L'œuvre de fiction de Guillaume Apollinaire, la poétique d'un hérésiarque 2 [2]

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UNIVERSITÉ DE LA SORBONNE NOUVELLE PARIS Ill

L'ŒUVRE DE FICTION DE GUILLAUME APOLLINAIRE (Contes et romans)

La poétique d'un hérésiarque

TOME II

Thèse pour le doctorat d'État è s lettres Présentée par

Daniel DELBREIL

Sous la direction · de Monsieur le Professeur Michel DÉCAUDU

1995

CHAPITRE III

LES TEMPS ET LES ESPACES DU RÉCIT APOLLINARIEN

Le récit apollinarien, assez simple au plan des structures de la

narration, semble également jouer la carte de la transparence au plan de ses structures temporelles et spatiales. Les histoires racontées sont situées

avec une relative précision, que leur situation réfère à un monde réel, ad­ missible en tout cas selon des critères réalistes, ou s'inscrive dans un es­

pace-temps délibérément merveilleux. Les protocoles d'accréditation fonc­

tionnent le plus souvent dès l'ouverture des textes, proposant un contrat de lecture qui pourra être progressivement infléchi ou brutalement bousculé.

Apollinaire se plaît à convoquer les repères les plus référentiels, évitant a

priori les indécisions des époques ou celles du «nulle part» et du «n'importe

où». Il soigne donc ses ancrages avant d'amorcer ses dérapages ou ses dé­ rives hors d'une réalité quotidienne ou hors des règles du genre merveilleux.

Il ne serait pas difficile de montrer que les temps et les espaces privilégiés

des fictions renvoient à la sphère personnelle du prosateur et que le chrono­ topisme apollinarien est très fortement autobiographique 1• La présence et les autoqualifications du je-narrateur accentuent inévitablement cette di­

mension qui est incontestable également dans la plupart des récits hétéro­

diégétiques situés dans des lieux connus, vécus ou à haute valeur affective.

L'autobiographie, et plus particulièrement le traitement qu'Apollinaire fait

subir à sa propre temporalité ou à ses propres espaces, sont révélateurs des

jeux du conteur ou du romancier avec le référentiel, du refus du mimétisme

et de la nécessité d'une reconstruction narrative (les innombrables trans­

ferts, basculements, condensations du "Poète assassiné" en sont les preuves évidentes) 2• Le récit, même s'il donne parfois l'impression de s'y conformer, met à

distance "l'ordre" du monde réel. Toute histoire est dans le temps, dans un

temps, prend du temps ; le récit, quant à lui, a son propre temps, son ordre

propre, ses rythmes qui jouent avec la temporalité externe. On sait que la poésie d'Apollinaire est une poésie du temps qui s'écoule et du temps maî­ trisé, à la fois lieu de "mélanco1ie" et lieu de libération. Les textes narratifs,

comme les poèmes d' Alcools, peuvent se proposer comme thème central la

fuite du temps, l'impossible saisie d'un monde changeant ou bien le vœu de fixation, d'éternisation. Nous nous attacherons principalement au système 1. Voir Daniel Delbreil, Le Jeu autobiographique[ ... ], op. cit., pp. 225-45. 2. Ibid., pp. 140-53.

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temporel mis en place par le récit : d'une part à la présence, à la nature, aux rôles, aux valeurs des indicateurs temporels complaisamment distribués, d'autre part au traitement que la temporalité diégétique subit quand elle est mise en récit. On imagine que des questions analogues se posent pour l'ac­ créditation et le traitement de l'espace, des lieux géographiques ou de la topographie des histoires. Le récit les évoque vaguement, ou les cite rapi­ dement, ou bien, au contraire, les décrit précisément ; il les représente par­ fois fidèlement, parfois avec malice et surprise, et donc les reconstruit. La création des espaces dans les textes de fiction révèle, aussi bien que les poèmes, les structures de la représentation apollinarienne et les fondements d'une esthétique.

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I LE TRAITEMENT NARRATIF DE LA TEMPORALITÉ

A. LE SYSTÈME TEMPOREL

• Les types temporels de la narration La fiction apollinarienne est prise en charge par un narrateur dont on ignore pratiquement toujours la situation spatio-temporelle exacte 1• L'acte d'énonciation reste indéterminé alors qu'il fonde le récit lui-même 2 • Cette indétermination du temps et du lieu de la narration n'entraîne pas

obligatoirement une indifférence aux circonstances qui ont présidé à l'acte

narratif. Le "présent" (et ses caractéristiques) peut avoir influé sur la forme

même du récit ; souvenons-nous de ce qu'affirme le narrateur de La Femme assise qui explique le recours à la prose par la "hâte" due à la situation de

guerre (Pr I, 417).L'état présent est parfois vigoureusement souligné, ce

qui accentue le décalage avec l'univers passé de l'histoire. Ainsi, au début du "Poète assassiné", est-il indiqué que "La gloire de Croniamantal est

aujourd'hui universelle". Assez nombreux sont les récits qui s'ouvrent sur des séquences au présent, pour des discours le plus souvent idéologiques

comme nous l'avons vu ( "L'Hérésiarque", "Giovanni Moroni", "L'Aibanais",

"Le Gastro-astronomisme [ ... ]", "Le Robinson de la gare Saint-Lazare") ou

des discours plus af fectifs (l'incipit de "L'Œil bleu"). De la même façon,

certains se terminent au présent, par une conclusion généralisante qui rompt

explicitement avec l'univers temporel de la diégèse (mais le présent a alors

tendance à perdre sa valeur d'actualité au profit de l'expression d'une vérité

intemporelle).

Le récit lui-même n'est jamais complètement conduit au présent, ce

qui supposerait une narration simultanée. On remarquera toutefois l'origina­

lité du début de La Femme assise, où le présent, habituellement réservé dans les ouvertures à des propos théorisants, est utilisé pour la première

1 . Le paragraphe final d' "Arthur roi passé roi futur" av ec l'indication d e la dat e précise de la narration (1 er avril 1914) et l'ébauch e d'une description du lieu où est produit l e texte est l'exemple mêm e d e ce qu'Apollinair e ne f era nulle part ail­ leurs (Pr I, 377). 2. T el est le paradox e souligné par Gérard Genette qui note surtout qu e "le lieu narratif est fort rar em ent spécifié, et n'est pour ainsi dire jamais pertinent", Figures Ill, op. cit., p. 228.

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évocation d'Elvire - ce qui tend, à l'avance , à prouver "l'actualité" de la femme fausse. La narration traditionnelle, aux temps du passé, reprend très vite cependant, dès que le narrateur explicite les goûts équestres de son personnage (l'épisode russe). De la même façon, la "narration antérieure", qui suppose d es événe­ ments postérieurs à l'acte d'énonciation, reste exceptionnelle. "Le Rabachis" offre toutefois un exemple cocasse de récit prédictif av ec des histoires, racontées au futur, dans une réunion mondaine de l'hiver 1911 Un jeune peintre suédois [ ... ] nous singea [ ... ] une conversation qu'il devait entendre dans un salon de Berlin, où il devait passer six mois en 1917, et d'où il reviendrait à volonté par la Suisse :

[ ...]

«Lorsque je visiterai le Brandebourg, dans sept ans en­ viron, on e nte ndra dans les salons les plus sélects [ ... ] des dialogues dans le genre de celui-ci [ ... ]». (Pr I, 528) Autre "incursion dans le domaine de l'avenir"

(Pr I, 529), à la fin du "Juif

latin", quand le narrateur envisage la future canonisation du criminel, baptisé

in extremis : Dans cinquante ans, le procès de canonisation de Gabriel Fernisoun viendra à Rome. L'avocat de Dieu aura le beau rôle. [ ... ]. La seule chicane dont l'avocat du diable pourra tirer parti, portera sur l'eau ayant servi au baptême. (Pr I, 109) C es anticipations par rapport au présent de la narration ne doivent pas être confondues avec les jeux portant sur des dates postérieure s à celle de l'écri­ ture du conte. Ainsi "Arthur roi passé roi futur" est-il situé au début du x:xne siècle mais la narration elle-même est conduite au passé simple, ce qui indique que l'acte d'énonciation est situé encore au-delà : "Le 4 janvier 2105, on vit dans les rues de Londres un Merveilleux Chevalier [ ... ]. Les pas­ sants pensèrent : «Quelle est cette mascarade» [... ]."

(Pr I, 373).

En écartant ces petites exceptions "simultanée" et "antérieure " - qui ne porte nt d'ailleurs que sur des séquences très brèves - nous constatons que tous les récits apollinariens sont conduits selon le mode le plus conven­ tionnel de la narration ultérieure. Les temps grammaticaux sont très classi­ quement utilisés, en particulier avec l'alternance de l'imparfait (décor ou d'arrière-plan)

et

du passé simple de l'événement :

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Un jeune Russe qui voyageait sur le continent alla pas­ ser l'hiver à Cannes. (Pr I, 341) Par une matinée de printemps, une automobile qui pas­ sait sur la route de Paris à Cherbourg fit explosion dans la commune de Chatou [ ...]. (Pr I, 349) ou bien, avec le narrateur-acteur Un matin, je dormais [ ... ]. Un violent coup de sonnette m'é­ veilla. (Pr I, 100) Je me trouvais à Vienne [ ...]. Je tins à visiter Schœnbrunn [ ... ].

(Pr I, 369)

Quelques variantes au passé composé sont également possibles dans les ouvertures de récit ("La Comtesse d'Eisenberg" par exemple), ce qui confirme, dès les premières lignes, que le narrateur se situe après les faits1 •

Un récit très simple, très dépouillé et presque entièrement narrativisé

comme "la Plante", fournit une illustration directe de l'alternance de l'impar­ fait et du passé simple ainsi que des effets poétiques qui en résultent.

L'imparfait ouvre et ferme le texte, soigneusement enclos dans ses deux formules initiale et finale en écho. Le portrait moral de Cyprienne est fort normalement conduit avec cet imparfait de continuité et de fluidité

"imparfait d'habitude" parfaitement adapté à une vie monotone, sans fait marquant et sans "histoire". Cette monotonie est confirmée par la monoto­

nie des formes syntaxiques, récurrentes comme les phases de cette pauvre

vie2 • L'imparfait de la première partie du conte gomme toutes les aspérités

temporelles, assume un continuum imperceptible mais inéluctable. Le temps

glisse sur son existence crépusculaire et sans relief. À peine un autre impar­ fait vient-il donner une profondeur à ce flux de surface : "Mais une douceur saignait au cœur solitaire de cette enfant perdue." (la plante). L'événement

que constitue l'offrande de ce végétal à Cyprienne est gommé temporelle­ ment, assimilé à l'imparfait décor (Pr I, 519-20).

1 . Il convient de souligner la "sagesse" de la conduite temporelle dans les contes et les romans par rapport aux téléscopages des temps grammaticaux dans les poèmes (voir supra, la section «Une poésie du conteur»). 2. Voir supra, l'analyse des reprises poétiques, et notamment des "C'était [... ]." ('Les ambiguïtés du lyrisme" dans le chaitre II) .

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Le véritable événement, le vrai début de l'action, c'est la guerre : l'histoire, c'est !'Histoire. Le passé simple chasse l'imparfait, même quand il réfère à une longue période sans fait marquant

Quand la guerre survint, Cyprienne Vandar ne paya plus sa chambre d'hôtel. Les années passèrent, jusqu'au moment où on lui signifia qu'elle ne bénéficiait plus du "moratorium"

[ ...].

(Pr

I, 520)

Très normalement le passé simple assume toutes les séquences singulatives correspondant aux déménagements successifs ("Elle partit en fiacre." ; "Elle emporta «la plante» dans un journal.") ou à sa visite à Germaine

(Pr I , 520-

1). Après avoir confié le végétal, l'héroïne reprend une vie d'habitudes et l'imparfait revient ("Tous les deux ou trois jours, Cyprienne [ ... ] allait voir «la plante» [ ... ].",

Pr I, 52 1) jusqu'au moment où un drame précipite le retour

du passé simple : la disparition de la plante. Ainsi : Elle apprit par la concierge [ ... ] que «Mme Germaine» avait déménagé [ ... ]. Cyprienne Vandar eut comme un éblouissement et manqua tomber ; mais elle refoula sa peine et son inquié­ tude et s'en alla [ ... ]. (Pr I, 52 1) La mort de la malheureuse est racontée au passé simple ; puis l'imparfait renaît, comme la plante "intemporelle".

Quand cette belle histoire s'est-elle produite ? "Avant" la narration qui

en est faite, certes, mais aucun élément textuel ne permet de déterminer objectivement l'écart entre les deux moments. En effet, dans les contes comme dans les romans, la distance entre le présent de la narration et les événements racontés n'est pas obligatoirement indiquée. Le fait est particulièrement sensible dans les récits les plus transparents qui ne mettent pas en évidence le narrateur 1. Chez Apollinaire, cependant, le type narratif, hétéro- ou homodiégétique, ne semble pas avoir une influence très marquée sur la définition de l'écart entre les deux temporalités. Si, fort logiquement, la majorité des récits sans narrateur-acteur laissent indéterminée cette distance

(même

quand

l'histoire

est

datée),

bien

des

textes

homodiégétiques font de même. Il est exceptionnel que diégèse et narration soient conjointement définies. C'est le cas d' "Arthur roi passé roi futur" (2105 et 1914), ce qui accentue l'incohérence ludique du conte puisque

1 . Voir Gérard Genette, Figures Ill, op. cit., p. 232.

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1914 ne peut être un véritable présent de l a narration (postérieur à 2 105

comme nous venons de le voir) - mais un présent d'écriture. Le narrateur s'y

dédouble en fait entre un "auteur" et un autre narrateur théoriquement

autonome. Il est toujours tentant de rapprocher les dates indiquées des dates de publication des contes (et celles-ci sont toujours ultérieures) . Les

écarts sont fréquemment réduits (quelques mois, quelques années), mais ce

serait faire interférer les deux niveaux distincts de l'écriture et de l a narration.

Au plan strictement intratextuel, la définition de l'écart est assez rare

et ne permet pas de situer la narration puisque, dans ce cas-là, et par un fait exprès, l'histoire ne comporte pas de date précise. Dans "Le Départ de l'ombre", il est dit clairement que les événements rapportés sont vieux de

plus de dix ans mais l'on ne peut savoir quell e année, quel jour est morte

Louise Ancelette. Il en est de même pour "L'infirme divinisé" où l'indication

"Justin Couchot disparut il y a un an" (Pr I, 352) ne permet pas de définir

exactement le moment de l a narration, ainsi que pour les prouesses

culinaires de l'ami Méritarte, "Il y a près de deux ans [ ... ]." (Pr I, 378) . Ces

écarts sont d'ailleurs le plus souvent donnés de façon approximative, ce qui accentue le flou temporel qui entoure le phénomène de l a narration. La proximité peut être néanmoins suggérée de façon indirecte. Ainsi, dans le

prologue des "Petites recettes [ ... ]", rédigé très normalement au présent, il

est indiqué que "le manuscrit a été trouvé [ ... ], le 10 juillet de cette année."

(Pr I, 365 ) . Dans l'incipit de "Trains de guerre", le narrateur note : "Je

viens de recevoir l a lettre suivante portant la date du 1er juillet 1918 [ ... ]."

(Pr I, 522) . Si l'on prend le "naguère" au sens strict (opposé à "jadis") , les relations entre le narrateur et Giovanni doivent être récentes ("J'ai connu

naguère un nommé [ . .. ].", Pr I, 320) : le récit de l'italien doit précéder de peu sa "reproduction". Ce "naguère" reste bien fl ottant, à l'image des

"souvenirs vagues et brisés" d'un certain ou de l'incertain Giovanni Moroni.

À travers ces quelques exemples reflétant l'imprécision temporelle de

l 'acte de l a narration, se perçoit l'importance de la datation et des

indicateurs temporels, aussi bien pour le récit que pour l'histoire elle-même.

• Les indicateurs temporels des histoires Apollinaire s'ingénie à faire alterner les récits explicitement ancrés dans

le temps historique et ceux qui ne portent que des indicateurs internes de

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temporalité 1. Pour l'ensemble de l'œuvre en prose, tous genres confondus, les récits non datés sont prédominants ; toutefois, ils comportent suffisamment d'éléments identifiables temporellement, ou bien ils font référence à des événements suffisamment connus pour que le lecteur puisse les situer en une époque déterminée.

Le rôle de la datation La date peut même être le premier élément fourni : associée à une ré­ férence spatiale précise (voire à un "je" premier), elle provoque, dès l'ouver­ ture du récit, "l'effet de réel" tant recherché par la narration traditionnelle. Sur le modèle du début du "Passant de Prague" ("En mars 1902, je fus à Prague."), sont construits un certain nombre d'incipit de récits soit homo­ diégétiques comme "Le Roi-Lune" ("Le 23 février 1912, je parcourais à pied [ ... ].", Pr I, 303), soit hétérodiégétiques comme "L'lnfaillibilité" ("Le 25 juin 1906, le cardinal Porporelli [ ... ].", Pr I, 119) ou, après un prologue idéolo­ gique, "Le Robinson de la gare Saint-Lazare" ("Le 1er janvier 1907, à dix heures du matin, M. Ludovic Pandevin [ ... ].", Pr I , 405). Les dates sont plus fréquemment indiquées dans le corps même du récit, qu'elles concernent l'épisode central ("Le Gastro-astronomisme [ ... ]", Pr I, 402) ou apportent des informations sur la vie passée d'un personnage 2 • Ces dates semblent d'ailleurs fournies plus volontiers sur ces arrière-plans des héros que sur l'a­ venture qui justifie le récit. Il n'est pas possible de préciser, par exemple, le jour ou l'année du double sacrifice des Daurème, l'année exacte du pèleri­ nage des pèlerins piémontais ("Une matinée de juillet") ou du crime artis­ tique de d'Ormesan entre 1901 et 1903. Un discret travail de brouillage s'opère quand l'année n'est pas indiquée complètement alors que les autres références temporelles sont précisées

1. Pour cette alternance, le type narratif retenu n'est pas un critère pertinent. Certains textes hétérodiégétiques portent des dates, d'autres, non ; il en va de même pour les récits homodiégétiques. 2. On apprend ainsi que Benedetto Orfei s'est installé à Rome en 1878 (Pr I, 110), que des miracles ont été attribués à Notre-Dame de Laghet en 1811, 1830, 1850, 1860 ("Les Pèlerins piémontais", Pr I, 165), que la Cinematographic International Company a été créée en 1901 ("Un beau film", Pr I, 198), que la lettre du prisonnier du train de guerre a été expédiée le 1 e r juillet 191 8, qu'un rendez-vous d ans "Lidorni se perd à Amsterdam" est fixé au mardi 19 décembre 1 911 ( Pr I, 5 51) ou qu'un portrait de Madame Daurème datant de 1880 a été exposé en 1881 ("Les Deux sacrifices").

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("Le 3 décembre 19 .. , je me trouvais vers midi [ ... ].", Pr 1, 543 ), quand le

cadre du mois ou de l a saison tend à remplacer une journée ("C'était au

cours de l ' hiver 1911 ") ; les références directes au temps historique s'es­ tompent. Demeurent cependant des marques indirectes qui, iden tifiées,

peuven t permettre de dater les événemen ts. Même si les renseignements temporels n'avaient pas été fournis d'emblée dans "Le Passant de Prague",

l 'allusion au cen tenaire de l a naissance de Victor H ugo suffirait à situer l'a­ venture en 190 2 (Pr 1, 84). Toujours dans L 'Hérésiarque et

de,

la mort du

Père Séraphin, pendant le siège de Pékin, intervient donc en 1900 ( mais rien

ne permet de situer sa nuit sacrilège). De même, la référen ce à l 'éruption de la montagne Pel ée en Martinique (8 mai 190 2) permet de dater approxima­

tivemen t l a scène de l a brasserie la Lorraine à la fin du "Juif latin" ( Pr 1,

106) ; "la fuite du pape à Gaète" ( 1848) permet de connaître l 'année de

naissance de Gaétan Gorène ( Pr 1, 127), la mort d'Édouard VII ( 1910) l'an­ née de l 'épisode du "Cigare romanesque" (Pr 1 , 2 0 2 ).

N ous pourrions multiplier l es exemples de ces indicateurs historiques

qui suppléent aux dates él udées. Tous les récits qui fon t référen ce à la

guerre impliquent au minimum le cadre de la période 19 14-18. Sans même

évoquer le "Cas du brigadier masqué [ ...]" qui fait éclater le strict référen­

tiel, c'est le cas de presque tous les contes retrouvés de 1918 ("Mon cher

Ludovic", "La Promenade de l'ombre", "Les Épingles", "Traitemen t thyroï­ dien", "L'Aventurière", "La Plante") ainsi que des romans comme La Femme

assise, La Femme blanche des Hohenzollern ou L 'Abbé Maricotte. Un évé­

nement historique ou politique plus précis peut permettre de mieux situer un

épisode : ainsi, pendant la guerre, la fin du moratoire des loyers donne-t-il la date du déménagemen t forcé de Cyprienne Vandar dans "La Plan te" ou,

dans L 'Abbé Maricotte, le "coup de Bertha" final ( Pr 1, 958) permet-il de si­ tuer la fin de l 'histoire vers mars-avril 19 18.

Un roman comme La Femme assise joue subtilement avec l es réfé­

rences historiques directes ou indirectes. Certaines dates sont données, qu'il

s'agisse de l ' hiver 1913 pour Elvire (Pr 1, 4 12), de l'année 19 14, très lon­

guemen t évoquée ( "On s'en souvient, l ' année 19 14 commen ça par une

gaieté folle.", Pr 1, 4 15 ) ou bien du séjour parisien du Frère John Taylor ( lettre du 20 décembre 185 1, racontant ses rencontres et ses étonnements

depuis avril), de l'épisode de Sal t Lake City centré sur le 29 septembre 185 2 ( Pr 1, 459), ou encore de l'histoire des amants polonais ("Vers la fin

du premier semestre de 1915 [ ... ].", Pr I, 479). Notons qu'aucune de ces

dates ne concerne directement l 'histoire principale dont la chronologie réfé-

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rentielle est difficile à établir, faute de repères incontestables. Les princi­ pales références externes utilisables seraient les allusions autobiogra­ phiques : ainsi la blessure d' Anatole de Saintariste dans un chapitre VII si­ tué après mars 1916 (hospitalisation au Val-de-Grâce), ce qui est confirmé par l'allusion aux "anciens habitants célèbres de Montmartre" qui, en 1916, demeurent à Montparnasse

(Pr I, 420). Après la métadiégèse mormone, les

événements s'enchaînent, mais rien ne permet de les déterminer exacte­ ment, aucun grand événement de la guerre n'étant évoqué directement. Le roman inscrit dans !'Histoire peut donc soit donner des dates pré­ cises, soit se contenter de suggérer les grands moments d'un drame collec­ tif. Le début de La Femme blanche des Hohenzollern est d'une précision do­ cumentaire 1 : [ ... ] nous attendions tranquillement Rouveyre et moi que la "Reine des Plages" eût mis sa couronne, mais le dieu des Armées en décida autrement. Arrivés à Deauville le 26 nous en repartions le 31 juillet 1914 [ ... ]." (Pr I, 913) Le second chapitre, qui commence à retrouver les structures plus tradition­ nelles de la fiction apollinarienne (histoire d'Élodie Couronne par Gaétan Villème), est situé en juillet 191S. L'autobiographie est toujours très pré­ sente ("J'étais encore brigadier fourrier d'artillerie [ ... ].",

Pr I , 922). Quant

à la rencontre dans le train (chapitre Ill), "c'était en février 1916", et les références à l'histoire personnelle du narrateur (ou de l'auteur) continuent à apporter des confirmations externes ("Je venais de perdre une partie de mon bagage en quittant la Champagne pouilleuse [... ].",

Pr I, 931). En re­

vanche, les dates sont absentes d'un autre roman, "historique" à sa façon,

Les Onze mille verges, mais les événements politiques ou guerriers ont une incidence directe sur le destin de Mony Vibescu. Après le double assassinat

de l'Orient-Express, Mony assiste, à Bucarest, "à une séance secrète du co­

mité anti-dynastique de Serbie" qui organise une conspiration contre les Obrénovitch. Vibescu est encore dans la capitale roumaine lorsque "Le roi de Serbie et sa femme furent assassinés à Belgrade." (Pr III, 914) "dans la nuit du 10 au 11 juin 1903". Le narrateur ajoute complaisamment : "Leur meurtre appartient à l'histoire et il a été diversement jugé. La guerre entre le Japon et la Russie éclata ensuite." ( ibid.). La seconde série des aventures de Mony s'inscrit donc dans ce conflit de 1904-1905, avec un certain nombre de moments forts, comme le siège de Port-Arthur ou la bataille de 1 . Voir l'origine du texte, Pr I, pp. 1 43 6 -42.

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Moukden , qui permettent de dater les derniers jours du hospodar héréditaire.

Il est clai r dès l ors, que, jusqu'en 1914, le rôle des dates n'est pas le même

dans l es contes d'une part et l es romans d'autre part. Dans l es récits courts

écrits avant la guerre, Apoll inaire utilise les indicateurs référentiels précis par

souci d'il lusion réaliste mais ne donne pas à !'Histoire qu'impliquent ces

dates un rôl e déterminant dans les intrigues. En revanche, dans les romans,

!'Histoire est davantage présente : elle est un cadre temporel essentiel et

commence à jouer un rôle diégétique, influe sur les parcours des di fférents protagonistes (Vibescu, Vietrix, l es Don Juan). Toutefois, il s'agit encore

d'une Histoire l ointaine, "ancienne" et/ou "exotique". La guerre, qui éclate

en août 1914, modifie sensiblement l es histoires et l a valeur des dates dans

l e récit apol l inarien . Les person n ages qui apparaissent al ors son t directement l iés à !'Histoire, qu'il s'agisse des hommes devenus soldats ou,

plus paradoxalement, des femmes nouvell es qu'a fait naître la guerre. Dans l es textes rédigés de 1 914 à 1 918 , les différences entre récits courts non

historiques et roman s, pl us historiques dans l 'en sembl e, tendent à

s'estomper. " L'histoire générale", voire "l'histoire universell e", selon l es

distinctions de Raymond Queneau dans Les Fleurs bleues, ont gommé les distinctions génériques ; par les synecdoques des dates, ell es deviennent

des actants dans le drame des héros. La guerre a aussi "métamorphosé" les intrigues apollinariennes.

De très nombreux contes ne portent ni marques directes ( dates), ni

marques indirectes (al lusion à des événements historiques). Le problème de

la temporalité référentiell e n'est guère pertinent dan s "Le Giton", dans des

contes folkloriques comme "L'Otmika" ou "Que vlo-ve ?", dans des drames

sentimentaux comme "La Favorite", "La Fiancée posthume", "La Comtesse

d'Eisenberg" ou bien dans des intrigues pol icières comme "Le Matel ot d'Am­

sterdam" et "La Rencontre au cercle mixte". Très logiquement, un récit qui

implique une rupture avec l'ordre du réel , un "miracl e", peut faire l 'économie

des dates et suggérer une sorte d'intemporalité comme "La Serviette des

poètes" ou "L'i nfirme divinisé" (Justin Couchat a, justement, perdu toute

notion du temps). Ces contes hétérodiégétiques semblent avoir pour cadre

l'époque contemporaine ; certains éléments le suggèrent, notamment l'ac­

cident de voiture de Justin Couchat ou le phonographe dans "L'Otmika".

Cette détermination reste vague, même quand le narrateur feint de préciser

la période. Ainsi, au début de "La Rose de Hil desheim [ ... ]", il joue avec l'in­

temporalité traditionnelle du merveilleux et la situation spatio-temporell e

globale : "Il y avait, à l a fin du siècle dernier, à Hil desheim [ . . .] . " ( Pr I , 1 5 8).

373

L'époque contemporaine est également le cadre de tous les contes homodiégétiques qui ne portent pas de dates. Le personnage, uniforme avons-nous dit, du je-narrateur garantit l'unité de la période. Des liaisons temporelles peuvent s'établir d'un conte à l'autre. L'aventure du "Passant de Prague" s'est produite en mars 1902 ; il faut supposer une parution (fictive) du récit entre mars et mai 1902 puisqu'il est fait référence à l'é­ ruption à la Martinique dans "Le Juif latin". Toutes les aventures du je-acteur se produisent entre 1900 et 1918. La plus ancienne rencontre du narrateur serait celle de "L'Hérésiarque". Benedetto Orfei a fondé son hérésie "dite des Trois-Vies [ ... ] à la fin du XIXe siècle" ( Pr I, 11 1). L'hérésiarque reçoit le narrateur "par une douce après-midi de mai" d'une année non détermi­ née ; "à quelque temps de là" puis "l'année suivante"

(Pr I, 117) paraissent

ses évangiles parallèles dont rend compte le narrateur. Orfei meurt "au seuil du siècle"

(Pr I , 118), expression vague pour les quelques années autour de

1900. L'entrevue aurait donc eu lieu avant celle de mars 1902 à Prague 1 •

La situation temporelle exacte n'a guère d'importance dans la majorité des contes homodiégétiques2 • Ces aventures peuvent être parfois vague­ ment situées grâce aux dates et aux écarts indiqués dans les métadiégèses. Quand l'histoire-cadre est embryonnaire, sa datation n'a aucun intérêt. Le "je" est, de toute façon, posé comme un personnage contemporain et sou­ vent très curieux de l'actualité sociale, politique ou surtout artistique. Sa simple apparition implique, de facto, une période globale (qui est toujours proche de l'écriture du conte). Apollinaire - et c'était pourtant théorique­ ment possible - ne propose jamais un "je" situé temporellement à une autre époque. Il tient à préserver la cohérence réaliste de son narrateur-relais. Les contes ou récits situés en d'autres périodes sont donc toujours hé­ térodiégétiques. Ces périodes sont culturellement connues, ce qui dispense le narrateur d'indiquer des dates. C'est le cas, par exemple, de !'Anti quité biblique de "Simon mage" ou de l'histoire de Salomé dans "La Danseuse". La

Fin de Babylone ne comporte aucune date précise mais le titre même du roman implique une historicité qui donne le cadre temporel de l'histoire fictive de Vietrix. Les histoires des Trois Don Juan renvoient culturellement à l'univers de l'Espagne des XVIe et XVIIe siècles sans que cela ait besoin 1 . L'avant-texte conservé au Fonds Doucet porte la mention rayée : " Paris 1 90 1 " ( Pr I, 1 12 2 ). 2 . Ne sont pas datées ou ne présentent pas de véritables références historiques, ·les aventures du je-acteur dans "La Disparition d'Honoré Subrac", "Le Guide", "La Lèpre", "Le Toucher à distance", "L'Œil bleu", "Sainte Adorata", "Les Souvenirs bavards" ou "L'Aibanais", "L'Orangeade".

374

d'être précisé 1 • Apollinaire peut également recourir au temps merveilleux explicite. Tout comme il évoque la légende du séducteur espagnol, il

récupère le monde médiéval du Roi Arthur - mais pour l'actualiser ... dans

l'avenir. L'univers intemporel du conte est sollicité dans " La Suite de Cendrillon [ ... ]" ; quant à "La Quatrième journée", elle réfère à une antiquité mythique de fantaisie (le Pays de Cocagne), et joyeusement anachronique.

Les références temporelles internes Quand les références temporelles externes sont utilisées avec parcimonie, les indicateurs internes sont, eux, suffisamment nombreux pour permettre d'établir la chronologie des histoires. C'est le point d'ancrage temporel initial qui pose surtout problème ; les étapes suivantes sont, en général, assez précisément déterminées. Prenons l'exemple du "Sacrilège". Un sommaire assume les explications nécessaires sur la carrière passée du Père Séraphin. La nuit décisive n'est pas datée, mais les phases de sa crise mystique sont clairement indiquées : il se lève en pleine nuit, consacre tous les pains de la ville. "Après l'aurore, il sentit qu'il était las [ ... ]. " (Pr I , 96),

puis "Le Moine passa toute la matinée dans les belles rues et se trouva vers

midi près de l'archevêché." ( ibid. ) . L'après-midi, les pains sont récupérés par les moines : "En expiation du sacrilège , les prêtres et les moines passèrent

la nuit en adoration. Le matin ils communièrent et aussi les jours suivants

[ ... ] ." (Pr

I, 99). Le récit de la courte vie de débauche du giton est sans

date. La succession de ses impiétés est néanmoins clairement indiquée c'est "un jour, pendant le catéchisme" que le vicaire boiteux l'admoneste et,

"jusqu'à quatorze ans, il fréquenta peu l'école [... ].". "À quatorze, il fut

placé chez un chemisier [ ... ]."

(Pr I , 123). "Ensuite", il se prodigue à un

Russe, à un Turc et à un Américain. Enfin, "un soir" , il est assassiné par des camarades de débauche ; il meurt "après minuit" ( Pr I, 12 4). En fait, toutes les variations sont possibles, d'un découpage systématique de la durée diégétique par des indicateurs internes précis jusqu'aux suggestions les plus incertaines de chronologie. L'absence de vrais repères peut prendre une valeur symbolique. Comment mieux symboliser l'écoulement et la fluidité de l'existence sans relief de Cyprienne Vandar que par le gommage des indicateurs ? 1 . La temporalité du " Don J uan d'Angleterre" est plus originale.

375

Apollinaire utilise toutes les catégories de marques internes, aussi bien les saisons, les mois que les jours de la semaine, aussi bien les heures que les moments repères dans une journée (les repas notamment), l'âge des personnages ou, éventuellement, leurs altérations physiques, indices de vieillissement. Imprécisions complètes, précisions partielles, fausses préci­ sions et précisions référentielles alternent dans des ensembles qui restent à quelques exceptions près - parfaitement cohérents. Nous ne nous proposons pas d'analyser en détail, ou thématiquement, chaque catégorie d'indicateurs. Disons seulement qu'il serait possible de dé­ terminer, au moins quantitativement, les moments privilégiés de la fiction apollinarienne. Y a-t-il, par exemple, une saison d'élection pour un auteur qui, "poète", considérait l'automne comme sa "saison mentale" ("Signe") ? Les

récits de fiction, a priori, ne confirment pas cette prédilection. Telle est bien

la saison du drame d'amour dans "La Comtesse d'Eisenberg" ("Un jour, au

commencement de l'automne [ ... ].",

Pr

I, 387), telle est bien la tonalité du

paysage rhénan aperçu du train dans Les Onze mille verges, la tonalité d'en­

semble d'un conte comme "La Plante" - mais l'automne, en tant que tel(le),

n'apparaît en définitive qu'assez peu. L'hiver est un cadre temporel plus fré­ quent : ce sont les premiers jours de l'année au début du chapitre XI du "Poète assassiné" et au début du chapitre XVI "Persécution" (et c'était déjà l'hiver au chapitre XV, dans l'épisode du vieux Juif au bord du Rhin). C'est également l'hiver pour la mort de Salomé, dans "La Fiancée posthume", dans "Le Rabachis" ou pour l'épisode central de "Cox-City". On se souvient éga­ lement des mois de janvier dans "Arthur roi passé roi futur" et "Le Robinson de la gare Saint-Lazare", ou du 23 février du "Roi-Lune". Printemps et été nous semblent cependant les saisons valorisées de la prose d'imagination (quand celles-ci sont indiquées explicitement). Il n'est pas indifférent de constater la place du mois de mars (mois de passage) dans des contes qui jouent sur le thème de la frontière (vie et mort, réel et imaginaire) : "Le Passant de Prague", "La Rose de Hildesheim [ ... ]", "Histoire d'une famille vertueuse [ ... ]" ou le chapitre VI du "Poète assas­ siné". Le mois de mai peut être très "neutre" ("une douce après-midi de mai" dans "L'Hérésiarque") ; il peut revêtir également (et le printemps avec lui) sa valeur la plus traditionnelle de moment d'éveil à l'amour. Ainsi, "Un jour de mai", Croniamantal, "était allé, à cheval faire une longue promenade [ ... ]." et rencontre une petite Marie (Pr I, 25 1-3 ). Plus tard, c'est toujours au printemps (Pr I, 266) qu'il voit Tristouse pour la première fois. Ce n'est pas un hasard si l'éveil et le départ de Vietrix dans La Fin de Babylone se

376

produisent "au moment où se préparaient les fêtes du Printemps" ( Pr I,

565 ) o u si l e fringant Vibescu fraîchement débarqué à Paris accoste Culculine un matin ensoleillé de mai ("Le mois de mai faisait renaître l a na­

ture et l es pierrots parisiens piaillaient l'amour sur l es arbres reverdis.",

Pr III, 892) . Le printemps prend parfois une valeur funèbre puisque c'est la saison de la mort du Matel ot d'Amsterdam ( "a u commencement du printemps", donc fin mars, Pr I, 1 76 ) et cell e de l'assassina t de

Croniamantal, un 30 mai1 .

L'été peut être imposé par l es références historiques : les derniers

jours de juil l et ava nt l a mobil isation dans La Femme blanch e des Hohenzollern, ou bien août 1914 dans La Femme assise. I l n'est parfois

qu'implicite, comme dans "La Favorite" où la chaleur accable les person­ nages, ou bien explicite comme dans cette matinée de juillet des "Pèlerins

piémontais". L'été est , très conventionnell ement, la saison de toutes les ar­ deurs, religieuses (des pèlerins, de l'abbé Delhonneau, le 25 juin) mais sur­

tout sexuelles. C'est "un jour d'été" que le prêtre l yonnais provoque les "démangeaisons" de madame Gorène (Pr I, 128) ; c'est également l 'été et

ses grandes vacances qui fournissent à Roger l'occa sion de découvrir ses

talent s de "jeune Don Juan" ("Les jours d'été étaient revenus [ ... ].", Pr III,

957).

Les jours de la semaine sont rarement indiqués par simple souci docu­

mentaire ou pour les stricts besoins d'une narration réal iste. On ne peut

considérer comme un détail inutile, une surcharge pseudo-référentielle, l'in­ dication des jeudis pour les séances de tactilisme du "cher Ludovic" 2 ; en va-t-il de même pour l 'a l l usion au vendredi, jour où I' "on change de

spectacle", dans La Femme assise (Pr I, 426) ? I l est difficile de ne pas relever a u moins la valeur rit uelle de ces cérémonies hebdomadaires.

Lorsque l e jour est mentionné, il prend le plus souvent une valeur cultuelle ,

religieuse au sens large. L'aspect sacré du rapt de "L'Otmika" est confirmé

par le sacré du dimanche, de l'église et de la messe ; l a scène centrale du

"Départ de l 'ombre" ne peut avoir l ieu que le samedi, jour sacré du Sabbat

..

(Pr I, 3 36) . De l a même fa çon, les apparitions d'Al david à Paris, les vendredi, samedi et dimanche ne prennent tout leur sens que dans le cadre

1 . Le personnage de Viviane, dans L 'Enchanteur pourrissant, condenserait toutes les valeurs thématiques de ces saisons et de ces mois de l'année (P r I , 1 1 ). Rappelons également la phrase de Merlin : " [.. . ] la femme, ce printemps inutile [ . . . ] . " ( P r I ,

69).

2 . Le "jour du jeu" plus que le "jour de Jovis" en tout cas (voir supra, les remarques sur un éventuel Jeudi saint).

377

de la Semaine Sainte et par le renversement explicite des thèmes christiques ("Le Toucher à distance",

Pr I, 215-7). Une double lecture (anecdotique ou

symbolique) est-elle toujours possible, ou pertinente ? La question se poserait de la même façon avec l'utilisation (très modérée) des indications horaires et (plus fréquente) des moments de la journée. Il est, par exemple, d'un piètre intérêt d'apprendre que Delhonneau arrive chez Porporelli à trois heures de l'après-midi (comique de situation, chaleur extérieure, fraîcheur à l'intérieur et langueur "siestique" du cardinal) ou même que c'est à cinq heures du soir que le jeune Russe de "La Fiancée posthume" se voit signifier son congé par M. Muscade

(Pr I, 341 ). En revanche, il semble que les

heures précisément indiquées au début d' "Histoire d'une famille vertueuse [ . . . ]" (notamment sept heures et demie au pont d'Austerlitz quand les héros croisent un char nauséabond,

Pr I, 182) ne sont pas indifférentes. Les

valeurs symboliques de certaines heures sont clairement indiquées. Ainsi,

midi dans "D'un monstre à Lyon [... ]", associé à la saison ardente : "C'était un jour violent d'été, à l'heure de midi dont Pan, caché dans les moissons, symbolise le rut effrayant."

(Pr I, 128). Midi est également l'heure médiane,

l'heure sans ombre - et l'heure de la rencontre du narrateur et d'une ombre inconsolable ("Le Départ de l'ombre"). À l'opposé, minuit est utilisé surtout dans sa valeur "fantastique" de moment de terreur absolue ("La Lèpre"). Il est peu utile d'insister sur les trois heures de l'après-midi, heure de la crucifixion du Christ le vendredi saint, heure de l'apparition triomphale d'Aldavid devant la synagogue de la rue de la Victoire et heure de la résurrection du nouveau Lazare qui quitte le cimetière au début de "Cas du brigadier masqué [ ... ]"

(Pr I, 382).

Les moments de la journée sont souvent indiqués même s'ils ne sont pas précisés par des heures. Ils se combinent aisément avec les valeurs des autres indicateurs temporels. À l'image du "soir d'automne" romantique ou baudelairien, la "matinée de printemps" est une structure symbolique redon­ dante. Le matin est naturellement le moment d'un éveil réaliste ou cocasse (la visite incongrue du Juif latin, les "voix" de Chislam Borrow dans "Les Souvenirs bavards"). Il y a aussi de petits matins d'errance dans la ville dé­ sertée ("Histoire d'une famille vertueuse [ ... ]"), des matins sinistres d'exé­ cutions ("collectives" dans "Cox-City"), des matins de morts et de résurrec ­ tions comme pour llse et le rosier d'Hildesheim

(Pr I, 163) ou bien pour

Cyprienne Vandar et sa Plante (Pr I, 521). À l'opposé, le soir et la nuit ont une place valorisée dans des récits qui privilégient, à travers la vie sociale des personnages, l'étrange, l'insolite, le mystère. C'est le moment des soi-

378

rées mondaines, de la vie de café (dernière séquence du "Juif latin"), des

spectacles (chapitre IV du " Poète assassiné"), des séances artistiques (culinaires pour "L'Ami Méritarte" , tactilisme pour Ludovic), des repas ("La

Serviette des poètes"), etc. Les fins d'après-midi sont fréquemment les préludes d'expériences nocturnes décisives. Le narrateur accompagne Isaac

Laquedem tout l'après-midi, mais c'est surtout le soir et la nuit que se ré­

vèle le personnage. Le drame de "Que vlo-ve ?" se noue l'après-midi mais

se conclut la nuit venue. D'Ormesan arrive le soir chez l 'abbé Folengo ( "La

Lèpre"), mais c'est pour mieux préparer la nuit de terreur. L'itinéraire du

narrateur du "Roi-Lune" est nocturne puisqu'il entre dans le palais souterrain

vers cinq heures, mais la nuit est déjà tombée (Pr I, 3 03) ; le nouveau

Lazare rencontre le brigadier masqué à six heures ( Pr I, 3 8 2). Très logi­

quement, plusieurs personnages énigmatiques sont rencontrés la nuit : ainsi

Honoré Subrac, le vieux Juif et le Père Karel au chapitre X1V du "Poète as­

sassiné" ou l'homme au masque dans "La Chasse à l 'aigle". La nuit est conventionellement le domaine de l 'effrayant et le moment privilégié de la mort des héros 1

Apollinaire ferait donc un usage bien traditionnel des indicateurs de

temporalité. Il n'évite pas toujours les clichés, les formules stéréotypées et

les valeurs symboliques les plus attendues. Notons surtout, pour le moment,

sa volonté de multiplier les marques internes, de scander son texte de re­

pères chronologiques, d'inscrire l'aventure de ses héros dans une durée identifiable et même quantifiable.

