Adolphe Franck : philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du XIXe siècle 9782503544717, 2503544711

Adolphe Franck (1810-1893) est une figure importante et jusqu'ici négligée de la philosophie spiritualiste, du libé

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Adolphe Franck : philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du XIXe siècle
 9782503544717, 2503544711

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ADOLPHE FRANCK, PHILOSOPHE JUIF, SPIRITUALISTE ET LIBÉRAL DANS LA FRANCE DU XIXe SIÈCLE

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

153

Illustration de couverture : d’après Adolphe Franck, lithographie de Charles-Jérémie Fuhr, musée national du château de Compiègne © RMN / Image Compiègne

ADOLPHE FRANCK,

PHILOSOPHE JUIF, SPIRITUALISTE ET LIBÉRAL DANS LA FRANCE DU XIXe SIÈCLE Actes du colloque tenu à l’Institut de France le 31 mai 2010

Sous la direction de Jean-Pierre ROTHSCHILD et Jérôme GRONDEUX





La Bibliothèque de !'École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de !'École d es Hautes É tudes, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent cinquante volumes,

reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l'École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l'esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laîque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d'érudition qui caractérise les études menées à l'EPHE, la collection Bibliothèque d e !'École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes - judaïsme, christianisme, islam - qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l'EPHE, anciens élèves de l'École, chercheurs invités ...). Directeur de la collection: Gilbert DAHAN Secrétaire de rédaction: Cécile GUIVARCH

Secrétaire d'édition: Anna WAIDE Comité de rédaction: Denise AIGLE, Mohammad Ali AMIR-MOFZZI, Jean-Robert ARMOGA'IHE, Hubert Bosr, Jean-Daniel DUBOIS, Michael HOUSEMAN, Alain LE BOULLUEC, Marie-Joseph PIERRE, Jean -Noël ROBERT

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D/201 2/0095/65 ISBN 978-2-503-54471-7

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AVANT-PROPOS

L’idée d’un colloque consacré à Adolphe Franck (1er décembre 1810-11 avril 1893), qui s’est tenu à l’Institut le 31 mai 2010 et dont nous publions ici les actes, est venue d’une curiosité sans réponse et d’une circonstance chronologique. Les travaux de l’un de nous sur les manuscrits des fonds hébreu et samaritain de la Bibliothèque nationale lui avaient fait rencontrer jadis le nom d’Adolphe Franck, avec celui de Salomon Munk, comme ceux des artisans de ce qui allait devenir en 1866 les Catalogues des manuscrits hébreux et samaritains de la Bibliothèque impériale, grâce à la diligence d’Hermann Zotenberg, un inconnu qu’un article dans la Revue des études juives 1 vient de faire sortir de l’ombre. Mais, à la di࠰érence de Zotenberg, Franck n’est pas un personnage à la carrière obscure, avare de ses publications et misanthrope. Bien au contraire, on le rencontre partout : candidat malheureux à l’École normale en 1830 2 mais premier juif agrégé de philosophie 3, – doublement, puisqu’après avoir été reçu premier à l’agrégation de l’enseignement du second degré en 1832, devant un jury présidé par Victor Cousin, il passa avec succès la toute nouvelle agrégation des Facultés créée par le même en 1840, sous la présidence de Théodore Jou࠰roy 4 –, il a, certes, appartenu brièvement à la Bibliothèque impériale 5, mais avant cela et bien 1. G. FREUDENTHAL, « Hermann Zotenberg (1834-1909). Le savant qui a réussi à se faire oublier », REJ 169 (2010), p. 487-514. 2. Nous devons à l’obligeance de M. Yves Bruley les renseignements suivants sur le concours de 1830, tirés de J.-Ch. GESLOT, Victor Duruy. Historien et ministre (1811-1894), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 62-63, qu’il ne nous a pas paru sans intérêt de reproduire : « Finalement, Victor Duruy est classé 14e de ce concours d’entrée, ex æquo avec un dénommé Sigaud, juste derrière les candidats Adolphe Franck, classé 12e, et Tranchant, classé 13e. Arithmétiquement, donc, il n’a pas réussi le concours, puisque seuls les douze premiers sont déclarés admissibles. Mais il est arrivé troisième en vers latins, et surtout premier en discours français : cela va faire la di࠰érence. Franck n’obtient au mieux qu’une 13e place [sic. C’est arithmétiquement possible, mais semble peu probable] en version grecque, Tranchant une 8e en vers latins, Sigaud une 10 e en discours latin. Or les très bons classements entrent en ligne de compte dans le choix des candidats – on est toujours dans la logique du recrutement des meilleurs élèves possibles. Le jury ne prend pas seulement en considération les résultats globaux, mais également les points forts des aspirants. Sa première place en discours français sauve Victor Duruy : le classement est réorganisé, il est ࠱nalement rangé à la 12e et dernière place et déclaré admissible, prenant ainsi la place qui devait revenir à Adolphe Franck […] ». 3. L’agrégation n’est, il est vrai, un concours national que depuis 1830. 4. Voir infra, p. 48. 5. M. Laurent Héricher, son lointain successeur aux manuscrits hébreux et à la tête du Service oriental du Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, avait bien voulu

Avant-propos davantage à l’Institut (le premier israélite, là encore, à l’âge de trente-trois ans), et encore au Collège de France, au Conseil supérieur de l’Instruction publique mis en place par la loi Falloux, au Journal des débats et au Journal des savants, sans jamais négliger les institutions communautaires dans lesquelles il tint le premier rang : les Archives israélites, le Consistoire israélite, l’Alliance israélite universelle – très peu de temps, en raison des désaccords de l’Alliance avec le Consistoire –, la Société des études juives. Ses publications sont elles aussi très nombreuses, avec cette variété que s’autorisait encore le XIXe siècle, depuis l’histoire des révolutions littéraires (sa thèse de 1832) jusqu’à celle de la logique et à celle de la kabbale, du Dictionnaire des sciences philosophiques au droit pénal ou aux rapports de la religion et de l’État. Il n’en était que plus irritant qu’un personnage d’une telle dimension et d’une telle notoriété dans son époque, qui s’était distingué dans tant de genres, de surcroît si proche de nous dans le temps et dans l’espace, fût redevenu lui aussi presque un inconnu. Il n’existait nulle étude d’ensemble regardant Adolphe Franck, guère plus d’études particulières 6. Le calendrier vint au secours de cette insatisfaction, Franck étant, disait-on, né en 1809, en fait 1810, comme l’a établi un de nos intervenants, M. Daltro࠰. Le médiéviste de nous deux sollicita donc le contemporanéiste et la puissance du chi࠰re rond nous aida sans doute à convaincre nos interlocuteurs. Le choix des thèmes et des conférenciers est notre œuvre commune, Jean-Pierre Rothschild a assuré la relecture et la normalisation bibliographique des textes écrits. Un mot de l’homme lui-même. Conservé au musée d’Orsay et souvent reproduit 7, le célèbre portrait du vieillard, dû au peintre alors à la mode Jules Bastien-Lepage, qui a également représenté le gendre d’Adolphe Franck, Charles Hayem, exprime ce qu’Hartwig Derenbourg, en lui rendant hommage devant la Société des études juives en janvier 1894 8, désignait comme « l’enveloppe fragile de cette âme solide ». Il suggère aussi tout un caractère, attesté par ce qu’écrivait de lui au lendemain de sa mort Barthélemy Hauréau, naguère collaborateur du Dictionnaire des sciences philosophiques, dans le Journal des savants d’avril 1893, p. 250-251 : Sa personne morale n’avait pas subi les atteintes de l’âge ; la passion qu’il avait conçue dans sa jeunesse, non seulement pour la philosophie, mais encore pour certaines doctrines philosophiques, il l’avait conservée tout entière, et, toujours accéder à notre demande et présenter, lors du colloque de 2010, une communication portant sur « Adolphe Franck à la Bibliothèque impériale », à laquelle Franck avait été nommé conservateur adjoint en 1852. Cependant, M. Héricher a estimé la matière trop mince pour faire ici l’objet d’un article. 6. Outre les évocations et hommages anciens que plusieurs d’entre nous ont tenu à citer tant ils étaient suggestifs et le bilan philosophique dressé par Alfred Fouillée dont il sera brièvement question plus loin, mentionnons les utiles et assez prolixes renseignements de première orientation que l’on peut trouver sur le site électronique « Philo 19 ». C’est le destin de ce genre de fournisseurs de données que d’être beaucoup utilisés et peu cités. 7. Par exemple sur la couverture de la réédition de sa Philosophie mystique en France au XVIIIe siècle, Aubagne, Éditions de la Tarente, 2010. 8. H. DERENBOURG, « Allocution prononcée à l’assemblée générale de la Société des études juives le samedi 27 janvier 1894 par M. Hartwig Derenbourg, président », Revue des études juives 28 (55), 1894, p. III-XIII (III-XI).

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Avant-propos prompt à la riposte, il n’aurait pas, hier encore, redouté la contradiction ; il l’aurait plutôt provoquée. Il était la vaillance même. […] C’était avant tout un moraliste ; un moraliste, par caractère et par devoir, intransigeant.

C’est un jugement identique que prononce Alfred Fouillée devant l’Académie en octobre 1894 9 : Sincère, nul ne le fut plus que lui, d’une sincérité ardente, qui ࠱nissait quelquefois par ressembler à de la passion. Une idée qu’il croyait vraie s’était-elle emparée de son esprit, elle le possédait tout entier, il ne voyait plus qu’elle ; il la soutenait envers et contre tous avec une fougue que les années ne purent jamais abattre ; ses yeux brillaient d’une ࠲amme intérieure ; sa parole saccadée et incisive semblait trancher un nœud gordien… La philosophie était pour lui une véritable religion… Ses discours semblaient, comme on en a souvent fait la remarque, un écho lointain des prophètes d’Israël.

De l’évocation, qui précède, de la fougue de l’orateur, on pourrait conclure à une sorte de brusquerie improvisée dans sa manière de parler ; mais Hartwig Derenbourg, déjà cité, nous dit combien cette voix naturellement faible était servie aussi par un travail très délibéré : La lecture… ne saurait remplacer l’action exercée par l’orateur [c’est Franck] sur son auditoire. Il le tenait en haleine, ralentissant parfois son débit, le hâtant par des e࠰ets bien préparés, sans que jamais la clarté eût à sou࠰rir par trop de précipitation, sans que l’attention faiblît par suite d’une articulation traînante. Et ces résultats surprenants étaient conquis par une voix grêle, d’un timbre peu sonore. L’élan chaleureux d’une âme passionnée la faisait vibrer avec éclat et lui donnait une portée qui, sans fatigue, ni pour celui qui la maniait, ni pour celui qui l’entendait, la mettait en contact avec les foules amassées dans les plus vastes salles et amphithéâtres 10.

Et un souvenir de quatre ans lui fait évoquer « une tendresse pleine d’expansion dont j’ai conservé l’écho dans mon oreille, tant l’orateur avait su régler ses intonations 11 ». Ce qu’avait dit ce jour-là sur un ton pénétré l’éloquent professeur devant la Société des études juives, on nous permettra de ne pas le citer, cela prêterait aujourd’hui à sourire : quantum mutatus ab illo ! Mais on le trouvera ici dans la contribution de M. Weill. Le tableau de Bastien-Lepage manifeste encore deux autres traits, une profondeur sensible et une jeunesse étonnante dans ce vieil homme. Ce n’était pas, sans doute, une impression fugitive complaisamment captée par le peintre, puisqu’une lithographie moins connue de Charles-Jérémie Fuhr, conservée au musée national du château de Compiègne, qui montre l’homme assurément à son âge mûr (Fuhr lui-même n’est né qu’en 1832), à l’expression moins animée par la parole mais plus méditative, la con࠱rme entièrement. C’est cette image, avec la

9. Repris dans A. FOUILLÉE, Le Mouvement idéaliste et la réaction contre la science positive, Appendice I, M. Adolphe Franck et le mouvement philosophique depuis cinquante ans, Paris, Alcan, 1896, p. 281-301 (282). 10. H. DERENBOURG, « Allocution », p. IX. 11. Ibid., p. VII.

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Avant-propos signature de Franck, qui orne la couverture de ce livre. Elle donne, au-delà des traits d’un visage, un arrière-plan psychologique à ce que nous retiendrions, de la manière la plus synthétique, des contributions ici réunies. « Fils de ses œuvres » bien éloigné a priori, parmi le petit peuple juif des bourgades lorraines, des conditions du succès académique (comme le montre Jean Daltro࠰), inébranlablement ࠱dèle au judaïsme au pro࠱t duquel il ne ménagea pas ses e࠰orts, sans négliger les revenants-bons de la notoriété et tout en tenant ferme sa ligne personnelle d’israélite éclairé et d’intellectuel intransigeant (Georges Weill), tel fut, déterminé par sa naissance et y échappant tout à la fois, Adolphe Franck. Promu à l’Institut par un puissant groupe de pression et peut-être sur un malentendu touchant les mérites surfaits de son travail sur la Kabbale, livre mal renseigné qui pourtant contribua fort à la réhabilitation de cette littérature (Paul Fenton), il se racheta par son assiduité et son activité studieuse d’« académicien “idéal” » pendant un demi-siècle, survivant largement à l’école de pensée qui l’avait formé et recruté (Yves Bruley) ; le Dictionnaire des sciences philosophiques dont il fut la cheville ouvrière au milieu du siècle manifeste son vaste labeur, son sens de l’équité comme celui des équilibres entre tendances et puissances du moment, et aussi les présupposés philosophiques de l’école de Victor Cousin (Jean-Pierre Rothschild). La question du christianisme, dans les conditions particulières à la France du XIXe siècle et singulièrement du Second Empire (que rappelle Pierre-Olivier Boudon), donne lieu chez lui à une position complexe : admiration de penseur et de Français pour les vertus et les grandes réalisations chrétiennes, ࠱délité de principe au judaïsme, hostilité de philosophe et d’israélite aux formes obscurantistes ou agressives du cléricalisme (Joël Sebban) ; la place singulière de la mystique dans le Dictionnaire des sciences philosophiques s’éclaire grâce à la contribution de Jean-Pierre Laurant : l’intérêt particulier de Franck pour toutes les formes de la mystique est d’un spiritualiste conséquent en un siècle, d’ailleurs, pour lequel les questions de la nature et des pouvoirs de l’âme et de son rapport au monde physique sont centrales. Son appartenance à un peuple plus religieux que politique explique peut-être en partie la nature de sa contribution à la politique et au droit, ce dernier étant pour lui du côté de la morale et non de la politique, et la morale, encore garantie par Dieu et non fondée par les hommes ce qui, vu la longévité publique de Franck, fait de lui un tenant de positions surannées après la ࠱n des années 1860 (Perrine Simon-Nahum). Quant à l’approche de la question sociale, qui est celle de la propriété et du pouvoir de l’État, elle n’est pas dissociable chez Franck de la question du mysticisme (à travers saint-simonisme, communisme et rousseauisme), qu’il traite d’ailleurs de façon ambivalente (Paola Ferruta). Le droit naturel qu’il enseigne au Collège de France et dans lequel il trouve le fondement du libéralisme est celui de 1789, de la personne abstraite de ses déterminations particulières, sans spéci࠱cité du fait social ; Franck, comme Cousin, assignait à la philosophie moins de chercher la vérité pour elle-même que la sagesse la meilleure pour la cité ; cela peut expliquer qu’avec en vue une « instrumentalisation philosophique de 8

Avant-propos l’histoire (partir de l’étude de ce qui varie pour arriver à une synthèse ࠱xe) », leur attente ait été « rattrapée par l’histoire et en partie engloutie par elle » (Jérôme Grondeux). C’est le portrait d’époque d’un homme du juste milieu, habité par les plus hautes exigences de l’esprit et du cœur mais aussi par le sentiment chevillé au corps des nécessités pratiques de la vie et de la société et par l’horreur des excès possibles des vertus mêmes qu’il défend, et que doit toujours régler la raison. Il serait permis de conclure aussi, du point de vue des déterminations particulières, qu’à la mort d’Adolphe Franck, dans la décennie de l’installation sur le sol national des juifs chassés de Russie par les pogroms du début des années 1880 et dix-huit mois avant la mise aux arrêts du capitaine Dreyfus, disparaît avec lui un type spéci࠱que (et presque inévitablement éphémère 12) de rapport de proximité très immédiate à la France, à sa méthode et ses sources intellectuelles et à la religion dominante, ce qu’ont illustré ici surtout les contributions de Georges Weill, Paul Fenton et Joël Sebban. Ce premier travail collectif sur Adolphe Franck ne dira pas le dernier mot sur lui : nous n’avons pas couvert plusieurs aspects de cette personnalité si riche. Par exemple, le collégien de Nancy, l’aspirant au rabbinat, un temps étudiant en médecine avant de se tourner vers la philosophie, l’élève de l’université de Toulouse, le jeune professeur de philosophie à Douai, à Nancy puis à Versailles, le débutant impécunieux qui refusait dignement l’aide matérielle de Victor Cousin 13, sur lesquels il est peut-être impossible aujourd’hui, il est vrai, de savoir quelque chose. Mais ses premiers écrits (sur les « révolutions littéraires », sur la logique) et sa formation aux concours pourraient sans doute être utilement replacés tant dans la réalité précise des études supérieures et des travaux académiques à l’aube du règne de Cousin qu’en tête d’une longue suite de succès d’élèves et d’étudiants juifs qui ne passeront pas inaperçus tout au long du siècle et culmineront, du vivant encore de Franck, dans les frères Reinach, qu’on surnommera avec un mélange d’admiration et d’agacement les « frères Je-Sais-Tout 14 ». Ou bien encore, le rapport de Franck à la laïcité, bien qu’abordé dans la contribution de Jérôme Grondeux, aurait pu faire l’objet d’une étude particulière et plus poussée, que nous avions prévue mais dont l’auteur en puissance a renoncé à participer. En࠱n l’homme privé, sa descendance, ses alliances et ses amitiés, sont restés en dehors du présent cadre. Adolphe Franck illustre, ainsi, un moment d’histoire particulier. Mais, sur un autre plan, que subsiste-t-il de son œuvre, ou bien fut-elle entièrement « engloutie par l’histoire » ? Alfred Fouillée, discutant la philosophie de Franck, ne la ménage

12. Ce rapport si étroit, équilibré dans l’abstrait mais dont la réalité sociale était celle du pot de terre et du pot de fer, impliquait lui-même, même sans des convulsions événementielles qui ont dû, au contraire, plutôt retarder la ࠱n, l’extinction en deux ou trois générations de la partie faible. Un titre su࠳t à l’illustrer : A. FRANCK, Allocution adressée à ma petite-ࠩlle Pauline Deutz et à mon petitgendre André Lacroix, la veille de leur mariage, après une prière récitée en leur honneur par un ministre du culte, Versailles, impr. de Cerf et ࠱ls, 1891, in-16, 8 p. 13. A. FOUILLÉE, Le mouvement idéaliste, p. 283. 14. D’après les initiales de leurs prénoms, Joseph, Salomon et Théodore.

