d'une personne, nullement d'un prétexte poétique et, dans ses oeuvres, la passion se révèle nue et sans fard; il sait noter des 'délicates nuances dans les plaisirs des sens' (Potez, op. cit. , II, p.136). Même si l'on ne peut prendre pour de l'argent comptant toutes les poésies érotiques, puisque Parny voulait plaire à un certain milieu du public de l'époque, 5 il nous apparaît le plus souvent comme un honnête homme qui écrit pour ses amis quand il est inspiré. Potez, lui ayant reproché l'obscénité, admet qu'il devait à la disgrâce la partie la plus remarquable de son oeuvre. Après sa séparation d'avec Eléonore, Parny étudie son propre coeur et trouve 'des mots délicats, d'une sonorité douce et comme atténuée, des vers dont il caresse son âme endolorie' (ibid., p. 137). Ses vers sur la souffrance sont un chef-d'oeuvre de la poésie d'alors, 'il y passe une vibration de la grande lyre, non encore entendue' (ibid., p. 148). Si Parny n'a pas oublié la Nouvelle Héloise et quelques poètes qui le précédèrent, on dégage facilement de son oeuvre le roman d'amour: 'le tableau qui revient le plus s o u v e n t . . . est l'éveil d'un coeur virginal à l'amour physique' (Barquisseau, op. cit., p. 121). Son imagination renouvelle sans cesse ce thème, et la sensualité ne le dépare pas. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas un libertin, mais plutôt un épicurien, qui plus tard, après les Poésies érotiques, devient versificateur. Mais lui-même, pour son cercle limité, pour la critique de l'époque, fut un maître de la poésie amoureuse. Son roman, avec ses péripéties, transparaît dans certains poèmes du recueil. Le premier et le second livre décrivent sa liaison avec Eléonore: comme d'autres auteurs il propose la fuite, l'âge d'or (cf. Projet de solitude, p. 192); il est encore heureux. Mais les contretemps ne tardent pas à le tourmenter: il souffre de l'absence de l'aimée (cf. II, iii, p.194); il se souvient du bonheur passé

54 (cf. Refroidissement, p. 193); il éprouve du dépit et veut montrer de l'indifférence à l'infidèle. Mais on ne peut pas abjurer l'amour et c'est la Rechute car c'est mourir que de cesser d'aimer (cf. Raccomodement, p.197). Le meilleur est le quatrième livre, puisqu'il est le plus authentique en évoquant l'amour passé; on a beau croire d'avoir cessé d'aimer (cf. IV, v, p.199); nulle part il n'y a de consolation (cf. IV, vi, p. 199); l'amour trompe (cf. IV, viii, p.201), c'est un délire qui ne dure pas (cf. IV, xi, p.202); en vérité, il a tout perdu (cf. IV, xi, p.202); il est mort au plaisir car il a trop aimé (cf. IV, xiv, p.202). Avec ces poètes, nous observons l'évolution de l'amour galant à l'amour sensible, du sensualisme au préromantisme. On veut parler avec élégance de choses physiques. On veut, par curiosité sentimentale, découvrir des ressorts cachés des sentiments, s'observer. Ce sont des préoccupations héritées de l'époque classique. Cependant une nouvelle tendance s'y mêle de plus en plus: la sincérité, résultat de l'individualisme naissant. Si l'on ne s'affranchit pas complètement de quelques symptômes de la galanterie, les passions décrites sont vraies et s'expriment par un langage frémissant d'émotion qui nous touche encore. Dans le cas de Saint-Lambert, de Gilbert et de Malfïlâtre, on sent encore un peu de galanterie ou des sentiments affichés, mais on est convaincu par la sincérité absolue des Créoles. Or, on trouve chez tous une parenté de thèmes employés: l'inconstance dans l'amour se manifestant par joies charnelles, vite suivies par brouilles, séparations, infidélité, sinon mort de l'aimée. Les poètes écrivent leurs meilleurs vers quand ils se souviennent des jours heureux écoulés. C'est la sensibilité qui l'emporte pendant cette fin de siècle. 'Elle prend désormais la forme ambiguë de destin de génie;infligée parle décret anonyme d'une force cosmique et vaguement religieuse, elle devient une marque d'élection, parce qu'elle confirme la supériorité du poète par la souffrance de son âme sensible' (Moser, op. cit., p. 414). Cette sensibilité se manifeste par la mélancolie que nous sentons si souvent dans les morceaux en question. La mélancolie avait des antécédents dans la poésie française du moyen âge. Au XVIIIe siècle le courant vient d'Angleterre, de Young, de Hervey et de Gray, poètes anglais. Selon Young, l'inspiration nocturne et lunaire était nécessaire au vrai poète, et le distinguait de l'écrivain agréable. Young transmet une émotion vague, solennelle et parfois grandiose, jointe à une mélancolie universelle. Hervey, dans sa Méditation parmi les tombeaux, suit Young. Gray en sa célèbre Elégie, rêve parmi les tombeaux à la destinée des morts. Si les deux premiers auteurs s'inspirent de la religion, Gray ne mentionne pas une vie au-delà du tombeau. Le Tourneur traduisit ces oeuvres à partir de 1769: il les abrégea, supprimant les parties religieuses, et les adapta au goût français en

55 les inclinant vers l'attendrissement et vers l'émotion. Le nombre d'éditions et d'autres traductions témoigne du succès énorme qui n'était pas sans raison. On revoit ce que l'on croit perdu et ces regrets se transforment dans un état agréable. La mélancolie console. D'abord noire, elle devient douce, soulageante. Se sentir mélancolique, c'est sentir uniquement son état personnel. Plaisir et douleur se fondent; ils ne diffèrent que par une nuance. Comme nous l'avons indiqué, on sentait le besoin d'un renouvellement poétique. Aussi voulait-on donner libre cours à la sensibilité; on goûtait non la vaine douceur de vivre, mais le frisson qui crispe le coeur. La forme attristée de la sensibilité commençait à séduire. Young mettait les lecteurs au courant de ses émotions personnelles, Gray, plus rêveur et plus sentimental, dissertait sur la singularité de l'individu. Les lecteurs français retenaient surtout cet élément personnel, la mélancolie et l'accent ému. 'Par suite, et comme la sensibilité est ce qui diffère le plus entre les hommes, la littérature éprouve le besoin de se faire subjective' (Van Tieghem, Préromantisme, II, p. 101). Il y eut donc des imitations ou, disons, des réminiscences, des indications et des allusions qui rappellent les auteurs anglais en question dans la poésie française. Les nombreux mélancoliques empruntèrent souvent à Young l'expression de leur mélancolie. D'abord l'élément nocturne était plus important que l'élément sépulcral. Plus tard Gray l'emporta, puisque son Elégie coincidait avec le goût des jardins anglais 'avec une tendance à la mélancolie rêveuse et tendre, un peu molle, exempte d'idées très sérieuses et trop sombres' (ibid., II, p. 156). 'On goûtait les raffinements qui opposaient au calme de la rêverie la pensée de ceux qui n'ont laissé que leurs tombes' (Mornet, Romantisme, p. 27). Tout ceci explique peut-être la fréquence des thèmes de la mélancolie, de la nuit et des tombeaux dans les oeuvres de poètes individualistes et sensibles. Le poète refuse de dissimuler son mal. On s'y abandonnant, il y découvre quelque chose de consolant; il peut alors sonder la profondeur de son mal. 'C'est donc au fond de l'inexistance que l'âme reçoit une nouvelle jouissance' (Moser, op. cit., p. 405). Cette volupté a besoin d'un décor naturel, un lac, un bois. La tristesse se transforme alors en délice. Ce n'est pas, en général, la mélancolie noire, exagérée, factice, si fréquente chez les mauvais auteurs d'alors. L'influence d'Ossian y concourt. Léonard en est un bon exemple: une imagination tendre s'oppose chez lui à une mélancolie profonde et tout cela mène aux rêveries. L'abandon à la mélancolie le préserve donc des misères de cette vie et le transporte dans une région de plaisirs purs d'un nouveau sentiment d'être. Même en été, la solitude lui fait éprouver de la douleur, du vague à l'âme, de l'ennui et le bruit des eaux le laisse languissant, tout en le consolant (cf. Saisons, 'Eté', p.121). Que dire alors de l'automne où il pense aux amis disparus et erre sur leurs

56 tombes (cf. Automne, p.121)? Dans l'élégie Automne (sa saison préférée), une délicieuse tristesse lui fait verser des larmes et rêver mélancoliquement aux joies passées. Dans la Soirée d'hiver (cf. p. 124), la nuit amène une mélancolie 'inguérissable'. Le thème nocturne se trouve dans l'idylle du même nom: elle commence par le crépuscule et se termine par le clair de lune (cf. Nuit, p.123). Gilbert, éternel malheureux, éprouve du plaisir quand tout devant lui respire la tristesse (cf. Quart d'heure de misanthropie, p.l 67); nuit ou jour, il est en proie au chagrin (cf. Plaintes du malheureux, p. 164); il désire la mort, tout en craignant que les douleurs ne le poursuivent dans la tombe (cf. Amant désespéré, p.l65). Ce plaisir de la souffrance, l'excès de sensibilité, dans lequel Gilbert se complaît, le mènent vers le pessimisme, la mélancolie noire — définie par Diderot comme l'effet de la faiblesse de l'âme et des organes — et en font un précurseur de René. Chez Bertin la mélancolie n'était que passagère; ses regrets se convertissent bientôt en nouveaux espoirs. Quant à la nuit, elle est le symbole du plaisir des sexes et non pas lugubre. Bertin subit trop l'influence antique pour s'intéresser aux thèmes morbides. Parny garde aussi son indépendance. Or, dans un poème nous trouvons une invocation à la nuit, favorable aux chagrins et à l'oubli, qui fait penser à Baudelaire et dénote un grand poète (cf. Nuit, p. 194). Tous les thèmes traités dans ce chapitre ont cependant un dénominateur commun: l'élégiaque. Partout, si l'inspiration est religieuse, amoureuse, sensible ou mélancolique, le ton est généralement élégiaque. Ce sont des poèmes lyriques qui expriment une plainte. Ils vont parfois jusqu'à la signification antique du lyrisme comme chant musical. Le genre évolua: on commença par le rêve galant, éternelle sérénité, printemps, festins, bocages, bergers et bergères; et puis, par étapes, on s'achemina vers l'élégie sérieuse sinon funèbre. Millevoye propose de situer l'action dans un pays lointain, de rendre les élégies plus dramatiques par la couleur locale et l'incarnation du poète dans le personnage central. Nous avons déjà signalé les influences qui y ont contribué; contentons-nous maintenant d'une analyse de ce qui sonne proprement élégiaque chez des auteurs dont nous connaissons la vie frustrée et qui étaient naturellement portés vers ce genre, sans oublier qu'ils suivirent une tendance de leur temps. Avec Saint-Lambert, nous avons encore affaire à des considérations philosophiques énoncées d'une façon rationnelle. Si les regrets sur la vie, la jeunesse passée, l'amour, le passage du temps, sont élégiaques, l'auteur termine par une note optimiste et ne désire aucunement la mort (cf. EpTtre, p.83). Malfilâtre émet aussi des raisonnements philosophiques, mais finit par le désir de l'au-delà (cf. Bonheur, p.92). Léonard offre le tableau d'un poète élégiaque. A la galanterie succède presque toujours l'élégie. Un des thèmes les plus fré-

57 quents est la plainte provoquée par un site qui évoque des amours passées (cf. Souvenir, p.138\ Absence, p.133; Automne, p.121 -,Regrets, p.139). Ailleurs il dit adieu à la jeunesse (cf. A ma muse, p.124; Regrets, p.139); à la nature et au plaisir (cf. Automne, p. 121), ou craint la vieillesse (cf. Bois de Romainvillers, p. 148). Homme inconstant, il regrette ce défaut (cf. Plaisirs du rivage, p.137, Regrets, p.139), qui l'empêche d'atteindre au bonheur (cf. Souvenir, p. 138; Automne, p.121), mais se résigne. Bertin plus sensuel que Léonard, regrette surtout les plaisirs qui fuient et la maîtresse perdue ou infidèle. A l'instar de Léonard il est inconstant et chante son fle quand il est en France, et celle-ci quand il est là-bas (cf. II, xx, p. 180). Avec Pamy nous entendons une plainte: l'amour perdu et passé. Roucher se sert du souvenir d'un amour par le truchement du site qui l'a vu s'épanouir (cf. Mois, 'juin', p.155). Plus tard, ce seront les plaintes du prisonnier: le désespoir d'être séparé du monde libre, la colère contre les bourreaux de la France, enfin la résignation devant la mort inévitable (cf. A Ma fille, p.158). Millevoye, enfin, s'apitoie sur un amour passé que lui évoque un site (cf. Demeure abandonnée, p.216). Les élégies se multiplient dans les recueils au fur et à mesure que le siècle touche à sa fin. Des considérations philosophiques on passe à une expression plus personnelle et authentique. Si la thèse d'Horace, jouir et mourir sans peur — adoptée par les sensualistes — perce encore au début et réapparaît de temps en temps, la poésie élégiaque de cette époque se libère de plus en plus de ses inhibitions. C'est qu'elle ne veut plus discuter rhétoriquement sur un sujet donné, mais montrer l'âme du poète. Cette tendance se manifeste surtout chez les trois Créoles: leur vie les prédisposait à l'élégie. Il est peut-être heureux que ces auteurs, nés et élèves dans une atmosphère plus saine se soient aliénés par la vie trop artificielle de la métropole, qu'ils soient restés inadaptés, 'que leur esprit inquiet les ait fait souffrir de la nostalgie d'autre chose, que cette nostalgie se soit transposée dans leurs oeuvres et qu'ils aient par là aidé leurs frères de France à trouver des voies nouvelles' (Barquisseau, op. cit., p. 223). Il y a parenté de thèmes entre tous les poètes d'alors: le vallon qui suggère l'amour passé, les regrets de la jeunesse et du temps passés, le pays natal, etc. On ne saurait l'attribuer uniquement à la mode. Ce sont au fond des thèmes lyriques éternels, car le répertoire de l'homme parlant de soi ne peut changer qu'en nuances. Comme nous l'avons vu à travers ce chapitre, la poésie personnelle se concrétise après 1760 au fur et à mesure que le raisonnement cède la place à l'attendrissement, le sensualisme au préromantisme. A cause de l'opposition d'une opinion endoctrinée par les idées périmées du passé, cette évolution s'est accomplie lentement. La rhétorique avait sévi trop longtemps; on avait de la peine à s'en affranchir. Nous avons discuté les divers camouflages de la poésie qui n'osait pas complètement et tout d'un coup braver les convenan-

58 ces. Or, chez les poètes que nous présentons, ces tendances coïncident avec leurs dispositions personnelles; ce ne sont pas des attitudes apprises. Nous avons prouvé que leurs vies justifiaient en grande partie leurs vers. Ils furent authentiquement amoureux, tristes, élégiaques ou religieux. Dans une époque inspirée par Jean-Jacques, le culte du 'moi' éclipsa la poésie impersonnelle jusqu'alors en vogue. L'auteur des Confessions fut suivi par des poètes qui ne celèrent plus leurs confidences. L'individualisme naissant n'épargnait pas la poésie; l'individu unique en soi pouvait y exprimer ce qui le distinguait des autres. Certes, il le faisait encore timidement, mais il s'émancipait au moins du rationalisme qui avait longtemps emasculé toute révélation personnelle et il se laissait entraîner par le sentiment qui favorisait une poésie née du trouble, des effusions et des tempêtes des sens. A l'époque, le lyrisme d'un Léonard, d'un Parny, d'un Gilbert fit sensation; les lecteurs y voyaient reflétés leurs propres sentiments. Cette poésie personnelle caractérise donc le siècle finissant et doit d'abord être jugée pour ses propres valeurs, puis pour son influence sur la génération suivante. Si elle n'a pas rempli toutes les promesses qu'elle laissait espérer, il faut en accuser des réticences en matière de forme où la tradition régnait encore plus obstinément qu'ailleurs. Mais même dans ce domaine on ne restait pas stérile.

NOTES 1. Que tende ad sprimarsi in termini sempre più concreti, attraverso una efficiente concretizzazione di termi, ridivenuti motivi eterni e risorti in imitatìone homine (Natoli, op. cit., p. 270). 2. Daniel Mornet, Le Romantisme en France au XVIIle siècle (Paris, 1912), p. 154. 3. Richard Payne, "Nicolas Gilbert, jeune poète et critique", in La Revue de l'université Laval (1953), VII, p. 428. 4. Charles-Augustin Sainte-Beuve, "Parny, poète élégiaque", in Oeuvres de Parny (Paris s.d.), p. xii. 5. R. Navarri, "La Poésie au XVIIIe siècle", in Manuel d'histoire littéraire de la France (Paris, 1969), III, pp. 440-443.

V. LA FORME

Jusqu'ici nous avons negligé l'aspect formel qui, en poésie, est d'une si grande importance. Si nous avons relégué à la fin l'analyse de la forme, c'est non seulement à cause de la complexité du fond, qui a exigé une étude plus détaillée, mais aussi pour examiner séparément des aspects qui, tout en gardant encore la plupart des règles du passé, représentent à leur tour un progrès vers l'avenir, la poésie romantique. Comme nous l'avons dit au début, la poésie du XVIIIe siècle était avant 1750 un exercice spirituel du langage; elle ne tenta jamais d'être l'expression d'une surréalité. Les vers étaient devenus propres à tout transmettre de la réalité spirituelle, mais incapables, d'exprimer 'la passion ou le sentiment en deçà du concept et les choses, en tant qu'objects compacts, irréductibles aux mots qui les nomment' (Roudaut, Exerc., p. 546). Ils devaient être conformes à la logique: on recherchait la précision des termes. La poésie avait adopté pour le poème 'une structure liée à l'idée que les poètes se faisaient du langage'. 1 C'était une espèce de montage où chaque mot était comme un signe algébrique, le tout aspirant à une beauté architecturale. N'oublions pas que le langage employé alors en poésie était celui de la bonne compagnie, enrichi de périphrases, puisque l'élégance de la diction qui caractérisait la classe dirigeante devait se retrouver dans la littérature qu'elle lisait. Les chafnes du langage conventionnel risquaient d'étouffer toute expression lyrique car il fallait une mise en ordre, certains symboles compris de tous, pour évoquer des sentiments chez les lecteurs. Les résultats fâcheux en furent la généralisation, l'abstraction, voire la personification. Des termes abstraits prenaient une valeur concrète, ils s'humanisaient et s'incarnaient pour prendre la forme de métaphores ou de l'allégorie. On représentait ainsi les valeurs, les affections et les qualités de l'homme et on atteignait le public qui exigeait cette généralisation puisqu'il craignait l'individualisation. Chaque mot devait transmettre une idée et on allait jusqu'à le diviser en sons qui, à leur tour, devaient souligner la signification du vers. Car on se méfiait des ressources poétiques du français, comparées avec celles du grec ou du latin, auxquelles on enviait la quantité syllabique. On s'accorda donc 'à reconnaître au français une harmonie élémentaire, assez sembable à la quantité des anciens' (Lote, op. cit., p. 64). On considérait selon le timbre deux espèces de voyelles, les longues et les courtes. Marmontel

60 leur reconnut même des qualités comme graves, sombres, etc. Si les consonnes étaient considérées comme étant toujours dures, elles avaient aussi des sonorités particulières. Il fallait donc éliminer les consonnes dures en faveur des voyelles douces; l'idéal serait une voyelle par consonne. Il fallait éviter les mots éclatants, les cacophonies, les consonnes rudes et les timbres déplaisants; des groupements de consonnes, des noms propres insolites, etc. Ces exigences nous semblent puériles, mais ce phonétisme esthétique et étroit exerçait une heureuse influence sur la musique de la langue poétique (cf. ibid., p. 66). Car l'harmonie imitative et la sonorité recommandées déjà par Du Bos et Batteux sont le résultat positif, une acquisition moderne, de tant de restrictions. Après 1760, on y aspire puisqu'on ne se hasarde pas à des innovations téméraires. Le procédé consiste à trouver dans les mots, grâce au jeu des sons, l'équivalent des mouvements et des bruits; à traduire aussi l'aspect extérieur des objets. L'imitation doit être claire et soutenir l'idée du poème. La recherche de l'harmonie imitative préoccupe les poètes qui ont besoin de beaucoup d'adresse pour y réussir; ils s'y appliquent jusqu'à violer les règles énoncées ailleurs. Pour obtenir un son imitatif on emploie des cacophonies ou bouscule l'alexandrin. Le courant devenu trop fort entraîne la poésie vers les 'hardiesses' romantiques bien avant Lamartine et Hugo. On s'affranchit des législateurs classiques. Officiellement ces libertés suscitent des protestations vives et, pour apaiser les critiques on avance le vers latin souple, opposé au vers français, qui ne se plierait pas à l'inspiration. Le Retour à l'antique favorise ces tendances. Delille se réclamait de Virgile quand il promit de traduire fidèlement l'harmonie de ses vers et de sacrifier de préférence la justesse et l'énergie des termes; il essayait avant tout de rendre l'harmonie imitative malgré le peu de ressources du français. 2 Cet ancien régent de collège voulait en effet introduire les procédés des vers latins et il réussit à reproduire la langue chantante deVirgile.^ Dans les Jardins la poésie suit et imite la disposition du parc. Il reconnut mieux qu'aucun poète avant lui la musicalité des sons français; 'les images des sons par la communauté ou la variété des timbres, consonnes et voyelles, allitérations et assonnances, préoccupaient ainsi Delille autant que les images d'idées ou de mouvements'. 4 La poésie fut pour lui un instrument musical. Pour trouver des exemples de cette musicalité de la langue de Delille il faut lire ses vers sur Versailles ou le 1er Chant des Jardins. Roucher composa aussi des vers mélodieux. Léonard nous enchante encore par les sons qui reproduisent les bruits de la nature et la douce mélancolie du poète. Mais ce ne fut pas la seule innovation provoquée par les anciens. Le vocabulaire s'enrichit aussi. L'abstraction, par ailleurs regrettable, se servait d'images qui jouaient un grand rôle, car elles flattaient l'intellectualisme des lettrés et leur semblaient un aliment pour l'esprit. Les images étaient,

61 au début, stylisées, gouvernées par les règles de la poésie. A l'époque qui nous intéresse on commençait à varier le vocabulaire jusque-là limité. Nous invoquerons encore une fois Delille, qui voulait enrichir la poésie par des mots dérivés du latin, des couleurs, voire des mots 'bas'. Il était un des premiers à retrouver la couleur historique du moyen âge et à user de vieux mots précis et pittoresques. La poésie descriptive avait le goût du pittoresque éclatant, la prétention d'énumérer autant que possible. Si les Saisons de Saint-Lambert restent assez incolores,5 Delille est plus audacieux; son côté fort est la sensibilité plastique et picturale, le sens des formes et des couleurs, le jeux d'ombre et de lumière, un très sûr instinct du mouvement et de la métamorphose: 'Delille fait de la sensation le véhicule nécessaire de la pensée comme de l'émotion' (Mauzi, dans Delille est-il mort? p. 199). La variété des sujets qui défilent dans ses poèmes le pousse à vouloir apporter de nouveaux termes pour obtenir l'effet du prisme. Il a été le premier à décrire des nuances de couleurs. Or, si avec les 'vaches', les 'choux', les 'navets', etc., Delille reste en arrière des promesses audacieuses de la 'Préface des Géorgiques', il a le mérite d'être l'instigateur d'un courant de renouvellement qui ne s'arrêtera plus. Il fut un précurseur de Verlaine, 'de cet impressionisme poétique dont l'art romantique ignorera généralement le secret' (Fabre, Delille est-il morti p. 114) et que les critiques condamnèrent sommairement comme le fit par exemple SainteBeuve. Delille ne fut pas le seul à enrichir le coloris de la poésie. Avant lui, Malfllâtre composa son oeuvre majeure, Aérasse ou l'île de Vénus, dont les effets de couleur surprennent encore aujourd'hui. En proie à une ferveur toute intérieure, Malfilâtre s'évada vers des zones encore inconnues alors en se servant de symboles et d'allusions d'une logique incertaine. Tout le monologue de Narcisse et la scène suivante annoncent Mallarmé et Valéry, la poésie pure: 'lo stesso vocabulario di Malfilâtre anticipa certe alchimie verbali nelle allusività e nei trapasi di sensi. . . Pure coincidenze, certo, ma significative, e indicative dell' iniziato proceso di rinnovamento, da cui ha origine la nuova fenomenologià poetica' (Natoli, op. cit., p. 295). Le vocabulaire de Léonard et de Bertin enrichit également la poésie française de mots décrivant les tropiques, que la prose connaissait déjà depuis Bernardin de Saint-Pierre (cf. Léonard, Journée, p.l 15 ; Bertin, II, xx, p.180). Bertin sait regarder et rendre nettement des impressions (cf. Epître, p. 17 3). De plus en plus, en décrivant des sites particuliers, on ose les désigner et introduire ainsi des noms parfois insolites. Les auteurs ne se contentèrent pas de l'harmonie imitative et du renouvellement du vocabulaire; ils bousculèrent la métrique traditionnelle, surtout l'alexandrin. Les progrès de la déclamation avaient devancé la doctrine officielle de versification. La déclamation monotone et régulière de l'époque classique cédait le pas au XVIIIe siècle à une déclamation plus naturelle. La pra-

62 tique prenait le pas sur la théorie; peu à peu on se libérait de cette dernière même dans les vers. L'indication qui nous reste pour observer cette évolution est la ponctuation qui fixe les repos. Les signes n'avaient pas toujours la même valeur qu'aujourd'hui. Ainsi le point-virgule s'employait souvent dans deux groupes de mots parallèles ou bien à la place de la virgule moderne. La virgule était mise entre deux phrases liées par 'et' ou entre la phrase principale et la relative. 6 En tout cas, on violait certaines règles classiques pour obtenir des effets particuliers. Malherbe et Boileau proscrivirent l'enjambement; au XVIIe siècle il fut relégué dans les genres familiers comme la fable et la comédie. Or, après 1760 les poètes l'employèrent de plus en plus et il devint ensuite un procédé d'usage courant. Chénier ne fut pas le premier à l'utiliser, comme nous le verrons. Le plus fréquent était l'enjambement à l'hémistiche. Déjà Saint-Lambert l'emploie dans les Saisons (cf. 'Printemps', vers 3, 5 , 1 3 , 16, 25, pp.75-76). Gilbert s'en sert (cf. Plainte du malheureux, vers 5 , 1 5 , p. 164); Léonard (cf. Nuit, vers 11, 17, p.123); Parny (cf. Projet de solitude, vers 7, 11,17, p.192); Amours, IV, vers 3, p.198; Absence, vers 1, p.197); Fontanes (ci. Jours des morts, vers 11, p.206); Millevoye (cf. Anniversaire, vers 7, p.215); Promesse vers 10, 14, p.217); Roucher (cf.Mois, 'Mai', vers 9, 15, 23 pp.155). Avec Delille cette liberté est presque commune (cf. Homme des champs, I, vers 13, p.108;Jardins, II, vers 15, 2 4 , 4 1 , p. 106;Imagination, IV, vers 12, p.l 13; Trois règnes, I, vers 2, p.l 11, etc.). Le rejet inverse se trouve chez Roucher (cf. 'Juin', vers 7, p.l 55), Fontanes (cf. Forêt de Navarre, vers 1, p.205) et Delille (cf. Homme des champs, II, vers 17, p.106). On prend aussi de grandes libertés avec la césure, qui perd souvent sa place fixe. Pour donner plus de variété à la diction, on crée des coupes avant ou après l'hémistiche, des coupes irrégulières, voire des groupes ternaires. La plus commune à cette époque semble la coupe avant l'hémistiche; presque tous les poètes s'en servirent: Saint-Lambert (cf. 'Automne', vers 4, p.78); Colardeau (cf. Lettre d'Héloïse, vers 4, p.88); Gibert (cf. Plaintes du malheureux, vers 2, p.164); Fontanes (cf. Jour des morts, vers 8, p.206); Parny (cf. Projet de solitude, vers 25, p.192); Millevoye (cf. Anniversaire, vers 19, 26, p. 215; Promesse, vers 5, p.217). Encore une fois, ce sont des poètes descriptifs qui l'emportent ici: Delille (cf. Homme des champs, vers 10, p.108) et surtout Roucher (cf.Mois, 'Avril', vers 1, p.154; 'Mai', vers 9 , 1 6 , 17, p.155; 'Juin', vers 3, p.155; 'Août' vers 3, p.156; 'Décembre' vers 1, p.156). Moins fréquentes sont les coupes après l'hémistiche: Gilbert (cf. Plaintes du malheureux, vers 27, p.164); Colardeau (cf. Lettre d'Héloïse, vers 25, p.88); Roucher (cf. Mois, 'Mai', vers 13, p.155) et Delille (cf. Homme des champs, vers 15, p.155). Aussi les coupes irrégulières consécutives ne sont que rarement employées: Léonard (cf. Absence, vers 25, p. 133); Roucher (cf. Mois, 'Juin',

63 vers 7, p.155) et Delille (cf. Imagination, IV, vers 25, p.l 13). Les groupes ternaires apparaissent plus souvent: Colardeau (cf. Epître, II, p.86; Lettre d'Heloïse, vers 6 , 9 , 15, 23, p.88); Malfilâtre (cf. Narcisse, vers 25, 29, p. 101); Léonard (cf. Chant, vers 3, p.123); Roucher (cf.Mois, 'Mars', vers 2, 'Mai', vers 28, p. 155); Fontanes (cf. Forêt, vers 11, p.205); Millevoye (cf. Promesse, vers 9, p.217). En ce qui concerne les deux derniers procédés, coupes irrégulières et ternaires, si on compare par exemple Racine qui employa quelquefois ces libertés, avec Hugo, celui-ci l'emporte de loin. 7 Ce sont surtout ces deux phénomènes qui marqueraient l'acheminement vers le romantisme (cf. Mornet, VAlexandrin, op. cit.) et que nous rencontrons aussi comme indices de cette évolution chez les poètes étudiés ici. La division en groupe central de quatre, cinq ou six syllabes annonce déjà les romantiques qui en préféreront quatre ou cinq. Ces libertés entraînèrent des variétés de rythme car, les accents étant flexibles, il fallait ralentir le débit des mesures qui avaient moins de trois syllabes et accélérer les mesures plus longues. Ainsi les ralentissements et les accélérations étaient propres à produire par leur contraste certains effets. Les coupes changeantes bousculèrent le rythme traditionnel. Delille se servit par exemple, de l'énumération et André Chénier le suivit sur ce chemin. En supprimant l'accent rythmique sur la sixième syllabe, ils préparèrent le vers romantique à trois accents, un vers à effet. L'alexandrin n'est pas le seul mètre employé alors. S'il monopolise la poésie descriptive proprement dite, on le trouve mêlé à d'autres vers moins longs dans les pièces lyriques. Celles-ci utilisent la plupart du temps l'octosyllabe, vers de l'ode et du lyrisme depuis le XVIe siècle et qui conserve cette fonction au XVIIIe. Malfilâtre le pratique dans le Prophète Elie et dans le Soleil fixe. Saint-Lambert dans la Paix et dans le Soir, Léonard dans les Plaisirs du rivage, Bertin dans plusieurs élégies (cf. I, xiii, p.175; II, xiii, p.182; III, viii, p.185); Parny dans le Raccomodement (cf. p.197) et dans d'autres morceaux (cf. IV, viii, p.201); Fontanes dans l'Ode 1812, (cf. p.213) et Millevoye dans la Chute des feuilles (cf. p.214) et la Prière (cf. p.218). Le décasyllable inusité depuis la Pucelle et quelques épftres de J.-B. Rousseau, réapparaît à la fin du siècle; c'était jadis le vers de l'épopée et il le redevint avec les poèmes ossianesques, le Chant du barde de Léonard et Isnel et Asléga de Parny. Mais Léonard y recourt dans les Saisons cf. II, p.121), Bertin dans L'Elégie v (II, p.177), Parny dans le Refroidissement et Y Elégie xi (IV, p.202). On trouve, rarement, il est vrai, des vers de cinq syllabes dans des poèmes courts (cf. Léonard, A Mes amis, p.130; Gilbert, Charme des bois, p.160). Parny composa même des morceaux entièrement en vers de quatre syllabes (cf. Dépit, p.195), qui ont le débit sautillant. Le choix des mètres dans une strophe est déterminé par les idées qu'ils doivent présenter: dans la poésie lyrique ou légère une

64 combinaison de plusieurs mètres est fréquente, surtout chez Bertin et Léonard. La longueur des strophes varie aussi: chaque strophe reflétant un aspect partiel de la pensée du poète, doit, par sa longueur, en rendre les nuances. Dans la poésie descriptive, selon le thème, les chants se composent de strophes longues et courtes; il n'y a aucun ordre apparent. Bien des élégies de Léonard, de Bertin, de Parny, etc., sont en une strophe assez longue, ce qui convient à la poésie lyrique. Il y a en outre des strophes en quatre vers, à rimes croisées ou embrassées (cf. Léonard, Plaisirs du rivage, p.\37, Absence, p. 133; Malfilâtre, Psaume, p.97; Gilbert, Charmes des bois, p. 160), procédé très commun comme celui à huit vers, employé dans des poèmes assez courts (cf. Léonard, A Doris, p. 140; Parny, IV, i, p. 198). C'est souvent la forme de l'ode, se composant de deux quatrains à rimes abab bcbc. De plus, il y a des poèmes où la disposition des rimes varie de strophe en strophe. On fait peu de renouvellement dans les rimes. On suit toujours les règles classiques de Malherbe: l'alternance régulière de rimes féminines et masculines. Le XVIIIe siècle aimait les rimes riches entre deux adjectifs, deux noms abstraits ou deux verbes de la même nature: malheureuse, affreuse, etc. Delille dénonçait le joug de la rime et voulait la rendre moins uniforme et pesante; sa hardiesse théorique s'arrête devant la pratique et il se contenta du rejet et de l'enjambement qui rompent un peu la monotonie de l'alternance. On lui a toujours reproché la surabondance des périphrases et c'était en effet un défaut de bien des poètes du XVIIIe siècle. La périphrase masque l'objet, ce qui s'y est substitué compte. C'est un reniement du monde matériel en faveur de celui de la parole, fait peu étonnant dans une époque éprise de conversation et d'élégance. 'Le seul critère de la beauté de l'oeuvre est alors la justesse, la précision, l'économie de la description'. 8 Le lecteur apprécie les jeux de l'esprit. C'est aussi un peu le résultat du ut pictura poesis d'Horace, prescrit par Du Bos et Batteux. Quand on rivalise avec le peintre dans l'imitation de la nature, il faut, comme dans les tableaux d'alors, l'embellir, et on le fait en poésie par les périphrases. Malheureusement ce n'est pas encore le symbolisme moderne, puisqu'en renvoie d'un objet à d'autres objets, tout en se grisant de ces jeux de mots. Le Narcisse de Malfilâtre est peut-être l'unique exception où l'allusion verbale frise le surréel. La poésie descriptive en général, Saint-Lambert, Delille, Roucher, sont trop adonnés à la périphrase, ce qui est fâcheux pour le lecteur moderne. Le résumé des phénomènes techniques dont nous venons de parler, nous montre pourtant que la poésie descriptive était moins timide que les autres genres. En tenant compte du fait que notre bilan se base sur des évidences limitées qui ne reflètent pas complètement l'oeuvre d'un auteur, on peut néanmoins constater que ce sont Delille et Roucher, auteurs descriptifs de la fin

65 du siècle, qui prennent le plus de libertés. Les élégiaques restent plus prudents: parmi ceux-ci Bertin est le plus conservateur et après lui Pamy. Léonard se situe au milieu, tandis que Gilbert et Malfilâtre, voire Colardeau, varient davantage leurs vers. Ce serait là une évolution inverse, due peut-être aux sujets traités: la poésie érotique inspirée des anciens étant par la forme moins propice aux hardiesses que la poésie imitée des Anglais ou la poésie sensualiste. Concluons qu'en général le genre reste encore à l'intérieur du code classique; le langage noble, les périphrases, la mythologie auront la vie longue et ne mourront que bien plus tard. Lamartine et Hugo ne s'en affranchirent pas tout à fait. Or, nous avons montré un renouveau qui marque des progrès vers une versification moins sévère, celle des romantiques. Toutes proportions gardées, examinons enfin ces vers d'après notre opinion, sans oublier l'effet qu'ils devaient produire à l'époque de leur composition. A force d'en avoir lu beaucoup, d'aimer le XVIIIe siècle et d'être capable de retours en arrière, on apprécie ce langage poétique ronronnant. On ne peut pas souscrire à l'opinion de Mornet disant des poètes descriptifs qu'ils 'apportent des sécheresses de style qui ne trahissent jamais des sensations qui soient justes' (Sentiment, op. cit., p. 250), et que leurs épithètes accrochent au hasard les couleurs comme des écriteaux convenus; et que même dans le cas de Léonard et Roucher, qui laissaient parfois parler leur âme 'les formes usées imposèrent à la poésie leurs artifices et leurs sottises' (ibid., p. 258). Il nous semble que ce sont là des jugements trop sommaires et qu'ils ne se rapportent pas aux morceaux que nous présentons. Tous les critiques, au contraire, s'accordent à dire qu'il y a chez ces poètes des passages qui méritent de survivre, qui ont de la grâce, de la fraîcheur, des phrases molles, sans contours mais précis dans les détails qui font songer aux lignes sinueuses de l'art rococo. 11 s'agit certes de différents genres et auteurs et on aura des préférences personnelles. On aimera mieux les élégiaques gracieux, Léonard, Parny et Bertin ou un poète descriptif comme Roucher. Quoi qu'il en soit, chez tous on trouve 'cette musique du langage, élaborée selon des canons rigoureux où l'épanchement lyrique est subordonné à l'efficacité verbale et où la technique supplante le sentiment sans qu'il s'agisse pourtant d'un contresens poétique' (Guitton, dans Delille est-il mort? p. 265). Cette efficacité verbale, il faut la sentir, l'apprécier, sans prendre ombrage des aquilons, zéphyrs, nymphes, bergers, frimas, grâces; ni des abstractions, généralisations et périphrases. Il faut pouvoir aimer l'harmonie imitative ou simplement l'harmonie qui règne dans ces morceaux et ne permet pas d'outrances. Il faut tenir compte de quelques 'libertés' poétiques qui mettent en relief le caractère transitoire de cette époque. Car, à travers tout cela, perce non seulement l'âme collective d'alors, mais très souvent celle de l'auteur. Si les images et l'alchimie verbale du XIXe siècle sont plus proches de notre goût actuel, ne leur en concédons pas le mo-

66 nopole. La clarté intellectuelle qui caractérise une poésie d'art, d'intelligence et de sentiment devrait la réhabiliter et lui assurer une place légitime dans l'évolution du genre.

