Guillaume de Lorris, Jean de Meun, Le Roman de la Rose
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GUILLAUME DE LORRIS JEAN DE MEUN Le Roman

de la Rose

PAR

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Collection dirigée par Jean-Pierre de Beaumarchais et Daniel Couty

ISBN 2 13 038509 5

Dépôt légal — 1re édition : 1984, avril

© Presses Universitaires de France, 1984 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Sommaire

S

Les auteurs et l’œuvre Guillaume ratif, 6

9

Le contexte

de Lorris et Jean de Meun,

du Roman

5 — Le contenu nar-

de la Rose

Le Roman de la Rose et la fin’amor, 9 — L’allégorie, mode de pensée et d’expression, 11 — Le savoir des clercs, 13

15

Intertextualités : modèles et « sources » du Roman de la Rose Guillaume de Lorris et le registre romanesque, 15 — Le Roman de la Rose et la poésie des trouvères, 17 — L’intertexte immédiat, 18 — Jean de Meun et la poésie philosophique latine du xrr° siècle, 20 — Jean de Meun et la tradition satirique, 21

24

Le texte : analyse de l’œuvre GUILLAUME DE LORRIS OU LA FASCINATION DE L’IMAGE, 25 Un songe, mais quelle vérité ? : Le songe, métaphore de la fiction, 27; Du je multiple au je universel, 29 ; Les pièges de la « senefiance », 31 — Les prestiges de la forme : le montage allégorique : Quête et conquête : la trame métaphorique, 36; Les paradigmes topographiques, 42; Le théâtre d’ombres des personnifications, 44 — D’amour et de raison : l’enseignement de Guillaume : L’ & art d’Amors » et les & jeus d’Amors », 52; Vers un débat : folie et sagesse, 517 ; De l’art d’aimer à l’art poétique, 59 — Narcisse : le jeu des miroirs : De l’archétype à l’exemple, 62 ; Narcisse, les dames et le narrateur, 64 ; Les vertus du cristal, 65 ; Le miroir de l'écriture, 67

JEAN DE MEUN ET LE VERTIGE DE LA GLOSE, 69 L’éclatement de la forme : De la « senefiance » à la « glose », 71; Du combat à la cueillette : déformations de la lettre, 75 ; La personnification discursive ou la glose comme dialectique, 718 — Aimer, connaître et procréer : De Raison à Nature : les voies de la sagesse, 81 ; De femmes et de moines : la portée de la satire, 86; « Miroër aus Amoreus » et apologie de la sexualité, 92 — Pygmalion et Saturne : l’allégorie et le mythe : De la citation à l’exemple, 94; La glose par le mythe, 97; Allégorie et utopie, 101 - Le Roman de Jean comme relecture ironique

de Guillaume

: Le parc de l’agneau contre le verger de

Deduit, 105; Une « allégorie de l’allégorie », 107; immense éclat de rire ?, 110

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La fortune du Roman de la Rose

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La tradition, 112 - Epigones et lecteurs, 113 — La qj Roman de la Rose, 116 - Le Roman de la Rose et la critiqu

118

Explication de texte

|

Le « mur des ymages », éd. Lecoy, vv. 129-164, 118

123

Bibliographie critique

4

Les auteurs et l'œuvre

Guillaume

de Lorris et Jean de Meun

Tout ce que nous savons de la rédaction du Roman vient du texte lui-même, qui nous apprend (vv. 10496-10572)! qu’un « premier serviteur d'Amour » n’a pas achevé sa tâche, et que l’œuvre a été reprise « quarante ans après » par & Johans Chopinel » de Meung-sur-Loire, à un endroit précis cité par le passage, correspondant aux vers 40234028 de l’édition Lecoy. De Guillaume de Lorris, nous ne connaissons que ce nom, qui indique, selon la coutume mé-

diévale, l’origine géographique (également le pays de Loire). Ce qu’on a pu dire sur son milieu, sa condition et sa culture, n’est que fiction à partir des données du texte. Jean de Meun 2 laissé des traces plus importantes : traductions du De Re Militari de Végèce, des Epistres de Maistre Pierre Abélart et Helois sa fame, de la Consolatio Philosophiae de Boèce. Des manuscrits lui attribuent un Testament Maistre Jehan de Meun et un Codicile. Si ces ouvrages le désignent comme clerc ( de même que le titre de «maistre »), aucun document ne permet de reconstituer sa place dans la société ou sa vie. Seule la date de sa mort est bien établie (1305); le souvenir d’une maison qu’il a habitée au bout de la rue Saint-Jacques s’est conservé jusqu’au xv° siècle. Les allusions historiques à Manfred et Conradin, à Charles d’Anjou, situent la contribution de Jean de Meun entre 1268 et 1282. La première partie remonte donc à 1225-1230.

1. Cf. Guillaume

de Lorris et Jean de Meun,

Rose, Ed. par F. Lecoy, « Classiques Paris, Champion, 1966, 3 vol.

français

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Le Roman Moyen

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Le contexte

du Roman de la Rose

Quête amoureuse en forme de songe allégorique, dans lequel un sujet rêvé rencontre diverses personnifications, le Roman représente l’aboutissement thématique et technique d’une longue évolution. Les comparants de ce poème appartiennent au registre lyrique et romanesque, que la critique désigne sous le terme de « courtois »; les comparés, valeurs et concepts, renvoient à l’idéologie sous-jacente à cette littérature. La combinaison des matériaux s’effectue selon une méthode d’exposition redécouverte au xn° siècle, mais pratiquée dès l’Antiquité, et maintenue vivante comme mode de pensée à travers tout le Moyen Age par l’exégèse biblique. Enfin, le texte de Jean de Meun se compose en grande partie de discours didactiques intégrant une somme de connaissances dont l’ampleur peut donner une idée de l’organisation du savoir au milieu du xm° siècle.

Le Roman

de la Rose ef la fin’amor

Au xn° siècle s’élabore dans les pays d’oc une poésie amoureuse et un imaginaire qui imprégneront la littérature médiévale jusqu’à sa fin. Phénomène de civilisation, esthétique et éthique, l’érotique des troubadours s’est transmise à l’ensemble de la France, puis de l’Europe. A l’époque de Guillaume de Lorris, la « courtoisie », notion qui résume l’idéologie et ses manifestations littéraires, dont les témoignages idéalisés sont nos seules voies d’accès à cette vision du monde, est un modèle de l’individu et de la société bien

10

/ Le Roman de la Rose

constitué, et dominant. Les facteurs déclenchants sont nombreux et difficiles à démêler : évolution des structures féodales et des mentalités, originalité des pays du Sud, tournant économique de la fin du xr° siècle qui favorise les grandes familles et crée des relations de dépendance accrue à l’intérieur de l’aristocratie, émancipation de la femme noble, ouverture sur l’Orient grâce aux Croisades. Aïnsi naît un idéal de la vie de Cour, un modèle de perfection individuelle, axé sur l’opposition « courtois »/« vilain », qui récupère les références plus anciennes aux valeurs guerrières (la prouesse) et les soumet à la valeur par excellence, l’amour, base du comportement et source de toute vertu. Sous la forme de la fin’amor (« fin » implique l’achèvement) apparaît un code de conduite et d’expression dont les métaphores habituelles de loi, religion, rite donnent une approximation. Jeu et discipline, la fin’amor se décrit ellemême par des images venues du contexte féodal (le « ser- . vice d’amour ») : « vassalité » de l’amant, entièrement soumis à son désir et à son objet, la dame inaccessible centre de toute valeur. La relation entre les sexes est vécue comme plénitude de la vie et harmonie avec l’univers (& joy » des troubadours en résonance avec le renouveau printanier), rêve de beauté et de jeunesse; mais aussi comme école de renoncement, car la dame est toujours lointaine, dans l’espace géographique ou social (épouse de grand seigneur devant qui le poète, de moindre extraction — en

réalité ou métaphoriquement —, s’humilie). Une subtile dialectique se construit entre l’audace de l’aveu et la timidité, entre le souhait d’un accomplissement du désir toujours différé (à l’optatif ou au futur) et les obstacles, entre la folie et la sagesse. Sur la trame de la soumission absolue et de l’adoration, se greffe une rhétorique de l’euphémisme et de l’hyperbole, de la souffrance et de la joie, dont on peut lire les manifestations chez Chrétien de Troyes (Lancelot, type de l’amant extatique) ou dans les inlassa-

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Le contexte du « Roman

de la Rose »

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11

bles reprises du grand chant courtois. Dès la fin du xr1° siècle une tendance à la théorisation se fait jour sous l’aspect de débats (casuistique des « jugements d’Amour »}) ou de traités (De Amore d’André le Chapelain). Le sujet, l’intrigue, les acteurs, les références idéologiques de Guillaume, relèvent entièrement de cet imaginaire : métaphore de l’initiation amoureuse, verger de Deduit avec sa compagnie de vertus et ses vices peints en repoussoirs sur le mur, leçons d’Amour, rôle clef de concepts comme la largesse, noms des personnifications, rêve de richesse, de beauté et de jeunesse. Et c’est contre cette représentation du monde que Jean fabrique son propre mythe.

L'’allégorie, mode de pensée et d'expression

Cet univers mental est mis en scène par une technique d’écriture basée sur le double sens systématique (l’opposition entre une « matire », une signification littérale, et une « senefiance ») et sur un rapport détourné à la vérité, à travers la fiction du songe. La rhétorique, depuis Quintilien, a répertorié les figures de 1’ « allegoria » (métaphore continuée, ironie), et esquissé une description de la personnification (« prosopopée »). Dès l’époque alexandrine et juive, existe une tradition de lecture des textes comme lettre et sens caché, que la patristique transforme en doctrine. L’exégèse biblique constitue un modèle sophistiqué, théorie du sens et pratique de l’interprétation, attesté dans d’innombrables commentaires, face auquel la littérature allégorique en langue vulgaire se pose en concurrente, mais dont elle récupère les procédés, voire les thèmes. Malgré l’anathème des théologiens, pour qui l’allégorie profane n’est pas porteuse de vérité — la lettre y est « fable » et non «estoire » —, les auteurs proclament la dignité de leur

12

/ Le Roman

de la Rose

entreprise et trouvent dans l’allégorie l’issue du dilemme de la fiction littéraire, « mensonge véritable ». L’Antiquité tardive découvre l’allégorie comme procédé générateur d’un texte entier, avec Prudence (Psychomachia) et Martianus Capella (De Nuptiis Mercurii et Philologiae). Au xn° siècle, des poètes influencés par les spéculations cosmogoniques de l’Ecole de Chartres retrouvent dans leurs œuvres en latin cette technique de composition (Bernard Silvestre, Alain de Lille). Les premiers textes en langue vulgaire sont encore des paraphrases bibliques (Eructavit, De David la Prophecie, Cantique des Cantiques), mais les thèmes prennent leur indépendance. Dès le début du xrm° siècle des poèmes prennent comme argument une description ou une narration à lire comme métaphore d’un sens second (Raoul de Houdenc, Huon de Méry, le Reclus de Molliens, Guillaume le Clerc, Henri d’Andeli, Robert Grosseteste). Deux espèces de montage se distinguent : descriptif (décomposition d’un objet en parties, chacune reliée à une valeur qui entre dans l’extension ou la compréhension du concept comparé : Chevalier Dé, Armêure du Chevalier, Dit de l’Epée); narratif, qui prend l’image du voyage ou du combat comme comparant d’une initiation ou d’une conversion. L'écriture allégorique conserve sa double orientation, héritée de ses origines rhétoriques et théologiques : création d’un texte à partir d’une métaphore qui se poursuit en réseaux de figures subordonnées au transfert initial; réinterprétation d’un texte existant considéré comme codage d’un sens caché (& allégorèse » pratiquée par les Bestiaires et Moralisations, lecture des poètes et philosophes antiques par le procédé de 1’ & integumentum »). Guillaume offre un exemple achevé du premier courant, tandis que Jean s’inspire en grande partie du second.

Le contexte du & Roman de la Rose »

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Le savoir des clercs!

La continuation de Jean de Meun abonde en références savantes; ce bagage d’érudition théologique, philosophique et scientifique témoigne de la culture d’un clerc, d’un homme d’étude, à l’aube de la période scolastique?. La culture est d’abord un héritage : la tradition y joue un rôle aussi essentiel que dans la création littéraire. Les chemins de la connaissance sont au nombre de trois : autorité, raison (déduction) et expérience. L’autorité, c’est le texte antérieur, entériné par le temps, qui offre à l’argumentation un appui incontestable ou un point de départ. L’autorité par excellence est la Bible, mais les «auctores » païens sont tout aussi prisés. L’index de l’édition Lecoy peut donner un aperçu du répertoire : on y trouve des poètes latins et grecs, des philosophes, des savants, des auteurs arabes. Leur fonction est de fournir la citation qui établit la vérité, l’universalité d’une affirmation qui ne serait autrement qu’une expression individuelle et contingente. Ainsi, les propos misogynes de Jean de Meun se justifient en invoquant la tradition des « connaisseurs de la femme ». La relation à la tradition n’est pourtant pas un respect paralysant. Elle est dialectique, car, selon l’image célèbre des nains juchés sur les épaules de géants, les « modernes » (le mot apparaît à ce moment) contribuent à l’avènement de la vérité pressentie par les Anciens. On reconnaît là une tournure d’esprit proche de la typologie de l’exégèse. Par la 1. Cf. J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, coll. &« Le temps qui court », Paris, Seuil, 1957. — C. S. Lewis, The discarded image, Cambridge, 1964. . 2. Cf. l’éloge des clercs par Jean (vv. 18629 sqq., 18681 sqgq., 18772 sqq. — les références sont celles de l’éd. Lecoy. Pour la partie de Jean, il suffit d’enlever 30 v. au chiffre pour avoir la numérotation de l’éd. Poirion). La scolastique est la philosophie et théologie imprégnée d’aristotélisme (surtout de logique) perpétuée par l’enseignement (cf. l’ « eschollier limousin » de Rabelais).

3. Cf. vv. 15264-15267.

14

/ Le Roman de la Rose

méthode de 1” « integumentum », la « fable » des poètes et

philosophes est récupérée dans un sens chrétien. Ce savoir est organisé en une hiérarchie, traduite par l’ordre dans lequel on enseigne les disciplines du «trivium » (grammaire, rhétorique, dialectique) et du « quadrivium » (arithmétique, géométrie, musique et astronomie). La «grammatica », art du commentaire de texte qui va du sens des mots à la signification indirecte, en passant par ce que nous appelons grammaire, en est le fondement.Raison donne à l’Amant une leçon de grammaire, et Jean use largement de la glose qui constitue l’exercice principal de la « lectio », de la lecture commentée. La théologie en est l’aboutissement. Jean de Meun se fait le vulgarisateur de cette science qui est encore une totalité maîtrisable. Son arrière-plan philosophique est la représentation antique de l’univers adaptée aux exigences de la doctrine chrétienne. Le discours de Nature en offre un tableau assez complet : quatre éléments,

sphères,

mièrocosme

et macrocosme,

rôle respectif de

Nature et de Dieu. Les références de cette pensée sont platoniciennes (le Timée est le texte clef). Mais les platonismes sont divers, et le Moyen Age en retient plus une imagerie syncrétique (l’harmonie du « cosmos », le démiurge, la participation) qu’un système conceptuel. Le xim* siècle voit la pénétration d’un aristotélisme qui a transité par les Arabes (Avicenne, Averroës) ; il lui apporte son modèle de raisonnement logique et sa curiosité pour la physique. C’est l’âge des grandes synthèses, des sommes de Thomas et Bonaventure. Jean de Meun doit à ce nouveau climat intellectuel un vocabulaire, un goût pour la dialectique, et ses connaissances scientifiques (miroirs, astres); mais le Roman de la Rose n’est pas le manifeste d’un courant de pensée ou d’une école (on a voulu y voir un témoin de l’averroïsme) : il représente un carrefour

des idéologies, une œuvre poétique où même le savoir se soumet à une autre finalité, littéraire.

Intertextualités :

modèles et « sources » du Roman

de la Rose

L'étude des œuvres ou types d’œuvres qui ont pu inspirer — voire susciter — le Roman, qui fut longtemps l’unique préoccupation de la critique, pose un problème fondamental pour la littérature médiévale : celui de la topique, de la circulation, de l’adaptation et du remaniement des thèmes et techniques!. Par son rapport à la tradition, comme aboutissement ou point de départ, un poème comme le Roman suppose un immense champ d'’intertextualité, dont on ne peut qu’esquisser les lignes de force. Deux registres fournissent à Guillaume matériaux et procédés de développement : le grand chant courtois, le roman surtout arthurien à qui Chrétien de Troyes a donné ses lettres de noblesse. Jean de Meun se rattache en outre à la veine philosophicopoétique de Bernard Silvestre et Alain de Lille; et le ton d’une grande partie de son œuvre l’inscrit dans un courant vivace pendant tout le Moyen Age, celui de la satire et de la parodie.

Guillaume de Lorris et le registre romanesque

Réduit à son expression la plus simpliste, le roman arthurien combine trois ingrédients : l’amour, l’aventure et le 1. Cf. E. KR. Curtius, La littérature européenne et le Moyen

Age

latin, Paris, PUF, 1956, p. 99-130. — P.-Y. Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Age, Paris, Bordas, 1969. — P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972 (en part. p. 75-82 et 117-134).

16

/ Le Roman

de la Rose

merveilleux. Il raconte les exploits d’un individu qui conquiert sa place dans la société, s’initie au code courtois et chevaleresque et gagne les faveurs d’une « amie ». L’amour y constitue la motivation première, la source de la valeur. Les échanges entre le Roman de la Rose et le corpus romanesque sont complexes. En tant que récit, ce poème utilise des modèles de développement narratif typiques du roman : itinéraire et quête, une structure qui ménage d’inépuisables péripéties (rencontres, arrêts en des lieux privilégiés, épreuves). Le départ matinal du sujet rêvé n’est pas sans rappeler ce début de toute aventure qu'est la rupture avec la Cour, la ville ou la famille (cf. l'exemple pathétique du Conte du Graal). Le merveilleux s’installe dans des espaces prédestinés : château, forêt, verger, parfois séparés du reste du monde par une « frontière humide » (rivière), lointains avatars de l’Autre Monde celtique. Verger de l’aventure, château de Jalousie, fontaine si proche de celle d° vain, épreuves du héros menacé par des puissances antagonistes (Dangier), tout cela peut être considéré comme zone d’interférence avec le roman. Mais ce dernier est aussi un modèle d'élaboration de la signification. La distinction chez Chrétien entre ( matière », (sens » et («conjointure » et la notion de « double cohérence » (qui sert, dans la critique moderne, à rendre compte de l’écart entre le matériau d’origine mythique ou folklorique et l’idéologie qui l’ordonne) ne sont pas étrangères à la duplicité fondamentale de l’écriture allégorique, ou à sa façon d'intégrer le mythe. Enfin, à un niveau plus pratique, le roman apprend des techniques d’amplification : description décorative ou explicative, créant la tonalité, particularisant les acteurs, multipliant les circonstances — Guillaume aura recours à cette rhétorique de l’accumulation pour l'évocation du verger, le physique et le vêtement des personnifications; « analyse psychologique », si l’on peut désigner par cet anachronisme l’exposé des motivations de l’action (souvent par une per-

Intertextualités

: modèles et & sources »

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17

sonnification rudimentaire : Amour vu comme force extérieure à laquelle on se soumet; par des monologues d’hésitation ou de décision où s’ébauchent des débats entre personnifications, et dont Lancelot est l’exemple le plus connu — le débat entre Amour et Raison est le noyau de l’opposition, plus consistante, de Guillaume). Le Roman

de la Rose er la poésie des trouvères

Lorsque Guillaume compose son poème, le chant courtois est en pleine floraison. Avec Blondel de Nesle, le châtelain de Coucy, Thibaut de Champagne, le genre a trouvé sa forme et son ton : expression d’un « je » qui dit son désir, sa souffrance, adressé à une dame toujours évoquée par l’hyperbole, le chant se caractérise par la primauté du procédé d’expression sur le « contenu », par le refus de l’événement et la rigidité topique. Les motifs sont peu nombreux et récurrents. Le poème se referme sur lui-même : la première strophe énonce l’identité « aimer/chanter », la dernière s’adresse souvent à la chanson même («& va porter mon message »). Le sens naît de la répétition en position significative (la rime) de termes marqués qui portent comme une incantation les valeurs essentielles de l’idéologie courtoise et déploient, sans référence existentielle, un drame dont les temps forts sont l’ouverture printanière (réveil de la nature, chant des oiseaux et joie universelle qui pousse le poète à aimer et chanter), l’expression de l’amour, les protestations de soumission et de fidélité (plutôt mourir que de ne pas vous aimer), les jeux de la « paor » et du « hardement » (aveu, obstacles intérieurs — topos d’humilité — ou extérieurs — la distance sociale), FRERES du secret et l’indiscrétion des « losengiers ». De cette épure de poésie, où la parole se fait rite, Guillaume hérite l'argument du Roman, ses thèmes clefs et son lexique. Le récit de la quête amoureuse de « la plus belle

18

/ Le Roman

de la Rose

des roses », au mois de mai, à travers les épreuves de l’approche et du refus, de la douce souffrance, du mal d’aimer, est une projection narrative, une amplification du schéma lyrique. Le début, description de la nature au « tens enmoreus, plain de joie » (v. 48), où le chant des oiseaux joue un rôle capital (il devient leitmotiv pour l’évocation du verger), développe le motif d'ouverture du chant, par l’apport d’éléments référentiels inspirés des techniques romanesques. L’espace de l’aventure, le verger, est un lieu significatif de l’imagerie lyrique (lieu de l’attente, du rendez-vous, lieu fictif de l’accomplissement du désir). Les acteurs ont des noms qui semblent être des hypostases de ces mots poétiques qui font la texture du chant. Les scènes de la blessure par les flèches d'Amour, de la soumission au Dieu, de la fermeture du cœur, résultent de l’élaboration dramatique (représentation par des actions concrètes et des actants particularisés) de métaphores traditionnelles du lyrisme. Le ballet autour des rosiers, avec ses mouvements d’approche et d’éloignement, la succession de l’euphorie et du désespoir, est une amplification, par les moyens de l’allégorie (métaphore et personnification), des actions suggérées par la dialectique du chant. Le lyrisme porte d’ailleurs les germes de cette évolution dans sa propension aux termes abstraits, employés sans article comme sujets de verbes concrets. Le vocabulaire du sentiment et de ses effets reproduit, avec une plus grande présence physique, l’interminable variation du chant sur le thème de la maladie d’amour (cf. le sort de l’amoureux tel qu’Amour le dépeint, vv. 2253-2748). L'intertexte

immédiat

Cette nécessaire référence aux registres dominants ne préjuge pas d’interférences plus précises avec des œuvres contemporaines, témoins d’une évolution qui permet de

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situer l’originalité du Roman. Les transformations de la forme allégorique au début du xur° siècle ont conduit à des poèmes où le procédé manifeste sa maturité, sa capacité à créer un double sens cohérent. Le Songe d’Enfer de Raoul de Houdenct est le premier à utiliser, pour la totalité de la narration, la fiction du songe véritable? et la métaphore du voyage dans un au-delà, peuplé de personnifications souvent grotesques, mais dont la dimension picturale est assurée par des noms parlants et une insertion métaphorique (taverne de Roberie et Hasard, Larcin fils de Minuit); l’auteur/acteur, sujet et objet, fait le lien entre les épisodes. Le Tournoiement Antechrist de Huon de Méry® fait appel à un autre schéma type, celui de la « psychomachia », affrontement symétrique de Vices et de Vertus; l’intérêt du texte pour le Roman vient de son intégration des motifs arthuriens (fontaine de Brocéliande), du langage courtois (le mal d’amour), du mélange des personnifications et d’acteurs d’autre provenance; la description de l’armement des combattants ressemble, par sa technique de la fausse détermination et l’invraisemblance des associations, à la mise en scène de la mêlée entre l’armée d’Amour et les gardiens

du château chez Jean de Meun.

Le Roman

de Miserere

du Reclus de Mollienst offre un répertoire des thèmes de Guillaume : paradis en guise de « bel vergié » entouré de hautes murailles, maison de l’âme gardée par quatre serviteurs, personnages comme Paors, Oisouse. Enfin, dans un registre différent, la Queste du Graalÿ donne l’exemple d’une restructuration systématique du matériau romanesque, en vue d’une « senefiance » dont les mécanismes 1. 2. 3. 4. 1885

Cf. éd. Ph. Lebesgue, Paris, Sansot, 1908 (vers 1214-1215). Le prologue du Songe et celui du Roman sont très proches. Cf. éd. F. Grebel, Leipzig, 1883 (vers 1234-1235). Cf. éd. Van Hamel, Paris, Bibl. Ecole Prat. Hautes Etudes, (vers 1230). 5. Cf. éd. A. Pauphilet, La Queste del Saint Graal, Paris, Champion, 1923.

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sont complaisamment explicités en de longues séquences d’exégèse. L’objet de la quête, le Graal, point de convergence des significations, tient une place comparable à celle de la rose. L’inspiration, la finalité de ces textes sont bien différentes de celles du Roman. Mais, contemporains de Guillaume, ils montrent que son œuvre marque un tournant de l’évolution formelle de l’allégorie : il va en incarner, à lui seul, la réussite. Jean de Meun et la poésie philosophique latine du XII° siècle

Les œuvres de Prudence et de Capella ont prouvé l’efficacité de l’allégorie dans la représentation de concepts très abstraits. Les spéculations des théologiens de Chartres vont y trouver, grâce à des poètes vulgarisateurs, un mode d’expression original. Le projet de Bernard Silvestre et d’Alain de Lille est d’illustrer la création de l’univers, la place de l’homme, l’harmonie du micro- et du macrocosme, les perturbations du système. La dynamique de leurs textes relève moins de la force d’une métaphore que de la richesse d’une entité, Nature, dont les discours constituent l’essentiel de l’invention poétique. Le De Mundi Universitate de Bernard décrit les deux phases de la Création (univers, homme) après une plainte de Nature sur la confusion de la « prima materia ». Dans l’Anticlaudianus d’Alain, Nature convoque les Vertus pour façonner le «€ juvenis », l’homme nouveau. Le De Planctu Naturae prend pour argument la déploration des troubles causés par l’homme dans l’ordre de la génération; Vénus et Cupido sont chargés de rétablir l’ordre et de rappeler l’humanité au respect de la procréation!. Tous ces textes, 1. On peut en rapprocher l’Architrenius de Jean de Hanville, qui, sur la base d’une quête de Nature et d’un sens littéral plus élaboré, développe des perspectives plus satiriques que philosophiques.

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souvent laborieux, mettent une imagerie rudimentaire (plainte, voyage à travers les sphères, cortège, char) au service d’une pensée préexistante, dont le terme clef est Nature, personnification des causes secondes, de la permanence de la création des espèces, de l’ordre de l’univers dont Dieu lui a confié la garde. Une fiction fréquente en est la menace qu'’incarne l’homme dans l’équilibre instauré par Dieu. Une subtile répartition des fonctions intervient alors entre Raison, dignité de l’homme, et Nature. Jean de Meun doit à ces œuvres l’usage immodéré du discours, du déveioppement littéral à peine rattaché à la trame métaphorique par les artifices de la « plainte » ou de la « consolation » et la conception même de Nature, assistée de son chapelain Genius. Mais l’emprunt n’empêche pas la déformation : le désordre dans la nature tient uniquement, chez Jean au refus de la procréation; le rôle de Genius est amplifié; enfin, Nature et Raison ne sont chez lui que des moments d’une dialectique globale; leur dynamique est bien différente des images sommaires dont se contentent les poèmes d’inspiration chartraine.

Jean de Meun

et la tradition satirique

Les discours de l’Ami, de la Vieille, de Faux Semblant relèvent d’une critique du comportement humain, d’une volonté de dénoncer les écarts scandaleux par rapport à un modèle idéal (l’Age d’Or, la pratique sincère de la piété), qui témoigne de la vitalité des traditions antiques de la satire, renforcées par les exigences de la morale chrétienne. Les affinités de l’allégorie avec la satire sont évidentes : détours d’expression qui masquent l’attaque, personnifications qui sont autant de caricatures, et qui placent la polémique au niveau de l’universel, tendance intrin-

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sèque à l’ironiet, Par le tableau sans pitié des « meurs femenins » qu’il met dans la bouche de ses personnages, Jean retrouve le cynisme d’Ovide, de Juvénal ou de la comédie latine; il rejoint la rigueur de la doctrine contre les filles d’Eve, coupables de toutes les perversions, dénonçant dans l’idéalisation de l’amour, qui est le fondement de la

poésie courtoise, les jeux hypocrites de la ruse, de la cupidité et de la poursuite du plaisir. Le clergé est une autre cible favorite de la satire. À travers Faux Semblant, Jean s’en prend à une catégorie précise, les ordres mendiants, dont les principes de retour à la pauvreté et à l’humilité primitives sont présentés comme moyen détourné d’accéder au pouvoir politique (à cause de leur influence à la Cour de Louis IX) et intellectuel (pour leur tentative de colonisation de l’Université). La satire intègre l’actualité, l’événement, à la perspective fondamentalement utopique et achronique de l’allégorie. Elle trahit la position idéologique du poète, dans un débat qui suit l’éviction de Guillaume de Saint- Amour. Avec Rutebeuf, le Roman de Jean ouvre le cycle de ces poèmes allégoriques où une figure centrale, d’abord personnification (Hypocrisie, Faux Semblant) puis entité intermédiaire à qui la nature animale et la tradition littéraire de la ruse servent de métaphore (Renart, Fauvel), incarne à la fois la notion (l’hypocrisie comme brouillage des critères de la vérité et du mensonge) et un groupe social particulier. Avec son recul, la distanciation ironique qu’il introduit dans la trame de Guillaume, l’esprit parodique qui lui fait prendre la métaphore matrice du Roman dans un sens grivois, Jean de Meun fait basculer, par moments, le mystère poétique de son prédécesseur et les prestiges de son propre 1. L’inspiration satirique existe comme effet ou motivation dans de nombreuses œuvres allégoriques : Songe d’Enfer, Mariage des neuf filles du diable de Robert Grosseteste, Bible Guiot, Besant de Dieu de Guillaume le Clerc, etc.