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Avant-propos guère 15. Il reproche vertement au Dictionnaire des sciences philosophiques d’attacher à l’histoire de la philosophie une importance excessive, de négliger la psychologie expérimentale contre la meilleure tradition française des Descartes et des Malebranche ; et à Franck lui-même, de faire en revanche trop crédit à la psychologie fantastique des occultistes, d’avoir, à tort, nié le changement en philosophie et réduit la critique kantienne à un simple scepticisme. Cependant, après avoir opposé au philosophe ainsi condamné par l’histoire ultérieure de sa propre discipline le juriste irréprochable qui a reconnu dans la pénalité judiciaire, non l’usurpation d’un droit divin de punir ni la délégation de la vengeance privée, mais la nécessité de la défense de la société, et vanté l’ardent défenseur de la paix entre les nations et de la paix sociale, Fouillée concluait ainsi : « La paix et la justice, la paix par la justice, voilà donc quel fut le but de cette existence toute consacrée non seulement à la méditation, mais à l’action 16 ». Nous vivons des temps, hélas, où ce programme apparemment banal réclame plus que jamais d’être mis en œuvre ; il y a donc, aussi, par exemple sur la question des rapports entre l’État et les cultes, une actualité civique, morale et politique de la pensée d’Adolphe Franck. Il nous reste à remercier Monsieur Michel Albert, alors Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, pour avoir bien voulu accueillir le colloque du 31 mai 2010, M. le recteur Bertrand Saint-Sernin, membre de l’Académie, de nous avoir fait l’honneur de présider la session du matin ; M. Yves Bruley, chargé de mission auprès de l’Académie, d’avoir guidé nos démarches et d’avoir organisé les conditions pratiques en vue de la tenue du colloque au palais de l’Institut. À remercier, ensuite, pour le concours ࠱nancier qu’ils nous ont apporté, le Centre d’histoire du XIXe siècle des universités Paris I et Paris IV ainsi que deux institutions dans lesquelles Adolphe Franck tint jadis un rôle conséquent mais inégal, l’Alliance israélite universelle, qui s’est montrée sans rancune pour un passé tumultueux, et la Société des études juives, qui garde en revanche le bon souvenir des encouragements du grand ancien. À dire en࠱n notre gratitude à M. Gilbert Dahan, directeur des publications de la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, pour avoir fait bon accueil à notre projet de publication. Jean-Pierre ROTHSCHILD, Jérôme GRONDEUX

15. A. FOUILLÉE, Le mouvement idéaliste, p. 284-296. 16. Ibid., p. 302.

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PREMIÈRE PARTIE

ADOLPHE FRANCK, UN ISRAÉLITE FRANÇAIS

LA FORMATION INITIALE D’ADOLPHE FRANCK DE LIOCOURT DANS LE CONTEXTE DE LA LORRAINE DU XIXe SIÈCLE

Jean DALTROFF Société d'histoire des israélites d'Alsace et de Lorraine

Liocourt est un petit village situé dans le département de la Moselle et la région lorraine. Il fait partie du canton de Delme. Cette localité d’aujourd’hui 143 habitants est située entre Metz et Nancy à 290 mètres d’altitude à proximité des communes d’Alaincourt (1,3 km), de Juville et de Delme (4 km). La forme du village et le style de construction des maisons sont un héritage du passé. C’est un village-rue avec une ou deux rues secondaires parallèles ou perpendiculaires se gre࠰ant sur l’axe principal. La rue principale a ses maisons basses en grès ou en calcaire et la couverture traditionnelle : toits peu inclinés couverts de tuiles romaines. Ce village mentionné depuis 1219 était tenu en ࠱ef des comtes de Salm depuis 1436. Il dépendait du bailliage de Saint-Mihiel, ࠱ef mouvant de la baronnie de Viviers depuis 1573, et ࠱ef du comte de Salm à cause de sa baronnie de Viviers de 1596 à la Révolution française 1. Par décret du 27 janvier 1790, Liocourt se rattache au département de la Meurthe jusqu’à 1871. En 1871, suite au traité de Francfort, l’empire allemand intègre Liocourt au département de la Moselle ; il y restera rattaché jusqu’à nos jours. Mais dans quel contexte historique les juifs et la famille d’Adolphe Franck se sont-ils installés à Liocourt ? Quelles sont les particularités du parcours de jeunesse d’Adolphe Franck à Liocourt ? Quelle est l’importance de l’instruction juive primaire en Lorraine dans le premier quart du XIXe siècle ? Il s’agit d’apporter un début d’éclairage sur l’évolution des communautés juives de l’est de la France dans leur rapport avec l’enseignement et de situer l’itinéraire d’Adolphe Franck dans le contexte de l’époque.

1. H. LEPAGE, Les communes de la Meurthe, 1er volume, Nancy, chez A. Lepage, Imprimeur-Libraire, 1853, p. 597-598 (Paris, Berger-Levrault, 19782).

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Jean Daltroࠨ Des développements à partir surtout de documents d’archives et de sources imprimées (archives départementales de la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle, archives municipales de Nancy, presse d’époque) vont nous permettre d’apprécier la formation initiale d’Adolphe Franck de Liocourt dans le contexte de la Lorraine au début du XIXe siècle. I. Liocourt dans le contexte de l’histoire des juifs de Lorraine 1. La présence des juifs de Lorraine à la ࠩn du XVIIIe siècle La Lorraine fut en 1790, avant la Corse, l’avant-dernière province à être réunie à la nation française. Elle comprenait depuis des siècles une population juive, comme l’atteste la vie passée à Metz de Rabbénou Gershom. Gershom ben Yehouda de Mayence (vers 960, Metz-1028 Mayence), surnommé Me’or ha-Golah, « luminaire de l’exil », fut en e࠰et l’un des plus grands rabbins, talmudistes, légalistes et décisionnaires du monde juif. Metz était célèbre dans le monde ashkénaze pour le renom de ses savants de l’époque médiévale, les Һakhmei ou gedolei LoԂer (rabbi Éliézer, rabbi David et rabbi Juda). Au début du XIIIe siècle, les juifs de Metz privés de la protection de l’évêque disparaissent de la ville. La bataille de Nancy en 1477 est suivie de l’expulsion des juifs du duché de Lorraine. C’est dans la seconde moitié du XVIe siècle que s’amorce un retour des juifs en Lorraine. En 1552, Henri II transforme Metz en ville militaire. La présence de la plus importante garnison du royaume entraîne des besoins en argent, en chevaux et en fourrage que les juifs apparaissent à même de satisfaire. Dès le début du XVII e siècle se forme à Metz une communauté juive avec une synagogue et un cimetière. Cette communauté, regroupée dans le quartier de Saint-Ferroy, connaît une importante croissance dans la première moitié du XVIIIe siècle pour atteindre, en 1739, 8,5 % du total de la population de la ville. En fait, dans la région lorraine, Metz fait ࠱gure d’exception. Cette ville accueille des rabbins illustres comme Arié Loeb ben Asher, né en Lituanie, appelé le Sha‘agath Arieh, « le lion rugissant », d’après le titre d’un de ses ouvrages, en poste à Metz, en provenance de Francfort, de 1765 jusqu’à 1785. Son école talmudique est l’une des plus réputées d’Europe et forme de nombreux élèves. C’est aussi à cette époque qu’a lieu la création d’une imprimerie hébraïque par Moïse May, et qu’un premier journal est imprimé en yiddisch, la Zeitung, de 1789 à 1790. Cela con࠱rme la vitalité intellectuelle de la communauté de Metz à la veille de l’émancipation des juifs de France 2. Le XVIIIe siècle voit l’o࠳cialisation de la présence juive dans la région. Dans la province des Trois-Évêchés, les juifs sont tolérés à partir de 1718. Pour la Généralité de Metz, on dénombre, en 1785, 49 implantations légales. Dans le duché de Lorraine, le nombre des ménages est porté en 1733 par la régente Élisabeth à 180,

2. S. SCHWARZFUCHS, « La Haskalah et le cercle de Metz à la veille de la Révolution », dans Politique et religion dans le judaïsme moderne. Des communautés à l’émancipation, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 1987, p. 51-62.

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La formation initiale d’Adolphe Franck répartis en 52 localités, et après le rattachement du duché de Lorraine à la France en 1766, des juifs s’établissent en nombre par des dérogations individuelles. À la ࠱n de l’Ancien Régime, environ 40 000 juifs résident dans un royaume de 26 millions d’habitants, formant un agrégat de « nations » 3. Il y a environ 20 000 juifs en Alsace, près de 7 000 juifs en Lorraine, 3 000 dans les communautés espagnoles et portugaises du Sud-Ouest, 2 000 dans la province d’Avignon et du Comtat-Venaissin et 500 juifs à Paris. En Lorraine, à la veille de la Révolution française, on compte 90 familles à Nancy et une trentaine de familles à Lunéville. À Metz, on comptabilise 2 223 personnes sur 33 595 âmes soit 6,2 % de la population de la ville. C’est la dispersion et la faiblesse numérique qui caractérisent ce judaïsme lorrain, Metz excepté. On trouve les juifs dans le Pays Messin (Vantoux, Ennery etc.), dans la partie germanophone de l’ancien duché (Boulay, Puttelange, Frauenberg), dans le comté de Créhange (Créhange, Pontpierre). La plupart des communautés comptent seulement une dizaine de familles comme celle de Delme, voire moins : six à Liocourt et cinq à Donnelay 4. 2. Les juifs de Liocourt avant la Révolution française et au début du XIXe siècle Au moment de la réunion des états généraux de 1789, les juifs de Liocourt, comme tous les juifs de Lorraine, sont soumis à une législation rigoureuse : ils ne peuvent pas cultiver la terre, ni pratiquer l’artisanat, ni vendre des objets neufs ni pratiquer le culte en public. Outre diverses impositions spéciales, ils doivent payer les impôts royaux. Ces multiples interdictions restreignent le champ d’activité économique des juifs de Liocourt au commerce du bétail, des chevaux et à de petits métiers comme le colportage. Ainsi Samuel Franck, marchand, réside à Liocourt depuis 1742, Samuel Francfort, marchand, habite Liocourt depuis 1752, Joseph Lando est marchand, présent à Liocourt depuis 1754 5. Sur le plan spirituel, les juifs de Liocourt, qui n’ont pas de synagogue, se réunissent vraisemblablement dans un oratoire. La religion fait partie intégrante de leur vie comme de celle de la plupart des juifs de Lorraine : observance des lois alimentaires, du sabbat et des fêtes. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle s’opère une mutation des valeurs. L’esprit des Lumières pousse aux réformes. Les écrits du philosophe juif allemand Moses Mendelssohn pénètrent la France et empruntent le chemin de la Moselle. Il est l’un des principaux instigateurs de la Haskalah, le mouvement des Lumières propre au judaïsme. Un vent nouveau sou࠴e, dont témoigne l’érection de synagogues monumentales à Lunéville et à Nancy. Mais la masse des juifs n’est pas touchée

3. E. BENBASSA, Histoire des Juifs de France, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 117. 4. H. SCHUMANN, Mémoire des communautés juives de Moselle, Metz, Éditions Serpenoise, 1999 : voir Pierre-André MEYER, « Présentation historique », ibid., p. 10-14. 5. Archives départementales de la Moselle (par la suite ADM), 412 ED 1D1, Délibérations du conseil municipal de Liocourt 1793-1837, « Liste des individus jouissant des droits de citoyens qui ont acquis le droit politique dans la commune de Liocourt », 1807.

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Jean Daltroࠨ par ces progrès 6. Des voix s’élèvent pour demander la ࠱n des discriminations. À Paris, les députés juifs, dont Mayer Marx et Berr Isaac Berr de Nancy, juif naturalisé français, syndic des juifs de Lorraine sous l’autorité du fournisseur alsacien des armées du Roi, Cerf Berr, demandent en 1789 la suppression de toutes les discriminations frappant les juifs 7. L’Assemblée Constituante adopte le décret du 27 septembre 1791 qui donne l’égalité civile et politique aux juifs lorrains. En a࠰ranchissant ses juifs, la France du même coup émancipait les juifs de Liocourt, qui désormais avaient les mêmes droits et les mêmes devoirs que leurs voisins chrétiens. La Révolution française, dans sa première phase constitutionnelle, par la Déclaration des droits de l’homme et le décret d’émancipation des juifs, privilégie l’intégration de ces derniers. Les juifs de Liocourt n’ont plus de juridiction distincte. Ils sont soumis à l’obligation du service militaire. Tous les métiers et tous les emplois publics leur sont ouverts. Le libre exercice de leur culte leur est reconnu. Ils peuvent en࠱n acquérir des immeubles et posséder des terres. Cependant, au cours de la période de la Terreur, plusieurs communautés juives de Lorraine avaient été perturbées par des mesures antireligieuses. La commune de Liocourt se contente d’exécuter les lois en attendant des jours meilleurs. Après la tenue, en 1808, d’un Grand Sanhédrin de l’Empire, un décret crée l’organisation du culte israélite. Metz et Nancy deviennent chefs-lieux de consistoires, institutions destinées à mettre en place les lieux de culte et leurs chefs spirituels. Qu’en était-il de la communauté juive de Liocourt au début du XIXe siècle ? 3. La communauté juive de Liocourt au début du XIXe siècle En 1806, au début du Premier Empire, le village compte 330 habitants dont 99 garçons, 109 ࠱lles, 53 hommes mariés, 53 femmes mariées, 7 veufs, 7 veuves, 2 militaires sous les drapeaux. La population juive représente plus de 19 % des habitants de la commune 8. En 1851, à la ࠱n de la Seconde République, la commune a une population de 303 habitants : 218 catholiques et 85 israélites, soit plus de 28 % de la population totale du village 9. Les habitants de Liocourt ont pour maire, en 1806, Claude Honoré. La composition socio-professionnelle du village révèle une diversité où dominent les marchands (12 marchands dont 9 juifs), onze artisans (5 tisseurs, 4 maçons, un charron, Pierre Girardin, et un cordonnier, Jean-Pierre Villaume), et neuf métiers se rattachant à l’exploitation de la terre (5 vignerons et 4 agriculteurs), six propriétaires et cinq manœuvres 10. 6. Voir l’article de J. DALTROFF, « L’histoire des communautés juives rurales de Moselle », Cahiers des Pays de la Nied, SHAL 24 (décembre 1995), p. 15-16. 7. M. LEMALET, « Berr Isaac Berr et l’émancipation des Juifs de Lorraine (1788-1791) », Les Nouveaux Cahiers 87 (été 1989), p. 29-35. 8. Archives départementales de Meurthe et Moselle (par la suite ADMM), 6M15. Au 1er janvier 1806, la population de Liocourt est de 330 individus. 9. ADMM, 6M15. 10. ADM, 412 ED 1D1, « Liste des individus jouissant des droits de citoyens… », 1807.

