Delbreil, Daniel - L'œuvre de fiction de Guillaume Apollinaire, la poétique d'un hérésiarque 1 [1]

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Delbreil, Daniel - L'œuvre de fiction de Guillaume Apollinaire, la poétique d'un hérésiarque 1 [1]

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UNIVERSITÉ DE LA SORBONNE NOUVELLE PARIS Ill

L'ŒUVRE DE FICTION DE GUILLAUME APOLLINAIRE (Contes et romans)

La poétique d'un hérésiarque

TOME!

Thèse pour le doctorat d'État ès lettres Présentée par Daniel DELBREIL

Sous la direction de Monsieur le Professeur Michel DÉCAUDIN

1995

I

Ceux qui sont morts ne sont pas des absents.

À ma mère qui n'a pas vu l'achèvement de ce travail.

Abréviations utilisées

OEC, I, II, III, IV : Œuvres complètes édition André Balland et Jacques Lecat. Po

Œuvres poétiques Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.

Pr I, II, III

Œuvres en prose Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.

GA

Revue Guillaume Apollinaire Lettres modernes, Minard.

Lou

Lettres à Lou Gallimard.

Les références complètes de ces ouvrages sont données dans la biblio­ graphie.

Cette thèse ne serait pas parvenue à son terme sans les encouragements et le soutien constant de Monsieur le Professeur Michel Décaudin. Je remercie également toute l'équipe des Apollinariens pour son aide amicale.

INTRODUCTION

POUR UN RETOUR EN GRÂCE DE L'HÉRÉSIARQUE

Jaime Saint-Félix savait Je plus d'histoires [...].

(Pr I, 191)

Le châtiment de l'hérésiarque

Un invisible Père Séraphin 1 (ou un mystérieux avocat du diable) a-t-il exercé ses talents

à

l'encontre de l'œ uvre de fiction de Guillaume

Apollinaire ? Le fait est que ce domaine de création n'est pas l'objet d'une grande renommée au-delà de quelques ferventes chapelles. Et même parmi ceux qui partagent admiration, voire vénération, pour l'auteur d' Alcools et de Calligrammes, les cantiques de louanges sont moins convaincus lorsqu'il s'agit de son œuvre en prose. L'admiration, en tout cas, se fait plus sélec­ tive : certains textes sont mis sur le même plan que les recueils poétiques ("On ne méconna(ît] point [leurs] hautes vertus [ ... ]."

(Pr I, 96), d'autres

sont relativement délaissés en raison d'une qualité esthétique jugée insuffi­ sante (on découvre dans cette œuvre "de telles faiblesses" ... ,

Pr I, 95). Le

visage d'Apollinaire conteur ou romancier est, à l'évidence, controversé et, plus que pour son œuvre poétique, s'exercent sur sa prose de fiction des ju­ gements de valeur nuancés, des appréciations mitigées 2 • Certains romans pourraient même être considérés comme indignes au nom de la morale (ces titres n'étant "invoqué[s] à cette heure que dans certaines maisons [ ... ] particulièrement mal famées.", ibid.).

Pour sauvegarder l'image pieuse du grand poète, élégiaque, souffrant,

victime de la Destinée, il faudrait écarter et rejeter dans l'oubli ce qui témoi­ gnerait de péchés véniels ou mortels. L'œuvre de fiction pourrait être du côté de la faute, faute qui ne serait pardonnée

à

Apollinaire qu'au bénéfice

de son vrai génie, la poésie. Le prosateur ne dit-il pas lui-même, au début du chapitre Il de La Femme assise (l'un de ses romans contestés) :

1. Héros du conte "Le Sacrilège" (Pr I, 94-9). 2. Pascal Pia, par exemple, est très sévère sur les romans d'Apollinaire, disant "Quand il a tenté de faire le roman que ses éditeurs successifs lui demandaient, c'est en vain qu'il s'est battu les flancs." (Apollinaire par lui-même, «Écrivains de toujours», Seuil, 1954, p. 169.

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"Douce poésie ! le plus beau des arts ! Toi qui suscites en nous le pouvoir créateur et nous rapproche de la divinité [...]. [ ...] Douce poésie ! je regrette que l'incertitude des temps ne me permette pas de me livrer à tes inspirations touchant la matière de ce livre [...]. [... ] la prose est ce qui convient le mieux à ma hâte." (Pr I,417) Apollinaire, en une période troublée de guerre, hiérarchiserait ainsi sa pro­ duction, faisant de la prose l'écriture de la précipitation ou de l'imperfection par rapport aux inspirations divines de la poésie, et donc l'écriture de l'ines­ sentiel. Le culte de la poésie entraînerait un mea culpa, le poète reconnais­ sant sa faiblesse humaine dans des circonstances difficiles : "La guerre même a augmenté le pouvoir que la poésie exerce sur moi et c'est grâce à l'une et à l'autre que le ciel désormais se confond avec ma tête étoilée."

(ibid.).

Cet Apollinaire de 1 91 8, pécheur par rapport au sacré de la poésie, rappelle "l'amour qu'[il lui] portai[t] dès [s]a tendre enfance" mais ne rap­ pelle pas alors la jubilation de sa jeunesse lorsque, adolescent, il entreprenait un roman et que, jeune homme, il écrivait ses premiers contes. En ces pre­ miers temps de création, il n'avait manifestement pas conscience de "fauter" par l'écriture en prose, se réjouissant même de mettre en scène toute une série de pécheurs pittoresques. Les premiers héros de ses récits courts sont des Juifs joyeux et terrifiants, des ecclésiastiques romains ou des provinciaux qui rompent avec les normes, les dogmes, bref des héré­ siarques dans lesquels le jeune prosateur se projette avec délectation. Il n'est pas loin du "sacrilège" lorsqu'il maltraite des figures aussi respectables que celle du Juif Errant, réécrit irrévérencieusement le mythe de Salomé ou s'amuse à traîner dans la boue (ou plutôt dans un caniveau parisien) les saintes eaux baptismales. L'hérésie de ces premiers personnages (quelle qu'en soit la forme) annonce le défi que le prosateur va lancer au monde institutionnalisé, aux valeurs morales, religieuses, sociales aussi bien qu'es­ thétiques. L'œuvre de fiction d'Apollinaire implique en effet, sinon une double provocation, du moins une double dénonciation : par ses sujets, ses intrigues, ses personnages, une mise en cause des codes de la société et, par son écriture, une mise en cause des formes narratives reconnues. Ce double niveau d'hérésie peut rendre compte du désintérêt, de la gêne, voire du rejet de ces récits par le grand public et par une partie de la critique littéraire. Même aujourd'hui, le jeu joyeux avec le baptême, la confession, l'eucharistie, le personnel religieux, le corps, la sexualité ou l'in-

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ceste ne va pas de soi. Les préjugés moraux ne sont pas absents chez ceux qui font la fine bouche devant cette exaltation de la transgression qui est

aussi plaisir de vivre. Ces préjugés se àéguisent sous la forme d'un dédain

esthétique pour une œuvre qui, elle, ne dédaigne ni le cru ni le salace et qui

met souvent à mal le bon goût. Même s'il s'efforce d'écarter les a priori de

ce type, le lecteur peut être désorienté par une œuvre dont il perçoit

difficilement l'unité thématique ou tonale et qui ne se conforme pas aux

modèles du conte et du roman. À (trop ?) jouer avec les valeurs, avec les

repères, à trop vouloir se situer dans "les marges", à trop chérir les infrac­ tions ou les viols de tabous, Apollinaire ne se serait-il pas condamné lui­

même, en tant que prosateur, à la marginalité ? Nous n'irons pas jusqu'à

dire que cet Apollinaire écrivain de fiction est actuellement en enfer (même si certains de ses romans sont "dignes de celui de la Biblioth èque Nationale" 1) ; avançons simplement que le pécheur connaît encore son pur­ gatoire, qu'il n'est pas, aux yeux du plus grand nombre, lavé de toutes ses

fautes. Nous nous proposerons donc, dans ce travail qui s'ouvre, de montrer que l'œuvre en prose est digne de la plume du poète, que ce versant de la

création n'est ni une facilité ni une erreur, mais la poursuite, par d'autres

voies, d'une même aventure intérieure. Inévitablement, ce travail pourra se présenter comme un effort de réhabilitation. Nous nous garderons du "culte

de dulie'' pour ne pas tomber sous les foudres de quelque Père Séraphin.

Serons-nous néanmoins l'avocat du diable d'homme que fut Apollinaire

conteur et romancier ? "Si cette opinion prévaut, [ ...] mon Dieu ! nous sa­ vons tous que l'enfer est pavé de bonnes intentions." (Pr I, 109).

Le corps du délit Grâce au travail de la critique apollinarienne depuis une quarantaine

d'années, et en particulier grâce à Michel Décaudin, le corpus de cette œuvre narrative est maintenant bien circonscrit. Peu de découvertes sont

encore à attendre, à moins que certaines collections privées ne recèlent des

surprises analogues à celle de À la cloche de bois 2 • On retrouvera peut-être quelques contes comme, récemment, "Les Deux Sacrifices"3, mais retrou-

1 . On connaît le travail d'Apollinaire en ce lieu. 2. Le fonds Bernard Poissonnier déposé à la Bibliothèque Nationale. 3. Repris dans la seconde édition du tome 1 des Œuvres en prose de la Pléiade

(Pr I, 1485-7).

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vera-t-on ja mais Mire/y ou Je petit trou pas cher ? Ces trouva i l les, désor­ mais, ne peuvent plus porter que sur des œuvres mineures, des ébauches car, à suppose r q u ' i l ait été ent ièrement réd i g é , personne n ' espè re plus mett re la main sur l e manuscrit complet de La Gloire de l'olive par exemple . Les Œuvres complètes pa rues chez Balland-Lecat ( et en particulier le tome I pou r l 'œuvre de fiction , 1 9 6 5 ) , puis les vol umes de la Bibliothèque de la Pléiade ( les tomes I et III des Œuvres en prose pour les contes et les ro ­ mans, respectivement 1 9 77 et 1 9 9 3 ) donnent l 'e nsemble de la production fiction nell e d'Apolli nai re . U n texte inclassa b l e ( L 'Enchanteur pourrissant) , deux recueils de contes, une vingtaine de récits courts écartés ou retrouvés, ,, quatre 1 réc its "romanesques et histo riq ues, un roman chronique , deux ro­ mans érotiques, un synopsis de roman à venir, des ava nt-textes . . . tout a été publié. Les vol umes de la Pléiade font mai ntenant autorité, tant pour l ' é ­ tabl issement d e s textes q u e pour les orienta t i ons critiques don nées p a r la préface et les notices. Le seul point litigieux dans l ' établissement du corpus de l 'œuvre narra ­ t ive concerne les récits dont Apol linaire n 'est pas le seul responsable. Le pro sateur s'est parfois a musé a u roma n collectif, et le tome I des Œuvres en prose de la Pléiade en donne t rois exemples. D'a bord "La Quatrième jour­ née " , rédi gée par Apollinaire , d'un Heptaméron des gourmets ou les Délices de la cuisine française q u i deva it évidemment en compt e r se pt , toutes écrites par des auteurs différents Décaudi n ,

Pr

(Pr I, 5 3 6-42 et , pour l a notice de Michel

I, 1 40 3-4) ; ensuite L 'Arc-en-ciel, et l es deux premiers cha­

pitres de ce "Roman des Sept " ( "Un masque dans l 'avenue" et "Le Pof" ) sont de la main d'Apollina ire ( Pr 1, 543-8 et enfi n , Le Mystère du plan astral

Pr I, 1 405-7 pour la notice) ;

(Pr I, 5 4 9 - 5 2 ) à propos duquel Michel

Déca udi n ra ppe l le que l e " Le j e u d u rom a n col lecti f [éta it ] à la mode

penda nt l ' hiver de 1 9 1 1 - 1 2 . " . La contribution de not re prosateur s ' i nscrit

aisément dans ce "grand roman d'aventures" dû, selon la revue bruxel loise Le Passant, " [ . . . ] a u talent de pl usieurs de nos col laborateurs , q u i , tour à tour, é cri [vent ] un cha pitre en s ' inspirant des pages précédentes, mais en laissant à leur fantaisie le soin de diriger l'action . "

(Pr I , 1 407) .

Apollinaire ne rechignait donc pas à écrire des œuvres avec d ' a ut res.

Parfois, il est vra i , sous forme contrainte lorsque, en 1 9 00 , il accepte d 'être l e "nègre " du feu i lletoniste Esnard : l ' édition de la Pléiade ne donne le cha ­

pitre XII du roman Que faire ? q u ' "à titre exemplaire"

(Pr I, 5 5 3 - 6 0 et

1 . Si l'on considère de façon autonome chacun des Trois Don Juan.

8

1 409- 1 0 ) . L'écriture à deux ne lui déplaît pas quand i l s'agit de rédiger l e scénario d'un " Cinéma-drame en 5 parties" , La Bréhatine

(Pr I , 1 04 5- 5 7 et

1 47 1 - 2 ) . Des amis, André Bil ly ou d ' a ut res, sont ainsi soll icités pour l ui prê ­

ter main forte dans la rédaction d 'ouvrages · à valeur commerciale essentiel ­ lement . Les vo l umes de la collection " L ' H i stoire roma nesque " , parus chez Briffaut , sont des ouvrages i ntéressants du poi nt de vue de l a propriété lit ­ téra i re comme des méthodes de trava i l d ' Apol l i naire . Si l ' on n e met plus guère en doute sa paternité dans le cas de La Fin de Babylone, celle de

La

Rome des Borgia provoque toujours des débats. Michel Décaudin , a près avoir noté que ce roma n " porte la si g nature d'Apoll ina ire", mentionne qu'il "est presqu e e ntièrement de la ma i n de Re né Dal ize " et rappelle les propos pé ­ remptoi res du pri ncipal i ntéressé : "La Rome des Borgia n ' est pas de moi

[ . . . ] . '' ( Pr

I, 1 4 1 0- 1 ). Ce text e ne fi g u re donc pas dans l ' édition de la 1 Pléiade • Claude Debon-Tournadre défe nd, dans sa thèse , une posit ion sen ­ siblement différente 2 • Par u n effort de critique i nterne , elle veut rendre cré ­ dible l 'attribution de ce roma n à Apol l i n a i re , releva nt l a pa renté de nom­ breuses séquences, de nombreux thè mes et procédés d 'écriture avec ceux des récits dont la paternité ne se discute pas. Claude Debon estime qu' " i l est difficile e n tout c a s d e ne pas lui accorder, premièrement un i ntérêt pour le sujet tra ité, deuxièmement une participation dans le choix des scènes et même dans la rédact ion. " 3 • E l l e a n a lyse ensuite l e s ra i sons q u i ont pu

condui re le romancier à ren i e r soh ouvrage, mettant en évidence la com ­ plexité des "ra p ports qu'Apol l i n a i re entretient avec ses œuvres de second rang : plus explicites que les autres, il l es signe q uand elles peuvent passer pour une fa rce et ainsi ne pas nuire à sa réputation l itté ra i re [ . . . ] . Il les re ­ jette quand el les ne portent pas ce masque. " 4 • 1 . La revue Que vlo- ve ? propose néa nmoins le dossier de presse de ce roma n ( 3e ° série, n 1 8, avrïl-juïn 1 9 95) . 2 . Claude Debon-T ournadre, Guillaume Apollinaire de 1 9 1 4 à 1 9 1 8, thèse pour le doctorat d' Êtat sous la direction de M me Marie-Jeanne Durry, Université de Paris­ Sorbonne, Paris IV, 1 97 8 . Le premier volume de cette thèse a été repris sous l e titre " Calligrammes. Le Poèt e et l a guerre" dans Gui/laume Apollinaire après Alcools , Bibliothèque des ° Lettres modernes 3 1 ( Bibliothèque G uilla u me Apol l i n a i re n 1 2 ) , Lettres Modernes, Minard, 1 9 8 1 . Le second volume de cette thèse dacty lographiée, qui traite en particulier de l'œuvre de fiction, n'a pas été publié. On trouvera cette analyse de La Rome des Borgia aux pages 448-78 du tome 2 de la thèse de 1 9 7 8. Pou r fac i liter la lect u re et les i dent i f i cations , nous a vons attri bué systématiquement à Claude Oeben ce qui a pu être rédigé par Claude Tournadre ou pa r Claude Debon-Tournadre. 3 . Ibid., p. 474. 4. Ibid., p. 47 6 .