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savoir dans le registre comique, qui, dans le système littéraire médiéval, constitue un contrepoint permanent. Principales sources de renouvellement d’une écriture aux techniques et topiques contraignantes, la satire, la parodie, le rire constituent la subversion des genres dominants!.

1. Cf. les facéties cléricales sur la liturgie (messe des ivrognes, des joueurs), les fêtes des fous, le courant des Goliards, les jeux de la parodie interne (des textes comme Audigier pour l'épopée) ou externe (fabliaux et Roman de Renart).

Analyse de l'œuvre L'approche critique du Roman de la Rose est conditionnée par la nature même de ce texte double. L’interruption d’une œuvre et sa reprise par un autre auteur sont rendues possibles par le caractère de &« mouvance » qui distingue fondamentalement l’écrit médiéval de la littérature moderne. Chrétien de Troyes n’a pas terminé le Chevalier de la Charrette, « parfiné » par Godefroi de Leigni. Son Conte du Graal a connu quatre Continuations. Le corpus arthurien se compose de remaniements et de synthèses successives. Mais nulle part le processus de l’inachèvement et de la continuation n’est significatif autant que dans le Roman. Car c’est à la fois comme suite, réponse et contrepoint que Jean de Meun envisage sa contribution. La distance entre les plaintes de l’Amant, directement enchaïînées sur celles de Guillaume, et la condamnation par Genius du verger de Deduit, trahit toute la complexité de l’entreprise. Si Jean affirme, par l’intermédiaire d’ Amour, qu’il mène l’intrigue jusqu’à son terme logique!, il amplifie cependant, déforme et renouvelle. L’inachèvement même du premier texte apparaît, rétrospectivement, comme problématique : malgré des allusions constantes à la « fin du songe » et un renvoi explicite à la prise du château de Jalousie (v. 3486), l’œuvre manifeste un équilibre de composition, une unité d'inspiration qui suggèrent que l’arrêt brutal au milieu d’un développement est dû moins à une nécessité externe, d’ordre biographique (quand Amour dit 1. Vv.

10569-10572

:

€ jusqu'a tant qu’il avra coillie

seur la branche vert et foillie la tres bele rose vermeille et qu’il soit jorz et qu’il s’esveille. »

Analyse de l’œuvre

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« ci se reposera Guillaumes / cui li tombleaus soit pleins de baumes » — vv. 10531-10532 —, il n’établit pas de lien de cause à effet entre la fin du texte et celle de l’auteur), qu’au procédé allégorique lui-même. Cette particularité du poème, inachèvement affirmé et tangible, mais peut-être voulu ou imposé par le genre, oblige à considérer d’abord la partie de Guillaume, comme un tout, dans l’état où elle est parvenue. La contribution de Jean ne peut être comprise que dans une relation incessante d’échange avec son pré-texte. Les quarante ans qui séparent les deux rédactions ne sont ni un temps mort, ni l’intervalle d’une évolution, d’un progrès de la technique allégorique. Ils marquent la distance entre deux conceptions différentes de l’allégorie, l’une privilégiant le potentiel poétique et le rôle de la construction métaphorique; l’autre accentuant les vertus pédagogiques et didactiques, mais en même temps les possibilités de la distorsion ironique. La continuation de Jean, bien que plus tardive, semble plutôt un retour aux origines exégétiques et savantes du procédé.

GUILLAUME OU

LA

DE

FASCINATION

LORRIS DE

L’IMAGE

La réduction narrative du « sommaire » ne peut donner qu’une idée bien imparfaite de la complexité du poème. L'’intrigue — la succession ordonnée des péripéties — ne représente que l’axe dynamique d’un montage où les figures du transfert de sens, la personnification, le matériau lyrique, voire le mythe, se combinent en un système dont l’unité est avant tout formelle. L’amplification allégorique, descriptive et narrative de schémas romanesques et de motifs de la fin’amor, les organise selon une logique difrérente de la simple continuité d’un récit : le résultat est autre chose que la somme des procédés. La cohérence de

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l’ensemble tient à la hiérarchie, à l’imbrication des métaphores, métonymies, personnifications, qui se déduisent d’un transfert initial (jeune homme quêtant une rose — jeune homme amoureux d’une jeune fille) qui n’est d’ailleurs jamais explicité. La construction correspond plus, à vrai dire, au « bricolage », tel que le définit CI. LéviStrauss!, qu’à une exploitation rigoureuse et scientifique des possibilités de la rhétorique : le Roman est fait de pièces et de morceaux (ouverture printanière, description du verger, des danseurs, des &« ymages » peintes sur un mur, histoire de Narcisse, topos des flèches d'Amour, leçon littérale du dieu, débat du cœur et de la raison, édifice allégorique) adroitement enfilés sur le fil directeur d’une image assez vague (la quête) pour accueillir toutes sortes de péripéties. Mais il faut reconnaître — sans abuser du cliché de l”’ « alchimie poétique » — au produit fini sa puissance de suggestion, sa mystérieuse séduction, et son originalité aussi bien vis-à-vis du matériau (« la matire est et boneet nueve » — v. 39 —— l’auteur, conscient qu’il n’innove pas au niveau des motifs, peut signaler la nouveauté de son projet sur un autre plan, celui de la réussite formelle) que de la technique (par sa tentative d’intégration de la thématique courtoise et l’usage de l’allégorie comme principe de création d’images). La mise en ordre de la signification par l’allégorie vise une « senefiance », interprétation unique et univoque, clef du décodage du sens littéral, dont la Queste offre, à la même époque, un impressionnant exemple. Chez Guillaume, l’inachèvement de l’œuvre nous prive de cette « senefiance » toujours annoncée et nous évite cette répétition inlassable d’une même structure qui marque l’esthétique de la Queste. Le choix initial d’une métaphore aux nombreuses connotations (la quête et la cueillette de la rose), l’allusion 1. Cf. Lévi-Strauss,

La pensée sauvage.

Analyse de l’œuvre

Fa

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récurrente à la « fin du songe » et son absence peut-être volontaire, la présence de séquences dont le pouvoir de suggestion est imparfaitement maîtrisé (le mythe de Narcisse), permettent une circulation souterraine du sens, une irradiation, une densité, qui suffiraient à prouver que l’écriture allégorique est l’une des formes d’expression les mieux à même d’exploiter le potentiel de signification du langage.

Un songe,

mais quelle vérité?

Le songe, métaphore de la fiction. — Les vingt premiers vers du Roman prennent l’allure provocatrice du paradoxe. À l’opinion commune et sensée (« Aucunes genz dient qu’en songes / n’a se fables non et mençonges »), l’auteur oppose la sienne propre (& endroit moi ai ge fiance »), au risque de passer pour aberrant (« folor et musardie », « fol »). Sans doute peut-il s’appuyer sur ( un auctor qui ot non Macrobes » (v. 7), référence indispensable en matière de songes, mais l’autorité ne fait pas raison, car il ne nous apprend pas de quelle variété — parmi les cinq distinguées par le commentateur du Songe de Scipion — il se réclame. Mais l’important n’est pas de savoir s’il s’agit d’ (insomnium » (cauchemar), & visum » (hallucination), « somnium » (songe), & visio » (vision prophétique) ou « oraculum » ; seule compte l’idée générale : il est des songes qui « ne sont mie mensongier ». Une riche tradition cependant, de la Bible aux textes contemporaïins de Guillaume!, dénonce le paradoxe comme artifice. Bien plus, le songe semble le terrain de prédilection de l’exégèse, la voie par 1. Cf. les rêves de Jacob Nabuchodonosor (Dan. 2 et Chanson de Roland (laisses Guenièvre, dans le Lancelot

VII, 434-437).

(Gen. 28), de Pharaon (Gen. 41) et de 4) ; les songes de Charlemagne dans la 56-57,

185-186),

d'Arthur,

en prose (éd. A. Micha,

Lancelot,

V, 219-223,

28

| Le Roman de la Rose

excellence de la révélation détournée de la vérité. Est-ce pour le vain bénéfice d’une entrée en matière accrocheuse que Guillaume feint ici d’ignorer cette opinion des plus répandues? Les précisions qu’il donne sur le type de vérité que voile son rêve le posent encore mieux en héritier de la théorie la plus courante. Le songe, dit-il, fait connaître le futur : & ainz sont aprés bien aparant » (v. 5); « croire que songes aviegne » (v. 13); « que songes est senefiance / des biens as genz et des anuiz (..) que l’en voit puis apertement » (vv. 16-17 et 20). Peut-être y a-t-il quelque nouveauté à revendiquer pour le premier venu, fût-il exemplaire pour une classe d’âge (vv. 22-23), ce qui est d’habitude réservé aux saints, aux rois. Mais le Songe d’Enfer comme la Queste montrent des individus qui n’ont aucune de ces qualités, visités par des songes pleins de signification, de vérité. Partir d’un lieu commun ou d’une vérité reçue, quitte à les présenter astucieusement comme

nouveaux, est un pro-

cédé enseigné par la rhétorique. Encore faut-il mettre le topos en situation. Tel est le rôle des vers qui suivent immédiatement le prologue. Guillaume y institue sa subjectivité en référence absolue. C’est elle l’unique garant de la vérité de son rêve. Son destin personnel confirme qu’ «en ce songe onques rien n’ot / qui tretot avenu ne soit / si com li songes recensoit » (vv. 28-30). D'ailleurs, le domaine dans lequel se situe son expérience est le lieu privilégié de la subjectivité, l’amour. Dès lors, on apprécie mieux l’originalité de Guillaume. La technique de représentation indirecte de la vérité, par la fable du songe, est employée à des fins nouvelles. Ce n’est pas la découverte d’un avenir depuis toujours prévu dans les desseins de la Providence, ni la connaissance autrement impossible de l’au-delà, qu’il autorise. Le songe confère ici l’universalité à un « je », celui du narrateur et du sujet rêvé, qui n’aurait par ailleurs aucune qualification à prendre la parole. En même temps, il

Analyse de l’œuvre

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désigne métaphoriquement la dignité de l’allégorie, qui, comme le songe, est l’art de travestir la vérité, de montrer «maintes choses covertement », qu’une lecture avisée permet ensuite de comprendre ( apertement ». À une époque où la littérature, la fiction, doit se défendre contre l’accusation de « mensonge », le songe est la ruse du discours qui se sait porteur d’une forme de vérité. Son ambiguïté, le mélange de réalité et d’irréalité qui caractérise ses représentations, offre la meilleure image pour ce monde de fantômes, où les choses et les personnes ne sont pas ce que l’on voit, que l’allégorie met en scène. Enfin, la tradition de l’exégèse événementielle des rêves apporte un autre avantage : sa dialectique de la préfiguration et de l’accomplissement rejoint le mécanisme fondateur de la typologie, de l’allégorie scripturale, face à laquelle l’allégorie profane est en train de s’affirmer. Le prologue de Guillaume est un bel exemple du détournement d’un topos. Sa fonction première est de servir d’indicatif formel : les développements sur la rime «songe »/ « mensonge » sont destinés à devenir l’indispensable signal de l’entrée en allégorie. Le narrateur-rêveur peut ainsi se regarder, dédoublé, évoluer au milieu de figures entièrement fabriquées, et trouver dans une subjectivité désincarnée la portée de l’universel. Du je multiple au je universel. — Un matin de mai, à vingt ans, un jeune homme se promène au bord d’une

rivière. Tel pourrait être le début d’un récit autobiographique. Mais si ce genre moderne met en avant les aspects pittoresques et anecdotiques, c’est dans le désir inavoué de trouver, en un temps où l’individu est une référence privilégiée, une valeur exemplaire à l’expérience irremplaçable d’un être particulier. L’allégorie procède à rebours : il

s’agit d’incarner et de particulariser par les circonstances une vérité déjà donnée. Les vers 45 à 128 du Roman

per-

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mettent, à travers le motif lyrique de la nature printanière, de suivre les étapes de ce processus. Le prologue émane d’un je intemporel et universel, celui de la connaissance. Une première actualisation de cette instance discursive, qui représente une opinion, intervient au v. 21 : &el vintieme an de mon aage / el point qu’Amors prent le paage / des jones genz (...) »; le je du rêveur se définit par son âge, dont la signification est moins anecdotique que typique (il y a un âge de la vie propre à l’amour, à la « folie »). Ce je rêvant est mis à distance de celui du narrateur, du je écrivant, par une autre indication chronologique (& il a ja bien .V. anz ou mais », v. 46) dont l’imprécision voulue empêche l’interprétation comme souvenir exactement biographique. Désormais, il y aura celui qui veut « cel songe rimeer » (v. 31), qui apparaîtra à maïnte reprise dans son texte pour le commenter, et celui qui se promène, voit et entend. Un deuxième stade de particularisation, lui aussi chronologique et typique, donne alors le ton : & avis m'iere qu’il estoit mais » (v. 45); si les vingt ans sont l’âge de l’amour, mai en est la saison (v. 48). Le songe prend corps avec les circonstances, complaisamment développées, de la description de la nature en joie. Enfin, une dernière précision ouvre le temps de l’aventure : & lors m'iere avis en mon dormant / qu’il iere matin durement : / de mon lit tantost me levé » (vv. 87-89). Formes de plus en plus individualisées du je, temps de mieux en mieux situé dans une durée vague : l’entrée en allégorie se fait par un glissement du général au particulier; le motif lyrique fait la césure entre le monde réel — celui du narrateur et de son lecteur — et l’univers rêvé. La multiplication des instances de la subjectivité semble offrir une solution non seulement pour le passage de la réalité au rêve, de la littéralité à l’allégorie, mais aussi pour le problème fondamental de tout songe allégorique : ce dédoublement en narrateur-rêveur et personnage rêvé qui

Analyse de l’œuvre

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subsiste à travers tout le poème de Guillaume. La présence simultanée des deux pôles crée des moments d’ambiguiïté, lorsque le savoir du narrateur interfère avec l’aventure. Le je rêvé ignore tout de la fin du songe que le narrateur annonce à des moments essentiels de l’intrigue. Toute la dernière partie, la plainte de l’Amant, se trouve ainsi placée dans un éclairage ambigu. Qui, du je rêvé exclu de fait du château de Jalousie, ou du narrateur riche de son expérience, se désespère d’avoir perdu la faveur de Bel Accueil : & ja mes n’iert rien qui me confort / se je pert vostre bienveillance / car je n’ai mes aillors fiance » (vv. 4026-4028)? L’équivoque se reproduit chaque fois que le sujet rêvé envisage le futur déjà connu du narrateur; ces passages, à la fois prospectifs et rétrospectifs, se signalent par l’emploi des adverbes « puis » (vv. 1606-1612, 1696, 3475, 3966) et « mar » (3964). : Instances de la subjectivité, temps et espaces (nature, bord de l’eau, mur, verger, fontaine, rosier) respectent une même logique, celle de l’emboîtement, ou des cercles concentriques. Dans l’organisation du récit allégorique, les figures de la contiguïté fournissent le principe de combinaison, tandis que celles de la similitude livrent le matériau des images, constituent le mécanisme de l’invention. Mais cette machine à produire les images ne tourne pas à vide. Elle vise un sens profond, caché, une « senefiance ». Les pièges de la « senefiance ». — La règle générale, pour les poèmes allégoriques, veut que le commentaire soit intégré au texte. Une personnification peut se charger d’expliquer les étranges aventures qui composent la lettre : c’est fréquemment le rôle du dieu dans le registre de l’allégorie d’Amour (Complainte d’ Amour, Dit de la Panthère d'Amour, De Vénus la déesse d’amour). Les œuvres à tendance moralisante préfèrent placer l’exégèse après le sens littéral, sous la responsabilité du narrateur, et présentent

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souvent l’aspect d’une parabole dont la comparaison finale serait hypertrophiée (Quatre filles de Dieu de Richart, Trois Mots de Guillaume le Clerc, Songe de Paradis du pseudo-Raoul de Houdenc). Les courtes pièces descriptives pratiquent le commentaire au fur et à mesure. Dans le Roman, il n’y a pas un seul vers qui se donne comme interprétation de la lettre. Il arrive que dans le cadre d’une topique bien fixée, le commentaire soit implicite : c’est le cas des visions de l’au-delà (Songe d’Enfer, Voies de Paradis) ou de la « psychomachia ». Le Roman de la Rose occupe à cet égard une place à part. Guillaume annonce dès le prologue et à trois autres reprises la présence de la « senefiance » et le moment du dévoilement (la « fin du songe »). On s’attend donc à un procédé classique : le déploiement des métaphores sera suivi par le mode d’emploi, par la traduction en équivalences conceptuelles. Mais la révélation n’a jamais lieu. Le plus simple est d’incriminer l’inachèvement. Mais cette solution, qui semble tomber sous le sens, s’avère rapidement insuffisante. Le prologue définit la vérité du songe comme vision « coverte » d'événements que l’avenir permet de vérifier. Les vers 28-30 confirment qu'entre le rêve et l’écriture s’est produit l’accomplissement exact (& tretot ») des signes ainsi communiqués. Mais alors, la & senefiance » reste en dehors du songe, dans la réalité de l’événement, et ne pourrait y entrer que sous la forme d’un épilogue où Guillaume raconterait comment il a rencontré sa « rose ». L’exemple bien postérieur du Voir Dit de Guillaume de Machaut montre que le référentiel biographique peut être pris en compte dans la fiction de la rencontre et du débat. Faut-il interpréter de cette manière le renvoi à la fin du songe, qui est le leitmotiv des trois séquences où

Guillaume de Lorris fait allusion à la « senefiance » (vv. 980-984, 1598-1600, 2061-2074) : « ainçois que define mon conte » (984); « quand j’avré apost le mistere » (1600);

Analyse de l'œuvre

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« car la fin dou songe est mout bele » (2063), « qui dou songe la fin orra » (2065), « quand espondre m'’oroiz le songe » (2073)? Le premier de ces passages, venant après l’évocation des flèches de « force contraire », fait référence à la deuxième apparition des flèches (vv. 1679-1878); mais nous n’y apprenons que le pouvoir des flèches positives. La puissance des flèches négatives est-elle figurée par les mésaventures de l’Amant à la fin du songe, quand, exclu du château, il entame sa plainte? Comment expliquer alors Vilenie, Noviaus Pensers ? À propos de la Fontaine d’Amour, Guillaume prétend que jamais on n’entendra « mielz descrivre / la verité de la matere » (vv. 1598-1599), qu’une fois le & mistere apost ». Cette vérité porte-t-elle sur la fontaine, dont il ne sera plus question, ou sur la totalité du songe? Est-elle le sort du narrateur qui déclare : « cil miroërs m’a decëu » (1607)? La dernière occurrence du motif de la «senefiance » reprend les termes du prologue, sa rime et sa métaphore (« la vérité qui est coverte / vos sera lores toute overte » — vv. 2071-2071), et remet à plus tard le temps de la révélation, tout en donnant une idée de son contenu : la fin du songe permettra « des jeus d’Amors assez aprendre » (2067); mais la précision égare plus qu’elle n’éclaire, car elle intervient juste avant que le dieu n’expose littéralement ses commandements. A l’instant où la lumière semble se faire, où les « jeux d’Amors » sont longuement décrits, le narrateur renvoie à une autre échéance, à l’horizon fuyant de la fin du songe. La vérité et la « senefiance » du songe se dérobent. Si elles sont d’ordre événementiel, le seul indice textuel en est le décalage entre le narrateur et le sujet rêvé, que désignent les fréquentes expressions de regret, ces «puis » et &« mar » qui reviennent en force dans la deuxième moitié du poème, après l’épisode de Narcisse (& mar touchai la rose a mon vis » — v. 3764, « mar vi les murs et les fossez » — v. 3964) et qui peuvent se lire aussi bien dans la perspective de A. STRUBEL

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l’Amant, comme constat de son échec, que dans celle du narrateur, comme frustration dans cette expérience du désir insatisfait sur quoi se clôt son roman. L’ambiguité, impossible à lever avec les éléments du texte, est donc la marque de la « senefiance ». Le soupçon naît alors que tous ces passages si typiques d’un songe allégorique ne sont que manœuvre de diversion et que le moment de la révélation n’est qu’un leurre. Plutôt que d’attendre l’hypothétique lueur finale, ne faut-il pas chercher la « senefrance » dans le déroulement même du songe, dans son écriture? Eclatante revanche de la fiction qui trouve en elle-même sa vérité ! Si tel est le cas, il est vain de tenter une identification de la rose. Rien de plus facile, en effet, que de prendre à la lettre la dédicace à « cele qui tant a de pris / et tant est digne d’estre amee / qu’il doit estre Rose clamee » (vv. 4244). Mais la deuxième allusion à la belle, aux vers 34903492, introduit à nouveau l’ambiguïté : le & guerredon » espéré’ est-il la récompense des épreuves de l’Amant ou de celle du narrateur (c’est pour la dame qu’il poursuit « tote l’estoire » et ne ménage pas sa peine)? La mise en rimes de l’aventure n'est-elle pas la meilleure façon de la conclure heureusement, la vraie « fin du songe » ? S’autorisant de la comparaison hyperbolique, une grande partie de la critique assimile la rose à la jeune fille pour qui Guillaume met en vers la naissance de son amour. Maisles coutumes du jeu allégorique interdisent une équivalence aussi simpliste. La rose est une fleur, et, en dehors de la péripétie du baiser, n’est rien d’autre. Elle pousse sur un rosier, elle a des feuilles, des épines, une tige, une odeur de rose (vv. 16351678); d’abord bouton, elle est ensuite & un poi (.….) engroisie » (v. 3340), mais pas assez pour que « la graine fust descovierte » (v. 3346). La chasse aux équivalences tournerait vite en grivoiserie : Jean de Meun ne se privera pas d’exploiter ce filon, en suggérant toutes les équivoques

Analyse de l’œuvre

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érotiques de la cueillette de la fieur; mais son inspiration

est différente. Quand la suggestion devient trop évidente, avec le baiser (vv. 3460-3461), l’action fait long feu et les obstacles s’accumulent autour de la rose. « Des or est changiez mout li vers » (v. 3743)... On a l’impression que Guillaume s’acharne à maintenir le flou. La « senefiance » de la rose est justement de permettre ces ambiguïtés du langage sur quoi se fonde l’allégorie, de susciter une série d’actions qui sont vraisemblables vis-à-vis d’une fleur, tout en pouvant se lire comme étapes de la cour amoureuse. La littéralité, la mort de l’image, menace dans les deux sens. Lorsque l’idée de la femme s’impose trop, il ne s’agit plus que d’une comparaison développée. Quand la fleur est décrite pour elle-même, ce n’est plus de l’allégorie, mais de la botanique. I] n’existe ni clefs ni code, aucune recette infaillible pour déchiffrer le songe dont l’auteur seul sait qu’il est vrai. La « senefiance » de la rose et du verger, nous ne pouvons la trouver que dans le texte transmis, dans la subtile combinaison de ses figures. La recherche risque d’en être frustrante, car derrière la richesse du signifiant se lit, au fond, un signifié pauvre et usé (initiation amoureuse, mise en forme des valeurs courtoises, telles que bien des textes les présentent). Le Roman de la Rose n’échappe pas à cette loi de l’allégorie.

Les prestiges de la forme

: le montage

allégorique

L’allégorie est d’abord une rhétorique. A partir d’une image matrice, une série d’actions et de descriptions s’en-

chaînent, qui poursuivent le même transfert de sens (à chaque moment du déroulement de l'intrigue, la figure initiale doit pouvoir se reconnaître) et se rattachent métonymiquement à l’image génératrice (parties d’un objet, d’un édifice, moments d’un itinéraire).

36

/ Le Roman

de la Rose

Quête et conquête : la trame métaphorique. — La cohérence de l’ensemble est assurée par une métaphore de base assez souple pour intégrer des séquences secondaires parfois relativement autonomes : l’itinéraire-quête, qui, des Voies de Paradis à la Queste, multiplie les stations (les lieux), les rencontres et les combats. L’unité de la quête lui est conférée par son objet, la rose. La métaphore première du Roman repose donc sur une double comparaison implicite (que la révélation de la « senefiance » ferait apparaître) : la vie, l’initiation amoureuse, l’apprentissage du désir sont comme un voyage (la progression dans l’espace et le temps est une projection concrète du progrès intérieur); une femme, par sa beauté, est semblable à une rose. Un tel schéma autorise l’usage de développements topiques indépendants : description de lieux et de bâtiments «vus » pendant le voyage; description de personnifications rencontrées. Guillaume combine dans sa quête quatre sous-ensembles, dont chacun représente une étape de l'initiation. Chacune de ces séquences peut, en plus, être considérée comme l’amplification, adaptée à la métaphore initiale, d’un topos allégorique qui, à lui seul, a suffi à fournir la trame d’œuvres entières : A /Le verger de merveilleux :

— — —





Deduit

: la découverte

d’un

départ et promenade : un temps et un lieu différents ; le mur des & ymages » : la laideur exclue; l'entrée dans le verger : la voie étroite; la contemplation des personnages : une société idéale; la carole : le rêve de bonheur, de richesse, de jeunesse;



monde

la fontaine : le prix de la connaissance.

Analyse de l’œuvre

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B / Le piège de l’amour : première étape de l’initiation :

— — — —

la vision des roses : l’impact de la beauté; les flèches d'Amour : |’ « inamorammento »; la soumission au dieu : la force du désir; l’enseignement du dieu : une vie changée.

C / Le temps des épreuves : simulacres de combat autour du rosier : —

— —



manœuvres

d’approche : les souffrances et les joies

du désir; les obstacles : refus, menaces; la liberté de l’autre; débat, conseils, intercession : adjuvants du désir; le baiser : la satisfaction partielle du désir et son exacerbation.

D / L’échec : la construction du château : — — —

mobilisation des forces adverses; le bâtiment allégorique; la plainte de l’Amant.

Chacun de ces développements correspond à un modèle connu. Le premier s’inspire de la tradition du « locus amoenus », du verger merveilleux, lieu de l’aventure, où se retrouvent les souvenirs du Paradis biblique et de l’Autre Monde celtique. Le registre du paradis d'Amour, abondamment illustré par les Débats du clerc et du chevalier!, en constitue une variété déjà bien codifiée au temps de Guillaume. Fleurs et oiseaux, palais du dieu, promenade printanière au bord de l’eau, jardin fermé aux vilains, arbres rares et précieux, en sont les motifs canoniques. Si Guillaume renonce au combat d’oiseaux et au palais de fleurs et d’épices, il puise largement dans le répertoire descriptif (mur, verger, vêtements); le chant des oiseaux joue 1. Cf. Ch. Oulmont, Champion, 1911.

Les débats du clerc et du chevalier,

Paris,

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/ Le Roman

de la Rose

chez lui le rôle de transition entre la nature à l’extérieur et la joie qui règne à l’intérieur. L’innovation dans le traitement du thème est la radicalisation de l’opposition dedans/dehors, selon les paradigmes du beau et du laid, de l’immobilité et du mouvement, de l’exclusion et de l’admission. La fonction de la portière qui garde l’étroit « guichet » est essentielle : elle incarne le type d’existence qui ouvre la porte de cette société; l’oisiveté y est mère de toutes les vertus. La poursuite par le dieu, la blessure par les flèches, la soumission et l’hommage, la fermeture à clef du cœur, la leçon d’amour composent un second ensemble fortement typisé. La représentation du désir comme force indépendante, extérieure et agressive (arcs et flèches) est une élaboration dramatique des exemples d’ « abstractum agens » utilisés par le lyrisme et le roman lorsqu'il s’agit d'exprimer le pouvoir du sentiment. Une deuxième image se déduit immédiatement de la personnification d’Amour : l’emploi qu’il fait de son arme, ces flèches qui pénètrent par les yeux dans le cœur, formulation radicale des effets de la vision (le moderne « coup de foudre » s’inspire du même registre violent) et qui sont certainement le lieu commun le plus éculé!; mais l’art ici n’est pas invention, il est combinaison nouvelle de matériaux préexistants. La métaphore de la blessure d’amour, d’origine lyrique, est surdéterminée par une variation sur le motif, lyrique aussi, de la douce souffrance : multiples pâmoisons, plaie qui ne saigne pas (v. 1706, v. 1718), pointe enduite d’onguents (1846). Les vers 1679-1878 relèvent d’un maniérisme descriptif, d’un goût de la métaphore filée et subtile qui, à travers le gongorisme, l’euphuisme et la préciosité, imposera encore longtemps sa tonalité à la rhétorique amoureuse. L’étape suil'E: roman antique (Eneas, Piramus et Tisbé), trouvères (passim) jusqu’à Pétrarque. L’expression la plus courante réunit la blessure et la guérison par la dame (la Vraie medecine d’ Amour).

