Livre et société dans la France du XVIIIe siècle: [1] [Reprint 2019 ed.] 9783111330563, 9783110985818

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Livre et société dans la France du XVIIIe siècle: [1] [Reprint 2019 ed.]
 9783111330563, 9783110985818

Table of contents :
Table des matières
Avertissemen
La «librairie» du royaume de France au 18e siècle
Deux périodiques français du 18e siècle: «le Journal des Savants» et «les Mémoires de Trévoux»
Littérature populaire et littérature de colportage au 18e siècle
Milieux académiques provinciaux et société des lumières
Livre et Culture dans la Société Française du 18e siècle
Notes

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Livre et société dans la France d u XVIII C

siècle

ÉCOLE P R A T I Q U E DES HAUTES É T U D E S • SORBONNE VIE SECTION: SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

Civilisations et Sociétés i

M O U T O N & CO PARIS • LA HAYE MCMLXV

G. BOLLÈME J. EHRARD F. FURET D. ROCHE J. ROGER

Livre et société dans la France du xviir siècle POST-FACE D' A. DUPRONT, PROFESSEUR À LA SORBONNE

MOUTON

&

CO

PARIS • LA HAYE MCMLXV

© 1965 by Mouton & Co and École Pratique des Hautes Études Printed in the Netherlands

Table des matières

François Furet, Avertissement

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François Furet, La «librairie» du royaume de France au 18* siècle

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Jean Ehrard et Jaques Roger, Deux périodiques français du 18e siècle : «le Journal des Savants» et «les Mémoires de Trévoux». Essai d'une étude quantitative

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Geneviève Bollème, Littérature populaire et littérature de colportage au 18e siècle

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Daniel Roche, Milieux académiques provinciaux et société des lumières

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A. Dupront, Livre et Culture dans la Société Française du 18' siècle : Réflexions sur une enquête

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Avertissement

Le présent livre offre un premier bilan d'une enquête collective organisée par la V I e Section de l'Ecole pratique des hautes études, sur un thème proposé par le Comité international des sciences historiques, en vue du Congrès international d'histoire de 1965. Monsieur F. Braudel, Président de la V I e section, qui en a eu l'initiative, m'en a confié la responsabilité en 1962. Monsieur A. Dupront, professeur à la Sorbonne, n'a cessé d'en suivre et d'en conseiller les progrès; il a bien voulu en dégager ici quelques conclusions. Enfin Monsieur R. Romano, directeur du Centre de recherches historiques, nous en a fourni généreusement les moyens matériels. J e voudrais leur exprimer ici la reconnaissance de tous. L'objet de l'enquête était au départ très général: «Littérature et société au 18' siècle». Il a donc fallu morceler cette ambition globale en recherches particulières, et décomposer les difficultés du thème proposé par la multiplication de points de vue partiels. Mais les différents travaux n'ont cessé d'être animés par un esprit commun, fait du constant souci de dépasser le partage classique de l'histoire des idées entre «littéraires» et «historiens», et de renouveler une tradition quantitative jadis illustrée par Daniel Mornet. C'est pourquoi l'unité commune des différentes recherches a été très simplement celle du livre: non l'objet sacralisé par la tradition littéraire et l'individualisme romantique, mais la marchandise dont l'imprimerie a

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Avertissement

inondé l'Europe en vulgarisant tout un savoir ancien et tout un savoir nouveau. C'est dire que la préoccupation quantitative n'a pas été dans notre esprit une simple précaution d'érudition. Car elle seule permet d'apprécier tout le poids du social et du passé dans ce qu'écrit et lit une société humaine : l'histoire des idées aussi doit tenir compte des inerties, ne serait-ce d'ailleurs que pour mesurer la part sociale relative de l'innovation. M M . Ehrard, professeur à la faculté des lettres de Clermont-Ferrand, et Roger, professeur à la faculté des lettres de Poitiers, analysent les comptes rendus de livres dans deux grands périodiques du 18e siècle, le Journal des Savants et les Mémoires de Trévoux. M. Daniel Roche, assistant à l'école normale supérieure de Saint-Cloud, a cherché à définir le milieu socioculturel que constituent quelques académies provinciales. Mademoiselle G. Bollême, chef de travaux à l'Ecole pratique des hautes études, a recensé et étudié les livres populaires de colportage. Enfin, j'ai travaillé pour ma part sur les registres de permissions d'imprimer de l'Administration de la librairie. Les longs dépouillements quantitatifs qui fondent les différentes études ont été effectués grâce à l'intelligente collaboration de M M E S Favre et Moulle, de M L L E S Morghen et Miani, et tout particulièrement de M. l'abbé Brancolini. L'enquête doit beaucoup à leurs soins attentifs. Le travail est loin d'être «terminé» - si tant est que le mot ait ici un sens. Nous n'en publions aujourd'hui que les premiers résultats. La documentation réunie autorise d'autres études. L'une d'elles est en cours, qui concerne l'analyse linguistique globale des titres des ouvrages du 18e siècle français; elle bénéficie du concours très précieux de Monsieur Quemada et de son Centre d'études du vocabulaire français à la faculté des lettres de Besançon. C'est dire combien nous souhaitons pouvoir donner une suite à ce bilan provisoire. Janvier 1965

F. FURET

FRANÇOIS

FURET

La «librairie» du royaume de France au 18e siècle

Pour l'historien, le livre est toujours un objet de perplexité. Enveloppé dans son titre comme dans une définition intemporelle, il est à jamais clos et ne cesse de revêtir pourtant des significations successives. Produit d'une élaboration par excellence individuelle, il suppose la communauté d'un langage et tout un système de complicité sociale: il est doublement mystérieux, comme invention et comme familiarité. De fait, son étude cristallise toutes les difficultés du métier de l'historien: le passage de l'individuel au collectif, le rapport de l'intellectuel et du social, les jugements du temps sur le temps, la mesure de l'innovation et de l'inertie. Même recouverte de tant de sédimentations critiques, l'écriture des hommes est loin d'avoir été déchiffrée en termes d'histoire. Depuis cent cinquante ans, la tradition littéraire traque les secrets du livre à un double niveau: à la fois de l'intérieur, par l'étude du texte luimême, et de l'extérieur, par l'érudition biographique. Elle est ainsi amenée à présumer du social et du collectif à partir des témoignages de ce qui est individuel. Or, c'est ce rapport que l'historien voudrait d'abord inverser. Non qu'il soit contraint de trancher à priori les vieux débats sur le collectif et l'individuel, ou sur l'infrastructure et la superstructure. Mais sa raison d'être est de réintégrer l'accident dans le nombre et dans l'intelligible. Elle est donc de dégager, de l'extraordinaire confusion créatrice des livres, un

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François Furet

certain nombre de mouvements et de constantes: il lui faut commencer par les plus faciles à cerner, parce qu'ils sont externes et mesurables. O n peut alors risquer un rapprochement avec les conquêtes récentes de l'histoire économique: à leur exemple, il faudrait pouvoir combiner le macroscospique et le microscospique, faire des dénombrements globaux de la production littéraire d'une société 1 , et multiplier d'autre part les recherches partielles sur des milieux ou des groupes socio-culturels. C'est de la convergence de ces deux types d'étude que peut naître la certitude historique sur les grands mouvements et leurs mécanismes. Mais dans les deux cas, il s'agit d'analyses délibérément extérieures à la mélodie unique de chaque livre. Aussi pourront-elles être soupçonnées d'excessive simplification. Il suffira de répondre, pour éviter un faux débat, que si rien ne peut être substitué à l'étude des textes eux-mêmes, ce type de recherches peut faire surgir avec plus d'évidence - et moins de présupposés théoriques - les grands points de convergence entre une société et sa production écrite. Il ne doit être entendu que comme une préface et un cadre à l'analyse proprement littéraire. Rien de plus, mais rien de moins.

I La chance veut qu'au 18* siècle l'historien se trouve fort, dans le domaine du livre, d'une série de sources quantitatives très précieuses: celles de l'administration de la librairie, récemment exhumées p a r deux études de M. Estivals. 2 Depuis la Renaissance, la monarchie française a conquis la haute main sur la production littéraire du royaume. Elle en tient soigneusement registre, à la Chancellerie, qui délivre les permissions d'imprimer, ou au Dépôt légal, qui recense les ouvrages parus. Cette comptabilité bureaucratique du livre, qui est si minutieuse et si complexe, a l'avantage posthume de permettre des dénombrements très larges, et de remplacer ainsi des bibliographies qui sont à la fois tardives et partielles. Mais elle donne aussi à l'historien un éclairage plus subtil : celui qui met une société en face de ses propres oeuvres. A cet égard, le 18e siècle est un cas privilégié. Car la monarchie française de Louis x v et de Louis xvi n'est pas ce simple pouvoir de répression et de censure que décrit après coup la libération révolutionnaire. Non qu'il soit inexact, en un certain sens, d'aborder le siècle des Lumières comme celui d'une longue lutte entre les forces de l'innovation intellectuelle et les résistances d u conservatisme : mais le rôle de l'inquisiteur appartient alors par excellence non au pouvoir royal, mais aux Parlements, qui se trouvent être en même temps les adversaires acharnés de l'administration royale. Le roi de France permet plus de livres que n'en supportent

La «librairie » du royaume de France au 18' siècle

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la Sorbonne ou les grands magistrats, comme en témoigne entre autres la crise de l'Encyclopédie. En réalité, l'Etat monarchique, qui donne la librairie à Malesherbes pendant douze années capitales, suit les courants de l'époque plus qu'il ne les gouverne. Il se caractérise par une grande sensibilité aux pressions de la société civile, dans le même temps où il s'ouvre aux idées du siècle et à une administration plus rationnelle des hommes. Bref, il est devenu à la fois plus faible et plus moderne. Les sources publiques de la police des idées s'en trouvent mieux définies: par leur double valeur technique et sociale, elles constituent un témoignage assez exceptionnel d'une société sur ce qu'elle écrit. Ce qu'elle écrit, nous pouvons en recenser l'essentiel, puisque chaque ouvrage doit obtenir du chancelier l'autorisation d'être imprimé: ceux-là même qui se la voient refuser sont pourtant indiqués sur les registres de demandes, et ces recalés de la censure n'échappent donc pas au dénombrement global. Traditionnellement, l'autorisation demandée est un privilège ou une simple permission du Sceau. La première, plus onéreuse 3 , donne en même temps au demandeur un monopole sur l'ouvrage pour une durée déterminée. La seconde n'est pas exclusive, mais évite les frais du privilège. Les deux sont publiques, explicitement indiquées sur l'ouvrage, équivalentes à un arrêt du Conseil: le code de la librairie de 1723 a réaffirmé cette procédure, vieille de plus d'un siècle. Les deux types de permissions sont révocables et temporaires, donc renouvelables; à l'expiration du délai couvert par son privilège, l'imprimeur qui veut conserver son monopole ou préparer une réédition demande un renouvellement ou une continuation de privilège, qui figure dans le même registre, et constitue ainsi une présomption du succès d'un ouvrage. Cette tendance à la perpétuation des privilèges d'imprimer, qui fait le bonheur des libraires parisiens, plus proches à la fois du pouvoir et des auteurs, alimente au 18e siècle une longue polémiaue. Les libraires de province s'opposent non aux privilèges, mais à leur prorogation; dans un texte célèbre, Diderot soutient ceux de Paris, au nom du droit de propriété. 4 Dans ce débat où s'élabore lentement la notion moderne du droit d'auteur, Louis xvi tranche le 30 août 1777 par une série d'arrêts importants: désormais, l'auteur qui prendra le privilège en son nom et vendra son ouvrage chez lui pourra transmettre à ses héritiers un droit perpétuel sur son oeuvre. Mais la cession du manuscrit à un tiers rend cette propriété viagère : car le privilège accordé aux libraires ne durera que pendant la vie de l'auteur, et, dans tous les cas, un minimum de dix ans. C'est donc la fin des perpétuations de privilèges, qui disparaissent dès lors de nos registres. Il semble d'ailleurs que les arrêts de 1777 entraînent l'apparition d'un nouveau type d'autorisations, qui ne reçoit pas le cachet du grand Sceau:

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François Furet

la «permission simple». Le Manuel de l'auteur et du libraire de 1777 n'en parle pas. Au contraire, l'Almanach de la librairie de 1778 la définit ainsi: «la permission simple ne donne d'autre droit que celui de faire une édition de tel ou tel ouvrage dont il n'y a point de privilège ou dont le privilège est expiré, suivant l'arrêt du conseil du 30 août 1777 concernant les privilèges. Elle s'expédie sur la simple signature de M. le directeur général. «Tout libraire ou imprimeur de chaque ville peut obtenir une permission de ce genre, à la charge par lui de la faire enregistrer dans le délai de deux mois sur les Registres de la Chambre syndicale dans l'arrondissement de laquelle il sera domicilié, à peine de nullité». Ainsi, les arrêts de 1777, en faisant tomber plus de livres dans le domaine public, ont facilité les rééditions, notamment pour les libraires de province. Mais ces livres échappent dès lors à notre recensement, puisque la demande des permissions simples ne relève pas de la chancellerie, mais du seul directeur général. Mais le 18' siècle voit se développer un autre type d'autorisations d'imprimer : les «permissions tacites». C'est Malesherbes qui en a fait le meilleur commentaire, dans son cinquième Mémoire sur les problèmes de la librairie, rédigé en 1759. Sur les causes, d'abord : «Depuis que le goût d'imprimer sur toutes sortes de sujets est devenu plus général, et que les particuliers, surtout les hommes puissants, sont aussi devenus plus délicats sur les allusions, il s'est trouvé des circonstances où l'on n'a pas osé autoriser publiquement un livre, et où cependant on a senti qu'il ne serait pas possible de le défendre. C'est ce qui a donné lieu aux premières permissions tacites . . . » Quand? Malesherbes indique qu'elles se sont multipliées «depuis trente ans», mais il écrira plus tard, en 1788®, qu'il en ignore la date d'origine : son prédécesseur à la librairie, M. D'Argenson, qui avait été lieutenant de police sous la Régence, et qui était depuis sa naissance «dans tous les secrets de l'Administration», les avait toujours pratiquées. «Je crois», ajoute Malesherbes, «qu'elles ont commencé à peu près dans le temps de la mort de Louis xrv». Reste qu'elles sont illégales, au terme de la législation en vigueur, parce qu'elles ne sont pas publiques: «La seule différence entre ces permissions illégales et les autres, c'est qu'elles ne passent pas au Sceau et que le public ne voit pas le nom du censeur. Cette forme s'est probablement introduite pour que libraires et auteurs aient leur décharge et que, d'autre part, les censeurs soient à l'abri des plaintes des clients hostiles. Mais il est tenu un registre de ces permissions et le censeur coupable n'est pas soustrait aux rigueurs du gouvernement. » Ces registres se trouvent effectivement aux manuscrits de la Bibliothèque nationale sous le titre: Registre des livres d'impression étrangère présentés à Monseigneur le Chancelier pour la permission de débiter. Le premier commence en 1718 ;

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mais la série conserve son titre fictif jusqu'en 1772: il s'agit de déguiser l'illégalité de la nouvelle jurisprudence sous le couvert de l'importation. La permission royale veut se cantonner au «débit» et refuse toute responsabilité officielle dans l'impression. Pour les mêmes raisons, de très nombreux ouvrages du 18e siècle imprimés à Paris par permission tacite porteront sous leur titre l'indication Amsterdam, Londres, Genève ou même Pékin. Ce n'est qu'à partir de 1772 que les registres de ccs autorisations osent avouer ce qu'ils sont, et consentent à leur titre réel : signe intéressant que l'administration royale a cessé d'avoir peur de son passé et de ses propres lois. Mais dès le début du siècle, au prix d ' u n mensonge collectivement consenti, elle a permis et recensé une littérature qu'elle désigne elle-même comme marquée d'une présomption de non conformisme. Elle l'accepte comme l'inévitable, c'est-à-dire comme une poussée sociale et intellectuelle qu'il ne s'agit plus de réprimer, mais de canaliser. Q u a n d en 1758 le poids du scandale conduit le chancelier à révoquer le privilège de l'Encyclopédie par un arrêt du Conseil, Malesherbes tourne la difficulté par la délivrance d'une permission tacite. Mais plus généralement, tout livre qui recherche les moindres difficultés ou le moindre coût d'impression, tout livre qui spécule sur la moindre résistance du pouvoir évite le circuit administratif du Sceau public de la Chancellerie: il se contente de demander une tolérance dont la seule garantie se trouve dans un consensus de l'opinion et de l'administration. Dans ce lot de nouveautés un peu suspectes et qui s'avouent comme telles au censeur, le manuscrit domine très largement, mais Diderot indique qu'il n'est pas seul : «Entre les productions qui ne comportent que la permission tacite, il en faut distinguer de deux sortes; les unes d'auteurs étrangers et déjà publiées hors du royaume, les autres d'auteurs regnicoles, manuscrites ou publiées sous titres étrangers. » Ainsi, les deux grandes séries d'archives qui ont trait aux demandes de permissions d'imprimer sont qualitativement différentes. Le siècle a tracé lui-même, entre deux littératures, une ligne de démarcation extérieure qui est précieuse pour l'historien, puisqu'elle témoigne à l'origine des lignes de défense d'une société par rapport à sa propre culture. Cette donnée seule suffirait à justifier son maintien, et par conséquent l'examen distinct des privilèges et des permissions tacites. Mais l'analyse quantitative des sources renforce cette nécessité de méthode.' Entre 1723 - date où recommencent les registres, après une lacune chronologique qui va de 1716 à 1723 - et 1789, on peut dénombrer 31.716 ouvrages qui demandent u n privilège ou une permission d u Sceau. Le chiffre est supérieur à celui qui est indiqué dans l'ouvrage de M . Estivals, parce qu'il recense les ouvrages eux-mêmes, et non les permissions: or, il arrive qu'un

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François Furet

libraire ou un imprimeur englobe plusieurs livres dans la demande d'un seul privilège ou d'une seule permission du Sceau.' C'est la même chose d'ailleurs pour les permissions tacites; mais les ouvrages qui y figurent sont pour l'ensemble du siècle sensiblement moins nombreux: 12610 seulement, à peine plus du tiers du nombre des livres de l'autre série.

Ce décalage numérique est essentiellement dû à une disparité chronologique entre les deux sources : bien qu'elles existent depuis la Régence, les permissions tacites ne se développent véritablement qu'à partir des années cinquante. La pratique ne s'en répand couramment qu'avec l'entrée de Malesherbes à la Direction générale de la librairie en 1751. En effet, le premier registre de ces autorisations, qui va de 1718 à 1747, comporte 713 livres pour trente ans, soit une moyenne très faible de 24 par an. Le second qui débute en décembre 1750 et se clôt en mars 1760, et qui n'autorise pas davantage que le premier un découpage annuel, rassemble 714 titres pour neuf ans et quatre mois, soit 126 par an. Cette moyenne quasi-décennale ne représente elle-même que le point de départ d'un essor qui va s'affirmer, puisque les deux registres qui suivent font apparaître une hausse moyenne annuelle très rapide: 156 livres par an entre mars 1760 et octobre 1763; 396 d'octobre 1763 à novembre 1766. A partir de 1767, les sources permettent d'établir une comptabilité annuelle qui situe le volume des demandes de permissions tacites presque au même niveau que dans les registres de privilèges. La courbe qui a été établie en témoigne. Mais si les deux mouvements sont très proches l'un de l'autre à partir de

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la fin des années soixante, le second seul présente des éléments valables de comparaison interne depuis le début du siècle, en fonction de la stabilité relative de son volume annuel global. En effet, pour une moyenne séculaire, (1723-1789) de 463 livres par an, on en recense 456 jusqu'à 1750 et 469 de 1750 à 1789 : la coupure si caractéristique des registres de permissions tacites est ici inexistante. Il n'est donc pas possible de mêler les témoignages de deux pratiques administratives qui ne sont pas comparables, puisque l'une est l'institution traditionnelle et que l'autre, longtemps inavouable et inavouée, ne s'épanouit que dans les années soixante. Le problème reste d'ailleurs de savoir si et comment, dans les décennies antérieures, ces centaines d'ouvrages annuels qui apparaissent tardivement arrivaient à être imprimés. Dans son quatrième mémoire sur la librairie, qu'on peut dater du début de 1759, Malesherbes indique que «depuis trente ans l'usage des permissions tacites est devenu presque aussi commun que celui des permissions publiques». Depuis trente ans? Depuis les années trente? L'affirmation surprend si on la rapporte à l'immense disparité des chiffres annuels révélée par les deux séries de registres de la librairie dans la première moitié du siècle. Il est pourtant difficile de la récuser complètement, venant d'un homme aussi bien placé pour en connaître. On peut présumer à la fois que la phrase est excessive', et que pourtant un nombre important de livres ont bénéficié pendant cette période d'autorisations tellement «tacites» qu'elles n'ont laissé aucune trace écrite. C'est d'ailleurs ce que laisse entendre Malesherbes lui-même dans le dernier Mémoire déjà cité quand, distinguant les permissions tacites des simples tolérances dont il ne reste aucun vestige, il ajoute: «les premières permissions tacites qui ont été données ont sans doute été de ce genre; il arrive encore quelquefois qu'on en donne de pareilles à cause du défaut de principes fixes en vertu desquels le censeur puisse se réputer à l'abri de tout reproche. Mais les véritables permissions tacites sont bien différentes de ces actes de tolérance ou peut-être de connivence». Ainsi, il est probable que, jusqu'aux années cinquante, toute une littérature illégale, mais pourtant distincte de celle qui est proprement clandestine et pourchassée par la police royale, a été simplement tolérée par le pouvoir, sans que nous en trouvions aucune trace écrite dans les registres de la librairie. A la charnière du demi-siècle, un exemple montre toute l'incertitude de la jurisprudence. En 1748, Montesquieu fait imprimer à Genève, sans nom d'auteur, l'Esprit des lois dont l'immédiat retentissement en France indique assez la large diffusion. Jésuites et jansénistes, les Mémoires de Trévoux et les Nouvelles ecclésiastiques lui consacrent chacun deux articles l'année suivante. Le journal janséniste, qui fulmine contre le livre, conclut son deuxième

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François Furet

article, daté du 16 octobre 1749, en accusant explicitement l'autorité publique : «On fera brûler par la main du bourreau les Nouvelles ecclésiastiques dont le but unique et perpétuel est de confirmer les hommes dans la possession des vérités qui font également et le vrai chrétien et le fidèle sujet du roi; et on laissera débiter un malheureux écrit qui apprend aux hommes à regarder la vertu comme un mobile inutile dans la monarchie, et toutes les religions, même la véritable, comme une affaire de politique, une pure suite du climat, etc. Qu'il nous soit permis de le dire: l'un ne serait-il pas une punition de l'autre?». En août 1750, la Sorbonne intervient à son tour pour suppléer post-eventum à la censure administrative préalable que l'ouvrage n'a pas sollicitée. Elle propose un certain nombre de coupures, que Montesquieu écarte par un appel à l'opinion publique : «Toute l'Europe a lu mon livre, et tout le monde est convenu qu'on ne pouvait découvrir si j'étais plus porté pour le gouvernement républicain ou pour le gouvernement monarchique . . . » De fait, à en croire Malesherbes 10 , son livre obtient tel quel une permission tacite qui autorise aussitôt de nombreuses rééditions, sans qu'on y trouve jamais aucune trace des exigences de la Sorbonne. La complexité même de cet exemple montre qu'il est difficile de mesurer la valeur bibliographique exacte des deux séries de registres de la librairie qui ont été décrits. Comme il n'est pas possible de la comparer aux deux sources qui seraient relativement faciles d'accès - le Dépôt légal, par définition plus incomplet, ou le Catalogue alphabétique des auteurs de la Bibliothèque nationale, qui ne comporte pas les anonymes - le plus simple est de récapituler ce qu'on y trouve, pour savoir ce qu'on n'y trouve pas. 1. Les registres de privilèges et de permissions du Sceau comportent trois sortes de demandes : celles d'abord qui apparaissent les plus nombreuses, et qui concernent un manuscrit nouveau. Mais jusqu'à l'Edit de 1777, qui en supprime la nécessité, on y trouve aussi les demandes de continuation de privilège, par lesquelles l'auteur ou l'imprimeur veut prolonger son monopole: elles constituent autant de présomptions que l'ouvrage convoité est l'objet d'une demande sociale et d'une volonté d u libraire de le réimprimer dans un proche avenir. Enfin, les nouvelles éditions de livres anciens, imprimées et non plus manuscrites, passent également devant les censeurs royaux: soit que le libraire se réclame d'une permission déjà obtenue pour une édition antérieure, et prescrite, soit q u ' u n concurrent excipe du caractère original de la nouvelle édition pour réclamer le droit de publier un auteur qui n'est pas encore dans son fonds. Il le fait aux moindres frais, avec une demande de «permission simple» d u Sceau. Les registres de la première moitié du siècle mentionnent assez régulièrement du signe «R» ces rééditions, sensiblement plus nombreuses que les demandes de continua-

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tion de privilèges. Mais la notation en est trop négligée - elle disparaît même à partir des années soixante - pour qu'on puisse en faire le compte avec un minimum d'exactitude. A partir de 1778 enfin, l'apparition de la «permission simple» diminue sur nos registres la fréquence des rééditions. Ces éditions nouvelles concernent presque toujours les mêmes catégories d'ouvrages : les classiques latins, les chefs-d'oeuvre du Grand Siècle (notamment le théâtre), les grands manuels de droit, les livres de dévotion et de liturgie, enfin ce qu'on peut appeler faute de mieux la «littérature populaire»: almanachs et petits romans de la Bibliothèque bleue de Troyes et des autres libraires spécialisés. Si elle entraîne à des doubles emplois dans le dénombrement global, la fréquence des rééditions est une indication précieuse sur la consommation du livre. Dans cette mesure, les registres de privilèges ne permettent pas seulement de mesurer le volume d'une production traditionaliste. Ils révèlent aussi les grands points d'accord d'un public et la communauté d'une culture, c'est-à-dire d'un passé. Mais ils nous apprennent aussi que même le présent peut devenir «classique». Le caractère subversif d'un livre dont la première édition a été faite à l'étranger peut s'estomper avec le temps et avec le succès: les idées dangereuses deviennent des idées communes. Il arrive alors que l'ouvrage bénéficie d'un privilège tardif qui le fait apparaître après coup sur les registres très officiels de la librairie. C'est le cas par exemple de la Henriade ou du Siècle de Louis xiv. C'est celui aussi de ces Lettres de Madame de Maintenon, sorte d'histoire secrète du règne de Louis xiv, dont Malesherbes nous dit qu'elles furent à l'origine éditées à l'étranger, et tolérées dans le royaume par ordre du lieutenant général de police: «car si on ne l'eût pas voulu, les personnes les plus attachées à la cour n'auraient pas fourni des matériaux à l'éditeur . . . il fallait être admis dans les secrets pour s'assurer que le roi ne trouverait pas mauvais qu'on laissât paraître cet ouvrage, où le mariage secret de Louis xiv, dont on avait douté jusqu'alors, est articulé dans toutes ses circonstances. » Bref, dès Fleury, la Cour prenait en cachette ses petites revanches de la grande humiliation. Mais à partir des années cinquante, c'est très publiquement que l'ouvrage apparaît sous des formes nombreuses aux demandes de privilèges, et qu'il est d'ailleurs autorisé. 2. Il reste que les permissions tacites sont par excellence l'asile de la nouveauté, puisque c'est leur fonction même. Elles comportent aussi des rééditions, généralement sous une forme qui laisse croire qu'il s'agit d ' u n livre complètement refondu; mais le cas est infiniment plus rare que dans les registres de privilèges. Elles regroupent essentiellement le manuscrit, le livre nouveau dont l'approbation anonyme ne compromettra ni le censeur, ni le pouvoir: c'est pourquoi elles accueillent parfois un livre qui a été rayé du circuit public des privilèges. Quasi-muets pour la première moitié du

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François Furet

siècle, les registres sont de plus en plus riches à partir de Malesherbes : on y trouve Helvétius, Condillac, Mably, Condorcet, Beaumarchais. Ils sont d'autant plus riches qu'ils recensent également les manuscrits refusés. Enfin, cette bibliographie administrative para-légale transcrit p a r périodes une dernière catégorie de livres : ceux qui, venant de l'étranger, et déjà imprimés, n'échappent pas au contrôle et parviennent en ballots scellés à la Chambre syndicale de la librairie. Ils apparaissent dans les demandes de permissions tacites entre 1767 et 1778 (") sollicitant comme les manuscrits «regnicoles» l'autorisation d'être débités en France. Comptabilisés à part, généralement à la fin du volume, ils élargissent ainsi la masse de la production nationale autorisée. Dès lors, posons la question inverse: qu'est ce qui passe en dehors des demandes de permissions d'imprimer publiques ou tacites? Essentiellement trois catégories de livres. La moins importante sans doute groupe une partie de l'édition provinciale. Au 18e siècle, en province, les impressions autorisées de livres nouveaux semblent être majoritairement des ouvrages d'intérêt local, résultant de commandes des administrations, de l'Evêché, des Cours judiciaires, de l'Académie ou de l'Université. C'est a u moins ce qui résulte de l'enquête menée en Languedoc par Mlle Ventre 1 ', et ces données semblent conformes à ce qu'on sait de la décadence rapide des éditions provinciales dès le 17* siècle. De fait, de très nombreux libraires et imprimeurs de province ont pris l'habitude, au 18e siècle, de s'adresser directement à l'administration centrale, surtout pour ce qui ne concerne pas les commandes officielles des pouvoirs locaux. Les temps sont à la centralisation, et les habitudes en sont prises. Mais le caractère pourtant minoritaire des demandes provinciales sur nos registres confirme et justifie après coup les plaintes incessantes des libraires provinciaux du 18e siècle contre leurs confrères de Paris, doublement souverains sur le marché de l'édition, grâce aux continuations de privilège, qui prorogent en leur faveur le monopole de l'ancien, et au voisinage de la plupart des auteurs, qui leur assurent celui du nouveau. L'exemple languedocien montre que les arrêts de 1777 redressent un peu l'édition provinciale, sans toucher sérieusement à la prépondérance parisienne. En réalité, le libraire de Paris n'est privé d ' u n manuscrit q u e si l'auteur, craignant même la censure des permissions tacites, préfère la voie oblique d'une impression préalable en province ou à l'étranger, puis l'entrée du livre par la Chambre syndicale. Mais, dans ce cas aussi, l'ouvrage revient dans les registres de permissions tacites, sous la rubrique des «livres entrés par la Chambre». Ainsi, le caractère parisien et central des sources de

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l'administration de la librairie n'est probablement pas, pour le 18* siècle au moins, un inconvénient majeur. Les deux autres catégories de livres manquants compromettent bien plus gravement un dénombrement exhaustif de la librairie à cette époque. Il y a d'abord ceux qui sont simplement tolérés par la police, sans paraître jamais sur aucun texte d'origine publique. «Je ne sais, dit Malesherbes, qui en parle longuement, quel nom donner à ce genre de permissions dont l'usage est devenu commun. Ce ne sont proprement que des assurances d'impunité». Avant toute permission tacite, c'est par exemple une autorisation de cette nature que le libraire parisien de Montesquieu dit avoir reçu du comte d'Argenson, pour l'Esprit des lois, dès le début de 1749.13 On a vu que la courbe même du nombre des demandes de permissions tacites indique assez combien cet usage a dû être «commun», jusqu'à ce que Malesherbes entre à la Librairie. Mais à l'inverse, l'essor des permissions tacites à partir de 1751 incite à penser que le premier directeur général a réussi à faire passer dans les moeurs administratives la doctrine qu'il expose au dauphin, en 1759, en affirmant qu'il ne connaît «qu'un moyen pour faire exécuter les défenses, c'est d'en faire fort peu». On peut aussi constater que ses successeurs y sont restés fidèles. Non sans doute que la simple tolérance ait complètement disparu. Trop d'anecdotes témoignent du contraire, et Malesherbes lui-même n'a pas trouvé d'autre solution en 1761, que de laisser circuler l'Emile à ses risques et périls, sans pouvoir lui accorder une permission tacite. Mais à considérer l'épanouissement de l'institution dans les années soixante, à voir Restif de la Bretonne et Mirabeau solliciter et obtenir des permissions tacites, on présume que l'institution s'est substituée dans une grande mesure aux tolérances secrètes de la première moitié du siècle. Mais le Parlement et le clergé continuent à faire peser sur des livres mêmes autorisés la menace du scandale et de la poursuite judiciaire. Ils n'intimident pas seulement les auteurs, mais aussi les censeurs et le pouvoir royal. C'est leur pression qui explique pour une grande part l'existence de la dernière catégorie de livres qui nous échappe: ceux qui ne bénéficient d'aucune sorte de permission ou de tolérance et qui, imprimés en France, ou plus souvent à l'étranger, sont purement et simplement clandestins. Les sources policières et judiciaires de la librairie sous l'ancien regime 14 sont trop dispersées pour en autoriser un recensement facile. Ces livres échappent donc par définition au cadre de cette étude. 15 Il reste que les demandes de privilèges et de permissions tacites ont permis de dénombrer un peu plus de 44000 titres d'ouvrages: le chiffre est considérable, si on le rapporte par exemple aux 25000 éditions parisiennes dont font état Lucien Febvre et J . Martin pour le 16' siècle, et même s'il est

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vrai que nous avons affaire à la demande d'éditer, non à l'édition elle-même. Mais on a vu combien la valeur statistique de ce dénombrement est inégalement répartie: moins de 13000 livres de privilèges jusqu'à 1750, et quelques centaines seulement de permissions tacites. C'est donc surtout à travers les 30000 ouvrages du deuxième demi-siècle de l'ancien régime que les sources étudiées restent fidèles à leur titre et comptabilisent vraiment la «librairie » d e l'époque. II Imaginons un instant tous ces livres rangés dans une bibliothèque du temps : double fiction, dans la mesure où des rééditions successives y voisineraient avec des manuscrits qui n'ont jamais été publiés, et où aucun homme cultivé d u siècle ne se serait privé des grands ouvrages édités à l'étranger et restés interdits. Mais cette bibliothèque imaginaire reste très largement, comme on l'a vu, celle d'une société. Elle est plus riche et plus représentative que les bibliographies partielles et tardives que nous propose le siècle. Nous avons tenté de la reconstituer par genre à travers des sondages chronologiques. Le classement des ouvrages a été établi selon les critères de l'époque. La Bibliothèque nationale est riche d'un fonds immense d'inventaires de bibliothèques privées du 18e siècle, où les livres sont répartis dans les cinq grandes catégories du temps : théologie et religion, droit et jurisprudence, histoire, sciences et arts, belles-lettres. Par ailleurs, des manuels de bibliographie comme ceux de Durey de Noinville ou de Cels et Martin permettent de préciser la doctrine de tous ces inventaires, et par conséquent de faciliter le nôtre. La nomenclature qui a été utilisée, est la suivante: 1 ' 1. THÉOLOGIE ET R E L I G I O N 1 7

A. Ecriture sainte, Bible, Interprètes de la Bible 18 B. Pères de l'Eglise, Littérature conciliaire 14 C. Théologie et apologétique: 1. Catholique20 2. Mon catholique D. Liturgie et dévotion 2 1 2 . D R O I T ET J U R I P R U D E N C E 2 2

A. Droit canon et ecclésiastique 23 B. Droit civil 24 1. Droit ancien 2. Droit naturel et public C. Jurisprudence et Pratique

La «librairie » du royaume de France au 18' siècle 3. HISTOIRE*5

A. Histoire ecclésiastique 2 * B. Histoire profane 1. Ancienne 2. Moderne (par état) 3. Sciences auxiliaires (généalogie, numismatique, inscriptions, etc.) C. Géographie, voyages et cartographie. 4 . SCIENCES E T A R T S 2 7

A. Philosophie 1. Ancienne 2. Logique 3. Morale 4. Métaphysique28 B. Sciences 1. Physique 2. Mathématiques a. Astronomie b. Mécanique c. Algèbre, arithmétique, géométrie d. Sciences mathématiques appliquées 3. Naturelles a. Botanique b. Minéralogie c. Zoologie d. Chimie 4. Médecine, chirurgie, p h a r m a c i e " C. Economie politique 30 D. Agriculture et agronomie 3 1 E. Arts libéraux 15-bis32 F. Arts mécaniques 33 G. Arts spécialisés 34 H . Divers 5. BELLES LETTRES3'

A. Dictionnaires 35 B. Grammaire et philologie 36 C. Poésie: 1. Poésie 2. Art dramatique 3. Romans 4. Correspondance37

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Orateurs Facéties Journaux et périodiques Almanachs 38 Mélanges

Comme tous les classements, celui-ci a ses rigidités, et donc ses difficultés. Il a posé d'abord le problème d u rapport du titre à l'ouvrage lui-même. La tradition du titre long et circonstancié permet souvent une connaissance suffisamment précise de la matière du livre. Mais il arrive aussi, surtout dans la première moitié du siècle, que la négligence du scribe laisse tomber une partie de l'énoncé et le remplace par un simple «etc. »: or c'est généralement le sous-titre explicatif, l'équivalence sémantique proposée par l'auteur luimême, si fréquente au 18e siècle et si précieuse pour nous, qui nous échappe alors. Par exemple, en 1750, une demande de privilège concerne l'ouvrage intitulé: l'Art de vérifier les dates, etc., qui fut effectivement édité à Paris, cette année-là, par le libraire Desprez. L'abréviation du titre masque qu'il s'agit d'un traité polémique de théologie, d'orientation janséniste et gallicane, fondé sur la chronologie des erreurs de différents papes comme Honorius ou Libère : le dictionnaire de Patouillet le classe parmi les ouvrages les plus pernicieux. D'une manière générale, ces titres incomplets ont été plus faciles à identifier, dans les différents catalogues de la Bibliothèque nationale, que les titres simplement ambigus, mais complets, d u type Promenades d'un solitaire ou Lettres de Monsieur X à Monsieur T. Dans tous ces cas, plusieurs centaines de vérifications ont été faites. Elles ont permis d'établir qu'il n'existe pratiquement aucun faux titre destiné à masquer le contenu véritable d'un livre : au reste, la lecture obligatoire de l'ouvrage par le censeur suffirait à enlever toute efficacité éventuelle à une dissimulation qui semble au contraire fréquente dans les ouvrages interdits et circulant sous le manteau. Mais il subsiste dans nos dénombrements un certain nombre de titres ambigus qu'il n ' a pas été possible de repérér à la Bibliothèque nationale, ni a u Catalogue auteurs, ni aux anonymes, ni dans les bibliographies du 18e ou du début du 19' siècle": du coup, ces livres qui n'ont jamais été publiés ou qui ont été perdus restent inclassables. Ils sont un peu plus nombreux aux permissions tacites qu'aux permissions publiques; leur pourcentage annuel ne dépasse jamais 5 % . Après ces recherches, une dernière difficulté d u classement tient à l'imprécision des critères bibliographiques pour un certain nombre d'ouvrages. L'hésitation peut naître d u livre lui-même: le Discours sur les sciences et les arts est-il de la «philosophie»ou de la «politique»? Encore son appartenance à la catégorie iv n'est-elle pas discutable. D'autres titres - plus rares - posent

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le problème du critère de forme ou de contenu: par exemple, le Bonheur, poème d'Helvétius: «Poésie» ou «morale»? Dans tous ces cas, c'est l'indication des contemporains qui a guidé notre choix: le thème du Discours de 1750 a été proposé par un académicien dijonnais, pensionnaire de la classe de morale, et c'est ainsi que le classent la plupart des bibliothèques du temps. Le Bonheur d'Helvétius est rangé dans le catalogue de la bibliothèque Malesherbes dans Ethique et morale: exception rarissime à la tyrannie des nomenclatures de l'esthétique classique, qui s'impose bien souvent, juste après l'énoncé du titre, sous la forme d'une apposition de genre. O n comprendra que les lenteurs de l'identification des livres n'aient pas permis le classement de 45000 ouvrages. Pour éliminer l'accident annuel et tenter de mesurer l'évolution, trois coupes quinquennales (1723-27, 175054, 1784-88) ont été faites à travers les livres de privilèges, chacune portant sur quelques deux mille ouvrages. Ceux des permissions tacites, utilisables à partir des derniers mois de 1750, ont également été classés pendant trois périodes: la première de dix ans (1750-59) pour obtenir un nombre d'ouvrages qui ne soit pas trop restreint, les deux autres de cinq ans (1770-74 et 1784-88). Tous les chiffres ont été ramenés à des pourcentages pour être comparés. Ils représentent des unités très disparates dans l'absolu, puisqu'il n'y a rien d'aussi différent d'un livre qu'un autre livre, mais très comparables dans le relatif, s'il est vrai que les grands nombres effacent à l'intérieur de chaque période les mêmes disparités. La bibliographie de quelques 2000 livres de privilèges entre 1723-1727 fait apparaître comme une priorité - et c'est la hiérarchie même de l'époque l'importance des fondements surnaturels du monde social: plus d'un tiers d'ouvrages de religion 10 , au sens large du terme, qui masquent une distribution très inégale des volumes dans les rubriques traditionnelles. Peu de commentaires de l'écriture sainte, et moins encore de littérature patrologique, dans une époque dominée par l'obsession augustinienne. Mais on aurait tort d'en conclure à l'effacement autoritaire de l'inspiration janséniste: une société ne peut proscrire administrativement sa propre sensibilité religieuse. Examinés un à un, les ouvrages de théologie et de dévotion de cette période montrent l'extraordinaire profondeur de l'imprégnation janséniste, qu'il faut savoir distinguer - à l'exemple de la censure royale - de la politique janséniste. La bulle Unigenitus est une loi du royaume dont tout commentaire, même favorable, est interdit. De même, les censeurs refusent très généralement tous les titres qui comportent par exemple les mots suivants : missel pour laïques, grâce, prédestination, PortRoyal, connaissance, concile, exposition, ou encore Embrun, Tencin, Senez, Soanen, Auxerre, Montpellier, etc. Mais, par contre, on peut constater le

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développement autorisé d'une abondante littérature de dévotion populaire à nuance janséniste, qui constitue une bonne moitié de nos ouvrages de religion. De cette tyrannie très vivace du sacré, le droit et la jurisprudence tirent leur réglementation des univers humains: l'Eglise d'abord, en tant qu'organisme temporel, et le monde civil et politique. C'est dire l'importance du droit canon et ecclésiastique, et celle de la jurisprudence. Le premier constitue le modèle et comme la garantie du reste. La seconde est effort de publication, de mise à jour, d'adaptation : elle témoigne des justifications lentement élaborées par le savoir des légistes royaux pour unifier les coutumes et les coutumiers, définir les statuts et les rangs, fonder la société politique. Il s'agit de livres par définition plus massifs que les petits ouvrages de dévotion, plus ésotériques aussi, donc beaucoup moins nombreux ; mais ils continuent à incarner par excellence la grande civilisation royale absolutiste. Au delà commence un savoir au fond moins essentiel, parce qu'il est en un certain sens accessoire, : il est l'ornement et presque le plaisir de la vie, non ses règles. Mais il tient déjà une place majoritaire dans les livres publiés ou réédités. L'histoire est à dominante profane, puisqu'un quart seulement des livres concernent le passé de l'Eglise. Elle est aussi à prépondérance moderne, mais sa lecture du passé est à la fois largement internationale et presque exclusivement européenne: France, Angleterre, Espagne, Italie, Russie, Pologne, Suède, etc. Le monde extra-européen est celui des voyages, qui transforme le présent non plus par le temps mais par l'espace. Mais la curiosité géographique est aussi nouée à l'histoire par une parenté plus secrète que la fraternité du passé et du lointain. C'est qu'elle révèle dans le présent le passé, dans l'ailleurs de l'homme l'enfance de l'homme. Servan l'expliquera en 1781 : «Il m'a toujours paru que la découverte de l'Amérique n'a pas peu contribué aux progrès de la morale . . . En effet, avant cette époque, nous ne savions rien de l'enfance de notre espèce.» 41 L'histoire et la géographie ont ainsi commencé leur difficile cohabitation. L'intérêt qu'il suscite est ancien. Dès le début du siècle, il rassemble un nombre d'ouvrages fort important. Mais l'essentiel du savoir profane est constitué par les «sciences et les arts» - nomenclature classique pour désigner tout ce qui est activité intellectuelle de connaissance et de beauté. Dès avant Boileau, le paraléllisme des arts et des sciences, qui est une des thèses fondamentales du classicisme français, est affirmé au nom d'une origine commune des uns et des autres, la raison. «Les arts ont cela de commun avec les sciences», dit Le Bossu, au début de son traité du poème épique (1675), «qu'ils sont comme elles fondés sur la raison, et que l'on doit s'y laisser conduire par les lumières que la nature nous a données». Ainsi, les belles-lettres ne sont elles-mêmes qu'un

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domaine particulièrement important des sciences et des arts : c'est leur volume et surtout leur degré de «noblesse» qui justifient leur nomenclature particulière, plus que leur nature. Les livres de privilèges des années 1723-27 montrent toute l'importance sociale des sciences et des arts, et des belles-lettres: près de la moitié du total. A l'intérieur de la première catégorie, morale et métaphysique dominent la philosophie, comme la médecine les sciences. Les «arts libéraux», dont la musique forme l'essentiel, écrasent de leur volume l'agriculture et les arts mécaniques qui gardent l'ignominie de tout ce qui est manuel. Les livres de «politique»,si l'on excepte «l'Abrégé de paix perpétuelle»,sont presque tous des manuels de technique commerciale. Dans les belles-lettres, l'esthétique classique conserve toutes ses contraintes : les livres de grammaire et de philologie sont nombreux à maintenir et à enseigner la science et les règles du langage noble. La «poésie», au sens large du terme, y est largement majoritaire et témoigne de la durée des grands genres classiques: les vers, l'art dramatique, les correspondances. Livres grecs et surtout latins sont également nombreux. Mais il faut noter déjà l'importance proportionnelle des romans, plus fréquents que les pièces de vers et les tragédies. Telle est donc dans les grands traits l'économie bibliographique d'une grande culture classique traditionnelle au début du 18e siècle, et l'équilibre de ses divers éléments. La comparaison peut alors être faite avec les deux autres sondages des années cinquante et de la fin du siècle, dans les seuls livres de privilèges. Or, les permanences frappent autant que l'évolution : volumes comparables de livres de droit, d'histoire, et de belles-lettres, exprimant à travers tout le siècle le maintien d'un grand type d'écriture et de sa demande sociale. Le droit s'est sensiblement enrichi des développements de la jurisprudence, qui expriment à la fois la multiplication des chicanes individuelles et des «mémoires» procéduriers, et le grand effort national de rationalisation juridique. L'histoire perd au cours du siècle une partie de sa matière: un quart d'ouvrages d'histoire ecclésiastique en 1724-28, 15% dans les années cinquante, 11 % dans les années quatre-vingt. Mais elle reste fidèle aux grandes orientations qui sont dessinées dès l'origine: elle réserve à l'Europe l'intelligibilité et la dignité qui s'attachent à un passé commun, alors que le reste du monde relève surtout de la lecture horizontale des voyages. Au fil du siècle, le grand nombre de livres consacrés à l'ancienne France - carolingienne notamment - traduit la formation d'une conscience nationale anti-absolutiste, où la nostalgie nobiliaire des assemblées franques s'infléchit en pédagogie constitutionnelle.

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L'extraordinaire stabilité des livres de belles-lettres n'est pas seulement celle des proportions par rapport à l'ensemble. Elle caractérise aussi l'équilibre interne qui distribue les ouvrages en grands genres littéraires : orateurs, poésie, théâtre, romans, grammaire, etc. La formalisation esthétique d u classicisme traverse le siècle sans perdre u n seul de ses devoirs, malgré Diderot, et malgré Rousseau; elle a trop profondément pénétré le goût public pour ne pas en recevoir la durée. Elle laisse transparaître le pérennité de ce style noble où s'épanouira pour mourir l'éloquence révolutionnaire. Dans ces belles-lettres de la fin d u siècle, deux éléments nouveaux interviennent pourtant. L ' u n est la multiplication des dictionnaires, qui est un des aspects bien connus du fanatisme encyclopédique des lumières et de cet acharnement à classifier et à délimiter les champs du savoir. L'autre est plus surprenant et ne peut être perçu q u ' à la lecture des titres eux-mêmes : c'est la quasi disparition dans les années quatre-vingts des classiques latins qui sont encore très nombreux au milieu du siècle." O n en voit mal les raisons culturelles, dans une époque dominée par l'esthétique néo-classique. Il s'agit plus probablement d'une incidence administrative de la loi de 1777 sur les renouvellements de privilèges, et du développement du régime de la «permission simple. » Mais si, à travers ses livres, toute une culture du 18e siècle nous apparaît comme une durée et comme une grande habitude sociale, deux des catégories bibliographiques échangent au contraire leurs dimensions respectives entre 1724 et 1789: la théologie, les sciences et les arts. Les deux mouvements semblent très progressifs et comme réguliers; ils ne confirment pas l'hypothèse de Daniel Mornet qui confine au premier demi-siècle la grande bataille anti-religieuse. 43 Déjà nets au milieu du siècle, ils s'accélèrent plutôt jusqu'à la fin de l'ancien régime, donnant un éclairage intéressant sur les rythmes de la désacralisation d ' u n monde. En réalité, les ouvrages de religion qui disparaissent sont ceux de liturgie et de dévotion. La théologie et l'apologétique catholiques continuent à mobiliser jusqu'à la fin du siècle soit la sensibilité janséniste, soit un traditionalisme qui apparaît dans les années quatre-vingt contaminé par la «philosophie»: les vérités chrétiennes «philosophiquement démontrées » se sont mises au goût du jour. Elles ont d'ailleurs presque complètement abandonné le latin. Mais la rareté relative des brochures de piété et des rituels commandés par les diocèses constitue peut être un indice de la défaillance d'un public. Cet anticléricalisme urbain dont nous parlent tant d'auteurs du 18e siècle depuis la grande crise du «vingtième», et qui serait donc bien antérieur à la Constitution civile, ne trouve-t-il pas là une confirmation? Ses racines jansénistes, voire richeristes, expliquent sans doute a contrario le maintien d'une importante culture théologique.

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Mais à la fin du siècle, le secteur majoritaire de la production des livres est devenu «les sciences et les arts». Les mots sont ici d'autant plus significatifs qu'ils se sont davantage enrichis: ils ne désignent plus, comme au 17' siècle, une sorte d'harmonie des activités sociales et d'un ordre divin, dont vérité et beauté, nature et raison ne sont que des expressions diverses. Dans l'année même du demi-siècle, Rousseau dissocie brutalement le social et le naturel : les sciences et les arts y perdent leur innocence, dès lors maudits ou bénis. Ils sont désormais comme ces façades néo-classiques que bâtira la fin du siècle, perdues dans une nature à l'anglaise, c'est-à-dire dans la 1793 h w«s indéterminés

7728 livra 72 indtimumnis

2285 uvtes 49 indeiermmes

BELLES LETTRES 821 /ivres

724

livres Mélanges AlmonocHs Journaux — Facéties Orateurs

Poésie

(Romon)

Grammaire Philologie

Dictionnaires

1723-27

1750-54

1784-88

riolisés A.mécaniques Arts libéraux

PERMISSIONS

PUBLIQUES

Agriculture Politique

Sciences

Philosophie

SCIENCES

ET

ARTS

Nature, étrangère et secrète. C'est qu'ils sont devenus les agents privilégiés de l'histoire et de l'humain, et Condorcet dira: «du progrès de l'esprit humain». La controverse sur les sciences et les arts - comme celle sur le luxe, qui s'y rattache naturellement - est ainsi au coeur même de la société des lumières, qui la ressent comme le déchirement de sa propre conscience d'elle-

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même; d'où l'écho extraordinaire du premier discours de Rousseau, littérairement plus banal que l'intuition qui le porte. O r , les registres de privilèges témoignent du nombre croissant de ces livres qui sont par excellence porteurs d ' u n monde plus civilisé, plus riche, plus humain. Le pourcentage en double au cours du siècle. Les chiffres inscrivent là comme une grande compensation collective à la disparition des ouvrages de dévotion. Par contre, le décompte interne de la catégorie reste relativement stable: mêmes pourcentages de philosophie, où la morale progresse pourtant par rapport à la métaphysique; pourcentages comparables des sciences, dominées par la médecine et notamment par l'obsession vénérienne, qui révèle l'étendue de son emprise psychologique. Les livres d'agriculture, et surtout de politique sont de plus en plus nombreux: les seconds changent aussi de nature, glissant de l'économique vers le politique proprement dit. O n voit à lire leurs titres la part qu'y prend la crise des dernières années de l'ancien régime. Dans les «arts libéraux», les livres de peinture, d'architecture et d ' a r t militaire se font proportionnellement plus nombreux jusqu'aux années cinquante. A la fin du siècle, la diminution du pourcentage global est essentiellement celle des ouvrages de musique, qui sont nombreux entre cinquante et cinquante-quatre et très rares de 1784 à 1788. Mais il peut s'agir aussi d'un affaiblissement du régime de la permission publique consécutif aux Arrêts de 1777, en ce qui concerne des livres aussi inoffensifs que les ouvrages de musique. L'élément le plus surprenant de ce classement des arts et des sciences est la part constamment minime qu'y ont les ouvrages d' «arts mécaniques», que le 18e siècle se fait souvent gloire d'avoir remis à l'honneur. Mais plus q u ' u n mensonge, notre statistique bibliographique dénonce peut-être une confusion: car si la société des lumières a effectivement voulu réhabiliter les arts mécaniques, ce n'est pas tant par l'étude de la tradition manuelle d ' u n monde pré-industriel qui n'a pas grand-chose à lui apprendre. Elle a désiré plutôt les relever jusqu'au style noble, et les inclure au nom de l'universel dans l'utopie hédoniste: les cités heureuses de Ledoux sont peut-être plus significatives que les fameuses planches de Y Encyclopédie. En face de ces livres de tradition que sont les ouvrages de privilèges, que disent les permissions tacites? La comparaison n'est possible que pour le deuxième demi-siècle; mais les trois sondages opérés dans les permissions tacites en sont relativement plus importants. Ils font apparaitre dès les années cinquante l'effondrement des pourcentages des livres de religion et de droit, qui se situent entre 2 et 3 % du total - chiffre qui ne variera plus guère jusqu'à 1788: double vérification du

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caractère traditionaliste de cette catégorie d'ouvrages, et de la destination particulière des permissions tacites. L'innovation intellectuelle et ce que nous appellerions aujourd'hui la mode s'y trouvent artificiellement majorées par rapport aux habitudes intellectuelles et sociales. 44 KS2 /.vi«!

8ELLES

LETTRES Mélanges

¡770-7 J

PERMISSIONS

1780-84

TACITES

SCIENCES

ET

ARTS

Pourquoi dès lors des ouvrages de religion, même en très petit nombre? La littérature liturgique a disparu, celle de dévotion est très rare. C'est la théologie qui domine, généralement aux prises avec les «erreurs dominantes» de l'époque et avec les philosophes. Les nombreux sondages qui ont été opérés dans ces ouvrages - q u a n d ils existent à la Bibliothèque nationale révèlent généralement à nouveau l'inspiration et le vocabulaire jansénistes. Sous les Pensées morales adaptées aux figures de l'ancien Testament qui représentent Jésus-Christ, ouvrage qui obtient une permission tacite en 1788, se révèle par exemple u n auteur anonyme a u style rigoriste qui évoque celui de la grande époque des solitaires: la violence de la polémique anti-philosophique rappelle également celle des Nouvelles ecclésiastiques. Mais indépendamment de ces livres de religion et de droit, trop peu

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nombreux pour susciter des commentaires qui ne soient pas individualisés, les permissions tacites sont presque exclusivement le domaine de l'histoire, des sciences et des arts, et des belles lettres. Domaines plus fluides que dans les demandes de privilèges, non seulement parce que les pourcentages obtenus pour chaque grande catégorie varient davantage, mais surtout parce que les rapports de leurs structures internes apparaissent, d'une coupe à l'autre, profondément transformés, et plus soumis au temps, c'est-à-dire aux modes. A l'intérieur d'une permanence, la grande esthétique classique, voici que transparaissent dans l'exagération les conjonctures et les évolutions.

%

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20L i v r e s de politique

7770

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1784

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Livres de permissions tacites. Pourcentage annuel de la catégorie «Sciences et Arts» par rapport à l'ensemble.

Le principal de ces mouvements est déjà connu : c'est la progression rapide des livres de «Sciences et Arts», qui passent de 2 5 , 6 % dans les années cinquante à plus de 4 0 % dans les années quatre-vingt. Mais il prend ici son visage pré-révolutionnaire, par la multiplication privilégiée des livres de politique, qui rassemblent à la fin du siècle plus de la moitié de ceux de la rubrique. C'est la crise de l'Ancien Régime bien sûr, qu'il faut entendre ici aus sens étroit: car l'examen distinct des années 1784-88 montre que si la proportion des sciences et des arts est annuellement à peu près constante, le pourcentage interne des ouvrages de politique croît très rapidement à partir

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de 1787 ; très exactement à partir de l'Assemblée des notables de février, qui déclenche le flot de la littérature révolutionnaire. U n phénomène du même ordre, mais jouant en sens inverse, explique sans doute la contraction relative du volume des livres politiques entre 1770 et 1774 par rapport aux années cinquante : c'est la période du Triumvirat, c'est la dernière grande tentative néo-absolutiste du roi de France. Au reste, le pourcentage de la politique se redresse brusquement en 1774 par rapport aux années précédentes, avec la mort de Louis xv, l'ouverture Turgot et le retour des Parlements. Ainsi, les registres de permissions tacites ne confirment pas seulement cette allégresse des sciences et des arts si profondément caractéristique de l'époque des lumières. Ils en donnent une version plus conjoncturelle, où l'histoire traditionnelle retrouve ses tournants. D'où le caractère à la fois plus instable et plus accentué des pourcentages internes. L'éclairage le plus net consiste sans doute ici à regrouper les livres de philosophie et ceux de politique; ils ont des volumes proportionnels variables, mais beaucoup d'attaches intérieures dans la mesure où les ouvrages de «morale» des philosophes contemporains dominent la première catégorie. Au reste, ce n'est pas le vingtième siècle, mais précisément le 18e, avec l'abbé Baudeau, qui invente l'expression de «sciences morales et politiques». O n peut mesurer alors leur prédominance numérique sur les sciences de la nature, qui n'apparaît pas aux privilèges: T o u t un flux de curiosités nouvelles sur le social s'inscrit ici avec un relief saisissant. D'autres traits par contre sont commun aux deux sources: la prépondérance de la médecine 45 dans les sciences, l'importance relative de la curiosité agronomique, enfin le pourcentage infime des ouvrages concernant les arts mécaniques. Apparemment, l'histoire retrouve aux permissions tacites, au milieu et à la fin du siècle, des pourcentages très voisins de ceux des privilèges : que signifie la diminution intermédiaire qui apparait en 1770-74? O n en aperçoit mal les hypothèses d'explication. Ce qui est sûr par contre, à consulter les titres, c'est que la nature des livres d'histoire est ici un peu différente de celle qu'on trouve aux privilèges : à côté des vrais récits historiques, on voit se multiplier les matériaux de l'histoire, et notamment les mémoires plus ou moins authentiques de personnalités du passé plus ou moins célèbres. Le seul mot de «Mémoires» indique assez l'ambiguité du genre et la contamination romanesque. Le 18e siècle, qui romance l'histoire et historise le roman, a discuté avec passion du paraléllisme des deux genres. Mais c'est aussi que le roman, cet éternel suspect de l'esthétique classique, s'abrite derrière l'histoire. Car c'est un des moyens qu'il a trouvés - comme l'exotisme artificiel du voyage persan ou turc, comme le procédé des «lettres» - pour se libérer de l'hypothèque poétique, et pour s'ouvrir sans scandale les chemins de la description du monde réel. «Mémoires de Monsieur

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X», «Histoire de Mademoiselle Y», cet intitulé si fréquent trahit souvent le passage de la bergerie au réalisme, et de l'idéalisation collective à la vérité particulière, tel que le souhaite Diderot dans son éloge de Richardson: «Cet auteur ne fait pas couler le sang des lambris; il ne vous transporte point dans des contrées éloignées ; il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages; il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche; il ne se perd jamais dans les régions de la féérie. Le monde où nous vivons est le lieu de la scène. Le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible». On ne peut mieux dire qu'un certain roman à l'anglaise brise au 18' siècle la formalisation esthétique du classicisme. Il n'est donc pas étonnant que les permissions tacites soient par excellence l'abri du roman. Les pourcentages sont à cet égard absolument clairs: ils indiquent l'invasion de la «poésie» par le roman, qui regroupe entre 25 et 50 % des livres de belles-lettres, contre 15, 13 et 15% dans les trois sondages faits dans les registres de privilèges.46 La catégorie de belles-lettres a beau diminuer aux permissions tacites, amputée qu'elle est des classiques anciens et modernes, et surtout comprimée par l'expansion des sciences et des arts : elle conserve toujours un pourcentage interne très élevé de romans. Cette indication nous a conduit à comparer dans ce domaine et pour les deux périodes 1740-45 et 1750-55, les romans repérés dans les sources de la librairie, à ceux recensés par Daniel Mornet dans sa grande édition de la Nouvelle Héloise." Il a fallu pour ce faire reclasser chronologiquement des ouvrages dont Daniel Mornet avait établi la liste par genres. Mais la comparaison reste boiteuse, puisque la bibliographie Mornet recense des romans effectivement parus ou réédités, et depuis conservés, qu'ils aient été imprimés en France ou à l'étranger; alors que les demandes d'imprimer groupent seulement les romans qui sollicitent à Paris l'autorisation du chancelier: ce sont des rééditions, mais aussi, dans la masse des manuscrits, des romans simplement virtuels ou éventuellement perdus, dont l'identification reste, pour certains d'entre eux, difficile et discutable. 48 En plus, il existe entre les deux éléments de la comparaison un décalage chronologique irréductible, puisque la demande d'imprimer précède d'un intervalle de temps arbitraire la publication effective. Les chiffres établis paraissent pourtant assez intéressants pour être indiqués : MANUSCRITS

1741-45 1751-55

Privilèges

Permissions tacites

Mornet

74 123

18 193

205 199

Les romans repérables aux manuscrits de l'administration royale sont donc moins nombreux que ceux de la bibliographie Mornet dans les anné*s

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quarante, et sensiblement plus nombreux dans les années cinquante: la rupture tient essentiellement à l'essor des permissions tacites, dont la représentativité se trouve ainsi confirmée à partir de 1751. Un grand nombre de romans donnés par Mornet comme édités à l'étranger se trouvent dans les demandes de permissions tacites, mais naturellement pas tous. A l'inverse, la liste Mornet omet beaucoup de titres romanesques que nous trouvons dans les registres de la librairie. Mais indépendamment de cette comparaison qu'il faudra reprendre dans un cadre moins général que celui de cette étude", le parallèle entre les deux séries d'archives de la librairie fait ressortir l'importance considérable du roman dans les demandes de permissions tacites : importance proportionnelle d'autant plus forte que le nombre annuel de livres y est à cette époque trois fois moindre. Dans les années cinquante, la France ne paraît donc pas seulement, comme le prétend le fameux passage de Voltaire, obsédée par la discussion sur les blés. Il faut que le roman y soit un grand article de consommation, puisque les belles-lettres en semblent envahies. Le mouvement est plus ancien, marqué par une longue querelle esthético-littéraire dont M. Georges May a fait l'histoire. Mais les permissions tacites de la deuxième moitié du siècle témoignent de la place désormais prépondérante du roman dans l'innovation littéraire. Les sondages opérés confirment ainsi le caractère même des deux sources, qu'ont souligné tous les contemporains: sans les permissions tacites, la Librairie de l'Ancien Régime n'indiquerait pas la fascination que le roman a exercé sur toute une société. Mais sans les permissions publiques, elle effacerait les traces d'une culture latine ou d'une esthétique traditionnelle qui a formé jusqu'aux générations révolutionnaires. Ces deux exagérations inverses sont précieuses pour l'histoire. Non seulement parce qu'elles délimitent dans une certaine mesure le neuf de l'ancien. Mais surtout parce que, en réunissant au départ les conditions de la contradiction, elles apparaissent à l'arrivée complémentaires: les proportions diffèrent, mais les mouvements sont identiques. La permanence des livres de droit exprime l'effort maintenu d'une société politique qui est fille des grands légistes de la monarchie. Elle indique à la fois l'effervescence des intérêts individuels et l'aspiration à l'arbitrage abstrait et unique des codes. Celle des ouvrages d'histoire est ambigüe comme l'histoire elle-même, qui est la fois convention récitative, curiosité indifférenciée du temps et de l'espace, prise de conscience nationale. Entre la rhétorique, la connaissance et la justification, le siècle des lumières conserve un équilibre qui est ancien. L'importance des belles-lettres et le maintien des grands genres sont

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également très lisibles sur les rayonnages de notre bibliothèque imaginaire. Le monde du 18 e siècle reste celui des grammairiens et des critiques normatifs de l'époque classique ; la culture antique, l'art oratoire, la poésie, le théâtre y conservent leur privilège de rang et leur public. C'est par le roman que le Beau prend parfois un nouveau visage, émancipé des contraintes du grand style: encore en conserve-t-il souvent l'apparence, déguisé sous les titres traditionnels de la bergerie, de la morale, du voyage ou de l'histoire. C'est moins sans doute par prudence que par une sorte d'hommage au goût public dominant. L'indication générale n'est pas indifférente. C a r on ne cesse de traquer ce que la révolution doit à la philosophie des lumières; peutêtre serait-il intéressant aussi d'examiner ce qu'elle doit à sa rhétorique. Robespierre et Saint-Just ont écrit des vers avant de prononcer des discours. Reste le grand mouvement séculaire inverse des ouvrages de religion et de «Sciences et Arts» qui extériorise par ses volumes variables la mobilité d'une attention collective ou ses disponibilités nouvelles. A u niveau le plus global et le plus grossier de l'analyse, il exprime ce qui est bien connu, et qui a été ressenti comme tel par les contemporains: l'effort philosophique pour évacuer le surnaturel du monde humain. Ce n'est pas un hasard si tant de textes du 18e siècle opposent comme des syntagmes antagonistes les «sciences et les arts» et les «moeurs et la religion». L a désacralisation d'une société et d'une culture s'exprime à travers le vieux concept unificateur de la nomenclature classique. Mais les «sciences et les arts» ne sont pas seulement les instruments de la laïcisation d'un monde. Ils apparaissent déjà - bien avant les succès spectaculaires de l'efficacité industrielle - investis de la destination que leur assignera plus tard l'optimisme libéral et son inversion marxiste ; non plus un ornement, ni même un simple savoir, mais les moyens spécifiques de l'homme, les atouts de son aventure. L a grande idée qui gouverne la rationalité du monde contemporain naît ainsi, au sein de la culture classique, de l'accumulation même de la réflexion sur les sciences et les arts. Q u e cette idée soit très antérieure à la transformation industrielle explique sans doute les caractères spécifiques qu'elle prend dans notre histoire nationale : la faiblesse de la recherche technique, les lenteurs relatives de l'élaboration proprement scientifique, la survie des cadres de la réflexion classique, la prépondérance de la réflexion sur le bonheur social. Les «sciences et les arts» ne sont plus cette connaissance conjointe du V r a i et du Beau spontanément accordée à l'ordre éternel du monde. Ils sont déjà conscience d'un déchirement et d'une histoire : mais c'est moins celle des rapports de l'homme avec la nature que celle des connaissances humaines, dont le progrès est à la fois reconnu comme un fait et transfiguré comme une valeur. Dans ce progrès des connaissances, la «morale» et la «politique» se sont

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taillées la part du lion. Il s'agit aussi bien de l'observation technique, de la réforme d'un «abus» que de la reconstruction de la cité; toute une montée sociale s'exprime à travers le double langage de l'expérience et du rêve. Dans ce qu'elle a de plus nouveau, la pensée des lumières se charge à la fois d'ambition et d'utopie: l'ambition du pouvoir et l'utopie du bonheur. Elle est conquête, élargissement du savoir, mais en même temps conjuration secrète d'une histoire désormais indéfinie. Elle a légué à la France contemporaine une alternative qui n'a pas cessé, depuis deux cents ans, de passionner notre histoire culturelle et politique.

NOTES

1. L'exemple a été donné dans ce domaine par l'ouvrage de L. Febvre et J . Martin, L'Apparition du livre (coll. Evolution de l'humanité). 2. R. Estivals, Le Dépôt ligal sous l'Ancien Régime, Paris, Rivière, 1961. La Statistique bibliographique de la France sous la monarchie au 18' siècle. Paris, Mouton & Co., 1965. 3. On trouve, au verso du dernier feuillet du Mss. fr. 22 001 de la B.N., les tarifs suivants: Privilège général : 101 livres, 2 sous; Permission simple pour six ans: 61 livres, 18 sous; Permission simple pour trois ans: 30 livres. 4. Diderot : Lettre sur le commerce de la librairie. Une réédition récente de ce texte vient d'être faite par M. J . Proust sous le titre: Lettre sur la liberté de la presse, Editions sociales, 1963. 5. Malesherbes, Mémoire sur la liberté de la presse, 1788. 6. Les registres de demandes et permissions d'imprimer qui servent de base à cette étude sont les suivants: Permissions tacites Privilèges et permissions du Sceau 1723-1728 Mss fr. 21 990 1718-1746 Mss fr. 21 995 Mss fr. 21 996 1728-1738 Mss fr. 21 994 1750-1760 Mss fr. 21 997 1738-1750 Mss fr. 21 992 1760-1763 Mss fr. 21 991 1750-1760 1763-1766 Mss fr. 21 998 Mss fr. 21 999 1760-1763 Mss fr. 21 993 1766-1772 Mss fr. 21 983 1772-1782 Mss fr. 22 000 1763-1768 1768-1774 Mss fr. 21 986 Mss fr. 22 001 1782-1788 1774-1784 Mss fr. 22 003 Mss fr. 22 002 1788-1789 1784-1789 Mss fr. 21 978 (ce dernier registre de demandes de permissions tacites est classé à tort dans l'inventaire de la B.N. parmi les demandes de privilèges). 7. Le décompte de plusieurs livres englobés dan" la même demande de privilège ne pose généralement pas de problème. Les estampes et gravures, souvent très nombreuses pour une seule demande, n'ont pas été comptabilisées. Par contre, les évêchés du royaume sollicitent fréquemment un seul privilège pour toute une série de manuels de liturgie ou de dévotion rapidement énumérés : bréviaires, diurnaux, missels, antiphoniers, directoires, etc. Dans ce seul cas la distinction entre per-

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François

Furet

mission et livre n'est pas possible à faire et nous avons été amenés à compter arbitrairement les «usages» des diocèse comme un seul livre - ce qui en réduit artificiellement le nombre. Malesherbes n'écrit-il pas dans le mémoire suivant: les permissions tacites «se sont multipliées au point d'être devenues aujourd'hui (c'est moi qui souligne) aussi communes que les permissions publiques». Malesherbes l'affirme en effet dans son Mémoire de 1788. Une lettre des libraires parisiens Huart et Moreau à Montesquieu, le 8 janvier 1749, se fait effectivement l'écho d u bruit selon lequel l'Esprit des lois aurait obtenu une permission tacite. Le fait est invérifiable sur nos registres, puisqu'ils manquent de fin 1746 à fin 1750. Après 1778, les «livres entrés par la Chambre syndicale» n'apparaissent plus dans les registres de demandes, mais seulement dans ceux des feuilles de permissions tacites. Madeleine Ventre, L'Imprimerie et la librairie en Languedoc au dernier siècle de l'Ancien Régime. Paris, Mouton & Co, 1958. Lettre de Huart à Montesquieu, mars 1749. Elles se trouvent essentiellement aux manuscrits de la B.N. et à la bibliothèque de l'Arsenal. Les livres interdits échappent au recensement, mais les registres de la librairie gardent immanquablement la trace des plus marquants : h'Emile ou le Contrat social par exemple y inscrivent tout un sillage de commentaires, à travers lesquels on peut lire leur retentissement social. Elle a été établie en collaboration avec M. Daniel Roche. Le classement en 5 catégories principales est attesté par la pratique des catalogues de bibliothèques. Cf. par ex.: Catalogue de la bibliothèque de Montesquieu (publié par Louis Desgraves, Droz 1954); «Catalogue des bibliothèques des parlementaire parisiens», (Bluche, Les Magistrats du Parlement de Paris, p. 291 ) ; Durcy de Noinville, Dissertation sur les bibliothèques, Paris 1758, BN Q,. 3507; J . M . Cels et Martin, Coup d'oeil éclairé d'une bibliothèque, Paris 1773, BN Q.. 5346. Cf. Catalogues de bibliothèques: par ex.: Catalogue des livres de feu Monsieur le Maréchal de Lautrec, Paris 1762, BN Q.. 8138. Cf. les références de la note 1. cf. Cels-Martin, op. cit. O n a classé ici les Histoires de l'Ancien et du Nouveau Testament, les Vies de JésusChrist, etc., car il s'agit toujours d'histoire sainte ou sacrée bien distincte de l'histoire ecclésiastique. Cf. les références de la note 18. Le découpage des ouvrages de théologie en catholiques et non catholiques (orthodoxes et héterodoxes) est pratiqué dans les bibliothèques publiques. Cf. «Catal. général de la bibliothèque du roi», édité en 1739-42 in Introduction au Catalogue générale des auteurs de la Bibliothèque Nationale, 1897. Cette section comprend évidemment les théologiens sermonnaires, les polémique, catéchistes, ascétiques et mystiques. Cf. Cels-Martin, op. cit. La catégorie Liturgie est représentée dans les ouvrages déjà mentionnés où elle regroupe les livres de dévotion et de catéchisme. Cf. note 17. Cf. Cels-Martin; Catal. de la bibliothèque de Montesquieu; Catal. de la bibliothèque Malesherbes, 1797, BN 8°, INV. Q,. 9128; Catal. Lautrec. Cf. M . Camus, Lettres sur la profession d'avocat (avec un catal. raisonné des livres de drcit qu'il est le plus utile d'acquérir et de connaître). Cf. aussi Catal. Malesherbes et CelsMartin. Cf. note 17.