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La formation initiale d’Adolphe Franck La communauté juive de Liocourt comprend, en 1808, 65 personnes appartenant à quatorze familles qui portent pour principaux noms de famille Cain, Daltrophe, Franck, Francfort, Fribourg, Hanne et Landaux. Il y a quelques familles nombreuses dont deux familles de six enfants et une autre de quatre enfants. Ainsi Joseph Franck, 41 ans, est marié à Marianne Vormus, 36 ans ; ensemble, ils élèvent six enfants de 9 mois à 11 ans. Quelles particularités o࠰re l’étude socio-professionnelle des juifs de la localité ? Elles se réduisent en fait à une seule : l’importance et le rôle de la catégorie du commerce : on dénombre en e࠰et quatorze personnes, parmi lesquelles douze chefs de familles, dont la profession se rattache au commerce, sauf deux veuves et un veuf, un célibataire domestique, Élias Hirsch, et deux indigents. Trois sont bouchers, deux sont marchands de bestiaux, Cerf Franck et Bernard Fribourg, deux sont des maquignons, dont Paquin Daltrophe, et deux autres sont des marchands, dont Joseph Franck. Il y a un « coquillier », un commerçant, un marchand de vaches, Joseph Landaux, un marchand de chevaux, Samuel Francfort, et un épicier, Salomon Franck qui a pour épouse Catherine Francfort et trois enfants, Adèle, Gabriel et Minette 11. Ce sont les parents du futur Adolphe Franck. Intéressons-nous maintenant à la famille d’Adolphe Franck et au personnage en lui-même. II. Adolphe Franck et sa famille au début du XIXe siècle à Liocourt 1. Les ancêtres d’Adolphe Franck L’ancêtre d’Adolphe Franck, son arrière-grand-père, se nommait Abraham Franck, originaire d’Allemagne. Il s’est marié à Metz en 1731 à Ollick Hesse, ࠱lle de Samuel Hesse demeurant à Metz et de Guittele Halphen, et s’est installé ensuite à Liocourt. Sa signature en hébreu ࠱nit par les mots « sofer stam » (scribe) 12. C’était donc un homme cultivé qui avait un savoir. Il avait pour fonction de produire des écrits saints sur parchemin à usage cultuel : sifrey-Torah, teࠩllin et mezouzoth. Le grand-père d’Adolphe Franck, Samuel Franck, marchand, est né en 1741 et est décédé le 9 juillet 1819 à Liocourt. Il ࠱gure sur une liste de citoyens de 1807 comme arrivé dans le village de Liocourt en 1742 13. Une description du 20 janvier 1794 nous révèle un personnage âgé de 52 ans, « mesurant 5 pieds et 3 pouces (1,60 m), cheveux et sourcils châtain, barbe grise, nez grand, yeux bruns et visage ovale » 14. Sa grand-mère paternelle se nommait Marie Daltrophe, née en 1747,

11. P. KATZ, Recueil des déclarations de prise de nom patronymique des Juifs de Lorraine en 1808, Moselle, Meurthe-et-Moselle, Paris, Cercle de Généalogie Juive, 1998. 12. ADM 3e 4152, Mariage du 17 septembre 1731. La signature en français est « abraham franque » et en hébreu « avraham ben franc sofer stam » (ce dernier mot est l’acronyme de sefarim, teࠩllin et mezouzoth). 13. ADM, 412 ED 1D1, « Liste des individus jouissant des droits de citoyens… ». Samuel Franck, sur 48 citoyens, ࠱gure en 27e position, comme marchand et établi à Liocourt depuis le 9 juin 1742. 14. ADM, 412 ED 1D1, « Laisser passer pour le citoyen Samuel Franck, 1er pluviôse an 2 (20 janvier 1794) ».

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Jean Daltroࠨ morte le 30 juillet 1804 à Liocourt sous le prénom de Marion 15. Son grand-père maternel s’appelait Samuel Francfort, né en 1756, marchand de chevaux, décédé à Liocourt le 12 juin 1828, et sa grand-mère maternelle s’appelait Sara Daltrophe, née en 1760 et décédée à Liocourt le 2 mai 1817. 2. Les parents d’Adolphe Franck Son père était Salomon Franck, né à Liocourt le 3 juin 1781. Voici la description qui nous en est faite le 19 janvier 1794 16 : « cheveux et sourcils noirs, yeux jaunâtres, visage ovale ». En 1801, Salomon Franck est marchand de tissus (velours sur coton, toile, mousseline) qu’il fait venir de Metz 17. Il est marchand épicier en 1808. Il apparaît comme négociant en 1812 dans une vente de pré à un cultivateur sur le ban du village 18. Il est conseiller municipal de Liocourt pendant plus de 25 ans et ࠱gure à 65 ans sur la liste des notables israélites de la circonscription de Nancy en 1844 19. Il meurt le 15 novembre 1850 à Liocourt. L’épouse de Salomon Franck, Catherine Francfort, voit le jour à Liocourt le 24 juin 1781 et décède dans la même localité le 21 mars 1835. Salomon Franck a eu au moins deux frères dont Cerf Franck, marchand, qui épousa en 1806 Brunette Fribourg de Denting 20 et mourut le 2 septembre 1817 à Liocourt à l’âge de 40 ans, et Joseph Franck, époux de Catherine Vormus 21. Les parents d’Adolphe Franck se sont mariés à Nancy le 20 décembre 1798 22. Ils étaient très jeunes puisqu’ils avaient tous les deux 17 ans. L’acte stipule que : 15. ADM, acte de décès à Liocourt du 11 thermidor an XIII. 16. ADM, 412 ED 1D1, « Passeport de Salomon Franck, 30 nivôse an 2 (19 janvier 1794) ». 17. ADM, 412 ED 1D1, acte du 18 brumaire an X. 18. ADM, 326 U 9, Étude notariale Bastien, Delme, acte de vente n° 247, 7 décembre 1812 : Salomon Franck, négociant, résidant à Liocourt, a vendu à Christophe Lazard, cultivateur à Liocourt, pour lui et pour Marie-Françoise son épouse, 17 ares, 87 centiares trois quart et demi de pré situé sur le ban de Liocourt, pour 300 francs. 19. ADMM, 7 V 19 Liste des notables israélites de la circonscription consistoriale de Nancy en 1840 et en 1844. 20. ADM, acte de mariage à Liocourt du 21 mai 1806 en présence de Samuel Franck, père de l’époux et de Salomon Franck, frère du marié. 21. ADM, acte de naissance à Liocourt de Catherine Franck, ࠱lle de Joseph Franck et de Catherine Vormus, le 25 mai 1810. 22. Archives municipales de Nancy, (par la suite AMN), 2 Mi 543 : mariage du 30 frimaire an VII (20 décembre 1798). Il y a eu une promesse de mariage (la liste de l’état civil de Liocourt du 27 frimaire an VII, soit le 17 décembre 1798) entre Salomon Franck, marchand et domicilié à Liocourt, ࠱ls de Samuel F., marchand, et de Marie Daltrof, et Catherine Francfort actuellement habitant à Nancy, ࠱lle de Samuel F., marchand et de Sara Daltrof, tous deux domiciliés à Liocourt. Les parents d’Adolphe Franck se sont mariés à Nancy. L’acte est passé à dix heures du matin devant Charles Joseph Gormand, vice-président de la commune de Nancy. Sont encore présents Jean-François Poinsignon, âgé de trente-cinq ans, marchand huilier, et Goudechaux Picard, marchand, trente-deux ans, amis des futurs époux et tous deux domiciliés à Nancy : « Moi, Charles Joseph Gormand, après avoir fait lecture en présence des parties et des témoins, 1er) d’un acte délivré par l’administration municipale du canton de Delme, département de la Meurthe, le 28 vendémiaire par lequel il est constaté que d’après la traduction qui a été faite en sa présence d’un extrait tracé sur une toile en caractère hébraïque que le dit Salomon Franc est né à Liocourt, canton de Delme, le trois juin mil sept cent quatre-vingt un du mariage légitime d’entre Samuel Franc et Marie Altroph. 2e) D’un acte de notoriété délivré le vingt du courant… il constate que la dite Catherine Francfort est née à Liocourt, canton de Delme le vingt

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La formation initiale d’Adolphe Franck Sont comparus pour contracter mariage Salomon Franc, âgé de dix-sept ans, né à Liocourt le 3 juin 1781, marchand domicilié à Liocourt, canton de Delme, département de la Meurthe, ࠱ls de Samuel Franc, marchand boucher domicilié à Liocourt et de Marie Daltroph. D’autre part, Catherine Francfort, âgée de dix-sept ans, née à Liocourt le 24 juin 1781, domiciliée à Nancy, rue de la Constitution, ࠱lle de Samuel Francfort, marchand de chevaux et de Sara Daltroph, lesquels futurs conjoints étaient accompagnés de Samuel Franc, âgé de cinquante-sept ans, marchand boucher, père du futur marié, Samuel Francfort, âgé de quarante-deux ans, père de la future mariée et tous deux domiciliés à Liocourt. Samuel Franc et Samuel Francfort ont déclaré à hautes voix consentir aux mariages de leurs enfants mineurs. Salomon Franc et Catherine Francfort ont déclaré à hautes voix se prendre mutuellement pour époux 23.

3. Les frères et sœurs et la naissance d’Adolphe Franck Adolphe Franck est issu d’une famille modeste de huit enfants. Il a quatre frères et trois sœurs : Adèle Franck est née le 8 novembre 1800 à Liocourt. Gabriel voit le jour 21 juin 1802 et décède en 1819 à Liocourt à l’âge de 17 ans. Minette est née le 1er mai 1808 à Liocourt. Quant à Isidore et Jérôme, ils naissent le 9 juin 1815 à Liocourt. On retrouve Isidore Franck avec la fonction de conseiller municipal et secrétaire de mairie depuis le 5 novembre 1843 24. Il fut le président de la communauté de Liocourt durant de nombreuses années et habitait à Paris (Grenelle) en 1867 25. Amélie voit le jour le 2 novembre 1816 à Liocourt. Et en࠱n Benjamin est né en 1822 à Liocourt et meurt en 1830 à Liocourt à l’âge de 8 ans. Adolphe Franck est né à Liocourt (Meurthe) le 1er décembre 1810. La date du 9 octobre 1809 indiquée dans toutes les biographies consacrées à ce personnage est erronée 26. C’est donc bien le 200e anniversaire de la naissance

quatre juin mil sept cent quatre-vingt un du mariage légitime d’entre Samuel Francfort et de Sara Altroph ; 3e) de l’acte de publication de promesse de mariage entre les dits futurs conjoints dressé par l’o࠳cier public de cette commune le vingt-deux du courant publié et a࠳ché à la porte principale de la maison commune et à celle de la section de la future ; 4e) de pareil acte de publication des mêmes promesses de mariage dressé le vingt-sept du présent mois par le citoyen Claude Honoré, adjoint municipal de la commune de Liocourt, publié et a࠳ché à la porte dudit agent ; après aussi que j’ai en vertu des pouvoirs qui me sont délégués et au nom de la loi déclaré que Salomon Franc et Catherine Francfort sont unis en mariage ; j’ai dressé le présent acte que les parties et les témoins ont signé avec moi après lecture faite. Fait à Nancy les ans, mois, jour et heure avant dits. Toutes les signatures sont en français en caractère latin, sauf Catherine Francfort qui signe en hébreu ‘Hava bath Francfort ». 23. ADM, état civil, naissance d’Isidore et Jérôme Franck le 9 juin 1815 : sur la déclaration de Salomon Franck, marchand épicier âgé de 39 ans. 24. ADM, 412 ED 1D2 1838-1853, Délibérations du Conseil municipal de Liocourt, séance du 5 novembre 1843 et [association GenAmi], « Liste des électeurs du Consistoire de Nancy en 1844 », à http://www.genami.org/listes/lorraine/fr_electeurs-consistoire-nancy_1844.pdf (octobre 2011). 25. AMN, 352 Z 34, Lettre de Victor Daltrophe du 20 décembre 1867. 26. ADM, Registre des naissances, 1810 Liocourt, 5MI 412/1.

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Jean Daltroࠨ d’Adolphe Franck que nous avons célébré en 2010 lors du colloque à l’Institut de France. L’acte de naissance précise que : Vers les onze heures du soir, devant l’adjoint délégué au Maire de la commune, chargé de l’état civil de Liocourt, sont comparus Salomon Franck, marchand épicier demeurant à Liocourt, lequel nous a présenté un enfant de sexe masculin né le 1er décembre 1810 de lui et de Catherine Francfort, son épouse. Il a déclaré vouloir donner le prénom d’Adolphe. Déclarations faites en présence du grand-père maternel et de l’oncle maternel 27.

Adolphe Franck épousa Pauline Bernard (née en 1808) en 1839 28. Le couple a eu trois enfants, à notre connaissance : - Jules-Emmanuel Franck, né le 7 octobre 1843 à Paris VIIIe. Il ࠱t une carrière de secrétaire général de diverses préfectures, de sous-préfet de Vervins (Aisne) et devint même préfet des Basses-Alpes du 10 au 28 novembre 1870 29 ; - Amélie, mariée le 17 mai 1866 à Charles Hayem ; - Marguerite 30. Notre troisième partie va évoquer sa formation initiale dans le contexte de l’enseignement juif en Lorraine. III. La formation initiale d’Adolphe Franck à la lueur de l’enseignement juif en Lorraine dans le premier quart du XIXe siècle 1. La formation initiale d’Adolphe Franck Deux faits sont fondamentaux dans la formation initiale d’Adolphe Franck : le rôle sans doute joué par l’instituteur hébraïque de Liocourt, Moïse Créhange, originaire de Vantoux 31, et le passage à l’École israélite de Nancy dirigée par Marchand Ennery. Les biographies établissent qu’Adolphe Franck aurait été élève de l’« école rabbinique » d’Alaincourt. Il s’agit sans doute d’une erreur car il n’est fait état d’aucune présence juive à Alaincourt en 1808. Le nom Alaincourt mal compris ou mal orthographié correspondrait à Liocourt où il y avait un instituteur pour les juifs qui, on va le voir, a sans doute joué un grand rôle dans la formation initiale d’Adolphe Franck. 27. ADM, état civil de Liocourt, naissance d’Adolphe Franck le 1er décembre 1810. 28. Cette autodidacte, d’une grande culture, issue d’une famille juive à la médiocre fortune, était gouvernante jusqu’à leur mariage en 1839. D’une santé fragile l’obligeant à rester cloîtrée à domicile, elle recevait la visite de nombreux amis, tels Alfred de Vigny et Victor Cousin. Elle fut l’auteur de quelques études sur la vie de Maïmonide, mais surtout de lettres extrêmement touchantes, expressives, nobles et intelligentes, dont le recueil posthume sera publié en 1898 par sa ࠱lle, sous le titre Une vie de femme. 29. V. WRIGHT, Les préfets de Gambetta, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2007, p. 213-214. Jules-Emmanuel Franck passa une licence en droit, devint avocat stagiaire puis d’avril 1867 à 1870 secrétaire général de la préfecture des Basses-Alpes. 30. Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg (par la suite BNUS), Cd 115 805, lettres inédites du comte de Gobineau à M. Adolphe Franck et à sa famille, Paris 1916, 35 p., p. 9, 20 et 21. 31. P. FAUSTINI, J.-P. BERNARD, La communauté juive de Vantoux, Vallières, Mey et Grimont, Paris, Cercle de Généalogie Juive, 2005 : voir la famille Créhange établie à Vantoux.

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La formation initiale d’Adolphe Franck En règle générale, le rapport à l’instruction juive était variable d’une communauté juive rurale de Meurthe à l’autre. Le rapport du sous-préfet J. Noël, de l’arrondissement de Château-Salins, au préfet de la Meurthe en date de mai 1806, souligne que la population juive de l’arrondissement de Château-Salins s’élève à 78 familles pour un total de 400 individus. Ce rapport établit aussi que les juifs de l’arrondissement n’avaient pas de synagogues organisées, n’ayant ni rabbin ni ministre o࠳ciant. Ils organisaient leur culte dans des oratoires car ils n’étaient pas assez nombreux ni assez riches. À Liocourt, Chambrey, Dieuze, Vergaville et Maizières-lès-Vic, beaucoup d’enfants juifs allaient à l’école de la commune. À Delme, Donnelay, Vic et ChâteauSalins, ils avaient des maîtres d’école, ils envoyaient encore quelques garçons dans les écoles publiques. Il souligne encore que : […] les Israélites scrupuleux répugnent de les y envoyer, car nos écoles sont plutôt des écoles catholiques que des écoles publiques. À l’entrée et à la sortie, on y fait des prières suivant la religion romaine, on y enseigne le catéchisme de la même religion, les livres avec lesquels on enseigne à lire sont de la même religion ; les juifs, les anabaptistes, les luthériens, les calvinistes, sont repoussés de nos écoles. L’éducation des enfants juifs est aujourd’hui un peu mieux soignée que du passé ; si les juifs sont encouragés, si leur religion est assimilée aux autres, si les ministres du culte romain travaillent à détruire les préjugés du peuple contre cette malheureuse nation, ainsi que la charité chrétienne et la philosophie le veulent, elle serait bientôt régénérée 32.