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B i e n q u e séd u i t par l ' a rg umentat i o n dév e l oppée dans Guillaume Apollinaire de 1 9 1 4 à 1 9 1 8 , nous prendrons la position de principe défe ndue par Michel Décaudin et n ' envisagerons pas , dans notre trava i l , La Rome des Borgia1 . I l e st v ra i c e pe ndant que bien des pré faces ou p ropos t rop vigoure u se ment dénégati fs sont suspects et pe uvent e ntrer dans une

stratég i e de dissim u la t i on . Dans pl usieurs contes, nous le ve rro n s , le narrate ur joue à ne pas être le responsable de ce qui est rapporté ; dans d'autres cas, Apol linaire s'amuse à adopter des pseudonymes provisoires ; da ns d ' a ut re s c i rconstances e ncore , il ruse avec des œuvres q u ' i l a bel et bie n écrites. Nous pensons i névitablement aux deux romans érot i q ues, c a u se s pri n c i pa l e s de la ré putat i o n su lfureuse d ' Apol l i n a i re écrivai n de fiction. Les Onze mille verges et Les Exploits d'un jeune Don Juan n 'o nt connu que t a rdivement l 'honneur d 'entrer dans la Pléiade, et dans un corps d 'i m primerie réduit , ce qui tendrait symboli quement à mini miser le corps du délit. Michel Décaudin, qui avait donné des préfaces à ces romans bien avant leur apparition dans le tome III de La Pléiade 2 , ra p pelle leurs c onditions de publication : "La pre m ière édi t i o n , clandestine, des Onze Mille Verges ne porte q ue l es i nitia l es d e l 'a ute u r p résum é , G. Apollinaire n e fait aucun doute . "

A. Ma is

l 'att ri b ut i o n à

( Pr III, 1 3 1 7 ) . L'histoire des Exploits d'un

jeune Don Juan "est beaucoup plus obscure [ . . . ] ." . Apol lina i re ne semble pas en avoi r parlé , même allusivement . "

(Pr III, 1 3 2 5 ) . "Ce Jeune Don Juan est

[ . . . ] l 'enfant du my stère . " note M ichel Décaudin dans sa préface de l 'édition Pauvert 3 , m a i s l 'a n o nymat ne remet pas e n cause l a patern ité ( fût-elle cachée comme cel le , tenninale, de son héros Roger) 4 • Ces deux romans érotiques fe ront donc partie de notre corpus et i l s nous pennettro nt ( avec La Fin de Bab_vlone) d'ana lyser bien des éléments parallèlement présents dans une Rome des Borgia peut-être i njustement délaissée . . . L a Fin de Babylone d'ailleurs, et Les Trois Don Juan de "L'Histoire ro ­ ma nesq u e " , posent à un autre n ivea u la question de l a propriété . De par l'importance des emprunts, ils ne sont , à l ' évidence, "pas tout " d 'Apollinaire . Ainsi , certai ns romans n o n signés, non revendiqués expl i c itement , sont-ils 1 . L'incertitude demeure puisque les éditions Slatkine viennent de faire paraître La Rome des Borgia sous le double riom Guillaume Apollinaire et René Dalize ( Paris­ Genève, Slatkine , 1 99 5 , 242 p. («Fleurons», n ° 1 ) . Voi r à ce sujet la notice dans ° Que vlo-ve ?, 3 e série, n 1 9 , juillet-septembre 1 9 9 5 , p. 8 9 . 2 . Préface des Éditions Pauvert des Onze mille verges ( 1 9 7 3 ) et des Exploits ( 1 977). 3 . Op. cit., p. 9. 4 . Irons-nous jusqu'à dire qu'il "s'agit de réalisations esthétiques auxquelles leur anonymat n'enlève rien de leur ardeur, de leur grandeur ( . . . ] ." ( P r 2 5 5)?

m,

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entièrement de l u i ; u n a utre, signé - mais renié - ne serait pas du tout (ou

t rop pa rtiellement ) de l u i ; d ' a utres enfi n , revendiqué s - ma i s dénigrés comme basse besogne ou s i mple divertissement , ou encore i na chevés comme La Femme assise - seraient tout a utant "des autres" que de l ui . . . La

c ritique apol l i na rienne a très précisément montré les dettes d'Apol l i n ai re

dans les romans parus chez Briffaut comme pour la "Chronique de France et

d ' A mérique " . Des pages entières sont retranscrites, parfois l ittéralement ,

ma is cette a ppropriation, "honteuse" ou avouée, ponctuelle, partiel le ou sys ­

tématique, ne compromet pas l 'a pparte nance de c e s récits d ûment sig nés. C'est a lors l a question de l a réécriture qui intéresse la critique , l 'assimi lation

des textes des autres par un écrivain dévoreur de livre s , apte à les d igérer mais surtout à l es refaçonner pour en fai re "sa chose " propre 1 . Le résultat

est i négal et l 'assimilat ion variable. L es Trois Don Juan laissent fréquemment

a pparaître les hy potextes ou les pal i mpsestes bruts. La Fin de Babylone ,

comme l'épisode mormon de La Femme assise , ont nécessité des recherches beaucoup pl us érudites sur les sources probables ou certaines. À l 'égard de

ces textes réécrits, la question est moins maintenant "à partir de quels ré ­ cits antéri e urs ? " que " pourquoi une tel l e systématisa t i o n de l a réécri ­

ture ? '' , ou "quel l es sont les formes de la réécriture a pol li narienne ? " . Le

prosateur ne re prend que des textes qui le tou chent personnellement, qui

font écho à sa propre thématique, des textes que, d ' une certai ne façon, il

"aurait pu écri re " . Le document ou le roman util isés devi ennent ce "plagi at

par a nt ic i pation" c her à ce rtains critiques ou écrivains contemporains. Ainsi ,

les œuvres de Ti rso de Mol ina, Molière , Lord Byron, Mérimée, entre a utres,

dans l e cas des Trois Don Juan ( Pr I, 1 4 2 5 - 7 ) , sont-el les insérées dans une pro d uction q u i , sans ê tre ori g i n a l e , n ' e n devi ent pas moins " a utre " .

Apoll inaire sajt col l er, rapiécer ; i l sait i nvestir les doma ines romanesques qui

ne l ui a p part ien nent pas, et c'est paradoxal ement dans une technique du "grapp illage " ( sinon du pi llage) que se reconnaît une forme de son écriture .

Ces romans a pol linariens , "à tiroirs" hétérogènes, feront donc, par pri ncipe , partie de notre corpus.

En revanche, nous réserverons à L 'Enchanteur pourrissant un t raite­

ment particul i er. Nous ne mettons nullement en cause la qual ité de ce texte,

n i son importance capitale dans la production apol linarienne. Si , comme le dit

1 . Voir l ' article de C laude Debon, " Grappillage et distillation : les modalités de la réécriture dans l ' œ uvre d' Apollinaire" , d a ns Naissances du texte apo//inarien, actes du colloque de Stavelot 1 982 , Que vlo-ve ?, 2 e série, n ° 6- 7 , avril­ septembre 1 983 .

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M ichel Déc a ud i n , ce t exte est resté l o ngt e m ps " l a plus mécon nue des œuvres d'Apol l i n a i re "

( Pr I, 1 06 7 ) , ce n ' est p l us le cas maintenant. Jean

Burgos a composé une remarq uable édit ion c rit ique de ce texte é n i g ma ­ tique 1 , m i-poème, mi-récit , mi-théâtre (ou ni poème, ni récit, ni théâtre ) . Le statut de cet ouvrage est, à l ' évidence , toujours en question. L' édition d e la Pléiade le range dans les "Œuvres en prose" i il s ' agit i ncontestablement d ' u n texte d ' "imaginat i on " , de fiction , et qui se fonde sur d ' i n nombrables œuvres de fiction . À ce t itre , i l devrait entre r de plein droit dans n ot re do­ maine de réflexion. Cependant , comment n ' être pas sensible à sa s pécificité , à s a d iffé rence p a r ra pport aux contes e t a ux romans ? L'ouvrage l e n marge de tous l es aut res, sa ns doute parce q u ' i l l e s irrigue tous, aura donc dan s n ot re t ravail une place à part . Tantôt i l sera considéré comme une œuvre n arrative ficti onnelle ( u n récit, hy bride certes, mais avec son i ntri g ue, sa localisat ion , ses pe rsonnages, etc. ) et son ét ude se fera comme celle des récits plus traditionnels, tantôt il sera ap préhendé comme un texte i rréd uc­ ti ble a ux a ut res, et uti lisé comme confirmation ou élarg issement . Dans ce cas, les rema rques seront faites en notes. Nous marquerons a i nsi la pré ­ sence continuelle de L 'Enchanteur pourrissant, mais a ussi la d ista nce q u ' i l garde toujours.

Les fidèles de l'hérésiarque La critique qui n'a, heureusement, négligé ni les œuvres de second rang ( qui ne sont pas toutes des "fonds de tiroirs") ni l e récit des mésaventures de Merl i n , a toutefois consac ré l'essentiel de ses efforts aux deux recueils de contes, L 'Hérésiarque et Cie et Le Poète assassiné. On peut noter d 'emblée que, d ' u n poi nt de vue quantitatif, ces deux vol u mes ont provoqué moins d 'exégèses que les deux recueils de poèmes qui font la renommée d ' Apoll i ­ naire . L'œuvre de fiction a g l oba lement entraîné deux ty pes de démarche dans la critique, u ne foi s que les textes ont été établ is avec certitud e . La première met l ' a ccent sur l ' unité de la production de ! ' écriva i n et consiste, pour rendre compte de l a création, à soll iciter i ndifféremment les poèmes ou les récits. La seconde se p ropose plus précisément comme objet l 'œuvre

1 . Guillaume Apollinaire, L 'Enchanteur pourrissant, édition établie, présentée et ° annotée par Jean Burgos , Paralogue n 5, Lettres modernes, Minard, 1 9 7 2 .

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narrati ve , l ' a nalyse montra nt i névitablement que, mal g ré des écritu res diffé ­ rentes, l ' univers du créateur reste l e même en prose ou en vers 1 . Les travaux de Jean Burgos et de Made l e i ne Boisson i l l ustre raient l e

premier type. J e a n Burgos a proposé , dans Pour une poétique de l'imagi­ 2 naire, une passionnante étude des structures de l ' i mag --... inaire apollinarien •

De t rès nombreux exemples t i rés des contes viennent

à

l 'appui de ses ré -

flexions sur l a dénonciation de la fact icité des appare nces, sur les coupures, arrachements, séparations, su r l ' agrandissement , la multi plication, l 'occupa ­ t i on de l 'espace ou sur la confrontation des contraires. La méthode d ' ana ­ lyse développée dans "L' É c rit ure de l ' i magina i re " , q u i a pu être a ppliquée à

l ' œuvre de M i chaux , de Sa int-Pol Rou x , d ' E l u a rd ou de Sai nt-John Perse ( "Lect u res de ! ' Imaginaire " ) , écla i re tout aussi bien la poésie que les textes de fict ion du maître des " i rréal ités ra ison nables" . Dans ce type d'ét ude , l 'œuvre en p rose n 'est pas un objet spécifique . Sel on une a utre perspective ,

i l e n est de même pour Madelei ne Boisson dans sa thèse , Apollinaire et les

mythologies antiques3 • E l l e entend se p l a c e r a u c o n fl u e nt des d e u x

d i rections qu'elle perçoit dans l e s études apol l i nariennes des vingt dernières années, "[ . . . ] l'exploration de l 'univers i mag i naire et l 'inscription de l ' écriture du poète da ns une vaste i ntertextua lité . "4 • Madeleine Boisson montre avec pertinence non seulement la présence des mythes a ntiques mais encore leur a ssim ilation , leur t ransformation, leur c ryptage dans l ' u nivers apollinarien. Cet t e "expl o rat i o n de l ' u n i ve rs mytholog i q u e " de r'a uteur i m p l i q u e un perpét u e l va-et-vient entre les poèmes , l es contes et les roman s . Les mythes antiques sont partout mais, en tant que récits, ils sont sans doute plus pré sents, et plus l i si b les peut-être , dans l es histoires b u rlesques o u fabuleuses racontées p a r u n romancier ou par u n conteur.

Le l ivre d 'André Fonteyne, Apollinaire prosateur, est le premier,· et , jus­

q u 'à présent , le seu l ouvrage publié consacré entièrement à l a prose de fic ­ tion. Le livre est re lativement ancien ( 1 9 6 4) et, malgré son titre géné ra l , i l

s e l imite à L 'Hérésiarque e t Cie . Pour le critique, c e recueil "forme u n tout" ;

comme tout premier recueil, i l contient en germe les œuvres narratives ulté ­ rieures. André Fonteyne tient compte de ces prolongements ( " [ . . . ] nous

étendrons a u besoin notre i nvestigation au Poète assassiné, voire aux a ut res 1 . Para l l èl e ment, u n ouvrage de sy nthès e sur la poés ie, c omme L ecture d'Apollinaire de Philippe Renaud («Lettera», L'Âge d' Homme, Lausanne, 1 96 9 ) ,

ne 2. 3. 4.

peut s e priver de références à l'œuvre na rrative. Jean Burgos, Pour une poétique de /'Imaginaire, «Pierres vives» , Seui l , 1 9 8 2 . M adeleine Boisson, Apollinaire et les mythologies antiques, Schena-Nizet, 1 989. Ibid., p. 1 1 .

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ouvrages en prose . " ) mais note - et l ' aveu est révélateur - que, puisque " l ' a uteur est ava nt tout poète , ne l 'oublions pas - nous ferons éga le ment appel à l 'œuvre en vers . " . Ce livre vise à combler une lacune de l'époque ( "Aucun ouvrage critique, jusqu'à prése nt , ne s 'est occupé excl usivement de la prose d 'Apollinaire . " 1 ) et , selon les méthodes critiques du début des a n ­ nées soixante, i l analyse avec -beaucoup de lucidité les personnages, l e s i n ­ grédients { érudition, érot isme, surpri se ) , l e s tons d u recueil ainsi q u e l ' écri­ ture d 'Apol linaire . Vu la rapidité de l 'évolution de la critique depuis 1 9 64, ce l iv re , à bien des égards, peut sembler vie i ll i , voi re dépassé , mais il n 'a pas encore été remplacé. Il deme ure un ou vrage de référence i nd ispensable qui a proposé des directions d 'analyse toujours parfaitement valables. Les a n nées 1 9 7 0 , qui ont vu la confirmation des méthodes nouvelles de la critique littéraire , ont été aussi celles du renouvel lement de la critique apol linari e n n e . Depuis l e début de cette déce n n i e M i c hel Décaudin réunit tous les mois un sémina i re qui regroupe les c hercheurs. Les méthodes cri ­ tiques s e di versifient comme en témoigne nt l es deux numéros "Méthodes et a pproches critiques " de la revue Guillaume Apollinaire ( GA 1 0 et 1 1 , 1 9 7 1 et 1 9 7 2 ) l a ncée a ux édjti ons des Lettre s modernes dès 1 9 6 2 . Le champ d'ét udes s'élargit également , et l 'œuvre e n prose devient un doma ine de re ­ cherche à part e nt ière . Le colloque de Stavelot , qui se tient tous les deux ou trois ans depu i s 1 9 5 8 , s 'est proposé pour t hème, e n 1 9 7 3 , "Apo l l inaire conteur" . Dans la préface des actes de ce colloque, Regards sur Apollinaire conteur2 , Michel Décaudin écrit que "la vision g l obale q u e nous avons, ou cherc hons

à

avoir, de ! 'écrivai n Apol linaire a ppelle à une lecture renouvelée

de cette œuvre de prose , particulièrement des contes, saisis à l a fois dans la clôture de leur a utonomie et dans leur intertextualité. " 3 • Les récits courts sont a lors a nalysés par l es différents intervena nts selon des "grilles" ou mé ­ thodes thématiques, st ruct u ra l i stes, myt hoc ritiques, "text uel l es" , sémio­ tiques, etc . 4 • Quelques a nnées plus tard , le sém i n a i re Apollinaire parisien met, pe ndant deux saisons, les œuvres e n prose à son prog ramme 5 • La même d iversité des approches s'y manifeste et les suggest ions qui y sont

1 . Apollinaire prosateur. L 'Hérésiarque et de, Nizet, 1 964, p. 8. 2 . «Bibliothèque Guilla ume Apollinaire» 8, lettres Modernes, Minard, 1 97 S. 3 . Ibid., p. S . 1 '4 . Les réf�rences plus précises de ces communications seront données dans le corps de notre travail. 5 . La plupart des communications sont malheureusement restées inédites. Nous avons essayé, quand notre mémoire et nos notes nous le permettaient, de rendre à leurs auteurs les idées qui y ont été lancées.

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fa ites nourri ront plusieurs t hèses qui seront soute nues a u tournant des a n ­ n ées 80.

La t hèse de Claude Debon 1 , soute nue e n 1 9 7 8 , est , dans sa seconde n

pa rtie, "A pproche de l ' univers i ntérie ur , dans ses chapitre s "Les masques

du prosateur" , '1 U ne érudit ion narcissique" et "Le princi pe .� 'i ncertîtude" , u n re marquable trava i l de sy nthèse sur l 'œuvre e n prose. Les suggestions et ana lyses sur les fuites de l 'énonciateur, sur la volonté de cry ptage des don­ nées référentielles, sur le dés i r d 'Apoll i n a i re de tout ramener à l u i , sur son u nivers textuel en perpétuel fl ottement, no u s pa ra i ssent toujou rs entière­ ment convain cantes 2 • Les récits de fict ion ne sont qu ' un des objets d 'étude de cette t hèse ; les propositions de Claude Debon sont pertinentes mais sont aussi dé l i bérément al lusives sur différents points évoqués. Elles appel­ lent des prolongements pour qui veut construire u n travai l entier sur l'œuvre de fict ion. Les méthodes critiques pou r l ' a nalyse des réc its ont beaucoup

évolué depuis 1 97 8 mais ces a pproches nouve l les ne remettent nul le ment

en cause les concl usions de Claude Debon sur l 'a rt d u prosateur ou les

mystères et structures de l 'uni vers i ntér-ieur d e ! 'écrivain . Françoise Dininma n , dans une thèse volonta irement composite, soute ­

nue en 1 98 0 , Du Merveilleux au mythe personne/ 3 , se propose d'analyser les

contes se lon trois méthodes qu 'elle montre convergentes. E l l e analyse d 'a ­

bord le Merveilleux des récits apol linariens selon l a "morphologie" d e Vladimir Propp 4 , décèle dans cette "sy ntaxe " du Merve i l leux les é l é m e nts d ' u n "scénario initiatique" t e l qu'il a pu être établ i par l 'anthropologie et s'oriente enfin vers une étude du "mythe personnel " selon une approche mythocri ­ tique et psychocritique. En cel a , e l l e se fon de sur les travaux apollinariens d 'Anne Clancier, en particulier sur son article "Ébauche d' une étude psycho­ critique de l 'œuvre de G u i l laume A pol l i na i re " , pa ru en 1 9 7 2 ( GA, 1 1 ). La thèse de F ra nçoise Di n i nman éclaire non se u l e ment la notion délicate de merve i l leux chez Apo l l i naire mais e ncore rend compte de la dynamique d es

1 . Guillaume Apollinaire de 1 9 7 4 à 7 9 1 8, op. cit. 2 . Regrettons à nouveau , et vivement, la non-publication du second volume de cette thèse. La parution de ce volume aurait certainement accéléré le " retour en grâce" de I' œuvre de fiction d' Apollinaire . 3 . Fra nçoise Dininma n, Du Merveilleux a u mythe personnel. Merveilleux, scéna rio initiatique et mythe personnel dans les contes d'Apollinaire, thèse de doctorat de 3 e cycle, sous la direction de M . Michel Décaudin, Un iversité de Pa ris Ill-Sorbonne Nouvelle, 1 9 80. 4 . Vladi mir Propp, Morphologie du conte, «Points», Seuil , 1 è re édition française, 1 965.