• Ordre chronologique et "contes à rebours" La narration chronologique est prédominante dans le récit apollinarien.

Contes et romans ne cu ltivent guère les effets spectaculaires

d' "anachronie narrative". I ls se contentent le plus souvent de raconter les

événements dans l'ordre où ils sont censés s'être produits. Cette simplicité temporelle globale contribue elle aussi à la transparence de la narration. De

l'ouverture choisie à la conclusion plus ou moins ferme de l'histoire, la tem­

poralité s'écoule linéairement, ce qui ne veut pas dire sans à-coups ou sans variations de rythme.

1 . Isaac Laq uedem, Gabriel Fernisoun, Louis Gian le giton, Salomé, le babo et Que vlo-ve ?, Honoré Subrac, lady Finngal et Hendrijk Wersteeg ou le couple d' " Un beau film" pour le seul Hérésiarque et cie_

379

Deux phénomènes cependant viennent nuancer cette i mpression première. D'abord, l'accentuation, déjà analysée, du présent de la narration qui met en évidence l'aspect passé des événements racontés. L'effet ré­ trospectif est alors souligné, ce qui n'est pas le cas dans la majorité des récits qui s'installent délibérément dans un passé qui remonte discrètement vers le présent. Les ouvertures du "Départ de l'ombre" ou de "La Disparition d'Honoré Subrac", par exemple, manifestent fortement le décalage entre l'univers temporel de la narration et celui de l'histoire, et obligent à ne considérer le second qu'en rapport avec le premier 1 • La seconde interférence, la plus importante, est le recours à l'analepse. Ces retours en arrière peuvent avoir une portée, une amplitude ou des fonctions variables 2 • Notons tout de suite que ces analepses, à partir du bond en arrière effectué, se développent ensuite chronologiquement et linéairement. Très rares sont les cas où le récit redescend progressivement vers un passé de plus en plus lointain. L'analepse, pratiquement toujours, re­ monte vers un moment qui lui a donné naissance, comme l'histoire première vers le premier présent de la narration. Les contes hétérodiégétiques se développent selon l'ordre le plus simple alors que les romans sans narrateur-acteur se permettent parfois quelques fantaisies. Un texte hybride (au point de vue du genre) comme "Le Poète assassiné" fournirait les illustrations nécessaires sur ces deux aspects. Son intrigue globale est linéaire, bien que le chapitre I commence par la fin (la gloire post mortem du héros) et que le récit comporte un certain nombre de jeux d'ordre temporel. Les grands événements de ce récit de vie sont explicitement situés dans le temps historique ; les dates jalonnent l'itinéraire du héros 3 • Les années ne sont pas systématiquement indiquées mais, par recoupements internes élémentaires, les moments essentiels sont connus. La date de naissance de Croniamantal (25 août 1889 , érection de la Tour Eiffel) permet de situer, en amont, la première scène du récit, celle de la procréation. Les "premiers jours de l'année 19 11", au chapitre X, sont le point de départ des aventures pari siennes du poète qui s'achèvent en un 30 1 . Le début du " Départ de l'ombre" est particulièrement intéressant à cet égard puisque, depuis le présent exhibé ' de la narration, le "je" évoque un passé toujours présent pour lui. Il se plaît, de plus, à scander les jours qui restent à Louise Ancelette. Le compte à rebours entraîne un conte à rebours qui commence pa r la fin de l ' histoire. 2 . Voir le chapitre «Ordre» dans Fig ures III de Gérard Genette, op. cit., pp. 7 71 21 . 3 . Voir l'étude par Claude Debon de la datation dans ce récit, Guillaume A p ollinaire de 1 9 1 4 à 1 9 1 8, op. cit., pp. 3 9 3-6.

380

mai qui, bien que l'année ne soit pas donnée, ne peut être (par références

internes) que celui de 1912.

Les aventures des protagonistes sont narrées chronologiquement. De

multiples indicateurs balisent cet itinéraire. Chaque étape, chaque séquence

est située avec u n e relative préci sion. Quelques semain es séparent le chapitre III du chapitre II ("Macarée s'aperçut bientôt qu'elle avait conçu de

Viersélin Tigoboth.", Pr I, 229) , quelques semaines également s'écoulent

entre "Gestation" et "Nobl esse" ("[ ... ] Macarée, dont rien ne décelait la grossesse, vint à Pari s [ . . . ].", Pr I, 232) . S'i l faut au moins supposer

quelques jours entre les chapitres IV et V, les chapitres V et VI sont direc­

tement enchaînés : les deux époux se retrouvent à Mu nich par "un froid

mois de mars" ( Pr 1, 237), arrivent à La Napoule "avec le printemps" (Pr 1,

240) et Macarée accou che fin août. Devenu veuf, François des Ygrées reste quelques moi s à Roquebrune et se sui cide le dimanche des Rameaux ( fin mars, début avril 1890 , Pr I, 246) .

L'histoire d e Croniamantal peut être sui vie tout aussi préci sément,

grâce aux remarques successives sur l'âge du héros dans le chapitre XI : six ans, treize ans (Pr I, 249), quinze ans (Pr I, 251 ), puis l a majorité à vingt

et un ans ( Pr I, 254). Après janvier 1911 (scènes de l'oiseau du Bénin et

des "Théâtres", le l endemain, chapitres X et XI) , le héros se rend au bois de Meudon un "matin de printemps" (Pr I, 266). Ensuite "Si x mois passèrent.

Depui s cinq moi s, Tri stouse B all eri nette était devenue l a maîtresse de

Croniamantal [ ... ]." (Pr I, 277) , ce qui conduit à la fin de 1911. Quelques

jours avant N oë l , Tri stouse et Paponat quittent Paris. Croniamantal est à

Cologne la nuit de N oël (Pr I, 283 ). Les repères temporel s s'atténuent en­

suite. La dat e d u séjour à B rünn ne peut être connue que par recoupe­ ments ; les t rois personn ages centraux se retrouvent à Marseille fin mai

1912, quelques jou rs après avoi r quitté le couvent. Après l a mort de

Croniamantal , l es indi cateurs sont strictement internes (début du chapitre

XVIII) et le récit se termine sur l'évocation de quatre journées consécutives.

Cette narration linéaire est comme le modèle des récit s de vie apollina­

riens puisque les biographies fi cti ves des personnages condui sent toujours

de la date la plu s éloignée . (naissance, en fance) jusqu'au x événements les

plus récents. La narration chronologique étant la règle, seul es doi vent re­

tenir l'attention les quelques rares exceptions. Les trames chronologiques sont cohérentes, à quelques défaillances près. Dans "Le P oète assassiné",

Michel Décaudin et Claude Debon ont déjà relevé deux fautes d ' inattention

dues à des collages imparfaits. Les systèmes d' indicateurs jouent alors les

381

uns contre les autres 1 • Ces erreurs d'ajustement ne sont pas, en soi, des ef­ fets2 . Un jeu plus subtil de rupture de l 'ordre chronologique global intervient entre les chapitres XV, XVI et XVII . Nous situons la visite à Brünn au début du mois de mai 191 2 (fin du chapitre XV). Le chapitre XVI opère un retour en arrière favorisé par l'imprécision de "En ce temps-là"

(Pr I , 289). Les 26

et 27 janvier (1912) marquent le début de la "Persécution" des poètes. Deux intrigues (qui vont se rejoindre) sont donc menées en parallèle dans deux chapitres successifs : Croniamantal court l 'Europe de janvier à mai alors que se développe déjà la frénésie anti-poétique. Le changement de personnage central a permis cette régression. Croniamantal est absent du chapitre XVI centré sur Horace Tograth et les poètes persécutés. Ce phé­ nomène est extrêmement rare dans le récit apollinarien dans la mesure où il implique généralement une très stricte "unité d'action" malgré la proliféra­ tion éventuelle des personnages. L'ensemble du chapitre XVI vient combler le vide événementiel des cinq premiers mois de 1912. Il est vrai que ne sont précisément narrés que les tout premiers jours de la persécution (donc l 'ex­ trême fin du mois de janvier) mais la haine publique monte pendant toute la période évoquée dans les quelques lignes sur le voyage de Croniamantal (Al lemagne, Autriche, T huringe, Saxe, Bohème, Moravie,

Pr I, 285).

L'Allemagne et l 'Europe centrale sont devenues des terres de persécution

(Pr I, 292) mais la seule "sanction" que subit le poète français, au plus fort du délire mondial, est, au chapitre XV, le rire débridé du Père Karel ( Pr I, 286). Dans cet épisode non plus, les ajustements temporels ne sont pas parfaitement réalisés. Quelques rares et courtes analepses viennent perturber brièvement le déroulement l inéaire de l 'histoire de Croniamantal. Trois exemples suffiront. Macarée, au chapitre III, provoque par sa grossesse la stupeur de ses lo­ geuses : Mme Dehan assure que "c'est la première fois qu'il arrive pareille chose à une de [ s ]es locataires." ( Pr I, 231 ). Elle se doit d'évoquer la 1 . Ainsi, au début du chapitre VII, l'arrivée " au printe mps" à La Napoule contredit-elle une phrase immédiatement antérieure ("[ . . . ] Macarée connut que s'avançait l'heure de la délivranèe.", P r I, 240). De même, l'enchaînement des chapitres X et XII n'est pas cohérent puisque la pre mière rencontre de Croniamantal et de Tristouse est annoncée pour le jeudi suivant l'entretien dans l'atelier de l'oiseau du Bénin Uanvier 1911) alors que le poète se trouve au bois de Meudon un matin de printemps (P r I, 258 et 266) . 2. Autre exemple : la naissance de Croniamantal, un 25 août, implique, pour la conception du héros, un moment qui, dans les Ardennes, ,n'est guère favorable aux ébats en plein air.

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longue théorie de ses pensionnaires passées ("Et il y en a eu, paraît ! ") et,

par-là, l'histoire sans doute ancienne de sa "maison" 1 . François des Ygrées,

au chapitre X, rencontre un jeune malheureux qui a tout perdu au casino. Ce

dernier rappelle, avant de se suicider, son passé d'honnête employé de commerce et sa "faiblesse" coupable (Pr I, 247). Le passé de Janssen est

évoqué au début du chapitre IX ; il avoue lui-même à son élève l es causes

de son amour pour l a nature et ce qu'a pu être sa jeunesse (Pr I, 249) .

Explicatives ou prémonitoires, ces analepses renvoient soit à un passé l oin ­

tain ("externes") , soit à un passé plus récent qui peut être inclus dans la temporalité de la séquence diégétique retenue (le récit de "la faute" du

joueur malchanceux doit être considérée comme une analepse interne ou mixte) .

Les "vrais" romans hétérodiégétiques recourent volontiers aux retours

en arrière, dans le cadre des métadiégèses surtout. Il suffirait de reprendre l 'exemple des récits enchâssés de La Fin de Babylone qui renvoient tou s à

un temps antérieur au début de l'histoire (le départ de Vietrix) , que ce soit

le mythique Âge d'or du récit de Pythagore ( Pr I, 585-6), la création du monde et de l'homme dans le récit de Phalazar et de Nephtali (Pr I, 644-7)

ou, à une époque plus historique, l 'histoire du peuple j u if et cell e de

Babyl one (Pr I, 591-610 et 648-64 notamment) . Les analepses plus per­ sonnelles du vieux prince de Lassiotâh (Pr I, 5 72-4) ou même de l a chaste

Suzanne (Pr I, 671 et surtout 677-84) fon t référence à un passé que le

jeune Vietrix ne peut avoir connu. De la même façon, l es histoires de Kil yému ou de Katache dans Les Onze mille verges, par l'amplitude tempo­

relle qu'elles supposent, ne peuvent que renvoyer à un en-deçà du début de l 'aventure de Vibescu (que nous pouvons situer en 1903). Ces analepses, ne son t, le pl u s sou vent, que des séq u ences connexes q u i, mal gré l eur

longueur, ne remettent pas en cause le développement linéaire de l 'histoire première.

À l 'opposé au point de vue du type narratif, un récit autodiégétique

comme Les Exploits d'un jeune Don Juan recourt également à l a trame chro­

nologique. La fin du chapitre I, cependant, au moment de la chute de Berthe

dans l 'escalier, propose une véritable plongée dans l e passé personn el du

jeune garçon. Alors que, dans l'en sembl e du texte, les multiples indicateurs internes permettent de suivre les différentes phases des exploits de Roger,

dans cet épisode analeptique portant sur "les années précédentes" (Pr III, 1 . On notera la même rétrospective pour la " maison" du Père Karel, P r I, 2 8 7-8.

383

959), la chronologie est bouleversée. À l'intérieur de l'analepse globale, les sauts en arrière alternent de façon désordonnée, ce qui rompt avec les habituelles séquences analeptiques uni formément linéaires. Il semble même, bien que les repères temporels soient flottants, que l'analepse sur les souvenirs de Roger dans la salle de bains soit construite "à l'envers", c'est­ à-dire commençant par les souvenirs les plus récents (à l'âge de treize ans donc deux ans avant l'histoire racontée,

Pr III, 959- 61) pour remonter

progressivement vers les plus anciens (un enfant noyé dans une baignoire,

Pr III, 9 6 1, des caresses ou gâteries ambiguës, Pr III, 962, souvenirs vagues d' "une époque très lointaine").

Le récit s'efforce, très

rhétoriquement, de maintenir la référence à une journée précise du passé, mais les différents "une fois", "un jour", "ce jour-là", "cette fois-là"

(Pr III,

959-62), alternant avec les "souvent", "toujours", "à cette époque", etc., entraînent une imprécision globale pour les treize premières années du futur séducteur. Une telle complexité structurale dans l'organisation temporelle d'une analepse est tout à fait exceptionnelle dans le récit apollinarien. Elle pourrait être due tout aussi bien à la rapidité et à l'imperfection de la rédaction d'une œuvre érotique de commande qu'à la volonté du romancier de rendre compte, en cultivant l'illusion actorielle, des superpositions et des éclatements temporels qui sont le propre des souvenirs d'enfance authentiques. On le voit, l'analepse renvoie plus ou moins loin en arrière, et au-delà ou en deçà du début de l'histoire choisi par le récit. En bonne logique, un retour en arrière semble pouvoir être plus commodément "interne" lorsque l'histoire racontée a une amplitude importante. "La Comtesse d'Eisenberg" se déroule sur quarante ans mais pourtant aucune analepse ne vient compromettre l'évolution chronologique du drame. En revanche, une histoire courte comme celle du "Guide" (qui ne doit pas excéder quelques semaines) comporte une analepse interne puisque "Quelque temps après" avoir retrouvé son ancien camarade, le narrateur reçoit une lettre de d'Ormesan lui racontant les conséquences funestes de sa dernière antiopée d'un

mercredi, La Toison d'or

(Pr I, 198). L'exploit du baron, rue de la Paix, n'a

pu se dérouler que pendant la _ période élidée par la narration. La durée de l'histoire n'est donc pas un critère pertinent, l'analepse pouvant porter sur les jours ou même les heures précédant le présent de l'action. Toutefois, en

384

règle générale, la "portée" de l'analepse apollinarienne est importante : la

structure dominante est donc celle de l'analepse externe1 •

U n acteur peut, à propos de son propre passé, rappeler celui de ses

ancêtres (Pertinax Restif et Restif de la Bretonne, puis les origines turbiasques de la famille "vertueuse") , mais cela est rare. Il se contente plus volontiers de parler de lui-même, ce qui limite inévitablement les retours en

arrière. Ainsi, H onoré Subrac, dans une histoire non datée, avoue-t-il exercer

sa "facilité instin ctive" depuis "un certain nombre d'années déjà", depuis

l'âge de vingt-cinq ans ( Pr I , 17 3). David Bakar, la narratrice de "L'Œil bleu"

et le petit homme de "Sainte Adorata" son t des personnages âgés qui se retournent vers leurs premières années (l'enfan t juif à Rome qui tire le lotto,

Pr I, 337) , leur adolescence ("J'avais douze ans et j'étais pensionnaire dans un couvent [ ... ].", Pr I, 344) ou leur jeunesse ("J'avais dix-neuf ans quand

je la conn us.", Pr I, 354) . Dans les trois cas, la portée de l'analepse est de plusieurs dizaines années.

Dans les récits qui ont pour cadre la guerre, les retours en arrière ont

une portée plus faible en core. Ainsi, dans "La Promenade de l'ombre" , la

jeune fille raconte-t-elle son passé récent avec son fiancé tué à la guerre

(Pr I, 5 01 ). La rencontre du petit Sérignan et de Simone doit précéder de

peu l'éclatement du conflit. La jeune femme rejoint son ami au front, puis l'épouse et le trouve grotesque lors de l'épisode des épingles, événements

qui sont proches de leur évocation par le "soldat artiste" ( Pr I, 509-11 ). De même, la lettre de "Trains de guerre", da tée du 1 er juillet 1918 , évoque un emprisonnement "mobile" qui a commencé le 26 août 1917. Les romans de guerre offriraient des exemples analogues 2 •

1 . La Femme assise offre d eux exempl es très n ets d'analepses référa nt au XIXe siècle, avec la lettre du Frère John Taylor en date du 2 0 décembre 1851 et le récit d'Otto Mahn er consacré surtout aux événements d e s ept embre 1852 à Salt Lake City. Une porté e de plus de c inquante ans est un phénomèn e ass ez rar e, confirmé dans les cont es par la métadiégèse du marin de "La Noël des milords" évoquant un épisode vieux de plus d'un siècle (la bataill e navale du 24 décembre 1812). On ne saurait oubli er, d'autre part, l es analeps es s econdaires d'Isaac Laquedem, av ec ses différ ents séjours à Mun ich ( 172 1 et 1334 ), à Forli ( 12 67), à H am bourg ( 154 2 ), évoqués à Pragu e " en mars 1902" (P r I, 85-6 et 91) a insi qu e sa malédiction d'erra nc e depuis l'époqu e christiqu e. De la même façon, G a bri el F ernisoun n'hésit e pas, dans son long discours, à brosser un historiqu e d es Juifs (lat i ns ou non), pratiqu em ent de puis l es ori g i n es (P r I, 1O 1-3). Nous ne revenons pas sur les analeps es très "historiqu es" d e La Fin de Babylone. 2. La confid ence d'Elvire au narrateur (chapitre I de La Femme assise) concerne l'hiver 1913. L'histoire de Corail et de Hyacinthe Brionn e commence dès l e mois de décembre 1913 ; la j eun e f emm e l e trompe après "les huit premi ers mois de gu erre", c'est-à-dire en avril/mai 1915. Si l'on adm et qu'a près l'épisode mormon l'action s e situe en 1917-1918, la portée de l'anal eps e dans le récit de la

385

Par sa structure particulière ( unité thématique garantie par l e person­

nage central et autonomie de chacun des récits) , l a série de "L'Amphion faux messie [ ... ]" présente des exemples intéressants des deux formes

canoniques d'analepses. Les cas "externes" - et à portée importante - sont

l es pl us fréquents ; ils se rattachent à la structure dominante des recueils.

Nous avons évoqué l 'analepse interne du "Guide" mais la pl upart des

aventures du b aron d'0rmesan renvoient à une époque antérieure aux

retrouvaill es avec le héros-narrateur, que l es dates soient données ou que

l es repères restent flottants. Le présent de la rencontre, "un jour, devant un des plus grands hôtels des boulevards." (Pr I , 195 ) , n'est pas fixé

référentiellement ( du moins directement). Il constitue pourtant le point de départ temporel de l'histoire globale, "trans-récits", qui est centrée, du

"Guide" au "Toucher à distance", sur les relations entre le "je" premier et

son ancien camarade. Rien ne permet de décider de l a durée de cette fréquentation, d'éval uer les mois ou l es années entre "l e j our" des

explications amphioniques du baron et sa mort supposée. Rien ne permet de déterminer l 'ordre dans lequel les différentes histoires, incl uses au cœur de

l a saga, ont pu être racontées par d'0rmesan. L'impression chronologique pour les quatre contes intérieurs tient aux habitudes acquises par la lecture

des autres récits du recueil ainsi qu'à l 'encadrement de ces récits par deux contes vigoureusement orientés vectoriellement : d'une première rencontre

( retrouvailles) à une disparition.

D'0rmesan, considéré ( artificiellement peut-être) comme narrateur i n­

tradiégétique, évoque, dans ses métadiégèses, des épisodes passés de sa

carrière d'aventurier. La Cinematographic International Company a été

fondée en 1901 mais cette date ne peut servir à déterminer la portée de l 'analepse puisque le présent de l 'histoire-cadre n'est pas défini. Il en va de

même pour une formule comme "Il y a quelques années de cela [ ... ]" qui

ouvre "Le Cigare romanesque". Seule la référence indirecte à l a mort du roi d'Angleterre ( 1 91 0) nous renseigne sur le moment de l a narration, mais

princesse Teleschkine est du même ordre, renvoyant à une aventure datant de " la fin du prem ier semestre 191 S" ( Pr I, 47 9). L'histoire de l' obus de Moïse Deléchelle commence avec le début de la guerre ; il obtient son " bel obus de 7 7 intact", fin novembre 1914 (Pr I, 484), obus qu'il conserve pieusement et qui sera à l 'origine du dénouement tragico-comique. Dans La Femme blanche des Hohenzollern enfin, l'histoire d' Élodie Couronne, racon tée par Gaétan Villème en juillet 191 5, évoque le comportement des Allemands avant la guerre ( de 1 900 à 1914), mais aussi leur habileté dans l'art de l'espionnage pendant les hostilités. L'analepse se prolonge donc à l'intérieur de la temporalité diégétique ouverte le 26 juillet 1 914.

386

l'écart ne peut être connu. Si, en extrapolant, le présent des retrouvailles est bien 19 10, la mésaventure de "La Lèpre" ("Il y a près de douze ans [ ... ]. ",

Pr I , 205) remonterait donc à 1898-99 et serait antérieure à celle

d' "Un beau film". L'équipée de "Cox-City" serait la plus ancienne des aventures du baron ("Il y a de cela une quinzaine d'années [ ... ]. ",

Pr I,

209) ; d'Ormesan serait parti en Amérique peu après ses années de collège

(Pr I, 195). En ce qui concerne la portée, la "norme" de l'analepse "dormesanienne" serait donc de l'ordre d'une bonne dizaine d'années. "Le Toucher à distance " viendrait compromettre quelque peu la cohérence réaliste de la temporalité globale. Une indication conteste la fiction de retrouvailles en 19 1O. Les histoires de faux messie incitent le narrateur "à regretter l'absence du baron d'Ormesan, qui ne m'avait plus donné de ses nouvelles depuis près de deux ans [ ... ]." (Pr I , 2 13). Le présent de cette dernière aventure serait donc situé en 1912, c'est-à-dire après la parution de L 'Hérésiarque et

de ; inadvertance sans doute, mais

surtout indifférence à la vraisemblance temporelle pour une histoire qui est aussi un défi aux lois naturelles. Ces deux années creusent un écart suffisant pour permettre à la métadiégèse de d'Ormesan

(Pr I , 2 1 9-2 1) de

fonctionner comme une analepse interne, renvoyant à une époque postérieure à la rencontre sur les Grands Boulevards. Le retour en arrière est cependant plus important puisque le baron avoue avoir touché un héritage il

y quatre ans (Pr I, 219) ; l'amplitude temporelle situe donc les recherches scientifiques du héros à la fois à l'extérieur et à l'intérieur de la séquence narrative choisie entre le premier et le dernier conte de la série. De grande portée temporelle, les analepses apollinariennes ont égale­ ment une amplitude importante. Dans les métadiégèses, il est très rare que le narrateur second se contente d'évoquer un épisode ponctuel. La seule nuit de terreur de d'Ormesan dans "La Lèpre" est exceptionnelle ;

"L'histoire de l'œil bleu dura bien deux mois [ ... ]." (Pr I, 348) , ce qui est

court par rapport à la durée de la plupart des métadiégèses. Leur grande amplitude tient à la fois à la portée (un bond en arrière important) et aux tendances autobiographiques des narrateurs seconds 1 . Lorsqu'une seule séquence de la vie d'un héros est retenue, elle n'en couvre pas moins plusieurs mois ou plusieurs années. C'est le cas des souvenirs d'enfance de Giovanni Moroni ou de David Bakar, de drames sentimentaux comme "Sainte 1. Les analepses historiques peuvent couvrir plusieurs siècles (La Fin de Babylone, "Le Juif latin") ; de même, l'histoire d'un personnage fabuleux ("Le Passant de Prague") ou d'une famille.

387

Adorata" ou "La Fiancée post hume". Les métadiégèses se distinguent donc, au plan de l'amplitude temporelle, des histoires-cadres dont les durées, nous le verrons sont majoritairement réduites. Certaines de ces analepses ("partielles 1 ) ne rejoignent pas le présent diégétique qui leur a donné naissance. C'est le cas, exemplaire, de Giovanni Moroni qui n'a rien à dire "sur les années qui s'étaient écoulées depuis sa première enfance."

(Pr I , 330) : la rupture entre les deux moments est

alors nettement soulignée. Les analepses de "L'Œil bleu", de "La Noël des milords" ou du chapitre I des Exploits, ne rejoignent pas temporellement le présent atteint dans l'histoire. Seule leur signification morale a une parenté avec la situation première. Bien des analepses cependant, grâce à leur

amplitude, retrouvent le temps présent. Le vieillard de "Sainte Adorata" consacre, certes, l'essentiel de son récit aux premiers mois de son aventure tragique avec !'Adorée

( Pr I, 354-5), mais il mentionne que, après la mort

de celle-ci, il reste fidèle gardien du tombeau. Même fidélité au souvenir

dans "La Fiancée posthume" : la "petite martyre" "continue à vivre". La vie prolongée de Théodorine

(Pr I, 343) assure la liaison avec l'épisode du

jeune Russe sacrilège. C'est l'explication proposée dans l'analepse qui rend compte des comportements présents des personnages. L'analepse complète serait une structure privilégiée dans la mesure où elle implique une communication entre deux moments séparés et surtout une continuité temporelle, qui est une sorte de maîtrise humaine sur le temps. Les analepses, qui sont le plus souvent inséparables des métadiégèses, remplissent donc les mêmes fonctions que les récits enchâssés. Nous n'y reviendrons pas en détail. Les retours vers le passé jouent fréquemment un rôle de distraction et de dépaysement temporel, soit pour le héros narra­ teur, soit pour les membres d'une société mondaine. L'analepse divertit, émeut ou trouble ("L'Œil bleu", "Sainte Adorata", "La Promenade de l'ombre") avant même d' "expliquer" un mystère du présent ou de suggérer éventuellement unè parenté "thématique" entre le passé et l'actuel. Apollinaire, cependant, ne semble guère cultiver, par analepse, les "rimes temporelles" de situation entre le passé et le présent. L'analepse consacrée à Paméla dans La Femme assise marque pourtant, de façon très nette, la parenté de tous les comportements féminins, quelle qu'en soit l'époque. En fait, à cause de la présence de ces retours en arrière, le récit apollinarien est pris entre deux tensions contraires : la narration qui va de l'avant et les 1 . Terminologie de Gérard Genette dans Fig ures

3 88

III, op. cit.

discours des personnages qui tendent à aller dans le sens opposé. Les analepses supposent un va-et-vient entre le présent et le passé : les acteurs se souviennent et immobilisent ce qu'ils ont vécu. Ils sont

"mémoire", ce qui ne peut que les rapprocher de leurs homologues d' Alcools

ou de la figure même du poète. L'analepse ne serait donc pas, dans les contes et les romans, un simple procédé commode permettant de donner une certaine variété à la conduite du récit : elle traduirait, dans le flux de l'écoulement narratif, le désir de se retourner sans cesse, de défier le temps. Elle serait, à sa façon, "regard d'Orphée".

B . DURÉES ET RYTHMES DANS LE RÉCIT APOLLI N ARIEN

• Durée des histoires La durée de l'histoire peut être parfois déterminée exactement lorsque des dates précises sont données pour le début et la fin de l'aventure. C'est le cas pour l'attente du Robinson devant la gare Saint-Lazare du 1 er janvier 1907 au 1er janvier 1909. Une telle précision, toutefois, est rare. Le plus

souvent, lorsqu'une date est indiquée (le début surtout), l'autre terme tem­ porel est suggéré de façon plus vague. L'imprécision est encore plus mar­ quée dans les récits qui se limitent aux indicateurs strictement internes d'é­ coulement du temps. "Du temps" passe (c'est le propre d'une fiction narra­ tive), qu'il est difficile d'évaluer. La lecture réaliste projette une durée pro­ bable, crédible en fonction des événements racontés. Une autre difficulté d'évaluation de la durée de l'histoire tient aux in­ certitudes concernant les limites de celle-ci. Le récit s'ouvre fréquemment (ou se ferme parfois) par des résumés du passé des personnages (ou des suggestions sur ce qu'ils sont devenus ensuite). Ces sommaires encadrent un épisode central portant le plus souvent sur une période courte. L'amplitude globale est, dans ce cas, de plusieurs années alors que le moment privilégié est de quelques heures ou de quelques jours. La dernière difficulté tient à l'importance , déjà soulignée, des récits en­ châssés. L'histoire-cadre est parfois embryonnaire et la question de sa durée est sans intérêt ( "Giovanni Moroni", "L'Œil bleu" ou "La Noël des milords"

389

entre autres). Cette histoire première ne dure que le temps nécessaire au second narrateur pour raconter, directement et oralement, son aventure. Dès qu'il a terminé, le récit s'arrête ; la première fiction n'a pas de durée propre, n'étant liée qu'à la durée de l'énonciation de l'histoire seconde ana­ leptique - qui a elle-même, comme nous l'avons vu, ses caractéristiques temporelles. Si nous envisageons la durée d'ensemble de l'histoire (cadre parfois), nous constatons qu'Apollinaire privilégie les deux formes extrêmes, soit très courtes, soit très longues (plusieurs années). Les amplitudes intermédiaires (de quelques semaines à quelques mois) sont nettement moins représentées. Le genre, inévitablement, influe sur la durée de la séquence retenue, mais d'une façon qui n'est pas systématique. Le récit court peut entraîner une histoire courte ; pourtant, certains contes déjà cités racontent toute la vie du héros central, ou plusieurs épisodes répartis sur de

Pr I, 389). De la même façon, le roman permettrait une histoire assez longue (Les Trois Don Juan), mais la durée peut être plus resserrée : un an et demi pour le début de La Femme blanche des Hohenzollern, les quelques mois d' "un été à la campagne" pour Les Exploits d'un jeune Don Juan (et, au moins, le temps nécessaire pour

longues années ("La Comtesse d'Eisenberg",

que les différentes grossesses se déclarent).

Les contes privilégient l'amplitude diégétique réduite et, bien souvent, "l'unité de temps" de la journée (l'exemple type étant, comme le titre l'in­ dique, "La Quatrième journée"). Renforcent l'impression d'un choix explicite de resserrement de la part d'Apollinaire les contes qui, tout en évoquant une période plus vaste, mettent en évidence le déroulement d'une journée ou de quelques jours décisifs enchaînés : ainsi, la nuit sacrilège du Père Séraphin et les deux jours qui suivirent (encadrés par deux sommaires), les deux visites de Delhonneau dans "L'lnfaillibilité", l'exhibition du prêtre dans "D'un monstre à Lyon [ ... ]", la journée de l'exclusion du jeune Russe dans "La Fiancée posthume", le samedi avec David Bakar dans "Le Départ de l'ombre", le repas du "Gastro-astronomisme [ ... ]", les quelques jours du drame et du double sacrifice de M. et Mme Daurème. Bien entendu, ces journées ne sont pas donné�s sans ruptures temporelles mais le texte suggère toutefois une continuité 1 • La discontinuité, en revanche, peut être soulignée dans des récits qui évoquent des journées séparées, mais sur une période assez courte. C'est la 1 . Par exemple, les jours suivant la visite de Fernisoun (P r I, 105).

390

structure t ype d' "Histoire d' une famille vertueuse [ ... ]" avec, d'abord en

continu, la journée de la rencontre du narrateur et de Perti nax et, "quelques

jours a près" (Pr I, 189) , la soirée chez l es riches bourgeoi s1 • Cette

di sconti nuité est également très marquée quand les épisodes sont plus

éloignés temporellement. "Simon mage" implique trois journées di fférentes sans que l 'on pui sse juger de leur écart ; il en va de même da ns "La

Dispa rition d'H onoré Subrac", fondé sur deux rencontres nocturnes, la nuit de l'ex plication des dons et, "quelque temps" plus tard, la mort du héros.

L orsque l'hi st oire porte ma ni fest ement sur pl usi eurs moi s, les

délimitations restent, le plus souvent, a ssez vagues. Il n'est pas possi ble de

connaître la durée de la nouvelle histoire du Roi Arthur depui s son retour

jusqu'aux jours suivant son mariage, celle des mésaventures sentimentales

de I'Albanais ou des oracles de l'i nfirme di vini sé. Mal gré l ' i ndication de sai­ sons et de mois, une incertitude demeure au cœur de l'épi sode central de

"La Rose de Hildesheim [ ... ]". Entre la rencontre des a ma nts (aux vacances d'été) et la mort d'llse (en mars), s'est-i l écoulé un ou deux hiver(s) ?

Les histoires à grande amplitude, de quelques a nnées à quelques di­

zai nes d'a nnées, proposent soit de vérita bl es récits de vie compl et s (l'accent est mi s sur l a continuité, voire l' unité, d'une exi stence globale),

soit des épi sodes ma rqua nt s ma i s enca drés par des sommai res biographiques. L'entrevue du narrateur et de Benedetto Orfei est le moment

fort de "L'Hérésiarque", mais cette rencontre est prolongée en amont et en

aval par le récit des antécédents d'Orfei, par l ' histoire de la publication de ses livres et par celle de sa mort. D' une vi ngtai ne d'années évoquées, le

récit ne narre, en fait, que des segments temporels très réduits. La jeunesse d'l l se, jusqu'à dix-huit ans, est évoquée en une seule phrase ("ll se était

venue toute petite dans cette demeure et y avait grandi.", Pr I, 159) ;

l'hi stoire véritabl e commence lorsqu'elle est en âge de se marier 2 . Tous les

récits de vie, a mples mai s partiel s, ou bien complets, culminent en des épisodes valorisés par la narration, par exemple les deux scènes marquantes

de la vie de Louis Gian (le vicaire, la mort du giton), la faute de la femme de

Gaétan Gorène, le moment du sacrifice des Daurème ou bien, séparés par

quarante ans, les deux jourriées dramatiques de "La Comtesse d'Ei senberg"

(Pr I, 387 et 389-90). Rares sont l es contes qui, racontant une histoire "longue", privilégient le continuum , l ' écoulement sans à-coup marqué de la 1 . Structure parallèle : les deux soirées de " La Chasse à l'aigle " . 2 . Voir infra, l' importance d e l a " notice biographique" dans les qualifications des personnages (chapitre V, " Le portrait).

391

temporalité. Ainsi, peut-être, les sept années de retraite studieuse de Sminthe

(Pr I, 526) dans "La Suite de Cendrillon [ ... ]" et surtout la vie

monotone de Cyprienne Vandar, de son enfance villageoise à sa mort solitaire et urbaine. Les nouvelles longues et les romans offrent, dans le cadre d'une ampli­ tude relativement grande, une belle variété de durées. Les histoires des trois Don Juan sont sans doute longues mais ne sont indiqués que des repères internes : âge ponctuel du héros dans tel épisode

(Pr I, 738 ou 8 29), écart

entre deux épisodes, indications de saisons, de jours successifs, etc. Les mêmes incertitudes planent sur la durée de la séquence principale de La

Femme assise (plusieurs mois au minimum comme, probablement, pour

l'action de L 'Abbé Maricotte) ainsi que sur les romans qui n'embrassent pas la totalité de la vie du héros (Les Onze mille verges ou La Fin de Babylone).

Pour l'histoire de Vibescu, les repères internes ne permettent qu'une

chronologie approximative : premier séjour à Paris, autour de trois mois (de la première rencontre de Culculine en mai jusqu'à la fin d'une convalescence de deux mois) ; puis Mony retourne à Bucarest et y séjourne "quelque temps"

(Pr III, 914) avant que n'éclate la guerre entre la Russie et le Japon

(1904). L'histoire de Vibescu couvrirait au maximum deux ans. Telle pourrait être également la durée des aventures de Vietrix, une estimation qui tient plus à des appréciations "réalistes" (durée d'un aller-retour Lutèce-Babylone dans !'Antiquité) qu'à des informations données par le texte lui-même.

Vietrix part au printemps, gagne Marseille où il reste "quelques jours" ( Pr I, 571). Il prend le bateau (durée de la navigation non précisée), débarque à Tyr puis se met en route pour Babylone (aucune indication sur le temps né­ cessaire à cet itinéraire pédestre). Dans la capitale orientale, il lui faut un

mois pour s'installer ( Pr I, 625) ; puis "les mois passaient"

(Pr I , 643) et

la menace extérieure se précise. La ville est assiégée et "les mois du siège

( Pr I, 692). Vietrix s'échappe à temps et revient à Lutèce en un tout petit paragraphe ( Pr I, 725). passaient"

Les vingt-quatre années que couvre "Le Poète assassiné" peuvent donc constituer une amplitude exceptionnelle pour un récit apollinarien. Il est vrai cependant que toutes les _séquences de cette longue période ne sont pas également traitées. Un seul chapitre (IX) suffit pour évoquer plus de vingt ans de la vie du héros. En son "cœur" , en une séquence charnière, le récit a changé de vitesse.

392

• Les inévitables variations de vitesse La durée de l'histoire confrontée à l'espace textuel qui l ui est consacré

( n ombre de l ignes ou de pages) permet, on le sait, de déterminer la "vitesse" du récit 1 . La dimension des récits est très variable, quel que soit le genre dont il s semblen t relever. San s entrer dans l e détail ou dans un dé­

compte n umérique fastidieux ( et souvent approximatif), nous constatons

que l es récits de L 'Hérésiarque et Cie comportent entre deux ( "Le Giton",

"Salomé") e t onze pages ( "Le Toucher à distance") dan s l'édition de la

Pléiade ; dan s Le Poète assassiné ( mis à part le conte -titre, évidemment),

entre trois ( " La Rencontre au cercle mixte") et dix-sept pages ("Le Roi­

Lune"). Treize récits ( sur seize) de ce second recueil ne comprennent que

de trois à cinq pages ; même tendance au récit très court dans les cinq

contes écartés ( de troi s à sept pages) ou dans les con tes retrouvés pour lesquels ( excepté "le Rabachis") la brièveté semble encore s'accentuer. La "moyenne" ne dépasserait pa s trois pages imprimées : la "hâ te" l iée à la

guerre est-elle la seule explication ? Les étapes de la vie de Croniamantal ne

sont pas outrageusement dével oppées ( environ soixante-quinze pages) ; les

vies des Trois Don Juan (de quarante à quatre-vingt pages) ou les exploits

de Vibescu ou de Roger ne donnen t naissance qu'à des romans assez courts

( un e centaine de pages dans une édition de poche). Les plus l on gs récits apollinariens sont manifestement des textes que le roman cier n'a eu que le

temps d'élaguer ( l es quatre-vingt-deux pages de La Femme assise) ou qui

ne prennent une certaine ampleur que par le recours insistant à des em­

prunts extérieurs ( les cent soixante pages de La Fin de Babylone dans la Pléiade)2 • Dans cet espace textuel plutôt resserré, les différentes phases des his­

toires racontées se développen t à des vitesses fort variables, selon les diffé­

rents "mouvements narratifs" définis par Géra rd Genette 3 , impliquant

parfois une sorte d'égal ité, d'isochronie entre "le temps de l'histoire" et le

temps du récit ( le dialogue dans les scènes), parfois un ralentissement de cette histoire au profit du narratif (anal yse, description), parfois, enfin, son

accéléra tion par de prompts sommaires. I l ne saurait être question d'étudier, 1 . Gérard Genette a montré que cette vitesse ne pouvait rester constante et que tous les récits connaissaient des accélérations, des ralentissements et des pauses. Voir Fig ures III, pp. 1 22 et sq. 2 . On se souvient des reproches qu'Apollinaire, critique littéraire, adressait aux romans trop longs. 3 . Fig ures III, op. cit., p. 1 29.

393

pour tous les récits, toutes ces variations de rythme 1

:

"L'étude ne trouve

[ . . . ] quelque pertinence qu'au niveau macroscopique, celui des grandes unités narratives [ ... ]." 2 , a insi qu'au niveau comparatif, entre les différentes œuvres d'Apollinaire ( en particulier, entre ses différents contes). Des a nalyses précédentes concernant la narration, nous pouvons déjà déduire l'importance probable des séquences isochrones puisque nous avons souli­

gné la place privilégiée des dialogues et des différentes formes du discours di rect (les récits oraux e nchâssés notamment), déduire aussi le rôle "ralentisseur" des discours interprétatifs du narrateur qui ne se contente

pas de rapporter des faits. À l'inverse, nous avons souligné, à travers les quelques marques métanarratives d'accélération explicite, le souci de ce même narrateur de donner parfois un rythme plus soutenu à son récit en faisant l'économie de développements trop complaisants. Si l'on devait, à titre indicatif, et sans aucune prétention scientifique, comparer les "vitesses" respectives des différents récits courts, l'unité de mesure pourrait être fournie par "La Quatrième journée" avec ses six pages pour un peu moins de vingt-quatre heures. Cet ordre de grandeur permet­ trait de distinguer, très globalement et approximativement, des récits relati­ vement "rapides" (plus d'une journée en moins de six pages) ou relative­ ment plus "lents" (moins d'une journée, plus de six pages) par rapport à cette norme très théorique. On devine que les contes qui retracent en quelques pages seulement toute la vie d'un personnage bénéficient d'un rythme global très soutenu 3 • La vitesse du récit se ralentit relativement dans tous les contes qui portent, dans un espace textuel moyen de trois à six pages, sur quelques mois ou sur quelques années "seulement" 4 • À l'opposé, certains contes peuvent être considérés comme particuliè­ rement lents. Ce sont tous les récits dont l'histoire, développée dans ce même espace moyen de trois à six pages, ne porte que sur quelques heures. Le plus lent des contes apollinariens serait, à cet égard, "Le Roi-Lune" (de cinq heures du soir au petit matin suivant pour seize pages environ). Parmi 1 . Ibid., pp. 1 2 3-4. 2 . Ibid., p. 1 24. 3 . C ' est le cas du " Sacrilèg e " , de "L' Hérésiarque" mais a ussi d' " D' un monstre à Lyon [ . . . ] " ou du " Giton" dans lesquels quelques diza ines d'années sont évoquées da ns un espace très l imité (de deux à neuf pages). Le rythme de la narration est également très rapide d a ns " La Pla nte" (toute la vie, pourtant monotone et languissante, de Cyprienne Vandar) ou dans " La Comtesse d' Eisenberg" (quarante ans en moins de quatre pages ) . 4 . Nous rappellerons les sept années d e " La Suite d e Cendrillon [ . .. ]", les quatre a n nées au moins de " L ' Ave ntu rière " , les trois an nées du "Robinson de la gare Saint-Lazare", l' année de " L'Orangeade" .