Le témoignage du sous-préfet de Château-Salins révèle une ouverture généreuse pour la conduite des juifs dans leur vie privée avec notamment des encouragements dans leur rapport à l’éducation. En 1808, Château-Salins avec 52 juifs n’avait pas d’instituteur juif alors que Blâmont avec 54 juifs en avait un, Oury Birier, et un chantre, Gotschot Coblentz. Delme avec une communauté juive de 105 personnes, soit 20 % des habitants du village, n’avait pas d’instituteur mais avait eu un chantre en 1793, Simon Nathan, ࠱ls d’un négociant originaire de Prague. Il assurait les prières quotidiennes et vraisemblablement les rudiments de l’instruction juive 33. Dieuze, avec une population juive de 57 habitants, pouvait se permettre d’entretenir un instituteur hébraïque, Aron Lévy, depuis 1782 et Donnelay, avec 74 juifs, avait deux précepteurs à sa disposition et un maire juif, Lazare Lévy, depuis l’an VIII 34. À Liocourt, l’instituteur se nommait Moïse Créhange. En 1808, il est nommé par l’administration de la communauté ministre o࠳ciant à Liocourt 35. Il s’est marié à 32. ADMM, V 298, fol. 75 cité par R. NEHER-BERNHEIM, Documents inédits sur l’entrée des Juifs dans la société française (1750-1850), t. II, Tel Aviv, Diaspora Research Institute, 1977, p. 328-332. 33. Archives communales de Delme, registre des mariages : mariage du 27/2/793 de Simon Nathan et de Sara Cahen, ࠱lle de Lion Cahen, négociant à Delme. 34. P. KATZ, Recueil des déclarations, et ADMM, V 298 fol. 75. Il s’agit de Bernard Adler et de Seligmann David. 35. Centre historique des archives nationales de Paris, F/19/11094, d.1, pièce 3 ; cité dans J.-P. CHAUMONT et M. LÉVY, Dictionnaire biographique des rabbins et autres ministres du culte israélite, Paris, Berg International, 2007, p. 243. Voir aussi C. ROSENFELD, J.-B. LANG, Histoire des Juifs en Moselle, Metz, Éditions Serpenoise, 2001, p. 264.

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Jean Daltroࠨ Liocourt en mars 1813. Il est né à Vantoux le 23 septembre 1785 et avait pour père Simon Créhange, marchand boucher au Ponti࠰roy, habitant Metz, et pour mère Anne Créhange. Il épouse Nanette Daltrophe, née à Château-Salins le 10 janvier 1790 et habitant à Nancy, ࠱lle de Louis Daltrophe, marchand de bestiaux à Château-Salins, et d’Odile Veil. L’acte relève que Moïse Créhange est « instituteur israélite à Liocourt depuis de nombreuses années 36 ». Adolphe Franck a sans doute appris auprès de lui les bases de l’instruction juive et peut-être, à l’école communale du village, les rudiments de la lecture et de l’écriture. Il a sans doute fréquenté la maison particulière qui fait o࠳ce de synagogue dans le village. À l’instar d’Alexandre Weill qu’il cite dans son livre Philosophie et religion, paru en 1867 : Selon l’usage qui règne aujourd’hui dans la plupart de nos campagnes, il (Alexandre Weill) n’étudiait que pendant l’hiver. Pendant toute la durée de la belle saison, Alexandre courait les champs à pied ou à cheval, passait les nuits dans la forêt voisine à garder les chevaux et les vaches de son père marchand de bestiaux. Il s’exerçait au pugilat avec ses compagnons, plus souvent battu que battant, parce qu’il se voyait habituellement seul contre tous 37.

Son enfance a sans doute baigné dans cette atmosphère. Son père était marchand épicier, en contact avec la ville de Metz pour son commerce, son grand-père maternel, marchand de chevaux et l’un de ses oncles, marchand de bestiaux 38. En 1831, la Préfecture autorise la communauté à installer une maison de prières dans un local qu’elle a acquis rue Haute, l’ancien local étant devenu trop petit pour ses 88 membres 39. La synagogue (9 m de long sur 8,60 m de large) est reconstruite vers 1840. Elle a subi des réparations en 1855. Une souscription faite par douze juifs de Liocourt, dont Isidore Franck, l’un des frères d’Adolphe, a permis de réunir la somme de 104 francs pour « les frais de réparation de la synagogue 40 ». Cet édi࠱ce a été aliéné en 1914. Il est encore visible au centre de Liocourt, rue des Vignes, et utilisé comme dépôt 41. Le jeune Adolphe fait ensuite des études hébraïques préparatoires à Nancy auprès de Marchand Ennery. Celui-ci n’est pas un inconnu. Il est né à Nancy vers 1792 et suit les cours du grand rabbin Baruch Gugenheim. Pendant quelques années, il habite Mayence, fréquentant l’école du rabbin Hirtz Scheuer, et devient rabbin en 1811, titre con࠱rmé par le Consistoire central en 1827. Il est d’abord précepteur dans des familles bourgeoises de Paris, puis assume la direction de

36. ADM, mariage civil à Liocourt de Moïse Créhange et de Nanette D’Altrophe, le 17 mars 1813. 37. A. FRANCK, Philosophie et religion, Paris, Didier et Cie, 1867, p. 268. 38. Samuel Francfort, marchand de chevaux en 1808, était le grand-père maternel d’Adolphe Franck ; Cerf Franck, marchand de bestiaux, était l’un de ses oncles. 39. AMN, 352Z 34, Pétition du 20 septembre 1831 et J.-B. LANG, C. ROSENFELD, Histoire des Juifs en Moselle, p. 264. 40. AMN, « Souscription faite par les Israélites de Liocourt pour leurs (sic) frais de réparation à leur (sic) synagogue ». Salomon Franck 20 francs, Gabriel Francfort 20 francs, Joseph Daltrophe 10 francs, Daniel Horwiller 5 francs, Salomon Cahen 5 francs, Jacob Cahen 5 francs, Aron Cahen 5 francs, Lazare Lévy 10 francs, Isaac Cahen 5 francs, Isidore Franck, célibataire, 3 francs, Bernard Cahen 1 franc et Isaac Vaillant 5 francs. 41. H. SCHUMANN, Mémoire des communautés juives de Moselle, p. 49.

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La formation initiale d’Adolphe Franck l’école primaire israélite de Nancy à partir de 1819 tout en dispensant des cours de religion. Il publie à Nancy en 1827 un Dictionnaire hébreu-francais qui fera autorité. Il allait devenir grand rabbin de Paris en 1830 et grand rabbin du Consistoire central de 1846 à son décès en 1852 42. Adolphe Franck fréquente cette école, cultive l’hébreu et le Talmud avec ardeur et poursuit par ailleurs sa formation profane. Destiné à la carrière rabbinique dès l’âge de 14 ans en 1824, – c’était souvent la seule voie d’ascension sociale pour les enfants des familles les plus pauvres –, il échoue à un concours pour entrer à l’École centrale rabbinique de Metz 43. Cette école fondée le 21 août 1829 était la continuatrice de l’ancienne yeshiva de Metz. Elle avait été fermée durant la Terreur et rouverte par la communauté en 1821. Le Consistoire central la transforma en 1827 en « école centrale de théologie » habilitée à dispenser un diplôme rabbinique national. Pour être admis à l’école, il fallait entre autres alors être français, âgé de dix-huit ans, être porteur d’un certi࠱cat de bonne conduite, connaître la langue française, avoir des notions d’arithmétique, d’histoire et de géographie, posséder des principes de la langue hébraïque et être en état d’expliquer un texte du Talmud 44. Les études duraient cinq ans et se divisaient en études sacrées et profanes. Cela situait le niveau qu’avait dû avoir Adolphe Franck au moment de s’inscrire au concours de l’école rabbinique de Metz. Le vainqueur est Salomon Ulmann, de Saverne, qui va obtenir la bourse, entrer à l’École rabbinique de Metz en 1830 et devenir plus tard grand rabbin de Nancy et grand rabbin du Consistoire central à partir de 1853 45. C’est le tournant de l’itinéraire d’Adolphe Franck, il songe alors à la médecine avant de s’orienter dé࠱nitivement vers la philosophie. Ayant achevé la classe de philosophie du Collège royal de Nancy, il étudie la philosophie, le droit et la littérature à l’université de Toulouse où il défend en 1832 42. Archives Israélites, n° 16, jeudi 20 avril 1893, « Notes sur la vie et l’œuvre de M. Ad. Franck » par Isidore Cahen et Dictionnaire biographique des rabbins, notice « ENNERY (Marchand) », p. 283-285. Voir encore P. LANDAU, « Marchand Ennery (Nancy, 1792-Paris, 1852). Le premier grand rabbin de France d’origine lorraine », dans Les Juifs et la Lorraine. Un millénaire d’histoire partagée, Paris, Somogy, 2009, p. 70. 43. Samuel Cahen partit pour Mayence à l’âge de douze ans parfaire son éducation sous la direction du rabbin Hirtz Scheuer. Le rabbinat était le plus souvent une voie d’ascension sociale pour les enfants des familles les plus pauvres. Voir P. SIMON-NAHUM, « Samuel Cahen entre Lumières et science du judaïsme », Romantisme 125 (2004), p. 27-42 (§ 32). 44. J. DALTROFF, « Écoles rabbiniques et séminaires théologiques dans la seconde moitié du XIX e siècle : un pont ou un fossé entre la France et l’Allemagne ? », Kirchliche Zeitgeschichte 14 (2001), p. 375-377. Les études religieuses comprenaient la langue hébraïque, l’explication avec commentaire du Pentateuque et des autres livres de l’Écriture sainte, l’étude des traités du Talmud et le résumé de certaines œuvres de grands penseurs, deux codes de droit religieux, La Main forte de Maïmonide et le ShulҺan ‘arukh de Joseph Caro, et un cours d’histoire des Hébreux jusqu’à nos jours. Les études profanes comprenaient les langues grecque et latine, la philosophie, la rhétorique, l’histoire ancienne et moderne. En 4e et 5e année, les élèves s’exerçaient à la prédication par des discours sur des sujets moraux. 45. L’Univers Israélite, 48e année, n° 10, 1er mai 1893, « Adolphe Franck » par L. Wogue. Voir aussi J. BAUER, L’École rabbinique de France (1830-1930), Paris, PUF, 1931, p. 31, 65 et 183. Voir également J. DALTROFF, « Ulmann Salomon », Nouveau Dictionnaire de biographie alsacienne, t. XXXVII, Strasbourg, Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, juin 2001, p. 3947-3948 et « Ulmann Salomon » dans Dictionnaire biographique des rabbins, p. 707-710.

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Jean Daltroࠨ sa thèse de doctorat ès lettres. La même année, à l’âge de vingt-deux ans, il est reçu premier au concours de l’agrégation de philosophie. À partir des ces deux données, posons-nous la question de l’enseignement primaire juif en Lorraine au début du XIXe siècle. 2. L’instruction des enfants, de la Révolution française à 1820 La première législation destinée à permettre à tous les enfants de recevoir une instruction date de la Révolution française. Jusque-là, l’instruction des enfants relevait du choix des familles, qui pouvaient soit s’en charger directement en engageant des précepteurs, soit recourir aux institutions enseignantes dépendant des municipalités, de l’Église ou de maîtres de pension, soit s’en passer totalement 46. Avec la Révolution française, on ambitionne de former un homme nouveau, car le peuple n’est plus désormais constitué de sujets mais de citoyens. Le rôle de l’État dans l’éducation s’en trouve renforcé. Il doit devenir éducateur lui-même pour former l’homme « régénéré » de la société nouvelle. Mais l’État, faute de moyens, renoncera à prendre à sa charge l’instruction élémentaire : la loi du 25 octobre 1795, votée après la chute de la Montagne, la con࠱e aux départements, ce qui revient à l’abandonner. L’ordonnance du 29 février 1816 déclare que les communes sont tenues d’entretenir une école, mais l’État n’a alors aucun moyen de veiller au respect de cette obligation. Les écoles fondées à cette époque le sont par des initiatives privées prises soit par des congrégations religieuses soit par la fraction des classes dirigeantes qui participe au mouvement philanthropique. Favorables au progrès, sous toutes ses formes, technique, scienti࠱que et industriel aussi bien que social, les philanthropes pensent que l’instruction du peuple est nécessaire au développement national et ils patronnent un mode d’enseignement économique venu d’Angleterre, le mode « mutuel ». Ainsi à Metz, une Société pour l’encouragement de l’instruction élémentaire fut fondée en 1818. Elle organisa une école mutuelle qui groupa vite 350 garçons. Elle permit au public d’assister aux leçons. Un cours normal fut créé pour 70 instituteurs et la société groupa bientôt 200 membres derrière le préfet, l’évêque et le maire, Monsieur de Turmel 47. Parallèlement apparaissent les premières écoles normales d’instituteurs, sur le modèle allemand, dans l’est de la France. La loi Guizot du 28 juin 1833 systématise ces initiatives en imposant la fondation d’une école primaire de garçons par commune et d’une école normale de garçons par département et en renforçant les connaissances exigées pour l’obtention du brevet de capacité des instituteurs. Qu’en est-il de l’enseignement juif dans les écoles primaires en Lorraine ?

46. A. BRUTER, « Une longue marche », Textes et documents pour la classe 986, L’école en France siècle (15 déc. 2009), p. 6. 47. H. CONTAMINE, Metz et la Moselle de 1814 à 1870, t. II, La vie administrative, Nancy, Société d’Impressions Typographiques, 1932, p. 185-186. XVIIe-XXIe

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La formation initiale d’Adolphe Franck 3. L’enseignement juif dans les écoles primaires en Lorraine À la suite de l’émancipation des juifs de France en 1791, il devient nécessaire d’organiser l’instruction laissée aux soins des précepteurs, d’instituteurs nonbrevetés, des rabbins et des ministres o࠳ciants, à l’image de Niedervisse, village à 30 kilomètres de Metz et à 6 kilomètres de Boulay. Cette communauté avait depuis 1793 un maître d’école et instructeur des enfants juifs, salarié par cette communauté juive, Isaac Isaac. Samuel Mayer, « chantre de la synagogue et instructeur de la langue hébraïque », lui succède et reste à son poste de 1794 à 1811 48. L’instruction marque un retard dans les campagnes de Lorraine par rapport à ce qu’elle est à Metz ou Nancy ou encore en Alsace. En 1806 Berr Isaac Berr déplore l’absence totale d’instruction de la plupart des chefs de famille des bourgs ou des villages, du fait de la désorganisation du culte et de la disparition de l’enseignement traditionnel depuis la Révolution. Dans les communautés rurales, les jeunes juifs, jusqu’en 1830, ne reçoivent pas d’autre enseignement que celui d’une école élémentaire traditionnelle (Һeder) avec des rudiments du judaïsme et de l’hébreu, et le peu d’écriture et de calcul indispensable au commerce. L’ordonnance royale du 29 février 1816 engage les communes à fonder une école là où il n’en existe pas. Elle est complétée par une décision relative aux écoles primaires du culte israélite du 18 mai 1816 selon laquelle les frais ne sont pas pris en charge par la commune, malgré une intervention du Consistoire central 49. Dès le 10 août 1819, le Consistoire central adresse aux consistoires départementaux les instructions suivantes : Que des écoles primaires s’ouvrent dans toutes les communes où il réside un nombre su࠳sant d’israélites. Que les enfants des parents indigents soient gratuitement instruits, qu’on inspire de bonne heure à ces enfants le goût et l’amour des arts, des métiers et des professions utiles.