NOTES 1. Jean Roudaut, "Les Logiques poétiques au XVIIIe siècle", in Cahiers du Sud (1959), XLVIII, p. 16. 2. Jacques Delille, "Préface aux Géorgiques" in Oeuvres (Paris, 1836), p. 308. 3. Dans le morceau sur Versailles: la lourde chute traduite par des sons assourdissants comme tombent-troncs-jonchent. Dans le 1er Chant des Jardins, vers 6, la répétition du son sifflant 's', etc. 4. Robert de Souza, "Un Préparateur de la poésie romantique: Delille", in Mercure de France (1938), p. 311. 5. Il employa en tout vingt-sept fois un terme de couleur, le rouge seul étant bien diversifié. Une impression générale de l'à peu près en résulte. 6. cf. Daniel Momet, L'Alexandrin français dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (Toulouse, 1907). 7. Le rythme classique f u t brisé progressivement: chez Racine on trouve une coupe irrégulière sur 192 vers, chez Lebrun une sur 86, chez Delille une sur 28, chez Roucher une sur 23, chez Fontanes une sur 21, chez Hugo, dans les Feuilles d'automne, une sur seulement 15 vers. 8. Jean Roudaut, "Machines, objets dans la poésie du XVIIIe siècle" in Nouvelle revue française (1960), p. 190.

CONCLUSION

Dans les pages précédentes nous espérons avoir montré l'existence du lyrisme et même son intensification à la fin du XVIIIe siècle. Les exemples cités devraient une fois pour toutes détruire la calomnie d'une époque sans poètes à l'exception honorable d'André Chénier. Or, ce dernier, pour lequel nous avons la plus grande admiration, sinon de l'enthousiasme, n'a guère été mentionné jusqu'ici, non seulement parce que sa réputation poétique repose sur des titres indéniables, mais aussi parce que nous lui avons réservé une comparaison finale avec les auteurs étudiés dans cet ouvrage. Nous voulons établir les analogies et les différences qui le lient avec ses contemporains et trouver en quoi — si c'est le cas — il leur est supérieur. L'étroite parenté de Chénier avec les poètes de son époque a été signalée. On lui a aussi reproché un manque de spontanéité de naturel, un manque de courage à s'affranchir de la tradition; d'autre part les libertés excessives avec le style, la langue et la versification. Si les romantiques de 1820-30 l'acclamèrent comme leur prédécesseur, ce fut prudemment en tant que 'romantique à sa façon'. D'autres critiques, plus tard, y virent au contraire le plus classique des classiques. La vérité serait à mi-chemin puisqu'encore une fois nous devons affirmer que Chénier, comme ses confrères, est un poète lyrique mais en tenant compte de la signification du terme dans une période de transition et tel que nous l'avons défini. Ayant subi les mêmes influences, parcouru la même évolution, il offre un résultat analogue, car nous sommes tous le produit du milieu où nous vivons. Il n'y a que le talent, voire le génie qui nous différencient. Ce fut notamment le cas de Chénier. Tout le monde connaît son engouement pour les anciens. Son oeuvre est une transposition continue de ce qu'ils avaient jadis écrit. Il fait des emprunts d'ensemble, bruts, comme dans la Mort d'Hercule (cf. Ovide, Métamorphoses, ix), le combat des Lapithes et des Centaures (cf. ibid., xii); et des emprunts de détail innombrables, qu'il transforme ou incorpore à l'ensemble. Il y excelle: la couleur est proprement antique, ainsi que la décoration, les costumes, attitudes, gestes, propos, usages, moeurs. Partout il y a une scrupuleuse précision et une exactitude raffinée. La mythologie donne de la couleur dans les Bucoliques; ailleurs elle fournit diverses ressources poétiques, expressions symboliques, comparaisons et images; elle ne gêne pas le lecteur moderne. Chénier

68 sait s'approprier, et en les renouvelant, les cadres et les fictions pris aux anciens; par le nombre des emprunts et l'aisance de leur emploi il est supérieur aux auteurs que nous venons d'analyser. Mais il y a des analogies avec eux qui frappent. Ainsi utilise-t-il comme Léonard une idylle de Bion où il peint Vénus et demande à une étoile de lui prêter sa lumière (cf. Elégie iv, vers 111). L'Art d'aimer emprunte à Ovide jusqu'à son titre: il y veut faire bénéficier les lecteurs de ses expériences amoureuses. C'est une suite de conseils rimés, destinés à faciliter la solution de diverses problèmes d'ordre sentimental. Il y a des liens étroits avec certaines élégies qui y trouveraient facilement place. Comme Bertin il trace d'après Tibulle la vie champêtre qu'il voudrait mener, rappelle à son infidèle maîtresse ses serments, décrit d'après Properce son futur tombeau et exhale sa plainte devant la porte close de sa maîtresse en s'inspirant d'Ovide. Il a des analogies avec Parny: prenant modèle sur Tibulle il se représente, tentant d'oublier dans un banquet d'amis la trahison d'une femme; il imagine ses derniers moments dans les bras d'une amante. Si SaintLambert avait peint d'après Virgile l'amour des bêtes (cf. Saisons, I, p.75), ainsi que Roucher (cf. Mois, 'Mars', p. 153), Chénier tente de le faire dans VHermès. Le rêve de l'âge d'or, loin de la ville, au sein d'un groupe d'amis, avec une femme aimée apparaît aussi fréquemment que chez ses contemporains: J'ai fui la ville aux Muses si contraire, Et l'écho fatigué des clameurs du vulgaire. Sur les pavés poudreux d'un bruyant carrefour Les poétiques fleurs n'ont jamais vu le jour. Quand pourrai-je habiter un champ qui soit â moi? Et, villageois tranquille, ayant pour tout emploi Dormir et ne rien faire, inutile poète, Goûter le doux oubli d'une vie inquiète? Errer un livre en main, de bocage en bocage; Savourer sans remords, sans crainte, sans désirs, Une paix dont nul bien n'égale les plaisirs. Douce mélancolie! aimable, mensongère, Des antres, des forêts Déesse tutélaire, Qui vient d'une insensible et charmante langueur Saisir l'ami des champs et pénétrer son coeur.

CElégies, ii). On croirait lire Léonard, Parny, Bertin: le souvenir d'Horace, de Tibulle, de Properce, le bonheur par le repos le hantait comme eux. A leur instar il se proclame disciple de Gessner. Il lui emprunte des fragments d'idylles et surtout des thèmes: affection, enfance, bonheur des époux, amitié, amour paternel et filial, etc. Il fait aussi des emprunts à d'autres auteurs

69 étrangers contemporains. Mais s'il mentionne Ossian, on chercherait en vain chez lui des imitations à la façon de Léonard, Parny et Fontanes. La nature joue aussi un rôle important de confidante, frisant l'état d'âme romantique (cf. Elégie, ii), moins pourtant que chez Léonard. Il n'a jamais composé de poésie proprement descriptive du paysage et des saisons comme Saint-Lambert et Roucher, bien que le genre soit abondamment représenté sous la forme de poésie scientifique (cf. Hermès, Amérique), ou didactique (cf. République des Lettres, La France libre, etc.). Mais Chénier sait aussi dessiner des paysages français, comme par exemple celui de Montigny s/Marne (cf. Elégie i). La nature n'est présente que comme cadre dans les Bucoliques, car ce qui importe vraiment, c'est l'évocation de l'ancienne Grèce. L'élément pastoral est subordonné à la refonte de l'antiquité où Chénier reste inégalé par ses contemporains français. Si ceux-ci s'y sont essayé, ils n'ont pas su donner la même authenticité à leurs 'quadri' où l'on sent toujours le XVIIIe siècle en costume antiquisant. L'authenticité de Chénier se manifeste aussi — et à merveille - dans ses élégies. Selon son programme, il voulait rester naïf et vrai, célébrer avec force et précision l'amour et les belles. Ses élégies voulaient être le journal de ses états d'âme, où l'on retrouverait à côté de ses amours la trace de tous les autres sentiments fugitifs et durables: bonheur, colère, misère, etc. Il les notait et voulait les mettre en poésie, malgré les contradictions inhérentes à un tel procédé. S'il ne suit pas à la lettre ces préceptes, on aperçoit partout le souci constant de vérité et de sincérité qui sont la base du lyrisme. 1 Dans la plupart de ses ouvrages, Chénier est donc très personnel. L'amour préoccupe ce jeune homme : Il faut aimer jeune 2 ; chez lui, comme chez ses contemporains préromantiques, on note le reveil de la sensibilité, la restauration de l'amour vrai, la réhabilitation des passions, la recherche des émotions vives les plus diverses, l'horreur de la solitude morale (cf. ibid, II, pp. 490552). Tous ces traits de caractère ont été aussi le plus souvent l'apanage des poètes dont nous avons parlé précédemment. Les ressemblances sont frappantes. Des groupes de poèmes de Chénier classés sous le titre d'Amours, célèbrent chacun une de ses maîtresses. Ainsi les six poèmes à Lycoris retracent les péripéties de cette liaison: passion, angoisse, bonheur, reproches, infidélité de la femme, abandon et souvenir, comme nous l'avons vu dans le cas de Léonard, Bertin et Parny. Il en est de même dans les neuf poèmes à Camille: amour dans les bois, passion nuit et jour, accusation, banquet, trahison de Camille; il l'abjure et tâche de l'oublier dans une orgie. 'D.Z.N.', une autre maîtresse, hante le poète; il passe une nuit blanche en pensant à elle. Deux morceaux s'adressent à une Anglaise. Fanny fut sa dernière amie: il évoque le site où ils se sont aimés. La langue de la passion sinon de l'exaltation de ces poésies chaleureuses et pleines d'amour ne laissent aucun doute sur leur au-

70 thencité d'inspiration. Les détails suggestifs ne manquent pas non plus: la description de plaisirs amoureux dans les bois (cf. Elégie vi), l'histoire d'une séduction (cf. Elégie ix). Il veut même mourir en faisant l'amour (cf. Elégie vii). A part les maîtresses déjà mentionnées, il y a d'autres femmes auxquelles il adresse des vers d'amour ou de plainte, et comme ses confrères, il dépeint souvent une femme perfide, volage, un sexe inaccessible, un amour malheureux. On sourit, incrédule, quand il jure de ne plus aimer, de ne plus chercher de maîtresse (cf. Elégies x, xii, xiii, xiv, xv). Le 'moi' du poète est partout dans ses vers. Il n'est point besoin de le chercher. Quelques élégies sont nettement biographiques: il y chante sa jeunesse, ses retraites champêtres avec des amis (cf. Elégie i, Epïtre à François de Pange). Avec cette sincérité chaleureuse et convaincante, un rythme haletant, un manque de conventions, Chénier est parfois assez près d'une prose rimée. C'est un défaut qu'il partage avec d'autres auteurs d'alors. Il subit moins qu'eux le courant de la mélancolie, de la nuit, et des tombeaux. Sa tristesse, l'évocation de sa tombe, viennent des anciens. Les emprunts à Young ne sont pas nombreux. Sa sensibilité et ses passions ne dépassent jamais la mesure. S'il contemple parfois le suicide, il finit par la résignation. Chénier reste classique en quelques égards. Il l'est dans une grande partie de ses ouvrages à l'instar des poètes dont nous avons parlé plus haut. Les Epigrammes, avec des thèmes antiques, mythologiques, pastoraux, sont moins lyriques et personnelles; on peut dire la même chose de quelques Epïtres et Hymnes qui sont imprégnées de politique et donc déclamatoires, rhétoriques et didactiques, sans parler d'ébauches comme la République des Lettres, La France libre, etc. C'est dans la tourmente révolutionnaire, responsable de la tragédie de sa vie, que Chénier composa ses chefs-d'oeuvre lyriques: les dernières odes, passant de raisonnements politiques aux sentiments personnels, et les ïambes, neuf morceaux qui amalgament aussi les événements du jour et l'âme du poète. Ces cris de haine et de désespoir sont le sommet de la poésie lyrique du XVIIIe siècle et nous n'avons que les quelques vers de Roucher, écrits de prison à sa fille à mettre en parallèle, mais ils paraissent faibles et presque incolores à côté de la langue puissante et frémissante de Chénier. Les autres poètes doivent-ils cette lacune à leur bonne étoile qui les a fait survivre à la Terreur? Quand Chénier, traqué par les Jacobins, se promène dans les jardins de Versailles, évoquant la gloire passée, la terreur actuelle mais l'espoir de vivre parce qu'il aime (cf. Ode à Versailles), il représente la fusion de courants et thèmes classiques et préromantiques qui caractérisent l'époque, car, si nous l'avons vu respectueux du passé, il 'refuse de lui sacrifier le présent et l'avenir' (Dimoff, II, p. 491). C'est un rationaliste qui veut une poésie du coeur, un traditionaliste et un novateur à la fois, comme les poètes cités auparavant. En

71 dépit de son retour à l'antique, nous avons noté des traits modernes. Ajoutons-y la tendance à se consoler d'une réalité déplaisante par le rêve, la fuite dans le temps et dans l'espace; la réapparition d'une poésie d'imagination et d'enthousiasme ; le retour à l'individualisme, l'aversion pour un ordre social qui contrarie la nature ; le désir d'échapper à la tyrannie de la société par la retraite et le repos, voire le suicide; et aussi un penchant littéraire vers l'indépendance et la liberté dont la nature primitive et sauvage lui donne l'exemple (cf. ibid., 490-552). Comme beaucoup de ses confrères, les innovations de Chénier ne portent pas seulement sur le fond; la forme est également bousculée. Il possède un sens exquis de la beauté plastique, une aptitude à rendre le relief et les lignes d'un tableau, un sens de la couleur et de la lumière et l'art d'en traduire les contrastes et les jeux. Il fait preuve d'une sensibilité qui note tous les sons et développe la musicalité du vers. Ce dernier don dépasse même celui de Delille qui l'inspira. 3 L'harmonie de ses vers, l'effet incantatoire de syllabes choisies et répétées égalent ceux des Parnassiens. Il tâche de renouveler le vocabulaire de la langue par des hellénismes, des latinismes, des constructions de syntaxe inspirées par les anciens. Les licences poétiques énumérées dans le chapitre précédent sont encore plus fréquentes dans l'oeuvre de Chénier: césure affaiblie, coupes irrégulières, enjambements, rejets, anaphores. Il adore l'énumération de noms propres sonores; les images, quoique puisées chez les anciens sont transformées par lui et annoncent celles de la poésie future. En replaçant Chénier dans le cadre de son époque, nous avons voulu montrer ses affinités avec ses contemporains. Il y a pourtant une qualité qui le met à leur tête: le génie, i l fait des découvertes où cent autres ont passé sans rien voir; il réussit où ces autres ont échoué; il travaille un peu à la façon d'un enchanteur, de qui nous admirons les prestiges sans en pénétrer complètement le secret' (Dimoff, op. cit. II, 524). Si nous avons vu des ébauches de cette évolution chez Gilbert, Malfilâtre, Parny, Léonard et Fontanes; si Millevoye (qui connut les manuscrits inédits de Chénier), s'en approche davantage, nul ne l'égale; car, si les poètes du XVIIIe siècle possèdent le don du lyrisme, ils n'ont pas le génie d'André Chénier. Celui-ci est un des grands poètes de la littérature française. Les autres trouvent une place légitime dans le grand fleuve poétique qui va du moyen âge à nos jours. 3 A Ils ont en effet contribué très efficacement à l'évolution de la poésie vers le romantisme. L'oeuvre de Chénier n'était connue que de quelques privilégiés avant 1819. Or, tout le monde sous l'Empire lisait Delille, Parny, Léonard, Saint-Lambert, etc. Ce fut une époque d'éclectisme: l'Empereur lui-même avait une sensibilité romantique mais protégea par opportunisme le néoclassicisme qui pouvait servir sa gloire. En dépit du latin enseignée dans les lycées, les professeurs étaient pré-romantiques et élevaient la génération qui apprécie-

72 ra les Méditations. Quant à Lamartine, un célèbre critique dira de lui: 'Au vrai le romantisme n'a affleuré qu'à peine le caractère de ce poète né d'un douloureux amour, mais fort d'une volonté de travail. . . ' (Moreau, Classicisme, op. cit., p. 155). Ses élégies obéissent à une composition classique, à un labeur patient, à des réminiscences de poètes précédents. Lamartine ne prit pas une attitude de novateur, il aspira à s'encastrer dans l'ordre établi: 'Il allait de luimême aux mots nobles, aux expressions vagues; il simplifia, il amplifia' (ibid., p. 163). Ses élégies évoluèrent d'ailleurs vers le romantisme dans l'ordre de leur composition — l'évolution continua donc. En effet, Lamartine était 'le dernier et génial représentant de la poésie lyrique classique plutôt qu'un novateur et un révolutionnaire. Il n'y a qu'une chose extraordinaire et nouvelle en lui, c'est son âme. Il a fait rendre à un vieil instrument des sons qu'on ne connaissait pas encore, et donné à d'antiques métaphores une grâce et une fraîcheur inattendue' (Potez, op. cit., II, pp. 478-479). Les réminiscences de ses prédécesseurs poétiques abondent ainsi dans son oeuvre. Il avait lu les oeuvres de Parny avant 1807 et l'admira beaucoup. En 1815 il composa une élégie à Parny où il évoquait une maîtresse en compagnie de laquelle il avait lu les Poésies érotiques. La même année il lut à l'Académie de Mâcon une pièce sur la mort de ce poète. Il conçut alors l'idée de composer aussi des élégies. Les traces du maître n'y manqueront pas. Citons-en quelques exemples: dans la 1ère Méditation, le vers 30 imite Isnel & Asléga, le vers 50 vient des Chansons madécasses. Dans le Ille Méditation, le thème du soir procède du Revenant et du Paradis de Parny, les vers 4 2 4 5 sont des Poésies érotiques, IV, xiv et de la Journée champêtre. Dans le Vallon, les vers 29-30 s'inspirent des Poésies érotiques IV, vi et xi: 'j'ai tout perdu, tout jusqu'à l'espérance' deviendra chez Lamartine: 'mon coeur lassé de tout, même de l'espérance'. Dans le Lac, le thème du retour aux lieux témoins d'un grand amour semble venir de Parny, IV, ix, et de Bertin, Amours II, vi, les vers 3334 de Parny IV, i. Mais l'admiration de Lamartine ne se limite pas à Parny; il s'inspire d'autres poètes. On trouve des souvenirs précis de Delille: 'Trois strophes de YAutomne, les trois premières, rappellent de très près une strophe du 'Premier chant' de Y Homme des champsLamartine emprunte les mots 'expirer, soleil, pâtissant', la comparaison de l'automne avec l'adieu d'un ami. Or, s'il est tout entier à la tristesse et ne passe pas d'un sentiment à l'autre, il ne savoure pas le regret en épicurien comme Delille. On retrouve un autre passage des Jardins, II, dans YIsolement. C'est le fameux 'emportez-moi aquilons'. 5 L'oeuvre de Delille a donc contribué à former la sensibilité de Lamartine; elle lui a fourni la première ébauche de quelques thèmes qu'il a développés avec plus d'ampleur. 6 De Millevoye à lui il n'y a qu'un pas; 'le talent de Millevoye est come la légère esquisse, encore épicurienne dont le génie de Lamartine est l'exemplaire platonique et chrétien', dit Sainte-Beuve (Portraits

73 littéraires, op. cit., I, p. 427). Gilbert qui était pour quelque chose dans la Chute des feuilles et le Poète mourant, inspira ainsi indirectement la résignation du Maçonnais devant la mort. Si Lamartine appartient à deux époques, on est surpris de trouver des réminiscences précises des poètes du XVIIIe siècle chez ceux de la génération suivante. Hugo s'inspire de la Pitié de Delille dans certains poèmes de jeunesse. Il fait alors l'éloge du poète descriptif, opinion qu'il reniera plus tard. Delille contribua à fixer en quelque sorte les traits essentiels de la légende royaliste dans l'oeuvre du plus grand romantique français. 7 On trouve de même des souvenirs de Gilbert dans Océano Nox et dans la Conscience (venant de la Mort d'Abet). Gilbert inspira aussi Vigny; chez lui l'on retrouve dans Stello comme — en prose — dans Chatterton, le thème du poète pauvre, mourant jeune, incompris de tous. Enfin Musset alla chercher jusque chez Dorât, Léonard et Chénier, des modèles de versification en alexandrins, à rimes libres, en sixains. 'Les lecteurs d'habitudes classiques ne se sentaient point dépaysés dans son oeuvre, où ils saluaient beaucoup de vieilles connaissances' (Potez, op. cit., II, p. 483). On pourrait facilement multiplier les exemples et faire même toute une étude comparative. Nous nous contentons de ces quelques évidences pour renforcer notre argument d'une évolution jamais interrompue de la poésie lyrique. Même les Parnassiens et Verlaine ne dédaigneront pas les souvenirs du siècle 'sans poésie'. Nous avons montré comment la sensibilité triomphante transforma les thèmes poétiques traditionnels ou provoqua l'emploi de nouvelles idées, comment on se rapprocha progressivement d'une conception poétique moderne. Cette évolution était facile à prévoir depuis que l'on affirmait la primauté du sentiment dans l'art. Dès lors, l'autorité littéraire appartient au sentiment et le contrôle de la raison s'affaiblit progressivement. L'art dans une telle époque reste forcément ambigu, écartelé entre la nostalgie du passé et la curiosité des nouveautés; il a recours à l'éclectisme qui devient caractéristique du style prédominant: il est l'entre-deux, celui dans lequel les deux aspects du siècle s'unissent; il reflète les contradictions profondes de l'époque. Peu importe qu'on le nomme 'Style Louis XVI' (cf. Moreau, Classicisme, op. cit., p. 43) ou 'Rococo'.^ Il y a toujours une harmonie dans le déséquilibre, quand des écrivains expriment sincèrement les contradictions qui les déchirent; et ce fut notamment le cas à la fin de cette époque. Au cours de notre étude nous avons essayé de tenir compte des phénomènes qui caractérisent l'époque. La poésie d'alors nous semble un reflet de la lutte intérieure qui sévit dans cette période de transition; c'est un art documentaire pour tous ceux qui veulent essayer de comprendre la pensée d'une époque par ses oeuvres littéraires: le lyrisme s'y manifeste, d'abord d'une fa-

74 ç o n i m p e r s o n n e l l e c o m m e e x p r e s s i o n des s e n t i m e n t s du g r o u p e , e n s u i t e plus personnel grâce au culte du 'moi' et à l ' i n f l u e n c e de la p h i l o s o p h i e sensualiste; il s'individualise avec le c o u r a n t de sensibilité vers la fin d u siècle. Il est e n c o r e obstrué par le langage p o é t i q u e traditionnel qui i m p o s e a u x écrivains des exercices linguistiques d o n t le b u t est la victoire par la d i f f i c u l t é . Ce lyrisme n'est pas absent c h e z plusieurs p o è t e s que n o u s avons présentés dans c e t t e a n a l y s e , m ê m e s'il est plus évident à d'autres é p o q u e s . Car il n ' y a pas de critère perm a n e n t et infaillible e n p o é s i e qui puisse s'arroger le m o n o p o l e de valeurs imm u a b l e s . Chaque é p o q u e a s o n propre g o û t e t , s'il diffère de la p r é c é d e n t e , il n'a pas le privilège de l'exclure. L'intolérance, le m a n q u e de c o m p r é h e n s i o n dans les arts c o r r e s p o n d à la p r é s o m p t i o n nationaliste et raciste. L ' h o n n ê t e h o m m e sans parti pris, t o u j o u r s prêt à l ' e x p é r i e n c e , ouvert à l ' é v i d e n c e , se m o n t r e r a sensible à une p o é s i e lyrique qui n'est pas d'un accès facile, s e m b a ble e n ceci à la p o é s i e c o n t e m p o r a i n e .

NOTES 1. Paul Dimoff, La Vie et l'oeuvre d'André Chénier jusqu'à la révolution (Paris, 1936), 1. pp. 382-385. 2. Cependant jouissons; l'âge nous y convie. Avant de la quitter il faut user la vie! Le moment d'être sage est voisin du tombeau. (Lycoris, i.) 3. Selon Souza, Chénier est l'imitateur fidèle de Delille, au moins dans sa poésie descriptive et didactique. Leurs vers s'appuient sur les principes fondamentaux de la traduction et de l'imitation. Delille serait - théoriquement -- le plus hardi des deux. Aussi l'expression des sentiments serait plus 'romantique' que celle de Chénier. Les perfections de ce dernier s'apercevraient déjà dans les suggestions des "Discours préliminaires" et dans quelques vers des Jardins de Delille. Souza cite .en effet des morceaux qui pourraient être de l'un ou de l'autre poète. 3A. Guitton l'estime moins: 'ce qu'il n'a pas dit, ce qu'il ne pouvait pas dire l'a mieux défini aux yeux de la postérité que ce qu'il a dit . . . Les carrières poétiques les plus comparables à la sienne sont celles de Fontanes, de Chênedollé, de Népomucène Lemercier. Elles laissent peser un doute sérieux sur ses chances d'aboutissement ou de réussite' (Delille, p. 573). C'est là un jugement très sévère qui nous semble fort discutable et que nous ne partageons pas. 4. Albert Chérel, "Un Souvenir de l ' H o m m e des champs dans les Méditations", in Revue d'Histoire littéraire de la France (1910), XVII, p. 617. 5. L. Delaruelle, "Lamartine, lecteur de Delille", in Revue d'Histoire littéraire de la France ( 1911), XVIII. 6. Par le sensualisme brûlant, l'Elégie xv, "Au Temple de Vénus de Baya", restée inédite, et décourverte en 1969 par Marie Renée Morin, aurait pu être composée par l'auteur des Amours, plutôt que par celui des Méditations. 1. Albert Schinz, "Victor Hugo et Delille", in Modem Language Notes (1944), pp. 3739. 8. Roger Laufer, Style Rococo, style des 'Lumières' (Paris, 1963), p. 22.

TEXTES

1

SAINT-LAMBERT (1716-1803)

LES SAISONS (extraits)

O vallons, ô coteaux! champs heureux et fertiles! Quels charmes ces beaux jours vont rendre à vos asiles! Oh! de quels mouvements je me sens agité, Quand je reviens à vous du sein de la cité! Je crois rentrer au port après un long orage, Et suis prêt quelquefois d'embrasser le rivage; Tous mes jours sont à moi, tous mes fers sont rompus: Ici les vrais plaisirs me sont enfin rendus; J'y sens renaître en moi le calme, l'espérance, Et le doux sentiment d'une heureuse existence. Ah! le monde frivole où j'étais entraîné, Et son luxe et ses arts ne me l'ont point donné. Tout me rit, tout me plaît dans ce séjour champêtre; C'est là qu'on est heureux, sans trop penser à l'être. {Printemps) J'allais me pénétrer des rayons de l'aurore; J'allais jouir du jour, avant qu'il pût éclore: J'étais pressé de voir, pressé de me livrer Au plaisir de sentir, de vivre et d'admirer. Je tressaillis, Doris, au moment où ma vue, Pénétrant par degrés dans la sombre étendue, Démêlait les couleurs, et dinstinguait les lieux. Les objets confondus s'arrangeaient sous mes yeux. D'abord des monts altiers la surface éclairée, Se présentait de loin, de vapeurs entourée; Un faisceau de rayons, détaché du soleil, Coulait rapidement sur l'horizon vermeil; 1 Nous avons partout modernisé l'orthographe.

76 Et l'astre lumineux, s'élançant des montagnes, Jetait ses réseaux d'or sur les vertes campagnes. 0 toi qui m'as rendu la pensée et les sens, Marche, éclaire le monde, et prodigue au printemps Des charmes, des plaisirs dont je jouis encore. Enchanté du moment qui succède à l'aurore, De l'orient en feu j'admirais les beautés, L'émail des gazons frais, des ruisseaux argentés, Et le jeu des rayons, dans ces perles liquides Que dépose la nuit dans ces vallons humides. Les vents qui murmuraient dans les arbres voisins, M'apportant les parfums des champs et des jardins, Mes sens étaient charmés, et mon âme ravie Croyait sentir la sève et respirer la vie. J'entendis tout à coup un mélange de voix Résonner dans la plaine, éclater dans les bois; Le berger ranimait les chalumeaux antiques; La pauvreté contente entonnait des cantiques; La bêlante brebis, le taureau mugissant, Vers les monts émaillés couraient en bondissant. Cependant les oiseaux, errant dans les bocages, Remplissaient de chants gais les voûtes des ombrages; L'insecte, en bourdonnant, murmurait son plaisir. Ces sons qu'à mon oreille apportait le zéphyr, Les campagnes, les cieux, la nature embellie, Tout me félicitait du retour de la vie, Et moi, je renaissais, pour voir un monde heureux. Ma voix mêlait ses chants aux chants harmonieux. Qui célébraient l'aurore et la saison nouvelle. Oh! combien ces concerts, la joie universelle, Augmentaient à mes yeux les charmes du printemps! J'associais mon coeur à tous les coeurs contents; Je m'égalais, Doris, à cet Etre suprême, Heureux par le bonheur de tant d'êtres qu'il aime; Il jouit dans nos coeurs, c'est là sa volupté; Il jette dans l'espace un regard de bonté, Et parcourt d'un coup d'oeil ces campagnes profondes, Pour y voir le plaisir animer tous les mondes.

77 Ah! c'est ici, Doris, qu'il doit fixer les yeux! Vois, admire, j o u i s . . . 0 jours délicieux! Le printemps dans sa gloire embellit tous les êtres; Animaux, végétaux, tout dans ces lieux champêtres Arrive en ce moment au jour de sa beauté. (,Printemps) Dans un espace immense il faut voir la nature; Loin des riants jardins, loin des plants cultivés J'irai sur l'Apennin, sur ces monts élevés, D'où j'ai vu d'autres monts formant leur vaste chaîne, De degrés en degrés s'abaisser sur la plaine. Un fleuve y serpentait, et ces flots divisés Baignaient dans cent canaux les champs fertilisés. Je le voyais briller à travers les campagnes, Se noircir quelquefois de l'ombre des montagnes, S'approcher, s'éloigner, et d'un cours incertain Se perdre et s'enfoncer dans un sombre lointain. Mes regards étonnés de ces riches spectacles, Commandaient à l'espace, et volaient sans obstacles Jusqu'aux fonds azurés où la voûte des airs S'unit, en se courbant, au vaste sein des mers. Je voyais les moissons, du soleil éclairées, Ondoyer mollement sur les plaines dorées; Des forêts s'élever sur les monts écartés; Des arbres couronner les bourgs et les cités; Des prés déjà blanchis et des pampres fertiles, Du peuple des hameaux entourer les asiles. Le globe des saisons, dans les flots radieux Précipitant ses traits lancés du haut des cieux, Le fleuve étincelant, et la mer argentée, Renvoyaient sur les monts leur lumière empruntée. C'était dans ces moments où l'excès des chaleurs Sous leurs paisibles toits retient les laboureurs. Il semblait qu'à moi seul la nature en silence, Etalait sa richesse et sa magnificence. Les trésors rassemblés sur ces vastes cantons, Ces monts et ces forêts, ces mers, ces champs féconds, De ce tout varié la confuse harmonie, Ce spectacle si grand des vrais biens de la vie,

78 Occupaient ma pensée, et portaient dans mon coeur Un plaisir réfléchi, le calme et le bonheur. {Eté) Oh! que ne puis-je errer dans ces sentiers profonds Où j'ai vu des torrents rouler du haut des monts, A travers les rochers et la sombre verdure! Que ne suis-je égaré dans la vallée obscure, Où des monts de Lune, qui portent son canal, Tombe le Nil immense en voûte de cristal! Je verrais rejaillir ses eaux précipitées, Le soleil enflammer leurs masses argentées, Et sous un ciel serein les humides vapeurs De la brillante Iris étaler les couleurs. Le bruit, l'aspect des eaux, leur écume élancée, Rafraîchiraient de loin mes sens et ma pensée; Et là, couronné d'ombre, entourée de fraîcheur, Je braverais en paix les feux de l'équateur. (Eté) Moi, je partage ici la paix de la nature; Dans ces heureux vallons, sur ces riches coteaux, J'ai seul le plaisir, je jouis du repos. Automne, ciel tranquille, agréables retraites, Vous calmez de nos coeurs les ardeurs inquiètes; Puisse au bonheur si pur que je goûte aujourd'hui Ne succéder jamais le tourment de l'ennui. (Automne) Le soleil sans paraître avait fini son tour, Et la nuit succédait aux ténèbres du jour: J'entendais les combats de Neptune et d'Eole. J'étais seul, éloigné de l'ami qui console, Et d'un peuple léger qui, du moins un moment, Dissipe de nos maux le triste sentiment. Je me trouvais alors, dans ma retraite obscure, Abandonné de tous, en proie à la nature: L'image des débris du monde dévasté, D'un ciel tumultueux la sombre majesté, Les ténèbres, les vent augmentaient ma tristesse. Je cherchais un appui qui soutînt ma faiblesse,

79 Qui donnât quelque joie à mon coeur opprimé, Et rendît l'espérance à ce monde alarmé. A travers ce chaos, dans ce désordre extrême, Mon coeur épouvanté cherchait l'Etre suprême. [L'orage passe] Je sentis se calmer le trouble de mon coeur. Mon esprit s'élevait jusques à son auteur; Je suivais la nature en ses métamorphoses; Et, cherchant les rapports des effets et des causes, Je vis ou je crus voir l'ordre de l'univers. 0Hiver)

POÉSIES FUGITIVES

Elégie

Enfin je vais revoir ce cabinet tranquille, Où l'amour et les arts ont choisi leur asile; Je verrai ce sopha placé sous ce trumeau Qui de mille baisers nous répétait l'image; J'habiterai l'alcôve où je rendis hommage A la beauté sans voile, à l'amour sans bandeau. Là, Philis se livrait au bonheur d'être aimée; Là, lorsque de nos sens l'ivresse était calmée, Attendant sans langueur le retour des désirs, Un amour délicat variait nos plaisirs. Nous lisions quelquefois ces vers pleins d'harmonie, Où Tibulle exhala sa flamme et son bonheur; Je t'adorai, Philis, sous le nom de Délie; Dans ces vers emportés tu reconnus mon coeur. Que ce temps dura peu! de fleurs à peine écloses, Le gazon de ces prés était entrelacé, Le printemps s'annonçait par le retour des roses, Par le printemps Mars était annoncé. Pour suivre mon devoir dans une route obscure, Il fallut te quitter: quels moments! quels adieux! Je crus me séparer de toute la nature, Mais les pleurs des amants ont apaisé les dieux; Louis calme la terre; il me rend à moi-même.