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intrigues, d ' u n certa i n nombre de thèmes récurrents ou de ty pes de person ­ nages ( féminins et mascul i ns). Dans notre t ra va i l sur Le Jeu autobiographique dans les con tes de Guillaume Apollinaire 1 , nous nous sommes attaché à l 'un des éléments les plus importants, les pl us manifestes des récits courts : la présence d u vécu dans l ' œuvre de fiction. Tous les critiques qui se sont i ntéressés à l'œuvre de ! 'écrivai n ont sou l igné l 'aspect "commémorat i f" indéniable, dans les poèmes com me dans les contes. I l s'agissait pour nous d 'ét udier précisé ­ ment l a mise en texte et l a mise en jeu des références autobiographiques, a insi que l ' e njeu q u ' el les i mplique nt . Nous avons voul u montre r que ce jeu n ' était pas un si mple comportement léger mais une image obsessionnelle présente dès l ' enfa nce d'Apol linaire et dans les ra res textes qui évoquent cette enfance. Nous avons vou l u cerner l a genèse d ' une vision carnava ­ lesque du monde qui rend compte d 'une écriture toujours masquée du vécu. Dès l o rs, la véritab l e autobiogra phie devenait problémat ique ; "les tec h ­ niques d e broui llage", dont parlait Claude Debon d a n s s a t hèse, éta ient par­ tout , dans les structures énonciatives, dans les composa ntes de l 'énoncé, dans les jeux de l ' éc riture. Lors de cette a nalyse qui portait sur les seul s contes, nous avons ébauché i n évitablement une étude de la narration, des structures spatio-temporelles, des personnages ou des jeux de mots. De l a même façon q ue Le Jeu autobiographique [. . . ] utilisait et prolongeait les analyses d'André Fontey ne ou d e Claude Debon , l e travai l qui s'ouvre va uti ­ liser e t prolonger, élargir aussi Le Jeu autobiographique [. . . ] . Les ouvrages dont nous venons de parler n e sont pas les seuls à avoir é c l a i ré l 'œuvre de fi ct ion : d e m u l t i p l es a r t i cles ont paru depuis u n e trentaine d'années, dans la revue Guillaume Apollinaire , dans d'autres revues françaises ou étrangères, et nous les signalerons au moment opportu n dans le cours de notre développement . Ils contri buent à rendre a u prosateur l a place qui l ui revient. Dans cette perspective, nous n e pouvons que n ous réjoui r du double n uméro spécial que l a revue péd a g ogique L 'École des lettres a consacré , e n j u i n 1 9 9 2 , à Apol l i na i re . Tout c o m m e H u bert Fabureau, en 1 9 3 2 2 , da ns "le premier livre consacré à l ' œuvre d 'Apol l inaire " ( Michel Déca u d i n l e rappelle) , " [ . . . ] faisait l a pa rt é g a l e à l a prose et à l a

1 . Da nieL Del b rei l , L e Jeu autobiographique dans les contes de Guillaume Apollinaire, thèse pour le doctorat de 3 e cyc le, sous la direction de M. M ichel

Décaud in, Université de Paris Ill-Sorbonne Nouvelle, 1 9 8 3. 2-= H u bert Fabureau, Guillaume Apollinaire, son œuvre, « N o u ve l le Rev u e Critique» , Paris, 1 9 3 2 .

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poésie." 1 1 L 'École des lettres propose (presque) à égal ité u n numéro pour l ' œuvre poétique 2 et un a utre pour les " Fictions" 3 . C'est que "la pers pective

change aujou rd'hui" 4 et que le moment est ven u , sans renier évidemment

l 'œ uvre du poète , mais sans aucune mauvaise conscience, de consi dérer l ' en semble de l ' œuvre du prosateur.

Le s trava ux mentionnés dans le s l ignes précédent,es a bord a i ent "l a prose d 'i magi nation " 5 d 'A po l l i n a i re soit'. d a n s u n e partie d u corpus

( L 'Hérésiarque et (je pour André Fonteyne) , soit selon des "angles" (voi re

des angles sur une partie du corpus) . Claude Debon inscrit sa synthèse sur le récit dans le cadre d 'une période ( [ . . . ] de 1 9 1 4

à 1 9 1 8 , o u [ . . . ] après

Alcools ) . O n vient de voi r les pe rspectives adoptées par Jean Burg os ,

Madel ei ne Boisson , F rançoise Dini n ma n ou par nous-même dans un premier

t ravail ; beaucoup d'autres seraient encore possibles. L'œuvre de fiction, on l 'a déjà senti , est d'une grande richesse, mais aussi d 'une certaine ampleur.

Toutes l es études selon des pers pectives sont délibérément partiel les et nul ne peut prétendre à l 'exhaustivité sur Apollina ire . Pour a l l er plus avant dans

l ' a na lyse de son œuvre en prose , il convient non seulement de prendre en

charg e tous les ouvrages ( quelle que soit leur qualité réelle ou supposée

a

priori) mais encore de trouver l 'angle qui serait le plus "fédérateur" . La prose d ' i mag i nation est composée de "réc its" : la critique apollinari enne ne peut

se dési ntéresser (ou se déve l opper sans ten i r compte ) des a pports de la

narratol ogie ou de la sémiotique textuel le depu is plus de vingt ans. Ces mé ­

thodes permettent de formaliser et d'accréditer de façon plus rigoureuse les

innombrables suggestions pert i nentes qui ont été faites sur les contes et les romans. Elles nous seront donc d'une a ide précieuse dans notre démarche ,

mais n ous ne voulons en aucune façon réduire l 'œuvre d ' A pol linaire à u n "domai ne d'application ".

1 . Préface de Regards sur Apollinaire conteur, op. cit., p. 6. 2 . L 'École des lettres 12, Apollinaire I, " L' Œuvre poétique" , 1 e r j uin 1 9 9 2. 3 . L 'École des lettres 1 3 , Apollinaire Il, " Fictions " , 1 5 j uin 1 9 9 2. 4 . Michel Décaudin, Regards sur Apollinaire conteur, op. cit., p. 6 . Notons que ce " a ujourd' hui" date de 1 9 73 (ou de 19 7 5 pour les actes du colloque de Stavelot). S . C ' est l ' express ion employée le plus volontiers pa r M ichel Décaudin pou r qualifier le s contes et les romans (voir P r I) .

17

L 'examen du &,(cas " Notre travail pourrait s'i ntituler "Pour une poétique du récit d e fiction apollinarien" si cette formule n'apparaissait pas trop comme un démarquage d u titre du l ivre de Jea n Burgos et si , surtout, le terme de poétique n 'était pas aussi polysémique . Nous nous proposons avant tout d 'explorer le texte et ses foncti onnements mai s a ussi d 'essayer de détermi ner quels peuvent être les principes e sthét iques de l'écriture narrat ive d 'Apol l i na i re . L'écrivain , qui n ' est pas u n t héoricien, est resté très évasif sur ce dernier point. S ' i l marque son i n térêt pour son œuvre en prose ( d e façon sélective cepen­ dant ) , i l ne s'explique g uère

à

ce sujet . I l laisse volontiers l es autres s'expri ­

mer, même s ' i l s e pique dès q u e la crit ique s e fait u n tanti net sévère . S'il t ient à ses récits de fiction , c'est qu'ils ont représenté pour l u i , outre un as­ pect de création véritabl e , u ne source de n otoriété , voire de revenus non négligeable. C 'est a ussi dans l es conditions de l a vie littéraire de l 'époque q u'il faut replacer cette product i on . On sait que l a poésie , au tournant du siècle, jouissait d 'u n prestige considé rable, qu 'elle était considérée comme l 'Art par excel lence et que les écrivains se flattaient d'êt-re avant tout des "pohètes " .. Ces h ommes, ou ces "gendelett res" , qui affectaient parfois u n g rand mépris pou r le roman e t pour ses formes à succès, n e négligeai e nt pas, à l'occasion, d'écri re des récits courts, poétiques ou non. Dans ces cé ­ nacles et multiples chapelles, dont Michel Décaudin a m i n utieusement a n a ­ lysé l ' évol ution 1 , s' opère , radicalement ou relativement , une m i s e à distance du narratif comme menace ou comme ennemi de l a poésie. Apol l i naire, q u i fréquentait nombre d e c e s cercles, a a î n s i osci l l é e ntre "Vers et prose" , e ntre poésie et réc it sans y voi r des tennes antago nistes2 • I l a i ma i t écri re des récits, l i re ( et critiquer) des romans, rendant parfois des hommages a ppuy és et/ou gênés - aux g ra nds maîtres de l' époque dont i l ne partageait pas l 'esthétique . Le réci t doit être toujours pour lui une "prose d ' imagi na ­ tion" : au sens plein , une fa ntaisie . Son écriture est "fiction " dès l ors qu 'elle s' empare du réel . C e j e u d e la fiction , nous essayerons d e l 'analyse r à différents niveaux, et moi ns cependant dans les t�èmes des histoires proposées que dans les

1 . M ichel Décaudin, \La Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française, 7 89 5- 1 9 1 4, 1 è re édition, Paris, 1 9 60 ; Slatkine, Genève-Pa ris, 1 9 8 1 . 2 . Dans préface des Œuvres en prose ( P r 1, X) , Michel Oécaudin affirme à juste titre qu' " i l n'existe pas de différence fondamentale, pour Apollinaire , entre prose et poésie. [ . . . ] il passait aisément, et sans solution de cont inuité, d' un mode - d' expression à l'autre . " .

sa

18

structures du récit. Choisii ssant le conte ou le roman, Apollinaire s'inscrit dans des codes génériques qu'il malmène, même si, parfois, il semble s'y soumettre. Ses œuvres narratives majeures sont tantôt des provocations génériques explicites, tan1tôt des transformations plus subtiles m��s tout aussi radicales. Dans sa faç:on de conduire le récit, il affecte de respecter les codes énonciatifs (alors qLil'il les bouscule dans la narration des poèmes), les codes de perception ou ceux de la transcription des paroles des person­ nages. Les structures narratives laissènt paraître cependant des originalités, des décalages par rapport al.IX usages des contes et des romans. Le narra­ teur parle mais en même temps se cache, cède la parole ou feint de ne rien laisser transparaître quand c'est lui seul qui s'exprime. Par de discrètes in­ fractions, ou par de plus bruyantes dissonances, il met en évidence les conventions sur lesquelles est construit le récit qui se veut réaliste ou transparent. Il joue avec son narrateur qui s'exhibe ou avec les discours que celui-ci tient à propos de l'histoîre. La voix de ce narrateur ne manque pas d'inflexions, et les discours les plus variés qu'il peut proposer ne sont pas toujours à prendre au prennier degré. L'écrivain met à contribution son des­ tinataire en lui offrant des récits ambigus, l'incitant à se déterminer pour un type de lecture alors que le discours laisse bien des possibilités ouvertes. Par la combinaison des regi istres, la désinvolture des changements du ton ou du style, les œuvres né:1rratives laissent une impression de débridé. Fantaisie ? ironie ? humo1ur ? Il est souvent dffficile de se prononcer de­ vant ces récits qui maltraitent les sujets les plus sérieux ou exaltent les mo­ tifs les plus futiles. Les jeu1x de langage, et plus particulièrement les jeux de mots, s0nt les plus révélateurs des masques et incertitudes de l'univers apollinarien. Dérobades, pirouettes, contorsions verbales, polysémie, anti­ phrase : instabilité permanente des mots ... Comment trouver la vérité de l'énonciateur dans tous ces faux-fuyants ? Le récit, qui prend ses distances avec l'énonciation transparente ou univoque, s'ingénie également à piéger la représentation du temps et de l'espace. Contes et romans distribuent abondamment les marques d'un an­ crage réaliste qui permettient de déterminer des époques ou des lieux privi­ légiés et d'assurer global, ement "l'effet de réel". Cependant, plus qu'aux motifs ou aux thèmes temporels et spatiaux, nous nous intéresserons aux structures, et d'abord à lé:1 mise en récit. Ce récit apollinarien, qui multiplie les dates, se développe apparemment selon les modes temporels les plus traditionnels ; il a néanmc>ins ses structures privilégiées, les retours en ar­ rière liés aux récits enchâssés, ses variations de vitesse dans une conduite

19

relativeme nt uniforme et, surtout , ses éclatements temporels q u i rompent brutalement avec les conventions narratives et avec le temps profane . I l en est de même pou r l'espace ; la représentation est dominée par le toponyme référentiel, emblème réaliste exhibé comme un leurre . Apollinaire ne renonce pas non plus aux éléments "vraisemblabi lisants" de la descript i on mai s ces séquences, du moins dans l es textes majeurs, ne sont pas au service d ' une mimesis. Nous essaierons de montrer comment, paradoxal e ment , la topo­ ny mie référent i el l e et la descri ption contri buent à u ne déréalisation, à une "défamili a risation " de l 'unive rs quotidien et comment ils préparent l ' i ntrusion du Merveilleux ou le passage vers des l ieux sacrés. La représe nt ation du tem ps et de l 'espace engage d i recteme nt la question de l 'e sthét i que du prosateur et , pour le lecteur, cel u i de son ty pe d'at tente. Dans les contes d'Apollinaire , et à un degré moindre dans les ro­ mans, il n 'y a pas de contrat clair, en tout cas uniforme. On ne peut parler de ''cahier des charges" de ! 'écrivain comme on a pu qualifier les "devoi rs" du romancier réa l i ste ou naturalist e . L'incertitude sur le contrat est partic u ­ l iè re ment sensi ble d a n s la const itution d u person nage ( " [ . . . ] p o i n t d e « fixation» traditionnel de la critique [ . . . ] . " dit Philippe Hamon 1 ) . Le person ­ nage d'Apol linaire est, e n effet , un élément privilégié pour définir les pri n ­ c i pe s d e son écri t u re . I l a été dit pa rfois q u e cet acteur n ' avai t pas de consista nce, pas de cohérence, pas de profondeur. Cela est peut-être vrai m a i s pa r rap p o rt à des modè l e s de re présentation q u i ne sont pas ( toujours ?) les siens. Ce personnage n 'est pas obl igatoirement fondé en créd ibilité , en admissibi lité réal istes. I l peut semble r parfois désincarné - mais ce n 'est pas toujours l e cas, loin s 'en faut. Il convient de teni r compte du genre dans lequel il s'i nscrit (le conte ou le roman ) , du sous-genre même ( on ne peut attendre les mêmes caractérist i ques d ' u n pe rson nage de conte merveillettx ou d 'une nouvelle, d 'une chronique ou encore d'une pa rodie ex­ plicite). Comme tout a uteur de fictions, A pol l i n a i re se plaît à i nventer des per­ sonnages et, en premier lieu, à les nommer. La question de ! 'a nthroponymie nous retiendra longueme nt car elle est, pour nous, essentielle dans l ' œuvre en prose . Son étude se fera sel on trois perspectives : narrative d'abord ( la place et le rôle d u nom dans l e récit ) , linguistique ensuite ( l a délicate ques ­ t ion de la motivati on ) et cult u relle enfin (où le prénom nous semble revêtir une pa rticu lière importance) . N ous y verrons comment ! 'écrivain joue avec le 1 . «Pour u n statut sémiologique du personnage», Lit téra ture n · p. 8 6 .