394

les autres contes à vitesse globale faible, nous pouvons relever "Le Passant

de Prague" (sans doute une douzaine d'heures pour dix pages) , "Que vlo­ ve ? " (une après-midi et une soirée dans un espace textuel analogue) et ,

toujours dans L 'Hérésiarque et (je , "Les Pèlerins piémontais" et "Le Matelot

d'Amsterdam", récits certes plus courts que les précédents, mais portant sur des périodes diégétiques plus réduites ( une simple matinée ou une soi­

rée et le lendemain matin) . Dans Le Poète assassiné, les cont es "lents" semblent également prédominants. Outre "Le Roi-Lune", "La Favorite", "Le

Départ de l 'ombre", "Sainte Adorata", "La Rencontre au cercle mixte" ou "Cas du brigadier masqué [ ...]" n'impliquent (dans leur histoire- cadre)

qu'une durée de quelques heures développée dans l'espace textuel moyen de trois à six pages. Pl usieurs contes retrouvés sont dans le même cas, por­

tant sur une histoire inférieure à vingt-quatre heures dans un espace qui,

nous l 'avons souligné, tend l égèrement à se réduire ("La Promenade de

l 'ombre", "Chirurgie esthétique", "Traitement thyroïdien" notamment).

Cette notion de rythme global d'un conte n'est évidemment guère

satisfaisante car, ne tenant compte que des limites externes de la fiction et

du cadre textuel objectif, elle ne peut permettre d'apprécier l es variations

de vitesse ou les ruptures de continuité à l 'intérieur du récit. U ne telle ap­

proche, même succincte, permet pourtant de déterminer la prédilection d'Apollinaire pour l es deux types opposés de "vitesse" : d'une part l 'anec­

dote brève et contée avec une relative précision (rythme ralenti) , d'autre

part le récit de vie (très accéléré) dans des contes fortement narrativisés pour permettre, en quelques pages, de retracer l 'essentiel d'une existence.

L'étude de la vitesse du récit dans les romans se heurterait à certaines

difficultés déjà signalées (détermination des limites temporelles exactes, dé­

limitation de l'espace textuel de l'histoire première "parasitée" souvent par

les métadiégèses, indifférence de ce type d'approche aux interruptions in­

ternes, etc.) . Puisqu'il est difficile de dater le "vrai" début de l'histoire de La Femme assise (naissance d'Elvire ? 1 9 1 4 ? le début de la guerre et le

départ de Nicolas au front ? Pr I, 41 7 et 22) ainsi que la fin du récit (mort

de Saintariste) , il n'est donc pas possible d'évaluer exactement sa vitesse

moyenne pour ses quatre-vingt-deux pages. Mêmes problèmes avec La Fin de Babylone où aucune date n'est donnée, mais qui semblerait globalement

plus lent ( car pl us long) pour une période qui pour rait être analogue à celle

de la séquence principale des aventures d'Elvire (à partir du chapitre Il, Pr I,

422) . Il est impossible évidemment d'avancer quoi que ce soit concernant la

longueur et la vitesse de L 'Abbé Maricotte (le rythme des premiers chapitres

395

semble devoir cependant être assez lent, pour s'accélérer sans doute à

partir des chapitres IX et X). Les aventures des trois premiers chapitres de

La Femme blanche des Hohenzollern couvrent, certes, dix-huit mois (pour vingt-six pages), ce qui donnerait un rythme global assez rapide, mais chaque séquence, prise isolément, est, au contraire, assez lente. En ce qui concerne les deux romans érotiques, Les Onze mille verges qui implique une histoire plus longue, serait plus rapide que Les Exploits d'un jeune Don Juan , récit enfermé - si l'on ne tient pas compte de l'épilogue des grossesses et des mariages - dans les quelques semaines d'un été indéterminé mais bien rempli. Il serait sans doute assez vain de vouloir aller plus avant dans la com­ paraison des vitesses globales. Si la brièveté du récit (dans le cadre géné­ rique du conte ou même du roman) est une caractéristique pertinente de la création apollinarienne, la durée de l'aventure racontée ne l'est pas. Plus fructueuses seraient certainement les analyses des effets internes de rythme : soit, à titre d'exemple, à un niveau micronarratif, soit surtout, comme le suggère Gérard Genette, à un plan macronarratif.

• Une rythmique alerte L es rythmes du

"Poète assassiné "

"Le Poète assassiné" peut fournir les illustrations nécessaires à ces phénomènes rythmiques. Les "grandes unités narratives" sont clairement marquées dans ce conte/roman solidement structuré et composé. L'histoire des parents (ouverte au chapitre II) couvre, avons-nous dit, une période analogue à celle du fils Croniamantal poète et amoureux (seize/dix-sept mois dans les deux cas) et se développe dans un nombre de chapitres comparable. Au plan quantitatif, en revanche, l'équilibre n'est pas maintenu puisque la carrière poétique et sentimentale du héros entraîne deux fois plus de pages que le récit des aventures de ses parents (quarante-cinq - ou même plus si l'on tient compte de l'éducation - contre une vingtaine pour Macarée et François des Ygrées). Le rythme d'ensemble de la première histoire est donc beaucoup plus soutenu que celui de la seconde. Les unités narratives de l'histoire des parents sont nettement détermi­ nées par les ruptures du récit qui distingue, par les changements de cha­ pitre, chacune des grandes séquences. Chaque épisode est autonome, sup-

396

posant une unité temporelle (une journée surtout) et spatiale différente à

chaque fois ; peu de glissements s'opèrent d'un chapitre sur l'autre. La

structure dominante (il en sera de même pour l'histoire de Croniamantal) est celle de la scène dialoguée qui implique une équivalence théorique entre le temps de l 'histoire et le temps du récit. La durée de chacune des séquences est, de ce fait, assez brève. Le chapitre III , par exemple, ne dure pratique­ ment que le temps d'un bref monologue intérieur de Macarée et d'une conversation avec ses logeuses. Les interventions narratoriales sont réduites au minimum (phrase d'introduction, remarques didascaliques, petit paragraphe final de commentaire). La même rapidité était à l'œuvre dès le chapitre "Procréation" , séquence davantage narrativisée mais qui ne sup­ pose, dans l'histoire, que la durée limitée d'une rencontre amoureuse. Il est vrai que Macarée chevauche le symbole même de la vitesse Puis, la bécane emporta Macarée. Et triste jusqu'à la mort, Viersélin Tigoboth maudit l'instrument de la vitesse qui roulait [ ... ].

(Pr I, 229) 1

Les séquences suivantes impliquent des durées relativement plus im­ portantes. Le chapitre IV est assez varié dans ses effets de rythme. Il n'est pas possible d'en déterminer la durée exacte, plusieurs mois probablement (pendant l'hiver 1888-9), évoqués en deux pages et demie2 • Le chapitre ne connaît guère de perte de temps, si ce n'est, au milieu de la panique de l'incendie, le très léger ralentissement narratif lié à la présentation "du premier homme qu'elle [Macarée] rencontra." : en une seule ligne, le portrait de François est brossé ... Les chapitres V et VI ne supposent pas une durée supérieure à quelques jours. Les deux journées romaines de "Papauté" sont évoquées en deux pages, et le style direct y est

prédominant (discours de Ricottino, échange aigre-doux entre François et Macarée). Le dernier paragraphe assure la liaison avec l'épisode munichois, 1 . Souvenons-nous, par exemple, de ce passage de " La nouvelle religion de la vélocité" où Apollinaire i nterpelle Marinetti : " Nul doute qu'au cours de votre campagne comme volontaire cycliste, Dieu que l'on a figuré comme un triangle ne vous soit apparu sous la forme d'une bécane et vous vous êtes écrié : «Véloce», c 'est-à-dire «ce vélo !» ( . . . ] . " . La valeur religieuse du vélo de Macarée est confirmée par ce texte tardif ( 1 6 octobre 1 9 1 6) de La Vie anecdotique ( P r 241 -2). 2 . Différentes vitesses de narration sont utilisées : isochronie du style direct (les dialogues de théâtre, la déclaration de François sur les blasons, P r I, 2 3 3 d ialogue Macarée-François, P r I , 2 3 4 ) , accélérations lors du rés u mé par le narrateur des premier et troisième actes de la " pièce morale" , et surtout lors du sommaire des premiers temps de la vie commune des futurs parents (une d izaine de lignes suffit pour conduire au mariage).

m,

397

retardé et ralenti par le discours mé talinguistique sur la polysémie de Monaco. La scène centrale de "Gambrinus", émaillée d'interventions au style direct, est, en elle-même, assez courte (le temps d'un accident risible et d'une procession burlesque) ; le rythme de narration, et c'est normal pour une scène enjouée, y est très soutenu, comme dans le chapitre Il . Pour le chapitre VII , les incertitudes liées aux "erreurs techniques" d'Apollinaire ne permettent pas d'en déterminer la durée (quelques mois, de mars/avril ou de juillet/août à septembre/ octobre 1889, en moins de trois pages). Le style direct (dialogue des sages-femmes, cris de l'accouchée) cède la place au récit (rapide) de la naissance, puis au discours métanarratif d'autojustification ("En rapportant ce qui précède [ ... ].") et aux discours explicatif et interprétatif ("C'était l'année de !'Exposition Universelle [ ... ].",

Pr I, 242) facteurs de ralentissement. Le chapitre se termine avec un bref sommaire de l'ondoiement du nouveau-né et du déménagement de François (non daté). Le chapitre VIII, "Mammon", est d'une structure assez différente (la disparition de la "rapide" Macarée y est sans doute pour quelque chose). Le portrait (de Mia, de François en train de fumer) y tient une place relativement importante, de même que le discours linguistique (sur le parler de la jeune femme). Pour la première fois dans le récit, une véritable description (liée à la mélancolie de François) apparaît et se développe sur une quinzaine de lignes (l'horizon marin au petit matin ,

Pr I, 244 ) .

L'alanguissement du récit (et d u héros) est brutalement interrompu par la voix de Mia qui redonne une certaine vigueur (et vitesse) à la narration (retour au dialogue et "fable" en style direct). La seconde partie du cha­ pitre, qui s'ouvre sur l'épisode du vallon des Gaumates, retrouve un rythme un peu plus rapide, avec un enchaînement plus soutenu des séquences ("Un jour [ ... ].", "Le lendemain [ ... ]. C'était le dimanche des Rameaux."). La des­ cription/portrait y a encore sa place (les enfants, les tresseurs de palmes) mais le récit, comme l'action, s'accélèrent. François est emporté par le tourbillon du casino [ ... ] il regarda d'abord la foule disparate qui se pressait au­ tour des tables ...

[ ...]

[ ... ].

Et François ne voyait plus la foule, la tête lui tournait

(Pr I, 246)

398

Les événements se précipitent : rencontre d u joueur malheureux qui l'en­

traîne, lui raconte sa vie avant de se suicider ; retour de François chez Mia et suicide du père putatif de Croniamantal ; remplacement immédiat de

François par u n autre voyageur (pour la chambre), par un champion du tir

aux pigeons ( po ur le "cœur" de Mia). Le cycle des parents se boucle aussi

vite qu'il avait commencé.

La vie "romanesque" de Macarée était limitée à ses neuf mois de ges­

tation ( à six chapitres et à u ne quinzaine de pages) ; celle de François est

u n peu plus longue mais ses sept mois de veuvage et de "paternité" n'ont

droit qu'à six petites pages supplémentaires. L'égalité rythmique est loin, on

le v oit, d'être respectée. Apollinaire ne cherche nullement à traiter "égalitairement" ses personnages ou même les différentes séquences de la

période choisie. Des seize mois de la pré-histoire de son héros, il n'a retenu

que quelques épisodes marquants, se contentant parfois de propos bien

allusifs pour assurer les liaisons, "oubliant" fort souvent de parler de se ­ maines entières.

La même inégalité de traitement se retrouve dans les vingt années

couvertes, en six pages, par le chapitre IX, "Pédagogie". Bien des accéléra­

tions sont nécessaires pour couvrir une telle période. En fait, le chapitre

n'évoque, après la présentation du personnage de Janssen, que trois

séquences de l'enfance et l'adolescence du héros, à six, treize et dix-sept ans. Les deux premiers épisodes sont très courts, mais les leçons du

précepteur nourrissent l'esprit de Croniamantal pour plusieurs années. Les

deux tiers du texte sont, en fait, consacrés à une seule aventure , d'un jour de mai, lors d'une promenade à cheval (le petit pont et la ferme de Mariette,

Pr I, 2 5 1 -3). Dans le cadre d'un chapitre qui, analysé par rapport à l'en­

semble d u conte, ne peut être considéré que comme très rapide, cet épi­ sode de quelques heures est relativement lent, ou du moins retrouve un

rythme qui est celui de nombreux autres récits apollinariens ( trois pages pour u ne journée complète, du matin au soleil couchant) 1 . Après cet épisode sentimental, le récit accélère très progressivement,

d'abord lentement ("Son maître remarqua sans peine, les jours suivants

[ ... ] .", Pr

I, 2 5 3) , puis plus nettement ("On était arrivé à la fin de sep­

tembre [ . . . ] ." ; "Les premiers vents d'automne se plaignaient [ ... ] .", Pr I,

1 . Aucune intervention des personnages n'y est rapportée en style d i rect ; le na rrateur n'est pas loin de céder aux plaisirs de l' analyse psychologique ; il ne résiste pas à la tentation de la description de la ferme de Mariette et du portrait de la j eune f ille ( P r I, 2 52). Le récit est encore ralenti p a r l' intervention "affective" sur "les beaux bras" comme nous l' avons vu.

399

254), avant qu'une seule phrase ne vieillisse brutalement (après une seg­ mentation du récit) le héros de quatre années ("C'est ainsi que Croniamantal atteignit sa majorité."). Les cinq mois entre la fin août 191 0 et "les pre­ miers jours" de l'année 1911 sont évoqués en un paragraphe énigmatique Uouant habilement sur la maladie de cœur) marqué par la mort du précep­ teur et le déménagement de Croniamantal (à rapprocher du déménagement de François après la mort de Macarée). Ce chapitre IX, en fait, malgré son

exceptionnelle durée, hésite à recourir à l'ellipse franche. Le narrateur pré­

fère manifestement suggérer une continuité flottante et impalpable, une

maturation progressive du jeune garçon grâce à l'enseignement de son maître. Le récit assume, sous le voile de discours généralisants ou poé­

tiques, par de subtiles transitions temporelles, par l'imprécision des repères, l'ensemble de la période de formation du héros, période "paisible" et fluide,

à l'opposé des "clameurs et [d]es tonnerres" de la vie du poète à Paris.

Le récit de la courte carrière artistique de Croniamantal est mené selon des modalités rythmiques plus complexes que celui des aventures de sa mère. Les premiers chapitres consacrés aux épisodes parisiens retrouvent la

structure de la scène unique, autonome, à dialogue ou style direct

dominants. L ' arrivée du poète chez l'oiseau du Bénin est entièrement

narrativisée 1 , le rythme du récit est soutenu, à l'image de la marche rapide

d'un Croniamantal "traqué" (X, "Poésie"). La transition avec le dialogue est assurée par une pause descriptive de l'atelier et par un discours interprétatif (évaluatif, poétique, idéologico-esthétique) sur la naissance de la peinture moderne et sur sa valeur philosophique ( Pr I, 255-6) 2 • Deux tempos

différents sont donc à l'œuvre avant la séquence isochrone de la conversation entre les deux amis, épisode central du chapitre. "Dramaturgie"

(XI) est, au double sens du terme, une "scène" dont la durée, comme au

théâtre, est liée au rythme du discours oral des "acteurs" ; de même, le

chapitre XIII, "Mode", constitué essentiellement par une conversation entre Paponat et Tristouse (et surtout par le long discours de la jeune femme sur la mode) ne peut être que de durée assez courte. Ces trois chapitres-scènes impliquent une continuité. Si ruptures il y a, elles ne peuvent être que brèves et, de toute façon, voilées par I.e récit.

Le chapitre XII, "Amour", suppose l'unité de temps de la journée, de­

puis un "matin de printemps" jusqu'au soir ("[ . . . ] Paponat s'éloignait dans la 1 . Seul le cri "C'est moi Croniamantal." interrompt le discours du narrateur. 2 . Voir in fra, dans ce chapitre III, l'étude de cette séquence dans la section sur la description spatiale.

400

nuit [ ... ].",

Pr I , 274). En fait, toute évaluation de durée et de rythme est

contestée par l'éclatement qui s'opère au cœur du chapitre : Croniamantal et le récit s'inscrivent "dans d'autres temps". Le changement de temporalité permet l'accélération du récit, du matin du bois de Meudon au soir dans la forêt de Malveme ("La nuit était venue avec le clair de lune.",

Pr I, 271).

Les chapitres X à XIII (si l'on ne tient compte que des indicateurs in­ ternes) ne couvrent que quelques jours, de la rencontre de l'atelier au jeudi suivant

(Pr I, 258). Les cinq derniers chapitres opèrent une double rupture

temporelle et structurale. Dans la temporalité de l'histoire, une accélération se produit, assumée par un sommaire de q uelques jours ( "Six mois passèrent. Depuis cinq mois, Tristouse Ballerinette était devenu e la maîtresse de Croniamantal [ . . . ]. ",

Pr

I, 277). Cette troisième grande

séquence de la vie du poète se déroulera sur plusieurs mois et sera donc, globalement, beaucoup plus rapide que la précédente. Dans ces derniers chapitres, les scènes se multiplient, et le narrateur prend plus vigoureusement en charge son récit. Au chapitre XIV, trois jour­ nées différentes sont évoquées ; au cours de la seconde journée, Croniamantal ne fait pas moins de quatre rencontres successives (donc quatre scènes,

Pr I, 279-80). De même, le chapitre XV, "Voyage", combine

le récit de l'arrivée du poète à Cologne, la scène de la nuit de Noël et de la rencontre avec le vieux Juif (style direct dominant), le résumé du voyage à travers l'Europe et la grande séquence du couvent de Brünn (rencontre du Père Karel et dîner). N otons cependant qu'en amont et en aval de l'évocation du voyage, les deux séquences de Cologne et de Brünn n'impliquent qu'une durée très brève : deux jours dans le premier cas, une soirée dans le second ( durée qui, au début du conte, aurait entraîné un chapitre autonome). Le chapitre XVI, "Persécution", est entièrement narrativisé et couvre essentiellement les tout premiers jours de la croisade contre les poètes, dé­ clenchée par les articles d'Horace Tograth. Une accélération est toutefois sensible à la fin du chapitre qui renonce aux indicateurs précis de chronolo­ gie ("Ainsi commença la persécution qui s'étendit rapidement dans le monde entier.",

Pr

I, 293). La même structure narrative se retrouve au début du

chapitre XVII , "Assassinat" avec le discours sur la gloire du thaumaturge et le récit de son arrivée à Marseille (annoncée, dès la fin du chapitre précé­ dent, par son embarquement à Melbourne). La séquence marseillaise ne dure que quelques heures et, comme dans toutes les grandes scènes du conte, le dialogue y est prédominant. Le chapitre XVIII, enfin, présente cette variété

401

caractéristique du récit de l a dernière phase de l a vie du poète :

prolifération d'événements (crise de n erfs de Tristouse, récupération du

corps, funéraill es, changements de partenaires, sculpture de l a "profonde

statue") , discon tinuité temporell e (quelques jours encore à Marseil le,

"ensuite", retour à Paris, plus tard, scène entre Tristouse et l'oiseau du Bénin, le lendemain et le surlendemain, deux scènes dans le bois de Meudon)

et grande diversité narrative (récit pour l a fin de l 'épisode marseill ais et pour

les scènes de l a statue, style direct pour l a conversation des deux nouveaux amants et pour l a chanson finale).

Rythmes e t ruptures du récit L'impression de rapidité, de nervosité même, que donne la narration du

"Poète assassin é" tient moins à l 'exiguïté de l 'espace textuel pour couvrir

vingt-quatre années qu'au travail des ellipses, des sommaires et au discours propre du narrateur qui ne ralentit guère le rythme global. Dans "Le Poète

assassiné", "l'axe du récit" ne se développe jamais durablement aux dépens de "l'axe de l 'histoire". N ous tenons là sans doute une caractéristique assez

générale de la narration apollinarienne. Le récit préserve le déroulement des

événements, n e fait pas obstacl e au sen timent de l 'écoulement de la

temporalité. L'action n 'est jamais oubliée. Pour éviter un ralentissement

excessif, ou même l'immobilisation momentanée de son histoire, Apoll inaire a surtout tendance, nous le verron s, à placer les séquences descriptives,

explicatives et idéologiques, à l'ouverture de ses récits, ou bien à les rejeter

dans l 'épilogue, à titre de concl usion ou de morale. L'histoire souvent tarde

à démarrer mais, une fois lancée, elle n'est que rarement freinée de façon intempestive.

Le découpage du récit contribue également aux effets rythmiques et,

en particulier, à l 'impression dominante de rapidité. En règle générale - et ce

n'est guère original - les ruptures sur l'axe du récit et sur l 'axe de l 'histoire

correspondent. Les changements de chapitre comme la segmentation in­

terne (blancs et/ou astérisque_s) renvoient à des séquences élidées, assu­

rent les sauts temporels les plus importants. Que ces ellipses soient expli­

cites ou implicites, qualifiées ou non , elles permettent à l a majorité des séquences d'être narrées dans leur contin uité 1 .

1 . Voir l'étude de la segmentation dans L 'Hérésiarque et C ie conduite par André Fonteyne, Apollina ire prosateur, op. cit., pp. 123-8.

402

Nous venons de voir que, dans "Le Poète assassiné", l'histoire des pa­ rents était racontée principalement sous la forme élémentaire de la scène ­ chapitre et que le passage d'un chapitre

à

l'autre correspondait

à

un chan­

gement de temps et de lieu. Quelques lignes de transition viennent le plus souvent corriger la brutalité du changement de chapitre : Apollinaire soigne les liaisons, ménage des préparations, amorce dans une fin de chapitre la mise en place du suivant. Les sommaires initiaux déterminent et qualifient fré quemment la période élidée

XVIII,

( III,

IV,

VII ,

IX,

XIII,

XIV, XV,

XVI, XVII,

soit dix transitions sur seize possibles). Parfois, les dernières lignes

annoncent le thème, le lieu, les personnages de la section suivante (le baptême à Rome, IV/V

V/VI ; le VIII/IX ;

;

le départ pour Monaco et le sud de la France,

train de La Napoule à Monaco, le théâtre

X/XI ;

Tristouse,

VII/VIII ; Janssen et l'éducation X/XII ; Paponat , XII/XIII ; le

voyage, XIV /XV), ce qui, malgré l'ellipse temporelle, maintient un certain

continuum. Il en est de même à l'intérieur des chapitres composés manifestement de plusieurs scènes : la segmentation typographique assume les change­ ments spatio-temporels. "Rencontres"

(XIV)

et "Voyage" (XV) sont, à cet

égard, exemplaires. Les différents moments sont clairement indiqués et net­ tement séparés. Les ellipses sont franches dans le chapitre XIV (entre la scène de François Coppée et la série des quatre rencontres suivantes d' "un autre jour", entre ces rencontres et la décision de Paponat). Dans le début du chapitre XV, elles semblent plus atténuées et ne portent que sur une courte séquence : une nuit de voyage entre Paris et Cologne, marquée par un blanc astérisqué, quelques heures au maximum entre la traversée de la ville (sommaire) et la rencontre du vieux Juif. Les ellipses (inévitables) sont voilées dans la scène du couvent de Brünn qui est narrée en continuité (les deux astérisques de la fin du chapitre sont plus thématiques que temporels). Ces phénomènes se retrouvent inévitablement dans les contes plus brefs et dans les romans. Le récit court n'a pas besoin de chapitres (à l'ex­ ception du "Roi-Lune") ; il peut se contenter de blancs pour marquer les principales articulations narratives. Il importerait d'être prudent dans l'inter­ prétation de cette segmentation du récit dans la mesure où elle peut enga­ ger également la responsabilité de l'éditeur. Elle est, en général, tardive, par­ fois aléatoire et toujours liée à la publication car nous constatons qu'aucun des contes "retrouvés", non publiés du vivant d'Apollinaire, ne comporte de segmentation par blanc typographique, astérisqué ou non. Seule la segmen­ tation fondée sur les ruptures temporelles nous intéresse ici, mais il vrai que,

403

très fréquemment, les interruptions du récit sont fondées conjointement sur un saut temporel, un changement de lieu, de personnage et une phase thématiquement différente de l'action. Les changements de chapitre dans "Le Roi-Lune", par exemple, sont essentiellement spatiaux, dans la conti ­ nuité d'une visite. La segmentation du "Départ de l'ombre" est liée à la fois aux espaces différents (la rue, la boutique), au changement d'interlocuteur (du narrateur à David Bakar) et à un arrêt dans la narration du commerçant

juif (" J'offris à Bakar un cigare qu'il refusa en prétextant le sabbat. ",

Pr I,

337). Les ruptures narratives seraient donc "mixtes" dans leur justification, mais la rupture sur l'axe de l'histoire semble un principe dominant. Le blanc typographique distingue des scènes différentes ou des phases autonomes dans une même scène. Un récit ne peut que donner l'illusion de la continuité temporelle. L'histoire comporte des pauses (par exemple, un silence dans une conversation) que le récit peut matérialiser typographi­ quement tout en les signalant verbalement. Ainsi, dans "Sainte Adorata" ou dans "L'Hérésiarque" : Le vieillard interrompit un instant son récit. Lorsqu'il le reprit, sa voix chevrotait plus qu'auparavant et on l'entendait à peine.

(Pr I, 355)

L'hérésiarque cessa de parler, fit son manège accou­ tumé [ ... ]. Il reprit ainsi [ ... ]. (Pr I, 114) Découpant des scènes "unitaires" (spatialement, thématiquement), le récit se doit a fortiori de séparer visuellement des scènes manifestement dis­ tinctes, et se déroulant en des moments différents. "L'Otmika" est composé de sept sections correspondant à quatre journées différentes (le premier rapt raté, le lendemain de honte pour Omer, le surlendemain avec Mara et la bohémienne puis avec Omer et le curé, enfin "le dimanche suivant"). Trois ruptures narratives sur six sont justifiées par un saut temporel important dans l'unité de la semaine ; les trois autres déterminent des phases au cœur d'une même journée (le surlendemain du rapt, deux ruptures ; le dimanche de l'otmika réussi, une seule rupture). Les changements de lieu (de la

maison de Mara au presbytère, de l'intérieur de l'église à la place), les changements de personnages ou l'irruption de personnages nouveaux ("[ . . . ] des enfants qui passaient",

Pr I, 143) viennent confirmer l'autonomie des

séquences au cœur d'une même journée, soit dans une certaine continuité d'action (Omer tiré par l'oreille après l'épisode de la vieille aux ciseaux), soit

404

par une rupture temporelle plus marquée (pendant la messe, "Après la messe [ ... ].", au début de la dernière section, Pr I, 146).

Dans certains contes, chaque ouverture de section porte une marque

temporelle explicite de discontinuité. Après la mise en place des person­ nages, les différentes sections de "La Comtesse d'Eisenberg" s'ouvrent sur "Un jour", "Le lundi de Pâques de l'année suivante [ ... ].", "Quarante ans pas­ sèrent sur le comte [...]." et, enfin, "Le soir". Même structure pour le récit de la vieille dame de "L'Œil bleu", même scansion régulière par des re­ marques temporelles initiales après la première apparition de l'œil (un soir, quand l'héroïne a douze ans) : "Le lendemain", "Et en moins d'une semaine [ ... ].", "Bientôt". La discontinuité des épisodes y est quelque peu voilée par

la tendance de la narratrice à synthétiser et à glisser, par des sommaires, d'une séquence sur l'autre. Les ruptures restent, en revanche, toujours fortement marquées dans un conte comme "Les Souvenirs bavards" premier sommeil et premier réveil "le lendemain" au cœur de la section initiale puis, à l'incipit de chacune des autres sections, des formules de

discontinuité (dans la successivité) comme "le matin suivant", "Le jour qui suivit", "la nuit suivante" et, après une nuit élidée, un nouveau réveil "vers

huit heures". Une rupture typographique du récit assume à chaque fois la nuit non narrée ("blanc" du récit correspondant exactement au "profond

sommeil" du héros-narrateur). Les romans d'Apollinaire se conforment eux aussi, pour l'essentiel, à cette logique de la coïncidence des ruptures du récit et des ruptures de l'action. L'organisation des chapitres est en rapport direct avec la scansion temporelle. L'architecture de La Femme blanche des Hohenzollern en est une illustration littérale : les trois périodes (26 juillet/ 1er août 1914, juillet 19 15 et février 1 91 6) sont traitées dans trois chapitres différents ; aucun élément narratif ne relie explicitement les trois épisodes. Les ellipses n'y sont pas soulignées : elles se déduisent simplement des dates indiquées. Les romans achevés bénéficient, on s'en doute, d'une organisation plus complexe, mais la "règle" de la rupture conjointe reste prédominante : une unité de temps (quelle qu'en soit la longueur) est un principe structurant plus fort que, par exemple, une unité de lieu. Prenons le cas des Onze mille verges. Le début du chapitre Il (la pro­

menade sur le boulevard Malesherbes) suppose une ellipse (non déterminée)

par rapport à la fin du chapitre I (le départ pour Paris). L'ellipse entre les chapitres Il et III est , quant à elle, qualifiée ("Quelques jours après la

séance [ ... ].", Pr III, 896). Le passage du troisième au quatrième chapitre

405

est assumé par un sommaire couvrant les huit jours de scandale. La rupture

entre les chapitres V et VI est beaucoup plus nette (après la déclaration de

guerre), accentuée par un changement de lieu (Saint-Pétersbourg, Port

Arthur). Les chapitres VI et VII se déroulent sur deux jours différents (ellipse non déterminée), de même que la fin du chapitre VIII et le début du

chapitre IX, le jour de l'exécution de Vibescu.

L'organisation, on le voit, est assez élémentaire. Quelques rares glis­ sements s'opèrent d'une section à l'autre. Ainsi la fin du chapitre IV amorce­ t-elle une transition exceptionnelle dans le roman entre une séquence rou­ maine (la messe noire) et la séquence militaire ("Ils s'équipèrent ensuite et

se rendirent à Saint-Pétersbourg [ ... ].", Pr III, 915 ) . Il faut cependant sup­ poser une ellipse, dans le même lieu global, entre les déclarations finales de

Cornaboeux et Vibescu et la scène de "l'œuf à la coque" du chapitre sui­ vant. La rupture temporelle, de même, est moins franche entre les chapitres

VII et VIII , étroitement associés par le motif de la captivité de Mony et par les sommaires qui ferment et ouvrent les chapitres. Apollinaire cherche donc à varier ses effets en dissociant parfois les

unités événementielles du cadre strict du chapitre. S'il peut multiplier les séquences temporelles (les scènes) dans un même chapitre, il lui arrive aussi, pour des raisons thématiques, de développer une unité temporelle co­ hérente, par exemple celle d'une journée, sur plusieurs chapitres.

La Femme assise, La Fin de Babylone ou Les Exploits d'un jeune Don Juan offrent des illustrations intéressantes de cette variété de découpage dans le cadre global de la coïncidence des ruptures. L'architecture de La Femme assise, on en connaît les raisons, n'est pas irréprochable. La principale rupture de l'histoire se situe entre la fin du récit des aventures de

Paméla et l'arrivée d'Anatole de Saintariste au Val-de-Grâce ( Pr I, 471-2). Fort logiquement, ce saut temporel est marqué par un changement de chapitre (VIMI) . Très normalement aussi, le récit de la Princesse

Teleschkine, au début du chapitre VIII (autre moment, autre lieu, autres personnages), est séparé des cris désespérés de Canouris à la fin du

chapitre VII . Le début du texte, en revanche, ne fait pas apparaître des

ruptures aussi franches. La démarcation temporelle, historique, était pourtant nette : Elvire avant la guerre puis pendant la guerre). Apollinaire préfère, dans les deux premiers chapitres, embrasser à la fois les deux époques de la paix et du conflit. La notation "La guerre éclata donc [ ... ]."

(Pr I, 417) apparaît à la fin du chapitre I ; l'évocation de Montparnasse, au début du chapitre II, porte surtout sur l'année 1914 , année de paix et

406

année de guerre, poursuivant l'oscillation amorcée dans le premier chapitre. Au chapitre

III , un samedi rue Delambre, commence une très longue journée romanesque. Logiquement séparé du vendredi de la fin du chapitre II (Pr I, 4 2 6 ) , ce samedi va se développer (fait exceptionnel pour une unité de

temps aussi précisément délimitée) sur quatre chapitres

(III à VI ) . Il est vrai que cette journée, cet après-midi plutôt ( à partir de trois heures, Pr I,

428), est à la fois celui de la lecture par Elvire de la lettre du frère John Taylor et du long récit, à épisodes, d'Otto Mahner. Les chan gements de chapitre sont moins justifiés par des ellipses temporelles à l'intérieur de l'histoire racontée que par le changement de narrateur ( III/IV) ou par des raisons strictement techniques et phatiques d'équilibre quantitatif

(IV /V et

V/VI). Les aventures de Vietrix ou de Roger présentent également ces jeux d'extension et de réduction entre la journée (comme unité temporelle de base) et le chapitre. Dans La Fin de Babylone, alors que bien des journées voire des mois (le voyage de retour) - sont élidées, certaines ont droit à un traitement privilégié. La correspondance exacte journée/chapitre peut être réalisée

(XI, "La Vie babylonienne"). D'autres journées, et même des sé­

quences temporelles plus réduites, glissent d'un chapitre à l'autre : c'est le cas de l'épisode de Gnosse (fin du chapitre

III, le marché aux esclaves et le

chapitre

IV tout entier, "Petit entretien avec Pythagore"), d'une soirée de débauche (fin du chapitre XII et ensemble du chapitre XIII, "Petite orgie babylonienne") ainsi que de l'épisode de "la chaste Suzanne", journée déve­

loppée sur trois chapitres ( XVIII à XX).

La rythmiq ue exempla ire des

"Exploits "

Sous la transparence d'une narration linéaire, et dans l'imprécision des repères temporels, Les Exploits d'un jeune Don Juan rompt habilement avec la norme de la correspondance des ruptures, rechigne à faire coïncider jour­ née et chapitre. Trois changements de chapitre seulement (sur dix) sont ac ­ cordés à des ruptures temporelles marquées ou de relative amplitude. C'est le cas entre la fin du chapitre IV et le chapitre V (ellipse de durée indétermi ­ née entre le jour de la découverte de la masturbation et la fête du saint pa­

tron), entre les chapitres VII et

VIII ( une nuit) ainsi qu'entre VIII et IX

(seule cette dernière ellipse est totale ; les deux autres sont qualifiées par de très brefs sommaires, en fin -

IV - ou en tête de chapitre - VIII) . Les ac-

407

célérations ou les sauts temporels les plus importants sont suggérés à l 'in­ térieur des sections, notamment au cœur du chapitre IV ( "Plusieurs jours

s'écoulèrent sans que rien ne se passât.", Pr III, 971) , dans le chapitre IX

et surtout dans l e dernier chapitre où deux notatio n s successives

("Quelques semaines se passèrent en plaisirs divers.", et "No us eûmes bien­

tôt l es trois mariages.", Pr III, 1000) donnent à l ' épilogue du roman un

rythme p lus soutenu, mais aussi une tonalité plus all ègre et désinvolte.

L'unité de la journée se joue des limites textuelles. Une seule corres­

pondance directe apparaît, celle de l 'épisode de madame Muller ( chapitre

VIII) enfermé strictement entre un matin ( de promesses) et un soir ( de concrétisation) séparés par une ellipse totale. Plusieurs chapitres évoquent

des journées distinctes, tantôt relativement éloignées (IV , XI) , tantôt

successives ( un jour, le lendemain : V, IX, X, XI). Des entrecroisements

s'opèrent : deux journées consécutives peuvent se développer sur trois chapitres ( IX à XI). Le matin des servantes ( fin du chapitre IX) se prolonge

directement au début du chapitre X avec l 'annonce de l 'arrivée du père et d'Élise. "Le lendemain" (Pr III, 996) commence dans ce même chapitre X et

se poursuit dans la section suivante jusqu'à la séduction de Marguerite. Le phénomène le plus intéressant est, sans doute, cel ui de l' expansion de deux

de ces "jo urnée( s) mémorabl e( s) " (Pr III, 971) sur trois ou quatre

chapitres. La chute de Berthe dans l 'escalier ( et l ' analepse qui s'ensuit) au

chapitre I, la description anatomique, les exhibitions près de l ' étang et les

attouchements (II ) , les ébats des domestiques ( III) , l es découvertes

lexicologi ques, le repas, la suite de la visite du château ( IV) ne durent que

quelques heures (mais occupent près du tiers de l 'espace du roman). A utre

grande journée pour Roger, celle de la fête du saint patron qui commen ce le

matin par l ' épisode de Diane, la femme du régisseur ( chapitre V) , se

poursuit directement par la séquence des confessions (VI) , puis, l 'après­

midi, avec Berthe et Kate (VII) . Le narrateur avoue l ui-même : "Les

événements de la journée m'avaient laissé complètement harassé. " (Pr III,

987).

À ell es deux, ces journées couvrent la moitié de l ' espace textuel. Le

récit qui l eur est consacré ill ustre donc parfaitement l a question des

rythmes de narration, en particulier les phénomènes de ralentissement. Nous avons déjà dit que le narrateur-régisseur soulignait assez volontiers les accé­

l érations, désignant ainsi très ostensiblement les sommaires1 • Le narrateur

1 . Sur le type de cette phrase de "La Suite de Cendrillon [ . . . ]" évoquant sept années de la vie de Sminthe et de ses compagnons : " Nous ne les [les brigands] suivrons

408

des Exploits, au contraire, met en exergue la brièveté du temps écoulé par

rapport à la séquence textuelle. La longue journée des premières véritables expériences sexuelles de Roger, unité temporelle "courte" par rapport aux

deux/trois mois de la durée globale de l 'histoire, est ralentie par la précision

des évocations anatomiques, de l 'analyse des émois du héros et par le

compte rendu in extenso des premières confessions. La séquence de la

chute dans l'escalier est plus ralentie encore, accentuant à l'extrême - et de

la façon la plus explicite possible - la disproportion entre la dimension du ré­

cit et celle, on ne peut plus réduite, du temps de l'action.

Cette narration se gonfle de toute une série de développements étran­

gers à la stricte évocation de l'événement lui-même. C'est moins la descrip ­

tion détaillée de la "nudité impudique" de Berthe qui ralentit le récit ( les propos anatomiques au début du chapitre II) que la vaste analepse déjà

analysée, récit à tiroirs temporels qui s'immisce dans une histoire première

provisoirement suspendue. Le narrateur, qui a pleine conscience de l'effet retardateur du retour en arrière (qu'il justifie thématiquement,

Pr III, 9 6 3 ) ,

doit reprendre le fil de son histoire par un "donc" très rhétorique ("Ma sœur

était donc tombée au pied de l'escalier, ses jupes en l'air [ ... ]. " , ibid. ) . I l note

- et l'effet de rapidité après de si longs développements est plaisant

[ ... ] en tombant , ma sœur avait dû se faire beaucoup de mal, mais je m'en aperçus enfin et volai à son secours. Toute cette scène à vrai dire n'avait pas duré une minute. (Pr III , 9 64) Nous tenons certainement là , grâce à la précision temporelle (toute humo­

ristique) , l'effet de lenteur le plus remarquable de tous les récits apollina­ riens. Le narrateur récidive peu de temps après, à propos de la scène près

du petit étang, lorsque, tour à tour, Roger et Berthe s'exhibent et, en parti­

culier, quand Berthe réalise à sa façon un "exploit" anatomique : "Cela n'a­ vait duré que quelques secondes [ . .. ]." ( Pr III, 966).

Ces séquences au ralenti (celle de l'escalier surtout) restent excep­

tionnelles. Alors que, le plus souvent chez Apollinaire , la scène est "un lieu

de concentration dramatique, presque entièrement dégagé des impedimenta

descriptifs ou discursifs, et plus encore des interférences anachroniques",

l'épisode de l 'escalier "joue dans le roman un rôle de «foyer temporel» ou de

pôle magnétique pour toutes sortes d'informations et de circonstances an­

nexes : [ ... ] gonflée, voire encombrée de digressions de toutes sortes, répas dans leurs exploits sur les routes, dans les foires, dans les châteaux [. . . ] . " , Pr I, 526.

409

trospections [...], parenthèses itératives et descriptives, interventions di­ dactiques du narrateur, etc. [ . . . ]." 1 . Toutes proportions gardées, la

séquence de la chute de Berthe pourrait être à l'œuvre narrative

d'Apollinaire ce que la scène du baiser d'Albertine est à La Recherche du

temps perdu. Roger pourrait dire, comme le narrateur proustien : "[ ... ] dans

ce court trajet [du haut au bas de l'escalier], c'est dix [formes de Berthe]



. que Je vis [ ... ] . " 1

L'organisation des Exploits d'un jeune Don Juan est un microcosme

précieux des structures temporelles du récit apollinarien. Elle révèle cer­ taines tendances dominantes mais aussi des traits originaux : un efface­ ment des références directes au temps historique, la suggestion d'une époque contemporaine par la présence d'un héros narrateur "double" de l'auteur, une narration globalement chronologique, le recours à l'analepse, une durée d'histoire relativement réduite pour un roman, une unité de temps (un été) malgré l'élargissement final, une prédominance de la scène, le rôle de transition des sommaires ("tissu conjonctif par excellence" 2 ), leur fonc­ tion d'accélération (assurée également par des ellipses moins souvent "externes" que d'habitude). Les rythmes y sont donc variés : l'isochronie des dialogues est, certes, moins sensible car le roman est plus fortement narrativisé que beaucoup d'autres récits (le style direct y a une moindre part). Si les scènes racontées gardent le plus souvent un rythme soutenu, le descriptif et l'analytique cependant conduisent parfois à une certaine "euphorisation du récit" au détriment de l'histoire. Le développement de l'action peut y être contesté par quelques "farcissures" et anachronies nar­ ratives qui gonflent artificiellement l'espace textuel. L'analepse de la fin du chapitre I, enfin (et encore), propose un dernier élément important pour les structures temporelles et les effets rythmiques ("[ ... ] on nous avait souvent baignés ensemble [ ... ]. ",

[ ••• ]." 3 , Pr

ou bien "Kate avait été une fois très grondée

III, 959), c'est-à-dire l'alternance des séquences itératives et

singulatives.

1 . Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 1 43. 2. Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 1 31. 3 . Nous soulignons.

41 0

• Du singulier au rituel Les sommaires assument fréquemment des événements que l 'on sup­

pose répétitifs dans une période d'action plus ou moins déterminée. Ainsi ,

toujours dans les Exploits d'un jeune Don Juan, la séquence initiale de l a dé­ couverte du château par les enfants

[ ...] nous avions le droit, ma sœur et moi, de nous promener partout. Nous parcourions le Château dans tous ses coins et re­ coins, depuis l es caves jusqu'aux combles. N ous jouions à cache-cache, autour des colonnes, ou encore l 'un de nous, abrité sous un escalier, attendai t le passage de l 'autre [ ... ]. (Pr III, 958) Ces jeux semblent habituel s, fréquents, bien que l a récurrence ne soi t pas explicitement souli gnée. Sur ce "fond" événementiel se détache "la" scène de l 'escalier ("Un jour j'étais descendu devant Berthe [ ... ].", ibid.) qui dé­

clenche l 'afflux des souvenirs des "années précédentes", tantôt précis et

individuali sés, tantôt plus vagues et répétitifs. L'al ternance des séquences

singulatives et i tératives y est vigoureusement marquée, les " une fois", "un

jour" (et les scènes qu'i ls gouvernent) venant interrompre (et ralentir) une

séquence-cadre i térative puisque fondée sur les bains que prenait régulière­ ment Roger pendant son enfance. Deux de ces bains sont pri vil égiés, l ' un

avec sa mère, Kate, Berthe et la tante Marguerite ( Pr III, 960-1) , l'autre

avec l a seul e Margueri te (Pr III, 9 61 - 3 ) . Leur réci t est gon flé de descriptions, anal yses et commentaires, et la seconde scène devient à son

tour le cadre et le prétexte d'un nouvel enchâssement de séquences singu­

latives et itératives régressant, comme nous l'avons vu, vers le passé le plus

ancien. Ainsi, pour Marguerite

Ma nudi té semblai t l ui faire beaucoup d'impressi on , car chaque fois qu' elle me baignait, elle ne me parl ait que d' une voix flûtée. Une fois qu'elle m'avait fortement savonné et rincé, sa main [ ...]. (Pr III, 961) Une autre séquence singulàtive complète cette série de jeux sen suels (" [ ...]

un jour que je n'avai s pas envie de me baigner.", Pr III, 962) . Le compor­

tement de la tante ce jour-là entraîne une généralisation répétitive ( " [ ... ] ma

mère avait agi de même et je connai s beaucoup d'exemples de ce fait. Les

femmes qui baignent les petits garçons le font souvent.") avant de déclen -

41 1

cher les souvenirs de la vieille bonne d'enfant, de ses gâteries répétées ou, "un jour", d'une attitude plu s singulière encore ( ibid. ) .