Je ne vends plus mon temps aux querelles des rois, Je ne suis que celle que j'aime, Et n'obéis qu'à ses lois. L'un de l'autre enchantés dans ce vallon sauvage, Réunis par nos goûts, conduis-moi tour à tour De l'étude aux plaisirs, et des arts à l'amour: C'est l'ennui qui le rend volage; En l'occupant nous saurons le fixer; Nous saurons de nos jours faire le même usage. Je ne sais que t'aimer, viens m'apprendre à penser; Conduis ma jeune muse, et reçois-en l'hommage; Sois à jamais de mes écrits Le juge, l'objet et le prix. Que mon sort et mes vers n'excitent point l'envie; Qu'ils soient dignes de l'exciter. Oublié désormais d'un monde que j'oublie, Te bien peindre, te mériter, Te caresser et te chanter, Sera tout l'emploi de ma vie. Sur la Paix de 1748 Las des fatigues de la guerre, Las du commerce des héros, Je prends bien ma part du repos Que Louis accorde à la terre. Dans la foule de nos guerriers, Soldat obscurément utile, Je ne partageais les lauriers Ni de Saxe, ni de Belle-Isle. J'essuyais les récits mortels, Et les airs tristement capables De nos lieutenants-colonels; De mille plaisants détestables J'essuyais les fades bons mots, De leurs festins la lourde ivresse, Et leurs plaisirs sans politesse. Victime des rois et des sots, Je m'ennuyais pour la patrie. Mais c'en est fait, Mars en furie Ne tonne plus sur nos remparts;

81 Nous replions nos étendards, Et pour les plaines de l'Hongrie, Louis fait partir ses houssards. Aux dieux des plaisirs et des arts, J'offre les instants de ma vie. Ne crois pas qu'à nos beaux esprits Je veuille disputer la gloire; Je ne veux vaincre que Philis, Et ne chanter que ma victoire. Le Soir Quittons le frais de cet asile; Où loin du tumulte et du jour, Ma muse légère et facile Offrait des chansons à l'amour. Sensible aux accords de ma lyre, Puisse Lisette à son retour Applaudir aux vers qu'elle inspire! Mes yeux errants sur ce coteau, Dans le lointain ont vu Lisette; Ah! courons vite à sa houlette Attacher un ruban nouveau: Que d'une guirlande nouvelle Ma main couronne ses cheveux, Et qu'elle lise dans mes yeux Le plaisir de la voir si belle. Aux bruits des champs, à leurs concerts, Déjà succède le silence; L'ombre descend, la nuit s'avance, En planant sur les champs déserts. Déjà sur les ailes légères Morphée amène le repos: Dieu puissant, suspends les travaux, Endors les époux et les mères, Et ne verse point tes pavots Sur les yeux des jeunes bergères! Mais de l'horizon nébuleux S'élance un astre qui éclaire;

82 Et sur l'océan ténébreux Fait jouer sa faible lumière. Les rayons du globe argenté Tombent et pénètrent les ombres. La nuit fait tort à la beauté, Le grand jour à la liberté; Ces feux pâles, ces clartés sombres, Sont le jour de la volupté. J'entends la voix de Philomèle, Je m'arrête pour l'écouter; Comme elle, je voudrais chanter Le plaisir que je sens comme elle. Echappée aux regards jaloux, Lisette arrive au rendez-vous. D'un feu plus doux ses yeux s'animent, Les miens annoncent mes désirs; Nos regards confondus expriment L'espoir et le goût des plaisirs. Aimable fils de Cythérée, De l'ivresse de nos esprits Tu ne peux augmenter le prix Qu'en ajoutant à sa durée. De ce délicieux moment Fixe le passage insensible; Que dans sa course imperceptible Le temps vole plus lentement. Dans les fougues du plaisir même, Que sans cesse le sentiment Ajoute à mon bonheur suprême; Que dans les bras de ce que j'aime, Des transports, de l'emportement, Je passe à ce calme charmant Où l'âme, après la jouissance, Sans tumulte, mais sans langueur, Dans un voluptueux silence Se rend compte de son bonheur. Mais la mollesse où tu nous plonges, Sommeil, suspendra nos désirs; Dans des tableaux vrais que les songes Nous retracent tous nos plaisirs.

Puissé-je encore dans ton empire Près de Lisette soupirer, La voir dans mes bras, l'adorer, Et m'éveiller pour le lui dire! Epître La raison des parents gêne le premier âge ; La tendresse et l'humeur nous prodiguent leurs soins Tous les goûts à la fois, mille nouveaux besoins Nous font sentir notre esclavage. Le coeur inquiet et volage Veut s'égarer en liberté, Et, sur les ondes emporté, Craint le pilote et non l'orage. D'un joug utile on se dégage; L'espérance au front gai vient flatter nos désirs: J'étais embarrassé du choix de mes plaisirs: Tout devait être mon partage ; J'entreprenais mille travaux; Je me faisais aimer, j'étais utile au monde, Je suffisais à tout; obstacles et rivaux, Rien n'arrêtait une âme ardente et vagabonde, Qui prévoyait dans tout quelques succès nouveaux. Il me semble qu'ici le souffle du zéphyre M'apporte des esprits plus purs et plus nombreux; Dans ces lieux où je fus heureux, Avec plaisir encor quelquefois je respire; Je crois m'y retrouver à la fleur de mes ans; Mon coeur s'épanouit sous un ciel qui s'épure, Et le printemps de la nature Pour un instant du moins me rend à mon printemps. Je cherche à retenir l'erreur où je me plonge, C'est ainsi qu'un amant, chagrin que le réveil Du bonheur qu'il goûtait lui prouve le mensonge, S'efforce à retomber dans les bras du sommeil, Pour être encore heureux en songe. J'espérais autrefois: espérer c'est jouir. Mais le temps fait évanouir Ces chimériques jouissances;

84 Il m'en fait voir la vanité ; Sans me rendre en réalité Ce qu'il m'enlève en espérances. Je perds tous les objets qu'il ôte à mes désirs; De l'avenir trompeur j'ai perdu les plaisirs. Sous ses voiles obscurs, au printemps de mon âge, Je voyais tous les biens qu'il allait m'apporter, Quand d'un oeil plus certain j'en perce le nuage, Je vois trop aujourd'hui tout ce qu'il va m'ôter. J'aimais à le prévoir, je perds à le connaître: J'espérais l'instant où je suis; Je crains l'instant où je dois être. Il est d'autres plaisirs que le temps a détruits. Plus jeune, je pensais que ma jeune maîtresse était le seul objet qui pourrait m'enflammer; Je croyais pouvoir seul obtenir sa tendresse; Je croyais que nos coeurs s'attendaient pour aimer, Comme un choix éclairé j'adorais son ivresse; Ses désirs me flattaient, j'estimais ses rigueurs; Du nom de sentiment j'honorais sa faiblesse; Je croyais que les coeurs étaient le prix des coeurs. J'errais dans les jardins d'Armide; Au miroir de la vérité, Au lieu d'un séjour enchanté Je découvre une plage aride. Je l'ai vu cet amour, cette divinité; Au vide de nos coeurs, à notre oisiveté, J'ai vu qu'il devait sa puissance; Il n'est jamais dans sa naissance Que le goût de la volupté, Languissant dans la jouissance, Réveillé par la vanité. D'une froide fidélité On conserve l'objet avec inquiétude, On lui soumet sa volonté ; L'amusement se change en habitude, L'habitude en nécessité. J'ai perdu par degrés les erreurs les plus chères; Ah! le grand jour qui m'a frappé M'éclaira trop sur nos misères,

85 Et je maudis l'instant où je fus détrompé. Je voyais les humains, comme un peuple de frères; Sans défense auprès d'eux je ne redoutais rien; Je voyais tous les coeurs prêts à répondre au mien; Je croyais aux amis sincères. J'ai vu l'exacte probité Et la scrupuleuse équité Voiler souvent des coeurs arides; J'ai vu prendre pour la beauté, La faiblesse des coeurs timides; Le vil besoin d'être flatté, Donner des louanges perfides: J'ai vu que la sincérité N'était que l'orgueil ou l'envie Qui s'exhalait en liberté. Par une fausse piété J'ai vu la raison poursuivie ; J'ai vu le vice heureux de grâces revêtu Déplacer avec art le mérite sublime. Tout est opprimé s'il n'opprime ; Tout combat sur la terre, où tout est combattu; Le plus fort est tyran, le plus faible est victime. Aurai-je donc perdu le plaisir d'estimer? Et faut-il rougir de mon être? Dès qu'on commence à nous connaître, Faut-il donc, ô mortels! cesser de vous aimer?

COLARDEAU (1732-1776)

EPITRE X.M. DUHAMEL DE D E N A I N V I L L I E R S (extraits)

Solitaire vallon, où parmi les roseaux, L'Essonne lentement laisse couler ses eaux, Enfin je te revois; et tes rives fleuries Vont m'inspirer encore d'utiles rêveries. J'ai suivi trop lentement ce tourbillon rapide: A travers son éclat, j'en ai connu le vide; Et de Rome échappé, je reviens dans Tibur Respirer les parfums d'un air tranquille et pur. Je parcours plus heureux, ces voûtes isolées. Si je suis les détours que forment ces vallées, J'aime à voir le zéphyr agiter dans les eaux Les replis ondoyants des joncs et des roseaux, Et ces saules vieillis, dans leur mourante écorce, Pousser encor des jets pleins de sève et de force. Ici tout m'intéresse et plaît à mes regards: Sur les bords du ruisseau, cent papillons épars, Avant que mes esprits démêlent l'imposture, Me paraissent des fleurs que soutient la verdure, Déjà ma main séduite est prête à les cueillir; Mais, alarmé du bruit, plus prompt que le zéphyr, L'insecte, tout à coup détaché de la tige, S ' e n f u i t . . . et c'est encore une fleur qui voltige. Les arbres, le rivage et la voûte des cieux, Dans le cristal des eaux se peignent à mes yeux: Chaque objet s'y répète: et l'onde qui vacille Balance dans son sein cette image mobile. Tandis que du tableau je demeure frappé, Soudain, vers l'horizon, le ciel enveloppé

87 Roule un nuage sombre; et déjà le tonnerre De ses flèches de feu le sillonne et l'éclairé: Mais un vaste intervalle en absorbe le bruit. La tempête, sembable aux ombres de la nuit, Dans le calme imposant du plus profond silence, Monte, se développe, et lentement s'avance. La nature frémit dans un muet effroi: L'air immobile et lourd s'appesantit sur moi. Tout à coup il murmure; un tourbillon de poudre S'élève vers la nue où retentit la foudre; La terre au loin mugit sous ses coups répétés, Et l'éclair étincelle à traits précipités; Les cieux grondent; les vents sifflent; l'urne céleste Menace le vallon d'un déluge funeste, Et, haut des rochers, d'un cours impétueux, Tombent avec fracas cent torrents écumeux: Les oiseaux, que partout environne l'orage, Voltigent, incertains, de feuillage en feuillage ; Et le pâtre éperdu, rassemblant ses troupeaux, A travers les guérets regagne le hameau. Moi-même qui me trouble en voyant la tempête Comme un vautour affreux s'élancer sur ma tête, Je monte la colline . . . un abri m'est offert; C'est le château d'un sage aux malheureux ouvert; Duhamel, c'est le tien. Je suis tes avenues: Ebranlés par le poids de leurs têtes chenues, Tes ormes, sous le choc de deux vents opposés, Embarrassent mes pas de leurs rameaux brisés. A ce désordre, au bruit, aux éclats du tonnerre, On dirait que les cieux s'écroulent sur la terre. Par l'orage effrayé j'en admire l'horreur; Le philosophe observe et l'homme seul a peur. La campagne, à mes yeux, eut toujours des attraits. Un charme, plus puissant que de vains intérêts, Du milieu des cités sans cesse m'y rappelle; Elle eût mes premiers goûts, et je suis né pour elle. S'il est quelque laurier que ma main peut cueillir, Si d'un faible talent je puis m'enorgueillir; Si ma lyre, fidèle aux lois de l'harmonie, Suppléa, dans mes vers, au défaut du génie ;

88 Si, moins brillant que pur, plus vrai qu'ingénieux, Jamais d'un faux éclat je n'éblouis les yeux; Aux bois, aux prés, aux champs, je dois ces avantages. C'est là que j'esquissai mes premières images; Et que, par les objets ému profondément, J'unis à mes tableaux le feu du sentiment. J'observai la Nature, et fus son interprète: De ses vives couleurs je chargeai ma palette. Souvent lorsque la nuit déployant dans les airs Ce voile parsemé de tant d'astres divers, Quelquefois quand l'aurore, étincelant et pure Des roses du matin colorait la nature, Ou lorsque le soleil, plus radieux encore Roulait son char de feu, sous des nuages d'or; Parmi ces jets brillants et ces nuages sombres, Je saisis le contraste et du jour et des ombres. Souvent du rossignol j'écoutai les chansons; Il intruisit ma muse attentive à ses sons; J'appris à soupirer les notes languissantes, De la plainte amoureuse expressions touchantes; Je formais ces accords plus vivement frappés, A la joie, au plaisir, à l'ivresse échappés; Et par ces tons divers mon oreille exercée Sut donner à ma voix l'accent de ma pensée. Au bord de ce ruisseau qui, paisible en son cours, Suit de ces prés fleuris la pente et les détours, J'appris l'art peu connu d'abandonner mon style, Et de laisser couler un vers doux et facile. O cabane du pauvre! ô demeure champêtre! Malheureux qui te fuit et n'ose te connaître! Ah! puis-je bientôt, libre et débarrassé, Rejetant le fardeau dont je suis oppressé, Habiter un asile où l'âme se consulte!

L E T T R E AMOUREUSE D'HELOISE A A B A I L A R D (extraits)

Viens donc, cher Abailard, seul flambeau de ma vie; Que ta présence encor ne me soit point ravie; C'est le dernier des biens dont je veuille jouir. Viens; nous pourrons encor connaître le plaisir,

Le chercher dans nos yeux, le trouver dans nos âmes. Je brûle; de l'amour je sens toutes les flammes: Laisse-moi m'appuyer sur ton sein amoureux, Me pâmer sur ta bouche, y respirer nos feux . . . Quels moments, Abailard! le sens-tu? Quelle joie! O douce volupté! plaisir où je me noie! Serre-moi dans tes bras, presse-moi sur ton coeur . . . Nous nous trompons tous deux; mais quelle douce erreur Je ne me souviens plus de ton destin funeste: Couvre-moi de baisers . . . je rêverai le reste. Viens: ces arbres touffus, ces pins audacieux, Dont la cime s'élève et se perd dans les cieux, Ces ruisseaux argentés fuyant dans la prairie, L'abeille sur les fleurs cherchant son ambrosie, Le zéphyr qui se joue au fond de nos bosquets, Ces cavernes, ces lacs et ces sombres forêts, Ce spectacle riant, offert par la nature, N'adoucit plus l'horreur du tourment que j'endure. L'ennui, le sombre ennui, triste enfant du dégoût, Dans ces lieux enchantés se traîne, et corrompt tout. Il sèche la verdure; et la fleur pâlissante Se courbe et se flétrit sur sa tige mourante. Combien faut-il encore aimer, se repentir, Désirer, espérer, désespérer, sentir, Embrassçr, repousser, m'arracher à moi-même, Faire tout, excepté oublier ce que j'aime? O funeste ascendant! ô joug impérieux! Quels sont donc mes devoirs, et qui suis-je en ces lieux? Je l'entends, je le v o i s . . . et mon âme est émue. Les sources du plaisir se rouvrent dans mon coeur, Je l'embrasse; il se livre à ma plus tendre a r d e u r . . . La douce illusion se glisse dans mes veines. Mais que je jouis peu de ces images vaines! Sur ces objets flatteurs, offerts par le sommeil, La raison vient tirer le rideau du réveil.

HILAS ET MYRTIL, églogue (extraits)

Qu'importe à ma douleur l'hiver et ses ravages?

Les plus beaux jours d'été n'ont-ils pas des orages? Tous les temps sont égaux pour les infortunés. Je te dirai bien plus: ces troncs déracinés, Qu'arrache en sa fureur un vent impitoyable, De vos tristes rochers l'aspect épouvantable, Les toits de vos hameaux par la neige blanchis, Les brouillards ténébreux et les cieux obscurcis, Ce spectacle, en un mot, conforme à ma tristesse, En m'affligeant encore, me touche et m'intéresse. Hilas, je ne suis plus malheureux à demi: Mon malheur est comblé! . . . pleure avec ton ami! . Que je les plains, ces coeurs insensibles et froids, A des plaisirs sans goût abandonnés sans choix, Qui, d'un monde frivole embrassant les mystères, Savent jouir de tout, et non jouir d'eux-mêmes. Je les sens, les plaisirs de la société Ne sont que dans l'accord d'un cercle limité. Au sein de la nature, et loin d'un vain tumulte, Il faut que quelquefois notre âme se consulte. Dans la foule brillante on est trop loin de soi: J'aime à philosopher, à penser avec moi.

A MON AMI

Tu plains mes jours troublés par tant d'orages, Mes jours affreux, d'ombres environnés! Va, les douleurs m'ont mis au rang des sages! Et la raison suit les infortunés. A tous les goûts d'une folle jeunesse J'abandonnai l'essor de mes désirs: A peine, hélas! j'en ai senti l'ivresse, Qu'un prompt réveil a détruit mes plaisirs. Brûlant d'amour et des feux du bel âge, J'idolâtrai de trompeuses beautés, J'aimais les fers d'un si doux esclavage; En les brisant, je les ai regrettés.

91 J'offris alors aux filles de Mémoire Un fugitif de sa chaîne échappé; Mais je ne pus arracher à la gloire Qu'un vain laurier que la foudre a frappé. Enfin, j'ai vu de mes jeunes années, L'astre pâlir au midi de son cours: Depuis longtemps la main des destinées Tourne à regret le fuseau de mes jours. Gloire, plaisir, cet éclat de la vie, Bientôt pour moi tout s'est évanoui. Ce songe heureux dont l'erreur m'est ravie Fut trop rapide; et j'en ai peu joui. Mais l'amitié sait, par son éloquence, Calmer des maux qu'elle aime à partager; Et, chaque jour, ma pénible existence Devient près d'elle un fardeau plus léger. Jusqu'au tombeau, si son appui me reste, Il est encore des plaisirs pour mon coeur; Et ce débris d'un naufrage funeste Pourra lui seul me conduire au bonheur. Quand l'infortune ôte le droit de plaire, Intéresser est le bien le plus doux; Et l'amitié nous est encor plus chère Lorsque l'amour s'envole loin de nous.

MALFILATRE (1733-1767)

ODE SUR LE BONHEUR

Dans mon sein, Vérité suprême, Descends du ciel pour m'éclairer. Je veux me connaître moi-même; Il est honteux de s'ignorer. Du coeur humain perçons l'abîme ; C'est de cette étude sublime Que l'homme s'occupe le moins. Dans ce coeur porte la lumière: Montre-moi la cause première Et le vrai but de tous les soins. Le bonheur est la fin unique Où tendent les voeux des humains; C'est lui que notre esprit s'applique A chercher par divers chemins. Sans en comprendre la nature, Chacun le place à l'aventure Dans l'objet dont il est flatté ; L'ambitieux le nomme Gloire ; Le guerrier l'appelle Victoire, Et le libertin Volupté. De son nom la beauté nous frappe; On aime à s'en entretenir; Mais son essence nous échappe, Quand nous voulons le définir. Une idée obscure et confuse N'en laisse, à l'esprit qu'elle abuse, Entrevoir que quelques éclairs:

93 Tel oeil, à travers un nuage, Du soleil caché voit l'image Qui se joue encore dans les airs. Ah! si loin des bords de ce globe, Tu n'as pas fui sous d'autres cieux, Bonheur! quel séjour te dérobe Si longtemps à nos tristes yeux? Ces dieux qui portent la couronne Et que la mollesse environne T'enferment-ils dans leur trésor? Est-ce ta lumière immortelle Qui dans l'escarboucle étincelle Ou qui nous éblouit dans l'or? De tous les faux biens l'homme avide En vain recherche le secours; Ils n'ont jamais rempli le vide Que dans lui-même il sent toujours (Des fleuves, au sein d'Amphitrite, Ainsi l'onde se précipite Sans en remplir la profondeur), Et l'aliment qu'il donne encore Au feu secret qui le dévore Ne fait qu'en ranimer l'ardeur. De la félicité parfaite Sainte compagne, aimable paix, Mon âme toujours inquiète T'appelle et ne te sent jamais; A l'ardeur le dégoût succède: D'un bien, avant qu'on le possède, La vaine apparence éblouit: Jouit-on? 0 retour funeste! Le charme fuit, le désir reste, Et le bonheur s'évanouit. Eh! quoi! par la Vertu que j'aime, Ne suis-je donc pas satisfait? Non: ici-bas, la Vertu même N'offre qu'un bonheur imparfait.

94 Je sais qu'aux coups du sort volage, Le Juste oppose un vrai courage Que nul revers ne peut troubler; Que la Nature se confonde, Par les débris fumants du monde Il sera frappé sans trembler. Mais sa vertu, qui, toujours ferme, Le soutient dans l'adversité, N'est que la route et non le terme De la pure félicité. Grâce à toi, Vertu secourable, Il perd d'un front inaltérable Des biens indignes de ses voeux: Ce n'est qu'au vrai bien qu'il aspire ; C'est pour le vrai bien qu'il soupire, Et s'il soupire, est-il heureux? O toi que je voulais connaître, Vérité! tu m'apprends enfin Que l'unique auteur de notre être En est encore l'unique fin. O lieux d'exil! bords de l'Euphrate! Mon Dieu! de cette terre ingrate Quand daignerez-vous m'enlever? Quand goûterai-je, ô mon vrai Père! Ce repos que mon coeur espère, Et qu'en vous seul il peut trouver?

Allusion J'ai connu ce séjour de larmes Et j'ai dit: Au sein du Seigneur, On trouve l'oubli des alarmes Et le centre du vrai bonheur. Enfants de la haine céleste, Nous puisons un venin funeste Dans ce séjour d'iniquité: De ta Grâce, fille chérie, Votre coeur fut seul, ô Marie! Le centre de la Pureté.

95 LE SOLEIL FIXE AU MILIEU DES PLANETES

L'homme a dit: "les deux m'environnent, Les cieux ne roulent que pour moi; De ces astres qui me couronnent La nature me fit le roi: Pour moi seul le soleil se lève, Pour moi seul le soleil achève Son cercle éclatant dans les airs; Et je vois, souverain tranquille, Sur son poids la terre immobile Au centre de cet univers". Fier mortel, bannis ces fantômes, Sur toi-même jette un coup d'oeil. Que sommes-nous, faibles atomes, Pour porter si loin notre orgueil? Insensés! nous parlons en maîtres, Nous qui dans l'océan des êtres Nageons tristement confondus, Nous dont l'existence légère, Pareille à l'ombre passagère, Commence, paraît, et n'est plus! Mais quelles routes immortelles Uranie entr'ouvre à mes yeux! Déesse, est-ce toi qui m'appelles Aux voûtes brillantes des cieux? Je te suis. Mon âme agrandie, S'élançant d'une aile hardie, De la terre a quitté les bords; Me guide au temple où la nature Cache ses augustes trésors. Grand Dieu! quel sublime spectacle Confond mes sens, glace ma voix! Où suis-je? Quel nouveau miracle De l'Olympe a changé les lois? Au loin, dans l'étendue immense, Je contemple seul en silence. La marche du grand univers;

96 Et dans l'enceinte qu'elle embrasse, Mon oeil surpris voit sur la trace Retourner les orbes divers. Portés du couchant à l'aurore Par un mouvement éternel, Sur leur axe ils tournent encore Dans les vastes plaines du ciel. Quelle intelligence secrète Règle en son cours chaque planète Par d'imperceptibles ressorts? Le soleil est-il génie Qui fait avec tant d'harmonie Circuler les célestes corps? Au milieu d'un vaste fluide Que la main du Dieu créateur Versa dans l'abîme du vide, Cet astre unique est leur moteur. Sur lui-même agité sans cesse, Il emporte, il balance, il presse L'éther et les orbes errants; Sans cesse une force contraire De cette ondoyante matière Vers lui repousse les torrents. Ainsi se forment les orbites Que tracent les globes connus: Ainsi dans des bornes prescrites Volent et Mercure et Vénus. La terre suit: Mars moins rapide, D'un air sombre, s'avance et guide Les pas tardifs de Jupiter; Et son père, le vieux Saturne, Roule à peine son char nocturne Sur les bords glacés de l'éther. Oui, notre sphère, épaisse masse, Demande au soleil ses présents, A travers sa dure surface Il darde ses feux bienfaisants.

97 Le jour voit les heures légères Présenter les deux hémisphères Tour à tour à ses doux rayons; Et sur les signes inclinée, La terre, promenant l'année, Produit des fleurs et des moissons. Je te salue, âme du monde, Sacré soleil, astre du feu, De tous les biens source féconde, Soleil, image de mon Dieu! Aux globes qui, dans leur carrière, Rendent hommage à la lumière, Annonce Dieu par ta splendeur: Règne à jamais sur ses ouvrages, Triomphe, entretiens tous les âges De son éternelle grandeur.

Allusion Du ciel, auguste souveraine, C'est toi que je peins sous ces traits; Le tourbillon qui nous entraîne, Vierge, ne t'ébranla jamais. Enveloppés de vapeurs sombres, Toujours errants parmi les ombres, Du jour nous cherchions la clarté. Ton front seul, aurore nouvelle, Ton front sans nuage étincelle Des feux de la divinité.

IMITATION DU PSAUME CXXXVI: SUPER FLUMINA BABYLONIS

Assis sur les bords de l'Euphrate, Un tendre souvenir redoublait nos douleurs; Nous pensions à Sion dans cette terre ingrate, Et nos yeux, malgré nous, laissaient couler des pleurs. Nous suspendîmes nos cythares Aux saules qui bordaient ces rivages déserts;

98 Et les cris importuns de nos vainqueurs barbares A nos tribus en deuil demandaient des concerts. Chantez, disaient-ils, vos cantiques: Répétéz-nous ces airs si vantés autrefois, Ces beaux airs que Sion, sous de vastes portiques, Dans les jours de sa gloire, admira tant de fois. Comment, au sein de l'esclavage, Pourrions-nous de Sion faire entendre les chants? Comment redirions-nous, dans un climat sauvage, Du temple du Seigneur les cantiques touchants? O cité sainte, ô ma patrie. Chère Jérusalem, dont je suis exilé. Si ton image échappe à mon âme attendrie, Si jamais, loin de toi, mon coeur est consolé; Que ma main tout à coup séchée Ne puisse plus vers toi s'étendre désormais; A mon palais glacé que ma langue attachée Dans mes plus doux transports ne te nomme jamais. Souviens-toi de ce jour d'alarmes, Seigneur, où par leur joie et leurs cris triomphants, Les cruels fils d'Edom, insultant à nos larmes, S'applaudissaient des maux de tes tristes enfants Détruisez, détruisez leur race, Criaient-ils aux vainqueurs, de carnage fumants; De leurs remparts brisés ne laissez point de trace, Anéantissez-en jusques aux fondements. Ah! malheureuse Babylone, Qui nous vois sans pitié traîner d'indignes fers. Heureux qui, t'accablant des débris de ton trône, Te rendra les tourments que nous avons soufferts. Objet des vengeances célestes, Que tes mères en sang, sous leurs toits embrasés, Expirent de douleur, en embrassant les restes De leurs tendres enfants sur la pierre écrasés . . .

99 LF. PROPHETE ELIE ENLEVE AUX CIEUX

Quel cercle éclatant m'environne! D'où part ce déluge d'éclairs? Quelle source de feu bouillonne, Et soudain embrase les airs! Plus prompts que les traits du tonnerre, Des coursiers fondent sur la terre, Et bondissent parmi les feux. Où tend ce tourbillon rapide, Et quel conducteur intrépide Vole sur un char lumineux? Est-ce toi qui viens, Dieu suprême, Remplir le monde de terreur? Veux-tu le dévorer toi-même Par le souffle de ta fureur? Est-il venu ce jour de crainte, Ce jour où ta majesté sainte Doit prononcer ces jugements, Et sur une nue enflammée Parcourir la terre alarmée Au bruit de la foudre et des vents? Elysée, ah! c'est ton cher maître. O regrets! ô cris superflus! Il fuit, il vient de disparaître. Hélas! tu ne le verras plus! Oui, c'est lui, douleur immortelle! C'est mon guide, en vain je l'appelle, En pleurant je lui tends les bras; Mais à mes yeux il se dérobe, Et déjà vers un autre globe Il s'élance, et ne m'entend pas. Qui consolera ma patrie De cet événement cruel? Quel mur contre l'idolâtrie S'élévera dans Israël? Peuple, accablé de ta tristesse, Tu n'a plus celui qui sans cesse

100 Brûlait de zèle pour ta loi. De ton char il tenait les rênes, Et de tes tribus incertaines, Lui seul affermissait la foi. Je l'ai vu rendre ses oracles, Libre et vrai dans tous ses discours. De la nature, sans obstacles, Je l'ai vu suspendre le cours. Aux ordres de sa voix puissante, Sur nous la nue obéissante Retenait ou versait ses eaux. Par des prodiges manifestes, Il fit tomber les feux célestes, Ouvrit ou ferma les tombeaux. Ses merveilles nous étonnèrent: C'en est fait, il n'est plus pour nous; Et les cieux qui nous le donnèrent, De ce grand homme sont jaloux. Leur vaste sein s'ouvre et l'embrasse. Ah! que ne puis-je sur sa trace Voler dans ce lieu fortuné! O vous qui m'aimiez, ô mon père! Pourquoi, sur ce triste hémisphère, M'avez-vous donc abandonné? Arrête, serviteur fidèle, Les pleurs qui coulent de tes yeux; De son esprit et de son zèle Tu reçois les dons précieux. Succède à ce ministre sage: Mais hélas! que de jours d'orage Naîtront pour toi de cet honneur! De son maître l'illustre vie Fut sur le point d'être ravie Par les ennemis du Seigneur. Grand Dieu! ton équité répare Les outrages que tu permis. Périsse la reine barbare

101 Qui fait la guerre à tes amis; Dieu vengeur qu'elle persécute, Apprends aux hommes par sa chute A ne pas braver l'éternel. Effrayés de son sort funeste, Ils diront: Voilà ce qui reste De l'orgueuilleuse Jézabel. Loin de cette femme implacable, Jouissez d'un destin plus doux; Prophète, le bras qui l'accable Prodigue ses bienfaits sur vous. Conduit par de brillantes routes, Au dessus des célestes voûtes, Attendez le temps limité. Pour nous alors, ange propice, Vous viendrez fléchir la justice Du souverain juge irrité.

Allusion Du Très-Haut sublime interprète, Vous n'avez point connu la mort: Avec nous nul autre prophète N'a partagé cet heureux sort. L'instant qui nous donne la vie, Dans notre âme au corps asservie, De la mort imprime le seau. Tu n'as point connu nos ténèbres, O Vierge! et les ombres funèbres N'ont point entouré ton berceau.

NARCISSE OU L'ILE DE V E N U S (extraits)

Dieux! est-ce là cette hydre épouvantable, Ce noir dragon, ce monstre détesté? "Ah! c'est, dit-il, c'est un être adorable, Oui, c'est sans doute une divinité, Qui s'offre à moi sous cette forme aimable.

102 Sur ce visage où règne la fraîcheur, Quel incarnat s'unit à la blancheur! Tel au matin, quand le jour vient d'éclore, Aux traits d'argent qu'il lance à son réveil, Par intervalle il mêle un feu vermeil, Et le rubis légèrement colore Un ciel blanchi des perles de l'aurore". Narcisse, épris de cet objet nouveau, Rougit, se trouble et voit dans le ruisseau, Sur le beau front de sa jeune merveille, Paraître un trouble, une rougeur pareille, Courir un feu subit et passager, Et tous les lis en roses se changer . . . "Toi, dit Narcisse, hôtesse de cette onde, Quitte pour moi ta retraite profonde, Et sur ces bords accompagne mes pas. Je suis mortel, et ta beauté divine Indique assez ta céleste origine; Qui que tu sois, ne me dédaigne pas". Trop ébloui des charmes qu'il voit naître, De ses transports bientôt il n'est plus le maître. Sa main s'avance, il cherche, il veut saisir, Au sein des flots, l'objet de son désir, Et déjà même il le touche, il l'embrasse; Mais l'eau se trouble et l'image s'efface. "O nymphe! arrête. Elle fuit. Malheureux! Je la fais fuir par ma coupable audace! J'ai trop osé. Je vois, amant fougueux, Mes feux trahir l'intérêt de mes feux. Si cependant ma mémoire est fidèle, Cette beauté, maintenant si cruelle, Par des regards peu différents des miens Semblait tantôt mieux répondre à mon zèle, Et quand mes bras se sont portés vers elle, Elle a vers moi paru lever les siens: Je les ai vus: d'une ardeur mutuelle, J'ai vu son front et le mien s'approcher, Nos mains s'unir, nos lèvres se chercher; Elle m'aimait. Par quel caprice étrange Disparaît-elle? et d'où vient que tout change?"

L'amant d'Echo, frappé de tant d'appas, Se voit lui-même et ne se connaît pas. Dans le portrait que l'onde lui présente, Sans le savoir, il admire en détail, Ses propres traits, sa beauté séduisante; Soit de ses dents l'éblouissant émail, Qui, divisant deux lèvres de corail, Semble appeler sur sa bouche engageante Des ris légers la troupe voltigeante; Soit ses yeux bleus, tendres et couronnés De noirs sourcils fièrement dessinés. Peinte dans l'eau, sa chevelure noire D'un teint de neige augmente encore l'éclat, Et descendant sur un cou délicat, Offre l'ébène à côté de l'ivoire.

Tout le prestige est enfin dissipé. "Ah! malheureux! qu'ai-je vu? c'est moi-même; Je m'abusais. Oui, c'est moi seul! que j'aime. Je suis sans voile, et je suis détrompé. Je le suis trop. Quel triste jour m'éclaire! Dieux ennemis qui m'ôtez mon erreur, Rendez-la-moi, rendez-moi mon bonheur. Je veux encore, aveugle volontaire, M'abandonner à ma douce fureur: Je veux encore te parler, te sourire, 0 belle nymphe! Après toi je soupire. Mes voeux ardents . . . Mais qu'ai-je à demander? Je suis à toi, j'ai ce que je désire: Que peut le ciel au-dela m'accorder? Quel bien plus grand que de te posséder? Pour en jouir, je sens avec effroi Qu'il me faudrait me séparer de m o i . . . Ah! c'en est fait: je sens que je succombe. Je m'affaiblis; je chancelle, je tombe".

104 Et sur la rive et jusqu'au fond des eaux, De ce beau corps on ne voit nul vestige. Mais tout à coup, par un autre prodige, Du sein de l'herbe il sort avec éclat Un bouton d'or sur une longue tige, Bordé de fleurs d'un tissu délicat, Feuilles d'argent qu'un léger souffle abat; Plante agréable et de frêle existence, Enfant de Flore à peu de jours borné, Doux, languissant, symbole infortuné De la froideur et de l'indifférence.

DELILLE (1738-1813)

LES JARDINS (extraits)

C'est là que les yeux pleins de tendres rêveries, Eve à son jeune époux abandonna la main, Et rougit comme l'aube aux portes du matin. Tout les félicitait dans toute la nature; Le ciel par son éclat, l'onde par son murmure. La terre en tressaillant ressentit leurs plaisirs; Zéphyre aux antres verts redisait leurs soupirs; Les arbres frémissaient, et la rose inclinée Versait tous ses parfums sur le lit d'hyménée. 0 bonheur innefable! 0 fortunés époux! Heureux dans ses jardins, heureux qui, comme vous, Vivrait loin des tourments où l'orgueil est en proie, Riche de fruits, de fleurs, d'innocence et de joie. (Chant I) O France! ô doux pays, berceau de nos ayeux! Si je puis t'oublier, si tu n'es pas sans cesse Le sujet de mes chants, l'objet de ma tendresse, Que de te voir jamais je perde le bonheur, Que mon nom soit sans gloire, et mes chants sans honneur! {Chant I) O Versaille! ô regrets! ô bosquets ravissants, Chefs-d'oeuvre d'un grand roi, de Le Nôtre et des ans! La hache est à vos pieds et votre heure est venue. Ces arbres, dont l'orgueil s'élançait dans la nue, Frappés dans leur racine, et balançant dans l'air Leurs superbes sommets ébranlés par le fer, Tombent et leurs troncs jonchent au loin ces routes

106 Sur qui leurs bras pompeux s'arrondissent en voûtes. Ils sont détruits, ces bois, dont le front glorieux Ombrageait de Louis le front victorieux, Ces bois où célébrant de plus douces conquêtes, Les arts voluptueux multipliaient les fêtes! Amour, qu'est devenu cet asile enchanté Qui vit de Montespan soupirer la fierté? Qu'est devenu l'ombrage où, si belle et si tendre, A son amant surpris, et charmé de l'entendre, La Vallière apprenait le secret de son coeur, Et, sans se croire aimée, avouait son vainqueur? Tout périt, tout succombe; au bruit de ce ravage, Voyez-vous point s'enfuir les héros du bocage? Tout ce peuple d'oiseaux, fiers d'habiter ces bois, Qui chantaient leurs amours dans l'asile des rois, S'exilent à regret de leurs berceaux antiques. Ces dieux, dont le ciseau peupla ces verts portiques, D'un voile de verdure autrefois habillés, Tout honteux ajourd'hui de se voir dépouillés, Pleurent leur doux ombrage, et, redoutant la vue, Vénus même une fois s'étonna d'être nue. Croissez, hâtez votre ombre, et repeuplez ces champs, Vous, jeunes abrisseaux; et vous, arbres mourants, Consolez-vous! Témoins de la faiblesse humaine, Vous avez vu périr et Corneille et Turenne: Vous comptez cent printemps, hélas! et nos beaux jours S'envolent les premiers, s'envolent pour toujours. (Chant II) Remarquez-les surtout lorsque le pâle automne Près de la voir flétrir, embellit sa couronne; Que de variété, que de pompe et d'éclat! Le pourpre, l'orangé, l'opale, l'incarnat, De leurs riches couleurs étaient l'abondance. Hélas! tout cet éclat marque leur décadence. Tel est le sort commun. Bientôt les aquilons Des dépouilles des bois vont joncher les vallons; De moment en moment la feuille sur la terre En tombant interrompt le rêveur solitaire. Mais ces ruines même ont pour moi des attraits. Là, si mon coeur nourrit quelques profonds regrets,

107 Si quelque souvenir vient rouvrir ma blessure, J'aime à mêler mon deuil au deuil de la nature; De ces bois desséchés, de ces rameaux flétris, Seul, errant, je me plais à fouler les débris. Ils sont passés, les jours d'ivresse et de folie; Viens, je me livre à toi, tendre mélancolie; Viens, non le front chargé des nuages affreux Dont marche enveloppé le chagrin ténébreux, Mais l'oeil demi-voilé, mais telle qu'en automne, A travers des vapeurs un jour plus doux rayonne! Viens, le regard pensif, le front calme, les yeux Tout prêts à s'humecter de pleurs délicieux. Ainsi je nourrissais mes tristes rêveries Quand de mille abrisseaux les familles fleuries Tout à coup m'ont offert leur plant voluptueux. Adieu vastes forêts, cèdres majestueux, Adieu, pompeux ormeaux, et vous, chênes augustes. Moins fiers, plus élégants, ces modestes arbustes M'appelent à leur tour. Venez, peuple enchanteur! Vous êtes la nuance entre l'arbre et la fleur; De vos traits délicats venez orner la scène. Oh! que si, moins pressé du sujet qui m'entraîne, Vers le but qui m'attend je ne hâtais mes pas, Que j'aurais de plaisir à diriger vos bras! (Chant II) J'égarai mes regards sur ce théâtre immense! Combien je jouissais! soit que l'onde en silence Mollement balancée, et roulant sans efforts, D'une frange d'écume allât ceindre ses bords; Soit que son vaste sein se gonflât de colère; J'aimais à voir le flot, d'abord ride légère, De loin blanchir, s'enfler, s'allonger et marcher, Bondir tout écumant de rocher en rocher; Tantôt se déployer comme un serpent flexible, Tantôt tel qu'un tonnerre, avec un bruit horrible, Précipiter sa masse, et de ses tourbillons Dans les rocs caverneux engloutir les bouillons. Ce mouvement, ce bruit, cette mer turbulente, Roulant, montant, tombant en montagne écumante,

108 Enivraient mon esprit, mon oreille, mes yeux; Et le soir me trouvait immobile en ces lieux. (Chant II) Hélas! je n'ai point vu ce séjour enchanté, Ces beaux lieux où Virgile a tant de fois chanté; Mais j'en jure à Virgile et ses accords sublimes, J'irai! de l'Apennin je franchirai les cimes; J'irai, plein de son nom, plein de ses vers sacrés, Les lire aux mêmes lieux qui les ont inspirés. (Chant II) Là l'homme avec son coeur revient s'entretenir, Médite le présent, plonge dans l'avenir, Songe aux biens, songe aux maux épars dans sa carrière, Se plaît à distinguer, dans le cercle des jours, De peu d'instants, Hélas! et si chers et si courts, Ces fleurs dans un désert, ces temps où le ramène Le regret du bonheur et même de la peine! (Chant IV)

L'HOMME DES CHAMPS (extraits)

O jours de ma jeunesse! hélas! je m'en souviens, Epris de la campagne, et l'aimant en poète, Je ne lui demandais qu'un désert pour retraite, Pour compagnons, des bois, des oiseaux et des fleurs, Je l'aimais, je l'aimais jusques dans ses horreurs: J'aimais à voir les bois, battus par les tempêtes; Abaisser tour à tour et redresser leurs têtes: J'allais sur les frimas graver mes pas errants, Et de loin j'écoutais la course des torrents. Mais tout passe, ajourd'hui qu'un sang moins vif m'enflamme, Que les besoins des sens font place à ceux de l'âme, S'il est longtemps désert, le plus aimable lieu Ne me plaît pas longtemps: les arbres parlent peu, dit le bon Lafontaine, et ce qu'un bois m'inspire, Je veux à mes côtés trouver à qui le dire.