On le voit donc, les consistoires se voient attribuer la création et le contrôle des écoles primaires. Alors que les écoles hébraïques perdurent dans les petites localités rurales, la circonscription de Metz est la première de France à créer une école primaire israélite d’enseignement mutuel en 1818. Plusieurs écoles primaires sont fondées : Thionville, Sarreguemines et Nancy en 1819 avec à sa tête Marchand Ennery 50. En Alsace, l’école primaire israélite de garçons de Strasbourg ouvre ses portes en août 1820 en même temps qu’une école professionnelle, l’École des arts et métiers. Après trois ans d’ouverture, elle a déjà 70 élèves. L’École des arts et métiers de Metz date de 1824. Progressivement, grâce à l’action des consistoires, des écoles primaires confessionnelles sont mises en place à l’exemple de celle de Metz, mais leur nombre reste

48. J. DALTROFF, Les Juifs de Niedervisse, Naissance, épanouissement et déclin d’une communauté, Mémoire du judaïsme mosellan, Sarreguemines, Pierron et chez l’auteur, 1992, p. 74. 49. A. BLOCH-R AYMOND, « Les écoles primaires israélites en Alsace au XIXe siècle », Archives Juives 39 (2006), p. 86. 50. P. LANDAU, « Le modèle consistorial entre tradition et réforme : la Lorraine au cœur du débat (1806-1940) », dans Les Juifs et la Lorraine, p. 66.

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Jean Daltroࠨ limité par rapport au grand nombre des communautés dont la dispersion rend di࠳cile la scolarisation de tous les enfants. La loi Guizot oblige les communes à créer et à entretenir une école primaire, tandis que chaque chef-lieu de département accueillera une école normale d’instituteurs. Le ministre de l’Instruction publique pourra, après avoir entendu le conseil municipal, autoriser à titre d’écoles communales des écoles plus particulièrement a࠰ectées à l’un des cultes reconnus par l’État. Les Consistoires sont en droit de demander la communalisation des écoles israélites qui béné࠱cieront de subventions municipales mais aussi des astreintes nouvelles regardant le contrôle des programmes et le recrutement des maîtres 51. Il y avait, au mois de septembre 1833, une cinquantaine d’écoles juives dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, de la Moselle et de la Meurthe. Il existait deux grandes catégories d’écoles : - les écoles clandestines comme à Nelling, et Montenach en Lorraine ; - les écoles primaires juives régulières comme Metz avec 110 élèves, Strasbourg avec 90 élèves, Haguenau (83 élèves), Saint-Avold, Hellimer, Boulay, Courcelles, Forbach, Bouzonville, Sarreguemines, Thionville 52. Les parents devaient payer des écolages qui servaient même dans les communes où des subventions étaient versées pour compléter le revenu du personnel. Le principe confessionnel de l’école était assez bien observé sauf exception. Les matières enseignées variaient d’une école à l’autre, allant de quelques notions de lecture et d’écriture à toute la gamme des possibilités. À Strasbourg, on y enseignait les lectures française, allemande et hébraïque, les principes de grammaire, la religion, l’arithmétique, la géographie et le dessin linéaire. Dans les communautés non pourvues d’écoles israélites, l’habitude fut prise, probablement, surtout, à partir de la Monarchie de Juillet, d’envoyer les enfants à l’école communale, l’o࠳ciant du lieu ou un instituteur hébraïque donnant en complément l’enseignement religieux et les rudiments d’hébreu. Dans les nombreux villages de Lorraine dépourvus d’école confessionnelle comme à Liocourt, les enfants juifs allaient aux mêmes écoles que les autres enfants. Nous pouvons dire que les étapes de la scolarisation et dans une moindre mesure de l’apprentissage des métiers (les deux éléments du programme « régénérateur » des consistoires) ont été rapides, surtout à partir de la Monarchie de Juillet qui les favorisa par des subventions publiques. L’éclosion hors de pair du talent du philosophe Adolphe Franck 53 a été le fruit original d’un rapport mixte à l’instruction : - celui d’un village avec un instituteur hébraïque complétant l’instruction communale ; - celui de l’école primaire israélite de Nancy complétée par un enseignement public qui devait normalement aboutir à l’École centrale rabbinique de Metz. 51. A. BLOCH-R AYMOND, « Les écoles primaires israélites », p. 86-87. 52. P. LÉVY, « Les écoles juives d’Alsace et de Lorraine d’il y a un siècle », Tribune Juive 32 (1932), p. 520. 53. La monarchie de Juillet a aussi permis l’éclosion du poète méconnu Moïse Alcan, de Verdun, et de la célèbre tragédienne Rachel, ࠱lle d’un colporteur messin.

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La formation initiale d’Adolphe Franck Sa réussite dans le domaine littéraire peut se comparer à celle du poète et éditeur Moïse Alcan, né en 1817, ࠱ls d’un magasinier des fourrages de Verdun et petit-࠱ls d’un instituteur, mort à Metz en 1869, qui fut le père de l’éditeur parisien Félix Alcan 54. Que de chemin parcouru au moment où, en octobre 1841, dans la longue et sombre classe de philosophie du lycée, alors collège, Charlemagne, le professeur Franck monta en chaire, vêtu de la robe, coi࠰é de la toque. Il avait trente et un ans, avec un corps émacié, un ࠱n visage, anguleux et pâle, une voix très nette, mais grêle et légèrement voilée, acérée pourtant et pénétrante comme une lame. Il avait, selon son élève Eugène Manuel : Une force de la vérité et la vertu communicative du maître en dehors même de tout dogme positif et un esprit très libre 55. De ce premier enseignement date une croyance philosophique, très persistante en moi, à l’existence de Dieu, à la spiritualité et à la permanence de l’âme, à la liberté de l’homme, au progrès continu par l’idée du juste et du bien que nous partagions ensemble bien des années après 56.

Cet hommage rendu par Eugène Manuel à son maître montre à quel point sa formation à Liocourt et à Nancy lui a sans doute permis de se forger un ferme caractère et une capacité de ré࠲exion, partagés entre l’ébranlement causé par les idées nouvelles, que favorisait la proximité de l’Allemagne, et l’attachement à une tradition qui reposait sur une solide éducation et qui va le suivre tout au long de sa vie et de son œuvre 57.

54. Catalogue d’exposition, sous la direction de G. CAHEN, Du ghetto à la nation. Les Juifs lorrains, 1721-1871, Metz, Archives départementales, 1990, p. 113 et 115. 55. A. FRANCK, Nouvelles études orientales, préface d’Eugène Manuel, Paris, Calmann Lévy, 1896, p. II-V. 56. Ibid., p. IV et V. 57. Eugène Manuel (1823-1907) a été élève de l’École normale supérieure en 1843, professeur de rhétorique, puis inspecteur d’académie. Il est l’auteur d’un livre de lecture courante republié sur une trentaine d’années (1855-1885). Il a publié des pièces de théâtre et des poèmes.

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ANNEXES

1. Repères chronologiques

1731 : Mariage à Metz d’Abraham Franck et de Ollick Hesse, les arrière-grandsparents d’Adolphe Franck. 1742 : Installation de Samuel Franck, grand-père d’Adolphe Franck, à Liocourt. 20 décembre 1798 : Mariage à Nancy des parents d’Adolphe, Salomon Franck et Catherine Francfort. Recensement de 1808 : La communauté juive de Liocourt compte 14 familles soit 65 personnes, 19 % des habitants de la localité. 1er décembre 1810 : Naissance d’Adolphe Franck à Liocourt. 1813 : Mariage de Moïse Créhange, instituteur israélite de Liocourt, qui va instruire en matières juives le jeune Adolphe Franck jusqu’à 1820 environ. 1824 : Adolphe Franck fréquente l’école israélite de Nancy dirigée par Marchand Ennery. 1829 : Adolphe Franck échoue au concours d’entrée de l’École rabbinique de Metz. 1832 : Adolphe Franck est reçu premier au concours d’agrégation de philosophie et obtient son doctorat ès lettres.

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La formation initiale d’Adolphe Franck 2. Filiation de la famille de Salomon Franck et de Catherine Francfort sur deux générations

n. naissance, d. décès

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Jean Daltroࠨ 3. Documents d’accompagnement

Acte de naissance d’Adolphe Franck.

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La formation initiale d’Adolphe Franck

Le magasin d’étoࠨes de la veuve Cain. Collection de la mairie de Liocourt.

Vue de la rue principale du village. Collection de la mairie de Liocourt.

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Jean Daltroࠨ

Les élèves et leur maître devant l'école communale. Collection de la mairie de Liocourt.

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UN PHILOSOPHE ENGAGÉ : ADOLPHE FRANCK ET LES ORGANISATIONS JUIVES DE FRANCE

Georges WEILL Ministère de la Culture

Dans l’hommage qu’il rendit en 1893 à Adolphe Franck au moment de sa mort, son ࠱dèle disciple Isidore Cahen, directeur de l’hebdomadaire les Archives Israélites, plaça au premier rang son engagement au service de la communauté juive de France : Deux hommes ont jeté un relief tout particulier sur le Judaïsme français : l’un c’est Adolphe Crémieux, qui a marqué avec éclat dans la sphère de la politique et du barreau, que nous avons perdu il y a une dizaine d’années ; l’autre, qui s’était placé au premier rang dans l’enseignement, dans la philosophie et dans la propagande des idées morales, c’est Adolphe Franck […] Tous deux ont fait grand honneur à leur Communauté, tous deux ont occupé le premier rang dans la gestion des intérêts supérieurs de cette Communauté ; tous deux en࠱n ont eu le regret de voir leur descendance, complètement pour l’un, partiellement pour l’autre, s’éloigner du giron de cette communauté qu’ils ont honorée, servie, souvent exaltée dans leurs discours et leurs écrits 1. 1. I. CAHEN, « Adolphe Franck », Archives Israélites (désormais A. I.) 54 (20 avril 1893), p. 121-123. Je remercie M. Jean-Pierre Rothschild, organisateur du colloque, qui a choisi le thème de cette communication, ainsi que Carol Iancu, professeur à l’université Paul-Valéry de Montpellier, et Jean Daltro࠰, secrétaire de la Société d’Histoire des Israélites d’Alsace et de Lorraine. Philippe Landau, archiviste du Consistoire central, Ariel Danan et Rose Lévyne, respectivement archiviste et bibliothécaire de l’Alliance israélite universelle, qui m’ont accordé une aide précieuse au cours de mes recherches. – L’acte de naissance d’Adolphe Franck à Liocourt présenté ici même par Jean Daltro࠰ montre qu’en 1810 le nom de la famille s’écrivait Franc alors qu’il s’écrivait généralement Franck en Alsace et en Lorraine au XVIII e s., comme le montrent les recensements des juifs ; cependant, selon M. Daltro࠰, la graphie Franc est également attestée en Lorraine lors des déclarations de noms de 1810, par exemple à Chambrey, Delme, Louvigny ou Lunéville. Il serait intéressant de connaître la date de l’adjonction du k ࠱nal à la famille d’Adolphe Franck, sans doute pour faire sonner la lettre c à la ࠱n du nom. Comme pour beaucoup de familles juives alsaciennes et lorraines originaires d’Allemagne, le patronyme Franc(k) est géographique et désigne un ancêtre venu de Franconie au XVIIe ou au début du XVIII e s. Une origine française qui remonterait au moyen âge est peu probable. – L’Encyclopaedia

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Georges Weill En évoquant ainsi les places que les deux hommes occupèrent au sommet de la communauté juive, Isidore Cahen faisait évidemment allusion à leur qualité de membres du Consistoire central des Israélites de France, représentant o࠳ciel du culte juif dans la France du XIXe siècle, dont ils furent tous les deux des dirigeants éminents. Cependant, à la di࠰érence de Crémieux qui n’exerça ses responsabilités de président que pendant une période très courte, de 1840 à 1842, tout en y conservant par la suite une grande in࠲uence, Adolphe Franck occupa ses fonctions de membre et de vice-président pendant près de trente années au cours desquelles il fut placé au cœur de l’activité de cet organisme. Il y joua un rôle important dans un grand nombre de décisions, au point même de pouvoir être considéré comme l’un des principaux artisans de la « religion consistoriale », cette doctrine qui a façonné jusqu’à nos jours le caractère original du judaïsme français, au point d’être quali࠱é de franco-judaïsme par plusieurs historiens 2. Sans doute par souci d’assurer consciencieusement ses fonctions, il ne semble pas qu’Adolphe Franck ait pris une part active dans une autre organisation juive parisienne de l’époque, du moins en tant que dirigeant : les listes de membres de conseils d’administration des nombreuses institutions de bienfaisance parisiennes ne mentionnent pas son nom. La même discrétion caractérise sa participation à la presse juive parisienne de l’époque, en exceptant toutefois l’hebdomadaire les Archives israélites, partisan déclaré et laudateur de ses idées libérales, qui fut son interprète privilégié dès sa création en 1840. Il fut membre pendant quelques mois du comité provisoire de l’Alliance israélite universelle dont il démissionna pour éviter un con࠲it d’intérêts. En revanche, il accepta de siéger pendant les dernières années de sa vie au conseil d’administration de la Société des études juives où il exerça une autorité intellectuelle incontestable ; il en fut le président en 1888-1890 et con࠱a à la société la publication des conférences qu’il avait données au cours de di࠰érentes séances. Étant donné l’importance de l’engagement d’Adolphe Franck comme membre du Consistoire central, il paraît logique de rappeler en premier lieu quelle fut son activité au sein de cet organisme ; on examinera ensuite sa participation à la jeune Société des études juives, avant de dé࠱nir ses rapports avec la presse juive de l’époque. Il faudra en࠱n tenter de déterminer les circonstances de sa fugitive apparition au Comité central de l’Alliance israélite universelle 3. Judaica, édition de Berlin, 1933, ajoute à Adolphe Franck le prénom de Jacob qui ne ࠱gure pas sur son acte de naissance, ni dans aucune autre biographie de l’époque. La même notice mentionne aussi qu’il fut président de l’Alliance Israélite universelle, alors qu’il démissionna de l’Alliance dès mars 1861, après avoir été pendant quelques mois membre du comité provisoire présidé par Jules Carvallo, puis par Louis Koenigswarter ; voir infra, p. 56-62, quelle fut sa participation réelle à la société. 2. Sur l’évolution du judaïsme français du XVIII e au XIXe s., voir S. SCHWARZFUCHS, Du Juif à l’israélite. Histoire d’une mutation. 1770-1870, Paris, Fayard, 1989, p. 245-302. La première dé࠱nition du terme franco-judaïsme se trouve dans M. M ARRUS, Les Juifs de France à l’époque de l’Aࠨaire Dreyfus, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 109-112, 122-123 et suivantes ; elle a été ensuite adoptée par plusieurs historiens du judaïsme français. 3. L. KAHN, Histoire de la communauté israélite de Paris, 4e partie, « Les sociétés de secours mutuels, philanthropiques et de prévoyance », Paris, A. Durlacher, 1887. Consistoire israélite de Paris, Comptes rendus de la situation des institutions religieuses et charitables de la communauté israélite de Paris, année 1858, Paris, impr. Wittersheim, 1858 ; ibid., années 1879 et 1880, Paris, Alcan-Lévy, 1881.

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Un philosophe engagé I. Adolphe Franck et la « religion consistoriale » Adolphe Franck fut élu au Consistoire central des israélites de France comme représentant du consistoire de Nancy en remplacement d’Olry Worms de Romilly, démissionnaire ; installé le 4 septembre 1844 et constamment réélu depuis, il en devint l’un des vice-présidents en 1846 et le représentant au Conseil supérieur de l’Instruction publique à partir de 1850. Contrairement à certains membres de cette institution qui ne cachaient pas leur détachement des pratiques religieuses, voire leur complet scepticisme, il était croyant, mais, aux yeux de ses adversaires, beaucoup trop libéral et moins pratiquant qu’il aurait dû l’être au poste qu’il occupait. Dans son oraison funèbre, Jules Simon, président de la Ligue nationale contre l’athéisme qu’ils avaient fondée ensemble, le quali࠱e même de « membre dévot de la communauté », mais pour écarter l’interprétation parfois péjorative qui s’attache à ce terme, il avait ajouté : « Il était dévot à toutes ses croyances : à la Lorraine où il est né ; à la religion juive, à la philosophie, et tout spécialement à la philosophie de (Victor) Cousin ». Dans son éloge lu à l’Académie des sciences morales et politiques, Alfred Fouillée évoqua sa ferveur religieuse et morale : Sincère, nul ne le fut plus que lui, d’une sincérité ardente, qui ࠱nissait quelquefois par ressembler à de la passion. Une idée qu’il croyait vraie s’était-elle emparée de son esprit, elle le possédait tout entier, il ne voyait plus qu’elle ; il la soutenait envers et contre tous avec une fougue que les années ne purent jamais abattre ; ses yeux brillaient d’une ࠲amme intérieure ; sa parole saccadée et incisive semblait trancher un nœud gordien. Eût-il trouvé ses meilleurs amis parmi les adversaires de son idée, il les eût attaqués avec autant d’impétuosité que des ennemis. La philosophie était pour lui une véritable religion. Attaché au culte israélite par les plus respectables traditions de famille et de race, il resta toujours un philosophe indépendant et n’admit d’autre autorité que celle de la raison, de la conscience ; mais il avait un tempérament d’apôtre. Ses discours semblaient, comme on en a souvent fait la remarque, un écho lointain des prophètes d’Israël.