U ne alternance analogue est à l'œuvre dans les deux récits d e souve­

nirs d'enfance du Poète assassiné. Dans "Le Départ de l'ombre", David Bakar

rappell e "qu'à Rome on tire le lotto chaque samedi, sur la piazza Ripetta" et qu' " U ne fois c'est moi qui tirai le lotto." ( Pr I, 3 36-7 ). Giovanni Moroni,

surtout, combine fort logiquement dans son récit séquences itératives et " souvenirs très précis" singulatifs. Des termes (peu variés) assument l es ré­ pétitions de la vie de l'enfant :

« [ ... ] souvent je menais un tel bruit [ ... ] .».

(Pr I, 321 )

« [ ... ] ma mère me menait souvent en promenade avec elle [ ... ] .». ( ibid. ) «Souvent nous rentrions en retard [ ... ].» .

(Pr I, 322) Ce sont néanmoins des séquences plus précises qui forment l'essentiel du

texte. Certaines n'excluent pas le recommencement comme dans : "Je me

souviens des fêtes de !'Épiphanie". De par l'aspect cyclique de la fête, nous pouvons supposer que, chaque fois, Giovanni "étai[t] joyeux d'avoir de nou ­

veaux jouets" (Pr I, 321 ) bien que la répétition soit moins nettement mar­

quée que dans la scène des cafards : «Je me souviens aussi du supplice des cafards, qui revenait chaque mois.» ( ibid. ) Les scènes au passé simple I' em­

portent toutefois sur les séquences conduites avec l 'imparfait d'habitude.

Ainsi, pour le premier souvenir assez longuement narré :

«J'avais cinq ans lorsque j'eus ma première frayeur. « U n jour, ma mère m'habilla soigneu sement et me re(Pr I, 322) vêtit de ma plus jolie robe.» Il en va de même pour les scènes suivantes, vigoureusement individualisées,

souvent typographiquement, toujours par une notation temporelle : "Un

jour", " U ne fois", Une autre fois", "La dernière fois et "Ce soir là" ( Pr l,

323-4), "Un soir de Carnaval" ( Pr I, 325), "À cette époque" ( Pr I, 327). La conduite de la narration y est beaucoup plus rigoureuse que dans l'analepse

des Exploits. Aucune analepse enchâssée ne vient compromettre l e d érou­

lement linéaire de chaque séquence. Les analyses et commentaires ne ra­

l entissent pas le rythme du récit ; les descriptions ou portraits (la biblio­

thèque du couvent désert, l 'homme aux yeux rouges, le moine cartoman­ cien, les masques de carnaval , etc.) se développent au service direct de

41 2

l'histoire, sans surcharge du récit. Aucune digression donc n 'alourdit l'en ­

semble du discours de Giovanni. Éclaté, "brisé" certes au plan des actions, il est très homogène et cohérent à celui de la narration. Ce conte illustre lui aussi la prédomin ance de la scène : explicitement segmenté, il réduit à leur

plus simple expression (d'une seule phrase à un court paragraphe ) les som­ maires de transition qui, en fait, soulignent le temps élidé plus qu'ils ne le

résument, et annoncent très clairement le cadre ou le thème de l'épisode qui commence.

D'une façon plus générale, il est clair que la séquence singulative est le

fondement, le pivot, du récit apollinarien et que, fort conventionnellement,

"les segments itératifs sont presque toujours en état de subordination fonction nelle par r apport aux scènes singulatives [ .. . ]. " 1 • Ils servent essen­

tiellement à la mise en place des éléments de l'intrigue ("[ ... ] une sorte de cadre ou d' arrière-pla n informatif [ ... ]. " 2 ) , contribuent aux p assages (accélérés) d'une scène à l'autre, c'est-à-dire nourrissent le "tissu conjonc­

tif" qui relie les uns aux autres "les morceaux de bravoure". Apollinaire privi­

légie manifestement ce qui n'est arrivé (et que nous ne lirons ) "qu'une

fois".

Il serait donc peu utile de multiplier les exemples de récits fondés sur la

juxtaposition des séquences singulatives. Nous avons vu, dans "Le Poète as­ sassiné" , le principe du "chapitre-scène (unique) ". Nous ne le retrouvons guère dans les vrais romans qui, s'ils pratiquent parfois le "chapitre-unité de

temps (la journée ) ", ne se limitent pas, le plus souvent , à une seule

séquence par chapitre. U ne unité thématique , spatiale, temporelle peut

assurer la cohérence et justifier cette segmentation du récit mais il est rare

(pour reprendre u n critère dramaturgique) qu'une "entrée" (apparition ) ou

sortie (disparition textuelle) d'un ou de plusieurs personnages, qu 'un

déplacement ou une rupture temporelle marquée ne vie n nent pas

fragmenter le texte et suggérer "des" scènes à l'intérieur du chapitre. Celui­

ci, cependant, peut être centré sur un épisode dominant, séquence

singulative privilégiée que des sommaires (parfois à tendance itérative) annoncent et que d'autres sommaires ou scènes plus courtes prolongent.

Considérons l'architecture du premier chapitre des Onze mille verges

il est fondé sur la présentation de Vibescu dans sa ville, sa famille, ses mœurs et habitudes. Ce portrait est suivi de la séquence principale dans l'unité de lieu du vice-consulat de Serbie (avec glissements de personnages) , 1 . Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 1 48.

2 . ibid.

41 3

scène complétée par l 'épisode de l a lettre au domicile de Mon y et par son

départ pour Paris. Le chapitre II est centré sur la séquence du boudoir de la rue Duphot. J ustifié par la présence c onstante de Vibescu et de Culculine, il

commence pourtant boulevard Malesherbes, s'ouvre sur une scène de rue (le

fiacre) et se trouve scandé par l es appari tions successives de nouveaux person n ag es (Al exin e et l e c oc her notammen t) . Les c ritères de détermination de l a " scène romanesque" restent flous mais, de toute façon ,

les séquences centrales de ces deux premiers chapi tres sont, à l'évidence,

sing ulatives. I l en va de même pour les autres romans qui, historiques ou

érotiques, ne recherchent pas l'originalité architecturale.

Les c on tes, pour leur part, du fait de leur brièveté, pourraient recourir

à l a scène unique. L'usage n'en est, en définitive, que limité. Il s sont fré­

quemment c en trés sur une séquence singulative centrale ( encadrée par

d'autres éléments narratifs) et/ou con stitués de plusieurs scènes distribuées

en série (d'importance thématique variable). Les contes à durée resserrée (quelques heures) sembleraient pouvoir, mi eux que les autres, se contenter

d'une seule scène. En fait, ils sont soi t con stitués d' un e métadiégèse qui

raconte une l ongue histoire et qui occulte, on l'a vu, la "réalité" de la scène­

cadre, soit fondés sur une déambulation ("Le Passant de Prague", "Le Roi­

Lune" ...) ou des changements de lieux ("Que vlo-ve ?", "La Rencontre au

cercle mixte") qui n uisent au sentiment d'unité que requiert l a scène, soit encore marqués, malgré leur brièveté, par une rupture temporel le accentuée

(le sommeil de "La Lèpre" entre autres), soi t, enfin , enserrés dan s le

discours i n itial et/ou final du narrateur, ce qui nui t, cette foi s-ci, au sentiment d'unicité de la séquence ("Le Gastro-astronomisme [ ...]" par

exemple) . La c atégorie du conte-scène se réduirai t donc à quelques récits

respectant à l a fois des unités de temps (réduit) , de l ieu, d'action et de personnages, où la métadiégèse éventuelle n' écraserait pas l'histoire-cadre

et où le narrateur n'abuserait pas des di scours explicatifs ou i nterprétatifs.

Si l 'on devait exiger tous ces critères à la fois, seuls, peut-être, " Les Pèlerins

piémontais" (malgré les descripti on s) , "La Favori te", "La Promenade de l 'ombre", "Chirurgie esthétique" et "Traitement thyroïdien" pourraient être

retenus.

La pl upart des récits courts, s'ils rechignen t à la scène uni que, n'ont

pas recours n on plus à une multiplication excessive des séquences. Deux ou

trois "grandes scènes" suffisent en général : structures binaire ou ternaire

qui peuvent soit favoriser un équili bre (un mystère et son explication comme

pour les objets de la hotte de Pertinax, une aventure et son épi logue ulté-

41 4

rieur ) , soit ménager une progression avec climax final ou "protase" et "apodose".

Très rares sont donc l es récits qui supposent une narration itérative

globale. L'itératif, lorsqu'il est sollicité, trouve naturell ement sa place dans la

présentation des personnages, l a suggestion de leurs habitudes jusqu'au moment où survient l'événement qui lance l ' action. L'itération reste le pl us

souvent alors implicite, inscrite dans l 'imparfait qui conduit l e texte. Dans

"Que vlo-ve ?", par exemple, la séquence consacrée à Guyame est implici­

tement itérative puisqu'elle suppose un comportement des plus réguliers Comme on lui donnait partout à boire gratis, Guyame allait boire partout. Et, dès qu'il avait bu, il en contait des contes bleus, des histoires de brigands, de l ' autre monde ou à dormir debout ! Il en déclamait des vers [ ... ]. (Pr I, 1 49)

Il en est de même pour l es activités d' l l se, au début de "La Rose de

Hil desheim [ .. . ]" ou pour les délices de la vie de famille dans "La Fiancée

posthume" (Pr I, 1 58 et 342). Sans être encore précisément spécifiée, la répétition peut être parfois mieux soulignée. Ainsi pour l 'attitude d'l l se,

avant ses fiançailles avec son cousin

Elle fut maintes fois demandée en mariage, mais, invariable­ ment, elle répondait [ . . . ] qu' ell e voulait encore rester fil l e pour jouir de sa jeunesse. (Pr I, 1 59) 1 Les séquences itératives, s' inscrivent aussi très l ogiquement dans les

résumés à fonction d'accél ération. N ous en relevons certaines dans l e

chapitre VIII du "Poète assassiné", l orsque François s'établit à Roquebrune

("Souvent, il allait dès l'aurore se promener au bord de la mer.", Pr I, 243)

ainsi que dans le "rapide" chapitre IX ( "Dès que Croniamantal eut six ans, M.

Janssen l 'emmena souvent dans l a campagne l e m atin.", Pr I , 249 ; ou bien : "Souvent, ils l isaient les églogues de Virgile ou traduisaient Théocrite

dans un site d'oliviers [ ... ].", Pr I, 250). Les années d'études, répétitives, se

prêtent à de pareilles séquences : c' est aussi le cas dans "L'Œil bleu", qui

évoque à la fois les vacances, toujours l es mêmes, dans le couvent ainsi que,

toujours recommencées, "Les études, les récréations, l es exercices de

dévotion [qui] se partageaient [ le] temps" des pensionnaires (Pr I, 345 -6). 1 . O u pour celle des jeunes filles dans le couvent de " L' Œil bleu" : " Chaque fois que l'une de nous passait près d' une porte vitrée [ . . . ] , un pan de tablier noir plaqué derrière la vitre formait ainsi un miroir improvisé [ . . . ] . " (P r I, 347)

415

Dans "Le Robinson de la gare Saint-Lazare", la séquence itérative prolonge naturellement, dans le cadre d'une accélération progressive, la scène du 1er janvier 1907 : "Et une vie délicieuse commença pour l'homme et le cheval [... ].", puis "Des années passèrent sans que rien interrompît la vie paisible que menaient l'homme et la bête [ ... ].", et, enfin : De temps à autre, pour donner un peu d'exercice à Cocotte, le cocher priait un passant de monter dans la voi­ ture afin de pénétrer dans la cour du Havre. Là, le hongre trottait un peu [ ... ]. Et avant de se coucher, [ ... ] il [ Roudiol] inscrivait, chaque soir, quelques chiffres sur un vieux carnet crasseux et gauchi. (Pr I, 407) Même suggestion d'une vie d'habitudes, vite ritualisée, dans "La Plante", où l'héroïne, après avoir confié le végétal à Germaine, lui rend visite régulière­ ment : "Tous les deux ou trois jours, Cyprienne se levait plus tôt que de coutume, un peu avant midi, et allait voir "la plante" [ ... ]." ( Pr I, 521). Les déterminations de ces répétitions sont, le plus souvent, assez vagues 1. Les limites diachroniques de ces séries d'actions analogues restent fréquemment implicites. Quant à la "spécification" de ces séries2 , elle manque pour le moins de précision. Apollinaire affectionne particulièrement, les exemples déjà cités le prouvent, les adverbes les plus flous comme "souvent", "parfois", "de temps à autre" (spécification indéfinie), ou bien les spécifications d'une définition toute relative ("Tous les deux ou trois jours [ ...]."). Le conteur ne cherche pas à préciser outre mesure les modalités de ces récurrences tout en suggérant des variations de rythme à l'intérieur d'une période. Ainsi, pour les visites de Tristouse à Croniamantal : [ ... ] Tristouse devint la maîtresse de Paponat, tout en conti­ nuant à aller voir Croniamantal, avec lequel elle était de plus en plus froide. Elle l'allait voir de moins en moins et il se dés­ espérait de plus en plus [ ... ]. (Pr I, 277) De même, le rythme des apparitions de l'œil bleu se ralentit progressive­ ment : " [...] on le rencontra de moins en moins, et enfin l'on n'y pensa plus que très rarement [ ... ].» (Pr I, 348) .

Toutes les séquences itératives que nous venons d'évoquer sont

brèves, d'un rôle et d'un intérêt subalternes. Nous pouvons cependant re­ marquer que certains contes (peu nombreux, il est vrai) se développent 1 . Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 1 5 7 . 2 . Ibid., p p . 1 5 7-8.

416

sous le signe dominant de l'itératif. Les scènes alors, e xceptionnellement,

seraient "au service" de l'itératif, jouant un rôle se condaire d'ill ustration.

Cette tendance e st sensible dans les récits qui metten t fortement l'accent

sur la périodicité ainsi que dans certains contes qui insistent sur le caractère rituel lement immuable des comportements des héros.

Nous avons dit qu'Apol linaire inscrivait vigoureusement certains de ses

contes dans des cycles temporels comme ceux d'une saison, d'un mois ou de l a semaine. Ces retours n'on t pas toujours besoin d'être précisément

qualifiés pour créer le sen timent de l 'itératif. Ainsi, dans "La Serviette des poètes", aucun jour précis n'est donné pour les dîners des quatre convives chez Justin Prérogue et sa compagne : "[ ... ] des poètes venaient le voir.

Tour à tour, l'un d'eux dînait dans l'atelier [ ... ]." (Pr I , 1 9 1 ) . À cause de ces

repas réguliers, "Cette serviette, petit à petit, devint sale.". Le conte, tout à

l a fois, suggère l a récurren ce e t préserve l 'événe ment (marqué par

l'apparition du passé simple) ou la scène. Les quatre séquences en style di­

rect ne sont, de toute éviden ce, données qu'à titre exemplaire. Chacune as­ sume, dan s son dialogue singulatif, des conversation s qui sont cen sées s'être produites de très nombreuses fois. Elles ne semblent pas avoir de va­

leur en elles-mêmes. Le "tour à tour" répété inlassable ment ("Les poètes se

servaient tour à tour de l a serviette [ ... ].", Pr I, 1 92 ; "La serviette véné­

neuse infesta tour à tour [ ... ] .", Pr I, 1 9 3) inscrit le récit dans le cyclique,

explicitemen t mis en rapport, à la fin du texte, avec les cycles du soleil et des astres.

Le retour de l 'événement qui fait l'obje t du conte peut être lié à un

jour précis. N ous pouvons toujours imaginer, bien que cela ne soit pas dit

clairement, que tous les repas de l'ami Méritarte on t lieu, comme le repas

philosophique ( Pr I, 379), un jeudi. C'est, en tout cas, le jour choisi par le

"cher Ludovic". La détermination, pour une fois, est précise

[ ... ] une fois par semaine nous laission s s'exercer sur nos doigts une fantaisie qui parfois all ait jusqu'à une incon s­ ciente cruauté. (Pr I, 498)

Répétées, immuables (malgré le déclin corporel de l'épouse et la fuite des participan ts), ce s séance s se ressemblent toutes ; le conte pe ut donc "raconter une seule fois (ou plutôt : en une seule fois) ce qui s'est passé n fois [ ... )." 1 • La séquence itérative qui occupe toute l a première moitié du texte définit, outre les limites temporelles de l'activité ritualisée (quinze ans, 1 . Ibid., p. 1 47 .

41 7

plus, sans d oute, le d ébut de l a guerre) et l a périodicité ( "une fois par se­

maine") , l a d urée de chaque séance ( une soirée, donc quelques heures). Les

étapes en sont soi gneusement indiquées : "On se réuni ssait vers hui t heures et d emie, et dès neuf heures personne ne manquait [...] . " ( Pr I,

497) . Un récit itérati f se prête aux élargissements, en tout cas, d ans ce

conte, aux justi fi catio ns du narrateur (justifi cati o ns esthéti ques ou

justi fi cations moi ns avouables) et à des développements plus généraux d'explicitation de l'art nouveau.

Une séquence i térative peut également "ouvrir quelques fenêtres" sur

le singulatif. Le procédé est à l 'œuvre aussi bien dans "Mon cher Ludovi c"

que dans la séquence centrale de "L'infirme divinisé". Ainsi , dans l 'évocation de l ' art tactile, un récit de paroles, résumant l'enseignement de Ludovi c,

s'ouvre-t-il sur une courte citation en style direct qui ne peut avoir été pro­ noncée qu'une fois :

Mon cher Ludovic professai t que tous les genres de contacts ressentis simultanément procureraient l a sensation du vide, car, ajoutait-il , «on ne l 'ignore plus depuis l ong­ temps : /a nature a horreur du vide, et ce que l 'on prend pour le vide, c'est le solide même.». ( Pr I, 498)

Au cœur de l 'histoire de Justin Couchat également, le singulatif apparaît,

mais comme une illustration de l'itératif. Après l'accident ( I' "événement"),

le temps s'immobilise pour l'infirme. Aucun repère temporel n'est plus donné

jusqu'à sa di spari tion. La séquence centrale est menée, pour l'essentiel, à

l 'imparfait, que ce soi t les déplacements ou attitudes de l 'estropié ou bien

les visites que les voisins rendent à la célébrité locale. Les questions qu'on l ui pose et l es réponses fournies ne sont citées qu'à ti tre exemplaire,

assumant dans leur unicité un nombre i ndéfi ni de questions/réponses ana­

logues. Les di fférents "un jour", "il arriva que", "E t comme quelqu'un,

étonné, le questionnait [ . .. ]." ( Pr I, 35 1 ) qui , dans d'autres récits, i naugure­

raient de véritables scènes, ne semblent ici que servir à l'authentifi cation

d'un statut i mmuable, servir l'itération qui est le propre de ce prophète figé dans un temps qu'il domine. Tous ses propos, que la narrateur choisit parmi tant d'autres, sont paroles de vérité éternelle

On lui demandait «Eh ! l 'Éternel, qu'as-tu fait hier ?» Il répondait : «Enfants, je crée la vie. Je veux que la lumière soit et l'obscurité se ti ent auprès [ ...].» (Pr I, 350- 1 ) 41 8

Tous les moments de sa vie, toutes les paroles prononcées sont , pour lui, comme "Le monde entier et toutes les époques", bien "accordés". L'itératif,

complété par une sorte de "pseudo-singulatif", assume la permanence de

Justin Couchot dont I' "histoire" est , à la fois, dans le temps et hors du

temps.

Le récit apollinarien , s'il se contente le plus sou vent de la structure

classique scène/sommaire, de l a scène comme pivot et du sommaire comme

"forme synthétique de narration" privilégiée, n'exclut don c pas l'itératif

comme autre forme synthétique, "non plus par accélération , mais par assimi­ lation et abstraction." 1 • L'usage en est l imité et les effets, ainsi, plus mar­ qués : effet assez traditionnel de transition par indication (toujours éco­

nome d'espace textuel) de la périodicité, variante du résumé ; effet plus in ­

sistant et plus original quand la séquence itérative recouvre l'essentiel du

text e, gouverne les séquences singulatives, réduit l'unique au rang de servi­

teur sinon du multiple, du moins du cy clique et du rituel. Singulatif et itéra­

tif, inévitablement , s'ouvrent l'un sur l'autre, même si, dans la plupart des récits, "mixtes" à cet égard, les enchaînements ou les enchâssements ne

sont pas d'une complexité extrême ... Nous avons suffisamment parlé du jeu

entre ces types de séquences dans "Giovanni Moroni" et de la chute de l'es­

calier dans Les Exploits d'un jeune Don Juan ; les lacunes de la mémoire de l'adulte expliquent, d'un point de vue réaliste, cette alternance, ces glisse­

ments et parfois cette confusion. La place qu'y tient l'itératif n'est pas sim­

plement due à cette défaill an ce : l 'itératif, sou vent simpl e commodité

technique et fonctionnelle, est aussi, dans le récit d'enfance comme dans les autres textes analysés, une modal ité narrative privilégiée de la ritualisation

et du temps sacré.

• Récit et défi au temps Le récit, à sa façon , avec ses tech niques propres, met en cause le

temps. Chronologique, il semble se soumettre à lui, reproduire, via l'histoire racontée, son déroulement ; "anachronique" ou , pl us simpl ement, n on

chronologique, voire écl até dans ses phases , il défie l a temporal ité

diégétique et souvent, au-delà , la temporalité référentielle. Le traitement du

temps dans un récit autobiographique comme "Le Poète assassiné" serait , à 1 . Ibid., p. 1 7 0 .

41 9

cet égard, exemplaire. Apollinaire a dit clairement, dans sa critique littéraire,

qu'il refusait le récit de vie linéaire et transparent, et que l'art ne

commençait que lorsque s'opérait un bouleversement et un ordonnancement

original des données du vécu. Dans Le Jeu autobiographique [... ], nous

avons étudié la complexité du "montage" du récit à partir des épisodes de la

vie du prosateur, comment il faisait naître son héros-double près de Stavelot, façon élégante de faire comprendre qu'il était né, en tant que

poète, dans les Ardennes. Rome et la côte méditerranéenne ne viennent

qu'ensuite, dans une formation à rebours qui retrouve les lieux originels,

mais selon des trajets commandés par la logique d'une histoire mythique qui

ne se conforme pas à la réalité. L'ordre de ce récit autobiographique est une première rupture, une première prise de distance, une première insoumission

marquée textuellement. Une histoire, par définition, c'est du temps qui

s'écoule ; un récit peut se contenter d'en prendre acte, de singer cette

linéarité : il ne deviendrait pleinement créateur qu'en refusant, sur ce plan aussi, la mimesis.

Le traitement narratif de la temporalité est l'une des manières de jouer

avec l'ennemi implacable qui est aussi le partenaire obligé. Comme

Apollinaire le dit dans sa fameuse lettre à Jeanne-Yves Blanc : "Rien ne

détermine plus de mélancolie chez moi que cette fuite du temps. Elle est en

désaccord si formel avec mon sentiment, mon identité, qu'elle est la source même de ma poésie. " (4 août 1 9 1 6, OEC, IV, 6 8 6). De sa poésie certes,

mais aussi de la prose d'imagination où il n'aura de cesse de mettre en place

des récits ou des héros qui, dans le temps, combattront le tem ps.

L 'Enchanteur pourrissant est un texte emblématique de cette lutte et des

façons, diégétiques et narratives, de la mener . Comme toute histoire, il

implique un déroulement temporel, il a un début et une fin . Cependant,

début et fin sont déjà tous deux présents dans un premier chapitre qui

résume, en quelques dizaines de lignes, les rapports entre Merlin et Viviane.

L'histoire est terminée quand commence le véritable récit apollinarien à

partir du chapitre II . Ce qui suit, et jusqu'à "Onirocritique", n'est qu'une

sorte de boursouflure du temps, d'au-delà du temps dans un temps retenu.

Le récit est lui-même "enserré" dans un temps figé où les passages et les

événements s'inscrivent plus "en profondeur" que linéairement. Viviane incarne cette fausse temporalité du changement, elle qui constate, après la

mise au tombeau de Merlin : "Le printemps commence aujourd'hui, le bon

printemps fleurissant que je déteste ; mais il passera vite, ce printemps

parfumé qui m'enchante ." ( Pr I, 1 0). Elle constate les cycles, admet les

420

"retours i névitables du printemps" , se définit ell e-même comme cycle

temporel et donc comme éternell e

"Je suis belle comme l e jardin d'avril, comme la forêt de juin, comme le verger d'octobre, comme l a plaine de janvier." S'étant dévêt ue alors l a dame du lac s'admira. E l l e était comme le jardin d'avril , où poussent par places l es t oisons de persil et de fenouil, comme la forêt de juin, chevelue et l yrique, comme l e verger d'octobre, plein de fruit s mûrs, ronds et appétissants, comme la plaine de janvier blanche et froide.

(P r I, 1 1 )

Femme cyclique, femme éternelle, elle apparaît comme l e modèle de ces personnages des contes qui fascinent et "enchantent" l es autres acteurs parce qu'il s ont su, malgré l eur h umanité - et grâce à l eur "inhumanité" -

dominer le temps. Plus de la moitié des contes d'Apollinaire comportent une

intrigue et des protagonistes directement en rapport avec le temps. La plupart le subi ssent et souffrent à cause de l ui ; cert ains, et ce sont évidemment les plus intéressants, s'enorgueillissent de s'en être affranchis.

La récurrence des métadiégèses anal eptiques est l a confirmation

textuelle de l 'obsession du passé, de la tentative humaine, souvent dérisoire,

de conjurer la disparition des êtres chers ou sa propre dégradation. I l s'agit

tantôt d'un passé de grandeur, de bonheur, tantôt d'un passé de faute qu'on ne peut, ne veut oublier. La Cichina ou les Muscade ne continuent à

vivre que par l e souvenir de temps révol us, tout h eureuse pour l'une de pouvoir réactualiser avec le mouchu une époque où elle était l a "favorite"

d'un roi et du sort et, pour les autres, de donner, avec le jeune Russe, plus

de "corps" à leur rêve. Le souvenir ainsi cultivé n'est pas t oujours aussi

consolant. Il prend parfois, avec un Chislam Borrow, la forme masochiste de

la réitération, de la conservation, de la convocation volontaire des ombres

des amours défunts, ombres qui, elles aussi, prennent corps - ou pl utôt

"voix" - grâce aux talents du comédien. Le passé peut aussi revenir sous la forme torturante - et involontaire - de cette ombre dont l e "départ",

souhaité criminellement, précède un retour sous forme de "tourments". Un

Harry Finngal n'a sans doute pas de remords, mais il cultive, comme le

ventriloque (par la voix du perroquet) et comme le visiteur de la boutique de

David Bakar, l a mémoire de la faute passée. Revenir vers l e passé, c'est

aussi vouloir réparer ce passé. Les trois contes explicitement construits sur

le motif de l a revanche ou de la vengeance vont dans ce sens : I'Albanais,

par le rapt, retrouve sa virilité, la comtesse d'Eisenberg compense par le

421

meurtre celui du jardinier et Jean-Louis Mordant, par son combat, la mort de sa fille. Réparer du temps "l'irréparable outrage" ne revêt pas toujours une forme aussi primaire. Que fait la "chirurgie esthétique", sinon compenser, artificiellement et artistiquement, ce que la vie réelle a mutilé ? Tous ces exemples montrent, de la part des protagonistes, un désir de "fidélité" à ce qui fut, à un être ou à une famille : le vieillard de Szepeny veille, Évariste Roudiol annule le temps dans son attente et Pertinax Restif s'enferme dans le temps clos de sa généalogie. Certains s'en vont explicitement "à la recherche du temps perdu" mais pour d'autres, c'est le "temps perdu" qui s'en revient de lui-même. La morale des "pèlerinages" et des remémorations volontaires est le plus souvent négative : il ne sert , en définitive, à rien de vouloir de force, comme Apollonia devant Amedeo, provoquer le retour vers un passé (d'amour). C'est l'ombre du passé qui vient parfois, sans que le héros la sollicite directement, apporter l'extase du "temps retrouvé" ("Ceux

qui sont morts ne sont pas des absents.", "La Promenade de l'ombre", Pr I,

502) .

L'homme, malgré les désillusions de la mémoire volontaire, a besoin de

croire en une victoire possible sur la mort. Il rêve sur les vies prolongées, il se construit des légendes de survie dont les contes offrent de multiples exemples. Il est fasciné par ceux qui, dans leur présent humain, incarnent non seulement un passé mais aussi un intemporel, par ceux qui, à juste titre ou par ruse, se prétendent éternels. Qu'en est-il exactement de la "divinité" de J u stin Couchot ou d' Aldavid dont les J uifs attendent le retour ? L'éternité d'Isaac Laquedem, nous le verrons, s'impose au je-narrateur mais celle d u Roi-Lune n'est peut-être que le rêve d'une nuit d'hallucination. Le temps et la vie de l'homme peuvent aussi se prolonger sous d'autres formes, humaines, animales, végétales. Janssen, au chapitre IX, ne dit-t-il pas à Croniamantal Les âmes sont vagabondes, j'ai la conscience des vies précédentes de mon âme. Elle n'a jamais animé que des corps stériles de savants. [ . . . ]. Des peuples entiers respectent les animaux et proclament la métempsycose, croyance honorable, évidente, mais outrée, puisqu'elle ne tient a u c u n compte des formes p e rd u es et d e l'éparpillement inévitabie. Leur respect eût dû s'étendre aux végétaux et même aux minéraux. Car la poussière des chemins, qu'est-ce autre chose que la cendre des morts ?

( Pr I, 249-50)

La résurrection du Rosier de Hildesheim et de " La Plante" n'illustre-t-elle pas ces échanges mystérieux ?

422

Certains hommes privilégiés peuvent se libérer du temps et ne pas

connaître l a mort. Comment ne pas penser à Croniamantal dont l e portrait

fulgurant, au début d u chapitre X, combine le refuge dans la mémoire, la

mort symbolique au vieux monde et l'éclatement de la temporalité ( Pr I,

255 ). L'originalité éventuel le du traitement du temps dans l es récits

apoll inariens est sans doute là : moins dans des jeux - somme toute habituels même s'ils sont systématisés - de va-et-vient entre le présent de

l 'histoire et un passé valorisé que dans la rupture franche et dans la " mise

en miettes". Le chapitre XII , "Amour", illustre une double mise en cause de

la temporalité narrative. D'abord, parce que la scène ne peut pas, nous

l'avons dit, se passer un matin de printemps selon une chronologie réaliste

( mais par l a thématique du printemps, Tristouse se fond mieux dans son

"modèle" de l a dame d u lac) , ensuite parce que, au sein même de cette

séquence dépaysée et détemporalisée, se produit une seconde rupture, un

dédoublement temporel qui "surdéréalise" l ' univers magique d u bois de

Meudon. La phrase "Dans d'autres temps, des moines défrichaient la forêt de Malverne" ( Pr I, 2 69) inaugure un espace/temps sans repères, aill eurs,

mais aussi dans l'ici, " avant" mais aussi " après". Les moines y parlent narrativement avant Croniamantal , mais l es didascal ies soul ignent :

"CRONIAMANTAL/ en d'autres temps et près de la forêt de Ma/verne, peu

avant le passage des Moines." (Pr I , 2 7 0 ) . Toute considération d'ordre

temporel perd sa pertinence. I l n' y a pl us, dans cet univers enserré,

enchâssé à sa façon, d e l inéarité, de successivité, malgré l es cortèges ( de

moines, d'oiseaux, d e filles et de garçons) qui font écho à ceux de

I' Enchanteur. Dans les d eux séquences privilégiées des chapitres X et XII , le

retour au temps profane, au temps diégétique, se fait dans et par des lieux

qui sont encore en marge de la vie réelle ( l ' atelier ou, à nouveau, le bois de Meudon). Le récit marque explicitement la fin de l a séquence onirique :

"Puis soudain il eut de nouveau la notion du temps [ ... ] et l a vie le reprit

tandis que de nouveau le temps passait." ( Pr I, 2 5 5) ; "Revenu des autres temps, Croniamantal s'écria [ ...]." (Pr I, 27 1 ) . On ne saurait mieux souligner

le retour aux modes conventionnels de narration qui ne seront directement

remis en cause qu'au début du chapitre XVI avec le rituel "En ce temps-là", in illo tempore d'un affrontement biblique.

"Le Poète assassiné" mélange les temps profane et sacré comme le

font d'autres récits qui intègrent ( ou culminent sur) des visions simultanées

comme "Le Roi-Lune" ou surtout "Cas du brigadier masqué [ ... ]". Le défi au

temps y est sans d oute mieux articulé narrativement car, dans ces deux

42 3

contes, il s'opère au terme d'un récit qui avait préparé l 'apparition de

l 'expérien ce e xtatique. I l n 'en va pas de même dan s l e décrochement temporel au cœur de La Femme assise. D'un d ouble poin t d e vue ,

thématique e t n arratif, l a vision d'Anatole de Saintariste se rapproche du chapitre XII de l'histoire de Croniamantal. Dans les deux cas, la séquence a

pour cadre une forêt ("[ ... ] Hyacinthe Brionne à l 'affaire du bois des Buttes [ ... ] devan t l a Vil le-au-Bois.") . Comme dans !'Enchanteur pourrissant ou dans "Le Poète assassiné", "[ ...] le joli bois s'emplit des rumeurs d 'un autre

temps [ ...] . Des troupes silencieuses s'avan çaient et se rangeaient sous les

arbres." (Pr I, 4 74 ) . Le s neuf de l a Renommée ( Josué, David , Judas

Macchabée , H ector, Ale xandre , César, Arthur, Charlemagne , Godefroy de

Bouill on) an non cent ou confirment la renommée de Croniamantal par son

nom. N arrativement, l a rupture avec le temps de l 'histoire est pratiquement

aussi brutale. La Femme assise est une "chronique", solidement ancrée dans l'actualité ; l 'ane cdote qui précède la vision est assez mélodramatique ( une

trahison sentimentale) même si le comportement de Hyacinthe Brionne ne manque pas de grandeur d 'âme ( un suicide mil itaire par amour) . Rien ne

justifie, dan s l e roman, le passage aux temps my thiques, rien ne l 'avait préparé. Le récit allait de l'avant ( l'image est la même pour Croniamantal rue Houdon) ; la vision va vers l 'arrière ou pl utôt vers un e n-de çà des temps,

une autre H istoire dans !'Histoire et dans l 'histoire en marche. L'évocation

des ne uf héros est à la fois successive (narrativement, chronologiquement)

et non successive car nul doute que tous les protagonistes ne soient vus

simultanément par Saintariste. L'extase l ui fait connaître aussi bien des

héros "historiques" que des héros légendaires, tous unis, de toute façon ,

dans l a grande F able humaine. Anatole voit à travers les yeux de Hyacinthe,

ce qui unit à n ouveau le passé et le présent. Le retour au profane s'opère à

nouveau par paliers : pour Hyacinthe d'abord ("[ ...] sa gloire éternelle brillait

encore au loin , ! 'Ennéade avait disparu. Il ne resta plus que l'atroce tristesse

de l a b ataill e [ ... ]." ( Pr I, 477 ) , pour An atole ensuite ( " [ ...] revenu au temps présent [ ...]. " , Pr I, 47 8). Dan s les deux cas, le re tour se fait sur

l 'image de Corail la femme fausse ( " [ ... ] il pensait à Corail , cette petite fille

qu'il aimait et qui l 'aimait, mais sans constan ce." ; "Al ors Anatole de

Saintariste [ ...] baisa la main de Corail.", Pr I, 477-8). Dans le bois sacré, ou

hors d u bois, Tristouse-Viviane est toujours là.

Ain si, d an s ce s mome n ts e xceptionn e l s , l e récit an n u l e-t- il

explicitement son propre temps, cel ui sur lequel était fondée son histoire. I l

se con ne cte sur d'autres univers temporels qui ont leur propre histoire , leurs

424

propres prestiges et l eurs propres enchantements. Plus prosaïquement

parfois, le récit raconte l 'histoire de l'annulation du temps, l'effacement d'un

temps au profit d'un autre temps immuable. " I l était une foi s ... ", un village bosniaque où une perturbation devra être gommée ; "Il était une fois..." un

prêtre sacril ège dont l a faute devra être effacée. Pour que l 'ordre règne à

nouveau, i l faut que le temps de l 'histoire s' achève, que tout reprenne sa

place comme si rien ne s'était passé. Une i ntrigue, nous l e verrons, est une déchirure d'un temps liminaire et les meilleures conclusions sont celles qui,

"en boucle", se ferment sur un retour. L'effort d'une histoire est parfois la

rature de l 'histoire même, et l e conte, le récit de cett e rature : ce que Raymond Queneau, dans L es Fleurs bleues, a judicieusement appelé l a "litté­

rature". Dans une fiction, un personnage peut à la foi s jouir pleinement du

temps et profiter pour l 'éternité, des bienfaits de cette rature : on aura

reconnu l a strat égie de G abri el F ernisoun, ce criminel odieux dont le

baptême rachète à jamais les fautes - juste avant de mourir. Le Juif l atin a

connu, entre le sacrement et son trépas, cette "minute" de pureté absol ue, ce temps "affranchi de l'ordre du temps" ( Pr I, 1 09) 1 .

La ruse de Fernisoun n' est qu'une des machinations i nventées par

l 'homme ( au-delà de toute morale profane ou religieuse) pour dominer le

temps et s'en abstraire. Machi nation, machi nes (d'Ormesan, le Roi-Lune) "traitements" médicaux, toutes ces inventions traduisent l a même volonté :

l 'accélérer pour des raisons patriotiques comme Mlle Verinada, le figer, le

métamorphoser. On devi ne le rôle de la "machinerie" de l'écriture dans une

tel l e entreprise : on considérera donc t ou s les personnages qui se souviennent et convoquent le passé, tous les procédés mi s en œuvre dans

l es histoires pour conjurer les disparitions, comme autant de métaphores diégétiques du travail de l 'écriture. "Les glaciers de la mémoire" prennent

dans les récits d'autres formes que dans les poèmes d'A/cools (même si

quelque " nécropole boréale" vient rappeler le motif) mai s il s'agit toujours de " commémorer", de faire renaître le passé, non pas comme passé révolu,

source de nostal gie ou de "mélancolie", mai s comme moment reconquis

témoi gnant de la permanence de l ' être : un temps i mmobile et comme " spatiali sé".

1 . Sur les rapports éventuels entre la temporalité apollinarienne et la temporalité proustienne, voir l'article de Maria Luisa Belleli , «Apollinaire et Proust», G4 1 8, 19 9 1.

425

II LE RÉCIT ET SES E SPACES

[. . . ] comment, e n quelle manière et par quelles fortes paroles je pourrais fermer un lieu [... ]. (Pr I, 8 )

A. LES ESPACES DES H ISTOIRES

• Du toponyme Il e st bien des façons de situer l'espace des histoires mais Apollinaire

sembl e adopter de préférence les procédés les pl us conventionne l s. Le

moyen l e plus simple est certainement de nommer cet espace et de soll iciter le "monde réel" en reprenant ses toponymes. Le prosateur ne s'en prive

pas : la très grande majorité de ses récits ne pose aucun probl ème de l oca­

lisation ; les lieux sont clairement identifiés par leur nom. Tout comme il se

plaît , par les dates, à inscrire fréquemment ses textes dans l e temps histo­

rique , il recourt , avec une régularité plus grande encore , aux marques spa­

tiales les plus référentielles. Nous avons évoqué l 'importance de ces indica­

tions dans les titre s : Prague, Hildesheim, le Piémont , Eisenberg, l a gare Sai nt-Lazare, etc., sont donnés avant même que le récit ne commence. Si le

titre ne situe pas d'emblée le texte, il est rare que cette l ocalisation ne soit

pas indiquée par un toponyme dans les premières l ignes de l 'histoire pro­

prement dite, avant ou immédiatement après la première référence tempo­ relle et/ ou la désignation du premier personnage.

Les e spaces ainsi nommés sont , pour la pl upart, des e spaces connus.

Apollinaire ne cherche pas à créer la confusion par un nom mystérieux qui ne renverrait pas, même s'il est réel , à une région ou un pay s immédiatement

identifiables. Il ne recourt qu'exceptionellement à des noms de l ie u imagi­

naires ou "forgés". Avant même tout effort ou tout e ffet réaliste de

description, la dénomination des lieux contribue puissamment à l 'il lusion

référentielle.

La dénomination est le plus souvent redondante. Quand un toponyme

e st donné, il est rare qu'il ne se trouve pas rel ayé par d'autres t oponymes

qui désigne nt soit d'autres espaces distincts et contigus, soit , pl us fré ­ quemment , inclus dans un espace global l ui aussi dénommé. Les toponymes renvoient à des espaces d' une extension et d' une nature très variées. Si le

nom de ville est le pivot du système toponymique apollinarien, les noms de

pays, de région, de continent même peuve nt être donnés, ou bien, sel on une

427

dynamique plus inclusive cette fois à partir de l'unité spatiale urbaine, les noms de quartiers, de rues, de monuments. Il est relativement rare que le nom du pays où se déroule l'histoire soit indiqué. La célébrité de la ville, lieu le plus fréquent des actions, dispense le plus souvent le narrateur de précisions du type Szepeny - Hongrie ( Pr I, 353), "Adélaïde (Australie)"

(Pr 1, 290) ou Gawin en Amérique (Pr I, 534). Cette catégorie de toponymes est surtout utilisée quand le narrateur refuse une localisation trop précise ( "Lors de mon dernier voyage dans l'Alaska [ . . . ]." dans "Chirurgie esthétique",

Pr I, 506), quand il résume en quelques lignes un

long voyage (les pays d'Europe centrale dans le chapitre XV du "Poète as­ sassiné") ou lorsqu'il veut suggérer, par-delà la multiplication des contrées ("Le Toucher à distance",

Pr I, 2 14-6), une simultanéité planétaire. C'est le

cas notamment pour la persécution des poètes ("La F rance, l'Italie, l'Espagne et le Portugal décrétèrent les premières [ . . . ] .", puis c'est le tour des États-Unis, de l'Allemagne mais pas de l'Angleterre et de la Russie,

Pr I,

292), ou pour le tour du monde auriculaire dans " Le Roi-Lune" (sont explicitement cités, le "pays du matin calme", la Bavière, le Japon, la Nouvelle-Zélande, Taïti, l'A mérique, la Martinique, etc.). Le nom de la région est donné soit lorsque l'action se déroule hors d'une ville précise, soit dans une bourgade qui n'a pas de notoriété suffi­ sante. Au début du "Roi-Lune" une double détermination spatiale apparaît le narrateur parcourt "à pied cette partie du Tyrol qui commence presque aux portes de Munich."