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26. Cf. Catal. de la bibliothèque du Roi, 1688: histoire ecclésiastique; Cels-Martin: histoire sacrée ; Catal. Lautrec. Dans tous ces ouvrages et dans tous les catalogues les travaux de géographie sont regroupés avec les ouvrages d'histoire. On a classé ici tous les ouvrages postérieurs aux Actes des Apôtres, à partir d'Eusèbe de Césarée. Les biographies et les mémoires d'hommes illustres, l'histoire littéraire, l'histoire du théâtre, l'héraldique, l'archéologie, etc. ont été classés à Sciences auxiliaires de l'histoire (3 B3). Cf. Cels-Martin et Malesherbes. 27. Cf. note 1 : chez certains auteurs cette catégorie s'identifie avec la philosophie en raison de la tradition: «Philosophia comprehendit artes et scientias», cf. Formey: Conseils pour former une bibliothèque peu nombreuse mais choisie. Par contre, dans le Catal. des livres de M. Augry, avocat à Vendôme, BN Q,. 3026, toute la catégorie est regroupée sous le titre Mathématiques. Les ouvrages de pédagogie ont été classés à Morale. Ceux de théodicée, ontologie, anthropologie, magie et cabalistique ont été classés à Métaphysique. La science de la navigation est classée, selon Cels-Martin, à Astronomie; l'alchimie à Chimie. 28. Cf. Cels-Martin, Catal. Lautrec et Catal. Malesherbes. 29. La distinction entre sciences physiques, mathématiques et naturelles se retrouve dans Cels-Martin, le Catal. Lautrec et le Catal. Malesherbes. Cf. aussi Encyclopédie ou Système figuré des connaissances humaines. 30. Regroupe les ouvrages concernant l'administration, la politique, le commerce et la finance. Cf. Catal. de la bibliothèque Malesherbes, l'Encyclopédie méthodique, 1784 art. Economie politique, et Cels-Martin. 31. Cf. Catal. de la bibliothèque du Roi; Catal. Malesherbes; Cels-Martin ; Formey, Conseils ... ; Maïeul de Chaudon, Bibliothèque d'un homme de goût, Paris, 1772 et 1777, BN. 5340-41 et Q.. 5542-45; Almanach de la librairie, 1781. 32bis. Musique, Peinture, Sculpture, Dessin, Gravure, Danse, Architecture, Art Militaire, Art d'Ecrire, Décoration (Cels-Martin). 33. Cf. Cels-Martin ; Encyclopédie ou Système figuré... ; Catal. Malesherbes : Bois, Soie, Pierreries, Fer, Cuivre, Horloges, Laine, Pyrotechnique, Feu, etc. 34. Cf. note 33, Les Jeux d'exercice et de divertissement notamment. 35. Cf. note 17. Les essais, la critique, la rhétorique, etc. ont été classés à Grammaire et philologie (5B) selon Cels-Martin. 36. Cf. note 17. 37. Formey, Conseils . . . ; Maïeul de Chaudon, Bibliothèque d'un homme de goût. 38. Cf. Formey, Conseils...-, Maïeul de Chaudon, Bibliothèque. . .; Cels-Martin; Catal. bibliothèque du Roi; Catal. Malesherbes ; Catal. Lautrec. 39. Voici les principaux ouvrages dans lesquels ont été faites nos vérifications. Nous donnons à la suite des titres des livres leurs cotes à la Bibliothèque nationale. Quérard, La France littéraire, 10 vol. Usuels 31 ; Journal de la Librairie ou Catalogue hebdomadaire, etc., 27 vol. Usuels 16 - Q,. 4149/67 ; Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes, 5 vol. Usuels 25; Quérard, Les Supercheries littéraires dévoilées, 3 vol. Usuels 30; Bibliothèque française de La Croix du Maine, 5 vol. Usuels 15; Bibliothèque ancienne et moderne pour servir de suite aux bibliothèques universelle et choisie par Jean le Clerc, 1714-27. Amsterdam, La Haye, in-12. Z 43589/6151 -1727 XXVII T XXVII-IX- in-8° Z 7507; Bibliothèque annuelle et universelle, 1748-51 (I-III). Paris, in-8°. Z 22545/48; Bibliotheca historico-philologica-theologica, 1719-27 (I-VIII). Bremae, in-8°. Z 19306/13, Z 39518/33;

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François Furet Condorcet (Antoine-Nicolas Caritat), marquis de, Bibliothique de l'homme public, ou Analyse raisonnée des principaux ouvrages étrangers sur la politique en général, la législation, les finances, la police . . ., Paris, Buisson, 1790-92. E 3471, 3484; Bibliothique des sciences et des beaux-arts, janv. 1754-déc. 1776. Paris, La Haye. Z 43030/79; Formey (Jean-Henri-Samuel), Catalogue raisonné de la librairie d'Etienne Bourdeaux . . .; Berlin, 1754-55. 4 vol. in-8°. 10507, 10510; Goujet (Abbé Claude Pierre), Bibliothiquefrançoise, ou Histoire de la littérature françoise . . ., Paris, Mariette, 1740-56. 18 vol. in-12. Rés. p. Q.223; Bibliothique françoise, ou Histoire littéraire de la France, Amsterdam, J . F. Bernard, 42 vol. Z 43118, 43151 ; Catalogue des livres defeu Mme la comtesse de Verrue, Paris, G. Martin, 1737. in-8". Q, 8509 ; Catalogue des livres de la bibliothique defeu M. René Augry, Vendôme, 1705. Q, 3026. Dans lesquels les «usages» des diocèses n'interviennent que comme une unité: choix arbitraire, mais inévitable. Servan, Discours sur le progris des connaissances humaines en général, de la morale et de la législation en particulier, 1781. C'est ce phénomène qui explique pour l'essentiel la diminution relative des livres de «poésie» en 1784-88. Daniel Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française. Cette majoration est d'autant plus forte que les trois sondages, pour rester cohérents et comparables, n'ont pas fait entrer en compte les «livres entrés par la Chambre» qui n'apparaissent qu'entre 1767 et 1778. Or ces livres déjà imprimés, venus de province et de l'étranger sont de genres plus variés que les manuscrits qui ont délibérément choisi le circuit des permissions tacites. On a classé dans «médecine», aux permissions tacites, et selon les critères du temps, la longue polémique des années quatre-vingt autour des thèses de Mesmer sur le magnétisme animal. D'une manière plus générale, la grille bibliographique éparpille dans des rubriques différentes (métaphysique, chimie, médecine) l'unité d'une pensée occultiste dont on sait l'importance à la fin du siècle. On a exclu de ce pourcentage les petits romans populaires de la «Bibliothèque bleue» et des autres libraires spécialisés. Daniel Mornet, La nouvelle Hélotse, tome I, Paris, 1923. A côté des autres catalogues déjà cités, la Bibliothique universelle des romans, BN 81145, 81163, est un instrument utile pour l'identification des romans du 18e siècle. Les registres manuscrits de la librairie peuvent permettre de renouveler l'examen de certains points d'histoire littéraire: celui par exemple qu'a posé M. Georges May, dans un ouvrage d'ailleurs remarquable, sur la proscription des romans par le chancelier d'Aguesseau, en 1738. Reprenant une bibliographie établie par Jones, pour la première moitié du siècle (A list of French prosefiction,New-York 1939), M. May appuie son argumentation sur la rareté des romans nouveaux publiés à Paris pendant l'année 1738 : six seulement. Sur ces six d'ailleurs, l'un d'entre eux, l'Essai sur la nécessité et les moyens de plaire, de Paradis de Moncrif, est essentiellement un ouvrage de morale, suivi il est vrai d'un conte. Mais la consultation des registres de demandes d'imprimer montre que du 20 février 1737, date donnée par M. May comme celle du début de la proscription jusqu'à la fin de 1738, les romans nouveaux autorisés sont sensiblement plus nombreux. Pendant la même période, il est vrai que les censeurs en refusent - éditions et rééditionsune vingtaine.

J E A N EHRARD J A C Q U E S ROGER

Deux périodiques français du 18e siècle: «le Journal des Savants» et «les Mémoires de Trévoux» ESSAI D ' U N E É T U D E Q U A N T I T A T I V E

Les journaux du 17e et du 18e siècle sont, on le sait, composés surtout de comptes rendus des livres récents. Le journaliste ne se pique pas de faire oeuvre originale; il se défend même, le plus souvent, d'avoir une opinion personnelle. Cantonné dans son rôle d'informateur, il expose, résume, mais ne juge pas. Telle est du moins la théorie, l'idéal mainte fois rappelé. «Il y a quelques personnes qui se sont plaintes de la trop grande liberté qu'on se donnait dans le journal de juger de toutes sortes de livres», écrit l'abbé Gallois, nouveau rédacteur du Journal des savants, dans le numéro du 4 janvier 1666. Et de reconnaître «que c'était entreprendre sur la liberté publique, et exercer une espèce de tyrannie dans l'empire des lettres, que de s'attribuer le droit de juger des ouvrages de tout le monde. Aussi a-t-on résolu de s'en abstenir à l'avenir, et, au lieu d'exercer sa critique, de s'attacher à bien lire les livres, pour en pouvoir rendre un compte plus exact qu'on n'a fait jusqu'à ce jour. » Cinquante ans plus tard, l'idéal n'a pas changé. L'abbé Desfontaine, qui deviendra lui aussi directeur du Journal des savants en 1723, avait défini dans le Nouvelliste du Parnasse son idéal professionnel: «Faire connaître le mérite des livres sans pourtant mêler une critique directe». O n notera au passage l'ambiguïté de la formule, et la difficulté qu'il peut y avoir à «faire connaître le mérite » d'un ouvrage sans exprimer d'opinion à son endroit. Malgré qu'il en ait, le journaliste juge et, dans certains cas,

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Jean Ekrard et Jacques Roger

c'est m ê m e la seule justification de son entreprise. O n conçoit que le Journal des savants se contente de résumer les livres dont il rend compte, mais on imagine q u e les Mémoires de Trévoux, organe de la Société de Jésus et gardiens de l'orthodoxie en face d u protestantisme, du jansénisme ou de la «philosophie», ne peuvent pas imiter cette réserve. Pour d'autres raisons, les Observations de Desfontaines ou Le Pour et le contre de Prévost sont des j o u r naux «d'opinion». Les critiques ou les éloges que ces périodiques consacrent à un livre important fournissent à l'histoire littéraire des matériaux indispensables et depuis longtemps utilisés par les spécialistes. Reste q u ' u n e masse d'ouvrages oubliés ont fait l'objet de comptes rendus, qui risquent de rester à j a m a i s négligés par les recherches historiques traditionnelles, et qui, à vrai dire, n e méritent généralement pas plus une lecture attentive q u e les ouvrages obscurs q u i leur ont donné naissance. T o u t ce matériel n'intéressera guère l'historien de la littérature, dans la mesure surtout où les livres analysés traitent de théologie, d'histoire, de morale ou de politique. Il retiendra p a r contre l'attention de l'historien des idées, pour qui les ouvrages médiocres écrits par des auteurs sans personnalité ont parfois le mérite de mieux représenter l'opinion c o m m u n e d ' u n e époque q u e les chefs-d'oeuvre trop vigoureux. E n face d ' u n e production «littéraire»intéressante par sa banalité même, les comptes rendus des périodiques représentent une première réaction des lecteurs contemporains. C o m p t e tenu de ce que l'on peut savoir des positions particulières de la «rédaction» d ' u n périodique - les jésuites des Mémoires de Trévoux ou le groupe officiel du Journal des savants, par exemple - les réactions d ' u n journal permettent souvent d e discerner les auteurs retardataires ou les originaux sans valeur représentative. Mais au-delà, ou, si l'on préfère, au-dessous du détail des idées exprimées et discutées, l'historien est toujours curieux de mesurer l'importance réelle, dans l'opinion d u temps, de telle ou telle question, de tel ou tel «centre d'intérêt», c o m m e on dirait aujourd'hui. Les grandes oeuvres du 18 e siècle ont été écrites par les «philosophes», mais c h a c u n sait q u ' o n n'a pas le droit d'en conclure que l'opinion moyenne, tout a u long d u 18 e siècle, n'a été préoccupée q u e de «philosophie». Pour reconstituer un tableau fidèle des intérêts véritables de l'opinion intellectuelle a u 18 e siècle, il est important de connaître les masses relatives des livres et des comptes rendus consacrés à tel ou tel domaine de la vie de l'esprit. L e nombre de livres publiés dans chacun de ces domaines fournit alors une indication précieuse. L e nombre de livres retenus et examinés par les périodiques fournit une indication plus élaborée, dans la mesure où un groupe de journalistes, responsable à l'égard d ' u n public donné, se gardera m i e u x q u ' u n auteur solitaire des fantaisies et des aberrations. L a longueur des comptes rendus fournit encore une autre

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indication sur l'intérêt porté par les rédacteurs d'un journal à un domaine particulier, car, comme le notait encore Desfontaines, «l'analyse est longue où courte, selon que l'importance de la matière le demande». Pour qui cherche à déterminer «l'importance de la matière », l'étude quantitative de la place matériellement occupée dans les périodiques par chacun des grands domaines de la vie intellectuelle risque d'être pleine d'enseignements. C'est donc un essai de relevé et d'interprétation de ces données quantitatives fournies par les périodiques que nous présentons ici. Nous n'ignorons pas les limites d'une telle méthode, et nous ne chercherons pas à faire dire aux chiffres ce qu'ils ne peuvent pas dire. Notre espoir n'est pas de présenter un tableau inédit de la pensée française au 18e siècle, ni d'imposer une méthode quantitative aux dépens des méthodes traditionnelles, qui ont fait leurs preuves. Nous croyons seulement qu'une méthode purement statistique, rendue possible par la grandeur des nombres traités, peut donner des indications précises et solides sur la place relative qu'ont occupée, dans la pensée du 18* siècle, la théologie, le droit ou l'histoire, par exemple. Un tel résultat ne sera atteint, nous le savons, qu'au terme d'un dépouillement complet des périodiques, qui est une entreprise immense. Nous ne pouvons même pas espérer bouleverser les idées reçues, et il est vraisemblable que, sur bien des points, notre analyse viendra confirmer ce que l'on pense déjà. Néanmoins, des surprises sont possibles et, de toute manière, le fait de substituer des données précises à des impressions subjectives ou partielles ne nous paraît pas négligeable. Etant donné le temps et les moyens dont nous disposions, nous avons dû limiter notre enquête à deux périodiques, le Journal des savants et les Mimoires de TrévouxEncore nous était-il impossible de dépouiller les collections complètes de ces journaux. Comme notre ambition n'était pas seulement d'étudier la répartition des comptes rendus à une date donnée, mais aussi son évolution au long du siècle, nous avons dépouillé le Journal des savants pour les années 1715-19, 1750-54 et 1785-89, et les Mémoires de Trévoux pour 1715-19 et 1750-54, ce périodique ayant disparu, comme on sait, avant la fin du siècle.® Le caractère fragmentaire de ces dépouillements impose à nos conclusions des limites bien précises: n'ayant pris dans le siècle que trois points de repère, nous n'aurons pas le droit de parler d'une évolution continue et surtout, n'ayant examiné que deux périodiques, nous ne pourrons conclure que pour ces périodiques eux-mêmes, à la rigueur pour les milieux qu'ils représentent, et non pas, sinon de façon très indirecte, pour l'ensemble de l'opinion intellectuelle dans la France du 18e siècle. Les raisons qui nous ont guidés dans le choix des périodiques sont assez claires. Le Journal des savants s'imposait de lui-même par sa permanence, son sérieux et son succès. Moins mondain que le Mercure, il s'adresse à un public

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amateur de forte culture et de connaissances solides. Peu mêlé aux querelles du siècle, il ne parvient pas sans doute à tout considérer sub specie aeternitatis, mais il juge avec modération. Malgré leur caractère plus «engagé», les Mémoires de Trévoux ont des qualités analogues. Commencée en 1701, leur publication ne cessera qu'en 1767, cinq ans après la suppression de la Société de Jésus en France, suppression qui les avait d'ailleurs sensiblement dénaturés. Bimestriels la première année, ils sont devenus mensuels en 1702, tandis que le Journal des savants, hebdomadaire depuis sa création en 1665, devient lui aussi mensuel en 1724. Assurément, les jésuites combattent pour le catholicisme, mais ils savent le faire sans excès de fanatisme. Leur succès même semble réunir les deux périodiques : tous deux sont contrefaits en Hollande, et un éditeur ingénieux y eut même l'idée de rassembler les deux contrefaçons dans une même publication. Un périodique éphémère, publié à Amsterdam en 1758, croit assurer sa vente en prenant le titre pompeux de Supplément aux Journaux des savants et de Trévoux. Lorsque Montesquieu, en janvier 1749, songera à faire paraître un Erratum pour Y Esprit des lois, M m e de Tencin lui suggérera de l'annoncer dans trois journaux : le Mercure, le Journal des savants et les Mémoires de Trévoux.3 Si le choix du Journal des savants s'imposait de lui-même pour notre expérience, celui des Mémoires de Trévoux permettait seul une comparaison utile. L'examen plus attentif du personnel de rédaction conduit cependant à souligner certaines différences et permet de préciser l'orientation de chaque journal. 4 O n sait qu'en 1701 le Journal des savants a été pris en mains par Pontchartrain et que sa surveillance restera, tout au long du 18* siècle, dans les attributions du chancelier. C'est donc un journal très officiel. C'est à la Chancellerie que se réunit, deux fois la semaine à partir de 1715, un comité de rédaction qui fut présidé, entre autres, par l'abbé Bignon, par d'Argenson le fils et par l'abbé Daguesseau. Le choix des collaborateurs semble pourtant avoir reposé sur des motifs surtout scientifiques. O n trouve, bien sûr, des docteurs de Sorbonne pour la théologie, des avocats et des parlementaires pour le droit, mais aussi l'abbé Dubos, l'abbé Trublet ou l'abbé Desfontaines pour les beaux-arts et les belles-lettres, Fontenelle et Saurin pour les mathématiques, Andry, Lavirotte et Barthez pour la médecine, Bouguer, Clairaut, Lalande, Bailly pour l'astronomie, Daubenton pour les sciences naturelles, La Porte du Theil pour les études grecques, Vertot et SainteCroix pour l'histoire. Si l'on ajoute des rédacteurs occasionnels comme le médecin Sénac, le physicien Dortous de Mairan, le numismate de Boze ou l'historien Foncemagne, on voit que l'élite savante collabore au journal. Les académiciens y sont nombreux, mais on y trouve aussi des Encyclopédistes. O n comprend que Malesherbes ait cru pouvoir, en 1758, offrir à J . J . Rousseau une place de rédacteur, aux appointements de 800 fr. par an. La liberté

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d'expression était pourtant surveillée, et il fallait au moins sauver les apparences: en 1779, dans son compte rendu des Epoques de la Nature, le peu chrétien Lalande félicite pieusement Buffon de «son respect pour l'Ecriture»! Jusqu'en 1791, le Journal des savants restera l'organe de la science solide et officielle, l'organe des Académies. Les Mémoires de Trévoux pratiquent eux aussi la rédaction collective. S'ils ne peuvent offrir des collaborateurs aussi brillants que ceux du Journal des savants, ils comptent néanmoins des hommes de talent comme le célèbre Père Castel ou l'intrépide Père Bougeant, auteur comique à ses heures, historien respectable, physicien d'occasion, et responsable d'un Amusement philosophique sur le langage des bêtes dont la hardiesse lui valut d'être exilé d u journal et de la maison-mère. A la tête des rédacteurs, le P. Tournemine, directeur jusqu'en 1719, ou le P. Berthier, directeur à partir de 1737, ne furent pas des hommes communs. Il est certain cependant que les journalistes de Trévoux ne sont pas toujours des spécialistes, et que l'information scientifique pure ne forme pas l'essentiel de leurs préoccupations. Ils se sentent chargés du salut de leur lecteurs, et poursuivent cet objectif majeur à travers les études qu'ils mènent dans presque tous les domaines. Ils ne font pas mystère de leurs opinions, mais ils sont intelligents et souvent tolérants. C'est ce qui explique leur succès, indiscutable malgré les jugements dédaigneux de philosophes comme d'Argens, Montesquieu ou Voltaire. Leur orthodoxie n'est d'ailleurs pas exactement la même que celle du Journal des savants, plus formelle et parfois teintée de jansénisme latent et de «libertinage» discret. Les Jésuites sont souvent plus libres dans la forme et plus convaincus et rigides au fond. Il est vraisemblable que les deux périodiques n'ont pas absolument le même public : celui du Journal des savants doit compter plus de gens de robe, celui des Mémoires, plus de gens du monde. Mais ce n'est là qu'une conjecture. Conjecture aussi que l'évaluation des chiffres de tirage et du nombre des lecteurs. Si l'on sait qu'en 1763 le Mtrcure a 1600 abonnés, on ne peut guère en prêter plus de mille au Journal des savants et aux Mémoires de Trévoux. Notons pourtant que l'abonnement annuel en 1768 coûte à Paris 24 livres pour le Mercure et 16 livres seulement pour le Journal des savants. L'abonnement aux Mémoires de Trévoux valait environ dix livres en 1701, mais avait dû augmenter depuis. Enfin, on sait que les journaux passaient de mains en mains. Il paraît donc impossible d'évaluer avec précision le nombre des lecteurs. Le Journal des savants et les Mémoires de Trévoux émanent donc de milieux fermés, qui ne peuvent être considérés comme parfaitement représentatifs de l'opinion française du 18e siècle et resteront, soit apparemment indifférents, soit hostiles, au mouvement philosophique. Néanmoins, ils ne survivent que parce qu'ils sont lus. Le Journal des savants faillit mourir vers 1720 pour avoir

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accordé trop de place à la médecine. Les lecteurs protestèrent et il fallu bien leur donner satisfaction. Les rédacteurs ne peuvent ignorer la pression du public, et lesjournaux évoluent. Contrairement à ce qu'a cru Daniel Momet 5 , le journal du P. Berthier n'est plus exactement celui du P. Tournemine, et nous y reviendrons longuement. L'évolution du Journal des savants est sensible, elle aussi, et nom n'en retiendrons provisoirement qu'une preuve, l'évolution de la proportion des comptes rendus consacrés à des ouvrages écrits en latin. Sur cette question apparemment simple, l'examen des chiffres jette des lumières inattendues. Le fait massif est la chute de cette proportion entre la période 1715-19 et la période 1750-54: 36% des ouvrages analysés pendant la première période sont en latin; 10% seulement dans la seconde. Le recul bien connu du latin comme langue de l'érudition explique aisément le phénomène. Une autre évolution doit pourtant nous retenir: en 1715-19, près de 4 4 % des livres analysés viennent de l'étranger; pour 1750-54, la proportion tombe à 20%. La disparition du latin, langue internationale, explique en partie le fait. Mais l'analyse plus exacte de l'origine des livres étrangers, telle que la montre le tableau suivant, fait ressortir plus précisément les conséquences du phénomène. Europe germanique Provinces-Unies

Europe germanique Provinces-Unies Angleterre Italie

Evolution du pourcentage des livres allemands, hollandais, anglais et italiens « Journal des Savants» par rapport au total des livres examinés.

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L'élément inattendu, c'est assurément la place tenue par les livres allemands dans un journal qui compte parmi ses rédacteurs influents l'auteur de l'apologue de la dent d'or, si peu aimable pour les savants en -us. En 1750-54, la situation a bien changé. On voit que l'importance des Pays-Bas dans la masse des livres étrangers ne change guère, ce qui se comprend quand on pense au grand nombre de livres qui y sont imprimés en français. C'est visiblement la science allemande, trop longtemps fidèle au latin, qui fait les frais de l'évolution. Les progrès relatifs de l'Angleterre et de l'Italie sont dûs à des livres écrits en anglais ou en italien, non en latin. Reste à savoir si ceci compense cela. L'examen des pourcentages par rapport à l'ensemble des livres analysés permet de répondre par la négative. Si l'on précise que les progrès italiens sont dûs, au moins partiellement, aux huit volumes des Annali d'Italia de Louis-Antoine Muratori, on voit que les pourcentages très bas obtenus finalement par l'Angleterre ne compensent pas l'effondrement des livres allemands et la baisse des livres hollandais. La prise en compte des traductions ne modifie pas sensiblement ces résultats. C'est peut-être par souci d'adaptation que le Journal des savants renonce à analyser des livres latins qui intéressent moins ses lecteurs; le résultat le plus clair est cependant que le lecteur de 1750 est désormais coupé de la science allemande* et moins bien informé en général de ce qui s'écrit hors de France que le lecteur de 1715. Avant de poursuivre et d'examiner le panorama intellectuel offert par nos périodiques pour les années 1715-19, il nous faut dire un mot des catégories utilisées pour la classification des livres. Ces catégories sont celles du 18* siècle, et l'on a vu plus haut les documents qui les attestent. 7 Les catégories «théologie», «droit»et «histoire»n'ont pas soulevé de difficulté particulière pour notre enquête. Par contre, la catégorie «sciences et arts» apparaît fort composite au lecteur moderne, puisqu'elle réunit la philosophie, les sciences et la médecine, les techniques et les beaux-arts. Cette réunion de disciplines aujourd'hui très distinctes est en elle-même un témoignage sur l'esprit du siècle, mais elle nous a contraints à insister plus qu'ailleurs sur les sous-catégories. En fait, il nous est très difficile de concevoir aujourd'hui clairement ce qui fait l'unité de la catégorie «sciences et arts», alors que cette unité s'imposait d'elle-même aux esprits du 18e siècle. On peut sans doute comprendre que, si la Théologie étudie les rapports de l'homme à Dieu, le Droit et l'Histoire les rapports de l'homme à lui-même, les Sciences et les Arts étudient les rapports de l'homme à la nature. La difficulté vient surtout de ce que les beaux-arts sont alors sentis comme un mode particulier d'appré-

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hension de la nature, que l'observation fidèle y paraît plus essentielle que l'imagination créatrice, et qu'on refuse par conséquent de les réunir aux belles-lettres, c'est-à-dire aux arts d u langage, plus proprement humains et créateurs. La peinture et la sculpture, comme la science elle-même, reposent sur le déchiffrement d ' u n réel préexistant, et il n'est pas nécessaire d'insister sur le caractère platonicien de cette classification traditionnelle. Reste q u ' a u coeur de cette classification, il y a l'homme, et les différentes directions de sa recherche. En ce sens, cette classification est moins radicalement opposée qu'on ne croit à la classification baconienne, fondée sur les différentes facultés de l'esprit humain, et bruyamment reprise, au seuil de VEncyclopédie, par Diderot et d'Alembert. Pour mesurer le degré d'intérêt porté par les deux périodiques aux diverses catégories, nous avons relevé les données numériques suivantes : a. Pourcentages des titres examinés dans chaque catégorie. Ces pourcentages ont été comparés à ceux des demandes de privilèges et permissions tacites, indices de l'intérêt porté par les auteurs à ces mêmes sujets. 8 b. Pourcentages des signes consacrés à chaque catégorie. 9 Ces pourcentages ne coïncident pas forcément avec les pourcentages de titres et, en indiquant la longueur relative des articles, donnent la mesure réelle de l'intérêt porté par le périodique à chaque catégorie. 1 0 L'examen de la longueur moyenne d'un compte rendu dans chaque catégorie, longueur exprimée elle aussi en nombre de signes, permet de vérifier ou de corriger l'impression produite par les pourcentages, car cette longueur est plus indépendante de la production et dépend presque uniquement du journal. Enfin, les nombres de signes atteignant la dizaine ou la centaine de mille, permettent des résultats statistiques plus sûrs. Remarquons a u passage que les nombres traités dans cette étude sont suffisamment élevés pour permettre une marge d'erreur acceptable. Sur les quelque 1800 titres examinés par le Journal des savants pendant les quinze années retenues, un titre mal classé représente une erreur de 0,055 % . Il faudrait cent erreurs semblables et toutes dans le même sens pour détruire nos résultats. Néanmoins, il nous a p a r u impossible d'examiner les années une à une, et nous ne prendrons en considération que des groupes de cinq ans. C'est le seul moyen d'atténuer l'effet de variations purement «conjoncturelles », telles que le gonflement de la catégorie «éloquence » au lendemain de la mort de Louis xiv! Pour la période 1715-19, la répartition des grandes masses intellectuelles est résumée dans le tableau suivant :

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100%

Theologie

Droit Histoire

Sciences et Arts

Belles-Lettres

Nombre dos titres

Nombre des signes

JOURNAL DES SAVANTS (1715-1719)

Nombre des titres

des

Nombre signes

TRÉVOUX (1715-1719)

Répartition des catégories pour la période

PRIVILÈGES (1723-1727)

¡715-1719.

O n relèvera d'abord l'importance de la théologie dans les cinq répartitions ; importance moindre pourtant dans les périodiques que dans les demandes de privilèges, qui ne sont pas, il est vrai, exactement de la même é p o q u e " ; importance plus faible dans le Journal des savants ( 18,6 % des titres ; 17 % des signes) que dans les Mémoires de Trévoux (22,4 % des titres ; 24,6 % des signes). O n notera que le pourcentage des signes accentue la relative réserve du Journal et la relative attention des Mémoires: le Journal est plus «laïque». Les indications tirées de la catégorie «droit» vont dans le même sens: aux 5,3 % des demandes de privilèges correspond un intérêt plus vif d u Journal (8,7% des titres; 8 , 8 % des signes) et beaucoup plus languissant des Mémoires ( 3 , 7 % des titres; 2 , 8 % des signes). Ici encore, les signes précisent l'orientation : les jésuites et leur public s'intéressent moins aux choses juridiques que le Journal et ses lecteurs. L'histoire jouit manifestement d ' u n traitement de faveur, et surtout dans les Mémoires, Aux 13,6% des demandes de privilèges s'opposent les chiffres beaucoup plus forts du Journal (22,9% des titres; 2 4 % des signes) et encore plus forts d u Journal (22,9 % des titres ; 24 % des signes) et encore plus forts des Mémoires (30% des titres, 34,2% des signes), qui mettent en évidence le rôle privilégié de l'histoire dans la culture d u temps. O n peut préciser l'analyse en examinant la répartition de cet intérêt pour l'histoire entre les trois sous-catégories : histoire ecclésiastique, histoire profane et géographie :

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Pourcentage en s i g n e s ~ Géographie Voyages Cartographie

Histoire profane

Histoire ecclésiastique

Journal des SAVANTS

Histoire ancienne Journal d e s

Mémoires d e

SAVANTS

TRÉVOUX

Répartition de la catégorie Histoire et de la sous-catégorie Histoire profane en

1715-1719.

Comme on le voit, la prédominance de l'histoire profane est beaucoup plus nette dans les Mémoires que dans le Journal, ce qui confirme ce que nous avons dit du caractère plus «mondain » des Mémoires. Plus «classique », aussi, malgré la nette prédominance de l'histoire moderne sur l'histoire ancienne, car l'histoire y est plus en faveur qu'au Journal, tandis que la géographie et les voyages y sont moins bien traités. Ces sciences assez neuves ne font pas encore partie de l'idéal traditionnel de «l'honnête homme», mais intéressent les savants. Il est vrai aussi que les voyageurs, lorsqu'ils ne sont pas missionnaires jésuites, sont souvent un peu «libertins»: cela devait moins effaroucher le Journal que les Mémoires. L'analyse de la sous-catégorie «histoire profane», qui se divise en «histoire ancienne», «histoire moderne» et «sciences auxiliaires», permet de préciser ces nuances. La suprématie accordée par les deux périodiques aux «sciences auxiliaires » s'explique par le fait que celles-ci comprennent, non seulement l'archéologie, la numismatique et toute l'érudition bénédictine, susceptible de captiver les savants, mais aussi toutes les biographies, dont le public est beaucoup plus vaste. La différence de traitement réservée à l'histoire ancienne et à l'histoire moderne par les deux périodiques montre également le caractère plus mondain, ou plus moderne, des Mémoires, où la nette faveur de l'histoire moderne permet de nuancer, comme nous l'avons fait plus haut, le caractère des «humanités modernes» présentées par les jésuites. La catégorie «sciences et arts» est également privilégiée par les deux journaux. Représentant 18 % des demandes de privilèges, elle est mieux repré-

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sentée dans les Mémoires (23,8 % des titres ; 24,4 % des signes) et mieux encore dans le Journal (29,1 % des titres; 30,9% des signes). Mais le caractère composite de cette catégorie nous oblige à préciser immédiatement nos analyses. Pour plus de clarté, nous avons gardé les sous-catégories anciennes de «philosophie», «sciences», «beaux-arts», mais nous avons regroupé sous le nom moderne de «techniques» les sous-catégories «économie politique», «agriculture et agronomie», «arts mécaniques» et «arts spécialisés». Regroupement un peu arbitraire, dans la mesure surtout où il inclut l'économie politique, mais qui permet de comparer des masses comparables. Dans ces conditions, on obtient les résultats suivants :

Philosophie

Physique

Mathématiques

Techniques Beaux Arts

Répartition de la catégorie «Sciences et Arts» et de la sous-catigorie «Sciences» pour la période ¡715-1719.

O n voit que la sous-catégorie «beaux-arts» tient une place non négligeable (15,2% de sciences et arts) dans le Journal, quoique inférieure, comme il est normal, à celle qu'elle occupe dans Trévoux. On voit aussi que la «philosophie» et les «techniques» n'ont que la part du pauvre, dans un journal comme dans l'autre. En revanche, les sciences ont la meilleure part dans les deux périodiques. Cela n'allait pas de soi dans le Journal des savants, mais c'est encore plus remarquable pour les Mémoires de Trévoux. O n peut en conclure que dès ses premières années, le 18e siècle a consacré aux problèmes scientifiques une très grande attention. Reste à voir comment se répartit cet intérêt pour les sciences. Les sous-catégories adoptées au 18e siècle ( «physique», «mathématiques», «sciences na-

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3ean

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turelles», «médecine») ne vont pas sans difficultés, car la «physique» est une notion vaste et composite, qui englobe non seulement la physique au sens moderne, mais aussi la théorie de la terre et la cosmogonie, l'anatomie et la physiologie, qui ne relèvent pas de la médecine. De façon plus générale, appartiennent à la «physique» toutes les spéculations sur l'univers, toutes les «explications du monde fondées sur un principe unique de la matière», tout l'héritage du cartésianisme et de l'anti-cartésianisme. Le danger des confusions est peut-être moins grand pourtant dans le Journal, dont les rédacteurs sont mieux avertis des exigences de la science moderne, que dans les Mémoires. Compte tenu de ces remarques, la répartition est intéressante. La part exceptionnelle réservée à la médecine dans le Journal explique assez bien les protestations des lecteurs et la crise du périodique en 1720. Quant au chiffre étonnamment bas atteint par les mathématiques dans le Journal (6,4% des signes, contre 18,9 dans Trévoux), il s'explique indirectement par l'importance des comptes rendus consacrés dans le Journal aux Mémoires de l'Académie des sciences (15,8% de l'ensemble des Sciences). Les comptes rendus de ces Mémoires, qui portent sur les mathématiques aussi bien que sur la physique, ont été comptabilisés ici dans la sous-catégorie «physique», mais devraient compter également dans la sous-catégorie «mathématiques», qui obtiendrait alors 22,8% du total des «sciences». La nécessité de cette mise au point souligne une des difficultés de notre méthode, lorsqu'elle est mise en présence d'ouvrages à intérêts multiples. Mais elle souligne aussi la part exceptionnelle faite par le Journal aux Mémoires de l'Académie, c'est-à-dire l'étroitesse des liens qui unissent le périodique à la docte compagnie. Liens très clairs si l'on compare la longueur des comptes rendus. En prenant pour base la longueur moyenne d'un compte rendu dans la sous-catégorie «physique» (21466 signes = indice 100), on s'aperçoit que les Mémoires de l'Académie atteignent en moyenne l'indice 279, la Dissertation sur la glace de l'académicien Dortous de Mairan, l'indice 207, et les Principia mathématica philosophiae naturalis de Newton, en réédition il est vrai, l'indice 32 ! Notons à ce propos l'indice particulièrement élevé de la «physique» par rapport aux autres disciplines, scientifiques ou non, comme il ressort du tableau suivant, où nous avons pris pour base (indice 100) la longueur moyenne d'un compte rendu dans les Journal des savants pour les années 1715-19: (voir le tableau page 45). On voit que la suprématie de la médecine, évoquée plus haut, tient surtout au nombre des livres analysés, plutôt qu'à l'intérêt porté à chaque ouvrage. Peut-être tient-elle surtout au nombre anormalement élevé des médecins qui collaboraient alors au Journal. Il ne faut pas oublier pourtant que la médecine est en train de faire à son tour sa révolution cartésienne. La com-

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paraison des indices rétablit les justes proportions de l'intérêt porté à la médecine dans le Journal, mais on imagine que les lecteurs du temps étaient surtout sensibles à la masse indigeste de la littérature médicale. Le même tableau, dressé pour les Mémoires de Trévoux, donne des résultats assez différents. 150

100

200

Théologie Droit Histoire Philosophie Sciences

•• Physique. ' Médecine Techniques Beaux Arts Beltes-lottres Journal des SAVANTS

Mémoires de TRÉVOUX

Longueur des comptes-rendus selon tes catégories pour la période

1715-1719.

Indice : 100 — longueur moyenne.

Nous retrouvons ici les constatations suggérées précédemment: intérêt plus grand accordé à la théologie et à l'histoire dans les Mémoires. Mais on voit que la philosophie, elle aussi, intéresse plus Trévoux que les Savants. Même intérêt médiocre pour la médecine dans les deux journaux, compte tenu de ce que nous venons de dire pour les Savants. Par contre, les beaux-arts intéressent davantage le Journal et les Mémoires sont plus attentifs aux techniques, ce qui est paradoxal. On peut s'étonner, d'ailleurs, du peu d'intérêt que le Journal porte aux techniques (8,5 % des sciences et arts, agravé par l'indice 74, contre 13,5% et l'indice 132 dans Trévoux), mais ce ne sera pas notre dernier étonnement sur ce point. Reste enfin, pour clore ce panorama des années 1715-19, à parler des beaux-arts et des belles-lettres. Si l'on réunit les deux catégories, on obtient les chiffres suivants : Journal: 24,5% des signes; indice moyen 113 Trévoux: 18,4% des signes; indice moyen 72,5. La supériorité du Journal est nette et surprenante. Il est nécessaire cependant d'analyser la catégorie «belles-lettres», que le 18e siècle divise en

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«dictionnaires», «grammaire et philologie», «poésie», (poésie, a r t d r a m a tique, romans, correspondances), «orateurs», «facéties», «journaux», «almanachs» et «mélanges». Nous réunirons ici sous la rubrique «divers)» les quatre dernières sous-catégories, assez peu représentées dans nos j o u r n a u x et nous obtenons le tableau suivant :

100% Divers

Orateurs

Dictionnaires Journal dec SAVANTS

Mémoires de TRÉVOUX

Répartition de la catégorie « Belles-Lettres» pour la période 1715-1719.

O n notera que le Journal prête plus d'attention aux dictionnaires que les jésuites, pourtant orfèvres en la matière. L'importance donnée par le Journal à la poésie s'explique en fait par l'attention soutenue portée aux tragédies de La Motte, ami de Fontenelle, et à la polémique que suscita Y Œdipe de Voltaire. Au moins peut-on conclure à un grand intérêt pour l'art dramatique, tandis qu'aucun roman n'est jugé digne d'analyse 1 1 . Il y a peu de romans cités dans les Mémoires, qui semblent plus tournés vers l'art oratoire. Il est vrai qu'il s'agit en la circonstance d'analyser les nombreuses oraisons funèbres de Louis-le-Grand, leur bienfaiteur, dont les mérites semblent avoir laissé plus froids les rédacteurs du Journal, plus vite ralliés, à l'exemple de Fontenelle, aux charmes de la Régence. Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse d'art dramatique ou d'éloquence, ce sont toujours les formes les plus classiques de l'art littéraire qui triomphent, même chez les «modernes» rédacteurs du Journal des savants. De toutes ces analyses se dégagent les traits saillants de la physionomie des

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deux périodiques, mais aussi de ce début de siècle. Si l'on songe que le Journal des savants est le seul journal scientifique du temps, on admirera l'éclectisme de ses rubriques. Dans la mesure où nous avons le droit de conclure du journal au lecteur - pensons, encore une fois, à cette pression du public que manifeste la crise de 1720 ; pensons aussi que nul ne songe encore à publier un périodique vraiment scientifique, comme on en verra paraître après 1750 - nous pouvons dire que le «savant» de 1715 doit s'intéresser à ia tragédie moderne aussi bien qu'à l'histoire ancienne et au droit comme à la physique. La théologie ne le passionne pas, mais l'érudition pure, même très spécialisée, même développée dans les in-folio latins d'origine allemande, ne lui fait pas peur. Malgré les traits plus modernes que revêtent ses préoccupations scientifiques, sa culture doit beaucoup à l'humanisme traditionnel et n'est pas sans évoquer les studieuses générations de «libertins érudits» qui firent au 17e siècle l'honneur de la pensée bourgeoise. Il est permis de croire que les Mémoires de Trévoux devaient, dans la pensée de leurs fondateurs, concurrencer le Journal des savants, et ce n'est pas faire injure à leurs rédacteurs que de leur prêter des intentions avant tout éducatrices, qui ne nuisaient en rien au sérieux de leur entreprise et la justifiaient au regard de la foi. Plus soucieux, donc, de théologie chrétienne, ils se doivent pourtant de suivre les goûts de leur public tout en cherchant à les orienter. L'intérêt médiocre qu'ils portent aux belles-lettres est peut-être de leur part une maladresse - et ils évolueront sur ce point - mais la part qu'ils font aux sciences, aux techniques et à l'histoire moderne témoigne de leur désir de répandre un nouveau type d'humanisme, encore classique par les instruments de sa réflexion morale - l'histoire - mais plus adapté aux préoccupations nouvelles, moins respectueux d'une antiquité dont on se détourne rapidement. Flattant moins que leur rival le goût éminemment bourgeois des choses juridiques, ils risquent d'atteindre une classe de lecteurs socialement plus élevée ou plus évoluée. Finalement, ils complètent le Journal des savants plus qu'ils ne le concurrencent. A la fois classiques et modernes, et chacun pour des raisons différentes, les deux journaux expriment bien les ambiguïtés d'une époque de transition, où les formes modernes du savoir se mêlent encore aux formes traditionnelles de la culture. Il ne nous est pas possible, dans le cadre de cet article, de suivre aussi attentivement que nous le désirerions l'évolution des deux journaux, telle qu'elle ressort des sondages que nous avons faits. Nous nous contenterons donc d'en indiquer les grandes lignes, et d'abord en comparant la répartition générale des matières pour les périodes 1715-19 et 1750-54. Cette comparaison se résume dans le tableau suivant, où nous avons fait figurer les demandes de privilèges 13 avec le Journal et les Mémoires :

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Jean Ehrard et Jacques Roger in»

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Droit

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— d e m a n d e s de p r i v i l è g e s — -lournal des Savants

Sciences et Arts ——

Belles-lettres

M é m o i r e s de T r é v o u x

Evolution de 1715 à 1750par catégorie.

Le premier fait qui saute aux yeux, c'est l'effondrement de la théologie. Ce n'est pas le fait même qui peut nous surprendre, mais plutôt de le voir se refléter si clairement dans le Journal et même dans Trévoux. O n imagine que le journaliste jésuite n'a pas suivi de bon coeur cette évolution, il a même tout fait pour la contrarier: l'indice de longueur moyenne pour la «Théologie» passe de 108 en 1715-19 à 134 en 1750-54". Même 1 e Journal des savants a fait un effort, puisque l'indice passe de 88 à 93. Mais la résistance des journaux ne suffit pas à cacher le désastre, et l'analyse plus précise de la catégorie dans les Mémoires de Trévoux montre que ce recul global s'accompagne d'une transformation devenue nécessaire : 100 ï Ecriture Sainte

Liturgie . Dévotion' Potristique . C o n c i l e s

1715 1719

1750-1754

Répartition de la catégorie « Théologie». «Mémoires de Trévoux» 1715-1719 et 1750-1754

Deux périodiques français du 18' siècle

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On ne manquera pas de féliciter les jésuites de leur fidélité à l'Ecriture sainte, assez remarquable chez ces catholiques traditionnellement accusés de préférer la tradition à l'Evangile, mais on voit bien que l'apologétique requiert désormais tous les efforts : le temps n'est plus d'approfondir la pensée de saint Augustin ou de saint Thomas, ni même d'affermir la piété des fidèles: il s'agit maintenant de défendre l'existence même du christianisme. Si l'on ajoute qu'en 1715-19, plus de 30% de la sous-catégorie «théologie et apologétique» étaient consacrés à la bulle Unigenitus, et à peu près autant à l'hérésie protestante, tandis qu'en 1750-54, près de 70 % de la section est formé de réponses au déisme ou à «l'incrédulité», on voit que, malgré l'affaire des billets de confession et la recrudescence de l'agitation janséniste, l'ennemi n'est plus à l'intérieur, mais au dehors ; ce sont le lancement de l'Encyclopédie et l'affaire de Prades qui sont des événements significatifs: les querelles jansénistes ne sont plus que des «péripéties». L'évolution de la catégorie «droit» semble montrer surtout les divergences de nos deux périodiques. La production générale tend à augmenter, et le Journal suit la tendance, tandis que Trévoux se désintéresse un peu plus de ces questions. Dans la mesure où la petitesse des chiffres nous permet une analyse utile, nous pouvons constater une légère transformation de la catégorie :

1715-19

1750-54

Mémoires de T R É V O U X

1715-19

1750-54

Journal d . i S A V A N T S

Répartition de la catégorie «Droit» en 1715-1719 et 1750-1754.

Décidément, tout se laïcise, mais on voit aussi que les problèmes théoriques passent au second plan: seule la jurisprudence et la pratique sont en nette progression, et l'accord des deux journaux sur ce point montre bien qu'il s'agit d'une évolution qui ne dépend pas d'eux. L'évolution de la catégorie «histoire» semble plus complexe: elle est en



Jean Ehrard et Jacques Roger

recul dans les demandes de privilèges (12,2% contre 13,6 en 1715-19) et dans les Mémoires (32,5% contre 34,2), mais elle progresse dans le Journal (de 24 à 28,9%). Mais, comme pour le droit, cette divergence globale cache une similitude dans l'évolution interne, ainsi qu'il ressort du tableau suivant:

17)5-19 1750-54 Journal d«s SAVANTS

1715-19 1750-54 Momoiroi d. TRÉVOUX

Répartition de la catégorie «Histoire» en 1715-1719 et

1750-1754.

Les trois évolutions sont rigoureusement parallèles. Seul, à vrai dire, la recul très net de la géographie est surprenant: faut-il conclure que le lecteur de 1715 était plus curieux de voyages que celui de 1750? Au reste, l'accord des deux périodiques ne se maintient pas dans l'évolution de la structure de l'histoire profane :

1715-19 1750-54 Journal dos SAVANTS

1715-19 1750-54 Mamoir« d. TRÉVOUX

Répartition de la sous-catégorie «.Histoire proJane» en 1715-1719 et

1750-1754.

Deux périodiques français du 18' siècle

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Le Journal semble avoir découvert l'histoire moderne, tandis que Trévoux, revenu de ses prestiges, se rabat sur l'histoire ancienne abandonnée par le Journal. Si l'on ajoute que les comptes rendus d'histoire ancienne se sont démesurément allongés dans Trévoux (indice 349 par rapport au compte rendu moyen de 1715-19, contre 174 pour l'ensemble de l'histoire), on a l'impression que, dans l'effritement de la culture traditionnelle, l'histoire ancienne joue pour les jésuites le rôle d'une catégorie-refuge. Avant d'analyser le contenu complexe de la catégorie «sciences et arts», nous noterons son progrès général: elle passe de 18 à 25,7% dans les demandes de privilèges, de 29,1 à 45,3% pour les titres et de 30,9 à 39,9% pour les signes dans le Journal, de 23,8 à 39,9 % pour les titres et de 24,4 à 39,5 % pour les signes dans Trévoux. Mais seule une analyse plus précise aura une signification réelle. La «philosophie» ne progresse que lentement, et plus par le nombre des titres (2,8 à 3,6 % dans le Journal, 2,5 à 5,9 dans Trévoux) que par le nombre des signes (3,25 à 3,8 dans le Journal, 4,2 à 6,45% dans les Mémoires). Au reste, la plus grande discordance règne dans le détail : le Journal abandonne la philosophie ancienne (de 16,9 à 0 % ) , la logique (de 9,5 à 2,1 %) et la morale (de 52,9 à 28,8 %) pour se ruer sur la métaphysique (de 20,6 à 69%), tandis que Trévoux, fuyant le terrain métaphysique devenu dangereux (de 71,4 à 43,4%) se réfugie dans la morale (de 19 à 41,8%). Les sciences proprement dites progressent nettement dans le Journal (de 19,8 à 25,3% de l'ensemble des signes), moins vivement dans les Mémoires (de 13,9 à 16,8%). En fait, cette progression marque un recul par rapport à la catégorie «sciences et arts» dans son ensemble: 63,4% au lieu de 65,2 dans le Journal, 4 2 % au lieu de 56,7 dans les Mémoires. La répartition entre les grandes disciplines est assez nettement modifiée : 100 %

100?

Physique

Mothémoriques

Sciences noturelles

Médecine Chirurgie Phormocie 1775-19

1750-54

Journet des S A V A N T S

Mémoires do T R E V O U X

Répartition de la sous-catégorie «Sciences» en 1715-1719

et

1750-1754.

52

Jean Ehrard et Jacques Roger

L'évolution la plus nette est constituée par le progrès des mathématiques, et l'on peut noter que cette évolution se situe au moment où les esprits les plus avancés du siècle, Diderot après Buffon, proclament la stérilité de ces sciences abstraites et prétendent fonder sur les sciences concrètes une nouvelle philosophie de la nature. Cependant, la physique piétine dans les deux périodiques et les sciences naturelles sont en régression, malgré les longs comptes rendus suscités par les premiers volumes de Buffon. La médecine décroît nettement dans le Journal, ce qui est normal après les excès de 1715— 19, et se maintient dans Trévoux, dont l'ensemble est d'ailleurs beaucoup plus équilibré. Les techniques sont en progrès dans les deux périodiques, plus nettement dans le Journal (de 2,7 à 6,5 %) que dans les Mémoires (de 3,5 à 5 %). La section la plus florissante est, comme en 1715-19, 1'«économie politique», qui forme environ la moitié de la masse totale. L' «agriculture et agronomie» est étudiée plus attentivement dans le Journal et apparaît dans les Mémoires. Mais tout cela reste fort timide et fait ressortir par contraste l'originalité de l'entreprise encyclopédique. C'est à propos des beaux-arts que les deux périodiques divergent le plus nettement. Le Journal leur accorde moins de place qu'en 1715-19 (3,3% contre 4,7) tandis que Trévoux leur en accorde plus (11,2% contre 2). Sans doute faut-il rappeler ici le caractère hétéroclite de cette section, qui englobe traditionnellement l'art militaire à côté des arts libéraux: 1 titre en 1715-19, 8 en 1750-54 pour les seuls Mémoires. Déduction faite de ces chiffres, il apparaît que la musique et les arts plastiques ont la plus grande part dans ce développement des beaux-arts chez les jésuites. La peinture mérite une mention particulière: absente en 1715-19, elle compte au milieu du siècle une vingtaine de titres, le tiers du nombre total de la section. Les Mémoires font même concurrence au Mercure pour rendre compte, d'ailleurs très sommaires ment, des expositions officielles : cette nouvelle curiosité esthétique est un detraits originaux des Mémoires, qui se distinguent de plus en plus du Journal des savants, ce qui apparaît encore mieux si l'on examine l'évolution parallèle de la catégorie Belles-Lettres. Cette catégorie décline en effet dans Journal (de 19,8 à 15,3% des signes) tandis qu'elle progresse dans les Mémoires (de 14 à 16,2%). L'analyse de la catégorie permet toutefois des précisions: (voir le tableau à la page 53). On voit que Trévoux rattrape d'un bond le retard pris à propos des dictionnaires: VEncyclopédie, si neuve et si gênante, n'est pas étrangère, à ce progrès! La «grammaire et philologie» recule sur les deux fronts, ce qui doit correspondre à un fait général. La chute de 1' «éloquence» dans Trévoux s'explique par le gonflement anormal de la section en 1715-19. Restent la «poésie» et

Deux périodiques français du 18' siècle

53

100 %

1 0 0 T»

80 60 40

20 0

1715-19

,1750-5*

Joumol des S A V A N T S

1715-19 « M i »

1750-54 il» T R É V O U X

Répartition de la catégorie «Belles-Lettres» en 1715-1719 et 1750-1754.

les «divers». La poésie décline nettement dans le Journal et progresse plus nettement encore dans les Mémoires. C'est que le Journal devient moins «littéraire » et que Trévoux le devient davantage, consacrant beaucoup plus d'attention à la poésie proprement dite et à l'art dramatique, sans pourtant dédaigner les romans de façon aussi systématique qu'il l'annonçait à ses débuts. 'Le. Journal ne suit pas la même voie, bien au contraire, et le recul des belles-lettres paraît encore plus net si l'on tient compte du fort développement, à l'intérieur de la catégorie, du groupe que nous avons appelé «divers », développement qui s'explique uniquement par le progrès des «mélanges», c'est-à-dire d'une littérature qui n'est presque plus de la littérature. Entre 1715-19 et 1750-54, nous ne pouvons pas en rigueur parler d'une évolution, puisque nous avons négligé les étapes intermédiaires, mais nous pouvons au moins instituer une comparaison. La première remarque concernera nos périodiques eux-mêmes: le Journal des savants est devenu plus scientifique, mais renonce en partie à l'érudition trop spécialisée. Il garde pourtant son caractère propre, qui est de s'intéresser à tous les domaines de la vie intellectuelle et savante, ce qui explique peut-être l'apparition, au cours de cette période 1750-54, de nouveaux journaux plus exclusivement scientifiques. Le Journal des savants commence à faire figure d'ancêtre, et sa formule date un peu. Les Mémoires de Trévoux, eux, ont renoncé à lui faire concurrence, et s'orientent vers une culture plus littéraire et artistique, à tel point que les beaux-arts et la poésie réunis y forment maintenant une masse sensiblement égale à celle des sciences et des techniques. Mieux équilibrés, les Mémoires sont destinés à l'honnête homme d u moment, mais leurs positions religieuses et anti-philosophiques, quoique généralement mesurées dans

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Jean Ehrard et Jacques Roger

leur expression, risquent de leur ôter l'audience d'une partie du public qu'ils désirent toucher. De cette transformation des deux périodiques, peut-on tirer quelques conclusions générales? Le recul de la théologie, de l'histoire et du droit ecclésiastiques, ne surprend certes pas, mais la sécheresse des chiffres fait toucher du doigt le désintérêt du public pour les questions religieuses, cette indifférence pire que l'hostilité, et qui dut être l'attitude du plus grand nombre. L'analyse des chiffres qui concernent les sciences laisse plus perplexe : on est loin de ce progrès triomphant dont on parle quelquefois.Faudrait-il croire que la curiosité scientifique était si puissante au début du siècle, au moins dans les milieux intellectuels, qu'elle ne pouvait plus guère progresser? Il serait peut-être alors plus juste de parler d'un élargissement du public intéressé par les sciences, que d'un progrès dans les cercles de gens informés. La remarque vaut peut-être aussi pour les techniques, dont on connaît la place dans les préoccupations de l'Académie des sciences bien avant 1750, et même dans le Spectacle de la Nature du bon abbé Noël Pluche. Cela ne diminuerait en rien le mérite de Y Encyclopédie, qui accorde à ces techniques une place beaucoup plus importante, et dont le rôle fut souvent de vulgariser les idées plus que de les inventer. Mais, à côté du combat philosophique dont nos périodiques ne nous offrent qu'un reflet atténué et le plus souvent négatif, il ne faudrait pas négliger cet éveil général aux beaux-arts, à la musique comme à la peinture: les Mémoires de Trévoux préfigurent ici les curiosités de Diderot. Pour la période 1785-89, nous nous contenterons de comparer rapidement les répartitions des demandes de privilèges et permissions tacites et du Journal des savants, telles que nous les offre le tableau suivant : 85-89

50-54

50V

\

J .10

i

Belles-lettres

— — -

Sciences et Arts Histoire Droit

Privi t i g e s

Permissions tacites

Titres

Signes

.g

— — «

Journal des S A V A N T S

Répartition générale en 1750-1754 et i785-1789.

Théologie

Deux périodiques français du 18' siècle

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On voit que la chute de la théologie s'accélère chez les auteurs18 et qu'elle a tendance à se ralentir dans le Journal. De toute façon, il y a un seuil au-dessous duquel il est difficile de descendre, mais on peut croire aussi que le Journal ne suit pas exactement l'évolution de son public. C'est ce qui semble ressortir de la catégorie «droit»: le nombre de titres augmente, dans le Journal comme dans les demandes de privilèges, mais le nombre de signes diminue, ce qui prouve que le Journal examine plus rapidement les ouvrages dont il rend compte. L'évolution de 1' «histoire» est plus curieuse : les chiffres montent dans les demandes de privilèges et de permissions tacites, et la part de l'histoire est à peu près la même dans les deux séries. On peut peut-être en conclure qu'une partie au moins de cette production historique est inspirée par les événements contemporains : ce ne serait pas la première fois, même pour le 18e siècle, et l'on comprend mieux alors les réserves très nettes du Journal devant une science trop engagée dans les combats du moment. L'examen des «sciences et arts » confirme cette impression : si cette catégorie progresse dans les demandes de privilèges et plus encore de permissions tacites, c'est surtout à cause de 1'«économie politique», qui forme plus de la moitié de la catégorie dans les demandes de permissions tacites en 1785-1789, contre moins du tiers en 1750-54. Le Journal ne suit évidemment pas le mouvement. Mais cette explication ne suffit pas, car la régression des sciences et arts dans le Journal est assez régulièrement répartie : T o t a l des s i g n e s du . j o u r n a l

100

80 •

60-

1750-54

1785-8»

Répartition de la catégorie «Sciences et Arts» dans le «Journal des Savants» en 1750-1754 et 1785-1789.

Hormis les légers progrès de la «philosophie», c'est toute la catégorie qui

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Jean Ehrard et Jacques Roger

fléchit, et d'abord les sciences proprement dites. Peut-être le Journal se repose-t-il maintenant sur d'autres périodiques, comme les Observations de Physique de l'abbé Rozier, du soin d'examiner la littérature scientifique. Peut-être aussi se sent-il débordé par une production envahissante et dont l'esprit est en train de changer. De toute manière, il renonce à suivre son temps. Et c'est sans doute ce que signifie plus clairement l'extraordinaire progression de la catégorie «belles-lettres», au moment où cette catégorie piétine dans les demandes de privilèges et s'effondre dans les demandes de permissions tacites, où elle est cependant composée pour moitié de ces romans dont le Journal ne daigne pas parler. Les belles-lettres jouent ici le rôle de catégorie-refuge, comme naguère l'histoire ancienne pour les Mémoires de Trévoux, et ce sont encore les formes les plus stéréotypées de la littérature qui sont étudiées avec le plus de complaisance. O n comprend mieux qu'il soit possible de lire le Journal des savants entre 1785 et 1789 sans pressentir un instant que la France va faire une révolution. L'enquête dont nous venons de présenter les résultats ne prétend pas valoir par ces résultats mêmes. Les faits généraux que nous avons pu mettre en évidence, la chute de la théologie, l'importance de la curiosité scientifique dès le début du siècle, la persistance des formes traditionnelles de la littérature, tout cela était connu ou pressenti. Nous avons dû formuler avec prudence nos remarques sur l'évolution particulière des deux périodiques examinés, faute d ' u n nombre suffisant de points de comparaison. Pour être appliquée avec une rigueur suffisante, la méthode que nous avons suivie exige, nous l'avons dit, des dépouillements nombreux. Ce que nous voulions présenter, c'est cette méthode même. Il nous suffisait de voir avec quelle fréquence on utilise les sondages opérés par Daniel Mornet il y a un demi-siècle, pour penser que notre tentative n'était pis inutile. Nous avons vu que l'examen des chiffres établit certains faits, fa:ts généraux lorsque tous les périodiques sont d'accord - et il faudrait, pour en être sûr, les avoir dépouillés tous - ou lorsque le décalage entre le nombre des titres examinés et l'indice de longueur des articles prouve que le journaliste suit en rechignant une évolution dont il n'est pas le maître. Mais nous avens vu aussi que les chiffres posent souvent des questions, ce qui n'est pas i n mince mérite. A ces questions, nous avons pu répondre parfois par es chiffres mêmes: telle divergence globale dissimule des accords de détails, telle évolution générale s'explique par une seule évolution particulière. Scuvent aussi, nous avons dû répondre par des événements : tel fait, particuler ou général, a modifié accidentellement l'évolution. Mais parfois, invenement, les chiffres permettent de juger les événements, de montrer qu'ils smt accidentels et secondaires, ou de les réintégrer au contraire dans la t r a n e

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vivante de l'histoire des idées. En tout état de cause, la méthode quantitative ne peut, en ces matières, se suffire à elle-même. Nous croyons pourtant qu'elle apporte des éléments irremplaçables, et dont la signification sera toujours d'autant plus claire et cohérente que les enquêtes seront plus complètes.

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NOTES

1. O n sait que le titre exact de ce périodique est : Mémoires pour servir à l'histoire des sciences et des beaux arts. Rédigé à Paris, au Collège Louis-le-Grand, il fut imprimé dans la principauté de Trévoux, qui appartenait au duc du Maine, jusqu'en 1731; d'où son n o m . Il fut ensuite imprimé à Lyon puis, à partir de 1734, à Paris. 2. Nous ne croyons pas nécessaire de justifier longuement le choix de ces périodes, qui sont simplement le début, le milieu et la fin du 18e siècle, tel qu'on le définit traditionnellement. 3. Cf. lettre du 9 janvier 1749, in Montesquieu, Oeuvres complètes, éd. Masson, I I I , 1162. En fait, l'annonce ne paraîtra que dans les deux premiers périodiques. Mais l'important ici est que M m e d e Tencin ait aussitôt pensé aux Mémoires de Trévoux. 4. Les indications qui suivent sont tirées des périodiques eux-mêmes et des ouvrages suivants : E. Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France, 1859-1861. Tables du Journal des Savons, 1753-1764, et en particulier le Mémoire historique qui se trouve au tome X, pp. 593-648. Dumas, Histoire du Journal de Trévoux, 1936. Weill, Le Journal, 1934. Désautels, Les Mémoires de Trévoux et le mouvement des idées au XVIII' siècle (1701-1734), Rome, 1956. D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, 4 e éd., 1947. Sommervogel, Essai historique sur les Mémoires de Trévoux, 1864. J . N. Pappas, Berthier's Journal de Trévoux and the philosophers, Columbia University, 1955. 5. «Le pieux Journal de Trévoux n'évolue pas . . .» Origines intellectuelles de la Révolution, p. 169. 6. Il y a évidemment des exceptions, qui ne contredisent pourtant pas l'évolution générale. 7. Voir ci-dessus l'étude de F. Furet, pp. 14 et 59. 8. Il eût été intéressant de savoir quelle part d e la production totale a été retenue p a r les rédacteurs des périodiques. Cette recherche est impossible, et d'abord parce q u e les demandes de privilèges et permissions tacites ne représentent qu'une part de la production réelle, les ouvrages étrangers et clandestins en étant p a r définition exclus. Les périodiques au contraire examinent des ouvrages étrangers, parfois non orthodoxes. Les pourcentages atteints p a r chaque catégorie sont donc la seule mesure commune aux périodiques et aux demandes de privilèges et permissions tacites. 9. Nous appelons signe, au sens typographique d u mot, tout espace occupé ou non p a r un signe typographique. Cette numération est le seul moyen de mesurer exactement la longueur d ' u n texte imprimé. 10. O n pourrait déterminer pour chaque ouvrage un «indice d'intérêt» exprimé p a r le rapport entre le nombre des signes dans l'article et dans l'ouvrage. Il faudrait alors tenir compte d e deux facteurs jouant en sens inverse: il est impossible de rendre compte brièvement d ' u n long ouvrage, sauf s'il est absolument dénué d'intérêt, auquel cas on choisira plutôt de n'en pas parler; et par contre, il est impossible de présenter avec le même détail un livre très long et u n livre court : la patience d u journaliste et du lecteur a des limites, et le journal comporte un nombre fixe de pages. Des examens assez étendus permettraient peut-être d'évaluer numériquement l'influence de ces facteurs. D e toute

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façon, nous n'avions pas à les faire intervenir ici, car ils jouent ¿gaiement dans toutes les catégories. 11. Ce décalage chronologique nous interdit d'exploiter complètement la comparaison. Notons pourtant que la querelle janséniste provoque une abondante littérature religieuse en France à cette époque. Mais les deux périodiques, pour des raisons sans doute différentes, ne tiennent peut-être pas à souligner l'ampleur du débat. De plus, ils ne rendent compte que de l'imprimé ; or, toutes les demandes de privilèges, surtout en ce domaine, n'obtiennent pas satisfaction, et tous les manuscrits ne sont pas imprimés. Enfin, le caractère international de la littérature examinée par les périodiques atténue les répercussions de la crise française dans leurs colonnes. 12. Notons au passage que, pour la période 1723-27, les demandes de privilèges comportent déjà un fort pourcentage des belles lettres en romans (15%). 13. Le système des permissions tacites s'officialise à partir de 1751. Il sert évidemment à autoriser des ouvrages que le gouvernement ne peut approuver, mais qu'il préfère ne pas interdire. La répartition entre privilèges et permissions tacites s'opère selon des critères étrangers aux préoccupations de notre enquête. Nous indiquerons donc parallèlement les deux séries de pourcentages. 14. En prenant chaque fois pour base (indice 100) la longueur moyenne d'un article pendant la période considérée. Cette longueur moyenne est plus forte en 1750-54 qu'en 1715-19. Si l'on prend pour base (indice 100) la longueur moyenne en 1715-19, celle de la seconde période atteint 148 dans les Mémoires et 188 dans le Journal. 15. En cette matière, les demandes de permissions tacites doivent concerner des ouvrages d'une orthodoxie médiocre. Leur progrès aurait donc un sens très particulier. De toute manière, les chiffres sont si faibles qu'ils n'ont pas grande signification.

GENEVIÈVE B O L L È M E

Littérature populaire et littérature de colportage au 18e siècle*

Étudier la littérature populaire au 18e siècle suppose d'abord qu'on puisse la trouver. La tâche est malaisée; écrasée par la littérature classique, ou confondue avec la littérature orale, la littérature populaire a longtemps été négligée. Mieux, elle a été tenue pour négligeable : ce qui est populaire est souvent réputé médiocre, en tout cas insignifiant. Ce préjugé défavorable 1 a beaucoup contribué à l'effacer de l'histoire littéraire. Certes, des articles et des livres ont été consacrés à la littératurepopulaire ; il y a l'important livre de Hélot, celui de Brochon, et celui de Nisard, qui est fondamental. 2 Mais aucun de ces ouvrages ne donne un relevé exact des titres : pas de description - exception faite pour Hélot - aucun recensement systématique, aucune cotation, peu de dates, une classification par genres qui varie selon les auteurs, des textes choisis au hasard du pittoresque, sans autre souci que de fournir des illustrations drôles ou curieuses. * Je voudrais remercier ici M. Georges-Henri Rivière, conservateur en chef du musée des Arts et traditions populaires, et sa collaboratrice Françoise Lapadu-Hargues; M. JeanPierre Seguin, conservateur à la Bibliothèque nationale. Leur aide m'a été indispensable pour mener à bien ce travail. Je veux citer également M. Louis Ferrand qui a mis à ma disposition sa collection personnelle particulière de livres de colportage. Enfin, les conseils de M. Robert Mandrou, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études, ont été pour moi extrêmement précieux.

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Geneviève Bollirne

Pourtant, ces ouvrages nous ont été précieux: ils nous ont appris que la littérature populaire est presqu'exclusivement une littérature de colportage ; qu'elle s'étend sur plusieurs siècles, puisque des titres identiques - ou très voisins - se retrouvent aux 17e, 18e, 19e siècles. Ils nous ont permis de relever un certain nombre de titres de ces livres populaires, de nous familiariser avec eux; d'entreprendre le dépouillement de catalogues et d'inventaires, dans trois bibliothèques parisiennes: l'Arsenal, les Arts et traditions populaires, la Nationale enfin, dont nous n'avons pu épuiser les ressources. Ce travail a duré plusieurs mois; il est encore inachevé.

U N E LITTERATURE AUX FRONTIERES INCERTAINES

Il faut, d'abord, tenter de dénombrer ces ouvrages, de les dater. Il faut aussi savoir quand et pourquoi un ouvrage peut être classé comme populaire. Problèmes élémentaires, mais qu'il faut poser et qu'il est souvent difficile de résoudre. De combien de titres se compose, au 18e siècle, le fonds de cette littérature populaire? Les ouvrages bibliographiques, et Nisard lui-même, ne le savent pas. Ils l'évaluent environ à 1200 titres; mais aucun d'eux n'en mentionne plus de trois ou quatre cents. En inventoriant et comparant sources bibliographiques et catalogues de bibliothèques, nous en avons recensé 882, et nous en avons coté, fiché et manipulé 769. Parmi ces 769, figurent beaucoup d'éditions différentes d'un même titre, ce qui nous ramène au chiffre de 461 ouvrages de titres différents trouvés, examinés et datés le plus sûrement possible comme étant du 18e siècle. «Le plus sûrement possible». Car la datation - si importante pour notre enquête, est aussi un des points les plus délicats. Les ouvrages bibliographiques indiquent parfois les dates des premières éditions connues, très rarement celles des différentes éditions: les dates sont, en effet, souvent absentes des livres eux-mêmes. Pourtant, les ouvrages populaires de colportage sont datés de plusieurs façons, plus ou moins explicites, dont l'expérience seule peut nous avertir. Les cas les plus rares sont ceux où une date figure sur la couverture : on peut les compter, ou presque, sur les doigts de la main. Le plus souvent, comme le veut d'ailleurs la législation d'ancien régime sur le livre, ils portent la date (l'année, le jour, le mois) d'une approbation, ou d'une permission d'être imprimés, ou d'une régistration ; souvent des dates d'approbation et de permission et de régistration qui ne sont d'ailleurs pas forcément les mêmes; il y a parfois des écarts de plusieurs années entre elles. En principe, une permission était valable trois ans pour un même ouvrage; en réalité,

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elle demeure souvent non renouvelée au delà de ces trois années: nous avons trouvé des permissions de 1728 figurant dans une édition de 1759, de 1724 dans des éditions de 1740 et 1759. O n constate les plus grandes irrégularités : une date de régistration suit de huit années la date d'approbation ou la précède d'autant. La date d'approbation précède d'une ou plusieurs années la date de permission, ou vice versa. La plus grande fantaisie est la règle ; ce qui tendrait à prouver qu'un certain nombre de ces approbations sont fausses ou truquées, et elles le sont visiblement parfois. Celà ne signifie d'ailleurs pas obligatoirement que nous nous trouvions en présence d'un livret interdit, mais éventuellement que l'imprimeur était pressé et soucieux de vendre au mieux sa marchandise. Il nous suffira de noter toujours, pour caractériser l'édition, la date la plus récente; c'est-à-dire que pour une approbation de 1714, une permission de 1730 et une mention «régistré» de 1723, nous notons que l'édition est de 1730. Certes, il nous est fort utile de savoir que ce texte a pu être édité aussi en 1714, mais cela nous ramène à un autre problème plus complexe dont nous parlerons en son temps, celui des sources et des différentes éditions. Q u e la date mentionnée soit rigoureusement exacte nous importe finalement assez peu; l'essentiel est d'abord qu'elle appartienne au siècle que nous étudions, les divers découpages ne pouvant être faits qu'ensuite et sur des données existantes. U n troisième cas se présente: les livrets ne portent aucune mention de date. La permission est annoncée sur la page de titre, mais elle n'existe pas. Elle a été arrachée, perdue, ou bien il est manifeste qu'elle n ' a jamais existé. U n e seule donnée, le nom de l'imprimeur et celui du lieu où le texte a été imprimé. D'après les travaux existants et notre propre expérience, nous avons réuni les noms de 137 imprimeurs du 18* siècle spécialisés dans l'édition de ces brochures, auxquels il faut ajouter les quatre grandes dynasties des imprimeurs de littérature populaire les plus célèbres, de Troyes et de Rouen qui totalisent, au seul 18* siècle, vingt prénoms différents, ce qui porte notre total à 157. Avec les repères chronologiques fournis par ces générations d'imprimeurs, notamment ceux de Troyes, Rouen, Caen, Limoges, nous avons pu dresser un tableau qui permet de dater les textes à quelques années près. Q u a n t aux nombreux livrets sans date, sans nom d'imprimeur, seule l'expérience nous a appris à les dater : la page de titre comporte parfois un bois ou un motif typographique, qui diffèrent selon les siècles. De même les caractères d'imprimerie, l'impression, les modes d'alinéa et de pagination les traits, les majuscules et les lettrines permettent en l'absence de toute date de dire si le texte est d u 18e siècle. C'est du reste cette familiarité avec les ouvrages populaires qui nous a permis de les reconnaître comme tels: ces ou-

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vrages sont peu soignés; ils sont mal paginés - souvent pas du tout - mal rognés. La trame du papier est apparente. Les pages sont de taille inégale, parfois interverties ou oubliées au moment du pliage, irrégulièrement encrées. Leur format varie entre 1 4 x 7 cm, et 21 x 15 pour les plus grands. Ils peuvent avoir de 8, 12, 24, 36, 48 à 140 ou 200 pages. Au delà, le livre cesse d'être véritablement populaire. s Ces livres sont dits appartenir à la Bibliothèque bleue parce qu'ils sont généralement recouverts d'une couverture bleutée, bleu-grise, ou franchement bleue, faite d'un papier qui servait ordinairement à emballer les pains de sucre. Mais cette couleur n'est pas un critère. Dans la seconde moitié du 18e siècle, ou même avant, le papier de couverture est parfois rosé, violet, vert; on se sert aussi pour protéger ces livres de papier de dominoterie, de papiers peints, de parchemins; certains n'ont pas de couverture du tout. Sur les rayons des bibliothèques, leur aspect attire l'oeil: ils sont pauvres, usés, plus ou moins bien conservés parce que trop maniés. L'illustration est rare dans le texte; les mêmes bois, les mêmes images resservent indéfiniment pour des sujets très différents. Paradoxalement, nous avons trouvé en abondance des séries de titres différents, ou du même titre, de livres populaires du 17* et du 19* siècle (surtout du 19e), et toujours ou presque une coupure nette concernant le 18e siècle. De même des séries d'almanachs très complètes au 17' s'interrompent au 18e siècle. Le livre de colportage est-il plus rare ou plus rarement conservé au 18' siècle? Pourquoi? Est-ce parce qu'on le lisait davantage et qu'il s'abîmait donc plus vite passant de mains en mains? Estce parce qu'on y attachait peu d'importance et qu'on ne le gardait pas? Nous avons pourtant trouvé maintes preuves qu'on y tenait, notamment cette mention sur la couverture d'un exemplaire de L'Histoire de Jean de Paris, roy de France«chés Pierre Garnier» (1696-1738), date de régistration 24 septembre 1736 : «ce présent livre vient du grant père guidel conservez le bien comme de famille à d'autre il et à la quatrième génération ce 23 octobre 1840.» Il semble que ce soit à la fin du 18' siècle seulement qu'on ait pris garde à conserver ces ouvrages. Ce n'est plus alors seulement la classe populaire qui s'y intéresse. De nombreux exemplaires reliés aux armes de marquis, ducs ou comtes, tendent à prouver qu'ils étaient considérés comme ayant un certain «prix». Sont-ils rares parce qu'on les a détruits, ou bien tout simplement parce que le dépôt légal était très mal respecté à cette époque? Peut-être aussi furent-ils moins édités (les quelques chiffres trouvés démentent cette hypothèse), ou bien la réglementation plus sévère. D'après les données que nous possédons, c'est évidemment au 18' siècle que les lois concernant le colportage ont subi le plus de fluctuations; certaines concernent les colporteurs eux-mêmes et leur nombre. En 1611, 46 colpor-

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teurs autorisés. En 1635, 50. En 1712, on exige qu'ils sachent lire et écrire 4 . En 1725, une ordonnance réglemente le colportage: pas plus de 120, fonction réservée à d'anciens ouvriers infirmes. La réglementation proprement dite se fait d'une façon plus sévère en 1732. La permission est obligatoire. En 1757, un autre édit énonce que le colportage des livres clandestins sera puni de mort. La crainte des sanctions contribue donc à dissimuler, à cacher, et même peut-être non seulement les ouvrages autorisés mais par contagion les autres aussi. En 1788, la censure est supprimée. En 1793, de nouveau, étroite surveillance, relâchée sous l'Empire. En 1834, sous Louis-Philippe, c'est l'apogée du colportage. En 1852, sous le second Empire, est créée une commission de surveillance, dont Nisard fait partie, ce qui nous a valu son livre. En 1880, de nouveau, la liberté. Mais les interdictions même soulignent sans doute l'intérêt porté à cette littérature. De quelle marchandise s'agit-il donc?