Analyse de l’œuvre

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vante reste dans le registre beilliqueux, mais emprunte à l'imaginaire féodal son vocabulaire et ses rites : soumission au vainqueur et cérémonie de l’hommage au suzerain (mains jointes, baiser, gages) offrent à un public imprégné de ces vaieurs la traduction la plus frappante de la toutepuissance de l’amour. Un ultime raffinement la mise sous clef du cœur, variation sur le thème de la réification de l’organe emblème du sentiment (que l’on trouve sous la forme sadique du « cœur mangé », comme dans Le Chastelain de Couci, où sous la forme de 1’ « envoi du cœur », messager d’amour à l’instar de la chanson, comme dans le Roman de la Poire) — clôt cette partie qui présente le degré d'élaboration métaphorique le plus élevé du poème. Elle ouvre le premier discours, la plage littérale la plus importante; la parole du dieu donne consistance à l’image de la soumission par une série de prescriptions et de prévisions. Dès lors, la quête s’est définitivement fixée sur un objet et se transforme en conquête. Le modèle de l’invention métaphorique change de même : c’est dans la « psychomachia », le registre moralisant de la lutte des vices et des vertus, qu’il trouve sa dynamique. Mais la métaphore du combat est ici très atténuée, en une succession d’approches et de reculs, une répartition des personnages en adjuvants et obstacles, selon une symétrie déjà esquissée par les personnifications du mur et de la carole. Au lieu d’assister à l’affrontement des forces, le je rêvé y participe activement, comme centre structural, car ennemis et amis se définissent par rapport à lui. Les actions consistent en dialogues d’acceptation et de refus, en ébauches de débat (Amour, Raison), en menaces et entraves (Dangier). Une subtile progression se tisse, de petits profits en grandes pertes (Bel Accueil permet d’approcher le bouton, mais Dangier surgit; l’Amant reçoit une feuille, mais son exigence intempestive du bouton effraie Bel Accueil et Dangier chasse l’imprudent; Raison expose la folie de l’amour, Ami donne des

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} Le Roman de la Rose

conseils pour le retour en grâce; Dangier est apaisé, l’Amant retrouve la compagnie de Bel Accueil par l’entremise de Franchise et Pitié; l’intercession de Vénus lui obtient un baiser qui remet tout en question). La présence de la rose (vv. 2763-2770, 2798-2806, 2860-2862, 3341-3360, 3459-3472) comme point de convergence de tous les mouvements, et la tension permanente de l’Amant qui, de spectateur, est devenu l’incarnation de la force active du désir, assurent la cohésion à travers les péripéties. La métaphore du combat sert encore d’arrière-plan pour la séquence finale : emprisonnement de Bel Accueil, mise en cause des mauvais gardiens, construction des murs et de la tour. L’espace allégorique est réorganisé en faveur d’un autre motif consacré par la tradition de l’allégorie morale, celui de l’édifice (qui en général figure l’âme — cf. Château d’ Amour de Robert Grosseteste) gardé par des vertus. Là aussi, Guillaume introduit une variante : si, du point de vue de la rose, de la chasteté, la surveillance est un bien, elle est prise en charge par des personnifications qui dans l’absolu ont une valeur négative (Male Bouche, Honte, Peur, la Vieille, Jalousie). D'autre part, l’assimilation de l’édifice à la dame ou à ses vertus n’est pas suggérée : la forteresse est décrite comme telle (de même que la rose est toujours fleur), elle entoure les rosiers et ne les remplace pas. Le centre de convergence de l’action se déplace : la suite logique de cette mise en scène est la délivrance de Bel Accueil plutôt que la conquête de la rose. ; Chacune de ces séquences a donc sa tonalité propre et son système de référence. La rigidité de la topique est heureusement estompée par l’abondance descriptive, par la multiplication des effets de réel. Le détour métaphorique permet d'intégrer au texte allégorique la diversité du réel, qui, parce qu'il fait sens à l’intérieur du code, accède à l’existence poétique. Description de la nature au printemps, des «Cymages » du mur, de la luxuriance du verger, du chant des

Analyse de l'œuvre

oiseaux,

des

parures

des

danseurs,

de

la fontaine,

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des

rosiers, du château : une fois posé le rapport entre les images et le concept, la porte est ouverte à l’inépuisable présence du concret, du son, de la couleur, de la forme, des matières; tout cela est transposé en signe, par la magie du songe, par sa place, le lieu et le moment de son apparition, sa relation à d’autres éléments. Un réseau de correspondances se crée, par la redondance des objets et des mots : « chapel de roses » d’Oiseuse, « rose novele » à quoi ressemble Leesce, robe de fleurs d'Amour; miroir d’Oiseuse

et miroir de Narcisse. Le lien entre tous ces éléments, la métaphore conductrice, ne peut être efficace que s’il développe un potentiel signifiant assez important pour supporter l’insertion de développements aussi divers. L’image de la quête de la rose est à cet égard particulièrement rentable, par le double symbolisme qu’elle met en jeu. La comparaison hyperbolique de la beauté féminine à la plus belle et la plus fragile des fleurs, s’enrichit des suggestions de la cueillette (cueillir la fleur, la fleur de l’âge, floraison et défloration — l’éphémérité de la beauté, dans le cadre du « carpe diem », est une exploitation plus tardive ). L’itinéraire de la quête renvoie à l’archétype du voyage initiatique : départ solitaire à l’âge de l’entrée dans le monde adulte; découverte du lieu clos de l'initiation (qui s’ouvre à l’impétrant, mais se referme doublement, forteresse dans l’enceinte du verger, devant le failli), progression vers le centre (fontaine et rosiers qui s’y reflètent) à travers le labyrinthe, mise à mort métaphorique (flèches et mort de Narcisse), renaissance et révélation (soumission à Amour et enseignement), épreuves!. Un autre facteur de cohésion est l’organisation de l’espace allégorique. 1. Cf. J. Ribard, Introduction à une étude polysémique du Roman de la Rose, Mélanges F. Lecoy, Paris, Champion, 1973.

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| Le Roman de la Rose

Les paradigmes topographiques. — Chaque séquence s’inscrit dans un espace propre : la projection spatiale est en effet la ressource privilégiée de la mise en images. La première se déroule entièrement dans l’espace clos du verger, dont les limites mêmes sont significatives. La seconde combine l’espace du miroir (la fontaine) et celui des rosiers qui s’y mirent, reflet spatial et temporel, car l’histoire de Narcisse préfigure celle du narrateur. Ce lieu intermédiaire de l’apparence fait transition avec le cadre de l’action, aux frontières imprécises, mais dont le centre, redondant (rosier, rose, bouton), porte la charge du sens. Quand cet espace se referme, quand ses limites se précisent, c’est pour se faire prison, clôture infranchissable qui répète la figure d’exclusion qui ouvrait le texte. Quatre espaces signifiants se succèdent, selon un ordre subtil : statique, si l’on considère la symétrie du début et de la fin (le jeune homme dehors, devant le mur du verger, l’Amant exclu de l’enceinte où sont confinés Bel Accueil et les rosiers); dynamique, dans une progression vers le centre qui se matérialise au fur et à mesure (murs, cercle de la danse, fontaine, rosier, rose, bouton) et se dérobe par une mise en abyme de l’espace du verger (nouvelle enceinte avec son double centre, les rosiers et la tour). Deux paradigmes géométriques peuvent rendre compte, de manière concurrente, de cette organisation; l’emboîtement : murs du verger

reflet des rosiers

château

Analyse de l’œuvre

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la succession de la convergence et de la divergence, qui donne à l’épisode de la fontaine sa vraie place, centre et point de fuite : murs du verger

carole / (intérieur du verger, autour de Deduit) fontaine-reflet des rosiers

(intérieur du verger, autour des rosiers)

murs du château

La disposition des lieux figure le sens selon des procédés aussi simples qu'’efficaces. Une première opposition soustend l’ensemble : intérieur/extérieur, redoublée en admission/exclusion, acceptation/refus, proximité/éloignement; c’est elle qui fait signifier contradictoirement les personnifications du mur et du verger, qui donne forme au ballet autour des rosiers. Une autre série complète la première : beauté/laideur, pauvreté/richesse, tristesse/joie, courbe/ droit, bon/mauvais, ami/ennemi. Le lien entre tous les espaces et le pivot des oppositions est le je rêvé; d’abord regard, jusqu’à l’épisode de la fontaine, il devient ensuite carrefour des actions, accomplies ou subies, émetteur ou destinataire de la parole (sauf à deux moments, où le dialogue s’établit entre les seules personnifications : lors des interventions de Pitié, Franchise et Vénus, et du remueménage des gardiens après le baiser). Au début du poème, le désir du sujet est surtout désir de voir et d’écouter (désir de partir, v. 94, désir d’entrer, vv. 495-500, désir de contempler la carole, vv. 710-712, désir de découvrir le reste du

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| Le Roman de la Rose

verger, vv. 1285-1289). Après la blessure et l’enseignement, c’est le désir de respirer l’odeur de la rose, de toucher, de cueillir qui prend le relais (vv. 1669-1672, 1794, 1799, 2758, 2765-2766, 2806, 2887, 3206-3207, 3222, 3341 sqq., 33693370). Ce montage ingénieux d’images reste un cadre vide tant que l’on ne fait pas entrer en ligne de compte les personnifications qui sont les acteurs de ces péripéties, les habitants de ces lieux.

Le théâtre d’ombres des personnifications. — Cette figure pose un problème complexe, car la description rhétorique (« prosopopée ») ne suffit pas à épuiser son mode de signification. Il y a des personnifications non allégoriques, purement emblématiques (la Justice, femme avec une balance). Il existe des textes allégoriques où n’apparaît aucune personnification. Quand l'écriture allégorique fait appel au procédé, c’est en liaison étroite avec celui de la métaphore. Les personnifications prennent sens par leur insertion métaphorique, et donnent en retour une nouvelle densité à la lettre. L’espace autour des rosiers n’acquiert son statut allégorique que par le jeu alterné des figures favorables ou antagonistes; le verger ne peut être pris pour représentation de la société courtoise que par l’exclusion des « ymages » et la composition de la carole. P. Zumthor! analyse l’intime collaboration de la métaphore et de la personnification en termes hjelmsleviens : le plan littéral a pour forme les métaphores (actions) et pour substance les personnifications (sujets). On peut ajouter que la personnification appartient à la fois au plan littéral et au plan figuré. En tant qu'être humain, avec sa physionomie, son vêtement, son comportement, ses attributs emblématiques,

1. Cf. P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, p. 376-378.

Analyse de l’œuvre

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elle relève de la lettre. Mais par son nom, et souvent par ses

discours, elle fait partie de la « senefiance ». L’apparence est le comparant, le nom le comparé; en tant que concept, il donne le sens de l’action et de l’aspect. Une personnification ne signifie pas à elle seule, mais en relation avec d’autres : l’échange entre les figures est de nature métaphorique (dialogue, combat). Dans la constellation qui gravite autour des rosiers, c’est l’antagonisme entre Bel Accueil et la troupe de Dangier qui confère à chaque acteur sa signification. Dans le Roman de Guillaume, trois groupes se succèdent, chacun correspond à une séquence métaphorique : les personnifications du mur et de la carole, les adjuvants et opposants de la quête, les gardiens du château de Jalousie. Le premier système se compose de deux séries, l’une de 10, l’autre de 11 figures à prépondérance féminine (sauf Amour, Doux Regard et les chevaliers à peine esquis‘sés, compagnons des danseuses) : les « ymages » du mur, personnifications iconographiques; l’entourage de Deduit qui accueille le jeune homme. La relation d'opposition globale entre vertus et vices, dans l’optique courtoise, est évidente. Mais les couples ne sont pas symétriques comme dans la « psychomachia ».

Mur

: Haine (139) Felonie (155)

CAROLE

: Oiseuse (580 et 1249) Leesce (728 et 830)

Vilenie (156) ——— Convoitise (169) Avarice (197) Envie (235)

Courtoisie (778 et 1227) Deduit (799) Amour (864)

Tristesse (292)

Beauté (992)

Vieillesse (339) Papelardie (407) Pauvreté (440)

Richesse (1077) Largesse (1128) Franchise (1189) Jeunesse (1258)

Doux Regard (906)

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| Le Roman

de la Rose

Ni Haine, ni Felonie, ni Convoitise, ni Envie, ni Oiseuse, ni Deduit, etc., n’ont de contraire précis. L’élaboration du sens se fait par la description de l’aspect physique, du vêtement et des attributs emblématiques, selon un principe tautologique (Jeunesse est jeune...)'; il s’agit de trouver le plus grand nombre possible de formes, de couleurs, de traits, d’attitudes susceptibles d'illustrer le concept de vieillesse, d’avarice ou d’oisiveté. Les peintures du mur et les figures de la danse représentent deux niveaux différents de la personnification : celui d’une simple description de la « semblance » et celui d’une ébauche de métaphore (danser, être en couple, inviter). Les deux groupes forment un ensemble clos, complet, qui est l’amplification du schéma « courtois »/« vilain ». Seule la présence d’Amour y fait problème : destitué de sa dignité de propriétaire du paradis en faveur de Deduit, il porte la menace, la violence qui va transformer en lieu d’épreuves cet univers harmonieux et insouciant. Un autre stade d’élaboration de la personnification est celui où leur action et leur discours suffisent à leur conférer une épaisseur de signification telle que la description devient secondaire. C’est le cas des alliés, des ennemis et des conseillers de l’Amant répartis autour de l’axe Amant-rose : « Je »

Bel Accueil

Dangier

Pitié

Male Bouche

Franchise

+)

En

Vénus

Honte Peur Jalousie

Rose

Ami

Raison

1. On trouvera ci-dessous, au chapitre 6, une analyse détaillée des procédés rhétoriques de la description des personnifications.

Analyse de l’œuvre

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La rose elle-même ne participe pas aux échanges, elle reste un objet, un lieu. Ses réactions en tant qu’objet de désir — si on tient à ce qu’elle symbolise la dame — lui sont extérieures, distribuées entre des figures qui sont sur le même plan que le je. Mais il vaut mieux interpréter les deux groupes par rapport à l’action même de la séduction, comme forces qui la favorisent ou l’entravent, car Male Bouche renvoie plutôt à un phénomène social qu’à une réaction féminine. Chaque série a son chef de file : Bel Accueil, jeune homme « bel et avenant » (v. 2774), fils de Courtoisie, incarne les bonnes dispositions, la disponibilité, et rappelle les compagnons de Deduit; Dangier, le « vilain » (v. 2809), est le résumé de tous les refus; placé sous le signe de la traîtrise (il se cache et surgit inopinément), il est, avec ses aides, le reflet des « ymages » du mur à l’intérieur du jardin. ; Entre le sujet rêvé et ces entités, l’action consiste d’abord en dialogues, dont la progression est marquée par quelques rares mouvements (approche et retraite, surgissement de Dangier) et de maigres bénéfices concrets (don d’une feuille, compagnie de Bel Accueil, baiser). Le drame se joue en deux temps, séparés par l’intervention de Raison et Ami : les vers 2771-2955 décrivent une double oscillation, progrès et reculs (accueil de l’Amant, arrivée de Dangier; don de la feuille, nouvelle irruption plus violente de Dangier); les vers 3135-3400 reprennent le mouvement de balancier (apaisement de Dangier, mais désespoir auprès de la haie; intercession de Pitié et Franchise, faveur de Bel Accueil, mais exigence d’un baiser et réticences accrues; obtention du baiser grâce à Vénus, mais fureur des adversaires). Le plus surprenant pour le lecteur actuel est sans doute l’éclatement du sujet et de l’objet en forces indépendantes qu’ils semblent subir. Les motivations que le roman d’analyse nous a habitués à qualifier de psychologiques se mêlent à d’autres facteurs, projections spatiales des obstacles natu-

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| Le Roman

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rels, sociaux, culturels, à l’accomplissement du désir. Il s’agit là d’un aboutissement logique de l’usage fréquent que la langue médiévale fait de l’abstrait comme sujet d’actions, auquel le roman, par ses monologues, a déjà donné une expression imagée. La personnification de Guillaume n’est qu’une façon de prendre à la lettre ce type de construction, en faisant du sujet abstrait un véritable animé, doté d’une apparence humaine, d’un nom, d’un état civil et d’une fonction. Le processus de figuration n’est pas fondamentalement différent de celui que l’on a vu dans les descriptions du mur et de la carole. La tautologie n’est plus dans l’adjectif, mais dans le verbe : Peur a peur ((tramblant », v. 3620, et «si fort esbahie / Quant el a Jalosie oïe / c’onques mot ne li osa dire »), Honte s’avance « qui se crient mout estre sorfete » (v. 3544), parle bas, porte « un voile en leu de guimple / ausi con nonain d’abaïe », regrette son moment de distraction (vv. 3574-3582), fait honte à Dangier (vv. 3660-3670); Male Bouche calomnie (vv. 3503-3510) et surprend les secrets; Jalosie s’agite et tempête. Le contenu des discours sert de métaphore autant que l’action. Pourtant, tous ces moyens d’incarnation de l’idée ne semblent pas suffire : l’allégorie se caractérise par la redondance; elle poursuit par la répétition la plénitude d’un sens qu’elle sent lui échapper, car il résulte d’une approximation, celle de l’image. Aussi trouve-t-on, en renfort, des systèmes métaphoriques, dont le plus courant est la fiction du lignage : le rapport entre les concepts est figuré par les liens de parenté. La séquence consacrée à la généalogie de Honte («son parenté et son lignage », v. 2823) en est l’exemple le plus développé (cf. vv. 2824-2828) : l’ambivalence de la honte est soulignée par sa double origine, divine (fille de « Reson la sage », elle-même issue de Dieu) et diabolique («ses peres ot non Maufez »); la conjonction inattendue des contraires est expliquée par un mode de génération insolite

Analyse de l’œuvre

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(«onques a lui Reson ne jut / mes dou veoir Honte conçut », vV. 2827-2828)1. Le rôle de cette personnification vis-à-vis du désir est défini par une autre séquence métaphorique : un combat entre Vénus et Chasteté, qui redouble, dans l’absolu, celui qui se déroule hic et nunc dans le verger. La fin du poème revient à une distribution plus simple; elle réutilise les personnifications de la série précédente dans une situation nouvelle. Les obstacles au désir voient leur fonction renforcée par la métaphore du Château-prison. Leur rôle de gardien est pris à la lettre : chacun est installé à l’une des portes avec une garnison, mais leur comportement reste constant (Peur s’enferme à clef et s’effraye en voyant « saillir .II. langoutes » — sauterelles —, v. 3868; Male Bouche médit des femmes, v. 3884). La Vieille, qui s’ajoute au groupe des défenseurs, paraît imposer au milieu des personnifications la présence incongrue d’un personnage tiré du monde réel. C’est oublier la souplesse de la personnification, et se laisser égarer par la distinction moderne entre le concret et l’abstrait. La Vieillesse, en tant que vice rédhibitoire à l’éclosion de l’amour, a sa place sur le mur; la Vieille, incarnation de la duègne, d’autant plus farouchement portée à protéger la vertu que son expérience de jeunesse lui a enseigné tous les tours (vv. 3907-3912), s’inscrit parfaitement dans l’équipe des geôliers de Bel Accueil. Les deux entités ne se recoupent pas. Le compagnon, qui « Amis a nom » (3093), relève du même souci de particularisation. L’individualisation, à la différence de l’idée d’Amitié, correspond à une nécessité fonctionnelle. Ami, c’est la représentation du meilleur ami, du seul et irremplaçable être de bon conseil. Avec Raison, il se situe en marge du système, cantonné dans son activité de conseiller, et semblant, au contraire des personnifica1. Cf. Raison, fille de Dieu (2969-2975), Bel Accueil, fils de Courtoisie (v. 2777), Male Bouche, fils d’une « vielle irese » (v. 3499).

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tions de cette séquence, appartenir à la sphère du sujet. Le couple Raison/Ami reproduit dans le domaine du je la valse hésitation qui fonde tout le passage. Ces personnifications partagent avec Amour une fonction didactique dont on ne peut rendre compte uniquement par leur insertion métaphorique. Face à ces trois figures, le je reste simple auditeur (cette passivité ne signifie pas toujours la soumission : il refuse les recommandations de Raison, vv. 3059-3079). L’élaboration métaphorique de ces personnifications est sacrifiée à leur efficacité pédagogique. La distribution des acteurs chez Guillaume témoigne de la richesse du procédé, qui permet d’intégrer sur un même plan de signification les instances les plus variées : dieux hérités de la mythologie antique (Vénus, Amour), qui sont l’aboutissement d’une longue tradition littéraire; forces favorables au désir ou antagonistes, répercutant les pulsions et les freins du sujet, la disponibilité ou la résistance de l’objet, ou le contexte social; circonstances (Oiseuse, Richesse, Pauvreté, Jeunesse), qualités et défauts, comportements, sentiments. Cette diversité des domaines de référence interdit toute tentative de transposition des personnifications en composantes de la « psychologie » de l’amant et de la dame. Le sujet rêvé et la rose n’existent qu’en tant qu’origine et destination d’une action qui est seule à donner sens aux figures qu’elle suscite. La dépendance exclusive de la personnification par rapport à la situation, de l’élément par rapport au système, explique le traitement que l’auteur inflige parfois à ses personnages, au détriment de la vraisemblance. Un même nom peut apparaître dans des constellations différentes : Franchise participe à la carole, désigne une flèche et défend les exigences de l’Amant auprès de Bel Accueil. Est-ce la même personnification? Il en va de même pour Honte, pour Doux Regard qui officie d’abord comme porteur des arcs d’Amour (vv. 904-984), puis en relation avec Doux

Analyse de l’œuvre

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Penser et Doux Parler comme « confort d'Amour » (vv. 2701-2748). La plupart des danseurs de la carole disparaissent sans traces. Les &« ymages » du mur sont remplacées dans le verger par des forces adverses qui n’ont pas de lien direct avec elles. Une personnification, à la différence du personnage romanesque qui doit son existence à la continuité de son action, est un accessoire que l’auteur relègue dans les coulisses dès qu’il n’en a plus besoin pour expliciter une situation. Le procédé décourage toute velléité de transposition systématique. Il faut se réduire à un schéma général d’équivalences entre la progression du je et la conquête d’une dame : frappé par sa beauté (flèches), le jeune homme tombe amoureux (soumission) et désire la possession (cueillette); les manœuvres d’approche sont facilitées par un accueil favorable (Bel Accueil) mais se heurtent à des réticences que la moindre imprudence transforme en refus violent (Dangier). Enhardi par un premier succès (la feuille), le jeune homme exprime son désir sans détour et provoque la mobilisation véhémente de toutes les défenses. L’échec lui fait prendre du recul (Raïson), mais le calcul tactique (Ami) lui suggère de tenter ses chances de manière plus diplomatique; les dispositions innées de la jeune fille (Franchise, Pitié), l’éveil de son propre désir (Vénus) mettent en sourdine les réactions de retrait (la compagnie, à nouveau, de Bel Accueil). Mais le baiser, avant-dernier stade, selon la tradition des « gradus amoris », de la possession, remet tout en question. Une telle mise en prose traduit et trahit l’œuvre : elle détruit les jeux raffinés de la rhétorique de l’image, enlève au poème son mystère et sa valeur d’universalité.

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D'amour et de raison : l’enseignement de Guillaume

Le répertoire des comparants appartient donc presque exclusivement à la topique amoureuse. Les comparés euxmêmes, bien que non explicités, en l’absence de « senefiance », clairement exposée, en participent au moins globalement, car dans l’aventure rêvée du jeune homme de vingt ans, c’est d’amour qu’il s’agit. Jusqu’au baiser, la littéralité de la métaphore — tentative de cueillette d’une rose — est maintenue. Mais dans ses conversations avec Raison (v. 3078) et Dangier (v. 3169) l’Amant narrateur emploie à propos de ses épreuves le verbe aimer; Vénus (v. 3429), Pitié (v. 3276), Ami (v. 3124), Raison (v. 3003) ne se privent pas de parler d’ « amors ». Les vers 3465-3466 qualifient sans ambages le sens des peines endurées jusque-là : « et adouci les maus d’amer / qui me sanloient estre amer »; ce sont les «aventures / qui as amanz sont griés et dures » (vv. 2255-2256) dont Amour avait fait le tableau, les « doulors d’amors » (v. 2271), expression hyperbolique des souffrances qui attendent tout « amant » (cf. vv. 2318, 2337, 2531, 2536, 2595, etc.), état que reconnaissent au sujet rêvé aussi bien Franchise (v. 3242, v. 3312) que Vénus (v. 3425), ou Bel Accueil (v. 3384). Si l’on ajoute à cela l’occurrence fréquente du motif de la douce souffrance (v. 2873, vv. 29442946) et de la soumission au dieu (vv. 2883, 2848, 3042, 3067-3068, 3357), l’image du cœur fermé à clef, les indices se recoupent : le Roman de Guillaume est l’histoire d’un amour. Mais comment peut-on dire que « l’art d’Amors (y) est tote enclose » (v. 38)?

L’ & art d’Amors » et les & jeus d’Amors ». —

A deux

reprises, Guillaume définit l’utilité de son poème en fonction d’un apprentissage de l’amour. Dans la dédicace, il se

réclame de la tradition savante (1° & art ») et d’une certaine

Analyse de l’œuvre

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exhaustivité (& tote enclose »}. Juste avant le discours d'Amour, une autre allusion associe la fin du songe au profit qu’on en tirera : & qui dou songe la fin ora / je vos di bien que il pora / des jeus d’Amors assez aprendre » (vv. 2065-2067). Le même passage définit ainsi le public visé : & qui amer veut, or i entende » (v. 2059). Le Roman s’inscrit dans une tendance née au xrr° siècle à la théorisation de la fin’amor, mais aussi dans la tradition ovidienne de l’Ars Amandi et des Remedia Amoris!. Cependant, le ton enjoué, voire cynique, du poète antique contraste avec le sérieux de l’idéologie amoureuse médiévale — l’expression de « jeus d’Amor » lui convient mieux que celle de l & art d’Amors ». Le dieu s’apprête donc à dicter ses &«comandemenz » (v. 2039), qu’il adresse « as fins amanz » (v. 2040). Ce type d'intervention littérale et didactique deviendra pratique courante dans l’allégorie d’amour?, mais elle sera généralement mieux liée à la trame métaphorique (explication des aventures de l’invité, arbitrage d’un débat). Avec Guillaume, il s’agit d’une innovation. A son époque, la réflexion sur l’amour n’est représentée que par le De Amore d’André le Chapelain (traduit seulement à la fin du xm° siècle) et par le registre du débat entre les mérites du clerc et du chevalier, textes qui se contentent d’un cadre allégorique

1. Cf. Chrétien de Troyes, traduction des « comandemenz Ovide » (Cligès, v. 2). 2. Cf. De Vénus la déesse d’amour ; Bien est Raison et droiture (vv. 1111-1315, éd. O. Sodergard, Un art d’aimer anglo-normand, Romania, 71, 1956, p. 289-330); Dit de la Panthère d'Amour (vv. 1029 sqq., éd. A. Todd, Paris, Didot, 1883) qui se réfère au Roman comme prototype de l’enseignement amoureux (4 Dedens le Rommant de la Rose / trouveras la science enclose »). Sa leçon est « comment vrais amans doit entendre à servir Amors ». 3. Cf. Ch. Oulmont, Les débats du clerc et du chevalier, Champion, 1911 (Altercatio Phillidis et Florae, Jugement d’ Amour, Blanchefleur et Florence, Hueline et Aiglantine) — cf. Donnei des Amants (éd. G. Paris, Romania, 25, 1896, p. 497-541, fin xu° siècle).

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sommaire (d’ailleurs plus mythologique qu’allégorique, car tout s’ordonne autour du dieu et de sa Cour) ou simplement décoratif (Le Chapelain, classificateur maniaque, a recours deux fois à une imagerie allégorisante!). Si Guillaume emprunte aux débats les motifs descriptifs (verger, dieu), il est original par le contenu de la leçon et par l’évocation des effets de l’amour : l’affirmation du v. 38 sur la nouveauté de la « matire » prend tout son poids; cet & art d’Amors » serait le premier de son espèce, avec une fable aussi élaborée. Mais sans effort de systématisation, car il y a un fossé entre le « délire de dialecticien » (cf. D. Poirion, Le Roman de la Rose, &«Connaissance des Lettres », Paris, Hatier, 1974, p. 68) du De Amore et les conseils du dieu qui semblent plus relever du hors-d’œuvre que d’un principe d’organisation du poème (d’autant plus qu’ils ne constituent pas la « senefiance », remise à plus tard). Le personnage d’Amor? lui-même, qui paraît un intrus dans le verger de Deduit, est habilement inséré dans la trame métaphorique : personnification d’abord descriptive (comme danseur en compagnie de Leesce et Doux Regard — la description sert de point de repère topique), il entre dans l’action en suivant le jeune homme, en le blessant de ses flèches et en le réduisant à sa merci, tous comportements fortement codifiés. Lorsqu'il se met à parler, il est parfaitement intégré dans le plan littéral. Le procédé de l’enseignement dans le cadre d’une fiction métaphorique fera école : les petits poèmes bâtis sur une

1. Cf. éd. Trojel, Munich, 1964 (2° éd.). I (6) et II (8) : « miles » et « rex amoris ». 2. Pour son évolution littéraire, cf. C. S. Lewis, The allegory of love, New York, 1958 (rééd.) : épithalame antique (Stace, Paulin

de Nole, roman.