109 Mais si de l'art des vers quelqu'ami généreux Daigne un jour m'accorder de modestes hommages, Ah! qu'il ne place pas le chantre des bocages Dans le fracas des cours ou le bruit des cités. Vallons que j'ai chéris, coteaux que j'ai chantés, Souffrez que parmi vous ce monument repose; Qu'un peuplier le couvre et qu'un ruisseau l'arrose! (Chant 1) Hélas! pour mes vieux jours j'attendais ces plaisirs, Et déjà l'espérance, au gré de mes désirs, De mon domaine heureux m'investissait d'avance. Je ne possédais pas un héritage immense; Mais j'avais mon verger, mon bosquet, mon berceau. Dieux! dans quels frais sentiers serpentait mon ruisseau! Combien je chérissais mes fleurs et mon ombrage! Quels gras troupeaux erraient dans mes gras pâturages! Tout riait à mes yeux; mon esprit ne rêvait Que des meules d'épis et des ruisseaux de lait. Trop courte illusion! délices chimériques! De mon triste pays les troubles politiques M'ont laissé pour tout bien mes agrestes pipeaux. Adieu mes fleurs! adieu mes fruits et mes troupeaux! Eh bien! forêts du Pinde, asiles frais et sombres, Revenez, rendez-mois vos poétiques ombres. Si le sort m'interdit les doux travaux des champs, Du moins à leurs bienfaits je consacre mes chants: Des vergers, des guérets tous les dieux me secondent, La colline m'écoute, et les bois me répondent.

Monts où j'ai tant rêvé, pour qui, dans mon ivresse, Des plus riant vallons j'oubliais la mollesse, Ne pourrai-je encor voir vos rocs majestueux, Entendre de vos flots les cours tumultueux? Oh! qui m'enfoncera sous vos portiques sombres, Dans vos sentiers noircis d'impénétrables ombres? (Chant II)

Le peintre y vient chercher, sous des teintes sans nombre, Les jets de la lumière et les masses de l'ombre : Le poète y conçoit de plus sublimes chants: Le sage y voit des moeurs les spectacles touchants. Des siècles autour d'eux ont passé comme une heure, Et l'aigle et l'homme libre en aiment la demeure; Et vous, vous y venez, d'un oeil observateur, Admirer dans ses plans l'éternel créateur. (Chant III) 0 champs de la Limagne! ô fortuné séjour! Hélas! j'y revolais après vingt ans d'absence: A peine le mont d'Or, levant son front immense, Dans un lointain obscur apparut à mes yeux, Tout mon coeur tressaillit, et la beauté des cieux, Et les riches coteaux et la plaine riante, Mes yeux ne voyaient rien; mon âme impatiente, De rapides coursiers accusant la lenteur, Appelait, implorait, ce lieu cher à mon coeur; Je le vis; je sentis une joie inconnue; J'allais, j'errais; partout où je portais la vue En foule s'élévaient des souvenirs charmants; Voici l'arbre témoin de mes amusements; C'est ici que Zéphyre, de sa jalouse haleine, Effaçait mes palais dessinés sur l'arène ; C'est là que le caillou lancé dans le ruisseau, Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau; Un rien m'intéressait, mais avec quelle ivresse J'embrassais, je baignais de larmes de tendresse Le vieillard qui jadis guida mes pas tremblants, La femme dont le lait nourrit mes premiers ans, Et le sage pasteur qui forma mon enfance! Soudain je m'écriais: "Témoins de ma naissance, Témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs, Beaux lieux, qu'avez-vous fait de mes premiers plaisirs?

Mais laissant là la foule et ses bruyantes scènes, Reprenons notre course autour de vos domaines, Et du palais magique où se rendent les eaux,

111 Ensemble remontons aux lieux de leurs berceaux, Vers ces monts, de vos champs dominateurs antiques Quels sublimes aspects, quels tableaux romantiques! Sur ces vastes rochers, confusément épars, Je crois voir le génie appeler tous les arts. O champs, ô mes amis, quand vous verrai-je encore? Quand pourrai-je, tantôt goûtant un doux sommeil, Et des bons vieux auteurs amusant mon réveil, Tantôt ornant sans art mes rustiques demeures, Tantôt laissant couler mes indolentes heures, Boire l'heureux oubli des soins tumultueux, Ignorer les humains et vivre ignoré d'eux! {Chant IV)

LES TROIS REGNES DE LA N A T U R E (extraits)

. . . Dieu de la Nature: Dans ses traits doux et fiers une mâle beauté Semblait joindre la grâce à la sévérité; Son front touchait le ciel, ses pieds foulaient la terre, Ses accents ressemblaient à la voix du tonnerre; Mille astres éclataient sur son front radieux, La foudre dans ses mains, et l'éclair dans les yeux. Douze signes ornaient sa ceinture flottante; Au tissu varié de sa robe éclatante Les sept rayons d'Iris prodiguaient leurs couleurs: Sous ses pieds les gazons se tapissaient de fleurs; Il ordonnait: les eaux s'échappaient de leurs sources, Le tonnerre grondait, les vents prenaient leurs courses; Autour du lieu, le Temps, sous mille aspects nouveaux, Achevait, renversait, reprenait ses travaux; Les débris s'animaient, la mort était féconde, Et la destruction renouvelait le monde, Plus j'attachais sur lui mon iegard curieux, Et plus il paraissait s'agrandit à mes yeux. {Chant I)

112 L'IMAGINATION (extraits)

Je meurs dans les beaux jours de mon adolescence; Je meurs loin des beaux lieux si chers à mon enfance O champs de mon pays! ô fortuné séjour! Qu'habitent le travail, l'innocence et l'amour; Fleuves majestueux, délicieux rivages, Mers que mes jeunes bras traversaient à la nage, Bananiers dont j'aimais les ombrages touffus, Arbres que j'ai plantés, je ne vous verrai plus! Je ne porterai pas au sein de ma patrie Ces merveilles des arts, ces fruits de l'industrie. (Chant II) Penchant plus flatteur, plus doux que la folie! Bonheur des malheureux, tendre mélancolie, Trouverai-je pour toi d'assez douces couleurs? Que ton sourire me plaît! et que j'aime tes pleurs! Que sous tes traits touchants la douceur a des charmes! Dès que le désespoir peut retrouver des larmes, A la mélancolie il vient les confier, Pour adoucir sa peine, et non pour l'oublier. (Chant III) Que j'aime à voir ces bois, ces touffes de verdure, De leur tête superbe ondoyante parure, Sur leurs fronts chevelus flotter au gré des vents, Et balancer dans l'air leurs panaches mouvants! Que de riches aspects, que de grands images! Tombez, torrents fougueux, de vos rochers sauvages: Parmi l'herbe et les fleurs, glissez, humbles ruisseaux: Parlez-moi des vieux temps, marbres rongés des eaux; Du monde, affreux débris, contez-moi son naufrage; Et vous, de noirs rochers gigantesque assemblage, Vers le ciel élancés, enfoncés dans les mers, Courez de votre chaîne embrasser l'univers. (Chant III) . . . Après vingt ans d'absence, De retour au hameau qu'habita mon enfance, Dieux! avec quel transport je reconnus sa tour,

113 Son moulin, sa cascade, et les prés d'alentour! Ce ruisseau dont mes yeux tyrannisaient les ondes, Rebelles comme moi, comme moi vagabondes; Ce jardin, ce verger, dont ma furtive main Cueillait les fruits amers, plus doux par le larcin, Et l'humble presbytère, et l'église sans faste; Et cet étroit réduit que j'avais cru si vaste, Où, fuyant le bâton de l'aveugle au long bras, Je me glissais sans bruit, et ne respirais pas; Et jusqu'à cette niche, où ma frayeur secrète A l'oeil de l'ennemi dérobait sa retraite, Où sur le sein d'Eglé, qui partageait ma peur, Un précaire plaisir faisait battre mon coeur! O village charmant! ô riantes demeures, Où, comme ton ruisseau, coulaient mes douces heures! Dont les bois et les prés, et les aspects touchants, Peut-être ont fait de moi le poète des champs! Adieu, doux Chanonat, adieu, frais paysages! Il semble qu'un autre air parfume vos rivages; Il semble que leur vue ait ranimé mes sens, M'ait redonné la joie, et rendu mon printemps. (Chant IV) En vain l'homme s'écrie: O regrets superflus! C'en est donc fait! je meurs: je ne reverrai plus Mes folâtres enfants, objets de mes tendresses, Accourus dans mes bras, disputer mes caresses; Je ne cueillerai plus, moissonné par le temps, Ni les fruits de l'été, ni les fleurs du printemps. (Chant IV)

POESIES FUGITIVES

La Mélancolie Sauvage, et se cachant à la foule indiscrète, Le demi-jour suffit à sa sombre retraite. De loin avec plaisir elle écoute les vents, Le murmure des mers, la chute des torrents. C'est un bois qui lui plaît, c'est un désert qu'elle aime;

114 Son coeur plus recueilli jouit mieux de lui-même ; La nature un peu triste est plus douce à son oeil; Elle semble en secret compatir à son deuil. Aussi l'astre du soir la voit souvent, rêveuse, Regarder tendrement sa lumière amoureuse. Ce n'est point du printemps la bruyante gaîté; Ce n'est point la richesse et l'éclat de l'été Qui plaît à ses regards: non, c'est la pâle automne, D'une main languissante effeuillant sa couronne. Que la foule à grands frais cherche un grossier bonheur. D'un mot, d'un nom, d'un rire, elle nourrit son coeur: Quand souvent des cités les brillantes orgies, Au son des instruments, aux clartés des bougies, Etincellent partout de l'or des vêtements, Des éclairs de l'esprit, du feu des diamants, Pensive, et sur sa main laissant tomber sa tête, Un tendre souvenir est sa plus douce fête. Viens donc, viens, charme heureux des arts et des amours, Je t'ai chanté deux fois, inspire-moi toujours.

LEONARD (1744-1793)

LA JOURNEE DE PRINTEMPS (extraits)

Tandis qu'autour de moi la nature sommeille, Enfoncé mollement dans ce lit de gazons, Les yeux demi-fermés, je prêterai l'oreille Aux échos éloignés des bois et des vallons, Au murmure de l'onde, au bruit des moucherons, Au bourdonnement sourd des ailes de l'abeille. Où sont ces choeurs joyeux dont j'entends les chansons? Je crus voir voler l'air et marcher la poussière! Quel art organisa cette poudre légère? Quel prodige du ciel lui fait former des sons? J'adore tes bienfaits, auguste providence! Tout ce qui m'environne est plein de ta puissance. La main, la même main dont tu tournes les cieux Nourrit le ver rampant qui sa cache à mes yeux. Tu dis: la mer s'ébranle et la tempête gronde; Tu fais taire les vents, et les vents ont calmés; Tu touches les volcans, et leur bouche profonde Vomit les tourbillons qu'ils tenaient enfermés. Le moment doit venir où l'astre qui m'éclaire Sera précipité de sa brillante sphère: Mais qui peut renverser les palais éternels? Tranquillement assis sur le débris des âges, Tu vois s'anéantir la foule des mortels, Et toi seul dois survivre à tes frêles ouvrages. Tout ce peuple embelli des plus vives couleurs S'élève du néant vers l'astre qui l'appelle: L'un va s'envelopper dans la feuille nouvelle, Et, couvert de son voile, y brave les chaleurs;

116 L'autre, jouet des vents, est porté sur les fleurs, Ou cherche des étangs la verdure infidèle, Et trouve dans leur sein la fin de ses erreurs. A combien de tourments la fortune les livre! Ils ont tout à combattre, et n'ont qu'un jour à vivre. Ainsi l'homme est en butte à la fatalité: Quand il s'enorgueillit des dons de la nature, Par la rigueur du sort il est persécuté: Si le sort le conduit à la félicité, De la nature alors il éprouve l'injure. Ses heures toutefois précipitent leurs cours. Trompé, jamais content, mais espérant de l'être, De projets en projets il chemine toujours; Et quand il va toucher au dernier de ses jours, Vous diriez, à ses voeux, qu'il commence de naître. Eloignons cette idée! elle afflige mon coeur. Quelle touchante paix me suit dans ces retraites! Forêt inaccessible à l'ardente chaleur! Quel plaisir de rêver dans tes routes secrètes! Ces pins semblent porter, sur leurs fronts sourcilleux, La voûte où le soleil se couronne de feu: La méditation qui plane sur ma tête, Dans leur profond dédale, à chaque pas m'arrête: L'oreille est attentive, on sent battre son coeur; On respire la sève, on croit voir la fraîcheur. J'aime à me rappeler, en voyant ces ombrages Les îles du Tropique et leurs forêts sauvages; Lieux charmants, que mon coeur ne saurait oublier! Je crois sentir encore le baume de vos plaines, Dont les vents alizés parfument leurs haleines, Et qui va sur les mers saisir le nautonier; Je crois me retrouver sur ces rives lointaines, Où le rouge ananas et le vin du palmier Rafraîchissait mon sang allumé dans mes veines. O champs de ma patrie! agréables déserts! Antille merveilleuse où les brunes Dryades A ma muse naissante ont inspiré des vers! Ne reverrai-je plus tes bruyantes cascades Des coteaux panachés descendre dans les mers? N'irai-je plus m'asseoir à l'ombre des grenades,

117 Du jasmin virginal qui formait ses arcades, Et du pâle oranger vacillant dans les airs? Là, le soleil brillant n'attend point que l'aurore Ouvre devant son char les barrières du jour; Il part, comme un géant, des rivages qu'il dore, Atteint, du premier pas, la moitié de son tour, Et commande aux vents frais, qui composent sa cour, De souffler sur ces lieux que sa flamme dévore. Là, des bois sont couverts d'un feuillage éternel, Et des fleuves, roulant dans un vaste silence, Baignent des régions qui, loin de l'oeil mortel, Etalent vainement leur superbe opulence, D'antiques animaux habitent ces déserts: Peuple heureux! de nos traits il ignore l'atteinte; Et tandis que sa race a végété sans crainte, Des siècles écoulés ont changé l'univers.

J'aime à me rappeler les jours de ma jeunesse, Mes parents endormis dans la nuit du tombeau, L'ami de mon enfance, une aimable maîtresse; Tout ce qui fut jadis l'objet de ma tendresse Repasse devant moi comme un léger tableau. Je m'occupe du temps où nous étions ensemble, De leurs nouveaux destins, du lieu qui les rassemble; Je songe à l'heureux jour où, loin de ses débris, Mon âme, dans leur sein, doit voler tout entière. Qu'en nous reconnaissant nous serons attendris! Je croirai revenir d'une terre étrangère. Que de fois, en songeant à ces mortels chéris, J'exhalai dans la nuit ma douleur solitaire! Je disais: Où sont-ils? quel coin de l'univers, Quel lieu de leur passage a conservé la trace? Les voilà disparus! leur mémoire s'efface; Leur cendre abandonnée est le jouet des airs. Mais si d'un beau matin notre vie est l'aurore; Si dans un meilleur monde on peut aimer encore, Peut-être mon Eglé répond à mes soupirs, Peut-être elle descend de la voûte éthérée, Belle comme autrefois, de ces grâces parée,

118 Livrant sa chevelure au souffle des zéphyrs. O jours! ô doux instants présents à ma mémoire! Parmi tous les humains Eglé m'avait choisi; Elle ornait ma raison, m'enflammait pour la gloire, Et de mon front paisible écartait le souci; J'allais passer près d'elle une heure fortunée Je ne prétendais rien que l'entendre et la voir; Hélas! le seul projet de la chercher le soir Fit souvent le bonheur de toute ma journée. A peine je l'ai vue! ainsi fut un beau jour: Ainsi pendant l'été nous voyons sur les plaines Le soleil promener les ombres incertaines. Le temps irréparable emporte sans retour Ces heures du plaisir doucement disparues. Qui se suivaient sans bruit et sans être aperçues. Dans nos repas charmants, loin de l'oeil des jaloux, Les coudes appuyés sur la table champêtre, Philosophes sans art, gais sans penser à l'être, Le reste des mortels n'existait plus pour nous: Souvent assis près d'elle, aux jeux de Melpomène, J'aimais à retrouver ses vertus sur la scène: Souvent près de sa soeur, dans les soirs d'été, Au pied d'un vieux tilleul elle venait m'attendre ; C'était là que du sort trompant la cruauté Nous puisions dans les maux un sentiment plus tendre. Errant sur les débris de ceux que j'ai perdus, Délaissé maintenant et plein de leur image, Je traverse le monde où je ne les vois plus, Et je confie aux bois mes regrets superflus, Comme le rossignol qui gémit sous l'ombrage. Que vais-je faire encor? revoir ce que j'ai vu: Tourner et retourner sur une même scène; Marcher avec ennui dans un sentier battu, De la haine à l'amour, de l'amour à la haine; Dans un cercle uniforme enchaîner le plaisir, Attendre en soupirant que le chagrin l'éveille, Désavouer le jour les projets de la veille, Et sans toucher le but, épuiser le désir. O quand pourrai-je enfin, délivré des orages, Sous un rustique toit, oublier tous ces maux,

119 Aux arts consolateurs dévouer mon repos, Entendre le doux bruit des abailles volages, Et presser sous mes doigts le lait de mes troupeaux! Si j'avais seulement une source d'eau pure, Si je voyais s'étendre autour de ma maison Des vergers et des champs dorés par la moisson, Le ciel de tous mes voeux comblerait la mesure. Ainsi vivait un sage instruit par les revers: Il habitait gaîment une cabane obscure, Jouissait de lui-même, au fond de ses déserts, Cultivait sa raison, et suivait la nature. Un jour il me parlait de ses malheurs passés; Sur les prés d'alentour ses yeux s'étaient fixés: Il s'écrie en pleurant: O campagne fertile! Ai-je pu, si longtemps, te préférer la ville? Attaché, jeune encore, au char de la faveur, Je me vis déplacé par la brigue et l'envie; Le temps me consola d'une injuste rigueur: A mon humble fortune accoutumant mon coeur, J'oubliai mes revers (car enfin tout s'oublie!); Et mon obscurité me valut le bonheur, Qu'en vain je poursuivais dans ma bruyante vie. J'ai conservé mon luth, mes livres, mes pinceaux; Le jardin qui conduit à mon abri champêtre Est l'objet de mes soins plus que de mes travaux; Bois, parterre, verger, mes mains ont tout fait naître; Je m'amuse des arts, sans négliger l'amour: Une tendre compagne orne ma solitude, Et philosophe amant, je passe tour à tour Des voluptés du coeur aux charmes de l'étude. Oh! que pour moi l'aurore amène un jour serein! Quand mes bois, balancés par des douces haleines, Commencent à mouvoir leurs ombres incertaines, Mon tranquille sommeil, léger comme mes peines S'envole, dissipé par les frais du matin; Je vais revoir mes fleurs, j'arrose mon jardin; Quelquefois, un ruisseau dans sa course me guide, Où près de son rivage, assis, un livre en main, J'amorce le poisson par un appât perfide. Mais, quand je n'entends plus que le cri des vautours,

120 La voix des bûcherons, et le son des cognées, Qui sapent des vieux pins les cimes couronnés, Le ténébreux hiver m'offre encore d'heureux jours. Que j'aime à m'éveiller au bruit de la tempête, A braver sous mon toit la rigueur des frimas, Et, tandis que les vents mugissent sur ma tête, A presser ma moitié qui sourit dans mes bras! Quand vous aurez vieilli sur la scène du monde, Lorsqu'après un long cours d'infructueux travaux Il vous sera permis de songer au repos, Vous sentirez le prix de cette paix profonde, Et combien il est doux d'être obscur, oublié, De cultiver les arts au sein de l'amitié: Le temps vous apprendra que le seul bien suprême Est d'échapper au bruit, de vivre avec vous-même, De savoir modérer des désirs inquiets, D'être sans passions, sans projets, sans système, De vous réfugier près d'un coeur qui vous aime. Que faut-il au bonheur? la retraite et la paix. Il fuit ce tourbillon où la jeunesse roule: C'est là qu'un noeud succède aux noeuds qu'on a rompus, On se prend; on se laisse, on ne se connaît plus; Maîtresse, amis, parents, tout se perd dans la foule. Et voilà les plaisirs de ce monde vanté! Je plains l'homme insensé que leur tumulte enivre, Qui dans le mouvement met sa félicité, Qui jouit dans le trouble, et s'agite pour vivre: Un vide affreux l'attend, quand tout l'aura quitté. Je songe avec douleur à ces jours de folie où d'aveugles penchants tyrannisaient ma vie ; Je gémis de penser que le cours de ces ans Fut marqué dans mon coeur en brûlants caractères, Par des soucis cruels, par des peines amères, Et je rends grâce au ciel de la fuite du temps. Je rougis de moi-même, et de cette importance Que j'attachais aux grands, à leur stérile appui, A leurs vains préjugés de rang et de naissance, A leur accueil payé par la gêne et l'ennui.

121 LES SAISONS (extraits)

Douce paix! sois du moins ma compagne secrète! C'est ici que le ciel a placé ta retraite. Longtemps je te cherchai dans des rêves trompeurs; Et lorsqu'enveloppé d'un voile de douleur, J'errai dans le silence et dans la solitude, Je t'appelai en vain pour essuyer mes pleurs; Les déserts ajoutaient à mon inquiétude: Je te trouve ajourd'hui sous cet ombrage épais; Et sans que je t'appelle, ô consolante paix! Tu viens entretenir mes riantes pensées; Il me semble que l'onde, et la voix des échos, Et les tiges des bois par le vent balancées, Murmurent près de toi l'oubli de tous nos maux. Hélas! tu fais sentir que le seul bien suprême Est d'échapper au bruit, de vivre avec soi-même. Que faut-il au bonheur? le chant et le repos. (Chant II, l'Eté) Dans ces instants où la terre vieillie, Abandonnée à des vents destructeurs, Nous fait songer au déclin de la vie, Qui ne sent pas, dans son âme affaiblie, L'impression de la mélancolie, Et le besoin de répandre des pleurs? Seul, éloigné des soins consolateurs Et des secours de l'amitié chérie, On croit toucher à ces jours de langueurs, Où l'univers nous quitte et nous oublie; On s'entretient des charmantes erreurs D'une jeunesse, hélas! trop tôt ravie, De ces moments d'une tendre folie, De ces amours passés comme les fleurs.

Dans ma langueur, j'aime à prêter l'oreille Au bruit plaintif et des vents et des eaux. La feuille morte, en tombant des rameaux, Incessamment me touche et me réveille. (Chant III, l'Automne)

122 O bel astre! on dirait que tu fuis pour toujours! Il semble qu'avec toi mon bonheur me délaisse! Je voudrais que le temps s'arrêtât dans son cours. Ton départ me saisit d'une amère tristesse.

Venez me consoler, esprits mélodieux, Poètes enchanteurs, dont je fais mon étude! Quand d'amers souvenirs troublent ma solitude, Sur vos livres chéris j'aime à porter mes yeux.

Lorsqu'éloigné du bruit, dans ma douce tristesse, Je médite, aux lueurs du nocturne flambeau, Tout ce qui fut jadis l'objet de ma tendresse, Repasse devant moi comme un léger tableau. Je songe à mes amis que le tombeau rassemble: Je regrette le temps où nous étions ensemble. Qu'en nous réunissant nous serons attendris! Je croirai revenir d'une terre étrangère! Que de fois, occupé de ces mortels chéris, J'exhalais dans la nuit ma douleur solitaire! Je disais: Où sont-ils? Quel coin de l'univers, Quel lieu, de leur passage a conservé la trace? Les voilà disparus! Leur mémoire s'efface; Leur cendre abandonnée est le jouet des airs.

Errant sur les tombeaux de ceux que j'ai perdus, Délaissé maintenant, et plein de leur image, Je traverse le monde où je ne les vois plus, Et je confie aux bois mes regrets superflus, Comme le tourterau qui gémit sous l'ombrage. (Chant IV, l'Hiver)

123 I D Y L L E S ET POEMES CHAMPETRES (choix)

Le Chant d'un Barde (extrait) Ainsi parle Ossian; tous ces bardes émus, A ce triste récit, laissent tomber des larmes. Morni l'écoute; il tremble, il agite ses armes. Et croit voir devant lui son rival qui n'est plus. Appuyé sur sa lance, il regarde la terre, Et son corps gigantesque est pareil au vieux pin, Dont le sommet noirci par les feux du tonnerre S'incline, en murmurant sur l'abîme voisin. Au souvenir amer de la plus tendre amante Il sort un long soupir de son coeur enflammé: C'est ainsi que les vents, dans leur course bruyante Troublent encore les airs, quand l'orage est calme. La Nuit 0 nuit qui m'a surpris sur ce lit de verdure, Quelle douce fraîcheur tu répands dans les airs! Que ce calme touchant dont jouit l'univers Fait passer dans mon coeur une volupté pure! Je voyais le soleil rentrer au sein des eaux; Les nuages de pourpre éclatants de lumière, Descendaient lentement sur le front des coteaux, Lorsqu'un léger sommeil m'a fermé la paupière. Que j'aime ces berceaux où la lune brillante Fait de l'ombre et du jour un mélange charmant, Tandis que du zéphyre le doux frémissement Agite à mes côtés leur voûte transparente! Mon coeur s'émeut encore à l'aspect du ruisseau Qui fuit en écumant au fond de ce bocage. Zulmire, un soir d'été cherchait ici l'ombrage: Ces branches lui formaient un mobile rideau. Les rayons du couchant unis au crépuscule Répandaient autour d'elle un tendre demi-jour

124 Qui, pour mieux seconder les larcins de l'amour, De sa pudeur timide apaisait le scrupule . . . A ma Muse Sous les saules tremblants qui bordent cette rive Je suspends pour toujours mes chalumeaux légers. Repose-toi, Muse naïve, Adieu troupeaux, Adieux bergers! Je ne reverrai plus les charmantes nuitées Où près de ma maîtresse, assis sur le gazon, Je lui répétais mes chansons Qu'amour lui-même avait dictées. Serais-je donc sorti de cet âge enchanteur Où j'osais caresser une tendre folie, De cette aurore de ma vie Qu'éclairaient les feux du bonheur? Age heureux! . . . des plaisirs l'illusion divine, De l'univers qui s'ouvre embellit le tableau: L'amour alors est sans bandeau Et la volupté sans épine. Ah! puissé-je du moins, déserteur des cités, Et loin du tourbillon des passions humaines, Revoir quelquefois des fontaines, Et les berceaux que j'ai quittés! Que je respire encore au sein de la Nature! Si ma félicité ne peut plus revenir, Ces lieux m'en feront souvenir: Je jouirai de sa peinture. La Soirée d'hiver L'Orage au gré des aquilons, Promène dans les airs son humide cortège; Les fleuves suspendus sont couverts de glaçons; Et dans la gorge des vallons,

125 Je ne vois qu'un tapis de neige, Où j'ai vu fleurir les gazons. Mais l'hiver cessera d'attrister la nature. Que ne puis-je de même, aux rayons d'un beau jour, Voir s'éloigner les maux dont m'afflige l'amour! Sitôt que le printemps ramène la verdure, La tourterelle dans les bois, Auprès de son ami, fait résonner sa voix; Sur un lit émaillé l'onde coule et murmure; Les cieux d'un doux éclat paraissent s'animer; On entend sur les fleurs soupirer le zéphyre: L'air, sur la terre, les eaux, et tout ce qui respire Annonce le bonheur d'aimer. Mais le chant des oiseaux, les fleurs de la prairie, Rien ne peut me guérir de ma mélancolie. Si le char du soleil quitte le sein des mers, Je commence ma triste plainte; Si du ciel azuré la nuit couvre l'enceinte, Par de nouveaux soupirs je fatigue les airs. Heureux le villageois, quand, du haut des montagnes, Il voit l'obscurité tomber sur les campagnes! Sa tâche est terminée, il goûte le repos; Des aliments grossiers sont rangés sur sa table, Et le plaisir inaltérable Lui fait oublier ses travaux. Pour moi, lorsqu'au front des étoiles La nuit a déployé ses voiles, Je rêve à mes tourments, je brûle, je gémis; Le sommeil ne m'est plus permis ; Je me dis quelquefois; quand cesseront mes larmes? Quand mes regrets amers n'auront-ils plus de cours? Ce fantôme adoré m'accompagne toujours; Rien ne peut effacer l'image de ces charmes; L'art me prête contre eux d'inutiles secours. Je revois cette Eglé, cette amante fidèle; Je la revois encor plus belle; Je sens quelque soulagement Aux pleurs que je verse pour elle. Eglé! ma douleur te rappelle: Hélas! c'est le seul bien qui reste à ton amant. Que me fait le jour qui m'éclaire?

126 Je n'en jouissais que pour toi: Que m'importe ce monde où tu n'es plus à moi, Où ta belle âme est étrangère? Du plus vil intérêt on y chérit la loi: L'univers est peuplé d'une foule vulgaire Qui ne respire que pour soi; Et la sincérité, la tendresse, la foi, Pour ces coeurs corrompus ne sont qu'une chimère. Fuyez leurs jeux et leurs concerts: Eloignez-vous des lieux où brille l'allégresse, Chers confidents de ma tristesse, 0 mes vers! préférez les plus affreux déserts. Je veux, au fond des bois, égarer ma pensée ; C'est là que mon amante est partout retracée. Souvent je crois l'entendre, et ce n'est qu'un ruisseau Qui baigne, en murmurant, les bords de son rivage: Souvent je crois la voir, et ce n'est qu'un rameau Dont les vents agitent l'ombrage. Assis sur un rocher, et plus morne que lui, J'invoque, dans mon infortune, Les astres de la nuit, et le ciel et la lune . . . Ils sont sourds, et mon coeur ne trouve point d'appui. Doux entretiens de ma maltresse! Hélas! qu'êtes-vous devenus? Une mère . . . un tyran l'arrache à ma tendresse! 0 nymphes de ce bois! vos attraits sont perdus; Et vous, qu'embellissait sa vue enchanteresse, Tombez, arbres, tombez! vous ne la verrez plus! Le Village

détruit

Enfin je vous revois, délicieux vallons! Lieux où mes premiers ans coulaient dans l'innocence, Campagne où régnait l'abondance. Je reviens fouler tes gazons. Mes regards vont chercher, du haut de la colline, Le ruisseau qui fuyait d'une roche voisine, Intarissable dans son cours, La ferme cultivée où je passais mes jours, L'église vénérable et le bois d'aubépine Qui servait d'asile aux a m o u r s . . .

127 Comme tout est changé! Ce ruisseau solitaire Roule, couvert de mousse, au milieu des roseaux: On n'entend sur ses bords que les tristes vanneaux, Et ce haut peuplier, dont la feuille légère Frémit au tour de ces rameaux. Sur le rivage de cette onde, Je prétendais fixer ma course vagabonde: Je voulais, heureux casanier, Vivre avec mes voisins dans une paix profonde, Les attirer souvent auprès de mon foyer, Végéter dans l'insouciance, Et vieillir sur le marronnier Dont la cime touffue ombragea mon enfance. Combien de fois sous son berceau, Qui maintenant protège une triste bruyère, J'ai vu les jeux naïfs des filles du hameau, Les danses qu'on formait sous les yeux d'une mère, Les prix donnés par un vieillard, Et leur gaîté sans feinte, et leurs plaisirs sans art! Combien de fois, le soir, dans la saison fleurie, J'entendis raisonner les frêles chalumeaux, Les cornets des bouviers rappelant leurs taureaux, Le bruit d'une rustique orgie, Le chant du villageois libre de ses travaux, Et les bêlements des agneaux Qui regagnaient la bergerie! Dans cette friche inculte où rampe le chardon, Le pasteur vertueux avait son presbytère: C'était un bon vieillard adoré du canton, Occupé des devoirs de son saint ministère, Riche avec peu de bien, n'ayant d'ambition Que celle d'aider la misère. A tous les malheureux il ouvrait sa maison; Sa bourse leur était commune. De jeunes orphelins, des soldats mutilés, Et d'humbles passagers, jouets de l'infortune, Près de son feu, l'hiver, se trouvaient rassemblés. Tous ces rebuts de l'indigence A sa table frugale étaient sûrs d'être admis, Et recevaient l'accueil qu'après sa longue absence On fait au meilleur des amis.

Plus loin sur ses débris, un feston de lierre Attirait les regards des avides passants. Là, le joyeux convive, en buvant à la ronde, Débitait son histoire et réglait le canton. Là, tout en gouvernant le monde, Le grave politique oubliait sa raison. J'aime à me rappeler encore L'humble appareil de ce réduit, Le mur blanc, le plafond sonore, Le meuble savamment construit, Servant de jour d'armoire, et d'alcôve la nuit; Le jeu de l'oie, et les images, Les foyers égayés, dans la belle saison, D'une tenture de feuillage, Et le chambranle orné de tasses du Japon, Qui du temps ennemi laissaient voir les ravages, Et l'horloge de bois suspendue au salon. Agréable séjour! ta rustique opulence, Qui donnait à chaque buveur Un soupçon de son importance, N'a pu retarder ton malheur. Le bûcheron sous la tonnelle Ne va plus dire sa chanson, L'épouse du fermier, raconter sa nouvelle: L'artisan, pour l'entendre, immobile auprès d'elle, N'a plus le coude à table et les mains au menton, Et l'hôte, à les servir prodigue de son zèle, Ne fait plus circuler l'écumante boisson. Maintenant exilés dans les champs du tropique, Ils vont s'ensevelir au fond de ces déserts, Où les flots irrités de la mer Atlantique De leurs mugissements épouvantent les airs. Quel contraste à leur vue offrira ce rivage! Des traits de feu tombant d'un soleil sans nuage, Des bois qu'aucun oiseau n'anime par ses sons, Un marécage impur et fertile en poisons, Des animaux cruels, l'homme encor plus sauvage! Combien de fois, dans ces prisons,

129 Ils regretteront leur village, Et la fraîcheur de son bocage, Et son ruisseau limpide et ses riches vallons! Qu'ils ont maudit le jour où, loin de leur patrie, Ils fuyaient sous un nouveau ciel! Que de pleurs en quittant leur cabane chérie! Comme ils tournaient les yeux vers ce toit paternel! En proie à la flamme ennemie! L'adieu qu'ils lui disaient devait être éternel. Près de s'en séparer, leur troupe fugitive Y retournait, pleurait, baisait encore la rive. Hélas! s'écriaient-ils dans leurs sanglots amers, Sur des bords inconnus nous trouverons peut-être Un asile semblable au lieu qui nous vit naître : Mais comment traverser ces effroyables mers? Un vieillard, le premier, s'approcha du rivage. Il pleurait, mais pour eux; car le monde nouveau, Dont l'espoir flattait son courage, Etait au-delà du tombeau.