D E S AUTEURS ANONYMES, UN P U B L I C INNOMBRABLE

Pour qui sont faits ces ouvrages, et par qui ? La littérature populaire définit elle-même son public: celui des «petites gens ». Une édition de la Malice des Femmes, de 1729, parue chez Pierre Lescot, porte cette mention manuscrite: «composé vers la fin du règne de Louis X I I I , fait partie de la Bibliothèque bleue, à l'usage des petites gens». L'auteur du Jardinierfrançais (édition Vve Jacques et Jean Oudot de 1723; qui donne des conseils pour l'entretien des jardins, précise: «Ce n'est que pour ceux qui n'ont aucune connaissance, ou bien petite, que j'ai voulu écrire, particulièrement pour instruire tant de pauvres gens qui trouveraient leur journée s'ils savaient un peu se démêler au jardin, je me suis rendu le plus intelligible qu'il m'a été possible dans les termes les plus communs de notre langue». De même, les livres de médecine sont écrits «pour les gens de la campagne qui languissent ou meurent, étant privés des secours que ceux des villes reçoivent des personnes charitables". 6 Les prix de ces ouvrages nous confirment leur humble destination. Retenons les renseignements que nous livrent deux sources: un catalogue de la Bibliothèque bleue de 280 titres parus chez Lecrène Labbey (au début du 19e siècle) et un inventaire fait à Limoges par Martial I I Barbou en 1751.' Pour Limoges, les chiffres de tirage vont de 200 à 18500 (ceci est l'exception) exemplaires par titre. La moyenne se situe entre deux et cinq mille; les prix s'échelonnent de 1 à 38 livres le cent. Le catalogue Lecrêne-Labbey classe ses ouvrages par échelonnage de prix à la douzaine, et, comme les titres diffèrent de ceux que retient l'inventaire Barbou, toute comparaison est impossible ;

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mais le catalogue est plus large, et nous renseigne mieux sur les centres d'intérêt, si l'on estime, selon toute vraisemblance, que les ouvrages les plus lus étaient les moins chers. Les prix dépendant aussi, de l'importance du volume, du format, du nombre de pages, et varient entre «sortes » à 6 sols la douzaine et à 4 livres 16 sols. La moyenne se situe aux alentours de 1 à 2 livres la douzaine. La modicité du prix, à une époque où le livre est cher, indique assez la destination populaire. Mais la définition reste insuffisante. Peu chers, ces ouvrages ont beaucoup de lecteurs. Certes bien des estimations paraissent démesurément gonflées: Champfleury déclare que l'Histoire du bonhomme Misère, livret très populaire de 24 pages, a été, au 17* siècle, imprimé dans quinze villes différentes et qu'il est réimprimé depuis deux siècles à «plusieurs milliards». Mais même en faisant la part des exagérations, il est certain que les brochures populaires étaient très nombreuses. Le Calendrier compost des bergers a été tiré, nous dit-on, à 300000 exemplaires. En combien d'années? Nous l'ignorons. Perrault affirme que le débit des satires de Boileau «n'approchera jamais celui de Jean de Paris, Pierre de Provence, de la Misère des clercs, de la Malice des femmes, ni du nombre des almanachs imprimés à Troyes au Chapon d ' O r » . Les Français toutefois pouvaient-ils lire cette masse d'ouvrages? En 1789, si on en croit Voltaire, 37% des Français seulement étaient capables de signer leur nom. Et «signer», ce n'est pas écrire. Toujours d'après Voltaire, deux hommes tout au plus par village, savent lire. L'importance de l'imagerie populaire, qui suit du reste très souvent les grands thèmes littéraires, prouve à sa façon l'analphabétisme. Regarder ces images, qui étaient dans tous les foyers, c'était une manière de rêver des histoires. De nombreux almanachs très populaires ne représentaient que des signes et des figures. Le Messager boiteux de Berne de 1794, avoue : «Un livre tel que le nôtre est fait principalement pour la classe la plus modeste et qui lit peu». Et nous sommes en 1794. Pourtant, on lit au 18e plus qu'au 17e siècle; on apprend davantage, comme en témoigne le nombre des abécédaires populaires. Et, surtout, il y a ceux qui savent lire et qui lisent aux autres à haute voix. Il est manifeste que certains des grands romans de la Bibliothèque bleue sont destinés à être lus ainsi ; ils sont découpés en chapitres : pour les 72 pages sur deux colonnes de Huon de Bordeaux, il y a 82 chapitres; Gallien le restauré a 124 pages et 63 chapitres, les Conquêtes de Charlemagne 176 pages et 67 chapitres, Valentin et Orson, 140 pages et 60 chapitres. Chaque fois, à la veillée, on progresse de quelques pages; mais sans doute cette façon de lire limite-t-elle la faculté d'entendre. 7 Faite pour le peuple, cette littérature pourtant ne parle ni de lui, ni comme lui. Le peuple est absent de ces ouvrages écrits à son intention: les modèles qu'on lui propose - soit explicitement, comme dans les très nombreux

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Cabinets de l'éloquencefrançaise, qui exposent les règles du cérémonial quotidien soit implicitement comme dans les «histoires» diverses, ou les romans - sont pris hors de lui : ce ne sont que nobles, seigneurs, gens bien nés, femmes de «qualité» bourgeois à la rigueur; mais on y trouve bien rarement des gens de métier et presque jamais de «pauvres».' Quant à la langue de ces textes dits vulgaires, elle est souvent marquée de préciosité - même dans les facéties grossières ou grivoises - fertile en allusions savantes, (aux philosophes, aux dieux antiques) émaillée de citations grecques et latines: Plutarque, Pline, Ovide, Hippocrate, Cassius, Dionisius prêtent leur autorité aux plus populaires des almanachs ; ainsi pour une Pronostication perpétuelle des laboureurs, de 1730, extrêmement répandue. Faut-il conclure à une littérature savante, érudite? Sûrement pas, mais tenir au moins pour acquit qu'elle n'est pas écrite par des gens du peuple. Quand - c'est très rare - le nom des auteurs apparaît sur les couvertures, il s'assortit de titres de noblesse ou de compétence : le Cuisinier français est écrit par La Varenne, «Ecuyer de cuisine de M. la marquis d'Uxelles»; L'Art de panser, de guérir toutes les maladies des chevaux par D. Antonio de Arriques, «grand Écuyer de son altesse Mgr le duc de Mantoue»; Le Maréchal expert contient plusieurs «recettes très approuvées de l'Espinet, gentilhomme périgourdin" ; M. de La Serre est l'auteur des Compliments de languefrançaise. Les docteurs en théologie sont les plus nombreux. Certes, ces titres sont souvent fantaisistes, destinés uniquement à offrir l'illusion de l'authenticité, les garanties de la «compétence». Ces doctes attestations le sont aussi: le Traité des songes et des visions nocturnes est établi selon la doctrine des anciens, les Secrets des secrets de nature sont extraits tant du petit Albert que d'autres philosophes hébreux, grecs, arabes, chaldéens, latins : Le caractère publicitaire de ces garanties ne souligne que mieux le parti-pris d'érudition. Cette littérature populaire n'est pas écrite par n'importe qui - et, généralement, ses auteurs sont des gens instruits — ni n'importe comment. Sa qualité nous a frappé : comme le remarque Nisard, la réglementation même de cette littérature requiert de l'habileté, du savoir-faire; la contrainte qui est imposée aux auteurs postule le maniement ingénieux de la langue. D E LA L I T T É R A T U R E SAVANTE A L A L I T T É R A T U R E P O P U L A I R E

Ni auteur, ni même héros de la littérature populaire, le peuple pourtant la consacre. C'est son choix qui la constitue. «La Bibliothèque bleue, qui ne s'empare que des ouvrages dont le succès est décidé . . . » (Préface aux misères de ce monde, édition de 1783). Il est donc plus juste de parler d'une littérature qui devient populaire que d'une littérature qui l'est d'emblée. Bien des auteurs empruntent ou adaptent pour le peuple des ouvrages qui primitivement ne

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lui étaient pas destinés. C'est une sorte de glissement à travers le temps qui va donner aux textes leurs caractéristiques «populaires». Il nous faut donc étudier ces glissements. Prenons le texte intitulé La ville de Paris en vers burlesques . . . par le sieur Berthaud augmenté de la Foire Saint-Germain par le Sieur Scarron, chez la Veuve de J e a n Oudot, approbation de 1705. Nous avons trouvé un Paris burlesque non populaire de 97 pages au lieu de 84 pour l'édition précédente, in-4° (la précédente est in-8°) de 1652. De même les Embarras de la foire de Beaucaire, édition populaire sans nom d'auteur daté de 1713, quoique différant dans l'ensemble de La Ville de Paris, comporte un passage exactement semblable. Cette Foire de Beaucaire elle-même serait issue d'un texte plus ancien de J . Michel de Nîmes paru en 1657. Que conclure de cette interférence de textes, sinon qu'ils remontent à des sources communes et dans ce cas à un écrit de Scarron? La littérature populaire ne s'annexe pas seulement des textes, elle les adapte: La Patience de Grisélidis serait une adaptation de Griselidis de Boccace. De nombreux textes sur la «bonté et la mauvaiseté des femmes», thème fréquent, se rattachent probablement à un ouvrage du même nom datant de 1564 et dont l'auteur se nomme J e a n Marconville. Il faudrait pouvoir remonter plus haut. C'est soulever le problème de la situation de la littérature populaire par rapport à la littérature traditionnelle. Nous avons souvent perçu entre elles une incontestable réciprocité. La Ville de Paris en vers burlesques et la Foire de Beaucaire doivent avoir et ont un rapport avec les Embarras de Paris de Boileau. Comment les Chroniques de Gargantua sont-elles à l'origine du Gargantua de Rabelais? Comment et pourquoi la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ rappelle-t-elle étrangement certains vers de Corneille par leur rythme et leur vocabulaire? Est-ce la satire de Boileau contre les femmes qui a engendré au 18* siècle le développement de toute une littérature pour ou contre la femme, ou bien celle-ci puisait-elle au contraire dans une littérature populaire antérieure : La méchanceté des femmes etc . . . ? Voltaire semble s'être inspiré de VHistoire de Pierre de Provence pour écrire la Princesse de Babylone; peut-être a-t-il voulu emprunter une forme toute tracée pour faire passer son idéologie par les voies les plus susceptibles d'atteindre et de frapper directement la sensibilité et l'imagination populaires. Le Maréchal expert, le Cuisinier français, Le Jardinier français, Le Baptiment des recettes, La Maison rustique, sont autant de véritables Encyclopédies avant la lettre. Comment l'Oraison funèbre de Jean-Gilles Bricotteau (qui décrit la vie et la mort la plus douce comme étant le lot des imbéciles), probablement écrite par Grosley, qui fut concurrent de Jean-Jacques Rousseau à l'académie de Dijon en 1749, où il eut un accessit, fait-elle partie de la littérature populaire? Il y a aussi le cas des grands auteurs édités en brochures populaires. Mais

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notre inventaire en comporte fort peu. Au 18* siècle Scarron, Jodelet, le Tasse, YArioste ont disparu des catalogues alors qu'on les trouve au 17' siècle édités chez Nicolas Oudot. Peut-être aussi, paradoxalement, les trouve-t-on au 18e siècle parce que le nombre des gens qui savent lire est plus restreint: les textes sont lus ou racontés par les plus instruits, et ce sont eux qui prennent plaisir à les lire. Dans les catalogues cités du 19e siècle (catalogue Lecrêne-Labbey), nous avons vu mentionner Polyeucte, à 1 livre 20 sols la douzaine, Le Cid, à 1 livre 4 sols la douzaine - nous n'en avons personnellement guère rencontré d'édition vraiment populaire au 18e siècle. Nous trouvons aussi Le Menteur, Le Festin de Pierre, La Fille du Capitaine, La Femme juge et partie, Athalie. Nous avons appris que la Satire de Boileau contre les femmes se vendait 12 sols la douzaine au prix de gros. Brutus (il s'agit probablement d'une édition du 19e siècle seulement), tragédie de Voltaire, se vendait 2 livres 8 sols la douzaine et La Henriade, tirée à 2 700 exemplaires, 38 livres le cent. Ces chiffres sont-ils exacts, et s'agit-il du 18* siècle? C'est fort douteux. Nous avons rencontré fort peu de ces ouvrages: seulement La vie et les Fables d'Esope que le catalogue indique comme étant vendu 2 livres la douzaine, et les Fables de la Fontaine, 4370 exemplaires à 38 livres le cent. L'un et l'autre sont illustrés de petits bois insérés dans le texte et correspondant à chaque fable. La littérature classique ne pénètre donc pas, au 18e siècle, la littérature populaire qui l'utilise mais la rejette. Elle est simplement une source parmi d'autres, ni unique, ni privilégiée; la littérature populaire puise aussi bien ailleurs. Ses origines sont variées, multiples, et elle les brasse ensemble. Les écrits dits «savants» dont elle part presque toujours, sont comme autant de documents, de faits, de données qu'elle se plaît à relater et à modifier à sa guise. Elle n'invente pas tout à fait, elle transforme. Ainsi, les recettes de médecine de L'Eschole de Salerne, dont il y eut plus de 300 éditions de 1474 à 1846 et qui servit de base à toute la littérature médicale jusqu'à la Renaissance et au delà, alimentent bien des textes populaires qui proposent le moyen «de conserver la santé». Cette École de Salerne fut écrite par un médecin gaulois, contemporain de Pline, du nom de Crinas. Les éditions populaires sont nombreuses au 17e et 18* siècles. Nous en avons trouvé quatre pour le 18e siècle. De même, les manuels d'Astrologie etpronostications sont tirés de livres plus savants. L'étude des sources révèle à la base des textes populaires des traités, déformés par la suite, copiés plus ou moins correctement, parodiés ; il s'opère toute une chimie, comme le montrent d'une façon plus précise quelques unes des études faites concernant les romans les plus célèbres de la Bibliothèque bleue : Huon de Bordeaux aurait des origines au 12' ou 13e siècle, des éléments s'en trouvent dans un poème allemand d u siècle, d'autres dans des textes néerlandais de la fin du 14e siècle. D'autres

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éléments encore sont empruntés à la Chanson de Roland, à la légende du Graal, à l'Évangile de l'Enfance et au Protévangile de Jacques. On y retrouve l'évocation de Tristan et Iseut aussi bien que des souvenirs de la Bible. Le même récit d'un combat apparaît dans un texte tout différent du début du 13e siècle. Les sources sont multiples, rarement pures, même et surtout pour les romans historico-chevaleresques. Deux événements du règne de Charles V I I ont inspiré Jean de Paris (première édition vers 1530 ou 40) et Jean de Calais: son mariage avec Anne de Bretagne, son entrée à Florence le 17 novembre 1494. Quant aux romans dits du «cycle de Charlemagne», ils relèvent du merveilleux traditionnel. Ils mêlent des sources orales, littéraires, historiques et bibliques. La multiplicité des origines et leur lente métamorphose nous confirment ce que nous pressentions: la littérature populaire est difficile à cerner, mal définie, et il faut, pour essayer de la saisir, en examiner les transformations ; ensuite, et par conséquent, il est impossible d'étudier, sur un siècle seulement, cette littérature par nature pluri-séculaire ; enfin, on ne peut caractériser le 18e siècle qu'en le comparant aux siècles précédents: les œuvre que l'on y trouve appartiennent aussi bien aux 16e (voire même 14e, 15e, 17e, 18e et 19e siècles. Nous pensons en particulier aux romans les plus répandus de la Bibliothèque bleue: Tiel l'espiègle daterait de 1532, Pierre de Provence, de 1490, Valentin et Orson, de 1495, etc. Le texte orginal, lorsqu'on le retrouve, est plus ou moins accommodé ou tronqué. Du fait que cette littérature a des auteurs qui n'en sont pas, des «traducteurs», des adaptateurs, 10 plusieurs auteurs ou pas d'auteurs du tout, il résulte aussi qu'elle n'a de contours ni dans le temps (à travers les siècles, nous l'avons dit), ni dans l'espace, c'est-à-dire que les genres y sont mêlés, les titres fluctuants. Un auteur se définit par un point de vue personnel, dans un contexte social et culturel donné. En ce sens, il écrit toujours plus ou moins une autobiographie; il a le souci du tableau, de l'ensemble; il a un style. Ici, rien de tel. Pour trouver une spécificité, il nous faut tâtonner, comparer. Méthode qui a ses inconvénients mais aussi ses avantages: cette littérature est un patrimoine qui appartient à tous les hommes, qui révèle des structeurs affectives et imaginaires collectives. C'est plus et moins qu'une culture. Patrimoine dans lequel on peut puiser, où l'on cherche des modèles et dont les variations reçoivent d'autant plus de sens.

L ' É V O L U T I O N DES T I T R E S : P L A I R E , Ê T R E U T I L E

Tentons l'étude de ces variations au niveau le plus simple: celui des titres 11 . Retrouve-t-on, au 18e siècle, les mêmes titres qu'au siècle précédent? Les

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retrouve-t-on tous? Apparaissent-ils sous la même forme, et peut-on esquisser le sens de leur variations? Sans doute est-il difficile de conclure que des titres du 17e siècle ont réellement disparu au 18« du simple fait que nous ne les avons pas rencontrés au cours de nos recherches, puisque celles-ci sont forcément incomplètes. Il reste que nous avons constaté, d'après une liste établie, la disparition ou l'extrême rareté de certaines tragédies ou comédies d'auteurs connus telles que la Silvie de Méret, édité chez Oudot en 1621 et en 1681. La Sophonie, tirée du Tasse 1619, Le sacrifice d'Abraham, La Rodomontade de Rodomons, 1620. Une tragédie française des Amours d'Angélique et de Médor avec les furies de Rolland, tirée de l'Arioste, 1614, Jodelet ou le Maître Valet de Scarron, 1654, etc., le tout édité chez Oudot. Remarquons aussi la lente disparition du'n genre noble, la tragédie, qui s'accorde assez bien avec l'évolution littéraire générale du siècle. Faute de chiffres, nous ne pouvons savoir non plus si les titres dont nous avons parlé plus haut étaient fréquents ou rares. Une seule certitude concernant le 18' siècle, ils sont difficiles à trouver, il n'en reste que fort peu, ou pas. Disparition également de deux recueils ou manuels pratiques de géographie, le Grand guide des chemins pour aller et venir par tout le royaume de France, augmenté du voyage de St-Jacques de Rome, de Venise et de Jérusalem, 1623; et Le Fidèle conducteur pour le voyage en France montrant exactement les variétés et choses remarquables qui se trouvent en chaque ville et les distances d'icelles avec un dénombrement des batailles qui s'y sont données, 1654-60. Quant à l'Histoire proprement dite, puisqu'elle est évoquée ici, il existait une Chronique abrégée ou recueil des faits gestes et vies illustres des rois de France de 1569 qui au 18e siècle apparaît sous forme d'Histoire de France avec lesfigures des rois depuis Pharamondjusqu'à Henri IV avec tout ce qui s'est passé entre les maisons de France et d'Autriche depuis l'an 1589, édité chez J . Oudot en 1609. Plus rien de tel au 18e siècle. Dans les almanachs populaires de la première moitié du siècle seulement, quelques généalogies, mais point de livrets historiques à notre connaissance. Toute une littérature historico-chevaleresque disparaît également des titres trouvés au 18e siècle pour ne plus demeurer que sous la forme des grands romans merveilleux et légendaires du genre de Huon de Bordeaux, Les Conquêtes du grand Charlemagne, Les Quatrefils Aymon, etc. ; encore leur préfèret-on, semble-t-il, d'après nos statistiques, les petits romans de la Bibliothèque bleue : Pierre de Provence, Robert le Diable, Richard sans peur, Jean de Calais, Jean de Paris, La Belle Hélène, où la référence à l'histoire s'estompe. Plus d'Histoire d'Olivier de Castille et Artus d'Algabre preux et vaillans chevalier (Nicolas Oudot, 1620), ni de Prouesses d'Hector, miroir de toute chevalerie, (1624), ni de Roman de Florent de Lyon enfans de l'Empereur de Rome (1626) ; aucun de ces titres dont il serait vain d'allonger la liste, mais où l'Histoire se mêle davantage à la

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légende, ou devient légendaire. U n fait à noter au passage : les histoires de la vie de J e a n n e d'Arc et concernant J e a n n e d'Arc disparaissent a u 18e siècle. Il s'agit d'une éclipse. O n les retrouve au 19e siècle. Mais l'étude des titres doit être plus éclairante si on la restreint à l'évolution chronologique de l'énoncé de ceux d ' u n même ouvrage. Voici un livret très populaire: Le Jardin d'amour, où est enseigné la méthode et adresse pour bien courtiser et entretenir une maîtresse honnêtement, édité à Rouen chez J.B. Besongne (1676-1720) : la rencontre, les discours «amoureux», la complication des «modalités d'approche», la manière de faire la demande au père de la jeune fille, de donner la bague, l'invitation aux noces, le baptême et le rituel du baptême, tout est passé en revue. Le livret a 36 pages. Dans une édition légèrement postérieure, de Jean-François Behourt (Rouen, 1746-59), le titre change légèrement: Le Jardin d'amour . . . pour trouver et entretenir une maîtresse; le livret a 24 pages et à la fin sont ajoutées quelques demandes et réponses dites «joyeuses», parfois un peu facétieuses, qui ne figuraient pas dans la précédente édition. Plus tard, une édition précise dans le titre même: «. . . comme il faut inviter aux noces les parens et amis». A la fin du 18e siècle, une édition parue chez Garnier se présente ainsi: Le jardin de Vhonneste amour où est enseignée la manière d'entretenir une maîtresse, nouvellement dressé pour l'utilité de la jeunesse. Les variations sont toutes en fines nuances, certes, mais elles existent, elles signifient que si l'honnêteté demeure la règle en amour, l'éducation amoureuse, c'en est une, peut se faire sous une forme agréable, sous forme de dialogue galant, voire «romanesque». Ce souci éducatif semble être la constante du 18e siècle, si fertile - infiniment plus que le siècle précédent - en Cabinets de l'éloquence, Secrétaires . .., manuels de civilité. Ces ouvrages témoignent du souci de bien parler en toutes compagnies, de fréquenter la bonne société, d'apprendre les usages, la politesse; ils montrent le développement grandissant du désir de «savoir»; du désir de savoir se bien conduire, on passe peu à peu au désir du savoir: lire, écrire, c o m p t e r . . . Les alphabets, arithmétiques, manuels d'orthographe, portent à peu près tous en leur titre des mots : «abrégé de . . . », pour apprendre «en très peu de temps», «vite», «facilement»; ils sont destinés non seulement à la jeunesse mais à tous ceux qui veulent apprendre à lire, écrire et compter correctement. 1 8 Lorsqu'en 1559, P. Hubert écrit u n ouvrage de pédagogie littéraire, il l'intitule: «Miroir de Vertu et chemin de bien vivre contenant plusieurs belles histoires par quatrains et distiques moraux, le tout par alphabet avec le stile de composer toites sortes de lettres, missives, quittances et prouesses. La ponctuation de la langue française, l'instruction et secret de l'art de l'Ecristure». Au début du 18e siècle, le vocabulaire moral disparaît des titres, Les complimens de la langue française sont dénommés Oeuvre très utile et nécessaire à la Cour des Grands et à ceux qui font projes-

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sion de hanter les compagnies. U n peu plus tard, Le Cabinet de V éloquence française se présente en forme de «dialogue très utile et nécessaire pour apprendre à bien parler en toutes compagnies». Le texte est sensiblement le même, l'intention, ou le but pas tout à fait: le peuple désire non plus seulement mimer ces bonnes manières mais les prendre à son propre compte. D'où dans les textes, ce mélange assez étonnant d ' u n rituel de cour et de conseils naifs et simplistes concernant les rapports humains les plus élémentaires. Nous trouvons en 1759, sous couverture bleue, un Secrétaire des Dames de style précieux et alambiqué: quatorze lettres de demande d'aide en affaires et de remerciements pour services rendus, le livret a 24 pages. Q u a n t aux innombrables Règles de la Bienséance du 18e siècle «pour apprendre à la jeunesse à bien se conduire», bien écrire, etc., elles s'infléchissent, à la fin d u siècle, dans le sens de «l'utile», ce qui se traduit par «former le jugement, orner l'esprit et perfectionner le corps» (c'est nous qui soulignons), ceci en 1777. La Bienséance n'est plus seulement «Civilité honneste» mais «Civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens». En 1780, elle devient même «ouvrage choisi en faveur du public . . . » véritable petite encyclopédie de ce qu'il faut savoir, en 32 vendue 12 sols et dont le titre est si détaillé qu'il faut deux fiches pour le transcrire. Le même acheminement vers ce qui n'est plus seulement «l'utile» mais déjà «la science», l'expérience, se manifeste dans les ouvrages concernant la médecine: au 17e siècle, nous avons un Médecin charitable . . ., un Apothicaire charitable; fin 17e et début 18e siècle, nous trouvons Le Médecin désintéressé où l'on trouvera V élite de plusieurs remèdes infaillibles très expérimentés et à peu de frais. C'est que la médecine des pauvres va cesser d'être une invitation à exercer la charité. Elle tend à devenir à la fois le bien propre de ces pauvres, livre lisible par eux, et en même temps manuel «technique»: La Médecine et la chirurgie des pauvres qui contient des remèdes choisis, faciles à préparer et sans dépense pour la plupart des maladies internes et externes qui attaquent le corps humain, approbation de 1730, édition de 1757. Enfin, la médecine peut être à la fois «à l'usage des pauvres gens de la campagne et pour l'instruction des jeunes chirurgiens qui s'y établissent», 1745. 13 D ' u n Palais des curieux où l'algèbre et le sort donnent la décision des questions les plus douteuses et où les songes et les visions nocturnes sont expliqués selon la doctrine des anciens, ouvrage du 17e siècle, on passe à une Arithmétique nouvelle dans sa véritable perfection . . ., au 18' siècle. Il s'agit d'un souci méthodique d'apprendre, d'utiliser soi-même pratiquement les recettes, les conseils qui vous étaient «racontés» ou donnés par d'autres; curiosité qui se détourne des sources «historiques » pour commencer à se tourner vers quelque chose qui n'est pas encore tout à fait, mais qui sera, l'actualité. «Pas tout à fait» car ce sens de l'actualité n'est pas encore conscient de lui-même. De l'Histoire de la

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fleur des batailles . . . (cycle de Charlemagne), de 1623 et des titres de romans de chevalerie où reviennent sans cesse les mots «nobles», «hardis et très nobles et très vaillants chevaliers», «prouesses», «vaillances», «pair», «marquis», «duc», etc., on passe insensiblement à d'autres mots: «héroïque», «récréatif», «divertissant»,«joyeux»; mots qui manifestent que l'on s'intéresse davantage à une autre forme de réalité plus humaine. Un autre exemple: fin 17e début 18e siècle, nous trouvons ce titre: Histoire de Richard sans peur, duc dt Normandie fils de Robert le Diable lequel par sa valeur14 fut roi d'Angleterre et fit plusieurs conquêtes comme on l'apprendra par son histoire, édition Jean Oursel, Rouen, 1661-92, 40 pages. Au début du 18e siècle: «. . . . et par sa prouesse fut roi d'Angleterre lequel fit nobles conquêtes et vaillances», édition J . B. Besongne, Rouen, 1676-1720,40 pages. Chez la Veuve Jacques et Jean Oudot (1745-68), nous trouvons: «. . . . qui par prudence fut roi d'Angleterre . . . fit de belles conquêtes et vaillances ». En 1792, enfin: «. . . lequel par sa grande générosité fut roi d'Angleterre». L'évolution du vocabulaire est si nette qu'il parait superflu d'en faire le commentaire. D'une manière générale, les titres du 18e siècle laissent donc transparaître le souci croissant de savoir, de connaître, d'éduquer, de se gouverner soi-même, d'utiliser, mots qui reviennent le plus souvent. Désir de joindre l'utile au nécessaire, l'exact à l'agréable. On veut édifier, raconter des histoires pour «tirer de ces lectures de justes réflexions», on veut instruire mais aussi plaire. D'où une autre série de mots pris en ce sens tels que «divertissant», «fameux», «curieux». Dans La Femme mécontente de son mari, oeuvre présentée comme une traduction imparfaite, l'auteur ajoute : «mais quelque imparfaite qu'elle soit elle ne déplaira par puisque l'atile et l'agréable s'y trouvent réunis». Plaire, être utile : ce sont donc là les deux impératifs qui commandent, au 18« siècle, l'évolution de la littérature populaire. Pour s'y conformer, elle fait place - et tout au long du siècle cette place s'agrandira - , à l'expérience réelle et actuelle: prélude à ce que nous nommons information. A la fin du 18e siècle apparaissent par exemple les histoires de Louis Mandrin «. . . avec un détail de ses cruautés, de ses brigandages et de son supplice», L'Histoire de la vie et du procès du fameux Louis-Dominique Cartouche, un dialogue entre Cartouche et Mandrin où il est question de Proserpine se promenant en cabriolet aux enfers, La Vie de la Duchesse de la Vallière, Les Amours de Madame Denis ... Mais cette progression vers «l'actuel» est lente, et il ne faudrait pas en tirer des conclusions hâtives. L'actualité se limite encore à des relations de combat, à des récits de victoire, à des chansons parfois, à toute une partie de cette littérature, à ces feuilles que l'on nomme «canards» dont l'intérêt est grand et que M. Jean-Pierre Seguin a brillam-

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ment étudiées (13). L'actualité proprement dite n'apparaîtra vraiment, dans la littérature populaire, q u ' a u x alentours de la Révolution, éclatant avec elle, ouvrant alors la porte, mais seulement après elle, à l'information, à l'instruction méthodique, à des préoccupations politiques. Auparavant, elle est surtout «histoire racontée»; mais au 18e siècle elle commence à devenir essai d'objectivité. Cela est sensible dans les Almanachs très populaires - dont nous nous réservons de faire une étude spéciale - ; détachons, par exemple, du Messager boiteux de Bâle de 1758 ce texte étonnant : «. . . s'il y a jamais eu un temps où la passion d'apprendre les nouvelles publiques ait été poussa à son plus haut point, même dans les personnes du sexe, c'est certainement celui où nous nous rencontrons . . . Ces événements (d'octobre 1756 à fin septembre 1757) . . . ont été si irrégulièrement tronqués et en partie décrits et publiés d ' u n e manière si incompréhensible, qu'il paraît presque impossible de discerner le vrai d'avec le faux, et de l'éclaircir dans le creuset du bon sens, pour qu'ensuite purifié de tout esprit de parti, on puisse le fondre ensemble et en tirer une bonne description historique . . . Nous ne faisons pas plus de cas que le lecteur judicieux, des contes de vieille, nous les laissons aux charlatans et aux hâbleurs. Toute notre attention sera donc de donner au public des choses vraies, réelles et impartiales, c'est à quoi nos lecteurs peuvent s'attendre, et c'est ce qu'ils trouveront dans les feuilles suivantes». Voici une déclaration qui promet du nouveau, surtout si l'on sait que ces almanachs contiennent et contiendront encore bien longtemps des choses assez diverses et fantaisistes. Mais si toute une évolution se fait dans le sens de «l'utile», l'utile ne signifie pas seulement ce qui peut servir à apprendre, à pratiquer; ce n'est pas seulement un utile actuel, u n utile auquel se joint l'agréable, mais un utile qui possède une valeur morale et religieuse. Si un certain moralisme, nous l'avons dit, a disparu des titres, il demeure encore bien souvent le but que se propose l'ouvrage ; les présentations ou les préfaces le soulignent. Certaines histoires n'ont d'autre dessein que d'apprendre «à fuir le vice et à embrasser la vertu»; il faut tirer des lectures «de justes réflexions, elles deviennent aussi utiles que l'Histoire; puisque la Fable renferme souvent une sévère morale, et qu'elle ne se découvre à nos sens que sous l'appas d u plaisir. J e puis donc avec une entière confiance, mon cher lecteur, vous donner celle de J e a n de Calais comme un vrai modèle de sagesse, de générosité et de la reconnaissance; qualités nécessaires dans une belle âme. Vous y verrez aussi q u ' u n bienfait n'est jamais perdu; que si celui à qui nous le rendons en est ingrat, le Ciel nous en tient compte, et que tôt ou tard il a sa récompense; q u ' a u contraire l'ambition, la haine et la jalousie y sontpunies avec sévérité. » Reste à comprendre plus précisément comment le goût du savoir, la curiosité, le souci grandissant d u fait et de l'événement s'accordent à ce mo-

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ralisme persistant, s'accomodent de la multiplicité des écrits religieux ou d e tendances religieuses ; comment, aussi, ils peuvent faire bon ménage avec ces contes, ces facéties, avec le romanesque de ces histoires? N'est-ce pas contradictoire? Notre hypothèse ne serait-elle valable que pour une seule et mince partie de cette littérature populaire? Pour le savoir, il faut maintenant mesurer l'étendue de cette littérature, examiner les genres dont elle se compose, voir comment ils s'enchaînent ou se recoupent, et si à travers eux se décèle aussi le même infléchissement.

L E S GRANDS GENRES

La littérature populaire est si vaste, elle touche à tant de sujets que les auteurs qui l'ont étudiée ont parfois essayé de la classer par genres; et ces genres varient, ou leur classification d u moins, selon ces mêmes auteurs. Généralement on la divise en vingt-cinq ou vingt-six genres. En simplifiant on peut arriver à vingt-deux, ou moins. Cette classification est à la fois commode et arbitraire. Nous avons préféré nous préoccuper davantage de la manière dont les genres se recoupent, tenter de voir entre eux des correspondances, des communications, plutôt que de les étudier pour eux mêmes et en eux-mêmes. Nous avons préféré à une division minutieuse un groupement plus large et plus extensible qui nous a semblé mieux correspondre à notre étude. Du point de vue strictement statistique, l'inachèvement de nos recherches nous interdit pour le moment de conclure? Nous nous en tiendrons donc à une estimation. Enfin, deux groupes, nettement en retrait, et qui sont assez étroitement liés: l'un qui concerne les techniques, les métiers, l'enseignement, l'éducation, les jeux, l'autre qui groupe les facéties et les satires. 18 Toutefois, pris dans leur ensemble il ne semble pas que la répartition relative des genres ait beaucoup changé. La religion, genre majeur de la littérature populaire, la domine toujours. Les almanachs sont toujours extrêmement répandus : on les trouve dans toutes les fermes et les villages,partout, au même titre que la Bible et le catéchisme. Au 18e siècle comme au siècle précédent, ils sont souvent la seule lecture qui joigne l'utilité pratique à l'agrément. Ils ne comportent parfois que des signes et des figures, pour pouvoir être compris même de ceux qui ne savent pas lire; ils sont toujours, comme ce Grand calendrier compost des bergers, dont la première édition remonte à 1491 et qui est leur source commune, de véritables manuels de savoir-vivre naturiste et religieux qui comportent à la fois des prières chrétiennes, un abrégé d'anatomie et de caractérologie, les dits des oiseaux, les régimes à suivre selon les saisons, les conseils moraux et pratiques. De même,

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comme le siècle précédent, le 18' siècle se nourrit largement de ces histoires légendaires, qui fournissent des modèles exemplaires: personnages illustres issus de la Bible, de l'Histoire, romans chevaleresques où le merveilleux se mêle au magique, au religieux, à l'humain. Mais il reste que, plus que la répartition relative des genres, c'est, à l'intérieur de chacun d'eux, la manière d'aborder les thèmes traditionnels qui signale cet infléchissement vers l'humain où nous croyons voir la marque du 18e siècle populaire. Tentons de dessiner, genre par genre, cet infléchissement.

L E DIEU DES PAUVRES

La religion est donnée au public sous son aspect le plus élémentaire, sous la forme de petites «histoires», de petits drames, comédies ou poèmes où l'emportent l'image et l'exemple. La forme la plus répandue, incontestablement la plus lue en est la Bible des Noëls. Derrière ce qu'on a coutume de nommer «naïveté » charmante et sur laquelle on insiste surtout, il y a la curiosité, le goût de savoir; ce n'est pas seulement l'adoration de l'Enfant que révèlent ces Noels, ni le respect ou la méditation du mystère de la Nativité, mais, bien davantage, la volonté d'identification du peuple à la pauvreté du Christ. Le catholicisme est la religion des pauvres gens. L'Enfant est à eux. «Les bourgeois ne l'ont pas conforté, ni les laboureurs, ni marchands ne l'ont visité» mais seulement les pastoureaux. L'enfant est un enfant pauvre; il est même dans la misère. Il vient «pour briser nos chaînes . . . » et pour finir nos peines. Viennent leur rendre hommage les représentants de toutes les corporations - la liste en est longue mais parmi ceux-ci point de nobles, Seigneurs ou autres . . . Les premiers cités, il n'y en a pas de plus «haut», sont les marchands; et encore est-il bien souligné que l'un d'eux: «(il n'était pas un des moins hardis) demanda qu'on leur fit la grâce de les payer en Paradis». Le peuble s'identifie à sa pauvreté, à la pauvreté de la Sainte Famille. L'Enfant est celui qui va revendiquer pour eux, les venger, «confondre nos ennemis». Identification sociale, en quelque sorte, mais aussi identification humaine: l'Enfant a froid, il a faim, il faut le nourrir, sa mère souffre; identification affective, sentimentale, qui engendre mille questions sur la naissance, la circoncision, la grossesse de Marie etc . . . ; non pas méditation sur un mystère, mais questions posées, histoires contées, dialogues entre bergers, fabulation, invention des discours que la Vierge pouvait tenir allant ou étant en Egypte . . . On ne peut pas dire que ces textes soient hérétiques, mais ils ne sont pas non plus très «catholiques». Ils sont le merveilleux de

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l'univers catholique. N'oublions pas la rieuse formulation de cette approbation déjà citée: « . . . le débit que les libraires ont de ces ouvrages de piété fait voir que le public en est content et qu'on en peut permettre l'impression» (22 avril 1723, abbé Richard, Censeur royal). N'oublions pas non plus que sur la liste d'ouvrages «interdits pour toujours» de 1709, figurent des Recueils de Noëls. Or, au 18' siècle, ils foisonnent; ils sont chantés sur des airs profanes (sur l'air votre amour est vagabonde», «. . . réveillez-vous belle endormie». . . , il est même précisé dans certains titres qu'on les chantait «sur les plus beaux airs d'Opéra». L'invention, la «fabulation», qui marquent les Noëls, se retrouvent dar.s tous les textes religieux et aussi bien dans les textes dits doctrinaux. Presque tous les textes religieux sont présentés sous forme attrayante. Les cantiques n'ont-ils pas pour dessein «de bannir les chansons profanes et d'élever l'âme à Dieu en la remplissant de la joie du Saint-Esprit»? C'est pourquoi il faut séduire, «raconter», «inventer», utiliser toutes ressources de l'imager.e verbale. Les innombrables cantiques, sont des «histoires»: Y Histoire le Judith, l'Histoire de l'enfant prodigue, Y Histoire de la Cananée, Y Histoire de sainte Suzanne, de Marie-Madeleine, de sainte Geneviève, sont les plus répandues. L«s non moins innombrables vies de saints, qui veulent enseigner la vertu, sont agrémentées de récits détaillés de miracles, de recettes de prières contre l'orage, la peste et diverses maladies. Les «grands sujets» sont la naissance et la passion de Jésus-Christ. A noter au passage que les cantiques sur a création du monde n'apparaissent qu'au 19e siècle. A cette conception populaire où la religion est invitation à la joie, a curiosité et la liberté inventive de l'esprit, s'oppose une autre représentaticn de la religion, dont le noyau est la crainte. Elle est non moins populaire. l a peur - peur de l'enfer dont les descriptions sont horribles et imagées, peir de la damnation éternelle et de la punition - transpose évidemment, sur e plan religieux, une société fondée sur la rigidité des rangs et les devors prioritaires de l'obéissance; mais c'est aussi le vieil écho de la paniqie séculaire qui s'inscrit déjà sur les chapiteaux romans. La crainte de l'enfer est celle même de la mort, et de nombreux ouvrags existent sur ce thème, traditionnel par excellence: le Faut mourir, Pensez-y biet, Faut y penser, Préparation à la mort, etc . . . Ils semblent tous plus ou moins issis de La Grande danse macabre des vivants et des morts dont l'édition originale est de 1486. Le 18e siècle insiste plus spécialement sur l'égalité de tous devant la mort, même à travers des textes où l'on trouve une distinction hiérarchique dbs réactions devant la mort des personnages représentant les différentes classs de la société. Cette classification elle-même est d'ailleurs sujette à des varù-

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tions. Au 18e siècle, le marchand est placé tout à la fin, dans le Faut mourir notamment, alors qu'il ne l'est pas dans la Grande danse macabre (ce mépris du marchand est d'ailleurs affiché dans tous les textes d u 18 e ). Se fait jour aussi au 18e siècle, quelque chose qui ressemble à une parodie, presque à une moquerie. En parodiant l'idée de la mort, on tend à se libérer de la crainte qu'elle inspire, à lutter contre elle aussi: de même qu'on ne se contente plus des prières pour écarter la maladie, mais qu'on cherche le secours de la médecine, on n'attend plus la mort comme le coupable attend son châtiment, dans l'horreur et la terreur, mais on ironise aussi sur elle; on écrit des facéties sur la mort, Testaments, Eloges funèbres. . . qu'on trouve en grand nombre. A travers cette littérature naît aussi l'idée nouvelle que si les hommes sont égaux devant la mort, seul celui qui est dans la misère n ' a pas à la craindre et est capable de la vaincre; d'où l'immense succès de cette Histoire nouvelle et divertissante du bon homme Misère, où se mêlent le mythique, le religieux, l'humain, d'une bien étonnante façon. Misère, qui est à la fois une idée et un homme «honnête», «affable», «courtois», «généreux», trouve sa «récompense» en faisant souffrir un peu le voleur venu lui voler ses poires; ce voleur, par une sorte de pouvoir magique accordé à Misère par suite de l'hospitalité et de la charité qu'il a exercées envers deux étrangers nommés Piere et Paul, reste attaché au poirier sans pouvoir en descendre : «mais est-il juste qu'il ait profité de mon bien sans que j e trouve au moins quelque petite récompense?» Le voleur, offrant tout l'or du monde pour être délivré, n'atteint le coeur de l'incorruptible Misère qu'en prononçant ces paroles : «. . . J e souffre toutes les misères du monde» . . . A ce mot Misère lui-même se laissant toucher, dit qu'il voulait bien oublier sa faute. ». L a «récompense» de Misère n'est pas vengeance, mais un peu vengeance tout de même; elle n'est pas tout à fait chrétienne non plus, quoique l'évocation d u mot et des maux que la misère engendre ouvre son coeur à tous les pardons. Quant à l'immense succès du livre, il ne nous indique pas seulement la réalité historique d u malheur social. Il lui attache surtout une certaine idée de grandeur et même de souveraine grandeur à laquelle on doit rendre hommage et justice à la fois. Il ne suffit pas que la récompense soit donnée dans l'autre monde, au delà de la mort; elle doit, elle peut, se trouver dès ici bas et ne pas se trouver seulement dans l'histoire contée. C'est ce que traduit sans doute, au 18e siècle, la substitution croissante de l'idée de misère à celle de mort. Car lutter contre la misère, c'est lutter contre la mort qui s'en trouve conjurée. La mort cesse en partie d'être une idée métaphysique ou religieuse qui inspire la peur pour apparaître comme le malheur humain par excellence. Ainsi, la représentation religieuse d u monde n'est pas totalement hermé-

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tique ou rigide; c'est justement au 18e siècle qu'on la voit se transformer, s'orienter dans des directions un feu pifférentes, en curiosité, goût du merveilleux, du savoir, désir d'apprendre à vivre, de voir se réaliser la justice, de l'obtenir bientôt par soi-même ; on voit maître aussi, à la fin du siècle, une critique du formalisme qui se manifeste seulement et timidement encore à travers certains textes humoristiques tels que cette Confession de la bonne femme, l'Accusation correcte du vrai pénitent et cette histoire de L'Entrée de l'abbé Chanu au paradis à la fois pleine de finesses et de petites perfidies. Ainsi l'importance de la littérature religieuse tient non seulement à son contenu propre, mais également à tout ce que le 18« siècle y mêle de préoccupations «populistes ». O n dirait que les grandes traditions du merveilleux chrétien et de la danse macabre s'humanisent au contact de la philanthropie des Lumières. La religion n'est plus seulement une sorte de référence absolue, mais aussi une thérapeutique encore obscure d u malheur social : Bref une fraternité. Ce n'est pas un hasard si tant de textes révolutionnaires s'envelopperont dans ce vocabulaire religieux et deviendront des «catéchismes nationaux». Apprendre à vivre. Ce thème fait l'unité des almanachs, pronostications, prédictions, éphémérides, calendriers, livres d'occultisme et d'astrologie, où nous voyons un second genre de notre littérature populaire, et le plus populaire de tous sans doute. Il faut, recommandent-ils, s'aider à bien vivre par divers moyens: il faut croire à la miséricorde de Dieu, mais aussi l'aider, prévoir, agir. La Préface au miroir d'astrologie le dit tout aussi bien : la raison seconde la grâce de Dieu, et il est raisonnable de faire appel à la science des astres qui permet de bien conduire sa vie. Toutefois la conclusion remet les choses en place: «Quiconque croit en Dieu sera toujours au-dessus du malheur . . . » De même, dans les Prophéties perpétuelles très anciennes de Thomas Joseph Moult, Dieu règne sur tout, et dans les Prophéties de Nostradamus touchant l'accroissement, honneur et dignité de notre invincible monarque Louis X I V : «De telle façon que l'affaire tourne nous aurons toujours la paix, parce qu'elle vient de Dieu . . . Dieu laisse agir les hommes pour u n temps, mais à la fin d u compte Dieu les enveloppe dans son labyrinthe de confusion». Mais il n'y a pas que la science des astres ; prévoir n'est pas suffisant, il faut garder sa vie, la conserver; il y a les «recette» les «secrets » d'origine plus ou moins magiques (Baptiment des recettes, Secrits des secrets de nature, le Grand et le Petit Albert), les remèdes de bonne femme, tout cela qui va s'orienter petit à petit, vers une utilisation plus systématique des produits de la nature. Remèdes d'où l'on peut tirer, tout aussi bien, ces conclusions sur la fréquence de certaines maladies - la goutte, la vérole, la

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teigne, les tumeurs, la migraine, la peste - ou sur leur régression. Conseils, recettes domestiques sur la manière de préparer les aliments, de guérir, de nettoyer, de transformer, de se parer, de se teindre, de faire des tours, de rendre quelqu'un amoureux (pour se faire aimer d'une dame, il est recommandé de la faire vous regarder dans les yeux le temps d ' u n ave Maria), de dissiper les fantômes, la migraine, . . . mélange incroyable de recettes. Tout celà fait toujours partie de la littérature du 18e siècle. Mais c'est au 18e aussi, nous l'avons vu déjà par les titres, que les «techniques» commencent à apparaître, que les «sciences» se diversifient, se scindent. La médecine, d'abord confondue avec l'idée de charité, avec les recettes culinaires ou d'économie domestique des manuels de bien-vivre selon la nature ( Tkrésor de santé, Escole de Salerne), la médecine commence à se dégager, à apparaître sous forme de manuels ; on y trouve encore certaines des «recettes » extraites des livres précédemment cités, mais on y trouve aussi les premiers éléments d'une science. Au Maréchal expert, au Parfait bouvier, succèdent des traités destinés aux jardiniers, cuisiniers, filles de basse-cour etc. . . Des ouvrages populaires tels que Le Cuisinier français, Le Jardinier français (où il est recommandé d'admirer la bonté de l'auteur de la nature) donnent, ou plutôt donneront, lieu à toute une littérature qui plus tard se préoccupera davantage du rendement que des conserves de fruits, de la préparation des confitures et des recettes ménagères. Mais pour en arriver vraiment là, il faudra attendre la Révolution. Quant aux manuels dont nous parlons, qu'il s'agisse de la cuisine ou du jardinage, on pourrait, en comparant les éditions plus ou moins populaires, comparer aussi les modes de vie qu'ils présupposent, les produits employés . . . O n y trouve des renseignements sur les modes d'alimentation, sur le rôle important des observances religieuses (jours gras et maigres), sur les quantités consommées, sur les méthodes employées, pour faire le pain par exemple, et on est étonné de l'importance de certains détails qui conditionnent sa fabrication : différence de la qualité des eaux, matériaux et modes de cuisson . . . T o u t ce qui touche à la terre est, à travers cette littérature, le sujet de préoccupations constantes; la manière d'en tirer profit est essentiellement axée sur la météréologie et les prédictions météréologiques, surtout au début d u siècle. Les recettes «agricoles» étant fort simplistes, on s'en réfère (Y Almanach ou la grande pronostication des laboureurs, 1730) aux dictons, aux lunaisons, on tire des prévisions à partir d u temps qu'il fait ou fera le jour de la fête de certains saints; on trouve des instructions pour semer et sur ce que l'on doit semer; instructions concernant la manière d'organiser sa vie en fonction des saisons: «Achète du fil en mars. 1 Achète des chevaux, boeufs vaches et brebis en a v r i l . . . Achète habit porté en tems sans peste t Achète des livres en tout t e m s . 1 Achète des chaussures en juillet». . .

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La part réservée à tout ce qui touche à l'agriculture ne surprendra personne. En 1774, il est dit dans un almanach d'agriculture que celle-ci est la plus utile des sciences. Les plus grands hommes ont été agriculteurs: «Il faudrait que chacun (Société d'agriculture, Ecole vétérinaire) fasse part de son expérience pour que cet almanach soit intéressant. «C'est le signe d'une évolution vers les techniques d'exploitation, qui ne se manifestera vraiment qu'au moment de la Révolution, lorsque paraissent en l'an II une multitude d'«Instructions» à l'usage du peuple sur l'emploi de la houille d'engrais, la conservation et les usages de la pomme de terre, la culture du navet et ses variétés, l'usage des choux, la culture du panais, des plantes légumineuses, les semailles d'automne et les moyens propres à rendre plus économiques l'emploi des farines provenant des grains nouvellement récoltés.

L E MONDE DES METIERS

Si l'agriculture est la préoccupation dominante, celle que l'on retrouve sans cesse dans ce groupe de livrets, l'agriculteur, le laboureur, lui, n'est que très rarement représenté. U n e seule phrase dans un texte intitulé L'Enfant sage a trois ans qui daterait de 1520 et dont les éditions apparaissent jusqu'au 19e siècle: «Que dis-tu des laboureurs de la terre? - La plus grande partie seront sauvés, car ils vivent de leur simple gain, et le peuple de Dieu vit de leur travail. » Voici qui ne nous renseigne point suffisamment. Nous ne sommes pas mieux renseignés sur le peuple, les représentants des diverses professions, leurs conditions . . . Cette littérature ne s'intéresse pas aux personnes, elle s'intéresse plutôt à des «idées» de personnes, à des mythes, et lorsqu'elle s'intéresse à des métiers, fait remarquable et curieux, c'est en général pour en rire; c'est-à-dire qu'elle ne rit pas de ceux qui exercent ces métiers, d'eux non plus elle ne parle pas, ou à peine, mais c'est le métier, la professijn proprement dite qui apparaît prétexte à faire des facéties. Il existe toute une littérature, de tendance facétieuse, concernant les savetiers; elle est importante si nous en jugeons par le nombre des éditions différentes que nous avons rencontrées. La corporation des savetiers est noble; il faut y être introduit. Le savetier est le «réparateur de la chaussure humaine», titre enviable et envié; il est dit qu'il n ' a rien de «choquant»: «Les conservateurs des Etats, royaumes et empires de la paix, des lois et de la discipline, n'ont-ils pas ambitionné ces titres fameux dans leurs mausolées et leurs trophées? Jmperii, patriae, paris et dtsciplinae restauratores. » Les savetiers savent

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tout (ils sont de véritables concierges), ils sont bons à tout, divertissent les malades et les personnes de qualité, sont «porte bannières, donneurs de pain béni, loueurs de chaises, clercs de confrairie, sonneurs et fossoyeurs »et naturellement buveurs et mangeurs, «De nous dépend la tristesse et la joie du peuple», d'où leur importance, sans doute, l'importance de leur corporation et l'importance du nombre de livrets qui leur est consacré. D'une manière générale, il semble qu'on ne puisse s'intéresser à un métier que s'il est parodié, et exagérément moqué. O n en parle dans des livrets de 8, 16,24 à 28 pages intitulés Misères . . . ou Peine et misère . . . : Misère des clercs de procureur, des garçons boulangers (ceux de Paris sont les plus à plaindre), des garçons chirurgiens (sous forme de dialogue avec un clerc), des domestiques . . . Simples comédies, parfois molièresques, mais dont le très grand succès prouve qu'elles répondent à un malaise, à un éveil d'esprit critique. Vers la fin du siècle, aux «misères» existantes, où dominent, remarquons-le en passant, les misères des clercs, s'en ajoutent d'autres: celle des tailleurs, des apprentis imprimeurs, des papetiers, colleurs, relieurs et doreurs de livres, et même une misère des maris. O n trouve même, en 1783, des éditions «revues et scrupuleusement corrigées», donc moins populaires et répandues dans des classes de la société qui ne les lisaient peut-être pas auparavant. Ces éditions, groupent, sous le titre Les Misères de ce monde, toutes les «misères » et y ajoutent l'Histoire du bonhomme Misère. Commençait-on à se préoccuper de la véritable misère? Le fait de s'en divertir ne signifie-t-il pas au moins qu'on prend par rapport à elle du recul et qu'on la juge? Toutefois ne nous méprenons pas sur ces titres. Aucune de ces «Misères» ne nous donne d'idée précise sur les différentes professions dont il est fait mention dans le titre; pas plus d'ailleurs qu'elles ne témoignent de réelles revendications. Car ce sont des comédies; certaines de ces pièces s'intitulent Misère . . . ou entretiens joyeux et spirituels. O n s'y plaint beaucoup de la faim, c'est un véritable leitmotiv: les portions sont toujours jugées congrues. O n s'y plaint des mauvais traitements réservés aux apprentis, des puces, des punaises et des poux qui agrémentent d'infâmes grabats. De la religion, on respecte les jeûnes mais point autre chose; les ouvriers travaillent même les jours de repos. Les apprentis papetiers colleurs, sont représentés par un enfant de dix ans qui est battu, employé à tout faire, privé de jeu et de nourriture. Mais l'histoire finit bien : «Devenu compagnon, je remercie le Ciel de m a profession. » Toutes ces histoires, - elles ne veulent être autre chose - finissent bien, sur une note gaie; on rit, mais on s'excuse aussi sous ce rire de s'être plaint: «tout le monde se plaint de quelque qualité et condition qu'il soit. J e n'ai jamais ouï dire que la plainte fût défendue aux malheureux, c'est une chose

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assez naturelle; et qu'on compte ses peines à ses amis, c'est ce me semble, un grand remède à tous maux.» (Misère des garçons chirurgiens . . ., conclusion). L'apprenti imprimeur se console en vantant la noblesse de sa profession, et comme il craint d'être allé un peu loin, il conclut: «Ami, crois donc que c'est par simple jeu d'esprit que j'ai formé le plan de ce comique écrit.» Bien sûr, il y a parfois un désir de vengeance: « . . . j e pratiquerai bien votre précepte et me vengerai bien sur les autres de tout ce que je souffre maintenant. » Il y a aussi quelques cris de détresse comme en cette conclusion du Patira ou complainte d'un clerc de procureur, poème lyrique, véritable incantation du clerc au Tout Puissant pour lui demander d'abréger ses jours et son martyr: «Et je préfère le néant 1 à ma triste existence.» Peut-être cela fait-il partie du lyrisme du poème, et peut-être aussi cet autre texte sur la misère des domestiques n'est-il qu'une simple satire? Citons encore La Maltote des cuisinières, ou La Manière de bien ferrer la mule où l'on montre combien les maîtres sont volés mais aussi comment on apprend à les voler en se gardant la conscience pure. Ce ne sont donc pas ces écrits qui peuvent nous donner idée d'une véritable représentation sociale, à vrai dire difficile à déceler, même si l'on relève à travers les différents genres les quelques indices et renseignements qui s'y montrent à l'occasion. Aucun ouvrage n'a trait particulièrement à cette question. Nous avons relevé quelques éléments : dans La grande danse macabu, Le Faut mourir, les Bibles des Noëls, déjà cités par ailleurs, dans des écrits concernant Paris, comme Les cris de Paris,... Il y est davantage question des métiers et professions énumérés à titre documentaire, de moeurs, de mode et de commcrcc que de classes sociales proprement dites. Nous apprenons que les artistes ne sont pas de bons papistes, que le maître et le marquis vont à la Comédie ensemble, que les arts libéraux sont classés de la manière suivante : «La Peinture, la Sculpture, l'Architecture, la Navigation, la Rhétorique, la Poésie, la Grammaire, le Manège, l'Imprimerie, et la Monnaie.» (Livre des enfants, ou Idées générales dont les enfants doivent être instruits, édition de 1728 à 1771). Selon ce même ouvrage, nous apprenons que les paysans servent «à cultiver la terre pour lui faire porter des fruits, et pour les recueillir, ainsi qu'à nourrir, élever et faire multiplier les animaux», quelesbourgeoisneso.it en réalité propres à rien, que le menu peuple, gens qui n'ont pas de métier, s'emploient à porter des fardeaux, à nettoyer les villes «ou à d'autres ouvrages grossiers». Il n'est pas permis toutefois de les mépriser «parce que ce sont des chrétiens et qu'ils rendent service aux autres». Quant à la définition du pauvre «c'est celui qui n'a pas de quoi vivre et qui n'en saurait gagner», c'est aussi celui qui sert à «faire pratiquer aux riches la charité et attirer sur eux la grâce de Dieu». Inutile de préciser que cette édition ne se classe pas dans les livres francte-

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ment populaires. La représentation sociale, c'est encore la classe dominante qui nous l'impose telle qu'elle la conçoit. Cette représentation, pour la trouver, l'approcher, c'est à travers les almanachs qu'il faudrait la chercher: Par exemple dans ces almanachs corporatifs qui existent certainement au 18e siècle (nous avons ceux du 17e) et que nous espérons découvrir. En réalité, s'il est difficile de trouver à travers cette littérature une véritable représentation sociale c'est qu'elle ne se préoccupe guère des personnes, et quand elle s'en préoccupe c'est à travers des histoires, des légendes, à travers la présence d'une société que l'on pourrait dire «exemplaire». Cette société romanesque, en quelque sorte, existe encore au 18e siècle puisqu'on y lit toujours les mêmes histoires. C'est pourtant au 18e siècle aussi qu'elle commence à se modifier lentement. La société représentée est extrêmement sommaire à peine formée. Prenons l'exemple des Conquêtes de Charlemagne et citons le passage le plus instructif à cet égard; le païen questionne «mais j e voudrais bien savoir de quels jeux les Français savent user, et ce qu'ils font en votre royaume, dis-le moi?» En vérité dit le duc, quand le roi va diner, les uns vont s'ébattre, les autres montent à cheval pour jouer à jeux plaisants, le matin chacun va entendre la messe, ils sont charitables envers les pauvres de Jésus-Christ; lorsqu'ils viennent en bataille, ils sont fiers, hardis, et ne sont pas facilement vaincus, voilà ce qu'on fait en France et aux pays des chrétiens. » Pour le reste, nous apprenons que Charles tient conseil, qu'il «était assis à table bien magnifiquement, puis il remarqua (c'est le païen qui parle) l'ordre de ses gens et vit qu'il y en avait un certain nombre avec lui en habits de chevaliers et grands princes, d'autres en habits de chanoines et de moines : puis fit tant d'informations qu'il fut instruit de chacun ordre et de la cause de leur état». Ces renseignements ne sont guère consistants . . . Suit une mention des pauvres, la seule que nous ayons trouvée à travers tous ces textes; ils étaient au nombre de treize, en l'honneur des treize apôtres de Jésus-Christ, sans nappes, mal vêtus, près de la terre. Charlemagne ne prend jamais se repas hors de leur présence. Mais Argolaud, le roi sarrazin, est scandalisé par la manière dont ils sont traités, et bien qu'il soit attiré par le christianisme, ce fait lui apparaît comme un empêchement à sa conversion. Conclusion de cet épisode: Charlemagne informé en tire une leçon, désormais il tiendra à «cette coutume qu'il voulait que les pauvres de notre Seigneur fussent admis en sa compagnie et honorablement servis. » Q u a n t aux autres détails que nous avons, ils concernent les batailles. Vingt sept pages de préambule et de description de combat entre le petit Olivier et le grand Fierabras. Les assauts de loyauté, de noblesse, la joute oratoire qui précède le combat montre à quel point le combat, comme la

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guerre, d'ailleurs, sont «guerre sainte». O n se bat pour convertir l'ennemi; les prières (celles du père d'Olivier, celles de Charlemagne) interviennent continuellement, le Credo est récité, le nom de Jésus invoqué. O n en appelle aux reliques, la prière ultime engendre le miracle. La victoire n'est jamais qu'une conversion, un acte de foi. O n se bat à dix contre vingt mille, ou seul (Richard) contre quatorze mille. Olivier a compassion de son ennemi lorsqu'il l'imagine chrétien. Les sentiments humains sont étroitement liés à la charité, à la communion dans une foi. Si Fierabras croyait autant que lui, Olivier l'aimerait: «je vous j u r e que je vous aimerais autant comme j'aime Roland. » Lorsque le païen est mortellement blessé, voyant qu'il ne peut plus résister à Roland «par la vertu de Dieu», il «fut illuminé tellement qu'il eut connaissance de l'erreur des païens; les yeux vers le ciel, commença à prier la Sainte Trinité . . . Olivier eut tellement compassion de lui qu'il pleura tendrement. » Il faudrait, comme l'a fait l'Américain Propp pour les contes 1 ', analyser les structures de ces différents romans. Structures toutes symboliques socialement et psychologiquement, dans la mesure où le surhumain domine l'humain. Tout est péripétie, lutte, viol, triomphe d u bien sur le mal, conquête qui ne se peut faire que grâce à des vertus morales, et pas seulement morales mais aristocratiques: Justement, morales parce qu'aristocratiques. La noblesse morale et la noblesse du sang sont une seule et même chose ; mais là où il n'y a pas noblesse du sang, il ne peut y avoir vraiment vertu. C'est ]a noblesse comprise en ce sens qui est exemplaire. Au 18e siècle, en effet, si les grands romans sont toujours très lus, et ils .e sont (ils le seront d'ailleurs encore au 19e siècle et certains plus que d'autre! : Les quatre fils Aymon, Huon de Bordeaux), leur succèdent, ou tout au moins leur font sérieusement concurrence, ceux qu'on peut appeler les «petis romans» (entre 24 et 48 pages), ceux qui deviennent véritablement le fonds de .a Bibliothèque bleue au même titre et plus que les autres, dans la mesure précisément où ils semblent être encore plus répandus. Il s'agit de Pierre le Provence, Robert le Diable, Richard sans Peur, Jean de Calais, Jean de Paris, La Belle Hélène. Editions très nombreuses qui témoignent d'une plus grande diffusion. A cela deux raisons : ces romans sont plus courts, plus accessibles de ce fait à des lecteurs qui ont encore de la peine à lire, et lisent peu. Seconde raison: on s'intéresse davantage à des histoires ou romans plus humains. Sous ce vocable d'humain au sens large, nous comprenons ce qui plait, et même ce qui fait rire ; vont en ce sens les facéties, très nombreuses au 18* siècle, encore davantage au 19e et dont les sujets favoris sont le vin, es cocus, l'art de péter, les jargons, l'argot, les femmes . . . Certes, dans les lix romans que nous avons cités, le merveilleux, le miraculeux, le rocamboltsque, l'invraisemblable sont loin d'être absents; mais il n'en demeure pas

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moins vrai q u ' à travers les caractères, et même leur outrance, l'accent est mis davantage sur ce qui se met à ressembler à des caractères humains, à une psychologie humaine. Les héros sont encore tous de noble naissance, mais Jean de Calais, est fils d'un bourgeois (il est à noter que ce texte eut les honneurs de la scène). Jean de Paris est une histoire pleine d'humour où apparaît un esprit tout de finesse et d'ironie (texte joué au théâtre également). O n insiste sur l'amour: Pierre de Provence où sont amplement déclarées «ses prouesses et leurs honnêtes amours et mariages», a un très grand succès (nous en avons trouvé sept éditions) ; Grisélidis,femme du marquis de Saluces, où est démontrée la vraie obédience et honnesteté desfemmes, est fille d'un pauvre paysan, et ce roman est très apprécié. En 1786, Les aventures de Monsieur Tétu et de Miss Patience, dans leur voyage vers la Terre du bonheur. . . paraît en 36 pages, (110 dans les précédentes éditions non populaires) sous couverture bleue. L'anglomanie du 18e siècle atteint même aussi la littérature populaire vers la fin du siècle . . . Les Histoires tragiques de notre temps relatent des aventures arrivées à des seigneurs, gentilhommes, chevaliers, ducs, rois, marquis, mais, dans la préface, on insiste sur la portée générale que peuvent avoir ces récits: «. . . il n'y a pas une histoire qui n'apprenne à fuir le vice et à embrasser la vertu. En un mot, elles sont utiles pour toutes sortes de personnes, et tout le monde peut s'en servir très utilement. » Sur trente huit histoires, quinze ont pour sujet des questions historico-actuelles plus ou moins romancées, huit l'amour, douze des scandales, faits tragiques, assassinats ou faits divers, trois des histoires de sorcellerie. Les voleurs volent ordinairement des marchands, des drapiers, des hôteliers, des bourgeois, rarement des gentilhommes. Q u a n t au présentateur d'un autre recueil du même genre, l'Histoire générale des larrons, il veut satisfaire les curieux mais surtout enseigner des maximes et préceptes utiles pour éloigner du vice. Il est à noter que ces recueils sont et seront utilisés largement par les almanachs. Il est difficile de savoir si ces histoires sont tirées des almanachs ou au contraire sont la source où ceux-ci s'alimentent. Les deux hypothèses sont probablement vraies; mais il faut remarquer que les histoires des almanachs évoluent au cours du 18e siècle dans le sens de l'actuel, de l'historique, d ' u n moralisme qui n'est plus seulement religieux (il le demeure encore) mais qui s'apparente davantage à une «sagesse», c'est-à-dire à une expérience toute pratique et humaine. Le héros devient lentement un homme. Ceci est particulièrement frappant - quoique surprenant à priori - en ce qui concerne les contes qui envahissent la Bibliothèque bleue surtout à la fin du 18' siècle. Il s'agit des contes d'auteurs tels que Perrault, Madame d'Aulnoy, Mlle Lhéritier, nièce de Perrault, Bernard, nièce de Corneille . . . Ce genre très à la mode entre

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1695 et 1700, se rattache à la préciosité, à l'amour, mais emprunte aussi des éléments féériques à la littérature populaire qui nous occupe, s'en éloigne et ensuite retourne à elle. Il y a les contes qui passent dans la Bibliothèque bleue et ceux qui n'y passent pas. Il est toutefois certain, lorsqu'on étudie ceux qui y passent, qu'ils se modifient doucement et insensiblement de telle sorte que le fantastique est petit à petit remplacé par l'humain (le meilleur exemple en est l'histoire de Barbe-Bleue). Les ressorts psychologiques, dramatiques, remplacent les ressorts magiques; le réel, le raisonnable, remplace le merveilleux; il y est question du champ, de la route, de la chatière, de la huche, de l'évier, de la cour où un arbre est planté, de ces éléments familiers qui constituent le décor de la vie quotidienne. Ces contes, à mi-chemin entre l'imaginaire et le réel, correspondent à une sorte de transposition du monde. Le merveilleux est comme un divertissement poétique et onirique qui ne peut satisfaire l'imagination sans demander aussi l'adhésion de la sensibilité. C'est précisément ce que Perrault a compris, et c'est ce qui fait aussi que nous retrouvons la plupart de ses contes sous couverture bleue. Ces contes ont-ils un contenu social ou une signification sociale dissimulée? Lorsqu'on les examine de près sous cet angle, on est à vrai dire déçu. Les contes, écrits le plus souvent par des personnes «du meilleur monde», reflètent, sans doute, une certaine conception de la société, tiennent compte d'une hiérarchie, mais tout cela est assez simpliste en réalité. Il y a en ce sens une comparaison à faire entre les versions à la mode du début du siècle, versions non populaires et les versions populaires ultérieures. Cendrillon est, d'abord la fille d'un gentilhomme, puis d'un paysan dans une version populaire. La Belle de La Belle et la Bête est fille d'un marchand, d'un bûcheron, d'un jardinier, d'un terrassier, d'un vigneron, ou servante. La dignité, la naissance, ne sont plus ou pas un moyen de susciter l'intérêt. Dans ces contes se reflète seulement le goût du peuple pour une société bonne où le roi, toujours bienfaisant, est semblable à un gros fermier qui participe à la vie quotidienne, et qui, par son prestige, ou sa vertu, la rend meilleure. En ces récits se manifeste constamment le rêve d'une société où le malheur disparaîtrait et le bien serait toujours récompensé : goût de l'humain qui se développe, s'épanouit, jusqu'à s'insérer, s'implanter dans la vie pratique, quotidienne, actuelle, donc historique. Il se dessine ainsi, à travers les ouvrages de littérature populaire du 18e siècle, comme un infléchissement vers le réel, vers l'actuel, vers l'humain. Ce mouvement est difficile à apprécier. Mais la variation la plus claire semble bien concerner la revendication pédagogique et elle est particulièrement nette dans les types d'ouvrages à vocation éducative. Le parfait agriculteur qui se guidait sur les astres, et se fiait aux proverbes, commence

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à demander une méthode. L'homme qui faisait crédit à l'intuition pour se conduire en société veut désormais un manuel, capable de lui enseigner les convenances du bien parler, du bien écrire, du bien lire. Le goût d'être instruit envahit au 18e siècle jusqu'aux genres les plus figés. Ces histoires légendaires où le lecteur se rêvait surhomme accueille des personnages plus humains, moins confiants dans la mutation magique du monde, et plus soucieux de l'aménager. C'est vers ce monde réel que se tourne le 18* siècle à travers ses thèmes populaires : ce qu'il y a d'humain, d'incarné se découvre petit à petit dans la religion, l'homme apparaît plus nettement comme appartenant à une société; au symbolisme imagé de l'idée de mort, rattachée d'abord à l'enfer ou à l'au-delà, se superpose une autre réalité de la mort plus proche et aussi menaçante laquelle se nomme maladie et misère. Mais il s'agit là d'une évolution extraordinairement lente, qui se précise à travers des changements de titres et des substitutions de mots bien plus que par une modification des thèmes fondamentaux. Il faut pour la percevoir un examen macroscopique - parce que le macroscopique est dominé par l'identité: la littérature populaire est par excellence le domaine d'un imaginaire collectif qui n'a guère changé depuis la fin du moyen-âge. Elle vit sur un autre rythme que la culture savante; elle a l'éternité du rêve et du surnaturel. Echappant par nature à la constitution du savoir rationnel, elle relève d'une formalisation d u Beau, autrement durable que celle de l'esthétique la plus durable de notre histoire : Le monde organisé du classicisme ne dure pas deux siècles, alors que celui du merveilleux ou des contes de Noël est intact de la guerre de Cent ans jusqu'au monde industriel. U n grand dialogue conventionnel des hommes avec le monde s'est crispé sur ses causalités imaginaires; il emprunte ici et là à l'éphémère, au temps chaotique de la grande histoire ou au temps morcelé de la grande culture ; mais il ne cède rien de ses obsessions fondamentales du magique et du merveilleux - de tout ce qui est derrière l'homme. Les textes populaires du 18e siècle en apportent une preuve particulièrement nette ; non qu'on ne puisse y déceler des traces de la philosophie des Lumières : la poussée philanthropique des sensibilités urbaines a bien laissé des traces et des mots dans la tradition populaire. Mais elle ne l'a pas bouleversée : une conscience de l'histoire ne peut transformer ce qui refuse la durée.

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NOTES

1. Ce dédain tient évidemment à ce que la littérature populaire est destinée aux petites gens. Il est de bon ton, dans la bonne société, de la mépriser: une certaine Madame de X X X est «indignée» et «humiliée» qu'on ose comparer les romans de la Bibliothèque bleue à ceux qui composent la sienne. Mlle Lhéritier dit que les contes du roi Richard sont passés dans certains de nos romans en papier bleu les plus méprisés : «Ils ont passé dans la bouche des personnes les plus vulgaires, les nourrices et les gouvernantes les contaient tout tronqués aux petits enfants». On les trouve dans les cuisines, ils font l'amusement de «la plus vile populace». Trait remarquable: la littérature populaire elle-même participe à ce mépris. Souvent elle contient des termes méprisants pour ceux auxquels elle s'adresse, «gens de la lie du peuple» (La Femme mécontente de son mari), «gens de village», occupés à des «jeux de laquais qu'un enfant bien né ne devrait jamais savoir» (La Civilité puérile et honnête pour l'instruction des enfants). Mieux encore, cette littérature va jusqu'à se contester Trait remarquable: la littérature populaire elle-même participe à ce mépris ou s'ignorer elle-même. Les Embarras de la Foire de Beaucaire commentent en ces termes un éventaire de libraire : «Sa bibliothèque est sans prix / Tous ses livres sont bien choisis / et de la dernière importance / Il n'a point Pierre de Provence / Le fier Orson et Valentin / ni le plat Réveil Matin / Mais il a des oeuvres divines / Des Corneille et des Racine / . . . 2. Ajoutons à ces ouvrages celui de Robert Mandrou, De la culture populaire aux 17' et IIP siècles, la Bibliothèque bleue de Troye, Paris, Stock, 1964, 234 p. sorti au moment de la rédaction du présent rapport. 3. Il est à peu près certain que les livrets les plus «consommés» sont ceux qui ne dépassent pas 48 pages. Les autres appartiennent à un «fonds littéraire populaire». Une délimitation sommaire de ce fonds peut se faire par le nombre de titres rassemblés, souvent sous une même permission et groupés sous le nom de Bibliothèque bleue. Nous avons trouvé, dans une Vie de saint Antoine, une permission de 1725 valable pour 59 titres, ce qui est évidemment assez exceptionnel; mais la fréquence de certains titres demeure significative; confrontée à notre fichier et à des catalogues trop rares, elle révèle les livres les plus populaires. 4. Même en 1774 cela ne semblait pourtant pas être toujours le cas: dans un opuscule de 16 pages comportant un dialogue entre Jacques l'essoufflé, colporteur, et Claude Francoeur, compagnon charbonnier, c'est le charbonnier qui sait lire et écrire «et qui est savant comme un docteur» et le colporteur qui «enrage de ne savoir qu'épeler». 5. Il faut, toutefois, nuancer: cette littérature s'adresse parfois a un public plus étendu. Les livres de médecine ne sont pas exclusivement écrits pour les pauvres, mais pour tous ceux qui voudraient leur porter secours. L'auteur du Jardinier français recommande son livre aux «personnes de qualité», qui pourront «s'en divertir». Et h'Histoire de Valentin et Orson, tris hardis, tris nobles et tris vaillants chevaliers s'adresse à «tous princes et seigneurs qui prenez plaisir à lire tous livres». 6. Inventaire intéressant parce qu'il concerne plus spécialement le 18e siècle et qu'il donne, outre le prix par cent exemplaires, le tirage. Mais Limoges est un centre de colportage modeste et la liste, d'autre part, concerne presque exclusivement des brochures religieuses: la portée de l'inventaire s'en trouve limitée.

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7. Au sens de «comprendre», «saisir». Cette lecture morcelée limite la réflexion. O n pense sur ce qui est écrit, mais on rêve sur ce qui est entendu. La lecture donne des idées, mais l'oreille engendre des images. La lecture à haute voix ne permet pas d'assimiler vraiment. Le peuple, qui écoutait plus qu'il ne lisait, était sans doute beaucoup plus «séduit» par les faits et gestes de ces nobles seigneurs que vraiment en état de s'intéresser à eux, de désirer les imiter, ou même de comprendre l'invitation à les imiter que leur suggéraient ces récits. Au fur et à mesure qu'il lira mieux - et la vogue croissante des brochures plus courtes le prouve - il pourra mieux tirer de «l'histoire» la leçon qu'elle contient. Cette évolution de la littérature populaire vers des fins éducatives - qu'atteste, tout a u long du siècle, la variation des titres - se fait lentement, mais sans ambiguité. 8. Pour se mettre à table, en sortir, se laver les mains, passer la porte, converser, etc. 9. L'auteur se plaît fréquemment à souligner la «distinction» de ses personnages, et jusque dans les vies de saints les plus populaires: «Quand la naissance distinguée se rencontre avec la sainteté dans une même personne, elle lui donne un éclat tout particulier» (Abrégé des miracles de saint Hubert). 9. 97 auteurs ont été recensés : c'est fort peu par rapport à la masse des titres ; on identifie une quinzaine de prêtres et à peu près autant d'auteurs connus. Dans son ensemble, la littérature populaire est donc anonyme. 10. Dans une présentation de La Femme mécontente de son mari, traduction «du latin d'Erasme par ie sieur de la Rivière», édition Veuve de Jacques et J e a n Oudot, 1729, il est question dans la préface, du caractère imparfait de la traduction, et puis on lit ceci : «on y remarquera quelques endroit? changés et d'autres ajoutés, apparemment pour rendre le dialogue plus conforme à ne pas blesser la pudeur». 11. Simple, cette étude n'en est pas moins significative; car le titre, dans ces livres, est généralement long, un véritable «roman» à lui seul. Il se veut souvent un résumé du contenu de l'ouvrage; résumé parfois inexact, mais toujours destiné, par sa forme séduisante, à attirer le lecteur. Il obéit à des mobiles publicitaires. Il n'en souligne que mieux ce qui suscite alors l'intérêt. 12. Un texte du 18e siècle intitulé le Livre des enfants est une sorte de recueil de ce que «l'homme (ou l'enfant) doit savoir», alors qu'au 17e siècle nous trouvons un ouvrage adressé aux enfants ayant pour titre: Juste châtiment de Dieu envers les en/ans désobéissants, à leurs père et mère et des peines qu'ils souffrent dans les enfers après leur mort. 13. Toutefois, il ne faudrait pas se faire d'illusions, ces volumes, dont l'un atteint 454 pages, n'étaient pas d'une vente considérable; sans doute circulaient-ils dans les campagnes comme ces jardiniers et cuisiniers français qu'il fallait avoir chez soi et où l'on pouvait glaner de l'un à l'autre quelques recettes. 14. C'est nous qui soulignons. 15. J . P. Seguin, Nouvelles à sensations, canards du XIXème, collection «Kiosque«, Colin, 1959, in-12. Ce livre contient une importante bibliographie. 16. Ce classement appelle deux remarques: 1°. Ces données ne concernent que les titres et non le nombre d'exemplaires que représente chacun d'eux. Ainsi, les livres d'éducation, abécédaires et manuels de civilité, groupent sous un même titre un très grand nombre d'éditions différentes; les Bibles des Noëls, pour un seul titre, groupent un nombre non moins considérable de textes plus ou moins semblables (nous en avons trouvé quarante sept éditions différentes). Les conclusions sont obligatoirement faussées, répétons-le encore, p a r la multiple répartition des sources et l'impossibilité de les atteindre. 2°. Le groupement lui-même est sujet à variations. Dans quel groupe classer l'actualité? Du côté du roman historique? O u bien «l'actualité» dont il est question n'est-elle encore que pronostication, apparentée à une pratique d e simple savoir-vivre que proposent

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tout aussi bien les almanachs? Annonce-t-elle déjà en ce sens une technique naissante? Ce qui concerne les métiers nous renseigne-t-il vraiment sur les métiers et faut-il envisager à travers ces textes et grâce à eux, l'esquisse d'une représentation sociale ? Et où placer ce qui a trait aux sentiments, à la mort, à l'amour, auxfemmes?. Les contraintes et les rigidités de toute classification ne doivent donc pas nous faire perdre de vue l'enchaînement, l'imbrication des genres. 17. Wladimir Propp, Morphology of the folk-taie, 1950. Claude Lévi-Strauss lui a consacré un article dans le n° 99 (mars 1960) des Cahiers de l'Institut de science économique appliquée.