Lors de ses obsèques, le grand rabbin Zadoc Kahn rendit hommage à sa ࠱délité au judaïsme, sans faire allusion à sa pratique religieuse : Adolphe Franck appartenait au judaïsme par sa naissance, par son éducation première, par les impressions si profondes et si durables de la maison paternelle, par ces mille liens, invisibles mais puissants que crée entre les âmes la communauté des croyances, des épreuves, des souvenirs et des espérances.

Pour le Journal des Savants, l’un des périodiques dont il avait été le collaborateur, « c’était avant tout un moraliste ; un moraliste, par caractère et par devoir, intransigeant ». Au lendemain de sa mort, le pasteur Gustave-Auguste Krüger, président d’une association destinée à la conversion des juifs, le salua en ces termes dans son mensuel Le Réveil d’Israël :

H. DERENBOURG, « Allocution prononcée à l’assemblée générale de la Société des études juives le samedi 27 janvier 1894 », Actes et conférences de la Société des études juives 9 (1894), p. VII.

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Georges Weill La France vient de perdre un savant qui l’honorait, la Synagogue un de ses membres distingués, aux principes fermes, au cœur large. M. Franck n’avait pas honte d’être juif et savait défendre Israël à l’occasion. On parlera du citoyen, du philosophe, de ses ouvrages depuis la Kabbale jusqu’au Dictionnaire des Sciences philosophiques. On oubliera peut-être qu’il avait été membre en 1866 de la société nationale de la traduction de la Bible fondée par la persévérance de M. le pasteur Emmanuel Pétavel et dissoute par l’obstruction du catholicisme 4.

Adolphe Franck démissionna du Consistoire central en 1873 en signe de protestation contre son remplacement au Conseil supérieur de l’Instruction Publique par le grand rabbin du Consistoire central Lazare Isidor, élu à sa place par 6 voix contre 2 ; le procès-verbal de la séance du 13 mai 1873 indique qu’il déclara « ne pouvoir accepter la situation amoindrie que le Consistoire central vient de lui faire en l’écartant du Conseil supérieur où il a siégé pendant vingt ans 5 ». Sa décision fut d’autant plus regrettable, si l’on en croit le biographe de Crémieux Salomon Posener, qu’« il fut l’un des rares hommes du Consistoire central préparé à une activité publique et prêt à s’y adonner 6 ». Sa place au sein de cette institution n’était pas due à sa richesse, critère essentiel jusqu’alors pour ࠱gurer sur la liste des candidats : comme Salomon Munk, secrétaire du Consistoire, dont il fut très proche et dont il prononça l’éloge funèbre en 1867, il fut l’un des premiers à béné࠱cier de la nouvelle organisation du culte israélite mise en vigueur par l’ordonnance royale du 25 mai 1844, qui autorisait le préfet à inscrire sur les listes les professeurs de collèges royaux ainsi que « les israélites qui par leurs services, se seraient rendus dignes de cette distinction ». Selon l’historien Michaël Graetz,

4. Le titre de ce paragraphe est inspiré par celui donné par Simon Schwarzfuchs au ch. XII qui traite des transformations du judaïsme français sous l’autorité du Consistoire central dans son ouvrage Du Juif à l’israélite. – A. FOUILLÉE, Le Mouvement idéaliste et la réaction contre la science positive, Appendice I, « M. Adolphe Franck et le mouvement philosophique depuis cinquante ans », Paris, Alcan, 1896, p. 282. Z. K AHN, dans À la mémoire d’Adolphe Franck. Discours et articles, Paris, impr. J. Montorier, 1893, p. 4 ; J. SIMON, ibid., p. 16. J.-B. H AURÉAU, Journal des savants (avril 1893), p. 250-251. G.-A. K RÜGER, « Chez Yeschouroun, Nécrologie, Monsieur Adolphe Franck », Le réveil d’Israël 4 (avril 1893), p. 91-92 ; ce périodique, qui se quali࠱ait de « Feuille mensuelle », était le porte-parole du Comité pour l’Évangélisation d’Israël (voir aussi infra, p. 43, n. 26 et p. 55). – Parmi les membres du Consistoire central détachés des pratiques religieuses, et même pour certains parfaitement athées, on peut citer le colonel Max Cerfberr, président de cette institution de 1845 à 1871 ; v. Ph. COHEN A LBERT, The Modernization of French Jewry: Consistory and Community in the Nineteenth Century, Hanover (New Hampshire), Brandeis University Press, 1977, p. 297-298, une étude de grande qualité, à compléter par J. H ELPHAND, « French Jewry During the Second Republic and Second Empire, 1848-1870 », dissertation, Ann Arbor (Mich.), University Micro࠱lm, 1979. 5. A. I. 1858, p. 688 ; ibid. 20 avril 1893, p. 123. Archives du Consistoire central, Procès-verbaux des réunions du Consistoire central, registre 4 (1832-1848), p. 289, séance du 4 septembre 1844 : installation d’Adolphe Franck ; ibid., p. 324, séance du 22 février 1846 : Adolphe Franck est élu viceprésident du Consistoire central par 4 voix contre 3 à Mayer Anspach ; ibid., registre 6 (1871-1892), p. 74, séance du 13 mai 1873 : A. Franck démissionne du Consistoire central. Sur la place d’A. Franck au Conseil Supérieur de l’Instruction publique, voir Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 108. 6. S. POSENER, Adolphe Crémieux, t. I, Paris, F. Alcan, 1933, p. 153 sqq.

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Un philosophe engagé tous deux « n’ont pas fait partie des gros contribuables, mais ils ont œuvré pour le judaïsme auprès de l’opinion publique 7 ». L’élection d’Adolphe Franck comme membre laïc du Consistoire central coïncide avec son élection à l’Académie des sciences morales et politiques où, selon une anecdote rapportée par Isidore Cahen, Barthélemy-Saint-Hilaire, son maître et ami, le reçut par ces mots de bienvenue : « certains sont entrés grâce à l’intrigue, vous êtes entré par la Kabbale », allusion malicieuse aux furieuses rivalités académiques de l’époque et au fait que son ouvrage sur la Kabbale, publié l’année précédente, l’avait fait réellement connaître et apprécier du public savant après un premier essai philosophique d’une originalité remarquée. Jules Simon rappela le retentissement de cet ouvrage dans sa notice nécrologique parue dans le Temps du 13 avril 1893 : « D’abord, il écrivit la Kabbale, une œuvre très savante, qui éclaire tout un côté de l’histoire du judaïsme, qui le plaça d’emblée parmi nos premiers érudits et qui le ࠱t entrer, à trente-cinq ans, dans notre Académie ». Les Archives Israélites avaient d’ailleurs salué cette élection en lui donnant une résonance politique : Cette nomination, fort honorable en tout temps, est en ce moment un événement important. Attaqué, dans les journaux et les brochures, par les Jésuites et par les renégats, leurs auxiliaires, M. Franck, absent de France, a laissé parler pour lui son dernier ouvrage ; l’académie a répondu aux attaques de ses adversaires en appelant au milieu d’elle l’un des plus savants professeurs de l’Université.

Quelques semaines plus tard, les Archives annoncèrent que l’universitaire Adolphe Jellinek, traducteur de la Kabbale en allemand, avait rédigé une préface élogieuse dont le journal donne des extraits ; le commentateur ajouta : « Cette justice rendue à notre savant compatriote par un savant allemand, mérite de servir de modèle à quelques rabbins de ce pays 8 ». L’élection d’Adolphe Franck au Consistoire central se place également au cœur des controverses sur la place d’Adolphe Crémieux au sein de cet organisme ; Crémieux avait démissionné de la présidence en novembre 1843 à la suite de la réprobation suscitée par le baptême de ses enfants puis, revenant sur cette décision, il avait été réélu président en remplacement d’Olry Worms de Romilly. Après plusieurs mois de coups de théâtre et de polémiques, Crémieux démissionna dé࠱nitivement en juillet 1845 ; il refusa la présidence d’honneur, au regret de ses anciens collègues, malgré une lettre de conciliation dont la rédaction avait été con࠱ée à 7. Procès-verbaux des réunions du Consistoire central, registre 5 (1848-1871), p. 357 : Adolphe Franck prononce le discours lors des funérailles de Salomon Munk. L’ordonnance de 1844 a été éditée par A.-E. HALPHEN, Recueil des lois, décrets, ordonnances… concernant les Israélites…, Paris, [s. n.], 1851, p. 119-142, reprise par I. UHRY, Recueil des lois, décrets, ordonnances…, Bordeaux, impr. de M. Causserouge, 19033, p. VI-XVII et par Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 268-278. M. GRAETZ, Les Juifs en France au XIXe siècle. De la Révolution française à l’Alliance israélite universelle, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 79. 8. A. I. 1858, p. 688. L’allusion de Barthélemy-Saint-Hilaire désigne le second ouvrage d’Adolphe Franck, La Kabbale ou Philosophie religieuse des Hébreux, Paris, Hachette, 1843 (18892). A. Franck avait publié auparavant, en 1838, une Esquisse d’une histoire de la logique. J. SIMON, dans À la mémoire d’A. Franck, p. 17. Voir aussi A. I. 1844, p. 150, 223-224 et 806.

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Georges Weill Adolphe Franck et à Salomon Munk 9. Très assidu aux séances mensuelles, qu’il présida souvent à la place du colonel Max Cerfberr, président en titre, Adolphe Franck fut associé à toutes les grandes questions traitées par le Consistoire central depuis les dernières années de la Monarchie de Juillet jusqu’aux débuts de la IIIe République. C’est ce qui ressort des procès-verbaux manuscrits des réunions du Consistoire, mais aussi de la remarquable thèse de Phyllis Cohen Albert sur le rôle des consistoires juifs français au XIXe siècle, que l’on doit compléter par la monumentale biographie du grand rabbin Meir Charleville due au regretté Richard Ayoun et par celle, non moins excellente, du grand rabbin Moïse Schuhl, ࠱dèlement retracée par son arrière-petite-࠱lle Éliane Roos-Schuhl. Le cadre limité de cette communication ne permet pas d’aborder en détail tous les débats dans lesquels Franck est intervenu, sans toujours recueillir l’accord de ses collègues ni celui d’une partie de la communauté, ni même celui du ministère des Cultes 10. L’examen de ses interventions lors des séances permet de constater qu’il plaça en tête de ses préoccupations la formation religieuse et humaniste des rabbins, leur mode de recrutement et la dé࠱nition de leur rôle dans la vie quotidienne de la communauté. Dès le début des années 1840, il réclama le déplacement à Paris de l’École centrale rabbinique de Metz, qui était, selon lui : […] un établissement relégué à l’une des extrémités du royaume, dans une ville de guerre peu favorable de sa nature aux paisibles études et où les mœurs, les habitudes, le langage et en général l’esprit d’une partie de nos coreligionnaires d’un certain quartier ont conservé la plus déplorable empreinte des siècles de servitude et de ténèbres 11.

Il demandait aussi une réforme radicale de son enseignement qu’il jugeait trop tourné vers l’étude du Talmud et complètement inadapté aux besoins d’un judaïsme émancipé. En 1845, peu après son élection au Consistoire, il participa avec Salomon Munk à la commission chargée d’étudier la réforme du rituel des cultes et les améliorations à apporter à l’enseignement de l’École. Les Archives Israélites publièrent sous sa signature les conclusions de leur rapport qui suggérait soit une rénovation totale des locaux de Metz – jugée très coûteuse –, et une réforme complète de l’enseignement, soit son transfert à Paris sous la forme d’une École centrale de théologie du culte israélite ou d’un Séminaire israélite de France. Ce furent leurs propositions qui servirent de base au décret du 1er juillet 1859 transférant à Paris l’École rabbinique et portant règlement du Séminaire israélite de France. Adolphe Franck avait-il conservé des regrets, ou 9. S. POSENER, Adolphe Crémieux, t. I, p. 154 et 195. D. AMSON, Adolphe Crémieux, l’oublié de la gloire, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 145-162. 10. Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 242-250. R. AYOUN, Typologie d’une carrière rabbinique. L’exemple de Mahir Charleville, 2 vol., Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1993 ; É. ROOS-SCHUHL, « Patrie-Religion », Le grand rabbin Moïse Schuhl (1845-1911), Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999. 11. A. I. 1843, p. 714-721. Fier de son éducation en Lorraine française, Adolphe Franck feint d’ignorer que le yiddisch-allemand rhénan est aussi sa langue maternelle, encore très répandue chez les juifs d’Alsace et de Lorraine, mais qu’il est de bon ton d’oublier à Paris, sauf en privé. Écrite en caractères hébraïques, elle était encore à cette époque utilisée pour la correspondance commerciale par la banque Rothschild.

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Un philosophe engagé peut-être quelque dépit de n’avoir pu être admis dans cette École en raison de ses ressources très modestes, ce qui expliquerait en partie le combat incessant qu’il mena pendant près de vingt ans pour la réforme de cette institution : une telle hypothèse ferait injure à la mémoire de cet homme droit et généreux, qui, au contraire, appuya en 1853 la candidature de Salomon Ulmann au grand rabbinat du Consistoire central ; une telle intervention était d’autant plus remarquable que Salomon Ulmann avait obtenu en 1830 la bourse d’étude à l’École rabbinique de Metz pour laquelle il avait lui-même postulé, ce qui l’avait empêché d’y poursuivre ses études. Il faut plutôt voir dans cette longue bataille la volonté de moderniser un judaïsme de rite ashkenaze jugé archaïque, incapable de s’assimiler en raison d’un attachement trop formel des rabbins à l’étude d’un Talmud devenu inutile dans la vie civile et à une liturgie incompatible avec la vie quotidienne moderne. Ses allusions peu charitables au style de vie des habitants du quartier juif de la rue de l’Arsenal à Metz, berceau de la vieille communauté du XVIe siècle, dont la langue usuelle était encore le judéo-allemand rhénan (yiddischdeutsch), rappellent les descriptions de l’époque qui mettent en scène le mode de vie jugé encore très traditionnel des juifs des campagnes alsaciennes 12. En septembre 1846, il rédigea le questionnaire destiné aux candidats aux postes de grand rabbin du Consistoire central et de grand rabbin de Paris, qui comportait neuf questions touchant la réforme du rituel ; il présida ensuite la commission chargée de corriger les dissertations des candidats. Ses rapports ࠱rent autorité, mais il y eut un incident en 1847, lorsque Crémieux manœuvra les électeurs pour faire élire Lazare Isidor comme grand rabbin de Paris à la place de Meir Charleville, le candidat recommandé par Adolphe Franck et déjà choisi par la commission électorale. Adolphe Franck corrigea les dissertations des nouveaux candidats mais quitta ensuite la commission sans un mot pour manifester son mécontentement 13. En 1848, Isidore Cahen, son ancien élève de la classe de rhétorique du collège Charlemagne, alors étudiant de l’École normale supérieure, justi࠱a dans les Archives Israélites la candidature d’Adolphe Franck comme représentant de la Meurthe à l’Assemblée nationale, où il se présenta, mais ne fut pas élu : Successivement membre et vice-président du Consistoire central, il n’a pas peu contribué à imprimer un mouvement salutaire, quoiqu’insu࠳sant encore, à cette administration : c’est à la suite de son voyage à Metz (1847) qu’a paru le rapport destiné à éclairer la public israélite sur l’enseignement et les besoins nouveaux de l’École rabbinique ; ses e࠰orts sont malheureusement restés trop souvent isolés, sa voix sans écho ou contrariée par des in࠲uences déplorables : espérons qu’à l’avenir elle sera plus constamment écoutée 14. 12. Voir par exemple A. WEILL, Histoires de village, Paris, L. Hachette & Cie, 1860 ou D. STAUBEN [pseudonyme d’A. WIDAL], Scènes de la vie juive en Alsace, Paris, M. Lévy frères, 1860, 296 p. 13. Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 246-247. M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 94. R. AYOUN, Typologie, p. 180, 303, 326-327, 390, 474-482. Univers Israélite (désormais U. I.) 1er mai 1893, p. 483. J. H ELPHAND, « The Struggle for the Chief Rabbinate of France, 1842-1846 », Proceedings of the Eighth World Congress of Jewish Studies, Jérusalem, World Union of Jewish Studies, 1982, p. 139-144. 14. Lettre du Consistoire central au consistoire de Paris sur le rapport con࠱é à A. Franck concernant le transfert à Paris de l’École centrale rabbinique de Metz, A. I. 1846, p. 644-645 ; ibid. 1848,

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Georges Weill Près d’un demi-siècle plus tard, dans sa notice nécrologique de 1893, le même Isidore Cahen rappela « le savant concours » qu’Adolphe Franck avait apporté dès 1840 à son père Samuel Cahen, fondateur des Archives Israélites, pour appuyer ses propositions de modernisation du culte juif en France, une aide d’ailleurs réciproque que con࠱rme la lecture du journal et le jugement récent des historiens : Adolphe Franck conforta les prises de positions de Samuel Cahen, directeur des Archives Israélites, en matière de réforme du rabbinat et il est possible que les deux hommes aient pesé de tout leur poids pour modi࠱er dans le même sens les institutions consistoriales où tous deux jouaient un rôle éminent 15.