Sidoine

Apollinaire),

poésie latine jusqu’au

xu° siècle,

Analyse de l’œuvre

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image rudimentaire!, les compositions plus élaborées?, se multiplieront en même temps que les traités théoriques, traductions et remaniements du De Amoreë. La leçon se déroule en trois temps : les prescriptions (vv. 2074-2252), l’anticipation sur les épreuves qui attendent les amants (vv. 2253-2566), la consolation des trois « biens

d'Amour » (vv. 2583-2748). Le premier développement énumère les conditions de la fin’amor : catalogue hétéroclite de conseils, où la politesse et le savoir-vivre côtoient la morale et le bon usage du langage, la toilette et le vêtement, et qui définissent l’élégance du corps et du cœur. Un quatrain de conclusion leur donne une tournure plus générale{, Les recommandations du dieu pourraient bien servir rétrospectivement d'interprétation pour le mur et la carole (vices à éviter, vertus à cultiver), mais le texte ne suggère nulle part cette possibilité. Cet apprentissage de la courtoisie qui passe par la propreté des mains et des dents (v. 2154) est-il 1 «art d’Amors tote enclose »? L’évocation des effets de l’amour, d’inspiration ovidienne, ponctuée par les « soupirs et pointes et friçons » (v. 2263, v. 2315) transforme l’art d’aimer en art de supporter le mal d’amour. Comme s’il voulait d’avance donner raison à la dame du même nom, Amour décrit le mouvement désordonné, incessant et vain du désir, l’alternance 1. Cf. L’Arbre d’Amors (éd. A. Langfors, Romania, 56, 1930, p. 377-388), le Lai de l’Oiselet (éd. R. Weeks, Mel. G. SchoepperleLoomis, 1927, p. 341-353), Dit dou vrai chiment d’Amors (éd.

A. Langfors, Romania, 45, 1918-1919, p. 205-219). 2. Cf. œuvres de Richart de Fornival (Conseil d’ Amour, Puissance d’Amour ). 3. Cf. Drouart la Vache, Jacques d’Amiens, Clef d’Amors anonyme. 4. Cf. vv. 2217-2220 : « Qui d’Amors veut fere son mestre, cortois et sanz orgueil doit estre, cointe se tiengne et envoisiez

et de largesse soit proisiez. »

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incohérente des contraires, la souffrance de l’éloignement et celle de la proximité, quand la vision paralyse la parole, les nuits blanches passées à se retourner dans le lit, les illusions des sens, les attentes, la maigreur du malheureux élu : « c’est la bataille, c’est l’ardure / c’est li contanz qui tot jors dure; / amanz n’avra ja ce qu’il quiert, / tot jors i faut, ja em pais n’iert » (vv. 2405-2408). Tableau classique, mais à qui la suite donnera toute sa signification. Tel est le « service d’Amour » (v. 2564), tension permanente, vrai «martire » (v. 2404); tels sont les «jeus d’Amors ». Le passage est entièrement au futur, et semble fournir la clef de lecture pour les aventures ultérieures de l’Amant. Mais la relation entre les prédictions du dieu et les épreuves de l’Amant est lâche. Jamais nous ne le verrons se torturer dans son lit, courir chez sa belle et ne pas oser proférer une parole une fois arrivé; les «biens d’ Amour » n’interviennent pas. La confirmation se place au niveau général du paradoxe de la douce souffrance!, dont la deuxième partie du poème offre maint exemple; la seule allusion explicite est aux vers 3771-3775, Mais l’ambiguité du je narrateur et acteur confère une autre portée à ces prévisions : toutes ses déclarations sont de regret, depuis le v. 1606 où il déplore d’avoir été pris au piège jusqu’à la plainte finale. L’expression (tote enclose » serait-elle à double sens ? « Tote » peut désigner l’exhaustivité de l’enseignement, et la totalité de l’expérience, l’envers du décor. Le discours d’Amour fait charnière : sa première partie éclaire indirectement les tableaux vus par le jeune homme à l’extérieur et à l’intérieur du verger ; la seconde élabore le modèle théorique que l’aventure rêvée et la réalité vécue par le narrateur 1. Cf. vv. 2939-2954, 3083-3085, 3218-3219, 3465-3466, 3918-4028. 2. Cf. vv. 3771-3775 : € Or revendront plor et sospir, longues pensees sanz dormir. »

3230,

3277-3288,

Analyse de l’œuvre

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viennent illustrer. Mais l’art d’aimer ne s’épuise pas dans les propos du dieu. Il fait entendre une voix discordante, qui passe ces images de la folie au crible du bon sens. Vers un débat : folie et sagesse. — Après un échec dû à la fatalité de la passion, mais aussi à une exigence prématurée, erreur tactique, une autre instance que ses origines célestes rendent comparable au dieu Amour, se présente à l’Amant. La description des deux personnages comporte des ressemblances : avec la distance rhétorique qu’il faut mettre entre le monde païen et le monde chrétien, Guillaume nous dit d’Amour qu’ & il sembloit que ce fust un angres / qui fust tot droit venuz dou ciel » (vv. 902-903); de Raison, nous savons qu’ « a son semblant et a son vis », «el fu fete ou paravis » (v. 2969, v. 2970). Les discours que ces personnifications adressent à l’Amant sont une amplification du modèle romanesque, du Liebesmonolog où l’on voit Raison et Amour se disputer le cœur du candidat à l’amour!; chez Guillaume, c’est au cœur que Raison s’en prend d’abord (« le cuer que tu as trop volage / te fist entrer en tel folage », vv. 3043-3044), à ce lieu privilégié de la puissance du dieu (« le cuer qui est siens trestoz quites », v. 3065). Le schéma allégorique de l’ &altercatio », qui sert de structure à de nombreux poèmes allégoriques et en partie à la continuation de Jean de Meun, n’est ici qu’ébauché. Les figures ne dialoguent pas : elles parlent chacune à son tour à l’Amant, qui retient le langage qui lui plaît (conformément à l’issue du monologue romanesque où l’amour, forme supérieure de raison, triomphe). Le discours de Raison est son unique emblème, car son aspect, tout en mesure (cf. le balancement des vers 2962-

1. Cf. Lancelot ou le Chevalier de la Charrette, éd. M. Roques, « Classiques français du Moyen Age », Paris, Champion, 1970, vv. 365-374.

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/ Le Roman

de la Rose

2964), et ses yeux

qui & con

.Il. estoiles

reluisoient

»

(v. 2966) ne lui assurent pas une caractérisation suffisante. Son rôle est « de garder home de folie » (v. 2978), et la

notion de « folie » constitue l’axe de ses propos! Nous sommes ici en plein dans ce paradoxe complaisamment développé par la rhétorique lyrique, de l’amour folie, véritable sagesse. En un premier temps (vv. 2982-3021), Raison retrace, avec une perspective critique, l'itinéraire du jeune homme, et en livre la « senefiance », qui contredit celle des conseils d'Amour. Elle assume la fonction exégétique dévolue généralement au dieu. L’insolite, c’est que la seule séquence qui ressemble vraiment à la révélation d’une «senefance » soit faite des reproches de Raison... La dame rappelle les principales articulations de la narration, depuis le départ printanier jusqu’aux péripéties récentes avec Dangier, Honte et Male Bouche, en ponctuant son commentaire de « mar » (& mar veïs le bel tens de mai », v. 2984; cf. v. 2986). La solution qu’elle propose est toute de renoncement : & or te veil dire et conseillier / que l’amor metes en oubli » (vv. 3003-3004; cf. v. 3047); la situation est trop périlleuse (v. 3015), les adversaires trop puissants. Après ce bilan de l’aventure et de ses profits mis en balance avec les risques, un deuxième temps (vv. 3022-3040) expose de manière générale la folie de l’amour, plaie de la société. La conclusion de l’admonestation (vv. 3041-3056) est une injonction à maîtriser les élans du cœur : « qui totes eures son cuer croit / ne puet estre qu’il ne foloit » (vv. 3055-3056). Raison parle le langage de l’expérience contre la jeunesse (v. 2982, v. 3000), de la santé contre la maladie (v. 3004, V. 3007, v. 3025), de la sécurité contre le hasard (v. 2930, V. 3015, v. 3021); elle comptabilise profits et pertes (vv. 30353040) et dénonce le piètre bénéfice de tant de peines. C’est 1. Cf. v. 2982, v. 2989, v. 2995, v. 2998, v. 2999, v. 3026, v. 3027, v. 3044, v. 3045, v. 3049, v. 3056.

Analyse de l’œuvre

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la voix du bon sens, de l’intérêt social (vv. 3028-3032)1, qui ne peut cependant opposer aux tourments du désir que la vanité de la souffrance qu’il suscite, et conseiller de « freiner » les impulsions du cœur?, selon l’imagerie de la sagesse antique qui fait de la raison le conducteur du « char » des passions. Le chemin qu’elle trace est peu accueillant et l’Amant a beau jeu de protester de sa fidélité à l’engagement pris envers le dieu (& je vosdroie morir ençois / qu’Amors m'eüst de fauseté / ne de traïson aresté », vv. 3074-3076). Mais ce discours fait écho aussi bien aux plaintes de l’Amant qu’aux regrets du narrateur. Amour et Raison parlent, au fond, dans les mêmes termes, de la folie du désir, avec cette nuance que pour le premier la folie mérite d’être vécue. L’art d’aimer serait-il, d’une certaine façon, remède à l’amour? Le débat aurait pu se consolider en choix, en une sorte de carrefour d’Hercule de l’amour. Cependant, les arguments de Raison ne font pas le poids, car que dire encore si l’on préfère la « poine » (v. 3033, v. 3036) et « la joie (de) corte duree » (v. 3036) au comportement rationnel ? Dans le Roman, l’ &art d’Amors » est « tote enclose », avec l’éclairage contrasté de ses défenseurs et de ses détracteurs. Au lecteur de choisir.

De l’art d’aimer à l’art poétique. — Ni les commandements d’Amour ni les considérations chagrines de Raison ne peuvent constituer la somme d’un art d’aimer. Chacun de ces moments y contribue, au même titre que l’ensemble de l’aventure rêvée, l’expérience parfois suggérée du nar1. « Hons qui aime ne puet bien fere ne a nul preu dou monde entendre : s’il est clers, i piart son aprendre; et se il fet autre mestier il n’em puet gaires esploitier. »

2. Cf. vv. 3051-3052 : « Pren durement au denz le frain si dente ton cuer et refrain. »

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rateur, le mythe de Narcisse; points de vue partiels et partiaux dont la & senefiance » aurait pu faire la synthèse (en montrant par exemple qu’il y a un bon usage de la raison, de la mesure, même dans l’amour). Une fois de plus, il faut revenir à l’expression « tote enclose », décidément bien ambiguë : |’ & art d’Amors » existe en totalité dans le Roman, et rien que dans le Roman, peut-être dans l’état même où il nous est parvenu. Le poème de Guillaume renvoie là aussi à lui-même, et non à quelque théorie, fûtelle l’idéologie courtoise, qu’il s’agirait d'illustrer. Le schéma de l'initiation vaut pour l’image fondatrice du texte, mais il n’est pas indispensable d’y recourir pour caractériser l’enseignement fort banal d'Amour. Parler à ce propos d’ésotérisme, c’est accorder trop d’importance à un effet poétique (le mystère dû à cette « senefiance » qui peut-être volontairement se dérobe et à l’art d’aimer qui est partout, mais nulle part de façon explicite). Le texte se referme sur lui-même. Les « jeus d’Amors » sont d’abord jeux de l’écriture. L’équivalence fondamentale du registre lyrique, aimer — chanter, sous-tend aussi le poème de Guillaume. N'est-ce pas le même dieu qui &encharge / mot a mot ses comandemenz » (2055-2056) et qui est à l’origine de la rédaction du livre (& qu’Amors le me prie et comande », v. 33)? Les épreuves de l’Amant sont celles du narrateur. L’érotisme courtois est d’abord une rhétorique. De l’épisode des flèches jusqu’à la déploration finale, l’ «art d’Amors » déploie une série de variations sur la topique et la tonalité du grand chant courtois. Il arrivera un moment dans l’évolution du texte allégorique où tous ces passages retrouveront leur domaine d’expression originel, se détachant comme pièces lyriques à l’intérieur du récit. L'enseignement de Guillaume est donc aussi fuyant que la & senefiance » de son poème. Le miroir de Narcisse, ce piège où a été pris l’Amant-narrateur, serait-il le symbole de l’entreprise tout entière?

Analyse de l’œuvre

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Narcisse : le jeu des miroirs La séquence consacrée à la fable antique est la plus difficile à situer dans l’œuvre. Le personnage mythologique est un intrus au milieu des personnifications : Amour et Vénus, qui ont une origine identique, sont des êtres qui ont perdu leur dimension mythologique par la tradition littéraire. Son histoire est raccordée par un artifice, l’inscription sur la fontaine (« si ot desus la pierre escrites / el bort avant letres petites / qui disoient, ilec desus / estoit mort li biau Narcisus », vv. 1433-1436)'; le récit (vv. 1437-1504) est une intervention du narrateur, détachée des préoccupations du jeune homme rêvé. Le rôle de l’épisode paraît cependant essentiel, puisqu'il se situe à la charnière entre la partie de pure contemplation et le drame qui va commencer immédiatement après, avec les flèches du dieu. C’est aussi le moment que choisit le narrateur, avec le début du discours d’Amour, pour placer quelques réflexions sur son texte (vv. 1598-1612). La fonction de l’histoire ne saurait donc être purement ornementale. Deux éléments justifient sa présence dans le poème et permettent une approche sommaire : Narcisse est une victime de l’amour, comme le sera l’Amant — et le narrateur; la présence de la fontaine au milieu du verger paradisiaque relève d’un archétype. La fable du damoiseau n’est d’ailleurs qu’une composante d’un ensemble complexe de deux cents vers, où peuvent se distinguer trois articulations, de plus en plus éloignées du récit : A / Vv. 1423-1520. La fontaine de Narcisse : — —

vv. 1423-1436 : description et identification; vy. 1437-1504 : la fable de Narcisse (récit);

1. Cf. Queste : la découverte de l’histoire de la nef de Salomon et de sa & senefiance » par l’intermédiaire d’un « brief » et d’inscriptions.

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| Le Roman de la Rose

— —

vv. 1505-1508 : la leçon de l’exemple, ou l’art de dévier; vyv. 1509-1520 : Narcisse, l’Amant et les pièges de l'amour.

B/ Vv. 1521-1568. Les cristaux de la fontaine : — —

vv. 1521-1540 : description; vv. 1541-1568 : la merveilleuse cristaux.

puissance

des

C / Vv. 1569-1612. La fontaine-miroir : — —

vv. 1569-1597 : les périls de la fontaine, le piège; vv. 1598-1612 : commentaire du narrateur.

Entre la première reconnaissance de la fontaine et son nom final (« por la graine qui fu semee / fu ceste fontaine apelee / la Fontaine d’Amors par droit », vv. 1593-1595),

un travail d'interprétation et d’adaptation du mythe s’est

accompli. De l’archétype à l'exemple. — Le récit vient d’un corpus qui aux xn° et xm° siècles sert de répertoire d’exemples et de prétexte à moralisations : les Métamorphoses d’Ovide (cf. III, vv. 344-503); il appartient donc au bagage de l’Ecole!. En insérant la fable dans son poème, et en l’interprétant à sa façon, Guillaume s'inscrit dans une tradition bien attestée de relecture des poètes antiques; son originalité est de 1. L'histoire de Narcisse bénéficie d’un véritable engouement à l’époque, le bel orgueilleux trouvant sa place dans l’imaginaire courtois. Cf. Cligès (VV. 2764-2771), Roman de Troie (VV. 1769117693), poème du Narcissus, allusions dans le Roman d’Alexandre : (vv. 7452-7462), Florimont (vv. 3959 sqq.), le Roman du comte de Poitiers (v. 856), Galeran de Bretagne (vv. 5528 sqq.), Flamenca (vv. 638-639). L. Vinge (The Narcissus theme in Western Europe, Gleerups, Lund, 1967) parle du xr° siècle comme de l’ « aetas ovidiana ». Cf. aussi, sur le mode grotesque et parodique, l’épisode de Renart devant le puits et sa chute (IV).

Analyse de l’œuvre

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ne pas prendre la fable comme point de départ d’ « integumentz », comme expression voilée de vérités morales ou religieuses, mais d’en tirer une leçon adaptée à son propos, dans le registre de l’ Amour. Dans la narration même, trois niveaux de sens interfèrent. La description de la fontaine, avec sa combinaison de l’arbre, de la pierre et de l’eau, manifeste le même schéma que l’épisode de la « fontaine aventureuse » d°Yvain (vv. 374 sqq., 408 sqq. Calogrenant nous apprend d’ailleurs que l’arbre est un pin). La rencontre des deux textes peut indiquer simplement une influence (de Chrétien sur Guillaume), ou laisser transparaître une structure prégnante de nature archétypale. L’association de l’arbre et de la fontainesource renvoie en effet à la représentation iconographique du Paradis (arbre de vie et quatre fleuves — Guillaume parle du verger comme du paradis : (et sachiez que je cuidai estre / por voir en paradis terrestre », vv. 633-634). Le choix du pin est peut-être dû à ses connotations méditerranéennes et antiques, ou compense chez Guillaume l’absence de la métamorphose en fleur. Le complexe pin-fontaine-pierre, même si sa signification mythique est perdue, sert ici de signal. Comme dans Cligès et Floire!, le cadre qu’il trace est celui d’une aventure d’amour et de mort : l’émir utilise l’arbre pour choisir son épouse annuelle, qui doit être sacrifiée à la fin de la période; Yvain, après avoir failli se faire massacrer par le gardien de la fontaine, arrive au château où l’attend l’amour. La fable même subit chez Guillaume quelques modifications : intervention de Dieu (v. 1456, v. 1466); elle se présente comme une vengeance d’Amour contre un insoumis (« guerredon », v. 1490, v. 1504); le vocabulaire est celui du registre courtois (« desdaing » et « fierté », v. 1448, « loial 1. Cf. Floire et Blanchefleur : le jardin merveilleux de l’émir de Babylone.

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amant », v. 1463, « orgueil » et « dangier », v. 1488). Pourtant, les grandes lignes de la fable sont respectées : passion de la nymphe Equo, devenue « haute dame » (v. 1442), indifférence, prière exaucée de la belle, arrivée du chasseur épuisé à la fontaine où il croit reconnaître dans son « ombre » (v. 1484) un « enfant bel a desmesure » (v. 1486), mort. Mais l’innovation radicale et insolite est la leçon que l’auteur tire de « cest essample » (v. 1505). L'aventure du bel orgueilleux se transforme en apologue pour les dames cruelles qui laissent mourir leur ami... Narcisse, les dames et le narrateur. — Le décalage entre l’histoire et sa glose révèle le phénomène analysé par

H. R. Jauss, de l’entmythologisierung, de la déperdition de sens qui accompagne la récupération du mythe dans la rationalisation allégorique, de la difficulté qu’il y a à maîtriser le potentiel significatif du mythe. Mais la perte de sens reste superficielle, et le mythe continue d’irriguer souterrainement le texte. Comme s’il fallait conjurer l’évocation de la mort, le jeune homme refuse de se contempler dans l’eau!; mais la menace de la mort n’est pas totalement évacuée : nous la retrouvons, atténuée, dans le commentaire du narrateur sur les risques du « miroërs perilleus ». La fontaine se fait piège, l’idée du péril transparaît, moins inquiétante, dans l’image des « laz » (v. 1589, v. 1611) et des & engins » d'Amour. La tragique fin individuelle de Narcisse se reflète dans le sort collectif, donc moins pathétique, des victimes de l’amour, de « maïint vaillant home » (v. 1677) et des & plus preu » (v. 1579). L’exemple de la fontaine fait l’objet d’une triple récupération. D’abord, paradoxalement, comme illustration des dangers de l’indifférence féminine, Narcisse tenant le rôle 1. Cf. vv. 1513-1516 : « (...) dedenz n’ousai esgarder, / ainz comançai a coarder, / que de Narcisus me sovint / cui malement en mesavint ».

Analyse de l’œuvre

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de la Belle Dame sans Mercy, dans laquelle le siècle suivant verra une impasse pour la courtoisie. Ensuite, comme image des « pièges » de l’amour, qui n’épargnent personne, le reflet dans l’eau équivalant à la vision de l’objet aimé. Enfin, comme symbole de l’expérience du narrateur!, qui, à travers l’histoire de l’Amant, met en scène l’exemplarité de son aventure. Triple leçon dont la progression masque la principale distorsion subie par le mythe. Car l’eau de la fontaine, l’eau mortelle de la contemplation de soi, refusée par le jeune homme, se transforme en miroir par l’adjonction d’un élément qui ne figure nulle part dans la tradition. L’eau, transparente, ne renvoie pas à l’Amant le reflet de son visage, comme à Narcisse qui « vit en l’eve clere et nete / son vis, son nés et sa bouchete » (vv. 1481-1482); elle laisse voir le fond, « la graveile qui bouloit (...) / plus clere qu’argenz fins » (vv. 1524-1525). Et c’est ce fond qui, au travers d’une limpidité significativement répétée, prend le relais de la surface, par la présence insolite de « .II. pierres de cristal » (v. 1536), matière de la transparence faite pierre. Les vertus du cristal. — Plus question d’ « ombre » (v. 1484, v. 1492), d’apparence vaine et trompeuse, d’illusion mortelle et de repli destructeur sur soi. Les pierres ont un pouvoir « merveilleux » (v. 1538, v. 1547) : la lumière du soleil leur fait réfléchir l’image du verger dans sa totalité, mais en deux temps, selon l’incidence?. Le miroir superficiel,

1. Cf. vv. 1607-1612 : « cil miroërs m’a deceü : / se j’eüsse avant coneü / quex ert sa force et sa vertuz, / ne m’i fusse ja embatuz, / que maintenant ou laz cheï / qui maint home a pris et traï ». 2. Cf. vv. 1548-1550 : « une tele force a que li leus, / arbres et flors, et quan qu’aorne / le vergier, i pert tot a orne » ; vv. 1559-1560 : «tot l’estre dou vergier encuse / a celui qui en l’eve muse »; vv. 15611564 : « car torjors, quel que part qu’il soit, / l’une moitié dou vergier voit ; et s’il se torne, maintenant / porra voir le remenant »;

cf. vv. 1565-1568. À. STRUBEL

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opaque et porteur de mort, rejeté, un nouveau miroir apparaît, grâce aux pouvoirs de révélation du cristal, miroir périlleux certes, mais dont les dangers sont une bénédiction. Miroir de connaissance et miroir piège — mais où l’on se perd pour mieux se connaître ? —, la fontaine de Narcisse assume la double fonction de reflet, passif, du monde qui l’entoure, et d’inspirateur, actif, de l’amour. La réflexion de soi est remplacée par le reflet du monde, « speculum mundi ». La connotation négative de l’illusion se reporte sur la métaphore de l’amour piège. La fontaine, dès lors, n’est plus monument du passé mais présage du futur. L’histoire de Narcisse se fait miroir de celle de l’Amant, et par multiplication des reflets, de celle du narrateur : «mes de fort eure m’i miré. / Las! tant en ai puis sospiré! / Cil miroërs m’a deceü » (vv. 1605-1607). Entre cette « déception » et la mort de Narcisse, il y a toute la distance de la métaphore du désir comme mort symbolique. Le verger devient reflet, et c’est à ce moment que le jeune homme y découvre l’objet du désir à venir : & el miroër entre mil choses / choisi rosiers chargiez de roses » (vv. 16131614). Le désir de soi-même, impasse de l’amour, est heureusement remplacé par le désir de l’autre. Mais les deux appartiennent au royaume du reflet, de l'illusion, de l’égarement, source de souffrance. Le miroir d’Oiseuse, principal instrument de son activité et emblème de toute cette compagnie qui se complaît dans sa propre contemplation, apporte un autre élément de lecture : l’aventure tout entière se déroule dans l’univers du reflet, du songe (et Jean de Meun dira de l’illusion) et le verger, reflet dans le songe, mise en abyme de l’apparence, perd sa consistance à l’instant même où il va être le lieu d’une action décisive. L'épisode de Narcisse est donc le carrefour du sens. Significations explicites, vis-à-vis du jeune homme (l’amour commence par le regard, et les flèches développeront bientôt

Analyse de l’œuvre

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ce motif de la façon la plus classique; mais le regard est source de périls, comme le montre la mésaventure de Narcisse, mort de s’être trop regardé) et du narrateur (le piège de l’amour); mais aussi suggestions indirectes qui éclairent le texte de biais (les perversions du désir, narcissisme et homosexualité, la présence de la mort au sein du désir, la stérilité de la contemplation de soi comme principal risque de cette société fermée dont Oiseuse est l’introductrice et le symbole). L’exemple, parce qu’il paraît exploité, dans l’immédiat, de manière inadéquate (la leçon pour les dames cruelles), garde une certaine disponibilité de signification. Unique dans son genre chez Guillaume, placé à une articulation essentielle du récit, il a sans doute une fonction par rapport à l’entreprise même du poète. Le miroir de l’écriture. — J. Frappier! a pressenti ce rôle de l’exemple comme image même du Roman, bien que ses termes soient ambigus (il parle de « symbole du symbolisme »). Cette fontaine, dont la surface reflète au damoiseau son propre visage, mais dont les cristaux renvoient au jeune homme et narrateur l’ & estre » du verger, peut être considérée comme symbole du poème allégorique. N’est-il pas songe, dans lequel le sujet se dédouble et voit agir son reflet? Le jeune homme qui se penche sur l’eau n’est déjà plus qu’une ombre que le narrateur contemple. Narcisse est le précurseur de l’aventure de l’Amant et de l’expérience du narrateur : l’ombre du premier et celle du second (l’inscription de la fontaine et les lettres du poème) mettent en scène, à des niveaux différents et dans une situation inverse, la même vérité du désir à jamais insatisfait. Toute œuvre allégorique est jeu de miroirs et de reflets, entre l’image et le sens, la & matire » et la & senefiance ». Le 1. Cf. J. Frappier, Variations sur le thème du miroir, de Bernard de Ventadour à Maurice Scève, CAIEF, 11, 1959.

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de la Rose

monde se mire dans la splendeur de la métaphore, le sens littéral tenant lieu de surface réfléchissante. Or, chez Guillaume, nous ne saisissons que les reflets, la réalité même, la « senefiance », semble se dérober. Narcisse incarne une menace aussi grave pour l'écrivain que pour l’amoureux : la fascination de l’apparence trop belle, la complaisance du regard, celle que Genius, chez Jean de Meun, dénoncera comme œuvre de mort. L’exemple n’est pas innocemment récupéré de façon anodine. Le roman est ce lieu où se rassemblent, comme le verger dans les cristaux, la diversité du réel, la richesse de l’univers; lieu de la connaissance, de la & demontrance », mais aussi de l’égarement, car à trop contempler la beauté, comme Narcisse, on n’échappe pas à la mort, à la stérilité qui est la mort par excellence de l’écrivain. Tout le montage de Guillaume trahit la fascination de l’image, relève d’une esthétique de la contemplation. Le sujet rêvé se définit d’abord par son regard, ces yeux éblouis qui découvrent les « ymages » du mur, le verger, les danseurs, la fontaine, les rosiers, ces yeux par où pénètrent les flèches fatales. La richesse descriptive si caractéristique de ce poème est exaltation redondante de la beauté!. Cet univers clos dans lequel tous les êtres, objets et personnages se renvoient la même image est tout entier entre le miroir d’Oiseuse et celui de la fontaine de Narcisse. Jean de Meun ne se trompe pas quand il fait de la fontaine la cible principale des critiques de Genius : le Roman de Guillaume est un & miroër perilleus », fête du regard et

déploiement d'illusions, signification.

où la beauté

l’emporte

sur

la

1. Cf. les quarante occurrences de « bel » et « beau » avant l’épisode de Narcisse, vv. 107, 122, 469, 482, 524, 541, 548, 611, 632,

669, 719, 721, 724, 731, 743, 750, 764, 799, 804, etc.

Analyse de l’œuvre

JEAN

DE

MEUN

ET

LE

VERTIGE

DE

LA

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GLOSE

Interrompu au milieu des plaintes de l’Amant, le poème appelle une suite, ne serait-ce que par la nécessité de la topique : l'édifice, forteresse et prison, suggère le siège, l’assaut. Guillaume semble d’ailleurs y faire allusion, quand il renouvelle sa dédicace : « et li chastiaus riches et forz / qu’Amors prist puis par ses efforz » (vv. 3485-3486). L’adverbe & puis » indique qu’au moment de la rédaction (la « fin dou songe »?) le narrateur a trouvé un dénouement satisfaisant, aboutissement logique de la situation esquissée. Cette fin plausible, les 17 000 vers qu’ajoute Jean s’attachent à la trouver, en développant toutes les possibilités narratives du schéma. Reprenant les termes de l’Amant, il achève sa déploration. Le jeune homme se rappelle les reproches de Raison (v. 4121); par cette transition, un nouveau dialogue, gigantesque amplification de celui de Guillaume (5776 v. pour 146), expose les conseils contradictoires de Raison et d’Ami. Le fil du récit se retrouve après 6 000 vers : tentative de raccourci par la voie de Richesse, convocation de l’armée d'Amour, expédition contre les gardiens du château, entrevue ménagée par la corruption de la Vieille, mêlée générale, renfort de Vénus, assaut final et cueillette. Mais, plus encore que pour Guillaume, la réduction narrative est en porte à faux vis-à-vis du texte. La poursuite de la métaphore initiale n’occupe au mieux que le tiers de l’ensemble. Le centre de gravité s’est déplacé. Le sens littéral, par l’invasion de discours directs, prédomine. Le rôle actif échappe de plus en plus à l’Amant, souvent repoussé à la périphérie de l’action. Jean lui substitue des personnifications bavardes, venues de son prédécesseur et considérablement étendues (Raison, Ami, la Vieille), ou de son propre cru (Nature, Genius, Faux Semblant). On a

l’impression que la trame

métaphorique de la délivrance

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/ Le Roman de la Rose

de Bel Accueil, n’assure plus qu’une cohérence tout externe,

un cadre formel à l’intérieur duquel les discours déploient leur logique indépendante. L'espace allégorique savamment combiné par Guillaume se disloque. Le centre reste le château qui entoure l’objet de la quête. Mais les limites n’existent plus. Chez Jean le verger n’est plus la métaphore de l’univers, car l’univers est présent comme tel, avec des lieux signifiants sans rapport avec le château de Jalousie : palais de Fortune et de Vénus, forge de Nature, sphères du cosmos évoquées dans le discours de Nature. Le lien entre ces espaces n’est plus le désir ou le regard du je, mais le déplacement des personnages (messagers d'Amour auprès de Vénus, envoi de Genius aux troupes). L’étagement subtil des niveaux temporels est perturbé par l’intervention d’un continuateur, & anz trespassez plus de .XL. » (v. 10560). La fiction du songe ne tient plus, car le narrateur de la seconde partie est totalement dissocié du sujet qui, à la fin, se réveille (« atant fu jorz, et je m’esveille », v. 21750). Le temps, comme l’espace, devient universel. L'histoire s’y introduit en masse par les multiples exemples empruntés à l’Antiquité, par les allusions aux événements récents (la Sicile), par l’actualité même avec Faux Semblant. Le futur indéterminé de l’utopie promise par Genius élargit la perspective finale bien au-delà de ce terme que constituait chez Guillaume le moment de l’écriture. Les discours de Raison et de Nature sont, par essence, intemporels. Le narrateur s’exprime toujours à la première personne. Mais le je n’a plus la même portée. Le narrateur ne peut plus ériger son expérience en garant de la vérité du songe. Ses interventions se raréfient!, se font plus ambiguës (c’est 1. Cf. vv. 15105-15272, adresse au public de « leal amant », dames et aux personnes visées par la satire; vv. 21643-21664, adresse aux ( seigneur vallet » sur l’art de cueillir les roses.