(Pr I, 303). La précision est nécessaire dans la me­

sure où le terme de ce voyage doit être Werp "qui n'existe sur aucune carte". La région peut aussi, fort logiquement, préciser un lieu global, réper­ torié certes, mais assez vaste. L'aventure de "La Lèpre" est d'abord située dans un pays ( " [ . . . ] je voyageais en Italie.", Pr I, 205) avant de recevoir une détermination spatiale plus restrictive : "Je venais de parcourir à pied une partie importante de la Toscane, lorsque j'arrivai un soir, vers six heures, dans une jolie bourgade où je devais coucher."

(Pr I, 206) . La région (en

raison du thème linguistique du conte) importe plus que la dénomination précise de la bourgade. Il en va de même pour certains "contes folkloriques"

de L 'Hérésiarque et Cie , fondés sur des coutumes locales. Dans "Que vlo­ ve ?", par exemple, les bourgades citées (Stavelot, Trois-Ponts, Vielsam, Wanne) n'appartiennent pas au répertoire commun. Les noms accentuent l'effet pittoresque, surcharge réaliste que refuse un co nte comme "L'Otmika".

428

L'essentiel de l'effort de localisation est assuré par les noms des villes

ou par des composantes très connues de celles-ci. L'ensemble urbain n'a

pas toujours besoin, en effet, d'être cité quand il est appelé synecdochi­

quement. C'est le cas en particulier pour Paris où une artère, une place, un monument célèbres suffisent pour désigner la capitale 1 • Dans "La Pla nte", la petite ( et unique) indication référentielle, "un petit café de la place Pigalle"

(Pr I, 5 2 0), suffit pour désig ner la Ville Lumière comme cadre de la vie cré­ pusculaire ( Pr I, 5 1 9 ) de Cyprien ne Vandar. Presque tous les contes pari­

siens ( avec ou sans narrateur-acteur) opèrent ainsi, par synecdoque généra­ lisante. Il en serait de même pour d'autres capitales bien connues (le Vatican

pour Rome, Schœnbrunn et la Gloriette pour Vienne) si, d'aventure, le nom n'était pas donné explicitement.

Ce qui est néanmoins le cas le plus fréquent. Il serait fastidieux de rele ­

ver, tant ils sont nombreux, tous les noms de ville, des plus grandes aux plus petites bourgades, qu'elles e nglobent d'autres espaces nommés ou soient

incluses dans des e nsembles plus vastes, qu'elles soient le cadre unique de l'action ou qu'elles soient relayées, dans la même histoire, par d'autres cités,

qu'elles soient, enfin, "vrai" cadre diégétique ou simplement évoquées par le

narrateur ou certains personnages. La série des toponymes dans "Le

Passant de Prague" est exemplaire à cet égard, et ce, dès l'ouverture En mars 1 902, je fus à Prague. J'arrivais de Dresde. Dès Bodenbach, où sont les douanes autrichiennes [ ... ]. (Pr I, 8 3)

S'ensuit la visite de la ville, scandée par les toponymes (la Moldau,

Carlsbrücke, la colline du Hradschin puis Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt,

etc.). Prague est le cadre unique de l'histoire elle-même, mais elle est reliée

à l'Allemagne dès l 'incipit, à Paris également (le centenaire de Victor Hugo,

Pr I, 8 4) ainsi qu'aux différents espaces des récits du Juif Errant. Ces es­ paces métadiégétiques dédoublent l'univers praguois et sont eux-mêmes

précisément définis par de nouveaux toponymes (Munich, Forli, Sien ne, Hambourg ... ) .

U ne simple lecture cursive des premiers contes de L 'Hérésiarque et cie

permettrait de vérifier l'importance du phénomène toponymique. En renon -

1. Le lecteur n'est certes pas obligé de con naître la rue Duphot (Les Onze mille verges) ou la rue Nollet ("L ' Ami M é ritarte" ) ; i l connaît certainement l e

boulevard de Courcelles, l e parc Monceau, la fontaine des Innocents, l e pont d'Austerlitz ou la place d' Italie ("H istoire d'une famille vertueuse [... ] ").

429

çant (provisoirement) à toute distinction référentielle (pays, ville, compo­ santes) ou narrative (espaces diégétiques, métadiégétiques, espaces narrés

ou cités) et en n égligeant la nature grammaticale de la désignation spatiale (nom propre, adjectif) , n ous pourrions distinguer quatre types inégalement

représentés : les contes à toponymie n ulle ("La Serviette d es poètes"), les récits à topon ymie discrète ("La Disparition d'Honoré Subrac", "Le Matelot

d'Amsterdam" - avec n éanmoins Java, Southampton , Monikendam et Above

Bar Street, "La Lèpre") , à toponymie plus insistante (avec bien des nuances

... ) comme dans "Un beau film" (l'Europe, l 'Amérique, Paris et Auteuil) , "Le

Cigare romanesque" (Paris, l'Angleterre, La Havan e) , "Cox-City" (Canada,

Colombie britannique, Montagnes Rocheuses) , enfin les con tes fondés sur une fréquence très forte de la topon ymie. "Le Toucher à distance" serait le modèle des récits à topon ymie hyperbolique. Ce con te c omporte pl us de

cinquante toponymes différents (et certains répétés de très nombreuses

fois) , noms de tous les continents, de pays, de villes (surtout) et de toutes les composantes urbaines. Cette mul tiplication topon ymique est à mettre en rapport direct avec la maîtrise de l'espace que revendique d'Ormesan.

Appliquée au second grand recueil et aux autres contes écartés ou re­

trouvés, cette c lassification (qui ne peut prétendre à une très grande ri­

gueur dans l'appréciation des cas intermédiaires) resterait cependant opéra­

toire. Exceptionn els sont les contes sans aucun topon yme ("La Promenade

de l'ombre" en est le meilleur exemple) . Un peu plus nombreux seraient les

contes où les toponymes, rares ou parfois uniques, n'ont pas, a priori,une

importance partic ulière pour l'histoire ("L'Ami Méritarte" , "Le Gastro-astro­

nomisme [ ... ]", "Mon cher Ludovic", "Traitement thyroïdien" ou l e chapitre

XIII, "Mode", du "Poète assassiné") ; il s se contentent parfois d'une locali­ sation globale qui n'est que peu relayée par d'autres nom s de lieux. Cette

catégorie des récits à toponymie discrète semble même la pl us riche, et concerne en particulier les contes (ou les chapitres) qui impliquent une unité

de l ieu. Les principales indications référentielles sont donn ées, par exemple

dans le chapitre II du "Poète assassiné", dès l'ouverture : "À deux lieues de

Spa, sur l a route [ ... ] , Viersélin Tigoboth [ ... ] qui arrivait à pied de Liège

[ ... ]." (Pr I, 228 ). Le troisième chapitre, situé très indirec tement, ne fait

que reprendre l'al l usion à Spa1 . À l'image de ces chapitres, le n ombre de

1 . De la même façon, le chapitre IX, " Pédagogie" , cite, dès l ' ouverture, Aix, et annonce Paris dans sa conclusion. Le début du chapitre X est référentiellement précis (la rue Houdon) mais la suite l'est beaucoup moins : la localisation exacte de l'atelier de l'oiseau du Bénin n'est pas donnée. Un seul toponyme s uffit pour le bois

430

toponymes (la position ou la concentration initiales peuvent parfois faire illusion) est réduit dans "La Favorite", "La Fiancée posthume" (Cannes et le

Suquet), "L'Œil bleu" (le Midi), "Petites recettes [ ... ]", "La Chasse à l'aigle",

"Arthur roi passé roi futur" ainsi que dans "La Noël des milords" (malgré le

double espace de Villequier et des Antilles), "L'Orangeade", "Les Épingles", "L'Aventurière", "La Plante" ou "La Suite de Cendrillon [ ... ] ".

Une présence toponymique plus forte peut être due soit à un souci de

précision réaliste, soit à la structure mê me de l'histoire. Le narrateur

authentifie le séjour à Munich de Macarée et de François en citant la

brasserie royale du Pschorr, I ' Augustinerbrau, le Münchnerkindl et le Nockerberg (VI, Pr I, 2 37) ; il cite Roquebrune, Monaco, Marseille, la Corse,

Bordighère, l'Italie, le Vatican au chapitre VIII , un espace méditerranéen qu'il ouvre - via M. Cecchi - sur le monde germanique ("[ ... ] autrefois croupier à

Baden-Baden et y avait épousé une Alle mande . " , Pr I , 2 4 3 ) . Les déplacements des pe rsonnages se prêtent à la multi plication des

toponymes : itinérai res urbains pour les chapitres IV (Paris, Théâtre­

F rançais, Montmartre, rue Charles V), et XIV (la Seine, la rue Le Peletier, le

pont des Saints-Pères) du "Poète assassiné", itinéraires parisiens quasi

i mmobiles du "Robinson" près de la gare Saint-Lazare également, ou bien

"vrais" voyages comme ceux de Croniamantal au chapitre XV, du héros de "Sainte Adorata" avec sa bien-aimée (Italie, Pise, Rome, Naples, Gênes et

Hongrie, Pr I, 3 54) , ou encore le périple du prisonnier de ''Trains de guerre".

Comme dans "Le Toucher à distance" enfin, d'autres contes à sé­

quences simultanéistes multiplient presque à l'infini les toponymes. Le pro­ logue du "Poète assassiné" opère d'emblée cet éclatement spatial avec les

"Cent vingt-trois villes dans sept pays sur quatre continents [ qui ] se dispu­

tent l'honneur d'avoir vu naître ce héros insigne." ( Pr I, 2 27). Quelques

exemples seulement sont donnés dans ce chapitre I ainsi qu'au chapitre VII

par une note infrapaginale (une quinzaine de noms de ville, parmi tant d'autres, Pr I, 242 ). Trois autres grandes séquences illustrent l'hypertro­

phie toponymique. Il s'agit de la "Persécution" des poètes à travers l'univers

entier (chapitre XVI et début du chapitre XVII, Pr I, 2 9 2-4 ), du tour du

monde auriculaire du "Roi-Lune" ( Pr I, 3 1 4-6) et, enfin, de la vision simulta­

née à la fin du "Cas du brigadier masqué [ ... ]" (Pr I , 3 83-4) .

Les romans (mais i l faudrait aussi regarder de près les fréquences to­

ponymiques dans chaque chapitre) se conformeraient à ces quatre grandes de Meudon et la forêt de Malverne (XII, "Amour") ; l'épisode de Marse ille fait apparaître peu d'autres toponymes.

431

catégories. Les Exploits d'un jeune Don Juan ne comporte aucun topo­

nyme ; la métadiégèse mormone de La Femme assise (après la situation

dans l'Utah, à Salt Lake City) en est relativement dépourvue, à la différence

de l'histoire pari sienne (notamment l'évocation de Paris en 1914) qui les

multiplie. Les Onze mille verges limite les toponymes aux grandes localisa­ tions (Bucarest, Paris et quelques rues, Saint-Pétersbourg, Port Arthur et

ses c abarets, Moukden), auxquelles il faudrait ajouter les espaces des mé­

tadiégèses de Kilyému (le J apon surtout) et de Katache (Archange! - et

grâce à la "Florence" anglaise - la France, N ice et le Carnaval). Très naturel­

lement, Les Trois Don Juan et La Fin de Babylone, fondés essentiellement

sur les voyages du héros fon t apparaître pour le premier des toponymes an­

dalous (Grenade, Séville, Cadi x) , espagnols (un iversité de Salamanque,

Barcelon e) mai s aussi italiens (Naples, Civita Vecchia) , "de Flandres" (Bruxelles, Cambrai, Louvain) , orientaux (îles des Cyclades, Constantinople,

Ismaïlia) et même russes (Saint-Pétersbourg) ou anglais (Londres) ; pour le second roman, les toponymes méditerranéens de Marseille, de Crête, de Tyr,

de Babylone sont proposés. La topon ymie romanesque a, dans l'ensemble, une moi ndre densité que celle des récits plus courts.

Un relevé de ce type, simple inven taire des noms de lieu cités, et qui

met sur le même plan tous les toponymes, ne permet pas d'en apprécier la

"qualité" diégétique relative. Il permet néanmoins, avant toute autre sorte

d'approche de l'espace apollinarien, de mettre en évidence à la fois le poids

du référentiel et le rôle que joue dans ce cas le signe topon ymique. Ce der­

nier ne semble pas, a priori, devoir être mis en cause car l' espace auquel il réfère est en général "exact" au plan topographique. Les vérifications que

certains chercheurs ont parfois opérées ( nous pen sons au travail de Vladimir

Oiv'i's sur l'itinéraire praguois du premier conte de L 'Hé résiarque et de) 1 ont révélé une très grande fidélité, et donc une très grande "fiabilité" des nota­

tions spatiales. Soit Apollinaire connaît personnellement les lieux et il en rend

compte fidèlement (aidé, au besoin, par quelque guide touristique quand il

s'agit d' une ville étrangère), soit il ne les connaît pas et, s'il n'a pas d'appui

livresque, il se contente de les nommer. De toute façon, le prosateur semble difficilement pouvoir se passer des topon ymes et, dans son œuvre, toute

absence devien t ainsi un "effet". La masse numérique des noms de lieux

manifestement référentiels écrase l'univers de la fiction. Les espaces poé­ tiques devront naître au cœur d' un espace verrouillé par les toponymes. 1 . Apollinaire, Éditions Artia, Version française, Prague, 1 96 7 .

432

• La géographie référentielle Tous ces toponymes référentiels, quell e que soit leur nature (et à

quelque niveau narratif qu'il s s'inscrivent), permettent aisément de détermi­

ner quelques grandes zones géographiques qui sont l es cadres privilégiés de

la fiction apoll inarienne (il est clair que ces contrées sont également les

grands "lieux" de l a vie du créateur). L' espace apoll inarien, l orsqu'il ne s'ouvre pas à l'univers entier, est assez strictement délimité.

Dans les contes, le premier grand espace de référence (lié à l'enfance

romaine) serait l 'Italie, cadre momentané des activités du Père Séraphin dans "Le Sacrilège", cadre également de la vie de Benedetto Orfei, l'héré­

siarque (d'abord à Rome puis "retiré dans une villa de Frascati"), cadre des

deux audiences romaines de "L'lnfaillibilité" et de la nuit de terreur de d'Or­

mesan. Dans Le Poète assassiné, l'Italie est surtout présente dans "Giovanni

Moroni", dans l a métadiégèse centrale du "Départ de l' ombre" (David Bakar

enfant à Rome), dans une séquence de "Sainte Adorata" (voyage en Italie) ainsi que dans le chapitre V, "Papauté" , du conte-titre.

Le second grand espace se rattacherait aux années méditerranéennes

d'Apollinaire. Toute l'aventure du "giton" Louis Gian est niçoise ; les pèlerins

piémontais se rendent au sanctuaire de Laghet ; "La Favorite" se situe à

Beausoleil au-dessus de Monaco, "La Fiancée posthume" à Cannes, "L'Œil

bleu " dans "un couvent du midi de la France", "L'i nfirme divinisé" à T oulon. "Le Poète assassiné"

ménage u ne pl ace privil égiée à l a côte

méditerranéenne puisqu 'el l e est le cadre u nique des chapitres VII (La

Napoul e) et VIII ( " [ ... ] sur le territoire de Roquebrune [ ... ]. "). Le chapitre IX, "Pédagogie", se situe dans un château en Provence. Croniamantal revient vers la Méditerranée pour y mourir puisqu'il est assassiné à Marseille (XVII).

La troisième grande zone géographique serait (et nous suivons la chro­

nologie personnelle d'Apollinaire) l'espace européen, après les hauts lieux de

l'enfance et de l 'adolescence méridionales. C'est l 'espace ardennais de "Que vlo-ve ?" et des chapitres II et III du "Poète assassiné" (lié à l'été 1 899 du

conteur), celui de l 'Allemagne et de l'Europe centrale, parcourus notamment

en 1902 comme l'indique la première phrase du "Passant de Prague". À cet

espace assez composite, se rattachent "La Rose de Hil desheim [ ... ]" , "Le

Roi-Lu ne", "La Comtesse d'Eisenberg", les ch apitres VI (Munich) et XV (Cologne) du "Poète assassiné" pour l 'Allemagne, "Le Passant de Prague" , "Sainte Adorata", "La Chasse à l'aigle" pour l'Europe centrale.

433

L'espace anglo-américain, lié au souvenir d'Annie Playden, est un autre point d'ancrage important des contes avec "Le Matelot d'Amsterdam" à

Southampton, "Les Souvenirs bavards" dans un boarding-house de Londres

ou, dans un registre de merveilleux parodique, "Arthur roi passé roi futur".

"Cox-City", "Chirurgie esthétique" ( en Alaska), "l'Étoffe invisible" ( Gawin) opèrent un transfert vers le Nouveau-Monde, auquel se rattachent par l'anglophonie (mais s'opposent sans doute thématiquement) des récits "australiens" comme "L'Orangeade" (Melbourne) ou le chapitre XVI du "Poète assassiné" (articles d'un journal d'Adélaïde). Les indicateurs référentiels désignent enfin Paris comme dernier grand espace diégétique. S'y déroulent explicitement, totalement ou partiellement une quinzaine de contes : "Le Juif latin", "la Disparition d'Honoré Subrac", ''Histoire d'une famille vertueuse [ ... ] ", "le Guide", "Un beau film", "Le Cigare romanesque", "le Toucher à distance". Dans le second recueil, outre les chapitres parisiens du "Poète assassiné" (IV, "Noblesse" puis X à XIV et XVIII, "Apothéose"), la capitale est le cadre de l'histoire première du "Départ de l'ombre", de "La Rencontre au cercle mixte", de "Petites recettes de magie moderne", de "L'Ami Méritarte", du "Robinson de la gare Saint-Lazare", de "La Plante", de "La Suite de Cendrillon [ . . . ] ", du

"Rabachis", de L 'Arc-en-ciel ( "Un masque dans l'avenue" et "Le Pof"). À

cette série pourraient s'ajouter des contes non situés explicite ment mais très probablement parisiens comme "Les Deux sacrifices" et, en raison de la présence physique du narrateur, "Traitement thyroïdien". Certains romans viennent confirmer ces points d'ancrage privilégiés. L'architecture même de La Femme assise implique une double référence à l'espace parisien (début - II - et fin - VII /IX - du roman) ainsi qu'à l'espace

américain des Mormons ( III, le Mormon à Paris, puis IV à VII , 1 'épisode de

Paméla à Salt Lake City) ; la fin du chapitre I de La Femme blanche des

Hohenzollern évoque Paris au moment de la mobilisation. Le synopsis de

L 'Abbé Maricotte laisse présager un roman essentiellement situé dans la ca­

pitale, et l'on sait que Vibescu réalise très vite son rêve parisien.

Il serait facile, tant les toponymes sont nombreux, de définir la topo­ graphie du Paris des récits de fiction 1 . Ce sont les mêmes "hauts lieux" que 1 . Rappelons, pour mémoire, dans L 'Hérés iarque et ci e, Bellevi l l e , le quartier latin, Saint-Aug ustin et la Madeleine ( " Le J uif latin"), le boulevard de Courcelles, le parc Monceau puis les Halles, le pont d'Austerlitz et la place d'Italie (" Histoire d'une famille vertueuse [ . . . ] " ) , les grands boulevards et les multiples étapes de l'antiopée Lutèce ( " Le Guide" ), Auteuil ( " Un beau film" ) , la synagogue de la rue de la Victoire ( " Le Toucher à distance " ) ; dans " Le Poète assassiné" , le Théâtre-

434

ceux d'A/cools, de Calligrammes ou du Flâneur des deux rives. Cette géogra­

phie parisienne reprend (et cela est dû en partie à la profession implicite du

je-narrateur) les lieux quasi obligés de la vie littéraire et artistique de la Belle Époque : les g rands boulevards, le quartier latin , Montmartre ou

Montparnasse (avec leurs cafés, leurs ateliers d'artistes) . Les itinéraires de

Croniamantal sont ceux, inévitables, de tout poète d'avant-garde. Cette géographie est, en effet, à la fois un héritage littéraire, une obligation

biographique et un choix fictionnel. L'écrivain ne peut éviter ce que l'on

appellera les lieux-clichés, au sens fort , les topoï de la représentation

romanesque parisienne (Balzac , Zola, Maupassant entre autres) dès lors

qu'un jeune provincial, artiste de surcroît, "monte" vers la capitale et veut

"parvenir". On ne s'étonnera pas non plus de l'évocation réitérée des

quartiers que l'auteur a habités (le quartier de l'Europe, Auteuil) ou des iti­ néraires qu'il empruntait régulièrement (de la gare Saint-Lazare au Vésinet,

du centre de Paris vers Montmartre, d'Auteuil au quartier latin par les quais

de la Seine) . Plus originaux, car liés à des goûts personnels, seraient les

quartiers plus excentrés et plus populaires (celui de la place et de la porte

d'Italie ou du boulevard de Belleville) , ou bien, au contraire, très centraux

mais marginalisés par leur population hétérogène comme le Marais.

La topographie parisienne des récits sera donc également celle d'un

Paris plus secret, celui des légendes de Saint-Merry notamment, dans un

"marais" au nom prédestiné. Le Paris d'Apollinaire, aussi prévisible ou

inattendu soit-il au plan référentiel, existe d'abord par ses noms, c'est-à-dire

par des signes qui sont censés renvoyer à un monde connu : des signes qui

s'ouvrent, si l'on y prête quelque attention, sur des univers nouveaux.

Il est vrai cependant qu'un nombre non négligeable de récits, précisé­

ment déterminés pourtant, échappent à ces cinq grandes sphères de l'es­

pace référentiel. Sauf à opérer des regroupements assez artificiels pour la

création apollinarienne (comme, par exemple, un "espace français"), nous

devons admettre une certaine originalité de l'ancrage spatial provincial du

conte "D'un monstre à Lyon [ ... ]" (Pertinax Restif est aussi d'origine lyon­

naise,

Pr I, 1 83 ) , de l'histoire-cadre de "La Noël des milords" (Villequier) , de

F rançais et la rue Charles V (chapitre N) , la rue H oudon (X) , les bords de la Seine, la rue des Saints-Pères, la rue Le Peletier (XN) ; dans les autres contes, le T rocadéro et la rue de la Pompe ("La Rencontre au cercle mixte" ) , la place Pereire des "Petites recettes [ . .. ]", la rue Nollet de "L'Ami Méritarte" , la place Pigalle et le quartier de l'Europe ("La Plante" ) , le grand Châte let dans " La Suite de Cendrillon [ . . . ] " , la Bibliothèque nationale dans " Le Rabach is " ou l'avenue Mercédès dans L 'Arc-en-ciel.

435

Deauville ( premier chapitre de la Femme blanche) , sans même parler de ce

Nîmes crypté dans "Cas du brigadier masqué [ . . . ] ". De même, pour les contes "étra ngers", il serait sans doute arbitraire de rattacher "L'Otmika" à l'espace de l'Europe centrale de préférence à l 'espace méridional : le tempé­ rament des Slaves du sud (comme celui des Albanais : coutume du rapt sa­ cré dans les deux cas) les rapproche des méditerranéens italiens ou français de fraîche date. Il ne serait pas abusif, en effet, de considérer, dans l ' ensemble de l'œuvre d 'Apollinaire, un espace méditerranéen spécifique, espace imaginaire tout autant que référentiel, qui inclurait, outre les contes méridionaux déjà

cités, des "histoires romanesques" comme Les Trois Don Juan ou La Fin de Babylone. L'Espagne n 'est pas, pour Apollinaire, un espace de références

personnelles ; elle n'est , dans son tri ptyque, qu'un héritage culturel ,

contrainte spatiale impliquée par l a reprise très (trop) fidèle des différents récits sur le séducteur de Séville. L'histoire de Vietrix en revanche , plus originale malgré l'importance de la réécriture, s'inscrit beaucoup mieux dans l'espace référentiel apollinarien. Les indicateurs y sont très précis, de Lutèce à Marseille puis de l'antique Phocée à Babylone. Toute la seconde partie du roman est consacrée à la peinture d' une capitale et de la vie de ses habitants, évocation sans doute assez transparente d'une autre grande cité dont le luxe, l'art, les fêtes (que l 'on pense aux deux premiers chapitres de La Femme assise) sont à la fois signe de gloire et annonce de tourmente ou

de déclin. L'espace-temps babylonien permet également à Apollinaire de retrouver un autre espace-temps qui lui est cher, celui de l 'antiquité bibl ique. Les récits de Nephtali et de Phalazar, puis celui de la chaste Suzanne, re­ trouvent cet espace juif qui est également évoqué dans les contes, soit dans le cadre de l 'époque christique (la Palestine de Salomé, de Pierre et de son double dans "Simon mage"), soit au cœur même de l 'époque contempo­ raine. Comme le quartier juif est au cœur de Prague, le Marais au cœur de Paris, l 'espace juif est un espace sacré au sein du monde moderne, porteur,

comme Isaac Laquedem ou le vieux rabbin du pont de Bonn à Beuel ( Pr I, 283) d'autres temps et d'autres espaces.

436

• Vers u ne géogra phie perso nnelle Des critères strictement géographiques n e sont donc pas suffisants

pour déterminer les principales zones de l 'espace apollinarien. L'espace de la

guerre, par exemple, est à partir de 1 9 1 4 le l ieu privilégié des histoires, et i l

importe peu d e distinguer précisément l'emplacement des différents champs

de bataille. Il se trouve qu'ils sont en France, au nord et à l'est de Paris, mais le véritable espace du conflit eng lobe la France et l'Al lemagne, fait

apparaître des dichotomies aussi morales que géographiques : le "front" et I' "arrière " notamment. Nîmes, dans "Cas du brigadier masqué [ . . . ] ", est

déjà un espace de guerre ; de même, dans La Femme blanche des

Hohenzollern, Versai lles et Paris, le jour de la mobilisation ( Pr I, 9 2 0-2).

Outre-Rhin, les préparatifs, l'organisation de l'espionnage avant même le dé­

but du conflit, appartiennent déjà à l' univers de l a guerre ; lorsque "la guerre arrive", Élodie est emmenée par son mari allemand en Espagne d'où

celui-ci poursuit ses menées anti-françaises ( Pr I, 9 27-8). C'est sans doute "Tra ins de guerre" qui révèle le mieux l'unité spatiale de l'Europe en conflit.

Tous les hommes, à l'image du malheureux voyageur, sont pris au piège,

embarqués dans le même train infernal , dans un parcours "à travers l'Eu­ rope" q u i implique d'autres pays que ceux qui sont officiellement en lutte

" [ .. . ] nous avons parcouru déjà plusieurs contrées d'Europe : l a France, la

Suisse, l'Italie, l'Espagne même [ ...]." (Pr I , 5 2 4).

Par la guerre, Paris et le front sont dans un même espace, tout en

s'opposant. L'arrière, c'est le Paris de La Femme assise avec ses planqués,

ses blessés (Anatole de Saintariste), ses femmes qui prennent la place des

hommes, le Paris de L 'Abbé Maricotte ou de la Femme blanche avec ses per­

missionnaires. Paris est le lieu qui protège du front, où l'on exploite le front (les profiteurs de guerre), où l'on parle du front ("Traitement thyroïdien"),

où l'on affabule et l'on rêve sur le front (le récit de la princesse T eleschkine ou l a v i si on de la mort de Hyacinthe Brionne dans La Femme assise).

L'espace de la guerre, c'est Bellegarde où Ludovic fait toujours preuve du

même "tact" ( Pr I , 49 9 ) ; le front l u i-même, c'est "du côté des Hurlus,

dans la Champagne pou i lleuse " où la batteri e de tir du narrateur de la

Femme blanche est en position ( Pr I, 9 2 2) ; c'est encore le l ie u, non

nommé, de l'histoire-cadre des "Épingles" où les soldats-artistes se camou­ flent et camouflent le paysage (Pr I, 5 09).

Une géographie personnelle se met en place, et nous ne parlons pas

seu lement des espaces biograph i q ues d'A pol l ina ire. Cha q u e zone

437

géographique sol licitée prend sa valeur propre, affective certes, mais

également symbolique - et les espaces que l'homme n'a pas fréquentés se prêtent sans doute plus facilement à une construction i maginaire.

Prenons l 'exemple de la sphère anglo-américaine, unitaire et composite

comme toutes l es zones apollinariennes. Il est i nutile d'insister sur sa valeur

sentimentale. Le voyage vers l'Amérique a été célébré dans "Annie" ou dans "l'Émigrant de Landor Road" 1 • "La Noël des milords" pourrait commémorer

l es relations avec Annie Playden. L'intrigue est assez transparente : un

Français ("Le capitaine Jean -Loui s Mordant [ ...] un des plus riches armateurs

de Saint-Malo.", Pr I, 395 ) , accablé par l es Angl ai s ("[ ... ] les Anglai s m'ont arraché le bonheur [ ... ].") et qui, après avoir "assisté farouchement, sans se

plaindre et l es yeux secs, à l'écroulement de sa fortune [ ... ]." ( ibid. ) , décide

de se venger. Le combat naval est si tué près des côtes améri caines ; l a violence de l 'affrontement et le trio mphe du capitaine Mordant réalisent pro­

bablement une compensation fantasmatiq ue. La poignée de main finale

entre le descendant du corsaire et le capitaine angl ai s sur le quai de Villequier est une sorte de morale hi storique : "L�Entente cordiale" réalisant,

au plan pol itique, le "pardon des offen ses" et, au plan personnel, l'oubli rendu possible par la violence libératri ce du combat.

Le drame d'Apollinaire est, de pl us, relié - via Jean -Loui s Mordant - à

l 'époque napoléonienne ("C'était une terrible époque.", Pr I , 3 94 ). On connaît l 'i mportance de la légende de Napoléon dans l'i maginaire du :xrx e siècle, et l 'épopée suppose, en elle-même, un espace différent. L'Amérique

est un espace épique pour l e conteur ou le romancier qui retrouve en cela l a

fascination de toute une époque. La grande geste de l 'émi gration, l a fonda­

tion de cités et la création d'un monde nouveau actualisent les structures propres de l'imagi naire apollinarien. Tout comme les émigrants de "Zone" rê­

vaient de "gagn er de l 'argent dans l 'Argentine" ( Po, 4 3 ) , d'Ormesan part pour New York et succombe au mirage de "la ruée vers l'or" (''Cox-City") 2 •

La métadiégèse de La Femme assise i l l ustre la fable améri caine, les souf­ frances des voyageurs avant l eur arri vée dan s la cité nouvelle

«Après une traversée de ci nq mois, sans l a vue d'au­ cune terre que le som.bre roc du cap Horn, une troupe d'é1 . Et dans d'autres poèmes comme " Pressentiment d'Amérique" (Po, 497) ou " L'Amérique" (Po, 7 52) : une "Amérique dont j'ai toujours rêvé". 2 . Le motif de l'or est également très présent dans " L' Émigrant de Landor Road" , mais il y est s u rtout européen et "vendu" . Pour prendre la route (road) et gagner la terre (land) lyrique, le héros doit se débarrasser de son or ( "crachats d'or fin" , Po, 1 0 5 ) .

438

migran ts a vait débarqué en Cal ifornie [ ...]. Il avait fal l u voya ­ ger péniblement à travers le grand désert de sel [ ... ].» (Pr l, 445) L'Amérique est donc très explicitement un Eld orado, le pa ys du sel

(Salt Lake City), du "sel de la terre" (de la fécondité, l es Mormons) et, tout

naturellement pour un pays neuf, le domaine des inventions , des sciences et

des arts nouveaux. En Alaska, miss Oie fonde "cette science médical e nou­ velle que l'on nomme «la chirurgie esthétique»." (Pr I , 5 06) tandis qu'à

Gawin l 'émigré Louis Vedaldet invente l 'étoffe invisibl e (Pr I , 5 34 ) . Ces in­

ventions n e sont pas seulement "appel ée[s] à modifier profondément l es

mœurs" mais b ien à transformer la race humaine, à instaurer une société

nouvelle (tel est aussi le rêve mormon) et à retrouver un b onheur perdu. L'Amérique serait al ors le lieu du retour vers une pureté originell e, le lieu des cœurs et des corps transparents :

[ .. . ] l e spectacle était merveill eux dans les rues de Gawin [ ... ]. O n se serait cru au temps de l'Âge d'or et ma foi, il semb l e bien qu'on soit à cet âge heureux, de l 'autre côté de l'Atlan tique. (Pr I, 5 34-5) Le merveilleux américain ("C' est merveill eux ! " s'écrie égal ement miss Oie,

Pr l, 5 06) est cependant miné par le thème de la fausseté. Sans même parler du traitement l ittéraire souvent burlesque des in ven tions, n ous

constatons la récurrence de la tromperie ou de l'erreur. Le miracle de l ' or

conduit au mirage fatal de Cox-City. La ville sain te des Mormons n'est-ell e

pas aussi une vill e de la "fausseté", de la pol ygamie contraire à un ordre mo­

nogame "européen" plus "naturel" ? Et que dire lorsque l'exemple américain

est inversé à son tour, en Europe, avec le "mormonisme à rebours" d' E l ­ vire ?

Miss Oie, l'artiste américaine, s'échappe, à la fin de l'entretien avec le

narrateur, "comme une libel l ule, tandis que de toutes parts, dans le somp­

tueux édifice, s'élevaient les appels tél éphoniques ..." ( Pr I, 5 06 ) . Modifiant le corps et la condition de l 'homme dans son "laboratoire", en rapport avec l'ailleurs grâce aux machines modernes , habitante d'un "somptueux édifice",

Miss Oie n'est pas sans rappeler le Roi-Lune qui l ui aussi "s'envole". La com­

paraison a vec la libel l ule ne laisse pas d'être in quiétante. Dans la sixième

section de L 'Enchanteur pourrissant, cette créature l égère est la compagne

de la Dame du lac, qui "vien [t] récréer [s]a solitude [ ... ] .". La libellule est

"demoisell e et diablesse" (Pr I, 66) et, dans un poème à Lou, rappelé par

439

Michel Décaudin, l'héroïne du "joli amour contre nature/Entre demoiselles et

dames" (Pr I, 1 10 1) . Artiste au féminin , "légère" dans son corps et dan s son comport ement , maîtresse et emblème d u saphisme, Miss Oie s'inscrit

parfaitement dans la série des Viviane ou des Elvire.

À la fascination pour l 'Amérique1 , très explicable biographiquement ou

culturell emen t , répond cel l e de l 'Australie, l 'a ut re monde, l'anti-monde,

connotée beaucoup pl us n égati vement. Elle est à troi s repri ses, dan s l'œuvre narrative, l e domaine de la science, mais plus explicitement encore,

de la fausse science. Dans "Le Toucher à distance" , d'Ormesan, s'adressant au narrateur parisien, déclare :

- Je suis [ ... ] depuis près de trois mois, en Austra lie, dans une petite l ocalité du Queen sland [ . .. ]. [ ... ] je ne tarde­ rai pas à m'embarquer pour le vieux Monde, où m'appell ent des a ffaires importantes.» (Pr I, 217) Horace Tograth, d'origine allemande, est i nstallé en Australie l orsqu'il fait pa­ raître ses articles dan s La Voix ; comme d'Ormesan , il s'embarque pour l'Europe afin de conduire la persécution contre les poètes. Tous deux sont

l es hommes du mirage de la science. Ki mberl i n l ui-même, le médecin de

"L'Orangeade" séjournant à Mel bourne, "tout entier tourné vers les choses de la science", "sans défauts" (Pr I , 503) humainement parlant, ne peut se

résoudre à a ccepter l e merveilleux de la guérison mira culeuse de Lee Lewes.

H omme du rationalisme, i l ne peut accepter l 'avènement ou le retour des

''Temps de la magie". Il t ue le miraculé, détruit le miracle pour essa yer de le

comprendre. Il est bien l 'h omologue de Tograth malgré l es différences

psychologiques indénia bl es. Tous deux pensent travailler pour le bien de l'huma nité, l utter contre l es superstit ion s a l ors qu'i ls ne sont que l es

adeptes d'une science i ll usoire. Aux antipodes géographiques, Amérique et

Australie semblent donc se rejoindre, non seulement par le lien d'une langue commune, n on seulement par une commune opposition au "vieux monde" de

l 'Europe, mai s surtout par la thématique de l 'autre, du double qui est aussi celle du faux.

Entre Australie et Amérique, l'espace pari sien , central en Europe, est

également centre du monde et carrefour. Dans la géographie apollinarienne,

la capitale française est à la croisée des axes est/ouest et sud/n ord.

1 . Sur l'image de l'Amérique chez Apollinaire, se reporter aux développements de Claude Debon lorsqu'elle analyse La Femme assise ( Apollinaire de 7 9 7 4 à 7 9 1 8, op. cit.) ou à l ' a rticle de Pierre-Yves Bourdil «Une espèce d'Amérique» ( L 'École des lettres, 1 3, Apollinaire II Fictions, 1 9 9 1 -2 ) .

440

L'Europe elle-même est structurée ainsi, à partir de Paris : l'est, c'est l'Al­

lemagne et l'Europe centra le, le sud, le monde méditerranéen, le nord, les

Ardennes de Que vlo-ve ? , la Hol l an de. Cette structuration est plus symbolique que topographique : l'Angleterre est "à l'ouest", p lus par sa liai­

son avec les Amériques que par sa situation géographique ; les Ardennes

sont "au nord" de par leur opposition au "sud" des séquences romaines ou monégasques du "Poète assassiné" ou à l'est des voyages de Croniamantal. En France, ou dans Paris même, une structuration analogue est perceptible.

Villequier, à l'ouest de Paris, est déjà sur la route des côtes américaines

évoquées dans la métadiégèse, le château d'Aix (quel que soit cet "Aix") au nord de La Napoule et de Monaco car déjà sur la route de Paris. Paris a son

centre, l'île de la Cité et surtout le Marais ; les itinéraires s'y font également

selon des directions symboliques : pensons seulement au quartier Italie et au Kremlin (-Bicêtre) dans "Histoire d'une famille vertueuse [ ... ]".

L'Europe et surtout Paris sont des centres dynamiques, sources de

forces centripètes et centrifuges, points de départ des voyages ou des mi­ grations, points de retour également pour des émigrants provisoires. Dans l'œuvre narrative d'Apol l inaire, les dépl acements sur l'axe "solaire"

est/ouest sont manifestement privi lég iés, que ce soit de Java à

Southampton ( "Le Matelot d'Amsterdam"), de Paris à New York ("Le

Robinson de la gare Saint-Lazare") ou bien , d'ouest en est, de Paris à

Cologne, Saint Pétersbourg ou Port-Arthur. Bien au-delà du hasard des pays traversés par l'homme Apoll inaire, se construit une géographie fictive qui a

sa logique propre, où les pays cités ne sont plus, malgré l a force des topo ­

nymes, ceux que l'expérience personnel le ou les cartes attestent : une géo­ graphie dont la "vérité" se juge moins à l'aune de l'exactitude et de la réfé­ rentialité qu'à celle de l'imaginaire du créateur.

Nous ne saurions négliger, dans cette perspective, les quelques récits

qui se trouvent dépourvus de toute marque toponymique. "La Serviette des

poètes" est probablement un conte parisien : le nombre même des poètes et les "différents hôpitaux" (Pr I , 1 9 3) où ils sont transportés impliquent au

moins une grande ville ("l'atelier du peintre" rappelle celui de l'oiseau du

Bénin, et, biographiquement, celui de Picasso 1 ). Paris néanmoins n'est pas

nommé, aucun nom de rue ne vient préciser la localisation réal iste de

l'histoire. De la même façon , aucune marque toponymique n'apparaît dans

1 . Madeleine Boisson, Apollinaire et les mythologies antiques, op. cit., pp. 3 8 3-4.

441

"La Promenade de l'ombre". Les étapes en sont assez précisément marquées, mais dans le cadre d'un système interne de références urbaines Je la revis près de l'église de la petite ville ; je la revis dans la rue principale où elle se faufilait entre les passants [ ... ]. (Pr I, 501) Comme dans "La Serviette des poètes", une " moral ité" explicite j ustifie

cette rupture avec l'un des traits les plus conventionnels de l'écriture réa­

liste.

Dans un tout autre registre, Les Exploits d'un jeune Don Juan ne peut

être situé dans un espace référentiel quelconque. Il est toujours possible de

projeter sur ce "château" l 'ombre du château d'Aix dans "Le Poète assas­ siné" ou, biographiquement , de l a grande maison des O nimus sur l a côte

d'Azur, o u encore celle de Mme de Milhau en Rhénanie 1 • Pas plus qu'on ne

doit "dater" arbitrairement ce roman2 , on ne doit vouloir le situer en France

ou en Allemagne. Ce texte est un exemple précieux d'un récit libéré des contraintes spatio-temporelles externes qu'Apol linaire s'impose habit uell e­

ment. Le château, hors du temps et de l'espace, est en lui-même un monde

que Roger découvre en même temps qu'il découvre le corps de la femme un château u-topique, théâtre clos des fantasmes.

• Esq uisse d' une topographie interne La structure spatiale unitaire, qui serait globalement le trait dominant

des récit s courts, est en grande partie liée au phénomène de l a toponymie.

Les contes désignent vigoureusement un pays ou une ville de référence qui

restent présents à l'esprit du lecteur même l orsque le récit multiplie les

micro-espaces. En fait, une tension existe entre l'unité spatiale référentielle

et la diversité de la topographie interne des histoires.

Dans "La Disparition d'H onoré Subrac" , Paris n' est mentionné qu'une

seule fois ("[ ... ] je pensais lui avoir échappé en venant habiter Paris. Mais j'ai

aperçu cet homme, quelques instants avant votre passage.", Pr I , 173).

Aucune autre précision n'est fournie pour la local isation exacte des deux

rencontres : "Une nuit que je rentrais chez moi [ ...]. " (Pr I, 172) et " un

jour il arriva affolé [ ...]." (Pr I , 174). Le fantastique parisien s'accommode 1 . Voir notre étude sur Les Exploits d'un jeune Don Juan ( art. cit.) 2 . Ce que fait pourtant le film de Gianfranco Mingozzi qui explique les triomphes de Roger par l'absence des vrais hommes partis à la guerre en 1 9 1 4.

442

aussi bien de cette imprécision que de l'extrême précision topographique de

la rencontre de la femme masquée dans "Un masque dans l'avenue" ( Pr I,

543). Les scènes avec H onoré Subrac se déroulent tout simplement "Dans l a rue" ; des murs indéfinis suffisent au héros pour disparaître. La dénomi­

nation ne peut être permanente, même dans les récits les plus fidèles à la

réalité topographique. "Le Passant de Prague" l ui-même joue sur cette al­

ternance de toponymes et de l ocalisations approximatives :

À la sortie de la gare François-Joseph [ ...], je m'enga­ geai dans de vieilles rues, afin de trouver un logis [ ...]. (Pr I, 8 3) Il [ un passant] m'indiqua un hôtel situé dans une rue dont le nom est orthographié de telle sorte qu'on le pro­ nonce Porjitz [ ... ]. ( Pr I, 84 ) L'auberge où pénètrent I saac Laquedem et le narrateur n'est pas nommée (Pr I, 90) (les tavernes le sont au chapitre munichois du "Poète assassiné") mais les toponymes reviennent dès que les deux héros en sont sortis ( Pr I,

91 ).

Il est inutile de multiplier les exemples. Toute ville - et, au-d elà, tout

espace apoll inarien - existe à la fois par la dénomination et par sa topogra­

phie interne. Tout comme Prague, l a petit e vil le non nommée de "La

Promenade de l'ombre" a ses rues (petites ou " principale"), ses "accidents de terrain", son église, son jardin perd u, son cimetière. L'espace fictionnel désigné, s'il est parfois sans référence externe identifiable, naît de signes qui

ne sont jamais sans référents.