Après le transfert à Paris de l’École rabbinique de Metz en 1859, Adolphe Franck continua d’accorder une attention particulière au nouveau Séminaire israélite, comme en témoigna Zadoc Kahn dans son éloge funèbre : Pendant de nombreuses années, il a été membre puis vice-président du Consistoire central des Israélites de France, et il a apporté à cette administration supérieure de notre culte un concours précieux par sa connaissance intime du judaïsme, de son histoire, de ses tendances et de ses aspirations, par son amour du progrès et sa passion pour le bien… Il fut aussi l’ami éclairé, le protecteur dévoué du Séminaire israélite. À partir du jour où cet établissement eut été transféré à Paris (1859), nous avions souvent le bonheur de le voir au milieu de nous. Aux maîtres comme aux élèves, il prodiguait les conseils de la sagesse. Avec quel empressement et quelle compétence il venait présider à nos examens, avec quelle autorité et quel éclat il découvrait devant les futurs ministres de la religion, les horizons de la pensée et les rendait attentifs à la sainteté de leur mission et à la grandeur de leurs devoirs 16.

Adolphe Franck obtint en 1851 la création d’une chaire de théologie qui fut con࠱ée à Lazare Wogue, futur rédacteur en chef de l’Univers israélite (1879), pourtant déjà connu pour son conservatisme et son opposition à toute étude critique de la Bible, mais surtout talmudiste éminent à qui l’on con࠱a aussi l’enseignement de l’exégèse biblique et l’hébreu jusqu’à sa démission du Séminaire en 1894 17. Malgré les e࠰orts du Consistoire central pour garder la haute main sur l’élection des grands rabbins et rabbins départementaux, le décret impérial du 9 juillet 1853 con࠱a les élections à un collège électoral issu des consistoires départementaux, mettant également ࠱n à un débat public dans la communauté juive sur l’application du su࠰rage universel, obligatoire en France depuis 1848. Ce débat venait d’ailleurs à la suite d’une longue controverse, qui opposa les partisans d’une distinction p. 200-202. Sur l’appui de ce journal à la candidature d’Adolphe Franck à l’Assemblée nationale, voir aussi infra, p. 48-52. 15. I. CAHEN, dans A. I. 20 avril 1893, p. 123. P. SIMON-NAHUM, « Samuel Cahen entre Lumières et science du judaïsme », Romantisme 125 (2004), p. 27. 16. Z. K AHN, « Adolphe Franck, membre de l’Institut (13 avril 1893) », dans À la mémoire d’Adolphe Franck, p. 3-10 ; cette oraison funèbre est reprise dans Souvenirs et Regrets, Paris, A. Durlacher, 1898, p. 346-347. Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 242-255. D. COHEN, La promotion des Juifs en France à l’époque du Second Empire (1852-1870), Aix-en-Provence, Presses de l’université de Provence, 1980, t. I, p. 124-135. 17. Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 248. J.-Ph. CHAUMONT, M. LÉVY (dir.), Dictionnaire biographique des rabbins, France et Algérie, Paris, Berg International, 2007, p. 776.

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Un philosophe engagé entre laïcs et rabbins, et ceux qui a࠳rmaient qu’une telle distinction n’existait pas dans le judaïsme ; en prenant parti pour cette dernière théorie, Adolphe Franck s’appuya sur l’organisation de l’ancien Israël ; il dut pourtant reconnaître que, depuis l’antiquité, les institutions communautaires juives de l’Europe du nord avaient évolué, surtout à partir de la ࠱n du moyen âge, après l’apparition du rabbinat. En consacrant la prééminence des dirigeants laïcs sur les autorités rabbiniques, la création des consistoires n’avait fait que mettre un terme à une longue lutte d’in࠲uence remontant au XIVe siècle, source de nombreux incidents dans les communautés alsaciennes et lorraines avant la Révolution, mais que le judaïsme séfarade, où le rabbin ne jouait qu’un rôle e࠰acé sur le plan politique, n’avait pas connue. Le décret de 1853 fut complété par celui du 29 août 1862 qui élargit considérablement les catégories de membres laïcs des consistoires départementaux admis à participer aux élections et créa une catégorie de sous-rabbins destinés en principe à remplacer les ministres o࠳ciants (Һazanim), mais qui n’eut aucune réelle application 18. En 1849, Adolphe Franck incita le Consistoire à protester contre l’oubli du culte israélite dans le projet de loi sur l’instruction publique, la célèbre loi Falloux ; comme on l’a vu, il fut élu en 1850 comme représentant du Consistoire au Conseil supérieur de l’Instruction publique nouvellement créé, jusqu’à son remplacement en 1873 par Lazare Isidor. Il y avait acquis une grande autorité, comme en témoigna Zadoc Kahn en 1893 : Ses anciens collègues savent quelle place distinguée il avait conquise dans ce corps d’élite, grâce à sa science si étendue et si sûre, à l’élévation de son esprit, à la ࠱nesse pénétrante de son jugement et à sa politesse exquise qui donnait à son commerce un charme incomparable 19.

Dans son hommage rendu à Adolphe Franck devant la Société des études juives, Hartwig Derenbourg rappela que « jamais Franck n’a manqué de courtoisie envers ses adversaires, même alors qu’au Conseil supérieur de l’Instruction publique sous l’Empire, il siégeait comme seul représentant du judaïsme dans un concile intolérant de cardinaux, d’archevêques et d’évêques 20 ». Pourtant, sa nomination avait été accueillie avec réserve par Simon Bloch, directeur de l’Univers Israélite, qui pro࠱ta des élections consistoriales partielles de 1859 pour se livrer à une violente attaque contre le Consistoire central et surtout contre Adolphe Franck qu’il accusa d’exercer « une fâcheuse et pernicieuse in࠲uence » sur le judaïsme français ; on trouvera en annexe quelques passages de cet article ; le fait de siéger au Conseil supérieur en lieu et place du grand rabbin Ulmann, à qui ce rôle revenait de droit, témoignait, selon Simon Bloch, du mépris dans lequel il tenait la tradition juive et le rabbinat. Si l’on tient compte de cette analyse, l’élection à ce poste de Lazare Isidor, en 1873, qui provoqua la démission

18. Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 240-277, 285 et 379-382. 19. A. I., 20 avril 1893, p. 123. Z. KAHN, dans À la mémoire d’Adolphe Franck, p. 4-5 et dans Souvenirs et regrets, p. 346. Ph. COHEN ALBERT, The Modernization, p. 153-154. 20. H. DERENBOURG, « Allocution… 27 janvier 1894 », p. V.

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Georges Weill d’Adolphe Franck, pourrait être considérée comme une décision du Consistoire de rendre au grand rabbin Isidor l’une des prérogatives dévolues à sa fonction 21. Adolphe Frank n’obtint pas toujours satisfaction dans ses projets de réforme. Il avait été chargé de rédiger le projet de fusion des cultes bordelais et « allemand » (c’est-à-dire de rites alsacien et lorrain), qui resta longtemps l’un des souhaits du Consistoire ; malgré une étude minutieuse et une enquête très approfondie auprès des consistoires départementaux, ce projet audacieux fut abandonné et n’est jamais revenu à l’ordre du jour. Il réclama aussi à plusieurs reprises au ministre des cultes un texte réglementaire permettant au Consistoire central d’exercer des sanctions contre ce qu’il considérait comme de graves contraventions à l’organisation o࠳cielle du culte, une attitude où il montra une intransigeante fermeté. Il lutta ainsi vigoureusement contre l’ouverture d’oratoires privés indépendants du Consistoire et contre les péritomistes (mohalim) ou circonciseurs amateurs sans formation médicale, peu soucieux des règles d’hygiène élémentaire et responsables de nombreux décès de nourrissons, un débat dont la presse juive se ࠱t l’écho pendant plusieurs années ; il en ࠱t presque une a࠰aire personnelle au point de mettre en garde le ministre des cultes contre les atteintes à l’ordre public et à la santé des enfants. Les gouvernements successifs ne cédèrent pas et refusèrent au Consistoire, en tant qu’administration religieuse, l’autorisation d’appliquer des sanctions, ce droit étant réservé à la puissance publique. En revanche, le décret du 29 août 1862 imposa aux mohalim un certi࠱cat délivré par un médecin désigné par le préfet 22. En 1865, malgré l’avis favorable d’Adolphe Franck, le Consistoire refusa d’intervenir pour obtenir la suppression du serment more judaico en Algérie ; le serment, o࠳ciellement aboli en France depuis 1846, continua à être exigé des juifs algériens dans les procès publics jusqu’en 1871 23. Même après sa retraite, il resta ࠱dèle aux idées qu’il avait contribué à défendre au Consistoire comme philosophe, moraliste, théoricien du droit et croyant : en 1885, il combattit avec véhémence dans un article reproduit et commenté par Isidore Cahen dans les Archives Israélites, l’idée d’une séparation entre l’Église et l’État, parce que, a࠳rma-t-il : […] l’État moderne […] a la prétention de donner satisfaction à tous les besoins d’une société civilisée […] Comment admettre que les besoins de l’âme et de la conscience, que les besoins religieux restent seuls étrangers à sa sollicitude et soient exclus de ses libéralités ?

Les événements politiques des années suivantes virent au contraire l’a࠳rmation d’un État laïque correspondant mieux à l’évolution de la société française mais qui n’aurait probablement pas reçu sa bénédiction 24.

21. U. I., 1859, p. 59-63. 22. Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, passim. R. AYOUN, Typologie, p. 478. 23. Ibid., p. 325-327. 24. A. I., 8 juillet 1885, « L’Église et l’État », p. 217-218. P. SIMON-NAHUM, La Cité investie, La « science du judaïsme » français et la République, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 262 ; cet ouvrage a rendu à Adolphe Franck sa place parmi les savants juifs du XIXe siècle.

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Un philosophe engagé II. Adolphe Franck et la Société des études juives : « une relation passionnelle » La participation d’Adolphe Franck à la Société des études juives, fondée en 1880, fut, comme le décrivit a࠰ectueusement Hartwig Derenbourg dans son hommage funèbre, « l’une de ses dernières passions et pour qui il eut pour lui faire la cour, des accents d’amoureux plein d’illusions sincères ». Il y retrouva l’élite des savants juifs de son temps et une nouvelle génération de chercheurs décidés à faire prévaloir les méthodes philologiques et critiques pour développer une école de la Science du judaïsme accommodée aux règles de l’érudition française. Adolphe Franck s’adapta à cette nouvelle situation avec un certain humour : en remerciant l’assemblée générale de la Société qui l’avait élu à l’unanimité président pour l’année 1888, il a࠳rma qu’on ne trouverait pas chez lui un président éclairé par une vaste et profonde érudition comme ceux qui avaient veillé auparavant sur la Société : Non, dit-il, ne vous faites pas d’illusion, je suis plein d’admiration pour l’érudition, mais quoi qu’on puisse en penser […] je ne suis pas un érudit […] Le milieu dans lequel il me plaît de vivre, c’est celui des idées, des sentiments 25.

En réalité, sa contribution à la naissance de cette nouvelle école des études juives peut être considérée comme essentielle et même pionnière, puisqu’il avait déjà participé dans le passé à plusieurs initiatives de ce genre. En 1860, il avait collaboré à La Vérité Israélite, une revue fondée par des rabbins et des hommes de lettres et dirigée par Joseph Cohen ; il y avait publié en plusieurs livraisons une étude intitulée « De l’état politique, religieux et moral de la Judée dans les derniers temps de sa nationalité ». En 1865, il avait fondé avec Zadoc Kahn, Salomon Munk, Isidore Loeb, Albert Cohn et Hippolyte Rodrigues, la Société scienti࠱que et littéraire israélite, dont il devint le président, mais qui ne parvint pas à réaliser ses projets de publications. En 1866, il avait créé avec le pasteur suisse Emmanuel Pétavel, de Neuchâtel, et le grand rabbin Lazare Wogue une Société pour la traduction des Livres Saints, association œcuménique présidée par le sénateur Amédée Thierry et regroupant des juifs, des catholiques et des protestants, mais qui n’eut qu’une existence éphémère. En࠱n, avec Zadoc Kahn et Hippolyte Rodrigues, il avait contribué, en 1870, à la création du périodique littéraire dirigé par Isidore Loeb, la Revue israélite, disparue en 1872 au bout de trois années, dont une interruption d’un an en raison du siège de Paris et de la Commune 26. Selon Zadoc Kahn : 25. Actes et Conférences de la Société des études juives 2 (1887), p. CCXLII. 26. U. I., 48, n° 16 (1er mai 1893), p. 486. Le pasteur Abraham Pétavel et son ࠱ls Emmanuel ont joué depuis 1858 un rôle important au moment de l’A࠰aire Mortara et de la fondation de l’Alliance israélite universelle ; leur correspondance avec l’Alliance mériterait d’être publiée. P. SIMON-NAHUM, « La Revue des études juives et la science du judaïsme : la préhistoire de l’histoire », dans S. M IMOUNI, J. OLSZOWY-SCHLANGER (éd.), Les revues scientiࠩques d’études juives : passé et avenir, ParisLouvain-Dudley (Mass.), Peeters, 2006, p. 17. G. NAHON, « Minora scripta judaica », ibid., p. 23, 31. S. SCHWARZFUCHS, « Deux revues et une science : La Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums et la Revue des études juives », ibid., p. 150-151. G. WEILL, « Sciences, Judaïsme, Patrie. La fondation de la Société des études juives », ibid., p. 39-59. Sur la Société littéraire, voir la Revue Israélite 1, p. 16 (infra, p. 72).

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Georges Weill Adolphe Franck avait accepté dès le premier jour le titre de membre de la Société des études juives, avant d’y occuper le fauteuil de la présidence aussi longtemps que le permettaient nos statuts, et nous n’oublierons jamais qu’il fut, en quelque sorte, le parrain de notre Société naissante, que ses encouragements et ses éloges furent notre meilleure recommandation auprès du monde savant, que ses conseils, dictés par une expérience consommée, ont contribué à nos succès 27.

S’il est certain qu’il approuva, dès l’origine, les démarches en vue de sa création, son nom n’apparaît o࠳ciellement qu’à partir de 1882 comme membre souscripteur ; il semble que sa participation ait suscité une certaine opposition lors de la réunion préparatoire du 10 novembre 1879 chez le baron James-Édouard de Rothschild. En évoquant les débats mouvementés qui avaient eu lieu à cette occasion, Hartwig Derenbourg rappela que : […] la création de la Société reprenait avec de meilleures chances de succès la tentative de nos devanciers… et qu’elle avait failli verser à ses débuts dans la même ornière pour avoir méconnu la nécessité de l’union sur le terrain mouvant du judaïsme actuel. Quelle déception pour nos espérances, quel symptôme d’infériorité si nous nous étions associés à des sentiments inconsidérés d’orgueil intransigeant à l’égard de nos aînés, de nos guides naturels. Dans une réunion préparatoire qui eut lieu chez notre premier président, M. le baron James de Rothschild, plusieurs soldats enrôlés sous notre bannière exprimèrent leur dé࠱ance à l’égard des généraux. Une jeunesse infatuée prétendit qu’il serait bon de prendre ses précautions contre la gérontocratie envahissante. L’anarchie des propositions fut poussée à l’extrême. La nomination du bureau provisoire, composé exclusivement d’érudits, comme James de Rothschild, président ; Arsène Darmesteter et Zadoc Kahn, vice-présidents, fut un acte décisif déterminant le sens de notre orientation.