Analyse de l’œuvre

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Amour qui parle, à la troisième personne, de la genèse du poème). Le vécu, porteur de la « senefiance » du songe, est remplacé par une expérience à valeur exemplaire, pédagogique: (tant avez au mains d’avantage /que je vos apraign mon usage / san riens prandre de vostre avoir » (v. 21661-21663). La continuation se présente donc sous un jour bien différent de son modèle. Les principes de la création, les bases du système de Guillaume ont changé. Jean envisage autrement l’écriture allégorique.

L’éclatement

de la forme

Pourtant, il utilise le même artifice, le même vocabulaire que Guillaume quand, à deux reprises, il remet à plus tard le moment de la vérité : dans l’évocation de la genèse de l’œuvre (& puis vodra si la chose espondre », v. 10573) et dans l’adresse au public (( quant le songe m'’orez espondre », v. 15117). La continuité de l’inspiration semble assurée : il s’agit d’un songe dont on connaîtra la signification vers la fin. Mais l’absence de la notion de « vérité », si importante pour la compréhension du poème de Guillaume, et la variation introduite dans la formule au vers 15120 (& quant le texte m’orrez gloser ») trahissent un glissement lexical symptomatique.

De la « senefiance » à la « glose ». — L'existence du double sens, qu’énonce chez Guillaume le schéma « matire »/« senefiance »-« vérité », se lit chez Jean dans le couple « espondre » et « gloser », partiellement opposé à « letre ». L’origine de cette terminologie est significative. L’exégèse biblique! et les exercices de « lectio » scolaires en 1. Cf. Pierre Abélard, Expositio in Hexaemeron (Migne, Patrologie latine, t. 178, col. 731) ; la Glossa Ordinaria; les Gloses sur Boèce de Guillaume de Conches.

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| Le Roman

de la Rose

fournissent la référence. Le modèle de Jean est l’interprétation de textes préexistants, au sens obscur ou caché, dont

la glose fait surgir la vérité. L’équivalence d’ « espondre » et de « gloser » se déduit de leur conjonction au v. 11806 (« car il ne savoient respondre / par espondre ne par gloser ») dans un contexte qui dénonce la provenance des mots (l’Université jugeant l’Evangile éternel — cf. vv. 11576 11577 : « car la glose l’espont isi : / c’est le Testament Ancien »). « Espondre » est souvent mis en relation avec le songe (v. 6485 : « qu’el savoit les songes espondre »; v. 6511 : & que je vos espoigne »; v. 6576 : « m’avez mon songe ainsinc espons »; vv. 6583-6584 : « onc ausi noble vision / n’ot si vils exposicion »), mais peut garder un sens non marqué (v. 6332 : « et la cause nos en espont ») et désigner toute explication. « Gloser » qualifie l’opération de l’exégèse (v. 6517 : « l’arbre par le gibet vos glose ») ou le détour que représente toute interprétation, voire toute figure du langage (v. 7052, v. 7162, v. 7166, v. 7174); son emploi est le plus souvent négatif, dans l’expression « sanz metre gloses », opposée à la lettre ou au sens propre, comme le montre l’exemple des vv. 6578-6580 (« car sachiez que cist nobles songes, / ou fause glose volez metre, / doit estre entendu a la letre »)!. La « glose » est toute pratique, même fallacieuse, d’extraction du sens caché; sa subtilité est le domaine des clercs : & un gros example en porroit metre / aus genz lais qui n’antandent letre; / car tex genz veulent grosse chose, / sanz grant soutiveté de glose » (vv. 1736317366). L’ambiguïité des connotations péjoratives, dans ses acceptions négatives, mêlées à une reconnaissance implicite

1. Cf. v. 6928 (K par plein texte sanz metre gloses »), vv. 7049-7050 (« parler proprement », & sanz metre gloses »), vv. 7153-7154 (« qui doivent estre pris a la letre, / tout proprement, sanz glose metre »), V. 7530, v. 18432. A noter que « senefier » apparaît au v. 21183,

comme

promesse d’élucidation d’une digression dans l'exemple de

Pygmalion.

Analyse de l’œuvre

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de ses vertus, ne peut que surprendre pour un procédé dont Jean par ailleurs se réclame. Se sent-il obligé de continuer dans le mode d’expression de son prédécesseur, mais sans croire en l'efficacité de cette forme, sans pouvoir ni vouloir en changer, mais en la minant de l’intérieur, en jetant discrètement le soupçon? Deux faits se dégagent de la terminologie. Le déplacement vers le vocabulaire de l’Ecole et de l’exégèse, du mystère de la «senefiance », à un système — parfois laborieux — de l’explication de textes. La défiance vis-à-vis de la méthode même, dont il donne un exemple d’application avec Phanie expliquant le songe de son père Crésus! (vv. 64916518). La technique est celle que l’on trouve mainte fois dans le Merlin, le Lancelot ou la Queste : découpage des éléments signifiants (vv. 6511-6518) après l’expression du sens global, les équivalences s’établissant par les relais lexicaux classiques (( pouvoir entendre », v. 6491, v. 6518, ou « estre », v. 6514, v. 6516). Guillaume ne fait aucune allusion de ce type. L’ « exposicion » promise par Jean serait-elle du même ordre? Là aussi, le texte se dérobe. La plupart des références à la glose apparaissent dans la discussion entre Raison et l’Amant sur le sens des mots, vv. 6949-7174. Leur dialogue sur l'arbitraire du langage, sur le rôle de l’accoutumance, sur la propriété des mots, les conduit à une réflexion sur les traditions de l’Ecole. La pratique de l’expression figurée consiste à dénicher sous le voile des & paraboles » (v. 7124), des « integumanz as poëtes » (v. 7138) et des « metaphores » (v. 7161) une vérité, un « sen » occulté par la « letre » (vv. 7132-7133 : «et qui bien entendroit la letre, / le sen verroit en l’escriture »); la métaphore de la lumière/obscurité se superpose à celle de 1. Phanie est « sage et soutille » (v. 6484) et possède la qualité principale du clerc.

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| Le Roman de la Rose

l’ouverture/couverture (v. 7134 : « qui esclarcist la fable occure », vv. 7135-7136 : « la verité dedenz reposte / seroit clere, s’el iert esposte »); l’image, associée à celle du vêtement (« integumanz », expression du v. 7148 : « quant le voir des fables vestirent »), et les variations sur ( profiter »/ « déliter » (vv. 7141-7144, v. 7146) situent Jean dans la lignée de la distinction canonique entre «& fable » et « vérité », caractéristique pour les prologues de poèmes allégoriques au xmm° siècle’, dont il n’y a pas trace chez Guillaume : sa & matire » n’est pas fable, sa vérité n’est pas « secrez des philosophes ». Dans le propos de Raison, ce développement fait digression (le sens des mots, leur propriété n’est pas en cause); bien qu’il soit question des poètes anciens et de l’Ecole, on reconnaît trop bien le projet général de Jean (Genius ne fait pas autre chose quand il dénonce le verger de Deduit comme « fable ») pour ne pas y lire une allusion à sa propre technique. Son intention est aussi de dévoiler les & secrez » cachés dans la « fable occure » de son prédécesseur, de faire «bien entendre la letre ». Rien ne vaut pourtant l’expression directe : &« mes a riens nule ne m’efforce, / quant riens veill dire apertement, / tant comme à parler proprement » (vv. 7120-7122); telle est la devise de Raison. Mais rien de moins facile, car les mots trompent, leur origine (Dieu a chargé Raison de nommer les choses & proprement et communement / por craistre nostre entendement », vv. 7063-7064) ne garantit plus leur vérité, leur rapport nécessaire au référent. Le fondement théorique de l’euphémisme courtois, prôné par 1. Cf. Besant de Dieu de Guillaume le Clerc (éd. P. Ruelle, VV. 79-83), Quatre filles de Dieu (vv. 1-2), Dit de la Mort de Largesse

de Hue Archevesque (vv. 1-4), Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc (VV. 1-2), Roman

de Carité du Reclus de Molliens (str. 34), Dit de

Dame Guile (VV. 11-12), Mariage des neuf filles du diable (vv. 9-10). € Integument » est le terme technique des allégorèses du xrr° siècle (Integumenta Ovidii de Jean de Garlande).

Analyse de l’œuvre

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Amour, principal contradicteur de Raison, est menacé : ne pas nommer, ce n’est pas nécessairement ne pas faire exister. La glose n’en devient que plus indispensable, pour dépister les &« methaphores » et débusquer la vérité cachée sous le mot. L’allégorie est rendue possible et nécessaire par les équivoques du langage. Par la glose, elle peut faire jaillir le « voir », mais gare à la fausse glose » (v. 6579), à celle qui a suscité l’ « Evangile pardurable » (v. 11772) et à Faux Semblant qui rôde! Du combat à la cueillette : déformations de la lettre. — Le sens littéral, c’est d’abord le schéma de Guillaume qu’il faut mener à terme. La continuité narrative affichée (vv. 1056910572) cache pourtant la dispersion, la dissociation des images. Les discours découpent deux plages métaphoriques, au milieu (vv. 9973-15860) et à la fin du texte (vv. 2067421150). Trois séquences différentes aussi bien par leur ton, leur modèle de référence que par leur technique de développement s’y trouvent. Les vv. 9973-10408 perpétuent la manière de Guillaume : réapparition de Doux Penser et Doux Parler, jeux de la progression et de l’éloignement, cette fois par rapport au château, prédominance de la métaphore spatiale (chemin de Richesse, sentier de Trop Donner qui mène à Pauvreté, assistée de sa chambrière Faim et de son fils Larcin), nouvelle arrivée d'Amour. Avec la convocation de l’armée du dieu (vv. 1040910463), l'élaboration de la stratégie (vv. 10651-10888), l’expédition contre Male Bouche (vv. 11985-12350), la corruption de la Vieille (vv. 12351-12510), l’entrevue avec Bel Accueil (vv. 14517-15104) et la bataille (vv. 15273-15605), nous entrons dans un autre système métaphorique, latent chez Guillaume, pleinement exploité chez Jean, celui de la « psychomachia ». Mais les données sont brouillées: les amis potentiels ne sont pas fiables (Richesse); il faut s’allier

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| Le Roman

de la Rose

à d’inquiétantes figures qui semblent venir tout droit du mur des « ymages » (Faux Semblant); l’efficacité du dispositif adverse est perturbée par des traits externes, venus de la tradition satirique (la Vieille et sa fidélité vacillante devant le cadeau de quelques joyaux). Non content de relativiser le schéma d’opposition simple du bien et du mal, qui est à la base de la « psychomachia », Jean sape le procédé en poussant à l’absurde l’élaboration métaphorique des personnifications engagées dans le combat. Le principe consiste à donner à chacune l’armement et le comportement qui traduisent le mieux le contenu de la notion représentée. Sur le modèle de l’allégorie descriptive, l’auteur associe une partie de l’équipement, arme, bouclier, et un second terme inattendu, par une fausse détermination (& de », indiquant l’origine ou la matière); le raccourci d’expression réunit en un même syntagme la métaphore (objet, partie d’objet) et le sens (notion ou comportement). Dans l’Armeüre du Chevalier de Guiot de Provins, la hiérarchie des vertus du « miles christianus » est efficacement représentée par l’image du bouclier de Pitié, du cheval de Charité, des éperons de Patience, du haubert de Foi. Chez Jean de Meun, le procédé se fait dérision : pour chaque personnage, la description de l’arme (massue, épée, couteau, lance) ou de ses composantes (targe, lame) renvoie à des notions qui appartiennent à l’extension ou à la compréhension du concept énoncé par le nom. Mais les rapports sont plus qu’insolites : « sa targe fu d’estoutoier / bordée de genz vistoier » (vv. 15289-15290); parfois, la contradiction s’installe, quand des « armes » sont faites de comportements non agressifs (supplication, pleurs, gémissements, fuite), comme pour Franchise, Pitié ou Honte. La « miséricorde » de Pitié, terme désignant le coutelas qui achève les victimes, relève du calembour. L’épée de Honte, « forgee douteusement / de soussi d’aperçoivement » (vv. 1543315434), étale comme une provocation l’invraisemblance de

Analyse de l’œuvre

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l’artifice. Jean transforme la logique du « decorum », de la convenance productrice du sens, en jeu de mots. Le combat devient épopée burlesque : Pitié arrose de ses larmes Dangier, et réussit à l’ « amoloier » (v. 15377); Peur, avec son

«escu de doute de perill » (v. 15492), se conduit en héros, elle qui & trop souloit estre couarde » (v. 15483), et manque de tuer Seürtez. La parodie contamine la digne « psychomachia » qui d’habitude met en scène le triomphe des Vertus sur les Vices. La même distorsion de la métaphore se retrouve dans la séquence finale. La cueillette de la rose est racontée en deux temps : l’entrée de l’Amant dans le château est décrite, sur le mode parodique, comme un pèlerinage, où le bâton du pèlerin tient le beau rôle; la quête se termine en sous-

entendus grivois, qui développent toutes les équivoques de la métaphore

comme

de Guillaume.

Le « pèlerinage » se greffe,

métaphore filée sur plus de 300 vers (vv. 21316-

21640), sur la métaphore de la quête. Il permet une description, aux allusions trop claires, de l’équipement, composé d’un « bourdon roide et fort » (v. 21324), d’une «escharpe » de « pel souple san cousture » (v. 21328) contenant € .II. martelez »; la narration surdétermine le transfert (la fonction du bâton est de sonder chemins et fossés, vv. 2136921404; cette image introduit un commentaire sur les vieux chemins et les jeunes, explicitement associés à la femme), qui culmine dans la scène d’adoration à genoux entre deux piliers, le baiser « dévôt » (v. 21573), l’introduction du

bourdon (1° «escharpe » pendant « darriere », v. 21576), les difficultés causées par le « paliz » (v. 21581) pour ce premier passage. La métaphore de la cueillette, avant d’être exploitée pour elle-même, est glosée par un autre système d’images, qui donnent la tonalité et empêchent de prendre à la lettre l’acte final. La rose y figure comme rose, mais chaque action, chaque partie de la fleur peut être prise comme moment de la défloration ou partie du corps

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| Le Roman de la Rose

féminin. Les rosiers sont saisis par les « rains » (v. 21675 : l’homophonie est un précieux adjuvant du double sens), le bouton est « elloichie » (v. 21671), l’ & escorce » est Centamee » (v. 21686), et l’Amant y répand « un po de greine » (v. 21690). La boucle est bouclée : la métaphore de Guillaume, euphémisme courtois, est rendue à sa propriété, démystifiée. La glose par l’équivoque en a fait apparaître la vérité, celle du désir. Vérité qui n’a rien de scandaleux au demeurant, puisqu’elle répond aux exigences de Nature transmises par Genius. La personnification discursive ou la glose comme dialectique. — Autant que chez Guillaume, la personnification de Jean est inséparable de la métaphore. Mais son rôle change, et la distribution n’est plus la même. Amour, Raïson, Ami, Vénus, membres de l’armée du dieu, semblent repris de Guillaume. Mais les figures sont amplifiées, trouvent comme

la Vieille une dimension nouvelle. Raison et Ami voient leur partie démesurément gonflée; le contenu de leurs discours déborde leur fonction initiale de contrepoint ou renfort de l’amour. Amour devient chef de guerre avant de céder la place à Vénus, qui mène l’assaut final. De nouveaux venus envahissants n’ont qu’un lien vague avec l’action, comme ce Faux Semblant dont la présence exige une mise au point (vv. 10445-10462), ou Nature et Genius laborieusement rattachés par l’artifice du serment de l’armée (vv. 1621916221). La relation entre personnification et métaphore s’est distendue. Le sujet, partie prenante pour l’essentiel, chez Guillaume, se trouve souvent relégué à la périphériet. L’apparente continuité narrative masque un autre schéma concurrent, qui prend le relais : celui de l” « altercatio », du débat de personnifications, de la confrontation des discours 1. Nature et Genius dialoguent sans qu’il participe ; Faux Semblant s’adresse à Amour, la Vieille à Bel Accueil.

Analyse de l’œuvre

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qui occupent la place la plus importante du texte et constituent une glose permanente, une succession de digressions qui menace à chaque instant de faire éclater la cohérence superficielle de la lettre. Mais la personnification devenue essentiellement discursive est à la limite du procédé. Pour Raison et Ami, Jean profite de l’élaboration, déjà bien sommaire, de Guillaume. Pour Nature, il avoue — coquetterie d’auteur, impuissance à représenter une figure qui incarne la totalité, ou échec significatif à donner à ce discours une dimension iconographique ? — son incapacité à décrire (vv. 16135-16218); l’évocation du lieu de son action, la forge, compense le risque de sécheresse didactique (encore ne s’agit-il que de simples verbes, « forger », & entrer dans sa forge ») et il faut l’appoint de personnages secondaires, Art à ses pieds, Genius écrivant, pour composer une sorte de miniature viable. La Vieille se définit par le regret des erreurs de jeunesse, mais son discours est pour l’essentiel un art de séduire tout à fait étranger à sa fonction première de gardienne de la vertu. Faux Semblant marque la frontière ultime : le principe de toute personnification est la correspondance entre l’apparence et le comportement d’une part, la notion de l’autre. Or ce moine déguisé incarne l’apparence fausse, la parole mensongère. Les repères sont brouillés. Il doit se donner à reconnaître par un discours où il dévoile son stratagème et sabote son efficacité, devant Amour qui lui demande de se trahir (vv. 10913-10921); l’effet de réel — la référence à l’actualité — pallie dans une certaine mesuré les apories de la figure. Si l’invasion du discours menace la cohérence de la métaphore, elle n’est pas impuissance à maîtriser l’unité de la création allégorique. Le discours est explicitation, indirecte mais continue, du sens littéral. Les thèmes abordés s’écartent du projet initial (siège et conquête), mais prennent sens dans un système, dans une autre totalité. La

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/ Le Roman de la Rose

cohésion de l’ensemble est moins tributaire de l’image matrice que du courant qui s’établit entre les différents discours. La glose est dialectique, confrontation des opinions, contradiction féconde!. Les conseils cyniques d’Ami au séducteur, de Vieille à Bel Accueil, signifient par rapport à la conception de l’amour chez Guillaume et en contraste avec les propositions de Raison (amitié, amour désintéressé, plaisir comme moyen et non comme fin). Les interventions de Raison au début et de Nature à la fin du texte font entendre deux manières de pratiquer la sagesse, l’une plus morose, l’autre plus gaie. Genius fait écho à Raïson quand il parle procréation, aux pourfendeurs de la gent féminine quand il répond aux plaintes de Raison par le tableau des vices du « sexe divers et muable » (vv. 1629316676). Faux Semblant, avec ses variations sur le vrai et le faux, semble faire la théorie d’une hypocrisie recommandée

par Ami et la Vieille, et adoptée par l’Amant (vv. 1025710276)?. Une circulation du sens se crée, appuyée par les symétries de la construction : le début de Jean consiste en deux longs discours, dont la contrepartie se retrouve avec Nature et Genius à la fin; à l’évocation du personnage mythique de Fortune par Raïson, on peut comparer celle de Saturne par Genius. Ami parle pour l’homme, la Vieille pour la femme. A travers la glose, la vérité se manifeste sous ses multiples facettes. L’adresse du narrateur, au milieu des équivoques sur les « chemins », en définit le principe : (ainsinc va des contreres choses, / les unes sont des autres glose / et qui l’une an veust defenir, / de l’autre lui doit souvenir » (vv. 21543-21546); ainsi s’atteint la « diffinicion » (v. 21548), la connaissance certaine. 1. On peut penser ici à la méthode d’exposition dite scolastique, dont la Somme de Thomas donne une idée. 2. Cf. vv. 10269-10270 : « (...) car je fesoie / une chose et autre

pensoie ».

Analyse de l’œuvre

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Aimer, connaître et procréer Si l’enseignement du poème de Guillaume se dérobe par sa discrétion et sa banalité, celui de Jean pose le problème de la surabondance et de la diversité. Le concept de didactisme s’y trouve dépassé, car l’œuvre ne met pas une série d’images au service d’une doctrine; le savoir est partout, au point de laisser apparaître la trame métaphorique comme prétexte à l’étalage de culture. Il faut donc essayer de replacer toute cette science dans l’ensemble du projet, comme étape de la glose. Les leçons directes se situent au début et à la fin, dans la bouche des personnifications les moins intégrées. Mais les discours d’Ami, de Faux Semblant et de la Vieille, ainsi que la première intervention de Genius, avec leur tournure satirique, doivent y prendre place. Enfin, si l’on en croit les déclarations de l’auteur, tout cela doit s’inscrire dans une intention générale, définie comme écriture d’un « Miroër aus Amoureus ». De Raison à Nature : les voies de la sagesse. — Chez Jean, Raison revient à la charge pour détourner l’Amant d’Amour, et le début de son discours garde de fortes attaches avec celui qu’elle tenait chez Guillaume! : la dénonciation des égarements de la passion s’accompagne d’une « descripcion » (v. 4262), en fait une définition de l’amour par 40 vers d’antithèses (vv. 4263-4302), puis, à la requête de l’Amant abasourdi par cet exercice de haute voltige dialectique, d’un développement sur le mal d’amour, non plus sous la forme courtoise de la douce souffrance, mais comme « maladie de pensee » (v. 4348)2. Raison remplit ici mieux 1. Cf. v. 4201 : « seras tu ja d’amer lassez ? » ; v. 4212 : « fox fus quant a ce te meis ». ‘ ; 2. Cf. vv. 4347-4354 : « Amors, se bien sui apensee, / c’est maladie

de pensee / antre .II. persones annexe / franches entr’els, de divers sexe, / venanz a genz par ardeur nee / de vision desordenee, | pour acoler et pour besier / Pour els charnelment aesier. »

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| Le Roman de la Rose

son rôle de contrepoids rationnel, et s’en prend au dérèglement

de l’esprit. Elle ne se contente pas comme chez Guillaume d’incriminer la jeunesse, elle fonde son argumens tation sur un long parallèle entre la jeunesse et la vieillesse, inspiré de Cicéron!. Dès ce premier temps, elle apparaît dans ses paroles comme une entité cosmique, et non plus comme simple adversaire du cœur : elle connaît les secrets de Nature, figure qu’elle introduit (v. 4382), et en énonce la loi : la plaisir, unique souci de la jeunesse, n’est pas une fin en soi, mais une ruse en vue de la procréation. La critique du comportement de l’Amant est suivie par l’évocation de plusieurs formes d’amour en harmonie avec l’ordre de l’univers : amitié (vv. 4655-4738) et amour de charité, dont la description introduit, par le biais d’une réflexion sur la vanité des richesses, le thème dominant du troisième temps, celui du règne de Fortune (vv. 5812-6870). Quand elle oppose l’ « amour de Raison » aux pièges de l Camour de Fortune », Raison renoue avec ses origines et parle Comme la Philosophie chez Boèce. Adversaire privilégié de la déesse du monde sublunaire dont elle décrit le palais périlleux en une séquence allégorique adventice (vv. 5891-6144), elle représente la voix de la sagesse antique, telle que l’a appréciée le christianisme, le renoncement non seulement à la folie de l’amour, mais aux fausses valeurs, richesse, pouvoir et gloire. Son discours est un condensé de la philosophie morale antique, un catalogue d’exemples classiques (Néron, Crésus), dont les références sont significatives : Cicéron ou Socrate, proposé en modèle de sagesse (vv. 5817-5838). La figure de Raison chez Guillaume a donc subi une double évolution. De notion appartenant au registre courtois, psychologique et moral, elle est devenue personnifica1. Cf. vv. 4400-4401 : « si com Tulles le determine / ou livre qu’il fist de Vieillece ». Cf. 4718 sur l’amitié.

Analyse de l’œuvre

| 83

tion de la philosophie, au sens où le Moyen Age pouvait la concevoir. Comme entité cosmique, elle prend place parmi Fortune, Nature et Mort, êtres intermédiaires entre la simple personnification et le personnage mythologique. La voix de la mesure enseigne une sagesse totale, où viennent se déposer les lieux communs de la « sapientia ». Raison se rapproche de cette «ratio » que le Moyen Age rend responsable de la vie morale!. Ouvrant la glose, elle arrache l’amour à sa thématique purement courtoise et le place dans une perspective universelle. Elle prépare les leçons de Nature et Genius. Plus encore que Raison, le personnage de Nature est redevable à la tradition cosmogonique des poètes proches de l’Ecole de Chartres. Dans l’Anticlaudianus, Raison se charge d’organiser la fabrication du « juvenis ». L’allusion qu’elle fait, chez Jean, à la ruse de Nature vient du De Planctu Naturae, qui fournit au poète aussi bien les éléments de l’apparition de Nature que la métaphore de la plainte sur le désordre de l’univers, et le couple qu’elle forme avec Genius’. Nature représente l’œuvre de vie (la création des individus), et la totalité de l’existant, dont elle assure le bon ordre. Son domaine est celui des causes secondes; son rang dans la hiérarchie divine est symbolisé par l’imagerie de la forge : Nature perpétue les espèces en forgeant les individus (vv. 15867-15868), pour contrecarrer le pouvoir de Mort. La fable du phénix offre à ce processus une illustration bien connue (vv. 15947-15968 : comme le phénix renaît de ses cendres, l’espèce renaît dans chaque individu). L’allégorie, en décrivant Nature dans sa lutte contre Mort, ayant à ses pieds Art en posture de mendiante, 1. Cf. la distinction entre l’ « âme végétale » (croissance, nutrition, reproduction), l’ « âme sensitive » (sensation et sentiment) et l” «âme rationnelle », divisée en « intellectus » (faculté de contemplation de la vérité) et « ratio » (moralité). — C. S. Lewis, The discarded image, Cambridge, 1964, chap. VII, p. 132-162. 2. Chez Bernard Silvestre, il y a plusieurs « genii », dont Oyarses, chargé de l’art. Chez Alain, Genius est le double de Nature.

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| Le Roman

de la Rose

trouve une expression imagée pour un concept complexe, mais courant dans la théologie médiévale!. Le discours de Nature la définit comme ordonnatrice de l’univers, qui lui doit obéissance, depuis les quatre éléments (v. 16751) jusqu’à l’homme, en passant par le firmament, les planètes, les vents et les comètes. Elle se donne à ellemême les noms de « chamberiere » (v. 16751),

«connetable »

et « vicaire » de Dieu (v. 16752) qui l’a faite gardienné de la « bele chaene doree / qui les .IIIL. elemenz enlace » (1675616757). Soutenu uniquement par la métaphore de la confession à son chapelain, cet exposé de 2676 vers est construit sur le schéma « tout m’obéit, sauf un seul être » (vv. 1669919375); il faut attendre le vers 18991 pour savoir que c’est l’homme, et les vers 18975-18991 pour connaître sa faute. Ainsi se maintient laborieusement la fiction de la plainte (v. 18937 : « ne me plain des elemanz », v. 18952 : « si ne me plain mie des plantes », v. 18964), du regret de Nature d’avoir attribué à l’homme toutes les perfections (v. 19165 : « cist est la fins de toute m’euvre »); mais l’artifice d’insertion ne réussit pas à cacher l’intention didactique. Le discours de Nature est digression permanente, fourre-tout de la culture scientifique de l’auteur (liberté et nécessité, VV. 17029-17844, optique, vv. 18000-18256, visions, VV. 18257-18485, noblesse, vv. 18558-18866). La formule symptomatique en est le retour au propos initial (v. 17845, v. 18484). Genius est l’interprète des désirs de Nature, auxquels il

donne une expression plus plaisante, en un « sermon joyeux ». Affublé des insignes épiscopaux, il excommunie 1. Cf. E. Gilson, La philosophie au Moyen Age. Des origines patristiques à la fin du XIV® siècle, Paris, Payot, 1962, 2° éd., p. 315 : Nature est l’une des convictions les plus répandues, elle est « l’inépuisable fécondité d’où jaillit le pullulement des êtres », la & source de vie universelle, et non seulement leur cause, mais leur règle, leur loi, leur ordre, leur beauté et leur fin ». Elle est l’héritière des fonctions du démiurge du Timée.