Ils partaient: avec eux s'éloignait l'industrie, La piété, l'amour, la franche loyauté, Le zèle bienfaisant de l'hospitalité: Et toi, divine poésie, Source d'inquiétude et de félicité, Toi que l'ignorance décrie, Toi qui m'enorgueillis dans mon obscurité, Tu portais loin de nous le flambeau du génie. Ah! soit que du midi tu charmes les climats, Soit qu'au monde polaire, assiégé de frimas, Tu fasses de tes airs entendre l'harmonie, Puisses-tu consoler la triste humanité, Aux aveugles mortels montrer la vérité, Et leur faire oublier les peines de la vie!

A mes Amis L'hiver à pas lents, Descend des montagnes, Et ses voiles blancs Couvrent nos campagnes; Les frimas nouveaux Ont chassé Pomone; Cornus abandonne Les riants berceaux, Où, pendant l'automne, Le jus de la tonne Coulait à longs flots. L'indiscret Zéphyre Ne va plus redire Aux prochains vallons Les folles chansons Que Bacchus inspire A ses nourrissons. Amis, vos pénates Vous servent d'abris, Pendant que j'écris Ces rimes ingrates; Près de vos foyers, Tristes casaniers, Brûlant un vieux hêtre, Vous dites peut-être: " 0 douce saison! Quand tes hirondelles M'inviteront-elles A fuir ma prison?"

La Promenade du matin Le muguet et la prime-vère Couronnent le front des coteaux; La rose embaume les berceaux Couverts des feux de la lumière. Et sur le bord de ces ruisseaux

131 Où le ramier se désaltère, L'aubépine ouvre ses rameaux . . . Noirs soucis! un moment fuyez de ma pensée! Mes yeux contempleront ce tranquille Elysée, Tandis que le soleil s'élève radieux Du sein de la mer écumante. Et laisse flotter dans les cieux Sa chevelure étincelante. Comme à l'ombre des bois ce limpide canal Promène sa nappe ondoyante! Comme la jonquille tremblante S'incline auprès de son cristal! 0 fleur aimable et passagère! Nous n'avons, comme toi, qu'un rapide destin; Les ans viendront flétrir l'innocente bergère Dont tu vas parfumer le sein. Moi-même, consumé d'une tristesse amère, Je péris, je m'éteins sur des bords étrangers: Bientôt peut-être aux vents légers J'abandonnerai ma poussière. Celle que j'adorais n'est plus: Mes mânes, dans ces lieux, gémiront inconnus, Et sur ma tombe solitaire, Les pleurs d'aucun ami ne seront répandus. Ah! détourne de moi ta flèche meurtrière! Mort cruelle, épargne mes jours! Ma soeur n'est pas ici pour fermer ma paupière, Je ne puis d'une tendre mère Implorer les derniers secours. Respecte ma frêle jeunesse! Quel crime ai-je commis? Je révère les Dieux: Grâce à leur bonté, mon coeur religieux Ne s'est point écarté des lois de la sagesse: Je n'ai point exhalé le blasphème odieux. Si tu comptes mes ans, l'importune vieillesse Ne songe pas encore à blanchir mes cheveux. Quand l'âge dans mon coeur éteindra l'espérance, Quand de mes vieux récits j'amuserais l'enfance, Alors il sera temps de passer l'Achéron, Et d'aller visiter l'empire de Pluton:

132 Mais j'ai quelques moments encore A donner aux tendres amours; Le feu qui dans mon sein recommence d'éclore, Semble m'annoncer d'heureux jours. Dieux! laissez un poète à sa douce manie! Il en est tant parmi les morts! N'avez-vous pas aux sombres bords Le chantre de Corinne et l'amant de Délie? Si vous me conservez, j'irai dans mes transports, Publier en tous lieux que je vous dois la vie: C'est à l'auguste poésie Que la gloire ouvre ses trésors; Vous seriez moins fameux, dans les divins accords De la Grèce et de l'Ausonie. Si mon Eglé vivait, ranimé dans son sein, Je n'aurais plus de voeux à faire: Le rocher ténébreux m'appellerait en vain; Retenu par Eglé, les arrêts du destin, Ne m'empêcheraient pas de revoir la lumière. Mais vous l'avez frappée, impitoyables Dieux! Eh! qui la chantera, si je tombe avec elle? Qui peindra sa grâce immortelle Sans cesse présente à mes yeux? Qui peindra le moment où sa tête penchée Se précipitait aux enfers: Lorsqu'on vit du soleil la lumière cachée, Les buissons de larmes couverts, La fleur de sa tige arrachée; Quand les vents aux bosquets apprirent mes malheurs Que les bosquets tremblants aux ruisseaux les redirent; Que de mes longs sanglots les rochers tressaillirent, Et que l'Olympe même en répandit des pleurs? O santé bienfaisante! écoute ma prière: Mes chants attesteront ton appui salutaire! Blonde Cérès! à tes autels Je veux attacher des guirlandes; Et vous, mes lares paternels, Vous aurez aussi des offrandes. Un lait pur épanché pour vous, Coulera d'un vase d'argile:

133 O mes Dieux! dans mon humble asile, Je n'ai point d'aliments plus doux. L'Absence Des hameaux éloignés retiennent ma compagne. Hélas! dans ces forêts qui peut se plaire encor? Flore même à présent déserte la campagne, Et loin de nos bergers l'Amour a pris l'essor. Doris vers ce coteau précipitait sa fuite, Lorsque de ses attraits je me suis séparé; Doux Zéphyre, si tu sors du séjour qu'elle habite, Viens, que je sente au moins l'air qu'elle a respiré. Quel arbre en ce moment lui prête son ombrage? Quel gazon s'embellit sous ses pieds caressants? Quelle onde fortunée a reçu son image? Quel bois mélodieux répète ses accents? Que ne suis-je la fleur qui lui sert de parure, Ou le noeud du ruban qui lui presse le sein, Ou sa robe légère, ou sa molle chaussure, Ou l'oiseau qu'elle baise et nourrit de sa main? Rossignols, qui volez où l'Amour vous appelle Que vous êtes heureux! que vos destins sont doux! Que bientôt ma Doris me verrait auprès d'elle Si j'avais le bonheur de voler comme vous. Ah! Doris, que me font ces tapis de verdure, Ces gazons émaillés qui m'ont vu dans tes bras, Ce printemps, ce beau ciel, et toute la nature, Et tous les lieux enfin où je ne te vois pas? Mais toi, parmi les jeux et les bruyantes fêtes, Ne vas point oublier les plaisirs du hameau. Les champêtres festons dont nous parions nos têtes, Nos couplets ingénus, nos danses sous l'ormeau!

134 O ma chère Doris, que nos feux soient durables! Il me faudrait mourir, si je perdais ta foi. Ton séjour t'offrira des bergers plus aimables: Mais tu n'en verras point de plus tendres que moi. Que ton amant t'occupe au lever de l'aurore, Et quand le jour t'éclaire, et quand il va finir; Dans tes songes légers, qu'il se retrace encore, Et qu'il soit, au réveil, ton premier souvenir! Si mes jaloux rivaux te parlaient de leur flamme, Rappelle à ton esprit mes timides aveux: Je rougis, je tremblai: tu vis toute mon âme Respirer sur ma bouche et passer dans mes yeux. Et maintenant, grands Dieux! quelle est mon infortune! De mes plus chers amis je méconnais la voix, Tout ce qui me charmait m'afflige et m'importune; Je demande Doris à tout ce que je vois. Tu reposais ici; souvent dans ce bocage, Penché sur tes genoux, je chantais mon amour: Là, nos agneaux paissaient au même pâturage; Ici, nous nous quittions vers le déclin du jour. Revenez, revenez, heures délicieuses, Où Doris habitait ces tranquilles déserts, L'Echo répétera mes chansons amoureuses, Et sur ma flûte encor je veux former des airs. La Veillée de Vénus (extrait)

Profitons du jour serein Que ramène la nature: L'impénétrable destin A caché le lendemain Dans la nuit la plus obscure. Loin de nous, chagrin, tourment, Inquiétude ennemie! La saine philosophie Est de voyager gaiement

135 Sur la route de la vie: On n'y paraît qu'un instant Je le donne à la folie, Et je m'en irai content Dans l'abîme où tout s'oublie. L'Ermitage J'ai longtemps cherché le bonheur: J'ai connu des humains les faveurs mensongères, Et l'espoir entouré de brillantes chimères, Et le chagrin réel, et le plaisir trompeur. Aujourd'hui qu'une humble fortune Assure ma félicité, O ciel! si ma voix t'importune, Si quelquefois encor j'implore ta bonté, Permets que le jus de mes treilles Tous les ans baigne mon pressoir, Que mes fruits abondants garnissent mes corbeilles, Et que chaque moisson surpasse mon espoir! Devant ma solitude humblement décorée, Des jasmins odorants formeront des berceaux; Sur ces murs couverts d'abrisseaux, Je cueillerai la pèche et la prune azurée: Près de là, sur un tertre ombragé d'amandiers, Un ruisseau répandra son onde fugitive, La timide colombe et l'essaim des ramiers, Pour se désaltérer, descendront sur sa rive; Mille oiseaux, attirés dans ce riant séjour, Viendront des bois et des campagnes Gazouiller pendant tout le jour, Et d'une branche à l'autre appeler leurs compagnes, Heureux, et jouissant d'un tranquille repos, Tantôt, sur mes rochers sauvages, Je verrai grimper les chevaux, Et les béliers bondir dans mes gras pâturages; Tantôt, l'oeil égaré sur la plaine des mers, Je verrai les Tritons, dans ces routes liquides, Poursuivre, en se jouant, les blondes Néréides, Et le char de Phébus quitter les flots amers.

Au premier rayon de l'aurore, Sur les coteaux fleuris que sa pourpre colore, J'irai me parfumer des vapeurs du matin; Ou, vers le haut du jour, dans mes forêts profondes, Guidé par le ruisseau qui se perd dans leur sein, J'entendrai le doux bruit du zéphyre et des ondes. Vous le savez, grands dieux! je ne demande pas l'or qui du Nouveau Monde enrichit les climats; La médiocrité suffit aux voeux du sage: Mais que ma jeune amante accompagne mes pas; Que je puisse, auprès d'elle assis sur ce rivage, En regardant les flots, la tenir dans mes bras; Que mollement bercé sur ma couche paisible, Je goûte un doux sommeil au bruit de l'aquilon; Que je chante gaiement, quand l'ouragan terrible Verse un torrent de pluie autour de ma maison. Je veux, dans mon champêtre asile, Planter la tendre vigne et dresser mes pommiers, Presser de l'aiguillon le boeuf lourd et tranquille, Et, la serpe à la main, tailler mes espaliers. Ma flûte appellera le chevreau téméraire, Si, loin de mes troupeaux, je le vois s'écarter: Il me sera doux d'emporter Le jeune et faible agneau délaissé par sa mère. O vous, amants de l'âge d'or! Habitants fortunés des paisibles campagnes! Vous ne connaissiez de trésor Que les bois, les vergers, les champs et vos campagnes Vous donniez des raisins, des lis éblouissants, Des violettes printanières, Qui brillaient sur l'osier tissu par vos bergères; Et pour ces rustiques présents, Au fond des antres solitaires, L'amour vous réservait des baisers innocents. Une nymphe avait pour parure Sa pudeur et sa nudité: On ne savait point l'art de farder la nature Et de déguiser la beauté. Sous le règne aimable d'Astrée,

137 L'homme voyait les dieux, jaloux de son bonheur, Descendre jusqu'à lui du sein de l'empyrée : Apollon même était pasteur. Vivons pour nous, Doris, et bravons le vulgaire; Que l'univers me blâme, et que je sois heureux! Je ne rougirai point d'habiter ma chaumière, De garder mes troupeaux et d'atteler mes boeufs, Et d'enfoncer le soc dans la plaine légère. Eh! quel ambitieux, épris de vains lauriers, S'il pouvait posséder tes charmes, Oserait préférer le tumulte des armes Et les champs de carnage où volent les guerriers? Qu'il traîne, ah, j'y consens, leur dépouille sanglante, Qu'à son char de triomphe il enchaîne des rois: Moi, quand mon coeur battra pour la dernière fois, Je presserai ta main d'une main défaillante. Qu'il devienne opulent, celui qui fend les airs Pour fatiguer ses jours sur de lointains rivages! Je veux vieillir dans ces déserts, Et je bornerai mes voyages A parcourir les bords des ruisseaux toujours clairs, Ou ces vallons, ou ces bocages.

Les Plaisirs du rivage Assis sur la rive des mers, Quand je sens l'amoureux Zéphyre, Agiter doucement les airs Et souffler sur l'humide empire, Je suis des yeux les voyageurs, A leur destin je porte envie: Le souvenir de ma patrie S'éveille et fait couler mes pleurs. Je tressaille au bruit de la rame Qui frappe l'écume des flots; J'entends retentir dans mon âme Le chant joyeux des matelots.

138 Un secret désir me tourmente De m'arracher à ces beaux lieux Et d'aller, sous de nouveaux cieux, Porter ma fortune inconstante. Mais quand le terrible aquilon Gronde sur l'onde bondissante, Que dans le liquide sillon Roule la foudre étincelante, Alors je repose mes yeux Sur les forêts, sur le rivage, Sur les vallons silencieux Qui sont l'abri de l'orage; Et je m'écrie: "Heureux le sage Qui rêve au fond de ces berceaux, Et qui n'attend dans leur feuillage Que le murmure des ruisseaux!" Souvenir Quand irai-je revoir ce fortuné vallon Qu'elle embellissait de ses charmes? Quand pourrai-je sur le gazon Répandre mes dernières larmes? D'une tremblante main, j'écrirai dans ces lieux: "C'est ici que je fus heureux!" Amour, fortune, renommée, Tes bienfaits ne me tentent plus; La moitié de ma vie est déjà consumée, Et les projets que j'ai conçus Se sont exhalés en fumée: De ces moissons de gloire et de félicité Qu'un trompeur avenir présentait à ma vue, Imprudent! qu'ai-je rapporté? L'empreinte de ma chaîne et mon obscurité: L'illusion est disparue : J e pleure maintenant ce qu'elle m'a coûté; J e regrette ma liberté A u x dieux de la faveur si follement vendue.

139 Ah! plutôt que d'errer sur des flots inconstants, Que n'ai-je le destin du laboureur tranquille! Dans sa cabane étroite, au déclin de ses ans, Il repose entouré de ses nombreux enfants; L'un garde les troupeaux; l'autre porte à la ville Le lait de son étable, ou les fruits de ses champs, Et de son épouse qui file Il entend les folâtres chants. Mais le temps même à qui tout cède Dans les plus doux abris n'a pu fixer mes pas! Aussi léger que lui, l'homme est toujours, hélas! Mécontent de ce qu'il possède Et jaloux de ce qu'il n'a pas. Dans cette triste inquiétude, On passe ainsi la vie à chercher le bonheur. A quoi sert de changer de lieux et d'habitude Quand on ne peut changer son coeur? Les Regrets Pourquoi ne me rendez-vous pas Les doux instants de ma jeunesse? Dieux puissants! ramenez la course enchanteresse De ce temps qui s'enfuit dans la nuit du trépas! Mais quelle ambition frivole! Ah! Dieux! si mes désirs pouvaient être entendus, Rendez-moi donc aussi le plaisir qui s'envole Et les amis que j'ai perdus! Campagne d'Arpajon! solitude riante Où l'Orge fait couler son onde transparente! Les vers que ma main a gravés Sur tes saules chéris ne sont-ils plus encore? Le temps les a-t-il enlevés Comme les jeux de mon aurore? 0 désert! confident des plus tendres amours! Depuis que j'ai quitté ta retraite fleurie, Que d'Orages cruels ont tourmenté mes jours! Ton ruisseau dont le bruit flattait ma rêverie, Plus fidèle que moi, sur la même prairie,

140 Suit constamment le même cours: Ton bosquet porte encore une cime touffue Et depuis dix printemps, ma couronne a vieilli, Et dans les régions de l'éternel oubli Ma jeune amante est descendue. Les deux Ruisseaux Daphnis, privé de son amante, Conta cette fable touchante A ceux qui blâmaient ses douleurs: Deux ruisseaux confondaient leur onde, Et, sur un pré semé de fleurs, Coulaient dans une paix profonde. Dès leur source, aux mêmes déserts, La même pente les rassemble, Et leurs voeux sont d'aller ensemble S'abîmer dans le sein des mers. Faut-il que le destin barbare S'oppose aux plus tendres amours? Ces ruisseaux trouvent dans leur cours Un roc affreux qui les sépare, L'un d'eux, dans son triste abandon, Se déchaînait contre sa rive, Et tous les échos du vallon Répondaient à sa voix plaintive. Un passant lui dit brusquement: "Pourquoi sur cette molle arène, Ne pas murmurer doucement? Ton bruit m'importune et me gêne. N'entends-tu pas, dit le ruisseau, A l'autre bord de ce coteau Gémir la moitié de moi-même? Poursuis ta route, ô voyageur, Et demande aux dieux que ton coeur ne perde jamais ce qu'il aime". A Doris Jouissons, ô ma bergère, De la saison des amours!

141 Ce soleil qui nous éclaire Demain reprendra son cours; Mais quand la Parque ennemie Tranche le fil de nos jours, A tous les biens de la vie On dit adieu pour toujours. Donne à l'amant qui t'adore Mille baisers au matin, Le long du jour mille encore, Mille encore à son déclin! La nuit, brouillons-les dans l'ombre; Il faut tant les répéter Qu'enfin, trompés par le nombre, Nous ne puissions les compter. Contre l'amour qui nous lie Laissons crier les jaloux. Il est beau de faire envie, Le bonheur en est plus doux. Que le nôtre ait tant de charmes Qu'il irrite les désirs, Et puisse en verser des larmes Le censeur de nos plaisirs! Le Bonheur Heureux, qui des mortels oubliant les chimères, Possède une campagne, un livre, un ami sûr, Et vit indépendant sous le toit de ses pères! Pour lui le ciel se peint d'un éternel azur; L'innocence embellit son front toujours paisible; La vérité l'éclairé, et descend dans son coeur; Et par un sentier peu pénible, La nature qu'il suit le conduit au bonheur. En vain, près de sa solitude, La Discorde en fureur fait retentir sa voix; Livré, dans le silence, au charme de l'étude, Il voit avec douleur, mais sans inquiétude, Les états se heurter pour la cause des rois: Tandis que la veuve éplorée

142 Au pied des tribunaux va porter ses clameurs, Dans les embrassements d'une épouse adorée, De la volupté seule il sent couler les pleurs. Il laisse au loin mugir les orages du monde: Sur les bords d'une eau vive, à l'ombre des berceaux, Il dit en bénissant sa retraite profonde: "C'est dans l'obscurité qu'habite le repos!" Le sage ainsi vieillit, à l'abri de l'envie, Sans regret du passé, sans soin du lendemain; Et quand l'Etre éternel le rappelle en son sein, Il s'endort doucement pour renaître à la vie. Si le ciel l'eût permis, tel serait mon destin. Quelquefois éveillé par le chant des fauvettes Et par le vent frais du matin, J'irais fouler les prés semés de violettes; Et mollement assis, un La Bruyère en main, Au milieu des bosquets humectés de rosée, Des vanités du genre humain J'amuserais en paix mon oisive pensée. Le regard fixé vers les cieux, Loin de la sphère étroite où rampe le vulgaire, J'oserais remonter à la cause première, Et lever le rideau qui la couvre à mes yeux. Tandis que le sommeil engourdit tous les êtres, Ma muse, au point du jour, errant sur des fleurs, Chanterait des bergers les innocentes moeurs, Et frapperait l'écho de ses pipeaux champêtres. Coulez avec lenteur, délicieux moments! Ah! quel ravissement égale Celui qu'un ciel serein fait naître dans nos sens! Quel charme prête à nos accents L'éclat majestueux de l'aube matinale! Quel plaisir, sur la mousse, à l'ombre des bois verts, De respirer le baume et la fraîcheur des airs; D'entendre murmurer une source tombante, Bourdonner sur le thym l'abeille diligente; Ici, du rossignol résonner les concerts, Là, soupirer d'amour la colombe innocente! Souvent la douce paix qui règne dans les bois Elèverait ma muse à des objets sublimes;

143 J'oserais consacrer mes rimes A chanter les héros, les vertus et les lois. De la nuit des tombeaux écartant les ténèbres, Souvent j'évoquerais ces oracles célèbres A qui l'enthousiasme a dressé des autels, Ces esprits créateurs, ces bienfaiteurs du monde, Qui par des écrits immortels Ont chassé loin de nous l'ignorance profonde. Rassemblé devant moi, les grands législateurs Offriraient à mes yeux leur code politique, Précieux monuments de la sagesse antique.

Je voudrais promener ma douce rêverie Sous un feuillage épais, d'ombres enveloppé, Ou le long d'un ruisseau qui fuit dans la prairie. La nuit me surprendrait, assis dans un festin, Auprès d'une troupe choisie, Conversant de philosophie, Et raisonnant, le verre en main, Sur le vain songe de la vie. Pour sauver de l'oubli ses écrits et son nom, Qu'un autre se consume en de pénibles veilles: Si je cueillais, Eglé, sur tes lèvres vermeilles Le prix flatteur d'une chanson, A mes vers négligés si tu daignais sourire, Serait-il pour mon coeur un suffrage plus doux? T'intéresser, te plaire, est le but où j'aspire: De l'immortalité je serais moins jaloux. Que me fait près de toi l'opinion des hommes? Que me fait l'avenir? le présent est à nous: Notre univers est où nous sommes. Mais le temps ennemi, précipitant son cours, Fanera sur mon front la brillante couronne Dont je suis décoré par la main des Amours, Comme on voit se faner le feuillage d'automne. Bienfaisante Amitié, que j'adorai toujours, Répare du plaisir les douloureuses pertes! Ses sources dans mon coeur seront encore ouvertes,

Si ta faveur me reste au déclin de mes jours. Félicité du sage! ô sort digne d'envie! C'est à te posséder que je borne mes voeux. Eh! que me faudrait-il pour être plus heureux? J'aurai, dans cette courte vie, Joui de tous les biens répandus sous les cieux; Chéri de toi, ma douce amie, Et des coeurs droits qui m'ont connu, D'un riant avenir égayant ma pensée, Adorateur de la vertu, N'ayant point â gémir de l'avoir embrassée, Libre des passions dont l'homme est combattu, Je verrai sans effroi se briser mon argile: Qu'a-t-on à redouter lorsqu'on a bien vécu? Un jour pur est suivi par une nuit tranquille. Pleurez, ô mes amis! quand mon luth sous mes doigts Cessera de se faire entendre, Et si vous marchez quelquefois Sur la terre où sera ma cendre, Dites-vous l'un à l'autre: "il avait un coeur tendre; De l'amitié fidèle il a chéri les lois". Et toi, qui réunis les talents et les charmes, Quand près de mon tombeau tu porteras tes pas, Tu laisseras peut-être échapper quelques l a r m e s . . . Ah! si je puis briser les chaînes du trépas, Pour visiter encor ces retraites fleuries, Ces bois, ces coteaux, ces prairies, Où tu daignais souvent me serrer dans tes bras; Si mon âme vers toi peut descendre ici-bas, Qu'un doux frémissement t'annonce sa présence! Quand, le coeur plein de tes regrets, Tu viendras méditer dans l'ombre des forêts, Songe que sur sa tête elle plane en silence! Epilogue On voit se courber les vergers Sous le poids de leur opulence ; Le fruit mûr se détache et tombe en abondance, Emporté par les vents légers;

145 Les grappes pleines et vermeilles, A travers le pampre des treilles, Découvrent l'ambre du raisin. Déjà les villageois et leurs jeunes compagnes Arrivent pour cueillir les trésors des campagnes; Pomone les conduit, sa corbeille à la main; Bacchus mène avec lui l'essaim De ses folâtres vendangeurs, Qui célèbrent en choeur, dans leurs chansons joyeuses, Les Amours et le dieu du vin. On entend le pasteur chantant sous sa feuillée, Son troupeau qui mugit dans la fraîche vallée, Le ruisseau qui frissonne, et qui flotte incertain Au pied de la voûte émaillée Du laurier-rose et du jasmin. Quel charme est répandu sur le monde paisible! C'est ici le moment de la réflexion: C'est dans cette aimable saison Que la mélancolie inspire au coeur sensible. J'irai dans l'ombre des forêts, Dans les bocages toujours frais Qui nourrissent ma rêverie, Dans les rochers retentissants Dont les échos frappent mes sens D'une touchante mélodie: Heureux, si j'entends quelquefois Une fontaine gémissante, Ou la feuille sèche et bruyante Que le vent détache des bois, Ou le chant languissant d'un oiseau solitaire, Qui ranime, pour me distraire, Le souffle expirant de sa voix! Tandis que les pinsons, les limots, les fauvettes, Qui, pendant les beaux jours, ont si bien gazouillé, Habitants désolés de ses voûtes muettes, Se perchent en tremblant sur l'arbre dépouillé. Le chevreuil n'est plus sous l'ombrage: Le fond de ces berceaux commence à s'éclaircir; Le voyageur s'arrête, en jetant un soupir,

146 Dans les bois jonchés de feuillage. Adieu nature! adieu plaisir! L'oiseau, conduit par le zéphyr, Dans des climats plus doux va porter son ramage. Déjà les humides brouillards Viennent annoncer la froidure; Et le soleil sur la verdure Va lancer ses derniers regards.. . Ah! du moins, le printemps fera revivre encore Ces champs que doit flétrir l'haleine des hivers: Mais moi, soit que la nuit fasse place à l'aurore, Soit que l'astre du jour se plonge dans les mers, Je vous rappelle en vain, félicité passée! Tendres illusions de mon âme abusée! Votre vol a suivi la course des é c l a i r s . . . Pourquoi ces pleurs involontaires Que mes yeux laissent échapper? Pourquoi songer à des chimères Dont tout m'aide à me détromper? Regretterais-je, Amour, ton superbe esclavage? Et voudrais-je ajourd'hui recommencer d'aimer? Le nautonnier tremblant, tout baigné du naufrage, Sur les flots orageux est-il prêt de ramer? Va! laisse-moi, cruel, sur l'émail de ces plaines, Sur le rivage de ces eaux, Je n'irai plus chanter tes plaisirs et tes peines: Je n'irai plus dire aux échos Le nom de la beauté dont je portais les chaînes. Du bonheur que j'ai vu finir L'image dans mon coeur ne peut être effacée: Mais que sert de l'entretenir? Hélas! le plus doux souvenir Ne peut qu'affliger la pensée. Combien de fois, dès le matin, Je vins, sur ces gazons, rêver à l'infidèle! Combien de fois l'aube nouvelle M'y retrouva le lendemain! Si quelque haleine bienfaisante M'apporte l'odeur des bosquets,

147 Je crois respirer les bouquets Que je cueillais pour mon amante. Au retour du printemps, si dans l'ombre des bois Les rossignols se font entendre, Je pense aux douces nuits où j'écoutais leur voix, Quand l'Amour dans ces lieux me pressait de me rendre: Ainsi, quand le navigateur S'éloigne d'une île enchantée, Son oeil se tourne avec douleur Vers la rive qu'il a quittée. Cessez d'exciter mes regrets, Lieux charmants, lieux témoins des jeux de mon bel âge D'un bien qui m'est ravi pourquoi m'offrit l'image? Laissez, laissez mon coeur en paix! Ah! n'est-il pas temps d'être sage! Dans le vide affreux de mes jours, Viens flatter ma langueur, grave mélancolie, Près de moi, s'il se peut, remplace la folie, Et console mon coeur du départ des amours! Tu fuis des indiscrets la foule turbulente, Et les ris insensés et les frivoles jeux: Ce n'est que sur les bords d'une onde murmurante, A l'ombre d'un bois ténébreux, Que tu berces l'âme indolente Dans un repos voluptueux. O délicieuse tristesse, Plus douce encor que la gaîté! Ce monde, fatigué d'une éternelle ivresse, Ignore ta félicité, Je m'abandonne à toi, vénérable immortelle! Ne permets qu'à la tourterelle De troubler, par sa voix, la paix de ces déserts! Qu'elle attendrisse ma pensée, Quand Phébé répand dans les airs Le demi-jour de l'Elysée! . . . Mais quoi! jusqu'en tes bras le regret me poursuit! Je me rappelle encor des songes trop aimables, Et je porte mes yeux vers ce pays des fables Dont l'enchantement est détruit!

Dieux! laissez-moi du moins l'illusion champêtre! Laissez-moi mes bergers, mes fleurs et mes ruisseaux! Mais le charme est fini, j'ai perdu ces tableaux; J'ai vu de l'âge d'or l'image disparaître, Et je brise mes chalumeaux. Aux champs comme aux cités, l'homme est partout le même, Partout faible, inconstant, ou crédule, ou pervers, Esclave de son coeur, dupe de ce qu'il aime: Son bonheur que j'ai peint n'était que dans mes vers. Adieu donc, pour jamais, campagnes mensongères! Séjour peuplé d'amants, de nymphes, de bergères! Prés, collines, vallons où résonnait ma voix! Qu'êtes-vous devenus, doux plaisirs de ma vie? N'êtes-vous plus ces lieux que j'ai vus autrefois? D'où vient qu'à votre aspect mon âme est moins ravie? N'est-ce point là cette eau qui baignait la prairie? La fraîcheur et l'ombrage ont-ils fui de ces bois? Hélas! il m'a quitté cet enchanteur perfide Qui me trompait si doucement: Il m'a quitté ce dieu charmant Qui m'offrait les jardins d'Armide; Et le monde, à mes yeux, rentre dans le néant.

AU BOIS DE ROMAINVILLE

Enfin je suis las des orages! Les dieux ont pitié de mon sort. O mer, si jamais tu m'engages A fuir les délices du port, Que les tempêtes conjurées, Que les flots et les ouragans Me livrent encore aux brigands, Désolateurs de nos contrées! Quel fol espoir trompait mes voeux Dans cette course vagabonde! Le bonheur ne court pas le monde; Il faut vivre où l'on est heureux.

Je reviens de mes longs voyages Chargé d'ennuis et de regrets, Fatigué de mes goûts volages, Vide des biens que j'espérais. Dieux des champs! Dieux de l'innocence Le temps me ramène à vos pieds; J'ai revu le ciel de la France, Et tous mes maux sont oubliés. Je te salue, aimable rive Que la Seine orne de ses eaux! J'entends la sagesse tardive Qui m'appelle sur tes coteaux. Du séjour de son premier âge Qu'il est doux de se rapprocher! Telle est l'ivresse du nocher Quand il échappe à son naufrage.

Lieux plus doux! terre fortunée! O France, asile des beaux arts! Je plains ceux que leur destinée Emporte loin de tes regards. Et malheur au mortel avare, Transfuge insensé de tes bords, Qui, sous une zone barbare, Va pâlir sur de vains trésors! Que sont des îles meurtrières Près de l'éclat de tes jardins, Et la noirceur des Africains Près du teint frais de tes bergères? Le bruit des fouets persécuteurs, Frappant des esclaves tremblantes, Vaut-il la voix de ces amantes Dansant sous des chapeaux de fleurs?

150 Combien de fois dans ma pensée J'ai dit, les yeux baignés de pleurs: "Ne verrai-je plus les couleurs Du dieu qui répand la rosée?" Les voilà, les jonquilles d'or, Ces violettes parfumées! Jacinthes que j'ai tant aimées, Enfin je vous respire encor! Quelle touchante mélodie! C'est Philomèle que j'entends. Que ses airs, oubliés longtemps, Flattent mon oreille attendrie! Dans tous les lieux où j'ai passé La moindre tige m'intéresse: Le beau songe de ma jeunesse De toutes parts m'est retracé. O campagnes toujours chéries! Est-ce bien vous que je revois! Déjà dans la paix de ces bois Je retrouve mes rêveries. C'est sous leur voûte que j'aimais: Sur la mousse où je me repose, L'espérance, aux ailes de rose, Sourit aux voeux que je formais. Aux sons de cette cornemuse Qui retentit dans les vallons, Je me rappelle les chansons Qu'Amour inspirait à ma muse . . . Souvenirs présents à mes yeux, Vous me rendez ma jouissance! Il n'est donc pas vrai, justes dieux, Que le coeur s'use dans l'absence!

151 Fallait-il que l'ambition De mon abri connût la route? Ah! je sais trop ce qu'il en coûte D'embrasser son illusion. J'ai vu le monde et ses misères: Je suis las de les parcourir. C'est dans ces ombres tutélaires, C'est ici que je veux mourir! Je graverai sur quelque hêtre : "Adieu, fortune, adieu, projets! Adieu, rocher qui m'as vu naître, Je renonce à vous pour jamais". Que je puisse cacher ma vie Sous les feuilles d'un abrisseau Comme le frêle vermisseau Qu'enferme une tige fleurie! Si l'enfant qui porte un bandeau Voulait embellir mon asile, O bocage de Romainville! Couronne de fleurs ton berceau. Et si, sans bruit et sans escorte, L'amitié vient sur ses pas Frapper doucement à ma porte, Laisse-la voler dans mes bras. Amours, plaisirs, troupe céleste, Ne pourrai-je vous attirer, Et le dernier bien qui me reste Est-il la douceur de pleurer? Mais hélas! le temps qui m'entraîne Va tout changer autour de moi: Déjà mon coeur que rien n'enchaîne Ne sent que tristesse et qu'effroi! . . .

152 Ils viendront ces jours de ténèbres Où la vieillesse aux doigts pesants, Couvrira de voiles funèbres Les images de mon printemps. Ce bois même avec tous ses charmes Je dois peut-être l'oublier; Et le temps que j'ai beau prier Me ravira jusqu'à mes larmes.

ROUCHER (1745-1794)

LES MOIS (extraits)

Que tes divers ressorts ne me sont-ils connus, 0 Nature, ô Puissance éternelle, infinie, De l'être et de la mort invincible génie! Qu'avec plaisir mon luth proclamerait tes lois! Mais je ne suis point né pour de si hauts emplois; Tu bornes mon essor: admirateur paisible D'un cercle de beautés à tous les yeux visibles, Je dois, sans te surprendre aucun de tes secrets, Couler des jours sans gloire au milieu des forêts, Cueillir au bord des eaux la fleur qui va renaître, Et poète des champs, les faire aimer peut-être; Ce destin n'est pas grand, mais il est assez doux, Il cachera ma vie aux regards des jaloux. Eh bien! champs fortunés, forêts, vallons, prairies, Rouvrez-moi les détours de vos routes chéries; La ville trop longtemps m'enferma dans ses murs. Perdu trois mois entiers dans ses brouillards impurs, J'échappe à ce séjour de boue et d'imposture: Heureux de votre paix, retrouvant la Nature, Sur la mousse nouvelle et sur la fleur du thym, Je vais me pénétrer des parfums du matin, Je vois sur les rameaux de Vertumne et de Flore Epier quel bouton le premier doit éclore. (mars) Ma patrie! . . . A ce nom si doux et si chéri Jusqu'au fond de mon coeur je me sens attendri. Un penser douloureux, qui pourtant a des charmes, Et me trouble, et m'oppresse et fait naître mes larmes.

O murs de Montpellier! 0 mon premier séjour! Le mortel vertueux qui me donna le jour Habite votre enceinte, et le sort m'en exile Quand pourrai-je rentrer dans ce modeste asile, Où sans cesse attentif à mes besoins nouveaux, Il prodiguait pour moi le prix de ses travaux; Où sa sévérité, me cachant sa tendresse, De ma raison trop lente il hâtait la paresse, Me formait aux vertus, et portait dans mon coeur, La noble soif d'un nom des ténèbres vainqueur. Dieux! couronnez mes jours d'un destin plus prospère, Et je vole à l'instant dans les bras de mon père; Je lui rendrai son fils, si longtemps attendu, Ce fils, que pour la gloire il crut trop tôt perdu. De mes faibles talents il recevra l'hommage ; Il entendra ces vers pleins de sa douce image; Et des larmes de joie échappant de ses yeux, Peut-être en m'embrassant il bénira les cieux. (avril) A moi-même rendu, je vais jouir encore, Le long de ce ruisseau que l'Eglantier décore, Je promène mes pas de détour en détour: Je le vois se cacher, se montrer tour à tour. Je descends avec lui dans la vallée ombreuse, Agreste labyrinthe, où ma voix amoureuse A soupiré jadis mes plaisirs, mes tourments, Ce lieu réveille en moi de trop chers sentiments, Et par degrés, au sein de la mélancolie, Mon âme doucement tombe, rêve, et s'oublie.