20

°

6 , mai 1 9 7 2 ,

signe patronymique, le multiplie, l'encode, y introduit des 1'mots sous [le] mot", le fait servir à des calembours grivois aussi bien qu'à des suggestions mythiques. Rares seront les noms qui, directement, impliqueraient une es­ thétique de la caricature 1ou du grotesque ; le plus souvent ces patronymes et ces prénoms sont admissibles mais la surcharge de sens qu'on y découvre entraîne une autre conce1Ption du personnage. Celui-ci devient, grâce à son nom, le support d'autres histoires ; il se dédouble en quelque sorte, propo­ sant des éléments manife!stes (onomastiques, qualificatifs ou de comporte­ ment) renvoyant à une infra-histoire cachée (nous n'osons dire à un "contenu latent"). En fin de compte, c'est bien le plus souvent le mythe (antique ou chrétien), le mythe du poète et le mythe personnel d'Apollin_a.ire, que le patronyme célèbre. Ces implicites de la représentation se retrouvent dans les portraits qui sont le deuxième grand moment d'accréditation du personnage. Ces por­ traits nous permettront d'affiner notre analyse du "descriptif" apollinarien ébauchée à propos de l'espace. Ils posent les mêmes problèmes d'inscription narrative que les noms propres (fréquence, situation, importance textuelle) et impliquent les mêmes interrogations esthétiques. Il s'agirait moins de dé­ finir "l'effet portrait" dans l'œuvre de fiction que de cerner "l'effet du por­ trait". Inévitablement, cEis séquences apportent des informations sur les personnages : elles permettent d'appréhender à la fois les qualifications

privilégiées des protagoni:stes et les types marquants de la société apollina­ rienne. À nouveau, ce sont surtout les techniques de représentation qui nous intéresseront et nouis tenterons de définir une sorte de "rhétorique du portrait" à partir des descriptions des personnages. Cette rhétorique nous

paraît dominée par la synecdoque qui implique le tout par la partie ainsi que par l'hyperbole dont nous verrons deux illustrations dans le bas organique et dans l'évocation des vête ments. L*agrandissement des corps et la profusion des costumes deviennent aussi le prélude à leur disparition. L'hyperbole

apollinarienne annonce la prétérition : le Tout et le Rien ... . Le portrait est un système oxymorique qui confronte les contraires, au sein d'un même per­ sonnage, au sein d'une séirie de personnages. Ce chapitre tendra à mettre en évidence les enjeux des portraits. Il s'agit moins pour Apollinaire de "faire

croire" à la réalité de ses personnages que de les transformer, en les satu­ rant pourtant "de chair 1 et d'os" (ou de vêtements), en emblèmes de sa conception du monde. Les personnages agii ssent enfin. Us agissent parce qu'ils sont confron­ tés les uns aux autres en des associations conflictuelles. Tout ce "personnel

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romanesque", et le système qu'il forme, méritent une étude attentive. Ils révéleront là encore, sous des regroupements de surface, tout un imaginaire dominé par le double, par des structures trinitaires ou septénaires. Les nombres ont leur valeur, de même l'innombrable, incarné par cet être mons­ trueux ou fabuleux qu'est la foule pour Apollinaire. Ces conflits entre indivi­ dus, entre groupes, se développent en deçà mais surtout au-delà des pro­ blématiques sociales ou politiques auxquelles les grands romans du x1xe siècle avaient habitué le lecteur. Les affrontements ont leur origine dans une nature de l'homme et de la femme, et dans l'Ëtemel conflit des Forces qui les dépassent, la lumière et l'ombre, le Bien et le Mal, la Vérité et le Mensonge. La dimension allégorique des personnages n'est pas toujours di­ rectement sensible ; elle se dissimule sous les formes dramatisées, roma­ nesques du conflit amoureux, de la rivalité entre hommes, de la méprise ou de l'énigme. L'analyse de l'action proprement dite, au-delà d'une rapide évo­ cation de la morphologie des histoires, montrera que le personnage apollina­ rien est un être qui "désire", qui désire un pouvoir, ou plutôt une puissance, et un savoir total à jamais inaccessible. Le personnage apollinarien nous apparaîtra comme un être des fron­ tières. Non seulement parce qu'il est souvent, qualificativement, un margi­ nal, mais parce qu'(I se situe aux lisières des types, aux confins des esthé­ tiques. Solidement ou suffisamment ancré dans le réel, il n'est jamais res­ senti comme pleinement autonome. Plus qu'une silhouette, il tend vers l'al­ légorie aussi bien que vers la "marionnette" ("[ ...] de grandeur naturelle [ ..•].", Pr I, 329). Le travail du prosateur lui donne une vraisemblance (parfois minimum), tout en le dotant des multiples signaux qui impliquent un dépassement du simple statut anthropomorphique. Apollinaire joue avec le trompe-l'œil, semble le revendiquer parfois lorsqu'il reprend les stéréotypes de la représentation d'un personnage - pour mieux le dénoncer. C'est que I'écrivain de fictions, à travers la galerie des portraits, constitue des doubles fantasmés qui le construisent lui-même. L'ensemble des protagonistes et les intrigues qu'ils mènent sont un théâtre d'ombres, mais d'ombres "enfin so­ lide[s]" car textualisées. Chacun est ainsi une "pierre" du monument qu'A­ pollinaire. édifie à sa propre gloir�. Le souci de construction se retrouve dans la composition des recueils de contes ou dans celle des romans. Un Amphion est à l'œuvre, qui, magiquement, se construit les murailles de sa ville se­ crète, ce -,.moi" autre qu'il veut laisser aux autres. Pour livrer ce visage my­ thique, il a eu besoin d'exhiber le réel et parfois les codes de sa représenta­ tion mimétique ; il a joué avec tous ses "effets", avec tous ses ordres ca-

22

noniques. La Création artistique ne peut être pour Apollinaire qu'un défi à l'Ordre. C'est pour cela que l'on peut parler, pour rendre compte de son œuvre de fiction, de la poétique d'un hérésiarque. Notre étude qui, dans sa démarche globale, sera d'inspiration poéti­ cienne s'ouvrira par moments sur des dimensions plus thématiques, pourra s'attarder sur certains motifs qui nous semblent particulièrement impor­ tants. L'étude de l'œuvre d'Apollinaire nécessite en effet, à nos yeux, une méthode souple et ouverte. L'écrivain ne dit-il pas à André Gide dans une lettre de 1 91 1 : J'ai vu dans le Mercure que l'on vous reprochait de ne pas avoir de doctrine - comme critîque [ ...]. Mais, si l'on en­ tend par doctrine quelque sombre manière qui consisterait à blâmer tout ce qui ne rentrerait pas dans le petit domaine de quelques idées et de quelques règles que vous chéririez, il est vrai que vous n'avez pas de doctrine et tout au plus une méthode - et c'est tout ce que l'on doive souhaiter à la critique - c'est une méthode simple, neuve et qui ne peut qu'être féconde [ ...]. Elle consiste à dégager l'originalité, les nouveautés de ce dont vous parlez. ( OEC, IV, 751 )

23

CHAPITRE

I

APOLLINAIRE FACE AU RÉCIT DE FICTION

[••• ] il en contait des contes bleus, des histoires de brigands,

de l'autre monde ou à dormir debout !

(Pr I, 1 49)

I LES ŒUVRES EN PROSE LORS DE LEUR PARUTION

A . L' AUTO D É F I N IT I O N RE FUSÉE

Disons d'emblée qu'Apollinaire n'a jamais présenté d e théorie d e son

écriture narrative pas plus qu'il n'a proposé de véritable manifeste des pri n ­

cipes d e son écriture poétique . Les lignes d e force d e s a "poétique" ou de

son e sthétique sont dessinées dans certains articles de critique littéra i re

dans ses textes théoriques sur l 'art ( Méditations esthétiques, Chroniques d'art, notamment) ; elles sont certai nement applicables à son œuvre en

prose mais Apollinaire a mieux su dégager ses propres règles de création à partir des autres que directement, à propos de ses propres œuvres.

• Les i n d i ce s " l ' é pitexte "' 1

de

la

c o rre s po nd a nce

p r i vée

et

de

Quelques textes bien connus s'appl iquent à faire ressortir l 'originalité

de l 'œuvre poétique au sens strict , à dissiper les malentendus, notamment

en réponse aux critiques lors des parutions des différents ouvrages . La cor­ respondance d'A poll i naire est particulière ment précieuse à cet égard. Les

modèles de ces "défense [s] et illustration [s]" d' Alcools ou de Calligrammes

pourraient être donnés par les fameuses lettres à He nri Martineau du 1 9

juillet 1 9 1 3 ( OEC, IV, 7 6 8 ) ou à André Billy du 2 9 juillet 1 9 1 8 ( OEC, IV, 778 ). Nous n'en trouvons guère l 'équivalent en ce qui concerne l'œuvre de

fiction .

Tous les c riti ques qui s'intéressent aux contes et aux romans ne

peuvent que toujou rs reprendre les trois mêmes formules qui marquent la

difficulté de l 'écritu re na rrative , l 'attachement d'Apoll i na i re à ce genre d'entreprise et les qualités qu'il s'y reconnaissait :

La prose ! Quelle chose d i fficile ! On réussit les vers bien plus facilement. ( Lettre à Toussaint Luca, OEC, IV, 69 6) 1 . Terminologie d e Gérard Genette dans Seuils, «Poétique», Seuil, 1 98 7 .

26

[J'] ai la faiblesse de me croire un grand talent de conteur [ ... ]. (Lettre à Madeleine du 23 août 1 91 5, OEC, IV, 5 1 4) [... ] les nouvelles c'est-à-dire les contes sont ma grande chose. (Lettre à Tristan Tzara du 1 4 décembre 1 91 6, OEC, IV, 885) Dès la parution de ses premiers récits en revue, le jeune conteur s'en montre légitimement fier et en parle à ses amis. Par exemple, il n'oublie pas d'annoncer à James 0nimus, dès juin-juillet 1 902, la publication du "Passant

de Prague" ( OEC, IV, 7 1 6 ) ; en octobre, au même 0nimus :

J'ai dans La Revue blanche du 1 er 8bre 3 histoires de châti­ ments divins, c'est assez dégoûtant et pas aussi bon et beaucoup + enfant que mes contes précédents. (Lettre du 8 octobre 1 902, OEC, IV, 71 6) C'est toutefois lorsque ses contes paratssent (ou ont déjà été publiés) en recueil qu'Apollinaire en parle le plus volontiers. Nous savons qu'il a fondé les plus grands espoirs sur le succès public de L 'Hérésiarque et Cie et qu'il a ressenti très douloureusement son échec au prix Goncourt. Il n'a jamais ca­ ché son attachement à ce premier recueil de contes. Dès les premiers comptes rendus dans la presse, il s'efforce de se justifier. Ainsi, dans la lettre à Lucien Maury (OEC, IV, 752), il se défend des influences que le cri­ tique a cru déceler dans l'ouvrage, il réfute le reproche d'érudition excessive, admet modestement ses "négligences" ('•Mettez-en une bonne partie au compte de la jeunesse de l'auteur [... ]."). Plus tard, dans ses lettres à Madeleine, il croit devoir rectifier, de mémoire, certaines erreurs ou impréci­ sions Vous lisez !'Hérésiarque quelle édition ? Voici quelques fautes d'impression ou d'inadvertance à corriger [... ]. [dans "L'lnfaillibilité" et "Le Cigare romanesque" notamment] (Lettre du 23 août 1 91 5, OEC, IV, 51 4) Il exprime les mêmes scrupules typographiques dans une lettre à sa marraine

de guerre du 6 décembre 1 91 5 (OEC, IV, 683)

Il y a plusieurs fautes d'impression, erreurs ou coquilles dans l'Hérésiarque notamment dans "l'lnfaillibilité" au lieu de Monseigneur il faut mettre Éminence [ ...]. Ailleurs, "l'0tmika", je crois, il faut changer en "vêtaient" un "vêtissaient" [ ...]. Dans "Le Cigare romanesque" il faut [ ...]. [suit le texte rectifié).

27

D'août -à octobre 1 91 5, il ne cesse de répéter à Madeleine q u'il veut son opinion sur !'Hérésiarque : ''[... ] je crains que vous n'aimiez point !'Héré­ siarque. C'est un livre qui n'est peut-être point pour les femmes" (26 août 1 91 S, OEC, IV, 51 6). Puis ce sont des remarques comme : [... ] j'aurais bien voulu que vous me disiez ce que vous pen­ sez de !'Hérésiarque [ ... ]. Si vous ne l'aimez pas dites-le, mais dites•en quelque chose. (9 septembre 1 91 5, OEC, IV, 51 9)

Tu me parles étrangement de !'Hérésiarque. Explique-toi ma chérie. (1 4 septembre 1 91 5 , OEC, IV, 534)

Ou bien encore : "J'attends que tu me parles de !'Hérésiarque [ •..]." ( OEC, IV, 550), "Mais où sont, mon amour, les choses que tu devais me dire à

propos de I' Hérésiarque.'' ( OEC, IV, 556), "[...] tu oublies de me dire tout ce que tu m'avais promis - par exemple touchant !'Hérésiarque . " (OEC, IV, 561 ). Il obtient enfin une réponse, célébrée dans une lettre du 20 octobre 1 91 5 ( OEC, IV , 587) Tu m'as parlé merveilleusement de I' Hérésiarque, tu m'as bien compris et combien j'aime le réel. Je le rêve et je le crée, vrai et pur simple et sain. Dès le 30 juillet 1 91 5, dans une longue lettre récapitulative où il évo­ quait notamment Alcools, ses inspiratrices, ses nouveautés poéti ques, son emprisonnement à la Santé, il rappelait à Madeleine les circonstances de son

échec au Goncourt (OEC, IV, 493-4) :

On parlait beaucoup de L 'Hérésiarque et de qui avait eu à la fin de 1 91 0 le plus grand nombre de voix au prix Goncourt et n'échoua - injustement d'ailleurs - au témoignage de [... ]. Dès le 1 8 juillet, il luî avait exprimé sa préférence pour ce recueil ( OEC, IV, 487)

Je suis désolé [ ...] que vous n'ayez pas lu mes livres, seulement d'ailleurs L 'Hérésiarque et Cie et Alcools, les autres sont sans intérêt (sauf deux qui sont publiés à tirage très restreint et introuvables) mais j'aurais aimé que vous li­ siez I' Hérésiarque et mes vers d'Alcools. Il confirme le 2 3 août 1 91 5 cette prédilection : "[...] ce livre que je crois

très nourri [...]. Je l'aime beaucoup [ ... ]." ( OEC, IV, 5 1 4). De même, il écrit deux mois plus tard à Jeanne-Yves Blanc : "Ce que j'aime le mieux de moi, c'est L'Hérésiarque et

de

(en prose, Stock, 1 909) et Alcools (poèmes,

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Mercure de F rance, 1 9 1 3 ) . '' ( OEC, IV, 67 3 ) . Apol l i na i re croit reconnaitre

dans une œ uvre de sa marra i ne de g uerre une sensua l ité qui est a ussi la ma rque de son recuei l ( 7 novembre 1 9 1 5 , OEC, N, 678)

[ . . . ] à la lecture j'ai reconn u que votre esprit n 'allait pas sans pare nté avec l e mien et notamment pour la sensua lité . S ' i l vous était d o n n é d e l i re ! ' Hérésiarque , vous reconnaît riez cel a , je crois. Comme pour Madeleine, il félicite chaleureusement sa corresponda nte ( l ettre

du 2 8 novembre 1 9 1 5 , OEC, IV , 6 8 2 ) d'avoir l u et "bien com pris" cet ou ­

vrage p rivi légié.

Da ns ce recuei l , certai ns contes semblent avo i r une place de choix , en

particulier "Simon mage" :

J ' a i me bien "Simon mage" difficile p[ou ] r la plupart des gens. C'est l a 1 ère fois je crois qu'on se soit servi de façon aussi précise, scientifique même et a ussi divin e des a nges qui y jouent le vrai rôle pour quoi on les imagina. ( Lett re à Madeleine j 23 août 1 9 1 5 , OEC, IV, 5 1 4) Cependant, l 'a uteur, dans l 'e nsemble, juge peu ses récits, laissa nt ce soin à

ses i n t e rl ocutrices . I l profite néanmoins de ses l ett res pou r sou l i g ner

(discrètement) une qual ité qu'il s 'accorde . Ainsi, pour les hérésies, thème

central du recueil et titre de l ' u ne des nouvelles

Notez a ussi que "L'Hérésiarque" écrit en 1 900 parut dans La Revue blanche en 1 902 ava nt les l uttes rel igie uses de Fra nce et avant la période hérétique qui suivit aussitôt . ( Ibid. ) Qua l ité non négligeable pour u n conteur-poète d'avoir devancé l 'actual ité ! 1

Pou r des raisons b ien compréhe nsibles ( la g uerre, l a blessure ) , Le

Poète assassiné n ' a pas fa it l ' o bj et d ' a ut a nt de re m a rq u e s d a n s l a

correspondance. Avant même la parution d u recuei l , i l avoue à Madeleine sa

prédi l ection pou r "La Serviet te des poètes" ( 20 octobre 1 9 1 5 , OEC, IV,

5 8 7 ) , s ' amusant même à confectionner deux ronds de serviettes pour son

amie et l ui-même : "U n rond p[ou ] r toi un rond pour moi . Tu es poète aussi

et nos serviettes seront serviettes de poètes. " ( OEC, IV, 5 8 8 ) . Toujours à Made l e i ne , i l avoue ( 1 3 févri er 1 9 1 6 , OEC, IV , 6 5 2 ) : "L'histoire de l 'œil

1 . V o i r l ' a rticle d e R o b e rt Couffig n a l , «À propos d' " Hé rés iarques" . . . » , � 4 , 1 9 6 5 , pp. 7 8- 8 1 .

29

m'a a musé aussi parce que t u trouveras une h i stoire semb l able i nt itulée "L'Œil bleu " dans mon livre Le Poète assassiné qui est sous presse . " .

S'il suit l e s étapes d e la publication du Poète, i l n ' en garde p a s moi ns

toujours "u n œil" sur I ' Hérésiarque :

Je vous signale que I ' Hérésiarque va être é puisé. [ ] Le Poète assassiné est présentement à la censure . ( Lettre à André Breton, 1 6 septembre 1 9 1 6 , OEC, IV, 8 7 8 )

...