Analyse de l’œuvre

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les « deleal », les « renié » (v. 19498) qui méprisent l’œuvre de Nature. Une série de métaphores l’aide à développer cette thèse : stylets et tablettes, marteaux et enclumes, socs et jachères (vv. 19513-19552) qui assimilent la génération et tous les travaux créateurs de l’activité humaine (artisanat, agriculture et surtout écriture). La métaphore dominante sera celle du labour : la perversion sexuelle est figurée par l’image de la charrue retournée ou du sillon dévié; l’encouragement à la procréation prend la forme d’une invitation à labourer (« arez, baron, arez.…. »). Genius relie les considérations universelles et abstraites de Nature au thème global du Roman, à l’apprentissage du « loyal amour ». Il

tire les conclusions pratiques de la vérité que Raison avait déjà évoquée : profiter du plaisir pour faire œuvre pie. L’Amant ne se le fera pas dire deux fois... La richesse inhabituelle de l’enseignement philosophique et théologique du poème de Jean incite à prendre l’œuvre comme témoin du contexte intellectuel de son temps plutôt que comme réussite poétique. Les tentatives de classification de sa « pensée » en une quelconque variété de doctrine en « -isme »!, d’annexion à une école, ou, pour les plus prudents, la tentation d’en faire un catalogue des idées en circulation, ne doivent pas faire oublier que Jean est d’abord poète, que l’unité et la cohérence de son texte ne se situent que sur ce plan poétique.

Chaque

discours comporte

un

enseignement littéral, mais, du moment que plusieurs discours

forment

système à l’intérieur d’un cadre poétique-

ment élaboré, il ne s’agit plus seulement de didactisme. La confrontation des pensées, l’exploration du savoir sont une nécessité de la glose. Il est téméraire de vouloir fixer la 1. Pour cette tradition critique à propos de Jean de Meun, cf. Bibliographie. G. Lanson et E. Faral ont imposéde Jean l’image d’une sorte de « philosophe » du xvu* siècle. Les rapprochements avec l’averroïsme ont quelquefois séduit la critique (cf. Lagarde, La naissance de l'esprit laïque au déclin du Moyen Age, PUF, 1942 — et surtout F. W. Müller (cf. Bibliographie, p. 126)).

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de la Rose

diversité dialectique de ce savoir en une « diffinitive santance », même si certaines idées récurrentes, comme celle de la procréation, ont manifestement la préférence de l’auteur. Qu'’on le traite de « naturaliste », d’ &averroïste » ou de «scolastique »!, le Roman de la Rose de Jean de Meun n’est pas un document pour l’histoire des idées, mais un exemple d’utilisation du savoir comme matériau littéraire. Tout au plus peut-on admettre que Jean reflète un « climat » intellectuel, un « milieu » culturel. Sa pensée fait flèche de tout bois, platonisme et aristotélisme y font bon ménage, comme ce devait être le cas à l’Ecole; le Roman semble moins le reflet d’une tendance que le témoin de la culture d’un clerc au xur° siècle. Les passages cités pour démontrer que Jean se situe à l’avant-garde de la spéculation, voire dans les terrains mouvants de l’hétérodoxie, sont à lire d’abord comme transpositions poétiques?. La « philosophie » de Jean entre dans un projet global, comme symétrie à la doctrine implicite de Guillaume : le thème de la procréation et du plaisir comme moyen, n'est-elle pas le meilleur contrepoids à une idéologie qui fait de l’amour, du « deduit » sa finalité unique? La libération du désir, en vue de la génération, n’est pas sans rapport avec celle des mots, en vue de la vérité, que préconise Raison. De femmes et de moines : la portée de la satire. — La tentation de l’assimilation de Jean à une idéologie devient 1. Ce terme qualifie la théologie à partir du xim° siècle, quand la tradition augustinienne et platonicienne cède de plus en plus la place

à l’aristotélisme.

La

scolastique

désigne

surtout

un

art

de raisonnement dialectique, fondé sur la logique aristotélicienne, et la tournure générale de la glose chez Jean peut s’en rapprocher. L'association, chez G. Paré et M.-M. Gorce (cf. Bibliographie) avec & courtois » est insolite, et témoigne de la distance avec la « vraie philosophie ». 2. Cf. l’analyse par P.-Y. Badel de la métaphore de la « chaene doree ». Cf. P.-Y. Badel, Le Roman de la Rose au XIV® siècle, Genève, Droz, 1980, p. 3-9.

Analyse de l’œuvre

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encore plus forte avec les discours d’Ami, de la Vieille et de Genius, dont l’agressivité et le mordant semblent traduire une position précise de l’auteur, dans le domaine

social ou politique. On n’a pas manqué, comme d’ailleurs chaque fois que la raillerie se profile, de faire appel à P « esprit bourgeois », par un anachronisme qui ignore aussi bien les conditions sociologiques que les ressources formelles de la production littéraire médiévalet. La deuxième partie du Roman est rapidement devenue un répertoire de citations misogynes, et la querelle dont il est l’objet au début du xiv° siècle porte essentiellement sur ce thème. Il est vrai que des personnifications y sont acharnées à détruire l’image idéale de la femme, que véhicule la tradition courtoise, et tout particulièrement le poème de Guillaume. Le tableau des « meurs feminins » (v. 15170) est un résumé des perversions de la Terre. Ami, après l’évocation des méthodes de la conquête, passe aux moyens de conserver la femme; la tâche est difficile, car les femmes n’ont en tête que la ruine de l’amant et rien ne vaut auprès d’elles une « grant borse pesanz / tote farsie de besanz » (vv. 83178318). Le mariage est un avant goût de l’enfer, si l’on en croit le jaloux dont Ami fait le portrait (vv. 8425-9390). Le vice de ce personnage permet une description de la ruse et de la malignité féminines, de la débauche et de l’hypocrisie, ponctuée de quelques déclarations fracassantes : une femme vertueuse est plus rare que le phénix (v. 8659); une femme bien parée ressemble à un fumier couvert d’un drap de soie (v. 8877-8883), la débauche est son moindre défaut, car elle sait être sorcière et empoisonneuse (vv. 9112-9124); la conclusion, percutante, s’énonce en une formule souvent reprise par la suite : « toutes estes, serez et fustes / de fet ou de volenté, pustes » (vv. 9125-9126). 1. Cf. la mise au point de P.-Y. Badel, op. cit., p. 49, et Part. de L. J. Friedmann,

Jean de Meun,

antifeminism and bourgeois rea-

lism, Modern Philology, 57, 1959-1960, p. 13-23.

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/ Le Roman de la Rose

A côté de cette forte pensée, les conseils de la Vieille à Bel Accueil, qui tissent en filigrane une réponse et une confirmation des paroles d’Ami, ont au moins leur justification. Ils expriment, dans une société dominée par l’homme, les droits que confère à la femme la liberté qui lui a été donnée par la nature et que la loi lui a enlevée (vv. 13845-13848): La leçon de l’expérience, incarnée par la Vieille, ne manque pas de réalisme : il faut lutter, par une ruse plus efficace, fondée sur le pouvoir du désir, contre les tromperies masculines. Artifices de la toilette, art de dissimuler ses imperfections et de mettre en valeur ses avantages, comédie des larmes, feinte permanente composent la séduction féminine dont le but est moins le plaisir que l’intérêt (vv. 13665-13668)2. Le tableau paraît sans indulgence, mais il est en situation : avec son pendant masculin, il représente l’état de lutte des sexes qui sous-tend toute misogynie. L’excès du second n’est que la réponse aux exagérations du premier.

Mais la consolation de Genius à Nature ne se justifie plus par

cette dialectique. Le contenu du discours est curieusement déplacé par rapport à son objet : étrange façon de consoler une femme, que de lui dépeindre les vices de son sexe, quitte à conclure qu’elle fait exception (v. 1667 : (si n’ai ge pas por vos ce dit »). Genius reprend, de manière détachée, les griefs déjà énumérés, mais avec recul et, en citant Tite Live et l’Ecriture (flatterie, sottise, crédulité, colère, méchanceté, avarice), offre une nouvelle variation sur le thème de la feinte (l’art d’arracher les secrets): il conclut par un conseil d’abstention qu’il tempère — en prévision de son futur sermon — de quelques recomman1. «D'autre part el sunt franches nees / loi les a condicionees / qui les oste de leurs franchise / ou Nature les avoit mises. » 2. « Mes s’el veult mon conseill avoir, / ne tande a riens fors qu’a sr | Fole est qui son ami ne plume / Jusqu’a la darreniere

plume. »

Analyse de l’œuvre

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dations pour la cohabitation avec le monstre (vv. 1658716670). Le contraste entre ce discours et l’invitation à procréer nous met dans la même situation que Panurge cherchant à se marier. La profusion des citations, des références érudites (Valerius, Juvénal, Théophraste), des exemples (Lucrèce, Hercule, Samson), est un indice : Jean se situe dans une tradition littéraire et cléricale. Dans le bon déroulement de la glose, il n’est pas possible d’ignorer ces autorités, ces opinions, quand il s’agit de femmes et d’amour. La misogynie d’un discours n’implique pas l’adhésion de l’auteur. Les propos les plus virulents sont mis dans la bouche d’un personnage

hors de sens : ses paroles contribuent autant à l’élaboration du portrait d’un vice (v. 9391 : « cist vilains jalous ») qu’à la connaissance de la femme. La distance entre le discours et l’auteur est accrue par le fait qu’il s’agit d’une personnification, Ami, qui est responsable du portrait, qu’elle remet d’ailleurs en situation (vv. 9391-9462) en dénonçant les conséquences néfastes de toute volonté de domination dans le couple, préfigurant ainsi les idées de la Vieille sur la liberté féminine. Les critiques assumées par Ami en son nom propre sont moins féroces, et servent plutôt de justifications pour la tactique (art de couvrir les infidélités, feinte — cf. vv. 9745-9822). La conviction de la Vieille s’explique par son attitude défensive, et repose sur l’expérience d’une impitoyable loi naturelle : la fragilité de la jeunesse et de la beauté. Seul le discours de Genius semble gratuit. Mais l’ensemble des trois interventions misogynes est à replacer dans l’intention générale de l’auteur. Une autre perspective s’ouvre par là sur l’amour, complémentaire des formes d’amour raisonnabies suggérées par Raison, ou de l’amour naturel orienté vers la procréation prôné par Nature et Genius. Les tableaux de la séduction masculine et féminine illustrent de façon concrète le règne de Fortune et de Faux Semblant.

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/ Le Roman de la Rose

La conception de la femme et de l’amour qui se dégage de ces discours forme contrepoint, glose par les contraires, à cette image de la femme, source de toutes les vertus, et de l’amour comme perfectionnement de soi, qu’incarne le verger de Deduit. Il n’y a pas trace ici de « réalisme » (ce n’est pas la «vraie nature féminine » que Jean veut opposer à l’illusion ou à la supercherie courtoise) ni d’inspiration « bourgeoise » (dans la mesure où les classes non aristocratiques de la société s’en prendraient à l’idéalisation aristocratique en rappelant les exigences de la nature et les tristes nécessités matérielles)’. L’antiféminisme de Jean est tradition littéraire et cléricale, réponse dialectique, jeu formel à l’intérieur d’un registre thématique dominant. Faux Semblant introduit une autre cible privilégiée de la satire, le clergé. Mais, au lieu de refléter les vices habituellement attribués aux prêtres et moines (paillardise, simonie, cupidité, gourmandise), le personnage concentre les attaques sur un thème imposé par l’actualité. Le groupe visé se réduità une catégorie particulière de moines, les ordres mendiants, dont la volonté de retour aux origines de pauvreté et d’humilité est interprétée comme art de détourner les apparences, de singer la vertu pour mieux se livrer au vice. Tout le discours est variation sur le vrai et le faux, le bien et le mal, la pauvreté et la richesse, l’humilité et l’orgueil. La métaphore directrice est celle de l’habit (cf. v. 11028 : « la robe ne fet pas le moine »}?; Faux Semblant fait écho aux conseils de feinte d’Ami et de la Vieille, voire à la métaphore par laquelle Raison évoque ce travestissement qu'est le double sens. L’hypocrisie reli-

1. Cf. l'impasse de Richesseet le motif récurrent de l’argent dans les discours de Raison ou de la Vieille, qu’il faut mettre en relation avec l’idée de Largesse, vertu essentielle chez Guillaume.

2. Cf. v. 11024, v. 11041, v. 11064, v. 11071, v. 11078, v. 11084, V. 11088, v. 11093, v. 11094, v. 11156, v. 11177, v. 11187, v. 11234.

Analyse de l’œuvre

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gieuse n’est donc pas pure digression dans ce texte consacré à l’amour. Faux Semblant, au centre du poème, marque la limite au-delà de laquelle la glose et le langage ne sont plus fiables, parce que le rapport à la vérité n’est plus stable. Mais sa présence est salutaire, pédagogique, car elle rappelle que le désir aussi se masque, et que son langage ne peut être toujours pris à la lettre. Sur l’univers de Guillaume, d’où Papelardie est exclue, il jette le soupçon : sous le vêtement de l’Amant transi se cache la vérité du désir physique, que l’euphémisme tente de bannir. La portée satirique du personnage, l’effet de réel, la dénonciation idéologiquement orientée des agissements d’un groupe avide de pouvoir qui veut mettre la main sur l’Université et la Cour, est une motivation qu’on ne peut exclure, mais qui paraît secondaire par rapport à la fonction intratextuelle de Faux Semblant. Cependant, les allusions au déguisement, à la pratique de la mendicité comme méthode pour accumuler les richesses, à l’usage de l’habit du pèlerin pour l'expédition contre les gardiens de Bel Accueil, au simulacre de confession suivi d’égorgement en guise d’absolution, sont les seuls passages du poème de Jean de Meun qui puissent s’interpréter comme porteurs d’une idéologie, d’une position précise vis-à-vis d’un problème d’actualité. L’ (excusasion » que le narrateur présente aux vv. 1510515272 définit la portée, et, indirectement, les cibles, de la satire, figurée par la métaphore de la morsure (v. 15169, v. 15215). Bien entendre son propos, c’est d’abord se rendre compte qu’ils appartiennent à un enseignement! dont le point central est l’amour : « notez ce que ci vois disant, / d’amors avrez art souffisant » (vv. 15113-15114); les attaques contre les femmes relèvent de la tradition d’un savoir

1. Cf. v. 15173 : Jean justifie son « escriture », « qui toute est por anseignement ».

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/ Le Roman

de la Rose

fixé par les « aucteurs » (v. 15188) : « cist les meurs femenins savoient / car touz esprouvez les avoient » (vv. 15199-

15200). Tout ce que Jean rapporte, quel qu’en soit l’impact sur telle ou telle catégorie, est connaissance : (onc rien n’en

dis (..) / qui ne soit en escrit trové / et par experimant prové, / ou par reson au mains provable, / a cui-qu’el soit desagraable » (v. 15263, vv. 15265-15268). Les éléments de sagesse comme les traits satiriques constituent des moments d’une glose qui a pour finalité un «art d’amors ». « Miroër aus Amoreus » et apologie de la sexualité. — Les intentions avouées de Jean rejoignent dans leur formulation celles de Guillaume. L’intervention du narrateur aux vv. 15105-15272 répond à la digression d'Amour sur la genèse du poème (vv. 10496-10650). Guillaume, qui a «si loialment servi » le dieu (v. 10511) et « comencé le romant / ou seront mis tuit (ses) commant » (v. 10520), cède la place à un autre serviteur du même maître (v. 10539). L'œuvre du successeur s’adresse au même public, avec une nuance pourtant : plutôt que d’enseigner les « jeus d’Amors », elle apprend à éviter de mourir du mal (comme lJ’Amant de Guillaume ?)'; certes, le poème de Jean vise toujours ceux qui veulent « ensuivre les commendemenz » d’Amour (v. 10639), mais c’est Amour qui parle et prêche pour sa paroisse (en demandant que l’on se détache de Raison). Les propos du narrateur sur |’ « art d’amors souffisant » et l’expression du « Miroër aus Amoreus », impliquent plus que l”’ & art » et les « jeus » de Guillaume (cf. v. 15118 : & bien savrez lors d’Amors respondre »). Ils +

1. Cf. vv. 10615-10621 mauz

D’amer

ne morront

: « que ja mes cil qui les orront / des douz (..….) / car tant en lira proprement

/ que

tretuit cil qui ont a vivre / devroient apeler ce livre / le Miroër aus Amoreus ».

Analyse de l’œuvre

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envisagent l’amour autrement que comme art de vivre, élégance ou technique de séduction. Le « miroër » de Jean est à prendre au sens de « speculum », dans l’acception encyclopédique du mot telle qu’on la trouve par exemple chez Vincent de Beauvais. C’est une somme destinée aux amoureux, où se déposent toutes les connaissances pouvant leur servir. Le but est d’enseigner le bon usage de l’amour, une pratique en harmonie avec les exigences de Raison et de Nature, une conscience lucide de ses risques (que décrit la satire) et de ses chances (les promesses de Genius). Le « Miroër aus Amoreus » convoque tout le savoir utile à l’Amant, afin que la quête de la rose soit une véritable initiation. Ainsi l’Amant saura situer son entreprise, à laquelle il se consacrera littéralement à la fin du texte, et lui donner sa vraie « senefiance ». Le long détour de la glose n’a pas d’autre raison. Mais le contenu de la notion d’amour n’est plus tout à fait le même que chez Guillaume; après les considérations philosophiques et morales de Raison, les connotations psychologiques s’estompent pour céder de plus en plus la place à l’aspect physique du désir. Le « Miroër » réduit d’autant plus l’extension de son concept de base qu’il intègre plus de savoir périphérique. De la définition de Raison (v. 4354) aux métaphores de Genius (19671 sqq.), le glissement se précise : l’art d’amour de Jean n’est pas l’art de souffrir les maux d’amour, ni l’art de cultiver les élégances du corps, du cœur et de l’esprit; c’est un retour aux forces vives de la nature, une apologie de ses œuvres. Raison avait, dès le début, affirmé la dignité des mots (vv. 7086-7087 : « coilles est biaus nons et si l’ain / si sunt

par foi coillon et vit ») et des choses (& se je nome les nobles choses (...) / que mes peres en paradis / fist de ses propres mains jadis », vv. 6927-6930); Genius lui fait écho en comparant les organes de la génération à divers outils,

de clerc, d’artisan, de paysan, et les estime « precieuses et

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/ Le Roman de la Rose

chieres » (v. 19528; cf. vv. 19601-19602, v. 19644). Mais il ne s’agit pas d’un « hédonisme » révolutionnaire, qui restituerait ses droits au désir et au plaisir : la pensée est tout ce qu’il y a de plus orthodoxe (cf. Alain de Lille). L’éloge du plaisir est un hymne à la puissance de Nature qui renouvelle chaque jour la Création. La récompense du respect de sa loi est d’ailleurs toute spirituelle : l’éternité bienheureuse (vv. 20618-20629) dans le parc de l’agnelet, promise par Genius.

Pygmalion et Saturne : l’allégorie et le mythe

Pour délivrer le message de Nature aux troupes, Genius a recours à deux types d’expression figurée : la métaphore qui assimile la génération à d’autres formes de création; le mythe, avec la fable de la fin de l’Age d’Or, la castration de Saturne et sa propre utopie du parc de l’agneau. Il n’est pas seul à utiliser ce détour : le poème de Jean accumule les exemples tirés de la mythologie et de l’histoire. La lettre, à défaut d’une trame métaphorique continue, s’enrichit de ces anecdotes, selon l’habitude de l’Ecole, de la chaire et de la morale. Parmi ces allusions, simples citations ou récits, les unes servent d'illustration à l’argumentation; les autres composent une sorte de glose du sens littéral en fournissant des clefs pour son interprétation; certaines, récurrentes, véhiculent à travers le texte un sens qui semble ne pas pouvoir se dire autrement, et fait concurrence à l’allégorie. De la citation à l’exemple. — L'un des aspects les plus frappants de la technique de Jean est la présence constante 1. Cf. le grief de Nature contre l’homme qui ne lui paie pas le tribut « que tretuit home (m’)ont deü / et tourjors doivent et devront / tant con (mes) outilz recevront » (vv. 19302-19304). Cf. la pitié plusieurs fois exprimée pour les « escoillez », Saturne, Abélard, Origène.

Analyse de l’œuvre

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des « auctores », dont l’autorité confère à n’importe quel développement la vérité de la tradition, l’authenticité fixée par le temps : ils justifient les propos misogynes du narrateur, appuyent les développements de Raison sur l’amitié ou la vieillesse, ou enlèvent à une formulation paradoxale son incongruité (le jaloux cite Valerius pour dire que la femme vertueuse est plus rare que le phénix). Parfois la référence érudite semble intervenir pour le plaisir, comme lorsque la Vieille atteste Prolémée pour affirmer qu’un homme trop élégant ne sait aimer (v. 13607). À un premier niveau, l’exemple n’est pas autre chose qu’une citation d’autorité plus étendue. Il illustre une vérité générale par l’anecdote concrète. Le Roman de Jean en est un répertoire. Si Guillaume n'’avait allégué que Macrobe et rappelé Narcisse, son successeur aligne 80 «auctores » et une soixantaine d’exemples. Nature, aux vv. 821824, donne une excellente définition de leur rôle : «et por fere entendre la chose, / bien an peut l’an, en leu de glose, / a brief moz un example metre / por mieuz fere esclarcir la letre ». L'exemple concret de la glace frappée par la lumière, destiné à rendre sensible une démonstration scientifique (la face d’ombre de la lune), n’a pas d’autre fonction que l’exemple mythologique ou historique appelé à confirmer une vérité morale!. L’exemple a valeur de preuve’, mais il n’est que le premier pas vers la connaissance, avant le raisonnements. Tous les orateurs de Jean ont leur stock d’exemples. Raison fait appel à Dédale et Icare (vv. 5197-5199), Appius et Virginie (vv. 5559-5628), à Socrate, Héraclite et Diogène, 1. Ilest difficile d’expliquer au profane les mystères de la nature : « fort est a lais genz a descrivre » (v. 17076). 2. Cf. vv. 6153-6155 : « mainz exemples en puis trover / et ce puet l’an tantost prover / et par Seneque et par Neron ». 3. Cf. vv. 6270-6272 : « et se d’auctoritez n’as cure, / car tu ne veuz espoir pas croire / que toute auctoritez soit voire, / preste sui que reson i truisse ».

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/ Le Roman

de la Rose

parangons de la sagesse (vv. 5817-5844), à la mort de Crésus et à celle de Néron (vv. 6459-6600, vv. 6384-6458) ou de Sénèque (vv. 6145-6220); des personnages contemporains comme Manfred et Conradin complètent le répertoire antique des victimes de Fortune. Chaque histoire apporte un argument supplémentaire à l’idée (refuser l’amour de Fortune pour celui de Raison), mais représente en même temps la tendance centrifuge toujours latente, le goût de la digression, comme si le pittoresque de la narration, dans ces épisodes qui n’ont pas de rapport direct à la métaphore fondamentale, devait compenser l’absence de cette qualité dans la trame héritée de Guillaume. Ami cite Thésée et Pirithoüs (v. 8124), Pénélope (v. 8574), Lucrèce, Abélard et Héloïse (vv. 8720-8802), Alcibiade (vv. 8913-8927), Déjanire et Hercule, Dalila et Samson. Son exemple principal est celui de l’Age d’Or, développé en deux temps (vv. 83258425 et vv. 9463-9634). La Vieille évoque Enée et Didon (vv. 13144-13180), Phillis et Démophon (vv. 13181-13184), Paris .et Oenone (vv. 13185-13198), Jason et Médée (vv. 13199-13232), Palinure (vv. 13438-13444), Vulcain et Vénus (vv. 13810-13844 et vv. 14131-14156), Circé et Ulysse (vv. 14374-14378). Nature parle de Deucalion et Pyrrha (vv. 17560-17620), Joseph en Egypte, Mars, Vénus et Vulcain (18031-18099). Genius illustre son sermon d’allusions à Orphée (pris pour inventeur de la pédérastie), à Cadmus, aux Parques et à Cerbère; une grande partie de son sermon est fait du récit de la fin de l’Age d’Or. Le narrateur lui-même introduit Vénus et Adonis, Pygmalion. Seul Faux Semblant se contente d’une vague comparaison avec Protée. L’exemple devient matériau poétique, par sa puissance de suggestion (son sens déborde souvent l’usage immédiat qu’en fait le texte) et par le plaisir de la reconnaissance, de la complicité de culture. Ce travail de marqueterie donnera deux siècles plus tard un poème qui passe pour lyrique et

Analyse de l’œuvre

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inspiré, la « Ballade des dames du temps jadis » de Villon, qui procède uniquement par enfilade d’exemples réduits à leur plus simple expression. Mais Jean ne se satisfait pas de ce pouvoir d'illustration ou de suggestion de l’exemple. Il l'utilise parfois pour mieux faire entendre, indirectement, le sens de la lettre. La glose par le mythe. — L’assaut final va se déclencher. Vénus vise de son arc (pendant de celui d'Amour ?), de la flèche du désir, une meurtrière de la tour, entre deux piliers qui soutiennent une statue, contenant le reliquaire que l’Amant adorera. Laborieuse construction, qui permet d'introduire la séquence du pèlerinage et sert de transition au mythe de Pygmalion (vv. 20787-21184). De la métaphore à la fable, le passage se fait par une comparaison! hyperbolique, typique de la description romanesque, et qui suppose que la statue de Pygmalion soit reconnue par tous comme la perfection de la sculpture, dont elle incarne le concept. L'exemple sert ici de référence obligée, autant que d'illustration par un cas concret; sa valeur d’anecdote est sauvegardée par le récit circonstancié de l’aventure, qui s’amorce immédiatement comme pure narration? et se poursuit pendant 400 vers. Son étrangeté au texte est soulignée par la conclusion, qui insiste longuement sur la nécessité du retour au fil directeur’: il se fait par une simple répétition de la comparaison initiale (vv. 21188-21196);

mais une remarque, qui semble pasticher Guillaume (vv. 21183-21184 : « bien orroiz que ce senefie / ainz que ceste euvre soit fenie »), laisse entendre que cette histoire 1. Cf. vv. 20781-20785 : « et se nus, usanz de raison, / vouloit fere comparaison / d’ymage a autre bien portrete, / autel la peut fere de cete / a l’ymage Pygmalion ». à 2. « Pygmalions, uns antaillieres (...) se vost a portrere deduire. » 3. Cf. vv. 21181-21182 et vv. 21185-21187 : « mes c’est trop loign

de ma matire, / por c’est bien droiz qu’arriers m’an tire (...) / a mon propos doi revenir ». A. STRUBEL

e-

À

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/ Le Roman de la Rose

n’est pas un ornement gratuit, et que le récit ne se justifie pas seulement par le besoin de développer la comparaison. Avant la fin de l’œuvre, l’Amant adorera une statue. Le sculpteur, tombé amoureux de sa création, l’embrasse, la supplie, s’agenouille devant elle, l’habille, la couche à côté de lui; Vénus, émue par cette mimique, transforme le marbre en belle jeune fille. Or l’Amant se livre, immédiatement après cette histoire, à une série d’actes devant la statue, qui sont certes déjà bien équivoques, mais que la scène de Pygmalion permet à coup sûr d'identifier comme l’accomplissement du désir. Le mythe, bien que possédant sa logique propre, éclaire par avance un passage à double sens et en fournit une clef de lecture. En même temps, il joue le rôle d'illustration de la force du désir, et vient à point après le sermon de Genius : Pygmalion, qui n’a pas attendu ses conseils pour se soumettre à la loi de la nature, est récompensé par un miracle (v. 21099); le désir est source de vie, et l’aventure du sculpteur en est l’exemple paradoxal. Mais si la conviction avec laquelle il a vécu son amour l’a sauvé, cet amour ne laisse pas d’être à la limite de la perversion. Pygmalion est conscient de sa «folie » (v. 20838). Il pense alors à l’amour plus fou encore de Narcisse pour sa & propre figure » (v. 20848). Cet exemple dans l’exemple n’est pas uniquement raffinement de rhétorique. Il met en perspective le mythe de Pygmalion, de Jean, avec le seul mythe de Guillaume; les deux sont disposés presque symétriquement dans l’ensemble formé par les deux poèmes (1 400 vers du début, 1 000 de la fin). Lu dans cette nouvelle optique, l’exemple de Pygmalion devient un contre-mythe, une réponse au premier. Ils décrivent tous deux un amour aberrant et stérile, l’amour de soi et l’amour de l’objet créé de ses mains (saisissante image du phantasme de la possession totale que recherche le désir, qui pourrait servir d’avertissement aux amateurs de la cueillette des roses);

Analyse de l’œuvre

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chacun marque un tournant dans la quête ou la conquête de la rose. Mais les données sont inversées : d’un côté l’orgueil masculin, cause des malheurs de Narcisse; de l’autre, la « cruauté » et l’insensibilité de la belle statue; à la mort due à la perversion du désir se substitue la vie conférée au marbre par la puissance du désir; au contemplatif, qui n’arrive pas à se détacher de sa beauté, Jean oppose l’artisan, fabricant de beauté. Ne peut-on, surtout après l’interprétation donnée par Genius, du verger comme lieu de mort et de son parc comme source de vie, lire, à travers le contrepoint de ces deux mythes, une représentation détournée de la différence entre l’art de Guillaume et celui de Jean? Ainsi se tisse, parallèlement au sens littéral assuré par la métaphore matrice, un réseau de correspondances qui irrigue le texte, et pour lesquelles l’affabulation mythologique semble être l’expréssion idoine. Jean y aurait-il trouvé le langage susceptible de pallier les imperfections et les ambiguïtés de la glose? Le jeu de miroir qui s’établit entre les exemples peut prendre la forme d’une variation sur un même thème (les mythes de la création : Cadmus, Deucalion, Nature et Art, l’alchimie), ou reposer sur des harmoniques plus subtiles. Le mythe de Pygmalion renvoie aussi, par une généalogie complexe, à l’histoire d’Adonis (v. 21172), autre récit d’amour et de mort que Jean avait développé à propos de l’ambassade au mont Cythéron (vv. 15647-15720). Cet exemple est tout à fait remarquable. Il rappelle la façon dont Guillaume avait tiré la leçon de l’aventure de Narcisse, en changeant de public!. Comme Narcisse, Adonis est chasseur et beau. Comme pour Narcisse, une partie de la tradition est délibérément ignorée 1. Cf. vv. 15721-15724 : « biau seigneur, que qu’il vos aviegne, / de cest example vos souviegne. / Vos qui ne creez vos amies, / sachiez mout fetes granz folies » — cf. Guillaume, v. 1505 : « dames, cest essample apprenez... ».