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Milieux académiques provinciaux et société des lumières TROIS ACADÉMIES PROVINCIALES AU l 8 E SIÈCLE: BORDEAUX, DIJON, CHÂLONS SUR/MARNE

L'analyse de la diffusion de l'idéologie des Lumières pose des problèmes nombreux ; l'un des plus importants est celui de l'insertion sociale du mouvement. Dans une France qui est encore, à la fin de l'Ancien Régime, aux yeux d'un observateur aussi perspicace que le marquis de Mirabeau, un «amas inconstitué de peuples désunis», il est difficile de situer dans ses véritables dimensions la part réelle qu'avait la «Société des Lumières» et celle qu'on lui accordait. Trop d'obstacles s'y opposent. Les uns sont liés aux méthodes pratiquées traditionnellement par l'histoire littéraire, où, à partir d'exemples individuels, on extrapolait la diffusion générale d'une pensée ou d'un courant de pensée. Ainsi l'on traquait dans les bibliothèques privées, dans les correspondances, dans les mémoires, les traces du rousseauisme, du voltairianisme ou de la physiocratie. La qualité des travaux ainsi réalisés permet cependant d'avoir une idée générale du mouvement de diffusion et d'en suivre les étapes principales. 1 Les autres difficultées proviennent de l'insuffisante connaissance des milieux, sociaux et, en dernière analyse, d'un problème d'archives et de mise en valeur d'archives. Jusqu'à présent, quand on a abordé ce problème, c'est en privilégiant - et comment pouvait-on faire autrement? - l'un des termes du débat. Ou bien le caractère social de l'étude l'emporte, et l'analyse des mentalités, des idées et de la diffusion des thèmes de pensée se réduisent à des

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indications schématiques,' ou bien l'analyse des thèmes triomphe et les rapports avec l'environnement social, qui peuvent être cependant parfaitement établis, 8 deviennent par moment difficiles à saisir. Au centre de ces difficultés, on trouve la complexité de la recherche en histoire sociale, le problème des sources de plus en plus nombreuses, et de plus en plus complexes à mettre en oeuvre, le grand nombre de données de tous ordres - économiques, sociales, politiques et littéraires - qu'il faut dominer pour rendre compte de l'environnement des milieux littéraires, sans tomber dans une analyse abstraite de la réalité sociale. La «république des lettres» existe-t-elle au 18' siècle? Il semble bien que la naissance d'un milieu proprement littéraire et savant, avec ses pratiques, ses liaisons économiques et financières, ses relations sociales, ses appuis dans l'administration, ses réseaux de correspondants, soit à dater du siècle de Voltaire et de Louis xv. Mais il reste à préciser les rapports de ces milieux avec la société prise au sens large. Une importante étude mettant en relation directe le recrutement social et l'idéologie vient de confirmer la difficulté de ce type d'analyse mais aussi sa rentabilité. 4 Les encyclopédistes sont-ils un «cas» privilégié? En tout cas, le travail de J . Proust indique une des méthodes possibles pour conserver une cohérence raisonnable dans les recherches de sociologie et d'histoire littéraire: analyser un milieu culturel précis avec lequel une oeuvre ou un faiseau d'oeuvres peuvent être mis en rapport aisément afin de dégager les grandes perspectives des mentalités, de la psychologie collective et de l'idéologie du groupe.® Connues depuis la première édition du grand ouvrage de Daniel Momet 8 , les académies de province n'ont pourtant guère bénéficié depuis d'un intérêt comparable au prestige ou à l'ironie critique qu'elles suscitaient au 18* siècle. Confirmation a posteriori d'une boutade de Voltaire : «Les académies de province, ce sont de bonnes filles qui n'ont jamais fait parler d'elles». 7 On pourrait dresser un palmarès des jugements négatifs portés sur l'oeuvre de ces sociétés et de la même façon on aurait peu de peine à cataloguer l'ensemble des jugements favorables. Ces derniers pourraient être symbolisés par cette phrase de Marmontel : «je m'étonnais quelque fois moi-même de la lumineuse étendue de ces questions qui de tous côtés nous venaient du fond des provinces, rien selon moi, ne marquait mieux la direction, les tendances, les progrès de l'esprit public». 8 Obscures ou raisonnables, bavardes ou sensées, les académies de province sont, pour le chercheur, un poste d'observation trop longtemps déserté. Facilement définies par les conditions juridiques puisque ce sont des lettrespatentes délivrées par le roi et enregistrées par les parlements qui les créent, c'est un gibier plus facile que les sociétés littéraires ou les salons de la société cultivée. L'académie est en effet reconnue officiellement par le gouverr.e-

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ment alors que la société littéraire, qui parfois a pu la précéder, n'est que tolérée, dans certains cas avec une autorisation de l'administration. La société littéraire risque d'échapper la recherche car ce n'est souvent qu'un groupement mobile, variable et par suite insaisissable, de personnages cultivés qui se retrouvent pour converser et peut-être controverser. Quelquefois, par exemple à Dijon, avec la société de Ruffey, ou à Châlons-sur-Marne, avec la société fondée en 1750 et autorisée en 1753, le recrutement est bien connu car les fondateurs de ces compagnies souhaitaient une reconnaissance officielle. O n trouvera dans les académies un milieu dont il faudra examiner le recrutement local, provincial, national et même extra-national, le plus ri-

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Carte 1. Les académies provinciales d'après le MS 995 de la Bibliothèque de Dijon.

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goureusement et le plus finement possible. On est à ce point de vue aidé par la publication régulière des listes de membres imprimées en tête des mémoires publiés par ces sociétés ou dans les journaux provinciaux* ou encore jointes aux statuts. Les difficultés ne font que commencer au moment où l'on veut vérifier la situation sociale des académiciens. La connaissance des milieux sociaux de la ville académique et au delà de la province, l'histoire de ces villes deviennent des compléments indispensables à la confrontation des élites littéraires et savantes avec une société globale. Un deuxième facteur peut être mis en valeur: c'est le caractère général du phénomène académique. En premier lieu, chronologiquement: on peut le suivre d'un bout à l'autre du siècle avec les grandes coupures que soulignaient déjà Lanson et Daniel Mornet; la confirmation en est donnée par le catalogue du président de Ruffey 1 4 : neuf académies en 1710, vingt-quatre avant 1750, vingt-huit avant 1770 et trente cinq au moins à la veille de la Révolution. Il faudrait d'ailleurs vérifier ces chiffres et établir une liste complète de ces établissements. Une analyse préalable est possible à partir

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d'un dépouillement de la presse littéraire, en particulier du Mercure de France et du journal d'Hébrard et Delaporte. 1 1 L'ordre de grandeur et les étapes du mouvement resteront probablement inchangés. Enfin, seule une analyse des archives académiques locales peut permettre de résoudre les questions nombreuses et obscures que posent les incertitudes sur les origines, sur l'arrêt ou la reprise des activités et des travaux des diverses sociétés (Carte 1 ; Graphique 1). En second lieu, géographiquement, les académies sont présentes partout. Leur extension justifie l'hypothèse, souvent avancée, d ' u n renouveau littéraire provincial au 18e siècle. 12 Elles ont pu servir de cadre au mouvement des idées et le rôle qu'elles ont tenu dans la carrière de certains écrivains et de plusieurs des hommes de la Révolution n'est plus à souligner (premier grand succès de Jean-Jacques Rousseau à Dijon bien sûr, mais n'oublions pas Montesquieu à Bordeaux, Brissot à Châlons-sur-Marne et Robespierre à Arras). Cependant leur densité apparaît fort inégale: nombreuses dans la France de l'Est et du Midi, elles ne sont que des taches de culture dans l'Ouest et le Nord d u royaume. Différences de tradition, rôle variable des institutions locales, action plus ou moins dynamique des intendants et de leurs services et, à un niveau plus profond, attraction permanente des routes : celles du commerce et des hommes, des livres et des idées. La dynamique interne des différents groupes sociaux où se recrutent les académiciens mérite également examen. Institutions essentiellement urbaines, les académies participent au grand essor du siècle: elles sont filles de l'Académie française et des grandes institutions royales, mais aussi de la montée démographique, de l'ascension vers la richesse de certaine classe sociale, du développement des pouvoirs et de la fortune de certains groupes sociaux. A la carte des économies régionales ne pouvait pas correspondre une carte des académies très dissemblable, dans la mesure où les académies sont à étudier dans une optique dialectique où la richesse et la culture sont au premier chef responsables du dynamisme des villes. Dans cette perspective, il paraît possible d'esquisser les grands traits du phénomène académique en essayant d'abord de découvrir sa signification dans les esprits contemporains en examinant ensuite trois exemples de recrutement et d'activités. Les académies de Bordeaux, Dijon, Châlons-surM a r n e ont été retenues, parce qu'elles présentent une cohérence documentaire incontestable, déjà soulignée par des analyses antérieures que l'on peut reprendre dans une lumière nouvelle, à la fois sociologique et comparative ; elles correspondent d'ailleurs chacune à l'une des trois étapes déjà signalées dans le mouvement général des idées au 18' siècle, l'académie de Bordeaux ayant été créée en 1712-13, celle de Dijon en 1740, celle de Châlons-sur-Marne en 1775. "

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Qu'est-ce au juste qu'une académie pour l'homme cultivé du 18e siècle? Pour répondre à cette question il faudrait interroger mémoires, correspondances, journaux, oeuvres des écrivains de première et de seconde zone. On peut cependant, au préalable, recourir aux grands dictionnaires dont les éditions successives jalonnent le siècle. 14 On y trouve, compte tenu du décalage chronologique important que suppose toute rédaction de dictionnaire, un témoignage direct sur l'évolution du contenu sémantique du mot et indirect sur l'attitude des contemporains à l'égard de l'institution. Si l'on explique mal le silence total sur le mot académie du grand Dictionnaire de Bayle" qui pouvait rappeler le rôle militant des académies protestantes des 16e et 17e siècles, on est frappé par la continuité des définitions des mots académie, académicien, académique, entre 1704 (première édition du Dictionnaire de Trévoux) et 1771 (dernière édition du Trévoux et date de l'achèvement de Y Encyclopédie de Diderot et d'Alembert). Le Trévoux le Richelet 17 , le Furetière 18 , le Dictionnaire des arts et des sciences le Dictionnaire de Moreri 2 0 , le Dictionnaire critique de Bruzen de la Martinière 2 1 et l'Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sont autant de jalons sur une route où le mot académie 2 2 depuis longtemps incorporé dans la langue, à quelques variantes près, ne change guère de sens. Seule, Y Encyclopédie revient tout au long de sa publication plusieurs fois sur le terme et ajoute à la vision traditionnelle une optique de débat et de critique. " Pour tous les auteurs, les académies sont des institutions ayant une forme sociale précise, vouées à certains travaux et on pourrait presque dire destinées à remplir certaines missions. Pour le Dictionnaire de Trévoux, ce sont des «assemblées de gens de lettres où l'on cultive les sciences et les arts»; en France, ajoute l'auteur de la notice, il y en a de toutes sortes «établies par lettres patentes » tant à Paris qu'en province. Furetière et Y Encyclopédie donnent la même définition. Le point essentiel est l'accord sur le phénomène de rencontre culturelle. Les académies sont vouées au dialogue, à l'échange. Elles ont un rôle très important dans le processus de confection et de diffusion de la culture. Bruzen de la Martinière écrit en ce sens: «Ce sont des conférences de gens de lettres pour se communiquer et travailler de concert à l'accroissement des sciences». Si l'on rappelle que la langue du siècle ne distingue pas encore totalement lettres et sciences 21 et que les académiciens ne sont pas encore spécialisés25 les mots essentiels sont ici «communiquer» et «travailler». Ils trouvent un écho dans d'autres définitions. «Assemblées de gens doctes et savants qui tiennent entre eux des conférences sur des matières d'érudition», dit également le Trévoux. Les académies sont «composées. .

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de personnes distinguées qui se communiquent leurs lumières et se font part de leur découvertes pour leur avantage mutuel»", précise Y Encyclopédie. Le sérieux, le travail, la communication, l'échange sont le partage des académies. Pour l'Encyclopédie, «l'académicien est le membre d'une société . . . qui a pour objet des matières qui demandent de l'étude et de l'application». Si l'auteur de cette définition ajoute que les sciences et le bel esprit sont du domaine des académiciens, qui travaillent et composent des ouvrages pour l'avancement de la littérature, il semble bien que pour lui ce qui compte le plus c'est en quelque sorte la «façon de faire», le cadre, la forme plus que des buts précis et déterminés, plus que des travaux spécialisés.47 L'image que le siècle se fait du phénomène académique est celle d'un cercle, d'un cadre sociologique, réservé à une élite intellectuelle, élite prise au sens le plus large puisqu'elle ne se recrute en principe que sur le critère du mérite et de la science .11 est à noter que le Dictionnaire de Trévoux et l'Encyclopédie distinguent soigneusement les académies des universités. Le Trévoux a constaté l'usage presque synonyme des deux mots, en latin et en anglais, et écrit: «les deux choses sont en notre langue fort différentes». Pour l'Encyclopédie les deux institutions ont des fonctions bien distinctes. «Une académie n'est point destinée à enseigner ou professer aucun art, quel qu'il soit, mais à en procurer la perfection. Elle n'est point composée d'écoliers, que de plus habiles qu'eux instruisent, mais de personnes de capacités distinguées qui se communiquent leurs lumières». 18 Soulignons encore les termes de «capacités distinguées», de «perfection»; de «communiquer», de «lumières». Ils semblent indiquer que pour les encyclopédistes la qualité est la marque distinctive des académies, tant dans le recrutement que dans les travaux dont le but est progressif et qui reposent sur la communication. Dans ce contexte, les relations entre les académiciens ne sont pas des relations de maitres à élèves, de pédagogues à enseignés, mais d'égaux à égaux dans le savoir, et même de maîtres à maitres. Le prestige intellectuel est la base sur laquelle repose les académies. Les académies sont accueillantes à toutes les formes de cultures et d'expression. Il y a des académies dans tous les domaines du savoir, et, pour être académicien, il suffit d'être compétent dans l'un d'entre eux. Le Dictionnaire de Richelet et le Dictionnaire des arts et des sciences ajoutent aux «gens de lettres» les «personnes qui font profession de quelques uns des arts libéraux comme la peinture, la sculpture, etc . . . » Cette ouverture tendrait à prouver que pour les auteurs les académies sont le lieu privilégié de rencontre et de brassage des idées. L'on n'y voit pas encore des institutions froides et figées. Ce sont des instruments de «lumières» et de «progrès», d'avancement des sciences, des lettres et des arts. L'étiquette n'étouffe pas encore l'élan créateur.

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En ce sens les académies sont bien filles du 18e siècle, et les contemporains en ont apparemment conscience. Ainsi le Richelet souligne : «comme dans ce siècle chaque état travaille à faire refleurir les beaux-arts et les sciences, il s'est rétabli quantité d'académies en Europe». C'est là reconnaître deux choses. En premier lieu, le développement du mouvement académique s'inscrit dans un mouvement général de progrès, les termes «rétabli» et «refleurir» suggérant une idée de renaissance. En second lieu, les académies apparaissent comme des instruments de promotion des idées dans la mesure où elles se situent à la rencontre des aspirations individuelles et collectives et des encouragements des monarchies absolutistes. 1 * Il n'y a pas d'académie quand il n'y a pas un milieu qui en souhaite la création, mais celle-ci est inséparable d'une reconnaissance officielle par l'autorité publique. Les lettres-patentes des académies définissent au départ un fragile équilibre entre les exigences intellectuelles et les impératifs politiques et administratifs. De là, peut-être, ce sentiment exprimé de façon inattendu par les paragraphes consacrés dans la plupart des notices à l'histoire des académies, et réservés à l'évocation des premiers académiciens regroupés autour de Platon. «Jardin délicieux», «endroit choisi», «maison de plaisance» «c'était dans l'antiquité, un jardin, dans une maison de la banlieue d'Athènes» ce sont là, autant d'expressions peut-être involontairement poétiques qui évoquent le divertissement choisi, le gout raffiné, le caractère clos et fermé, les jardins privilégiés d'une élite de gens de lettres et de sciences. Ce sont les domaines réservés, inaccessibles au commun, que garantit le pouvoir à ceux qui en sont dignes. On est là au coeur d'un des plus importants débats du siècle: comment se définissent les véritables élites? Comment concilier le rang et la position sociale avec le mérite vrai? Il paraît assez significatif que, dans un concert de louanges unanimes, les encyclopédistes soient les seuls à apporter un élément de trouble en posant le problème des sociétés savantes en terme d'utilité, de bien public réel et non plus prétendu, et de prééminence du mérite sur le rang.' 0 "L'Encyclopédie partage cependant avec les autres dictionnaires une certaine nostalgie des grands moments de l'histoire des académies qui sont, pour totis, autant d'étapes importantes dans l'histoire de l'esprit humain. L'accord des dictionnaires est tout à fait remarquable sur ce point, mais là encore les encyclopédistes introduisent des nuances originales. La notice «académicien» mérite ici d'être interrogée plus longuement. Les académies ont un grand fondateur, ou pour mieux dire un grand ancêtre. Pour le Dictionnaire de Richelet, «Platon institua la première académie», pour Furetière «Platon est le fondateur», de même que pour Trévoux. La première étape importante de l'histoire des académies est présentée comme un des grands moments de

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l'histoire de la philosophie et les académiciens sont avant tout des philosophes, «sectateurs» 31 , «disciples»3 2 de Platon. Le souvenir de l'Ecole d'Athènes et de son maître est inséparable des mots académie, académicien. La signification de cette vision collective est importante car elle semble marquer la rencontre précise entre la définition de l'académicien par un comportement social et par une attitude d'esprit. L'académicien platonicien est un philosophe dans la mesure où il est membre d'un cercle choisi, presqu'idéal. Un jardin, des tombeaux, des statues et un temple composaient un milieu favorable à ses méditations. Sur ce point, l'histoire des académies, en tant qu'institution sociale, propose une conception aristocratique de la vie intellectuelle. L'académicien est à part, c'est un être choisi, bénéficiant des meilleures conditions de travail possibles; c'est le petit nombre et la minorité éclairée. On songe devant cette image historique au mot de Voltaire dans le Dictionnaire philosophique : «Distingue toujours les hommes qui pensent de la populace qui n'est pas faite pour penser». 33 Le lien subtil qui unit le milieu des jardins du héros Académos au milieu des académiciens du 18« siècle est évocateur d'une conception sociale du recrutement. 34 Le caractère fermé, limité, est une garantie du prestige. Si l'âge des lumières accepte la vision historique que les classiques avaient de l'histoire de l'Académie d'Athènes, c'est qu'elle correspond certainement à une aspiration fondamentale. Mais dans un autre sens l'académicien se définit par son comportement intellectuel et par un type d'esprit. Les notices sont ici éclairantes. Pour Furetière : «Les académiciens tenaient qu'il ne faut rien affirmer et que nous ne savons qu'une chose c'est que nous ne savons rien. Au reste en apprenant à ses disciples à douter de tout, c'était moins pour les laisser flottant et toujours suspendus entre l'erreur et la vérité que pour s'opposer aux décisions précipitées de jeunes esprits et pour les mettre dans une disposition plus propre à se garantir de l'erreur en examinant sans préjugé. Monsieur Descartes a adopté ce principe des académiciens».' 5 Le Dictionnaire de Richelet et l'Encyclopédie semblent ici encore suivre Furetière de près. Pour le premier, «les académiciens n'affirmaient rien qu'après avoir examiné les raisons qu'on pouvait alléguer de part et d'autre, ils concluaient qu'il n'y avait rien de certain». 3 ' Pour l'abbé Yvon, rédacteur de l'article «Académicien» de YEncyclopédie", si Platon recommandait «à ses disciples de douter de tout et de se défier de tout, il avait moins en vue de les laisser flottant et suspendus entre la vérité et l'erreur, que de les mettre en garde contre ces décisions téméraires et précipitées pour lesquelles on a tant de penchants dans la jeunesse, et de les faire parvenir à une disposition d'esprit qui leur fît prendre des mesures contre les surprises de l'erreur en examinant tout, libres de préjugés.»

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L'histoire de l'Académie d'Athènes place les académiciens du 18e siècle dans un mouvement de pensée plus général. L'académicien doit être un homme qui doute. Si l'article de l'Encyclopédie renvoie explicitement au mot «sceptique», ce n'est cependant pas le scepticisme mais le rationalisme qui est l'essentiel. L'académicien doit être libre de tous préjugés et se garantir de l'erreur. Le doute est le point de rencontre entre l'esprit philosophique et l'esprit scientifique. La référence à Descartes, explicite dans Richelet, Furetière, et dans le Trévoux, montre clairement ce que l'esprit académique doit à la tradition cartésienne du doute méthodique. Il hérite de ses origines lointaines, rapprochées de manière significative du courant de pensée cartésien, de l'esprit de libre examen, seul capable de faire progresser la vérité dans les domaines les plus variés. Pour le mouvement académique la tradition platonicienne est le gage de la réconciliation entre deux tendances profondes, d'une part l'idéal «pastoral», le monde clos et choisi, et de l'autre l'esprit cartésien et la conquête scientifique du monde. C'est dans cette optique que les dictionnaires abordent, avec plus de rapidité, le second moment de l'histoire des académies, le 16e siècle et plus particulièrement l'héritage italien reconnu et revendiqué. Tous les ouvrages soulignent le développement des académies en Italie, leur nombre et leur originalité. «Il y a peu de villes en Italie où l'on ne trouve une académie» 39 ; «Il y en a dans la plupart des villes d'Italie dont les noms sont curieux» 3 '. Le Dictionnaire de Trévoux accorde une place particulière au mouvement italien et rappelle l'origine étymologique du mot académie. Il mentionne les sociétés de Naples, fondée en 1470, de Florence, de Sienne et d'Urbin, et il renvoie aux recherches de l'abbé Piazza, «qui a donné le catalogue de toutes les académies italiennes avec leur nom bizarre». L'Encyclopédie a la même attitude, «Il n'y a pas une ville (d'Italie) où il n'y ait une académie... La plupart ont des noms curieux ou bizarres». 40 Ces remarques sont significatives d'une double conscience. D'une part, le siècle des lumières reconnaît sa dette envers le siècle de l'Humanisme et de la Renaissance, et l'on connait la part importante que Bayle, Voltaire et les encyclopédistes ont tenu dans la formation du concept de Renaissance.*1 D'autre part, il sent en partie ce qui l'en sépare. La référence académique n'est peut-être ici qu'un moyen de souligner, comme le fera à la fin du siècle Condorcet, une étape importante de l'histoire de l'esprit humain, dans la conscience des différences." Il est significatif qu'au premier tome du supplément les encyclopédistes reviennent longuement sur cette question. «On a été étonné qu'il ne soit parlé dans le Dictionnaire de l'Académie délia Crusca qui fut la mère de l'Académie française, de l'Académie platonicienne de Florence, de l'Académie del cimento. Nous allons y suppléer».4*

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On saisit ici la réaction d'un public, d'un milieu, qui ne se contentait plus d'une remarque générale, comme celles que nous avons citées plus haut, et qui voulait en tous cas une analyse historique beaucoup plus précise. Si dans ces additions les encyclopédistes reconstituent les académies italiennes du 15e au 17e siècle, à l'image de celles de leur époque et de l'âge classique, comme les modèles des académies modernes, c'est qu'ils sont pour une forte part prisonniers de leur documentation et surtout qu'ils croient fermement à l'existence d'institutions académiques patronnées par des princes éclairés avec un siège fixe et des réunions régulières. 14 C'est peut-être aussi qu'ils pressentent, au delà de grandes différences, la parenté fondamentale qui existe entre les groupes d'autrefois, dont l'unité n'était pas institutionnelle mais presqu'exclusivement intellectuelle, et les académies de leur siècle dont le prestige tient aux règlements et à l'appui des pouvoirs publics, mais aussi au choix sévère des membres et à la cohérence due à une attitude intellectuelle commune. C'est pourquoi l'Académie platonicienne de Florence est pour eux le «premier exemple d'une académie de philosophie spéculative». C'est pourquoi aussi ils semblent insister beaucoup plus sur les académies italiennes de l'âge classique: l'Académie del cimento (1657), «la première académie scientifique», l'Académie della Crusca, dont on loue le grand travail linguistique 45 , que sur les sociétés antérieures. C'est pourquoi, enfin, à côté de la louange et de la reconnaissance on constate une réaction de curiosité presqu'ethnologique pour le phénomène académique italien. La parenté est reconnue mais également les différences. Les mots «bizarre», «curieux», «étrange» sont en ce sens remarquables. Tous les dictionnaires ont la même attitude critique devant le nombre élevé et l'apparence trop originale des sociétés italiennes. Le supplément de l'Encyclopédie insistera beaucoup sur les aspects exotiques, sur les «bizarreries», les «affectations puériles et ridicules»4*, le rituel compliqué des académiciens della Crusca ou degli Intronati de Sienne. Ces manifestations ne sont pas comprises, car elles semblent privilégier un des aspects du phénomène académique au détriment de l'autre, l'aspect pastoral au détriment de l'aspect scientifique, la réunion de lettrés qui ne se définit plus par une oeuvre utile et par une méthode mais par des actes purement ésotériques. A l'homme des lumières français, les meules de moulin, les blutoirs, les sacs de blé qui font partie du cérémonial de l'Académie della Crusca sont d'un symbolisme affecté et ridicule. Point n'est besoin de cette liturgie académique pour épurer la langue. Le style de vie, l'Arcadie, pour évoquer une autre académie italienne célèbre, ne doit jamais l'emporter sur l'oeuvre, et la question capitale qu'en fin de compte le mouvement académique italien pose aux académiciens français, est celle de l'utilité.

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Jusqu'ici l'accord a été total. Tous les dictionnaires vantent l'utilité des académies et la signification favorable de leur multiplication. VEncyclopédie n'a pas eu une fausse note sur ce point. Le «Discours préliminaire» contient un éloge remarquable du mouvement. 47 D'Alembert marque en termes très précis l'intérêt et les limites des académies pour la diffusion des lumières. De pareilles sociétés ne peuvent manquer de produire dans un état de grands avantages; pourvu qu'en les multipliant à l'excès on n'en facilite pas l'entrée à un trop grand nombre de gens médiocres; qu'on en bannisse toute inégalité propre à éloigner ou à rebuter des hommes faits pour s'éclairer les uns les autres. Seul le talent doit servir de critère pour le reccrutement académique. Ni les intrigues, ni l'intervention du pouvoir, ni les préjugés de la naissance ne devraient jouer un rôle en ce domaine. «Parce que, dira plus loin d'Alembert, c'est le gouvernement qui donne les places et le public qui distribue l'estime». Dans la mesure où les académies sont des institutions des gouvernements absolutistes, elles ne peuvent remplir leur mission que si les académiciens veillent eux-mêmes au respect de quelques règles fondamentales, la sélection par la science et le mérite, «l'estime», le refus de l'ingérence du pouvoir et de l'influence que confère une situation sociale privilégiée. Ces thèmes seront repris par Duclos dans l'article «Honoraire». 48 Il se félicite du fait qu'il n'y ait «point d'honoraire dans l'Académie française», et il condamne cette classe «la première par le rang, sans être obligée de concourir au travail». Il rappelle que dans l'académie fondée par l'empereur Charlemagne, celui-ci avait «voulu que dans les assemblées chacun prit un nom académique et lui-même en adopta un, pour faire disparaître tous les titres étrangers». 4 ' Au delà du travestissement historique le souci d'égalité est évident. Les académiciens acceptent le cadre du mécénat d'un prince éclairé, mais l'égalité au sein du monde des lettres et des sciences apparaît comme une garantie double, contre les excès du pouvoir lui même, qui donne l'exemple et se place sous la règle commune, contre l'intervention des préjugés extra-scientifiques. Les titres sont abolis comme par une nuit du 4 Août intellectuelle. La revendication égalitaire correspond à une progressive prise de conscience de l'autonomie exigée par les lettres, les sciences et les arts. A l'article Encyclopédie, Diderot penche aussi pour l'éloge des sociétés académiques, seules capables de mener à bien des tâches collectives comme la confection d'un dictionnaire. 50 «Comment un seul homme, dans le court espace de sa vie, réussirait-il à connaître et à développer le système universel de la nature et de l'art?» Mais, pour des raisons pratiques, il limite l'objet des académies à quelques branches spécialisées du savoir; une oeuvre universelle comme VEncyclopédie ne saurait-être «l'ouvrage d'aucune société littéraire ou savante qui subsistent, prises séparément ou en corps». Ne faut-il pas en

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effet des «gens de lettres» mais aussi des «artistes», occupés chacun dans sa partie et liés seulement par l'intérêt général du genre humain. Il faut, comme l'a montré J . Proust 51 , faire appel à un plus grand nombre d'hommes à qui leur état interdit malheureusement l'entrée des académies. C'est à la fois reconnaître une clôture sociale, qui reste d'ailleurs à définir, au recrutement académique, et en quelque sorte une spécificité du travail des académies. En effet le jugement de Diderot est loin d'être purement négatif. «Chaque académie devrait avoir pour but de rassembler tout ce qui s'est publié sur chaque matière, de le digérer, de l'éclaircir, de le serrer, de l'ordonner et d'en publier des traités où chaque chose n'occupât que l'espace qu'elle mérite d'occuper».®3 Les académies ont en ce sens un rôle essentiellement normatif dans les limites de leur spécialité. A l'article Epargne5S, le maître de pension Faiguet fait également l'éloge des académiciens qui se sont tournés vers des travaux utiles. S'il regrette le retard de la France par rapport à l'Angleterre, à l'Ecosse, à la Suède et à la Toscane où les sociétés savantes et les académies se sont lancées dans le domaine des recherches économiques, il ne désespère pas de voir un jour les académiciens français suivre l'exemple de quelques «génies supérieurs» dont les observations et les études tendent «à l'utilité physique et sensible». Le ton n'est pas encore critique mais l'on sent percer un élément d'irritation; «la manie du bel esprit» ne l'emporte-t-elle pas trop souvent sur l'utilité? Voltaire, parlant du style académique, est beaucoup plus violent: «C'est au plus le style de quelques académies de province dont la multiplication excessive et ridicule est aussi funeste au progrès du bon goût que préjudiciable aux vrais intérêts de l'Etat; depuis Pau jusqu'à Dunkerque tout sera bientôt académie en France».5® Voltaire se sépare radicalement du courant général. Certes sa critique porte avant tout sur le style et sur le goût mais les termes employés semblent aller plus loin que le seul domaine de la forme. Voltaire se méfie de la «multiplication excessive» des sociétés savantes dont le résultat ne saurait être positif. Cette méfiance ne provient-elle pas d'une conception particulière de la vie littéraire et de l'organisation de la diffusion des lumières? L'attachement politique au despotisme éclairé, l'attachement social au milieu de l'aristocratie de cour et aux cercles étroits mais influents de la grande bourgeoisie de finances, le tempérament parisien et l'orgueil du grand écrivain arrivé au sommet de la carrière des lettres, se conjuguent pour expliquer l'attitude voltairienne. Son ironie et son mépris visent un style; au delà il y a des hommes que le «roi Voltaire» ne comprend plus guère. Diderot, au contraire, provincial d'origine, plus soucieux de liberté et de progrès que de l'ordre et des «vrais intérêts de l'Etat», plus proche des cercles de la petite bourgeoisie qui cherche alors les voies de son ascension sociale et les moyens de s'exprimer, pouvait reconnaître l'utilité de la multiplication

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des sociétés savantes, tout en demeurant averti de leurs limites. Le «roi Voltaire» n'y voyait qu'un moyen d'étouffer le vrai talent sous le bavardage. Le style des académies provinciales ne saurait être «celui de l'Académie française, il ne faut pour s'en convaincre que lire les ouvrages et les discours mêmes des principaux membres qui la composent». 54 La critique du chevalier de Jaucourt est d'un autre ordre. Elle demeure tout à fait dans la ligne encyclopédiste dans la mesure où elle s'en prend moins aux institutions et à leur style qu'à leurs insuffisances et aux vices qui en limitent les progrès.®6 L'inégalité du rang qui est «fixé par les caprices d u prince alors qu'on y devrait reconnaître d'autre supériorité que celle d u génie», le «tribut perpétuel d'éloges fastidieux, honteux langage de la servitude», les intrigues et les cabales, la vanité et la cupidité sont à ses yeux les principaux défauts qui gâtent les sociétés littéraires et savantes. La contestation ne porte plus sur le style et sur l'utilité qui n'est pas mise en cause mais sur tout ce qui empêche un bon fonctionnement des académies. Au terme de cette analyse on serait tenté de conclure que, devant le problème des académies, le siècle est passé de l'approbation à la contestation. En fait, même si la critique virulente de Voltaire n'est ici que l'écho isolé d'une polémique antiacadémique plus large, les manifestations favorables, mêmes nuancées, l'emportent de beaucoup. Cependant, dans le domaine de l'histoire sociale des idées, ce sont souvent les nuances qui indiquent les points révélateurs. La notion d'académie polarise en ce sens plusieurs débats essentiels. Comment doivent s'orienter les travaux des académies dans un contexte où s'affrontent et se complètent le rationalisme scientifique né de Descartes et le rêve arcadien du milieu choisi et clos, la science et le style de vie? Comment définir l'originalité sociale du monde des lettres et des sciences tiraillé entre une conception ouverte et une aspiration aristocratique? U n des éléments de réponse se trouve dans l'étude des rapports entre les académies parisiennes et les milieux intellectuels de province, qui oscillent entre le protectionisme parisien, l'hostilité ou la méfiance, ou une alliance à base d'échange et de réciprocité. Les encyclopédistes signalent «que le nombre des académies augmente de jour en jour, et sans examiner ici s'il est utile de multiplier si fort de pareils établissements»", constatent le phénomène sans aller plus loin; mais ils ne manquent jamais de rappeler les filiations qui existent entre les académies de Paris et celles de province: Soissons, où l'académie est «fille de l'Académie française» 57 , Montpellier, où elle est «unie à l'Académie des sciences»", Marseille, où elle est «adoptée par l'Académie française»." Cette insistance traduit l'importance que tenait dans les milieux éclairés la question des rapports Paris-province. On sait, d'autre part, qu'én 1774 Condorcet songe à fédérer les académies provinciales et les sociétés parisiennes, plus particulièrement l'Académie des sciences.*0 La

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même année, un académicien de Rouen propose d'établir une agence parisienne de toutes les sociétés littéraires de province pour remédier au fait que «la capitale jouit peu des connaissances des provinces et celles-ci des travaux de la capitale». 61 L'opposition Paris-province ne peut se réduire à une question de primauté intéllectuelle, il s'agit bien plus d'un conflit sur l'orientation du recrutement et des activités. Au milieu intellectuel parisien fortement constitué et spécialisé, proche du pouvoir et soucieux de garantir son originalité, s'oppose en quelque sorte un mouvement d'amateurs qui se révèle également soucieux de son indépendance, dans la mesure où il veut être l'expression des élites sociales et intellectuelles de la province et le moyen de répondre à des besoins nouveaux. Resterait enfin à trancher le débat sur le rôle du pouvoir dans le domaine de l'intelligence, où se heurtent le despotisme éclairé d'un Voltaire et la tendance libérale et égalitaire d'un Diderot. La multiplication des académies provinciales ne fait que porter à un point plus critique des contestations plus générales et c'est en tenant compte de cette problématique qu'il faut aborder leur étude, en premier lieu par l'analyse de leur réalité juridique et sociale.

II Qu'est-ce qu'un académicien? C'est le membre d'une institution culturelle, d'un corps privilégié dont les «libertés et privilèges» sont définis par des lettres-patentes et des statuts accordés par l'autorité royale et enregistrés par les parlements provinciaux. Pour deux raisons, ce fait en lui même ne permet pas de juger à l'avance de l'orientation sociale du recrutement. La première, c'est que l'obtention des statuts est pour le groupe, qui a lutté pour les obtenir et avoir une reconnaissance officielle, une garantie de durée. O n passe d'un stade inorganique, soumis aux irrégularités des situations qui dépendent seulement des bonnes volontés individuelles, à un stade organisé, garanti par le gouvernement représenté sur le plan local par l'intendance. Un saut qualitatif à été fait de la simple assemblée de beaux esprits qui a pu devenir société littéraire, à l'académie qui désormais durera indépendamment de ses membres. Les académiciens ne sont pas immortels pour se séparer du commun des mortels mais pour enraciner leur oeuvre collective dans la durée. L'académie devient une personne morale, elle pourra avoir des biens, recevoir des subventions et des dons. A ce stade, l'activité savante ne dépend plus du caprice, et les collections, les cabinets, les bibliothèques sont placés sous la garantie d'une personnalité collective. Les hôtels des grandes aca-

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démies ou leurs locaux installés dans des bâtiments officiels; l'hôtel Jacques Bel de Bordeaux, l'hôtel Pouffier puis l'hôtel de Grammont à Dijon, la salle académique de l'hôtel de ville de Châlons-sur-Marne concrétisent ce besoin de stabilité. 6 2 La deuxième raison, c'est que l'obtention de lettres-patentes est encore au 18e siècle la seule méthode pour être reconnu «d'utilité publique» mais aussi pour pouvoir prendre place dans le cadre de la société d'ancien régime. Les statuts académiques ne sont q u ' u n des innombrables privilèges qui hiérarchisent la société française d'avant 1789. L'autorisation royale donne naissance à un corps supplémentaire dont les membres bénéficient de quelques privilèges d'étiquette ou de garanties spéciales. Comme pour les autres corps, le nombre de membres est limité et l'accès soumis à des règles et à la cooptation. Parmi les principaux privilèges, le plus important est celui du titre. O n devient l'un des soixante de Bordeaux, des vingt-neuf puis des trente-six de Dijon, l'un des vingt de Châlons-sur-Marne. Le titre donne le droit de faire paraître des ouvrages ès-qualité, après consultation de l'académie. Parfois, et c'est certainement un facteur en quelque sorte publicitaire, c'est au nom même de l'académie qu'est publié l'ouvrage.' 3 Les infractions en ce domaine, les usurpations, sont sévèrement poursuivies.* 4 Les académies sont adaptées à une conception corporative et privilégiée de la société. L'importance de ce facteur tient au fait que ce sont des corporations intellectuelles au recrutement et aux activités originaux. C'est seulement dans le détail des statuts et plus encore dans leur application que l'on pourra essayer de saisir avec plus de précision si les académies ont voulu être des corps rigoureusement fermés ou des institutions largement ouvertes et représentatives d'un plus ou moins grand nombre de catégories sociales. Il ne faut pas être surpris par la minutie avec laquelle les règlements académiques exposent l'organisation intérieure des sociétés. O n doit se souvenir que la préséance et l'étiquette ne sont pas pour les académiciens des jeux vains et ridicules. Comme pour une grande partie des hommes de ce temps ce sont des cadres de vie profondément enracinés dans les mentalités et la trame même de l'existence sociale. Les conflits et les contestations extérieures ne s'arrêtent pas aux portes des académies. A Bordeaux, il faudra un règlement spécial pour répartir les places dans la salle de séance à la suite de la dispute de préséance qui opposa en 1714 et 1715 un conseiller a u Parlement à un second président. 65 A Dijon, la société de Ruffey tire avantage de l'inexistence de règlement de préséance pour ses séances par rapport à l'académie où le rang est soigneusement respecté." Cependant il paraît significatif de voir que l'intérêt pour ce genre de discussion s'atténue progressivement. Les nouveaux statuts de l'académie de Dijon, composés entre 1762 et 1767, les statuts de l'académie de Châlons-sur-Marne en 1775, les nou-

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veaux statuts de celle de Bordeaux en 1781-83 suppriment toutes les préséances de rang et définissent une égalité certaine entre les membres des académies. Mais, c'est d'une égalité bien précise qu'il s'agit, celle des talents et des bonnes moeurs, celle de l'honorabilité, dans le cadre d'une hiérarchie intérieure qui ne fut pratiquement jamais remise en cause. En effet, les académies comptent plusieurs catégories de membres dont les privilèges ne sont pas exactement semblables; les statuts ne donnent aucune précision sur les critères de leur recrutement. C'est une affaire de pratique et de coutume. U n e autre source de complication est liée au fait que les sociétés n'ont pas gardé d ' u n bout à l'autre du 18* siècle les mêmes statuts. A Bordeaux, le règlement de 1713 établit vingt académiciens ordinaires, vingt académiciens associés, vingt élèves", et dix agrégés pour les a r t s . " A Dijon, en 1740, l'académie doit d'après les statuts établis par le doyen du Parlement, Bernard Pouffier, compter cinq directeurs à vie, six académiciens honoraires, douze pensionnaires, six académiciens associés." Ce qui distingue u n ordinaire d ' u n associé, à Bordeaux, c'est, si l'on s'en tient au seul examen des statuts, la résidence. 70 Les premiers sont obligatoirement de Bordeaux, les autres sont «de Bordeaux ou d'ailleurs». La limite d'âge et les formes de réception sont les mêmes, les obligations sont presque les mêmes. Cependant les ordinaires seuls ont le droit d'élire les officiers de l'académie et d'avoir un élève. Il faut ajouter à cela que des règlements postérieurs prévoient le versement d'une cotisation assez lourde de trois cent livres par an. Ce sont les privilégiés de l'académie. A Dijon, les privilégiés sont les directeurs et les honoraires. Les premiers sont nés et perpétuels, «ils choisissent les seconds et tous les autres académiciens». 71 Le critère de résidence ne joue pas car tous les académiciens doivent être «natifs» du duché de Bourgogne. Par contre les obligations varient. Les pensionnaires et les associés sont spécialisés en classe de physique, morale et médecine et leurs travaux sont obligatoires et soumis au jugement des directeurs et des honoraires. En 1740, seuls les pensionnaires recevaient le droit de concourir aux prix créés par le fondateur mais cette clause fut rapidement abrogée comme contraire à tous les principes des sociétés savantes et par suite de l'opposition des pensionnaires. Le montant des prix étant transformé en jetons de présence versés aux pensionnaires ce qui demeurera leur critère distinctif par rapport aux associés. Cette analyse montre que l'égalité académique n'existait pas réellement. Il y a une inégalité de fait qui est la cause de nombreuses difficultés intérieures et qui entraînera des transformations. Mais ces situations différentes entre les membres d'une même académie masquent-elles des différences sociales? Pour répondre à cette question il faut examiner la pratique du recrutement et son évolution qui peut seule rendre compte des changements

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statutaires que l'on constate. A Bordeaux, à la demande du président Barbot, un règlement établit en 1744 une catégorie nouvelle ouverte sans limitation de nombre: les correspondants. Ils sont créés à l'imitation de ceux de l'Académie des sciences et de l'Académie des inscriptions et belles lettres de Paris. Pour la plupart ils seront transformés en associés et l'on n'en retrouve pas la liste complète. D'ailleurs ce sont seulement les associés qui ont pu lutter pour obtenir la suppression de la cotisation et de l'inégalité. En 1783, de nouveaux statuts ne conservent plus qu'un seul critère de distinction, la résidence. Tous les académiciens de Bordeaux sont à partir de ce moment égaux en droits et prérogatives.'* A Dijon, l'évolution fut sensiblement différente. Les nouveaux statuts, élaborés entre 1762 et 1767, ont pour but essentiel de remédier aux défauts de ceux de 1740-41 dans le domaine des travaux et de créer des officierschanceliers et vice-chanceliers comme dans les autres académies. D'après un mémoire de 1769 on peut considérer qu'il y a désormais trois catégories principales d'académiciens." Elles regroupent les classes anciennes et les catégories nouvelles. Honoraires résidents limités à douze et honoraires non résidents en nombre illimité forment la première classe ; les pensionnaires au nombre de douze, les associés ordinaires au nombre de six et les associés libres résidents au nombre de six également, la seconde classe; les correspondants libres non résidents, en nombre illimité, la dernière catégorie. Si l'âge minimum est le même pour tous, les inégalités demeurent. Les officiers de l'académie se recrutent dans le premier groupe seul et le second groupe participe seulement à l'élection du secrétaire. Les obligations ne sont pas les mêmes pour tous. Les honoraires n'ont d'obligation que celle d'assister aux séances et de manifester leur intérêt pour la société. Les pensionnaires et les ordinaires doivent obligatoirement un travail annuel ; les non-résidents n'y sont soumis que tous les trois ans. Enfin le statut des correspondants est à peu de chose près le même que celui des correspondants de l'Académie des sciences de Paris et de l'académie de Bordeaux. Jusqu'en en 1793, les académiciens de Dijon seront assujettis à ce statut, véritable exemple de ce que les encyclopédistes dénonçaient dans les académies. Inégalitaires dans leur essence, ces distinctions statutaires recouvrent elles des différences sociales? Il a pu sembler que ces statuts favorisaient à Bordeaux comme à Dijon une véritable carrière académique, de l'association libre à l'honorariat ou à la vétérance réservée aux pensionnaires. P. Barrière a même employé le terme de fonctionnarisation. '* En fait le terme se prête assez mal au milieu académique du 18e siècle mais on peut retenir l'idée d'une montée dans les échelons académiques qui pourrait être à la fois :ause et conséquence, selon les cas, d'une montée dans la société ou du développement d'une carrière savante.

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Les auteurs des statuts de l'académie de Châlons-sur-Marne, pour la plupart membres de la société littéraire antérieure, ont sans aucun doute, tenu compte des problèmes rencontrés par d'autres sociétés. Les querelles statutaires avaient leur écho dans la presse et dans les correspondances comme le prouve à Dijon l'affaire du Dictionnaire de Moreri en 1749.75 Les statuts académiques étaient publiés et par suite accessibles à tous. Les sociétés procédaient à des échanges de statuts entre elles." Les iettres-patentes de 1775 distinguent quatre catégories d'académiciens: les honoraires en nombre illimité, les académiciens titulaires ou ordinaires, les académiciens associés ou correspondants. Le nombre des titulaires est limité à vingt, celui des associés est illimité. Enfin il faut tenir compte des agrégés pour les a r t s . " Seuls les honoraires et les titulaires ont voix délibérative dans les assemblées. 78 La situation des associés est la même que celle des associés de Dijon et de Bordeaux; c'est aussi celle des correspondants de l'Académie des sciences. Comme à Bordeaux, ce qui distingue les honoraires des titulaires c'est la résidence, ces derniers devant habiter Châlons «ou assez près de la ville pour pouvoir assister facilement chaque semaine aux séances de l'académie». Il est bien précisé à l'article 6 des statuts que «les simples titulaires se placeront sans distinction d'état comme ils se trouveront». L'égalité totale n'est pas proclamée mais l'on s'efforce d'éviter les querelles de préséance au sein de l'académie. Les honoraires doivent d'ailleurs céder le pas aux officiers qui eux-mêmes s'effacent devant les «directeurs nés», l'évêque de Châlons, l'intendant, et le protecteur. Le statut de l'académie de Châlons paraît être une solution de compromis entre celui de l'académie de Bordeaux qui de 1713 à 1783 est passé de l'inégalité à l'égalité complète des catégories académiques et celui de l'académie de Dijon où la cascade hiérarchique est soigneusement maintenue et précisée. Au delà des différences une identité formelle apparaît dans les trois académies, entre les différentes catégories. Les honoraires de Dijon et de Châlons ont les mêmes prérogatives et privilèges que les ordinaires de Bordeaux jusqu'en 1783. Les académiciens résidents de Dijon ont un statut analogue à celui des titulaires de Châlons et des associés ordinaires de Bordeaux. Les associés non-résidents de Dijon sont du même ordre que les correspondants de Bordeaux et les associés libres de Châlons-sur-Marne. Ce sont là, en définitive les trois groupes principaux dont le recrutement doit être analysé pour découvrir les assises sociales du mouvement académique et saisir l'explication de ces évolutions différentes. Au delà se profilent les réalités urbaines et provinciales, tous les aspects contrastés de la géographie du mouvement des idées. Il reste cependant à préciser quelles sont les sources et les critères de cette analyse. Il est possible de retrouver les membres des académies grâce à plusieurs

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types de documents imprimés. Les lettres-patentes, les mémoires publiés par les académies, les journaux locaux publiaient des listes à partir desquelles on peut reconstituer le recrutement. Mais ces listes ne sont le plus souvent qu'un état des membres à une date donnée, et ces états ne sont pas toujours mis au net au fur et à mesure des changements dus aux décès ou aux démissions. Il faut donc autant que possible retrouver les admissions sur les registres académiques et dresser la liste générale indispensable à l'analyse d u recrutement, avec une approximation suffisante. Pour l'académie de Bordeaux la liste générale publiée par Jules de Gères en 1879 doit être complétée et vérifiée par celle que donne P. Barrière. " A Châlons, la liste publiée par Henri Menu doit être comparée avec celle contenue dans la correspondance entre l'académie et l'intendance et avec les registres de délibérations. 80 Pour l'académie de Dijon la liste générale des membres a été dressée par P. Milsand en 1870 et vérifiée par R. Tisserand. 8 1 A partir de ces listes ont peut tracer un tableau global du recrutement, un tableau de chaque catégorie et esquisser le profil de l'évolution. II est au préalabe nécessaire de vérifier la situation sociale des académiciens. O n peut retenir comme base le titre et la profession indiquée lors de la réception de la candidature ou de l'inscription sur les registres, même s'il peut être particulièrement intéressant de connaître le développement ultérieur d'une carrière individuelle. A quelques exceptions près sans doute les académies couronnent plus volontiers des situations établies que des espérances. Ces vérifications sont indispensables pour ne pas donner une analyse abstraite de la réalité sociologique d u mouvement. Elles sont possibles, et la part des membres dont la situation sociale demeure indéterminée reste faible, 10% à Bordeaux, 2,5% à Châlons-sur-Marne, 2,4% à Dijon. Mais plusieurs questions de méthode sont encore à préciser. La première découle de l'organisation en ordres de la société d'ancien régime. La distinction entre la noblesse, le clergé, et la roture conserve dans le milieu académique toute sa force. Les titres et les dignités y sont toujours soigneusement précisés et il faut s'efforcer de mesurer quel a pu être leur rôle réel, selon les catégories académiques et selon les milieux urbains. D'ores et déjà, le ton de certains procès verbaux paraît significatif. A Bordeaux, lorsque Montesquieu est admis à l'académie en 1716, c'est bien «Monsieur Labrède, conseiller au Parlement» - qui va hériter d'une charge de président - que «demandent avec ardeur les académiciens». Ce n'est pas encore le grand écrivain, membre de l'Académie française (1728), celui qui sera le protecteur de l'académie bordelaise à Paris et pour ainsi dire son agent d'affaire. 8 2 Le choix académique sélectionne les dignités et les lumières locales. A Dijon, c'est toujours très soigneusement que les procès verbaux soulignent les titres de Monsieur le comte de Buffon, lequel est d'ailleurs

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originaire d'une vieille famille de robe bourguignonne. 83 Il serait cependant paradoxal de classer pour la même raison «Monsieur de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi» dont la noblesse est d'acquisition récente, dans le groupe des nobles de charges et d'offices. C'est ici que la connaissance des origines sociales et des carrières se révèlent particulièrement, utile. Un second critère, celui du revenu, devrait être retenu. Malheureusement, si c'est le seul moyen qui permettrait avec précision, comme l'a signalé J . Proust, de situer les individus dans la société, il est presqu'impossible à établir dans la majorité des cas. Les sources biographiques traditionnelles sont à peu près muettes sur ce point et les archives académiques également. Il faudrait pouvoir dresser autant de biographies sociales qu'il y a de membres dans les académies, ce qui est évidemment presqu'impossible. Il faut dire d'ailleurs que les ressources des académiciens sont d'autant moins connues que leur dignité et leur rang social sont moins élevés. Autant on peut se contenter d'approximations de valeur sûre à propos des nobles, des grands parlementaires, des officiers de finance, à la rigueur des ecclésiastiques qui sont pour la majorité tous membres de la classe propriétaire (pour reprendre l'expression de Quesnay), autant on risque de bloquer toute recherche sociologique si l'on attend d'avoir des précisions définitives sur les revenus des écrivains, des savants et des artistes, des médecins et des avocats, ou des employés de l'administration, nombreux dans les académies. 84 Il semble cependant que l'analyse professionnelle, complémentaire de celle des dignités, permet d'éviter les contre-sens. S'il importe en effet de distinguer les différents niveaux du clergé, de la noblesse, et de la bourgeoisie on ne peut guère, pour notre propos, retenir la classification autrefoi? traditionnelle, mais bien abstraite de haute, moyenne ou basse. Le critère des activités, en l'absence du test des revenus, permet de faire apparaître de grandes catégories «horizontales» à l'intérieure des catégories «verticales» des ordres. La noblesse titrée de la cour et de la province ne peut se confondre avec celle que regroupe le service du roi dans la haute administration nationale ou provinciale, avec la noblesse en service à l'armée, et encore moins avec la noblesse d'offices de justice et de finance, même si l'ensemble de la catégorie a une unité spécifique liée à une source commune de revenus, la rente foncière du sol, les privilèges fiscaux et honorifiques et les ressources de tous ordres que confèrent les privilèges seigneuriaux. 85 La distinction s'impose dans le clergé, où les postes principaux, en tout cas les plus intéressants sur le plan financier, les abbayes et les évêchés, sont devenus pratiquement le monopole de la noblesse; entre le haut clergé séculier et régulier et le bas clergé dont les plus hauts niveaux, ceux des bénéficiaires sans charge d'âme comme les chanoines et des bénéficiaires

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Graphique 5. Évolution du recrutement des Correspondants.

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avec charge d'âme comme les curés, les archidiacres et les doyens, peuvent être considérés comme une catégorie de transition. La différence est en tout cas profonde entre le premier ordre des clercs, les évêques, et le second ordre, soumis aux évêques." De la même manière, il est clair que la bourgeoisie d'ancien régime ne peut pas être considérée comme une classe parfaitement homogène. 8 ' L'analyse sociologique du milieu académique est révélatrice de l'existence de certains clivages. La partie la plus importante du tiers état du point de vue quantitatif, la paysannerie, n'entre pas, sauf exception, dans les académies. 8 ' Les classes inférieures du tiers état urbain ne sont pas représentées. La bourgeoisie des métiers ne s'y trouve q u ' à titre auxiliaire, par le biais de l'agrégation pour les a r t s . " Le seul moyen de respecter dans l'analyse l'hétérogénéité profonde des bourgeoisies paraît être de retenir le critère de classement des listes et des registres académiques, celui de la profession. Cette définition offre l'avantage de tenir compte des causes de la diversité bourgeoise.' 4 Globalement, les 175 académiciens bordelais entrés à l'académie de 1713 à 1793 se répartissent ainsi: cinquante-six nobles avec une dominante pour la noblesse d'office, trente-deux officiers, trente-deux ecclésiastiques qui sont en majorité du bas clergé séculier, soixante-huit personnages relevant de la bourgeoisie. Présentés ainsi ces chiffres et les pourcentages qui leur correspondent risquent de donner une idée assez particulière des origines sociales des élites éclairées de Bordeaux: 31 % de nobles, 18% de prêtres, 3 9 % de bourgeois voilà qui apparemment permettra de parler d'un équilibre entre les ordres, nuancé légèrement par la prédominance des privilégiés. Socialement d'ailleurs, compte tenu des origines et de l'importance du bas clergé séculier et régulier on pourrait soutenir que sur le plan des rapports de classe et non plus des rapports entre les ordres, la bourgeoisie des lumières, une certaine bourgeoisie ou une incertaine bourgeoisie, l'emporte. Ce serait pourtant méconnaître profondément la réalité sociale provinciale que d'imaginer les rapports entre ecclésiastiques et bourgeois dans les académies pendant tout le 18e siècle, à la lumière de ceux qui surgiront dans les assemblées préparatoires aux états généraux et dans l'Assemblée constituante. Le poids seul de l'organisation ecclésiastique, l'avantage que confèrent aux prêtres, chanoines et religieux de tous ordres les relations ecclésiales n'est pas à négliger. Il leur donne une place à part. Enfin et surtout ces rapports simples ne peuvent nous permettre de comprendre les modalités du recrutement et son évolution au cours du siècle (cf. graphiques 2-3-4-5 Bordeaux). U n e première remarque s'impose, le pourcentage moyen de la noblesse se maintient en 1713-93. Il dépasse 4 4 % entre 1713 et 1723, 2 5 % entre 1723

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et 1733. Il n'est jamais inférieur auquart sauf entre 1743 et 1753 et il est presque toujours supérieur à 3 0 % . La continuité du recrutement des privilégiés du second ordre est donc sensible, mais jamais, par rapport à l'ensemble des académiciens les nobles n'ont été aussi nombreux qu'au début du siècle, (cf. graphique 2). Le recrutement des ecclésiastiques est beaucoup plus irrégulier. Il varie entre un minimum de 8 % de 1723 à 1733, et un maximum de 29 % de 1733 à 1743. La représentation du clergé est de l'ordre de 2 0 % de 1713 à 1723, 14% de 1743 à 1753, 14% de 1753 à 1763, 19% de 1763 à 1773, 15 et 16% de 1773 à 1793. En chiffres absolus, il semble bien qu'il y ait légèrement moins d'ecclésiastiques à la fin du siècle qu'au moment de la fondation de l'Académie et dans les vingt premières années de son existence. Les pourcentages relatifs de la bourgeoisie dessinent une lente montée tout au long du siècle: 2 6 % entre 1713 et 1723, 5 0 % de 1723 à 1733; mais seulement 29 % entre 1733 et 1743. Au tournant des années 1753-63 le pourcentage de la bourgeoisie atteint 4 5 % ; désormais il ne redescendra plus et culminera entre 1783 et 1793 à 5 8 % . Deux conclusions s'imposent donc: en premier lieu, le recul relatif des nobles et des ecclésiastiques paraît se produire dans la seconde moitié du siècle et être compensé par la montée des représentants de la bourgeoisie. En second lieu la réalité sociale de l'académie parait encore plus complexe si l'on essaie de savoir quelles sont les composantes des grandes catégories d'académiciens et les caractères sociologiques qui sous-tendent la division en ordres. A ce point de vue le tableau des académiciens ordinaires de 1713 à 1783 parait éloquent (cf. graphique 3). Cette catégorie est pratiquement dominée par la noblesse jusqu'en 1763: 100% de nobles entre 1713 et 1723, 8 8 % de 1723 à 1733, 7 2 % de 1743 à 1753, 100% à nouveau de 1753 à 1763. La catégorie n'est composée, jusqu'en 1750, que par des parlementaires et deux évêques. La coupure se place entre 1760 et 1770. A partir de 1773 la noblesse ne composera plus que 5 0 % du recrutement de la catégorie. La moyenne du recrutement noble a été pendant les quatre-vingts années d'existence de l'académie de 6 8 % , le contrôle effectif de l'institution a été conservé jusqu'à la fin car tous les directeurs ont été des nobles.* 1 S'ils est vrai qu'alors la majorité du recrutement n'appartient plus au second ordre, il reste que le règne de l'inégalité a marqué l'histoire de la société. Le contrepoint de cette analyse saute aux yeux. C'est, d'une part, l'absence de la bourgeoisie dans le recrutement des ordinaires avant 1763-73, ensuite le rôle faible du bas clergé avant 1773. Le tableau des académiciens ordinaires oscille donc entre deux pôles, aristocratique pendant plus de la moitié d u siècle, (la place tenue par les membres du haut clergé entre 1733 et 1753 renforçant cette impression de manière notable), et bourgeois à la fin

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du siècle. La conquête statutaire de 1781-83 a été imposée par un brassage social des élites intellectuelles bordelaises et provinciales. L'analyse de la catégorie des associés offre une image rigoureusement contraire à celle-ci. Dès 1713 la bourgeoisie y domine (cf. graphique 3) avec 42 % du recrutement, mais les vingt dernières années qui précèdent la suppression de la catégorie voient les représentants du clergé et de la noblesse renforcer leurs positions. L'égalité de statut réalisée en 1783 s'inscrit donc dans une évolution du recrutement qui détermine une revendication de changement regroupant autour du même thème, nobles associés, prêtres et bourgeois. La catégorie des associés a été à Bordeaux le cheval de Troie de la bourgeoisie pour entrer à l'académie et pour manifester son hostilité au maintien d'une situation inégalitaire. Cependant le résultat n'a pu être gagné que par l'appui des associés des premier et second ordres. Si l'on examine les rapports de l'académie avec le milieu bordelais la réalité sociologique confirme cette analyse de l'évolution interne. Géographiquement, on a affaire à une double répartition. Les ordinaires sont statutairement originaires de Bordeaux, les associés peuvent être de Bordeaux ou non. La majorité des académiciens ordinaires et associés se recrute dans la généralité et dans les provinces voisines. Sur cent soixantequinze académiciens, cent neuf habitaient Bordeaux et le reste dans un rayon de cent à deux cents kilomètres (cf. carte 2). Le recrutement des deux premières catégories est donc l'expression des réalités provinciales.' 2 Mais si l'on regarde au contraire la répartition des trois cents correspondants de l'académie, on saisit le rôle national et international du centre intellectuel bordelais (cf. carte 2). Bordeaux s'inscrit au centre d'un réseau qui s'étend à tout le royaume et aux principales villes de l'Europe. La trame profonde de la vie académique ne peut se comprendre que dans un contexte d'échange entre l'environnement immédiat et l'horizon éloigné, entre un public proche et un public plus ou moins lointain. Le problème est de savoir si à la différenciation géographique correspond une distinction sociale. Faut-il opposer les élites savantes locales qui participent à toutes les manifestations de la vie académique, à un milieu plus vaste, plus bourgeois, peut-être même plus populaire, qui n'entrerait pas dans l'académie mais participerait à ses activités générales par la correspondance et surtout par les concours?' 3 Pour répondre à cette question dans le contexte bordelais il faudrait pouvoir analyser de façon complète les dossiers de correspondance. En attendant ce dépouillement une première impression se dégage d'un sondage partiel: c'est l'élargissement du public. D'une part, parce que les textes pittoresques et d'un niveau culturel très moyen sont nombreux, et d'autre part, parceque l'analyse sociale de cent sept correspondants sur trois cents renforce en grande partie cette impression (cf. graphique 5). La bourgeoisie

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l'emporte de manière à peu près certaine. Globalement, de 1713 à 1793, elle compose 67 % du recrutement de la catégorie, contre 22 % et 21 % pour les deux premiers ordres. Sa participation dépasse 80 % entre 1733 et 1743 et 71 % entre 1783 et 1793. Ces chiffres soulignent amplement la participation active et majoritaire de la bourgeoisie aux activités extérieures de l'académie ; mais il reste à préciser dans quelle mesure le recrutement académique correspond au milieu bordelais, et quelles nuances sociologiques affectent les distinctions géographiques.

Carte 2. Origine géographique des Académiciens de Bordeaux -

1713-1793.

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La noblesse bordelaise, qui pendant plus de quarante ans domine à l'académie, est surtout une noblesse d'office et de service (cf. graphique 6). Sur les cinquante-six nobles inscrits, trente deux ont été des parlementaires ou des officiers de finance, sept des représentants de l'administration royale, quatorze des membres de l'aristocratie provinciale et deux seulement des militaires en exercice. Parmi les parlementaires, toutes les situations ont été réprésentées. Les conseillers des différentes chambres dominent, mais les présidents, procureurs et avocats généraux, ont été aussi académiciens. La cour des Aydes a donné plusieurs membres dont le célèbre président Barbot. Cette orientation du recrutement se comprend pour plusieurs raisons. BORDEAUX

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Graphique 6. Tableau du recrutement des Académies:

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Bordeaux.

Pendant tout le siècle, choisir comme titulaire un parlementaire, a été pour les académiciens la meilleure façon de respecter la tradition résolument aristocratique de la fondation de la société. Sur les huit membres fondateurs, cinq étaient des gens de robe, et, entre 1713 et 1747, ils seront tous directeurs de l'académie (cf. graphique 6). Les réunions scientifiques et musicales qui ont été à l'origine de l'institution se tenaient dans leurs salons depuis le dernier quart du 17e siècle.*4 L'académie est la fille du Parlement et son humeur sera bien souvent celle de son père." La réciproque est également vraie, et quand en 1761 l'intendance voudra encourager la création d'une chambre d'agriculture pour la généralité, le Parlement défendra les privilèges intellectuels de l'académie, et la société d'agriculture ne verra pas le jour. Traditions, liaisons personnelles et intérêts se conjuguent ici pour renforcer le rôle académique des parlementaires. II faut incontestablement tenir compte de l'éclat exceptionnellement brillant des parlementaires de Bordeaux. Leur prestige social repose sur le déclin relatif de l'ancienne noblesse d'épée", les alliances qu'ils ont conclu

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depuis longtemps avec l'ensemble de la noblesse provinciale, et leur incomparable richesse économique. Au 18e siècle celle-ci ne dépend pas des gages de leurs offices, puisqu'un premier président ne touche en moyenne que 36 sols par audience, mais d'une puissance antérieure à la robe et qui se traduit par la possession de biens fonciers i m p o r t a n t s . " «Les Pères de l'académie» héritent d'une situation acquise dès le 17* siècle." Les Secondât avaient acheté la baronnie de la Brède avant de s'intéresser aux charges parlementaires. La richesse foncière, l'activité terrienne de Montesquieu ou du président Barbot sont ici symboliques de l'enracinement foncier d ' u n groupe social. Les académiciens sont des propriétaires qui veillent diligemment sur les intérêts de leur famille, qui administrent leurs biens fonciers avec compétence et qui connaissent les cours des vins de Bordeaux sur les places de Londres et d'Amsterdam. Les châteaux du bordelais, les rangées de ceps et les soins des vendanges constituent le fond d ' u n tableau qui corrige l'image figée et un peu abstraite de grands seigneurs intellectuels. Montesquieu n'hésitera pas à défendre les intérêts de la viticulture bordelaise contre le pouvoir royal en 1725. «Le propriétaire sait beaucoup mieux que le ministre si ses vignes lui sont à charge ou n o n » . " La solidarité du groupe des parlementaires est renforcée par les alliances familiales. L'entrée à l'académie apparaît en définitive, comme le prolongement naturel de liens plus profonds, l'activité académique comme la transformation ordonnée et plus rigoureuse des distractions et des relations mondaines, la mutation disciplinée des préoccupations de salon d'une société. Dans bien des cas elle a son prolongement dans des recherches personnelles. Cette prédominance comporte naturellement l'attachement profond de la noblesse de robe bordelaise à ses privilèges sociaux, sa fidélité aux principes monarchiques, et son attachejaloux aux libertés de la province. L'académie, instrument des grands parlementaires, leur donnait sur le plan intellectuel l'équivalent de leur prestige sur le plan politique et économique. Les alliances avec les autres catégories de la noblesse contribuaient à renforcer ce pouvoir. L'entrée dans le cercle académique des intendants Tourny et Dupré de Saint-Maur, du subdélégué Duchesne de Beaumanoir, de sept nobles au service du roi n'est pas purement de circonstance. Les convenances mondaines et l'utilité interviennent de manière non négligeable. L'appui de l'intendance est en effet plus qu'une affaire de respect, c'est une garantie de liberté et de durée. O n le voit bien dans les discussions qui opposent pendant près de vingt ans l'intendance à l'académie a u sujet de l'alignement de l'hôtel Jacques Bel dans le cadre des grands travaux d'urbanisme d u siècle. 100 La bonne entente avec l'intendant est aussi indispensable au rôle directeur que l'académie entend exercer dans le domaine des idées. Elle est in-

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directement une garantie contre l'attitude du pouvoir royal, assez peu favorable aux grands robins. Mais il ne faut pas exagérer l'opposition entre les différents groupes qui composent la noblesse. C'est en réalité un milieu unique défini par la communauté de vie et de position dans la société et des alliances familiales, amicales et professionnelles. La cooptation académique en est largement prisonnière. Les deux nobles qui participent à la fondation de la société et qui ne sont ni parlementaires ni administrateurs, Sarrau de Boynet et Sarrau de Vézis, appartiennent tous deux à une ancienne famille de parlementaires. Ils n'exercent plus les charges qu'autrefois ont occupées leurs ancêtres. Ils vivent noblement des revenus fonciers de leurs seigneuries. Ce sont de riches amateurs de musique et d'agronomie. 1 0 3 Ils fréquentent les mêmes salons et ils mènent une vie en grande partie comparable à celle des parlementaires leurs amis. Le siècle ne change pas grand'chose à ce sentiment de caste. Les enfants du marquis de Ségur 1 0 4 , président à mortier a u Parlement, ancien prévôt de la vicomté de Paris seront respectivement vicomte, comte de Cabannes et marquis de Ségur ; l'un d'eux sera lieutenant général. 1 0 5 Une analyse exhaustive des généalogies provinciales montrerait sans aucun doute l'étendue et les limites de ce milieu. Les mêmes critères expliquent le recrutement noble de la catégorie des associés. Les proportions sont cependant différentes. Les officiers ne l'emportent plus, trois sur treize; pour un représentant de l'armée, le marquis de Saint-Marc, blessé à Fontenoy et rimeur déchaîné, huit membres de la noblesse titrée et un noble au service du roi. 107 Parmi les premiers on trouve surtout des représentants des charges de justice des juridictions inférieures des provinces, comme M. de Romas, modeste assesseur au présidial de Nérac, mais célèbre pour ses travaux scientifiques et correspondant de l'Académie des sciences, ou M . de Borda, lieutenant du présidial de Dax, parent du chevalier de Borda qui entrera aussi à l'Académie en 1767. Parmi les membres de la noblesse titrée on trouve surtout de petits nobles illustres pour leurs activités savantes ou philantropiques comme le chevalier de Vivens ou M. de la Grave. Si l'on range parmi eux le chevalier de Jaucourt, reçu en 1746, il semble bien que dans ce cas l'érudition et la réputation littéraire aient été plus déterminants que le titre. Il semble bien aussi, que la situation des nobles associés soit d'un autre ordre que celle de la grande noblesse des titulaires. Des problèmes de clientèle, des liaisons professionnelles et personnelles autant que des rapports purement scientifiques et littéraires ont dans certains cas pu être déterminants. Les conséquences de cette orientation aristocratique du recrutement sont de deux ordres. En premier lieu, l'académie a été le centre coordinateur des

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activités d'amateurs éclairés auxquels la richesse et les loisirs laissent le temps de s'intéresser à de multiples questions. Les distractions intellectuelles font partie du cadre de la vie noble, elles sont aussi un des moyens de regrouper les talents de toute la province. Les nobles président les séances, animent les discussions et participent activement aux travaux. Montesquieu disait à ce propos du président Barbot: «C'est un des hommes du monde que j ' a i m e le plus. Il s'est toujours appliqué aux sciences mais comme un gentilhomme. Il sait comme les savants et il a de l'ardeur comme les mécènes». Gentilhomme, savant, mécène, ces trois mots tracent les grandes lignes d ' u n idéal intellectuel et presque d'une morale sociale. Gentilhommes, les ordinaires le sont par la naissance; savants, l'académie leur procure l'occasion de le devenir et de se perfectionner par des travaux nombreux et publics; mécènes, ils veulent l'être en patronant les initiatives scientifiques et littéraires de leur ville et parfois, comme Barbot ou Bel, en léguant à la société les instruments indispensables aux travaux savants. Cabinets, collections, bibliothèques et logements ont été procurés à l'académie par les riches ordinaires. En second lieu, la participation de la noblesse confère à l'académie un incontestable prestige mais entraîne une certaine attitude à l'égard du pouvoir royal. D u r a n t tout le siècle la compagnie a eu la protection de grands personnages, le duc de la Force, le comte de Morville, le duc de Richelieu, le prince de Beauvau. A Paris, Montesquieu lui a acquis l'appui des milieux de la cour et des lettres où le menaient ses activités. 108 En contrepartie elle est apparue au côté du Parlement comme l'un des points de résistance à l'influence locale des intendants. Si elle les accueille parmi ses membres, ce n'est pas sans avoir manifesté souvent sa méfiance à leur égard et surtout sans avoir revendiqué la direction des affaires intellectuelles. 1 1 " Dans une certaine mesure il faut tenir compte de ces orientations pour comprendre l'éventail social des académiciens non nobles. L a part du clergé dans le recrutement est, on l'a déjà noté, beaucoup moins importante, tant du point de vue du nombre que du point de vue de l'éclat. A u total sur cent quinze académiciens, trente-deux seulement, soit à peine 18 % ont été des ecclésiastiques. Parmi eux on ne trouve que cinq représentants du haut clergé régulier et séculier, l'évêque d ' A g e n , l'évêque de Bazas, l'abbé Guasco, comte de Clavières, chanoine de T o u r n a y , et l'abbé de Clairac Philippe de Vénuti, ces deux derniers étant tous deux d'origine italienne, bordelais d'adoption et amis de Montesquieu ; enfin l'abbé d ' O l i vet Laurens du R a y r a c , censeur royal. L e reste de la catégorie se répartit entre le clergé séculier, dix-neuf, et les différents ordres religieux. Les statuts précisent d'ailleurs en 1713 que les membres du clergé régulier ne peuventêtre académiciens ordinaires et qu'il ne peut y avoir parmi les associés

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q u ' u n seul représentant de chaque ordre. 1 1 0 Cette recommandation ne semble guère avoir été suivie mais il faut aussi tenir compte du fait q u ' u n certain nombre de religieux n'ont put être identifiés. Il semble qu'il : n'y ait pas eu d'exclusive et que tous les ordres aient eu des représentants. Cependant, là encore, la différence essentielle réside entre les deux catégories. Les ordinaires n'ont compté que six ecclésiastiques parmi eux. Deux évêques, trois séculiers, les abbés Garat, Leydet et Sicard 1 1 1 , et un régulier, Dom Carrière qui, admis en 1780, montre l'assouplissement des règles statutaires. L'abbé Leydet était conseiller clerc à la cour des Aydes, l'abbé Garat professeur de philosophie au collège de Bordeaux, et l'abbé Sicard s'était rendu célèbre par son oeuvre philantropique en faveur des sourds muets. L'abbé Garat fut d'ailleurs le seul représentant du bas clergé à l'académie jusqu'en 1773 (cf. graphique 3). Par contre, les réprésentants du premier ordre au sein des académiciens associés ont toujours occupé une place constante: 36% (6) de 1713 à 1723, 3 8 % (7) de 1733 à 1743, 3 3 % (1) de 1763 à 1773 sont les maxima atteints par le clergé, dont la représentation ne s'est jamais abaissée au-dessous de 11 % (cf. graphique 3). Pour la plus grande part, ce sont des prêtres séculiers (seize sur vingt-six) et presque tous sont des savants spécialisé dans une discipline ou des professeurs. 112 Le clergé parmi lequel se recrutent les académiciens bordelais est un clergé de savants, d'érudits, d'enseignants. C'est aussi un clergé déchargé des soucis matériels et très certainement pour la plus grande partie des tâches apostoliques, formé pour les trois-quarts de bénéficiers, de chanoines ou de religieux chargés d'enseigner. O n n'y trouve qu'un petit nombre de prêtres des paroisses de la ville ou des curés des campagnes. Il s'agit de l'élite à la fois sociale et intellectuelle du premier ordre. Ce fait témoigne des progrès d u clergé provincial et de la façon dont son prestige et ses travaux le situaient naturellement parmi les élites de la province. Mais c'est aussi une preuve supplémentaire des contradictions internes du clergé où il existait des tensions entre les riches bénéficiers et le clergé paroissial. Les chanoines de Saint-Seurin et de Saint-André, les chanoines de la cathédrale, entrent plus aisément dans le milieu qui prétend contrôler les activités intellectuelles que le clergé des églises de la ville et des cures des bourgs et des villages. Les «bons prêtres» du peuple ne sont pas toujours, comme le signalait déjà Camille Jullian, ceux des parlementaires. 1 1 3 La participation académique de la bourgeoisie bordelaise s'inscrit également dans des limites assez étroites (cf. graphiques 3 et 4). D'abord parce qu'il n'y a jamais eu que 39% de bourgeois; que, de plus, ils ont été exclus de la catégorie des ordinaires jusqu'en 1763, et qu'enfin ils ne se recrutent que dans

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des secteurs précis de la société. Sur un total de soixante-neuf bourgeois, trente-sept, soit près de 55 % sont des médecins, chirurgiens et pharmaciens, spécialistes et praticiens de Bordeaux, de la province surtout, mais aussi de la France entière et des grandes villes européennes. O n ignore tout de leurs revenus et de la place exacte qu'ils occupaient dans la société bordelaise. Ce que l'on pressent c'est qu'ils constituaient un encadrement scientiñque de l'académie tout à exceptionnel. Plusieurs d'entre eux ont exercé des fonctions officielles, ce qui permet de penser qu'ils sont entrés à l'académie sur une réputation solidement établie. La plupart sont célèbres aussi pour leurs traités et leurs amitiés littéraires. Sylva fut le médecin de la Cour mais aussi des philosophes. «Malade de douleur, sur un lit accablé, par l'éloquent Sylva vous êtes soulagé,» écrira Voltaire. Roux de Saint-Amand a été l'ami de Montesquieu et de d'Holbach, il sera membre de l'académie des sciences de Madrid, un des techniciens de la manufacture de Saint-Gobain, membre de la société d'agriculture de Paris et rédacteur des Annales typographiques (1756-70) et de la Nouvelle Encyclopédie portative (1766). Le médecin La Montagne a été un des correspondants de Voltaire. Le Docteur Dupuy, inventeur d'un trépan célèbre, ouvrira un cours d'anatomie très suivi à l'hôpital Saint-André de Bordeaux. Jean Baptiste Aymen a été un ami de Linné, qui, en son honneur a baptisé une plante l'Aymenca. Tous ces exemples montrent que par leur situation et par leurs ouvrages une bonne partie des académiciens médecins sont les représentants d'une bourgeoisie très aisée et très respectée, liée à l'administration par les fonctions et au milieu parisien des lumières par leur activité savante ainsi que par des liens professionnels et amicaux. 114 Pour les deux tiers cependant, on a affaire à un recrutement local et provincial assez révélateur. Plus de 50 % des représentants de la bourgeoisie identifiés parmi les correspondants sont aussi des médecins d'un niveau, scientifique et social en grande partie comparable à celui des 2 / 3 des associés (cf. graphique 3), cinq seulement sont parisiens et dix-sept sont des praticiens de la province, des «physiciens» de petits villes, des chirurgiens de bourgades. 115 La diffusion de la médecine savante semble ainsi s'étendre de la capitale provinciale au plat pays tout entier. Les travaux académiques témoigneront de la synthèse qui s'opère à la faveur de cette répartition entre un milieu savant très avancé, porteur d'inventions et d'idées neuves, et un milieu plus soucieux de pratique, mais capable de réflexion et de discussion et qui va assurer dans les régions les plus reculées une partie de la diffusion des idées du premier milieu. L'orientation résolument pratique de certains travaux s'explique ainsi par réference aux problèmes concrets qui servent de cadre à cette oeuvre scientifique. Plus de cinquante ans avant le personnage de Balzac, les médecins de campagne incarnent une certaine vision des