Apol l i n a i re n e semble pas faire preuve d ' u n g ra nd enthousiasme lorsq u ' i l écrit à Madeleine

Mais mon amour Le Poète assassiné n'est pa s un l ivre ter­ ri b l e ; c ' est u n recu e i l comme ! ' Hérésiarque m a i s q u i contient pl us d e choses humoristiques que ! 'Hérésiarque . I l a pris titre d e la première nouvelle qui est plus longue au de ­ meurant que celles de I ' Hérésiarque et d ' un genre nouvea u , c 1 est un essai d e nouvelle lX[ique je l'ai tenté déjà dans "Que vlo-ve ? " et "La Serviette des poètes" et ici c'est une ten ­ tative de nouvel le plus l y ri q ue avec un élément de satire . ( 2 4 février 1 9 1 6 , OEC, IV , 6 5 6 ) Dès le 7 m a i ( l a b lessu re est i ntervenue entre-temps) i l l u i avoue : "Je n e

suis p l us ce q u e j ' étais à a ucun point d e vue [ . . . ] . J e s u i s s i éloigné de mon

livre qui vient de paraître que je ne sais même si je te l 'ai fa it envoyer."( OEC,

IV, 6 6 5 ) .

Ces j ugements d e l 'auteur, qui ont à la fois l a franchise e t la ruse d e l a

corresponda nce p rivée ( e t surtout sent i mental e ) , doivent être complétés par les appréciations q u'Apoll inaire portait sur ses ouvrages dans le cadre de la stratégie commerciale de la publ ication . Celles-ci ne pouva ient se l i m iter à un simple "Je suis content de voir que L 'Hérésiarque et

de t'a plu . " ( lettre à

James Onimus, OEC, IV, 7 1 8) . On sait Apol l i na i re très préoccupé du rapport

financier de ses ouvrages , se lamentant de la timidité de Stock pour le lan ­ cement d e I ' Hérésiarque et avouant , par euphémisme,

à Touny - Lérys q u 'il

"compte un peu sur cet ouvrage" ( 9 novembre 1 9 1 0 , OEC, IV , 74 1 ) 1 •

1 . Il parle directement de ses comptes dans l' une de ses lettres à Lou, l ui léguant pa r testament ses droits d' auteur sur Alcools et ajoutant : Je n'ai pas eu le tem ps , au moment de la mobilisation, de faire de traité p [ ou ] r Le Poète assassiné q ui est imprimé et corrigé [ . . . ] .

30

Dans ses lettres à ses amies, Apoll inaire s'efforce de présenter un visage de

p rosateur en a ccord avec l ' image qu ' i l ve ut donner de lui- même , ou bien e n

accord avec l a personna lité d e l ' i nterlocutrice. Ainsi , pour Madeleine, i l tient à minimiser l ' intérêt des Trois Don Juan , texte "alimentai re"

C'est sans va leur mais t ' amusera peut-être venant de moi . Tu verras à quoi o n est obl igé d e descendre p [ ou ] r gagner sa vie [ . . . ]. Néanmoins, t u te rendras compte que j'ai autre chose à écri re. J'ai fait cela en m'amusant , mais c'est triste quand même et plus ma l payé que les trucs à Willy et sur­ tout aux feuilletonistes sent imentaux. C'est écrit rapidement [ ]. ( 2 1 octobre 1 9 1 5 , DEC, IV , 5 8 9 )

...

En revanche , il n ' hésite pas à recommander à Lou la lecture des avent ures

de Vibescu

Tâche t rouver Les Onze mille verges da ns la bi bl iothèque vi­ trée [ . . . ] . Mais n e parle d e cela à personne, sa ns quoi t u me fera i s beaucoup d e tort . ( 2 1 mai 1 9 1 5 , Lou, 3 94) Les références aux œuvres de fiction restent donc très all usives. Si elles in­

diquent un goût, prononce nt u n jugement de valeur globa l , el l es ne consti ­

t ue nt en aucune façon un véritable autocommentaire . M ichel Décaudin , qui a

mentionné u n certain nombre de ces citations dans les notes de son édition

de la Pléiade, y évoq ue également des éléments de péritexte commercial qui, s'ils ne sont pas signés, sont manifestement de la pl ume d 'Apol linaire .

Comme l a p l upart des a uteurs, il sembl,e ré pugner à é crire lui-même ces

textes publicitaires. I l écrit à Fernand Fleuf-et en 1 9 1 0

Vou lez-vous m 'écri re un pet it topo de dix lignes pour la bande qui entoure ra L 'Hérésiarque et et u n a ut re de cinq ou six lignes pour le prière d'insérer ? ( DEC, IV , 74 1 )

de,

Pou r I ' Hérésiarque il y a 2 ans que j'ai pas fait de compte avec Stock son éditeur. Il faudra voir ce que j'ai à y toucher et consulter mon traité qui est chez moi [ . . . ] . Il y a aussi un manuscrit au Merc ure : Les Diables amoureux, faire un traité comme p[ou] r Le Poète assassiné. Il y a encore un livre tout prêt à paraître [ . . . ] Les 3 Don Juan ; faire un- traité de 2 francs par volume, comme droits d'auteur. ( 9 avril 1 9 1 5 )

Lettres à L ou, coll. bla n che, Gallimard, 1 969, p. 2 7 2 .

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I l rédige peut-être l ui-même un petit texte de présentat ion pour l e rec u e i l

(cité p a r Pasca l P i a et par M ichel Décaud i n , Pr I , 1 1 1 0) , "l 'écho ou prière

d'insérer" qui définit plus précisément le public visé, les thèmes et les tona l i ­

tés d e l 'ouvrage

C'est un livre qui peut plai re également a ux lettrés et au public, à ceux qui aiment la littérature , forte et inquiétante, étrange et logique. L 'Hérésiarque et Cie est en effet u n ouvrage c u rieux et très i ntéressant . On le lit facilement et avec att ac hement. L'auteu r parmi tant d' i nventions fantastiques, tragiques et pa rfois subli mes se g rise d ' une éruditi on c ha rma nte de l a ­ quelle i l grise a ussi ses lecteurs. Nous pouvons cependant êt re surpris d e trouver dans ce texte, s'il est en­

t i è re ment de l a m a i n d'Apol l i na i re , c e t h ème de l ' érud i t i o n { fût- e l l e

"charmante" ) , i dée que l e conteur a tant voul u corriger dans s e s lettres u l ­

térieures

[ ... ] pour ce qui est de mon é rudition dont on m ' accable , c 'est sans doute un aspect de mon ignorance, et dans u n prochai n l ivre j e m'efforcerai d'être p l u s sava nt sans le pa­ raître. ( Lettre non datée à André Billy à propos de I' Hérésiarque,

OEC, IV, 967)

Pour l 'édition d e 1 9 0 9 d e L 'Enchanteur pourrissant, i l s'éta it déjà livré à cet

exercice particulier d ' a utopromotion ( et d'autoféli citation ) :

Plein d'idées toutes neuves et sa isissa ntes dont l'affabula ­ tion n ' a d' a n alogue dans a ucune l ittérature, L 'Enchanteur pourrissant de Guil laume Apollinaire est un des l ivres les plus mystérieux et les plus lyriques de la nouvel le génération . ( Pr I, 1 07 1 )

Suit un éloge appuy é de son ill ustrateur André Dera i n ( "l e plus précis réfor­ mate u r de l ' esthét i q u e p l a st i q u e " ) , de " l ' é d it e u r b i bl i op h i l e H e n ry

Kahnweiler" , le tout assorti de formules l audatives obl igées sur l 'harmonie du

travai l de ces créateurs : "On connaît peu de livres où l'accord des génies de l 'a uteur et de l 'artiste a pparaisse mieux que dans sant." ( Ibid. ) .

L 'Enchanteur pourris­

L'épitexte "auctorial ", q u ' i l soit "publ ic" ( les projets de prière d' insérer)

ou surtout " privé " ( correspondance ) 1 se révèle donc d'une relative pauvreté

en ce qui concerne l' œuvre de fiction . Apol l inaire ne s 'y veut pas c rit ique 1 . Expressions de Gérard Genette dans Se uils, op. dt., pp. 3 1 6 et 3 4 1 .

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littéraire de ses propres récits et refuse même les formes les plus ti mides d u "comment j 'ai écrit [ . . . ] m e s livres" . On le sent t rès gêné q ua nd i l doit faire ,

pour un l ancement, l 'é loge de l ' u n de ses ouvrages ; très soucieux de réus­

site commerciale, i l est , semble-t-il , peu à l 'aise da ns les pratiques éditoriales de promotion. À ses a mis, il s'ouvre volontiers de ses penchants pou r tel ou

tel de ses récits, l es i ncitant de façon insistante à lire une œuvre précise. Il

reste très évasif dès q u ' i l s'agit de définir, d' 9 nalyser. Que penser du qualifi ­ cati f de "dégoûtant " appliqué aux ''Troi s histoires d e c hât iments divins", du fait que I' Hérésiarque ne serait pas un livre "pour les femmes'' , qu'il serait

s u rt out marqué pa r la "sensualité " ? Plus i ntéressantes, mais très ellip­

tiques, sera i ent les suggestions sur le " réel " , rêvé , créé, sur u ne l i ttérature "étra nge et logique" ( à propos de L 'Hérésiarque et Cie ) .

• I ndices p é ritextuels d e s dédicaces Certai nes t ra ces de jugements de l ' a ut e u r su r son l ivre sera ient

perceptibles dans d'autres éléments péritextuels comme l a dédïcace ou l'é­

pig ra phe . Dans ces domai nes a ussi la déma rche apol l i n a ri e n ne reste pru ­

dente et discrète. Le conteur-romancier ne recourt pas systématiquement à

la dédicace ( " [ . . . ] cet hommage souvent ba nal , quelquefois é mouvant , qui

est de l ' a uteur même et a uthentifie u n ouvrage . " , Pr II, 1 1 2 9 ) - seuls les recueils de contes sont dédica cés - et i l y recourt d e fa çon modul é e .

L 'Hérésiarque e t (je fait a pparaître u n e dédicace d'ensemble pour le recueil

( "À Thadée Natanson [ ... ] ") mais, fort logiquement, a ucun conte n 'est mar­

qué d ' une dédicace particul ière ; procédé inverse dans Le Poète assassiné, puisque tous l es contes sont dédicacés alors �e le recueil lui-même ne l 'est

pas. De toutes ces dédicaces, une seu l e porte un élément d'autocommen ­

ta i re direct , celle de I ' Hérésiarque : " [ . . . ] ces philtres de phantase " ; les a utres peuvent t rahir une opinion de l 'aute ur sur son récit mais de façon pl us i ndirecte, plus oblique .

Nous n 'évoquons ici que les dédicaces d 'œuvre qui supposent, selon la

dist i nction de Gérard Genette, que l ' a uteur "dédie" son œ uvre à une per­ son ne réelle ou virtue lle , et laissons de côté l a question de la "dédicace

d ' exemplaire" (tout en sachant qu'Apoll inaire s'est abondamment livré à ce type d 'hommage personnalisé) 1 • Par la dédicace de son premier recueil de 1 . Voir Que vlo-ve ?, nœ 9 et 1 O .

33

conte s , Apol l i n a i re s ' i n scrit dans une tradition a nc i e n n e de a dédi cace­ remerciement , sinon à un mécène, du moins à une pe rsonne ayant rend u à

l 'auteur les plus grands services matériels ( l a publication de ses premiers

contes dans La Revue blanche, Pr 1 , 1 1 1 2 ) . "Classiq ue " , cette dédicace

l 'est a ussi par son contenu qui ne se l i m ite pas à la dénomi nation mai s

éba uche, d ' une façon t rès brève , u n e qualification de l 'ouvrage dédié . Cet

énoncé autonome ( "ces philtres de pha ntase") , par sa qualité i ntrinsèque ,

son aspect mystérieux et magiq ue en rapport avec le monde du somme i l et

de l ' i maginaire (voi r Pr I , 1 1 1 2 ) , assure la double foncti on de caractérisa­ tion de l 'ouvrage et de séduction qui est , nous le verrons, le propre du tit re.

"Phantase " re prend bie n évidemment le thème des Phantasmes, premier

titre e nvisagé pour le recueil, puis aba ndonné au profit de L 'Hérésiarque et

de.

Cette dédicace-commentaire est t out à fa it exceptionnel le . Toutes les

autres se limitent à l ' i ndication d'une personne réelle que l ' a uteur veut hono ­

rer . Ce choix, cependa nt , pe ut n ' êt re pas i n d i ffé rent et fourn i r parfoi s

quelques clés d e lecture. N otons, d e pl us, que seuls l es contes publi és font

apparaître ce phénomène. Contes écartés ou retrouvés n e sont dédiés à

personne ( ce qui prouverait, s'il en éta it besoin, que la dédicace n 'est pas u n

élément fondateur m a i s un jeu social

a posteriori) ; de même, aucun roman

publ ié du vivant d'Apollinaire ne porte un hommage à une personne particu­

lière . Tout es les dédicaces utilisées renvoient à des personnes réel les, amis

intimes ou simples conna issa nces de ! 'écrivai n. Michel Décaudin , retenant l es

changements de dédicataires pour les contes, a a i nsi mis e n rel ief une pre ­

mière caractéristique d e la dédicace apolli narienne : sa variabilité l ors de différe ntes pub l icat ions, en revue d'abord , puis e n recuei l . Certai ns récits,

non dédiés dans l e ma nuscrit ou dans la prépublication , le sont dans l e texte définitif : a i nsi pour "Le Roi-Lune", "À René Berthier" (Pr I, 1 2 84) . Des dé­

dicataires ( le phénomène est semblable pour quelq ues poèmes) sont chan­ gés : a i nsi, pou r "L'Œi l bleu ", la première dédicace envisagée ( "À Maman")

est remplacée par une dédicace pl us " n eutre " , "À Lou i s Dumur" (Pr I,

1 3 0 6 ) . Cette volonté de neutra l ité de la dédicace se retrouve dans la sup­

pression, pour l e texte définitif, de tous les éléments tendant à mieux définir

la personnalité du dédicataire 1 et donc à préciser les raisons de l 'hommage

ainsi rendu . Apo l l i na i re biffe, pour "Le Roi-Lune " , "À mon compagnon de

1 . Dédicace à Louis Chadourne, à Amédée Ozenfant pour " La F iancée posthume" ( P r I, 3 40 et 1 30 5-6).

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guerre René Berthier" ou, pour "La Favorite", "À mon camarade d'hôpital Joseph Bachez" (ou Bachès). Ces modifications sont souvent opérées très tardivement, de façon manuscrite, sur les épreuves du recueil ("Giovanni Moroni", "Sainte Adorata", "Les Souvenirs bavards" ainsi que pour les der­ niers contes de l'ouvrage). Des circonstances biographiques justifient ces ajustements de dernière minute. Ces dédicaces pourraient n'être que pure convention sociale, jeu de politesse pertinent dans la seule sphère privée de l'auteur, indifférentes pour le lecteur qui, a priori, n'a pas à connaître (ou ne peut connaître) la person­ nalité des dédicataires. Aucun ne jouit1 en 1 9 1 6, au moment de la publica­ tion du Poète assassiné, d'une notoriété telle que la dédicace prendrait valeur de caution ou de patronage. La plupart sont des hommes de lettres, des artistes du petit monde parisien, mais assez peu connus du grand public (les frères Natanson, René Dalize, Louis Dumur, Paul Lombard, Maurice Raynal ou même Blaise Cendrars dédicataire d' "Arthur roi passé roi futur"). La blessure d'Apollinaire et son hospitalisation courant 1 91 6 expliquent la présence comme dédicataires de l'infirmière, Mademoiselle Segré ( "Le Départ de l'ombre") ou des docteurs Palazzoli ("L'infirme divinisé") et Chapeyron ("La Rencontre au cercle mixte"). Le type de dédicace stricte­ ment patronymique, sans aucune explication, invite le lecteur à laisser de côté cet élément péritextuel qui ne semble pas entrer dans les seuils du texte qui lui seraient destinés. La dédicace, impliquant une relation de l'au­ teur avec des personnes étrangères, relation hétérogène par rapport à la communication qui s'instaure entre auteur et lecteur, est ressentie par ce dernier comme un élément parasitaire, ou du moins non signifiant dans son approche du texte. Seule une lecture savante, postulant la connaissance des personnes honorées, permet de donner un sens autre qu'affectif ou social à certaines dédicaces qui se trouvent alors justifiées thématîquement. Ce rapport entre la personnalité des dédicataires et le contenu des récits ne peut être que ténu et vague. Admettons, par exemple, que la fan­ taisie des ''Petites recettes de magie moderne" s'accorde à la personnalité fantasque du "baron" Mollet ; admettons aussi qu'Apollinaire ait rendu un hommage en clin d'œil à René Berthier, "poète [ qui] est encore un savant de premier ordre dont les inventions utiles à l'humanité ne se comptent plus."