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/ Le Roman

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(la vengeance de Perséphone, le partage de l’éphèbe entre elle et Aphrodite, la métamorphose en anémone). Mais son principal intérêt est dans le rapport à la trame métaphorique, car Vénus est à la fois actrice de la trame directrice — le combat contre les adversaires d’Amour — et figure mythologique, actrice de l’exemple. L’astuce de Jean consiste à imaginer, au moment de l’arrivée des envoyés d’Amour, Vénus et Adonis en train de se reposer de la chasse (situation hautement suggestive du mythe — cf. Narcisse), dans une tendre conversation (vv. 15652-15668) qui, par un habile glissement, tourne au « chastiement » (vv. 15697-15699, v. 15704). Les mises en garde de Vénus accompagnant ses conseils cynégétiques forment transition avec le mythe lui-même de la mort du bel enfant, relatée en 12 vers (vv. 15709-15720); le passé (« ne la crut pas, puis en mourut », v. 15709) est en fait un futur, car l’épisode ne peut se situer qu'après le « chasti » qu’interrompent les émissaires d’Amour. Les vv. 15735-15737 marquent le retour au présent de la narration : Vénus et Adonis sont rentrés au palais et n’ont pas le temps de se dévêtir. L’exemple mythologique permet de jongler avec le temps, d’élargir le cadre chronologique de l’allégorie. Vénus apparaît encore à deux reprises, dans des contextes bien différents, dans l’exemple de son infidélité à Vulcain avec Mars, évoqué par la Vieille (vv. 13810-13838) et Nature (vv. 18031-18099). Quand un exemple se répète, il a des chances d’exprimer une vérité importante. Dans le cas des malheurs conjugaux de Vulcain, le motif récurrent est le filet qui emprisonne les amants!, emblème de la force du désir (?). Mais il est un exemple dont le retour est bien plus significatif, celui de la mutilation de Saturne et de l’Age d’Or. 1. Cf. vv.

13813-13815,

vv.

18037-18040.

Vulcain est un triste sire (vv. 13832-13843,

Dans

les deux

vv. 18048-18050).

cas,

Analyse de l’œuvre

| 101

Allégorie et utopie. — Raison fait une première allusion à l’histoire de Saturne (vv. 5505-5512), dans un développement sur la justice; la discussion linguistique porte d’ailleurs sur le vocabulaire utilisé par la dame dans ce récit. Ami évoque deux fois l’ Age d’Or, en dehors de Saturne, et donne une version différente de sa fin (vv. 8325-8424, vv. 9463-9634). Enfin, Genius donne au thème son plus grand développement (vv. 20002-20190). Raison résume les articulations essentielles du mythe : règne de Justice sous Saturne (vv. 5005-5006), mutilation du père par Jupiter (vv. 5508-5509), naissance de Vénus (vv. 5511-5512) et fin de la justice sur terre (v. 5513). Cette narration modifie la traditionnelle version hésiodique!, mais conserve les lignes de force du mythe (rupture de l’harmonie originelle par le crime de castration perpétré par le fils, naissance de la déesse du désir). Le jugement de Raison sur la cruauté filiale, ses allusions ultérieures à la noblesse des organes sacrifiés annoncent la condamnation plus radicale de Genius (vv. 20007-20052). L’épure de Raison est amplifiée par Ami, qui décrit l’Age d’Or comme absence de la tyrannie et de la propriété, temps béni de l’amour sans contrainte. Le tableau de la vie des premiers hommes retrouve des accents vifgiliens (vv. 8325-8400). Innocence, simplicité d’une existence dont la nature fournit à tous les besoins (vv. 8532-8572), douceur semblable à un éternel printemps (v. 8376) sont des motifs virgiliens. Mais ce modèle est abandonné lorsque l’imagerie paradisiaque s’applique au projet du poème de Jean : ce temps est celui du bonheur amoureux, des « amors leaus et fines », du désir et du plaisir sans ruse ni intérêt’. L’Age 1. Cf. Théogonie, vv. 178-206 (Cronos châtre Ouranos, tandis que Zeus trompe son père Cronos, dévorateur de ses enfants, par

une pierre). La variante est attestée chez Fulgence et le premier des trois mythographes du Vatican. LÉ : «

2. Cf. vv. 8402-8404 : « sanz rapine et sanz covoitise, / s’antr'acoloient et besoient / cil cui li jeu d’amors plesoient ».

102

/ Le Roman de la Rose

d’Or devient alors élément de la satire, étalon auquel on mesure la perversité de l’état actuel des choses tel qu’il existe dans les paroles d’Ami, de Faux Semblant et de la Vieille. La deuxième étape de l’allusion d’Ami reprend les motifs de la communauté et de la liberté, de la vie facile et de l’amour pur!, mais en leur donnant une tournure moralisante. Le plus gros de la séquence est consacré à la disparition progressive de l’idylle, par la faute de Tromperie, Péché et Malheur, Orgueil, Convoitise et Avarice, Pauvreté et Larcin; la propriété s’installe, avec son corollaire, le vol; la société naît, le plus fort instaure son pouvoir. Cette théorie de l’origine de la société et de la royauté vient d’Ovide (Mét., I, vv. 128-131), elle a donc valeur d'exemple. La forme qu’elle prend ici, le petit récit allégorique, montre que le mythe et l’allégorie ornementale peuvent tenir le même rôle dans l'illustration et le commentaire du sens littéral : le crime de Jupiter et l’apparition de Barat sont utilisés indifféremment pour rendre compte du moment mythique par excellence qu'est le commencement de la société. à Genius renoue avec l’affabulation mythologique, mais en intégrant les données d’Ami. Après avoir rappelé le mythe en des termes qui font écho à ceux de Raison (v. 20005 : « (...) les coillons li souplanta ») et fournissent l’occasion à une variation sur & escoiller » et « escoillere », Genius décrit le règne de Jupiter, premier stade de la décadence : goût du pouvoir (vv. 20055-20056), vie consacrée au « deliz » comme unique fin (vv. 20071-20078) et dont il donne l’exemple (vv. 20079-20084), partage des terres (v. 20097), tarissement de la fécondité naturelle et nécessité du travail, invention de la chasse (vv. 20111-20144) et de la cuisine, début des saisons, naissance des arts pour com1. Cf. vv. 9463-9466, vv. 9487-9492, vv. 9496-9497 (« lors iert amor sanz symonie / l’un ne demandoit riens a l’autre »).

Analyse de l’œuvre

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103

penser la perte de l’abondance primitive’. Le processus de la dégénérescence est dès lors inéluctable, aboutissant à l’Age de fer dont les vices viennent d’être évoqués par Ami, Faux Semblant et Vieille. Le tableau de Genius et celui d’Ami se glosent mutuellement : l’un explique moralement, au moyen de personnifications de vices, ce que l’autre fait vivre par le mythe, par des récits de fondation. Le résultat est le même : entre le paradis perdu et la félicité à venir dans le parc de l’agneau, le temps du texte est celui de l’aliénation, du mal. Tout ce mal vient du crime de l” « escoilleur » : le système du mythe est remis en perspective dans le discours de Nature et le sermon de Genius, par rapport à la procréation. L’exemple en constitue une illustration, mais aussi le fondement, le mythe d’origine : après la castration de Saturne, seule la voie prêchée par Genius peut restaurer le bonheur. La culpabilité de Jupiter est double : avoir supprimé les organes de la génération, avoir institué le plaisir en loi, ce « deduit » dont Raison rappelait qu’il n’est que moyen. La vie de Jupiter, tel est le risque couru par les jeunes gens qui ne voient pas la finalité profonde. La boucle est bouclée : le sens s’énonce au niveau du mythe. Pour contrebalancer le mythe de la chute, Jean fait appel à une autre forme d’expression mythique, l’utopie. Genius complète son histoire des origines par une vision anticipée des temps à venir : le « parc du champ joli » (v. 19905) renouvelle ce moment d’harmonie en réunissant les merveilles de l’Age d’Or et la félicité promise par le christianisme. La métaphore pastorale, venue des Evangiles, en

1. Cf. vv. 20145-20147 : « ainsinc sunt arz avant venues, / car toutes choses sunt vaincues / par travaill, par povreté dure ». Mais Art n'est-elle pas une mendiante, qui supplie en vain Nature de lui dévoiler ses secrets ?

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} Le Roman de la Rose

est le fil directeur!; le temps y est vaincu?, c’est le même « printens pardurable » que sous Saturne (v. 20000). Suivre la voie de Nature, c’est revenir aux origines perdues. Entre les deux extrêmes sévissent Faux Semblant, l’amour vénal, la ruse, Fortune et l’argent. Le mythe de la chute et l’utopie de la félicité promise remettent à leur vraie place les diatribes du misogyne et du moraliste. Le monde ainsi décrit ne signifie pas par rapport à l’actualité ou à la nature féminine, mais dialectiquement, moment d’antithèse dans le déroulement de la glose, avant le dépassement final. L’évocation du parc se fait en deux étapes. A l’image de la félicité retrouvée succède une comparaison entre ce lieu de délices et le verger de Guillaume, le « beau jardin quarré / clos au petit guichet barré, / ou cil amanz vit la querole / ou Deduiz o ses genz querole » (vv. 20249-20252). L’utopie assume une fonction critique, dénonçant la construction de Guillaume comme « fable » et contre-vérité (v. 20258). Ainsi, c’est par le mythe que Jean exprime radicalement son propos : « gloser » le texte de son prédécesseur, en manifester les erreurs et les illusions, mettre au jour sous le vêtement fallacieux de la & parabole », de la « methaphore », le sens propre. L’immense amplification de Jean peut alors se lire comme exercice de démystification,

comme Lorris,

allégorie

ironique

du

poème

de Guillaume

de

1. Cf. les brebis conduites par « li filz de la Vierge, berbiz / o toute sa blanche toison » (vv. 19908-19909), le paradis comme pâturage (v. 19919), les noires brebis et les blanches (vv. 20191-20236). 2. Cf. &le jour n’a pas tamporel mesure » (v. 19983), « il n’a futur ne preterit » (v. 19986), « tuit li troi tens i sunt present » (v. 19988).

Analyse de l’œuvre

| 105

Le Roman de Jean comme relecture ironique de Guillaume La rhétorique définit l’allégorie comme « métaphore continuée »! ou comme figure globale de l’altérité, trope réunissant toutes les variétés de l’expression indirecte, dont les relais de la tradition, Isidore de Séville, Bède le Vénérable, distinguent sept espèces, suivant que le rapport entre sens premier et signification profonde relève du contraire (ironie, antiphrase), de la relation entre particulier et général (paroïmia, proverbe), de l’euphémisme (charientismos, asteismos) ou de l’obscurité (aenigma). L’affinité entre allégorie et ironie est donc établie par les théoriciens; l’ironie est la forme radicale de l’allégorie. En écrivant son poème, Jean « dit autrement » ce que son prédécesseur voulait faire entendre.

Le parc de l’agneau contre le verger de Deduit. — Genius se livre à un travail d'interprétation qui n’est pas sans rappeler la pratique de la lecture des poètes évoquée par Raison. Mais, au lieu de décoder la « methaphore » de Guillaume en donnant la « senefiance » de chaque image, il en manifeste la vérité, le sens propre, par contraste, en opposant à chaque élément signifiant du verger un aspect de son parc. La comparaison est raison et suffit à dénoncer comme dangereuses illusions les inventions du poète. Procédant méthodiquement, il passe du contenant au contenu et concentre son exégèse sur le motif central du jardin, la fontaine. Le symbolisme des formes permet une première approche : au verger carré, correspond le parc à la clôture « si ronde et si soutille / c’onques ne fu berill ne bille / de forme si bien arondie » (vv. 20265-20267); le 1. Cf. Quintilien, Institution oratoire, VIII, 3, 83 : « aliud verbis, aliud sensu

VII, 6, 44. ostendit ».

Cf.

ibid.,

106

/ Le Roman de la Rose

carré de la terre contre le cercle céleste. Les « .X. ledes ymagetes » (v. 20273) font piètre mine devant la représentation de l’univers qui orne et délimite le parc!. Les « choses dedanz » (v. 20306) ne valent guère mieux. Une première énumération (compagnie de Deduit, fleurs, oiseaux, fontaine et pin, vv. 20307-20318) aboutit à un avertissement : toutes ces beautés ne sont que « trufles et fanfelues » (v. 20322), rien qui ne soit & corrumpable » (v. 20324). L'opposition entre le corruptible et le « pardurable » (v. 20354) structure la suite et culmine dans l’analyse de la fontaine. Genius consacre l’essentiel de sa comparaison à la fontaine de Narcisse et à celle du parc, soulignant ironiquement les périls de l’une, dans les termes mêmes de Guillaume (v. 20379 : «c’est la fontaine perilleuse » — vv. 2038020394); il s’acharne à détruire chaque élément : l’eau qui en jaillit vient d’ailleurs (vv. 20395-20400), sa clarté est « trouble et lede » (v. 20404), les cristaux ne reflètent que la moitié du jardin et tirent leur éclat du soleil. Toutes les merveilles de Guillaume sont mensonges devant les perfections de la fontaine du parc : trois conduits au lieu de deux?, autonomie de la source qui « sourt de soi meïsme » (v. 20450) et se suffit à elle-même, olivier substitué au pin (l’arbre de vie contre l’arbre de mort). Une inscription nous apprend qu’il s’agit de la « fontaine de vie », et non d’un lieu de mort comme le signalent les «letres » rappelant la fin du damoiseau. La lueur des cristaux est bien pâle face à |’ (escarboucle »5 aux pouvoirs extraordinaires, et qui puise en elle-même son éclat. Si elle donne, comme chez

1. Cf. enfer (vv. 20277-20281), terre et ciel avec les éléments (vv. 20282-20304). 2. Ces trois conduits qui se rassemblent en un seul figurent évidemment le mystère de la Trinité. 3. Cf. vv. 20498-20500 : « un carboucles merveillables / seur toutes les merveilleuses pierres, / tretouz roonz et a .III. quierres ».

Analyse de l’œuvre

| 107

Guillaume, la connaissance, c’est de la totalité (v. 20542). La conclusion (vv. 20561-20596) résume la signification de cette comparaison : la fontaine de Narcisse « les vis de mort anivre » (v. 20595), celle du parc « fet les morz revivre » (v. 20596). D'un côté la mort et l’illusion, de l’autre la connaissance et la vie éternelle. Jean rend à l’archétype du verger sa Valeur paradisiaque et retrouve le vrai sens de l’arbre (de vie) et de la source. Vie et mort, erreur et vérité, les deux pôles qui pour Genius définissent la prééminence de son parc, traduisent l’opposition, qui oriente toute l’entreprise de Jean, et dénote la supériorité du « Miroër aus amoureus » sur |’ & art d’Amors ». Car le sermon de Genius n’est que la formulation la plus explicite de la perspective critique de Jean. D’autres indices parsèment le texte, dont on peut maintenant mesurer la portée : ainsi, quand Nature parle des miroirs ou des songes, ce n’est pas sans allusion malicieuse aux fondements de l’esthétique de Guillaume. La réflexion sur les visions est un tableau de la folie humaine, et se termine par une déclaration qui semble répondre ironiquement au prologue de Guillaume’. La savante digression sur les miroirs, inspirée d’Aristote et Alhacen, ne décrit que des phénomènes d’illusion, de déformation du réel (vv. 18004-18142, à propos de l’arc-en-ciel). Enfin, les théories de Raison sur le langage s’en prennent directement à Amour et à ses exigences de maîtrise du vocabulaire. Une « allégorie de l’allégorie »?. — Le poème de Jean entretient donc avec celui de son prédécesseur des rapports plus complexes que ne le suggèrent les déclarations d’ Amour 1. Cf. vv. 18469-18470 : « ne ne revueill dire des songes / s’il sunt voir ou s’il sunt mençonges » (même la rime est reprise). < 2. L'expression est de P. Zumthor, op. cit., p. 374 : son dessein est de manifester le « sensus allegoricus » de cette « histoire » qu'est

le texte de Guillaume. Il fait l’allégorie de l’allégorie.

108

/ Le Roman

de la Rose

sur la continuation d’une œuvre interrompue. De Raison à Genius, les discours de Jean sont une réponse contrastée au seul discours de Guillaume, celui d’Amour. Raison lui oppose les formes d’amour compatibles avec la sagesse, démontre que la soumission au dieu rend esclave de Fortune, dénonce les fondements du langage du narrateur. Ami et la Vieille font de l’ «art d’Amors » une guerre où le désir se fait arme pour le pouvoir ou l’argent. Nature et son chapelain s’élèvent contre le détournement opéré par Amour, en vue du seul plaisir, d’un processus inscrit dans l’ordre de l’univers. En reprenant le schéma de Guillaume, Jean y introduit comme narrateur une dimension ludique et parodique qui prouve qu’il ne croit plus en l’esthétique de l’image, qu’il ne prend pas au sérieux la tentative d’une allégorie essentiellement poétique. De la distorsion constante du plan métaphorique à la condamnation finale de la « senefiance », le projet est cohérent. L’exégèse de Genius applique les conseils de Raison sur la lecture des poètes, sur la nécessité de lever le voile. Le poème de Guillaume est une « fable » dont on se revêt pour mieux percer à jour, par une glose ininterrompue, ses mécanismes. La définition de la glose par les contraires vaut pour l’ensemble du Roman : comme la confrontation des discours fait progresser la pensée, la réunion en une apparente continuité de deux versions aussi différentes d’une même aventure permet d’atteindre une vérité certaine. Jean renoue avec une double tradition, par rapport à laquelle Guillaume innovait : l’allégorie didactique, qui utilise le montage métaphorique pour la transmission de la connaissance; l’allégorèse, la relecture des textes considérés comme métaphores d’une pensée obscure, incomplète ou occultée. Guillaume rejoint ces philosophes et poètes antiques qui, faute d’être guidés par la foi, n’ont qu’une vision partielle des vérités qu’ils exprimaient presque à leur insu. Mais, selon un processus d’accomplissement

Analyse de l’œuvre

|

109

familier à la mentalité médiévale, ce savoir se réalise pleinement dans la pratique exégétique. Cette imagerie dominante, avec la notion rhétorique d’ironie, est celle qui rend le mieux compte de l’articulation des deux poèmes. Par sa glose, Jean se rapproche des sources de l’allégorie, l’exégèse biblique. Aussi ne s’étonne-t-on pas de lire chez lui une référence à cette méthode, mais elle intervient pour « un livre de par le deable / c’est l’Evangile Pardurable » (vv. 11741-11742), pris comme modèle de glose par la métaphore traditionnelle de l’écorce et de la moelle!. Dernier effet de l’ironie, que de mettre en relation le système dont on participe avec un texte diabolique? Ironie et allégorèse sont les deux faces d’une seule tentative : l’accès à la vérité, dans le cadre restreint d’un « Miroër aus Amoureus », mais où se répercute la totalité du savoir humain. Les deux poèmes font système et composent une œuvre allégorique dont le montage de Guillaume constitue l’image, et les discours de Jean le sens. L’ironie est pédagogie. Si Raison cite cinq fois Socrate, c’est plus comme modèle de sagesse et comme son «grand ami », que comme « maïeuticien » et spécialiste de l’ironie accoucheuse de vérité. Mais aucune référence n’est innocente. Une fois les deux temps de l’ironie accomplis, il reste à trouver le dépassement : c’est là qu’intervient le mythe, l’utopie. Platon n’est pas loin, qui recourait aussi à la dialectique ironique et au « mythos » comme substitut du « logos » pour l’expression des vérités ultimes. À défaut de Socrate, un autre personnage incarne l’activité de l’ironiste : Faux Semblant, dont le discours tout entier repose sur la figure d’antiphrase. Mais Faux Semblant ne veut pas la vérité. Il personnifie le risque de l’ironie, son aspect destructeur, qu’il faut savoir utiliser à bon escient, comme 1. Cf. vv. 11830-11832 : « or vos ai dit du sen l’escorce / qui fet l’entencion repondre; / or en veill la moële espondre ».

TA

:

110

/ Le Roman de la Rose

Amour emploie le faux moine, puis dépasser, comme le narrateur qui se hâte de rejeter dans l’ombre le triste sire. Mais la leçon est inquiétante : si la fable et la bonne doctrine revêtent les mêmes oripeaux, sur quel critère juger de la vérité définitive? Genius a-t-il le dernier mot avec sa « diffinitive santance »? Quand la glose doit-elle s’arrêter ? La double galéjade de la cueillette et du pèlerinage pourrait n’être qu’une diversion, et le tout un jeu.

Un immense éclat de rire ? — L’ironie transforme en jeu ce qui aurait pu devenir glose laborieuse, à la manière de ces moralisations dont Molinet donnera, à propos du Roman même, l’exemple. Mais, chez Jean, le sourire complice, le rire ne sont jamais loin. Si le poème s’ouvre sur le ton compassé de Raison, il tourne vite au propos joyeux. Le tableau du jaloux, avec sa misogynie, son vocabulaire sans fard, sa terreur du cocufiage, semble puisé dans le registre du fabliau. Les conseils de la Vieille, son rôle de maquerelle corruptible apportent à l’art d’aimer les éléments de la comédie antique’. L'exploitation burlesque de la personnification ajoute à cela les vertus de la parodie. Avec Genius et les deux séquences finales, la grivoiserie s’installe. Aussi pense-t-on parfois à ce mouvement de clercs errants, fameux pour sa liberté de mœurs et d’expression, son goût du plaisir, du vin et du jeu, qu’attestent les Carmina Burana, et la thématique du « jongleur » (Rutebeuf) : les Goliards?. Le clerc Jean de Meun, si sensible à la dignité de son état (cf. les réflexions de Nature sur la noblesse), n’a sans doute

1. Cf. les adaptations médiévales du xnr° siècle (« comoedia » des clercs des couvents de la Loire : Geta de Vital de Blois, Alda de Guillaume de Blois, De Babione, et surtout le Pamphilus). 2. Cf. J.-Ch. Payen, Le comique de l’énormité. Goliardisme et provocation dans le Roman de la Rose, Esprit créateur, 16 janvier 1976, p. 40-60.

Analyse de l’œuvre

[| 111

pas échappé à ce « folklore »!. Le rire facilite l’enseignement : même Raison sait qu’il faut associer le « profit » et le « delit ». Sa fonction dans l’apprentissage peut être comparée à celle du plaisir, piment de la procréation?. Il est aussi le dernier refuge de l’ironie contre elle-même. Guillaume et Jean représentent dans un même texte la dualité originelle de l’allégorie, procédé de création et méthode d’interprétation. Guillaume incarne un état de perfection du premier type, par la richesse de son montage et son habileté à maintenir sur 4 000 vers une image. Jean retrouve, par-delà cette tentative, les sources antiques et théologiques de l’allégorèse, et réussit à en intégrer les techniques dans la continuité de la lettre tout en renversant la &senefiance ». Carrefour des traditions et des idéologies, le Roman de la Rose est aussi un point de départ, la référence privilégiée d’une bonne partie de la littérature jusqu’au xv° siècle.

1. La rapide mise au point de P.-Y. Badel (op. cit., p. 37) recommande la prudence dans cette explication du plus connu (le Roman) par le moins connu (les Goliards, dont on sait peu de chose), contraire à toute bonne méthode. : ’ 2. Cf. D. Poirion, op. cit., p. 187, et sa distinction entre l’ironie, destructrice et révélatrice, et l’humour, bienveillant et malicieux, qui « signale la présence d’un bien à dévoiler ».

La fortune du Roman

de la Rose

Le Roman est l’un des textes qui justifient le mieux une étude de la réception qu’en ont faite les générations suivantes. Son prestige fut immense, et l’ouvrage de P.-Y. Badel sur son sort au xiv° siècle, qui constitue la somme indispensable à tout travail de ce type, nous apprend que, dès cette époque, le Roman est une & autorité » et cela jusqu’au xvi° siècle!, Longtemps il restera l’œuvre médiévale par excellence, en un temps où le Moyen Age sombre dans l’oubli : parmi les derniers à disparaître de la mémoire, il sera parmi les premiers à être ressuscités, au xvIn° siècle (édition en 1735).

La tradition Le succès d’une œuvre se mesure d’abord matériellement par le nombre des manuscrits conservés, qui peut donner une idée de ceux qui circulèrent. Le Roman existe en quelque 300 exemplaires, qui le classent parmi les textes les plus recopiés. Mais deux copies seulement donnent le poème de Guillaume seul. Il semble bien que ce soit grâce à Jean que la diffusion du Roman ait été possible. Cependant, la différence entre la tradition mauvaise? de Guillaume et celle, de bonne qualité, de Jean plaide pour l’indépendance, au départ, de la transmission. Les compila1. Cf. les éloges de Sébillet, Ronsard, Baïf et Pasquier. 2. Cf. l'introduction de l’éd. Lecoy, en particulier

(& tradition confuse, mauvaise »).

embrouillée,

incertaine,

et, pour

p.

xxxvI

tout dire,

La fortune du & Roman de la Rose »

|

113

tions complètes de la fin du xm° siècle ont préservé le premier poème. Selon l’habitude médiévale, le Roman a été réécrit, remanié, amplifié dès la fin du siècle, par un autre clerc, Gui de Mori, dont les ajouts ont influencé la vulgate. Le xv° siècle en a fait deux transcriptions en prose, l’une anonyme, l’autre de Molinet (1500). Entre 1481 et 1505, on compte sept éditions in-4° et sept in-f°. Une édition de 1526-1527 passe pour avoir été faite par Marot. Les traductions, enfin, attestent d’une autre façon le prestige de l’œuvre : deux néerlandaises, deux adaptations italiennes, une anglaise, de Chaucer. De cette tradition se dégage un autre enseignement

: le regroupement du Roman avec des textes didactiques et moraux sur les vices (cf. P.-Y. Badel, p. 63) témoigne d’un classement où la continuation de Jean a joué un rôle prépondérant.

Epigones et lecteurs Le Roman n’a cessé cises ou des emprunts l’image ou de la rime, La présence du poème,

d’inspirer, par des influences prédiffus, qui vont de la locution, de à la structure ou à la thématiquet. surtout de Jean, se sent de façon

1. L'analyse de ce processus d’intertextualité est complexe : dans quelle mesure faut-il faire intervenir le Roman quand il y a une tournure d’esprit, une inspiration, un ton qui le rappellent, mais sans

lien direct avec le récit ou les personnages de Guillaume ou Jean ? Que doivent les écrits antiféministes du xv°® siècle à Jean de Meun ? Même l’allusion et la citation doivent être maniées avec prudence, car la reprise d’une image ou d’un vers frappant signifie d’abord que le Roman est devenu florilège de pensées. L’existence d’un schéma narratif et de procédés de développements proches du Roman n'implique pas nécessairement l’imitation, mais l’appartenance à la même tradition vis-à-vis de laquelle le Roman joue le rôle de fixateur. Par ailleurs, l’absence du sens de la « propriété littéraire » permet une circulation des thèmes, parfois même des séquences, qui semblerait plagiat aujourd’hui, mais relèvent à l’époque de la « mouvance » du texte.

114

/ Le Roman

de la Rose

insistante jusqu’au xv* siècle : « Dans une grande mesure, le Roman de la Rose clôt l’âge de la poésie féodale et inaugure un âge nouveau. Une partie non négligeable de la poésie des xm°, xIv° et xv° siècles se construit à partir de lui, se référant à lui comme à la réalité même de la poésie; il est peu de poètes qui ne lui doivent quelque procédé, voire la structure profonde de leur langage » (P. Zumthor, ODCIL ADA3TA). Le xmr° siècle développe après 1230, à côté de la veine

traditionnelle de l’ailégorie morale des « dits », des schémas narratifs où l’esthétique et l’idéologie courtoise, le thème du voyage vers le paradis d'Amour, l’enseignement du dieu, les épreuves de l’Amant se combinent en des œuvres très proches du Roman. L'unité thématique et technique de ce corpus est grande! : les péripéties prennent volontiers l’aspect de combats ou de sièges (Roman de la Poire : le narrateur est assiégé dans une tour, Amour envoie ses flèches à la dame; Doux Regard, Simplece, Pitié, Franchise, Biauté, Cortoisie, Raison semblent tirés de Guillaume' — Bien est raison et droiture. montre le dieu luimême cerné). La blessure d'Amour est au centre de la Complainte d’ Amour qui offre un répertoire des motifs types (mai, flèches, fontaine périlleuse, visite au palais du dieu, enseignement qui consiste en une explication des aventures). Le Dit de la panthère d’ Amour de Nicole de Margival greffe cette imagerie sur une métaphore matrice différente (quête d’un animal merveilleux), mais on y retrouve la soumission au dieu, la blessure, les soins de Doux Penser et Espérance, les conseils d'Amour et Vénus, voire, comme chez Jean, le double palais de Fortune. Une autre série de textes brodent sur le schéma antérieur à Guillaume, de la Cour d'Amour, mais manifestent une A

Cf. D. Rubhe, Le dieu d’Amour en son paradis, Munich, Fink,

La fortune du « Roman de la Rose »

| 115

certaine contamination par le Roman!. Quelques œuvres développent un motif isolé, bâtiment (Chastel d’ Amors provençal, Prison d'Amour de Baudoin de Condé), verger (Arbre d’ Amours, Romanz du vergier et de l’arbre d’ Amour).