Une autre grande sphère spatiale - et qui dépasse elle aussi les critères

géographiques - serait donc l'espace urbain. La ville, et cel a ressort

directement du simple inventaire des topony mes, est � lieu par excellence

d u récit apollinarien. Très gl obalement , nous pouvons estimer aux deux tiers

d u nombre total les contes qui ont pour cadre exclusif ou nettement

dominant une ou des ville(s) . La proportion serait à peu près la même pour les chapitres du "Poète assassiné". Quant aux romans, La Femme assise,

L 'Abbé Maricotte, malgré quelques "escapades", Les Trois Don Juan et Les

Onze mille verges sont essentiell ement urbains. La Femme blanche des

Hohenzollern, La Fin de Babylone (ou Le Don Juan d'Angleterre) comportent

d'importantes séquences en dehors des vil les - qui ne sembl ent pas cepen­ dant remettre en cause cette dominante.

443

Il conviendrait sans doute de distinguer, puisque le conteur le fait par­ fois, la capitale (ou la grande ville) et "la petite ville" comme dans "La Promenade de l'ombre"

(Pr I, 501), mais nous n'entrerons pas dans les dis­

tinguos approximatifs entre petite ville et "village" ("L'Otmika"), "bourgade" ("La Lèpre") ou "hameau" (Werp dans "Le Roi-Lune"). La ville peut n'être qu'un cadre très extérieur, cité simplement par souci de précision mais n'in­ fluant en rien sur l'histoire. C'est le cas de nombreux contes fondés sur des scènes d'intérieur, urbaines par nécessité, réunissant un certain type de participants, mais qui font abstraction du cadre environnant 1 • Les topo­

nymes ont assuré la localisation urbaine globale mais la ville n'existe pas vraiment en tant qu' "actant" ou "objet" narratif. Elle ne prend corps que lorsqu'elle fait naître directement l'intrigue par les personnages (incongrus) qu'elle secrète ou lorsque la narration, en multipliant ses composantes ou en la décrivant, s'attache directement à elle. Les "vrais" récits urbains seraient donc moins nombreux que ne le laisserait penser un simple relevé des lieux­ cadres. Par opposition aux récits urbains, les récits situés "autre part" finiraient par constituer un espace propre, une autre sphère autonome de la fiction apollinarienne, une sphère définie quasi négativement. Cette dichotomie pourrait recouvrir les c livages l es plus éculés comme l ' o p position ville/campagne, civilisation/nature ou, plus moralement, vice/pureté. Pour

stéréotypée qu'elle soit, cette dichotomie n'est pas sans intérêt dans une

œuvre qui oppose vigoureusement, par exemple, la rusticité et la vigueur des mœurs paysannes ("L'Otmika", "Que vlo-ve ? ") aux vices et aux

déliquescences urbaines (Les Onze mille verges, La Fin de Babylone) . Cet "espace différent" serait très composite puisqu'il inclurait villages et

bourgades, le monde campagnard ( et, plus largement, "naturel") ainsi que des espaces plus neutres. Certains contes ou certaines séquences de roman ne prennent tout leur sens que parce qu'ils sont situés hors des vil l es. La grande cité - et c'est un autre cliché - détruit l'authenticité et le pittoresque. C'est bien parce qu'elle est une "petite ville" qu'Hildesheim a pu conserver ce 1 . Certaines séquences mondaines n e peuvent avoir pour cadre qu' une grande ville (les a rtistes à la L orraine, le salon du " Rabachis") : la ville-cadre n' est cependant qu' une lointaine réfé re nce. Tel est le cas dans " L' Hérés ia rque " , " Le Cigare roma n esq ue " , le c hapitre VII (" Accouchement " ) du " Poète assass i n é " , " La Favorite " , " La Fiancée posthume" , " Sainte Adorata" , " Les Souvenirs bavards " , " Petites recettes [ . . . ] " , " La Noël des milords" , " Le Gastro-astronomisme [ . . . ] " , " L'Orangeade " , " C h i rurgie esthétique" , " l' Aventurière " , " La Plante" , " L' Étoffe invisible" ou " Les Deux sacrifices" .

444

"pittoresque fait pour encadrer du lyrique" ( Pr I , 1 5 8). Les contes "folkloriques " de L 'Hérésiarque et

de

sont naturellement situés dans des

contrées préservées, reculées, difficiles d'accès. La campagne n'est donc

pas seulement ce lieu vide qu'un voyageur traverse ; elle a aussi une réelle

existence diégétique. Tout comme la ville, en tant qu'espace global, elle a

ses composantes - humanisées (le village avec son église, ses maisons, ses

rues, ou bien le hameau, la ferme) ou plus "naturelles" (la forêt, les prés, la rivière ... 1 ) et sa diversité humaine, animale, végétale ...

Tous les topoï semblent concentrés dans le récit de la promenade de

Croniamantal au chapitre X : fraîcheur et rosée du petit matin, les fleurs aux

buissons, le petit pont sur la rivière, le bain des jeunes filles puis, enfin, la

ferme au bord du chemin (Pr I, 2 5 1 -2). Nulle part ailleurs ne sont mieux ex­ posées et illustrées l'opposition et la complémentarité nature/culture. La

beauté et la pureté de cette Mariette ou de son cadre de vie sont l'objet d'un discours hyperbolique qui combine les clichés, les réminiscences litté­ raires et les fantasmes édéniques propres à Apollinaire : la famille idéale,

entourée et protégée par la nature (comme pour les Muscade de "La Fiancée

posthume").

La nature est également un espace de formation pour le jeune Roger

des Exploits mais cette éducation y est beaucoup plus gaillarde, à l'image de

la scène des domestiques au bain (chapitre III) , version érotique de la scène

romantique du chapitre IX du "Poète assassiné". L'espace rural est aussi celui de l'instinct sexuel librement expri mé 2 , à 1 'opposé des turpitudes ou des raffinements urbains. Le rapt est une tradition rustique, même s'il peut

parfois se perpétrer dans une ville (Cologne, Pr I, 3 9 3). C'est dans la nature

que "Pan, caché dans les moissons" ( Pr I, 1 2 8) agit ou sévit. Le cadre

global de "La Comtesse d'Eisenberg" est rhénan, le séducteur est jardinier,

la scène coupable (Éros et Thanatos) se déroule dans le parc de la propriété.

De même, la violence du meurtre dans "Que vlo-ve ?", pour fantasmatique qu'elle soit, est accordée à la brutalité conventionnelle du monde paysan.

Hors des villes, se déploient aussi des espaces vierges ou neutres (ce

qui ne veut pas dire obligatoirement déserts) . C'est en montagne (motif

spatial assez rare), au Tyrol, que se trouve le palais du Roi-Lune ; c'est "dans cette partie, vierge alors, des montagnes Rocheuses" ( Pr I, 2 09) que

1 . Faut-il sou ligner le cadre naturel de la forêt me rve i l leuse de L 'Enchan teur pourrissan t ? La ville d'Orkenise, cependant, n'est pas loi n. L'étude thématique, de

toute façon, sortirait de notre propos. 2. Il suffirait de rappeler la scène de l'accouplement, dans la nature complice, au chapitre II du "Poète assassiné".

445

Chislam Cox fonde sa vil l e maudite. La mer est san s doute l e meilleur exemple de ces espaces différents, de latence ou de conflit. Au combat na­

val de "La Noël des milords", situé exceptionnell ement près des côtes de Guadeloupe, aux dangers de l a tempête et/ou du n aufrage ( La Fin de Babylone, le Don Juan d'Angleterre) s'oppose l'ennui des longues traversées,

heureusement meublées, notamment pour Vietrix, par de longues conversa­

tions, des jeux sexuels et la visite de quelques îles.

• Des structures spatia les d ' o pposition Nous ne n ous proposons pas d'étudier en détail tous ces motifs spa­

tiaux, ni même d'entreprendre une analyse de l'imaginaire de l 'espace (de l a ville, de l a campagne ou de l'île) chez Apoll inaire. Nous soulignerons seule­

ment les structures de représentation en évoquant rapidement deux motifs

composites et exemplaires, la villa et le vill age.

Le terme même de villa n'est pas indifférent. Le Littré, par exemple, la

définit comme une "Maison de plaisance aux environs des villes d'Italie" tout

en notant que "Par extension, [villa] se dit aujourd'h ui, dans toute l 'Europe,

d'une maison de campagne élégante, de construction nouvel l e et moins

étendue qu'un château.". Nous retrouvons, avec cette demeure, bien des motifs spatiaux et des structures que nous venons d'évoquer : l a maison,

l'élégance, la plaisance mais aussi la campagne à proximité de l a vil l e et des allures de château en miniature sinon de "faux château". Le signifiant même

rapproche l e terme à l a fois de la vil l e et du vill age. Quant à l'origine

italienne, nous comprenons aisément l'intérêt que peut l ui porter Apollinaire

q ui tient à appeler "vil la" une petite maison anglaise que l 'exactitude linguistique (dont le conteur fait preuve parfois) conduirait à nommer plutôt cottage (Pr I, 177).

La villa Le terme est employé pour q ual ifier, stricto sensu, l a retraite de

Benedetto Orfei ("[ ... ] il s'était retiré dans une villa de F rascati.", Pr I, 111),

"par extension", le dernier domicile du giton (ses assassins le guettent "en

face de l a vil l a où l'encroupé vivait avec un Autri chien morbide.", Pr I, 1 24),

pour la maison du crime dans "Un beau film" (" [ ... ] nous décidâmes d'en or -

446

ganiser un dans une villa que nous l ouâmes à Auteuil.", Pr I, 199), pour la demeure des Muscade ("[ ...] une petite villa située du côté du Suquet [ ... ] .",

Pr I, 340) ainsi que pour cel l e du comte et de l a comtesse d'Eisenberg ("[ ...] les époux s'étaient installés dans une villa qu'ils possédaient sur les bords du Rhin [ ... ] ." , Pr I , 387). Sans que le mot précis soit employé,

d'autres grandes maisons, de par l eur topographie interne , ne peuvent être

que des villas : ainsi l a maison de campagne de Gaétan Gorène (Pr I, 128)

ou, dans "Le Poète assassiné", le domicile des Cecchi avec son jardin ( Pr I,

243). Les faux châteaux de Janssen (IX) et de Roger dans ses Exploits sont des gentilhommières ou des "folies" (de grandes villas donc)

[ ... ] une maison que les gens du voisinage appel aient le Château. Le Châ teau n'avait de seigneurial que le nom et n'était qu'une vaste demeure [ ... ]. ( Pr I, 248) [ .. .] ma mère s'était rendue à la campagne dans une pro­ priété qui nous apparte nait depuis peu. [ ... ] Nous arrivâmes tout joyeux à la maison de campagne que les gens du pays avaient surnommée le Château. (Pr III, 957) Certaines demeures plus petites peuvent sans doute être aussi considérées

comme des villas. Nous pensons en particulier à la "maisonnette [ ... ] au bord de la mer" que possède Justin Couchot 1 •

La villa peut ne fournir - comme certains appartements évoqués - qu' un

cadre global plutôt indéfini. Leur l ocalisation mise à part, très peu de préci­

sions sont fournies pour les demeures de Bene de tto Orfe i ( un bureau

probable ment, avec fauteuils, tabl e), de Louis Gian ( l a grille), la vill a d' Auteuil ( aucune indication compl émentaire), pour celle des Gorène ( une

fenêtre), voire pour la demeure des Cecchi (la chambre à louer, le jardin) ou

celle des Eisenberg ( un jardin, le mur de la villa). La topographie interne est,

e n re vanche, plus riche dans "La Fiancée posth ume" , pour l a demeure de Janssen et surtout, malgré leurs dimensions manifestement très différentes,

pour le cottage du "Matel ot d'Amsterdam" et le domaine de Roger. Ajoutons

que, dans l a pl upart de s récits qui l 'utilisent, la vil la est soit le cadre

diégétique unique (sur le modèle de "La Fiancée posth ume" ou des Exploits),

soit le cadre dominant ( cel ui de l a scène centrale, ou, en tout cas, d' une scène décisive : la mort du giton par exemple).

1 . Ou le domicile de Vietrix à Babylone ( P r I, 6 2 0 ) . 447

La villa est un lieu composite, participant de l'univers urbain et de l'uni­

vers naturel. Elle est soit située expl icitement "à la campagne" ("D'un

monstre à Lyon [ . .. ] ", "La Comtesse d'Eisenberg", les Exploits), soit non loin

de l a grande cité (sur le modèle du "Matelot d'Amsterdam") , soit encore au

cœur de la ville, mais soigneusement séparée d'elle par des seuils de natures

diverses. Son domaine couvre aussi bien l'extérieur que l 'intérieur et peut comporter bien des dépendances1 . Différentes zones sont ainsi délimitées,

des plus éloignées aux pl us centrales, ainsi qu'au cœur même de chaque

sphère spatiale, des plus excen trées aux plus intérieures. Selon la l ocalisation

de la villa, les zones les plus extérieures sont soit rurales, soit urbaines mais

l a nature est toujours présente par l'espace intermédiaire du jardin ou du

parc. La maison elle-même a sa topographie propre, ses périphéries, ses seuils, ses axes et son centre : un escalier, une chambre ...

La vil l a se définit d'abord global ement par opposition à ce q ui est au­

delà de sa clôture. La séparation peut être matérialisée par des murs d'en­

ceintes, des grilles et/ ou marquée par un long trajet qui accentue son isole­

ment. Comme bien d'autres déplacements, l'accès à la villa est parfois élidé,

soit parce q ue les héros se trouvent d'embl ée dans l eur demeure, soit parce

q ue l e trajet est simplement indiqué sans être véritablement narré ("[ ... ]

Jan ssen [ ...] emmena Croniamantal aux environs d'Aix, dans une maison

[ •.• ] .", Pr I, 248 ) . U n bref résumé assume l'entrée dans les l ieux dès le dé­

b ut de "La Fiancée posthume", de "La Comtesse d'Eisenberg" ou des Exploits. En revanche, l'approche de la vil l a est soigneusement soulignée

dans "Un beau film" et surtout dans "Le Matelot d'Amsterdam". À Auteuil ,

l es rues sont le cadre d'une véritable distribution des rôles (la dimen sion théâtrale ou "cinémato[po]graphique" est complaisamment donnée) avec,

successivement, le choix des victimes et du bourreau ( Pr I, 199). Le décor

et les personnages types d' "Un beau film" d'épouvante sont en place :

"Une nuit, nous nous embusquâmes au coin d'une rue déserte, près de la

villa q ue nous avions louée." (Pr I, 1 99). À la lenteur des préparatifs à l'ex­

térieur s'opposent l a rapidité et la brutalité des tran sferts vers la maison

elle-même (aucune zone intermédiaire n'est suggérée)

1 . Ainsi le château d 'Aix est-il " une vaste demeure à laquelle tenaient une laiterie et u n e écurie. " ( P r I, 248) ; de même pour celui de Roger où, pour plus de commodité, les différents bâtiments communiquent : " Les communs où étaient la ferme avec les étables et les écuries étaient séparés du Château par une cour. Ces bâtiments étaient reliés par une chapelle da ns laquelle on pouvait a ussi bien entrer par la cour, que par le Château ou les communs. " (P r III, 9 5 8)

448

[ . . . ] nous bondîmes sur le couple , le ligôtâmes et le transportâmes dans la villa. [ ... ] nous allâmes à sa rencontre [du futur bourreau] et l'en­ traînâmes dans la villa, malgré sa résistance. (Pr I, 199) À Southampton, au contraire, l'itinéraire est longuement décrit : un premier

lieu-cadre est cité (Above Bar Street pour la rencontre urbai ne des person­ nages), puis c 'est le départ pour la maison du crime suivant l'invitation du

"monsieur très correctement mis" : "Suivez-moi, dit ce dernier. J'habite as­

sez loin." (Pr I, 176). Indications temporelles et spatiales alternent, des es­ paces "jalons" apparaissent :

Au bout d'une heure de marche, l'inconnu dit brusquement «Nous approchons de chez moi.» Ils étaient sortis de la ville. La route était bordée de grands parcs, clos de grilles [... ]. (Pr I, 177) Comme pour les rues d' Auteuil, nuit, lumières incertaines et bruits lugubres contribuent à la préparation du drame :

[ ... ] de temps en temps brillaient, à travers les arbres, les fenêtres éclairées d 'un cottage, et l'on entendait, à inter­ valles, dans le lointain, le cri sinistre d'une sirène, en mer. (Pr I, 177) Et, de plus, le seuil décisif entre l'extérieur et le domaine de la villa, est

triplement souligné

L'inconnu s'arrêta devant une grille, tira de sa poche un trousseau de clefs, et ouvrit la porte qu'il referma après que Hendrijk l'eut franchie. (Pr I, 1 77) Cette première limite franchie, la villa elle-même n 'est pas encore at-

teinte

[ ... ] il d istinguait à peine, dans le fond d'un jardin, une petite villa d'assez bonne apparence, mais dont les persiennes fer­ mées ne laissaient passer aucune lumière. (Pr I, 177) Le jardin intermédiaire contribue à l'isolement de la maison. Cet espace na­

turel n'a pas, loin s'en faut , dans tous les récits centrés sur une villa , la

même dimension i n quiétante. Dans "La Fiancée posthume " , tout au contraire, il part icipe du charme des Muscade : "La villa avait un jardin

planté de mimosas, d 'iris, de roses et de grands eucalyptus. " (Pr I, 340).

449

Espace romantique par excellence, le jardin abrite les amours de la comtesse

d'Eisenberg et les rêveries de la jeune fille de "L'Œil bleu " enfermée dans cette "villa religieuse" qu'est a ussi son couvent : "Nos vacances elles­

mêmes se passaient dans ce couvent qu'entouraient d'immenses jardins, un

verger et des vignes. " (Pr I, 3 45). Le motif du jardin est amplifié topogra­

phiquement par celui du parc d u "château". Celui de Janssen n'en a pas ex­ plicitement : le texte, au contraire, met l'accent sur les sorties du maître et

de l'élève hors du cadre strict de leur demeure, "dans la campagne" (Pr I,

249 ) ou par "une longue promenade" (Pr I, 2 5 1 ). Le domaine de Roger en

possède un, microcosme de motifs "naturels"

Je proposai d'aller jusqu'au petit étang que du haut du toit nous avions découvert dans le fond du jardin. Arrivés là, nous trouvâmes presque cachées par une végétation épaisse des roches artificielles, d 'où sortait une source qui coulait dans l'étang . (Pr I I I , 964) La découverte de la maison centrale demeure toutefois la première

préoccupation du jeune Don Juan. Ses dimensions, sa complexité en font un domaine quasi inépuisable

À l'intérieur, il y avait beaucoup de place, mais la disposition des pièces était si extraordinaire qu'en somme cette maison était plutôt incommode à habiter [ ... ]. (Pr I I I , 9 57) Cette v isite progressive et assidue n'est pas sans rappeler d'autres décou ­

vertes de grandes demeures, en particulier celle du roi fou de Bavière. Le

palais souterrain se déploie a ussi sur pl usieurs n ivea ux, comporte des "chambres [qui] n'étaient pas placées comme dans les maisons ordinaires,

mais étaient séparées par une masse de couloirs obscurs, de corridors tor­

tueux, d'escaliers en spirale." (Pr III, 9 5 7-8). Tout comme le narrateur du "Roi-Lune" découvre successivement une caverne, une grotte, une salle à

manger, un fumoir, une salle du trône, etc., Roger visite la chapelle, la biblio­ thèque , les chambres de sa sœur, de ses domestiques, de sa tante. Au

"désordre architectural" du Château correspond le désordre de la décou ­

verte, entreprise un peu a u hasard, ce qui contraste avec l'itinéraire plus vi­

goureusement orienté à travers le palais de Louis Il. Les différentes pièces

parcourues ne sont pas décrites, dans les Exploits, avec la minutie dont fait

preuve le narrateur du "Roi-Lune". Tel est d'ailleurs le cas pour les compo­ santes internes des autres villas. Le p l us souvent, le type de pièce est sim -

450

plement identifié. La chambre, inévitablement, prend une place de choix dans l a topographie de l a maison.

Il est inutile d'insister sur le cadre des exploits sexuels du jeune

homme : il atteint sa maturité de séducteur quand i l peut abandonner les

l ieux trop con ventionnel s pour une hutte de chasse (avec Elisabeth au chapitre X) . La chambre, en tant que lieu central , prend une tout autre

valeur dans "La Fiancée posthume" ou "Le Matel ot d'Amsterdam". Chez l es

M uscade, l a chambre est en core, pour le jeune Russe, le l ieu de l a

tentation : "Un soir, dans l a pénombre d' une chambre dont l a fenêtre était

ouverte, le jeune homme vit M me Muscade all umer une lampe." ( Pr I, 341).

Il franchit le seuil "interdit" ( Pr I, 341 ), se déclare avant que Mme M uscade ne q uitte l a pièce. Il viole l 'espace tout entier consacré au culte du souvenir

de l a " fillette adorable" que les parents choyai ent "le soir, sous l a lampe" ( Pr I, 342) . Chambre d' amour et chambre funèbre se rejoi gn ent dans

plusieurs autres textes q ui n ' ont pas, stricto sensu, pour cadre une vill a

(dans "La Favorite" par exemple, Pr I, 333-4). Pour lord Finngal, l a chambre

est le lieu de l ' expiat i on de la faute. Dan s aucun autre conte l e sy stème d'inclusion n'est aussi rigoureux. À l'intérieur même de la villa, son accès est

protégé : après la porte de l a grille du jardin , la porte du cottage l ui -même

avec, à n ouveau, une cl é ( Pr I, 177), puis une n ouvelle zone intermédiaire

avec "un salon meublé avec goût " ( ibid. ) , ensuite, pour le matelot seul , une

"pièce voisine", "la chambre qui lui était i ndiquée" ( Pr I, 178). La chambre

ell e-même comporte ses seuils et ses espaces i ntérieurs : "un rideau au fond de l a chambre", une al côve, un lit et une femme "pieds et mains liés,

bâillonnée [ ... ].".

L' inclusion marque alors, de l a façon l a pl us élémentaire, l e processus

d'emprisonnement. Un système triple de redondan ce est mi s en place : au

plan spati al d'abord, avec les deux progressions à l' extérieur et à l ' intérieur de la vill a, au plan humain avec les deux pri sonniers q u'attend un même sort

fatal et, à un plan plus métaphorique, entre l ' humain et l'animal. H endrijk

Wersteeg portait deux animaux, un si nge et un perroquet. L'enfermement et l 'effroi de ce dernier annoncent directement ceux du matelot

L'i n connu, q ui était sorti du salon , revi nt avec une cage : «Mettez-y votre perroq uet , dit-il [ ...].» Pui s, après avoi r fermé la cage où l' oi seau s' effarait, i l pria l e matelot de prendre l a lampe et d e passer dan s l a pièce voisine [ ...]. (Pr I, 178)

451

Le lieu clos, verrouillé, du "guet-apens in fâme" (Pr I, 179) est surveillé grâce à une lucarne, seuil entre la chambre mortelle et l'au-delà, vraie et

fausse ouverture, impossible à atteindre pour Hendrijk, suffisante à lord

Finngal pour tuer les deux malheureux.

Tous les seuils intérieurs (vides dans des murs, comme la lucarne, cloi­

sons "perméables" à la voix comme dans le boarding house des "Souvenirs bavards", portes vitrées de "L'Œil bleu" ou portes "pleines", les plus fré­

quentes bien sûr) ouvrent sur d'autres univers dont ils défendent aussi l'ac­

cès. L'organisation topographique de la villa définit un espace très fortement

compartimenté tout en restant homogène. Jardin et maison, ou les diffé­ rentes pièces entre elles, communiquent, mais le passage d'une unité spa­

tiale à l'autre n'est jamais indifférent. Le héros "voyage" dans la villa comme dans la ville, il peut y faire les mêmes rencontres exaltantes (Mme Muscade)

ou terrifiantes (la femme emprisonnée). La villa, dan s son unité et sa frag­

mentation, son resserrement et son expansion, sa dynamique d'inclusion ou

d'exclusion (la fin de "La Fiancée posth ume"), est emblématique de l'espace

apollinarien , de sa topographie, de ses structures et des mouvements qui l'animent.

"L 'Otmika " ou le village emblématique Le village de "L'Otmika", comme la plupart des villas, se définit d'abord

par opposition à la ville. Dès l'incipit des Exploits, la dichotomie était vigou­

reusement posée : "[ . .. ] ma mère s'était rendue à la campagne dans une

propriété [ ... ]." ; "Mon père était resté à la ville pour s'occuper de ses af­

faires." (Pr III, 9 5 7 ) . Elle est reprise tout aussi nettement dan s le conte

bosniaque : la ville est au-delà du village, elle n'existe pas en tant qu'espace

diégétique véritable, en tant qu'espace "narré" 1 • À la ville lointaine s'oppose

le village n on n ommé, cadre unique mais composite, aux secteurs

soigneusement définis.

Le récit , sans multiplier outre mesure les mi cro-espaces, pose néan­

moins plusieurs lieux différents._ D'abord, à l'extérieur du village, le pré, puis

le village lui-même avec surtout la maison de Tenso et de Mara, l'église avec

1 . Sans que cela altère son poids ou son influence sur la dynamique du conte, elle est seulement "citée" dans le discours des personnages (un otmikari, Omer, Tenso et le vieux curé), devenant éventuellement le cadre global d'une rapide séquence ana­ leptique ( P r I, 139).

452

sa place et, à "l'intérieur" de celle-ci, l e presbytère. Trois grandes zones se

dégagent donc : l'au-delà de la ville, la zone intermédiaire naturelle du pré et, enfin, l 'espace propre de l a bourgade, cœur du récit. Cette structure

spatiale ternaire, le lointain, le proche et l'ici, est souvent à l' œuvre dans l es

contes, q uel q u'en soit l'ordre de présentation narrative. Dans "L'Otmika",

"l 'ailleurs" de la ville est inclus - et donc second - dans la séquence de la

z one intermédiaire alors qu'il est premier (Southampton) dans "Le Matelot d'Amsterdam". Le "proche", quand il n'est pas un espace neutre de simple

passage, peut prendre une valeur prédictive : c'est le cas des cottages

a perçus dans l e conte anglais ; c'est aussi le cas de l a zone de la danse dans l e récit bosniaque. L' "ici" diégétique peut être soit vigoureusement

centré ( la chambre de l a vill a) , soit impliquer des l ieux séparés, non

strictement inclus l es uns dans l es autres : ainsi pour l es différentes de­ meures de " L'Otmika".

Aucune précision topographiq ue n'est fournie sur la ville : ell e est

définie par la multiplicité des races q u'elle abrite, opposée à l' unicité

eth niq ue bosniaque. Omer, après son premier échec , se lamente de

l 'expérience urbaine de Mara : " [ ... ] ell e a été à la ville. Elle y a vu des

Ital iens, des Juifs, des Turcs, des Viennois, qui sait ? et peut-être de ces

Grecs que je déteste [ . .. ] ." ( Pr I, 1 3 9 ). La ville est aussi l e domaine du

grand commerce, des exploiteurs opposés aux modestes artisans ( on pense

au père de Giovanni Moroni) , aux artisans ruraux comme l e petit taill eur

Omer. Ell e est l'image même de !'Étranger (des étrangers) , de l 'impureté, du faux : repoussoir (provisoire) pour un vil lageois authentique.

La topographie de l 'espace champêtre est mieux définie. Le pré est I' -

homologue des "vergers aux pruniers fleuris" : il s "entourent [tous deux] le village bosniaque". Ce champ est l ui-même l ongé par un chemin q ue ses ca­

ractéristiques transforment paradoxal ement en clôture : son talus, ses haies "bordent" l e pré. Cette zone intermédiaire est donc dichotomique : le pré

qui se confond avec l'espace de la danse, l'au-delà du chemin et de ses haies

où se cachent les otmikari. Il y a aussi le chemin l ui-même, en tant que fron­

tière, sur l e talus duquel sont assis les Tziganes. Cette microstructure ter­

naire annonce la structure. spatiale global e : le pré se révélera une frontière

entre l ' au-delà urbain et le village. Aux trois espaces champêtres sont a sso­

ciés trois types de personnages : les danseurs, l es musiciens témoins et complices, les agresseurs eux-mêmes qui ont forcé les limites de la danse.

Le kolo détermine son propre espace, confirmé par les motifs circu­

laires redondants des rotondités corporelles et des chansons qui l' accompa-

453

gnent. Ces chansons qui "s'envolent" sont elles-mêmes des rondes, structu­

relleme nt répétitives (" Le premier disait [ . . . ]/ Le second disait [ ... ]/ Le troi­

sième disait [ ...].") , et trois d'entre elles sont entonnées avant l 'irruption des otmikari. Le kolo , dansé e t chanté, est un double jalon, structural et thématique. Il annonce d'abord l 'organisation circ ulaire globale du récit1 mais aussi, par l e texte de ses chansons, il prépare toute l 'intrigue à venir2 •

La seconde section du récit (la plus courte) suggère à l a fois l'extérieur

(sans doute une autre bourgade distante de "dix lieue s") et l 'intérieur du village (les maisons d'Omer, de Tenso et, implicitement, celle du vieux curé)

ainsi que d'autres intérieurs/extérieurs (pièces de maisons/rues indifféren­

ciées). La maison de Mara et l 'e space de l ' église sont les deux pôles du récit marquant l'échec puis l e triomphe de l a virilité. Chacun reproduit à nouveau,

"en abyme", la structure spatiale ternaire.

La scène centrale de la séquence de l a maison de Mara se déroule sur

le pas de sa porte (Pr 1 , 141-2) . Les pièces sont rapidement mentionnées

la chambre, lieu de la neutralisation provisoire du père, et la cuisine. La jeune

fill e , victime de l 'interdit paternel , ne peut sortir : c'est donc l 'extérieur qui vient vers elle , via la vieille Tzigane. Celle-ci porte en elle tout un au-delà du

vill age, non plus l a ville honnie mais la "Bohème, le pays merveilleux où l 'on

doit passer mais non séjourner [ ... ]." ( Pr I, 141) . Le monde clos e st donc à

nouveau (a) bordé par l ' univers du c he min. La femme priso nnière et la

femme du voyage ne peuvent se rencontrer que sur un seuil , point de tan­ gence des deux univers. C'est par la fenêtre (autre se uil) que Mara a aperçu

l a vie ille femme , à l a porte que la Tzigane avait promis à Omer de retenir

Mara. L'échec de l 'e ntreprise est marqué, comme dans d'autres contes, par une porte qui se referme , rendant inaccessible l 'objet du désir : "Omer [ ... ]

arrivait en courant. L'apercevant, Mara poussa un cri et referma violemment

l a porte, qu'elle verrouill a. Omer s'arrêta désespéré [ .. . ]. " ( Pr I , 142 ) . Le

jeune homme (comme l ' amoureux de Mme Muscade) est rejeté à l'extérieur,

dans une zone de ténèbres ou de violence qui, dans "L'Otmika", se révèle

1 . La danse interrompue sera reprise le dimanche suivant sur la place de l'église comme signe de bouclage et de réussite. 2 . La danse est dite "échevelée " , et les trois chansons annoncent s uccessivement l'échec de la parole de séduction (" Mais le quatrième m'a contemplée sans rien me dire." - ce qui ne veut pas dire sans rien faire . . . ), la fin de la tutelle paternelle sur la jeune fille à marier (" Sa fille [du vieux beg turc de Sarajevo]/ s 'est enfuie chez les Serbes pour danser [ . .. ] ") et la perte de la virginité par le rapt ( "La fiancée n'était pas vierg e"). Autant d'étapes qui seront parcourues dans le village lui-même. Voir supra, la section sur les mises en abyme (chapitre II) .

454

être aussi une zone de latence et de préparation pour une réitération et une conjuration de l 'entreprise malheureuse.

L'espace de l ' église comporte également sa périphérie, son centre et

ses seuils. En fait, à l ' image des deu x cadres diégétiques à l 'intérieur du

vil lage, ce q ue l 'on pourrait appeler le "domaine" du vieux curé a aussi deux centres : l ' église proprement dite et la sacristie où il arrive à convaincre

Tenso. Entre l'extérieur de l 'égl ise et Mara à la messe, il y a "la petite porte"

(Pr I, 144 et 145), troisième seuil que fra nchit Omer (après le chemin et la

porte de la maison de la jeu ne fil le) , mais, cette fois-ci, ave c succès. 1 1

retrouve les deux zones e xtérieures, la zone limitrophe de la place puis

l 'ailleurs indifférencié où il se cache avec sa bien-aimée. Les structures spatiale s de cette dernière séquence reproduisent cel les de la première sur le pré, et d'autres détail s de la narration accentuent l 'anal ogie. La place

entou re l ' égl i se , comme le pré et le verger le vil lage. Ava nt la messe , un musicien est là , e ntouré par la foule, un musicien voyageur, comme les

Tziga nes : "Sur la place de l ' église s'était instal lé un de ces hommes qui promènent des phonographes de vil lage en village." (Pr I, 144). La musique mène très corporellement hommes et femmes "par l 'oreille"

[ ... ] le s Tziga ne s, au son d' u ne guitare , dansaie nt la Khaliandra [ ... ] en se tenant d' une main par l ' oreil le et de l'autre par l' organe génital. (Pr I, 1 40) Il [le musicien ambulant) avait placé, pour donner l'exemple , deux des tubes de son appareil à ses oreil les, e t invitait les passants à en faire autant [ ...]. (Pr I, 1 44) Les "enfants rangés", les "hommes, groupés" et les femmes "babil lant"

forment un chœur anal ogue à celui des danseurs au début du conte , chœur

dont le coryphée serait la "vieille, édentée, qu' on appelait Croix de Hongrie"

(Pr I, 144), double "clair", cathol ique, de la "vieil le [sorcière) tzigane à face desséchée" ( Pr I, 1 3 9) qui avait entraîné le deu xième échec d'Omer. Le

renversement , propre au jeu de miroir, se traduit dans cette dernière sé­

quence par u ne sorte d'inversion de l'ordre chronol ogique d'apparition des personnages. La vieil le femme ne vient plus après le rapt mais avant. Les pa­

roles de " Croix de Hongrie" combinent un sens direct et un pou voir caché.

Les chansons initiales, avons-nous dit , annonçaient l 'intrigue , mais de façon

médiane , par le biais d'autres personnages métadiégétiques. Le discours

455

prédictif sur la place de l 'église, désig ne les héros dans un futur de certi ­ tude :

«Omer aura Mara, allez ! qu'un homme vienne à aimer u ne femme, il n 'y a rien à faire ; il l 'aura et il faudra qu'elle l'aime.» (Pr I, 1 44) Cependant, comme tout discours d'oracle , ces paroles de la prophétesse

bosniaque i mpliquent u ne dimension cryptée. Le sig nifié est clair mais i n ­

jonctif e t performatif sous sa forme de vérité d'évidence. Pour que l a parole

soit également action, la vieil le femme sol licite aussi la puissance magique du verbe et la force du signifiant. Son "Omer aura Mara" ou [ ome R o R amaR a ]

résonne comme l 'ONORARONO ou les ABLANATANALBA et ANATANA de

"Simon mage" (Pr I , 1 3 2 et 1 3 4) . La formule de "L'Otmika" cimente les

sonorités des deux prénoms, constitue une unité phonique comme présage de l ' unité du couple. Les jeux de métanalyse, de segmentation de la chaîne

pho n i q u e , permettraient de retrouver q uelques amoureux de légende

[ome Ro ] , de supposer la gloire future du jeune homme, son [oRa] , son "aura"

( "il l 'aura", ce qui est confirmé dès la sortie de la messe par l 'admiration de

tous).

Au plan des structures phoniques, la segmentation permet également

de constater les retours et les renversements dans les séquences [ omeRo] et [RamaRa] . Il n 'est pas impossible que des structures analogues soient à

l'œuvre aux plans linguistique et spatial. Les échos entre la première et la dernière séque nces ne sont pas parfaitement "palindromiques" sans doute,

mais contribuent au bouclage. Après le rapt, "les groupes se reformèrent sur

la place" ( Pr I, 1 46) comme sur le pré, après la première tentative ratée.

Après la messe, dans la sacristie, le vieux curé ne fait que reprendre les idées de la vieil le femme de la place de l'église et la même forme prédic­

tive : "Demain , Mara sera folle d'Omer." ( ibid.). Après la scène de la sacris­ tie, les seuils peuvent être franchis sans être forcés. Au cercle de la danse

qui rejetait Omer, à la porte de Mara qui se fermait sur la vieil le Tzigane et

son complice, succèdent la petite porte et surtout le "portail de l'égl ise"

jusqu'auquel le curé raccompagne T enso , l ieu de la réconci liatio n sce llée entre les univers antago nistes. Le portail peut s'ouvrir sur la place unitaire, sur les Tziganes de retour et sur la nouvelle ronde du kolo.

Dans le village bosniaque, se sont affrontés, pour se retrouver dans

une danse finale, les trois domaines spatiaux et sociaux de la topographie i n­

terne apollinarienne : la ville, la route et le monde rural. Le village est donc

456

également un microcosme où , après la confrontation, peut se célébrer le

"mariage" des cont raires. Les systèmes d'opposit ion ne sont pas

simplement externes, d'une zone à l'autre. Des clivages se produisent au

sein d'une même communauté ; à l'inverse, et c'est ce qui rendra possible un dénouement "heureux" , des val eurs communes unissent aussi les

différentes sphères. Le récit devient al ors l a rech erche de l a val eur unificatrice, l a quête de l'unité perdue1 •

Aussi différents soient-il s par l eur l ocalisation, leur intrigue, leur dé­

nouement , le genre l ittéraire auquel il s se ratt ach ent , "L'Otmika" et "Le

Matelot d'Amsterdam" proposent un même type topographique, cloisonné,

morcelé, éclaté et unitaire. Le conte "noir" angl ais suggère un itinéraire

unique, tout entier orienté vers la chambre du secret. Rien ne peut distraire

de cette marche inexorable vers la mort. Face à ces enchâssements linéai­

rement distribués, le conte bosniaque présente un système di fférent. Il

n'implique pas vraiment de structure déambul atoire, de traversée de seuils

successifs, de pl us en plus "intérieurs" . Il postule des sphères, différentes

certes, mais à structure spatiale analogue. Chaque grande séquence, dans chacun des trois grands lieux diégétiques, annonce ou répète les autres. En

un sens, l a villa du "Matelot" ou de "La Fiancée posth ume" est pl us uni­

taire : ell e suppose une aventure, une action qui ne peut être reprise.

L'organisation spatiale du village de "L'Ot mika" , par l a succession de ses

struct ures enchâssées/enchâ ssantes, permet les renversements drama­

tiques jusqu'au succès final.

Une topographie des contrastes et des seuils Nous pensons avoir montré, à travers ces différents exemples, à quel

point l a représentation des espaces, de l' espace, ét ait vigoureusement

contrastée, fondée sur des oppositions sans doute pl us souvent maintenues

que résol ues. La dynamique antithétique est à l ' œuvre dans l a simpl e

présentation topographique des lieux, dans la définition des personnages ou dans la suggestion des mouvements.

Le déb ut de l a lettre du Mormon est entièrement fondé sur un jeu

d'antithèses entre Paris et l'Amérique ainsi que sur les oppositions au sein de la capitale française

1 . Voir in fra, notre étude de la morpholog ie de l ' histoire dans " L' Otmika " ( chapitre VI) .

457

«On trouve à Paris un singulier mélange de grandeur et de misère bien fait pour frapper les yeux d'un citoyen des États-Unis, accoutumé à l ' agréable simplicité de nos vill es naissantes dans lesquelles, s'il y manque l' architecture su­ blime des palais, des monuments et des édifices religieux, l'ordonnance grandiose des places et des jardins, les pers­ pectives ménagées avec un goût délicat et audacieux des promenades publiques, on ne trouverait pas non plus l ' af­ freuse saleté des faubourgs parisiens, ces maisons épouvan­ tables où vivent dans une promiscuité écœurante les o u­ vriers et les petits bourgeois. [ ... ]. «D'autre part, la nature est ici, comme partout en Europe, plus mesquine que dans notre patrie, et, en particu­ l ier, les fleuves y sont de misérables ruisseaux au regard de notre Missouri, le Père des Eaux, ou des autres fleuves amé­ ricains. ( Pr I, 430-1) 1 Tous l es stéréotypes sont réunis : "la vieille Europe" et le Nouveau Monde,

le poids du passé et les promesses de l'avenir, la restriction européenne et

l'immensité américaine, les vices des zones urbanisées et la majesté des

paysages naturels. Au cœur de Paris, outre l es oppositions morales et es­ thétiques sur les espaces bâtis ou naturel s, les antithèses topographiques et

sociologiques sont soulignées entre centre-ville et faubourgs, bourgeois et

ouvriers : de quoi provoquer chez John Taylor "admiration" et "horreur".

Il ne serait pas difficile de montrer comment les composantes topogra­

phiques des histoires s'organisent en fonction d'oppositions élémentaires.

L'exemple des demeures et des lieux de passage serait sans doute le pl us

simple dans un monde apollinarien sous le signe du trajet et du voyage. Dans le cadre urbain, rues et maisons s'opposent comme, dans le cadre rural , le

village et l a route. L'image-repère de la maison, avec toute sa charge affec­

tive et symbolique, pourrait être donnée par celle d'l lse à Hildesheim. Ses

rares promenades dans l a petite cité la conduisent vers d'autres maisons

pratiquement semblables. Elle est le héros sédentaire type, dont l'existence se confond avec celle de sa demeure et, pl us largement, de sa ville. À l'op­

posé de tout "pittoresque l yrique" allemand, est parfois évoqué l ' univers

sordide ("l ' affreuse saleté des faubourgs parisiens") des bicoques de ban1 . Nous n'oublions pas que, pour cette lettre, " Apollinaire s' inspire [ . . . ] de Jules Rémy qui avait rencontré Curtis E. Bolton à Salt Lake City. " ( P r I, 1 349). La note infrapaginale qui accompagne le début de la lettre ( où le narrateur remercie E lvire de l'autorisation de reproduction, P r I, 430) est une façon plaisante d'Apollinaire de reconnaître son " emprunt" .

458

l ieue comme celle de Pertinax qui "exhalait une odeur nauséabonde" (Pr I,

182). Dans bien des récits, et à travers tous les récits, s'opposent l es logi s

"simples", "bourgeoi s" (l ' appartement du héros-narrateur ou de certai ns de ses ami s comme Ludovic) et les somptueuses demeures (la soirée chez de

riches bourgeois à la fin de l'hi stoire de Pertinax, chez un grand seigneur au­ tri chien dans "La Chasse à l ' aigle" ainsi que dans l a première scène du

"Rabachi s"). Le palais est un moti f récurrent des contes et plus encore des romans : ce sont aussi bien les "palai s romains" qui accueil l ent "le front

audacieux" de Delhonneau ("L'l nfaillibilité") ou le ventre arrogant de Macarée (chapitre V) , les palais d' Hérodiade ("La Danseuse") ou de N éron ("Simon

mage") que ceux que désigne d'Ormesan dans ses antiopées ou l e palai s du

roi Arthur. Nombreuses sont l es belles maisons fréquentées par l es trois Don Juan ou par Vibescu 1 . Quant à Vietrix, son voyage (Gnosse et son palais -

souterrai n l ui aussi ) et surtout son séjour babyl onien sont scandés par les

visites de monuments comme le musée (chapitre XV) , de nombreux palais (Méretçar, Dinosor, Balthazar) ai nsi que ces " palai s religi eux" que sont les temples de Mylitta ou de Bel .