(Pr I, 1 284) dans un récit où "ne se comptent plus" les inventions (le

royaume du Roi-Lune). Les justifications les plus courantes passent par la relation entre le statut, la profession du dédicataire et le sujet global du conte. Ainsi, ne sommes-nous pas surpris de voir un conte médical, portant

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sur u n cas pathologique ( "L'i nfi rme divi n isé " ) , dédié a u docteur Pa l azzol i , médeci n chef d e l ' Hôpital ital i e n ; d e l a même façon , "L'Ami Méritart e " , conte culina i re q u i s'achève s u r u n beau crime art istique, est mal icieusement dédié à un avocat , José Théry . U n long récit sur un poète dont "la gloire [ . . . ] est a ujourd ' hu i universel l e " est t rès élégamment déd i é a u poète René Dupuy-Da l i z e ( cette dédicace p renant en 1 9 1 6 u ne valeur t ragiquement pré m o n itoi re pu i sq u e " l e p l u s a n c i e n de mes camarades" deva i t ê t re "assassi né" par l a g ue rre le 7 mai 1 9 1 7 " 1 ) . Le "Cas du brigadier masqué [ . . . ] " dédié "À l a mémoire d 'André Dupont '' est un hom mage à u n coll abora ­ teur des

Soirées de Paris tué

à Verdun e n 1 9 1 6 , poète assassiné l u i aussi et

"ressuscité" par la dédicace. I l se ra it possi ble d ' e nvisager d' a ut res ty pe s de just i fi cation s , p l u s obl i q ues e t engagea nt l ' i nterprétation même du récit . A i nsi l a dédicace d e "Sainte Adorata"

à

Ferd i nand Mol i na Da Silva, pou r u n c onte q u i évoque u n e

émouvante fidél ité amoure use, pe ut-el le référer

à

u n e fidél ité d'amitié entre

Apollinaire et son compagnon d'en fance, mais également renvoyer à u n sou venir, enchâssé dans la mémoire du conteur : son a mour pour Linda "la zézéyante''. La première dédicace de "L'Œil bleu" ( "À Maman " ) , soig neuse­ ment occu ltée, i m p l i q u e rait , comme M ic h e l Déca ud i n l 'a suggéré ( Pr I, 1 3 0 6 ) , une d i me nsion personnel le ( " [ . . . ] une histoi re racontée par M me de Kostrowitzky

à

son fils ? " ) et dévoilerait en partie l 'identité de cette mys­

térieuse "viei lle dame '' narratrice de cette histoire "du temps où el l e était petite fille" ( A pollina i re, da ns son œuvre , donne beaucoup d'autres exemples du travail d ' occultation dès qu ' i l met en scène une image de sa mère et de ce que pourrait être sa vie sentimentale ou sexuelle ) . La meil leure illust rat ion d ' u n rôle fonctionnel d e la dédicace reste n éa nmoi n s celle de '' G i ova n n i M o roni " . E l l e est d 'abord ori g i nale a u p l a n forme l puisq u ' e l l e p ré se nte apparemment deux dédicataires : "À Serge Jast rebzoff et Édouard Fe rat " alors que "ces deux noms ne désignent q u 'une seu l e personne" ( M iche l Déca u d i n ,

Pr

I, 1 2 9 6 ) , Serge Férat , pa r jeu sur ses prénoms et noms

d ' homme privé et d'artiste. I l est clair, dès que l ' on connaît l e conten u du conte, que ce dédoublement est un indice progra mmatique, qu'il annonce le dédoublement d u réel et de l ' i magina i re , avec ce Giovanni Moron i do uble transpare nt d'Apol l i naire , a insi q ue la struct ure énonciative double , avec un narrateur, "je " i nconsistant, et ,un pe rsonnage véritable, narrateur ( second) de sa propre histoire . 1 . "Anecdotique" d u 1 e r septembre 1 9 1 7 , P r Ill, 2 5 5 - 9 .

36

La dédicace apollinarienne, systématique pour les contes du Poète as­ sassiné, instaure donc une communication à deux niveaux, en fonction de deux types de d�stinataires. La dédicace ne peut être d'abord qu'épitexte privé (tout en s'offrant publiquement), lisible pour le seul dédicataire ainsi que pour les familiers de l'auteur, certains de ses contemporains, ses cri­ tiques (?). Le public se contente donc de "voir" la dédicace, prenant a. cte d'un jeu social personnalisé, en marge du texte et, a priori, non signifiant textuellement. Signe liminaire vide, patronyme mystérieux mais appréhendé par convention - comme patronyme réel, la dédicace apollinarienne est la marque d'une dernière limite entre le hors-texte et le texte : située après le titre mais avant le récit lui-même, elle est en porte-à-faux, en position métaleptique, dernier élément d'un réel qui s'estompe avant l'entrée dans l'univers de la fiction. M:arginalisée typographiquement, elle est conven­ tionnellement imprimée dëtns un autre corps que le titre ou le texte principal, comme l'épigraphe. Notons à ce propos qu'Apollinaire n'a Jamais eu recours à ce procédé de la citation mise en exergue, procédé pourtant fort courant chez certains conteurs du x1x e siècle. Ainsi, presque tous les récits des Contes cruels de Villiers de l'Isle-Adam sont-ils précédés d'un petit texte (parfois même de deux), en français, en latin ou en anglais, citations d'auteurs célèbres fran­ çais ou étrangers, ou bien maximes et formules de la sagesse populaire. La seule épigraphe utilisée par Apollinaire apparaît dans un roman qu'il n'a ja­ mais reconnu officiellement, Les Exploits d'un jeune Don Juan, citation de Corneille parfaitement accordée à l'héroïsme (sexuel) du jeune Roger : ''Je suis jeune, il est vrai mais aux âmes bien nées, / La valeur n'attend pas le nombre des années". Ce refus de l'épigraphe serait sans doute à inscrire dans la double perspective de la volonté de simplicité et d'immédiateté qui caractérise les seuils textuels apollinariens ainsi que dans le refus des patro­ nages rïttéraires explicites, des modèles ou des autorités sous lesquels se rangeaient ses récits.

• Les réactions aux critiques En fait, ce qui sembl1e surtout provoquer chez Apollinaire le besoin d'é­ crire sur ses propres ouvn:1ges, c'est le sentiment de n'avoir pas été compris ou le sentiment de l'injustice. Péritexte et épitexte ont, avant tout, une va­ leur d'autojustification. On sait à quel point il a été blessé par l'article de

37

Georges Duhamel à propos d'Alcoo/s, en particulier par l'image de "la bro­ cante". Dès 1 91 0, on sent une irritation analogue en ce qui concerne les in­ fluences supposées. Il est sensible, au contraire, à toute remarque concernant la nouveauté de son écriture quand il ne célèbre pas lui-même ses qualités d'invention, en particulier dans le genre original de la "nouvelle lyrique" ou du lyrisme humoristique et satirique. Il est capable de défendre sa position de précurseur quand il estime qu'on la lui dérobe indûment : ainsi dans l'affaire du "simultanisme" de juin-juillet 1 91 4 (voir Pr I, 1 073) où il met en évidence l'originalité simultanéiste de certains passages de L 'Enchanteur pourrissant. Les mêmes termes, les mêmes thèmes, reviennent dès qu'il parle de lui-même : littérature "forte", "saisissante", "inquiétante", "étrange", curieuse", "mystérieuse" et surtout "lyrique". Autant de qualificatifs qui, inévitablement, rapprochent le récit de fiction apollinari·en de certains grands courants romanesques du XIXe siècle, et de certains sous-genres comme la nouvelle fantastique. Ces termes cependant restent vagues, n'impliquent aucune inféodation à une quelconque "école" pour le récit ("[ ... ] je ne pré­ tends faire partie d'aucune, mais il n'en est aucune également à laquelle je ne me sente un peu attaché." dit-il à Jean-Marc Bernard, à propos d'Alcools, le 30 avril 1 91 4 - OEC, IV, 783). La règle de la littérature narrative reste de plaire ("avez-vous aimé ?" répète, sous des formes diverses, Apollinaire à ses amis), plaire aux cénacles, aux critiques (aux "lettrés"), mais aussi à un

plus vaste public que le récit se doit de griser sinon d'émerveiller. Le succès public qu'Apollinaire recherche est, certes, un souhait financier maintes fois répété ; il est aussi pour lui, la quête d'une reconnaissance par un "lectorat" composite, image de l'universel : Moi je n'espère pas plus de 7 amateurs de mon œuvre mais je les souhaite de sexe et de nationalité différents et aussi bien d'état : je voudrais qu'aimassent mes vers un boxeur nègre et américain, une impératrice de Chine, un journaliste boche, un peintre espagnol, une jeune femme de bonne race française, une jeune paysanne italienne et un officier anglais des Indes. (lettre à Jeanne-Yves Blanc,1 9 novembre 1 91 5, OEC, IV, 680-1 ) L'auteur doit donc plaire tout en étant bien compris. Pour éviter tout

malentendu, il peut recourir à cet autre type de péritexte qu'est la préface dont le (double) but est clair : obtenir une lecture ( valeur "d'accroche") et

38

surtout, obte n i r que cette lecture soit "la bonne " 1 • Oisons tout de suite

qu'Apol l i n a ire n'a jamais réd i g é , pour sa prose de fiction , de texte de ce

type. Le seul exe mpl e sera it cel u i d ' une "préface dénégative " , l 'avant-pro­

pos de La Rome des Borgia, où i l réfute ( d ' u ne mani ère bien romanesque d'ailleurs ) toute paternité (Pr I, 1 4 1 1 ), dénégation qui se trouve confirmée un peu plus tard par une lett re à F e rnand Fleuret ( ibid.). Cette a bsence fa it

mieux ressort i r l 'origi nal ité de la préface des Mamelles de Tirésias, cas unique pour l 'ensemble de l 'œuvre d u créateur.

On cherchera it en va i n , dans tout l ' appare i l péritextuel q u i entoure

l ' œuvre narrative d'Apollina ire , des déclarat i ons défi nissant avec une telle

p récisi on, et d'une façon si concentrée, "les t ra its essentiels de [ l 'art na rra ­

tif] q u ' [ i l ] propose . " ( Pr I , 8 6 8 ) ou même les sujets qu ' i l aborde dans ses

contes et romans. Est-ce pa rce que ses récits sont moins novateurs , moi ns provocants que son théât re ? parce que les recueils de contes ou de nou­

velles se prêtent moins commodément a ux préfaces unificatrices ? parce

q ue ses romans publiés ne sont à ses propres ye ux que des œuvres de se ­

cond ordre et ne méritent guère de texte liminaire ex plicat i f ? Si ! 'écrivain

de fiction renonce à tout discours préa lable sur les titres et les thèmes, la

technique ou l 'est hétique narratives , à toute "déclaration d' intention", c'est sans doute pa rce que de tels propos réduiraient la l i berté de l ecture, i mpo­

sera ient un sens premier. Apol l i nai re , souvent , se plaît à soulig ner l 'ouver­

ture , l a polysémie, les "sign ifications multiples" de ses œuvres. N 'affirme-t-il pas, à propos des Mamelles de Tirésias

[ ... ] il

n 'y a aucun symbole dans ma pièce qui est fort claire , m a i s on est l i b re d'y voir tous l e s sy mboles que l ' on voud ra et d'y démêler mille sens comme dans le,s oracles siby l l ins. ( Po, 8 6 6-7 ) [ . . . ] i l y a des œ uvres remarquables dont le sy mbol i sme justement prête à de nombreuses interprétations qui parfois se cont rarient. ( Po, 8 6 7 ) La fameuse conférence s u r "L' Esprit nouveau" d u 2 6 novembre 1 9 1 7

définit clairement ce q ue doit être , aux yeux d'Apoll inaire , la nouvelle tâche des poètes. Ce di scou rs se tourne aussi vers le passé, défi nit l 'état de la

poésie, évoque des arts nouve aux comme le cinéma ; il n'évoqu e pas direc ­

tement l ' art de la prose, l e conte, la nouvelle ou le roma n . Cependant , affi r­

mant que "poésie et c réation ne sont q u ' u ne même chose" et q u ' "on ne 1 . Sur les rôles de la préface, voir Gérard Genette, Seuils, op.

39

cit. ,

pp. 1 82-2 6 9.

doit appeler poète que celui qui invente, celui qui crée [ . . . ] . " ( Pr II, 9 5 0), il

englobe dans ces termes le travail du prosateur de fiction. Exaltant l'artiste , le lyrisme , i l définit aussi l'inventeur de formes en matière narrative : " [ • . . ]

de nouvea ux domaines s'ouvrent à l 'activité de son i ma gi nat ion " (Pr II,

9 4 5 ) . Dans le récit également "l'Esprit nouveau admet [ . . . ] les expériences littéraires même hasardeuses [ . . . ] . " (Pr II, 9 4 8 ) . Il est "légitime" pou r le

prosat e u r de " s ' adonner à des recherch es, à des notat ions q u i [ l e ]

mettr[aient ] en butte a ux railleries d e [ses] contemporains, des journalistes

et des snobs . " (ibid. ) . "[ . . . ] le nouveau existe bien [ . . . ]. Il est tout dans la

surprise. " (Pr II, 949 ) . Pour Apollinaire, le conteur et le romancier "scrutent

sans cesse de n ouveaux univers qui se découvrent à chaque carrefour [ . . . ] . " ; i l s "compos[ ent ] avec la nature cet a rt s uprême qu ' e st la vie . "

( Pr II, 949 ) . E n proposant ses "phi ltres d e phantase", Apollinaire explore,

par les moyens propres du récit, "Le domaine le plus riche, le moins connu, celui dont l'étendue est infinie [ . . . ]", "l 'imagination" ( Pr II, 9 50).

B. L ' ACCUEIL DE LA CRITIQU E

Ces exigences de "nouveauté", de "surprise" o u d' " i magination " ont

été assez finement perçues par la critique de 1 9 1 0- 1 1 et par celle de 1 9 1 61 7. Les comptes rendus des deux recueils de contes , tels qu ' ils ont été

donnés dans la presse de l 'époque , témoignent, certes, d ' u n e g ra nde

perplexité des contemporains mais aussi d 'une réelle compréhension globale

de l 'originalité de l'œuvre apol l i narienne 1 • L'un des termes, ou l 'un des

thèmes, qui rev ient le plus souvent dans ces articles est ce l u i de l a

"bizarrerie " (tel est l e cas également lorsque paraît Alcools e n 1 9 1 3 ) . Jules Bertaut parle ( dans La Revue, 1 er décembre 1 9 1 0) d' "histoires bizarres et

abracadabra ntes" d ' u n "ét range écriva i n" 2 , T ouny-Lérys, d ' "i magination

c u ri e u se et p u i ssante '; ( Poésie , a utomne 1 9 1 0 ) 3 . J . Ernest-Charles

( Excelsior, 1 2 décembre 1 9 1 0) 4 constate que "M. Guil laume Apollinaire

1 . Voir les "dossiers de presse" parus dans Que vlo-ve ?, 1 ère série, n œ 8 à 1 4 2ème série, nœ 1 , 1 8, 2 1 ; ° 3ème série, nœ 4, S . 2 . Cité dans Que vlo-ve ?, n 8 , p. 1 O. ° 3 . Que vlo-ve ?, n° 8, p. S . 4 . Que vlo-ve ?, n 8, p . 1 3.

40

n 'e st point u n éc riva i n simple et naturel et q u ' i l va jusque par delà

l ' étrangeté afin d 'être bien sûr d'avoir attei nt l ' original ité, et qu'il se torture

u n peu afi n de ne point penser n i écrire comme tout le monde . " . Certains

critiques expriment nettement leurs réserves

Guil laume A pollinaire développe de laborieux ca uchemars ou encore il s ' égare en je ne sais quelle déformation de l a réa l ité ; l 'étrange l 'att i re , le fantas�ique l e séd uit , il affec­ t i onne l 'horrible : quelque détail obscène ne sauraît lui dé­ plaire. Et je vois bien que cette fantasmagorie n'est pas for­ cément dénuée de sens, mais tant de foli es et d ' at rocités accumulées ne m'i nvitent g uère à méditer les ax iomes naïfs ou profonds qu'elles me doivent suggérer. ( Lucien Maury, Revue bleue, 1 4 janvier 1 9 1 1 ) 1 La q uestion d u 14 bon goût" (qu'Apolli nai re évoquera dans sa conférence sur

"L'Esprit nouveau " ) se trouve i névitablement posée pa r André Billy (L 'Écho

littéraire du Boulevard, l 5 janvier l 9 1 1 ) :

Qu 'est-ce que le goût ? C'est peut-être de ne pas vouloir "épater l e bou rgeois". Oui , partiel lement du moins, c ' est cela. Guilla ume Apollina i re le sait-il ? Ou t ient-il le goût pour une qualité secondai re et méprisable ? Dans un cas comme dans l 'autre , il a tort. [ . . . ]. [ . . . ] nous avons le droit de lui tenir [ ... ] rigueur s' i l met à ma l , non pas la grammaire ni la syntaxe , mais la mesure française. ( . . . ] N ' empêche que Guillaume Apollinaire est un conteur origi ­ n a l , volontairement , a rdu ment origina l , ori g i n a l a u x deu x sens d u mot : personnel e t insol ite. 2 Pou r les u n s , L 'Hérésiarque et

cie laisse

une " i mpression de malaise " , à

ca use d'un art "ténébreux, cynique , [qu i ] suggère des jeux d ' i magi nation i n ­ quiétants e t glorifie d'étranges raffinements d e perve rsité. '1 ( Lucien Maury ,

art.

cit.) ; pour d ' autres, s i Apollinaire "aime les histoires compliquées " , "il

est à l'aise dans le mystère , dans l es questions d 'hérésie et dans l ' horreur. " ( Morand René, Le Rythme , mars 1 9 1 1 ) 3 . Pour Lucien Rolmer, "L 'Hérésiarque et

de nous présente tour à tour des histoires de casuistique et d'ave nt u res,

nous plonge dans une atmosphère d 'occu ltisme et de magie" que le critique

avoue avoi r res p i ré "avec ét o n neme nt, avec p l a i s i r " . "Ca ba l i st i q u e , démoniaque, ce l ivre est glauque, rouge , impu r [ . . . ] . " ( Le Printemps des

Lettres, j u i n 1 9 1 1 ). Cette atmosphère glauque ne manque pas de séduction °

1 . Que vlo- ve ?, n° 9, pp. 5-6 . 2 . Que vlo-ve ?, n° 9 , pp. 7 - 8 . 3 . Que vlo-ve ?, n 9 , p. 1 0 .