Combien je fus heureux! Ciel! avec quel transports, Du naufrage échappé je rentrai dans le port! Quel charme de sentir ranimer tout son être! Je crus qu'avec mes sens mon coeur venait de naître. Tout me parut nouveau: le soleil à mes yeux N'avait jamais brillé si pur, si radieux.

Mon père; il me semblait plus sensible et plus tendre; Mon ami; j'aimais plus à le voir, à l'entendre: Et l'asile champêtre, où m'accueillit l'Amour, Pour moi, d'un long printemps ne fit qu'un heureux jour C'est alors que j'appris à mieux voir la campagne. C'est alors qu'appuyé sur ma belle compagne, Je connus, je goûtai tout ce que les oiseaux, Les bois touffus, coupés par de limpides eaux, Les grottes, les gazons, le parfum des prairies Inspirent aux amants de douces rêveries. Je dois à ces plaisirs si purs et si touchants Mon génie, amoureux du théâtre des champs; La sensibilité que nourrit la retraite, En me faisant plus tendre, ils m'on créé poète. (mai) Mais que dis-je? en perçant dans ce bois retiré, D'un cruel souvenir mon coeur est déchiré . . . Oui, trop plein de mes maux et lassé d'y rêver, Beau vallon! dans ton sein je voudrais retrouver Ce goût des vrais plaisirs que la Nature donne, Et qui fuit un Amour que l'espoir abandonne. Mais hélas! j'aime encore, je le sens; et mes yeux Chargés de nouveaux pleurs, en baigneraient ces lieux. Ici, tout me ramène à mon lâche esclavage. Il est trop dangereux de revoir ce rivage; Ah! mes plaintes encor y retrouvent mon amour: Perdons-en la mémoire, et fuyons ce séjour. (juin) Je veux à ta clarté, je veux franchir l'espace, Où se durcit la grêle, où la neige s'entasse . . . J'oserai plus. Je veux par-delà tous les cieux, Je veux passer encor mon vol ambitieux; Traverser les déserts, où pâle et taciturne, Se roule pesamment l'astre du vieux Saturne; Voir même au loin sous moi dans le vague nager De la comète en feu le globe passager; Ne m'arrêter qu'aux bords de cet abîme immense, Où finit la Nature, où le néant commence; Et de cette hauteur dominant l'univers,

Poursuivre dans leurs cours tous ces orbes divers, Ces mondes, ces soleils, flambeaux de l'empyrée, Dont la reine des nuits se promène entourée.

Heureux, qui peut alors errer dans les campagnes, Heureux, qui peut gravir au sommet des montagnes Et là, nonchalamment sur la verdure assis, Dans un calme profond endormir ses soucis. (août) Moi-même en ce moment, de quel feu créateur, Je sens renouveller mon génie et mon coeur! . . . Je renais, je revole à la cour des neuf soeurs, Et l'art des vers encore a pour moi des douceurs. . . Riche saison des fruits, c'est à toi que mes chants Devront cette énergie et ces accords touchants, Oui, maîtrisant le coeur par l'oreille enchantée, Font aimer dans mes vers la Nature imitée. D'un rocher sourcilleux atteignant la hauteur, C'est là que je voudrais, poète observateur De l'immense univers embrasser la structure; Et dans ces profondeurs poursuivant la Nature, Percer de mes regards sagement indiscrets, La nuit majestueuse où dorment ses secrets. (septembre) Nuit sombre: mais quel jour plus sombre lui succède Qu'il est faible, incertain! Quelle vapeur l'obsède! Froide et contagieuse, elle monte en flottant, Et comme un fleuve impur s'épaissit et s'étend. Je ne vois plus des monts l'inégale surface; Plaines, fleuves, cités, tout s'éteint, tout s'efface. Je ressemble au mortel, qui loin du jour languit Dans ces cachots, voisins de l'éternelle nuit. Mon front est sans couleur, ma tête est affaissée ; Et la mélancolie attristant ma pensée, Je ne sens dans mon coeur vide de tout désir, Ni l'amour des beaux-arts, ni le goût des plaisirs. Ma triste voix s'exhale en regrets inutiles.

157 Où sont-ils ces coteaux, que j'ai vu si fertiles? Où sont-ils ces vallons, si riants à mes yeux? Printemps, quand viendras-tu rasséréner les cieux? (décembre)

CONSOLATIONS DE MA CAPTIVITE

A ma Fille Ah! désormais sortez de ma mémoire, Tableaux riants dont je ne jouis plus! Tableaux cruels, vous m'invitiez à croire Que mes plaisirs feraient un jour ma gloire; Gloire, plaisirs, tous mes voeux sont déçus! Voilà, qu'aux goûts d'une innocente vie, Un sort barbare a succédé pour moi. Dans un donjon l'injustice me lie, Et l'avenir sur mon âme flétrie, Pèse chargé d'un immobile effroi. Quand du soleil la brillante lumière Me luit obscure à travers les barreaux, Je vois pleurer la Vertu prisonnière; Sous des verrous j'entends la nuit entière Des malheureux s'irriter de leurs maux. Adieu! jardins dont j'espérais encore Cueillir les dons; charmants jardins, adieu! L'automne en vain de nouveau vous décore; Loin des beautés que ces pas font éclore, Il faut gémir dans cet horrible lieu. Ce 1er pluviôse an 2, à cinq heures et demie du matin Je me lève avant le soleil; Nulle voix ne gémit, nul cri ne m'importune; De mes compagnes d'infortune La foule goûte en paix les douceurs du sommeil. Infortunés, dormez encore, Dormez, et puissiez-vous, au-delà de l'aurore, De l'oubli des chagrins longtemps vous abreuver! Vous n'avez pas pour vous sauver

158 Des maux dont, en veillant, votre âme est consumée, Comme moi d'une fille aimée La douce image à retrouver. A ma fille

Je ne verrai point reverdir Les marronniers en riche ombrage; Ces fleurs amantes du bocage, Je ne pourrai point les cueillir; Pour moi les ailes du zéphyr Ne sèmeront point, je le gage, L'or et la pourpre et le saphir Sur les frais gazons du rivage Que l'onde se plaît à nourrir; L'oiseau caché sous le feuillage, Dans son doux et brillant ramage, Ne me donne pas son plaisir; Et ce qui me pointe davantage, C'est de songer que chaque image, S'irritant dans mon souvenir, De plus en plus viendra noircir Les ombres de mon esclavage . . . L'arbre sacré, dont les rameaux, Déjà débarrassés d'épines, Couvraient de leurs feuilles divines Une moisson de fruits nouveaux, Ont ébranlé dans ses racines; Les brigands aux mains assassines Courent se répandre à grands flots. Sortis des gouffres infernaux, Les trahisons et les rapines, Tous les monstres, tous les fléaux, Ramènent la nuit du chaos; La France est un monde en r u i n e s . . . Je veux être seul; qu'on me laisse Lutter seul contre le destin! Peut-être saurai-je en moi-même Trouver cette force suprême. Qui ne lutte jamais en vain, Disciple du sage Romain

159 Qui d'un regard ferme, héroïque, Prévoyant une mort tragique, Contre un Néron, vil assassin, Armait sa morale stoique ; Je la goûte, je me l'applique, Et je me préparé à ma fin.

GILBERT (1751-1780)

LES CHARMES DES BOIS

Que j'aime ces bois solitaires! Aux bois se plaisent les amants; Les nymphes y sont moins sévères, Et les bergers plus éloquents. Les gazons, l'ombre et le silence Inspirent les tendres aveux; L'Amour est aux bois sans défense; C'est aux bois qu'il fait des heureux. O vous qui, pleurant sur vos chaînes, Sans espoir servez sous ses lois, Pour attendrir vos inhumaines, Tâchez de les conduire aux bois! Venez aux bois, beautés volages; Ici les amours sont discrets: Vos soeurs visitent les ombrages, Les Grâces aiment les forêts. Que ne puis-je, aimable Glycère, M'y perdre avec vous quelquefois! Avec la beauté qu'on préfère Il est si doux d'aller aux bois! Un jour j'y rencontrai Thémyre, Belle comme un printemps heureux: Ou son amant, ou le zéphyr Avait dénoué ses cheveux.

161 J e ne sais point quel doux mystère Ce galant désordre annonçait; Mais Lycas suivait la bergère, Et la bergère rougissait. Doucement je l'entendis même Dire au berger plus d'une fois: " O mon bonheur! ô toi que j'aime! Allons toujours ensemble aux b o i s ! "

ODE (extrait)

Enfin j'arrive au port: voici les lieux charmants Où mon coeur éprouva ses premiers sentiments; Où, comme un songe heureux, s'envola mon enfance: Age d'or, jours sereins, coulés dans l'innocence! Vallons, forêts, ruisseaux, que vous me semblez doux: Pour ne plus vous quitter, je retourne vers vous. L'or n'éclatera point dans mon humble retraite. L'amour de vos déserts, une âme satisfaite, Des livres, des amis, le bonheur d'être à soi; Voilà tous les trésors que j'apporte avec moi. Qu'ai-je besoin de plus, dans une vie obscure? Il faut beaucoup au luxe, et peu pour la nature. O médiocrité, sûr abri des mortels, De fleurs, tous les printemps, j'ornerai tes autels. C'est pour l'ombre et les champs que le ciel m'a fait naître, Protège et la cabane, et l'enclos, et le maître; Daigne écarter les soins, les vices, les revers, De ce foyer rustique où j'ai gravé ces vers.

LE POETE MALHEUREUX

Vous que l'on vit toujours chéris de la fortune, De succès en succès promener vos désirs, Un moment, vain mortels, suspendez vos plaisirs: Malheureux . . . Ce mot seul déjà vous importune! On craint d'être forcé d'adoucir mes destins! Rassurez-vous, cruels ¡environné d'alarmes, J'appris à dédaigner vos bienfaits incertains, Et je ne viens ici demander que des larmes.

162 Savez-vous quel trésor eût satisfait mon coeur? La gloire: mais la gloire est rebelle au malheur, Et le cours de mes maux remonte à ma naissance. Avant que, dégagé des ombres de l'enfance, Je pusse voir l'abîme où j'étais descendu, Père, mère, fortune, oui, j'avais tout perdu. Du moins l'homme éclairé, prévoyant sa misère, Enrichit l'avenir de ses travaux présents ; L'enfant croit qu'il vivra comme a vécu son père, Et tranquille s'endort entre les bras du Temps. La raison luit enfin, quoique tardive à naître. Surpris, il se réveille, et chargé de revers, Il se voit sans appui dans un monde pervers, Forcé de haïr l'homme avant de le connaître. Saison de l'ignorance, ô printemps de mes jours! Faut-il que, tourmenté par un instinct perfide, J'aie, à force de soins, précipité ton cours, Trop lent pour mes désirs, mais déjà si rapide? Ou faut-il aujourd'hui, sans gloire et malheureux, Jusqu'à te désirer je rabaisse mes voeux? Pareil à cet aiglon qui de son nid tranquille, Voyant près du soleil son père transporté Nager avec orgueil dans des flots de clarté, S'élève, bat les airs de son aile indocile, Retombe, et ne pouvant le suivre que des yeux, En accuse son nid, et d'un bec furieux Le disperse brisé, mais en vain le regrette, Quand, égaré dans l'ombre, il erre sans retraite. Mais on admire, on aime, ou soutient les talents; C'est en vain qu'on voudrait repousser les élans: Sur ses pâles rivaux renversant la barrière, Le génie à grands pas marche dans la carrière. C'est vous qui l'assurez; et moi, que les destins Ont toujours promené sur la scène du monde, Je dis (et ma jeunesse en naufrages fécondes, Etudia longtemps les perfides humains, Apprit où s'arrêtaient les forces du génie): "Le talent rampe et meurt s'il n'a des ailes d'or, Ou, vendant ses vertus, rare et noble trésor, Lève^un front couronné de gloire et d'infamie".

163 Que ne puis-je, ô mortels, être accusé d'erreur? Quel que soit mon orgueil, oui, j'aimerais à croire Que j'ai par trop d'audace irrité mon malheur; Que je frappais sans titre aux portes de la gloire. Il en coûte à mon coeur de vous croire méchants; Mais expliquez, cruels, l'énigme de ma vie, Ou rendez-moi raison de votre barbarie. Dieu plaça mon berceau dans la poudre des champs; Je n'en ai point rougi;maître du diadème, De mon dernier sujet j'eusse envié le rang, Et, honteux de devoir quelque chose à mon sang, Voulu renaître obscur pour m'élever moi-même: A l'âge où la raison sommeille, oisive encor, La mienne impatiente ose prendre l'essor:

Sans guide, sans secours J'abandonne, insensé, mon paisible village, Et les champs où mon père avait fini ses jours. Cieux, tonnez contre moi; vents, armez votre rage, Que, vide d'aliments, mon vaisseau mutilé Vole au port sur la foi d'une étoile incertaine, Et par vous loin du port soit toujours exilé. Mon asile est partout où l'orage m'entraîne. Que m'importe que les flots s'abîment sous mes pieds; Que la mort en grondant s'étende sur ma tête; Sa présence m'entoure, et, loin d'être effrayés, Mes yeux avec plaisir regardent la tempête: Du sommet de la poupe, armé de mon pinceau, Tranquille, en l'admirant, j'en trace le tableau.

O rives de la Saône, où ma faible paupière, A la clarté des cieux commença de s'ouvrir, Lieux où l'on sait au moins respecter l'innocence, Vous ne me verrez plus! mon dernier jour s'avance; Mes yeus se fermeront sous un ciel inhumain. Amis! . . . vous me fuyez, cruels! je vous implore, Rendez-moi ces pinceaux échappés de ma main. Je m e u r s . . . Ce que je sens, je le veux peindre encore.

164 LES PLAINTES DU MALHEUREUX

Le jour fuit, la nuit naît, prompte à s'évanouir; Tout passe, et ma douleur paraît seule éternelle! Je cours auprès des biens dont je ne puis jouir; Aux cris du malheureux la fortune est rebelle; Point d'espoir de r e p o s . . . L'abaissement, la faim, Les pleurs, le désespoir, voilà mon apanage. Mes talents, ma vertu, mes veilles, tout est vain; Ma misère et mes maux croissent avec mon âge. Que devenir? que faire? ô mort, à mon secours! Viens, finis mes tourments; et pourquoi vis-je encore? Pour souffrir, pour traîner d'insupportables jours? La mort aussi me f u i t . . . vainement je l'implore . . . Dieu cruel! réponds-moi. Quels sont donc tes desseins, En me chargeant ainsi du poids de l'infortune, Tandis qu'autour de moi je vois tous les humains M'étaler au bonheur dont l'aspect m'importune? Hélas! si tu ne veux qu'éprouver ma vertu, C'est trop me tourmenter, je la sens qui chancelle; Le besoin la balance et va triompher d'elle. Arrête . . . malheureux! que je suis combattu! Il est donc vrai que l'homme, en proie à la misère, Malgré lui vers le crime est souvent entraîné . . . Malheur à ceux dont je suis né! Père aveugle et barbare! impitoyable mère! Pauvres, vous fallait-il mettre au jour un enfant Qui n'héritât de vous qu'une affreuse indigence? Encore si vous m'eussiez laissé votre ignorance, J'aurais vécu paisible en cultivant mon champ . . . Mais vous avez nourri les feux de mon génie; Mais, vous-mêmes, du sein d'une obscure patrie Vous m'avez transporté dans un monde éclairé. Maintenant au tombeau vous dormez sans alarmes, Et m o i . . . sur un grabat arrosé de mes larmes, Je veille, je languis par la faim dévoré, Et tout est insensible aux horreurs que j'endure! Tout est sourd à mes c r i s . . . tout dort dans la nature, Dans les bois, à la ville, aux champs et sur les flots.

165 L e M . . . au teint de rose et l'ami du repos, R o n f l e nonchalamment étendu sur la plume; Et jusqu'à l'artisan, dès l'aube du jour, Faisant sous un marteau retentir son enclume, Donne aux époux voisins le signal de l'amour; T o u t repose endormi dans l'oubli de ses peines. Mes yeux seuls sont ouverts, je suis seul malheureux . . . Seul, je remplis les airs de mes cris douloureux; Seul, de tous les penchants mon coeur porte les chaînes; L'honneur qui me berçant de l'espoir d'un grand nom, M ' e m p o r t e malgré m o i sur les pas d ' A p o l l o n , L'ambition de l'or, la jalousie impure, Et l'amour, pour tout autre une source de biens . . . Me causent plus de maux que la faim la plus dure. Heureux cent fois le pauvre à qui de doux liens Peuvent faire oublier les soucis de la vie! Heureux, bien plus heureux cet h o m m e de génie, Qui placé dans l'aisance et cultivant les arts, N ' a pas besoin d'appui pour fixer nos regards! Il vole à tire d'aile au temple de mémoire : Semblables aux beautés qui vont baissant les yeux A l'aspect d'un soleil brûlant et radieux, Les grands le craindront tous, éblouis de sa gloire . . . Et m o i , m o i , malheureux! j'aurai beau travailler, Je vivrai dans l ' o u b l i . . . la muse mercenaire D'un état glorieux ne peut jamais b r i l l e r . . . Mais cessons de me plaindre, et tremblons de déplaire.

L'AMANT DESESPERE Forêts solitaires et sombres, Je viens, dévoré de douleurs, Sous vos majestueuses ombres, Du repos qui me fuit respirer les douceurs. Recherchez, vains mortels, le tumulte des villes! Ce qui charme vos yeux aux miens est en horreur. Ce silence imposant, ces lugubres asiles, V o i l à ce qui peut plaire au trouble de m o n coeur.

166 Arbres! r é p o n d e z - m o i . . . Cachez-vous ma Sylvie? Sylvie! ô ma Sylvie! . . . elle ne m'entend pas. Tyrans de ces forêts, me l'auriez-vous ravie? Hélas! je cherche en vain la trace de ses pas! O feuillages chéris, voluptueux feuillages! Combien de fois vos noirs ombrages Nous ont aux yeux jaloux l'un et l'autre voilés, Et que ces doux instants se sont vite écoulés! Toi qui me répétais les chants de ma Sylvie, Quand, seule, elle vantait les douceurs de sa vie, L'entends-tu, parle, écho; dis, me la rendra-t-on? Hélas! il semble qu'il dit non . . . Mais quel son a frappé mon oreille éperdue? Peut-être est-ce un soupir de ma divinité, Qui dit à mon coeur agité: Viens, elle te sera rendue . . . C'est elle! ô doux retour! hâtons-nous d'approcher! J'entends ses pieds fouler les feuilles gémissantes. Mais non . . . c'est un ruisseau qui va contre un rocher Briser en murmurant ses ondes blanchissantes. Ce ruisseau murmurer? . . . Il gémit sur mon s o r t . . . Ces arbres attristants et voués à la mort, Qui couronnent ces rives, Ces sapins, ces cyprès, leur morne majesté, Ces bois silencieux, leur vaste obscurité, Tout semble prendre part à mes douleurs plaintives. Ah! revînt-elle encore, il ne sera plus temps. Ses yeux, au lieu de moi, retrouveront ma cendre; Et les pleurs que sur elle on la verra répandre, Ses regrets douloureux, ses longs gémissements, Viendront au tombeau même éveiller mes tourments.

167 U N Q U A R T D'HEURE DE MISANTHROPIE

Et je vivrais encor dans ce coupable monde! Non! autant mes destins y furent douloureux, Autant pour lui ma haine est brûlante et profonde. Tigres, daignez m'ouvrir vos séjours ténébreux; Je veux vivre avec vous. Ce vaste et noir silence, Cette nuit dont l'horreur attriste au loin ces bois, Ces arbres déployés comme une tente immense, L'écho qui multiplie et prolonge ma voix, Ces rochers entassés et pendants sur une onde Qui tombe de leur cime, écume, et, vagabonde, Imite en se plaignant la voix du malheureux; Oui, tous ces noirs objets pour moi n'ont rien d'affreux.

Quand tout devant mes yeux respire la tristesse, Je ne sais quel plaisir pénètre dans mon coeur; Mais mon front s'éclaircit, je sens moins mes malheurs, Je crois que la nature à mon sort s'intéresse: Etre plaint, c'est beaucoup pour un infortuné! Et ce triste bonheur que l'homme lui dénie, En apparence au moins dans les bois m'est donné. Bois, cachez aux mortels mon importune vie. Hélas! étais-je fait pour en être haï? Ingrats, je vous aimais. . . vous m'avez tous trahi.

LE JUGEMENT DERNIER

"Quels biens vous ont produits vos sauvages vertus. Justes? vous avez dit: "Dieu nous protège en père"; Et partout opprimés, vous rampez, abbatus Sous les pieds du méchant dont l'audace prospère. Implorez ce dieu défenseur; En faveur de ses fils, qu'il arme sa vengeance. Est-il aveugle et sourd? Est-il d'intelligence Avec l'impie et l'oppresseur?

168 "Méchants, suspendez vos blasphèmes. Est-ce pour le braver qu'il nous donne la voix? Il nous frappe, il est vrai; mais sans juger ses lois, Soumis, nous attendons qu'il vous frappe vous-mêmes. Ce soleil, témoin de nos pleurs, Amène à pas pressés le jour de sa justice. Dieu nous paiera de nos douleurs, Dieu viendra nous venger des triomphes du vice. "Qu'il vienne donc, ce Dieu, s'il a jamais été! Depuis que du malheur les vertus sont sujettes, L'infortuné l'appelle et n'est point écouté. H dort au fond du ciel sur ses foudres muettes. Est-ce là ce Dieu généreux? Et vous pouvez encore espérer qu'il s'éveille? Allez, imitez-nous, et, tandis qu'il sommeille, Soyez coupables, mais heureux". Quel bruit s'est levé? La trompette sonnante A retenti de tous côtés; Et, sur mon char de feu, la foudre dévorante Parcourt les airs épouvantés. Ces astres teints de sang, et cette horrible guerre, Des vents, échappés de leurs fers, Hélas! annoncent-ils aux enfants de la terre Le dernier jour de l'univers? L'océan révolté loin de son lit s'élance, Et, de ces flots séditieux, Court, en grondant, battre les cieux, Tout prêts à le couvrir de leur ruine immense. C'en est fait! L'Eternel, trop longtemps méprisé, Sort de la nuit profonde Où, loin des yeux de l'homme, il s'était reposé; Il a paru; c'est lui, son pied frappe le monde Et le monde est brisé. Tremblez, humains! Voici de ce juge suprême Le redoutable tribunal. Ici perdent leur prix l'or et le diadème, Ici l'homme à l'homme est égal;

169 Ici la vérité tient ce livre terrible Où sont écrits vos attentats; Et la religion, mère autrefois sensible, S'arme d'un coeur d'airain contre ses fils ingrats. Sortez de la nuit éternelle, Rassemblez-vous âmes des morts; Et reprenant vos mêmes corps, Paraissez devant Dieu; c'est Dieu qui vous appelle. Arrachés de leur froid repos, Les morts du sein de l'ombre, avec terreur s'élancent, Et près de l'Eternel en désordre s'avancent Pâles et secouant la cendre des tombeaux. O Sion! oh! combien ton enceinte immortelle Renferme en ce moment des peuples éperdus! Le musulman, le juif, le chrétien, l'infidèle, Devant le même Dieu s'assemblent confondus. Quel tumulte effrayant! que de cris lamentables! Ciel! qui pourrait compter le nombre des coupables? Ici, près de l'ingrat, Se cachent l'imposteur, l'avare, l'homicide Et ce guerrier perfide Qui vendit sa patrie en un jour de combat. Ces juges trafiquaient du sang de l'Innocence Avec ses fiers persécuteurs; Sous le vain nom de bienfaiteurs, Ces grands semaient ensemble et les dons et l'offense. Où fuir? où se cacher? l'oeil vengeur vous poursuit Vous, brigands, jadis rois, ici sans diadème Les antres, les rochers, l'univers est détruit: Tout est plein de l'être suprême. Coupables, approchez: De la chaîne des ans les jours de la clémence Sont enfin retranchés. Insultez, insultez aux pleurs de l'innocence : Son Dieu dort-il? répondez-nous. Vous pleurez! vains regrets! ces pleurs font notre joie. A l'ange de la mort Dieu vous a promis tous, Et l'enfer demande sa proie.

170 Mais d'où vient que je nage en des flots de clarté? Ciel! malgré moi, s'égarant sur ma lyre, Mes doigts harmonieux peignent la volupté! Fuyez! pécheurs, respectez mon délire. Je vois les élus du Seigneur Marcher d'un front riant au fond du sanctuaire. Des enfants doivent-ils connaître la terreur Lorsqu'ils approchent de leur père? Quoi! de tant de mortels qu'ont nourris tes bontés, Ce petit nombre, ô ciel, rangea ses volontés Sous le joug de tes lois augustes! Des vieillards, des enfants, quelques infortunés! A peine mon regard voit, entre mille justes, S'élever deux fronts couronnés. Que sont-ils devenus ces peuples de coupables Dont Sion vit ses champs couverts? Le Tout-Puissant parlait; ces accents redoutables Les ont plongés dans les Enfers. Là tombent condamnés et la soeur et le frère, Le père avec le fils, la fille avec la mère, Les amis, les amants, et la femme et l'époux, Le roi près du flatteur, l'esclave avec le maître, Légions de méchants, honteux de se connaître, Et livrés pour jamais au céleste courroux. Le juste enfin remporte la victoire, Et de ses longs combats, au sein de l'Eternel, Il se repose environné de gloire. Ses plaisirs sont au comble et n'ont rien de mortel; Il voit, il sent, il connaît, il respire, Le Dieu qu'il a servi, dont il aime l'empire; Il en est plein, il chante ses bienfaits. L'Eternel a brisé son tonnerre inutile; Et d'ailes et de faux dépouillé désormais Sur les mondes détruits le Temps dort immobile.

171 ODE IMITEE DE PLUSIEURS PSAUMES ET COMPOSEE PAR L'AUTEUR HUIT JOURS AVANT SA MORT

J'ai révélé mon coeur au Dieu de l'innocence; Il a vu mes pleurs impénitents. Il guérit mes remords, il m'arme de constance; Les malheureux sont des enfants. Mes ennemis, riant, ont dit dans leur colère: "Qu'il meure et sa gloire avec lui!" Mais à mon coeur calmé le Seigneur dit en père: "Leur haine sera ton appui. "A tes plus chers amis ils ont prêté leur rage: Tout trompe ta simplicité; Celui que tu nourris court vendre ton image Noire de sa méchanceté. "Mais Dieu t'entend gémir, Dieu vers qui te ramène Un vrai remords né des douleurs; Dieu qui pardonne enfin à la nature humaine D'être faible dans les malheurs. "J'éveillerai pour toi la pitié, la justice De l'incorruptible avenir; Eux-mêmes épureront, par leur long artifice, Ton honneur qu'ils pensent ternir". "Soyez béni, mon Dieu! vous qui daignez me rendre L'innocence et son noble orgueil; Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre, Veillerez près de mon cercueil! Au banquet de la vie, infortuné convive, J'apparus un jour, et je meurs. Je meurs; et, sur ma tombe où lentement j'arrive, Nul ne viendra verser des pleurs. Salut, champs que j'aimais! et vous, douce verdure! Et vous, riant exil des bois! Ciel, pavillon de l'homme, admirable nature, Salut pour la dernière fois!

172 Ah! puissent voir longtemps votre beauté sacrée Tant d'amis sourds à mes adieux! Qu'ils meurent pleins de jours! que leur mort soit pleurée! Qu'un ami leur ferme les yeux!

BERTIN (1752-1790)

EPITRE A M. DES FORGES-BOUCHER (extraits)

Fuyant le monde après l'avoir servi, Des seuls beaux-arts le vrai sage suivi, Foule à ses pieds l'importune mémoire De ses plaisirs, et même de sa gloire. Le vrai bonheur est dans la solitude . . . Moi-même, hélas! qui, dans la fleur de l'âge, N'ai point d'orgueil ni le temps d'être sage, Plus d'une fois, loin du bruit de la cour, Cherchant l'abri des bois de Feuillancour, Je préférais aux rives de la Seine Ces bords fleuris qu'une simple fontaine Mord sourdement d'un flot tranquille et pur. Ce beau vallon me plaît mieux que Tibur. Là, le premier, sous l'herbe renaissante, Je viens cueillir la fraise rougissante, Et du rameau détache le dernier Ces dons mûris qui rompent le panier: Au seul hiver nous cédons nos retraites . . . 0 jour présent à mon âme attendrie, Où, de ton sein, jeune encore, enlevé, Aux doctes soeurs nourisson réservé, Sous d'autres cieux cherchant un autre monde, J'ai vu tes bords s'enfuir au loin dans l'onde. Que de regrets ont suivi mes adieux! Combien de pleurs coulèrent de mes yeux! . . . Champs fortunés, ombrages toujours verts, Ah! que ne puis-je, oubliant l'univers, Dans votre sein, couler des jours prospères! J'irai, j'irai sous le toit de mes pères,

174 J'irai revoir mes pénates chéris. Oui, c'en est fait; j'abandonne Paris: Qu'un peuple aimable, y couronnant sa tête, Change l'année en un long jour de fête; Pour moi, je p a r s . . . Où sont les matelots? Venez, montez et sillonez les flots. Au doux zéphyr abandonnez la voile, Et de Vénus interrogeons l'étoile. Qui trouverait, sous son astre amoureux, Une onde calme ou des vents rigoureux? Je vous revois, palais simple et rustique, De mon berceau dépositaire antique. O doux moment à mon coeur éperdu! Je vous revois; ah, toi, qui m'es rendu, Toi, qu'en s'ouvrant, mes yeux vinrent éclore Des doux baisers de Vertumne et de Flore, O compagnon cher à mes premiers ans, Jeune abrisseau, qui distille l'encens, Retiens tes pleurs, quand le sort nous rassemble! Te souvient-il que nous croissions ensemble?

LES AMOURS

Livre I Elégie viii Regardez Eucharis, vous qui craignez d'aimer, Et vous voudrez mourir du feu qui me dévore; Vous dont le coeur éteint ne peut plus s'enflammer, Regardez Eucharis, vous aimerez encore. Il faut brûler quand de ces flots mouvants La plume ombrage, en dais, sa tête enorgueillie; Il faut brûler, quand l'haleine des vents Disperse ses cheveux sur sa gorge embellie. Un air de négligence, un air de volupté, Le sourire ingénu, la pudeur rougissante, Les diamants, les fleurs, l'hermine éblouissante, Et la pourpre et l'azur, tout sied à sa beauté, Que j'aime à la presser, quand sa taille légère

175 Emprunte au sérail les magiques atours, Ou qu'à mes sens ravis sa tunique étrangère D'un sein voluptueux dessine les contours! L'amour même a poli sa main enchanteresse, Ses bras semblent formés pour enlacer des dieux: Soit qu'elle ferme ou qu'elle ouvre les yeux, Il faut mourir de langueur ou d'ivresse. Il faut mourir, lorsqu'au milieu de nous, Eucharis vers le soir, nouvelle Terpsichore, Danse, ou prenant sa harpe entre ses beaux genoux, Mêle à ce doux concert sa voix plus douce encore. Que de légèreté dans ses doigts délicats! Tout l'instrument frémit sous ses deux mains errantes; Et le voile incertain des cordes transparentes, Même en les dérobant, embellit ses appas. Tel brille un astre pur dans le mobile ombrage; Telle est Diane aux bains, ou telle on peint Cypris Dans Amathonte à ses peuples chéris Se laissant voir à travers du nuage. O vous qui disputez le prix, Le prix divin des talents et des charmes, Je n'ai qu'à montrer Eucharis, Vous rougirez, et vous rendrez les armes. . . Lorsqu'elle parut l'autre soir Dans le temple de Melpomène, On lui battit des mains, on la prit pour la Reine, Et tout Paris charmé se leva pour la voir. L'aimer, lui plaire enfin est mon unique envie; A posséder son coeur je borne tous mes voeux: Et qui voudrait donner un seul de ses cheveux Pour tous les trésors de l'Asie? Elégie

xiii

Les vents, la pluie et la foudre, La nuit, sous un ciel orageux, Menacent de réduire en poudre Nos toits ébranlés dans leurs jeux, Tu te rapproches, tu me presses, Je sens tes membres agités; Et triste au sein des voluptés,

176 "De nos innombrables caresses Les Dieux, dis-tu, sont irrités". Eh! qu'importe à ces dieux paisibles, Nourris d'encens sur leurs autels, L'amour de deux faibles mortels, Qu'eux-mêmes ils ont créés sensibles? Quel mal leur fait ce doux plaisir, Chef-d'oeuvre heureux de leur puissance, Cet éclair de la jouissance Que l'on peut à peine saisir? Les dieux ne sont point en colère; Va, cesse enfin de t'alarmer: Rejette une erreur populaire; Crois-moi, dans la saison de plaire Le ciel ne défend point d'aimer. Aimons, ô ma belle maîtresse! Buvons nos vins délicieux: Et que, dans cette double ivresse, La mort, au sein de la paresse, Vienne demain fermer nos yeux. L'amour par une pente aisée, La tête ceinte encore de fleurs, Loin du triste séjour des pleurs, Te conduira dans l'Elysée. Là, sous des berceaux toujours verts, Au murmure de cent fontaines, On voit les ombres incertaines Danser, former des pas divers, Et l'écho des roches lointaines Redit les plus aimables vers. C'est là que vont régner les belles Qui n'ont point trahi les serments: C'est là qu'on place à côté d'elles Le nombre élu des vrais amants: L'enfer est pour les infidèles Et pour les coeurs indifférents.

177 Livre II Elégie v Je vous revois, ombrage solitaire, Lit de verdure, impénétrable au jour, De mes plaisirs discret dépositaire, Temple charmant où j'ai connu l'Amour. O souvenir trop cher à ma tendresse! J'entends l'écho des rochers d'alentour Redire encore le nom de ma maîtresse! Je vous revois, délicieux séjour! Mais ces moments de bonheur et d'ivresse, Ces doux moments sont perdus sans retour. C'est là, c'est là qu'au printemps de ma vie, En la voyant je me sentis brûler D'un feu soudain: je ne pus lui parler; Et la lumière à mes yeux fut ravie. C'est là qu'un soir j'osai prendre sa main Et la baiser d'un air timide et sage: C'est là qu'un soir j'osai bien davantage: Rapidement je fis battre son sein, Et la rougeur colora son visage: C'est là qu'un soir je la surpris au bain. Je vois plus loin la grotte fortunée, Où dans mes bras soumise, abandonnée, Les noeuds défaits et les cheveux épars, De son vainqueur évitant les regards, Mon Eucharis, heureuse et confondue, Pleura longtemps sa liberté perdue. Le lendemain, de ses doigts délicats Elle pinçait les cordes de sa lyre: Et, l'oeil en feu, dans son nouveau délire, Elle chantait l'amour et ses combats. A ses genoux, j'accompagnais tout bas Ces airs touchants que l'Amour même inspire, Que malgré soi l'on se plaît à redire L'instant d'après. Alors plus enflammé Je m'écriais: "Non, Corinne et Témire, Céphise, Aglaure et la brune Zulmé, Qu'on vante tant, ne sont rien auprès d'elle!

Mon Eucharis est surtout plus fidèle; Je suis bien sûr d'être toujours aimé!" La nuit survint: asile humble et champêtre, Long corridor interdit aux jaloux, Tu protégeas mes larcins les plus doux. Combien de fois j'entrai par la fenêtre Quand sa pudeur m'opposait des verroux! Combien de fois dans l'enceinte profonde De ces ruisseaux en fuyant retenus, Au jour baissant, je vis ces charmes nus En se plongeant embrassés de leur onde, Et sur les flots quelque temps soutenus! Je croyais voir ou Diane ou Vénus Sortant des mers pour embellir le monde. Combien de fois, au sein même des eaux Qu'elle entr'ouvrait, me plongeant après elle, Et la pressant sur un lit de roseaux, Je découvris une source nouvelle De voluptés dans ces antres nouveaux! 0 voluptés! délices du bel âge, Plaisirs, amours, qu'êtes-vous devenus! Je crois errer sur des bords inconnus, Et ne retrouve ici que votre image. Dans ce bois sombre en cyprès transformé, Je n'entends plus qu'un triste et long murmure Ce vallon frais, par les monts renfermé, N'offre à mes yeux qu'une aride verdure; L'oiseau se tait, l'air est moins parfumé, Et ce ruisseau roule une onde moins pure; Tout est changé pour moi dans la nature ; Tout m'y déplaît; je ne suis plus aimé. Elégie vii

Qui t'aimera jamais comme je t'aime? Dans tes yeux seuls qui mettra son bonheur? Reviens, ô mon bien suprême; Entre mes bras abjure ton erreur; Reviens, crois-moi; mon visage N'est point si changé du temps.