Mais le « dit » d'Amour peut échapper à la sphère d’influence du Roman : l’adaptation du Bestiaire, déjà sensible

chez Nicole de Margival, produit des poèmes où l’affinité générale, d’inspiration et d’idéologie, persiste, mais où le schéma narratif s’éloigne du modèle2. La continuation de Jean n’a pas été, au même titre, créatrice ou catalyseur d’un genre poétique. Elle marque plutôt le retour à la tradition de la « Psychomachia » et de la Voie de Paradis. Seul Faux Semblant suscite des émules à la fin du siècle, avec l’allégorisation de Renart®. Ce n’est qu'aux xIv° et xv° siècles que Jean trouvera son heure, représentant le Roman à lui seul, au point qu’une sorte de folklore s’attache à la personne de l’auteur, « maistre Jean Clopinel »4 On consultera l’étude de P.-Y. Badel pour connaître l’ampleur, la diversité et la portée des influences du Roman à cette époque : procédés de combinaison métaphorique qui inspirent Machaut (Dit du Verger) ou Froissart (Paradis d’ Amour), réminiscences chez Eustache Deschamps (Lai amoureux), reprises de personnifications (Raison, Nature — cf. Messe des Oi1. Le narrateur raconte son arrivée (en songe) au paradis d'Amour et reçoit un enseignement, directement ou en assistant à un débat. Cf. De Vénus la déesse d’amour, Fablel du dieu d’amour, Court d'Amour de Mahieu le Poirier, Salut d’ Amour de Philippe de Rémi, sire de Beaumanoir, Conseil d'Amour de Richart de Fornival, Nouvelet. 2. Cf. Bestiaire d’ Amour de Richart de Fornival, Bestiaire d’ Amour rimé, Arriereban d'Amour, Dit du cerf amoureux, Vraie Medecine

d’ Amour de Bernier de Chartres. 3. Cf. Renart le”Bestourné de Rutebeuf, Le Couronnement Renart, Renart le Nouvel, Renart le Contrefait, Fauvel.

;

4. Sur la légende de la claudication et de la mort de « maistre Jean » (titre qui fait de lui la personnification du clerc), cf. P.-Y. Badel, p. 68-72.

116

/ Le Roman

de la Rose

seaux de Jean de Condé), développements originaux du songe allégorique (Voie de Povreté et de Richesse, Pelerinages de Guillaume de Digulleville, Songe du Vieil Pelerin de Philippe de Mézières), tradition de la satire moralisante (Gilles li Muisis) ou antiféministe (Lamentations de Matheolus), système d’exposition par discours de personnifications (Miroir de mariage de Deschamps)... Le Roman occupe alors une place essentielle dans la culture littéraire, admiré pour sa «subtilité », souvent vantée par les copistes.

La querelle du Roman

de la Rose

Modèle de littérature profane, il est condamné par Digulleville qui avoue pourtant dans le Pelerinage de Vie humaine sa dépendance!. En 1399, Jean de Meun est la cible privilégiée des attaques contre l’antiféminisme. Christine de Pisan défend l’honneur féminin dans l’Epistre au dieu d’ Amour et le Débat des deux Amants; un débat s’instaure entre les détracteurs du Roman (Christine, Nicolas de Clamanges, Gerson qui porte la querelle sur le plan moral et religieux) et les représentants du « premier humanisme », Jean de Montreuil et les frères Col. Pour les uns, Jean est &« maistre et docteur » (Gontier Col), pour les autres, il n’offre qu’un ramassis d’horreurs, un encouragement à la fornication, une dérision de la chasteté, une parodie du sacré. Droits de la poésie et exigences de la morale s’affrontent. Les échos de la querelle se répercutent pendant tout le siècle?.

1. La lecture du Roman est présentée comme facteur déclenchant le songe, mais la thématique religieuse corrige la métaphore de la quête profane, et le second pèlerinage rejette cette inspiration. 2. Deux courants se maintiennent, l’un de réhabilitation de la femme (Champion des dames de Martin le Franc, Miroir des dames

de Claude Bouton,

Parement

et Triomphe des dames d'Olivier de

La fortune du & Roman de la Rose »

Le Roman

ef la critique

Les premières éditions! associent l’œuvre — Jean



| 117

à des textes

alchimiques.

à cause de

La critique moderne,

comme le public médiéval, a commencé par privilégier la continuation qui offrait plus de matière et un texte littéral, susceptible d'illustrer l’histoire des idées. Etude des sources, analyse de l’évolution des concepts sont alors les piliers de la lecture. Si l’on excepte C. S. Lewis, Guillaume déconcerte : étrangeté du procédé allégorique, considéré comme artifice, balbutiement d’un art d’écrire qui ne maîtrise pas la « psychologie ». La méconnaissance de l’allégorie, réduite à la personnification, empêche de saisir le projet d’ensemble du Roman autrement que dans ses intentions didactiques, ignore les jeux de l’ironie. Le renouveau passe par la réhabilitation de l’allégorie (H. R. Jauss, M. R. Jung). La qualité poétique de l’œuvre, sa cohérence interne deviennent le principal souci : si A. F. Gunnles trouve dans une rhétorique de l’ « amplificatio », D. Poirion est plus sensible aux aspects métaphoriques et symboliques de Guillaume, mythiques et ironiques de Jean.

la Marche), l’autre perpétuant la tradition misogyne (Cent Nouvelles nouvelles, Blason des Fausses Amours de Guillaume Alecis, Amant rendu Cordelier, voire le Petit Jehan de Saintré). 1 1. Amsterdam, 1735, par l’abbé Lenglet du Fresnoy ; Paris, 1798, par J.-B. Lantin de Damerey ; Paris, 1814, par M. Méon.

La bibliographie critique du chap. 7 analysera en détail l’immense littérature suscitée par le Roman.

Explication de texte’

Le « mur des ymages », éd. Lecoy, vv. 129-164

Ces quelque 300 vers marquent le véritable début de l’allégorie, car jusque-là l’évocation est restée littérale (prologue, dédicace, promenade avec description de la rivière et de la prairie). Pour le moment, le sujet rêvé n’est que mouvement et regard (« Quant j’oi un poi avant alé, / si vi un vergier grant et lé » — vv. 129-130). Le passage est bien délimité, avec une introduction (vv. 129-138) et une conclusion (vv. 461-464), encadrant une suite de dix descriptions de longueur inégale (de 4 vers pour Felonie à 65 pour Viellece : la disproportion n’est pas due à une hiérarchie des valeurs ainsi portraites, mais à la différence dans le rendement descriptif des notions). Les transitions sont des plus sommaires : chaque personnage est introduit dès les deux/trois premiers vers par une formule type, qui est une variation sur cinq modèles?. A l’absence de hiérarchie s’ajoute celle de toute localisation significative : le début de répartition spatiale indiqué pour Haïne et Felonie (« en le milieu », v. 139) et de Vilanie (« devers destre », v. 157) se transforme vite en simple énumération (& aprés », « delez »); pas de relation de parenté, de communauté ou d’opposition non plus : nous sommes ici devant un exemple pur de personnification descriptive. 1. Les dimensions de l’ouvrage nous interdisent une analyse minutieuse des procédés d'écriture, et nous ne pouvons fournir que des directions de recherche. 2. &Vi » (139) / & revi » (157) — « avoit delez lui » (153) / & une autre ymage i ot assise » (195) — « aprés fu pointe » (169) / « delez Envie auques pres iere Tristesce pointe » (291-292) — « aprés refu portrete » (235) / « aprés fu Vielleice portrete » (339), etc.

Explication de texte

|

119

L’énumération caractérise aussi le portrait de chaque figure. Le modèle ne se répète pas de manière identique, mais les éléments, en nombre limité, se retrouvent de l’un à l’autre dans des combinaisons diverses : aspect général (« semblant »), physionomie (adjectifs de forme et de couleur), pouvoir sur les hommes ou action (verbes, souvent mis en valeur par l’anaphore!), attributs emblématiques (traits anatomiques comme le regard torve d’Envie, les mains crochues de Covoitise, ou objets comme la bourse d’Avarice et le psautier de Papelardie) composent le matériau concret de l’image : 1. Haïne (139-151) 1 v. présentation

7 vv.

& semblant

» (3 fois

« sembler ») 3 vv. physique (visage) 2 vv. vêtement

2. Felonie (152-155) néant

3. Vilanie (156-168) . présentation vv. & semblant » . éloge de l'artiste vv. retour au « semblant »

4. Covoitise (169-194) 1 v. présentation 18 vv. pouvoir

(anaphore « c’est cele qui ») 2 vv. emblème (mains) S vv. explication emblème par activité

Tristesce (291-338) 2 vv. présentation 20 vv. « semblant

» (dont 10 vv. « color ») 10 vv. aspect physique 16 vv. activité (pleurs) Vielleice (339-404)

1 v. présentation 21 vv. physique 29 vv. l’action du temps (anaphore) 10 vv. comportement (radotage) 7 vv. vêtement Papelardie (405-438) 1 v. présentation 11 vv. € semblant » 2 vv. vêtement 4 vv. attribut (psautier) 7 vv. physique 7 vv. commentaire de l’auteur

1. Cf. Covoitise (quatre fois « c’est cele qui »), Envie (« quant el voit »), Vielleice (six fois « li tens » suivi de propositions relatives).

120

/ Le Roman de la Rose

5. Avarice (195-234)

Povreté (439-460)

3 vv. présentation 10 vv. physique 19 vv. vêtement, dont 9 vv. anecdote sur robe 8 vv. emblème (bourse)

1 v. présentation 11 vv. vêtement 5 vv. attitude 5 vv. commentaire de l’auteur

6. Envie (235-290) 1 v. présentation 17 vv. activité (anaphore « quant ») 26 vv. activité (déloyauté) 12 vv. emblème (regard)

Le sort de Felonie (4 vers sans description) peut s’expliquer par le transfert de ses valeurs morales et de son comportement sur Envie (cf. v. 254, v. 265). L'absence de tout élément concret trahit la difficulté de la mise en image de la notion : une nécessité extérieure (liste des vices dans l’idéologie courtoise!) semble imposer sa présence, mais Guillaume paraît ne pas trouver de traits capables d’inscrire la & felonie » dans un visage ou un vêtement. Le processus de signification est réduit à sa plus simple expression : «ymage » et («nom desus sa teste »; cette inscription révèle l’échec de la mimesis. Mais qu’en est-il des autres personnifications ? La reconnaissance en est-elle implicite, résultat de cette convenance qui désigne immanquablement la femme aux doigts crochus comme Covoitise? A deux reprises?, l’ambiguïté s’installe : le sens de la figure découle-t-il d’un nom gravé au-dessus de sa tête, comme c’est

1. Le nombre des figures est arbitraire : pourquoi Jalousie ou Male Bouche (cf. les & gilos » et « lozengiers ») appartiennent-elles à une autre constellation ? 2. « Avarice estoit apelee » (v. 197), Papelardie, « escrite » (405).

Explication de texte

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121

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souvent le cas dans l’iconographie? Même la distribution des emblèmes, signaux par excellence, n’obéit pas à une règle stricte : le regard d’Envie aurait pu qualifier Felonie, les mains de Covoitise, Avarice, la bourse d’Avarice, Covoitise. L’omniprésence du « semblant » est un autre aveu des limites de l’illusion picturale. Par le moyen de « sembler » et « paraître », le nom est traduit en adjectifs synonymes!l; comme une conjuration de cette difficulté à représenter, l’expression & bien sembler » revient symptomatiquement (v. 142, v. 160, v. 166, v. 293, v. 406). La naïveté du procédé s’étale sans détours dans le portrait de Papelardie : &« mout la resemble bien l’Ymage, / qui feite fu a sa semblance » (vv. 416-417); il faut en effet composer, à une « senefiance » donnée par le nom, une « semblance » que les éléments de la réalité (couleurs, formes, tissus), transformés en signifiants, doivent rendre tangibles. Le portrait manqué de Felonie n'est-il pas le plus révélateur, offrant à l’état pur le schéma que les autres amplifient par l’épuisement des séries du langage? L’échappatoire à cet enlisement descriptif, causé par l’obligation de trouver dans l’apparence de la figure sa propre métaphore, est le recours à un autre système de mise en images : l’évocation du pouvoir d’un vice sur les hommes’; la personnification disparaît alors, force obscure, derrière l’action, et s’incarne dans ses victimes. Mais la fiction de l’ « ymage » est rompue. La « senefiance » des entités se dégage de leur réunion. La série, bien qu’elle ne repose pas sur un chiffre parlant (sept péchés ou vertus), compose une variation sur le thème de

1. Cf. Haïne qui « de corroz et d’ataïne / sembla bien estre meneresse / corroceuse et tançoneresse / et plaine de grant cuvertage », Vilanie qui « sembloit fame forsenee », Papelardie « qui sembla bien

estre ypocrite ». Le détour par des adjectifs du type « pleine de » permet de compenser le manque d’adjectifs par des noms synonymes. 2. Cf. Hélinant de Froidmont et sa personnification de la Mort.

122

/ Le Roman

de la Rose

la laideur physique et morale’, inversion du canon descriptif de la beauté qui fonde la série contraire des compagnons de Deduit?. La redondance est le principe de cette écriture. Mais la tautologie est aussi la figure de l’évidence, de la plénitude du sens. Le mur, avec ses « images d’images repoussées à la périphérie de l’existence narrative » (D. Poirion, op. cit., p. 24), est une limite, celle de la laideur exclue, bannie du paradis, mais aussi un seuil, l’horizon nostalgique de l’adéquation entre image et sens, que poursuit laborieusement l’allégorie. Figures figées dans leur fonction d’avertissement, dépourvues de cette parole et de ces actions qui font la « vie » de la personnification, les &« ymages » signalent d’avance le risque de l’écriture allégorique, de l’immobilité contemplative, à laquelle il faut s’arracher pour entrer dans le verger, mais où l’Amant retombera à la « fin du songe ».

1. Difformités (visage « froncié » et « nés secorciez » de Haïne, mains « recorbelees » de Covoitise, regard de travers d’Envie, « fronces » de Vielleice), pâleur (Avarice « descoloree », « color pale et morte » de Papelardie) et teint morbide (« jaunice » d’Envie, Avarice & vert come une cive »), maigreur (v. 199, v. 297, v. 429), misère de l’habit. 2. Deduit est & droit » (v. 799), a la face « vermeille et blanche » (803), Leesce a le front « bel et plein ». Cf. Blanchefleur et la Laide Demoiselle du Conte du Graal.

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Bibliographie critique! Les ouvrages de A. F. Gunn (1952), D. Poirion (1974) et K. Ott (1980) donnent des bibliographies très complètes, auxquelles on pourra se reporter pour les points que nous n’avons pu développer. ÉDITIONS

ET TRADUCTIONS

E. Langlois, sATF, 1914-1924, 5 vol. L'éditeur cherche à reconstituer

un « texte primitif et normalise la graphie ». F. Lecoy, CFMA, Paris, Champion, 1965-1970, 3 vol. Selon les principes de Bédier, l’éd. reproduit le. « meilleur » manuscrit (BN, fr. 1573). Apparat critique réduit. D.

Poirion,

Paris,

Garnier-Flammarion,

1974.

Ed.

en

format

de

poche d’un manuscrit de contrôle de Lecoy (BN, fr. 25523). B.-A. Jeanroy, trad. extraits, Paris, Boccard,

1938.

A. Mary, trad. en prose, Payot, 1928. A. Lanly, trad. respectant les vers de l’éd. Lecoy, Paris, Champion, 1971-1975, 5 vol. LE

CONTEXTE

DU



ROMAN

D

— Pour la technique allégorique : M. R. Jung, Le poème all. en France au MA, « Romanica Helvetica », 82, Berne, 1971. — H. R. Jauss, Allegorie, Remythisierung und Neuer Mythos, Terror und Spiel, Munich, Ed. M. Fuhrmann, 1971 ; La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d’Alain de Lille à Guillaume de Lorris, L’humanisme médiéval..., éd. A. Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964. — A. Strubel, La litt. all., Précis de litt. française du MA, éd. D. Poirion, Paris, PUF, 1983. — Pour l’art de la personnification : C. Muscatine : The emergence of psychological allegory in old French romance, PMLA, 68, 1953 (p. 1160-1182). — K. Reinhardt, Psf. und Allegorie, Vermächtnis der Antike, Gôttingen, 1960 (p. 7-40). — J. Batany, Paradigmes lexicaux et structures litt. au MA, Revue d’Hist. litt. de la France, 70, 1970 (p. 819-835). — Un article de D. W. R. Robertson a beaucoup influé sur la conception anglo-saxonne de l’all. : The doctrine of Charity in MA literary Gardens, Speculum, 26, 1951 (p. 24-49). — Pour la satire : C. Cohen, La poésie morale et satirique au MA, Paris, 1932. — P. Lehman, Die Parodie im Mittelalter, Stuttgart,

19632. — A. Strubel, Le rire au MA, Précis.

(op. cit.).

1. Liste des abréviations : RR (Roman de la Rose), GL (Guillaume de Lorris) ; JM (Jean de Meun) ; MA (Moyen Age); All. (Allégorie) ; Psf. (Personnification) ; Lit. (Littérature).

124

/ Le Roman de la Rose



Pour la philosophie : E. Gilson, La philosophie au MA, Paris,

Payot,



1962.

Pour l’exégèse biblique : H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les

quatre sens de l’Ecriture, Paris, 1959-1964.



Pour les phénomènes d’intertextualité et la thématique : E. Faral,

Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du MA, Paris, 1913. — E. R. Curtius, Europäische Lit. und lateinisches

Mittelalter, Bern, 1954? (trad. PUF, 1956). OUVRAGES

SUR

LE

(

ROMAN

DE

LA

ROSE

}

Ouvrages d’ensemble A. F. Gunn,

The Mirror

of Love.

À reinterpretation

of the RR,

Lubbock, Texas, 1952.

J. W. Fleming,

The RR, a study in all. and iconography, Princeton,

1969 (lecture « robertsonienne »). J. Batany, Approches du RR, Paris, Bordas,

1973.

R. Louis, Le RR. Essai d'interprétation de l’allégorisme érotique, Paris, Champion, 1974 (transposition, au fil du texte, en équivalences, de la métaphore initiale). D. Poirion, Le RR. Connaissance des Lettres, Paris, Hatier, 19741. Ouvrages partiellement

consacrés

au Roman

C. S. Lewis; The allegory of love. À study in medieval Oxford, 1936 (origines et évolution de l’all. d'Amour). R. Tuve, Allegorical Imagery, Princeton, 1966.

tradition,

Ouvrages sur un aspect particulier du Roman

— E. Langlois a étudié la filiation (Origines et sources du RR, Paris, 1891) et la tradition manuscrite (Les manuscrits du RR. Description et classement, Lille, 1910). — Le point le mieux analysé est l’idéologie du Roman surtout à travers Jean de Meun : G. Paré, Le RR et la scolastique courtoise, Paris-Ottawa, 1941, et Les Idées et les Lettres au XIL° s. Le RR,

Montréal, 1947 (l’auteur y parle essentiellement de l'inspiration aristotélicienne). — N. Cohn, The World-View of a 13th century Parisian Intellectual. JM and the RR, Durham, 1961. — G. Hilder, Der scholastische Wortschatz bei JM, Tübingen, 1972. — J.-Ch. Payen, La Rose et l’Utopie. Révolution sexuelle et communisme nostalgique chez JM, Paris, Ed. Sociales, 19762.

1. On peut rappeler les commentaires anciens de L. Thuasne, Paris, Malfère, 1929, et de G. Cohen, réimpression d’un cours de 1933 (Paris, CDU, 1973). 2. Cf. l’ouvrage contesté de F. W. Müller, Der RR und der lateinische Averroïsmus des 13en Jahrhunderts, Francfort, 1947, qui annexe JM à une école précise.

L

Bibliographie critique

— L'influence et la fortune du Roman : E.-C. Hicks, Le Débat sur le RR. Ed. crit., Paris, 1977. — K. A. Ott, Der RR, Darmstadt, 1980. — P.-Y. Badel, Le RR au XIV® s. Etude de la réception de l’œuvre, Genève, Droz, 19801. ARTICLES

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SUR

LE

(

ROMAN

DE

LA

ROSE

}

Sur l’ensemble de l’œuvre E. Kanduth,

Der RR als Bildungsbuch,

ZRP,

1970, 86, p. 509-524.

J.-Ch. Payen, L'espace et le temps dans le RR, Romanistische Zeitschrift für Literatur Geschichte, 1978, 2, p. 253-2592. Guillaume

de Lorris

— Sur l’ensemble du projet : Ch. Dahlberg, Macrobius and the unity of the RR, Stud. in Phil., 58, 1961 (p. 573-582). — P. Strohm, GL as narrator and lover in the RR, Rom. Rev., LIX, 1968 (p. 369). — $S. G. Nichols, The rhetoric of sincerity in the RR, Mel. Ham., Chapell-Hill, 1967. — M. Defourny, Observations sur la première partie du RR, Mél. R. Lejeune, Gembloux, 1969. — Ch. Dahlberg, Love and the RR, Spec., 44, 1969. — P. Demats, D’Amoenitas à Deduit : André le Chapelain et GL, Mél. Frappier, 1, Genève, 1970. — J. Ribard, Introduction à une étude polysémique du RR, Mél. F. Lecoy, Paris, Champion, 1973. — R. T. Pickens, Somnium and interpretation in GL, Symp., 28, 1974.



Sur les personnages

: S.-L. Galpin, Dangiers li vilains, Rom.

Rev., II, 1911. — H. Kolb, Oiseuse, die Dame mit dem Spiegel, Der altfranzôsische Roman, éd. E. Kôhler, Darmstadt, 1978. —

K. A. Ott, Pauvreté et Richesse chez GL, Rom. 1978, 2. —

Zft. Lit. Gesch.,

Sur le mythe de Narcisse : J. Frappier, Variations sur le thème

du miroir de Bernard de Ventadour

à Maurice

Scève, CAIEF,

11,

1959.— E. Kôhler, Narcisse, la fontaine d'Amour et GL, Humanisme médiéval (op. cit.). — J. Rychner, Le mythe de la fontaine de Narcisse dans le RR de GL. Le lieu et la formule, Hommage à Marc

Eicheldinger,

Neuchâtel,

1978. —

T. H. Hillmann,

Another

look

into the mirror pelilous : the role of the crystals in the RR, Rom., 101, 1980. — D. F. Hunt, The allegorical fountain. Narcissus in the RR, Rom. Rev., LXXII, 1981.

— Sur l’achèvement du Roman : trois critiques défendent la thèse de l’unité du poème de Guillaume : E. Faral, Revue des Deux Mondes, 35, 1926. — R. Lejeune, Structure du RR, Mél. Lecoy

1. Pour mémoire, une curiosité : F. Guillon, Le RR considéré comme document historique du règne de Philippe le Bel, Paris, Picard, 1903. ; 2. Cette revue comportant plusieurs articles sur le RR sera désormais abrégée en R. Zft. Lit. Gesch.

126

/ Le Roman de la Rose

(op. cit.). — D. Kelly, « Li chastiaus... Qu’Amors prist puis par ses esforz ». The conclusion of the RR, Papers of the 1970 Kansas Conference of MA French Lit., 42, 1972. Sur la continuation

de Jean

de Meun

— Sur l'inspiration générale : M.-R. Jung, Jean de l’allégorie, CAIEF, 28, 1976; JM et son lecteur, Rom. Gesch., 1978.

Meun et Zft. Lit.

— Sur les personnifications de Jean : Raison : P.-Y. Badel, Raison fille de Dieu et le rationalisme de JM, Mél. Frappier, 1 (op. cit.). — D. D. Cherniss, JM’s Reason and Boethius, Rom. Notes, 26, 1975. Nature et Genius: EC:

Knowlton, The Goddess

Nature in early

periods, Journal of English and German Philology, 19, 1920 ; Nature in Old French, Mod. Phil., 20, 1922-1923. — G. Raynaud de Lage, Natura et Genius chez JM et Jean Lemaire de Belges, Moyen Age,

68, 1952. — W. Wetherbee, The theme of imagination in medieval poetry and the allegorical figure of Genius, Medievalia ed Humanistica, 7, 1976. — KR. Dragonetti, Le « singe de Nature » dans le RR, Travaux de Linguistique et de Litt., 16, 1978. Faux Semblant : G. Ward Fenley, Faus Semblant, Fauvel and Renart le Contrefait. A study in kinship, Rom. Rev., 23, 1932. — F. McKean, The role of Faus Semblant and Astenance Contrainte in the RR, Mél. Ham (op. cit.). — W. W. Ryding, Faus Semblant, hero or Hypocrite, Rom. Rev., 60, 1969. — Sur l’enseignement et l'idéologie : Jean de Meun et Alain de Lille : W. Wetherbee, The litteral and the allegorical. JM and the De Planctu, Med. Stud., 33, 1971. — D. Poirion, Alain de Lille et JM, Alain de Lille, Gautier de Chätillon, Jakemart Gielee et leur temps, éd. H. Roussel et F. Suard, Lille, 1980. Le & naturalisme » : G. Lanson, Un naturaliste du xim° s. JM, Revue politique et littéraire, 2, 1894. — E. Faral, Le RR et la pensée française au xII° s., Revue des Deux Mondes, 35, 1926. — M. Françon, JM et les origines du naturalisme de la Renaissance, PMLA, LIX, 1944. — H. Hatzfeld, La mystique naluriste de JM, Wissenschaftliche Zeitschrifft der Fr. Schiller Univ., Jena, 1955-1956. La position idéologique : L. J. Friedmann, JM, antifeminism and « bourgeois realism », Mod. Phil., 57, 1959-1960. — J.-Ch. Payen, Le RR et la notion de carrefour idéologique, Rom. Zft. Lit. Gesch.,

1978. Les thèmes : F. Lyons, Some notes on the RR. The golden chain and other topicsin JM, Mel. Whitehead, 1973. — Sur le mythe chez Jean : Pygmalion : D. Poirion, Narcisse et Pygmalion, Mél. L. Solano, Chapel-Hill, 1970. — R. Dragonetti, Pygmalion ou les pièges de la fiction dans le RR, Orbis Mediaevalis. Mel. R. R. Bezzola.

Bibliographie critique

À _

-

_ _

|

127

Saturne : F. W. À. George, JM and the myth of golden age, The classical Tradition in French Lit. Mel. R. C. Knight, Londres, 1972. — Th. D. Hill, Narcissus, Pygmalion and the castration of Saturn.

Two mythographical themes in the RR, Stud. Phil., LXXI, 1974. — KR. Kauke, Jupiter et Saturne chez JM, Rom. Zft. Lit. Gesch., 1978, 21. —

Sur l'ironie :

D. D. Cherniss, Irony and authority. The ending of the RR, Mod. Lang. Quart., 36, 1975. Deux articles de D. Poirion sur l’ironie et la théorie linguistique hi de Jean : Les mots et les choses selon JM, L'Information littéraire,

_

1974,

HAL:

1 ; De la signification selon

Brin d’Amour

et E. Vance,

JM, Archéologie

du signe, éd.

Rec. d’ Etudes médiévales, Toronto,

. 1982. & _

_

— Sur le style, on peut signaler l’art. de T. D. Hill, La Vieille’s digression on free love. A note on rhetorical structure in the RR, _ Rom. Notes, 8, 1966.

1. Cf. aussi B. Feldman, The Golden Age and the political theory of JM. À myth in Rose Scolarship, Symposium, 23, 1969, qui déborde son cadre pour une critique de la critique tout à fait intéressante.

Imprimé en France

Imprimerie des Presses Universitaires de France 73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme Avril 1984 — N° 29 892 'E F7



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ÉTUDES

LITTÉRAIRES

La collection Etudes littéraires propose, pour les grandes œuvres de la littérature française, un parcours critique à la fois précis et complet, qui s’attache à inscrire leur processus de création dans l’histoire des formes et des idées (Contexte) sans négliger leurs déterminations biographiques (Auteur) ; à décrire les conditions et les étapes de leur rédaction (Pré-texte) ; à définir leur spécificité textuelle par l’analyse de leur structure, de leurs thèmes, de leur écriture (Texte) ; à rendre compte de leur retentissement culturel (Fortune de l’œuvre). Précieux instrument de travail pour l'étudiant, qui trouvera en outre dans chaque volume un ou plusieurs exercices d’application (Explication de texte) ainsi qu'une Bibliographie commentée et un /ndex thématique, cette collection s’adresse également à un public cultivé,

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PARUS

:

1. Charles Baudelaire — Les Fleurs du mal par Jean-Pierre Giusto . Emile Zola — Germinal pa* Colette Becker

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3. Blaise Pascal — Les Provinciales par Gérard Ferreyrolles

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4. Le Roman de la Rose par Armand Strubel

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