41

pou r ce crit ique : le recueil "semble venu des siècles d 'a u daces et de

crai ntes, des nuits terri fiées d'un passé de désord re [ . . . ] . " ; il porte " les

délicieuses broderi es d'un a rtiste épris de secrets et de signes, de style et de merveilleux [ . . . ] ." 1 • Pou r " Les T reize" ( L 'Intransigeant, 1 9 n ovembre 1 9 1 0 ) , ces h istoi res sont "agrémentées d'érudit i o n , de fa ntast i q u e , de

mystère , d 'observation . "2 , ce qui permet des ra pproche ments avec les "maîtres" du x1xe siècle. "Mystiques et fantastiques , int enses, les contes

[ . . . ] font songer à Hoffmann, à Edga r Poe , à V i l liers de l 'I sle-Adam - pour

aussitôt nous d étourner de ces maîtres. Ni la pensée ni la forme, ici , ne rel è ­

vent d ' e ux . " (Charles Morice , Paris-Journal, 1 4 novembre 1 9 1 0) 3 . Ainsi

Apollinaire , par ses récits "savou reux a u premier chef, t ruculents pa rfois,

fantastiq ues par i nstant, déconcerta nts le plus souve nt , e xt raord i n a i res

toujours . " , par ses " histoires fuligi neuses et étonna ntes, i nvra i semblables" (Jules Bertaut ,

art.

cit.) , se rattacherait-i l à une longue tradition de conteurs

ou de romanciers de l 'étra nge : " I l a le goût des faits sans raison , mais pleins de passé et de my stère , que l 'on peut envelopper d ' ironie . " ( Louis Vernède, La Phalange, 2 0 décembre 1 9 1 0) 4 • Le sty le du conteur frappe la

critique a ussi bien que les thèmes. Ai nsi pour Élys ( Gif Blas, 8 n ovembre

1 9 1 0)5 :

Le "charmant poète" est a ussi un prosateur rob uste et savoureux . L 'Hérésiarque et qui vient de pa raître, nous rappel le les g rands conteurs espagnols [ . . . ]. Une imagination, fortifiée par la culture et des voyages singuliers, entretient une atmosphère mystérieuse où passent de surprena ntes fi g u re s . T a nt d ' i nvention , le goût du p i ttoresque et d u fantastique, une verve admirable, n ' a ltèrent jamais l e sty le merveilleusement sobre, nerveux et classique .

de,

Jules Bertaut, dans ces "belles histoires pour les g ra ndes personnes", est sensible à " l ' esprit vif, [ à ] l 'a l lure pri mesa utière " qui s'y manifestent et qui

se traduisent a ussi bien par la hardiesse de l ' imag i nation que pa r la vigueur de l 'écriture. Cette fantaisie peut lui fa ire pa rdonner ses excès d'érudition :

" [ . . . ] quels contes ! Égrillards, lestes, verdissants, étourdissants, imperti ­

nents . . . " dit Jean-Jacques Brousson ( Le Matin, 1 2 décembre 1 9 1 0) sensible

à " l ' accouplem e nt monstrue u x " de "la t héolog i e l a pl us sacrée " et du °

1 . Que vlo-ve ? ,n 9 , pp. 1 1 -2 .

2. 3. 4. S.

Que Que Que Que

vlo- ve ?, vlo- ve ?, vlo-ve ?, vlo-ve ?,

°

n° n° n° n

8, p. 7. 8 , p. 6 . 8 , p. 20. 8 , pp. 5-6 .

42

"burlesque l e plus échevelé . '' 1 • L'article de Montfort dans Les Marges ( ma rs

1 9 1 1 ) nous semble assez bien résume r ces réa ct ions q u e L 'Hérésiarque et

de a

pu susciter, tout en dégageant perti nemment les t ra its distinctifs de

ce conteur original

Le l ivre d'Apollina i re est remarquable. On a pu dire q u ' i l était i néga l , e t certes, toutes l e s nouvelles q ui le composent ne sont point de l a même valeur, mai�, e n deux genres di ffé ­ rents , "Que vlo-ve ? " et "La Serviette des poètes" , par exemple, sont d' excellents morcea ux. Si l'on considè re les deux ge nres qui dominent tour à tour da ns I ' Hérésiarque, on s'aperçoit qu'Apo l l i n a i re n'a pas e ncore choisi sa rout e , et qu ' i l hésite e ncore entre un art pris sur la vie et un art de pur rêve . O n lui indiquera it nettement le premier, s ' i l était perm i s d'avoir une i nfl uence sur son choi x . On lui demande­ rait de se méfier des l i vres, de l 'abus des l ivres, et de se tourner entièrement vers la vie q u ' i l sait bien regarder et com prendre . I l n 'est pas q uestion d'ailleurs, il l e sait, de lui fa i re a ba ndonner sa fantaisie, qui e st charmante , ni son Imagination, qui est riche [ . . . ] . 2 Ainsi Apol l i na ire "joi nt la plus extraordinai re fa ntaisie à u ne imagi natio n aussi

féconde que personnelle [ . . . ] ." (Teodor de Wyzewa , L 'Iiiustration, 1 8 février 1 9 1 1 )3 et, dans son recueil , i l a "versé tous les rêves étranges de son âme raffinée, un peu perverse [ ... ] . " ( Florian-Parment ier) 4 •

Cert a i n s criti q u e s ne peuvent s'em pêc h e r de mett re en ra pport

l 'ouvrage avec l a personna lité d u créateur. Ainsi Thadée Nata nson , q u i a

pe rmis l a p ublicat i on d u recuei l , fa it- i l un port ra it d u prosate ur, de son

tempé rament "sanguin" ( " [ . . . ] du sang vivace des voluptueux , ma is du sang aussi de la c rua uté .") ava nt de di re qu' "il a i nfi niment d ' i ronie dan s son ir­

réprochable pol itesse, tous les g estes de cet hornme replet se contournent

souplement, et son masque glabre demeurerait ecclési astique , s' i l n 'ava it l'extrême mobil ité de ce lui des m i mes.Ile livre de Gui llaume Apo l l i naire ,

L 'Hérésiarque et c;ie , l u i ressemble comme un fils, c e qui n e l 'empêche pas

d 'avoir u ne lignée de g rands-pères auxquels il rend, non sans éclat , l ' honneur q u ' i l en reçoit [ . . . ] . " (Le Figaro, 5 décembre 1 9 1 0) 5 • André B i lly , pa rlant

cette fois d u second rec u e i l d e contes, sou l igne l u i a u ssi l e l i e n entre °

1 . Que vlo-ve ?, n 8, p. 1 4. ° 2 . Que vlo-ve ?, n ° 9 , p. 9 . 3 . Que vlo-ve ?, n 1 0, p. 1 9 . ° 4 . Que vlo-ve ?, n 1 0 , p. 2 2 . Histoire contemporaine des lettres françaises de 1 885

à 1 9 1 4, Paris, 1 9 1 4. n ° 8 , p. 1 2 .

5 . Que vlo-ve ?,

43

" l ' homm e et l 'œ uvre " : "Un œi l de p ri m i t i f, une se nsibil ité accordée aux ryt h mes l e s plus subt i l s de la

vie,

une érudition d' humaniste vi e i l l i sur de

préci e ux grimoires, composent à Guillaume Apolli naire une personnalité litté ­ rai re sans pa reille [ . . . ] . " . Considérant l 'o uvrage l u i-même , i l relève , comme les c riti ques qui avai e nt rendu compte de ! 'Hérésiarque , la prés e n ce de la

tradition littéraire

et

"t rès a ut hentiquement fra nçai se , cell e d e l a ha ute

sat i re philosophiq u e . Les fabliaux et les roma n s du moyen âge, la g rasse

é popée rabelaisienne , Volta ire et les conteurs d e la fin du XI I I e siècle [ ? ] ,

plus près d e nous Alfred Jarry, font d u Poète assassiné u ne i nt rod uct ion magnifique, i ndispensable, peut-être , [à la] connaissance du dernier état de notre l ittéra ture [ . . . ] . " ( Paris-Midi, 1 9 octobre 1 9 1 6) 1 • La question des sourc e s , des maîtres, des livres et de l ' é ru dition se

trouve donc à nouveau posée . Les références chang e nt quel q ue peu . Ainsi , pour Pierre Al bert-Bi rot : "En tournant les pages de ce l ivre , évidemment, com me t o ut le monde, vous avez pensé à Ra be l a i s , à La F onta i ne , aux contes de Perra u l t , à Jules Vernes [sic] , à Charles-Louis Phi l i ppe , et sans

doute à d 'autres. Rabelais, Apoll i naire ! Eh ! Eh ! je n 'ai pas connu le pre ­ mier ma i s je m ' e n ferais vo lontiers une i mage en semblance d u second. °

Rega rdez rire Apol l i na i re, Rabelais riait aussi . " ( SIC, n 1 2 , décetnbre 1 9 1 6 ) 2 • La pe rplexité est toujours de mise pour certa ins critiques : "Ce rtainement i l y a quelque biza rre ri e d a n s le vol ume de nouve l les q u e M . G u i l l a ume

Apollinai re vient de publier sous ce t itre Le Poète assassiné. " l it-on dans Le

Cri de Paris d u 2 6 novem bre 1 9 1 6 3 • L'a ppréciat i o n de L 'Intransigeant retrouve les jugements portés sur L 'Hérésiarque et Cie : " [ . . . ] une suite de

tableaux, de contes, d e fantaisies où la satire , l ' i ronie et un sens p e rsonnel de l a déri s i o n évol uent avec une g rande l i berté . Une plantureuse , une euphoriqu e joi e d e vivre balance dans ce livre une curiosité assez aiguë de certa ines c hoses de l 'esprit ét roitement mêlées à des choses d ' un a utre ord re . " ( 1 0 nove mbre 1 9 1 6 ) 4 • Edmond Ja loux consacre un a s sez long article dans L 'Opinion ( 1 6 juin 1 9 1 7 ) 5 a u Poète assassiné et , e n part iculier, au p remier réc i t q u ' il qua l i fie de " petit roma n " . Pou r l u i , ce texte , "moins hard i que Gargantua ou Gulliver, [ . . . ] p rocède davantage de Rabelais ou de Swift que de Champfleury ou Duranty . " . I l soul igne le "mélange de lyrisme et

°

1 . Que vlo-ve ?, n ° 2 . Que vlo-ve ?, n ° 3 . Que vlo-ve ?, n ° 4 . Que vlo-ve ?, n ° 5 . Que vlo-ve ?, n

11, 1 2, 1 2, 1 1, 1 4,

pp. 2 1 -2 . p . 1 4. p. 1 3 . p. 24. pp. 20- 1 .

44

de sati re , d ' observat ion et de bouffonnerie, de transposition et d'invention,

le passage d 'un poi nt de v ue à l ' a ut re [ . . . ] si brusque [ ... ] " , il trouve le l ivre

"déconcertant" mais salue "ce q u ' i l contient à la fois d' heu reuse fol ie et de

profonde rai so n . " . Le crit ique perçoit l 'ori g i n a l ité des pe rsonnages des

contes , la fasci nation d'Apol l i naire pour la marginal ité : "[ . . . ] il aime avant

tout certains ty pes h umains : les Jui fs, les hérétiques, les simon iaques, les

défroqués, les fondateurs de rel igion, les e rrants, les acrobates, l es outlaws, les phénomènes. Il y a dans son esprit une certaine perversité nat u relle qui

le fait aller de p référence a u louche, à l 'ambigu, au rare , à l'unique . " . Edmond

Jal oux définit parfaitement la propension du prosateur à mettre en scène

des "cas", aussi bien dans I' Hérésiarque que dans Le Poète assassiné , le tout avec un "lyrisme spécial", une "ironie cachée" :

Il excelle à camper ces personnages exceptionnels dont une faculté exagérée ou une fêlure fa it des l unatiques, des ma­ niaques, des halluci nés, des inventeurs. Et derri ère ces bons ­ hommes falots, on voit groui ller des rues, ba riolées et popu ­ l euses, des capharnaüms obscurs, des laboratoires de doc ­ teur Faust, des châteaux perdus, des ateliers bizarres. 1 Ces personnages sont, certes, puisés dans la réalité mais celle-ci est bouscu­

lée par le créateur : "M. A pollinaire, qui prétend aimer la réa l ité, la traite un peu comme u n grand se i gneur fa isa it d'une fi lle d ' a u berg e , i l s'en amuse,

mais ne l a respecte pas beaucoup . " . Le critique perçoit l a simpl ification , la

sty l i sation de l'acteur apoll inarien . Déjà , à propos de L 'Hérésiarque et (je,

André Billy avait noté : "Ses personnages sont un peu guignolesques, ce qui est l 'excès du funambulesque. J 'accepte qu'on agite devant moi des pant i ns ,

m a i s j ' exige q u 'on me prévienne ou qu 'on cache si b i e n les ficelles que j e sois trompé tout à fait . "2 .

Valdemar Georg e , dans

La

Caravane d u 2 0 mars 1 9 1 7 , i n scrit cette

déréalisation des héros du récit dans le cadre du refus de la mimesis ( que le c réateur a notamment définie dans la préface des Mamelles)

Se refusant à copier la vie à la mani ère de ces phot o ­ graphes, Apollinaire en donne une présentation schématique et sty l i sée. Ses personnages ( qui sont des ent ités, pl utôt que des êtres réels) , comme mus a u g ré d'invisibles fice lles, et semblabl es à des marionnettes, n 'ont de l 'homme que les gestes, les attitudes, l a parole au besoin. I ls évoluent pour-

1 . Ibid.,

p.

22.

°

2 . art. cit., Que vlo-ve ?, n 9, p . 8.

45

tant avec cohérence et selon l es lois irréfutables d ' u n fat a ­ lisme souvera i n . 1 Comme tant d 'autres critiques, Valdemar George reconnaît des "pa rentés i n ­ t e llect uel les " , l ' i n fl u ence d e " M a l h erbe, Ché n i e r e t Moréas, l a F rance du Moyen-Âge , la viei lle Al lemagne du Dr Faust , la Renai ssance A nglaise et I ' Humaniste Italie . " ( d ' a utres parlent de " H e n ri Heine, Rimbaud , Lautréamont , M a rce l Sc hw a b , Oscar W i l d e '' , voi e n t " Cazotte [ y ] fa i re sa cour à

Voltai re.") 2 . I l célèbre l e "sompt ueux talent d e se porter s u r les s ujets multiformes" , salue l ' orig i nalité de cet a rt "qui i m p l i que un o ut i l l age verbal nouveau " . l i a nalyse avec pertinence certai ns "de ses procédés l ittéraires" , négativeme nt le jeu des contrastes et , plus positivement , l e style : Ainsi, l ' usage vraiment pa r t rop abusif q u ' il fait de l ' a n ­ tithèse, et les effets heureux, mais combien faciles, q u ' i l e n tire , ne sont pas pour nous plaire . L'emploi d u contraste semble avoir ses préfé rences. Il aime aussi à juxtaposer les idées apparemment les pl us dive rgentes. Et ce m é l a nge voulu de comique et de ly rique est de ses écrit s l 'att ra it pri ncipa l .

[ ... ]

En tant que sty liste, Guillaume Apol linaire perçoit de la l a ngu e françai se l es fibres l es plus secrètes, manie en vir­ tuose les arcanes les plus sensibles, connaît les origi nes les plus anciennes et les successifs visages. 3 L'on constate donc que, selon les méthodes en usage

à

l 'é poque pour

le compte rendu , selon u ne terminologie pa rfois a ssez vague, selon des affi ­ n ités personnelles ou des i ni mitiés, les critiques des a nnées 1 9 1 0- 1 9 1 7 ont correctement défi n i , dans un cadre journa listique s'entend , les recueils de contes d'Apollinaire. Certains, ne cachant point leurs préférences, ont même entrepris de rapides commentaires des récits : "Le Passant de Prag ue" pour Jules Bertaut , par prétériti on "Le Juif latin " et "Le Matelot d'Amsterdam" pour Jean-Jacques Brousso n , " Le Sacrilège " pour Rach i lde4 , à nouveau "Le Juif latin " puis "L'Otmika " , "Simon mage " , "La Lèpre " ou "le petit roman de « L' Am p h i o n faux messie» " et " La Servi ette des poètes " po u r A ndré Salmon 5 , les contes rel ig ieux pour Alexandre M e rc e reau 6 , " La F i a ncée

°

1 . Que vlo-ve ? , n° 14 , p. 1 7 . 2 . Que vlo-ve ?, n 1 4 , pp. 1 4- 5 . ° 3. Que vlo-ve ? , n 1 4, p . 1 8.

4 . Mercure de France, 1 6 décembre 1 9 1 0, Que v/o-ve ?, n ° 5 . Que vlo-ve ?, n 9 , p. 1 9. 6 . Que v/o-ve

°

?, n 1 0 , p. 2 1 .

46

°

8, p. 1 S .

posthume " et "L' Hérésia rque" pour Paul Lomba rd 1 , toujours "La Fia ncée posthume" pour le chroniqueur des Hommes du jour 2 ( avec "Le Poète as­

sassiné" et "Le Roi-Lu ne 11 ) , les mêmes contes et "Giovanni Moroni " pour Edmond Jaloux , etc. Dans tous ces articles, l es formules générales d ' é loge ou d ' é re i ntement alternent avec des n otations plus précises et plus péné ­

trantes. Ces t extes, vieill is, démodés parfois, judicieux souvent dans leurs i n ­

tuitions, n ' e n constituent p a s moins I.e premier état d e la critique apol l ina ­ rienne sur les contes . C' est à partir de ces é c rits que le prosateur a réagi

tantôt avec recon naissa nce (sa réponse à Thadée N atanson : "Vous avez

dit sur moi les choses les plus fi nes que je sache . '' , OEC, N, 7 2 2 ) , tantôt

avec irritation. On sait q u ' Apol l i nai re est t rès susceptible , très faci lement

blessé , mais, dans l 'ensemble, il n'a pas dû être trop mécontent de la c ri ­

tique de ses confrères.