179 Vois sur mon front ces cheveux bruns flottants: De la vieillesse ont-ils senti l'outrage? Ne rougis point de mon âge ; Je compte à peine un lustre après vingt ans. Je suis cher à Vénus, cher au dieu de la Thrace ; Au milieu des festins je bois le vin mousseux; Emule de Chapelle, et disciple d'Horace, Parfois son luth, avec grâce, A retenti sous mes doigts paresseux. Qui sait mieux, à pas lents, dans une nuit obscure, Chercher furtivement l'objet de ses désirs, Déposer des baisers sans le moindre murmure, Et varier, suspendre, ou hâter le plaisir? Tu pleureras un jour ta rigueur imprudente; De mon amour, trop tard, tu connaîtras le prix. Dès demain, dès ce soir, mon âme indépendante Peut châtier tes superbes mépris. Déjà, déjà vingt beautés dans Paris M'offrent leur coeur, et briguent ma tendresse. J'en sais même une, ô ma belle maîtresse, Qui se vante tout haut d'être mon Eucharis. Reviens, avant qu'une étrangère Près de moi, vers minuit, se glisse entre deux draps, Et sur mon lit défait, en chemise légère, Le lendemain matin repose dans mes bras. Oui, reviens; à ce prix, ma compagne adorable, Ton ami se soumet à la plus dure loi: Et si jamais il ose devant toi Louer, regarder même un seul objet aimable, Puissent, le jour entier, dans tes yeux menaçants Ses yeux chercher en vain le pardon qu'il implore, Et ta porte, insensible à ses cris gémissants, Ne point s'ouvrir avant l'aurore! Songes-y bien, la coupable beauté Que nul amant n'a pu trouver constante, Dans son automne expiant sa fierté, Seule en un coin, plaintive et gémissante, A la lueur d'une lampe mourante, Conduit l'aiguille, ou d'une main tremblante Tourne un fuseau de ses pleurs humecté. En la voyant, la maligne jeunesse

180 Triomphe, et rit de sa douleur. L'Amour, armé d'un fouet vengeur, De désirs impuissants tourmente sa vieillesse; Elle implore Vénus; mais la fière déesse Détourne ses regards, et lui répond sans cesse Qu'elle a mérité son malheur. Elégie xx (Adieu à une terre qu'on était sur le point de vendre) L'aimable et doux printemps ouvre aujourd'hui les d e u x . 0 mes champs, avec vous je veux encore renaître! Champs toujours plus aimés, jardins délicieux, Vénérables ormeaux qu'ont plantés mes aïeux, Pour la dernière fois recevez votre maître. Prodiguez-moi vos fruits, vos parfums et vos fleurs: Cachez-moi tout entier dans votre enceinte sombre; 0 bois hospitaliers, mes rêveuses douleurs N'ont pas longtemps, hélas! à jouir de votre ombre. Témoins de mes plaisirs dans des temps plus heureux, Vous passerez bientôt en des mains étrangères: Beaux lieux il faut vous perdre; un destin rigoureux Me condamne à céder des retraites si chères. Que sert d'avoir vingt fois, dans mes travaux constants, Le fer en main, conduit une vigne indocile, Retourné mes guérets, et d'un rameau fertile Enrichi ces pommiers, la gloire du printemps? Un autre, en se jouant, de leur branche pendante Détachera ces fruits qu'attendaient mes paniers, De ces riches moissons remplira ces greniers, Et rougira ses pieds d'une grappe abondante. Je ne vous verrai plus, ô rivages fleuris, Je ne vous verrai plus, mes pénates chéris, Source pure, antre frais, lieux pour moi pleins de charmes, Vous qui me consoliez du fracas de Paris, Du service des cours, du tumulte des armes! Oui, dès demain, peut-être, avant la fin du jour, Il le faudra quitter ce fortuné séjour, En retournant vers vous des yeux mouillés de larmes. D'un pied profane et dur un ingrat successeur Foulera ces gazons, lits chers à ma tendresse, Et, mutilant l'écorce où croissait mon ardeur,

181 Effacera ces noms qu'un soir, ô ma maîtresse, Les sens encore troublés de plaisir et d'ivresse, Tu m'aidas à graver de ta tremblante main. Qui sait même, qui sait si le fer inhumain, Retentissant au loin dans la forêt profonde, N'abattra point ces pins, ces ormes vieillissants, Ces chênes, dont nos pieds outragent les présents, Immortels bienfaiteurs de l'enfance du monde? Crédule, j'espérais sous leur abri sacré Qu'un jour, las des erreurs dont je fus enivré, Tout entier à l'objet dont mon âme est ravie, Tranquille, à ses genoux j'achèverais ma vie, Riche de ses attraits, fier de ses seuls regards, Tantôt comblé des soins de sa main caressante, Tantôt prêtant l'oreille à sa voix séduisante, Et cultivant l'amour, la nature et les arts. La fortune a détruit ma plus chère espérance. A mes dieux protecteurs il me faut recourir: Je n'ai plus, désormais étranger dans la France, De retraite où chanter, ni d'asile où mourir. O tristesse, ô regrets, ô jours de mon enfance! Hélas! un sort plus doux m'était alors promis. Né dans ces beaux climats et sous les cieux amis, Qu'au sein des mers de l'Inde embrasse le tropique, Elevé dans l'orgueil du luxe asiatique, La pourpre, le satin, ces cotons précieux Que lave aux bords du Gange un peuple industrieux, Cet émail si brillant que la Chine colore, Ces tapis dont la Perse est plus jalouse encore, Sous mes pieds étendus, insultés dans mes jeux, De leur richesse à peine avaient frappé mes yeux. Je croissais, jeune roi de ces rives fécondes; Le roseau savoureux fragile amant des ondes, Le mangier parfumé, le dattier nourrissant, L'arbre heureux où mûrit le café rougissant, Des cocotiers enfin la race antique et fière, Montrant au-dessus d'eux sa tête tout entière, Comme autant de sujets attentifs à mes goûts, Me portaient à l'envi les tributs les plus doux. Pour moi d'épais troupeaux blanchissaient les campagnes; Mille chevreaux erraient suspendus aux montagnes,

182 Et l'océan, au loin se perdant sous les cieux, Semblait offrir encor, pour amuser mes voeux, Dans leurs cours différents cent barques passagères Qu'emportaient ou la rame ou les voiles légères. Que fallait-il de plus? Dociles à ma voix, Cent esclaves choisis entouraient ma jeunesse; Et mon père, éprouvé par trente ans de sagesse, Au créole orgueilleux dictant de justes lois, Chargé de maintenir l'autorité des rois, Semblait dans ces beaux lieux égaler leur richesse. Tout s'est évanoui. Trésors, gloire, splendeur, Tout a fui, tel qu'un songe à l'aspect de l'aurore, Ou qu'un brouillard léger qui dans l'air s'évapore. A cet éclat d'un jour succède un long malheur. Mais les dieux attendris, pour charmer ma douleur, Ont daigné me laisser le coeur de Catilie. Ah! je sens à ce nom qu'il existe un bonheur. Ce nom seul, de ma peine adoucit la rigueur, Il répare mes maux, il m'attache à la vie: Je suis aimé! Mon sort est trop digne d'envie, Et la paix doit rentrer dans mon coeur éperdu. Cessez, tristes regrets! cessez plainte importune! Revivez, luth heureux trop longtemps suspendu! J'ai vu périr mes biens, mes honneurs, ma fortune; Mais son amour me reste, et je n'ai rien perdu. Elégie

xiii

Brisons cette lyre inutile: Eucharis n'entend plus mes airs. Quittons les bois de Lucrétile Et l'empire du dieu des vers. Cherchez désormais qui vous chante, 0 mère des tendres amours! Je perds l'illusion touchante Qui seule embellissait mes jours. Doux plaisirs, voluptés légères, Et vous, maîtresses mensongères, Je vous dis adieu pour toujours.

183 Mon vaisseau battu par l'orage, A fui sous les flots écumants. Par le péril rendu plus sage, J'abjure mes égarements; Je gagne le port à la nage, Et sur le sable du rivage Je dépose mes vêtements, Pour instruire de mon naufrage Le peuple insensé des amants. Livre III Elégie ii

Va, ne crains pas que je l'oublie Ce jour, ce fortuné moment, Où, pleins d'amour et de folie, Tous les deux, sans savoir comment, Dans un rapide emportement, Nous fîmes le tendre serment De nous aimer toute la vie. Tu n'avais pas encore seize ans; Les jeux seuls occupaient ta naïve ignorance; Tes plaisirs étaient purs et tes goûts innocents; L'oeil baissé, tu voyais avec indifférence S'arrondir de ton sein les trésors ravissants. De ces dons précieux je t'enseignai l'usage; Je sentis sous mes doigts le marbre s'animer; La pudeur colora les lis de ton visage, Ton tendre coeur s'ouvrit au doux besoin d'aimer. Te souvient-il de ces belles soirées Où dans le bois touffu nous respirions le frais? Entre ta soeur et ta mère, égarées, Mes mains savaient toujours rencontrer tes attraits. De mon bras gauche étendu par derrière, Je te serrais mollement sur mon coeur; A leurs côtés je baisais ta paupière, Et ce péril augmenta mon bonheur. Enfin je l'ai cueilli ce prix de ma tendresse, Que tes cris refusaient à mon juste désir; Tu sais avec combien d'adresse,

184 Malgré toi, par degrés, il fallut le saisir. Tu frémis de douleur, tu répandis des larmes; Mais un dieu qui survint dissipa tes alarmes, Et le plaisir guérit l'ouvrage du plaisir. Prémices de l'amour, délicieuse ivresse, Ah! que ne durez vous toujours! Plaisirs, dont l'enfance m'intéresse, Ne fuyez pas si vite arrêtez: qui vous presse? Votre aurore vaut seule un siècle de beaux jours! Eh! qui peut remplacer l'erreur enchanteresse Où s'abandonne alors un amant éperdu? Le breuvage divin qu'a goûté sa maîtresse, Le fruit que sa bouche a mordu, Son baiser du matin, sa première caresse, L'attend d'un bonheur mille fois suspendu, Et ce mot si touchant, ce seul mot, J E VOUS AIME, Est peut-être aussi doux que la volupté même. O ma divinité suprême, Prolongeons, s'il se peut, des moments aussi courts! Laissons là la vieillesse et tous ces vains discours. Je foule aux pieds ces biens que le vulgaire envie; Dans tes bras amoureux j'achèverai ma vie Loin du bruit des cités et du faste des cours. Transportez-moi sous le pôle du monde, Dans ces déserts glacés, où, tout couvert de peaux, Seul, errant tristement dans une nuit profonde, Le Lapon, emporté sur de légers traîneaux, Promène incessamment sa hutte vagabonde; Transportez-moi sous l'ardent équateur, Dans les sables mouvants de l'inculte Libye: Oui, j'aimerai toujours les yeux de Catilie, Oui, j'aimerai toujours son sourire enchanteur. Elégie vi "Dieux! que ta bouche est parfumée! Donne-moi donc vite un baiser. Encore un, ô ma bien-aimée: De quel feu dévorant je me sens embrasser! Prends; sois heureux, en voilà vingt, Bathyle, En voilà trente, en voilà cent en sus;

185 Est-ce assez? Non. Je t'en donne encore mille. Est-tu content? Las! je brûle encore plus! Et combien donc, ingrat, pour apaiser ta flamme, Te faut-il ajourd'hui de baisers amoureux? Autant, répondis-je, ô mon âme, Que septembre mûrit, sur les coteaux pierreux De Pommard ou d'Arbois, de raisins savoureux; Autant qu'on voit d'épis jaunissant dans la plaine Ou de grains entassés dans les sables des mers; Autant qu'on voit briller dans une nuit sereine D'étoiles, de soleils et de mondes divers. Quand tu m'en donnerais dès la naissante aurore, Quand tu m'en donnerais jusqu'au déclin du jour, Plus altéré, le soir mourant d'amour, Je t'en demanderais encore". Elégie viii Me voici dans le froid séjour De l'artifice et de la haine, Occupé de mon seul amour, Et sur le papier, nuit et jour, Tristement déposant ma peine, Depuis nos funestes adieux J'ai vu quarante jours éclore: Combien s'écouleront encore Avant qu'on te rende à mes yeux! Tu me demandes à toute heure Ce que fait ton fidèle amant? Tu le devines aisément: Il soupire, il gémit, il pleure, Il te rappelle incessamment. Unique objet de mon hommage, De mon encens et de mes voeux, Cent fois j'adore ton image, Cent fois je baise tes cheveux: Et dans ce palais fastueux, Tandis que la foule importune Fatigue l'aveugle fortune De mille cris ambitieux, Moi, sans désir et sans envie,

186 Libre de soins, content des deux, Et presque étranger dans ces lieux, Hélas! je ne demande aux dieux, Que d'être aimé de Catilie. Mais toi, comptes-tu les moments Que je traîne dans les alarmes? As-tu ressenti mes tourments? Et loin de moi, tes yeux charmants Ont-il répandu quelques larmes? L'air triste, et les regards baissés, Vas-tu, rêveuse et solitaire, Sous ces tilleuls entrelacés, Dont l'ombre invite au doux mystère, Où dans ce bois dépositaire De nos plaisirs trop tôt passés, Loin d'une mère vigilante, Relire encore mes écrits, Et sur la poussière inconstante Tracer le nom que tu chéris? Oh! de mon pénible esclavage Quand pourrai-je à la fin sortir? Quand verrai-je le doux rivage, Où dans la fleur du plus bel âge J'ai reçu ton premier soupir? Qu'il est cruel dans sa folie L'amant de faveur enivré, Qui, libre de passer sa vie Aux pieds d'un objet adoré, Trop épris de l'éclat frivole Des biens, des honneurs et des rangs, Court, sous des lambris transparents Où resplendit l'or du Pactole, Du vulgaire encenser l'idole Et ramper à la cour des grands! Elégie

xiii

Dans la contrainte et les alarmes Je vois s'envoler nos beaux jours: La douleur a flétri vos charmes, Et mes yeux à verser des larmes

187 Semblent condamnés pour toujours. O la plus belle des maîtresses! Mon bonheur s'est évanoui: Je perds vos touchantes caresses, Hélas! et de ces biens, dont j'ai trop peu joui, Il ne me reste que ma flamme, Vos lettres, mes regrets, mes désirs superflus, Et la triste douceur de nourrir dans son âme L'éternel souvenir d'un bonheur qui n'est plus. Tout brûle autour de moi, tout aime, Tout s'enivre de voluptés: Deux à deux, vers le bien suprême Je vois tous les coeurs emportés. Sans crainte à la ville, au village, On forme des liens charmants; Et l'univers n'est qu'un bocage Peuplé de fortunés amants. L'amour, d'une douce folie, Prend soin de remplir leurs moments: Nous seuls, ma chère Catilie, Nous seuls éprouvons nos tourments. Sans témoins, une loi sévère Me défend de vous approcher; A l'oeil d'un époux ou d'un père, Toujours soigneux de me cacher, Depuis une semaine entière, Je n'ai pu seulement toucher La main et si douce et si chère, Où, sans exciter leur colère, Du mortel le moins téméraire La bouche a droit de s'attacher. A table, aux jeux, on nous sépare; Nos argus veillent en tous lieux, Et recherchent d'un oeil avare Les pleures qui roulent dans nos yeux; Ils se font un plaisir barbare De troubler jusqu'à nos adieux. Mais ne craignez point, ô mon âme! Que leur inflexible rigueur Eteigne ou lasse mon ardeur! Mes chagrins mêmes et leur fureur

188 Vous rendent plus chère à ma flamme. Ah! si, malgré leur soin jaloux, Mon coeur se fait entendre au vôtre, Mon sort est encore assez doux. J'aime mieux souffrir avec vous, Que d'être heureux avec une autre. Elégie xiv Du fracas de la ville et des jeux du théâtre, Lorsqu'aux champs tout mûrit, c'est assez t'occuper: Aux voeux d'une foule idolâtre, Ta corbeille à la main, il est temps d'échapper. Déjà secouant sa crinière, Le lion enflammé s'élance dans les cieux, Et le soleil rapide au haut de sa carrière, Nageant dans des flots de lumière Retourne à l'équateur d'un pas victorieux: Déjà le cou penché, sans force et sans courage, Et le pasteur et les troupeaux Des bois silencieux cherchent le doux ombrage, Et le zéphyr plus rare, et la fraîcheur des eaux. Viens, conduis sous mes toits rustiques Ces demi-dieux enfants qui ne te quittent plus: Je n'ai point à t'offrir de superbes portiques, Ni des marbres vivants, ni ces lacs magnifiques Qui creusent les jardins des nouveaux Lucullus. Mais, ô touchant objet de ma dernière flamme, (Car nul autre après toi ne charmera mes yeux), Je te promets des jours aussi purs que ton âme, Et des bois à midi sombres, délicieux. Je te promets, le soir, des grottes solitaires, Un bain rafraîchissant dans des eaux salutaires, Les fruits que tu chéris, un vin pur et vermeil, Des essaims bourdonnants dans le creux des vieux chênes Et le concert flatteur de vingt sources prochaînes, Dont le murmure invite aux douceurs du sommeil. Là, cachés prudemment dans mon enclos fertile, Nous passerons en paix la saison des chaleurs; Là, mollement couchés sous un tremble mobile, J'ornerai tes cheveux de guirlandes de fleurs;

189 Et de ce prix divin dont ta bouche est avare, Payant mes tendres soins, le cou penché sur moi, Sans craindre désormais que la nuit nous sépare, Tu chanteras sur ta guitare Nos plaisirs, et les vers que j'aurai fait pour toi. Elégie xxii Laissons, ô mon aimable amie, L'habitant des cités, en proie à ses désirs, S'agiter tristement et tourmenter sa vie, Pour se faire à grands frais d'insipides plaisirs. Les champs du vrai bonheur sont le riant asile: L'oeil y voit sans regret naître et mourir le jour; Leur silence convient à la vertu tranquille, Au noble esprit qui pense, et surtout à l'amour. Dis-moi, quand sous l'épais ombrage Tous deux assis, mon bras autour de toi passé, Nous entendons du ciel soudain fondre un nuage, Et la pluie, à grand bruit, inonder le feuillage Qui garantit ton front vainement menacé; Quand, sous un antre frais que tapisse le lierre, D'un soleil accablant évitant la chaleur, Faible, les yeux remplis d'une tendre langueur, Sans vouloir sommeiller tu fermes ta paupière, Et viens nonchalamment reposer sur mon coeur. Conçois-tu des moments plus heureux pour ma flamme Et de plus douces voluptés? Regretterons-nous, ô mon âme, Le fracas, l'air impur et l'ennui des cités? Soit qu'errant le matin dans ce verger fertile Dont les arbres touffus embarrassent tes pas, J'élève sur ta tête une branche indocile, Ou qu'en la ramenant, à tes doigts délicats J'offre, esclave attentif, un prix doux et facile, Soit que, le jour tombant, à nos travaux chéris La cornemuse nous appelle ; Que dispersant les grains que ta robe recèle, Ta voix se fasse entendre aux oiseaux de Cypris; Ou que sur l'herbe enfin, plus touchante et plus belle, Rangeant autour de toi tes sujets favoris,

190 Un lait pur à grands flots entre tes doigts ruisselle, Heureux qui peut dormir à l'ombre des forêts, Et sentir près de soi l'objet de sa tendresse! Heureux qui, vers midi, par des détours secrets, Peut sur le bord des eaux égarer sa maîtresse! Si le ruisseau roulant sur un lit de gravier, Présente à son amour, au milieu du bocage, Un endroit où le frêne et le souple alizier Se plaisent à mêler leur fraternel ombrage, Quels voeux peut-il encore former? Qu'il regarde: il est au seuil du monde. Tout l'invite à jouir, tout le presse d'aimer; Le silence des bois, le murmure de l'onde, La fraîcheur des gazons qui couronnent ces bords; Et le seul rossignol, témoin de ses transports, Par ses chants redoublés lui-même les seconde. O dieux! ah! donnez-moi souvent un tel bonheur, Et portez, j'y consens, des trésors à l'avare, A l'esclave des cours une longue faveur, Aux coeurs ambitieux le sceptre ou la tiare! Mais quels éclats joyeux! quel tumulte au hameau! J'entends déjà crier le violon champêtre : Le vin coule: on se mêle, on danse sous l'ormeau; Les travaux ont cessé; tous les jeux vont renaître. Vois-tu, dans ces prés verts que la faux a tondus, En pyramides jaunissantes, S'élever jusqu'aux cieux ces herbes odorantes, Et ces foins au soleil par trois fois étendus? Vois-tu, sous la richesse à leur zèle promise, Mes taureaux, contents de plier, Vers la grange apporter, d'une tête soumise, Ces dons qu'un bras soigneux en faisceaux doit lier? Tout le char disparaît sous la moisson traînante, Et, suivant à pas lents des sentiers mal tracés, Laisse, dans sa marche tremblante, De sa dépouille au loin des arbres hérissés. Viens, descendons dans la prairie ; Ces meulons orgueilleux sont dressés pour l'amour. L'ombre croît; hâtons-nous: donnons à la folie, Aux plaisirs innocents ce reste d'un beau jour. Qu'il est doux de gravir ces montagnes mobiles,

191 De forcer dans nos jeux leurs flancs à s'écrouler, Et vainqueurs, arrivant aux sommets difficiles, Sur la verdure au loin de se laisser rouler! Doux jeux, plaisirs touchants, délicieuse ivresse, Et vous, Grâces, Amours, charme de l'univers, Tandis qu'il en est temps, entourez-moi sans cesse, Embellissez mes jours, dictez mes derniers vers! La douce illusion ne plaît qu'à la jeunesse; Et déjà l'austère Sagesse Vient tout bas m'avertir que j'ai vu trente hivers.

LETTRE A M. LE COMTE DE PARNY, ECRITE DES PYRENEES (extrait) Et roulant en grondant ses ondes blanchissantes, De cascade en cascade au loin retentissantes, S'élance des rochers, tombe dans les vallons, Entraîne les débris et des bois et des monts, Fait rentrer leurs sommets dans la terre profonde, Et menace, à grand bruit, d'ensevelir le monde. O d'un pouvoir terrible inexplicables jeux! O monts de Gavarnie! ô redoutable enceinte Sur vos flancs escarpés, sur vos remparts neigeux, De ce monde changeant la vieillesse est empreinte: L'auteur seul à mes yeux s'obstine à se cacher. De ce vaste tombeau je ne puis m'arracher. Ces cyprès renversés, ces affreuses peuplades De noirs rochers au loin, l'un sur l'autre étendus, Sur des gouffres sans fond ces hameaux suspendus, Ce luxe de ruisseaux, de torrents, de cascades, Par cent canaux divers à la fois descendus, Tout m'attriste et me plaît, tout m'annonce l'empire De l'éternel vieillard qui fuit sans s'arrêter: Sur la nature enfin tout force à méditer. Qu'elle est belle dans ces lieux! quelles horreurs elle inspire! Il nous faudrait ici B u f f o n pour la décrire, Et Delille pour la chanter.

PARNY (1753-1814)

POESIES EROTIQUES

Livre I Vers gravés sur un oranger Oranger, dont la voûte épaisse Servit à cacher nos amours, Reçois et conserve toujours Ces vers, enfants de ma tendresse; Et dis à ceux qu'un doux loisir Amènera dans ce bocage, Que si l'on mourait de plaisir, Je serais mort sous ton ombrage. Projet de solitude Fuyons ces tristes lieux, ô maîtresse adorée! Nous perdons en espoir la moitié de nos jours, Et la crainte importune y trouble nos amours. Non loin de ce rivage est une île ignorée, Interdite aux vaisseaux, et d'écueils entourée. Un zéphyr éternel y rafraîchit les airs. Libre et nouvelle encor, la prodigue nature Embellit de ses dons ce point de l'univers; Des ruisseaux argentés roulent sur la verdure, Et vont en serpentant se perdre au sein des mers; Une main secourable y reproduit sans cesse L'ananas parfumé des plus douces odeurs; Et l'oranger t o u f f u , courbé sous sa richesse, Se couvre en même temps et de fruits et de fleurs.

193 Que nous faut-il de plus? Cette île fortunée Semble par la nature aux amants destinée. L'Océan la resserre, et deux fois en un jour De cet asile étroit on achève le tour. Là, je ne craindrai plus un père inexorable. C'est là qu'en liberté tu pourras être aimable, Et couronner l'amant qui t'a donné son coeur, Vous coulerez alors, mes paisibles journées, Par les noeuds du plaisir l'une à l'autre enchaînée: Laissez-moi peu de gloire et beaucoup de bonheur. Viens; la nuit est obscure et le ciel sans nuage; D'un éternel adieu saluons ce rivage; Où par toi seule encor mes pas sont retenus. Je vois à l'horizon l'étoile de Vénus: Vénus dirigera notre course incertaine. Eole exprès pour nous vient d'enchaîner les vents, Sur les flots aplanis Zéphyr souffle à peine. Viens; l'Amour jusqu'au port conduira deux amants. Livre II Le

Refroidissement

Ils ne sont plus ces jours délicieux, Où mon amour respectueux et tendre A votre coeur savait se faire entendre, Où vous m'aimiez, où nous étions heureux! Vous adorer, vous le dire et vous plaire, Sur vos désirs régler tous mes désirs, C'était mon sort; j'y bornais mes plaisirs. Aimé de vous, quels voeux pouvais-je faire? Tout est changé. Quand je suis près de vous, Triste et sans voix, vous n'avez rien à dire; Si quelquefois je tombe à vos genoux, Vous m'arrêtez avec un froid sourire, Et dans vos yeux s'allume le courroux. Il fut un temps, vous l'oubliez peut-être, Où j'y trouvais cette molle langueur, Ce tendre feu que le désir fait naître, Et qui survit au moment du bonheur. Tout est changé, tout, excepté mon coeur!

A la Nuit Toujours le malheureux t'appelle, 0 nuit, favorable aux chagrins! Viens donc, et porte sur ton aile L'oubli des perfides humains. Voile ma douleur solitaire; Et, lorsque la main du Sommeil Fermera ma triste paupière 0 dieux! reculez mon réveil; Qu'à pas lents l'aurore s'avance Pour ouvrir les portes du jour: Importuns, gardez le silence, Et laissez dormir mon amour. La Rechute C'en est fait, j'ai brisé mes chaînes! Amis, je reviens dans vos bras. Les belles ne vous valent pas; Leurs faveurs coûtent trop de peines. Jouet de leur volage humeur, J'ai rougi de ma dépendance: Je reprends mon indifférence, Et je retrouve le bonheur. Le dieu joufflu de la vendange Va m'inspirer d'autres chansons; C'est le seul plaisir sans mélange; Il est de toutes les saisons; Lui seul nous console et nous venge Des maîtresses que nous perdons. Que dis-je, malheureux? ah! qu'il est difficile De feindre la gaieté dans le sein des douleurs! La bouche sourit mal, quand les yeux sont en pleurs Repoussons loin de nous ce nectar inutile. Et toi, tendre Amitié, plaisir pur et divin, Non, tu ne suffis plus à mon âme égarée. Au cri des passions qui grondent dans mon sein En vain tu veux mêler ta voix douce et sacrée : Tu gémis de mes maux qu'il fallait prévenir; Tu m'offres ton appui lorsque la chute est faite,

195 Et tu sondes ma plaie, au lieu de la guérir. Va, ne m'apporte plus ta prudence inquiète; Laisse-moi m'étourdir sur la réalité ; Laisse-moi m'enfoncer dans le sein des chimères, Tout courbé sous les fers chanter la liberté, Saisir avec transport des ombres passagères, Et parler de félicité. Ils viendront ces paisibles jours, Ces moments du réveil, où la raison sévère Dans la nuit des erreurs fait briller sa lumière Et dissipe à nos yeux le songe des Amours. Le Temps, qui d'une aile légère Emporte en se jouant nos goûts et nos penchants, Mettra bientôt le terme à nos égarements. 0 mes amis! alors, échappés de nos chaînes, Et guéris de ces longues peines, Ce coeur qui vous trahit revolera vers vous. Sur votre expérience appuyant ma faiblesse, Peut-être je pourrai d'une folle tendresse Prévenir les retours jaloux. Sur les plaisirs de mon aurore Vous me verrez tourner des yeux mouillés de pleurs, Soupirer malgré moi, rougir de mes erreurs, Et, même en rougissant, les regretter encore. Dépit Oui, pour jamais Chassons l'image De la volage Que j'adorais. A l'infidèle Cachons nos pleurs, Aimons ailleurs; Trompons comme elle. De sa beauté Qui vient d'éclore Son coeur encore Est trop flatté. Vaine et coquette,

196 Elle rejette Mes simples voeux: Fausse et légère, Elle veut plaire A d'autres yeux. Qu'elle jouisse De mes regrets; A ses attraits Qu'elle applaudisse. L'âge viendra; L'essaim des grâces S'envolera, Et sur leurs traces L'Amour fuira. Fuite cruelle! Adieu l'espoir Et le pouvoir D'être infidèle. Dans cet instant, Libre et content, Passant près d'elle, Je sourirai, Et je dirai: "Elle fut belle". A Mes Amis Rions, chantons, ô mes amis Occupons-nous à ne rien faire, Laissons murmurer le vulgaire. Le plaisir est toujours permis Que notre existence légère S'évanouisse dans les jeux. Vivons pour nous, soyons heureux, N'importe de quelle manière. Un jour il faudra nous coucher Sous la main du temps qui nous presse Mais jouissons dans la jeunesse, Et dérobons à la vieillesse Tout ce qu'on peut lui dérober.

197

Le Raccomodement Nous renaissons, ma chère Eléonore; Car c'est mourir que de cesser d'aimer. Puisse le noeud, qui vient de se former, Avec le temps se resserrer encore: Devions-nous croire à ce bruit imposteur, Qui nous peignit l'un à l'autre infidèle? Notre imprudence a fait notre malheur. Je te revois plus constante et plus belle: Règne sur moi; mais règne pour toujours. Jouis en paix de l'heureux don de plaire. Que notre vie, obscure et solitaire, Coule en secret sous l'aile des Amours; Comme un ruisseau qui, murmurant à peine, Et dans son lit resserrant tous ses flots, Cherche avec soin l'ombre des abrisseaux, Et n'ose pas se montrer dans la plaine. Du vrai bonheur les sentiers peu connus Nous cacheront aux regards de l'Envie; Et l'on dira, quand nous ne serons plus: "Ils ont aimé; voilà toute leur vie". Livre III

L'Absence Huit jours sont écoulés, depuis que dans ces plaines Un devoir importun a retenu mes pas. Croyez à ma douleur, mais ne l'éprouvez pas. Puissiez-vous de l'Amour ne point sentir les peines! Le bonheur m'environne en ce riant séjour. De mes jeunes amis la bruyante allégresse Ne peut un seul moment distraire ma tristesse ; Et mon coeur aux plaisirs est fermé sans retour. Mêlant à leur gaieté ma voix plaintive et tendre, Je demande à la nuit, je redemande au jour Cet objet adoré qui ne peut plus m'entendre. Loin de vous autrefois je supportais l'ennui; L'espoir me consolait: mon amour ajourd'hui

198 Ne sait plus endurer les plus courtes absences. Tout ce qui n'est pas vous me devient odieux. Ah! vous m'avez ôté toutes mes jouissances; J'ai perdu tous les goûts qui me rendaient heureux, Vous seule me restez, ô mon Eléonore! Mais vous me suffirez, j'en atteste les dieux; Et je n'ai rien perdu, si vous m'aimez encore. Livre IV Elégie i Du plus malheureux des amants Elle avait essuyé les larmes; Sur la foi des nouveaux serments Ma tendresse était sans alarmes; J'en ai cru son dernier baiser; Mon aveuglement fut extrême. Qu'il est facile d'abuser L'amant qui s'abuse lui-même! Des yeux timides et baissés, Une voix naïve et qui touche, Des bras autour du cou passés, Un baiser donné sur la bouche, Tout cela n'est point de l'amour. J'y fus trompé jusqu'à ce jour. Je divinisais les faiblesses; Et ma sotte crédulité N'osait des plus folles promesses Soupçonner la sincérité; Je croyais surtout aux caresses. Hélas! en perdant mon erreur, Je perds le charme de la vie. J'ai partout cherché la candeur. Partout j'ai vu la perfidie. Le dégoût a flétri mon coeur. Je renonce au plaisir trompeur, Je renonce à mon infidèle; Et, dans ma tristesse mortelle, Je me repens de mon bonheur.

199 Elégie v D'un long sommeil j'ai goûté la douceur. Sous un ciel pur, qu'elle embellit encore, A mon réveil je vois briller l'aurore; Le dieu du jour la suit avec lenteur. Moment heureux! La nature est tranquille; Zéphyr dort sur la fleur immobile; L'air plus serein a repris sa fraîcheur, Et le silence habite mon asile. Mais quoi! le calme est aussi dans mon coeur! Je ne vois plus la triste et chère image Qui s'offrait seule à ce coeur tourmenté; Et la raison, par sa douce clarté, De mes ennuis dissipe le nuage. Toi, que ma voix implorait chaque jour, Tranquillité, si longtemps attendue, Des cieux enfin te voilà descendue, Pour remplacer l'impitoyable Amour. J'allais périr; au milieu de l'orage Un sûr abri me sauve du naufrage; De l'aquilon j'ai trompé la fureur; Et je contemple, assis sur le rivage, Des flots grondants la vaste profondeur. Fatal objet, dont j'adorai les charmes, A ton oubli je vais m'accoutumer. Je t'obéis enfin; sois sans alarmes; Je sens pour toi mon âme se fermer. Je pleure encor; mais j'ai cessé d'aimer, Et mon bonheur fait seul couler mes larmes. Elégie vi J'ai cherché dans l'absence un remède à mes maux; J'ai fui les lieux charmants qu'embellit l'infidèle. Caché dans ces forêts dont l'ombre est éternelle, J'ai trouvé le silence et jamais le repos. Par les sombres détours d'une route inconnue J'arrive sur ces monts qui divisent la nue: De quel étonnement tous mes sens sont frappés! Quel calme! quels objets! quelle immense étendue!

200 La mer paraît sans borne à mes regards trompés, Et dans l'azur des deux est au loin confondue. Le zéphyr en ce lieu tempère les chaleurs; De l'aquilon parfois on y sent les rigueurs; Et tandis que l'hiver habite ces montagnes, Plus bas l'été brûlant dessèche la campagne. Le volcan dans sa course a dévoré ces champs; La pierre calcinée atteste son passage: L'arbre y croît avec peine, et l'oiseau par ses chants N'a jamais égayé ce lieu triste et sauvage. Tout se tait, tout est mort. Mourez, honteux soupirs, Mourez, importuns souvenirs Qui me retracez l'infidèle, Mourez, tumultueux désirs, Ou soyez volages comme elle. Ces bois ne peuvent me cacher; Ici même, avec tous ses chants, L'ingrate encor me vient chercher; Et son nom fait couler des larmes Que le temps aurait dû sécher. 0 dieux! rendez-moi ma raison égarée; Arrachez de mon coeur cette image adorée Eteignez cet amour qu'elle vient rallumer, Et qui remplit encor mon âme tout entière. Ah! l'on devrait cesser d'aimer Au moment qu'on cesse de plaire. Tandis qu'avec mes pleurs la plainte et les regrets Coulent de mon âme attendrie, J'avance, et de nouveaux objets Interrompent ma rêverie. Je vois naître à mes pieds ces ruisseaux différents, Qui, changés tout à coup en rapides torrents, Traversent à grand bruit les ravines profondes, Roulent avec leurs flots le ravage et l'horreur, Fondent sur le rivage, et vont avec fureur Dans l'Océan troublé précipiter leurs ondes. Je vois des rocs noircis, dont le front orgueilleux S'élève et va frapper les cieux. Le temps a gravé sur leurs cimes

201 L'empreinte de la vétusté. Mon oeil rapidement porté De torrents en torrents, d'abîmes en abîmes, S'arrête épouvanté. 0 nature! qu'ici je ressens ton empire! J'aime de ce désert la sauvage âpreté; De tes travaux hardis j'aime la majesté; Oui, ton horreur me plaît; je frissonne et j'admire. Dans ce séjour tranquille, aux regards des humains Que ne puis-je cacher le reste de ma vie! Que ne puis-je du moins y laisser mes chagrins! Je venais oublier l'ingrate qui m'oublie, Et ma bouche indiscrète a prononcé son nom; Je l'ai redit cent fois, et l'écho solitaire De ma voix douloureuse a prolongé le son; Ma main l'a gravé sur la pierre; Au mien il est entrelacé. Un jour le voyageur, sous la mousse légère, De ces noms connus à Cythère Verra quelque reste effacé. Soudain il s'écriera: "Son amour fut extrême; Il chanta sa maîtresse au fond de ces déserts. Pleurons sur ces malheurs et relisons les vers Qu'il soupira dans ce lieu même". Elégie

viii

Aimer est un destin charmant; C'est un bonheur qui nous enivre, Et qui produit l'enchantement. Avoir aimé, c'est ne plus vivre, Hélas! c'est avoir acheté Cette accablante vérité, Que les serments sont un mensonge, Que l'amour trompe tôt ou tard, Que l'innocence n'est qu'un art, Et que le bonheur n'est qu'un songe.