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choses et travaillent empiriquement à faire reculer les ombres a u profit des lumières. Q u a t r e catégories groupent enfin le reste de la bourgeoisie académique. En premier lieu, les écrivains savants et artistes, 5 % du recrutement total, 13% de la bourgeoisie (9), tous associés. Leur entrée à l'académie est régulière, 5,8% entre 1713 et 1723, 11% entre 1733-1743 (7), 4 % de 1743 à 1753, 9,4% entre 1753 et 1763, 5,5% de 1763 à 1773. Après 1773 l'académie ne recrute plus parmi eux. Cette fermeture ne correspond pas à l'entrée de nouvelles catégories de la bourgeoisie urbaine, auparavant peu représentées, mais plutôt à une orientation plus locale du recrutement et à un léger accroissement des catégories déjà représentées. Sauf Voltaire et le musicien Beck, tous les associés de ce groupe ont été des hommes de sciences : deux physiciens, Dortous de Mairan et le Suisse de Crousas, qui a une activité encyclopédique d'ailleurs; deux mathématiciens, Folkes, de la Société Royale de Londres et Larroque; un astronome; un agronome, Titon du Tillet qui a été aussi directeur de la Monnaie de Troyes ; un naturaliste. La part des sciences de la nature paraît être ici à peu près égale à celle des disciplines plus traditionelles ; on ne peut d'ailleurs exagérer la spécialisation des académiciens car ils ont ont eu pour la plupart des activités multiples, et sont bien souvent plus encyclopédistes que spécialistes (cf. graphique 3). Les quinze correspondants appartenant à ce groupe (14%) sont des représentants des mêmes catégories: naturalistes et agronomes, physiciens et mathématiciens parmi lesquels Lalande et R é a u m u r représentent les académies parisiennes. Immédiatement après viennent les professeurs: sept, soit 3,9% du total des académiciens et 10% de la bourgeoisie, deux mathématiciens, deux professeurs de droit, un de physique, un de science hydrographique et un d'humanités. Ils composent seulement 6 % du recrutement des associés, 3,2 % des ordinaires et 1,8% des correspondants identifiés (cf. graphiques 3, 4, 5). Les administrateurs et les détenteurs d'offices roturiers, arrivent ensuite: cinq, 2,8 % du total, 7 % de la bourgeoisie académique. Ils expriment une double alliance, celle des professions et celle des protections. Les employés de l'intendance, le secrétaire du cardinal de Polignac, apportent leur participation personnelle mais aussi des appuis importants. 1 1 " Les ingénieurs et architectes, cinq au total, dont trois parmi les ordinaires avant 1783, sont très proches de la catégorie précédente car tous travaillent pour l'administration. La formation scientifique et les liaisons d'ordre professionnel expliquent leur entrée à l'académie. Leurs activités en feront des informateurs compétents dans ces domaines très variés. Il est significatif que ce soit avec ceux-ci avec les médecins et les officiers, que la bourgeoisie ait pris pied parmi les ordinaires, où ils atteignent respectivement les pourcentages de

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6 , 4 % , 4 , 8 % , 8 % . Pendant une unique décennie (1763-73), la bourgeoisie a été la seule à donner des représentants : un chirurgien, un inspecteur des manufactures, un ingénieur sont entrés à l'académie. L'exemple de François Latapie, inspecteur des manufactures, reçu en 1775, fils d ' u n feudiste et secrétaire du baron de Secondât (le fils de Montesquieu), illustre assez bien le rôle des liens de clientèle. Les avocats composent la dernière catégorie représentative, mais l'on peut s'étonner de la place relativement faible qu'ils occupent. Deux seulement, soit 1,1 % du recrutement total, tous les deux associés. Le «séminaire de la magistrature» n'a pratiquement pas collaboré avec l'académie. Faut-il en faire grief aux parlementaires qui n'ont pas toujours eu avec la bouillante communauté des avocats bordelais des relations harmonieuses? C'est sans doute une explication trop simple si l'on considère le soutien qu'à tous les moments de crise les avocats ont apporté au Parlement, en 1748 et en 1773 surtout, quand les avocats ont été jusqu'à élire un avocat général comme syndic de la corporation. 1 1 ' Deux facteurs ont pu jouer selon les cas, et tout d'abord la qualité sociale: les avocats ont eu une position de dépendance vis-à-vis du Parlement et de l'aristocratie et leurs revenus dépendent pour l'essentiel des dossiers plaidés. Une distance d'employeur à employé a pu s'ajouter et compliquer les relations de clientèle traditionnelle. Les avocats entrés à l'académie sont ceux qui ont atteint une position de prestige dans l'ordre et dans la société bordelaise : par exemple Simon Lamothe, syndic de l'ordre, professeur de droit et commentateur érudit de la coutume de Guyenne, auteur d'un projet de code rural, et en 1783 de Sèze. Il faut tenir compte aussi de l'orientation prise par le barreau bordelais dans les années qui marquent le triomphe de la bourgeoisie à l'académie. Sous la conduite de Saige, le collaborateur d'Holbach et des futurs politiciens révolutionnaires, les avocats se sont engagés dans des voies résolument politiques et beaucoup plus radicales que celles de l'académie. La création du «musée» où entreront les représentants les plus illustres de la profession marque dans ce domaine un coupure profonde. 11 * De 1713 à 1793, le recrutement de l'académie de Bordeaux passe de la domination aristocratique à une prédominance relative de la bourgeoisie. Mais, d ' u n bout à l'autre du siècle, on a conscience de la manière complexe dont intervient le poids de l'environnement. Le milieu académique apparaît rigoureusement conforme à la pyramide sociale. Minorité éclairée dans une ville de 100000 habitants à la fin d u siècle, soit grossièrement près de 20000 chefs de famille, elle correspond en grande partie à la vision de l'ordre social que pouvait avoir la société privilégiée. En tête étaient les grands noms d u Parlement, qui comptait encore en 1789 plus de cent dix officiers titulaires; ensuite seulement entrent à l'académie les représentants d ' u n e

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société urbaine solidement hiérarchisée, le clergé, les officiers des justices inférieures et les hommes del'administration, les enseignants et les médecins. La bourgeoisie bordelaise y pénètre dans la mesure où elle n'est qu'une société de talents et d'hommes de science, de savants et de fonctionnaires: c'est une première victoire des «capacités». Les trois agrégés pour les arts qui représentent la bourgeoisie des métiers ne sont nommés que pour tenir un rôle subalterne d'aide technique. Le milieu académique bordelais est celui des notables de la ville et de la province. 1 1 ' Si ce milieu s'ouvre, ce n'est qu'avec lenteur et selon certains choix. La bourgeoisie des talents y fait sa route d'abord comme associée puis à la fin du siècle comme partenaire à part entière. Mais derrière elle il y a d'autres catégories qui semblent frapper à la porte. L'analyse de la catégorie des correspondants est de ce point de vue très révélateur. L'éventail social est un peu plus large puisque la bourgeoisie des métiers y est représentée par deux imprimeurs, et un horloger; celle du négoce par deux marchands de Marseille et même un ancien laboureur, établi négociant à Sainte-Ménehould (cf. graphique 5). Ce sont là des indications importantes sur le besoin d'expression de ceux qui ne se font pas encore entendre. L'examen de la liste des candidats aux concours couronnés montre des orientations complémentaires (cf. graphique 8, p. 154). Sur trente-cinq, douze sont des ecclésiastiques, avec cinq séculiers et sept réguliers, tous du bas clergé ; vingt-trois sont des bourgeois dont douze médecins, cinq savants, trois professeurs, deux avocats, un officier. Aucune des catégories aristocratiques n'est représentée à ce niveau d'activités; seule la bourgeoisie des talents et le clergé cultivé concourent valablement pour obtenir les couronnes académiques. Par ailleurs les absences sont significatives. O n ne trouve aucun homme du négoce et de la riche bourgeoisie des affaires, qui comptait pourtant, à en croire Necker, plus de trois cents familles et dont les fortunes sont bien souvent supérieures à celles des parlementaires. Le dynamisme économique de ce groupe aurait pu lui conférer un rôle pionnier dans le domaine de l'intelligence, mais il semble qu'il ne l'ait pas tenu. Dans la montée commerciale et industrielle qui fait de Bordeaux au 18e siècle le grand port des isles et du monde colonial français, en relation avec le monde entier, toute l'activité de la classe des négociants se tourne vers la pratique des affaires et ne débouche pas sur des manifestations intellectuelles collectives. L'analyse des préoccupations et des idées du groupe ne pourrait se faire qu'en prenant connaissance des belles bibliothèques installées par les riches commerçants dans leurs nouveaux hôtels. Mais il est intéressant de voir que ce désintérêt culturel du monde du négoce s'accompagne d'une attitude semblable à l'égard des affaires publiques. 1 2 0 Les nouvelles familles n'achètent pas de charges, elles ne fréquentent pas les salons parlementaires et leurs préoccupations ne sont

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pas celles des académiciens. Dans les années soixante, l'intendance signalera au contrôle général que «le dieu du goût commun commence à être honoré dans le temple du dieu Pluton», mais à ce moment là, si l'académie entrouvre sa porte, ce n'est pas aux hommes du capitalisme commercial qui préféreront aller dans la nouvelle société du musée. 1 2 1 La société des ordres, et des rangs ne leur offre pas de place dans ses travaux intellectuels. Le monde des notables traditionnels, dans une certaine mesure, est resté pendant tout le siècle coupé des classes économiquement dynamiques. Le conflit qui oppose le Parlement et la j u r a d e où les négociants sont représentés, celui qui le fait entrer en lutte avec la Chambre de commerce, s'ils n'ont pas d'écho direct dans les affaires intellectuelles, souligne bien le contraste entre deux mondes. 1 1 2 Ce n'est qu'indirectement que l'académie peut profiter de la situation internationale de Bordeaux, des liens du port florissant avec les grandes capitales d u commerce, des relations d'affaires que tissent ses armateurs et ses marins. Inversement ce n'est qu'indirectement que la bourgeoisie négociante peut profiter des idées et participer aux débats engagés par l'académie. Q u e les conquêtes de la raison ne nuisent pas aux activités du commerce, que le travail de la bourgeoisie active nourrisse l'effort de la pensée, cette donnée pressentie par le siècle n'est pas inscrite dans le recrutement académique bordelais. Montesquieu, qui a souligné l'élément de progrès que constitue le commerce dans l'histoire, car «il guérit les préjugés destructeurs», n'a pas eu assez d'influence pour l'accueillir à l'académie. La conception de l'honnête académicien, telle qu'elle fut formulée à Bordeaux, peut se concilier avec les professions savantes, avec les métiers liés à la justice, avec l'exercice de la prêtrise, mais ne permet pas d'ouvrir le jardin d'Académos aux sectateurs de Pluton, à ceux qui triomphent de la montée des prix et des trafics. C'est plus une affaire de tradition mentale et de psychologie collective qu'une manifestation clairement consciente et toujours affirmée. Les facteurs du recrutement se ramènent alors à trois éléments principaux: l'honorabilité sociale, la position provinciale, les talents et la valeur humaine, qui tous l'emportent sur la fortune. «Les Réaumur et les Mairan regardent à peu près les sciences comme un sous-fermier sa place», écrivit Montesquieu à propos de l'affaire La Grave 1 2 3, soulignant au président Barbot toute la distance qui les séparait des hommes de sciences mis en cause. L'honnête académicien ne peut-il être que gentilhomme? Ce serait sans doute vouloir trop privilégier la thèse aristocratique que de faire du milieu académique le simple lieu de rencontre choisi d'une noblesse et de sa clientèle. L'académie bordelaise à été un véhicule parmi d'autres de différents courants de pensée. Le fait qu'elle ne fut pas clairement et ouvertement le point de convergence de tous les éléments de la société n ' a pas manqué d'avoir ses conséquences intellectuelles. Il est néces-

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saire de les comprendre dans un mouvement d'échanges entre le milieu local le plus fermé, et le royaume des lettres et des sciences le plus ouvert, non seulement sur la France, mais sur l'Europe. L'académie de Dijon a occupé dans la vie intellectuelle du 18e siècle une place presqu'aussi importante que celle de Bordeaux, et à certains moments l'éclat de ses travaux et la qualité de ses membres lui ont conféré une position hors pair. 1 ' 4 Quels sont les rapports qui ont unis cette institution à la société de son temps? (cf. graphiques 2-3-4-5 Dijon). A première vue, globalement, le recrutement présente des caractères assez voisins de ceux observés à Bordeaux (cf. graphique 2). Sur un total de trois cent soixante-sept membres 1 s s , la noblesse compte cent douze représentants, soit 29,3 %, le clergé quarante-six, soit 12,4 %, et la bourgeoisie deux cents, soit 55%. Voilà qui paraît ratifier complètement l'opinion de M. Bouchard et de M. Tisserand : «Elle (l'académie) recélait de grandes forces inconnues, neuves, celles de la bourgeoisie. Elle représentait l'avenir». 1 , 4 «Par un simple coup d'oeil sur l'époque 1760-89 on peut se rendre compte de la prépondérance croissante que prenait la bourgeoisie...». 1 " Ces deux auteurs sont cependant conscients de la complexité de la montée bourgeoise par suite de l'existence en Bourgogne de fortes traditions intellectuelles inspirées par le patriciat. L'histoire de l'académie dijonnaise n'est-elle donc que celle de cette montée progressive des représentants de la bourgeoisie en opposition avec la noblesse parlementaire? Peut-être faut-il préciser les modalités sociales et géographiques de cette analyse ? Si l'on regarde l'évolution globale du recrutement académique de 1740 à 1793, trois traits principaux apparaissent. De 1740 à 1750 les pourcentages les trois ordres sont les suivants: 35,3% (17) pour la noblesse, 18,6% (9) pour le clergé, 46 % (21) pour le tiers état. La fondation de Bernard Pouffer apparaît bien comme ou l'a présentée, c'est à dire le lieu de rencontre des élites intellectuelles de la société dijonnaise avec une légère prédominance de la bourgeoisie. Dans la décennie suivante, les rapports sont de 31 %, 2 4 % , 37,5%. L'équilibre paraît se maintenir. Les années 1760-70 montrent une situation rigoureusement inversée. Il entre à l'académie 50% de nobles (39), 8 % de clercs et 4 0 % de bourgeois. Cette évolution est due à l'entrée massive des grands parlementaires de la société de Ruffey à l'académie. 1 " Les années 1770-80 et 1780-90 montrent que ce changement ne dure pas, 22 % et 23,9 % pour la noblesse, 15% et 8 % pour le premier ordre et 61 % et 6 3 % pour la bourgeoisie. On retrouve la situation antérieure à 1750 avec un progrès du tiers - état au dépens des gens d'église et de la noblesse. Les trois dernières années de l'académie voient entrer dix nouveaux membres dont neuf sont des bourgeois. Si les conquêtes de la bourgeoisie atteignent leur maximum

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avec la Révolution c'est que le tiers état s'est fortifié progressivement dans la citadelle académique et qu'il en est demeuré maître. Mais ce serait encore oublier trop aisément la dynamique des rapports internes qui naît de la répartition des académiciens en catégories. En apparence l'évolution de l'académie de Dijon est beaucoup plus favorable à la bourgeoisie que celle de l'académie de Bordeaux; en réalité il y a une étonnanté similitude entre les deux sociétés, mais il faut pour la déceler examiner le recrutement en fonction des critères propres aux milieux académiques. Dès 1740, le recrutement des académiciens honoraires, directeurs compris, est en majorité noble. 72% (8) pour 18% au clergé et 10% à la bourgeoisie (cf. graphique 7). Par contre les pensionnaires et les ordinaires ne comptent q u ' u n seul noble pour douze membres du tiers état et cinq de

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Graphique 7. Tableau du recrutement des Académies: Dijon.

l'église. Dès les origines de l'académie, la ségrégation sociale entre les différentes catégories d'académiciens est u n trait marquant. La tradition ne fera que se maintenir par la suite quand les membres de la société de Ruffey auront

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rejoint l'académie. Il est intéressant de comparer à ce point de vue le recrutement des deux sociétés (cf. graphique 7). En 1754 la réunion de lettrés qui se tient à l'hôtel de Ruffey compte 42,9 % de nobles (13), 19,8 % d'ecclésiastiques, 33% de bourgeois. En 1740 l'académie comptait pour les mêmes catégories des pourcentages de 30%, 24% et 46%. L'aristocratique société de Ruffey ne compte que 12% de nobles de plus que l'académie. On a réellement le sentiment, à moins de donner aux mots noblesse et bourgeoisie des acceptions différentes selon les cas, que le recrutement des deux sociétés se fait dans des groupes sociaux équivalents et que leur différence indéniable vient plus de la qualité individuelle des membres, tant du point de vue du prestige et du talent que de la position sociale à l'intérieur d'un même milieu, et d'une opposition d'origine. Les noms de la société de Ruffey sont beaucoup plus brillants que ceux de l'académie, mais celle-ci compte dès l'origine quelques représentants des meilleures familles de la robe. Tout se passe, si l'on exagère l'opposition sociale des deux sociétés, comme si l'on admettait les griefs personnels du président de Ruffey, premier historien de la modeste académie et qui écrit en grande partie pour gonfler son propre rôle, sans reconnaître les liens incontestables qui unissent dans le patriciat des gens d'une fortune et d'un prestige en partie différents. On ne comprend pas pourquoi un conseiller au Parlement inscrit à l'académie prendrait tout aussitôt une allure plébéienne alors qu'inscrit à la société de Ruffey il aurait une étiquette aristocratique. Il semble préférable de soutenir que les deux sociétés ont en quelque sorte recruté en concurrence l'une avec l'autre dans les mêmes milieux sociaux. L'une bénéficiant de l'appui des plus grands noms de la province, l'autre plus modeste et paraissant lui céder le pas sur le plan de la qualité. Mais en fin de compte c'est cette dernière qui l'emporte et la fusion des deux rivales semble mettre fin à un divorce de l'opinion éclairée, insupportable dans la mesure où les possibilités globales de recrutement sont limités. Les deux sociétés pratiquent la coupure sociale entre leurs membres. La société de Ruffey compte parmi ses honoraires 72 % de nobles, L'académie 71 % entre 1740 et 1750. En 1769 le pourcentage des nobles dans l'académie est de 73 %, pour les honoraires (cf. graphiques 4 et 7 p. 116 et 133). Les pensionnaires et associés de la société littéraire sont au contraire pour 65 % des bourgeois. A partir des années 1760-70, l'union des élites intellectuelle est rétablie, mais les critères de sélection demeurent les mêmes. L'affirmation d'un principe aristocratique de cooptation est à Dijon plus fortement exprimée qu'à Bordeaux. Ce sont les directeurs de l'académie, statutairement tous nobles, et les officiers qui sont aussi tous nobles sauf le secrétaire, qui choisissent et retiennent les candidats. La direction de l'académie est, même après la réforme des statuts en 1762-67, l'affaire du patriciat bourguignon.

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Deux questions se posent: comment le recrutement de chaque catégorie a-t-il évolué, et quelles en étaient les assises sociales? De 1740 à 1780 la part de la noblesse dans le recrutement des honoraires n'a jamais été inférieure à 70% (cf. graphique 4), 71 % (13) de 1740 à 1750, 100% de 1750 à 1760, 8 0 % de 1760 à 1770, (37), 70% entre 1770 et 1780 (20). C'est seulement entre 1780 et 1790 que ce pourcentage tombe au dessous de 55%. La noblesse a donc largement influencé l'histoire de l'académie dans la mesure où ce sont les honoraires qui ont contrôlé les postes principaux 1 2 a et donné à la société son éclat national et international. Le bas clergé qui a eu trois honoraires en 1740-50 n'en donne plus par la suite et c'est le haut clergé qui assure la représentation du premier ordre parmi les honoraires : 6 % de 1760 à 1770, 13 % entre 1770 et 1780,5 % d el 780 à 1790. Enfin, les membres du tiers -état n'accèdent au titre d'honoraire que s'ils peuvent justifier d'un prestige intellectuel indiscuté. En principe on n'y peut arriver que si l'on fait partie «des personnes constituées en dignités... (ou des) littérateurs qui sont d'une des trois académies de Paris»1*0 L'académie fera des exceptions, mais toujours en tenant compte de la situation du postulant dans le royaume des lettres. Le résultat de cette attitude est de lier l'académie dijonnaise avec une quantité incroyable de sociétés françaises et d'académies étrangères. En 1769, les affiliations à des sociétés étrangères et nationales atteignent la cinquantaine. Les honoraires sont ici encore les plus représentatifs. Parmi eux on trouve quatre membres de l'Académie française, six de l'Académie des sciences, cinq de la société royale de Nancy, cinq de l'Académie royale de Prusse, cinq de l'Institut de Bologne, quatre de l'Académie des inscriptions et des belles-lettres, quatre de la Société royale de Londres, trois de l'académie de Lyon, trois de celle de Besançon, trois de celle des Arcades de Rome, trois de l'académie de la Crusca de Florence, trois de l'Académie impériale de Saint-Petersbourg, deux des académies et sociétés de Béziers, Caen, Auxerre, Villefranche, Toulouse, Montpellier, Rouen, un enfin des sociétés de Palerme, un de Mantoue, un de Vérone; un de l'académie de Haarlem et un de celle de Gôttingen, un de la Société royale de Nîmes et un de l'académie de la Rochelle. Les honoraires de Dijon sont ainsi comme une élite intellectuelle, reconnue dans le royaume et en Europe (cf. carte 4). Quand en 1760, Jean-Bernard Michaut, avocat, homme de confiance du président de Ruffey, académicien depuis 1740, sera nommé honoraire, Bernard de Ruffey écrira dans son histoire secrète 1 ' 1 , «quoique Monsieur Michaud ne fut pas d'un état à remplir cette place d'honoraire, il paraissait devoir racheter la bassesse de sa naissance par ses talents littéraires, son zèle et la bonne volonté qu'il avait fait paraître dans l'exercice de la place de secrétaire». C'est en quelque sorte l'aboutissement d'une carrière académique

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et d'une longue collaboration, mais on voit avec quelle condescendance le grand robin parle de son collaborateur. Richard de Ruffey a parfaitement défini la politique qu'il a suivi comme vice-chancelier. En 1763 c'est lui qui exige qu'on limite le nombre des places, «car cette fixation augmentera le mérite des places de l'académie qui deviendront d'autant plus honorables qu'elles deviendront moins aisées à obtenir». 1 3 ' C'est lui qui exprimera en 1769, la conception du rôle éclairé de la noblesse: «Ceux à qui des emplois importants soit dans l'épée, soit dans la robe, dans le ministère, ne permettent pas des études assidues se plaisent à en faire le délassement de leurs travaux et à encourager les talents par leur protection. Les princes donnent eux-mêmes l'exemple et pensent avec raison que la culture de leur esprit est nécessaire pour élever leur âme au niveau de leur rang et soutenir avec honneur la gloire de leur naissance». Le rôle intellectuel de la noblesse apparaît ici comme le couronnement du rôle social. Il appartient à tout noble de donner l'exemple pour «affranchir les esprits des ténèbres de l'ignorance et du fanatisme de la superstition» 133 . Chaque honoraire de Dijon porte en lui-même comme le reflet de cette conception conforme au despotisme éclairé du royaume des lettres. La contre-partie de cette position est de lier l'académie au groupe qui dans la société du 18e siècle occupe le premier rang social. Le recrutement des académiciens ordinaires obéit à des principes presque inverses (cf. graphique 3). De 1750 à 1780 on ne voit plus entrer d'ordinaire appartenant à la noblesse et la catégorie n'en a au total compté que quatre en cinquante ans, soit 6 % . Le clergé au contraire a occupé une place régulière mais sans représentant du haut clergé. Cinq ecclésiastiques de 1740 à 1750 soit 18%, deux entre 1750 et 1760, 6 6 % , deux entre 1760 et 1770, 3 3 % , deux de 1770 à 1780, 18%, deux de 1780 à 1790 soit 2 0 % . Il y a eu au total quatorze ecclésiastiques, soit 22 % parmi les académiciens ordinaires, dont un seul régulier. Le groupe social dominant est constitué par les bourgeois (quarante-quatre représentants entre 1740 et 1793, soit 6 8 % ) , qui forment dès 1740-50, la majorité de la catégorie avec dix-neuf académiciens sur vingtsept, soit 71 % . Entre 1770 et 1780 ils représentent 81 % du recrutement des ordinaires avec treize personnes. Il ressort de ces chiffres que tout au long du siècle la bourgeoisie dijonnaise a pris une part active aux travaux académiques mais dans une situation en quelque sorte subordonnée. Le bon fonctionnement de l'académie repose sur la régularité du travail d'une bourgeoisie dont l'accès aux honneurs est soigneusement limité. La constance de sa participation traduit de toute évidence sa volonté d'expression et cette véritable soif de savoir bourgeoise est illustrée de manière encore plus certaine par les chiffres du recrutement de la catégorie des académiciens associés libres et correspondants.

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Comme pour l'académie de Bordeaux, c'est la catégorie qui est socialement la plus ouverte: 7 7 % de bourgeois de 1740 à 1793 (131). Cette prédominance s'accompagne du recul de la noblesse, 7 % (13), et du clergé, 12% (20) (cf. graphique 5). De 1740 à 1750, chacun des trois ordres est représenté dans le recrutement des associés par un académicien. Dès 1750 la bourgeoisie l'emporte avec plus de la moitié des associés, le pourcentage des bourgeois dans la catégorie

Carte 3. Origine géographique des Académiciens de Dijon -

¡740-1793.

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atteint 8 7 % entre 1760 et 1770, 7 7 % de 1770 à 1790, et il dépasse à nouveau 80 % dans les trois dernières années de la société. De tels chiffres s'expliquent par la conjonction de deux facteurs. L'académie de Dijon est un des moyens de regroupement de la bourgeoisie provinciale mais aussi de la bourgeoisie du pays tout entier. La carte du recrutement de 1740 à 1793, montre en effet cinq foyers principaux. Dijon avec plus ceut-vingt académiciens, tant honoraires qu'ordinaires, Paris avec quatre-vingt-dix académiciens, honoraires non résidents et associés, la Bourgogne avec une représentation de tous les petits centres de la province, Beaune, Auxerre, Montbard, Auxonne, Pagny, Bourbonne-les-bains, Langres, avec une cinquantaine de représentants, enfin les villes du Royaume et de l'étranger (cf. carte 3). Sur la carte l'aire d'influence culturelle de l'académie bourguignonne paraît répondre presque directement aux impératifs de la géographie des communications économiques et administratives. Paris, capitale du royaume, Dijon et la généralité, la France de l'axe de la Saône et du Rhône marquent les bornes de son recrutement et soulignent le rôle essentiel joué par la communauté de structures sociales, les liaisons professionnelles et amicales, (cf. carte 4). La noblesse de Bourgogne, en conservant le contrôle de l'académie, exprimait ainsi tout le poids de la tradition que lui attribuait depuis longtemps le prestige de sa situation locale. Il s'agit d'une aristocratie dont la diversité n'empêche pas une unité fondamentale. Sur les cent douze nobles qui firent partie de l'académie, quatre-vingt-dix-neuf furent des honoraires, quatre des ordinaires et treize des associés. Professionnellement, ils se répartissent de la façon suivante: cinquante-quatre officiers de justice et de finance, vingt-six représentants de la noblesse titrée sans fonction définie, vingt et un de la noblesse au service du roi, et deux de la noblesse militaire en exercice. A la différence de Bordeaux, la part de la noblesse de robe est moins écrasante, 4 7 % de la catégorie soit 14% du total de tous les académiciens dijonnais, pour 5 7 % de la catégorie et 18% du total des académiciens bordelais. La domination intellectuelle du patriciat bourguignon se trouve donc moins exclusivement placée entre les mains des parlementaires, bien qu'ils aient toujours fournis jusqu'en 1770 au moins un quart du recrutement global (cf. graphique 2). Cette situation trahit de façon très nette la puissance sociale des parlementaires et des officiers et les liens qui unissent les cours d u royaume. Parmi eux on relève : Cinq présidents du parlement de Dijon, deux présidents d u parlement de Besançon, un président du parlement de Montpellier, un du parlement de Paris, deux présidents de la chambre des comptes de Dijon, un avocat général, deux trésorier et secrétaire des états de Bourgogne, une majorité de

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conseillers des diverses chambres, plusieurs conseillers des cours des Aydes et des Monnaies. O n notera la prédominance, déjà observée à Bordeaux des officiers de Justice sur tous les autres. Les „financiers" n'entrent guère à l'académie. L'exemple de Lavoisier, reçu en 1789, ne peut être que l'exception qui confirme la règle; sa réputation scientifique l'emportant de beaucoup ici sur sa situation sociale de fermier général. De plus les financiers ne sont qu'associés et non honoraires, c'est le cas de Boullet de La Faye, trésorier de France.

Carte 4. Académies et sociétés dont les 93 Académiciens de Dijon sont membres - 1769.

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Ces remarques permettent de nuancer l'affirmation sans doute un peu sévère de M. Bouchard sur la grande robe au 18* siècle, qui, écrit-il «n'a j a mais renfermé dans son sein tant d'incapables, ni vu siéger sur les fleurs de lys des magistrats plus nobles et plus nuls». 1 3 4 O n peut dire qu'à Dijon toute la vie sociale tourne encore de la centaine de familles de parlementaires. 1 3 6 L'activité même de la ville est liée à leur présence et c'est ce qu'expriment les explosions de joie populaire et les déclarations des représentants du négoce et de la bourgeoisie des avocats et des procureurs en 1775 et en 1788 lors d u retour d'exil des «pères de la patrie». Le parlement est à la fois gage de richesse et symbole de l'opposition au ministère. Sa présence ou son absence conditionne le bon fonctionnement de la justice, les rapports avec le pouvoir et les activités d'une grande partie de la population. La participation des parlementaires à l'activité académique s'inscrit dans la communauté de vie de revenus et de culture qui fait l'unité du milieu noble. 1 3 6 Tous disposent d'un patrimoine immobilier considérable, parce que la terre demeure le facteur indispensable de la condition noble, et que, comme l'a montré P. Colombet, ils ont conservé de leurs lointaines origines bourgeoises l'amour de la terre. Les châteaux des présidents de RufTey et de Brosses, des Legouz et des Guénichot, leur hôtels urbains, leurs seigneuries réparties dans toute la province, leurs terres et, comme pour les bordelais, leurs vignes manifestent avec éclat la richesse foncière d'une classe qui n'est certainement pas sur son déclin. Les grands parlementaires ne dédaignent pas d'arrondir leur fortune en administrant soigneusement leurs biens. Ils touchent des pensions du roi, ils achètent des seigneuries, contractent de riches alliances et s'intéressent à des activités industrielles. 137 Les Legouz à Saint-Seine, les Chartraire, et d'autres imitant en celà un des plus célèbres académiciens, Buffon, ont des forges, des moulins et des tuileries. Leur richesse leur permet comme aux parlementaires de Bordeaux de consacrer une partie de leurs revenus à la culture, aux collections et aux beaux livres. 138 Leur prédominance à l'académie rend compte non seulement de cette fortune mais aussi de leur volonté d'encourager la recherche. Si leur attitude ne va pas sans traduire un esprit de caste et, sans maintenir l'inégalité sociale au sein de l'académie, ils n'en apparaissent pas moins comme les protecteurs de la diffusion des nouvelles idées. O n retrouve sur ce point la double conviction que l'on peut relever dans leur attitude politique à la fin du siècle, où ils sont à la fois les défenseurs des «droits de la Nation» contre une monarchie critiquée, et les protecteurs des privilèges contre la bourgeoisie soucieuse d'émancipation. Cette prédominance a été rendue possible par la politique d'alliance systématique entre le patriciat et les autres catégories de la noblesse. L'appui de la noblesse de cour et des grands noms de la province est peut être encore

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plus marqué qu'à Bordeaux et il est attesté par la régularité de la place tenue dans le recrutement global, 6 % entre 1750 et 1760, 7 % de 1760 à 1770, 9 % et 10% dans les treize dernières années de l'académie. Trois catégories y apparaissent de manière assez nette, d'abord les familles de la noblesse dijonnaise, les Thiard, les Bissy, les Thésut, les Milly, parfois alliées aux familles de robe comme les Lacurne ou les Rigoley; ensuite les grands noms d'une noblesse nationale et européenne, le comte d'Albon, le marquis d'Argens, chambellan du roi de Prusse, le baron Constant de Rebecque, le comte Borck de Varsovie, physicien et naturaliste réputé, le chevalier de Boufflers de Nancy; enfin quelques uns des noms de la noblesse de cour comme le comte d'Antraigue, le comte de Chastellux et le chevalier de Cubières. Les liens avec la Bourgogne, familiaux et amicaux, la réputation intellectuelle et l'expression de la reconnaissance envers des protecteurs illustres sont les trois facteurs qui dictent ce choix. Le comte de Milly est reçu honoraire autant pour son titre que pour ses travaux de chimiste, et il en va de même pour le marquis de Condorcet, le comte de Lacépède et le prince de Bauveau, qui est de l'Académie française, le comte de Bissy qui est aussi de l'Académie française. C'est ainsi que dans la décennie 1780-90 entrent à l'académie plusieurs nobles qui gravitent autour des princes du sang. Le chevalier de Cubières est écuyer de la comtesse d'Artois 1 ", le comte de Chastellux est chevalier d'honneur de Madame Victoire. En ce qui concerne les représentants de la noblesse au service du roi, la raison essentielle de leur entrée à l'académie est leur rôle de protecteur. Vergennes, le marquis d'Argenson, les intendants de Villeneuve, de Feydeau, Amelot et Dupleyx, le grand bailly de Bourgogne sont les garants de l'appui de l'administration royale. C'est l'expression d'un accord qui s'est déjà manifesté avec la protection du prince de Condé et du duc de Bourbon, du comte de Saint-Florentin et de Maupas en 1740, lors de la fondation de l'académie. 140 Les Condé ont assuré leur patronage à la société pendant tout le siècle et ont reçu de nombreux témoignages d'attachement en échange. En 1764, Louis Joseph de Bourbon a accepté le titre de «protecteur» et Hugues Maret alors secrétaire pouvait le remercier en termes flatteurs. Ce rôle est d'ailleurs, pour le prince, inséparable de celui de gouverneur de Bourgogne. On sait qu'au-delà de la phraséologie courante qui sert à exprimer l'attachement dynastique, on a pu relever des marques positives de l'activité du prince en Bourgogne. Dans ses rapports avec l'académie, s'il n'a pas été un animateur direct, il n'en apparaît pas moins comme un protecteur influent, adulé et flatté. 141 Les mêmes liaisons apparaissent dans le recrutement des nobles militaires. Les conséquences pratiques de ce choix sont du domaine du patronage. Les nobles n'ont pas seulement participé aux travaux de la société, ils l'ont

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aussi comblé de leurs dons. 142 Les collections de médailles d u président de Ruffey, les cadeaux en argent de la marquise de Rochechouart, le legs Pouffier bien sûr, le prix créé par le marquis du Terrail, le cabinet d'histoire naturelle de Legouz de Gerland sont venus enrichir l'académie. C'est pourquoi elle a pu en partie échapper à la nécessité de demander des subventions à l'administration, ce qui n'est certainement pas le cas de toutes les académies. 143 Mais en échange, les destinées de la société ont été étroitement liées, comme à Bordeaux, à celles du Parlement et du patriciat. Lors des deux grandes crises durant lesquelles s'affrontent les cours souveraines et le pouvoir en 1771 et 1788, l'attachement de l'académie au Parlement a été à chaque fois proclamé. 1 4 4 En 1772, le président de Brosses qui a été exilé par le ministère est élu chancelier par l'académie. En 1788, elle accueille solennellement le retour des parlementaires dont elle qualifie l'exil «d'événement funeste». Guyton de Morveau dira alors «L'académie ne peut cesser d'être unie au Parlement par les liens les plus forts et en même temps les plus doux, les noms de ses fondateurs, de ses bienfaiteurs, de la plupart de ceux qui ont fait réfléchir sur elle une partie de la gloire qu'ils ont acquise, les magistrats appelés à la diriger, tout lui retrace continuellement les motifs de son attachement et concourt à l'entretenir». 1 4 5 A lire de tels propos, la robe dijonnaise n'apparaît pas prisonnière de l'académie «bourgeoise» que décrit M . Bouchard. 14 « Le clergé occupe dans l'académie une position moyenne, 22 % des ordinaires, 12% des correspondants et 8 % des honoraires seulement. Parmi ces derniers le haut clergé l'emporte avec deux évêques et deux abbés. La personnalité la plus représentative fut sans conteste Poncet de la Rivière, évêque de Troyes, et abbé commendataire de Saint-Bénigne de Dijon, élu honoraire en 1762 et chancelier en 1764. Protégé par les Condé, criblé de dettes, chassé de son diocèse, ce prélat pittoresque doit son entrée à l'académie plus à ses appuis et à sa situation q u ' à ses moeurs et ses oeuvres. L'abbé Louis Henri de la Fare, abbé de Licques, doyen de la Sainte Chapelle, élu du clergé en 1784 et évêque de Nancy en 1788, est un exemple plus représentatif d'un choix tenant compte des oeuvres. C'est certainement sur se critère que la plupart des ecclésiastiques ont été admis. Sur trente-huit représentants du bas clergé, trente et un sont des séculiers, sept seulement des réguliers. Parmi les premiers, dix sont recrutés hors de la province et tous les autres dans le clergé de Dijon ou de la bourgogne. La plupart d'entre eux sont pourvus de bénéfices et le plus souvent exercent une activité professorale ou savante. Sur les seize représentents du clergé de Dijon on compte cinq chanoines, quatre professeurs au collège de la ville, le bibliothécaire de la Bibliothèque publique, trois vicaires des principales paroisses et trois abbés sans qualification précise. Parmi les membres du clerçé

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de la province, la moitié occupent un bénéfice et le quart sont des professeurs. Enfin dans les ecclésiastiques pris hors de la Bourgogne on trouve surtout des savants, parmi lesquels d'ailleurs l'abbé Expilly, chanoine de Tarascon. En définitive, comme à Bordeaux, le clergé académicien est à Dijon déchargé des soucis matériels et tous les ecclésiastiques paraissent occuper dans l'église des situations qui leur permettent d'exercer une activité de recherche. Le petit clergé des paroisses rurales et des petites villes est le moins représenté. A Dijon même le clergé entré à l'académie constitue une minorité par rapport à la population ecclésiastique totale. Sur plus de mille clercs, d'après le recensement de 1763, à peine une vingtaine ont eu accès aux activités de l'académie. La représentation de la bourgeoisie a été notablement plus importante et son apport peut-être plus lourd de conséquence. Les bourgeois dominent les catégories des ordinaires et des associés. Deux pôles principaux comme à Bordeaux : Le corps médical et le groupe des savants des écrivains et des artistes. De 1740 à 1793 les médecins, et leurs auxiliaires composent 20 % du recrutement global. O n compte cinquante huit médecins, quatorze chirurgiens et trois pharmaciens soit plus du tiers de la bourgeoisie académique. De plus, le corps médical est représenté de façon à peu près équilibrée entre toutes les catégories, honoraires exclus. Il forme 3 2 % des ordinaires et 3 0 % des correspondants. Ces pourcentages représentent respectivement 5 0 % et 4 7 % de la seule bourgeoisie dans ces catégories. Cette place importante occupée par les médecins est due à l'éclat de la tradition médicale en Bourgogne et à l'activité scientifique intense de ce groupe. Depuis le 17e siècle, le collège des médecins contrôle sévèrement le travail du corps médical tout entier, les pharmaciens, apothicaires et chirurgiens acceptant cette surveillance depuis le début du 18e siècle. 147 Les médecins de l'académie font partie d'une élite savante qui dans tout le royaume se distingue par ses activités scientifiques et intellectuelles. Comme à Bordeaux, cette catégorie est partiellement liée aux services administratifs. Nulle autre famille plus que la famille Maret qui a eu à elle seule deux représentants à l'académie, Jean-Philibert Maret, fils d'un maître en chirurgie, chirurgien major de l'hôpital de Dijon et son neveu Hugues Maret l'homme peut-être le plus laborieux de la compagnie, n'a illustré cette orientation. 1 4 8 Le second groupe qui domine la bourgeoisie académique est celui des savants, des écrivains et des artistes. L'orientation de l'académie de Dijon parait être plus nette en ce sens que celle de Bordeaux, car ce groupe constitue 13% du recrutement global (5% à Bordeaux) et 2 4 % de la bourgeoisie (13% à Bordeaux). Fait intéressant et original encore par rapport à l'académie bordelaise, il est divisé de manière à peu près égale entre la catégorie des honoraires et celle des associés. A Bordeaux, les «intellectuels»

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ne sont qu'associés. De ce point de vue, l'ouverture aux mérites et aux talents est plus marquée en Bourgogne qu'en Guyenne. Comme ce recrutement ne peut se faire statutairement que dans des milieux ayant des liens avec la province, il traduit de façon pertinente l'expansion intellectuelle de la Bourgogne. O n y retrouve en effet, sur quarante-huit personnes, d'une part les célébrités littéraires artistiques et savantes du monde bourguignon et d'autre part les grands noms des lettres et des sciences. Parmi les honoraires, douze hommes de sciences sur dix-huit. La diversité est beaucoup plus grande chez les associés. La musique et les beaux-arts y sont représentés p a r Rameau, Greuze, Hoin Vincent, les sculpteurs Buchot, Caffiéri et Attiret, le graveur Varin ; les lettres par l'auteur dramatique Bret, par Poinssinet, Crébillon fils, Charbonnier, Mallet-Butini de Genève et François de Neufchâteau ; les sciences par Valmont de Bomare, Guenau de Montbélliard, Lalande, le minéralogiste espagnol Angélo, le botaniste Soulavie. Plus que celle de Bordeaux, l'académie dijonnaise rassemble tous les talents. Elle ratifie les réputations, mais elle encourage aussi les espoirs. La réception de François de Neufchâteau prend ici allure de symbole. Fils de maître d'école, jeune, pauvre et poète, protégé par la comtesse de Rochechouart et le bailly d'Hénin Liétard, il est accueilli par le monde académique tout entier comme un jeune prodige de quatorze ans. Dijon le reçoit en 1765, mais aussi Lyon, Marseille et Nancy. L'entrée dans l'univers académique est un des facteurs d'une ascension sociale. Certes on admet ses talents, et si on le reçoit, c'est, comme le déclare H. Maret, parceque «on a senti qu'une aurore si brillante présageait les plus beaux jours»; mais comme il l'a écrit au protecteur du jeune poète, c'est parcequ'il a mérité la bienveillance de si respectables protecteurs et sans cette bienveillance l'académie se serait contentée de le complimenter. En faisant plus que cela pour plaire à ses protecteurs, l'académie a contribué de manière non négligeable à lancer une carrière brillante. L'importance de ce groupe paraît illustrer la fonction, sociale des académies de province, et leur rayonnement national et même européen. Quatre autres catégories se partagent le quart d u recrutement bourgeois. Les professeurs, dix-neuf; les avocats, seize; les officiers roturiers et les administrateurs, vingt; et les ingénieurs d'une catégorie sociale très voisine, huit. La répartition est à peu près égale entre les ordinaires et les associés. Les professeurs sont parmi les ordinaires au nombre de quatre pour six avocats, sept officiers et employés, quatre ingénieurs. Ils sont quinze pour huit avocats, douze officiers et administrateurs, quatre ingénieurs parmi les associés. Parmi les académiciens ordinaires on trouve surtout les professeurs de belles-lettres du collège de Dijon, trois pour un professeur de mathématiques. Par contre chez les associés on a un professeur de théologie pour

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quatre physiciens, trois botanistes, trois naturalistes, deux mathématiciens et deux chimistes, dont Chaptal qui enseignait alors à Montpellier. Professionnellement, ces enseignants ont acquis par la suite une réputation scientifique incontestable ; on voit ainsi quelle importance avait, au cours d'une carrière, une réception dans les académies (cf. graphique 2). Le chiffre important des officiers et administrateurs et, à la différence de Bordeaux, celui des avocats, s'explique certainement parce qu'il incarne, dans une ville plus petite où par conséquent les parlementaires ont une action dominante, l'échelon social et professionnel intermédiaire entre le patriciat et le reste de la bourgeoisie. Il s'agit d'un groupe qui compte à Dijon plus de deux cents représentants (cent dix avocats en 1789, soixante procureurs et une quinzaine d'huissiers). 14 ' Il est intéressant de remarquer qu'ils ont tenu dans le recrutement des années de démarrage de l'académie une place plus importante que par la suite. 12 % de la totalité des académiciens entre 1740 et 1750, 18% pour les ordinaires, 5 % seulement par la suite, ce qui est d'ailleurs un maximum atteint entre 1780 et 1790. Ce n'est qu'à la fin du siècle qu'une nette coupure spirituelle s'établit entre le barreau et le patriciat. 160 Le corps des avocats n'est d'ailleurs pas homogène et lors de la grande querelle de 1788 où s'affrontent avocats et parlementaires, un quart des premiers se range encore au côté des derniers. Les places d'académiciens ont certainement joué un rôle important dans les carrières provinciales. Comme l'office, qui est un moyen de monter dans l'échelle de la société, la nomination à l'académie est un moyen de consolider une situation. L'éventail des offices et des places montre la part active tenue par la bourgeoisie académique dans l'appareil administratif et judiciaire. Trois procureurs, deux commis greffiers, plusieurs inspecteurs des manufactures, dont Roland de la Platière, plusieurs commissaires de la marine et des administrations militaires, le directeur de la manufacture de glaces de Rouelle, deux subdélégués, deux représentants de l'administration des grandes familles, un secrétaire des commandements du Prince de Condé et un du prince de Rohan, deux censeurs royaux, Lebret et Rousselot de Surgy; enfin dans les années 1790-1793 trois représentants des nouvelles administrations municipales. Dans l'ensemble, une réputation savante a pu déterminer certains choix dans ce groupe; c'est le cas de Daubenton, subdélégué de Montbard mais aussi collaborateur de son frère et de Buffon, rédacteur de l'Encyclopédie. Comme à Bordeaux, le poids des fonctionnaires s'accroît encore si l'on considère les ingénieurs et les architectes, neuf au total. Ils ont pour la plupart occupé des postes d'autorité au service de l'état. Certains, comme Perronet, appartiennent ou appartiendront à l'administration centrale; tous sont du corps des ponts-et-chaussées de la province ou bien sont affectés au service de

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l'administration des bâtiments. Un seul, Bellini, de Grenoble est ingénieur des mines. La carrière de François Pasumot est assez caractéristique de cette catégorie. Ingénieur, géographe, il enseigne aussi les mathématiques et la physique au collège d'Auxerre; il entre à l'académie en 1769 après avoir proposé un projet de canal de Bourgogne; secrétaire de la société d'Auxerre il finira sa carrière sous l'Empire comme sous-chef du Bureau des cartes et plans de la marine. D'autres ont eu une carrière plus locale: Pierre Joseph Antoine, associé en 1778, sous-ingénieur de la province en 1763, ingénieur en 1782, ingénieur en chef en 1790. Deux faits soulignent l'importance capitale de cette catégorie sur le plan local et dans l'ascension sociale et intellectuelle de la bourgeoisie en ce qui concerne les milieux académiques : d'abord la régularité de son recrutement, 6 % de 1740 à 1760, 7 % entre 1770 et 1780, 11 % de 1780 à 1790 et 7 % encore de 1790 à 1793; ensuite la part plus importante chez les ordinaires que chez les associés, 17 % pour 9 %. Les limites du recrutement bourgeois sont ainsi nettement tracées. Parmi les honoraires, aucun roturier ; parmi les ordinaires, un seul représentant de la bourgeoisie des métiers, et encore s'agit-il d'un arpenteur. Ce n'est que parmi les associés que l'on peut espérer trouver les représentants d'une bourgeoisie qui ne soit pas celle des talents, des offices, de la médecine ou des carrières libérales. Dix officiers de l'armée non nobles, tous reçus entre 1780 et 1790, dont Prieur Duvernois et Carnot, illustrent en quelque sorte le rôle intellectuel de l'armée. On ne sait si le maître de forges Bouchu, doit sa réception, en 1773, à sa popularité en Bourgogne, à ses origines familiales (il était fils d'un avocat assez riche), à sa fortune fondée en grande partie sur les revenus provenant des forges du duc de Penthièvre qu'il a prises à ferme, ou bien encore à l'amitié que lui témoigne Buffon et à sa collaboration à Y Encyclopédie. Cette exception importante, étant donnée la personnalité de Bouchu1®1, n'en marque pas moins de manière révélatrice les limites extrêmes du recrutement académique dijonnais. L'académie n'admet aucun représentant de l'industrie et du négoce, pourtant actifs dans la ville. Si la bourgeoisie s'établit dans la société comme dans une forteresse 142 c'est en fonction de la hiérarchie sociale urbaine. A ce point de vue il est assez intéressant de voir que l'on ne peut ramener la présence des bourgeois dans l'académie à celle des médecins, et que leur prédominance n'est pas aussi clairement établie que l'ont écrit M M . Tisserand et Bouchard. L'évolution du recrutement des ordinaires (cf. graphique 3) montre qu'après une entrée en force (37% en 1740-50) ils sont moins nombreux par la suite et ils ne retrouvent une place aussi importante que dans les années 1770-90. Entre 1750 et 1770 ce sont les avocats, les architectes, les ingénieurs et les administrateurs, les professeurs et les officiers roturiers qui fournissent l'essentiel des nouveaux reçus.

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Sur une population dont le chiffre total est d'après les calculs de M. Bouchard de l'ordre de 23500 habitants 1 6 3 , les académiciens se recrutent dans la minorité des privilégiés et au sommet de la bourgeoisie. Les exempts de taille sont évalués, en 1770, à un millier de chefs de famille, ce qui donne, si l'on compte les deux mille ecclésiastiques et religieuses, un ordre de grandeur de près de deux mille personnes privilégiées, sans compter les familles. Par ailleurs la capitation de la même période fournit une indication certainement critiquable, de deux cent quatre familles parlementaires, quatre vingt six pour la chambre des comptes et quarante six pour le bureau de finance, plus quelques deux cent cinquante familles nobles. Ces deux résultats permettent de situer assez bien les limites du recrutement. Si l'on tient compte des indication du dénombrement de 1784 154 , on obtient pour la fraction bourgeoise de la population qui regroupe avocats, médecins, chirurgiens, notaires, officiers, et principaux négociants le chiffre de cinq cent vingt neuf personnes sur plus de vingt deux mille. Ce résultat est très certainement discutable mais il est intéressant dans le mesure où il comporte des catégories qui n'ont pas été représentées à l'académie. Si l'on se contente, à charge de vérifications ultérieures, de cette évaluation, on arrive à estimer les couches sociales où se recrutent les académiciens dijonnais à moins du quart de la population. Compte tenu des corrections qu'imposent les apports extérieurs et en particuliers le recrutement des honoraires et des associés, le recrutement académique est étroitement soumis à l'influence de l'environnement. Comme à Bordeaux, on se trouve en présence d'une minorité de notables privilégiés des deux premiers ordres et des représentants des couches supérieures de la bourgeoisie, avec une très nette dominante des couches liées à l'administration, à la justice et aux sciences médicales. De la Bourgogne à la Champagne, l'analyse des assises sociologiques du recrutement académique apporte quelques nuances supplémentaires. J e u n e académie, mais ancienne société littéraire, l'académie de Châlons-sur-Marne est peut-être, plus que celles que nous venons d'analyser, soumise à l'influence de son milieu de formation. Globalement, le nombre total des académiciens y est moins important q u ' à Bordeaux et q u ' à Dijon avec cent cinquante huit membres en près de quinze ans, et soixante cinq pour la société littéraire, dont une partie est d'ailleurs passée dans l'académie. " s (cf. graphiques 2-3-4-5 Châlons). Si l'on regarde le tableau du recrutement général (cf. graphique 2) trois leçons s'imposent. En premier lieu, lors de la délivrance des lettres-patentes, la dominante de recrutement est bourgeoise, seize académiciens soit 5 3 % pour onze ecclésiastiques et neuf nobles, soit 2 5 % et 2 1 % . Ces chiffres répètent curieusement ceux de la société littéraire entre 1756 et 1770, 53 %

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pour la bourgeoisie et 39% pour les deux premiers ordres. Comme la société littéraire et les lettres-patentes ne nommaient pas d'honoraires, la situation est à peu près la même en 1750 et 1775. Par contre dès que les académiciens eurent procédé à la nomination d'honoraires, de 1776 à 1785, les proportions sont rigoureusement inversées : 45 % pour la noblesse, 25 % pour le clergé et seulement 27 % pour la bourgeoisie. Ces indications ne font que traduire imparfaitement les tendances réelles du choix académique, car elles assimilent entre elles les différentes catégories soigneusement distinguées dans les statuts et par la pratique. Mais elles ont cependant une valeur indicative sur le rôle du clergé et des nobles et sur une participation bourgeoise plus nuancée qu'au sein des autres académies, dans la mesure où elles sont en conformité avec l'image même de la hiérarchie sociale de l'ancien régime. Il faut cependant retrouver la réalité en analysant là aussi les modalités du recrutement en fonction des critères académiques. En 1775, sur dix-neuf titulaires, cinq sont des membres du clergé, au premier rang desquels trois chanoines de Châlons, le vicaire général du diocèse et un curé, cinq sont des bourgeois et quatre sont des nobles. De 1775 à 1790, le pourcentage de la représentation bourgeoise s'accroît et atteint 47 %, celui de la noblesse s'accroît aussi et atteint 35 %, celui du clergé baisse et tombe à 12%. En moyenne sur les dix-huit années d'existence de la société, le nombre total des privilégiés des deux premiers ordres l'a emporté. Ce qui montre un changement par rapport à la société littéraire où au contraire la dominante sociale des ordinaires était bourgeoise, avec 50% des sièges. Ce fait prend toute son importance si l'on se souvient que les académiciens titulaires sont tous originaires de Châlons (cf. graphique 3). La participation du clergé, 20% de 1775 à 1793, est un peu plus élevée qu'a Bordeaux, 19%, mais moins élevée qu'à Dijon, 22%. Elle traduit la forte empreinte ecclésiastique de la capitale de la Champagne, treize paroisses pour douze mille habitants en 1785, et un chiffre de population ecclésiastique de l'ordre de trois cent cinquante personnes, d'après les dénombrements de 1765 et 1773. Il est intéressant de noter que la représentation ecclésiastique est exclusivement séculière: trois chanoines, deux vicaires généraux, deux curés paraissent être l'élite d'un groupe de quatrevingt-sept curés et chanoines en 1765 qui atteint quatre-vingt-onze personnes en 1785 ; le recul entre ces deux dates du chiffre des communautés religieuses, s'il est lié à une crise de ces communautés (70 en 1765 et 44 en 1785), expliquerait leur absence à l'académie. Les ecclésiastiques qui participent aux travaux académiques sont issus des communautés séculières les plus riches. Cette activité s'inscrit là aussi dans un type de vie conforme à la hiéarchie ecclésiastique, favorisé par des revenus réguliers, mais à la différence de

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Bordeaux et de Dijon, ce sont des prêtres qui ne sont pas déchargés des soucis pastoraux, puisque plus de la moitié exercent un ministère dans une paroisse ou à l'évêché. La place de la noblesse à l'académie est également conforme à son rôle local. Sur onze titulaires nobles, deux seulement n'ont pas d'activité au moment de leur inscription sur les listes académiques. Ce sont des officiers titulaires des charges judiciaires et administratives d'une ville moyenne. Quatre trésoriers de France, le président de l'élection, le lieutenant du baillage et siège présidial, le lieutenant criminel, un conseiller au présidial et un du bureau de finance sont les représentants d'une noblesse essentiellement urbaine d'un niveau beaucoup moins élevé que les patriciats bordelais et dijonnais. On notera qu'à la différence des académies de ces deux villes, une place importante est faite aux officiers de finances. La distinction entre les noblesses paraît ainsi s'atténuer en fonction inverse de la grandeur de la ville. Tous sont les représentants d'une réalité sociale qui donne le premier pas au rang et à l'activité. Privilégiés du mode de vie ils mènent une existence confortable entre leur résidence urbaine et leur châteaux des champs. La bourgeoisie châlonnaise qui participe aux activités des ordinaires est très nettement dominée par des personnages liés à l'administration. Quatre employés et ingénieurs sur quinze composent 46 % de la catégorie. Parmi eux on trouve le secrétaire général de l'intendance, qui est aussi inspecteur de la librairie pour la province, un administrateur des hôpitaux, ancien fonctionnaire, un inspecteur général des bâtiments, l'ingénieur en chef des ponts-et-chaussées de la généralité, et l'ingénieur architecte des bâtiments de l'intendance Poterlet, qui est aussi un des animateurs de la loge maçonnique enfin un sous-ingénieur. Le poids de la fonction administrative et le rôle éclairé que certains fonctionnaires des intendances ont pu jouer est ici clairement mis en lumière. L'académie suit ici la tradition de la société littéraire puisqu'on y trouvait déjà six administrateurs, dont l'ami de Diderot, Guillaume Vialet qui a quitté la Champagne avant la fondation de l'académie pour diriger les ponts-et-chaussées de la généralité de Caen. Avant 1760-70 l'activité intellectuelle de ce milieu champenois gravitant autour de l'administration est attestée également par le rôle important du beau-frère de Sophie Volland, Legendre, ingénieur de la généralité qui ne fut pas luimême de l'académie mais dont plusieurs amis et subordonnés furent académiciens. Le second groupe par ordre d'importance est constitué par les professeurs : trois, un professeur de lettres du collège Sabathier qui fut aussi libraire et secrétaire perpétuel, un professeur de dessin et un de mathématiques. La société littéraire ne comptait qu'un seul professeur. Avec deux avocats, deux médecins, un graveur horloger, on atteint les bornes de ce recrutement.

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L'académie exclut la majorité bourgeoise de la ville. Elle ne recrute q u ' a u sommet de la hiérarchie; artisans, rentiers, négociants et marchands sont exclus comme à Dijon et à Bordeaux. Ce n'est pas une question de niveau de fortune, mais un problème de place occupée réellement dans la hiérarchie sociale urbaine. En exprimant de manière assez nette leur sentiment sur ce point, les académiciens châlonnais ont invoqué des raisons qui ne peuvent être retenues que pour cet exemple précis et que l'on ne saurait étendre â Bordeaux et à Dijon. L'abbé Beschefer chanoine de la cathédrale, issu d'une des meilleures familles de la Champagne, vicaire général du diocèse, a dans son mémoire historique sur la province, regretté vivement la décadence d u commerce châlonnais et «l'indolence» des manufacturiers et des négociants de la ville. Il semble bien q u ' à ses yeux la stagnation économique, le m a n q u e d'activité et de dynamisme d'un groupe social nuise à sa représentativité. A la différence de Bordeaux, où l'académie élimine pratiquement les représentants d'une bourgeoisie incontestablement en plein essor, par u n e sorte d'autocensure conforme à une conception aristocratique du rôle intellectuel des élites urbaines, à la différence de Dijon où la force du patriciat a joué dans le même sens q u ' à Bordeaux, il s'agit à Châlons-sur-Marne d ' u n e conscience claire de l'impossibilité de trouver dans le négoce ou dans l'industrie des gens d ' u n mérite tel qu'ils puissent entrer à l'académie. Faut-il tenir compte de la conjoncture différente, de la fondation plus tardive de la société châlonnaise? Il ne semble pas que ce fait soit déterminant car la société littéraire recrutait dans les années cinquante avec les mêmes exclusives, à quelques nuances près. Cette question a l'avantage de faire sentir toute la complexité d'une analyse sociologique de ce type. Le poids de traditions sociales anciennes nées dans des contextes très différents est en dernier recours le facteur principal de l'absence d'une attitude commune qui, paradoxalement d'ailleurs, aboutit aux mêmes résultats dans les trois exemples étudiés, c'est-à-dire l'exclusion d'une certaine bourgeoisie. Il faudrait pouvoir procéder à une contreépreuve et analyser un type d'académie où l'on ne rencontrerait pas les mêmes caractéristiques. M . Trénard a excellement abordé le problème quand il a analysé les relations de l'académie lyonnaise avec les pays étrangers. 157 Les lettres-patentes de l'académie de Lyon en 1758 évoquent explicitement le rôle du commerce et des liens entre le négoce et la vie intellectuelle. Peut-être le fait qu'il n'y ait pas, dans le grand centre de la vallée du Rhône, d'élites patriciennes et parlementaires, que la noblesse de Lyon ne soit pas coupée du négoce, que les gains d u commerce y aient multiplié les ennoblis, ont été des facteurs déterminants. L'attitude de l'administration a été également importante en Champagne; les intendants ont pendant tout le

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siècle dénoncé l'inertie de la ville et de sa bourgeoisie dans ce domaine. Il s'agit donc d'une attitude moyenne entre celle des Lyonnais et celle des Bordelais-Dijonnais. L'exclusion des représentants du négoce est en quelque sorte plus positive que négative. Elle exprime davantage la constatation d'un manque qu'un jugement social aristocratique. En 1773, quand Sabathier se lance dans une entreprise industrielle de papeterie qui lui rapportera cinq mille livres par an, le marché de fourniture de l'intendance lui est assuré et

Carte 5. Origine géographique des Académiciens de Châlons -

1775-1793.

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l'académie ne songe pas à l'exclure. La conscience d'appartenir à une élite qui travaille pour le développement de la province parait être plus qu'ailleurs le facteur essentiel. Le recrutement des associés et des correspondants traduit plus encore ce rôle provincial mais il indique également l'influence nationale de l'académie (cf. carte 5). De 1775 à 1793 les Châlonnais et les Champenois ont formé 4 0 % de la catégorie. Trente-quatre, dont dix-sept habitants de Châlons et dix sept de la province. L'académie recrute dans les centres importants et dans les bourgs de la Champagne : deux Rémois, trois habitants de la ville de Troyes, deux de Vitry, et un de Saint-Brice, Sermaize, Saint Dizier, Bar-sur-Aube, Boissy, Montfaucon, Silley-le-Guillaume, Tronc, Montcez et Rethel. 1 5 8 En août 1785, les académiciens voulant sans doute préciser les rapports entre ordinaires et associés, décident de ne plus admettre d'associés résidents à Châlons même, c'est pour eux le moyen de dépasser le campanilisme pour le meilleur profit de la province. Les parisiens sont au nombre de vingt huit, soit 3 4 % . L'influence des académies parisiennes et des grandes institutions de la capitale y est manifeste. O n y trouve: trois censeurs royaux, l'abbé Le Chevalier, les docteurs Raulin et Missan; cinq représentants de l'académie des sciences, Bailly, Grignon, Buchoz, Pingré et Desmarets; trois membres de l'université. Le choix d'appuis prestigieux se combine avec les relations personnelles, puisque un certain nombre d'entre eux se sont trouvés en Champagne à un moment de leur carrière. C'est le cas de l'abbé Furgault, ancien professeur au collège de Châlons et professeur de l'Université de Paris, c'est le cas du commissaire des guerres Dupré d'Aulnaye, de Monsieur de Bernières, un des quatre contrôleurs généraux des Ponts-et-chaussées, de Monsieur Dailly commis au contrôle général. Les solidarités familiales, administratives et ecclésiastiques interviennent pour dicter le choix des académiciens. 1 " La société, comme celle de Bordeaux et celle de Dijon, est fière de ses correspondants illustres. Ce sont les mêmes facteurs qui expliquent le recrutement des associés des villes de Besançon, Dijon, Metz, Verdun, Strasbourg, Toulouse et Bordeaux, qui constituent 26 % du recrutement. Les liens des sociétés entre elles sont déterminants. C'est en particulier le prestige des sociétés étrangères qui assure la présence à l'académie de Formey, secrétaire de l'Académie de Prusse, de Réginaldo de l'Académie de Cortone, de l'abbé de Rulle bibliothécaire du grand duc de Toscane, de Thibauld de l'Académie de Prusse, de Mazza, bibliothécaire du duc de Parme, de Necker, historiographe à Mannheim, enfin de Zanetti, bibliothécaire de la sérenissime république de Venise. Socialement, le monde des correspondants diffère assez peu de celui des ordinaires. La position respective des trois ordres sont, 30 % pour le clergé,

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20 % pour la noblesse et 48 % pour la bourgeoisie. Comme à Bordeaux et à Dijon, il y a une plus nette dominante bourgeoise mais le trait typiquement châlonnais c'est le faible écart ordinaire-associé; pendant la même période les rapports sont chez les ordinaires de 2 0 % pour le clergé, 3 2 % pour la noblesse et 45 % pour la bourgeoisie. Ceci tient sans doute à l'importance du recrutement des associés à Châlons même jusqu'en 1785. O n constate aussi le même changement dans le recrutement par rapport à la société littéraire que l'on a déjà relevé pour les titulaires. Tout se passe comme si, devenue académie, la société ouvrait ses portes plus grandes aux représentants des deux premiers ordres et les fermait en partie aux bourgeois. Ceux-ci formaient 51 % de la société littéraire et ils ne forment plus que 4 8 % des associés de l'académie. O n objectera que cette différence est bien faible; sans doute, mais il faut cependant tenir compte d'un fait nouveau. La part de la bourgeoisie est plus élevée dans la liste des associés nommés par les lettres patentes de 1775 que dans la liste des associés choisis ensuite par les académiciens. 6 3 % de bourgeois, pour 17% de nobles et 2 0 % d'ecclésiastiques d'une part, 4 5 % , 2 0 % , 3 5 % d'autre part. Le recrutement approuvé par le pouvoir royal est en quelque sorte plus ouvert que celui dont est responsable l'académie elle-même. Il semble que les modalités locales de la cooptation soient ici responsables (cf. graphique 5). Les catégories où s'opèrent le recrutement des associés sont à ce point de vue également significatives. Sur quinze nobles, six appartiennent à l'aristocratie champenoise, à des familles illustres de l'armoriai, les Baugier, les Pastoret, les Desprez de Boissy, les Leblanc du Plessis, les Froberville. Par contre on ne trouve que six officiers I0 °, deux nobles au service du roi et deux militaires. La noblesse des académiciens associés est donc dans une certaine mesure plus représentative de la noblesse titrée locale que celle des ordinaires, dominée par les officiers. Parmi les prêtres, vingt et un sont des séculiers, mais le trait nouveau est la présence des réguliers. Dans la première catégorie, un tiers exerce des fonctions enseignantes, quatre des fonctions intellectuelles importantes; censeurs, bibliothécaires archivistes ; quatre sont des chanoines de chapitres importants 1 8 1 , cinq sont des curés et deux seulement abbés séculiers. Dans le second groupe, on compte un représentant d u haut clergé régulier, l'abbé de Saint-Germain, trois bénédictins et un minime. La bourgeoisie des associés est à la différence de la bourgeoisie des ordinaires dominée par les mêmes groupes sociaux que les associés de Dijon, c'est à dire les médecins et les écrivains, savants et artistes, qui composent respectivement 14% de l'ensemble des associés mais 3 0 % de la seule bourgeoisie. A la différence de Dijon les célébrités du monde des lettres et des sciences y sont cependant moins nombreuses. O n y trouve malgré tout deux docteurs, régents de la faculté de Paris, deux médecins du roi, et plusieurs représen-

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tants des académies parisiennes. Dix officiers roturiers et employés des administrations provinciales et centrales complètent l'apport de la bourgeoisie. 1 " A Châlons comme à Dijon, la liaison du monde académique et de l'administration est un trait essentiel du recrutement des associés. L'unité du monde académique reçoit ici une illustration de plus. Trois avocats et trois professeurs n'apportent pas à ce tableau de modifications importantes. La bourgeoisie des associés châlonnais est aussi celle des talents et du savoir, celle des capacités.

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26

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Graphique 8. Recrutement des concours.

La leçon qui s'impose à l'analyse de la dernière catégorie académique est simple : celle-ci est tout entière composée par des privilégiés des premier et second ordres et par suite sa fonction paraît être exclusivement une fonction de patronage (cf. graphique 4). L'analyse géographique et l'analyse sociologique se rejoignent ici: 42% sont des parisiens, 26% des provinciaux, 16% des membres de l'aristocratie provinciale, 16% des français à l'étranger (cf. carte). Socialement, on compte 23% de représentants du haut clergé. 1 " Plus que Dijon et Bordeaux l'académie de Chalons, traditionnelle-

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ment présentée comme une des plus audacieuses du royaume, s'est placée sous le patronage du haut clergé. Ce fait est assez évocateur de l'importance q u e la caution morale directe ou indirecte et que l'appui attendu des privilégiés tient dans la vie académique. C'est certainement ce que l'on attend également des grands noms de la noblesse portés sur les listes. 45 % occupent une charge de l'état, moins de 20 % sont de grands parlementaires. Le choix de ces protecteurs n'est pas dicté par le hasard mais par les relations précises qu'ils ont eu avec la province. 1 ' 4 Comme les autres académies, la société châlonnaise n'échappe pas à l'influence de son environnement immédiat. Son recrutement reflète l'organisation hiérarchique de la société châlonnaise urbaine. Quantitativement, les privilégiés des deux premiers ordres y dominent. Qualitativement, tout ce q u i est lié à l'administration, aux offices, en quelque sorte au pouvoir, y occupe une place considérable. 184 La présence de la bourgeoisie permet sans doute aussi d'y voir une des mailles du réseau de relations intellectuelles mis en place avant la chute de l'Ancien Régime et qui a été décisif pour la diffusion des idées des lumières. L'analyse de la participation aux concours de l'académie de 1775 à 1782 prouve amplement ce rôle. 6 8 % de bourgeois pour 14% de nobles et 18% d'ecclésiastiques sont des chiffres qui traduisent la fièvre culturelle d ' u n monde roturier aux ambitions croissantes (cf. graphique 8). Pour mesurer pleinement l'influence du recrutement des académies sur leurs travaux, il faut essentiellement tenir compte de la composition sociale de la catégorie des ordinaires. Ce sont eux qui résident sur place et qui participent aux activités avec le plus de régularité. Cependant l'exemple de Dijon prouve qu'il est souvent impossible de faire abstraction des honoraires q u i dans ce cas ont eu une participation active par suite de leur recrutement local, parce qu'ils ont occupé, les postes de direction; et aussi, parcequ'en ce qui concerne les deux autres villes, ils apparaissent comme des protecteurs parfois lointains, parfois proches, dont l'influence s'est souvent fait sentir. Il nous paraît cependant possible à la fin de cette analyse sociologique de relever trois nuances principales. A Châlons-sur-Marne la dominante sociale serait bourgeoise si les deux premiers ordres ne tenaient à eux deux les clefs de l'équilibre des rapports inter-groupes. Le fait important est q u ' u n e partie des membres du clergé, même dans le bas-clergé, par ses revenus, ses alliances, souvent même ses origines familiales, s'apparente à la noblesse. D'autre part il est impossible de ne pas songer aux multiples liens qui unissent une partie de la bourgeoisie châlonnaise aux représentants de l'appareil administratif. A Bordeaux, la dominante est certainement plus nettement aristocratique, avec une participation moindre d'une bourgeoisie liée à l'administration et

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une participation plus forte d'une bourgeoisie distinguée par ses talents et ses capacités savantes. Ici aussi, le clergé est à la fois facteur d'équilibre et de tension. A Dijon, la dominante est résolument bourgeoise, et c'est ainsi que jusqu'à présent on a présenté la société, si on ne tient pas compte des statuts particuliers et du poids considérable des honoraires résidents. Au total on obtient une image assez fidèle de ce que pouvait être la participation des élites nobles, ecclésiastiques et bourgeoises de trois villes d'ancien régime. A Bordeaux, ville de parlement et grand port colonial, le recrutement correspond au choix d'une aristocratie de robe qui méprise secrètement ou de manière avouée les couches les plus dynamiques de la bourgeoisie bordelaise et impose en quelque sorte son droit de regard sur les affaires de l'intelligence grâce à une alliance maintenue pendant presque tout le siècle avec les hommes savants du clergé et de la bourgeoisie. A Dijon, ville carrefour et ville de robins, la marque du patriciat demeure forte mais les grands parlementaires doivent prendre en considération, les aspirations des couches élevées d'une bourgeoisie où «fonctionnaires», savants, médecins et avocats sont des personnages importants. A Châlons-sur-Marne, ville d'intendance et capitale administrative, centre économique en déclin, la part des notables locaux encore forte est contrebalancée par l'active participation de la même bourgeoisie des talents et de l'administration. Le fait éclairant en ce cas est que la société littéraire, mère de l'académie était plus résolument bourgeoise que sa fille. Dans les trois cas, le clergé demeure un facteur impossible à négliger, tant par l'importance de sa participation que par son originalité sociologique. L'analyse du recrutement donne donc une image nuancée et complexe du monde des académies. Ces milieux intellectuels, qui sont l'expression de sociétés urbaines, révèlent un microcosme social conforme à l'image de la société traditionnelle : au sommet de la pyramide sociale dominent les noblesses, surtout celles des parlements et des offices; au-dessous, un clergé riche recruté pour sa science, et à la base, une masse roturière entrée dans les académies en fonction de ses qualités et de ses talents. Avec l'échelle des honneurs académiques, on descend celle des qualités sociales, et chez les associés, correspondants et candidats des concours, on pressent la montée de groupes sociaux par ailleurs exclus. Peut-on voir dans le milieu académique une société qui serait la véritable société des Lumières, une société qui serait située déjà au delà de la société des ordres et qui préfigurerait une société des élites? L'examen des préoccupations intellectuelles des académies constitue un autre élément de réponse à cette interrogation.