Les romans, on s'en doute, n'ont pas fait l'objet de comme ntaires aussi

n ombreux. La Femme assise , en raison des conditions pa rticulières de sa

publication posthume en 1 9 20, est un cas exceptionnel . L' hommage obligé s'y mêle a u véritable commentaire. Rares sont ceux qui érei ntent l e livre : la

décence i m pliquée par les c i rconsta nces conduit à la prudence. J acques Olivier, dans L 'Art libre de jui llet 1 9 20, not e sobrement : "J' avoue que ce

livre me laisse i ndifférent . [ . . . ]. Ce l ivre [ ... ] est peut-être très bea u . Il est

peut-êt re très mauva is. Ce qui me met en défiance contre l u i , c 'est que je

ne parviens pas à prendre pa rt i à son endroit - et à j usti fier une opinion." 3 • Les opinions, quand elles sont négatives, portent sur "la morale" de l ' hi stoire

et surtout sur la structu re du livre "prodigieusement décousu et un peu dé­ vergondé" ( Paul Souday , L e Temps, 1 9 juin 1 9 2 1 ) 4 • "En dépit du titre , la femme, ou plutôt les femmes dont il s'agit sont surtout couchées et dans

des postures ou assemblages souve nt imprévus. [ . . . ] ce l ivre n' est pas des ­ tiné à fig u re r dans l a Bibl iothèque Rose [ . . . ] . " note Harry Morton ( L 'Êre Nouvelle , 2 2 j u i n 1 9 2 0) 5 • Cél i ne Arnauld a voue avoi r " l u La Femme assise

j usqu ' a u bout pour rendre hommage au poète" mais elle n 'y voit que "de

petites histoi res de coulisses" , écrites "pour un petit public" friand du "côté

a necdotique et i ndisc ret" : " [Apoll inaire] vivant La Femme assise n ' aurait jamais vu l e jour." ( L 'Esprit nouveau, 1 5 décembre 1 9 2 0) 6 • 1. 2. 3. 4. S. 6.

°

Q ue v/o-ve ?, n ° 1 2 , p. 2 6. Que v/o-ve ?, n 1 4, p. 1 S.

°

Que v/o-ve ?, 2ème série, n 4, p. 1 4. ° Que v/o-ve ?, 2ème série, n 2 , p. 2 2 . ° Que vlo-ve ?, 2 ème série, n 2, p. 1 7 .

Ibid., p. 2 1 .

47

"Du moins sous cette forme. " ajoute avec raison Michel Décaudin ( Pr l,

1 3 3 3 ) . L'emboîtement des deux histoi res de Paméla et d'Elvire a désorienté

la crit i q ue de l ' époque, de même que l ' i mportance des dévelop pements

descriptifs 1 • Raymond Lefebvre, après avoir relevé "le ton l i b re et g ra s du

d i a l og u e de ce monde a rt i ste " , constate q u ' " I l y a dans ce récit des

h i stoi res sa ns aucun rapport avec l ' h i stoi re cent rale, G u i l l a ume A pol l i n a i re

avait sur la composition des idées ingénieuses, et des négligences t rès rou ­

bla rdes . [ . . . ] [ i l ] a ent relardé ses histoires de l a Rotonde avec des histoires de mormons, de polygamie et nous fait faire des voyages abracadab ra nts

dans l ' Utah [ . . . ] ." ( Le Populaire de Paris, 2 3 juin 1 92 0) 2 . Harry Morton ( art.

cit. , p. 1 8 ) fait référence, comme Raymond Lefebvre , a ux modes de corn�

position cubistes et en appe l le a u lecteur de l'an 3 0 00 pour "re mettre en

ordre les d ivers épisodes de ce l ivre q u ' i l supposera avoi r été interposés à

plaisir par un metteur e n pages facétieux . " . Puisqu'il s'agit d'un texte d 'A ­

pollinaire , la criti que s ' efforce, pa rfois avec pei n e , d 'y d écouvri r "une ri ­

chesse de mat ière qui a nnonçait le ta lent de son auteur" ( Raymond Lefebvre rempl i de " bonne humeur" par l ' ouvrage ) . J . Valmy-Baisse est sensi ble à la

vivacité de l ' analyse psychologique d 'Elvire, à I ' "ironie charmante qui laisse à ce bea u l ivre toute sa vérité profonde et sa g rave é motion . " . Il est vrai

qu' i l avait ouvert son article par un vigoure ux : "La Femme assise [ . . . ] nous

rend Guillaume Apollinaire tel que nous l 'avons connu [ . . . ] ./Non , La Femme

assise n ' est pas un roman . C ' est mieux que cela ; c'est Apoll inaire l ui- même

[ • . . ] . " ( Comoedia, 1 4 juin 1 9 2 0)3 . "Ce n 'est pas un roman", disent a ussi

"Les Trei ze ", "c'est une causerie épique et familière , un long monolog ue où

le poète t ant regretté mêle l es sujets avec cette bonhomie sans affectation qui éta it celle de ses propos et de ses écrits [ . . . ] . " (L 'Intransigeant, 1 0 juin 1 9 20)4 .

La mort récente d 'Apol l inaire justifie tous ces comptes rendus bea u­

coup pl us q u e l e livre lui-mê me, inachevé et désordonné ( fût-il attachant par

son humour et ses imperfections) . "La Fin de Babylone [qui] parut en mars 1 9 1 4 [ . . . ] suscita peu de commentai res" note Michel Décaudin (Pr I, 1 4 1 2 ) ,

mentionnant seulement Paris-Midi et Comoedia . Rachilde, da ns l e Mercure de France du 1 6 juin 1 9 1 6 , ret rouve les formules types que l 'on a vu s'appl i ­

q u e r a u x a utres récits : "Ce roman historique est raconté avec u n e i ronie et 1

2. 3. 4.

Voir Que Que Que

in fra. v/o-ve ?, vlo-ve ?, v/o- ve ?,

2èrœ 2ème Zèrœ

série, n 2, pp. 1 9-20. ° série, n 2, pp. 1 6-7 . ° série, n 2, p. 1 6 . °

48

une négligence voulue des conventions qui le rendent a musant, lui font par­

donner la vivacité de ses tableaux l i berti ns. " ( ibid. ).

En ce q u i concerne les romans érotiques, " I nuti le de dire qu'il n'y eut

aucune critique da ns la presse . Mais des catalogues discrets se chargeaient de fai re connaître une production clandest i n e a lors abondante . " ( M ichel

Décaudin , Pr Ill, 1 3 1 9 ) . L'édition de la Pléi ade reproduit u n e notice pour Les Onze mille verges à laquel le Apol linaire aurait pu colla borer : "« Plus fort

q ue le ma rquis de Sade» , c'est ainsi qu'un critique célèbre a jugé Les Onze mille verges, le nouvea u roman dont on parle à voix basse d a ns les salons

[ . . . ] . " . On rem arquera que cette n otice met l 'accent , comme ont pu le fai re

les crit iques des œ uvres p l us séri euses, s u r la "nouveauté " , I ' "audace à pei ne croyable " et sur les contrastes. Si le "vampirisme " , la " nécrophil ie'', la

"scat omanie " , la "best i a lité " ne sont pas de mise dans l es c ontes ou dans

les romans "normalement" publiés, la mort em pa lée d ' u n gito n , l 'orgie, ''l es

beug l ants et l es borde l s " , "les scènes de pédérast ie" ou de "saph i sme "

q u ' exalte l ' a uteur de la n ot ice ne sont pas absentes des a ut res œuvres

a pol l i nariennes. Ainsi, comme un Gabriel Fernisou n , assassi n pervers dans

"Le Juif latin" ou Chislam Borrow ''héautontimorouménos verba l " dans "Les

Souvenirs bavards" , "les personnages des Onze mille verges appartiennent désorma is à la littérature." ! ( ibid. ) . Même discrétion de la critique lors de la

parution des Exploits d'un jeune Don Juan : un "avertissement " d'un autre

catalogue clandestin , "retrouvé " par Louis Perceau, mentionne Les Mémoires

d'un jeune Don Juan, avec pour hé ros le jeune Willie. Cette notice ne fait que

résumer la tra me d u livre ( les différentes conquêtes) dans un sty le délibé ­ rément hyperbolique ( Pr III, 1 3 2 5 ) .

Dans les comptes rendus des "vra is" romans, comme dans ceux des

recueils de contes , on perç oit souvent l a tentation des c ritiques de mettre en rapport A pollinaire prosateur et Apoll i na i re poète. Même quand il s sont

sévè res avec l 'ouvrage en prose, ils font état de leur attac hement pour

l 'autre versan t de l 'œuvre du créateur. Jacques Ol ivier j ugea nt La Femme

assise avoue q u ' i l est "de ceux qui a i ment Alcools et l a p l u pa rt des Càlligrammes" (art. cit. ) ; Céline Arna u l d , final ement déçue dans son at­

tente , voulait "retrouver sinon dans tout le livre , mais au moins dan s une page, le poète lyri q ue, cel u i qui fut comme une projection de l umière sur l e

commencement d'une époque . " ( art. cit.) . Ceux qui , au contraire , apprécient "le labyrinthe de ses fanta isies" 1 , célèbre nt le "sens a i g u du pittoresque " , 1 . Harry Morton, art. cit.

49

"son art de choisir l e détail heureux" dans sa prose comme dans ses vers. Les T reize n 'hésitent pas à dire que "le prosateur de La Femme assise reste toujours Je poète de Calligrammes et d' Alcools ", notamment dans son i nvo ­ cation à la "Douce poésie" ( art.

cit. ) . Valdemar George ne résume-t-il pas ce

souhait ou ce senti ment quand i l écrit dans son article de La Caravane : "Poète avant tout , Guil laume Apol l i na i re le reste, quand même i l écrit en prose. " ? 1

C. LES CON DITIONS D E LA PUB LICAT ION DES RÉCITS

• As pects c h rono logiq ues Si l ' on considère la chronologie des textes d'Apollinaire, rien ne permet de détermi ner l 'antériorité d'un type d 'écriture sur un autre. L'adol escent, si l'on e n c roit Pierre-Marcel Adéma, tout en composant ses premiers poèmes, aurait ébauché à Monaco un roman a u titre "biza rre à souhait" , Orindiculo,

dont l 'action devait "débuter en F rance , puis se poursuivre dans les savanes de l 'Amérique " (déjà la structure géographique de La Femme assise ? ) 2 . Le séj o u r à Stavelot ( 1 89 9 ) , s ' i l a été l 'occasion de nombreux poèmes, a permis également de donner corps a u projet encore vague de

L 1Enchanteur

pourrissant, caressé , selon Jean Burgos, dès l ' année précédente 3 • Le séjour rhé n a n est à l ' orig i ne d e la moitié des poèmes d' Alcools, m a i s il est 1

également la source de plusieurs contes de L Hérésiarque et

de ( "La

Rose

de Hildeshei m [ • . . ] " ou "Le Passa nt de Prague " ) . Les dates de parution de d i fférents contes couvrent les mêmes périodes que ce l l es des œuvres poétiques . Les mêmes moments de "creux" y sont sensibles ( pa r exemple, la pauvreté de la pro duction en vers ou en prose dans les a nnées 1 9 0 51 9 0 6 avant l e ren ouve a u de 1 9 0 7 ) , mais a ussi les mêmes périodes de foisonnement ou d 'activité intense ( l 'année 1 9 1 8 notamment) 4 • Seule sans 1 . Que vlo-ve ? , n 1 4, p. 1 6 . °

2. P ierre-Marcel Adéma, Guillaume Apollinaire, «Les Vies perpendicula i res» , La Table ronde, 1 9 6 8 , p. 2 7 . 3 . Jean Burgos, L 'Enchanteur pourrissant, texte publié par Jean Burgos, op. cit. , pp. I X - X I . 4 . Voir Apollinaire e n 1 9 1 8. Actes du colloque d e Stavelot e n 1 9 8 6 , Méridiens Kli ncksieck, 1 9 8 8 .

50

doute l'écriture théâtrale est-elle plus circonscrite dans le temps et pourrait paraître tardive (1 91 6� 1 91 8 surtout) si l'on ne tenait pas compte d'une part des déclarations d'Apollinaire lui-même (à propos des Mamelles de Tirésias par exemple : ''[ ... ] ceci est une œuvre de jeunesse, car sauf le Prologue et la dernière scène du deuxième acte qui sont de 1 91 6, cet ouvrage a été fait en 1 903, c'est-à-dire quatorze ans avant qu'on ne le représentât.", Po, 865) et, d'autre part, des séquences théâtralisées (de I' Enchanteur au "Poète assassiné'') insérées dans les récits. La chronolog1e des œuvres narratives publiées fait apparaître une an­ tériorité de l'écriture des contes sur celle des romans. La malchance aurait fait disparaître les premiers textes romanesques. Sans même reparler des ''malheurs" d'Orindiculo, notons que Mire/y ou le petit trou pas cher, publié sous le manteau, aurait été perdu ; le manuscrit d'un roman sur la fin du monde, La Gloire de l'olive, aurait été oublié dans un train, "avant avril 1 903, date de la disparition de La Revue blanche " à laquelle il était destiné (Pr 1, 1 264, et lettre à Madeleine du 1 4 septembre 1 91 5). Nous avons dit qu'Apollinaire a collaboré au roman Que faire ? (publié dans Le Matin de fé­ vrier à mai 1 900) mais il n'est pas aisé d'évaluer sa contribution exacte (voir

Pr I, 553-60 et 1 409- 1 0). Les dates de publication des romans érotiques

restent incertaines mais elles sont, de toute façon, postérieures à celles de la publication en revue de la majorité des contes de L 'Hérésiarque et de. L'édition originale des Onze mille verges est datée de 1 907 et serait donc (au mieux) contemporaine de la série de contes parus dans Messidor . Le ca­ talogue de Louis Perceau pour les années 1 906-1 907 "annonce «en dernière nouveauté» Les Mémoires d 'un jeune Don Juan, par G. A.", un roman dont le titre (les "exploits" remplaçant les "mémoires") et le nom du héros (Roger se substituant à Willie) seront modifiés dans l'édition originale qui porte "officiellement" la date de 1 91 1 (mais qui pourrait, comme celle des Onze mille verges, être plus tardive). Les dates de la série de "L'Histoire roma­ nesque" publiée par Briffaut sont plus crédibles. La Fin de Babylone paraît en mars 1 91 4, Les Trois Don Juan en 1 91 5 mais le "livre [... ] était sous presse avant la guerre" (lettre à Madeleine du 2 1 octobre 1 9 1 5, citée par Michel Décaudin, Pr I, 1 425). Apollinaire avait en 1 91 8 le projet d'un Raspoutine et avait commencé, pour la même collection des Briffaut, la rédaction d'une Femme blanche des Hohenzollern. La mort l'a empêché de mettre la dernière main à ce qui aurait pu être son premier vrai roman (en dehors des récits érotiques), La Femme assise, entrepris sans doute dès 1 91 1 -1 91 2 . Le projet de La Mormonne et le Danite a été retravaillé jusqu'en 1 91 4, repris

51

dans u ne autre perspective ( I rène de M ontparnasse o u Paris pendant l a guerre) à part i r d e 1 9 1 7 a v a n t l ' a do pt i o n de l a struct u re défi nitive , "gémi née" ( fin 1 9 1 7- 1 9 1 8 ) . O n sait q u e deux éditions posthumes du roman ont été publiées, en 1 9 2 0 puis e n 1 9 48 ( voir les notes de l a Pléiade,

Pr

I,

1 3 2 9- 3 5 ) . Dans l ' ignorance ( parti e lle) de c e q u ' aurait été L a Gloire de l'olive de

1 9 0 1 - 1 9 0 3 , nous devons constater qu'A poll i na i re n'a pas publié de roman avant probablement 1 91 O. Il aurait commencé pa r faire ses gammes dans le genre avec les romans érotiques ( Les Exploits d'un jeune Don Juan ont été écrits [ . . . ] entre 1 9 1 0 et 1 9 1 3 , c ' est-à-di re vers le même temps que Les Onze mille verges' affirme Michel Décaudin) 1 • Il aurait persévéré avec La Mormonne et

Je Danite

où, comme dans La Fin de Babylone et Les Trois Don

Juan , l a part de l a documentation , des sources textuel l es, de la réécriture aurait été t rè s g rande. Tout se passe comme s i , e ntre 1 9 1 0 et 1 9 1 4 , Apol l i naire ne pouvait s e lancer dans l 'entreprise roma nesque q ue dans l e cadre d' u n genre stéréotypé qui l ui fou rnit des modèles faciles ( le récit é ro­ tique) ou bien en se contentant de démarquer des témoignag e s et des ré­ cits de voyages ( l 'é pisode mormon de La Femme assise ,

Pr

I , 1 3 3 4) 2 , des

récits historiques o u des textes sacrés ( La Fin de Babylone)3 et souvent d'autres romans, poèmes narratifs ou pièces de t héâtre ( pour L es Trois Don Juan, voir

Pr

I, 1 42 5 - 7 ) . Dans l a même période, ma i s surtout en 1 9 1 3 -

1 9 1 4 , il compose "Le Poète assassiné" dont le statut générique est incer­ tai n . A pollina i re concevait- i l son récit comme un roman ( autobiographique) ou comme une nouvelle un peu plus longue que la norme ? André Billy , pré ­ sentant le second grand ouvrage de prose de fiction, parle d ' "un recueil de nouvel les dont deux sont assez i mportantes :