202 Elégie xi Que le bonheur arrive lentement! Que le bonheur s'éloigne avec vitesse! Durant le cours de ma jeunesse, Si j'ai vécu, ce ne fut qu'un moment. Je suis puni de ce moment d'ivresse. L'espoir qui trompe a toujours sa douceur, Et dans nos maux du moins il nous console; Mais loin de moi l'illusion s'envole, Et l'espérance est morte dans mon coeur. Ce coeur, hélas! que le chagrin dévore, Ce coeur malade et surchargé d'ennui, Dans le passé veut ressaisir encore De son bonheur la fugitive aurore, Et tous les biens qu'il n'a plus aujourd'hui; Mais du présent l'image trop fidèle Me suit toujours dans ces rêves trompeurs, Et sans pitié la vérité cruelle Vient m'avertir de répandre des pleurs. J'ai tout perdu; délire, jouissance, Transports brûlants, paisible volupté, Douces erreurs, consolante espérance, J'ai tout perdu: l'amour seul est resté. Elégie xiv Cesse de m'affliger, importune Amitié. C'est en vain que tu me rappelles Dans ce monde frivole où je suis oublié; Ma raison se refuse à des erreurs nouvelles. Oses-tu me parler d'amour et de plaisirs? Ai-je encore des projets! ai-je encore des désirs? Ne me console point: ma tristesse m'est chère; Laisse gémir en paix ma douleur solitaire. Hélas! cette injuste douleur De tes soins en secret murmure; Elle aigrit même la douceur De ce baume consolateur Que tu verses sur ma blessure. Du tronc qui nourrit sa vigueur

203 La branche une fois détachée Ne reprend jamais sa fraîcheur, Et l'on arrose en vain la fleur, Quand la racine est desséchée; De mes jours le fil est usé; Le chagrin dévorant a flétri ma jeunesse, Je suis mort au plaisir, et mort à la tendresse. Hélas! j'ai trop aimé; dans mon coeur épuisé Le sentiment ne peut renaître; Non, non: vous avez fui pour ne plus reparaître, Première illusion de mes premiers beaux jours, Céleste enchantement des premières amours. 0 fraîcheur du plaisir, ô volupté suprême! Je vous connus jadis, et dans ma douce erreur, J'osai croire que le bonheur Durait autant que l'amour même; Mais le bonheur fut court, et l'amour me trompait. L'amour n'est plus, l'amour est éteint pour la vie; Il laisse un vide affreux dans mon âme affaiblie; Et la place qu'il occupait Ne peut être jamais remplie.

SUR LA MORT D'UNE JEUNE FILLE

Son âge échappait à l'enfance; Riante comme l'innocence, Elle avait les traits de l'Amour. Quelques mois, quelques jours encore, Dans ce coeur pur et sans détour Le sentiment allait éclore. Mais le ciel avait au trépas Condamné ses jeunes appas. Au ciel elle a rendu sa vie, Et doucement s'est endormie Sans murmurer contre ses lois. Ainsi le sourire s'efface; Ainsi meurt; sans laisser de trace, Le chant d'un oiseau dans les bois.

204 ISNEL ET ASLEGA (extrait)

Du Valhalle les belles messagères Planaient sur nous, brillantes et légères: Un casque blanc couvre leurs fronts divins, Des lances d'or arment leurs jeunes mains, Et leurs coursiers ont l'éclat de la neige. Du brave Ornof préparez le cortège, Filles d'Odin. Cet enfant des combats, Foulant les corps des guerriers qu'il terrasse, D'une aile à l'autre, et sans choix et sans place, Porte le trouble et sème le trépas. Ces feux subits qui dans la nuit profonde Fendent les airs et traversent les cieux, Semblent moins prompts: Ornof s'éteint comme eux. Isnel a vu sa fureur vagabonde, Et fond sur lui, léger comme l'oiseau: Scaldes sacrés, élevez son tombeau. En brave il meurt, les belles Valkyries, Du grand Odin confidentes chéries, En les touchant rouvrent soudain ses yeux; Un sang plus pur déjà gonfle ses veines; Du firmament il traverse les plaines, Et prend son vol vers le séjour des dieux. Du Valhalla les cent portes brillantes S'ouvrent: il voit des campagnes riantes, De frais vallons, des coteaux fortunés, D'arbres, de fleurs, et de fruits couronnés. Là, des héros à la lutte s'exercent, D'un pied léger franchissent les torrents, Chassent les daims sous le feuillage errants. Croisent leurs fers, se frappent, se renversent; Mais leurs combats ne sont plus que des jeux; La pâle Mort n'entre point dans ces lieux. (chant III)

FONT ANES (1757-1821)

LA FORÊT DE N A V A R R E (extrait)

Quel calme universel! je marche; l'ombre immense, L'ombre de ces grands rois sur mon front suspendus, Vaste et noir labyrinthe où mes yeux sont perdus, S'entasse à chaque pas, s'agrandit, se prolonge, Et dans la sainte horreur où mon âme se plonge, Au palais d'Herminsul je me crois transporté . . . L'arbre qui fut jadis adoré des Gaulois, M'en raconte les moeurs et le culte et les lois, Et des bardes cachés sous ces sombres yeuses J'entends de loin gémir les voix mystérieuses. . . Tout passe, ils sont debout; dix races ont été; Et moi qui, jeune encor, sous leur ombre ai chanté, Moi-même dans la tombe ils me verront descendre; Leurs rameaux élargis s'étendront sur ma cendre, Et, touchés de ces vers, quelques amants en deuil Les rediront peut-être, assis sur mon cercueil. Ici, l'âme conçoit de plus graves pensées; La méditation aux paupières baissées, L'enthousiasme ardent, le silence, la paix, Errent de tous côtés sous ces dômes épais.

LA CHARTREUSE DE PARIS (extrait)

Déjà, des feux moins vifs éclairent l'univers, Septembre loin de nous s'enfuit, et décolore Cet éclat dont l'année un moment brille encore. Il redouble la paix qui m'attache en ces lieux; Son jour mélancolique, et si doux à nos yeux,

206 Son vert plus rembruni, son grave caractère, Semblent se conformer au deuil du monastère. Sous ces bois jaunissants j'aime à m'ensevelir; Couché sur un gazon qui commence à pâlir, Je jouis d'un air pur, de l'ombre et du silence.

Quand mon coeur nourrira quelque peine secrète; Dans ces moments plus doux, et si chers au poète, Où, fatigué du monde, il veut, libre du moins, Et jouir de lui-même, et rêver sans témoins; Alors je reviendrai, solitude tranquille, Oublier dans ton sein les ennuis de la ville, Et retrouver encor, sous ces lambris déserts, Les mêmes sentiments retracés dans ces vers.

LE JOUR DES MORTS (extrait)

Déjà du haut des cieux, le cruel Sagittaire Avait tendu son arc et ravageait la terre; Les coteaux et les champs, et les prés défleuris, N'offraient de toutes parts que de vastes débris; Novembre avait compté sa première journée. Seul alors, et témoin du déclin de l'année, Heureux de mon repos, je vivais dans les champs. Eh! quel poète, épris de leurs tableaux touchants, Quel sensible mortel, des scènes de l'automne, N'a chéri quelquefois la beauté monotone! Oh! comme avec plaisir, la rêveuse douleur, Le soir, foule à pas lents ces vallons sans couleur, Du vent qui fait tomber leur dernière verdure! Ce bruit sourd a pour moi je ne sais quel attrait. Tout à coup, si j'entends s'agiter la forêt, D'un ami qui n'est plus la voix longtemps chérie Me semble murmurer dans la feuille flétrie.

LE VIEUX CHATEAU (extrait)

Je marche, et sous mes pas la pierre qui se brise, Des pairs des anciens preux a porté la devise, Là, flottait leur bannière; ici, dans les tournois, Un chevalier célèbre égalait tous les rois. Que ne puis-je revoir ces coutumes brillantes, Les défis de l'honneur, et les joûtes saillantes, Les dames aux balcons, sous leurs yeux les guerriers, D'emblèmes fiers et doux parant leurs baudriers! Ces chiffres que traça la main la plus chérie; Ce serment d'aimer Dieu, la beauté, la patrie; Le palefroi fidèle, orgueilleux du héros, La lice et la barrière, et la lutte en champ-clos. Maintenant tout s'y tait. Je regarde, j'écoute; Je m'avance à pas lents sous cette obscure voûte; Je n'entends que la main du vieillard destructeur Qui des murs sourdement abaisse la hauteur, Les mine, les ébranle, en détache la pierre, Et verdit leur front noir sous les touffes du lierre. Où sont les enchanteurs, et les tournois guerriers? Les troubadours plaintifs, les ardents chevaliers? Non, rien n'a survécu de ces temps héroïques, Hors quelques vieux échos errants sous ces portiques. Les héros ne sont plus, et le pâtre à ses pieds Foule indifféremment leur illustre poussière; Des restes de leur tombe il bâtit sa chaumière. Comme tout a changé! que mon oeil est surpris, Du contraste des temps, des moeurs et des esprits.

STANCES SUR UN VILLAGE DES CEVENNES (extraits)

Sous les beaux cieux d'Occitanie, Je retrouve enfin ce hameau D'où ma famille fut bannie Et qui fut jadis son berceau. Ce champ couvert d'une colline, Et les débris de ce donjon, Et l'eau de la source voisine, Ont toujours conservé mon nom.

208 Hélas! ces lieux ont d'autres maîtres, Tous mes droits y sont abolis; Et le séjour de mes ancêtres N'avait jamais connu leur fils. [Le retour de l'émigration] Comme il s'émeut quand il contemple L'enclos par ses mains embelli! Comme il pleure aux portes du temple Où son père est enseveli, Enfin il descend et s'arrête: Mais, étranger à tous les yeux, Il n'a plus où poser sa tête Aux champs légués par ses aïeux. En vain son oeil cherche la place Où brillaient, sur le bout du mur, Les nobles chiffres de sa race, Gravés dans l'or ou dans l'azur; Le nom du chevalier fidèle Sous un nom sans lustre est caché, Et de la tombe paternelle Le marbre même est arraché. Heureux qui de ses mains rustiques Traçant de modestes sillons, Loin des tempêtes politiques, Vit inconnu dans ces vallons! Du mûrier cher à sa patrie, Il nourrit au fond de ses toits Les vers changeants, dont l'industrie File un tissu digne des rois . . . Puissé-je ainsi, loin des orages Qui m'ont si longtemps agité, Vivre et mourir sur ces rivages, Où mes aïeux ont habité.

209 LE CHANT DU B A R D E (extrait)

[Ossian parle:] Je veillais dans la nuit, et le vieux tronc du chêne Dans le large foyer brûlait en pétillant; L'orage mugissait dans la forêt prochaine, Et de loin le dogue hurlant Courait après le spectre abaissé sur la plaine. Salut! ô sombre nuit! salut! j'aime ton deuil; Maintenant des héros les âmes révérées, Dans les nuages égarées, Planent autour de leur cercueil. [Envoi à Le Tourneur:] Je fuyais autrefois les tableaux attristants Qu'étale à nos regards la campagne flétrie. Tout est changé: ma rêverie Ajourd'hui les préfère aux tableaux du printemps. De la vallée en deuil l'aspect mélancolique, Les vapeurs que décembre épaissit sur les airs, Ce soleil éclairant d'une lumière oblique La nudité des champs déserts. ' Tout ce qu'a peint le Barde en sa douleur sublime, Comme à lui m'inspire des vers. L'enthousiasme qui m'anime S'éveille plus ardent au milieu des hivers. Que ne puis-je habiter les monts couverts de neige Où l'Ecosse enferma ses citoyens heureux, Et contemplant les mers qui baignent la Norvège, Rêver au bruit des vents sous un ciel ténébreux! Peut-être l'habitant de ces rochers sauvages Redirait près de moi les hymnes douloureux Que chantait Ossian sur les mêmes rivages.

LES PYRENEES (extrait)

Haller a célébré les monts de sa patrie, Les Alpes ont redit ses chants; Sommets qui séparez la France et l'Ibérie, Vos tableaux aussi fiers sont pour moi plus touchants.

210 Oh! combien ma muse attendrie Se plut à contempler vos fameuses hauteurs, Où du grand Béarnais la mémoire chérie Vit à jamais chez les pasteurs. Jadis, j'ai parcouru les rochers helvétiques, Et, sur le haut du Mont-Anvers, J'ai du froid palais des hivers Atteint les orageux portiques; De loin, j'ai suivi dans les airs Ces routes que Saussure avec peine a franchies, Et le Mont-Blanc m'offrit ses trois têtes blanchies. Mais que j'ai mieux aimé le bizarre chaos De ces monts où naquit le meilleur des héros! Que de fois, sur leur cime arrivé dès l'aurore, J'ai rêvé jusqu'au soir au bruit des mille échos De ces gaves fougueux qui courent à grands flots Vers les doux champs de la Bigorre, Où le dieu Pan croirait encore Des prés arcadiens habiter le repos! J'étais fier de toucher ces cimes orgueilleuses, Où l'intrépide montagnard Tente des courses périlleuses Sur les pas du rapide izard. Au-dessus de la terre, en ces hautes retraites, Venez, suivez mes pas, ô peintres et poètes! Là mon vers, ennemi de l'art, Dans un capricieux délire, S'échappe et résonne au hasard Sur tous les modes de la lyre. Le génie en ces lieux plus librement respire, Et d'un goût trop timide ose braver la loi: Les aigles planent près de moi Et je partage leur empire. Majestueux sapins qui, bravant les frimas, Croissez dans le séjour des neiges, des tempêtes, Je vous ai dominés, et je vois sous mes pas S'humilier vos derniers faîtes. Ces pics où croît à peine un stérile gazon, Et sous qui s'abaissent les nues, De toutes parts à l'horizon Viennent m'offrir leurs têtes nues.

211 De sommets en sommets je monte, et par degré S'élève au-dessus d'eux celui du Marboré. Sauvage Marboré, terrible Gavarnie, Des fleuves dans ton sein caches-tu le génie? Là haut, sur ces frimas amassés par l'hiver, A-t-il voilé son front des noirs brouillards de l'air? Sans doute il doit se plaire à l'horrible harmonie De tes douze torrents grossis par le Cancer. Niagara français dont la nappe bleuâtre Tombe par bonds, se brise et retombe en fureur Sur ce bruyant amphithéâtre, L'oeil ne peut jusqu'à toi s'élever sans terreur! J'ai franchi la voûte de glace Où tes eaux confondent leur masse, et répandant au loin l'horreur, Font reculer par leur menace Et le pâtre et le laboureur. Ici, Pyrène en deuil, aride, solitaire, Prit en s'agrandissant un plus dur caractère. Quel architecte avec tant d'art Comme de hautes tours tailla ces rocs énormes Qui, portés l'un sur l'autre en gradins uniformes, Dans un long demi-cercle enferment mon regard, Et dont les chaînes menaçantes Sont pour deux nations puissantes Un invincible boulevard? On dirait qu'élevant leurs masses granitiques, La nature en ces lieux, aux jours les plus antiques, Voulut, pour rabaisser les travaux des humains, Bâtir un cirque immense et digne de ses mains. Quel nouveau rival de Saussure, Escaladant ces monts par la neige couverts, M'en appendra l'histoire obscure? Ont-ils été l'ouvrage ou des feux ou des mers? Sont-ils contemporains du naissant univers? Qui saura, d'une main audacieuse et sûre, Assigner les âges divers De leur diverse architecture? O sage de Montbard, aux traits de ton flambeau, Conduis-moi sur tes pas dans le sombre berceau Et du temps et de la nature!

212 Si j'en crois tes leçons, ces rocs sont composés Des débris de l'humide plaine ; Ces angles des vallons l'un à l'autre opposés, Et ces coraux qu'enfante une rive lointaine, Et ces coquillages brisés, Aux flancs de la colline en couche déposés, Des pas de l'Océan sont l'empreinte certaine. L'Océan cache dans son sein Les Alpes, l'Olympe, et Pyrène, Et sur tous les climats, en changeant de bassin, Ce Dieu, père des monts, lentement se promène. Pinde moderne, j'applaudis Et ta vaste pensée et ta riche éloquence; Croirai-je toutefois qu'au sein du gouffre immense Ces monts voisins de cieux se sont formés jadis? Que de ce monde entier le verre et la substance, Et que par l'âge enfin les globes refroidis Perdent leur féconde puissance?

La nature se cache, il faut la respecter, Et s'il est beau de la comprendre, Il est doux de la chanter. Un charme encore se mêle à l'effroi qu'elle imprime; Jusqu'en ces monts affreux elle est pour moi sublime! L'être vivant les fuit, l'aigle n'y vole plus, Il craint de s'approcher de leur cime glacée. Sur ces neiges sans fin que de neige entassée! Sur des milliers d'hivers que d'hivers révolus! Revenez, champs féconds, prés fleuris, verts ombrages, Revenez, m'entourer de vos douces images, Beaux vallons de Campan, D'Argelès et de Luz! Ah! rendez à mes yeux les fleurs et l'espérance, Le mouvement de l'arbre, et le vol de l'oiseau Et l'homme enfin dont la présence De l'univers peut seule animer le tableau! Puissé-je entendre encore, aux pentes du coteau, Le bruit de la forêt qui dans l'air se balance, Et le bêlement du troupeau, Et le nom du bon roi que bénit le hameau,

Résonnant dans les airs de la vieille romance Ou dans les sons du chalumeau!

ODE, 1812

Au bout de mon humble domaine, Six tilleuls au front arrondi, Dominant le cours de la Seine Balancent une ombre incertaine Qui me cache au feu du midi. Sans affaire et sans esclavage, Souvent j'y goûte un doux repos; Désoccupé comme un sauvage Qu'amuse auprès d'un beau rivage Le flot qui suit toujours les flots. Ici la rêveuse Paresse S'assied les yeux demi-fermés, Et, sous sa main qui me caresse, Une langueur enchanteresse Tient mes sens vaincus et charmés. Les feuilles d'Ovide et d'Horace Flottent épars sur mes genoux; Je lis, je dors, tout soin s'efface, Je ne fais rien, et le jour passe; Cet emploi du jour est si doux!

MILLEVOYE (1782-1816)

LA CHUTE DES FEUILLES (2e version)

De la dépouillé des bois L'automne avait jonché la terre; Et dans le vallon solitaire Le rossignol était sans voix. Triste, et mourant à son aurore, Un jeune homme, seul, à pas lents, Parcourait une fois encore Le bois cher à ses premiers ans: "Bois, que j'aime, adieu . . . je succombe: Ton deuil m'avertit de mon sort, Et dans chaque feuille qui tombe Je vois un présage de mort. Fatal oracle d'Epidaure, Tu m'as dit: Les feuilles des bois A tes yeux jauniront encore, Et c'est pour la dernière fois. La nuit du trépas t'environne; Plus pâle qu'une fleur d'automne, Tu t'inclines vers le tombeau. Ta jeunesse sera flétrie Avant l'herbe de la prairie, Avant le pampre du coteau. Et je meurs! De la vie à peine J'avais compté quelques instants; Et j'ai vu comme une ombre vaine S'évanouir mon beau printemps. Tombe, tombe, feuille éphémère! Et, couvrant ce triste chemin,

215 Cache au désespoir de ma mère, La place où je serai demain. Mais si mon amante voilée Aux détours de la sombre allée Venait pleurer quand le jour fuit, Eveille par un faible bruit Mon ombre un instant consolée". Il dit, s'éloigne . . . et sans retour! Sa dernière heure fut prochaine : Vers la fin du troisième jour, On l'inhuma sous le vieux chêne. Sa mère, peu de temps, hélas! Visita la pierre isolée; Mais son amante ne vint pas: Et le pâtre de la vallée Troubla seul du bruit de ses pas Le silence du mausolée.

L'ANNIVERSAIRE

Hélas! après dix ans je revois la journée Où l'âme de mon père aux cieux est retournée. L'heure sonne: j'écoute . . . O regrets! 0 douleurs! Quand cette heure eut sonné, je n'avais plus de père; On retenait mes pas loin du lit funèbre ; On me disait: "il dort"; et je versais des pleurs. Mais du temple voisin quand la cloche sacrée Annonça qu'un mortel avait quitté le jour, Chaque son retentit dans mon âme navrée, Et je crus mourir à mon tour. Tout ce qui m'entourait me racontait ma perte: Quand la nuit dans les airs jeta son crêpe noir, Mon père à ses côtés ne me fit plus asseoir, Et j'attendis en vain à sa place déserte Une tendre caresse et le baiser du soir. Je voyais l'ombre auguste et chère M'apparaître toutes les nuits; Inconsolable en mes ennuis, Je pleurais tous les jours, même auprès de ma mère.

Ce long regret, dix ans ne l'ont point adouci; Je ne puis voir un fils dans les bras de son père, Sans dire en soupirant: "J'avais un père aussi!" Son image est toujours présente à ma tendresse. Ah! quand la pâle automne aura jauni les bois, O mon père! je veux promener ma tristesse Aux lieux où je te vis pour la dernière fois. Sur ces bords que la Somme arrose, J'irai chercher l'asile où ta cendre repose: J'irai d'une modeste fleur Orner ta tombe respectée, Et sur la pierre, encore de larmes humectée, Redire ce chant de douleur.

LA DEMEURE A B A N D O N N E E

Elle est partie! hélas! peut-être sans retour! Elle est partie; et mon amour Redemande en vain sa présence. Lieux qu'elle embellisait, j'irai du moins vous voir A sa place j'irai m'asseoir, Et lui parler en son absence. De sa demeure alors je reprends le chemin; La clé mystérieuse a tourné sous ma main. J'ouvre . . . elle n'est plus là: je m'arrête, j'écoute Tout est paisible sous la voûte De ce séjour abandonné. De tout ce qu'elle aimait je reste environné. L'aiguille qui du temps, dans ses douze demeures, Ne marque plus les pas, ne fixe plus le cours, Laisse en silence fuir ces heures Qu'il faut retrancher de mes jours. Plus loin, dans l'angle obscur, une harpe isolée, Désormais muette et voilée, Dort, et ne redit plus le doux chant des amours. Sous ces rideaux légers, les songes, autour d'elle Balançaient leur vol incertain. Des souvenirs du soir charmaient, jusqu'au matin, Le paisible sommeil qui la rendait plus belle.

217 Sur ce divan étoilé d'or, Qu'inventa l'opulente Asie, De ses cheveux je crois encor Respirer la pure ambroisie. Je revois le flambeau qui près d'elle veillait A l'instant où sa main chérie Traça dans un dernier billet Ces mots: "C'est pour toute la vie . . . " Mots charmants! Oh! déjà seriez-vous effacés? Ne resterait-il plus à mon âme flétrie Qu'un regret douloureux de mes plaisirs passés?

LA PROMESSE

Il est donc vrai! tu veux qu'en mon lointain voyage Sous le ciel d'Orient j'emporte ton image; Et d'un espoir douteux abusant mon amour, Ta bouche me promet les baisers du retour. Du retour! . . . Tu l'as vu cet éclatant navire! Et sa poupe et ses mâts de fleurs étaient ornés; En ses pavillons d'or il tenait enchaînés Et la fortune et le zéphyre. Avant peu, disait-on, il reverra le port. Eh bien! les jours ont fui. L'inquiète espérance A l'horizon des mers cherche en vain sa présence, Il ne reviendra plus. Si tel était mon sort! Hélas! du voyageur la vie est incertaine! S'il échappe aux brigands de la forêt lointaine, Le désert l'engloutit dans les sables profonds, Ou sur d'âpres chemins les coursiers vagabonds Dispersent de son char la rose étincelante, Et brisent sa tête sanglante Au penchant rapide des monts. Et je pars! Ah! détourne un funeste présage, Et pour moi désormais les cieux s'embelliront; Et dans mon fortuné voyage Je verrai, pure et sans nuage, L'étoile du bonheur rayonner sur mon front.

PRIERE A LA NUIT

Du jour soeur paisible et voilée, Qui, sur la terre consolée Versant le baume du repos, Couronnes ta tête étoilée D'un diadème de pavots. O Nuit! pardonne si ma lyre, Frémissant au gré du zéphyre Parmi les saules de ces bords, Ose un instant par ses accords Troubler la paix de ton empire. J'ai vu le disque étincelant S'éteindre aux humides demeures, Et le groupe léger des Heures Suivre ton char en se voilant. Tout dort; et moi, seul, en silence, Aux lueurs d'un pâle flambeau, Devant ton trône je balance Des suppliants l'humble rameau. Je n'invoque point ton mystère Pour aller ravir à sa mère Une vierge au coeur ingénu, Qui, solitaire et sans défense, Achève, le sein demi-nu, Son dernier songe d'innocence. Je ne vois point d'un seuil jaloux Tenter la route détournée, Et par un furtif hyménée Venger, en dépit des verroux, La jeune épouse condamnée Au froid baiser d'un vieil époux. Mes voeux sont purs. O nuit sacrée Fais qu'un songe à l'aile dorée, Avant le retour du soleil, Vienne de l'image adorée Enchanter mon heureux sommeil. Pour toi, déité que j'implore, Je veux sur le bord des ruisseaux Unir le pâle sycomore A l'if, ornement des tombeaux;

219 Jusques à l'aurore prochaine, De l'amour charmant des douleurs, Je veux à ton autel d'ébène Consacrer un hymne et des fleurs.

A L F R E D (extrait)

Muse du Nord, qui, seule et recueillie, Au bruit lointain de l'orageuse mer Vas répétant, dans les longs soirs d'hiver, De l'Ecossais la ballade vieillie! Soit que tes yeux s'arrêtent par hasard Sur les créneaux de ces tours sépulcrales, Sanglants témoins des crimes du poignard; Soit qu'à minuit tu foules à l'écart Les marbres saints ou les tombes royales;.. .

PRIEZ POUR MOI (Composé par Millevoye, à Neuilly, huit jours avant sa mort)

Dans la solitaire bourgade, Rêvant à ses maux tristement, Languissait un pauvre malade D'un long mal qui va consumant. Il disait: "Gens de la chaumière, Voici l'heure de la prière Et les tintements du beffroi: Vous qui priez, priez pour moi. "Mais quand vous verrez la cascade Se couvrir de sombres rameaux, Vous direz: Le jeune malade Est délivré de tous ses maux! Lors revenez sur cette rive Chanter la complainte naïve; Et quand tintera le beffroi, Vous qui priez, priez pour moi. "Quand à la haine, à l'imposture, J'opposais mes moeurs et le temps,

220 D'une vie honorable et pure Le terme approche, je l'attends, Il fut court mon pèlerinage! Je meurs au printemps de mon âge, Mais du sort je subis la loi: Vous qui priez, priez pour moi. "Ma compagne, ma seule amie, Digne objet d'un constant amour! Je t'avais consacré ma vie, Hélas! et je ne vis qu'un jour. Plaignez-la, gens de la chaumière, Lorsqu'à l'heure de la prière Elle viendra sous le beffroi Vous dire aussi: Priez pour moi".

BIBLIOGRAPHIE

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Textes

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224 Fontanes, Louis de 1859 Oeuvres (Paris). Gilbert, Nicolas 1825 Oeuvres (Paris). Léonard, Nicolas-Germain 1782 Idylles et poèmes champêtres (Paris). 1798 Oeuvres (Paris). Millevoye, Charles-Hubert 1865 Oeuvres (Paris). Parny, Evariste-Désiré de (s.d.) Oeuvres (Paris). Roucher, Jean-Antoine 1797 Considérations de ma captivité (Paris), vol. I. 1779 Les Mois (Paris), 2 vols. Saint-Lambert, Jean-François de 1814 Oeuvres (Clermont-Ferrand), 2 vols.

INDEX DES NOMS D'AUTEURS CITÉS DANS LE TEXTE.

Allem, M. Auserve, P.

10,11 39, 40

Baldensperger, F. 39 Barquisseau, R. 4 4 , 4 6 , 5 3 , 5 7 Batteux 20-24, 34, 49, 60, 64 Baudelaire 18,56 Bernardin de Saint-Pierre 3 8 , 4 5 , 6 1 Bertin 11, 12, 16, 27-29, 31, 39, 41, 45, 47, 52-53, 56-57, 61, 63-65, 68-69, 72 Bertrand, L. 9 - 1 2 , 2 8 , 3 0 , 5 6 Boileau 11,21,23,25,30,62 Bontemps (Mme) 35,38 Brockes 35 Cameron, M. 36, 38-40 Catulle 25,27,29-31 Chateaubriand 32,50-51 Châtelet (Mme) 1 1 , 3 7 Chaulieu 23 Chénier, André 11-12, 16, 31, 38, 40-41, 43, 62-63, 67-71,73 Colardeau 11, 14, 16, 30, 51-52, 62-63, 65 Corneille 49 DeliUe 9-16, 26, 36, 39, 41-42, 46, 60-65,71-73 Diderot 24,31,56 Dimoff, P. 70-71 Du Bellay 30 Duhamel, G. 11, 16 Dumas, A. 10-11 Duviard, F. 10-11 Ehrard, J. 39 Epicure 25 Fabre, J. 1 5 , 3 5 - 3 6 , 3 9 , 4 0 , 6 1 Faguet, E. 11-12,37-38,52 Finch, R. 14-15

Fénelon 49 Fontanes 11-12, 16, 27, 30, 41, 46, 50-51, 62-63, 68, 71 Gessner 28, 42-43, 45, 68 Gilbert 9-14, 16, 26, 29-30, 45, 47, 50, 52, 54, 56, 58, 62, 64-65, 68, 71, 73 Gilman, M. 12 Gluck 30 Gray 54-55 Grimm 9, 37 Grubbs, H. 16 Guitton, E. 15, 36-38, 40, 43, 46-47, 65 Henriot, E. 10 Hervey 54 Horace 20, 22, 25-27, 29, 57, 64, 68 Houdetot (Mme) 51 Houdar de la Motte 20 Huber 43 Hugo 9, 1 8 , 3 8 , 6 0 , 6 3 , 6 5 , 7 3 Joliet, E. 15, 55 Klemperer, V.

14, 39, 41

Lamartine 13,16,18,38,60,65,72 Lanson, G. 10-11,13 Lebrun 11,14,16 Le Franc de Pompignan 49 Léonard 10-14, 16, 26-29, 31-32, 38-39, 42-45, 47, 52-53, 56-58, 61-65, 68-69, 71, 73 Le Tourneur 31-32, 54 Lote, G. 12, 59 Malfilâtre 13, 14, 16, 30, 50-51, 54, 56, 61, 63-65, 71 Malherbe 62, 64 Mallarmé 61 Mallet 31-32

226 Marmontel 59 Mauzi, R. 36, 39, 61 Millevoye 11-12, 16, 32, 46-47, 56-57, 62-63,71-72 Milton 23 Moreau, P. 30,71,73 Mornet, D. 38, 40, 55, 63, 65 Moser, W. 15-16, 21-22, 54-55 Musset 41,43,73 Nardis, L. 14, 36-37 Natoli, G. 14,50,52,55,61 Nerval 18 Nivernais 23 Ossian 31,38,55,68-69 Ovide 25, 28-30, 68 Parny 10-12, 16, 26, 28-29, 31-32, 45-46, 53,56-58,62-65,68-69,71-72 Perrault 14 Pétrarque 46 Pompidou, G. 10 Pope 30, 32 Potez, H. 1 2 , 4 2 , 4 5 - 4 6 , 5 3 , 7 2 - 7 3 Properce 2 7 - 2 9 , 6 8 Racine 49,63 Ronsard 21, 25, 30 Roucher 1 1 , 1 6 , 2 6 , 2 8 , 3 0 , 3 6 - 3 8 , 4 0 , 46, 57, 60, 62, 64-65, 68-70 Roudaut, J. 1 4 , 1 7 , 5 9 Rousseau, J. -B. 1 1 , 1 6 , 4 9 , 6 3 Rousseau, J . - J . 3 8 , 4 1 , 5 8 Sainte-Beuve 9-12, 16, 28, 30, 46, 53, 61 Saint-Lambert 38, 42-43, 47, 51, 54, 56, 61,68,71 Shakespeare 23 Staël (Mme) 32 Thérive, A. 13-14 Thomas 13 Thomson 35-37, 39-40, 4 3 Tibulle 25-27,29-31,44,68 Turgot 43 Valéry 61 Van Tieghem, P. 31-32, 38, 40, 42, 44, 55

Viallaneix, P. 39 Vigny 73 Villon 41 Virgile 25,28-29,37,44,60,68 Voltaire 1 1 , 1 3 , 2 3 Young

54-55,70

de proprietatibus litterarum Series Minor l. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 16. 20. 23.

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Dfl. 12,18,18,18,18,22,22,20,18,20,28,26,20,20,-

Series Maior 3. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 18.

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23,45,88,40,30,28,44,32,34,30,32,22,40,42,-

de proprietatibus litterarum Series Maior 19. 20. 22. 23. 24. 25. 26. 28. 30. 35. 36.

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Dfl. 42,36,24,64,36,98,30,48,48,39,90,-

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24,18,48,24,24,18,36,36,30,30,25,32,40,28,-

de proprietatibus litterarum Series Practica 27. 28. 29. 30. 32. 33. 35. 36. 38. 39. 40. 41. 42. 44. 47. 48. 50. 51. 52. 54. 55. 57. 59. 60. 61. 62. 63. 64.

VERNIER, R.: 'Poésie ininterrompue' et la poétique de Paul Eluard. HENNEDY, H. L.: Unity in Barsetshire. MCLEAN, S. K.: The "Bänkelsang" and the Work of Bertold Brecht. INNISS, K.: D. H. Lawrence's Bestiary. GEORGE, E. E.: Hölderlin's "Ars Poetica". SAMPSON, H. G.: The Anglican Tradition in EighteenthCentury Verse. JAKOBSON, R. and L. G. Jones: Shakespeare's Verbal Art in Th''Expence of Spirit. SILVERMAN, E. B.: Poetic Synthesis in Shelley's "Adonais". DOUGHERTY, A.: A Study of Rhythmic Structure in the Verse of William Butler Yeats. REES, T. R.: The Technique of T. S. Eliot. EUSTIS, A.: Molière as Ironic Contemplator. CHAMPIGNY, R.: Humanism and Human Racism. A Critical Study of Essays by Sartre and Camus. EISENSTEIN, S. A.: Boarding the Ship of Death: D. H. Lawrence's Quester Heroes. SEBEOK, T. A.: Structure and Texture: Selected Essays in Cheremis Verbal Art. EWTON, R. W„ Jr.: The Literary Theories of August Wilhelm Schlegel. TODD, J. E.: Emily Dickinson's Use of the Persona. METCALF, A. A.: Poetic Diction in the old English Meters of Boethius. KNOWLTON, M. A.: The Influence of Richard Rolle and of Julian of Norwich on the Middle English Lyrics. RICHMOND, H. M.: Renaissance Landscapes. English Lyrics in a European Tradition. CELLER, M. M.: Giraudoux et la métaphore. FLETCHER, R. M.: The Stylistic Development of Edgar Allan Poe. NELSON, T. A.: Shakespeare's Comic Theory. DUGAN, J. R.: Illusion and Reality. A Study of Descriptive Techniques in the Works of Guy de Maupassant. KUBY, L.: An Uncommon Poet for the Common Man: A Study of Philip Larkin's Poetry. COUCHMAN, G. W.: This our Caesar. A Study of Bernard Shaw's Caesar and Cleopatra. RUTTEN, P. M. van: Le langage poétique de Saint-John Perse. SCHULZ, H. J.: This Hell of Stories: A Hegelian Approach to the Novels of Samuel Beckett. DEMING, R. H.: Ceremony and Art. Robert Herrick's Poetry.

Dfl. 25,28,54,28,96,48,10,20,38,52,40,18,24,35,22,22,28,28,28,22,34,18,26,28,32,30,20,32,-

de proprietatibus litterarum Series Practica 69. 70. 71. 72. 74. 75. 78. 79. 81. 82. 83. 84. 86. 88. 89. 91. 92. 93. 96. 97. 98. 100. 101. 108. 114. 116.

GODSHALK, W. L.: Patterning in Schakespearean Drama. JAKOBSON, R. and D. Svjatopolk-Mirskij: Smert' Vladimira Majakovskogo. KOSTIS, N.: The Exorcism of Sex and Death in Julien Green's Novels. WOSHINSKY, B. R.: La Princesse de Clèves. BUEHLER, Ph. G.: The Middle English Genesis and Exodus. HEWITT, W.: Through Those Living Pillars. Man and Nature in the Works of Emile Zola. FERRANTE, J. M.: The Conflict of Love and Honor. JONES, G. H.: Henry James's Psychology of Experience. MEEHAN, V. M.: Christopher Marlowe Poet and Playwright. WAKE, C.: The Novels of Pierre Loti. JONES, L. E.: Poetic Fantasy and Fiction. The Short Stories of Jules Supervielle. BLODGETT, H.: Patterns of Reality: Elizabeth Bowen's Novels. FERDINANDY, G.: L'oeuvre hispanoaméricaine de Zsigmond Remenyik. WILLSON, R. F., Jr.: 'Their Form Confounded': Studies in the Burlesque Play from Udall to Sheridan. PARENT, D. J.: Werner Bergengruen's Das Buch Rodenstein. HAMILTON, R.: Epinikion: General Form in the Odes of Pindar. TAYLOR, M.: The Soul in Paraphrase. George Herbert's Poetics. VITZ, E. B.: The Crossroad of Intentions: A Study of Symbolic Expression in the Poetry of François Villon. COPELAND, H. C.: Art and the Artist in the Works of Samuel Beckett. KAY, B.: The Theatre of Jean Mairet. TUERK, R.: Central Still: Circle and Sphere in Thoreau's Prose. ELIOPOLOS, J.: Samuel Beckett's Dramatic language. HUDGINS, E.: Nicht-epische Strukturen des Romantischen Romans. DESSNER, L. J.: The Homely Web of Truth: A Study of Charlotte Bronte's Novels. CRICHFIELD, G.: Three Novels of Madame de Duras. JAKOBSON, R.: Puskin and His Sculptural Myth.

Dfl. 50,16,22,32,24,32,32,58,28,37,20,44,34,48,32,24,24,28,48,28,32,28,44,20,18,24,-

Series Didactica l. 2. 3.

SWAIM, K. M.: A Reading of Gulliver's Travels. BERKELEY, D. S.: Inwrought with Figures Dim. GITTLEMAN, S.: Sholom Aleichem.

38,20,20,-