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III L'un des moyens d'action intellectuelle dont disposent les académies est privilégié, et constamment utilisé. Les concours confèrent en effet aux sociétés académiques leur influence la plus grande. Les sujets sont portés à la connaissance du public français et étranger par les journaux, et l'exemple du concours de l'académie de Dijon en 1750 où triompha Rousseau, le récit qu'il a donné de la façon dont il a pris la décision de concourir, donnent une bonne idée de la manière dont les concours pouvaient atteindre un public divers dans toutes les régions du royaume et de l'Europe. 166 Le programme publié par le Mercure de France annonce le montant du prix, «une médaille d'or de la valeur de trente pistoles», le sujet, «si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs», la manière dont les concurrents devront concourir, «il sera libre a tous ceux qui voudront concourir, d'écrire en français ou en latin, observant que leurs ouvrages soient lisibles et que la lecture de chaque mémoire remplisse et n'excède point une demie heure», les principes qui président à l'attribution des récompenses, «Comme on ne saurait prendre trop de précautions, tant pour rendre aux savants la justice qu'ils méritent, que pour écarter autant que possible les brigues et cet esprit de partialité qui n'entraîne que trop souvent les suffrages vers les objets connus, ou qui les en détournent par d'autres motifs également irréguliers l'académie déclare que tous ceux qui, ayant travaillé sur le sujet donné, seront convaincus de s'être fait connaître directement ou indirectement pour auteur des mémoires, avant qu'elle ait décidé sur la distribution des prix, seront exclus du concours. Pour obvier à cet inconvénient chaque auteur sera tenu de mettre au bas de son manuscrit, une sentence ou une devise et d'y joindre une feuille de papier cacheté sur le dos de laquelle sera la même sentence et sur le cachet son nom, ses qualités, sa demeure.» Toutes ces précautions ont pour but de garantir un anonymat nécessaire à l'égalité de tous devant le jugement des académiciens. Toutes les sociétés ont à cet égard les mêmes principes, car ils fondent l'idéal académique, où seul le mérite doit être pris en considération sans tenir compte du prestige ou du rang pour attribuer les récompenses. A l'activité qui socialement et géographiquement est la plus ouverte, correspond l'application la plus nette et la plus exigente d'une doctrine égalitaire. A la différence des académiciens eux-mêmes, les participants aux concours acceptent le jugement d'un jury dont ils reconnaissent la compétence. Il n'y a plus de catégories il n'y a plus que des concurrents aux chances égales. Le refus des académiciens pensionnaires de Dijon de participer eux-mêmes aux concours, contrairement à la volonté du fondateur de l'académie, prend ici toute sa signification. D'un autre point de vue, les concours paraissent être l'activité académique

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la plus caractéristique et la plus originale. Ils se, situent au point de confluence de toutes les autres activités. Les sujets sont choisis par les académiciens ordinaires à Bordeaux et à Châlons, à Dijon par un scrutin auquel participent tous les ordinaires et tous les honoraires résidents. 1,7 Ils sont ensuite présentés au public le plus large. Enfin, ils reçoivent une consécration provinciale lors de la proclamation des résultats en séances publiques. Ils prennent ainsi le sens exact d'une activité guidée par les préoccupations des élites locales, mais placée devant le jugement de tous les savants, littérateurs et honnêtes gens du pays et de l'Europe. Evénement de la vie provinciale, à la fois mondain et savant, le concours donne au vainqueur une audience qui n'est pas négligeable. Le cas de Rousseau est encore ici présent à tous les esprits et l'on ne verra pas sans une certaine ironie le vaincu du concours de 1754 conserver auprès du public dijonnais le prestige que l'académie n'avait pas su lui reconnaître une seconde fois. En 1770, YEpïtre d'un citoyen de Dijon à J. J. Rousseau à son passage en cette ville au mois de juin 1770 témoigne de la gloire que le philosophe conservait sur le plan local. «Cher Rousseau, tout Dijon s'apprête à te fêter». 1 ' 8 Il ne faut pas oublier non plus que les concours rapportent un prix et, pour certains auteurs, ce n'était pas là un aspect négligeable. A Bordeaux, le duc de La Force a donné pour cela trois cents livres à l'académie dès 1714, et ce prix sera maintenu sans changement tout le siècle. 1 " Les académiciens étaient conscients des dépenses engagées par les concurrents, surtout pour les questions scientifiques ou agronomiques qui exigeaient des expériences préalables. «Ces sujets demandent pour l'ordinaire d'être éclaircis par des expériences qui engageaient les auteurs qui voulaient travailler à des dépenses souvent considérables» écrivent les académiciens bordelais au duc de La Force pour demander l'autorisation de pouvoir verser au candidat couronné le montant de plusieurs médailles non utilisées. «Elles (les personnes) auraient d'un autre côté, l'espoir d'être, du moins en partie, dédommagées des dépenses qu'elles auraient été obligées de faire pour se rendre dignes du prix, et que d'ailleurs cet appât pourrait même déterminer à concourir bien des gens qui seraient, par leur connaissances, en état de fournir de bonnes vues sur les sujets proposés mais ne seraient pas en situation de faire des dépenses en pure perte ou ne seraient que médiocrement touchés de la gloire seule de remporter une médaille». La conscience de s'adresser à un public assez modeste paraît clairement exprimée, et aussi le fait que le choix de sujets uniquement scientifiques, et causant par conséquent aux concurrents des dépenses importantes, limite en partie l'audience des sociétés.170. D'autres prix s'ajouteront à celui de duc du La Force pour remédier à cet état de choses: En 1778 un prix de 1200 livres offert par un citoyen ami zélé de l'humanité pour trouver le meilleur moyen de préserver les nègres des mala-

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Graphique 9. Participations aux concours.

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dies pendant leur transport; avant, déjà, un prix d'anatomie crée par Montesquieu et étendu à toutes les matières. A Châlons, les récompenses furent beaucoup moins nombreuses et limitées à une médaille d'or de trois cents livres. A Dijon, au prix de trois cents livres créé par Bernard Pouffier s'ajoutera une médaille d'or de quatre cents livres fourni par le marquis du Terrail et quelques autres récompenses. Dans quelle mesure les concours témoignent des orientations intellectuelles des académies? Le choix des sujets et surtout leur répétition paraissent montrer qu'aux yeux des académiciens c'est bien souvent ce qui leur tient le plus à coeur qui constitue le fond principal des concours. Mais auparavant il importe de mesurer qu'elle a été la participation pendant le 18' siècle et pour les trois exemples retenus. Une étude sociale complète n'a pas pu être réalisée, pour des raisons archivistiques. Une esquisse en a été présentée lors de l'analyse du recrutement académique et dans une étude antérieure. 171 On peut cependant tracer la courbe quantitative de la participation en tenant compte des pertes possibles et en ne lui attribuant qu'une valeur indicative. Son intérêt essentiel est de permettre de saisir le rapport participation-sujet proposé (cf. graphique 9). De 1715 à 1791, l'académie de Bordeaux a mis au concours cent quaranteneuf sujets. L'accueil qu'ils ont reçu fut très variable comme le prouve le chiffre des mémoires conservés dans les archives académiques, (cf. graphique). Les participations les plus fortes sont autour de la quarantaine de réponses, quarante-six en 1752 et en 1782, trente-sept en 1778, vingt-neuf en 1728. Au-dessous on trouve vingt-huit mémoires en 1739, vingt-quatre en 1732, vingt-trois en 1734 et 1729. Ce sont en quelque sorte des chiffres assez exceptionnels, dus au fait que plusieurs sujets ont été proposés en même temps à l'attention des concurrents, mais aussi parce que les sujets attiraient sensiblement plus l'attention. En 1782, année record avec 1752, trois sujets étaient proposés, l'étude de la croissance et de du dépérissement des arbres, sujet de botanique mais à la portée des observateurs mêlés à la vie rurale; l'éloge de Montesquieu, sujet académique mais dont la résonance littéraire et même politique pouvait retenir l'attention du public assez large de la province; enfin, un sujet médical, la Lecti mictio, ses causes et ses remèdes 17a , qui reçut à lui seul vingt-deux réponses ; Montesquieu et la botanique n'ayant que dix-neuf et cinq réponses. En 1752, trente-cinq mémoires répondaient à une question agronomique sur la corruption des blés, et onze à l'influence de l'air sur les végétaux. Le chiffre élevé de réponses de 1778 correspond à vingt-huit mémoires sur l'allaitement des enfants trouvés. En 1728 et 1729 ce sont deux questions savantes sur la salure des mers et le rôle de l'air dans le sang qui amènent un nombre assez important de mémoires. La variation de la participation, fonction de l'intérêt des sujets présentés, ne dépend pas de

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la technicité du sujet. La difficulté ne rebute pas le public de l'académie bordelaise et si pour certains sujets d'apparence facile et intéressante, les académiciens ne rencontrent aucun écho, c'est en fonction du manque d'utilité de la question aux yeux du public. Cette attitude a plusieurs conséquences : la première, c'est la répétition des sujets, vingt-sept sur cent quarante-neuf, dont treize deux fois, huit trois fois, deux quatre fois, trois cinq fois et un sept fois, l'éloge de Montesquieu. L'entêtement de la compagnie à proposer tant de fois le même thème, jusqu'à ce qu'elle ait obtenu des réponses satisfaisantes, prouve le développement d ' u n désaccord entre la société et son public. Les sujets les plus répétés sont d'ailleurs dans les matières les moins scientifiques au sens moderne du terme, belles-lettres et histoire, agronomie et économie. La deuxième conséquence c'est l'évolution de la remise des prix. Au total, sur cent quarante-neuf sujets, quarante-cinq seulement c'est-à-dire moins du tiers ont mérité de recevoir un prix aux yeux des académiciens; sur ce nombre une trentaine sont décernés avant 1750. Si, comme on le verra, on rapproche de ce fait le changement qui se place au même moment dans le choix général des sujets de concours, l'importance du hiatus existant entre le public le plus vaste et l'académie prend toute sa valeur. En effet on constate que le nombre des sujets proposés devient plus important, cinquante-cinq sujets seulement ont été mis au concours avant 1750. A partir des années 1760-70, l'académie propose tous les ans deux sujets, puis facilement trois et quatre. L'évolution assez nette que dessinentces faits joue dans deux directions: d'un côté, elle suppose un nombre croissant de concurrents intéressés, et de l'autre, une difficulté de plus en grande pour l'académie à obtenir des réponses satisfaisantes. Si l'on considère comme une hypothèse valable, rendue plausible par les sondages présentés, que l'éventail social de la participation aux concours s'ouvre en fin de compte plus rapidement que celui du recrutement académique intérieur, on s'aperçoit dans le cas bordelais des difficultés rencontrées par les sociétés savantes pour rester en prise directe avec l'opinion publique. Leur prépondérance se maintient dans certaines domaines, et c'est le cas pour toutes les questions savantes, mais dans d'autres, elle est concurrencée par d'autres formes d'activités. A Dijon, l'évolution de la participation est plus simple. Sur cinquantetrois sujets mis au concours, vingt-neuf seulement ont été couronnés, neuf ont été repétés dont quatre deux fois et cinq trois fois; sur ce nombre, six étaient des sujets de physique et trois des questions médicales. Le désaccord semble ici plus nettement d'ordre technique, les exigences scientifiques de la compagnie étant certainement plus fortes que les capacités des concurrents. Cependant le chiffre de la participation est aussi variable que celui de Bordeaux. La moyenne est à Dijon de six réponses par concours avec des ma-

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xima de vingt-deux en 1747, vingt et un en 1743, seize et quinze en 1748 et 1769. Ces chiffres correspondent, le premier à une question de morale, «quels avantages les mérites retirent-ils de l'envie», le second à une question audacieuse sur le rôle de la loi naturelle dans les sociétés, les derniers à une question sur les maladies héréditaires et à l'éloge de Bayard. Dans une certaine mesure, la participation est moins forte pour les sujets scientifiques; un seul reçoit plus de treize réponses et la moyenne des réponses et de trois pour tous les concours. Comme pour l'académie de Bordeaux les années cinquantesoixante voient la multiplication des sujets et une plus grande difficulté à attribuer les couronnes. Là aussi il faut tenir compte de l'évolution du public et des changements progressifs dans le choix des sujets. Rappelons que pour la société dijonnaise les dispositions testamentaires de Pouffier imposaient le choix des sujets en alternance dans des matières de morale, de physique et de médecine. L'académie s'est adaptée en rusant avec la signification donnée à ces catégories et en multipliant les prix extraordinaires grâce à la générosité de ses protecteurs (cf. graphique 9). L'Académie de Châlons-sur-Marne a, de 1776 à 1792, présenté vingt-huit sujets, soit une moyenne de 1,8 sujet par an, la moyenne de Dijon étant de 1 par an et celle de Bordeaux - pour soixante-seize années de concours - de 1,9. Le chiffre de participation, après avoir atteint un record avec cent dixhuit réponses la première année, ne dépasse pas en moyenne onze avec des variations importantes, vingt-trois en 1778, vingt cinq en 1780, quarante en 1781, moins de dix en 1783 et une trentaine de réponses en 1784, dix en 1785, vingt en 1786. A partir de 1787, une chute très nette se manifeste, beaucoup plus sensible même qu'à Dijon et qu'à Bordeaux, où c'est seulement vers 1789-90 que les concours sont définitivement rejetés àu second plan par les problèmes, que posent l'actualité (cf. graphique 9). A Châlons la clef de l'évolution est double: il y a d'une part les transformations de la «curiosité publique» qui privilégie désormais les problèmes politiques, et de l'autre les variations dans les thèmes choisis qui modifient l'attitude des concurrents possibles, à ce propos le changement se situe très exactement vers 1783-1784. De grandes différences apparaissent entre les trois exemples observés mais pour les trois sociétés l'évolution des thèmes de recherches a eu un rôle de première importance. L'étude de la répartition des sujets par thème précise ces nuances et fait apparaître une unité fondamentale (cf. graphique 10). Globalement, sur les cent quarante-neuf sujets proposés par l'académie bordelaise, cinq centres d'intérêt principaux apparaissent : la physique avec trente sujets soit 2 0 % , la médecine et la physiologie humaine avec vingtsept sujets soit 18 %, la botanique et la zoologie avec dix-huit sujets soit 12 %, l'histoire et les belles-lettres avec sujets soit 11%. Les autres domaines abordées sont la géologie et la minéralogie, neuf sujets; les arts mécaniques, huit

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sujets; la chimie, sept sujets; et l'économie politique avec également sept sujets. La réputation scientifique et en quelque sorte la spécialisation de l'académie bordelaise s'inscrivent en clair dans ces chiffres. Soixante-dixneuf sujets, soit près de la moitié sont à caractère scientifique. Mais il s'agit surtout des sciences qui connaissent au 18e siècle des progrès décisifs. D'autre part, la place des sujets ayant un caractère directement pratique, non seulement susceptible d'exiger des expériences mais débouchant sur des applications plus ou moins directes, est largement supérieure à celle occupée par des sujets purement théoriques. MORALE \ HISTOIRE ARTS ET

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1 nnv

ELOGES

TECHNIQUES

ECONOMIE

POLITIQUE

AGRONOMIE

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GEOLOGIE CHIMIE ASTRONOMIE

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53

DIJON 1741-1794

28

CHÂLONS 1775-1792

E.p.H.C.

Graphique 10. Répartition des activités par catégorie.

En physique, à côté de sujets surtout théoriques, comme l'étude du mouvement, l'optique des corps, la pesanteur, l'accoustique, la nature du feu; ce sont ceux qui touchant à plusieurs domaines et susceptibles de rendre des services pratiques qui sont les plus nombreux. La glace, le baromètre, l'aiguille aimantée, les vents, intéressent évidemment le physicien, mais ils peuvent avoir des usages météorologiques et par suite agricoles, ou maritimes. La mesure de la vitesse des vaisseaux, sujet posé quatre fois en 1747, 1748, 1770 et 1780, montre la permanence à trente ans de distance d'un problème dont l'écho intéresse le monde des navigateurs de l'Europe entière. Dans un pays de salines, l'étude de la salure de la mer a un aspect pratique. L'analyse des causes de la grêle, les problèmes de la foudre et des éclairs,

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l'influence de la lune sont des sujets qui intéressent les propriétaires de vignobles autant que les amateurs de physique amusante. Ils sont à la portée de personnes qui conservent avec la vie rurale des attaches profondes. Et a u total, sur trente sujets de physique, dix-huit présentent ce caractère pratique. La part des sciences de la vie, médecine, botanique, zoologie, est de beaucoup la plus forte avec quarante et un sujets, soit 31 % . Pour une part importante, la place que tiennent les médecins dans le monde académique peut être rendue responsable de cette orientation du choix des sujets, mais il semble q u ' a u delà intervient l'intérêt général du milieu savant pour ces questions et la montée des sciences de la nature, principalement de la biologie. 173 O n saisit l'articulation précise entre le développement scientifique général et la diffusion dans un milieu beaucoup plus large des découvertes, mais aussi l'appel de ce public à la reflexion des hommes de science. La majeure partie des questions médicales abordées portent sur des observations cliniques ou physiologiques d'une part, et d'autre part sur l'effet possible des remèdes nouveaux, en quelque sorte à la mode. La thérapeutique par l'électricité, en 1762 ; l'analyse et l'action des eaux minérales, sujet repris trois fois en 1768, 1769, 1777; les bains aqueux et leur mode d'action, sujet repris quatre fois en 1723, 1726, 1736, 1767 sont des questions qui ont à leur temps provoqué l'attention du monde savant tout entier. O n s'étonne de n'y point trouver l'inoculation mais par ailleurs elle a fait l'objet de nombreuses manifestations de prosélytisme à l'académie de la part de Montesquieu, d u père François et du docteur Grégoire. Les observations anatomiques et physiologiques sont aussi significatives. La place importante qu'elles occupent montrent comment les progrès de la médecine ont été liés au développement des observations. Réfléchir sur l'influence de l'air sur le sang, sur l'action des muscles, sur l'influence des climats sur la couleur de la peau, sur les sécrétions organiques, sur le rôle de l'électricité dans le corps, sont autant d'occasions de faire triompher l'observation sur la théorie. L'absence des grands débats sur la vaccine, sur l'ovisme par exemple, tendrait à prouver l'existence d ' u n décalage appréciable entre la culture scientifique des académiciens aux-mêmes - puisqu'ils s'y sont à d'autres moments intéressés et celle du public des concours, d'un côté un monde relativement peu ouvert et très cultivé d'amateurs informés et de savants reconnus, et de l'autre un monde vaste de praticiens. Mais c'est aussi la preuve que l'utilité immédiate l'emporte aussi dans ce domaine. Bien que d'audience nationale, les concours se donnent souvent des objectifs locaux, le meilleur exemple est celui d u sujet sur la lutte contre les épidémies provoquées par l'assèchement des marais qui évoque les premières tentatives de reconquête des landes et le mémoire de l'académicien Brémontiers.

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La botanique fait également figure de science pionnière. Sur dix-huit sujets, la moitié concerne encore une application agronomique directe. La croissance et le dépérissement des abres, sujet repris cinq fois; le problème de la greffe, proposé trois fois ; les mouvements de la sève, trois fois ; l'influence de l'air sur les végétaux, deux fois, sont autant d'occasions pour rechercher des procédés pratiques et pour multiplier les observations familières. La même remarque paraît acceptable en ce qui concerne les sujets de géologie. Si un bon nombre d'entre eux expriment cette volonté de connaissance du milieu qui est une des caractéristique du monde académique, manifesté à Bordeaux par la volonté affirmée pendant tout le siècle de mettre sur pied une grande histoire naturelle de la Guyenne, d'où par exemple le sujet deux fois proposé sur les fossiles, d'autres sujets, comme celui sur l'argile, concernent la composition des sols et au delà encore ils sont susceptibles d'applications agricoles. 174 La répartition des thèmes par matières et leur orientation prend toute son importance si l'on rappelle l'évolution qui se place vers 1750-60 dans le choix des sujets. Avant 1750, plus de la moitié de concours portent sur la physique et le reste se partage entre la chimie, la botanique, la médecine et l'agronomie, et l'on y trouve aucune autre question. Un changement s'amorce vers 1740, quand les sujets de physiologie, de géologie apparaissent. En 1738, c'est le premier sujet d'agronomie. A partir de 1750, 4 0 % seulement des sujets sont de caractère, scientifique. Les questions agricoles, économiques, les questions politiques et littéraires sont en majorité. Dans le domaine des sciences ce sont les sciences pionnières, les sciences de la vie qui l'emportent, et désormais les sujets pratiques sont majoritaires. Toutes les préoccupations académiques vont à l'amélioration de la société. Aspects locaux et problèmes d'ordre général se rejoignent dans les sujets agronomiques posés entre 1750 et 1789. Avant même la grande offensive physiocratique, des questions fondamentales sont abordées. La vigne y tient - vignoble de Bordeaux oblige - une place considérable avec cinq sujets, dont les méthodes de taille, qui reviennent deux fois, la meilleure façon de faire les vins, et les moyens de lutte contre les parasites du vignoble. La question des céréales et le problème des plantes de remplacement arrivent ensuite avec quatre sujets. La question des engrais et de la fertilité des terres est posée cinq fois. Celle des prairies et de la disette des fourrages, trois fois; la disette des bois et ses remèdes, deux fois; les défrichements des landes de Bordeaux, une fois. La volonté de l'académie de prendre la tête d'un mouvement de réflexion agronomique est ici manifeste. Les propriétaires qui la composent sont soucieux d'utiliser le résultat des observations d'un public plus vaste et de remplir un rôle directeur qu'ils ont refusé à une chambre d'agriculture. Des notables aux bourgeois, un commun amour de la terre et

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une communauté de difficultés, diversement senties selon la situation, poussent aux réflexions sur la situation agricole. C'est sans doute sur ce point que l'absence d'une analyse sociologique est le plus regrettable. Il est certain que les dissertations envoyées sur ces questions ont été plus que des réflexions d'agronomes, même amateurs, elles ont été des occasions d'aborder tous les problèmes de l'heure : celui de la propriété, ceux de l'hygiène ou de la pédagogie. Au delà de la dispersion apparente et de l'incohérence superficielle, se sont toutes les préoccupations d ' u n monde au trois-quart rural qui se dessinnent. Deux moments sont à ce point de vue privilégiés : en 1763-65, au coeur d'une période où la discussion sur les «bleds» bat son plein, l'académie pose la question des céréales de remplacement. En 1789, après des années désastreuses pour les fourrages, c'est le problème de la disette fourragère qui est soumis à la réflexion du public. L'académie, citadelle des sciences, sort de son enceinte pour rejoindre les grandes préoccupations collectives de l'heure. Des traits en grande partie comparables marquent les trois derniers centres d'intérêt des années 1750-89; trois sujets sont même résolument techniques: «quels sont les moyens de préserver les laines des insectes», «quelles sont les meilleures méthodes de raffinage des sucres»,«quels sont les moyens de préserver les Noirs des maladies pendant leur transport». Les préoccupations des négociants et aussi des négriers du grand port franchissent les portes de l'académie. Pression du milieu et glissement des intérêts s'ajoutent ici pour ouvrir l'éventail des préoccupations des notables. L'utilité sociale guide enfin le choix des sujets d'économie politique: meilleurs moyens d'allaiter les enfants trouvés, sujet quatre fois proposé, et surtout en 1791, à la demande des autorités politiques, «quelle serait la meilleure forme de scrutin». L'étude des abus sociaux et politiques se cache aussi sous les sujets de caractère historique et littéraire, les éloges de Montaigne, Montesquieu, du Guesclin et Gontaut Biron. 1 " Progressivement, les concours de l'Académie de Bordeaux sont passés d ' u n e orientation théorique et savante à des préoccupations sociales, économiques et politiques. Il semble que l'on soit allé de ce qui intéresse une élite limitée aux problèmes généraux d'une province, puis d'une nation. L'évolution des concours de l'académie de Dijon est en un sens beaucoup plus simple. Le testament Pouffier dictait leur choix, ou tout au moins leur imposait certaine limites. Si l'on s'en tient à cette classification on voit que la belle symétrie révée par le fondateur a été respectée. Les sujets se partagent en trois groupes: dix-sept pour la médecine, dix-neuf pour la physique et dix-sept pour la morale. Mais ces données ne correspondent pas exactement aux sujets qu'elles contiennent; aussi avons-nous procédé à une ventilation en fonction des données réelles. O n obtient ainsi une prédominance in-

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contestable des sujets médicaux dont le chiffre ne change pas, dix-neuf soit 36%. Viennent ensuite, la morale avec six sujets, soit 11 %, la physique au sens précis du terme avec cinq sujets, l'agronomie avec six sujets soit 11 %, la chimie, les belles-lettres et l'histoire avec respectivement cinq sujets soit, comme la physique, 10%, enfin un sujet d'économie politique et un sujet de technique (cf. graphique). Comme pour l'académie bordelaise, la présence des médecins dans le recrutement et dans le public de l'académie dijonnaise a tout son poids. Les principaux sujets retenus sont d'ailleurs plus résolument techniques qu'à Bordeaux: les causes de la fièvre, les maladies héréditaires, la nature des antispasmodiques, l'action des antiseptiques et l'action des bains, la méthode rafraîchissante et la méthode échauffante, la médecine agissante ou la médecine expectante, la nature des spécifiques, les caractères des fièvres et les raisons de la diffusion des différents genres de fièvres, les causes et la nature de la phtisie. Ce sont des sujets qui reflètent les préoccupations d'un milieu de praticiens et demandent, pour être jugés, un jury de praticiens bien informés dans leur art et, pour être traités, une solide culture médicale. Ils étaient réservés aux médecins et il est assez intéressant de voir qu'à la différence de Bordeaux cette orientation n'est pas sous-tendue par une recherche comparable dans le domaine de la physiologie. A Dijon, les praticiens l'emportent certainement sur les savants. Deux sujets cependant atteignent des couches plus vastes d'auditeurs, le problème des épidémies et celui du charbon malin. Il n'est pas surprenant de voir que tous les lauréats couronnés dans ce domaine ont été des médecins. Pendant cinquante ans, l'académie a donné au monde médical, conformément aux voeux de son fondateurs, matière à réflexion. Les autres disciplines scientifiques se partagent à peu près également entre la physique et la chimie, qui tient d'ailleurs une place plus importante qu'à Bordeaux, 10% au lieu de 5%. L'orientation du choix paraît à la fois utilitaire et théorique. En 1742, l'académie propose l'étude de la vitesse des liquides dans les tuyaux flexibles et dans les tuyaux non élastiques ; en 1749 l'analyse des corps électriques ; en 1780 et 1783 la théorie des vents, occasion d'observation météorologiques et de réflexion sur les fluides électriques. En chimie elle a eu une orientation plus utilitaire encore en proposant trois fois de suite. L'étude des méthodes de saponification et une fois l'analyse de moyens pour reconnaître les sels. Deux autres questions portent sur la chaleur et la nature des sels. Ces concours ont été l'occasion pour les académiciens de prendre position dans un certain nombre de débats. En août 1788 Guy ton de Morveau pouvait présenter, deux ans après le concours sur la chaleur, un long mémoire «sur le système de Stahl et sur le progrès des découvertes qui ont établi une nouvelle doctrine». A la suite de Lavoisier, les chimistes

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dijonnais remettent en cause la phlogistique et permettent ainsi un progrès capital des recherches en chimie. L'académie a été ici une initiatrice particulièrement bien avisée et le niveau de sa réflexion, au moins dans les années où Guyton de Morveau est présent à l'académie, se situe sans conteste au dessus de la simple expérimentation d'amateurs. 174 L'agronomie, avec 11 % des sujets, a retenu l'attention des académiciens dijonnais avant la grande période de diffusion de la physiocratie. 1 " Au départ le fil conducteur a été la réflexion sur les questions très techniques intéressant la viticulture et la vinification. L'académie proposa trois fois en 1756, 1759 et 1762, de réfléchir sur les causes et les remèdes de la graisse des vins. Le souci pratique l'emporte sur le souci théorique. Les concours ne sont dans ce domaine que la traduction de préoccupations beaucoup plus profondes qui fournissent matière à de multiples discussions lors des séances. En 1765, l'académie propose un vaste sujet d'intérêt provincial et national qui sera repris en 1768 et dont le libellé mérite d'être rappelé: «Il est d'usage en Bourgogne de semer suivant trois différentes méthodes, 1. on sème dans les mêmes terres, la première année du blé, la seconde des mars et successivement ainsi d'année à autre; 2. on y sème alternativement une année du blé, l'autre des mars et la troisième on laisse la terre en jachère; 3. on sème une année du blé, la seconde année la terre reste en jachère et cette pratique s'observe constamment d'une année à l'autre; d'après l'exposition de ces diverses façons d'ensemencer les terres en Bourgogne, l'académie demande quelles sont les raisons physiques qui doivent engager relativement aux différents terroirs à préférer l'une des trois méthodes.» La question des ensemencements mettait en cause tout le système de culture et devait particulièrement intéresser les grands propriétaires et les membres de la bourgeoisie qui possédaient des biens fonciers et siégeaient à l'académie. Bien que la société eût reçu onze réponses au total, le prix ne fut pas décerné, ce qui tendrait à prouver la lenteur de la diffusion des questions agronomiques nouvelles, en particulier pour tout ce qui touche aux assolements. D'ailleurs, l'académie n'est que partiellement attirée par les manifestations de la physiocratie. Elle repoussera la création d'un bureau d'agriculture pour la province et elle ne reposera de sujet agronomique qu'en 1781. A ce moment, Guyton de Morveau et quelques académiciens spécialistes des questions agraires auront multiplié les prises de position favorables au mouvement physiocratique. Malgré cela la compagnie restera en grande partie hésitante et on ne la verra pas encourager les expériences agronomiques que tentent certains de ses membres comme Daubenton et l'abbé Picardet. 1 " Les hésitations et les contradictions, la diversité du monde des propriétaires expliquent cette attitude. Tous les académiciens étaient plus ou moins liés à la terre, mais à des titres divers. Si les grands

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parlementaires étaient soucieux d'accroître leurs revenus fonciers, à quelques exceptions près, ce ne fut pas toujours de la manière la plus progressive. Dans les années soixante-dix, les pouvoirs provinciaux et certains représentants de l'académie furent conquis aux idées physiocratiques et ils furent suivis par une grande partie des parlementaires mais davantage sur les questions des enclos, du triage et du partage des communaux, non sans de longues hésitations, que sur les améliorations agronomiques. Si la masse des propriétaires bourgeois a suivi plus facilement, ce ne fut pas non plus sans méfiance et les académiciens Picardet, Gelot et perret, dans leur rapport sur les nouveaux essais d'agriculture, en démontrent les difficultées. Le manque de capitaux, les difficultés que connaissent les petits et moyens propriétaires n'ont pas facilité l'extension des méthodes nouvelles. L'académie n'a pas joué le rôle pionnier qu'on aurait pu attendre d'elle non seulement parce que pour des raisons différentes tous les académiciens se ralliaient à une attitude de prudence mais aussi parce qu'au fond de leur mentalité suirvit la vieille conception de l'extension des surfaces au détriment de l'amélioration de la qualité. Le manque d'enthousiasme, peut-être plus que le manque d'intérêt, devant les questions agronomiques mises au concours prend alors tout son sens. Les concours portant sur des questions d'économie politique, les problèmes de droit et sur l'organisation de la société, occupent 10% du total des sujets. Ils indiquent une orientation nouvelle plus marquée q u ' à Bordeaux. Le rôle de la loi naturelle (1743), les sources de l'inégalité (1754) l'influence de la morale des gouvernements sur celle des peuples (1787), le problème posé par le prince de Condé sur la constitution d'un tribunal domestique pour régler les problèmes des familles, le projet de canal de Bourgogne et ses conséquences sur l'économie de la province ( 1763), la question posée par Carnot sur l'avantage pour un Etat d'avoir des places fortes à ses frontières (1789), étaient des sujets assez variés et «engagés» pour permettre une réflexion sur la société d'ancien régime, son organisation et son avenir. L'académie de Dijon a, par ces choix, tenu une place incomparable dans le mouvement philosophique. Dans les années 1750-60, elle a proposé au public des sujets qui ont rencontré un écho certain. O n veut que par une sorte de paradoxe elle l'ait fait sans bien s'en rendre compte, s'il est vrai que, selon l'expression de M . Bouchard 1 8 0 , le «mérite et les talents des académiciens semblent le plus souvent bien médiocres et bien ternes». Les académiciens dijonnais n'en ont pas moins eu le mérite de poser au grand jour ces questions. Q u a n d le président de Brosses déclare à Diderot à propos du concours sur le sujet de l'inégalité «qu'il le trouve fort beau et impossible à traiter dans une monarchie», il m a r q u e l'audace de la société. Son rôle fut ici de représenter plus nettement que d'autres les tendances et les contradictions communes. Le

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retentissement des grands concours de morale ont eu aussi pour effet de catalyser des sentiments collectifs. Ils ont pu être hostiles ou favorables, ils ont pu étonner les académiciens eux mêmes dépassés par leur audace soudain révélée, ils ont eu pour fonction essentielle de provoquer le débat. Dès 1763, avec les sujets sur le canal de Bourgogne, un net coup de frein est donné. Les positions rousseauistes et le développement des polémiques en sont responsables. La société devient plus prudente et propose : en 1766, de réfléchir sur la composition d'un traité de morale où l'on exposera les devoirs de l'homme envers la société; en 1775, d'analyser quels ont été pour les moeurs l'avantage des jeux publics. Ce n'est qu'en 1787 et 1789 que les sujets portent à nouveau sur des questions brûlantes Entretemps, l'académie a proposé, pour satisfaire le patriotisme provincial, l'éloge des grands Bourguignons: Bossuet, Saumaize, Vauban. L'analyse des grands centres d'intérêt des concours dijonnais de 1741 à 1793 permet en fin de compte de mieux saisir l'originalité profonde du mouvement académique. Avant 1750, Dijon et Bordeaux montrent deux exemples de sociétés qui se veulent surtout scientifiques et savantes. Puis, sous l'action de l'évolution des curiosités du public et en liaison avec le recrutement académique lui-même, un net changement se produit. Les académies s'engagent dans des voies nouvelles et s'attaquent à des questions d'intérêt collectif et de portée en grande partie philosophique. L'attention du monde des lumières tout entier se porte sur le social. O n assiste alors à une vaste hésitation des idées, un mouvement moins de freinage brutal que de reconversion prudente. Les sujets conservent une résonance nationale mais leur intérêt est en grande partie provincial. Ce fait frappe d'autant plus que pendant le même temps les académies ont dans le domaine scientifique une attitude pionnière. Ces hésitations correspondent sans aucun doute aux contradictions du recrutement lui-même, qui imposent la nécessité de tenir compte des différentes positions des groupes représentés si l'on veut conserver au mouvement son unité. L'exemple de l'académie de Châlons-sur-Marne renforce cet impression dans la mesure où les concours qu'elle propose au monde académique ont en quinze ans suivi une évolution en grande partie analogue, sous des modalités différentes. Née dans la dernière période de l'ancien régime, la compagnie s'est dès le départ moins adressée à un public de savants, q u ' à ce qu'il faut bien appeler l'opinion. Sur vingt-huit sujets, tous, sauf trois, qui sont des questions agronomiques précises, sont des sujets d'économie politique d'intérêt collectif. Mais ce qu'il faut remarquer c'est l'évolution qui se produit à l'intérieur de cet ensemble (cf. graphique 10). De 1777 à 1783, les questions sont posées sous une formulation qui traduit un souci réformateur. Le problème de la mendicité, de la réforme de

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la corvée des grands chemins, de l'administration provinciale, de la condition des laboureurs et de leurs familles, de la situation des manouvriers (six sujets sur quatorze) intéressent au plus haut point l'opinion. Parler de la mendicité, c'était accepter d'ouvrir un dossier redoutable. Les préoccupations des administrateurs, des notables et des propriétaires, celles du clergé chargé de la gestion des oeuvres de secours, se conjuguent pour aborder le problème. Au delà, le sujet trouvait dans le royaume d'autres échos intéressés, tant sur le plan pratique que sur le plan intellectuel. La vie quotidienne aussi bien que la pensée des philosophes étaient confrontées tous les jours et partout à la grave question de l'indigence. 1 8 1 Les autres questions offraient à l'analyse des difficultés et des espoirs du monde rural un terrain de choix. La même audace apparait dans le choix des questions judiciaires et pédagogiques. «Ces grandes questions qui visent au bonheur de l'humanité» pour reprendre l'expression de l'abbé Delacour, directeur de l'académie, intéressaient la réforme de la justice : «comment améliorer les lois pénales pour contenir et réprimer le crime par des châtiments prompts et exemplaires en ménageant l'honneur et la liberté des citoyens», «comment rendre en France la justice avec plus de célérité et le moins de frais possibles», sujet repris deux fois, et surtout le grand sujet de 1781 : «lorsque la société civile ayant accusé un de ses membres, quels seraient les moyens les plus praticables et les moins dispendieux de procurer au citoyen reconnu innocent le dédommagement qui lui est dû de droit naturel». Le public académique ne s'y pas trompé et l'analyse sociale de la participation prouve que le monde de la bourgeoisie a saisi l'occasion de s'exprimer sur ces thèmes. 182 Il en va de même pour le sujets qui se proposent d'aborder la réforme de l'enseignement et des études : quels sont les moyens de perfectionner l'éducation, quels sont les moyens de perfectionner l'éducation des femmes, quels sont les moyens de perfectionner l'éducation dans les collèges. L'étude du monde rural et de ses difficultés, la réforme de la justice, la réforme d u système d'éducation sont les trois voies audacieuses qui soulignent l'originalité de l'académie de Châlons d'emblée, au yeux du monde académique tout entier. A partir de 1783-85, un changement notable se manifeste dans le choix des sujets de l'académie. En 1783 elle propose un concours sur les moyens d'animer le commerce de la Champagne et plus particulièrement de la ville de Châlons. Puis toute une série de questions économiques locales et générales : moyens de développer la culture du lin et du chanvre, moyens de rendre à la culture les terres arides de la Champagne, moyens de rémédier à la disette du bois dans le royaume, moyens d'améliorer le commerce de la Champagne, moyens de punir et de prévenir les banqueroutes, de développer les manufactures et de permettre la navigation sur la M a r n e ; au total sept sujets sur douze sont purement économiques. Cinq autres questions ont

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une orientation sociale: comment multiplier les mariages en France, concilié, avec le respect dû aux moeurs publiques et à la religion, moyens de remédier à l'émigration des campagnes, moyens de rendre utiles à l'Etat les enfants trouvés, moyens de développer le patriotisme dans une monarchie et moyens de combattre le duel. Les sujets prennent une orientation provinciale, et quand ils abordent une question intéressant tout le royaume leur énoncé paraît moins audacieux. L'intervention de l'administration afin d'éviter que les concours ne deviennent des tribunes subversives a été prouvée. 183 Mais, là encore, le poids du recrutement a été un facteur décisif. Les notables qui composent la société sont soucieux de ne pas mécontenter le pouvoir et, dès 1780, ils déclarent au gouvernement qu'ils ne comptent plus recevoir que «des mémoires empreints de sagesse». Mais s'ils agissent ainsi ce n'est pas seulement parce qu'ils tremblent devant le ministère comme l'a expliqué Brissot, c'est aussi parce qu'ils restent fidèles à leurs origines sociales et à la vocation même du mouvement académique. La recherche de solutions concrètes est un des traits le plus fréquemment noté. En Champagne, les académiciens s'accordent tout à fait aux vues de l'intendance. Dans la mesure où ils représentent les intérêts des propriétaires fonciers et des bourgeois de la ville favorables au développement de l'économie provinciale, ils vont suivre facilement les indications de l'administration. Leur effort est sur le plan intellectuel l'écho des tentatives des administrateurs et d'une fraction des notables pour mettre fin au déclin économique de la province. L'académie de Châlons demeurait fidèle à l'esprit de ses créateurs et rejoignait les autres académies provinciales dans leurs préoccupations les plus constantes. Le choix délibéré de sujets appartenant aux sciences et aux arts paraît être la caractéristique essentielle des trois académies. Sauf les questions juridiques, et encore ne sont-elles abordées que dans un esprit de réforme, à part quelques sujets d'histoire et de belles-lettres qui sont le plus souvent l'occasion d'exalter le patriotisme provincial et d'aborder des problèmes politiques, l'audience intellectuelle des académies repose sur l'étude des sciences qui sont les plus dynamiques et qui conduisent à des problèmes concrets, et aussi, sur celle des matières neuves comme l'économie politique et l'agronomie savante, qui sont des moyens de repenser la totalité de l'expérience concrète. Le paradoxe du Discours sur les sciences et les arts de Rousseau prend, à considérer ces aspects de l'académisme, une couleur plus forte de provocation. Devant les hommes les plus sensibles au progrès des sciences et des arts, Rousseau n'hésite pas à proposer une image étonnament contraire. Faut-il, comme le pensait Richard de Ruffey, et comme le pensent encore certains critiques, croire que les académiciens de Dijon étaient incapables de comprendre toutes les conséquences d u sujet qu'ils avaient proposé?

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Faut-il voir en eux des êtres «médiocres» et inconséquents, d'autant plus peut-être que les responsables du sujet étaient incontestablement moins brillants que les grands patriciens de la société de Ruffey et qu'ils appartenaient en grande partie à la bourgeoisie méprisée par les parlementaires? Nous pensons plutôt qu'ils avaient pu attendre autre chose que ce que leur a donné Rousseau, mais, séduits par les qualités incontestables de la forme, ils ont été sensibilisés à la critique dramatique d'un détournement des sciences et des arts loin de leur but profond. Plus que la condamnation paradoxale des lettres et des arts, c'est le tableau de la corruption des moeurs qu'ils durent apprécier. 1 8 4 Car tout oriente le mouvement académique vers une conception favorable des sciences et des arts, car tout le siècle les académiciens ont fait l'éloge du progrès et travaillé à rechercher ce qui est utile à la société et au plus grand nombre. Plusieurs académiciens bordelais ont exprimé cette conception de leurs activités. Dès 1713, Navarre lisait une communication sur «l'utilité des académies», et à partir de ce discours les protestations utilitaristes sont constamment reprises. Les rédacteurs des questions de concours et les auteurs de dissertations rivalisent sur ce thème avec plus ou moins d'éloquence. En 1744, dans une dissertation sur la fonction des feuilles, l'auteur écrit: «L'académie a préféré ce sujet à beaucoup d'autres, parcequ'il est susceptible de beaucoup d'expériences et qu'étant une fois éclairci on pourra mieux savoir s'il est utile ou pernicieux pour la qualité et la quantité des fruits d'effeuiller les arbres fruitiers, les vignes et autres plantes . . . Tous ces faits de pratique sont aussi importants qu'incertains pour ceux qui cultivent la terre. Rien de plus oiseux que la philosophie spéculative. Ne pourrait-on pas, à l'exemple de l'académie de Bordeaux, dépouiller la physique de mille questions superflues p o u r r i traiter des matières pratiques et intéressantes au bien public?» En 1752, l'académie montre «qu'elle n'a d'autre objet que le bien public ; la simple curiosité ne la satisfait pas; il lui faut de l'utile. Elle veut tirer parti de nos connaissances, faire en un mot le bien de la société ; toute la science du monde sans ce but honeste n'est que vanité». 1 8 5 Elle dit encore en 1759, «Quels avantages pour une nation de trouver parmi elle des compatriotes zélés qui, méprisant les vaines contemplations de la philosophie, font de l'utilité de leur patrie le principal objet de leurs études. Q u e peut-il y avoir de plus intéressant que ces académies, que ces sociétés de gens entièrement dévoués au bien général qui, dans la seule vue de procurer l'abondance et le bienêtre à chacun, s'appliquent à de sérieuses recherches sur la végétation, ouvrent au public les trésors et lui révèlent les secrets les plus cachés de la nature». 1 8 ' Condamnation de la philosophie spéculative, éloge des matières qui n'ont pour objet que le bien public, le bien de la société, le bien-être de chacun,

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une utilité réelle s'accomodant d'un idéal de conquête de la nature progressivement découverte par les observations d'une élite. «Le véritable but des sciences et des lettres est de tendre à rendre les hommes meilleurs et plus utiles les uns aux autres» écrira en 1776 Elie de Beaumont, à l'académie. Ces textes caractérisent bien l'évolution profonde des préoccupations intellectuelles d u milieu académique et se retrouvent jusqu'au bout de son histoire au 18e siècle. Ce «scientisme» avant la lettre, se retrouve à Dijon. Le texte d u testament Pouffier, en est imprégné d'un bout à l'autre, «quant à l'établissement que je désire être fait des conférences sur les connaissances les plus utiles au public . . . C'est dans la seule vue du bien public . . . il parait que ces conférences doivent être réduites aux connaissances les plus utiles . . . en s'attrachant à celles (les matières) qui sont le plus utiles à l'homme et en cherchant des découvertes avantageuses au public». 1 8 7 C'est une véritable obsession de l'utilité qui conduit le doyen du Parlement dans l'élaboration de son programme de recherches autour de quelques matières visant à l'efficacité et fuyant la spéculation: la physique, la médecine, la morale seront pratiques ou ne seront pas. Les prix n'auront pas d'autre but que de récompenser les plus dignes, «ceux dont les traités seront le plus utiles au public». Les textes sont trop nombreux pour que l'on puisse les analyser tous, et tous témoignent en ce sens. Leur abondance même permet de comprendre comment cet idéal était partagé par tous les groupes sociaux représenté à l'académie. Claude Picardet, conseiller à la Table de marbre montre dans un discours du 16 août 1771, «les avantages des belles-lettres et des sciences considérées dans leur rapport avec la société: «l'importance des sciences pour l'utilité publique est, dit-il, loin d'être nettement aperçue par les grands et est complètement méconnue par le peuple, ce sont bien les académies qui éclairent les uns et les autres. Ces sociétés sont les dépositaires de ce qui mérite de durer, ce sont les tribunaux légitimes auxquels ressortissent toutes les matières». La confiance de la bourgeoisie, nuancée d ' u n léger doute sur le rôle des grands et d'un bon paternalisme un peu protecteur sur les aptitudes du «peuple», place dans les académies l'espoir de voir les uns et les autres éclairés par la diffusion des résultats de travaux utiles. En 1786, Poncet de la Rivière exprime des idées analogues, «puisqu'il n'est rien de plus glorieux pour un homme que d'être utile à son semblable». En janvier 1786 un représentant de la haute noblesse, le comte de Chastellux, chevalier d'honneur de Madame Victoire, mestre de camp et élu de la noblesse du Beaujolais, évoque à son tour «ces travaux qui ont toujours eu pour but l'utilité publique; rien ne vous échappe de ce qui peut servir ou consoler l'humanité». 1 8 8 C'est en plaidant constamment l'utilité de leurs travaux que les élites académiques

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réussissent à trouver une cohérence idéologique collective suffisamment vague pour faciliter l'accord de tous les groupes sociaux et suffisamment puissante pour leur inspirer une confiance inébranlable dans l'avenir et dans les résultats du mouvement. Les mêmes déclarations exprimées en vers et prose se retrouvent à l'académie de Châlons-sur-Marne. Dans une ode que sera publiée par le Mercure de France en 1758, indice révélateur de la diffusion générale de ce thème de pensée, Jean-François Meunier, avocat, tentait pour la société littéraire un panégyrique intéressant de cet idéal utilitaire. A propos des matières qui retiennent l'attention des académiciens il apporte le même témoignage: «Aujourd'hui tout ici présage - qu'avec notre sang d'âge en en âge - l'amour des arts va circuler», abordant ensuite chaque matière, ce qui est une bonne occasion de louer chaque spécialiste, il poursuit l'affirmation de son nouveau crédo. Retenons, pour l'histoire: «Ils naissent ces hommes utiles - pour qui l'histoire a des appâts»; et pour la chimie: «de la chimie infatiguable, l'art merveilleux et secourable - bientôt adoucira vos maux». L'optimisme, l'utilitarisme, la croyance en la possibilité de la transformation du monde et dans l'amélioration du sort de l'homme éclatent dans ces mauvais vers. Quarante ans plus tard, le 25 août 1790, l'abbé Delacour fera en des termes semblables, mais dans une prose éloquente et imprégnée de rousseauisme le bilan de vingt années de vie académique: «Il n'est aucun problème important, il n'est aucun objet d'utilité publique que vous n'ayez tenté d'éclaircir de vos veilles : commerce, agriculture, administration, législation, vous avez tout discuté, vous avez voulu porter le flambeau d'une sage philosophie sur tous les grands intérêts des peuples». 1,8 Plus encore, cette vision du monde trouve son expression dans un vocabulaire allégorique et dans un choix d'emblèmes significatifs. Les beauxarts et les muses se mettent au service de l'utilité. Le 28 mai 1777, les académiciens de Châlons placent dans leur salle de séance quatre cartouches où sont inscrits les mots Utilitati, Philosophia, Agricultura, Commercia, et la devise symbolique de la Champagne, «Me beat aima Ceres, Hilari conjuncta Lyceo». En 1786, le brevet gravé par Varin que l'on remet à tous les nouveaux membres est illustré par les muses supportant l'écu royal, un médaillon où sont inscrits les mots: Philosophia, Historia, Poesis, Mathesis, Eloquentia, Artes Ingenuae, Oeconomica; résumé des thèmes de recherche, un amour montre la Champagne et le châpitre de Châlons, symbole de la vocation provinciale et du rôle éclairé du clergé de la ville puis Cérès avec la devise de 1777, Cybèle avec la médaille que fit graver Henri IV en l'honneur de Châlons et la devise «Fides Catalau intaminatis fulget honoribus»; entre les deux déesses un médaillon porte les attributs traditionnels des sciences et des arts et en exergue on peut y lire «Ludovicus xv stabilvit, Ludovicus xvi

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instituit »19°. L'allégorie est pour les académiciens un domaine familier qui permet d'exprimer un idéal et un programme : l'attachement au bien public, la fidélité dynastique et le patriotisme provincial. La médaille que Buffon fera dessiner par Bouchardon et graver par Marteau pour l'académie de Dijon exprime un ensemble d'idées semblables, avec la même mythologie familière. Une Minerve appuyée sur les armes de Dijon, tenant les couronnes d'olivier, de chêne et de laurier, domine les symboles des sciences académiques: un sabre, un miroir antique en forme de loupe et le bâton d'Esculape, avec la devise «Certat Tergemenis Tollerer honoribus». 1 * 1 La traduction symbolique des activités sur les brevets et les médailles qui sont attribués aux académiciens et aux lauréats des concours dans un langage familier à tous parce qu'expression d'une culture commune, internationale même, montre la volonté de diffusion par les arts visuels et l'allégorie d ' u n idéal qui doit parler à la raison, au coeur et aux yeux de tous. Le dénominateur commun de tous les courants de recherche et de toutes les préoccupations des différents groupes sociaux représentés dans les académies parait éclairé par ces illustrations, le souci du bien public et de l'utilité sociale. Il est temps de reprendre notre interrogation primitive: les académies de province étaient-elles des sociétés fermées ou des sociétés ouvertes? Les académiciens du dix-huitième siècle étaient eux-mêmes divisés sur ce point. Il semble bien qu'elles présentaient les deux aspects à la fois. Monde clos, le monde académique était un «monde du savoir» qui excluait tous ceux n'ayant pas la possibilité de se conformer aux normes culturelles qui le définissaient. Partout la cooptation savante s'arrêtait aux frontières de la bourgeoisie des talents. Nulle part, sauf exception notable, les négociants et les manufacturiers, les artisans et les représentants des petites bourgeoisies ne franchissaient le seuil académique. Partout le recrutement a hésité entre la solution égalitaire et la solution aristocratique; la contradiction fut résolue par le maintien des hiérarchies sociales, mais sous le couvert des catégories académiques. Mais, ouvert sur son temps, le milieu académique n'a pas négligé le vaste mouvement de montée des bourgeoisies vers la culture. A ses portes, soucieux de s'exprimer et de prendre part aux grands débats du siècle, se pressait un vaste public aux contours sociaux incertains, celui qui avait commencé par conquérir les places de correspondants, celui qui participait aux concours, et qui donnait aux académies leur audience la plus large. Sociétés ouvertes, les académies l'étaient aussi dans la mesure où leurs préoccupations intellectuelles étaient dirigées, non vers un savoir ésotérique mais, de plus en plus, vers les problèmes les plus actuels se posant à la société civile. Des trois cas que nous avons analysés se dégage l'image d'une société hiérar-

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chisée des élites. A Châlons, à Dijon, à Bordeaux les liens avec la noblesse, notamment parlementaire, le poids de l'administration et de l'office, la marque des capacités et du savoir, bref la communauté de culture et de vie l'emportent. Le trait commun des élites académiques était leur appartenance à un milieu de notables. O n se trouve en présence d'une société qui préfigure la «bonne société» du règne de Louis Philippe, avec cette nuance importante que le rang y conserve la plénitude de sa fonction sociale et que l'argent et la richesse y sont des éléments moins déterminants de la position sociale. Sans doute, d'autres villes, d'autres académies pourraient-elles provoquer des appréciations différentes, mais on y trouverait certainement bien des traits comparables et ce serait surtout l'occasion de comparer plus complètement recrutement social et activités intellectuelles. A aucun moment, et dans aucune des trois sociétés, l'idéologie des lumières ne paraît être l'expression d'une conscience sociale nobiliaire ou bourgeoise, déchirée ou ambitieuse. Elle traduit au contraire, en termes nouveaux, la prépondérance sociale et culturelle d'un milieu et, s'il y a dans ce milieu des conflits, ils ont été en grande partie résolus. L'exemple de Dijon est à ce point de vue significatif. Jamais l'académie de Pouffier n'a été et n'a pu être exclusivement bourgeoise; jamais elle ne put être exclusivement patricienne. L'enracinement dans la province, les activités judiciaires et administratives, la vocation pédagogique et les devoirs pastoraux, l'attitude du pouvoir entraînent les élites académiques vers le concret, vers un idéal de pratique sociale à la fois précis dans ses méthodes, ses observations et ses expériences, et vague dans ses solutions. La prédominance des sciences et des arts traduit cette volonté à la fois unitaire et utilitaire. Milieu de rencontre des groupes sociaux cultivés, milieu par essence hétérogène, les académies ne sont pas porteuses d'un idéal révolutionnaire qu'elles eussent ressenti comme contraire à leur vocation. Elles sont au centre d'un complexe d'idées et de travaux qui répondent aux besoins des élites et qui bénéficient, au delà du milieu provincial, d'une profonde résonance collective, peut-être parce qu'ils ont pour but proclamé l'utilité publique et le bonheur du plus grand nombre.

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NOTES

1. Cf., et pour ne citer qu'eux, D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, Paris, 1933; «Les Enseignements des bibliothèques privées», Revue d'histoire littéraire de la France, 1910. 2. F. Bluche, Les Magistrats du Parlement de Paris, Besançon 1960, 3 e partie; D. Ligou, Montauban à la fin de l'Ancien Régime, 1958. 3. L. Trénard, Lyon, de l'Encyclopédie au préromantisme, Paris 1958; R. Mandrou, »Sensibilité et histoire«, Annales (ESC), 1959, p. 587. ;R. Mauzi, L'Idée de bonheur au 18* siècle, Paris, 1962 ; et le compte rendu de ce dernier ouvrage par L. Trenard in Annales historiques de la Révolution française, 1964. 4. L. Goldman, Le Dieu caché, Paris 1954; et le compte rendu par R. Mandrou in Annales (ESC), 1957. 5. J . Proust, Diderot et l'Encyclopédie, Paris 1964; A. Soboul, «L'audience des Lumières sous la Révolution française», Utopies et Institutions, Paris 1963. 6. Mornet, op. cit., p. 140-7. 7. A. Féron, Notes sur les académies provinciales, Rouen, 1934. 8. Marmontel, Mémoires, Paris, 1818, t. 1, p. 335. 9. Par exemple, Tablettes topographiques et historiques du diocèse de Châlons-sur-Mame. 10. Voir en particulier Mornet, op. cit., p. 145, qui donne comme chiffres vingt en 1748 et quarante en 1770; mais il semble compter ensemble académies et sociétés littéraires. Cf. aussi P. Barrière, «Le Catalogue du président de Ruffey», Revue d'histoire littéraire de la France, 1952. 11. J . Hébrail et Joseph de la Porte, La France littéraire, Paris 1755-56-58-69-84. Le MS 995 de la bibliothèque de Dijon permet de donner une idée approximative de l'activité des sociétés; on peut noter qu'il mélange société littéraire, académie et même société agricole. 12. P. Barrière, La Vie intellectuelle en France, Paris 1962 ; R. Escarpit, Sociologie de la littérature, Paris 1958, pp. 41-3. 13. P. Barrière, L'Académie de Bordeaux, Bordeaux 1958; R. Tisserand, L'Académie de Dijon, Vesoul 1936; D. Roche, «L'Académie de Châlons-sur-Marne», Annales, (ESC), 1964. 14. J . B. Durcy de Noinville, Table des dictionnaires, Paris 1758 (recensée à peu près 218 ouvrages). 15. Éd. de 1720 et de 1750. 16. Éd. de 1704 et de 1771. 17. Éd. de 1728. 18. Éd. de 1727. 19. Éd. de 1732. 20. Éd. de 1759. 21. Éd. de 1739. 22. Cf. Dictionnaire étymologique de la langue française d'O. Bloch et Von Wartburg, 2 e éd. 1950: académie: 1508, de l'italien accademia; académicien: qui appartient à l'école académique, 1555. 23. Cf. volume de table. On y trouve une illustration supplémentaire de la méthode des renvois. Leur nombre important traduit certainement l'intérêt profond porté par les encyclopédistes à la définition et à l'examen critique de la question des académies.

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24. Cf. par exemple Furetière, lettres: «toutes sortes de science et de doctrines». 25. Dictionnaire de l'Académie, éd. de 1694: académie: «assemblée de quelques personnes qui font profession de belles-lettres, des sciences et des beaux-arts». 26. Encyclopédie, I, p. 52 (a). 27. Ibid., I, p. 49 (b) et 50 (a). 28. Ibid., I, p. 52 (a). 29. «Académicien», précise le Dictionnaire de Trévoux, »membre d'une compagnie établie par l'autorité publique«. 30. Encyclopédie, «Discours préliminaire», I, X X X I I I . 31. Trévoux, Richelet, Encyclopédie, 150 (a). 32. Moreri, I, p. 76. 33. Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764. 34. Ch. Picard, «Dans les jardins du héros Académos», Séances publiques annuelles des cinq académies, Paris 25 octobre 1934, p. 45, 70. 35. Furetière, 1727. 36. Richelet, 1728. 37. J . Proust, op. cit., p. 128. 38. Moreri, I, p. 76, 78. 39. Furetière, 1727. 40. Trévoux, 1771 ; Encyclopédie, I, 56 (a. 3). 41. W. A. Ferguson, La Renaissance dans la pensée historique, Paris 1950, p. 78. 42. Condorcet, Esquisse d'un tableau de l'histoire de l'esprit humain, 1793, p. 120-2. 43. Supplément de l'Encyclopédie, 1770-77, I, p. 88 (a-b) et III, p. 55 (b). 44. A. Chastel, MarsileFicin et l'art, Genève 1954, p. 7; I. del Lungo, Florentia, Firenze 1893, p. 231 ; N. Pevsner, Academies ojArt, Past and Présent, Cambridge 1940. 45. Encyclopédie, «Supplément» I, p. 88-94. 46. Ibid., p. 93. 47. D'Alembert, «Discours préliminaire», Encyclopédie, I, X X X I I I . 48. Encyclopédie, VIII, p. 291 (a, b). 49. Ibid., V I I I , p. 292 (a). 50. Ibid., V, p. 635 (b), 636 (a). 51. J . Proust, op. cit., p. 189, 190. 52. Encyclopédie, V, p. 526-7, «Eloquence». 53. Ibid., V, p. 750; «Épargne»; J . Proust, op. cit., p. 521. 54. J . Proust, op. cit., p. 81 et suiv. ; Encyclopédie, V, p. 526, 527. 55. Encyclopédie, XIV, p. 789 (a, b), «Sciences». 56. Ibid., I, p. 52 (a). 57. Ibid., XV, p. 308 (a). 58. Ibid., XV, p. 260 (a). 59. Ibid., X, p. 158 (a, b). 60. Revue des sociétés savantes, t. III, 1880, p. 144; D. Roche, op. cit., p. 893. 61. Académie de Rouen, Archives, Dossier «Yart». 62. Un exemple de société littéraire qui ne réussit pas à obtenir sa transformation en académie est donné par la société du président Bouhier à Dijon. Elle se dissout à la mort de son fondateur. La société de Ruffey, qui lui succède en 1752, disparaît en 1761, la plupart de ses membres entrant à l'Académie. Cf. sur ce point R. Tisserand, op. cit., p. 47. 63 Cf Bordeaux, Statuts, article 16; Châlons-sur-Marne, article 22, Dijon, article 24 et règlement du 5 mars 1761.

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64. Cf. Tisserand, op. cit., p. 85. 65. P. Barrière, op. cit., p. 25. 66. Société de Ruffey, article 7 des Statuts; B. de Ruffey, Histoire secrète de l'académie de Dijon, Paris, Lange, 1909, p . 118; R . Tisserant, op. cit., pp. 29-30. 67. Cette catégorie sera supprimée en 1738. 68. Statuts, articles 6, 7; P. Barrière, op. cit., pp. 20-1. 69. Statuts, articles 7, 8, 11, 12. 70. Ibid., articles 6, 7. 71. R . Tisserand, op. cit., p p . 28-9. «Nés» correspond ici à ex officio. 72. Bibliothèque municipale d e Bordeaux, Manuscrit 1699 ( I ) ; P. Barrière, op. cit., p. 21. 73. R . Tisserand, op. cit., pp. 64 et suiv. 74. P. Barrière, op. cit., p . 23. 75. Cf. Ph. Milsand, Notes et documents pour servir à l'histoire de l'académie de Dijon, Dijon 1871 ; R . Tisserant, op. cit., p. 39. 76. Cf. la «Bibliothèque de la société littéraire et de l'académie des sciences, arts et belleslettres de Châlons» (1720-28, 1750-93), inventaire dressé par René Gandilhon, Mémoires de la S.A.C.S.A. de la Marne, t. L X X X I I , 1957. 77. Cf. H . M e n u , «La Société littéraire et l'académie de Châlons», Mémoires de la S.A.C.S.A. de la Marne, 1868, annexes, p. 218. 78. Statuts, articles I et X . 79. Académie des sciences et belles-lettres de Bordeaux, Tables 1712-1779, pp. 190-6; P. Barrière, op. cit., pp. 42-5. 80. H . Menu, op. cit., annexes et archives de la Marne, C 1268. 81. P. Milsand, op. cit., pp. 303-63; R . Tisserand, op. cit., pp. 159 et suiv. 82. Bibliothèque municipale de Bordeaux, M S 1699 (2); P. Barrière, op. cit., p. 51. 83. Dijon, M S académique 5 août 1773. Cf. aussi le Mercure dijonnais, éd. Dumay, p. 255. 84. Sur cette question, mise au point dans J . Proust, op. cit., p p . 17-9; et dans H . Luthy, La Banque protestante en France, Paris 1961, t. I I , p. 15. 85. Les guides les plus sûrs en ce domaine sont: H . de Warren, «Les Pairs de France», Cahiers nobles, 1964 ; F. Bluche et F. Durye, «L'Anoblissement par charges avant 1789», Cahiers nobles, 1962. 86. Cf. Berthelot de Chesnay, «Le Clergé diocésain français a u 18 e siècle», Revue d'histoire modtme et contemporaine, 1963, p. 241. 87. A. Soboul, Textes choisis de l'Encyclopédie, Paris 1962, «Introduction» ; La France à la veille de la Révolution; C.D.U., 1964; J . Proust, op. cit., p. 14. 88. D. Roche, op. cit., pp. 892-5. 89. Le classement socio-professionnel que nous proposons, composé en tenant compte des caractères d u milieu académique et des limites d u recrutement est le suivant: I : Noblesse: 1. Noblesse titrée, sans fonction indiquée ou connue; 2. Noblesse au service d u roi dans l'administration et les charges d e l'Etat; 3. Noblesse d'office de justice et de finance (y compris les fermiers généraux, pratiquement tous ennoblis et inamovibles depuis le rétablissement de la Ferme générale ; 4. Nobles militaires en service. 11 : Clergé : 1. H a u t clergé régulier et séculier; 2. Bas clergé régulier et séculier. I I I : Tiers état: 1. Médecins, chirurgiens, pharmaciens; 2. Avocats; 3. Professeurs; 4. Offices roturiers et employés de l'administration; 5. Architectes et ingénieurs (y compris les officiers de l'armée, non nobles) ; 6. Savants, écrivains, artistes; 7. Bourgeoisie des métiers; 8. Bourgeoisie active d u négoce et des affaires. 90. Cf. notes 86 et 87 ci-dessus. 91. Jules d e Gères, op. cit., Annexes, listes des directeurs, 1713-93.

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92. Sur 175 académiciens associés et ordinaires 19 seulement n'ont pu être identifiés socialement, soit environ 10%. Parmi eux, on distingue 62 ordinaires et 113 associés. Les correspondants n'ont pas été ajoutés à ce total pour la raison simple que nous avons réussi à en identifier seulement 107 sur plus de 300. Le poids des indéterminations sociales étant trop lourd, les résultats auraient sans doute été faussés. 93. Cf. P. Barrière, op. cit., pp. 65-9. 94. P. Barrière, op. cit., pp. 20, 42. 95. C. Jullian, Histoire de Bordeaux, Bordeaux 1898, pp. 575, 573. 96. A. Grillet-Dumazeau, Le Société bordelaise au temps de Louis XV, Bordeaux 1897, pp. 19-20. 97. Ibid., p. 302. 98. Ibid., p. 301. 99. J . Starobinski, Montesquieu par lui-même, Paris 1954, pp. 27, 30; Féret, Statistiques de la Gironde, vol. 4, Bordeaux 1889, Biographies, article «Barbot». 100. Ibid., «Bel». 101. Ibid., «Saige». 102. Ibid., pp. 532-4, «Montesqieu», et Camille Jullian, op. cit., p. 532-4. 103. Féret, Biographies, «Sarrau». 104. Ibid., «Calon Ségur»; et J . de Gères, op. cit., Liste des membres. Le marquis a été reçu en 1753 à l'académie. 105. Féret, Biographies, «Ségur». 106. J . Proust, op. cit., p. 26; et G. Dumazeau, op. cit., p. 163. 107. M. de Bitry, ingénieur au Château Trompette. 108. P. Barrière, op. cit., pp. 51-2. 109. Ibid., pp. 29-9. 110. J . de Gères, op. cit., p. 227, statuts, articles VI et V I I . 111. La carrière de l'abbé Sicard est assez significative. Il est vicaire de Saint-Maixent de Bordeaux, puis chanoine de Cadillac, vice-promoteur de l'officialité, chanoine de Saint-Seurin en 1787, successeur de l'abbé de l'Epée; son entrée à l'académie couronne une carrière ecclésiastique, savante et philantropique. 112. L'abbé Sabathier est professeur de philosophie au collège, l'abbé Bellet y enseigne l'éloquence, le R. P. Reynaud est mathémacien, l'abbé de Canaye est un érudit correspondant de l'Académie des sciences, l'abbé de Gua est un géomètre, le R. P. Chabrol, supérieur des Récollets, est un grand voyageur et un bibliophile érudit, spécialiste des langues hébraïques, le R . P. Roze est un jésuite, l'abbé Baurein est archiviste de chapitre de Saint-André et de la Chambre de commerce, Dom Bedos de Toulouse, prieur claustral de l'abbaye de Sainte-Crois est, à la suite de ses recherches sur la gnomique et la musicologie, correspondant de l'Académie des sciences, l'abbé Baudeau enseigne la philosophie à Chancelade, le R. P. Valois, jésuite de la Rochelle, est professeur d'hydrographie, l'abbé Nadaud est historien et l'abbé Desbiey chanoine de la cathédrale, bibliothécaire de l'académie. 113. C. Jullian, op. cit., pp. 625-76. 114. Cf. Féret, op. cit., biographies, noms cités. 115. Béziers, Bouillon, Castres, Castillon en Dordogne, Montauban, Perpignan, SaintNicolas près Bordeaux . . . Dijon. 116. Parmi les représentants de ce groupe on trouve un lieutenant des eaux et forêts, un procureur, un notaire, un secrétaire et un employé de l'intendance. 117. Grillet-Dumazeau, op. cit., p. 390. 118. C. Jullian, op. cit., pp. 624-5; P. Barrière, op. cit., p. 41. 119. Féret, Statistiques, pp. 299-300; Necker 84 000 h., recensement de 1789; 109000; Revue

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d'études bordelaises, 1909; 88394 h. et 4000 étrangers. C . Jullian, op. cit., pp. 345-6. Ibid., pp. 577-8. Ibid., pp. 522-3. P. Barrière, op. cit., p. 38; Archives académiques, Correspondance, p. 298. M . Bouchard, «De l'humanisme à l'encyclopédie», op. cit., p p . 738-9. R . Tisserand ne trouve que 341 membres pour tout le siècle. Notre liste a été établie en confrontant celle de Tisserand et celle de P. Milsaud, op. cit., Sur les 367, neuf n'ont pas été identifiés. 126. R . Tisserand, op. cit., p . 39. 127. M . Bouchard, op. cit., p. 735. 128. Ibid., p p . 738-9. 129. Tous les directeurs, tous les chanceliers, sauf l'évêque de Langres, tous les vice-chanceliers, sauf l'abbé de la Fare, ont été pris dans la noblesse. Cf. Milsaud, op. cit., p. 284. Inversement, tous les secrétaires ont été des bourgeois: trois médecins, deux greffiers, un avocat, u n procureur, u n professeur et un abbé. 130. Registre académique, 11 juin 1762; R . Tisserand, op. cit., p. 135, «Le cas Piron». 131. B. d e Ruffey, Histoire secrète de l'académie de Dijon, Paris 1909, p. 118. 132. Registre académique, 11 février 1763; R . Tisserand, op. cit., p. 70. 133. Registre académique, 7 mai 1762; R . Tisserand, op. cit., p p . 61-2. 134. M . Bouchard, op. cit., pp. 773-4. 135. De la Cuisine, Histoire du parlement de Bourgogne, t. 1, p. 65 et t. I I I , pp. 293-6. 136. P. Colombet, Les Parlementaires bourguignons à la fin de l'Ancien Régime, Dijon, 1937, thèse de droit. Cf. G . Roupnel, La Ville et la campagne au 17' siècle à Paris, 1960. 137. P. de Saint-Jacob, Les Paysans de la Bourgogne du Nord, Dijon 1960, pp. 50-5; P. Colombet, op. cit., pp. 60-70. 138. Archives départementales, Côte d ' O r , série Q.. 139. La noblesse d u chevalier de Cubières est assez douteuse. Il s'agit ici de plaire directement au comte d'Artois et au comte de la Touraille qui patronnent sa candidature. C'est aussi une façon de rendre hommage à un littérateur assez apprécié et au «philosophe caché sous l'homme frivole». Registre académique, t. X I V , 1785. 140. P. Milsand, op. cit., p p . 3-6. 141. Discours d e Maret, le 12 août 1764 par exemple, et M . Picard, Revue d'Histoire, moderne, 1928, p . 252. 142. Mémoires de l'Académie, I, X X X V I - X X X V I I ; R . Ruffey, op. cit., p. 53. 143. D. Roche, op. cit., p p . 895-6. 144. Registre académique, t. V I , 15 novembre 1771. 145. Ibid., t. X V , 24 août 1788; R . Tisserand, op. cit., pp. 242-3 ; Discours de G. de Morveau, le 17 octobre 1788. 146. M . Bouchard, op. cit., p. 742. 147. A. Baudot, Histoire de la pharmacie en Bourgogne, Paris 1905, pp. 293-4. 148. R . Tisserand, op. cit., pp. 175-6. 149. P. Colombet, op. cit., pp. 19-31. 150. P. Bouchard, op. cit., p . 555-6. 151. J . Proust, op. cit., p . 24. 152. P. Bouchard, op. cit., p . 566. 153. P. Bouchard, «La Population d e Dijon a u 18 e siècle», Annales de Bourgogne, 1953, p. 64. 154. Ibid., p p . 65-8. 155. D . Roche, op. cit. Nous avons détaillé ici d e façon beaucoup plus précise les aspects

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académiques provinciaux

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sociologiques du recrutement. 156. Renseignement communiqué par M . R . Gandilhon, qui soulève un des points à éclarer dans l'histoire des académies: celui de leurs rapports avec les loges. 157. L. Trénard, Communication au troisième congrès de littérature comparée de Dijon, 1959, Paris, 1960, pp. 63 et suiv. 158. Le faible chiffre des représentants de Reims, un médecin et un chanoine, traduit l'opposition entre les deux villes. Reims au 18e siècle est beaucoup plus active que Châlons mais n'est pas le siège de l'intendance. 159. D. Roche, op. cit., pp. 893-4. 160. U n conseiller de la cour des Monnaies de Paris, deux conseillers au présidial de Châlons, un fermier général, un conseiller de bureau de finances, un commissaire des guerres. 161. U n chanoine d u chapitre de Reims (le premier chapitre de France), un du chapitre cathédrale de Châlons et un du chapitre de Montfaucon en Champagne. 162. Deux receveurs des tailles, Daucourt et Ganeau, deux commis du contrôle général, un commis de l'administration des Aydes, un notaire, Béguillet de Dijon, un secrétaire d'intendance de Bordeaux, deux représentants des administrations des familles de Condé et de Bourbon, un commis de l'administration des Finances de la province. 163. Le cardinal de Bernis; d'Albaret, évêque de Sarlat; de Beauvais, évêque de Rieux; de Conzié, évêque d'Arras, l'abbé de Caux, co-évêquedeLangres; Loménie de Brienne, évêque de Toulouse; de Mélis, évêque d'Anvers. 164. D. Roche, op. cit., p. 895. 165. Le duc de Choiseul est inscrit comme honoraire, parce que le siège épiscopal de Châlons était occupé par un Choiseul au milieu du siècle; les barons et marquis de Juigné, parce qu'ils sont de la famille de Leclerc de Juigné, archevêque de Paris et également ancien évêque de Châlons, ancien protecteur de l'académie; le duc de Clermont Tonnerre parce qu'il est en 1783 parent de l'évêque de Châlons. Le rôle social et honorifique tenu dans la province par le représentant d'une grande famille est curieusement étendu à toute la famille. O n a vu (article cité) comment le patronage fonctionnait. Rappelons que c'est par l'intermédiaire de l'intendant que les demandes de subventions, les réclamations sont transmises au pouvoir. L'académie n'hésite pas à faire intervenir plusieurs protecteurs à la fois; par exemple, en 1787, pour protester contre la menace de voir la salle académique confisquée par l'assemblée provinciale, le chancelier de l'académie est chargé de faire pression sur les autorités protectrices: l'évêque, l'intendant, le duc de Breteuil et le baron de Breteuil. 166. Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. I I I , éd. de la Pleïade, Paris 1964, pp. 1237-8 et introduction, pp. X X V I I I - X X X . 167. A Bordeaux, à l'origine, le choix des sujets était réservé à tous les ordinaires qui établissaient trois sujets possibles et soumettaient leurs propositions au duc de La Force, créateur du prix, qui en retenait un. A Dijon c'est seulement après 1765 que les sujets furent choisis au scrutin. 168. R . Tisserand, Les concurrents de J.-J. Rousseau, Vesoul 1955, p. 13. 169. P. Barrière, op, cit., p. 117. 170. Ibid., p. 117; et Manuscrit 1699, 2. 171. D. Roche, op. cit., pp. 899-906. 172. J . de Gères, op. cit., p. 270 : «Sur les causes manifestes ou cachées du lecti mictio, principes de cette infirmité et remèdes qu'on peut regarder comme spécifiques». 173. Cf. à ce sujet J . Delumeau, «Les Sciences de la vie au 18e siècle», Information historique, novembre-décembre 1956 et janvier-février 1957; et surtout J . Roger, Les Sciences de la

184 174. 175. 176. 177. 178. 179. 180. 181. 182. 183. 184.

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Daniel Roche vie dans la pensée française au 18' siècle, Paris 1962. P. Barrière, op. cit., p. 217. Ibid., p. 260. R. Tisserand, op. cit., pp. 392-8; P. de Saint-Jacob, op. cit., pp. 340-3. R . Tisserand, op. cit., p. 540. Le «blé» s'entend ici le blé d'automne, et le «mars» correspond à des céréales semées au printemps, consistant en mélanges: blé, méteil, etc. Sur cette question, cf. P. de Saint-Jacob, op. cit., pp. 372-3 et 395-400. M. Bouchard, L'Académie de Dijon et le premier Discours de Rousseau, Paris 1950, pp. 29-30. D. Roche, op. cit., pp. 900 et suiv.; R. Mauzy, Vidée de bonheur au 18' siècle, Paris 1960, pp. 165 et suiv.; A. Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, Paris 1956. D. Roche, op. cit., p. 905. Ibid., p. 904. Le problème du mot «corrompre» ajouté à l'énoncé du sujet donné par l'Académie souligne cet aspect. Comme l'a écrit M. Bouchardy (Rousseau, Ouvres complètes, p. 1240) l'addition du mot «corrompre» ouvrait plus largement les voies au paradoxe. Textes cités dans P. Barrière, op. cit., p. 854. Ibid., pp. 86-7. Milsand, op. cit., pp. 182-4, 187. Ibid., p. 189. Registre académique, t. VI, p. 1771 ; t. XIV, p. 1786; R. Tisserand, op. cit., pp. 63 et 155. H. Menu, op. cit., pp. 209 et 251-2. Ibid., p. 245; Collection Deullin, Épernay. Milsand, op. cit., p. 9, note 1. P. Barrière, dans la Revue d'histoire littéraire de la France, 1952, p. 1.