À ces édifices s'opposent d'autres maisons, lieux de travail ou d e di­

vertissement : ai nsi, l es boul angeries du "Sacri l ège", l'atel ier de J ustin

Prérogue ou de l'oi seau du Béni n, la boutique du père de Giovanni Moroni ou de David Bakar. Et que dire de l' énigmatique "maison" (apparemment très

active) de Mme Dahan ou, dans l' ordre du plai sir mondain, des salons et des

cafés, des théâtres ("Le Poète assassiné") , voire du "palai s de Mammon", des temples du jeu (Monaco, l e "cercl e" du Trocadéro) ? Il est inutile d'in­

sister sur l 'opposition soci ale entre les lieux reli gieux et les autres. Certaines de ces demeures, pourtant, ne sont "religieuses" que par le statut de leurs

habitants (les palai s des cardi naux Porporel l i ou Ricotti no, l a maison de

l ' abbé Fol engo dans "La Lèpre") , statut qui ne garanti t en rien l a nature

sacrée de cet espace.

Ces demeures, quel s qu'en soi ent la locali sati on (urbaine ou rurale) , l a

taill e et l e l uxe, l e statut laïc ou religieux, s'opposent à "l'extérieur" topo­

graphi que, domaine traditi onnel de l'aventure et du danger, c'est-à-dire

également du mouvement . et du passage. Les espaces du passage, défi nis

comme négativement par rapport aux domi cil es, revêtent une importance

toute particuli ère dans l e récit apoll inarien. C'est dans la rue ou sur la route

1 . Nous ne revenons pas sur les vrais ou faux châteaux de Janssen, d u Roi-Lune ou de Roger.

459

que le passant rencontre d'autres passants en passant, selon les jeux de mots du "Poète assassiné" (XIV,

Pr

I, 278). Si, parfois, un personnage

mystérieux se présente dans une demeure, les rencontres à l'extérieur sont de loin les plus fréquentes. La rue et la route viennent longer les maisons comme un défi ou un appel 1 . À l'univers du voyage appartiennent aussi cer­ taines maisons considérées comme des étapes provisoires. D'où l'impor­ tance, dans les récits, de ces haltes que sont les hôtels, auberges ou autres boarding houses ("Le Passant de Prague", "Que vlo-ve ?", "Les Souvenirs bavards", "La Plante" notamment). D'autres maisons n'accueillent l'étranger que pour peu de temps, comme celle des Cecchi pour François des Ygrées ou celle des Muscade pour le jeune Russe de "La Fiancée posthume". Certaines villes sont, en elles-mêmes, définies comme des lieux de passage, indépendamment du court séjour que peut y faire le héros. Nous pensons en particulier à la ville portuaire comme Southampton, New York ou surtout Marseille, le port par excellence des récits de fiction. La thématique du port (et c'est ce qui en fait sa richesse, sa "poésie" songeons au moins à Baudelaire) joue sur la confrontation de l'inanimé et de l'animé (le mouvement des bateaux), du monumental (les quais) et du gra­ cieux et du léger (les voiles), mais avant tout de son dualisme "élémental", l'en-deçà terrien et l'au-delà maritime (ou vice versa). Marseille confronte des éléments venus du sud comme du nord (les petites Ligures, Étrusques, les prostituées noires, les filles blondes,

Pr

I, 571), de l'ouest ou surtout de

l'est (Horace Tograth venant d'Australie). Ce port s'ouvre sur la Méditerranée, dont le nom même propose la terre et la mer, à la fois oppo­ sées et associées dans un système d'inclusion. Les escales de Vietrix per­ mettent de confirmer ces schémas. Traversant une "mer dans les terres", il s'arrête sur des terres dans la mer. Le Don Juan d'Angleterre, faisant nau­ frage en Méditerranée, se retrouve, avec quelques compagnons, dans une chaloupe d'horreur avant d'aborder le rivage salvateur d'une petite île grecque 2 • De toute évidence, l'île d'Haydée est paradisiaque, du moins jusqu'au retour du père ; elle ne peut que rappeler d'autres îles plus 1 . Nous reviendrons sur cette question de la confrontation entre le monde sédentaire et le monde d u voyage lors de not re étude de la "territorialité" du personnage ( cha pit re V) . 2 . Cette île n' est pas nommée, n' est pas située exactement, mais un nombre (sept) et une compara ison lui donnent explicitement une valeur sa crée : " I ls ne savaient pas quelle était cette côte escarpée et rocheuse. Ils se perdaient en conjectures. Ceux-ci pens a ie nt que [ . . . ] ; ceux-là [ . . . ]. Cependant le courant conti nuait à pousser leur barque, semblable à celle de Ca ron, vers le rivage. Ils n' étaient plus que quatre vivants et trois morts. (P r I, 849)

460

"terrestres" comme la métairie de Mariette dans "Le Poète assassiné" ou

celle, toute urbaine, que se confectionne un Robinson moderne devant l a gare Saint-Lazare.

La g are et le train sont les homologues du port et du bateau. Comme

eux, ils sont des espaces de confrontation entre l ' ici et l'ailleurs, entre la

mobilité du voyage et l 'immobilité de l'attente (Évariste Roudiol ou les émi ­

grants de "Zone"). Le train, comme le bateau, est un espace clos privilégié

dans la mesure où il implique à la fois un mouvement extérieur (perceptible

de l'intérieur par le regard) et la fixité. Comme d'autres espaces clos ou bien

ouverts, il est un lieu de rencontre, amoureuse ou non. Les moyens de

transport bouleversent la perception en inversant les rapports entre le fixe

et le mobile, instaurant un ordre instable (et dont se plaint Vibescu qui ne peut maîtriser la situation à son aise, Pr III, 909). Bateau terrestre, mais

aussi île à sa façon car coupé du monde stable, protection ou prison (l a vic­

time de "Trains de guerre"), le train instaure, par la confrontation des

contraires, un univers autonome qui, non seulement relie les villes ou les pays entre eux (notons que le voyageur apollinarien circule surtout à pied),

mais surtout fait ressortir les démarcations et fait jouer, en marge du réel,

les différentes dimensions (et les différentes perceptions) de l 'espace et du

temps.

Les lieux de passage sont aussi des lieux frontières entre des régions,

des pays, des sphères géographiques ou des univers différents. Il a déjà été remarqué qu'un conte comme "Que vlo-ve ?" jouait, dès son ouverture, sur

ce thème de la frontière "politique" entre les mondes francophone et ger­ manique 1 . Le musicien wallon est "né prussien à Mont", sur le chemin des Hautes-Fagnes, "ou plus justement Hohe-Venn, puisqu'on est en Prusse

déjà, comme l'attestent des poteaux [ ... ] sur toutes les routes." ( Pr I,

1 48) . La couleur de ces poteaux, "noir et blanc, sable et argent, couleur de

nuit, couleur de jour [ .. . ]." ( ibid. ) laisserait penser que cette frontière n'est pas seulement linguistique et "terrestre" 2 .

Nous ne pouvons qu'être frappé, lors des localisations, par la fréquence

des termes indécis de proximité. La ville en particulier, est une référence à la

fois sollicitée et refusée. Dans "Que vlo-ve ?", Mont/Berg est "situé près de Malmédy" mais aussi H ildesheim est "près de Hanovre", Laghet près - et au­

dessus - de Nice, Pertinax Restif habite au Kremlin-Bicêtre, près de Paris.

1 . Voir Claude Debon, «Lecture de " Que vlo-ve ?"», art. cit. 2 . Voir l' interprétation de Madeleine Boisson dans Apollinaire et les mythologies antiques, op. cit., pp. 305-6.

46 1

Dans "Le Poète assassiné", "Veuf, François des Ygrées s' é tablit près de la

Principauté" (Pr I, 2 4 2 ) et Janssen "emmena Croniamantal aux en virons

d'Aix, dans une maison [ ...]." ( Pr I, 248 ) . Dans les autres contes, le palais du Roi-Lune est aux environs de Munich et "Beausoleil , près de l a frontière

mo négasque" ( Pr I, 3 31) ; l'accident de voiture de Justin Couchot survient

"sur l a l i m ite du Vésin et" et l 'in firme s'in stal le en suite "dans une

maisonnette qu'il possédait au bord de la mer, près de Toulon [ ... ]." ( Pr I, 3 49) ; le sol dat Sérign an des "Épingles" est "au repos, près d'Épernay"

quand Simone vient l ui rendre visite au front (Pr I, 510).

Toutes ces n otations, monotones dans leur formulation répétitive, ins­

taurent des espaces intermédiaires, des seuil s entre les différentes sphères topographiques q ui, grâce à elles, communiquent ou même s'imbriquent. Le

faubourg est encore la ville et déjà autre chose, le village est humanisé et

toujours naturel. On devine l'importance thématique de tous ces seuils qui

marquent ou détruisent les limites entre la mai son et la rue , le village, la ville

et son au-delà, un pays et un autre , l'intérieur et l'extérieur, la terre et l'eau

( d'un fleuve, d' une m er), etc. Les grands lieux apollinariens participent tou­

jours de plusieurs univers, topographiquement ou plus symboliquement. On

ne s'étonnera pas, par exemple, dans cet univers du passage, de la fré­

q uence du motif du pont ( "de Saint Jean Népomucène, martyr du secret de la Confession" dans "Le Passant de Prague", des différents ponts du "Poète

assassiné" entre autres) quand il s'agit d'unir tant de rives spatiales et tem­

porell es différentes, tant de dimensions apparemment distinctes d'un même

"réel".

462

B . LES LIEUX DANS LE RÉCIT LE D I SCOURS SUR L'ESPACE ET LA DESCRIPTION

Comme toutes les autres composantes de l 'univers fictionnel, l'espace

diégétique n'existe que par le "récit" qui en est fait, ou, si on veut éviter

l 'ambiguïté de ce terme, "dans le récit". Nous avons parfois d istingué, suivant en cela Jaap Lintvelt, des "espaces cités" et des "espaces narrés" 1 . Cette d ernière expression pourrait prêter à confusion puisque, selon ce

critique, e l le renvoie aux lieux propres de l ' histoire, "narrés" directement.

Mais en que l sens peut-on parler de la "narration" d 'un espace a lors

qu'intuitivement le lecteur ressent l'évocation des lieux comme différente de

l a narration des événements ? Le narrateur, alors, "décrit" , et ce segment

de texte tend à devenir autonome, à se détourner de l'action et à rompre avec le déroulement temporel de l'histoire .

La description est un moment clé de tout récit traditionnel, une étape,

semble-t-il, obligée dans une oeuvre de fiction . C'est aussi un segment hau­

tement emblématique, dans lequel se perçoit le système esthétique du pro­

sateur. La description engage l es questions de la représentation, des rap­

ports du d iscours verbal et du réel, c'est-à-dire l a question même de la création l ittéraire. La description est devenue au x:rx e siècle un segment privilégié, emblème des esthétiques réalistes et naturalistes ou révélateur de

l a tendance à la mimésis. Apolli naire écrivain de fiction ne peut en faire l 'é­

conomie ; il peut même en connaître la "tentation" alors que ses concep­ tions esthétiques l'éloignent de toute représentation "photographique".

Quand il décrit, subit-il l'influence des "maîtres", retrouve-t-il les démarches

types qui caractérisent cet é noncé ? Quels pourraient en être la place, l 'o ­ riginalité, la valeur, l e rôle e t l'enjeu ? 2

Apollinaire utilise le terme de description dans un sens très large. Le

synopsis de L 'Abbé Maricotte nous le prouve : le mot est, en effet, appliqué 1 . Essai de typolog ie narrative, op. cit. 2. Une première version de ce développement sur la description spatia le a été proposée dans notre article «La tentation de la description dans l'œuvre de fiction de Gu illaume Apollinaire», Le Sens à venir. Création poétique et démarche critique. Hommag e à L éon Somville, édité par David Gullentops, Peter Lang, Berne, 1995.

463

aussi bien à l'évocation (projetée) d'espaces (au sens topographique) ,

d'objets que de personnages. Ainsi, dans l e registre spatia l , pouvons-nous l ire : "Description de la rue."

(Pr I , 945 ) , ou bien, lorsque le personnage­

éponyme rentre chez lui, "description de l 'intérieur de l 'abbé Maricotte [ ... ].". Tel acteur se rend chez tel autre : "Description du l ieu [ ... ].". Le ro­

mancier ajoute aussitôt : "[ ... ] chiens, chats, la chèvre, l'oie." ( Pr I, 946 -

7 ) . Des "personnages" , ou du moins des êtres a nimés, peuvent donc être,

en termes apoll inariens, l'objet d'u ne description : "Homebrefort, sa des­ cription, son a ccent."

(Pr I , 94 5). De même, l eurs activités : "Description

du sculpteur [ Pardima n], description de son art, description de son a telier."

(Pr I, 948). Des objets, esthétiques ou non, peuvent l 'être égal ement

"Description d'une statue d'avant-garde. On passe à la description d'un ta­ bleau, puis à cell e d'un poème. Légitimité de ces choses."

(Pr I, 956). Par

ce terme commode, mais imprécis, sont associés des "états des lieux", l'in­

ventaire des composa ntes d'un espace, l e compte rendu explicatif d'une

oeuvre d'art ("[ ... ] un travail sur l'amour divin . Description du manuscrit." ,

Pr I, 945) et encore ce que l'on appelle communément "portrait" (terme

qu'utilise parallèlement Apollinaire : par exemple, "Portrait de Sormisaine [ ... ].", Pr I, 94 5 ) .

Dans cette ébau che programma tique, l e romancier, se rattachant alors

à la tradition la plus courante, appelle description des développements en

marge du récit, impliquant sinon un arrêt, du moins un certain ralentisse­

ment de la narration et où l'exigence de l'intrigue s' estompe au profit d'un constat relativement statique sur l es lieux ou les personnages. À travers ce

terme se retrouvent des questions déjà abordées comme celles des types de discours tenus par le narrateur, des vitesses du récit ; se trouve égale­

ment posé le problème général du "descriptif" comme distinct du narratif au

sens strict.

On sait que les travau x théoriques récents ont pertinemment différen­

cié le descriptif et la description. Le premier serait à analyser comme "un ef­ fort pour résister à la l inéarité contraigna nte" du narratif 1 , comme u ne hy­

pertrophie de l 'anaphorique et du paradigmatique ; la seconde, la descrip­

tion, comme u n énoncé résul tç1nt de cet effort et de ce type de discours,

quel que soit, à la limite, le motif auquel il s'applique (non huma nisé ou hu­

manisé). Lorsqu'il utilise le terme de description pour le portrait de ses per-

1 . Philippe Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, Hachette, 1 98 1 , p. 5.

464

sonnages, Apollinaire reprend, certes, un usage courant mais il fait surtout

ré férence au "geste" descriptif.

• Présence de la description spatiale Très arbitrairement d'un point de vue théorique, nous nous attacherons

essentiellement ici, d'une part à la description ( un segment textuel), d'autre

part à l a description spatiale ( nous constaterons rapidement qu'elle est in­

séparable de l'évocation des objets et des personnages qui "peuplent" l'uni­

vers des fictions) . La première question à envisager est cel le de l a présence

même de la description, de son importance quantitative dans ces récits. Sur ce plan, Apollinaire n'est pas un "grand" auteur descriptif. I l ressort clai­

rement de l'analyse de la toponymie que la dénomination suffit souvent pour

faire exister le lieu et qu'elle tend à rempl acer la description. I l conviendrait

certainement de nuancer en fonction des contraintes génériques. Contes et

romans, ne serait-ce que du fait de leurs espaces respectifs, ne sauraient

faire l e même usage de la description. Disons d'emblée que si l es contes sont très pauvres en ce domaine, les romans eux-mêmes en sont fréquem­ ment dépourvus.

À cet égard, la série de "L'Histoire romanesque" est particulièrement

hétérogène. La Femme assise et La Fin de Babylone présentent de longues descriptions spatiales. En revanche, Les Trois Don Juan n'y recourent qu'as­

sez rarement ( ell es seraient pratiquem ent absentes du Don Juan des

Flandres) . Les deux romans érotiques sont également très différents l'un de

l'autre. Si l'on excepte le fameux paysage rhénan du chapitre IV, l e récit des

aventures de Vibescu ne s'applique guère à décrire l es espaces. Celui des

"exploits" de Roger met pl us volontiers l'accent sur l e cadre du château dont il détaill e l es composantes. Dans l es deux cas, cependant, l e

"descriptif" tend à se porter avant tout sur les personnages et donc sur le portrait.

Il est souvent difficile de déterminer l'ampleur textuelle de ces descrip­

tions, tant dans leurs l imites externes que dans leur dével oppement interne. La séquence descriptive peut constituer un bloc autonome aux démarca­

tions fortement indiquées. La segmentation typographique joue alors son

rôle, que ce soit le blanc ou le paragraphe homogène. Le chapitre XXII de La

Fin de Babylone présente le temple de Bel (Pr I, 6 9 3) en deux paragraphes

d'une seul e section nettement isolée. Le temple de Sal omon décrit par

465

Nephtali au chapitre VI (Pr 1 , 591) est, quant à l ui, évoqué dans un déve­

loppement qui conduit de l a décl aration des " pl us hautes destinées du

peuple juif" à l'espace global de Jérusalem, puis au temple l ui-même "Au sommet du mont Moria". Le lieu décrit peut ne l'être qu'une fois, et en une seule fois ; il est parfois repris et complété dans une (ou plusieurs) autre(s)

séquence(s) descriptive(s). Ainsi, pour le temple de Bel , après l 'extérieur,

est évoquée une "grande sall e" intérieure (Pr I , 694 ), séquence elle-même

autonome typographiquement, séparée de la description initiale du temple par une section sur les personnages 1 •

Dans l es romans, le segment descriptif est rarement "pur", dépourvu

de tout élément narratif. Il concerne le lieu global , l es micro-espaces, l es

objets incl us mais aussi, fréquemment, des personnages (dont l'action im­

plique un développement temporel qui vient contester l e très théorique

"arrêt" du descriptif) . Les temps verbaux et l 'action j ouent parfois en contrepoint : "l'imparfait décor" n'est pas obligatoirement le seul temps

dans ces séquences que l'on ne peut pourtant qualifier que de descriptives.

La plupart d'entre ell es englobent pierres et hommes dont l es composantes c orporell es ou vestimentaires ne sauraient être distinguées des compo­

santes "objectales" de l'espace non-humain. Il est difficile de ne considérer

que le simple décor matériel ou nat urel . Aux yeux du narrateur, c'est un

spectacl e composite qui se présente et dont il doit rendre compte.

Le relevé des séquences descriptives de quel que ampl eur serait assez

rapide si l 'on ne retient pas ici ce qui relèverait du portrait et de la problé­

matique propre du personnage2 . Les séquences romanesques les pl us l ongues sont cel l es qui, à l' origine, n'étaient pas d'Apollinaire (dans La Fin

de Babylone et dans Les Trois Don Juan), ou bien qui n'étaient pas prévues pour une œ uvre de fiction. Le Paris de 1914 , et pl us particulièrement le

Montparnasse décrit sur pl us de quatre pages au chapitre II de La Femme

assise (Pr I, 418-22), est donc un cas particulier. La description de la capi­

tale par l e Mormon John Taylor serait plus intéressante si ell e ne sentait pas

trop l'exercice de style et la réécriture. Le strict descriptif se limite d'ailleurs

aux deux premières pages (Pr I, 430-1 ). "La place qui occupe le centre de l a Grande Vill e du Lac Salé" n'e st que rapidement évoquée (Pr I, 445-6) le récit s'attache pour l'essentiel aux cortèges, donc aux personnages.

1 . Pour le contenu de la description, Apollinaire s' inspire, selon Michel Décaudin, de Lenormant : Histoire ancienne de l'Orient jusqu'aux g uerres médiques (P r I, 1 41 1 ). 2 . Voir in fra, l e chapitre V sur le portrait.

466

Dans La Fin de Babylone, outre les descriptions "pures" des temples

déjà évoquées, nous retiendrons surtout celle des monuments marquants et de l'architecture de la capitale orientale (très "inspirée" de Maspéro, X, 617-

8) ou l a description, typographiquement autonome, de la salle de festin de

Balthazar (XXIV, Pr I, 706). Dans le Don Juan d'Espagne, l'antre d'un astro­ logue est précisément évoqué (Pr I, 73 1 ) ainsi qu'une nouvelle salle d'orgie

(Pr I, 743 ). Le début de La Femme blanche des Hohenzollern, documentaire

et journalistique d'abord, plus merveilleux ensuite, est assez largement des­

criptif. Quant à L 'Abbé Maricotte, il aurait dû faire alterner de façon régu­

l ière, nous l'avons noté, la description et la narration d'événements.

La relative fréquence et la relative longueur des séquences descriptives

dans les romans feraient ressortir la rareté et la brièveté de ces segments

dans les récits courts. Le conte, récit en principe "pressé", n'a pas, statutai­ rement, à s'attarder sur les l ieux. La rapidité de l'ancrage spatial est assurée

par l a dénomination (h ypertrophiée), les indications topographiques géné­

riques, l a notation brève d'un " décor humain" . Les passages où le récit s'at­

tache strictement aux lieux font donc figure d'exceptions, ce qui ne peut

que renforcer l eur intérêt. N ul doute que ces segments ne dépassent la

fonction mimétique, la vol onté de renforcement de la crédibilité ; ils s'exhi­

bent comme signes d'une autre dimension du réel , comme lieux textuels privilégiés de l a profondeur du réel apparent 1 • Ce critère de l ongueur ne peut prétendre à une très grande rigueur.

Certaines séquences nous semblent cependant présenter à la foi s autonomie (par rapport à la narration d'événements) et unité. Les descriptions dans les

1 . Dans l'ensemble des soixante contes et nouvelles, nous pou rrions relever une vingtaine de séquences véritablement descriptives (démarquées, "pures" ou à très forte dominante). Pou r les lieux u rbains ou humanisés : la ville et la ma ison de llse de H ildesheim ( P r I, 158-9), les villas annonciatrices de la maison du crime dans "Le Matelot d'Amste rdam" ( P r I, 1 77), l'atelier de l'oiseau du Bénin ( P r I, 2 55-6), la gare de Cologne ( P r I, 282 ) ainsi que le réfectoi re du couvent de Brünn ( P r I, 288) dans "Le Poète assassiné". Aj outons les salles du palais du Roi­ Lune, la chambre mortuaire dans "La Favorite" ( P r I, 331 ), la villa et son ja rdin dans "La Fiancée posthume" ( P r I, 340 et 1 ), le début du " Masque dans l'avenue " ( P r I, 543). Pou r le monde naturel et les paysages, les principales séquences descriptives seraient celles du chapitre IX du "Poète" (lever de soleil et vallon des Gaumates, P r I, 2 44-5), des promenades champêtres de Croniamantal (la nature en mai, la ferme édénique, la nature au crépuscule, P r I, 2 51 , 2 52 , 2 53), le château du "Roi-Lune" (et, en partie, le dernier chapitre), l'ouverture rhénane de "La Comtesse d ' Eisenberg" ( P r I, 387). Nous ne pouvons cependant écarter totalement de ce relevé les séquences qui se proposent la description déta illée d'objets présentés comme des "espaces", eux-mêmes cadres ou supports d'autres objets inclus ou contigus, comme les tableaux du cloître de Laghet (P r I, 165), la hotte ou la vitrine de brocanteurs ( P r I, 1 86-7 et 1 88, 336), une serviette maculée ( P r I, 1 91 ) ou un ensemble de vêtements "à la mode" (P r I, 2 7 6).

467

récits courts, qu'elles rendent compte d'espaces ou d'objets, ne dépassent

pas, en général, quelques lignes : le quartier de la gare de Cologne, les villas ou la serviette vénéneuse, par exemple , se conformeraie nt à une sorte

d' "ampleur moyenne" de la description apolli narienne. Des séquences plus

longuement développées retien ne nt alors l'attention : nous pensons no­ tamment à la maison d'llse, à la rue du "Masque [ ... ]" ou à l'inventaire (en

deux temps) de la hotte du chiffonnier. De tous les contes, "Le Roi-Lune"

permet sans doute le mieux de percevoir la place, l'insertion, le fonctionne­ ment et le rôle de la description apollinarienne.

La dyn amique d'ensemble est celle d'une visite d'un lieu inconnu, in­

trigue a priori favorable à la description. La toponymie reste discrète (initiale et finale) ; le domaine de Louis II n 'est d'abord qu'une caverne puis un pa­

lais souterrain composé de salles, couloirs, escaliers, etc . , termes trop

"génériques" pour se substituer à la description. Le récit comporte des des­

criptions d'espaces naturels ouverts ou fermés ( I, V) , d'espaces-cadres hu­ manisés et de nombreux objets inclus. Les deux séquences descriptives du

prologue sont étroitement insérées, sans aucun signe démarcatif externe,

dans le développement narratif (le paysage lunaire, la muraille de rochers et les sapins, Pr I , 3 0 3 et 303-4). Le chapitre se termine d'ailleurs sur l'évo­

cation d ' "une vaste salle" longuement décrite , dans une séquence auto­ nome cette fois, au début du chapitre Il ( Pr I , 305). Le récit rend compte

alternativement, et avec une assez belle régularité "quantitative", des ac­

tions des personnages et des pièces ou objets découverts. Il est difficile de

dire que le couloir aux graffiti est décrit puisque les i nscriptions sont direc­ tement citées ( Pr I, 307-9). La "vraie" description reprend pour une salle

au plancher matelassé (Pr I , 3 09 ) puis pour "une grande salle où sur une

estrade à trois marches se trouvait un siège aux pieds brisés, sorte de trône

démantibulé [ . .. ]." ( Pr I, 3 1 2) et, enfin, une autre "grande salle" où se tient le Roi-Lune ( Pr I, 3 1 3 ) , là où "se place l'épisode le plus émouvant [du]

voyage". Paradoxalement, cette dernière salle est moins précisément décrite que la précédente : le portrait du roi fou prolonge la description du cadre,

et surtout, le "tour du monde auriculaire", faisant exploser le monde clos,

multiplie les micro-séquences plus narratives que descriptives. Au terme de

la visite, la séquence de la forêt illumi née ( V, Pr I , 3 1 7-8) est un spectacle

simultané qui combine description des lumières, portraits des personnages,

et évocation des cortèges : le temps de l'histoire s'immobilise et se méta­

morphose dans une musique "mouvante" et "vivante" .

468

• L'insertion de la description " Le Roi-Lune" permet également de déterminer la principale modalité

d'insertion de la séquence descriptive dans le corps du récit, à savoir le re ­

gard qu'un personnage (ici un héros-narrateur) porte sur un objet inconnu. C'est la structure la plus traditionnelle du "regardeur-descripteur" 1 . La dé­

couverte d u lieu étrange ou étranger justifie, au plan de la vraisemblance,

que l'acteur s'attarde à le contempler. Il y aurait d'autres façons d'introduire

une description . Ainsi, pour celle de Jérusalem dans La Fin de Babylone

(Pr I, 5 9 2) : elle ne repose ni sur une vision de Vietrix, ni sur le regard de

Nephtali mais uniquement sur le savoir de ce dernier. Le vieillard voulant ra­ conter à son jeune compagnon l'histoire du peuple juif commence par évo­ quer, avec force détails topographiques et architecturaux, la Ville Sainte.

L'âge, la science de Nephtali rendent vraisemblable la précision de la des­

cription, tandis que la situation diégétique, un maître face à un néophyte at­

tentif, légitime l'apparition de ce type de séquence. La description spatiale introduite par la parole d ' un expert (le "bavard-descripteur" 2 ) est cependant

un cas peu fréquent dans le récit apollinarien. Les "narrateurs seconds" des

métadiégèses s'attachent davantage, en effet, aux histoires et a ux actions

qu'aux cadres et aux objets.

Contes et romans privilégient donc la description donnée par le regard

explicite ou implicite d'un acteur et recourent plus rarement à celui, beau ­

coup plus large, d'un narrateur extérieur. Sans se limiter exclusivement a u regard, i l conviendrait sans doute d e parler d ' u n "percepteur descripteur"

car d'autres sens peuvent être sollicités. Le Paris d u Mormon John T aylor, par exemple, est la ville agressive et inquiétante des odeurs

«Dans ces rues étroites et tortueuses, l'odeur de la pourriture essaie de vaincre la fétidité de l'urine qui, souillant Paris tout entier, stagne en flaques, écume dans les ruis­ seaux, et s'allie parfois à la puanteur des excréments d ' hommes et de bêtes qui l'accompagnent. [ ... ].» (Pr I, 431) À l'opposé de la "description" de ces odeurs urbaines nauséabon des (qui

sont également celles de la "famille vertueuse"), sont parfois évoquées

celles des parfums délicats et raffinés d'un jardin où "le mimosa enflammait 1 . Philippe Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, op. cit., pp. 1 86-9 7 . 2 . Ibid., pp. 1 97-202

469

toutes ses fleurs embaumées." (Pr I, 341 ), ou bien de l'encens d'une église

dont se délectent les pèlerins (Pr I, 167). Des notations gustatives, tactiles

ou surtout sonores ne son t pas absentes des descriptions "spatiales". 11 suf­ fit de se souvenir de la scène finale du "Roi-Lune".

La vue demeure néanmoins l'embraye ur essentiel de la description. Le

narrateur-acteur doit se trouver dans un endroit propice pour appréhender

l'objet à décrire ; il ne peut donner que ce qu'il "voit". Le narrateur exté­

rieur peut, l ui, faire varier ses angles de vision, modifier pl us aisément ses

cadrages, se s perspe ctive s. N oton s qu'Apol l inaire ne cherche pas systématiquemen t à l ier ses descriptions au regard d'un acteur déjà pré­

senté. Aucun regard h umain ne peut, par exemple, "embrasser" l'ensemble

du temple de Bel (Pr I, 693) ; de même pour la grande sal le (Pr I, 694)

puisque les personnages n'y ont pas encore pénétré. La présentation du

cadre e st antérieure à celle des personnages dans ces récits dont l'incipit est constitué d'une description. Cel le-ci correspond bien souvent à ce que

peuvent ou pourraient voir des acteurs, mais leur regard n'est pas explicite­

men t mentionné : ain si pour ce "modèle" de la séquence descriptive que serait la maison d'llse à Hil desheim (Pr I, 15 8-9).

L'action elle-même n'a pas commencé ; les personnages ne sont en­

core que des individus "cités". Ce narrateur s' assimile cependant à un h ypo­

thétique voyageur regardant le spectacle de la place de l 'Hôtel-de-Ville

(Pr I, 158 ) . Il cherche manifestement le relais d'une vision plus humanisée.

De même, pour la vill a des Muscade à Cannes ou celle des Eisenberg sur les bords du Rhin 1 . D' une ébauche de description externe, le texte glisse très vite vers une autre perception, vers ce que l'on peut voir depuis la propriété,

c'est-à-dire ce que peuvent voir les personnages encore à peine présentés Les Muscade habitaient une pe tite villa située du côté du Suquet, e t d'où l'on avait vue sur l a mer, les îles de Lérins et les l on gues plages de sable sur lesquelles de s troupes d'enfants n us et minces s'ébattent l'été [ ...]. (Pr I, 340) Le site était exquis. Du parc, plein de ces pins argentés qui sont le l uxe des jardin s rhénans, on apercevait le fleuve et les monts légendaire.s [ ... ]. (Pr I, 387)

1 . Voir supra, l'étude des focalisations variables (chapitre II) .

470

La description fonctionne bien com me un "échangeur de focalisation" 1 , ici

entre une focalisation zéro et une focalisation interne encore non détermi­ née.

Pour introduire ses descriptions, Apollinaire utilise avant tout le topos

de l'arrivée d'un acteur dans un lieu nouveau. Prenons l'exe mple des ta­ bleaux du cloître de Laghet

Les pèlerins, hommes et femmes, entraient dans le cloître et se mêlaient à la foule des p remiers arrivés, qui, depuis l'aube, tournaient lentement en psalmodiant le rosaire et en regarda n t les i n nombrables ex-voto suspen dus dans le cloître. ( Pr I, 165) Ent rée et regards sont, en effet, les deux déclencheurs les plus classiques

ou les plus "réalistes" . Les deux ne sont pas obligatoirement mentionnés de

façon conjointe mais ils s'impliquent, en quelque sorte , l'un l'autre. Ainsi

Croniamantal arrivant à Cologne :

Dehors il salua le Dôme solitaire au milieu de la place ir­ régulière qu'il emplit de sa masse. La gare tassait sa masse moderne près de la cathédrale énorme. Des hôtels étalaient des enseignes en langue hybride et proches du colosse go­ thique, semblaient cependant se tenir à une distance respec ­ tueuse. ( Pr I, 282) La focalisation (vision, sentiments) est celle du jeune poète. Lorsqu'un per­

sonnage entre ou est installé dans un lieu, la perception est potentiellement

la sienne, même si le regard n 'est pas indiqué :

Ils se trouvaient maintenant dans un boudoir meublé de divans larges et bas, de poufs où l'on avait posé, pêle-mêle, des gants, des lettres, des boîtes de cigarettes égyptiennes, des livres de vers modernes. ("La Rencontre au cercle mixte" , Pr I, 364) L'attention visuelle que le(s) personnage(s) porte(nt) au décor est, le plus

souvent, soulignée

Lorsque vint l'heure de la g rand-messe, ils [les pèlerins] en­ t rèrent dans l'église éblouissante d'ors et de flammes de cierge. [ ... ]. Ils s'émerveillaient pieusement des balcons do-

1 . Philippe H a mo n , «Qu'est-ce q u ' u ne description ?», Poétique 1 2 , l 9 7 2 , p. 473 note 2 1 .

47 1

rés, des colonnes à torsades, de tout le luxe en stuc du style jésuite. ("Les Pèlerins piémontais", Pr I, 1 67) 1 L'arrivée dans un lieu, le cheminement et le regard qui permettent de le découvrir sont fréquemment accentués par l'indication d'une ouverture et, en particulier, de l'ouverture d'une porte 2 • (parfois simplement entrebaillée). On aura reconnu la structure introductive type des descriptions du "Roi-Lune", avec les "couloirs sinueux", les portes qui s'ouvrent sur de grandes salles et le regard émerveillé du personnage : [ ... ] je vis au fond de la grotte une porte entrouverte par la­ quelle je me hasardai à jeter un coup d'œil dans la salle sui­ vante qui était très spacieuse et très haute de plafond. C'était une sorte de salle à manger [ ... ]. (Pr I, 305) J'avançai délibérément dans le couloir où, par une porte sans battant et que fermait à demi un rideau de lourde tapisserie, je vis ce qui se passait à l'intérieur d'une salle dont le plancher [ ... ] . (Pr I, 309) 3 Toutes les conditions d'une description détaillée et réaliste sont réunies : le personnage-type dans une situation type d'intrusion accidentelle et de cu­ riosité (motivation psychologique), le caractère exceptionnel de "l'objet" découvert mais aussi les "milieux transparents" qui rendent matériellement possible la vision personnalisée, fondement de la description. Les portes sont complaisamment ouvertes et les lumières constamment indiquées : "[ ... ] une vaste salle [ ... ] où régnait une demi-lumière [ ... ]." ( Pr I, 304),

1 . " I ls [ Don Juan d'Angleterre et Haydée] regardèrent le ciel, semblable à un autre océan couleur de rose. Le large d isque de la l u ne se levait déjà sur la mer. [ ... ] i ls aperçurent des flammes brûlantes dans les rega rds [ . . . ] . " ( P r I, 8 5 5) . 2 . Prenons, dans les romans, deux exemples parmi d'autres, tirés du Don Juan d'Espagne : "Ayant suivi un long couloir sin ueux, ils arrivèrent à u ne porte que Levita ouvrit sans plus de cérémonies, et ils se trouvèrent dans le laboratoire de l'astrologue qui était e n même temps un a lchimiste. " ( P r I, 7 3 1 ) . " Le s deux portes du sa lon s'ouvrirent toutes g randes et le maître d' hôtel [ ... ] annonça que le souper était servi. [ . . . ] . L a salle était décorée avec goût et follement illuminée. I l y avait des fleurs à profusion ; la nappe était jonchée de feuilles de roses. La table resplendissait des luxes européens les plus raffinés [ . . . ] . " (P r I, 742 et 3 ) . 3 . N ous pourrions relever aussi : " La porte étant restée ouverte, je m' avançai à pas de loup ; je les vis q ui [ . . . ] . " ( P r I, 306), " [ . . . ] une porte qui donnait sur un couloir étroit [ . . . ] duq uel je vis [ . . . ] . " ( P r I, 307), " [ . . . ] j ' ouvris a u hasa rd [ . . . ] une petite porte près de l' orgue. [ . . . ] . Je jetai un coup d'œil sur une grande sa lle qui [ . . . ] . " ( P r I, 3 1 3), etc.

472

"Des lampes électriques brillaient dans des ampoules de teintes différentes. "

(Pr I, 305), ou bien

[ . . . ] il y avait aussi des dalles de verre transparent dont i l montait des lumières, soit rouges, soit violettes. Ces lu­ mières n'éclairaient point la salle qui était i lluminée par de grandes fenêtres postiches d'où la lumière artificielle venait comme celle du jour même. (Pr I, 3 1 3 ) La salle où s e tient Louis Il "n'était pas moins éclairée que celle" où se tient

le n arrateur ; la forêt, de même, est illumi née de mille lum i ères . Dans d'autres récits , c'est le soleil levant ou couchant, la lumière de la lune qui

perm ettent au héros de voir le paysage décrit. Ainsi , d a ns La Femme

blanche des Hohenzollem,le lever du soleil est-il à la fois moyen et objet de

la description: " [ ... ] le matin arrive. C'est un merveil leux lever de soleil sur la Seine, merveilleux et inoubliable." (Pr I, 9 1 9 ). Nous percevons le rôle de la

lumière naturelle ou artificielle dans les descri ptions du "Poète assassi né",

des "Pèlerins piémontais" ou du "Matelot d'Amsterdam" (" [ ... ] de temps en

temps brillaient, à travers les arbres, les fenêtres éclairées d'un cottage

[ ... ] .", Pr

I, 177).

Pour mieux contempler le spectacle offert, le person nage s'immobilise.

Cette pause peut rester implicite, mais elle précède souvent la vision elle­

même : les différents seuils sont ainsi plus fortement marqués. Le prologue

du "Roi-Lune" en fournit deux exem ples

Au bout d'une demi-heure de marche je m'arrêtai en un en­ droit où le sentier finissait devant une muraille de rochers haute de [... ] et derrière l aquelle [... ]. ( Pr I, 3 0 3 ) [ . .. ] je frappai deux fois à la porte mais personne n e vint. Enfin, m a mai n ayant rencontré un loquet, je le tournai et n'éprouvant aucune résistance , je pénétrai dans une vaste salle dont les parois [ ... ]. (Pr I, 3 04) On peut ains i supposer une halte devant chaque porte qui se présente.

D'autres descri ptions sont rendues possibles (et justifiées) par l'arrêt provi­ soire des personnages. C'est parce qu'il est en avance pour le repas que

Croniamantal s'attarde sur les fresques du couvent de Brü n n et sur "la

longue table qui tenait le milieu de la salle", objets de deux descriptions as­

sez longuement développées dans un récit qui n'en comporte guère (XVI,

Pr I, 288). Le personnage oisif, en effet, a tout son temps pour regarder,

473

"exami ner", "détai l ler". Rêveurs ou mélancol iques, François, Don Juan (d'Angleterre) se t ournent vers la nature (Pr I , 244 et 245 ) , vers le ciel

(Pr I, 8 5 5 ) . Interrompant ses acti vités, Vibescu en fait autant : "Et comme

on passait sur un pont, le prince se mit à la portière pour contempler le pa­

norama [ ...] ." (Pr III, 911) . La pause est alors renforcée par une pose, une

posture favorable. Fort l ogiquement, la séq uence descriptive se termi ne par un événement plus ou moins brutal : l'arri vée d'un personnage attendu (les

convives dans le réfectoire de Brünn) ou moi ns attendu : "C'est alors que

Mia l'appela pour qu'il prît son déjeuner." (Pr I , 244) ; "Près de lui, François des Ygrées entendit un Mammon i nvisible [ ... ]." ( Pr I, 245). U ne porte qui se referme ou un "milieu transparent" qui s'opacifie, et la description doit

s'arrêter : ai nsi (avec cocasserie), dans "Le Roi-Lune", lorsque "le nègre éteignit l'électricité." (Pr I , 307).

Le regard ne se porte pas exclusivement sur des lieux-cadres stri cte­

ment composés d'objets i nanimés. Prenons le cas du dimanche des Rameaux

à M onaco ("Le Poète assassi né", VIII)

Les rues étaient encombrées d' enfants, de jeunes filles, de femmes portant des palmes et des rameaux d'oli vier. Les palmes étaient soit simples, soit tressées selon un art spécial. À chaque coi n de rue, des tresseurs de palmes travaillaient assis contre une muraille. Sous leurs doigts ex­ perts les fibres des palmes se courbai ent , s'enroulaient bi­ zarrement et gracieusement. (Pr I, 246) Une troisième structure d'introduction de la description apparaît alors : celle du "travailleur descripteur" 1 • Les personnages ne parlent pas de l'objet , ne

le "découvrent" pas seulement par le regard mais sont amenés à "agir eux­

mêmes sur l 'objet à décrire (en présence ou en l 'absence de tiers «intéressé»)"2 • Nous avons bien, dans l'exemple choisi , "des personnages d'ouvriers au travail, de techniciens, de gens actifs ou affairés [ ... ] présentés sur le l ieu même de leur activité." 3 • Il est vrai que l e t ableau, globalement,

est synthétique ; il suspend l e déroul ement de l ' hist oire, mai s, dans la

mesure où la description prend "la forme d'une série d'actions plus ou moins

ordonnancée en redondance . avec la q ual i fi cat ion du personnage q ui l'assume"4 , elle se rapproche à la fois du portrait et du récit d'événements.

1 . Voir Philippe Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, op. cit., pp. 202-9. 2. «Qu'est-ce qu' une description ?», art. cit., p. 470.

3 . Ibid. 4 . Ibid.

474

Les r ues, les rameaux et les tresseurs de palmes sont à la fois décrits et narrés.

Quand elles ne font pas office d'incipit, les descriptions apollinariennes

sont donc insérées assez habilement, c'est-à-dire justifiées diégétiquement. Un même roman peut néanmoins offrir deux modèles descriptifs opposés

ainsi les deux évocations de Paris aux chapitres II et III de La Femme assise.

La première démontre "tout ce qu'il ne faut pas faire" dans un roman tradi­

tion n e l :

interruption

brutale

de

l 'histoire ,

aucune préparation

"vraisemblabilisante" , transmission autoritaire d'un savoir par simple caprice

du narrateur ( "Aujourd'hui Paris me sollicite.", Pr I , 41 8) , interruption tout

aussi gratuite et artificiel le ( "Mais laissons les souvenirs [ ... ].", Pr I , 42 2 ).

Celle du Mormon, tout au contraire, se fonde sur une structure explicite de communication ( u ne lettre) entre deux personnages typés d'étrangers

destinateur et destinataire avides de connaissances marquées par l'étonne­

ment que provoque la "cité géante" ( Pr I, 43 0).

• Fonctionnement de l a descri pt i o n s patiale L a description apollinarienne et son éventuel le originalité doivent être

également analysées au plan strictement textuel. On sait que ce type de sé­

quence, en tant que système de signes , implique une "équivalence entre une

dénomination (un mot) et u ne expansion (un stock de mots juxtaposés en liste, ou coordonnés et subordonnés en un texte) [ ... ]." 1 , une équivalence

donc e ntre un "mot-thème" , un "pantonyme" , un "thème-clé" , u n

"dénominateur commun" (selon les différentes terminologies) et un énoncé

qui l'explicite. La description suppose une nomenclature composée d'élé­

ments associés métonymiquement ou sy necdochiquement ( des "sous­ thèmes" ou des "items") ainsi qu' une expansion "qualificative" ou

"fonction nelle". La présence textuel le conjointe de ces trois éléments de

base ( le "signe directeur", la nomenclature , les deux types de prédicats) est,

certes, très fréquente dans la description apol linarienne, mais l'importance

respective de ces éléments est variable, ce qui permet d'en mieux com­ prendre la spécificité.