ALPHONSE DUPRONT

Livre et Culture dans la Société Française du 18e siècle

RÉFLEXION SUR UNE ENQUÊTE

D'intention première et de persévérante discipline, cette étude sur Livre et Société dans la France du 18' siècle n ' a voulu être qu'une enquête. C'est à dire u n interrogatoire d'éveil et, comme l'on disait encore à l'époque, une recherche de quelque vérité. En cette enquête, comme en toute autre de génie historique, trois protagonistes: une matière immense et parce qu'immense, peu saisissable; au-delà de cette matière, la vie réelle de la société qu'elle concerne, et donc une problématique interne, d'une analyse délicate et subtile qui progresse presque sans laisser de traces, à peine de fausser notre connaissance des mécanismes vitaux et de la dynamique d'ensemble d ' u n monde dont nous ne cessons de procéder; les enquêteurs enfin, maîtres de l'orientation des questions et des emprises, qui demeurent dépendants et de leur culture historique et d'une autre problématique, celle de leur temps ou la leur propre. Ce profil des protagonistes découvre d e toute évidence une orchestration difficile, à tenter courageusement mais avec autant de modestie que de prudence, et cet inlassable effort d'ouverture qui cherche la rencontre de communication avec l'autre. U n autre qu'il nous faut entendre en ses démarches profondes et selon son langage, ses attentes, alors que nous l'abordons obérés de son héritage, de schématismes, voire de cristallisations passionnées. Autant dire que l'enquête est épreuve d'âme et d'hom-

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mes, et qu'elle vaut ce que valent sa conception d'ensemble, sa conduite, la sagesse confiante des enquêteurs. Qu'exercice de conscience, elle n'atteindra q u ' à quelques lueurs; mais si par elle un échange devient possible entre nos interrogations d'aujourd'hui et les ferveurs créatrices ou le mystère d'exister d'autrefois, cette atteinte au secret qu'elle représente est, de tous nos exercices historiques, non seulement le plus sûr de vérité mais aussi le plus créateur d'une rencontre d'humanité. Réflexions inutiles sans doute, mais qui, dans l'esquisse d'une démarche de méthode, entendent être un hommage à l'équipe d'enquêteurs, qui, autour de François Furet, animateur fervent de l'expérience a vécu l'audace raisonnée et lucide d'interroger tout un siècle de notre histoire sur ses démarches intellectuelles ou même spirituelles, sur les rapports qu'il avait su établir, consciemment ou non, entre une fixation d'écriture et ses besoins véritables. Justice de cette audace, l'attitude des enquêteurs qui se sont imposés deux règles impérieuses. L'une, par rapport à la matière, et qui est presque exclusivement de décrire. Ce qui a été inventorié ou analysé est présenté, quasi sans autre, avec le moins possible d'interprétations ou d'interventions inutiles. Il y a, dans tous les rapports de cette enquête, une rectitude vis-à-vis du donné ou du saisi, qui demeure impressionnante - attitude d'approche historique pure, par quoi les résultats atteints garderont longtemps une fraîcheur de découverte. L'autre règle, implicite sans doute dans la première mais qui demandait une vigilance de plus pour être parfaitement observée, était de s'astreindre à classifier la production littéraire extrêmement mélangée, confuse même, d'après les catégories, le vocabulaire des hommes de l'époque. La tentation de commodité pouvait être forte d'appliquer à l'oeuvre écrite du 18e siècle français nos nomenclatures d'aujourd'hui, d'y projeter nos habitudes mentales ou nos catalogues. Système de lecture qu'il faudra sans doute utiliser plus tard, pour découvrir des prémonitions, accentuer des correspondances et nous sentir mieux dépendre aujourd'hui de choix implicites d'alors. Présentement il importait avec les hommes du 18e siècle de ranger leurs livres, de confondre comme eux par exemple dans la rubrique «Histoire », voyages, traités de géographie et tous ces écrits divers d'une «découverte du monde» qui n'arrive pas encore à émanciper son espace de l'empire temporel d'une histoire profane, surtout de constater avec eux, et presqu'aussi peu étonnés qu'eux-mêmes, le gonflement extraordinaire de cette rubrique ouverte depuis les temps de Renaissance et où tous les apports modernes s'entassent comme ils peuvent, et qui s'intitule dans son plein déroulement : Belles-Lettres, Sciences et Arts. Là où ils n'ont pas touché, distingué, l'enquête ne touche pas davantage: c'est une révérence; c'est surtout une approche de communication. Qui dit enquête aujourd'hui, selon le métier des sociologues, dit le plus

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souvent «sondage». D'où un double problème de méthode pour qu'à travers l'enquête, la matière parle. L'un est de choisir les directions de «sondages» de façon telle que le meilleur, le massif ou le plus sûr de la matière en soit cerné par éclairs. Imagerie photographique peut-être, mais qui suggère tout à la fois une vision de la matière et, de l'émoi ou de la surprise à l'analyse, des voies de pénétration. L'autre qui est, dans la poursuite même du sondage, de dépasser l'apparence, l'immédiat, le manifeste, et d'atteindre à une certaine profondeur. Il n'est point de sondage sûr qui n'atteigne à la roche en place, au tuf, à la matière d'âme. A ces deux exigences, l'enquête sur Livre et Société dans la France du 18' siècle paraît répondre avec une belle honnêteté. Sur le premier point en effet, qui est de saisir la matière dans sa massivité et dans ses expressions les plus sensibles, l'économie même de l'enquête témoigne d ' u n remarquable effort de cerner, d'interroger, et de rendre des évidences parlantes. Au principe, il fallait établir le «corpus» d'une production écrite dont nos bibliographies et nos bibliothèques ne nous donnaient, même à deux siècles de nous, que des restes. Restes monumentaux sans doute, mais cependant marqués d'une usure de l'histoire, et de cette autre forme de la vie de l'histoire, encore si mal éclairée, qui est la disparition sans traces. Le travail novateur de François Furet entr'ouvre désormais pour nous la bibliothèque vivante du 18e siècle. Avec des manques parfois essentiels, et seulement à l'échelle des contrôles de l'autorité souveraine, de cette «Direction de la Librairie» où s'est cherché, sans d'ailleurs y parvenir, un gouvernement des lumières. Mais sur une documentation très précise, pour la première fois, une possibilité pour l'histoire de dépasser le matériel documentaire survivant dans nos bibliothèques, et d'atteindre à un inventaire quasi-total de ce qui a été publié selon les règlements et pratiques du royaume de France durant les trois quarts du 18e siècle. Au delà même de ce qui a été publié, l'enquête saisit ce qui a été présenté pour publication et n'a possiblement pas connu l'immortalité relative de l'imprimé, soit pour des raisons contingentes, soit par opposition des censeurs. Ainsi c'est tout le besoin d'expression écrite d'une société qui se découvre matière d'histoire; autre chose qu'une littérature «canonique», mais dans le rite, l'usage ou le besoin de l'écrit, une vie de la communication aux cent actes divers. Dans la massivité des quasi 45000 titres qu'elle retrouve, l'enquête, pour la première fois, dans de telles proportions, manifeste et l'oeuvre écrite d'un siècle et le besoin ou la tentation d'écrire. C'est à dire ce dépassement de l'historique immédiat, qui atteint déjà à l'aveu d'âme. Cette production considérable, il n'était pas possible de la ranger et de la classer tout entière. D'autant qu'entre le titre inscrit sur les listes des registres de privilèges ou de permissions tacites et celui de l'oeuvre imprimée, quand elle sort, il n'y a pas toujours identité. Les délais de temps d'autre part ne

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permettaient pas le tri dans des conditions satisfaisantes, c'est à dire précises, de cette bibliothèque d'une société et d'un siècle. Celui-ci ne pouvait valablement être fait que sur des tranches arbitraires, mais raisonnables. Implanter le sondage est toujours d'intuition et de bon sens. Ici le choix s'imposait, de prendre trois tranches chronologiques, sensibles du siècle. Trop sensible peut-être la dernière, et donc trop banalement parlante. Si bien qu'un «sondage»intermédiaire dans les registres de permissions tacites pour les années 1770-74 devait heureusement éclairer les habitudes ou les attentes du siècle, ses continuités et ses ferveurs, avant que ne survienne la crise pré-révolutionnaire, naturellement génératrice d'écriture et d'imprimés. Entre ces quatre prises de vues s'éclairent, dans la gravité un peu sèche des chiffres, les options du siècle. De la bibliothèque et des livres sur ses rayons classés, il fallait atteindre la vie, circulations, utilisateurs, voire inspirateurs ou créateurs. Epreuve de l'approche sociale alors que notre «corpus»donne seulement des titres. Dans le foisonnement des voies d'exploration possibles, des partis, là encore, devaient être pris, et sûrs. Trois se sont heureusement imposés. Mettre en évidence d'abord cette orientation de la clientèle lisante et achetante, ou pour reprendre une expression déjà quelque peu sur sa fin, l'information du monde des «curieux». Cette direction de la lecture, nous savions qu'elle est devenue un fait européen de la «République des lettres», surtout depuis la fin du 17e siècle; plus ou moins bien organisée et consciente de sa propre force, son autorité se situe à différents niveaux de clientèle, d'échanges d'idées, peut-être même de marchandise. Tout au long du 18e siècle, gazettes, petites et grandes, se multiplient; le pouvoir n'est d'ailleurs pas sans s'apercevoir de l'usage qu'il peut en faire, et il y a incontestablement autour de chacune une équipe de gens de lettres, certains quelquefois fort menus, «orientés» autant qu'ils orientent. La sociologie de ce monde de gazetiers dans le royaume ou hors frontières - monde où, ici et là, des censeurs - ne pouvait évidemment être faite, non plus que le dénombrement des gazettes ni la détermination de leurs choix «publicitaires». Mais, dans la cohérence même de l'enquête, centrée de par ses sources essentielles, sur les rapports du pouvoir avec le besoin collectif d'écrire et de communiquer par le livre, pratiquer un sondage différentiel sur deux des grands périodiques du siècle, l'un officiel, le Journal des savants, l'autre, quelquefois officieux et toujours d'inclination jésuite, les Mémoires de Trévoux, c'était établir, toujours par la pratique de trois coupes quinquennales, une manière de grille éclairant dans la production imprimée contemporaine les consécrations résolues de deux «groupes de pression» intellectuelle. Surtout, comme il a été fait avec une conscience exemplaire par les auteurs du sondage, quand ne sont pas dénombrés et classés seulement les comptes-rendus mais l'espace imprimé (nombre de signes) réservé à

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chacun. Cette assignation du papier à couvrir fixe tout u n faisceau d'influences, d'estimes subtiles, où la publicité d'alors unissait à coup sûr plus d'impondérables que semble ne faire celle d'aujourd'hui. Le monde des lumières avait ses aises, ses élégances aussi. Sociétés de lumières par excellence, les Académies. Elles représentent au partir du lointain souvenir des Platoniciens de Florence, une manière de société, d'accès ou d'initiation aux lumières. Leur multiplication, leur recrutement l'inventaire de leurs curiosités apportent autant de clartés pour une analyse des besoins «livresques» d'une société, voire quant à l'orientation de la production par l'assouvissement de ces besoins mêmes. Fait sociologique parisien au 11'siècle et moyen du contrôle royal, ou de la tutelle, sur les lettres, les sciences et les arts, l'Académie au 18' siècle devient mode et nécessité provinciale. Elle exprime tout aussi bien la centralisation monarchique quant au règne et à la circulation des idées q u ' u n développement européen ou cosmopolite de la «République des Lettres»; donc dépendance et indépendance à la fois dans le soutien ou l'imposition de la communication par l'imprimé. O n demeure frappé et étonné du prodigieux mélange qu' accommodaient pour un petit groupe de néo-immortels soigneusement recrutés les programmes des séances académiques, interminables souvent de plusieurs heures d'horloge, et où se satisfaisaient les curiosités les plus diverses, étranges même. Trier ici encore, à l'échelle provinciale, les choix de ce monde étroit des académies et sociétés, limité même s'il tend ici et là à s'ouvrir, c'est ébaucher une harmonie de correspondances entre une société de curiosité et de conscience et la production littéraire - enracinement évident de cette dernière, si, dans les dominantes, correspondances effectivement il y a. Après la province, restaient à atteindre ceux pour qui il semble ne pas y avoir de littérature, - les zones obscures d'une massivité sociale où cependant l'on sait lire, ou bien où quelques-uns lisent pour beaucoup d'autres. Littérature populaire c'est trop vite dit, et présumant d'une analyse hiérarchique de ce qui ne s'est pas encore fort bien reconnu société organique. Il valait mieux prendre les choses de l'extérieur, et selon une forme de publication parfaitement définie quant à sa présentation, ses réalités commerciales, ses centres de distribution: c'est la littérature de colportage. Avec elle, nous sommes, pour l'analyse d'un rayonnement de l'écrit, aux limites mêmes d u fluide; mais une estime approximative de son importance, la mise en évidence de ses continuités ou de ses renouvellements, un choix expressif de thèmes devaient surtout permettre d'apprécier une vitalité de circulation et de cerner les rapports entre cette littérature filtrante, parfois proche du récitatif oral traditionnel, et les satisfactions écrites d'une société de lumières, savante et selon que dit le mot même de «société », limitée.

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Masse de la production imprimée et quelques éclairages d'intérieur, interdits ou barrages du pouvoir, orientations intéressées de l'information, la province face à Paris dans ses pulsions curieuses, une ouverture enfin sur les succès de ces «bibliothèques» de colportage, où le peuple est censé choisir lui-même les titres de ses nostalgies, de son divertissement ou de sa culture, cette cohérence de sondages est, quant au problème «Livre et Société», une emprise de matière. Suscitant sans doute plus de questions que de réponses, laissant bien des interrogations non satisfaites, elle est cependant éloquente d'enseignements neufs. D'autant plus parlante qu'enquête, elle n'interroge pas directement. C'est l'autre vertu de méthode du travail poursuivi. Si la première qualité d'une enquête est de savoir où interroger pour atteindre à quelque profondeur de réponse, l'autre demeure, surtout au champ de l'histoire où seul l'interrogateur parle, d'entendre la réponse comme à l'insu de qui la donne. L'infirmité de l'histoire de n'avoir pas de partenaire présent fait au contraire sa plus grande force. A condition d'accepter les méthodes de quantification. Cellesci se présentent comme une comptabilité pure, étrangère, semble-t-il, à l'univers «intellectuel» du livre. Daniel Mornet, précurseur courageux, en avait montré, il y a plus d'un demi-siècle, quant aux bibliothèques privées, la valeur d'indices. Leur application en d'autres secteurs de la recherche historique, leur connaturalité quasi existentielle dans ce monde de la quantité qui grandit autour de nous, recherche et chercheurs pris en lui, nous permettent aujourd'hui d'en user lucidement comme voie d'analyse au champ d'une histoire «spirituelle». La quantité enseigne d'abord par sa masse : une évaluation de la production imprimée aussi bien que l'existence de bibliothèques privées, qui renferment jusqu'à huit ou dix mille volumes, manifeste physiquement une présence et un besoin. Mais toute quantité est relative, et c'est par où les résultats des dénombrements, même conduits à très large échelle, deviennent notre gibier: les proportions subtilement maniées analysent des choix. Choix bruts sans doute que l'on peut délicatement dégrossir, mais choix qui, cernés aussi rigoureusement que possible, éclairent instances, ferveurs ou attentes d'une société. Et de la façon la plus sûre car, établis d'après les critères de l'époque, ils plongent aux zones inconscientes. Si £adig ou tel roman, les Lettres à la péruvienne par exemple, font fureur, on peut s'attendre à les trouver souvent réédités ou en bonne place dans les bibliothèques; mais ce sont éclats ou succès. Ce critère certes expressif de la fréquence ou du nombre d'éditions atteint une circulation de mode, de surface seulement. Seuls les chefs-d'oeuvre, où se reconnaît une société, font des traînées qui durent: c'est l'élection d u «classique», mécanisme d'un choix collectif de gloire, mais qui concerne plus l'avenir qu'un présent même large-

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ment saisi. Ce qui est distingué pour la «classe» est surtout, pour la société du choix, modèle d'éternité. Donc acte conscient, et de suffisance sociale. L'autre choix, à peine exprimé et plus profond, se livre justement par ce qui est le plus étrange au livre, la masse. Le livre en effet est u n objet seul; une fois écrit, imprimé, relié, il se suffit à lui-même. C'est par un effort d'intégration que nous le retrouvons moyen de communication entre un auteur et ce groupe social plus ou moins abstrait que l'on nomme son public. Pris comme il est, c'est à dire singulier, rien n'est moins aligné que le livre, même s'il est destiné aux rayons d'une imposante bibliothèque. Qu'il soit écrit pour plaire, pour «éclairer», pour témoigner ou pour susciter, le livre se présente comme un tout. C'est l'intention avouée ou implicite ; mais en réalité il est partie. Partie d'un «genre», d'une spéculation, d'un mode d'expression collective, de modes aussi. Nous l'enracinons en l'humain quand par l'analyse de sa matière, la discrimination de ses règles, de ses limites ou de ses mécanismes, les déterminations d'influence, nous le rétablissons dans son genre ou nous retrouvons la démarche par quoi il est fait langage: ici «littérature» et histoire cheminent de concert pour l'approche et la sauvegarde du singulier. Analyse de «formes»qui, pour lucide et pénétrante qu'elle soit, ne fait que s'élever dans une hiérarchie des parties et ne saurait atteindre l'ensemble. De même, sur le livre seul, l'application de modèles de structures : à un niveau de participation sociologique plus intimement cohérente, la structure est «partie», comme le genre. Seul le repérage et l'inventaire des notions, des images-clés, des représentations collectives, le relevé de leurs fréquences dans une oeuvre ou au contraire la collection des «inventions» singulières permettent d'atteindre par le livre plus entier que lui. Mais dans cette lecture détournée d'âme, nous retrouvons les méthodes quantitatives et il faut exactement reconnaître que le livre n'est que support ou contenant. Il n'est pas traité pour lui-même: ce qu'après tout nous lui devons, puisqu'ainsi, par une définition externe de lui, il est. Quelle voie dès lors pour garder au témoignage singulier ses privilèges, l'apport unique et indispensable qu'il nous fait, ou du moins laisser les uns et l'autre intacts et pénétrer à travers lui les mouvements profonds de l'âme collective? A coup sûr, celle qui tente l'appréhension de l'ensemble, autrement que ne l'a pu connaître la conscience collective de la société d u temps et qui analyse cet ensemble avec les catégories, le vocabulaire des distinctions de l'époque même. Ainsi le livre demeure intact en sa solitude, et il est aligné en un langage des pulsions, des besoins, des inventions ou des nostalgies d'une psyché profonde. Sans doute y aurait-il une autre méthode, plus limitée de toute évidence, pour saisir par le livre attentes et goût de son public. L'exemple même des grands écrivains, au 18e siècle surtout, maîtres à se servir de tant de genres à la fois ou tour à tour. Sur le cas d ' u n

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Voltaire, si sensible à la «demande» et si perspicace de ce qui porte, atteint ou anime, souverain des orchestrations du succès, une sociologie historique des genres peut être valablement ébauchée. Tiendrons-nous beaucoup plus, elle faite, qu'un sondage étincelant? Ces éclairages successifs, par modes échelonnées, comment les lier organiquement, valablement, à même la pleine matière? U n sondage ne peut enseigner que s'il se situe par rapport à un ensemble, fût celui-ci même confusément défini. Par ailleurs, ces écrivains témoins, qui souvent se sont fait grands de l'extrême diversité des moyens d'expression dont ils se servent, s'ils ont su choisir leur parole de lumières, c'est qu'ils avaient la communication directe. Même proche et plus instant en nous que nous ne le savons, le 18e siècle est cependant loin de nous. Notre approche, selon les méthodes historiques habituelles, ne peut être qu'indirecte. A nous de pénétrer sans qu'effraction il y ait. Dans la mesure où elles alignent vigoureusement, les méthodes quantitatives saisissent de l'extérieur, mais une réalité en place. C'est le privilège de la masse d'être ambivalente: elle était alors; elle est aujourd'hui, aux disparitions près qu'il faudra tenter d'estimer. D'autre part, cette masse, présente à l'époque, qui donc la connaissait dans son corps, ou même ses articulations essentielles, malgré les tables du Journal de la librairie. Nous voilà par elle plus renseignés que les hommes du temps, et donc capables de pressentir, autrement qu'ils n'ont su le jeu des forces profondes. Par traitement de masses toujours. Massivement traitée, la quantité fonde l'assiette sociale, cerne les clientèles, en établit les hiérarchies. La masse surtout est langage d'âme profonde. Dans les cohérences du langage, massivité et gravité vont de pair, toutes deux puissantes, présentes, et à jamais mystérieuses. C'est en ce mystère même que les méthodes quantitatives trouvent leur justice, car la massivité est tout ensemble mesurable et nonmesurable. Le non-mesurable en elle, c'est l'affect émotif, le pondéral, le viscéral, le panique de la masse, ou plus généralement la pulsion. Notre mathématique se traduit en effet à travers la masse quasi connaturellement en qualitatif, de cette qualité qui échappe le plus souvent à la formulation consciente, mais qui fait corps avec elle, la poigne de son énergie silencieuse et qu'à la surface de l'exprimé nous ne parvenons quasi pas à atteindre. Ainsi la quantité devient analyse d'âme, à deux conditions, semble-t-il: d'être maniée de façon brute et d'être interprétée avec la plus grande délicatesse, et d'autant plus d'impressionnisme bien cerné qu'elle comporte plus de rigueur. Là le fondement «existentiel» de la méthode. A quoi il faut ajouter que le traitement de la quantité se fait essentiellement sous forme de rapports et de proportions, c'est à dire de figures de lectures du monde, traduisibles en plusieurs systèmes de langage. Rapports de l'ensemble des oeuvres imprimées ou présentées à l'impression sur plusieurs décennies d'un siècle soit avec l'en-

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semble correspondant pour une période antérieure soit avec le corpus imprimé d'aujourd'hui; rapports réciproques des différentes catégories d e livres entre elles, à la fois dans la synchronie et dans la diachronie ; classement statistique des livres possédés dans un certain nombre de bibliothèques et rapport de ce classement aux catégories sociales des possesseurs, on pourra multiplier le nombre de ces relations ; toutes, dans le brut du résultat mathématique, comportent éclairage d'un vécu non apparent. La proportion met en effet chaque fois en cause et l'ensemble et le rapport des parties à l'ensemble et le rapport des parties entre elles: vertu tri-dimensionnelle qui atteint aux profondeurs. Ce qui ne supprime pas pour autant la valeur absolue des chiffres :valeur absolue toujours relative au regard d'une analyse lucide, mais qui parfois peut s'imposer comme telle. Ainsi la masse de la production imprimée d'une époque, ou le nombre considérable des livres d'une grande bibliothèque privée. Mais ce ne sont que pondérations passagères. Tout aussi important, pour que l'essentiel soit dit quant à la justice d'une méthode, cette autre approche de la vie profonde de l'âme collective que permet la quantification d u commun, de l'habituel et du singulier. Volontiers les historiens «littéraires» délaissent le banal, comme redites lassantes, le remugle d'un fonds moyen. O n les suivrait aisément par goût, mais l'historien de la pensée ou de la culture a besoin, à peine de partialisation mutilante, de toute sa matière, le poncif autant que l'idée neuve. De soi d'ailleurs le poncif se fait quantité : c'est sa seule émergence d'histoire d'être ainsi fermement dénombré. Mais le singulier n'est nullement en tant que tel hétérogène à l'univers du chiffre. Car le nombre un, s'il est qualitativement l'exceptionnel, est numériquement quantité. Double «sens» toujours, qui, dans l'ambivalence du quantitatif, permet de «situer» le rare, l'unique, qui peuvent être l'annonciateur, le témoin des profondeurs aussi bien que la survivance erratique. Autant que les grands nombres importe l'unité, mais l'unité qui témoigne, et elle ne témoignera que par rapport à des ensembles soit contemporains soit réunis dans les temps qui suivent. Ainsi la grille du quantitatif, établie sur l'échelle des nombres et sur l'unité permet, pour une période de temps donnée et par rapport à un matériau défini selon des critères extérieurs comme homogène ou comparable, et un inventaire quasi exhaustif de la source documentaire choisie et l'établissement de séries. Aucune superstition triomphante certes dans la possession de ces séries: humaines et historiques, elles gardent heureusement de l'ondoyant et d u divers; mais comment ne pas s'apercevoir combien elles peuvent être précieuses pour l'analyse historique, à condition toujours de les entendre comme suggérant, étonnant ou profilant? Outre les retours possibles, les scansions et les rythmes qu'elles peuvent exprimer, elles aident l'historien à

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mieux cerner les «trous», ces absences, disparitions, usures, documents encore enfouis, qui toutes ont importance et vie par rapport au matériau subsistant. L'absence manifestée, éclairée, estompe déjà une présence. Enfin, de la série sort la mutation brusque, quand il y en a - aveu d'un secret vital non encore atteint. Tous propos étrangers, semble-t-il, à notre univers habituel du livre. Us n'ont pas été retenus ici seulement dans une humeur de coq-à-l'âne, ou bien pour étonner. En toute loyauté au contraire, ils cherchent une confrontation éclairante avec les méthodes traditionnelles de l'histoire dite «littéraire»; aussi bien que s'ils comportent quelque barbarie, c'est parce qu'ils choquent des habitudes mentales encore tenaces en nous, par quoi nous demeurons marqués de l'esprit des «lumières». Tout cela a trop d'importance quant à la méthode et quant à la conscience pour ne pas mériter explications ou exemples. Notre grossiéreté quantitative risque de nous ouvrir plus de voies vers l'âme profonde d'une société et d'une époque que la plus attentive et la plus perspicace «histoire des idées». Bourrus jusqu'au paradoxe, nous n'irons pas jusqu'à dire que les idées n'ont pas d'histoire. L'honnêteté est de reconnaître que l'histoire des idées a fait ses preuves, donné des oeuvres d'éveil, et que sans elle, sans ses disciplines bien gardées, nous n'aurions peut-être pas atteint aujourd'hui à l'état de grâce du «quantitatif». Donc utile, et à ce jour encore découvreuse, l'histoire des idées. Mais comment ne pas constater que sur cette matière à la fois massive et ténue infiniment qu'est l'idée, elle suit surtout des filières, et des filières conscientes. L'exprimé est son champ de limitations ; elle y relève cheminements et sinuosités de l'idée, de la représentation, de la notion; mais nous n'atteignons pas à l'autre monde. Non plus qu'au support humain, c'est à dire aux milieux sociaux. Un monde tout idéal s'informe de l'analyse même et se replie sur lui en un univers clos. Comme s'il était établi que les idées eussent par elles-mêmes une vie propre. L'historien, n'ayant pas de clartés là-dessus, se gardera de le nier, mais il choisira plutôt de travailler sur ce qu'il sait. Et ce qu'il sait, et par son expérience d'homme et par métier, c'est que les idées naissent des hommes et aussi qu'elles circulent. Elles s'établissent aussi et souvent cristallisent en complexes, en schématismes mentaux, en cadres d'ordre, en catégories d'une vision du monde. Ce qui nous conduit aux «cultures». Une histoire des idées, toujours éclairante, ne saurait se suffire; elle doit déboucher en plus total, plus incarné qu'elle, une histoire de la culture. Au chapitre des cultures, nous retrouvons, comme naturellement, rythmes du temps et quantité. Une culture, c'est tout à la fois une stratigraphie de masses, quantitativement comparables dans la mesure où le permet le matériau documentaire et un «esprit» ou un style, c'est à dire un art de participer et de vivre. L'art a ses

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voies de communication propres; il s'analyse à travers l'histoire, par un commerce singulier entre le «je ne sais quoi» et l'historien. Quant aux masses organisatrices d'une culture, leurs confrontations, leurs entrechocs, leurs soudures, elles apparaissent, dans le profil du temps, avec une particulière évidence. Continuités et constantes surtout, qui normalement se manifestent dans la double appréhension de la durée et des quantités respectives. C'est par elles que la quantification enseigne, quant aux gros plans d'une culture. Fort expressive en ce sens, la découverte par François Furet d'une proportion quasi constante des livres classés sous la rubrique «Histoire » par rapport à l'ensemble de la production imprimée ou écrite du 18* siècle français. Littéraires à merci, nous pensions volontiers que la poussée de l'histoire était fin de siècle, après Voltaire, et plus proche des plongées préromantiques aux abîmes du temps passé. En fait, il s'agit d'une assiette. De culture évidemment, beaucoup plus que de lecture: c'est l'aveu de la formation de base par l'enseignement des collèges - le bon Rollin et quelques autres; c'est aussi, car les voyages appartenaient à la rubrique «Histoire», l'absorption continue, en une certitude de possession, de la «découverte du monde». Autrement dit, les voies, par le livre, d'une conscience de l'universel du temps et de l'espace. Non pas la déclamation obsédante et fragile sur 1'«homme de tous les temps et de tous les lieux», mais, dans un effort matériel d'information et de publication, une volonté de connaissance. Pourquoi - si l'on en juge d'après les catalogues des bibliothèques privées, qui accusent des pourcentages fort semblables, le public a répondu et payé. Ainsi les perspectives changent. Sans porter la moindre atteinte à la singularité puissante de Y Essai sur les moeurs, l'oeuvre de Voltaire devient lucidité de conscience, mise en ordre d'une lecture communément reçue. U n trait s'accentue fermement, dans le génie du siècle, d'un besoin d'organisation du monde, mais d'un monde neuf que ne composent plus désormais ni géographie ni histoire sacrées. Aboutissement sans doute de la «géographie des humanistes», cette doxie appliquée d'un universel concret, curieusement suscité, inventorié, même si elle s'exprime au moyen d'une rhétorique articulée à l'ancienne, établit désormais souveraines dans l'esprit du siècle la «nature» et 1'«histoire». «Démythisation» et «classique» cheminent de concert, des soins apostoliques de la Compagnie de Jésus, bouc émissaire des injustices du siècle et cependant son éducatrice. La marque dépassera et de loin le siècle lui-même : nous en sommes à peine, quant à l'histoire, dépris. Que notre «modernité»fût, dans ses contextures essentielles, désacralisation, nous le savions certes, mais ce que nous entr'apercevions mal, c'est qu'au début du 18e siècle, le processus fut déjà si fermement engagé, jusqu'à demeurer stable, sans autre émoi révolutionnaire. Autre vertu de la quantification massive, la mise en évidence, dans la

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production imprimée d'une époque, des strates historiques, donc une analyse en clair des choix «classiques». Daniel Mornet l'avait déjà marqué à l'échelle réduite de cinq cents bibliothèques privées et ce n'était pas sans suggérer dans le patrimoine littéraire une élection de culture, depuis même le Moyen Age ; 1 et cette analyse du contenu des bibliothèques par apports historiques successifs, demeure, à condition d'être interprétée avec prudence et sur des convergences incontestables, une lecture assez sûre des façonnements d'une culture. Mais beaucoup plus parlants, au regard des héritages individuels, les tris opérés dans la production imprimée d u passé par les rééditions successives: elles disent au moment où elles se produisent une dépendance, un lien d'âme, qui peut n'être parfois que nostalgie du beau langage, superstition du chef d'oeuvre, voire mode bibliophilique. Quoi qu'il en soit, continuité il y a, c'est à dire insertion de modèle ou mémoire dans un présent donné. Concordances et discordances, toujours numériquement établies, figurent, pour une époque, beaucoup de son commerce avec le passé, éclairent ses recoins d'invention ou bien ses fragilités héritières. Ces tris surtout s'échelonnent sur une durée plus ou moins longue ; la proportion comparée de l'édition, au 18e siècle, de textes du Moyen Age et de textes de l'antiquité classique découvre, dans la conscience des hommes du temps, les arrière-plans temporels, leurs profondeurs respectives, les «trous» aussi qui sont l'aveu de refus ou de fictions de modèles résolument extra-historiques. Et il n'est pas, pour l'équilibre humain d'une époque, l'estime des forces de pression mentale d'une société sur les générations successives, la mesure des dépendances ou des libérations possibles de cette société, de données plus confessantes que celles de ses échelles conscientes du passé. Quant à la culture, elles en analysent les permanences, les normes, les modes et, au-delà, une part de leur capacité à étreindre l'univers. Allons-nous ainsi traiter par l'arithmétique d'une «histoire de la culture». C'est presque, pour les fils de lumière que nous demeurons, un retour «barbare». U n scandale du moins, ou une aberration par rapport aux méthodes raffinées, subtiles, esthétiques de l'histoire littéraire. Est-il besoin de rappeler Pythagore et Platon pour plaider les droits harmonieux du chiffre. Ce qu'a gagé d'accomplir loyalement, quasi ascétiquement, la présente enquête. Partie dans une première démarche pour étudier «Littérature et société dans la France du 18e siècle», elle a choisi, par probité à l'égard de la matière de se centrer sur «Livre et société». Le parti était sage et fort, à travers bien des débats généreux de l'équipe. «Littérature», c'est l'impondérable même, et plus qu'il ne semble, la lettre, non l'esprit. Dans de certaines conditions, le livre est matière; surtout il est pondérable. Nous avons dit plus haut que cette pondération par grosses masses était, pour une analyse brute des choix de l'âme collective, l'une des voies les plus sûres. Qui pourrait donc penser que

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traiter du livre par les méthodes quantitatives, c'est en dégrader grossièrement la vertu? Nos balances ne sont point celles des marchands du Temple: elles cherchent à peser le scrupule des marques mêmes de l'esprit. Et l'on n'y peut atteindre que par une considération acceptante de toute la réalité. Qu'on le veuille ou non, aligner le livre, c'est le restituer à son univers physique, comme nous faisons des formats aux rayons des bibliothèques. U n e présentation de bibliothèque est déjà portrait psychique de l'usager. Comment oublier d'autre part que le livre est marchandise, c'est à dire matériau non seulement échangé, mais vendu et acheté? De par ces évidences scandaleuses, l'histoire de la «psyché collective» peut se donner des documents d'une qualité rare, jusqu'à pénétrer l'échelle de valeurs d'une époque de par sa mercuriale d u livre. A peine entrevu par le biais du nombre des éditions des grandes oeuvres, le problème de l'argent semble ne pas compter pour l'histoire littéraire. Et cependant au 18e siècle comme à d'autres époques, imprimeurs et libraires - ceux-ci fussent-ils associés - n'étaient pas gens à prendre d'inutiles risques matériels. En règle commune, ce qui est édité est payant. L'ambivalence même du livre est justement qu'il est commerce. Aux modes près, toujours importantes, le commerce matériel est figure de l'autre. Non seulement pour l'éditeur ou le libraire, mais pour l'acheteur : et quand celui-ci s'appelle Montesquieu, soigneusement, dans ses Carnets, il consigne le prix des ouvrages les plus chers, collections anglaises par exemple ou traités d'architecture'. Et c'est restituer au livre sa plus grande vérité, en faire, au regard d ' u n e histoire qui cherche par le signe le vécu, un aveu des échanges payants et payés, à différents niveaux, entre hommes d'une époque ou d'une même culture historique. Donc l'instituer en une dignité plus entière, et dans son impalpable lumière et dans son poids de marchandise sociale. Cette «réification» du livre est une animation, et une animation où le livre est témoignage de plus qu'il ne contient, littéralement écrit. Dans cette perspective, l'histoire quantitative du livre prend sa plus grande dimension et manifeste son service et historiographique et humain. Plus totale, elle intègre non seulement la grande oeuvre, toujours discernable et discernée, le succès avec ses flux et reflux, mais aussi le «moyen», le banal, l'établi, constances, survivances, habitudes, c'est à dire les zones obscures de la passivité ou de l'inertie sociale. Pesanteur pour pesanteur - à la vérité il n'y a pas d'autre langage d'échange possible - , le matériau de la quantification est la découverte d'un silence jusqu'ici obstiné et de forces dont ni les évaluations historiographiques ni les dialectiques n'ont à suffisance tenu compte. Ainsi l'ordre des cultures écrites retrouve sa cohérence et le naturel de sa vie historique. A chaque moment du temps, la coupe doit devenir possible, et le moindrement chirurgicale ou abstraite, entre le statique et le dynamique dans une culture historique; ou ce qui plus importe, la percep-

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tion, par grosses masses, des composantes, le rapport des parties au tout, la mesure des usures, la vitalité des traditions. Au travers des longues durées, les mouvements par longues ondes s'expriment par le rapport silencieux des masses, rapport que les contemporains ne peuvent que très superficiellement ressentir. Là encore, un point de méthode doit être accusé. Toujours liée à l'expression écrite consciente, l'histoire littéraire, malgré tous les reculs temporels qu'elle peut s'efforcer de prendre, demeure liée à l'événement, au fait littéraire, à l'oeuvre. A l'encontre longue durée, quantité, massivité, profondeur ont des correspondances vitales. En s'efforçant de les respecter et de les dégager, la quantification propose un nouveau mode de lecture historique. Bien entendu, un mode parmi les autres et en lequel ne jamais s'enfermer, mais un ordre qui de soi impose la double discipline du dénombrement complet et de l'autre regard. Par cette probité à la matière, sans la faire abusivement objet, nous nous détachons d'elle ou nous la posons en face de nous. Trouvera-t-on ici mal sonnant de pousser ces réflexions de méthode jusqu'à la conscience, pour nous claire, du service humain que les recherches de quantification nous rendent? Outre une maîtrise, après tout utile, d'une matière immense et jamais cernée, maîtrise dont il faut vouloir ne pas abuser, elles ont vertu libératrice. Pour les héritiers sans doute trop passifs du 18e siècle que nous demeurons encore. Approcher de la globalité de la production écrite des hommes de lumières d'expression française, c'est pour nous les rétablir dans leur univers propre et ainsi nous permettre, sans accuser outrancièrement les différences, de dialoguer avec eux, d'assumer lucidement le patrimoine et de faire face aujourd'hui librement, dans la certitude d'un encyclopédisme dépassé et inutile, aux urgences d'une autre et plus entière synthèse. Toute méthode a ses limites, et quelle que méthode que ce soit ne peut pleinement saisir la richesse d'une matière, telle que celle que proposait l'étude de «Livre et société dans la France du 18e siècle». Les auteurs des travaux réunis dans ce volume en ont eu pleinement conscience, et entre tous, celui qui a conduit, orienté l'enquête. Aussi conclure est-il d'abord cerner limites, estimer inadéquations et profiler d'autres étapes. La satisfaction des résultats exige cette lucidité préalable. Conduite par «sondages», l'enquête connaît les limites de ses «sondages». Encore la partie maîtresse de l'enquête fait-elle éclater le genre : le dénombrement de 44326 titres d'oeuvres n'est un «sondage» que par modestie d'écrire. Il reste cependant pour être précis que, par l'arbitraire des documents, ce dénombrement ne porte que sur les trois quarts du siècle, - à suffisance, il est vrai pour poigner la vitalité d'écrire de celui-ci, et que la dis-

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cordance chronologique entre les séries des demandes de privilèges ou des permissions du Sceau et celles des permissions tacites interdit toute analyse arithmétique brute. Q u a n t à la masse de la production, limitée par les sources, nous ne la chiffrons que d'après ce q u ' a connu, fixé sur ses registres, l'administration de la Librairie. Les tolérances échappent, une grande part impossible à chiffrer de ce qui arrive de l'étranger par ballots, et les produits de la contrebande, qu'elle soit lyonnaise ou genevoise, voire avignonnaise, le clandestin enfin, quelque forme qu'il prenne, imprimé ou manuscrit sous le manteau. * Eussions nous du moins quelque sûreté pour évaluer la proportion de cette masse imprimée filtrante par rapport à ce que sait un pouvoir à la fois rigide et impuissant, une foule de sondages convergents serait encore nécessaire pour confiner, s'il se peut, l'illicite, confronter ainsi les puissances respectives des deux autorités monarchique et du livre, surtout pressentir un ordre de globalité, qui serait la présence et le poids du livre dans la vie du siècle. Pour les rubriques du catalogue de cette immense bibliothèque, constituée ou virtuelle, si les travaux de François Furet et de ses collaborateurs doivent faire l'admiration des spécialistes puisque dans leur exigence de classer des titres souvent fort équivoques, raccourcis à merci ou d'une indétermination exemplaire, la marge de livres non classés ne dépasse pas 5 % , une toute petite réserve de «curiosités » banales - , le travail fait n'est cependant qu'un commencement. La bibliothèque réelle des trois-quarts de siècle est présentée seulement par gros quartiers, et surtout pour la seconde moitié du siècle. Mais une démarche d'analyse qui entend aller du brut pondéral du livre à 1'«esprit» exige de toute évidence plus, et au-delà des quinze années même judicieusement choisies, pour un premier classement dégrossi. T a n t que donnent les documents de la «Librairie», il faudra ranger selon les cinq grandes catégories, coutumières aux catalogues du siècle; il faudra surtout éventrer ces masses dont le langage, pour sûr qu'il soit, demeure brutal. Même pour la Théologie, au poids d'imprimé si sensiblement décroissant, il n'est pas indifférent de dessiner l'évolution comparée des sous-rubriques, elles aussi habituelles: Ecriture Sainte; Liturgie; Conciles; les «Saints Pères»; Théologiens.* A quoi s'ajoutent, selon le cas, sermonnaires, catéchismes, voire ces «controversistes» que le plus souvent l'on distingue peu. Q u e d'enseignements sur le jeu des forces profondes de la vie religieuse au long du siècle dans la pondération comparée, de par le livre, des divers besoins de documentation et d'expression. Ne fût-ce que pour remarquer la dispersion de la littérature pieuse, cette nourriture d'une vie religieuse commune: écrits mystiques et livres de dévotion oscillent ou hésitent entre les rubriques «Liturgie» et «Sermonnaires et Théologiens mystiques»; mais l'hagiographie est devenue histoire, et le plus souvent alignée sans scrupules dans

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les catégories les plus laïques. De même l'Histoire ecclésiastique s'inscrit, soumise et dépendante, dans la rubrique d'ensemble: Histoire. La rubrique Théologie dénombre ainsi l'arsenal technique du clerc, docteur pour le siècle de l'enseignement révélé. Coupure qui en dit long sur une dichotomie partout présente durant les temps modernes, dans les hommes et dans la vie. La catégorie des livres de la science de Dieu, si elle occupe toujours la première place, n'est plus souveraine: aussi s'étiole manifestement en elle -autre aveu des classements - l'importance des livres de spiritualité, écrits ascétiques ou de contemplation, traités de la perfection chrétienne dans les différents états de la vie ou «chemins de l'amour divin». Ces livres d'oraison et de vie intérieure, ou bien survivent, Gerson par exemple, noble spirituel gallican, ou bien diminuent étrangement, comme des restes d'héritage, peut-être même sans que choix il y ait eu. Que l'on prenne à l'encontre la masse de plus en plus achalandée des Sciences et des Arts, ou celle, bien établie, des Belles-Lettres. Contenus et proportions respectives des sous-rubriques des «Sciences et Arts » par exemple renferment pour nous bien des lumières sur cette mutation lente des choix qui a fait la promotion sociale, au pair des arts libéraux, des sciences et des techniques. Qu'on les divise sommairement en quatre, avec la Philosophie, la Physique, l'Histoire Naturelle, le vrac des Arts ensemble, ou bien que des catalogues, marqués déjà du besoin de distinguer les spécialités, compartimentent avec méthode et finesse jusqu'à dixhuit subdivisions, la mise en ordre, toujours selon les réactions et les catégories de l'époque, éclaire toute une analyse mentale de choix, d'assimilations, d'hésitations, d'acceptations tâtonnantes de changements en train d'être reconnus. 5 Ce que recouvre en particulier l'étiquette de Métaphysique, où se dissimule effectivement tout ce qui est au-delà du physique, toutes les matières impalpables des corps subtils, des traités de l'existence de Dieu ou du destin aux cosmogonies plus ou moins maçonniques, des traités sur l'âme des Bêtes aux démonologies ou recueils magiques, tout un répertoire luxuriant de nos «parapsychologies» contemporaines. Autre chose, on le reconnaîtra volontiers, qu'une définition d'auteur génial ; mais un grand pan d'âme collective qui dénombre ou enfouit son univers secret. Non moins expressif, dans tel catalogue de 1785, la sous-rubrique sans question : «Chimie et Alchimie». Dans le même catalogue l'Astronomie contient toujours les livres d'astrologie." Quant au mesmérisme épidémique et triomphant, c'est dans la «Médecine» que l'on trouve les oeuvres qui le célèbrent ou le combattent. Notre «occulte» d'aujourd'hui - catégorisation sommaire où refluent tant de nos hantises ou de nos refus - se trouve ainsi dispersé entre chimie, médecine, astronomie, métaphysique, en des efforts alternés de distinction ou de non-discernement, dont la confusion est fort loin de témoigner d'une pauvreté spirituelle. Exemples pour démontrer seulement

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combien une histoire de la culture, qui procède par gros plans, ainsi que fait justement la culture dans la vie temporelle des sociétés, peut tirer de ce simple étiquetage. Encore faut-il bien choisir l'étiquette. Beaucoup peut être gauchi si, sur le vu des seuls titres d'oeuvres, nous ne retrouvons pas la démarche des contemporains. Celle-ci, dira-t-on, dans le détail est fluctuante. 7 La nôtre ne pourra faire autrement que d'épouser nombre de leurs incertitudes. La quantification comporte de soi des approximations, ces zones d'ombre par où se garde l'intransmissible mystère du vécu. Mais il est certain qu'une classification poussée sur toute la période que couvrent les registres de l'Administration de la Librairie, éclairée pour le plus grand nombre de titres par les recoupements de catalogues de bibliothèques contemporains, imprimés ou manuscrits, doit imposer des évidences telles de mouvements massifs que les dominantes de la recherche collective, à travers le livre, s'établiront comme des finesses d'âme. 8 Surtout quand le rangement des livres, toujours hâtif, s'accompagnera de l'analyse, elle aussi par voie quantitative, des titres. Ce travail n'a pas pu être présenté ici même par François Furet, mais il en a assuré et contrôlé le dépouillement mécanographique. «Corpus» donc extrêmement précieux, car le titre est un langage, lui aussi ambivalent, de communication de contenu et d'attrait du chaland. Les dénombrements qui doivent être faits du vocabulaire des titres, inventorieront l'univers sémantique de ce commerce, notions-force et habitudes, actif et passif d'une communication tout externe, mais qui appréhende, plus que l'étiquette du bibliothécaire, ces confins de motivation où se déclenche l'achat et peut-être la lecture.' Inventaire d'accentuation quantitative, qui deviendra particulièrement signifiant, à deux conditions, toutes deux d'approche sensible, visuelle ou tactile, du vécu. Les registres de la Direction de la Librairie ne nous donnent en effet que les titres proposés, non pas les titres effectivement imprimés. Donc, pour suggestif qu'il soit, un monde clos, schématique ou furtif de la communication entre le pouvoir et les auteurs. Riche de bien des orientations sans doute, mais la matière exige, si nous voulons dénombrer les mots-clés du marché, de travailler sur l'imprimé. Une rapide confrontation entre titres présentés à l'administration et titres effectifs, tels que les donne après 1763, le Journal de la librairie, montre que le titre de l'ouvrage vendu est en général plus complet, ce qui a son importance psychologique et qu'assez souvent il y a différence, parfois sensible, entre les deux titres. Deux langages peut-être, ou deux systèmes de références. Au titre toujours d'une psychologie de la communication, la présentation typographique, voire l'illustration de la page de titre. Au 18e siècle encore, titre et page de titre ont une éloquence narrative et formelle, faite de clichés, d'habitudes visuelles, de mise en valeur pour l'oeil, de dénombrement des intérêts du contenu, avec les suggestions ad-

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ventices d'une imagerie symbolique, épurée mais persistante. Tout cela bien évidemment est langage et indissociable de cette société de la communication marchande «intellectuelle», qui se découvre derrière l'éblouissant décor des lumières. Dans la démarche d'approche externe, il faut au moins aller jusque là, et faire foisonner ces impondérables diversement perceptibles, qui animent ou décident la clientèle du livre. De quoi peut-être, au nom de la dignité de la lecture et du lecteur, certains s'indigneront de l'incivilité de la méthode : achète-t-on un livre, oui ou non, au seul vu du titre? Sans débattre de la question, au demeurant complexe, il est évident qu'il y a, pour une analyse des rapports vécus du livre et d'un milieu social, autre chose que des classements de titres, voire la prolifération généreuse des champs sémantiques de leur vocabulaire. Le contenu est pièce maîtresse, sinon toujours essentielle. Mais, dans les conditions de fait de la présente enquête, il ne pouvait être question d'appréhender le livre autrement que par les titres. Sinon il n'y aurait pas lieu de parler d'une tentative de reconstitution de la bibliothèque réelle du siècle, mais d'une monstrueuse entreprise pour dévorer cette bibliothèque. Déjà, par d'habiles sondages, François Furet a pu s'assurer que les titres étaient peu trompeurs, loyaux en général sur la matière. Qu'attendre de plus solide pour les bases d'un catalogue de la culture du siècle par le livre? Plus ramassées en leur matière, les deux études sur les comptes rendus des deux grands périodiques français du 18* siècle, le Journal des savants et les Mémoires de Trévoux et sur Académies provinciales et philosophie des lumières ont gardé, avec une parfaite rectitude, les règles du genre «sondage». De l'univers «critique» à l'esprit pour l'une, des hommes à leur mise en circulation d'idées pour l'autre, la démarche, à travers le quantitatif, enserre limites et nuances d'âme. Mais pour sûr et contrasté qu'ait été le choix, il demeure étroit. Jean Erhard et Jacques Roger, maîtres connaisseurs du siècle, le savaient d'ailleurs mieux que quiconque. Nous sommes en présence de groupes de renom hautement consacrés, surtout par la «littérature» et par leur petit monde, mais l'un et l'autre, féaux de deux pouvoirs dont les univers intellectuel ou spirituel sont si proches et parfois confondus, qu'il demeure malaisé d'en orchestrer les différences. Piliers d'un certain ordre, ils valent comme témoins de cet ordre. Encore faudra-t-il, pour bien accuser leurs constances, un dépouillement qui, pour le Journal des savants, couvre toute la période 1715-1789, et pour les Mémoires de Trévoux, les soixante-six années de leur durée, avec une attention toute particulière sur les cinq dernières années d'après la suppression de la Compagnie de Jésus. Ce qui demeurera cependant fort loin de l'imposante bibliothèque franco-européenne de périodiques qu'équipe la seconde moitié du siècle. Journaux savants consacrés, journaux d'«opinion», courriers marchands et courtisans,

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voire gazettes à fins politiques, parfois éphémères ou perséveramment ressuscitées y foisonnent. U n premier dénombrement de collections patentées de circulation européenne donne une liste de plusieurs centaines de recueils périodiques de journaux: le seul Hatin, vénérable autorité en la matière bien qu'un peu vétusté, compte, pour 1779, vingt-sept journaux circulant à Paris, avec quatorze gazettes venant de l'étranger. Le tout, d'un poids très inégal certes, mais foisonnant. 10 A ce niveau, brassage il y a, et l'aveu du tourment d u siècle. Le manquement, mais toujours bien pesé, est analogue dans l'étude de Daniel Roche: trois Académies contre plus de trente existant au long du siècle et davantage encore de sociétés littéraires ou groupements académiques aux finalités les plus variées. Mais trois Académies bien vivantes durant l'entière période, dans les villes capitales d'importantes généralités et qui profilent sur le royaume du Nord-Est au Sud-Ouest une diagonale de lumières. Selon la règle saine du sondage, elles ne peuvent pas plus donner que ce qu'elles sont; là encore témoignages de petits mondes de «notables», entre lesquels s'établissent des correspondances, des traits communs, mais trop peu nombreux, même si maintenant bien éclairés, pour signifier pour toute la vie académique du royaume et son rôle dans la réception, le rayonnement du livre, voire l'impulsion à écrire ou à penser. De cette impulsion Daniel Roche nous apporte, sur les trois cas de Châlons-sur-Marne, de Dijon et de Bordeaux, un échantillonnage fort précis quant à l'imagination créatrice des sujets des concours académiques. Inventaire évident des points de sensibilisation d'une réflexion collective, - celui qui nous importait le plus par rapport à la recherche toujours ouverte du rôle des «sociétés de pensée», de quelque nom qu'elles se définissent, dans l'incubation d'une révolution nécessaire. Mais était-il le seul? La mise au concours, la fixation du sujet, c'est après tout acte d'irresponsabilité académique, ou héroïsme d'un jour. Autrement expressif, l'univers quotidien, les programmes d u temps perdu ou retrouvé des séances académiques, régulières ou solennelles, les rentrées en particulier. Quant aux catégories et aux habitudes mentales, c'est à dire ce qui approche le plus des classements du livre ou des catalogues de bibliothèques, rien de plus révélateur que la rhétorique toujours diserte et bien reçue d u quotidien, même extraordinaire, de la vie académique. Les concours, c'est la «prospective» ou le remords; les séances, c'est l'existence établie, la «curiosité» satisfaite, l'aveu en cercle étroit d u divertissement. L'équilibre des uns et des autres demeure indispensable pour définir, durant le siècle, le rôle de ce monde académique dans la vie d u livre et ses engagements véritables. Aux confins de la gageure et immense, la tâche de Geneviève Bollème, de caractériser l'historique dans ce qui est peut-être l'an historique, manière de

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fonds commun quasi «indatable» de traditions, de schèmes ou d'histoires qui se savent éternels à force d'avoir été répétés au cours des siècles à quelques variantes près. Pour une étude extra-temporelle, la matière est admirable; sur l'étroitesse d'un siècle, elle glisse entre les doigts. La saisie dès lors, puisque tentative il y a? A coup sûr d'abord le dénombrement titre par titre et le classement par masses de cette matière indécise : toujours, sur la durée d'un siècle, le langage des proportions, accents d'intérêts ou fidélités de clientèles. Sans doute classifier dans cette matière souvent sans contours tient de l'exercice inutile; mais cependant il y a eu des essais. Jusqu'à un peu plus d'une vingtaine de genres, nous dit-on. Avec cette grille mieux ajustée, ou tout autre, qui tienne plus compte d'ailleurs des sujets, de la finalité humaine de ceux-ci que des genres, il faudra tout de même, par gros tas, soupeser les choix de cette littérature où s'expriment toute ensemble le besoin du temps, donc l'historique et une manière d'éternel. Il y a, en elle, à travers elle, l'expression de l'un des aspects jusqu'ici les plus enfouis de l'âme collective d'une époque, celui de la mesure non-mécanique du temps, qui se lit dans le rapport entre les instances du présent et un arrière-plan, non moins présent mais peu manifeste, d'immémorial. Là encore, le quantitatif, en ses indications impressionnistes, demeure clé. Quantitatif à ne plus traiter ici sur les titres seuls, mais, comme est la marchandise, au ballot: nombre d'éditions d'une même oeuvre ou oeuvre approchante, tirages quand il est possible de les saisir, rien de mathématique certes, mais à partir des convergences de chiffres, une sensibilité d'atmosphère. Si par exemple se dégageait l'importance relative des exhortations au bien mourir par rapport aux livres de médecine quotidienne, ce serait lire en clair le choix de masses sans histoire entre les confrontations «macabres» tout droit venues des crises de la fin du moyen-âge et cette volonté d'exister qui fixe dans les almanachs du temps, à condition de suivre le «bon régime de vivre», leur «espérance de vie» à soixante-douze ans bien sonnés. A l'encontre, par rapport à ces textes quasi sans âge, l'analyse thématique, qui ne peut procéder que sur échantillons, exige une subtilité du singulier constamment en alerte : les variations sur ces thèmes patrimoniaux sont des riens, à peine accusés, mais ils sont la marque du temps, - dans le vocabulaire, un affutiau de costume, la contexture émotive, l'accentuation héroïque, tendre ou moqueuse de tel personnage social, un trait plus souligné d'une image d'exemplarité ou de civilité, les oublis aussi dans telle histoire édifiante ou dans les séries traditionnelles de «recettes» ou de «secrets». Troisième enseignement enfin de cette littérature de colportage, les prix. Dans le travail présenté, des suggestions ont été heureusement ébauchées, mais les prix ne parlent toujours que par comparaison. Plus éloquent que tout, le sacrifice pécunier consenti pour la lecture: si morsure il y a, ce sont les budgets qui le diront. Qui permettront

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surtout d'estimer la zone de pénétration de cette littérature dans l'obscurité d'une société sans histoire apparente. 1 1 La richesse d'une enquête se mesure assurément dans le foisonnement des questions qu'elle suscite. Savoir ce qu'elle n'a pas fait ou n'a pu atteindre, c'est rendre manifeste le progrès qu'elle représente. Pour chacun des sondages menés à bien, l'équipe responsable a parfaitement cerné les limites et de travail et de méthode et surtout de résultats. Mais elle sait plus encore: n'avoir fait qu'éclairer son sujet, et non pas l'avoir traité dans son ensemble. En bref, l'enquête est régalienne, centrée par ses documents même sur les contrôles du pouvoir, sur la littérature officielle ou tout au moins apparente, limitée à des milieux étroitement liés à la monarchie, même quand ils frondent. Quant au livre, elle est presque exclusivement parisienne; même si la province produit peu, nous ne savons pas combien. A part la littérature de colportage, dont la circulation ne nous est quasi pas donnée, elle ne dépasse guère une société de notables, sans doute suffisante de soi. Ses supports sociologiques sont ainsi fort limités ; de larges zones demeurent inexplorées, ou à peine pressenties, à savoir la province, le monde de petite bourgeoisie, peut-être même la moyenne. Q u a n t à cet indéfini que l'on nomme le peuple, tout juste quelques pulsions de présence, sans que l'on puisse bien discerner jusqu'où s'impose le besoin de l'imprimé et du livre dans des masses millénairement conformées par les habitudes de la tradition orale. Tout cela, la ferme lucidité des réalisateurs de l'enquête, l'a parfaitement situé, découvrant ainsi que l'enquête n'est que commencement d ' u n travail considérable qui maintenant s'impose, et qui, - noblesse et recherche obligent - doit être dès maintenant assumé par la 6 ' Section de l'Ecole des H a u tes Etudes. Pour traiter en effet de Livre et Société dans la France du 18' siècle, cinq directions neuves de recherches se découvrent : 1. Constituer effectivement le «corpus» de la bibliothèque du siècle, ou plus exactement dresser le journal véritable de la librairie. Les quarante cinq mille titres environ, relevés sur les registres de l'administration de la librairie donnent, on l'a vu, l'inventaire, sur trois quarts de siècles, des demandes de publication, et non des publications. Dans cette pression collective de l'écrit aux bureaux du pouvoir, il faut discerner, avec la plus grande exactitude possible, ce qui a triomphé et ce qui est demeuré manuscrit. Quant au manuscrit, encore qu'une exploration méthodique des fonds manuscrits des bibliothèques européennes et des archives privées puisse réserver bien des découvertes et le privilège de nombreuses communications savantes, il est sage de sauvegarder l'oubli où il est tombé. T o u t au plus, quantifier ce qui meurt, pour rêver de ce que le siècle voulait dire et qu'il

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n'a pas réussi à rendre public. Encore pour philosopher sur ces absences, faut-il être sûr des présences. Travail sans mesure ni fin évidemment, mais que l'on peut raisonnablement limiter à deux inventaires méthodiques. L'un, qui dénombrerait dans les bibliothèques de tous ordres d'un Occident aussi largement entendu qu'il convient à l'histoire, à l'Ouest comme à l'Est, les oeuvres françaises du 18e siècle; l'autre, dressant, pour l'ensemble des grands périodiques de circulation européenne, l'index méthodique des comptes rendus (auteurs et matières). Tous deux, cyclopéens pour l'homme seul, condition jalouse et périmée de la recherche jusqu'ici en nos secteurs, mais sûrement envisageables pour des équipes internationales, qui échangeraient leurs bons services pour la constitution, langue nationale par langue nationale, de Vopus imprimatum du siècle. Et que le moment soit mûr pour ces ambitions sagement dénombrantes, le preuve en est dans la constitution récente d'un embryon d'équipe européenne pour le dépouillement méthodique d'une centaine des principaux périodiques ou «journaux», orienteurs de l'information cultivée et de la lecture sur toute la seconde moitié du siècle.1* Pareils dénombrements, puisque possibles, sont nécessaires. Ils importent d'autre part pour déterminer de façon aussi exhaustive que possible l'imprimé réel. Après quoi, par rapport aux listes reconstituées, le non-publié apparaîtra. Opération trop rare pour qu'on ne s'acharne pas à la cerner: par rapport au livre-objet, elle manifeste le virtuel. Ce que l'histoire normalement n'appréhende pas, le voici presque à notre portée. Et où il y a pêle-mêle l'interdit, le mal jugé ou le négligé. Ces contours, soit du refus, soit du rebut traduisent, dans le besoin collectif d'écrire, des audaces, des timidités, des impuissances ou des fragilités à se faire entendre, des malchances aussi. Un tri, toujours délicat, de ces livres non accomplis doit entredécouvrir, à travers un évident fatras, et certains critères de l'interdit mythique, éthique ou social et des attentes révolutionnaires et la richesse d'un monde de bizarreries où s'assouvit l'onirique collective aussi bien que s'y cherchent des forces neuves d'équilibre. Est-il besoin d'ajouter que cet enfer - ou purgatoire - des «refusés » accuse par ses confins propres les accentuations de la liste des «admis», car le choix ne s'analyse vraiment, comme acte d'élection humaine, que lorsque comparaissent ensemble les mauvais, et les bons. A quoi très rarement atteint l'histoire, s'il n'est jusqu'ici d'histoire que de l'exprimé. Et que le travail quantitatif, méthodique, voire pointilleux s'impose en pareil exercice de connaissance, la matière l'exige par l'un de ses caractères les plus évidents, le nombre difficilement nombrable de la littérature anonyme. Nos réflexes mentaux s'articulent volontiers par la triangulation: livre; auteur; matière. Dans l'imprimé français du 18* siècle, l'anonyme est immensité. Même dans la littérature savante. Idées et imprimés pèsent plus

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que les auteurs. Ce qui accentue la pertinence du classement par masses de matières, avec, bien entendu, quelque vigilance quant à la rectitude des titres par rapport au contenu de l'oeuvre. Ce qui confirme aussi la puissante valeur collective de l'expression écrite, et sur la masse imprimée, la réalité brute de marchandise destinée à une consommation sociale. Donc, pour une approche plus intime de vie à travers cet anonyme foisonnant, dans une autre étape de connaissance, l'analyse thématique ou notionnelle, équilibrée entre le quantitatif des fréquences et le singulier subtil et confiant des analyses de contenu. 2. Eclairer les substrats matériels du commerce du livre. Ni imprimeurs ni libraires ne paraissent en notre enquête. Aussi bien est-ce respecter les pudeurs prudentes du temps. Etablissant, sur la fin du siècle, le guide du bon démarcheur pour l'autorisation d'imprimer, YAlmanach de la librairie glisse ainsi: «Lorsqu'on désire faire imprimer un ouvrage on se présente au Bureau (de la Librairie) avec le manuscrit ou l'imprimé qu'on veut de nouveau livrer à l'impression. Il est nécessaire que la personne qui le présente soit assez instruite pour dire si l'auteur ou le libraire qui l'en a chargé demande un privilège, ou une permission du sceau ou une permission simple». 13 Jeu de commissionnaires ou de fantômes; derrière, il y a le négoce. Les lettres de Voltaire, les papiers de Diderot en disent long sur les intérêts bien comptés. Le dénombrement des libraires, les déterminations approximatives de leurs spécialités, la fixation de leurs réseaux de commissionnaires ; peut-être des budgets ici ou là, ou des registres journaliers de détaillants, autant de clartés sur un monde secret, que trop d'histoire purement littéraire a le plus souvent négligé et qui demeure l'une des forces maîtresses, et payante, de la dynamique du livre. Saisir aussi, s'il en reste des traces, l'état de leurs affaires, la durée, le développement des officines, ou les faillites. En général, le commerce semble prospère si l'on en juge d'après les indignations de Malesherbes contre le népotisme devenu de règle dans la profession, particulièrement au cours du siècle. De la lecture attentive des cinq Mémoires sur la librairie, véhéments et gardés secrets selon le génie de leur auteur, on peut d'ailleurs tirer toute une série d'interrogations, qui composent un plan d'exploration de ce monde encore dans l'ombre. 14 Une micro-sociologie des deux grands centres commerciaux du livre s'avère indispensable: libraires de Paris réunis en leur quartier comme une forteresse de la marchandise, ou marchands de Lyon, despotes souverains du commerce de Genève ou d'Avignon. 15 Composition et action des chambres syndicales, rivalités entre les clans, conflits d'intérêts, tout cela importe à la vie du livre, non seulement pour la circulation, mais aussi pour l'orientation à terme de l'édition. L'impression n'est risquée que si marché il y a. Une étude du marché du livre s'imposera, et pour la conduire, l'examen, toujours dénombrant, des cata-

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logues d'officine, habituels à la «république des lettres »depuis les initiatives plantiniennes du 16* siècle. Ce qui ramène à ces centres d'estime fort pondérale que sont les foires européennes. 16 Là encore le terroir national est centre d'inventaire trop étroit. Une étude même poussée de la circulation du livre aux dix «villes d'entrée» du royaume, fût-elle possible, ne pourrait donner qu'un échantillonnage de tendances. Edition et circulation sont à saisir dans la plus grande dimension européenne ou du moins dans le rapport profilé entre les deux marchés national et étranger. On a trop isolé jusqu'ici l'étude de la politique monarchique du livre au 18* siècle, dans notre hypnose habituelle des seules sources nationales, de l'édition étrangère. Celle-ci cependant pèse d'un poids considérable jusque sur les décisions du pouvoir. L'aveu est de Malesherbes lui-même, et dans une lettre où le personnage se dépouille de sa rhétorique habituelle: «Le parti que nous prenons ordinairement, écrit-il à l'intendant de Lyon, La Michodière, est de permettre des ouvrages tacitement ou plutôt de les tolérer parce qu'on ferait entrer l'édition étrangère, et qu'il vaut encore mieux que ce soit des libraires et des ouvriers français qui fassent ce profit». 17 Faiblesses ou complaisances de l'autorité, les permissions tacites et les tolérances, sans doute; mais tout autant, raison d'une économie nationale. Le groupe de pression ici, c'est l'édition européenne, ce substrat matériel, cet aliment économique aussi de la «république des lettres». Et que la force en soit majeure, le libraire lyonnais Bruyset l'affirme à Malesherbes, au demeurant convaincu: «le commerce de la librairie ne peut presque se soutenir que par celui de l'étranger.» 18 3. Publier, c'est aussi lancer. L'étude de l'information demeure essentielle pour une analyse, à différents niveaux de besoins psychiques et de culture, des rapports livre/société. Ce qui nous plonge dans cette autre immense bibliothèque, celle des périodiques. Avant que des efforts courageux parviennent à en maîtriser la masse, c'est une masse privilégiée pour des «sondages». Pour saisir d'abord ce qui échappe à l'officiel, livres clandestins, libelles et tout ce monde de l'imprimé cursif, où s'assouvit une étonnante fringale de l'écrit, utile ou inutile, mais preste, léger ou insinuant. Jusqu'où du livre, dira-t-on, ce foisonnement de papier irresponsable 1 '? Aussi important, selon nous, pour cerner la juste place du livre dans la vie sociale et spirituelle que de déterminer, par rapport aux registres du Bureau de la Librairie ce qui a été publié et ce qui est demeuré inédit. Des deux côtés, exploration de confins qui seule permet de situer le triomphe, la valeur, le sens social du livre. Que l'on prenne, quasi au hasard ou presque, une année des Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des Lettres.20 Voici ce que, pour 1772, l'on y trouve, au regard de l'imprimé seulement. Sans qu'il soit possible d'atteindre à une juste rigueur des chiffres, sur environ soixante-

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dix titres dénombrés, seize au moins tiennent du pamphlet, de l'impromptu de société, de cette écriture parlée ou rythmée où passe dans le moment présent ce que le livre n'apporte qu'avec retard ou prudence. A quoi il faut ajouter la littérature manuscrite: quatre mentions a u moins de genres différents de ces écrits sous le manteau. Soit, pour le rapport au folliculaire ou a u clandestin ténébreux, près d ' u n tiers, et compté a minima encore, qui échappe. Echappent aussi dans la statistique immédiate, a u niveau de l'information journalière, ces différents aspects d ' u n e littérature écrite-parlée que représentent soit les pièces de théâtre, soit les sermons (très peu nombreux à mériter mentions) soit les discours solennels ou académiques. Autant dire que les fuites sont dans les deux sens, dans le clandestin et dans l'officiel, voire cette forme de commerce public qu'est le théâtre et où le livre ne paraît que longtemps après le succès ou l'échec de la pièce. Et dans l'imprimé d'autre part, toujours pour nos Mémoires et 1772, quelle part définie d u livre? quelle évidence quant au livre publié dans le royaume et quant à celui venu du dehors? Environ seize livres bien titrés et en forme, sans compter la littérature infiltrante de Voltaire, qui arrive de Genève sous forme de pamphlets, de brochures, de livrets de tragédie ou de comédie, ou du Chinois catéchisé: en souscription, chez un libraire heureux de la rue St. Jacques, le Journal de voyage en Italie de Montaigne, retrouvé l'année même. 2 1 Au total, selon le chiffre mais non selon le poids, nous tendons vers un second tiers des titres rapportés. Le troisième tiers, à quelque marge près, a p p a r t e n a n t pour la très grosse part à la littérature procédurière, mémoires judiciaires et plaidoyers d'avocats, a b o n d a m m e n t analysés par le gazetier: y figurent encore des exploits de l'interminable procès entre Luneau de Boisgermain et les libraires associés, responsables de l'Encyclopédie. 2 2 Grossière division ternaire de la masse imprimée de l'an : elle aurait l'air d'une sagesse. En fait, commandée par des choix visiblement orientés par Bachaumont et son commerce avec la clientèle, elle atteste, dans une prolifération évidente du papier imprimé, une moindre part du livre. O n dira certes qu'il fallait s'y attendre : rien de si bavard, de si commère de la ville, de la cour, de la république des lettres que les Mémoires secrets. Mais par leur niveau même, la circulation attestée, l'usage aussi qu'en ont fait les historiens de la littérature, document à peine outré d u vécu. Et ce n'est pas mince leçon, pour la «situation» d u livre dans la vie sociale, que de le trouver peu nombreux dans l'innombrable masse de ce qui s'imprime ou de ce qui s'écrit. De quoi il faut se souvenir pour une philosophie de l'usage du livre, écrit abouti, lancé et reçu dans le quotidien de la société française au 18e siècle. De ces livres enfin, Bachaumont témoigne que la moitié à peu près entrent de l'étranger ou sont annoncés comme tels. Tolérance difficilement accordée de vint-cinq exemplaires à l'entrée pour cette Histoire philosophique

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et politique des établissements et -du commerce des Européens dans les deux Indes, qui «n'avait point encore percé dans ce pays-ci, et dont il sera plusieurs fois reparlé dans la gazette de l'année». 8 3 «Perçé», c'est le mot juste pour notre homme : ainsi de 1' «Essai général des tactiques, précédé d'un discours sur l'état actuel de la politique en Europe, avec le plan d'un ouvrage intitulé la France politique et militaire, dédié à m a patrie»; ou du «3e volume de lettres de madame la marquise de Pompadour». 1 4 D'autres tout uniment sont annoncés comme venant d'Angleterre, Entretiens libres des puissances de l'Europe sur le bal général prochain, ou bien ce Jean Hennuyer, évique de Lisieux, drame en trois actes, qui méritera analyse et discussion particulières. 2S Procédé de commissionnaire à la marchandise sans doute. Ce qui vient du dehors, ou ce qui est interdit, chacun, dit-on, s'y précipite, les femmes parmi les plus empressées. Mais aussi confirmation, sans qu'il soit possible autrement de chiffrer avec précision avant de longues et méthodiques recherches, de la part importante de 1' «étranger», réel ou fictif, dans la production du livre en France durant le siècle. Ainsi, par les gazettes, l'exploration des confins d'ombre; mais exploration seulement : aucune violence de l'histoire n'arrivera à purger le clandestin, ce clandestin en particulier que l'on fait pour ses amis, comme l'écrit joliment Diderot. Ce serait d'ailleurs fausser, pour notre conscience du siècle, des données et des rapports vitaux. Mais les périodiques plus ou moins orientés, inégalement passionnés ou rhéteurs - aux bibliographies «capricieuses», gronde Mornet - peuvent nous servir de bien d'autres façons pour enserrer l'information de l'opinion ou de la clientèle. Par exemple pour tel livre donné, suivre sa trace dans un ensemble important de gazettes. Déjà, dans le dépouillement d ' u n seul périodique, peut apparaître l'entrée subreptice ou publique, les découvertes progressives, voire les techniques de lancement: une dernière fois retour à Bachaumont, au travers des lignes de notre année «sondage», Panckoucke, habile marchand entre tous, fait sa clientèle pour une éventuelle réimpression de l'Encyclopédie. A fortiori, sur l'espace de quelques années et un nombre suffisant de périodiques, des positions respectives de lancement, d'écho, de rayonnement peuvent être établies, classées : autant de tâches éclairantes, dans le magma mental de la société qui consacre et qui lit. Autour de l'année 1771 par exemple, mesurer, soit dans les gazettes soit dans les correspondances d'information, la place que tiennent respectivement le Voyage autour du monde de Bougainville, le tour d'Europe de M. de Silhouette ( Voyage de France, d'Espagne, de Portugal et d'Italie) ou bien l'Histoire de Charles-Quint de Robertson, que Suard vient de traduire: c'est circonscrire des départs d'oeuvre, une hiérarchie d'émoi, superficielle certes, mais qui recoupée avec la série des réussites, des succès établis, permet de subtilement cerner des réactions d'âme collective, avant que le livre ne

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trouve place aux mains des hommes ou sur les rayons des bibliothèques. Cette analyse du destin premier à l'information concerne aussi bien les livres tus que ceux auxquels il est fait un sort. Et quel étrange cas, si fécond en aveux, quand une oeuvre passée sous silence ou presque, trouve tout de même son destin d'histoire. De leurs choix, les arrière-plans sociologiques, intellectuels, esthétiques, voire politiques, les périodiques ne les livrent qu'en filigranes. Du moins dans la première moitié du siècle. Rendre compte au lieu d'exercer sa critique, c'est, on l'a vu, l'ambition «objective» et théorique du Journal des savants. Et Voltaire, proposant sans succès d'ailleurs l'abbé Raynal comme «correspondant» des nouveautés parisiennes à Frédéric II, campe ainsi en 1750 le parfait témoin littéraire : «Personne dans Paris n'est plus au fait de la littérature depuis les in-folio des bénédictins jusqu'aux brochures du comte de Caylus ; il est capable de rendre un compte très exact de tout, et vous trouverez souvent ses extraits beaucoup meilleurs que les livres dont il parlera. Ce n'est pas d'ailleurs un homme à vous faire croire que les livres sont plus chers qu'ils ne le sont en effet: il les met à leur juste prix pour l'argent comme pour le mérite». 2 ' Portrait trop marmoréen pour être vivant. En fait, dans la seconde moitié du siècle, les partis pris découvrent de plus en plus leurs passions justifiantes. Et, pour l'ensemble, qu'ils rendent compte ou qu'ils «critiquent», les périodiques accusent leurs critères de l'éloge ou du succès. Quelquefois dans des pages complaisantes, comme Raynal savourant la poésie de Gresset, ou bien mêlant le froid au chaud, par bon maintien de justice, pour les Lettres d'une Péruvienne. " Avec le tempérament de l'auteur des Nouvelles Littéraires, le goût personnel peut prédominer; mais prises toujours sur une certaine épaisseur de texte et de temps, critiques et analyses établissent un bilan «moyen» des attitudes contemporaines devant l'oeuvre littéraire ou le livre, selon le genre, selon l'exigence ou la superstition de règles, selon les dosages de l'esprit et du goût ou même selon les libertés permises d'une certaine sensibilité directe. Une étude des rapports du livre et de la société exige l'examen de ce fonds «moyen», fait de bien des redites et de quelques éclairs où milieux et groupes sociaux, à la pellicule la plus extérieure de la conscience, se donnent les raisons et raison de leurs choix. Autres documents adventices qu'apportent les périodiques, des ébauches sinon de la «bibliothèque idéale», du moins de la bibliothèque qu'il faut avoir. Pour telle ou telle fin s'entend. Le solide Aveyronnais qu'est Raynal, formé aux bonnes méthodes jésuites, relève avec application dans les Nouvelles Littéraires les ouvrages publiés à l'intention des jeunes gens pour leur inspirer du goût pour les belles-lettres. De l'Essai sur l'étude des belles-lettres de l'abbé Mallet : «Il établit un ordre de lecture et fait connaître quels sont les

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meilleurs écrivains à consulter sur chaque matière». Même confirmation d'autorité pour le cours de Belles-Lettres que vient de commencer M. Le Batteux «professeur de rhétorique dans l'Université de Paris». 28 Ainsi se font les bibliothèques, ou du moins ainsi elles commencent. Mentor luimême, comme il se doit à un correspondant de princes sûr de ses jugements, Raynal n'hésite pas à l'occasion à dresser son catalogue d'ouvrages fondamentaux : en six articles, c'est à dire en six livres, des Essais de Montaigne aux Essais de littérature et de morale de l'abbé Trublet, voilà un fonds pour morale princière. Ces «modèles» mis en circulation ont valeur subtile d'orientation. Le choix collectif est toujours fait d'impondérables convergences. 4. Vie sociale du livre, sa circulation. Ici encore l'exploration est infinie, mais au moins trois ensembles documentaires peuvent permettre de saisir les dépositaires sociaux du livre, acheteur ou lecteur. Les correspondances d'abord, publiées ou manuscrites, correspondances de lecteurs surtout, et ces lecteurs avides que sont les parlementaires provinciaux. Faut-il écrire le truisme que les correspondances découvrent le génie de leur temps, celle des gens moyens bien entendu. O n ne trouvera guère dans la correspondance de Voltaire que l'histoire de ses propres oeuvres; quelle curiosité gourmande par contre dans les lettres du Président de Brosses à son cousin G e m e a u x . " Outre les nouveautés, il demeure à l'affût de tout ce qui peut meubler sa bibliothèque; il guette les ventes et s'en fait adresser le catalogue. Avec pareil personnage en vif argent, c'est tout un commerce vécu de l'homme et du livre qui se découvre pour nous. Des dépouillements méthodiques de correspondances doivent permettre de dresser la liste des achats de tout un milieu social, et aussi l'ébauche d'une opinion collective quant à l'élection de succès ou de décri du livre, même quand on ne l'achète pas. Et pareil matériau offre l'avantage immédiat de l'enracinement social. Circuit étroit certes, mais, par le nombre, modulation par ondes d'une propagation vivante. D'autant plus matière d'histoire que dans beaucoup de ces correspondances le livre s'inscrit comme une préoccupation. Besoins d'information, d'achat ou d'étude jouent de façon convergente pour faire de ces correspondances «mineures» du siècle un document du commerce social du livre. Quasi absent dans les correspondances du 16' siècle, sauf chez les humanistes patentés, un peu établi dans les lettres de la société du 17* siècle avec les grandes oeuvres consacrées ou les succès du jour, le livre devient matière d'échanges épistolaires réguliers dans le monde des lumières, au-delà des nouvelles érudites de la «République des Lettres». Présence familière donc, qui, pour notre propos d'atteindre au vécu, doit être autant qu'il se peut suscitée. Autre ensemble documentaire déjà reconnu, les bibliothèques privées. Il

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vaut d'autant plus qu'on s'y arrête que l'importance en a déjà été marquée p a r l'école «lansonienne», Daniel Mornet en tête, dans une volonté d'approche véritablement historique de la vie des idées ou du fait littéraire. A travers notre monde savant, qui vit lui aussi de modes ou d'étapes de conscience, un peu partout en Europe le genre d'études d'histoire du livre et la publication de catalogues de bibliothèques se développent, si bien que quelques rapides aperçus sinon de méthode du moins de conscience de la matière peuvent avoir ici leur place. On peut passer vite sur l'objection rebattue, si souvent faite à l'étude célèbre de Mornet: posséder un livre dans sa bibliothèque ne signifie pas le lire. Certes, mais voilà justement où l'histoire des idées avoue le mieux sa candeur et ses limites. L'objection ne tient que le postulat admis d u livre porteur de l'idée et de l'idée reçue par le livre. A force de vouloir faire d u livre un flambeau - métaphore parfaitement cohérente dans un monde de lumières - l'on en arrive à dématérialiser le livre. Sans réaction contraire abusive, l'équilibre est de faire d'abord sa place à la matière; ainsi elle ne nous encombrera plus. L'achat demeure, parmi les critères psychiques de la motivation, l'un des plus sûrs. Quant à la circulation sociale du livre, le livre possédé est un livre reçu. Du livre reçu à l'idée reçue ou agie, c'est tout un autre chemin et à explorer autrement s'il se peut. L'exact problème de notre approche historique externe est de retrouver, avec le maximum de garanties, la bibliothèque possédée telle qu'elle a été, et non pas telle que les seuls catalogues édités pour la vente la donnent. Là l'erreur fondamentale de Daniel Mornet, et pourquoi son expérience courageuse demeure dans les résultats peu probante. Tout travail historique sur le quantitatif doit au préalable s'assurer avec la plus grande rigueur de l'historicité de sa matière; en l'occurrence analyser les choix des bibliothèques privées pour atteindre à des affirmations aussi brutalement subtiles que pour deux romans l'on a un livre de médecine, sans avoir la certitude de la composition totale de la bibliothèque effectivement possédée, c'est nous enfermer dans un monde de distorsions artificieuses qui devient malfaçon du donné historique, et donc condamnation de la méthode. Les catalogues en effet des bibliothèques privées importantes, - autour de 10000 volumes - , ont été préparés pour la vente publique. O u bien les héritiers ont gardé ce qui pouvait leur être bon ou utile, fait disparaître ce qui leur semblait compromettant ou scandaleux ou le vendeur lui-même met sur le marché ce qui n'importe plus à ses études. Quelquefois les censeurs interviennent, faisant supprimer tel titre; ou le catalogue avouera que la bibliothèque n'est pas complète, beaucoup de livres ayant été prêtés et non récupérés. 30 Nombre de ces catalogues procèdent manifestement de choix dont les critères échappent. Q u e dans la bibliothèque d ' u n grand parlementaire l'on trouve peu de livres de droit, d'évidence ces ouvrages sont du patrimoine que l'on ne vend pas,

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au bénéfice du successeur dans la famille. Mais pour cette clarté, q u e d e ténèbres inscrutables. D'autant que, surtout sur la fin du siècle, la pratique est fréquente de ne faire imprimer pour la vente que le catalogue des livres rares et précieux, les «bons livres» sont vendus au début ou en fin de vacation. 3 1 De ces catalogues marchands, il ne faudrait retenir que ceux dont l'établissement suit de peu la mort du propriétaire; et encore la matière est peu sûre. Nous avons à faire ainsi à un second marché d u livre, qui ne se n o m m e pas encore du «livre d'occasion», mais dont les indications conjuguent, pour l'historien, trop de hasards qu'il puisse en tirer des conclusions d'apparence objective. D'un autre prix évidemment les catalogues établis pour la montre, voire pour l'usage des livres, tel que celui que Didot aîné imprimé, en 1783, «des livres du cabinet de Mgr. le comte d'Artois», et surtout les catalogues manuscrits dressés pour la maitrise de la bibliothèque, témoins sûrs d ' u n état de fait dans la mesure où l'on parvient à préciser la date de leur établissement; parmi eux, en général fort soigneusement établis, les catalogues des bibliothèques de maisons religieuses. Ainsi, comme il arrive souvent en nos exercices, plus le matériau se veut solide, plus il se restreint. Mais n'était-ce point dans la nature des choses. Lorsque Daniel Mornet conclut, après un examen d'une admirable conscience, «les idées nouvelles se diffusent un peu a u h a s a r d » " , il faut bien reconnaître, dans la nomenclature des possesseurs de bibliothèques, que le hasard ne s'égare pas. La publication d'un catalogue de vente représente un niveau social évident; et davantage, à moins de disposer de la main d'oeuvre gratuite des communautés religieuses, l'établissement d'un catalogue manuscrit. Notre monde des catalogues est donc un petit monde, ou dans l'obédience d u pouvoir ou dialoguant avec lui de façon critique par le livre dans le secret de belles bibliothèques : à la vérité, circuit court des idées nouvelles. Mais milieu précieux cependant, dans la mesure où nous pouvons saisir l'état au vrai des bibliothèques afin de fixer dans une société de lumières les choix de la culture. Par une approche externe toujours, conduite ici selon trois voies. Celle du dénombrement quantitatif et du classement par proportions de masses, sans aucun doute et d'abord : c'est l'évidence des tendances. Mais il y a deux autres aspects de la culture, qui ne nous sont point encore apparus : pour la lecture des catalogues de bibliothèques, les deux grilles de l'espace et du temps. L'espace intervient de deux manières: l'espace documenté par le livre et l'espace propre du livre, c'est à dire la délimitation de la circulation du livre entre le lieu véritable de l'édition et celui de la mise en bibliothèque. Autant de zones vives où agit le livre et où il témoigne et de la vastité diverse d'une culture collective et des aires géographiques sur lesquelles il rayonne, des centres aussi par lesquels il suscite ou anime. Plus importante encore la grille du temps, qui peut intervenir elle aussi soit par

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l'ampleur temporelle ou le recul dans le temps de la curiosité et de l'étude, soit par les dates d'édition des livres contenus dans les bibliothèques. Ce dernier aspect nous fait atteindre à une perspective que n'a pu jusqu'ici situer l'enquête, celle des traditions de culture par le livre. Les bibliothèques en sont u n témoin de choix, soit par le nombre des éditions anciennes et des ouvrages non-contemporains qu'elles possèdent, soit par l'évidence, manifestable pour quelques-uns, d'héritages de générations antérieures. Stratification de la culture aux rayons qu'il faut se garder de confondre avec les lectures propres d u possesseur décelé de la bibliothèque. A prendre par exemple le catalogue de la vente des livres de l'évêque de Chartres, de Rosset de Fleury, le propre neveu du cardinal, on pourrait charger ce prélat sans relief d'abusives complaisances jansénistes: tous les grands classiques y figurent, les Réflexions morales de Quesnel avec pas moins de cinq éditions, le Rituel d'Alet ou La perpétuité de la foi de l'Église catholique d'Antoine Arnauld. Et cela, à plus d ' u n siècle de leur parution. Voilà de quoi accentuer singulièrement les pourcentages ; heureusement que la notice marchande du catalogue nous éclaire; le fonds vendu est celui d'une bibliothèque épiscopale constitué par trois prélats au moins, dont Godet des Marais, «ami et contemporain du grand Bossuet». 33 Dans les grandes familles parlementaires, l'apport par générations serait aussi à scruter: ce qui, d'une approche seulement externe nous conduirait, partout où les strates historiques d'enrichissement sont discernables,jusqu'à une vie interne de la culture dans des milieux de traditions. Alors, et alors seulement, il sera possible de mesurer avec quelque sûreté la pénétration des livres de lumières. Dernier matériau d'aveu de la présence du livre dans la vie habituelle, sinon quotidienne - important et quasi inexploré - , les inventaires après décès. Georges Wildenstein a montré combien ces dénombrements post articulum mortis pouvaient donner de «choses en place» à l'historien du décor de la vie, voire d'identifications possibles ou de repérages à l'expert en collections d'art. Ces descriptions toutes fraîches, le cadavre à peine froid, le plus souvent contrôlées par des héritiers jaloux et surveillant réciproquement leur proie, nous arrivent d'un passé presque intact, comme enseveli et gardé par la lave pompéienne. Allons-nous, q u a n t au livre, saisir enfin une présence sûre, et l'homme, le mort, sur le seuil de sa bibliothèque? Des dénombrements massifs d'inventaires après décès, échantillonnés dans des milieux sociaux différents et dans les parties diverses d u royaume donneront sans conteste la plus précieuse analyse des tendances maîtresses des choix de la société du siècle. Mais il faut savoir que là encore le document n'est que partiel. Les conditions exactes d'établissement de ces inventaires nous échappent: des tris préalables ont pu être faits, de petits ou gros prélèvements. Selon les habitudes locales et ce qui est plus impalpable encore, l'humeur du moment

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des personnes présentes, des livres peu estimés ou crus tels ont pu être prisés en bloc; les collections, de gazettes en particulier, estimées au kilo. O n ne consigne que ce qui est jugé marchand et de quelque valeur. T r i de soi fort indicatif, mais comme il n'est aucun moyen de connaître sur quel fonds premier il s'est opéré, nous n'en pouvons retenir que la donnée d ' u n jugement collectif plus ou moins éclairé. Cependant par la grande diversité des personnages sociaux qu'ils découvrent, les inventaires après décès demeurent, quant à la circulation d u livre, le document le plus confidentiel et le moins élaboré. Q u i d'entre ces morts aurait préparé sa bibliothèque soit pour le siècle soit pour l'histoire? D ' u n sondage fait sur quelques inventaires après décès de chanoines de la cathédrale de Chartres, il ressort que pour un chanoine éclairé et manifestement bel esprit, sinon libertin, les bibliothèques de M M . d u chapitre ne pèsent pas d ' u n poids énorme, ni pour le prix, ni par le nombre des volumes - une centaine au maximum — dans l'évaluation de leur succession. Gens de peu de lecture, un seul possède ensemble le Dictionnaire de Bayle et le Dictionnaire de Trévoux. La dominante massive est d'ouvrages de religion et de piété, en français d'ailleurs, avec quelques relents classiques, un Rabelais peut-être hérité (édition d'Amsterdam 1659), un Marot (éd. de 1731) ou un Montaigne. Du 17' siècle littéraire, rien; par contre chez quasi tous la marque janséniste, avec la Logique de Port-Royal ou le Catéchisme de Montpellier.3* Dans tel autre milieu, Amiens par exemple, si les inventaires de bibliothèques sont rares - moindre estime du livre ou absence effective? - tel nobliau local est bien pourvu en livres des lumières et sûrement en relations avec l'Angleterre, à constater le nombre d'ouvrages d ' O u t r e - M a n c h e qu'il laisse à ses héritiers. Exemples menus, mais qui éclairent et des zones obscures de la vie du livre et l'extraordinaire diversité de la réception sociale. Autre chose que le hasard, comme le nommait Daniel Mornet, mais des choix de milieux qui se défendent ou simplement continuent sur leur éducation première ; au travers, des audacieux, des modes, des besoins, des découvertes qui parfois engagent l'être entier. A la vérité, chose sérieuse, infiniment variée et secrète - pourquoi jusqu'ici elle avait échappé à l'histoire - mais peut-être, aux confins de la mort, la meilleure approche de la vie. 35 5. U n e dernière opération peut maintenant être ici située. Elle le doit même, à peine de négliger ces deux réalités qui sont de notre existence : l'une est que l'historique, nous le vivons, le lisons, le suscitons dans notre présent; l'autre, notre filiation spirituelle étroite, quant à la vision du monde, quant au langage, q u a n t à l'ordre des valeurs, avec le 18e siècle. Nous devons ainsi confronter nos catégories actuelles de l'univers d u livre avec celles d e nos origines prochaines. Autrement dit, après avoir rigoureusement respecté les classements d'époque, appliquer aux masses ainsi obtenues la grille de nos

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classements d'aujourd'hui. Analyse mentale, de toute évidence, de notre modernité, de la naissance des sciences contemporaines, et découverte de nous par la manifestation des différences, des transferts, des distinctions internes approfondissantes de plans neufs de la découverte de l'homme et de la nature. Ce qui serait, par le livre, discrimination et mesure de la vie des «lumières» dans notre conscience contemporaine d u monde: non plus «Livre et Société dans la vie française d u 18e siècle», mais «le Livre du 18e siècle dans l'inter-société française traditionnelle, 18'-20' siècles». En présence d ' u n e enquête, fruit d ' u n effort considérable, il convenait de n'en faire q u ' u n commencement résolu. D ' a u t a n t plus aisé maintenant de marquer l'importance de ce que déjà elle nous apprend. Si l'étonnement reste l'une des vertus fécondes de l'analyse historique, il nous faut sur chiffres commencer par l'exercer. Sans philosopher autrement, encore qu'il y eût peut-être matière, sur le nombre moyen de livres publiés ou publiables d'après les registres de la Librairie, environ un millier, mesure plus ou moins constante d ' u n marché, la production de livres à l'année a de quoi surprendre. Doublant même les chiffres pour tout ce qui échappe, on arrive à grand peine à deux mille titres p a r an. Aux années prospères et encore paisibles de l'Anvers d u 16e siècle, l'officine plantinienne atteignait parfois cinquante titres - chiffre considérable pour l'époque; à l'échelle Paris, Lyon et province Ph. Renouard décompte, pour la seule année 1530, 430 titres; aujourd'hui, on donne environ, pour l'édition française, quinze mille. Nous sommes donc plus près au 18e siècle des commencements glorieux que des industries actuelles. Ce qui signifie que le livre est encore marchandise rare, à clientèle limitée d u moins. Vertu cathartique des chiffres : elle épure une figure du siècle que, sur la foi d'une historiographie surtout littéraire, nous avions fait abusivement lecteur, ou, dans le complexe mythico-politique des «lumières», le théâtre éclatant d ' u n e puissance de l'idée à se faire révolution. A coup sûr les contemporains, sur le second versant du siècle, ont ressenti la passion du livre ou de l'imprimé, et Malesherbes est bon témoin lorsque, dans le Premier mémoire sur la librairie il recommande de la part d u pouvoir le moins de défenses possible, tant est grande, au commerce d u livre, l'avidité d u public. Mais les affaires en cascade de Y Encyclopédie, de l'Esprit ou de Y Emile, les épisodes de livres condamnés a u feu ou passés a u pilon, cette imagerie traditionnelle de notre éducation «classique» ne saurait plus animer pour nous une dynamique manichéenne d u siècle où le bon principe finit par l'emporter, avec le triomphe d u livre dans l'explosion révolutionnaire. Etroit le marché, comme étroite la société d u livre, société de loisirs encore en même temps que société d'étude. Mais, si peu de livres sortent, d u moins les lit-on bien? Sans doute. Ga-

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zettes et académies en témoignent, mais elles aussi, «formes» d'un milieu étroit, non seulement défini par la richesse matérielle et les «curiosités» q u ' elle permet, mais aussi par les règles au moins séculaires de sociétés closes ou à peine entr'ouvertes. T a n t la république des lettres que le monde académique - les deux se recoupant mais se différenciant aussi - , recrutés par une cooptation sourcilleuse d'autant plus parfois qu'elle est moins exprimée, définissent des micro-sociétés, où s'équilibrent, dans les limites de leur étroitesse même, production et consommation d u livre. Sociétés qui se transcendent en une certaine façon, puisqu'elles rayonnent par le livre et en une certaine façon par lui s'ouvrent, mais sociétés numériquement fort limitées, au recrutement jaloux, soigneusement hiérarchisées et, par rapport au milieu humain dans lequel elles se définissent, l'Europe ou bien le royaume, corps vivant une conscience collective d'élite, voire de puissance. Sur trois Académies, on l'a vu, Daniel Roche a tenté, avec une sûreté exemplaire, d'analyser le mécanisme de recrutement, et ce dans une épaisseur de temps suffisante pour qu'évidence il y ait. Généreuses dans leur cooptation, puisqu'elles choisissent assez largement, semble-t-il, dans le milieu des «notables» de la roture, officiers, médecins, gens de plume ou savants, - d'un bout à l'autre du siècle, la conduite de ces Académies demeure cependant bien en mains d'une noblesse parlementaire, gardienne «statutaire» d'un aristocratisme de la culture. Nobles prudemment élargis en «notables»: ils ne sont cependant que des poignées et le gros de la clientèle du livre. Milieu limité donc, et qui se garde tel : l'élection de l'élite est souvent de frontières. Mais élite qui peut justement manifester bonne conscience; elle accomplit un service social : elle manifeste les «lumières». Pour une grande part grâce au livre et avec lui. La connexion est évidente entre le marché mesuré du livre et le petit nombre de cette élite de «notables» par rapport à la population du royaume. D'autant plus utile leur service, et ils le savent. Plus sûrs d'eux quant à ce qu'ils feront d u livre que de ceux qui les écrivent. Même Turgot qui, alors intendant de Limousin et à malaise devant les imprudences de Diderot, lâchera à un ami cet aveu: « Q u a n d j e vois de tels disparates dans les hommes de beaucoup d'esprit, j e me tâte et je crains presque de devenir homme de lettres». 3 ' Qui dit mieux où les lumières s'arrêtent? En fait, autre confirmation d'une société du livre plus étroite que nous ne voulions, - les premiers résultats d'une enquête en cours sur la circulation du «vocabulaire des lumières» dans l'écriture, l'univers sémantique des cahiers de doléances de 8 9 . " Sur la foi d'un certain cérébralisme révolutionnaire, nous pouvions imaginer les cahiers faisant un sort aux idées neuves, à beaucoup de ce que les livres disaient, ces livres surtout de la seconde moité du siècle, où explose un vocabulaire original ou transmué dans ses contenus. Ici encore le nombre enseigne mesure et prudence. Massivement, philosophes

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et économistes n'ont pas percé. Quelques cahiers singuliers, les cahiers des assemblées d u Tiers au niveau du bailliage ou de la sénéchaussée et des villes d'une certaine importance, portent des traces d'influence de la littérature du siècle. O n y parle d'instruction parfois publique, mais «constitution» y est rare. La liberté, plus souvent la liberté du commerce ou de cultiver du tabac, que l'habeas corpus; et quasi pas, la liberté philosophico-politique. Montesquieu y parait, mais à doses infimes, et, jusqu'ici, aucune exigence de la séparation des pouvoirs. Au niveau des communautés de paroisses, dans ces cahiers admirables d'une écriture appliquée, si des besoins de justice, voire d'égalité, poignent, ils ne sont dits ni selon le vocabulaire ni selon le style des lumières. U n e réalité s'affermissant, celle de «citoyen», mais si quelquefois elle s'exacerbe, la dominante demeure celle d'une société de «sujets». Alors d'où vient la plainte, l'économie verbale de la doléance, la conscience de l'abus? Même dans les modèles, car modèles il y a eu mais moins conformisants qu'on ne l'a prétendu, l'univers verbal, les liaisons et les silences logiques, les cohérences mentales sont robines, d'une écriture consciente et appliquée, parfois véhémente, d'un monde de petits officiers des justices locales, d'avocats ou de procureurs, ou bien de curés teintés de gallicanisme ou de jansénisme, - toutes formes de pensée civique incubées avant les lumières. Le livre contemporain n'a pas agi, ou fort peu. Ses marques, et encore rares, apparaissent dans les villes, aux cahiers de la noblesse ou du clergé, c'est à dire dans l'étroite société des lumières, le monde jeune et donc suffisant de soi des «notables». Les accuserons-nous dès lors de malthusianisme intellectuel? Ce serait tout de suite perdre le bénéfice des évidences saines, établies par l'enquête. Au lieu d'incriminer l'étroitesse, il faut penser plutôt à un équilibre difficilement gardé entre le besoin du livre et la capacité d u livre. Capacité qu'il faut entendre aux différents niveaux, de l'achat à l'assimilation. Nous sommes, semble-t-il, dans un temps où pressent le goût du livre et l'idée du livre, comme moyen et signe de promotion sociale. La force profonde est là: les moyens n'y correspondent pas encore. Assurément pour d'évidents antagonismes entre pulsions de progrès et résistances conservatrices. Mais aussi pour des raisons plus connaturelles à la chose: le marché du livre n'est pas un marché d'avant-garde, fût-ce par prudence matérielle; la communication par le livre est encore à l'époque, on l'oublie trop, réservée à une élite, aristocratie de style, de vie ou d'esprit, qui seule sait l'entendre et s'en servir. Enfin, pourquoi ne pas pousser jusqu'au bout du paradoxe, ce paradoxe qui est de plus en plus l'évidence dans la pratique d'une analyse historique de la «psyché» collective, le livre, comme le mental collectif, par rapport à l'événement retarde. Autrement dit, à de rares éclatements près, le livre ne crée pas l'événement ; il travaille à sa conscience ou à sa mise en place, souvent sa

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justification. Au 18* siècle, ce n'est pas par lui, pris dans la massivité de son témoignage que nous appréhenderons la Révolution; mais il sera et la célébration et la justice de son triomphe, comme de ses limitations politiques et sociales. Q u a n t au classement par rubriques principales de la production livresque et la manifestation, à travers l'évolution de leurs rapports respectifs a u long du siècle, de la démarche intellectuelle, voire spirituelle, de la société française, il était des choses attendues. Décroissance fatale d u livre de la «science divine», poussée à la rubrique «Sciences et A r t s » d e la «littérature» politique, l'enquête confirme là-dessus ce que nous savions, mais elle l'affine jusqu'à nous permettre de pressentir certains fonds. D ' a b o r d cette présence janséniste, qui s'accroche tenacement, moins scripturaire que patristique, augustinienne s'entend, et surtout dévotie : un fait social de la plus grande importance et qu'il f a u d r a tout de même un j o u r tenter de saisir dans sa démarche profonde, qui oscille entre, au plan populaire (clergé et laïcs ensemble), les confins de la superstition dans le refus farouche d'une pratique sacramentaire abusive et une spiritualité abstraite, incarnée surtout en éthique. Qu'elle tienne âprement, cette présence, alors que la littérature orthodoxe s'épuise dans le combat contre l'irréligion après avoir dépassé l'époque ardente de la controverse, avoue, outre la persévérance diabolique, un complexe puissant d ' u n e â m e collective, que l'on peut dire nationale, où dramatiquement s'exprime une laïcisation du sacré, qui ne peut encore, ou à peine, se déclarer telle. De cette laïcisation, deux aspects apparaissent fort utilement dans l'enquête. Ce Journal des savants où, à partir de la mi-siècle, se réduit à un assez faible pourcentage le nombre des comptes-rendus d'ouvrages rédigés en latin. M ê m e à ce niveau de service officiel, la langue sacrée n'est plus défendue, ou confinée étroitement aux gens d'Eglise: c'est un achèvement de Chrétienté que sa disparition comme langue internationale. Sécession «technique» d'une part, de l'autre, souveraineté du «vulgaire». L'unité ancienne se défait, en même temps que cette hiérarchie où de la théologie les disciplines étaient servantes. Communément, on ne traite donc plus de religion que selon la langue de la société. Et lit-on tellement d e religion ? Au plan de la littérature de colportage, Geneviève Bollème apporte, avec toutes les prudences pertinentes, une donnée considérable, cette quasi équivalence quantitative entre la littérature religieuse et les almanachs. L ' u n e et les autres sont, depuis le développement de l'imprimerie, les deux fonds essentiels de la lecture de la gent menue. Mais livres d'heures, histoires saintes, vies de saints l'emportaient généralement sur ce livre des travaux et des jours qu'est l'almanach. Avec la lourdeur lente d'évolution qui caractérise cette littérature plus qu'aucune a u t r e traditionnelle, cette quasi égalité pondérale, a u 18* siècle, établit à l'horizontale l'au-delà et la

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vie présente, le salut et le pain quotidien. Nul besoin de parler ici d ' u n e moindre religion: c'est seulement une conscience de l'existence désenténébrée qui monte, peut-être même un optimisme de vivre. Optimisme des «lumières», soit. Mieux que ce verbalisme éblouissant et sentimental, il faut parler d ' u n établissement lucide dans l'existence, d ' u n besoin de découvrir, de décrire, d'organiser le monde dans lequel on vit. Ce qu'accuse, dans l'ensemble de l'enquête, l'évidente poussée des «Sciences et des Arts». Rubrique d'espérance, mais singulièrement composite. Les arts mécaniques y paraissent peu, et cependant les «techniques» s'y cherchent. Par un double besoin et de distinction ou de classement d'une matière et d'une oeuvre humaine qui se découvrent luxurieusement riches - là-dessus les sous-rubriques de nombre de catalogues de bibliothèques sont fort éclairantes - et d'une communication, par l'écrit, de «spécialisation» et d'utilité pratique. Orientation engagée peut-être par le monde de la procédure et de la jurisprudence, qui compense une philosophie de l'ordre des lois maintenant triomphante par une technicité plus grande, qui passera d u prétoire au forum politique prochain. Quoiqu'il en soit, l'intérêt plus grand accordé par le Journal des savants lui-même aux études de pratique juridique, l'importance dans la littérature de colportage de petits traites d' «arts» à la portée de tous, du Maréchal expert au Cuisinier français, l'aventure grandiose de l'Encyclopédie, infiniment plus voyante que les collections patientes d ' u n Duhamel du Monceau ou les albums de planches de l'Académie des Sciences, tout cela, rapproché, lié, donne un inventaire et une mise en ordre du quotidien, une recherche de puissance temporelle et donc une énergétique humaine, en même temps q u ' u n enseignement visuellement transmis par la page imprimée et aussi par la figure. A ce niveau, le livre est outil de spécialisation. Et si des pauvres congruistes d'arts mécaniques, on passe aux écrits politiques ou aux livres de sciences, la tendance également s'accuse. Plus infra-consciente d'ailleurs que consciente. Deux forces en effet contrebalancent et empêchent de s'exprimer cette «technicisation» qui n ' a pas encore de nom. Sur l'exemple de cette citadelle conservatrice, solide tout au long du siècle qu'est le Journal des savants, leur jeu est manifeste. Si les Mémoires de Trévoux, toujours h u m a n t la poussée d u siècle, sont très tôt attentifs aux techniques, nos «savants» ne dérogent que tard. Et pour s'intéresser à quoi? Essentiellement aux études d'Economie politique et aux livres d'Agriculture, cette «librairie» de l'univers des physiocrates ou même des idéologues où diversement se combinent des envoûtements d'utopies, un sens émouvant de la vie et de ses besoins les plus immédiats et une souveraineté de spéculation théorique pour le lecteur d'aujourd'hui admirable et stupéfiante. C'est ce conglomérat généreux, si typique d'esprits parmi les plus «éclairés» et les plus audacieux d u siècle,

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qui réfrène ou refuse toute définition purement technique. A quelques natures exceptionnelles d'expérimentateurs près, le monde des lumières est beaucoup plus traditionnel q u ' o n ne le veut d'ordinaire croire, et deux de ses traditions les plus dominatrices demeurent la «cité idéale» et, l'esprit de doctrine ou de théorie. L'autre force est de même mentale et comme la précédente et ses composantes, aussi ancienne que l'esprit «moderne», c'est à dire consciente, agissante, dominatrice depuis le 13e siècle a u moins: c'est l'encyclopédisme. J e a n Erhard et Jacques Roger soulignent avec fermeté la fidélité du Journal des savants à l'idée d'une science encyclopédique. C'est la grande tradition et c'est elle qui empêche les «sous-rubriques» d'être définies trop indépendantes. Ce pluriel même de «sciences» est u n moyen, peutêtre infra-conscient, de tout garder ensemble et d'empêcher le technicien virtuel de fuir avec son bien. A l'encontre, Y Encyclopédie, oeuvre consciente ou intuitive de promotion des arts, portera à cet encyclopédisme traditionnel un coup fatal: plus exactement, elle accuse la tentation d ' é m a n cipation des arts dans la mesure où elle rend manifeste et leur diversité et leur complexité; c'est à dire l'encyclopédisme traditionnel impossible, sans mesure à l'homme ou inadéquat au réel. Mais pareilles évidences ne s'établissent que lentement, et il est bien certain que tant l'esprit de doctrine que l'encyclopédisme - l'utopie étant comme la compensation de bonne conscience de l'un et de l'autre, la réserve onirique aussi - procèdent d ' u n ordre social et dans cet ordre social, d ' u n milieu étroit, qui enseigne d'en haut, autant qu'il lui paraît naturel que les clés du monde n'appartiennent q u ' à quelques-uns. L'analyse sociologique de ce milieu n'est point encore faite, mais l'on y trouverait, sinon mêlés, du moins solidaires d ' u n esprit commun, des universitaires naturellement à l'origine de cette attitude mentale, des «curieux» qui sont quasi tous gens de condition, et ces fonctionnaires de la culture souveraine que sont à quelque niveau que l'on les prenne, les académiciens du royaume et autres provinces de la terre. 3 9 De par leur définition civile, ils exercent l'autorité de la science. D'une science encyclopédique, à la fois plus aisément communicable et d'une vertu d'honnêteté consacrée, fondement d'autorité sociale et principe de possession d u monde. O n comprend que Montesquieu, dans ses Carnets, consigne cette mesure de valeur : «Il ne faut donc pas regarder, dans une grande nation, les sciences comme une occupation vaine, c'est un objet sérieux». 40 «Sciences» d'ailleurs sous sa plume, c'est toute acquisition de connaissance ; le contexte est net: aussi bien les belles-lettres que nos sciences. Degré suprême de l'encyclopédisme, et aveu lucide de la fonction sociale de ceux qui l'exercent. Aussi bien, au niveau de la littérature de colportage, la dépendance semblet-elle admise comme une réalité d'ordre : quand les Almanachs s'infléchissent de leur contenu traditionnel pour faire appel, en matière d'agriculture ou de

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thérapie animale, à ceux qui savent, ils inscrivent désormais dans l'obédience d u monde de lumières leur clientèle consentante à l'instruction venue d'en haut. Phénomène de concentration de la richesse de connaître humaine dont il ne faudrait pas exagérer les cristallisations égoïstes ou de classe. Classe à la vérité il n'y a pas, mais «milieu»; et ce milieu, dans le recul de l'histoire, apparaît comme avoir accompli un rôle nécessaire de définisseur de culture. Dans le séculaire procès de laïcisation de la science et de distinction des deux mondes, monde de la surnature et monde de la nature, l'étape indispensable pour une libération mentale était celle d ' u n encyclopédisme naturellement anthropocentrique, moins un «système du monde» qu'un monde à la disposition de l'homme. Cette étape ne pouvait être assumée q u ' à un certain niveau d'autorité morale et par quelques-uns. C'est à l'intérieur de ce milieu que jouent les forces nouvelles. Révolution de «notables» toujours - témoin encore le Journal des savants. U n des apports pleins de sens de l'enquête est d'ébaucher cet autre profil de constante d'une curiosité scientifique équilibrée tout a u long du siècle, alors que nous vivions jusqu'ici sur la conviction d'une accélération intense aux décennies prérévolutionnaires. Sans doute, les enquêteurs l'ont bien marqué, le Journal peut en rester à ses horizons traditionnels, laissant à des périodiques déjà spécialisés de faire connaître le gros de la production des livres de sciences. Mais le témoignage demeure d'un siècle qui n'est pas devenu scientifique, qui l'était dès son commencement. A sa façon sans doute, qui n'est pas la nôtre, ni non plus celle du siècle suivant, mais qui unissait dans un étroit commerce de science le savant de cabinet et le «curieux», toujours personnage de condition. L'analyse historiographique habituelle a trop dissocié, dans une matière d'énergétique d'imagerie pré-révolutionnaire le temps de naissance, aux dernières décennies du 18e siècle, de la science contemporaine d'avec deux bons siècles de «curiosité » aristocratique, patricienne ou de haute bourgeoisie riche, allant de la collection d'antiques aux cabinets de physique ou de curiosités naturelles, de la galerie au goût pour les «inventions» mécaniques ou pour les étrangetés mesmériennes. L'assiette de la science au 18e siècle, le fondement social de cette extraordinaire explosion d'inventions qui, dans la seconde moitié, va marquer, à travers toute l'Europe des lumières, les commencements de la physique et de la chimie modernes, c'est cette société de condition, redistribuant une partie de sa richesse dans l'assouvissement d ' u n orgueil de «curiosité». Société de modes certes: les femmes d u monde se pressaient aux démonstrations de Rouelle, aussi bien que Diderot et le jeune Lavoisier. Mais société qui, dans cette manière de tenir son rang ou de nourrir sa conversation, continue le service esthétique et spirituel de l'aristocratie classique. Société «vicariante» donc en apparence, si les fils de cette aristocratie n'y sont pas les plus nombreux; plus

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exactement, jusque dans l'acceptation plus ou moins consciente du modèle, société originale en ce sens que, bien que fort limitée, elle demeure «ouverte» et qu'elle exprime, avec les sciences et par les sciences, des besoins neufs, faisant éclater le monde enchanté et superbe où s'étaient enfermées la cour et même la ville dans l'épanouissement d u «siècle de Louis X I V » . U n monde de «curiosité», de par sa nature même qui comporte acquisition et collection, c'est à dire fortune, devait nécessairement être ouvert. De la richesse à l'académie, les voies sont droites, à condition qu'une génération au moins ait purifié les origines trop marchandes de cette richesse: pas de négociants, on l'a vu, dans le secteur roturier des Académies de province. Mais de la vision du monde héréditaire ne reste-t-il pas toujours quelque chose? Est-ce un hasard que les princes de la curiosité, sur le second versant du siècle, noblesse de longue robe bien établie ou fermiers généraux, manière d'administrateurs polyvalents et des finances d u royaume et de leurs biens propres, se tournent avec passion vers les sciences de la nature, la biologie, l'expérience de laboratoire, un inventaire déjà démographique, les recherches agronomiques, l'amélioration des conditions de la vie collective? Ils constituent, aux années 60-80 du siècle, la génération de relève, et dans leur double fidélité à une hiérarchie sociale et à un modèle aristocratique, ils laissent affleurer des arrière-fonds sans doute bourgeois, en tout cas d ' u n monde différent de celui qu'ils entendent imiter. Plus sans doute q u ' u n e découverte, fût-elle pré-romantique, de la nature, ce qui les anime, c'est un sens fervent de la vie, une hantise de l'expérience, et surtout l'impératif de l'utile. De la curiosité à l'utilité, il y a des cheminements obvies. Que le Journal des savants abonde en comptes-rendus d'ouvrages de mathématiques, q u a n d la tendance est ailleurs, c'est sans doute blocage de circonstances, comme a u début du siècle, ses excès en livres de médecine, - ou repli mental d'équipes dépassées. L'ordre de l'utile exige l'expérience, la lucidité d u vivant, et cette découverte progressive des forces de la créativité humaine indépendante qui est tout à la fois énergétique individuelle, dynamique d ' u n e société consciente de sa globalité, et justification d'une histoire des «progrès de l'esprit humain». D'où il naît, quelles exigences d'incarnation il implique, on peut le pressentir à relire le cahier des charges que ParisDuverney, conseiller de M m e de Pompadour et tuteur vigilant de la fondation future, impose à Gabriel pour la construction de l'Ecole Militaire. Air, espace, lumière, règles premières d'hygiène, aisance des dégagements définissent, pour ce grand bourgeois de la ferme, les conditions physiques impérieuses, plus importantes que le décor, au moins a u t a n t que la chapelle, pour l'institution d ' u n e société de jeunes nobles sans fortune dévoués à servir le Roi. A ces besoins nouveaux, comment répond le livre, une analyse plus pous-

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sée du matériel fourni par les registres de la Librairie le montrera sûrement. Mais dans le quasi doublement tant des privilèges que des permissions tacites sur soixante ans ou sur quatre-vingts ans du siècle, - compte tenu des incidences pré-révolutionnaires qui gonflent les pourcentages des années 1784-1788, il y a sans doute moins élargissement d'un milieu du livre que concentration par le livre du plus grand nombre de disciplines utiles. Dans la vie de cet équilibre difficile où la société des lumières a dû assumer le bilan d'une prodigieuse et chaotique diversité de l'univers, des hommes et des choses et justifier son autorité d'une élite sociale de la culture et de la science, vulgarisation et encyclopédisme ont été ses deux instruments de règne, de conservation et de sauvegarde. N'en faisons pas, à la merci d'une évolution postérieure, des réalités anachroniques ou fallacieuses. La vulgarisation dont il s'agit n'est pas la science à la portée de tous, et ni Encyclopédie ni dictionnaires ne sont des livres de poche. Par le livre, art ou technique deviennent communicables, mais essentiellement encore à ce monde de «curieux» poursuivant obstinément, par une ferveur vitale pour nous mal explorée, sa découverte vertigineuse d'un univers désacralisé et purgé au maximum de ses recoins de mystère. Lumières et vulgarisation expriment les mêmes besoins, mais les unes centrent l'autre, ou la concentrent. La vulgarisation, dans un monde de lumières, est le triomphe épanoui de la curiosité. Les curieux, laïcs et gens de société, sont enfin les égaux ou les pairs de ces autres clercs que pouvaient prétendre à être, durant les siècles modernes, professeurs et savants. Par la vulgarisation, tout à la fois ils assument, dans la société de leur temps, une autorité de «science»; ils maintiennent, contre toute poussée spécialisante, les conditions précaires d'une synthèse à la mesure de l'homme, puisqu'elle est à la mesure de leur milieu ; par elle surtout ils deviennent possesseurs des secrets des arts et des techniques. La promotion des arts qu'ils consacrent, Académiciens et Encyclopédistes de concert, n'est pas une connaissance des arts pour eux-mêmes ; au contraire, dans une manière de violence intrusive, une prise de possession. Qui dit mieux le besoin de règne, ou de communication, voire de conversation? Il est certain qu'aux dernières décennies du 18e siècle, s'épanouit le développement multi-séculaire d'un procès de laïcisation ou de «civilisation» - le mot est d'époque - , dont la tendance essentielle est d'épuiser tout mythe sacral, de résorber tout mystère pour manifester une société «civile» parfaitement homogène et où l'acte social par excellence est de rendre public. De cette société, dans une simple phrase du 3' Mémoire, Malesherbes a posé, avec la lucidité d'un ordre, les liaisons mentales organiques: «Ce qui importe au public, c'est que le vrai soit connu; il le sera toujours quand on permettra d'écrire, et il ne le sera jamais sans cela». Quelle religion du livre enclose, dans ce service médiateur entre la vérité et le public ! Au delà, publier, c'est la vie même du commerce

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du livre. A v e c le livre, un service public s'accomplit; par lui une société où il rayonne prend mieux conscience de sa contexture publique, sans interdits, silences, voire erreurs. Instrument, de toute évidence, du milieu qui s'en sert, public est dans le vocabulaire de l'époque, à tout moment évocable et invocable comme force de pulsion ou d'éveil social, mais de par sa nature, idéal, c'est à dire sacralité de remplacement. Ainsi la vulgarisation, par quoi le livre accroît son public, demeure-t-elle, hormis pour la littérature de libelles ou d'écrits volants, socialement limitée. Il n'en pouvait être autrement, en raison de la conjoncture de la science. C e t encyclopédisme de type anglais qui triomphe au 18 e siècle et dont l'entreprise héroïque de Diderot et de d'Alembert est la manifestation la plus puissante, la poussée, confirmée par l'enquête, des dictionnaires de tous genres, ils expriment d'une part une nécessité poignante de mise en ordre, de classement, d'analyse d'un monde prodigieusement riche et que l'on n'avait jamais connu tel et de l'autre le besoin d'instruments de communication intra-sociale pour une société qui doit connaître de tout ce qui se fait e n elle, avant que ne se reconstituent sous une autre forme les corps de spécialités. A ces instances, quelle forme donner, maniable? Celle du livre évidemment, et quant a u classement, l'ordre alphabétique des mots. L a forme rhétorique du dictionnaire - tradition manuelle des collèges jésuites - v a ainsi présider, de façon combien souveraine et fragile, à la synthèse du monde par les sciences. Rien ne dit mieux, sur le progrès de la connaissance scientifique, l'importance encore trop méconnue des formes mentales traditionnelles ou des habitudes, quelquefois les plus menues, de la lecture du monde. Cette mise en livre de l'univers par le langage, l'alphabet et la main, dit mieux que tout la souveraineté possessive et presque sans question d'une société d'honnêteté ou de notables, emprise dans sa formation de collèges et ne concevant pas de s'en déprendre. Société de tradition et donc par rapport à l'apport neuf, société de réception, d'enregistrement, de classification. C'est au chapitre des Sciences et des Arts que l'on peut le plus justement pressentir son drame et mesurer son service historique. Inventaire du monde de la nature débordant par les collections et en nombre et en diversité ce qui était jusqu'alors assimilé; ferveur et équipement de l'expérience qui, elle, n'a pas besoin de livres ou de fort peu ; ce goût dominateur de la figure et du dessin comme moyen de communication dans le déchiffrement des choses et la transmission, au demeurant illusoire, des «secrets» des arts, autant de forces ou de pulsions qui font éclater les habitudes mentales d'encyclopédisme moyen, plus ou moins satisfaites depuis la Renaissance par le livre. Contre tous ces refus, instants ou à terme, du livre, le courage était, pour sauver les exigences d'une culture d'honnêteté, de tenter l'impossible et de regrouper encore, par le livre, ce qui allait bientôt se séparer en sciences ou

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techniques spécialisées. Telle sans doute la vraie grandeur de YEncyclopédie, d'avoir tenté, peut-être sans illusions et dans une confiance libérée en un avenir de progrès, de maintenir la noble tradition de l'encyclopédisme médiéval, d'une correspondance organique entre le système des arts et le système ou l'unité du monde. Que la forme externe de cette correspondance se définisse en dictionnaires, c'est l'aveu d'une extrême fragilité ou d'une menace de désagrégation à terme, la reconnaissance aussi d'un maniement du monde à travers cadres et habitudes de la rhétorique. Au domaine des Belles-Lettres, l'enquête de François Furet impose, de façon éclatante, une société fidèle à elle-même, c'est à dire, solidement, et pour la moitié environ de ses livres, «littéraire». Mais là encore une analyse d'âme collective s'épure. Aveu d'une continuité noble et comme de condition d'une part; de l'autre, imprégnation d'attentes. Société de rhéteurs sans doute, cela a été démontré avec autant de précision que de finesse, jusqu'à bien marquer que leur rhétorique est un savoir du bien parler. Ici le livre est uniquement, et puissamment, instrument de commerce social. Grammaires, dictionnaires, traités, orateurs et poètes ou ces deux sous-rubriques différenciées et constantes des catalogues de la seconde moitié du 18e siècle, «rhétorique» et «philologie», ces masses d'oeuvres à portée de main en disent long sur la solidité d'une éducation classique et sur la recherche d'une société à parfaire ses moyens d'expression. Le discours y est consécration de progrès social : par lui, l'on entre dans le «monde», c'est à dire dans la société dominante, qui par une audace inouïe de langage entend se confondre avec le centre des choses. Et rien n'atteste mieux que l'on grandit par le bien dire que l'importance accordée par la littérature de colportage aux règles de civilité, qu'elle soit «puérile et honnête» ou «chrestienne», aux «règles de la bienséance», ou même au bien dire de la correspondance amoureuse. Société imprégnée et grandie d'un besoin de style dans le commerce humain et y trouvant sa dynamique d'élévation et spirituelle et personnelle. Mais prise qu'elle soit dans cette exemplarité sublimante, ne s'en contentant plus. A preuve - c'est l'une des matières très neuves de l'enquête - la poussée de la littérature romanesque. Les bons Pères ont perdu la partie, et sans doute, si l'on en croit les chiffres des comptes-rendus du Journal des savants, les savants aussi. Du moins la division d'intérêt se marque-telle fortement, et la division des milieux conséquente, entre la science et l'imaginaire, cette «poésie prosaïque» que distinguent non sans portée quelques catalogues de la fin du siècle. Nous savions l'intrusion brutale de la Nouvelle Héloise, mais lorsque Daniel Mornet établit, selon les chiffres, la stabilité du roman, manifestement la poussée lui échappe qui, à l'intérieur des Belles-Lettres, substitue le roman à la poésie. Celle-ci, genre précieux toujours et du bien-dire la quintessence entre académiciens, lettrés, voire

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aristocrates. La «poésie prosaïque», elle, appartient à bien plus large clientèle, et où il n'y a plus d'initiés. Vulgarisation encore, mais toujours avec mesure, même quand semble assouvir ces deux pulsions vitales du siècle vieillissant, le naturel et la sensibilité ou la sensiblerie. Devant une évolution évidente cherchant les ferveurs de la vie, au demeurant toutes révérences gardées et du langage et de ce qu'il ne faut pas dire, les dernières décennies du 18e siècle nous apparaîtraient volontiers comme une dramatique bourgeoise pré-révolutionnaire. Le roman est-il cependant si bourgeois qu'il semble, dans l'univers de société où il continue de se mouvoir? Là encore, comme en politique ou en «économique», ne concluons pas par l'après. Comme il y a une lecture utopique de la politique, il y a, dans la montée du roman et les tendances bien connues de l'anglomanie, les larmes et émois sensibles, la manifeste libération du moins par l'écrit vers une vie plus simple ou plus ardente, un autre assouvissement psychique, comme une nostalgie de l'ancien merveilleux, l'évasion ou la quotidienneté de l'imaginaire. Au secret de ses Carnets, lucide dans l'analyse de ses plaisirs, Montesquieu, témoin inattendu et combien sûr: «Les plaisirs de la lecture - décompte-t-il - , lorsque l'âme s'identifie dans les objets, avec les objets auxquels elle s'intéresse.» Mais les exemples qui viennent tout de suite sous sa plume sont autant d'aveux : «Il y a tel amour dont la peinture a fait plus de plaisirs à ceux qui l'ont lu qu'à ceux qui l'ont ressenti. Il y a peu de jardins si agréables qu'ils aient fait plus de plaisir à ceux qui s'y promenaient, qu'on en a trouvé dans les jardins d'Armide». 41 Littérature d'évasion et poussées embourgeoisantes, ces besoins un temps peuvent s'équilibrer, mais assez vite réciproquement ils se confirment pour détacher d'une puissance sociale effective ou traditionnelle cette société qui s'ouvre à découvrir toutes les présences de la vie. De sa démythisation d'héroïcité, voire de notabilité, le roman, littérature commune, devait être un agent d'importance, mais tout autant peut-être l'histoire. Que les Mémoires de Trévoux s'intéressent plus sur leur fin à l'histoire ancienne qu'à l'histoire moderne, ce n'est probablement pas pour profiter de ce que Jean Erhard et Jacques Roger appellent joliment une «catégorie-refuge». Obstinément, Trévoux suit le siècle. Retour néo-classique sans doute, mais au fond de ce retour, encore si mal éclairé, n'y a-t-il pas la recherche complaisante de modèles lointains dans le vertige de traditions et de mythes perdus ou du moins en train de se défaire? Autre chose assurément que deux bons siècles d'humanités jésuites : pourquoi le «niveau antique» se serait-il ainsi soudainement durci, s'il n'y avait aux profondeurs de l'âme collective de la société des lumières une rupture consacrée d'avec son histoire organique. Pour elle, le «siècle de Louis xiv» est une fin des temps, et son besoin ou son habitude de l'histoire cherchent cette extrapolation d'éternité qu'offre, avec illustra-

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tion, la vénérabilité d'une tradition courte et intense, l'antiquité classique. Mais extrapoler, c'est perdre et le sens d u temps vivant et la conscience des sources. Dans cette importance de l'histoire, qui est l'une des constantes impressionnantes de la librairie du siècle, il y a en fait toutes sortes de parties prenantes, et peut-être une admirable illustration de l'apologue des marrons d u feu : ce que grands robins, académiciens et érudits ont préparé - tous plus ou moins participants ne fût-ce que sur les confins de la société des lumières, c'est une moyenne bourgeoisie qui va y trouver justice de soi et caution d'autorité à travers les épisodes révolutionnaires. Pour un temps au demeurant assez court. Nous ne sommes pas devenus des «Romains». Plus profond assurément le choix par lequel une société aristocratique incline à assumer pleinement les leçons d'une historiographie d'école ou d'une érudition humaniste, consacrant un aboutissement de Renaissance, jusqu'à plonger aux ténèbres son histoire propre : c'est sans doute le moment où se constitue dans la plénitude de son service historique la «société de lumières», société d'aristocrates et de notables ensemble. Dernier témoignage par le livre sur cette société, et beaucoup plus qu'un signe, cette poussée des ouvrages sur l'art et des traités de musique, évidente à différents endroits de l'enquête. Poussée marginale encore, d'une clientèle qui a besoin d'être orientée et éclairée dans ses choix, éduquée aussi dans une pratique des arts libéraux, à quoi la richesse donne moyen et partant accès. Mais surtout «critique», c'est à dire conscience et élaboration d'une esthétique sociale. En cette société hiérarchique atteinte de l'intérieur d'elle-même, là demeure le centre de forces vives: une réflexion collective sur les arts et la lumière des styles. Autre chose qu'un art du discours ou de la conversation, que poétique ou dramatique: dans l'ordre de l'expression plastique et musicale, la justice d'un décor intime de la vie et d'une harmonie publique. Par quoi l'aristocratie, classe naturelle du style, si gravement atteinte dans sa conscience propre d'autorité, devait garder la souveraineté d'un règne, règne de formes, de goût, d'esprit, d'atmosphère, dont nous dépendons encore aujourd'hui. Q u e les lumières, dont la réalité sans doute la plus vraie est d'être un effort tendu de conscience collective, viennent d'en haut, les nuances spécifiques au siècle en cette littérature quasi intemporelle de colportage le confirment sûrement. Rien d'étonnant d'ailleurs si cette littérature, comme de plus en plus il semble, est mise en circulation plus qu'elle n'est par les masses demandée. Attendue peut-être, mais attendue pour ce qu'elle est, c'est à dire sur des thèmes populaires traditionnels, une littérature d'exemplarité sociale, d'éducation au maintien ou au bien-dire. Q u i dit mieux la réception hiérarchique? O u la rencontre, car si le phénomène d'éducation infuse est incontestable, c'est peut-être quant à un ordre de la communication, à un style

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d'expression qu'il joue, plus que dans l'acceptation passive d'idées nouvelles. Lorsque les tendances s'accusent, dans ces écrits colportés, d'une critique latente du mystère religieux ou bien quand le légendaire se décante, s'élabore pour s'établir dans un univers plus conforme, ces lumières-là sont la chose du monde la mieux partagée, le monde mental du plus simple oscillant entre le merveilleux - notre rêve collectif - et le sarcasme de l'inexpliqué, vigoureusement réduit aux normes de l'ordinaire. Dès lors pourquoi les lumières seraient-elles abusivement aggressives? L'un des apports considérables de l'étude benédictine et passionnée de Geneviève Bollème est d'établir, presque sans déception, que cette littérature qui circule dans les ballots des colporteurs n'est nullement une littérature d'aveu social, de doléance prérévolutionnaire, d'émancipation mythique; en elle, aucun réalisme social aussi avide qu'abstrait, mais au contraire la continuité multi-séculaire d'une fiction pour tous commode. Avec seulement cette nostalgie «prospective» d'en finir avec l'héroïque, et d'utilement se divertir. Littérature indifférenciée donc? Que non pas. Deux racines autochtones apparaissent dans le clair-obscur de l'enquête. Autochtones en ce sens que les milieux réceptifs de la littérature de colportage y affirment leur attachement à des traditions beaucoup plus anciennes que ne peut la société des lumières. D'une part cette moquerie satirique sur le métier. Seuls en sont capables et dignes, les gens de l'art. C'est la purgation séculairement pratiquée dans un monde de corporations, voire de confréries, où pour mieux travailler il faut parfois se détacher de l'atelier artisanal et quelque peu moquer son type. Chaque art a sa fête des fous ; ce que ne savent plus ces gens sérieux et d'autre condition que sont les Encyclopédistes. Face à eux encore, il faut poser l'immense fidélité d'une clientèle des colporteurs à la pratique des almanachs. Deux univers mentaux à la vérité quant à la conscience du monde : d'un côté la mise en ordre rhétorique et alphabétique, selon la lettre; de l'autre, la vie dans l'ordre du cosmique, rythme millénaire des travaux et des jours. Tant que durent les almanachs, une société traditionnelle s'accroche, pétrie de sa sagesse cristallisée en contes ou en proverbes, forte surtout des équilibres pour elle vérifiés entre sa terre et le ciel. 41 Société traditionnelle, mais non pas affrontée au monde de lumières, qui, de toute évidence, lutte contre elle; société immobile et passive. En elle, dans la sûreté plus ou moins inerte de ses autochtonies, une certitude sociale où se cherche une conscience de soi et l'exigence d'un ordre, nullement révolutionnaire mais vrai, c'est à dire juste : c'est l'évidence que les laboureurs sont les fondements mêmes de l'existence collective. Leur travail n'est-il pas nourriture de tous les autres? Le livre de colportage l'imprime et l'on peut dans l'affirmation trouver, pour les gens de lecture, certain parfum d'une dogmatique de physiocrates. Mais quelques décennies plus tard, et souvent dans les cahiers les plus déférents ou les plus grossiers,

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lorsque la même affirmation revient, à travers les cahiers de 89, rustaudement répétée comme une double légitimité et d'exister et de la réforme du royaume, il est certain que ce monde d'obscurs sait désormais ses quartiers de service social et devient capable de s'en réclamer. Ce qui justifierait d'autant mieux le bon usage de l'almanach ; ce qui du moins n'est que progrès de conscience dans une société traditionnelle. A l'encontre de nos préformations mentales, cette littérature erratique ne débouche pas sur un grondement révolutionnaire. Preuve une fois de plus que la Révolution vient d'en haut. Preuve surtout qu'il y a tension déterministe abusive à trop interpréter de l'entier 18e siècle seulement d'après ses dernières années. Toutes les études de l'enquête convergent en effet, dans un témoignage saisissant de fraîcheur probe, à rendre au 18e siècle son existence propre et à ne l'interpréter plus quasi exclusivement en fonction de l'avènement glorieux ou de la catastrophe finale. Ce seul résultat ferait mieux que justifier l'enquête; il lui donne, pour la réflexion historiographique sur le siècle des lumières, un mérite et une santé de première importance. Comment ne pas nous être aperçus en effet, dans un certain recul d'avec notre lecture habituelle de l'histoire, pour rationnels et objectifs que nous eussions prétendu être, qu'en nous obstinant à ne retrouver dans le déroulement du 18' siècle français que les commencements de sa fin, d'une part nous jugions et de la façon la plus arbitraire, sous la seule caution d'un nombre assez considérable de postulats, d'autre part et surtout nous ne nous libérions pas, malgré illusions et refus contraires, d'une vision eschatologique de l'histoire. Cette cristallisation affective sur l'événement, fût-il d'une dramatique intense et sur plusieurs années, est une vie passionnée de l'histoire. Nous avons atteint - peut-être par certaines vertus de l'analyse quantitative - à des temps plus sereins. La société française du 18e siècle et son «aura» de lumières ont droit à retrouver cette originalité profonde, équilibrée et par beaucoup de côtés consciente, que nous ne traitions volontiers que comme un décor fragile. A la vérité, avec quelque recul par rapport à l'intensité paroxystique des événements, il était assez aisé de sentir que la crise passée, quant au rôle humain et social du livre, quant à son «sens» physique et métaphysique, partant quant à cette réalité d'atmosphère, plus glorieuse parfois que subtile que l'on appelle la «vie intellectuelle», aussi bien que pour le style de vie sociale et pour les décors, tant publics qu'intimes, peu de choses avaient changé entre les dernières décennies du 18' siècle et les premières d u siècle suivant. La société post-révolutionnaire ne demandait qu'à continuer, c'est à dire à imiter. Il y avait donc eu établissement de modèles, et toute société qui crée modèles vit un ordre de totalité, à dominante spirituelle. Avoir rendu au 18' siècle français, par la seule analyse externe de sa production livresque et de ses curiosités imprimées, une manière d'univers

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propre et la liberté de sa personnalité spirituelle n'est pas seulement, entre les mérites de l'enquête sur Livre et société dans la France du 18' siècle, clairvoyance de justice, mais acte novateur pour contraindre désormais, hors tant de passions périmées, à une analyse patiente et pure d ' u n e âme entre toutes délicate, subtile, mais pour nous singulièrement originelle. Evidences qu'il faudrait se garder de transformer en thèse. L'enquête rétablit le 18e siècle français dans ses droits, et les rapports de ce siècle original avec la crise révolutionnaire devront être étudiés sur départ neuf, dans un dialogue renouvelé. O n ne saurait immédiatement prétendre à plus. D ' a u tant que toute droite recherche s'efforce d'aller au bout de ses lucidités. L'approche d ' â m e collective par le livre demeure, de par la nature même d u livre, fût-il écrit de colportage, plus accentuée par l'habituel que par le neuf. D'ensemble, on l'a vu, le livre retarde. A fortiori q u a n d on le saisit par l'approche externe: celle-ci, massive, pondérale, accuse l'inertie. Donc l'enquête, en sa démarche essentielle, doit manifester le traditionnel, le classique, beaucoup plus que le moderne, le révolutionnaire, voire le prospectif. D ' a u t a n t plus sûres, les orientations massives d'évolution; d ' a u t a n t plus limitées, les chances de franchir le seuil abrupt d u neuf. Dans une recherche prédéterminante de l'idéologie révolutionnaire - si tant est que ce corps abstrait ait eu une autre vie que de références commodes - , la vie de l'idée, l'étude de sa circulation doivent être dissociées de l'histoire du livre. A l'encontre de nos schèmes universitaires quotidiens, idée et livre ne développent pas nécessairement les mêmes mondes. Cela demeure évident pour cet univers folliculaire et pamphlétaire, intermédiaire entre les univers du livre, des mécanismes scolaires et de la parole discutée et non écrite, que l'enquête présente ne pouvait pas atteindre et qui a connu, dans les temps pré-révolutionnaires, une effervescence souvent déterminante. Il y a aussi, dans la saisie des liaisons entre l'idée et le livre, toute une quotidienneté difficilement approchable et qu'il ne pouvait être question d'aborder dans le développement même de l'enquête, celle de l'art de lire: comment les hommes se servent du livre, s'ils le lisent de façon continue jusqu'à l'envoûtement ou s'ils butinent, prenant de lui ce qu'ils en attendent, ce qui les choque ou ce qui cristallise en eux d'obscures découvertes; les extraits qu'ils constituent et où souvent le livre n'est que prétexte, a fortiori les sentences ou les mots-éclairs que garde la mémoire. T o u t ce commerce, intime et public à la fois, où circule l'idée, il deviendra indispensable d'en retrouver certaines trames pour éclairer les liaisons déclenchantes entre société des lumières et conscience révolutionnaire. Liaisons qu'il ne faut pas seulement dégager dans la pré-crise mais aussi dans l'après-crise, c'est à dire dans ces décennies décisives du 19® siècle, où, des oeuvres bénisseuses et prudentes des équipes impériales, voire de l'Empereur lui-même, la société des lumières, toujours plus ou moins de-

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meurée société d'honnêteté et l'Université se sont soit réconciliées soit silencieusement entendues pour canaliser et éteindre les aspirations sociales de base dans un mandarinat encore souverain aujourd'hui. C'est d'ailleurs ce triomphe complice des lumières et de l'Université qui nous fait imaginer le 18e siècle plus dépendant qu'il ne fût. Mécanisme naturel aux héritiers et compensatoire: demeurer persuadés que les ancêtres n'ont pensé qu'à leur descendance. Autant que nous avons besoin de notre aisance lucide vis à vis du passé, libérons aussi les ancêtres. A quoi doit sûrement servir la présente enquête, conduite avec tant de lucidité vigilante. A force d'imposer à l'économie spirituelle du siècle la hantise du drame final, aurions-nous oublié cet aveu, de Montesquieu encore, si souvent revenu pourtant dans les exercices de nos dissertations d'école: «L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne m'ait ôté»? Nos maîtres, fils des lumières à la troisième ou à la quatrième génération, y retrouvaient, solennels, la gloire de l'étude, la vertu du livre et leur propre consécration sociale. Noble dépendance, mais aux confins du contre-sens. La lecture de Montesquieu est une lecture de cabinet, et surtout une lecture d'homme de loisir. Lecture aristocratique s'il en fût et peut-être par cela cathartique. Une philosophie de l'usage du livre dans la société française du 18e siècle, conduite au partir des intimités des correspondances, des carnets ou des mémoires confirmerait, semble-t-il, la conclusion dominante de l'enquête: plutôt que d'être l'aliment énergétique de la dynamique révolutionnaire, le livre, actif ou passif aux rayons des bibliothèques et dans l'esprit de la société qui en use, auteurs et lecteurs réunis en leur monde étroit, garde une massivité grave, celle d'une culture fortement traditionnelle, nullement explosive, et où les valeurs neuves s'introduisent avec discrétion. Le livre est un outil de choix de la société des lumières, mais le flambeau ne passe encore que dans un petit nombre de mains. A preuve le très remarquable article Livre del' Encyclopédie, - article anonyme, mais où l'on reconnaît la plume de Diderot, aussi alerte que capable des traits les plus vrais, justement parce qu'ils sont en apparence contradictoires. On aurait pu et sans doute dû le reproduire, au lieu et place de cette conclusion. Il dit tout et mieux. D'abord - et déjà - une société encombrée de livres, parce qu'elle lit peu ou du moins parce qu'elle sait qu'elle ne peut pas tout lire. Monde d'honnêteté, qui garde encore son âme. Y apparaissent ensuite les tourments du choix. Rien de plus significatif que les allers et retours par lesquels l'auteur s'efforce de faire le départ entre les bons et les mauvais livres. Ses critères sans doute ne sont point ceux d'un docteur en Sorbonne ni du Parlement pris en bloc : ils s'assouplissent jusqu'à laïciser complètement le livre et sa matière, sans pourtant les démythiser. Mais l'ordre manichéen du classement, l'importance de

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la fixation d'orientations - sept principes au moins - , la place même dans l'économie de l'article de ces règles de discrimination, l'ensemble témoigne d'un tremblement ou d'une timidité dans cet univers obsédant, mystérieux et après tout irresponsable. Encombrant aussi et paralysant : dans une diatribe vivace, où le ramassé des arguments explose comme une délivrance, l'auteur anonyme pose l'impertinence humaine du livre. Le procès demeure certes dans le corps de l'article, donc en un certain clair-obscur, mais rien n'est caché: «Les mauvais effets qu'on peut imputer aux livres, c'est qu'ils emploient trop de notre tems et de notre attention, qu'ils engagent notre esprit à des choses qui ne tournent nullement à l'utilité publique, et qu'ils nous inspirent de la répugnance pour les actions et le train ordinaire de la vie civile ; qu'ils rendent paresseux et empêchent de faire usage des talens que l'on peut avoir pour acquérir par soi-même certaines connoissances, en nous fournissant à tous moments des choses inventées par les autres ; qu'ils étouffent nos propres lumières, en nous faisant voir par d'autres que par nous-mêmes ; outre que les caractères mauvais peuvent y puiser tous les moyens d'infecter le monde d'irréligion, de superstition, de corruption dans les moeurs, dont on est toujours beaucoup plus avide que des leçons de sagesse et de vertu. On peut ajouter encore bien des choses contre l'inutilité des livres; les erreurs, les fables, les folies dont ils sont remplis, leur multitude excessive, le peu de certitude qu'on en tire, sont telles, qu'il paroît plus aisé de découvrir la vérité dans la nature et la raison des choses, que dans l'incertitude et les contradictions des livres. D'ailleurs les livres ont fait négliger les autres moyens de parvenir à la connoissance des choses, comme les observations, les expériences, et sans lesquelles les sciences naturelles ne peuvent être cultivées avec succès. Dans les Mathématiques, par exemple, les livres ont tellement abattu l'exercice de l'invention, que la plûpart des Mathématiciens se contentent de résoudre un problème par ce qu'en ont dit les autres, et non par eux-mêmes, s'écartant ainsi du but principal de leur science, puisque ce qui est contenu dans les livres de Mathématiques n'est seulement que l'histoire des Mathématiques, et non l'art ou la science de résoudre des questions, chose qu'on doit apprendre de la nature et de la réflexion, et qu'on ne peut acquérir facilement par la simple lecture. » Pouvait-on mieux, par raisons contraires en quelque sorte, confirmer notre enquête et la prolonger en ce qu'elle ne pouvait encore atteindre ni dire? Dans le monde de la «douceur de vivre» grandit une licudité mâle de la vie. Equilibre rare et où, semble-t-il, se cherchait, aboutissement d'un procès multi-séculaire de désacralisation, une plénitude de spiritualité sociale, si la crise révolutionnaire, par une manière de justice quantitative et de pulsion égalitaire, n'avait cautionné pour longtemps à la fois par un réflexe

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de prudence, par l'attachement quelque peu superstitieux à une valeur de l'écrit et de l'imprimé, par besoin de masse aussi, le règne intellectuel et commercial, sinon spirituel, du livre. Comme aucun esprit de thèse n'a entaché le travail et les résultats de l'enquête, qui constitue l'essentiel de cette étude, notre conclusion voudrait se situer de même. Le développement de notre conscience historiographique se fait d'accentuations diverses. A l'imagerie noblement épique de la Révolution fille de l'Idée, cette dernière colportée par le Livre, l'enquête fait succéder la vision d'un siècle original, prodigieusement attachant en ce combat d u livre, dont il ne peut plus se déprendre et qui pourtant ne lui suffit plus. Rien d'autre, et qui n'est ni thèse, ni certitude, mais approche, par les voies les plus barbares mais maintenant les plus justifiées, de la vie ondoyante et plus réelle d'une âme collective, complexe infiniment et toujours mystérieuse en son secret de lire, et qui garde tant de l'intelligence de nous.

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NOTES

1. D. Mornet, « L'Enseignement des bibliothèques privées, 1750-1780», in Revue d'histoire littéraire de la France, 1910. 2. Montesquieu, Oeuvres complètes, éd. R . Caillois, Paris, Pléiade, I, pp. 995 & 996. 3. L'importance de la littérature manuscrite est encore grande: une analyse de ce qui se transmet ainsi révélerait à la fois strates et pratiques fort anciennes et habitudes de société, avec évidemment toutes les commodités clandestines, y compris le jeu. O n peut estimer l'importance de la contrebande avignonnaise d'après cette indication rapportée par J - P Belin, Le commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789, Paris 1913, p. 43: «Plus de 500 colporteurs vont régulièrement se fournir de livres à Avignon.» Sur les saisies de d'Hémery, à la foire de Beaucaire, ibid. 4. Signe des temps sans doute, le Catalogue hebdomadaire du Journal de la Librairie qui parait à partir de 1763 donne Théologie et Jurisprudence sans sous-rubriques, alors qu'il abonde en classements pour «Sciences et Arts». 5. Classement, par ex., d u Catalogue des livres imprimés et manuscrits de la bibliothèque de feu Monsieur d'Aguesseau, Paris 1785, pour «Sciences & Arts»: Philosophie; Logique; Economique; Politique; Métaphysique; Physique; Histoire Naturelle; Médecine; Chirurgie; Anatomie; Pharmacie; Chimie & Alchimie; Mathématiques; Astronomie; Optiq u e ; Statique & Mécanique; Musique; Arts. 6. Catalogue d'Aguesseau cité. 7. Ainsi le catalogue des livres de la bibliothèque de feu M . de Lamoignon (Garde des Sceaux) Paris, 1791-1792, 3 vol. in-8°, classe les Conciles à la Jurisprudence - réflexe de magistrat. Le même catalogue a pour les Belles-Lettres cette subdivision expressive: Poésie prosaïque, - entendons les romans. 8. Dominantes seulement. Le détail donne bien des surprises: le catalogue d'Aguesseau, à la sous-rubrique «Economique» n ' a que des traités d'éducation. Ce qui est un choix fort significatif. 9. L'étude du vocabulaire des titres est déjà commencée: elle viendra fort précieusement compléter les données de la présente enquête. 10. Cf. E. Hatin, Bibliographie de la presse périodique, Paris 1866, t. I, p. X C I . Signes évidents de la crise révolutionnaire, - la poussée folliculaire: 250 journaux, toujours d'après Hatin, naissent à Paris en 1789; il y en a plus de 350, l'année suivante. Quantitatif paroxystique évidemment. Revenons à Voltaire et aux 173 journaux qui paraissent tous les jours en Europe (préface de l'Ecossaise). 11. O n ne saurait désormais aborder l'étude en profondeur de la littérature de colportage, sans partir des expériences et des réflexions de Robert Mandrou, réunies dans le livre tout récemment paru, De la culture populaire aux 17' et 18' siècles, La Bibliothèque bleue de Troyes, Paris 1964. Les conclusions analysent avec force, pour cette littérature «dont la cohérence interne n'est pas la qualité dominante» les éléments extraordinairement composites et de longue vie de ce qui prend figure d'une culture traditionnelle, sans autre systématique que celle d ' u n choix besogneux d ' â m e collective. 12. Tout un groupe de chercheurs, à l'initiative d ' u n noyau ardent d'historiens de la littérature française du 18e siècle, constitué par des assistants de nos facultés, en particulier

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de la Sorbonne, vient d e mettre sur pied l'entreprise. Elle se poursuivra en collaboration étroite avec les historiens. 13. Almanach de la Librairie, Paris 1781, chez Mouttard (B.N. Inventaire Q,. 4494). M ê m e flou, quant aux chargés de démarches dans les Mémoires de la librairie de Malesherbes, qui accusent cependant des relations très précises, voire personnelles, entre libraires et chargés de la «librairie». 14. Indications précises et questionnaire d'enquête sans plus, car toute une analyse psychocritique s'impose de ces textes. Le personnage y contraint, troublant de ferveurs, d e prudences, et comme nombre de ses pareils, de bien des fragilités irresponsables. Il y aurait lieu d ' a u t r e part - étude sûrement fort expressive - d'établir une comparaison entre les Mémoires sur la librairie et le Mémoire sur la liberté de la presse, ce dernier rédigé à la veille de 89, et quarante ans après la direction d e la librairie, par un personnage vieilli et à malaise avec soi-même, d'autant plus catégorique. 15. «Paris est le centre d u commerce de la librairie française», prononce d'expérience Malesherbes dans le Mémoire sur la liberté de la presse, 1788, ch. I I I . Cf. pour ses vitupérations sûrement bien fondées contre les libraires parisiens, P. Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps, Paris 1961, pp. 169-170 et 173, sur la contrebande d'Avignon. 16. Données suggestives sur le marché des livres, dans J - P Belin, op.cit., pp. 105-106. 17. Cité par J - P Belin, op. cit., p. 30. La lettre est d e 1757 et au sujet des Eloges de Formey pour lequel le libraire Bruyset demandait une permission. 18. P. Grosclaude, op. cit., p . 169, n . 9. 19. Analyse de l'insaisissable dans ces réflexions d'expérience de Malesherbes: «Il n'y a nulle puissance sur la terre qui puisse empêcher les chansons, les épigrammes ni m ê m e les pamphlets assez courts pour qu'il soit aisé d'en tirer des copies.» Et ce qui va plus loin, quant à la circulation: «Ce genre d e satires courtes est le plus redoutable, parce que non seulement elles sont connues dans les temps mais qu'on les retient», (textes d u Mémoire sur la liberté de la presse', nous citons d'après la seconde édition, Paris, chez Pillet aîné, 1827, p. 14. 20. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des Lettres en France depuis MDCCLX1I jusqu'à nos jours, ou Journal d'un observateur. . ., t. V I , à Londres, chez J o h n Adamson, rééd. d e 1784: p p . 72-248, pour l'année 1772. 21. Pour le Journal de voyage en Italie de Montaigne, annonce d e la découverte, le 13 août (ibid., p. 175) et détails, avec exposition du manuscrit et souscription, le 14 octobre {ibid., 204-205). 22. Rien d'étonnant si l'on se souvient que les mémoires des avocats n'étaient soumis à aucune censure. C'était donc pâture immédiate pour le gazetier. 23. Ibid., p p . 111-112, au 20 mars, pour l'entrée; lentement les Mémoires secrets découvriront l'auteur. 24. L'Essai général, a u 10 septembre, ibid., p. 188: « O n parlait depuis quelque temps d ' u n ouvrage sur la tactique très recherché, très défendu, par l'adresse de l'auteur à y insérer des choses extrêmement fortes et hardies». Pour les lettres de la marquise, couvrant la période 1756-1762, a v e : réflexion sur la valeur d u recueil, ibid., p. 177. 25. Pour les Entretiens libres des puissances de l'Europe, «recueil d'émigmes qui ne valent pas la peine q u ' o n pourrait se donner d e les déchiffrer» (au 19 octobre, ibid., pp. 208-209). Pour Jean Henrmyer, au 4 novembre (ibid., p. 219), l'annonce, et assez long compte-rendu ambigu, huit jours après, p. 223-224. 26. Lettre à Darget, 21 avril 1750, in Correspondance littéraire, philosophique et critique . . ., éd. M . Tourneux, t. I , p. 68.

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27. «Nouvelles Littéraires», in Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm Diderot, Raynal, Meister, etc., éd. M. Toumeux, Paris 1877, I, pp. 116-119 et 132 (La méthode du nombre de signes, appliquée par J . Erhard et J . Roger est ici particulièrement parlante). 28. Op. cit., I, p. 113 (Mallet, Paris 1749, in-12) et pour Le Batteux, ibid. p. 127: le cours est seulement indiqué. 29. Lettres du Président de Brosses à Ch.-C. Loppin de Gemtaux, pub. Y. fiezard, Paris 1929, 365 p. 30. Le rôle des censeurs, pourchassant jusque sur les catalogues des bibliothèques l'Emile ou l'Esprit in Mornet, art. cit., p. 467. D'après quelques recherches heureusement conduites par Jean-Louis Flandrin, chef de travaux à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (Vie section), sur une série de catalogues de vente, nous retenons les exemples stylisés sidessus; très suggestif l'avis préliminaire du Catalogue des livres imprimés et manuscrits de la bibliothèque de Jeu M. d'Aguesseau, Paris 1785, in-8% où il est fait appel pour restituer les livres aux emprunteurs accoutumés «de venir à l'hôtel d'Aguesseau, comme à la source des lumières dans tous genres». 31. «Bons livres», ou bien les collections: on vend les gazettes en bloc. 32. Art. cit., p. 469. 33. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Mgr. l'Evêque de Chartres dont la vente se fera le Lundi 29 mai 1780 et jours suivans de relevée, en la maison de M. Demonville, libraire et imprimeur de l'Académie françoise . . ., Paris 1780, in-12, 62 pp. (1102 numéros) . L'historique de la bibliothèque est présenté en tête du catalogue, dont l'existence nous a été obligeamment signalée par M. R. Sauzet, assistant à la Sorbonne. 34. Archives départementales de l'Eure et Loir, série G, n° 516-517: sondages effectués par M. R . Sauzet et aimablement communiqués. 35. Environnement plus proche de la circulation du livre, l'analyse sociologique des listes de souscription. On en trouvera un bon exemple, ingénument, voire publicitairement étalé, dans Court de Gebelin, Monde Primitif, analysé et comparé avec le Monde Moderne considéré dans son génie allégorique . . ., Paris 1773, pp. VII-XXII. 36. Cf. Ph. Renouard, L'Edition française en 1530, Paris 1931 : aux 430 titres, on peut ajouter une cinquantaine d'autres pour l'Alsace. Les chiffres quant à la production actuelle, d'après R . Escarpit, La Révolution du livre, Paris 1965, pp. 39, 57, 62. 37. Billet à de Vaines, du 2 septembre 1771, cité in Diderot, Correspondance, éd. G. Roth, t. XI, Paris 1964, p. 154. 38. Enquête poursuivie présentement dans mon séminaire de la Sorbonne. 39. Universitaires jadis, mais pour pressentir comme la société des lumières est libre de ces autres «clercs», ce procès cinglant de Malesherbes: «Ce fut l'université qui, dans l'origine, fut chargée en France de la censure des livres. Les professeurs de ce corps célèbre sont aujourd'hui les instituteurs de la jeunesse; ils furent regardés alors comme les précepteurs de la nation entière. C'est une prétention qu'on ne leur passerait pas aujourd'hui . . . Des docteurs en théologie, en droit, en médecine et des gradués de la faculté des arts, qui enseignent le latin, un peu de grec et les premiers éléments de la philosophie, n'ont point acquis, par leurs études, le droit de dicter dès lors à toute la nation sur l'instruction qu'elle veut acquérir en toute sorte de matières.» Mémoire sur la liberté de la presse, ed. cit., pp. 67-69). Ou de la démesure entre l'homme de lumières et le «pédagogue». 40. Montesquieu, Oeuvres complètes, éd. R. Caillois, 1.1, p. 1055. 41. Montesquieu, Aies pensées sur le bonheur, éd. R . Caillois, t. I, p. 1066. 42. Sur l'équilibre complexe, au 18e siècle, de l'almanach annuel, cf. R . Mandrou, op. cit., pp. 59 sqq., avec une ferme mise en valeur des arrière-plans astrologiques.