"L'objet" (spatial) décrit est toujours clairement annoncé, défini, iden­ tifié, nommé. Le prosateur ne cherche pas à créer un "effet-devinette" 2 qui, 1 . Philippe Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, op. cit., p. 1 40. 2 . Ibid., pp. 1 56-62.

475

par l 'ellipse ou le retard de la dénomination, obligerait l e lecteur à retrouver,

d'après la somme des éléments décli nés dans la nomenclature , le "tout"

spatial auquel ils renvoient. Le mot-thème est indiqué d'embl ée , qui gou­ verne les éléments i nclus ou conti gus, lesquels i mpliquent l e plus souvent

des prédicats "qui fonctionne [nt] comme une glose" 1 des sous-thèmes. La

description apoll inarienne peut donc présenter de s systèmes si mples ou

doubles, à savoir la simple décli naison des "items" du lieu-cadre, ou bien des

systèmes plus complexes de sous-thèmes qualifiés de façon différenciée.

L'i nventaire pur et si mple serait la forme la pl us élémentaire de la

description. Ai nsi , pour la serviette des poètes

Voici du jaune d'œuf près d' une traînée sombre d'épi ­ nards. Voilà des ronds de bouches vineuses et cinq marques grises l aissées par les doigts d'une mai n au repos. Une arête de poi sson a percé la trame du lin comme une l ance. Un grain de riz a séché, collé dans un angle. Et de la cendre de tabac assombrit certaines parties plus que les autres. (Pr I, 1 91) Même quand "l'obje t" à décrire est compliqué, le texte reste simple, respec­

tant les approximations du témoi n. Dans "Le Roi-Lune", le narrateur rend

compte fidèlement (et en détail) de la bizarre mécanique qu'il découvre Elle [ l a table] était suspendue au pl afond par quatre cro­ che ts portant des poulies sur lesquelles s'enroulaient des câbles métalliques ; de ces poul ies les câ ble s fil aient en sens différents le long des pl afonds et après avoir passé dans des anneaux fixés à la corniche descendaient le long des murailles, où l'on pouvait les baisser, les remonter et les arrêter à volonté. Il en était de même des sièges de cette si ngulière salle à manger [ ... ]. (Pr I, 305)

Son discours repose donc sur une nome nclature te chnique élémentaire et sur une absence complète d'explication scientifiquement "solide"2 •

1 . Philippe Hamon, «Qu' est-ce qu'une description?», art. cit., p. 4 7 5 . 2 . Bien souve nt, le développement de la description n e l ivre q ue c e q u e la dénomination du lieu-cadre promettait. Ainsi, pour un laboratoire d'astrologue­ alchimiste dans le Don Juan d'Espàgne : " Il y avait peu de meubles mais beaucoup d'objets et ustensiles de science : fourneaux, soufflets, cornues, fioles, alambics, sphères, compas, équerres, sabliers, métaux, pierres, plantes desséchées, animaux empaillés, squelettes, ossements, une tête de mort à mâchoire démesu rée entre a utres [ . . . ] . " (P r I, 7 3 1 ). Le strict inventaire correspond parfaitement au " bric­ à-brac" de M a x Jacobi. L'énumération se dispense alors d ' u n e série " seconde" prédicative, a ussi bien explicative (à quoi bon expliquer cornues, fioles, alambics, etc.) que métaphorique (ce désordre ne le mérite sans doute pas !).

476

Le poids de la nomenclature première reste le plus fort dans la majo­

rité des descriptions qui prennent pour objet des bâtiments ou des pièces : nomen clature architecturale pour les villes (tours, enceintes, portes d'airain,

frontons, étages, plate-forme, escaliers en spirale, petites chapelles pour le

seul temple de Bel à Babylone, Pr I, 6 9 3), nomen clature des chambres

( divans, poufs, lit, etc.) , des salles à manger (pour de simples repas ou pour

des orgies) . Parfois, le narrateur laisse mieux entendre sa voix :

La longue table qui tenait le milieu de la salle, en lon ­ gueur, était mise avec une rare somptuosité. Les verres et les carafes étaient de cristal taillé de Bohème, du cristal rouge le plus fin, dans lequel n'entrent que de la fougère, de l'or et des grenats. Des pièces d'argenterie superbes bril­ laient sur la blancheur de la nappe semée de violettes . ("Le Poète assassiné", XVI , Pr I, 288) Les prédicats "évaluatifs" viennent alors se joindre aux prédicats techniques

et poétiques à la fois. Ainsi, pour le dernier festin de Balthazar, la salle est­

elle décorée avec "un luxe i nouï" et quelques pointes de vocabulai re plus sa­

vant viennent corriger ce que la nomenclature d'un palais peut avoir d'at­

ten du

Des tentures blanches, vertes et bleues avaient été attachées par des cordons de bysse et de pourpre à des an­ neaux d'argent et à des colonnes de marbre. ( Pr I, 706)

De même, pour un autre festin , dans le Don Juan d'A ngleterre, alternent l'é­ numération simple et l 'énumération fortement qualifiée . Le dîner comporte "une centaine de plats" : "On y voyait des mets de toutes sortes, des

soupes au safran et des ris de veau, de l'agneau et des noix de pistache

[ ... ]. La boisson consistait en divers sorbets de raisin, d'orange et de jus de

grenade [ ... ].". À la désignation directe, s'opposent des qualificatifs i nsis­

tants, connotant le luxe : "La vaisselle était d'or et d'argent, incrustée de

pierreries. La partie la moins précieuse du service se composait de nacre, de perles et de corail." ( Pr I, 8 5 9) 1 . Une autre descri ption du même roman

1 . Un peu plus loin, on peut lire : " Haydée et Juan posaient leurs pieds sur un tapis de satin cramoisi, bordé ·de bleu pâle ; les coussins du sofa étaient de velours écarlate rehaussé au centre d'un soleil d' or. Le cristal et le marbre, l'or et la porcelaine étalaient partout leur splendeur ; des nattes indiennes et des tapis de Perse co uvraient le carreau [ . . . ] . " ( P r I, 8 6 0 ) . Le vocabulaire , pour être "spécialisé" parfois (" Jelicks" , gaze , aigrette) n'en est pas moins prévisible : le c hamp lexical sollicité est strictement délimité (me ubles, matériaux précieux, couleurs). Les glissements vers d'autres registres lexicaux sont très rares : la nomenclature ( des objets de luxe ici) semble suffire. Les quelques appréciations du

477

recourt, plus nettement, à la métaphore : lorsque Haydée et Don Juan "s'abandonn[ent] aux charmes du crépuscule à la teinte pourprée".( Pr I, 855) 1 .

Les paysages naturels, mais aussi certaines descriptions urbaines, peu­ vent être fondés sur l'entrecroisement de champs lexicaux. Les images, au sens rhétorique du terme, sont nombreuses dans l'évocation du lever de soleil au chapitre I de la Femme blanche : "Des barres noires nagent dans du blanc opalin et qui s'épure, puis mille bêtes célestes et sombres se viola­ cent. [ ... ]. L'orient blêmit encore pour fructifier enfin en prodigieux jardin des Hespérides."

( Pr I, 9 19). Il serait aisé de relever les antithèses lumi­

neuses (noir/blanc), la métaphore de "nager", la polysémie de "s'épure",

l'animation par le bestiaire céleste, le passage du naturel au culturel et au

mythe (le jardin des Hespérides), puis à l'allégorie ("Ensuite, tout s'incendie avec grâce, comme si l'Amour même était l'incendiaire.") et, enfin, la cor­ respondance entre le décor et le moi ("Je sentis alors le vide infini de mon coeur [ ... ]."). Les mêmes procédés sont à l'œuvre dans les paysages médi­ terranéens du "Poète assassiné" : [ ... ] un commencement d'aurore enflamma le ciel du côté de l'Italie. En face s'étendait la mer encore triste [ ... ]. [ ... ]. Il se tourna vers le gardien immobile du jardin ·: ce grand cyprès enguirlandé d'un rosier fleuri [... ]. (Pr I, 244) Les associations sont fréquemment soulignées par des comparaisons expli­ cites qui mettent en évidence le point de vue et l'appréciation du narrateur ou du personnage focal. Ainsi, pour François, " [ ... ] comme un petit nuage au ras de la mer, se courbaient les sommets de la Corse [ ... ]." ( ibid. ), ou bien

"Il regarda encore la mer à l'orient, où l'on eût dit que flambait une flotte royale en vue d'une ville marine aux maisons blanches, Bordighère [ ... ]." (Pr I, 244). Les mêmes procédés se retrouvent pour les "paysages urbains" ou les sites humanisés. La description de l'avenue Mercédès, dans "Un masque dans l'avenue", combine précision topographique extrême, nomenclature ri­ goureuse et prédicats métaphoriques complexes. "Une muraille la borne à l'une de ses extrémités [ ... ].", mais aussi : narrateur ( " i no uï" , " belle", "superbe" ) sont redondantes et " plates" dans la mesure où elles soulignent complaisamment une évidence. La description renonce aux prédicats métaphoriques, sans doute parce que les termes utilisés sont censés posséder la charge " poétique" suffisa nte pou r pallier la banalité de l'énumération. 1 . Rappelons qu'Apollinaire s'inspire du texte de Byron traduit pa r Paul Lehodey.

478

[ ... ] à l'autre se trouve un gouffre effraya nt. Presque tou­ jours déserte, l'avenue est la remise des rafales qui entrent et sortent en se bousculant [ ... ]. (Pr I, 5 43 ) Elle n e peut que rappeler la muraille à laquelle se heurte le narrateur du "Roi ­ Lune" ( Pr I, 303 ), lui-même enfermé dans une autre "remise de rafales" Autour de moi de grands sap i ns agitaie nt leurs formes sombres et retombantes, car le vent s'était levé et leurs cimes s'entrechoquant, ce bruit lugubre ajoutait encore à l'horreur du désert où le hasard m'avait entraîné. (Pr I, 3 04) Les descriptions des salles du palais souterrain font la part belle à la no ­

menclature (rarement "savante " même si l'on peut relever quelques

"poétiques" serpenti ne ou portor ( Pr I, 3 1 3 ) . La v ision du narrateur moda­

lise fortement le récit des spectacles qui se proposent. Plus qu'à la méta­ phore qui, sans doute, cimente trop les associations, le texte recourt aux

formes subjectives et approximatives des rapprochements. Ainsi, pour les

lumières de la première grande salle, l'i nventaire strict s'ouvre-t-il sur les

supputations ( " [ ... ] il y en avait même qui semblaient sortir de la plinthe

près du plancher [ . . . ].") et sur l' interprétation personnelle : "Ces lumières

aux teintes versicolores étaient si bien distribuées qu'on eût dit qu'il régnait

dans la salle la lumière même du soleil." ( Pr I, 3 05). De même , dans la pièce

suivante, les "singuliers meubles semblaient danser de la façon la plus bi­ zarre et sans musique. Ces meubles se haussaient petit à petit comme un

poète de salon [ ... ]. ", et "une table avait l'apparence d'un champignon. ". Les

comparaisons se multiplient ensuite : " [ ... ] la table éclata soudain comme

un dirigeable allemand" , puis gît sur le sol "comme un éléphant mort", et le

mobilier dégonflable peut s'affaisser "en sifflant comme u n serv iteur russe. [... ]." (Pr I, 3 0 6-7) 1 .

H ildesheim et la maison d'llse (Pr I , 1 58-9) présentent les principaux

modes de fonctionnement de la description apolli narienne, selon le procédé

synecdochique d'inclusion et le système double de la nomenclature et des prédicats. La progression spatiale est simple et rigoureuse, de l'extérieur

géographique (l'Allemagne, Hanovre, Hildesheim) à la topographie i nterne de la petite ville (maisons peintes, place de l ' Hôtel-de-Ville, demeure des pa­

rents d'llse). L'inventaire des micro-espaces de la maison ne porte que sur

l'extérieur (l'intérieur ne sera pas davantage décrit dans la suite du conte), 1 . Nous soulignons.

479

se développant d'abord selon des "grilles de dépli" spatiales, le lointain/le

proc he, le haut puis le bas (toiture, fenêtres, portes et poutres) avant de

suggérer u n " renversement" avec "les étages, avançant l'un au-dessus de

l'autre". Le coeur spatial de la maison - ainsi qu'une "clé" sémantique - sont néanmoins évoqués indirectement avec la notation du "détail" 1 de "l'escalier

renversé". Certai ns de ces micro-espaces sont eux-mêmes composites ( "Sur

les portes et l es poutres étaient sculptées des figures pieuses ou grima­

çantes.").

Le regard est censé être celui d'un voyageur i ndétermi né (relais indivi ­

dualisé du narrateur extérieur à l'histoire) qui contemple (immobile sans

doute), éval ue et apprécie. La description se fonde sur des constats objec­

tifs ("Ses fenêtres sans volets" par exemple) , tantôt a bsol us ("La demeure [ ... ] était très haute [ ...].") , tantôt plus relatifs ("Sa toiture était plus élevée

que toute l a façade."). Dimensions, axes (toiture "presque vertic ale") , cou­

leurs ( "Le tou t peint de bleu, de rouge, de vert et de jaune.") complètent la

nomenclature a vec, plus originales, les "figurines sculptées". Leur présenta­

tion prend d'abord la stricte forme de l'inventaire sous un regard indiffé­ rent :

O n voyait : les Trois Vertu s Théologales, et les Quatre Vertus Cardina les, les Péchés Capita ux, les Qua tre Évangélistes, les Apôtres, saint Martin [ ...], sainte Catherine et sa roue, des cigognes, des écussons. ( Pr I, 159) L'énumération laisse toutefois apparaître u ne éba uche de narration avec " saint Martin donnant son manteau au mendiant".

"Décrire" une œuvre d'art, c'est aussi la raconter. Le récit réintroduit

du mouvement dans ce qui n'est, par définition, qu'une i mage figée. Le nar­

rateur des "Pèlerins piémontais" réalise un semblabl e passage de l'iconique

au scriptural et au narratif da ns sa "transposition" des tableaux du cloître.

Les deux descriptions racontent deux histoires miraculeuses, réi ntroduisent la successivité pour rendre compte de la simultanéité visuelle

La mer déchaînée ballotte une pauvre coque démâtée [ ... ]. Tout semble perdu, mai s la Vierge de Laghet veille [ . .. ]. Le dévot fut sauvé . [ ... ] Une voitu re emportée par des chevaux indociles roule dans un précipice. [ ... ]. Marie veil le [ . . . ] . Elle mit des brous1 . Voir Philippe Hamon, Introduction à l'analyse du récit, op. cit., pp. 6 1 - 5 .

480

sailles aux flancs du précipice. Les voyageurs s'y accrochè­ rent [ ... ]. (Pr I, 1 65) L'intervention du "descripteur", dans "La Rose de Hildesheim [. . . ]", est sou-

lignée également par toutes les a ppréciations esthétiques ("[ ... ] maisons peintes, de forme étrange, aux toits démesurés [ ... ]." ; "C'était une maison

multicolore et plaisante.") . En reva nche, les associations, les glissements métaphoriques, les élargissements culturels restent textuellement prudents.

Tout comme l'héroïne avait été présentée sous le sceau de la semblance, sa

maison "semble sortir d'un conte de fées.".

L'effet poétique des descriptions apollinariennes tient à la fois aux

prolongements prédicatifs et à la qualité même des termes de la nomencla­

ture. Souvent, cette description repose sur une "suite de prédicats [ ... ] à

forte lisibilité (comparaisons ou métaphores institutionnalisées, clichés, sté­ réotypes divers ... )" 1 : ainsi , dans "La Rose de Hildesheim [ ... ]", le clair de

lune, le chant de la sirène, le livre et le poète, le charme d'une bourgade et le décor d'un conte de fées. Les paysages ne sollicitent guère davantage la

métaphore (et, a fortiori, la métaphore filée). Il n'est pas question de nier le

rôle des "tropes" (et nous en avons donné quelques exemples) mais l a rhéto rique reste discrète.

Paradoxalement, c'est un roman érotique qui donne l 'un des plus beaux

exemples de la description poétique apollinarienne

[ .. . ] le panorama romantique du Rhin [. .. ] déployait ses splendeurs verdoyantes et se déroulait en larges méandres jusqu'à l'horizon. Il était quatre heures du matin, des vaches paissaient dans les prés, des enfants dansaient déjà sous des tilleuls germaniques. Une musique de fifres, monotone et mortuaire, annonçait la présence d'un régiment prussien et la mélopée se mêlait tristement au bruit de ferraille du pont et à l'accompagnement sourd du train en marche . Des villages heureux animaient l es rives dominées par les bourgs centenaires et les vignes rhénanes étalaient à l'infini leur mosaïque régulière et précieuse. (Pr III, 91 1 -2) Ce célèbre paysage des On_ze mille verges, le seul de tout le roman, repose d'abord sur une nomenclature simple et attendue, comme pour la maison de

Hildesheim. Le dynamisme de la description est donné par le mouvement implicite du train le long duquel défil ent les sites, les animaux et les 1. Philippe Hamon, «Qu'est-ce q u' une description?», art. cit., p. 480.

48 1

hommes. Quelques discrets passages de l'inanimé à l 'animé, du concret à

l'abstrait s'opèrent : le Rhin déploie ses "spl endeurs verdoyantes", "des vil ­

l ages heureux" animent les rives. Le cadre décrit ne semble pas avoir de l imites ("larges méandres jusqu'à l'horizon", "les vignes rhénanes étalaient à

l'infini"). Le lexique est très "lisible" au sein même de "l'image" ("les vignes [ ... ] étalaient [ ... ] leur mosaïque réguli ère et précieuse"). "Visuel", l e pay­

sage est également musical et moral sel on des correspondances déjà à

l'œuvre dans les poèmes d' Alcools : "musique monotone et mortuaire" et "sur un fifre l ointain un air de régi ment" 1 • La juxtapositi on des sensations, des tableaux, des impressions composent la mosaïque de la description.

La rythmique est plus insistante avec les longues phrases à périodes et

les effets de cadence. L'élargissem ent est progressif dans l a première

phrase avec sa première séquence courte et documentaire ( "Et comme on

passait sur un pont [ ... ].") , une seconde qui définit l'objet de l a description et une troisième qui, à l 'image des méandres du Rhin, se déploie "jusqu'à l'­ horizon". Rythmes ternaires et rythmes binai res alternent : des vaches et

des enfants, une musique "monotone et mortuaire" , une mélopée accompa­

gnée du "bruit de ferraill e du po nt " et de cel ui pl us "sourd du train en

marche", des villages et des rives dominées par les bourgs et les vignes, en­

fin la mosaïque elle-même "réguli ère et précieuse".

La cohésion interne de la séquence descriptive est renforcée par le jeu

de sonorités. Les phonèmes du mot-thème se disséminent dans l 'ensemble

de l a séquence, engendrant assonances et all itérati ons prononcées. Nous

pouvons remarquer l a concen tration phoni que de la première phrase du pay­

sage rhénan : a- t-elle été engendrée par le syntagme "2§. nor�ma roman­ tique" ? "Et comme on

2§. ssait

sur un pon t, le pri nce se mit à la .PQ[tière

pour contem_pler le 2§_nor:ama ro mantique du ,Bhin qui dé_ployait ses s,Plen:

deurs verdo yantes et se déroulait en l arges méandres jusqu'à l'horiz on"

( phonèmes [ p ] et [R ], syllabes [ p a ] , [ p a ] , nasal es [ t ], [ o], [ a ], et c.) . Sans rechercher une "anagrammat i sati on " systématique, nou s constatons ce même phénomène de récurrences phoniques dans les descriptions du pro­

l ogue du "Roi -Lune" ou du "Masque dans l' avenue" . La "muraille" entraîne bien des [m], des [a] et surtout des [ R]

[ ... ] une muraill e de rochers [ ... ] derrière l§.quelle des mon­ t�gnes s'élevaient en masses ch §_otiques [ . . . ]. Autour de moi de grands SgP i ns .ê.Q itaient leu r_s fo.cmes sombres et .@tom( Pr I, 30 3-4) bantes [ ...]. 1 . Ce sont les images du poème " Mai" ( Po, 1 1 2 ) .

482

Terreur obl ige, les rares passants de Passy, dans un l ieu en T, ne peuvent

que s' ég arer dan s une "remise de rafal es qui en tren t et sortent",

"turbulen te compagn ie" dans un "désert" urbain en fermé à ces deux

"extr.�mités" par une muraill e qui borne et par un "gouffre effrayant" ( Pr I, 543) 1 •

• Rôle de la description spatiale Rompant avec l ' ordre temporel de l ' histoire, l a description se "démarque" inévitablement. Cette première fonction , "démarcative" 2 , n'est pas san s con séquence sur la pl ace du segmen t dan s le récit g l obal .

Concurrente de la narration, "parasite" même dans l a mesure où elle conduit

le texte sur d' autres voies que celle de l'action , elle est fréquemment située

aux extrémités de celle-ci (en prologue, parfois en épilogue) , ce qui évite

une rupture trop marquée au cœur de la narration. Cette place indiquerait sa

marginalisation , et selon les conceptions romanesques les plus convention ­

nelles, son rôle secondaire, "au service" du narratif. Cet encadrement peut

se retrouver à l'intérieur du récit, à l 'ouverture (ou à la fermeture) d'une sé­ quence diégétique autonome3 • Plus intéressantes seraient donc les descrip­

tions qui apparaîtraient au cœur des épisodes, et vers lesquelles le narratif

semblerait conduire (inversion du rapport de subordination) : l 'action me­ nant alors à l a contemplation centrale d'un "spectacle". Telle est bien la structure d'ensemble du "Roi-Lune" qui mène à la découverte de l'orgue de

Louis II , au "spectacle", sonore il est vrai, du tour du monde, puis de la forêt illuminée au terme de séquences où l'espace décrit aurait souvent plus d'im­ portance que les actes des personnages.

Quelle que soit sa place, la description est un lieu textuel privilégié d'in­

formation sur le "milieu" qui encadre les personnages. Il est don c possible de parler de fonction "décorative" en rapport avec un "système esthético-rhé­ torique" ("effet de réel", "effet de poésie") 4 • F ondée sur une vision suppo­

sée d' un monde fictif, la description assumerait aussi une fonction quasi

1 . Les jeux de sonorités dans les descriptions p re nn e nt parfois une valeur d' harmonie imitative plaisante : nous avons cité précédemment le mobilier du Roi­ Lune " qui �• affaissa en �ifflant comme un �e rviteur russe �ibilant deva nt �on maître.". C'est nous qui soulignons. 2 . Philippe Hamon, «Qu' est-ce qu'une description?», art. cit. Se reporte r à l'ensemble de la section III de cet article (pp. 482-5). 3. Ibid., p. 473, note 2 1. 4 . Ibid., p. 484

483

pi cturale. La notion de "décor" ainsi proposée accentuerait l a marginalisa­

tion, sa gratuité en fait, et sa présence, sa longueur ou sa richesse ne se­

raient liées qu'à un caprice du narrateur, à son obéissance à des contraintes

génériques et, pl us généralement, à ses conceptions esthétiques. Or, si la

description s'insère dans le texte, il est difficile d'imaginer qu'elle n' y " serve

à rien". Dans le système narratif global , elle entretient avec l 'hi stoire des rapports fonctionnel s, assurant aussi une fonction "organisatrice"1 .

La description est aussi un lieu où le récit, comme l e dit Philippe

Hamon, "«stocke» son information, où il se noue et se redouble, où person­ nages et décor [ ... ] entrent en redondance [ . . . ]." 2 • Certains acteurs, nous le verrons, peuvent avoir l eur locus amoenus (probl ématique de l a "qualification" d u personnage) ; au plan narratif qui nous occupe ici, le seg­

ment descriptif comporte parfois, sous forme médiate, "une annonce (ou un leurre) pour la suite de l'action [ ... ]." 3 • Ces rapports syntagmatiques entre

segments non narratifs et narratifs sont parfois impliqués par certains pro­

cédés rhétoriques qui "animent" le décor ou au contraire "chosifient" l es

personnages, notamment "des métaphores al ternativement anthropomor­ phi ques, z oomorphiques ou réifiantes [ ... ]. "4 . N ous venons de voir l a

di scrète "animation" des rives d u Rhin dans le paysage des Onze mille verges, la juxtaposition-assimilation (malgré les oppositions dynamiques) des

vaches paissant et des enfants dansant. À l 'inverse, l es portraits des

personnages, par la segmentation, le blason qu'ils suggèrent, réifient ce qui

est du domaine de l 'humain. U ne partie du corps, décrite pour elle-même,

est un espace comme un autre (surtout s'il est cadre de sous-espaces) , un décor ou un objet (pensons, par exemple, à la tête coupée de Salomé, Pr I, 126) .

La description apollinarienne se fonde inévitablement sur "une dynami­

sation anthropomorphisante des lexiques [ . . . ] par l'emploi de formes dura­ tives [ ...] et de formes pronominales [ . . . ]." 5 , quand elle ne recourt pas direc­

tement aux hypallages humanisantes (Pr I , 25 3 ) . La description, alors, pré­

organise l 'action, appel le un certain type de personnages ou sert de "mémoire" au récit 6 • I nitiale, elle crée inévitabl ement une attente chez le

lecteur. Les descriptions du prol ogue du "Roi-Lune" impliquent l 'apparition 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., p. 483. Ibid. ibid. Ibid., p. 484. Ibid. Ibid.

484

d'un personnage extraordinaire, le charme de Hildesheim, celui d'un person­

nage féerique accordé. Son rôle va au-delà de la simple préparation, de l a

sugge stion d ' u ne atmosphère de conte noi r ( le s vil l as proches de

Southampton) , de récit fantastique ( l'ave nue Mercédès) ou merveilleux ( les

Hautes-Fagnes ardennaises dans "Que Vlo-ve?"). Elle peut, par ses caracté­ ristiques stéréot ypées (la nature au printemps) , contrai ndre u n certain type d'action ( l ' éveil à l'amour de Croniamantal) ou même, sous forme prédictive

indirecte, contenir déjà l'histoire.

C'est le cas pour le paysage du chapitre I de La Femme blanche des

Hohenzollern. La description annonce la naissance d'un monde nouveau fait

de contrastes, de pureté et de ténèbres, d'innocence et de violence, d'hu­

manité et d'inhumanité : le monde de la guerre . Le merveilleux de ce petit

matin, les métamorphoses de la natu re en annonce nt d'autres, plus hu­

maines :

À Paris, les journaux du soir qui parai ssent annoncent la mobilisation et les affi ches opèrent cette métamorphose de mâles valides en militaires. [ ... ] les mobilisés partent. Le miracle continue à se faire qui change tous ces ci vil s en soldats. ( Pr I, 920) Les tableaux de Laghet "raconte nt" eux aussi des miracles. Leur description

"narrativisée", après l 'évocation des pèlerins, est une explication directe du

cortège initial . Elle appelle, de pl us, le "miracle" à venir, la "renaissance" d'A­ pollonia :

[ ... ] des pèlerins chuchotaient "Un miracle ! un mi racle ! L'Apoll oni a qui, depuis trois ans, ne s'est tenue debout vient de se dresser." (Pr I, 1 67) Insérée à l 'intérieur du récit, la description sert aussi de rappel diégé­

tique, et parfoi s même de rappel d'autres descriptions "en écho". Son effet

d'homogénéisati on par anaphore sémantique est à la fois prospectif et ré­ trospectif. La description du château labyrinthique de Roger annonce celle du sexe de Berthe qui, à son tour, renvoie vers le château ou en aval du

texte, vers le dédale des pièces et des corps fémi nins que le jeune Don Juan doit e ncore décou vri r. La rapi de descri ption de Brü nn, à l ' arrivée de

Croniamantal ( Pr I, 285 ) , foncti onne à la fois comme rappel et comme ja­ lon : rappel de Rome et de se s "Sui sses énormes" (Pr I, 2 36), rappel par

les "pommeaux" ( pomme , tentati on) , par les " bout ons d' or" de l e u r

485

costume, de la première scène wal lonne ( Pr I , 2 2 8) , mais aussi rappel d'une

communauté de destin avec François. Croniamantal à la recherche de

Tristouse est donc promis aux mêmes déceptions sentimentales que son père putatif et son géniteur.

La description, comme toute prédiction, peut être plus ambiguë, enga­

ger sur une fausse piste et tromper l'attente légitime. Les stéréotypes à l'œuvre dans la présentation de l'avenue Mercédès impliquent un récit fan­

tastique : l 'attente "générique" ne peut être que déçue par l 'apparition d'un personnage plus burlesque qu'inquiétant 1 • Les miracles des tableaux de Laghet sont, certes, confirmés dans la suite du récit mais c'est moins la

Vierge qui permet à Apol lonia de se redresser que l 'amour tout humain d'A­

medeo. Si la Vierge "veil le", c'est pour éviter le "sacrilège" , la trahison reli­

gieuse du moine, et sanctionner l'intention coupable. Frappant Apol lonia, el le

assure le salut de l'âme, ce qui ne correspond ni à l'attente du lecteur "romanesque", ni à cel le créée par les tableaux. Mais le vrai miracle du salut

n'est pas le simple sauvetage des corps .. . .

Le rôle de jalon diégétique est confirmé par la valeur de microcosme

thématique que prend parfois la description. Cel le de l'atelier de l'oiseau du

Bénin, dans "Le Poète assassiné", est exemplaire à tous les niveaux que nous venons d'évoquer (X, Pr I, 255-6). Elle est soigneusement préparée et

narrativement justifiée. La "montée" par la rue Houdon, la dramatisation de

la course du héros et la rupture temporel le qui marque cette progression

vers le lieu central du chapitre désignent explicitement l'atelier comme un

espace "différent", inséré dans le réel et détaché de lui : un espace à dé­ crire et dont la valeur ne saurait être simplement "décorative". Il est peu

utile de revenir sur le schéma de la visite, des seuils à franchir, et de la porte

d'abord fermée, opaque, cachant peut-être le vide ("[ ... ] au moment où il se

disposait à toquer contre la porte, son cœur battit plus fort, crainte de ne

trouver personne. "), puis de la lenteur des préparatifs ( "[ ... ] derrière la porte les pas lourds d'un homme fatigué, ou qui porte un faix très pesant

[ ... ] . ") avant l'accès à la vision, à l'il lumination et à la connaissance : "[ ... ]

et quand la porte s'ouvrit ce fut dans la brusque lumière la création de deux êtres et leur mariage immédiat.." ( Pr I, 2 5 5).

La description du lieu-cadre déploie la nomenclature type d'un atelier

d'artiste montmartrois (étagères, l ivres, porte mal jointe, grandes fenêtres,

1 . Pour les autres dimensions de ce personnage, voir les analyses de Madeleine Boisson dans Apollinaire et les mythologies antiques , op. cit., pp. 3 59-63 et 5 7 1 2.

486

divan, un miroir brisé, et, i névitablement, des tableaux, dont une "nouvelle toile posée sur un chevalet") 1 • À ce paradigme lexical technique et banal, la

descri ption a djoint (et c'est ce qui la rend exceptionnelle dans l'œuvre de

fiction) des prédi cats presque systématiquement métaphoriques, "à une

grande distance des thèmes ou sous-thèmes [ . . . ] qui leur servent de sup­ port."2 . La porte par exemple (au prédi cat premier strictement explicatif : "mal jointe"), permet au vent d'amener "des êtres inconnus" ; derrière elle,

hurlent "toutes les louves de la détresse". La description joue à la fois sur la

"semblance", les diverses modalisations de la compara ison - comme dans

"La Rose de Hildesheim [... ]" - et sur l'immédiateté de l'identification méta­

phorique. La comparaison est chronologiquement première, pour s'estomper

progressivement ("Dans l'atelier semblable à une étable [ ... ] . " ; " [ ... ] des

livres jaunes empilés simulaient des mottes de beurre" ; "le bleu du c iel Qê.:

reil à un chant de femmes" ; "son pardessus qui tomba comme le cadavre

d'un noyé",

Pr I , 255)3• En revanche, le "grand morceau de m iroir brisé, re­

tenu au mur par des clous à crochet" (prédicat explicatif), est assimilé direc­ tement (effet de parataxe) à "une i nsondable mer morte, verticale" ( Pr I,

256), comme les hurlements du vent à ceux des louves, person nages fabu­

leux au cœur d'un décor parisien.

Les images, quelle que soit leur nature rhétori que exacte, déploient

plusieurs champs lexicaux au-delà du paradigme urbai n de la demeure d'un

peintre4 : des isotopies pastorales et mari nes essentiellement, et, plus

symboliquement, l'isotopie de la vie - de la naissance et de la mort. Dès la

première comparaison (l'étable), l'image est filée avec I' "innombrable trou­ peau" et "le pâtre qui les gardait" (prolongée également par les "mottes de

beurre" des livres jaunes) tout en maintenant le terme support ( in praesen­

tia)

: " [ ... ]

c'étaient les tableaux endormis [... ].". Le monde pastoral appelle

tout naturellement les prédateurs potentiels : "Toutes les louves [ ... ] prêtes

à dévorer le troupeau, le pâtre et son ami [ ... ]. ". L'isotopie marine, i ntro­

duite d'abord par la thématique du bleu céleste et le motif des sirènes - oi­ seaux et poissons dans l'imagi naire apollinarien - ("bleu du ciel pareil à un

1 . Pensons à cette évocation de l'atelier de Picasso dans La Vie anecdotique ( 1 6 avril 1 911 ) : " [... ] Picasso [.. . ] cultive avec délices le désordre de son atelier où l'on voit pêle-mêle des idoles océaniennes et a fricaines, des pièces a natomiques, des instruments de musique, des fruits, des flacons et beaucoup de poussière. Le peintre y travaille lentement, pieds nus, en fumant une pipe de terre." (P r III, 5 7 ) . 2 . Philippe Hamon, «Qu' est-ce qu'une desc ription?» , art. cit., p. 4 7 8. 3 . C'est nous qui soulignons. 4 . Voir L 'Œuvre de Zola.

487

chant de femme"), apparaît surtout mortifère ("le cadavre d'un noyé" 1 ,

"une insondable mer morte"). La description met en place une scène de ge­

nèse, de la fondation d'une vie et d'une "Ville Nouvelle". Elle joue d'abord

sur les antithèses de la naissance, les dangers, les douleurs, mais aussi les

"joies de toutes les couleurs". Elle sollicite également le mythe : la nais­

sance dans l'étable, la menace contre les nouveaux-nés, "innocents" dans

leur "crèche" sereine et endormie. La fable de la création de Rome est en­

core plus présente. Ce sont deux amis, deux "frères" qui [re]naissent en­

semble. Ces "êtres inconnus" amenés par le vent et "qui se plaignaient à

tout petits cris, au nom de toutes les douleurs", sont évidemment les petits

de la Louve romaine. La vie nouvelle suppose la mort du vieil homme et la Ville Nouvelle, la destruction de l'ancienne, pour une fondation "à la même place ".

Dans l'économie du récit, cette description, qui occupe une place cen­

trale, projette ses significations en amont et en aval. Vers le passé de Croniamantal d'abord, vers son "baptême" romain (la bénédiction papale

avant même sa naissance), sa première naissance d'homme avant sa véri­

table naissance en tant qu'artiste. On sait qu'aux yeux d'Apollinaire (qui le

répète sous deux formes presque identiques dans Les Onze mille verges,

Pr III, 8 87, et dans La Femme assise ) , Paris "a remplacé Rome à la tête du

monde." (Pr I , 430) ; le poète Croniamantal ne peut conquérir la gloire que

dans "la cité géante". L'ancienne capitale des arts, l'ancienne (quoique tou­

jours "actuelle") capitale religieuse, Rome, s'efface devant le sanctuaire de

l'art nouveau, ou de la nouvelle religion, qu'est devenu Paris. L'atelier de l'oi­

seau du Bénin est évidemment la cella du nouveau lieu sacré. La réalité to­

pographique parisienne tend même à s'effacer. Le cheminement initial de

Croniamantal le conduit hors du monde : la Ville Nouvelle ainsi fondée, Ville

de l'A rt, Ville de Vérité, se construit sur les ruines de l'Autre. Telle est bien aussi, prédictive dans le récit, prémonitoire pour Croniamantal, la

signification des objets centraux de l'atelier.

La description découvre ( et constitue) un monde de signes : "[ ... ]

dans la brume glaciale deux femmes se souvenaient". La description, en tant

que "mémoire", se souvient du texte, de Macarée "perdue" ("Dans les gla­

ciers de la mémoire ... ") ; elle inscrit à l'avance Tristouse encore à découvrir

dans l'espace figé de la toile. Tout comme Elvire "se souvient" de Paméla,

Tristouse sera le double de la mère de Croniamantal, femme frivole et 1 . On peut penser aux " cadavres de jours" dans la noyade de " L'Émigrant de Landor Road".

488

"fatale" : "Il y avait encore dans l'atelier une chose fatale, ce grand mor­

ceau de miroir brisé [ ... ].". Objet sacré de toutes les superstitions, de toutes les magies 1 , le miroir brisé est d'abord lié à une thématique féminine néga­

tive , inquiétante car "profonde" et mortifère avons-nous dit : "Une mer

morte" , "verticale" et qui ne peut, dans ses abysses, engendrer qu 'une

"fausse vie". Mère morte ? Mer rouge ? Sexe de la femme selon des asso­

ciations fantasmatiques que l'on a pu déceler dans de nombreux poèmes

d' Alcools ? Épée qui sépare l'homme de la femme ? Emblème de leurs "éternités différentes" ? Cette "chose" , innommée dans un premier temps,

précède directement la présentation de Tristouse par l'oiseau du Bénin,

jeune fille au visage "de celles qui sont destinées à faire souffrir. " ( Pr l,

2 5 6). La femme , passée , à venir (et qui "ne passe pas" , Pr l, 494) , est

aussi cette image "au fond de laquelle une fausse vie anim [e ] ce qui n'existe

pas".

Avec un tableau "glacé" qui se "souvient" ("[ ... ] il se réfugia dans sa

mémoire, et allait de l'avant [ ... ].", Pr l, 2 5 5), un miroir à la glace brisée qui

s'ouvre sur le faux sinon sur le vide ("[ . .. ] ce qui n'existe pas") , la descrip­

tion conduit à une "morale" , presque à une maxime : "Ainsi, en face de l'Art, il y a son apparence, dont les hommes ne se défient point et qui les

abaisse lorsque l'Art les avait élevés." (Pr I , 2 5 6) . La double démarche de

Croniamantal dans le récit se trouve définie. Il va poursuivre la femme, em­ blème du monde des apparences, du monde du faux amour, des mensonges,

de l'extér iorité (les vêtements, la mode) , femme "dont les hommes ne se défient point". C 'est quand il a perdu Tristouse qu' "il commença dès cette

heure à devenir célèbre et [que] sa réputation de poète grandissa it [. .. ]. "

( Pr I, 2 8 1 ) . La quête de l'Art est donc la seule qui permette à l'homme de

"grandir", de "s'élever". La description de l'atelier de l'oiseau du Bénin appa ­

raît comme un pivot narratif ( une mise en abyme du narratif dans le des ­ criptif), un point de concentration et un foyer de cohésion sémantiques ;

elle met en œu vre et exh ibe les pr incipes mêmes de l ' esthétique

apollinarienne : la dénonciation de la facticité des apparences, la fondation "à la même place" d'un monde artistique de vérité. Et que réalise, en fait,

une descript ion, s inon l ' e xh ibition d' un pseudo-référ ent iel pour la construction (textuelle) d' une réalité fictionnelle ?

Apollinaire prosateur fait donc, dans l'ensemble, un usage modéré de la

description spatiale . Il paraît d'abord respecter les codes de ce type de sé1 . Voir, par exemple, le miroir brisé dans "Giovanni Moroni" .

489

quence, en particulier ceux de son insertion et de son "admissibilité". Ce

respect n'est cependant pas une soumission perma nente à des règles tech­ niques, encore moins un signe d'allégeance à une esthétique contraignante du vraisemblable. L'écrivain a conscience des endroits stratégiques où la

description est attendue ; il a souvent le souci de réduire l'arbitraire de son

apparition ; il soigne l es effets rythmiques qu'elle entraîne ; il a le sens de la mesure par ra pport à l 'espace text uel gl obal. Il sembl e goûter les

descriptions q ui ne bloq uent pas entièrement l 'action ( "ambulatoires" ou de

t ype "homérique") , celles q ui évitent un hiat us trop marqué - ou trop prolongé - au sein d'un récit déjà engagé. Il limite volontiers les descriptions

aux nécessités de l'a ccréditation des lieux (ou, nous le verrons, à la

qualification des personnages). I l peut égal ement j ouer avec l es structures descriptives a pparemment obligées en faisant ressortir, avec désinvolture,

leur caractère conventionnel . Il util ise aussi la description comme leurre,

appât ou caution réalistes, pseudo-mimétiques, pour la construction d'un univers original, onirique, fantastique - poétique.

C . L' ÉCLATEMENT DU SYSTÈME RÉF ÉRENTIEL

Dates, toponymie et description spatiale contribuent à l 'illusion d'un

monde extérieur à connaître ou à voir : une réalité référentielle à laquelle le

texte se soumettrait, confrontant sa finit ude à un infini potentiel. Le récit

apollinarien semble se conformer à ce jeu trompeur avec une entité extra­

linguistique dont il serait, en premier lieu, le serviteur fidèle. Précision

historique et spatiale, exactitude supposée (et q ui peut être prouvée) ou

mimétisme insistant concourent à l'apparent attachement du conte ou du roman à un monde que le créateur, en fait, se doit de dénoncer après l'avoir convoq ué. Tout se passe comme si l e poids référentiel , exagérément,

hyperboliquement souligné, était destiné, par renversement pa radoxal, à

faire ressortir la nature différe nte du réel i nséré dans, et construit par le

récit, comme si cette "réalité" était au service de son contraire.

490

• Les jeux avec les toponymes Cette dénonciation du référentiel peut commencer, tout simplement,

par le refus de le solliciter alors que, dans l'unité d'un recueil, par exemple,

ou dans l'ensemble de l'œuvre, il est en fait un usage quasi systématique.

Absence de dates et absence de toponymes impliquent un premi er niveau de déréalisation, voire de refus, dans la mesure où le récit se propose à lui­

même ses propres références. Une petite ville non nommée , à une époque

indéterminée, serait un cadre plus propice au "détachement des choses na­

turelles" que la même bourgade évoquée à un moment précis, et désignée

par nom existant sur les cartes. Les contes qui refusent ce double ancrage

spat io-temporel sont très rares. Apolli naire préfère manifestement les

formes mixtes qui , désignant vigoureusement soit l'espace , soit le temps, laissent l'autre dimension dans une i ncertitude absolue ou relative - quand il ne recourt pas à un système chronotopique doublement référentiel.

Au plan spatial , les quelques toponymes forgés sont insérés dans un

ensemble textuel fortement gouverné par les toponymes réels. Ainsi, Werp

dans "Le Roi-Lune", est-il manifestement un nom i nventé, mais il ne peut

être situé qu'à quelques heures de marche �e Munich ou des "châteaux

fabuleux" de Bavière. La notation de la v i l l e de départ , les précisions spatiales et documentaires i ntiales 1 jouent l e jeu de l'authentification

réaliste , qui sera repris tout au long de la visite du palais merveilleux 2 • De

mêm e , l'imaginaire Cox-City est inscrite dans un espace gouverné par les

toponymes de New York et de la Colombie britannique (et , plus largement,

dans le système to ponymique référentiel de la série de "L'Amphion faux

messie [ ... ]"). Au plan temporel, les rares contes qui éch appent à une

datation réaliste (antici pation dans "Arthur [ ... ]", époque indéterminée, car "merveilleuse" , de "La Suite de Cendrillon [ ... ] " ) sont néanmoins ancrés dans

un Londres ou un Paris historiquement identifiables (la ville médiévale ou