Parmi les personnalités contestées, Hartwig Derenbourg cite trois des plus grands savants juifs de son temps : Joseph Derenbourg, qu’une minorité aurait voulu éliminer par haine des supériorités. Un autre de ces précurseurs, qui, sera toujours le plus jeune d’entre nous, M. Jules Oppert, qui nous a fait l’honneur d’être notre porte-parole pendant les années 1890 et 1891. Leur doyen, Adolphe Franck, un troisième épouvantail pour les mêmes cerveaux étroits, n’attendit pas que nous ࠱ssions appel direct à son bon vouloir. Dès que la Revue eut donné sa mesure, il en agréa le programme et donna sa haute et complète approbation à l’esprit qui animait la nouvelle société. Non seulement il s’inscrivit spontanément parmi nos membres souscripteurs mais encore il s’empressa […] de nous faire une réclame fortement motivée et qui a largement contribué à l’épanouissement de notre renommée fraîche éclose 28. 27. Z. K AHN, dans À la mémoire d’Adolphe Franck, p. 5, et dans Souvenirs et regrets, p. 346-347. 28. H. DERENBOURG, « Allocution… 27 janvier 1894 », p. III-XIII (éloge funèbre d’Adolphe Franck). Le baron James-Édouard de Rothschild, bienfaiteur de la Société, était un érudit passionné de philologie romane. Hartwig Derenbourg était le ࠱ls de Joseph Derenbourg, membre de l’Institut. S. SCHWARZFUCHS, « Deux revues et une science », p. 153, cite Adolphe Franck parmi les huit premiers représentants des savants juifs universitaires qui s’étaient inscrits dès 1880, mais sa première cotisation n’apparaît qu’en 1882 dans la Revue des études juives.

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Un philosophe engagé La dernière phrase d’Hartwig Derenbourg faisait allusion au compte rendu de quatorze pages qu’Adolphe Franck avait publié dans le Journal des Savants d’avril 1881, peu après la parution des deux premiers tomes de la Revue des études juives. Il se montra particulièrement élogieux, en montrant l’originalité des contributions, par exemple celle de Joseph Halévy qui démontrait que Balthasar, roi de Babylone, célèbre et malheureux héros de l’un des livres bibliques, était un personnage mythique et que sa vision terri࠱ante du fameux présage Mane, Técel, Phares, écrit en lettres de feu, était en réalité un récit apocryphe. Il rendit compte également de l’article de Zadoc Kahn sur le livre de Joseph le Zélateur, un recueil relatant plusieurs controverses religieuses organisées en France aux XIIe et XIIIe siècles, d’après deux manuscrits du XIVe siècle ; il se livra à un commentaire détaillé, montrant l’importance de ce document pour l’histoire de la théologie juive et pour la vie quotidienne des juifs dans la France de l’époque des derniers capétiens. Tout en rendant hommage au rôle de Zadoc Kahn dans la création de la Revue « fondée en grande partie par son in࠲uence et par son zèle », il lui reprocha d’avoir « trop insisté sur des questions de date et de généalogie et pas assez sur la physionomie des hommes, sur l’état de leur croyance et de leurs idées. Les recherches érudites sont d’un médiocre prix quand elles n’ajoutent rien à ce que nous savons du monde moral et intellectuel ». Cette réaction devant les exagérations de la recherche du détail précis, péché mignon de l’historiographie savante de l’époque, montre la préoccupation constante d’Adolphe Franck de faire apparaître toujours l’homme dans ses rapports avec l’homme. Il fut en revanche très élogieux envers l’article d’Isidore Loeb sur un sujet très proche du précédent, la controverse et le brûlement du Talmud sur l’ordre de saint Louis en 1240-1242, « un travail tout à fait remarquable par les recherches originales qu’il contient et par l’esprit d’impartialité, d’équité et de solide critique qu’il respire » ; il protesta – déjà ! – contre les transcriptions, selon lui fautives, de l’hébreu en français, par exemple le son « ou » par un « u » comme en allemand, et le son « ch » par « sh » comme en anglais… Ce compte rendu solidement documenté témoigne, si besoin était, de la qualité encyclopédique des connaissances d’Adolphe Franck en matière d’histoire juive, depuis l’antiquité jusqu’aux temps modernes 29. L’année suivante, il accepta de faire une conférence publique sur « La science et la religion dans le judaïsme » lors de la séance du 30 novembre 1882, manifestation qui fut annoncée en ces termes : « En raison de l’intérêt spécial que présentera cette séance, les dames et les personnes étrangères à la société munies de lettres de recommandation y seront admises ». À la séance suivante, le conseil vota des remerciements à M. Adolphe Franck « pour le brillant

29. A. FRANCK, « Revue des études juives, publication trimestrielle de la Société des études juives, n° 1 (juillet-septembre) et 2 (octobre-décembre 1880) », compte rendu très détaillé du contenu des deux premiers volumes de la revue, paru dans le Journal des savants avril 1881, p. 212-225 et à part, Paris 1881. G. WEILL, « Zadoc Kahn et la Science du judaïsme », dans J.-Cl. KUPERMINC, J.-Ph. CHAUMONT (éd.), Zadoc Kahn, un grand rabbin entre culture juive, aࠨaire Dreyfus et laïcité, Paris, Éditions de l’Éclat, 2007, p. 142. M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 97, se méprend en a࠳rmant que, « contrairement à Munk, les études juives n’étaient pas sa principale préoccupation ».

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Georges Weill concours qu’il a bien voulu prêter à la société » et décida de publier sa conférence dans le prochain Annuaire 30. Adolphe Franck inaugura ainsi la série des conférences con࠱ées par la Société à un grand nombre de personnalités comme le Dr Manuel Leven, Ernest Renan, le grand rabbin Élie-Aristide Astruc (Les origines et les causes historiques de l’antisémitisme), Guillaume Guizot (Le Marchand de Venise et la légende de Shylock), Maurice Vernes, Zadoc Kahn (Maïmonide), Gaston Paris (La parabole des Trois Anneaux), Abraham Dreyfus (Le juif au théâtre), Abraham Cahen (La prédication juive contemporaine en France), Sacher Masoch (Les sectes juives en Galicie, un sujet qui a laissé moins de traces que certains romans du même auteur), Gaston Maspéro (La Syrie d’après les monuments égyptiens), René Worms, jeune agrégé de philosophie (La morale de Spinoza). « Il ne refusait jamais, malgré son âge avancé, con࠱rma Zadoc Kahn, de nous donner le régal d’un de ces entretiens délicieux dont il avait le secret, où il développait avec un rare bonheur d’expression et une élégance soutenue… les hautes vérités du judaïsme 31 ». Le 17 décembre 1885, Adolphe Franck ࠱t une seconde conférence sur « Le péché originel et la femme, d’après le récit de la Genèse », texte qui fut également publié par la Société, et dans lequel on retrouve, hasard ou coïncidence, l’un des thèmes favoris des discours de Crémieux sur les qualités des femmes prononcés aux assemblées générales de l’Alliance israélite universelle dans les années 1860-1880 32. Il fut alors élu membre du conseil d’administration de la Société pour l’année 1886 avant d’être élu président pour l’année 1888 ; au cours de son mandat, il ne présida personnellement que deux séances du conseil d’administration, car on constate qu’il fut souvent remplacé comme président de séance par Joseph Derenbourg, Zadoc Kahn, Joseph Halévy ou Jules Oppert 33. Lors de l’assemblée générale du 19 janvier 1889, il prononça le rapport moral de l’année écoulée, dans lequel il déplora la mort de plusieurs fondateurs de la Société, entre autres Lazare Isidor, Arsène Darmesteter et Victor Saint-Paul ; il lui revint de clôturer la séance par une troisième conférence sur « Le Panthéisme oriental et le monothéisme hébreu », également publiée dans les Actes et Conférences de la Société 34. Dans son hommage de 1894, qui, comme on l’a déjà constaté, reste l’une des sources les plus précieuses pour décrire la personnalité d’Adolphe Franck,

30. REJ 5 (1882), p. 317-318 ; 6 (1883), p. 160. A. FRANCK, « La religion et la science dans le judaïsme. Conférence faite à la Société des études juives le 25 novembre 1882 », Annuaire de la Société des études juives 2 (1882), p. 76-94 ; à part, Versailles, impr. de Cerf et ࠱ls, 1883, 18 p. 31. REJ 6 (1883), p. 318 ; 7 (1883), p. 160 et 319 ; 8 (1884), p. 160 et 334 ; 9 (1884), p. 318. Actes et conférences de la Société des études juives 1 (1886), p. XLVIII ; 2 (1887), p. CVI, CXLI-CXLVIII. Z. K AHN, dans À la mémoire d’Adolphe Franck, p. 5, et dans Souvenirs et regrets, p. 346-347. 32. Actes et conférences de la Société des études juives 1 (1886), p. V-XIX et XL-XLI. Les discours de Crémieux sont tous reproduits dans le Bulletin de l’Alliance israélite universelle. Cf. G. WEILL, « Adolphe Isaac Crémieux, le combattant pour les libertés », dans Histoire de l’Alliance israélite universelle, Paris, A. Colin, 2010, p. 30-35. 33. Actes et conférences de la Société des études juives 1 (1886), p. XLVII ; 2 (1887), p. CCXLII et CCCIV ; 3 (1888), p. IV, XIII et passim. 34. Ibid., 4 (1889), p. CCCVII-CCCIX et CCCLXXVII-CCCLXXIX.

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Un philosophe engagé Hartwig Derenbourg cite une con࠱dence que l’illustre académicien avait accordée à l’assemblée générale de la Société le 25 janvier 1890 : « Pour moi, je tiens pour un des meilleurs souvenirs de ma vie l’honneur d’avoir, pendant ces neuf ans, présidé deux fois vos réunions et rempli trois fois la tâche enviée du conférencier ». Puis il ajoute avec une tendresse pleine d’expansion dont j’ai conservé l’écho dans mon oreille, tant l’orateur avait su régler ses intonations : « Si un jour quelqu’un de mes auditeurs, de mes amis ou de mes lecteurs ne juge pas au-dessous de lui d’écrire ma biographie, je le supplie d’avance de ne pas oublier, parmi les modestes titres que je pourrais présenter à l’estime de ceux qui me survivront, les témoignages de bienveillance que j’ai reçus de la Société des Études juives. Je les place au niveau des honneurs académiques et de l’avantage que j’ai eu d’enseigner du haut de la chaire du Collège de France 35 ».

Cette déclaration témoigne de l’importance qu’il accordait à la création et au développement d’une société dont le succès couronnait pour lui un demi-siècle d’e࠰orts en vue de promouvoir la Science du judaïsme. On peut la rapprocher de celle faite quinze ans plus tard par Zadoc Kahn, peu avant sa mort, lors du banquet du 14 mars 1905 qui célébrait le vingt-cinquième anniversaire de la Société des études juives, au cours duquel il se déclarait particulièrement ࠱er d’avoir été parmi les créateurs la Société : « Eh bien, ce mérite, je le revendique hautement ; je ne suis pas fâché qu’un jour, le plus tard possible […] on puisse dire : Il fut aussi l’un des promoteurs de la Société des études juives ! ». La contribution d’Adolphe Franck au renouveau des études critiques, marquée par le moralisme, la philosophie religieuse et la prééminence du droit naturel, porte le sceau de la première génération des savants issus de l’émancipation ; mais sa participation active aux e࠰orts tentés depuis 1860 pour promouvoir les méthodes philologiques en exégèse biblique, ainsi qu’en histoire et en littérature juives, témoigne aussi du rôle essentiel qu’il joua dans la fondation de la nouvelle école française de la Science du judaïsme 36. III. Adolphe Franck et la presse juive : une collaboration sélective Si la participation d’Adolphe Franck aux associations juives est assez aisée à retracer, grâce aux comptes rendus des réunions qui ont été conservés, ses contributions à la presse juive de l’époque sont plus di࠳ciles à établir. Les bibliographies présentées en complément de ses notices biographiques ne citent que ses ouvrages, quelquefois de façon incomplète ; il faut se reporter à la compilation partielle élaborée par Moïse Schwab à la ࠱n du XIXe siècle, restée inédite et très incomplète, ou dépouiller les périodiques publiés entre les années 1830 et la ࠱n du siècle. On peut aussi utiliser les références des travaux universitaires qui le concernent, solution utile, mais jamais totalement exhaustive. La presse juive 35. H. DERENBOURG, « Allocution… 27 janvier 1894 », p. VII. 36. G. WEILL, « Zadoc Kahn et la Science du judaïsme », p. 148. Id., « Sciences, judaïsme, patrie », p. 39-59. P. SIMON-NAHUM, « La Revue des études juives et la science du judaïsme », p. 1-20. Ead., La cité investie, p. 118-126.

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Georges Weill actuellement consultable à la Bibliothèque de l’Alliance israélite universelle se compose essentiellement des Archives Israélites, de l’Univers Israélite, des publications de la Société des études juives et de quelques périodiques dans lesquels nous avons procédé par sondages. On sait aussi qu’il collabora régulièrement avec des journaux d’information, en particulier le Journal des Débats dont il fut, selon l’Univers Israélite, l’un des principaux rédacteurs, et le Journal des Savants auquel il donna plusieurs comptes rendus d’ouvrages d’intérêt juif. Il dirigea aussi La Paix Sociale, organe de la Ligue nationale contre l’athéisme, qu’il avait créé avec Jules Simon 37. 1. Les Archives Israélites Fondées en 1840 par Samuel Cahen, auquel succéda son ࠱ls Isidore Cahen, ancien élève d’Adolphe Franck, les Archives Israélites furent successivement dirigées par deux hommes qui partageaient avec le philosophe les mêmes opinions politiques et les mêmes convictions morales. Ils soutinrent ࠱dèlement tous ses combats religieux, et il n’est guère étonnant de constater que la majorité des contributions d’Adolphe Franck à la presse juive furent réservées à cet hebdomadaire, comme le montrent les listes d’articles publiés, en annexe. Il fut d’ailleurs désigné par Samuel Cahen comme un collaborateur du journal, ce qu’il faut comprendre comme une sorte de conseiller et d’informateur discret plutôt que comme auteur, car il signa très peu d’articles originaux de son nom. Quoi qu’il en soit, le journal suivit pas à pas la progression de sa carrière d’enseignant et d’homme public de la façon la plus élogieuse et même quelquefois un peu dithyrambique… Entre 1840 et le 30 avril 1893, date de l’hommage rendu par Isidore Cahen au lendemain de ses obsèques, les Archives Israélites publièrent environ quarante-cinq informations, notices et articles mentionnant Adolphe Franck, comme enseignant, auteur, universitaire, membre du Consistoire puis de l’Institut de France, candidat aux élections, polémiste ou personnage public ; ainsi en 1840, à deux dates successives : M. Franck, docteur ès-lettres, professeur de philosophie au collège royal Charlemagne, vient d’être institué en qualité d’agrégé pour la philosophie, près de la faculté des lettres de Paris. Seul entre neuf concurrents, notre savant collaborateur a obtenu cet honneur, après un brillant concours qui a eu lieu à la Sorbonne le 15 septembre, sous la présidence de M. Jou࠰roy. (Voy. Le rapport de l’illustre président dans le Moniteur du 4 octobre.) C’est par erreur que nous avons dit, dans le n° 9, p. 476 (sic) que M. Franck a été provisoirement chargé de la chaire de philosophie au collège Charlemagne. C’est provisoirement nommé qu’il fallait dire. M. Franck, professeur agrégé de philosophie à la Faculté des Lettres de Paris, ouvrira, au mois d’avril prochain, à la Sorbonne, un cours public sur le sujet

37. L. WOGUE, « Adolphe Franck », U. I. 48 (1er mai 1893), p. 484. Compte rendu élogieux de l’hebdomadaire La Paix sociale, quali࠱é « d’œuvre sainte » par le même dans l’U. I. du 16 juillet 1888, p. 650-652. G. NAHON, « Minora scripta judaica ». M. SCHWAB, Répertoire des articles relatifs à l’histoire et à la littérature juives parus dans les périodiques de 1783 à 1898, lithographié, t. I, Paris, Durlacher, 1899, p. 111-112.

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Un philosophe engagé suivant : De la Psychologie dans ses rapports avec l’histoire de la Philosophie. Nous annoncerons à nos lecteurs le jour et l’heure où M. Franck prononcera son discours d’ouverture. Ce n’est pas sans vif intérêt que nous verrons, pour la première fois, un de nos coreligionnaires arriver à l’enseignement supérieur de la Sorbonne.

Le journal n’hésita pas à le considérer comme l’une des quatre ou cinq personnalités juives françaises les plus éminentes de l’époque ; en 1841, une lettre signée de la lettre hébraïque ĩ (Tsadé) proteste contre la nomination de personnalités résidant en France tout en gardant leur nationalité étrangère, sur la liste des notables du collège électoral des consistoires : […] D’ailleurs sommes-nous si pauvres qu’il faille recourir au-dehors ? Voyons. Je ne citerai que quatre Français, quatre Israélites habitants de la ville de Paris. 1° M. Salvador, le célèbre publiciste, qui mérite à tant de titres d’être membre de l’académie des Inscriptions… 2° M. Alvarez Levy […] dont les travaux ont été justement récompensés par la décoration… 3° M. Cahen, traducteur de la Bible, rédacteur des Archives, que chacun est surpris de ne pas encore voir décoré… 4° M. Franck, professeur de philosophie, si profond dans une science si éminente, qui remplit avec tant de distinction sa place au collège Charlemagne, est-il déplacé dans un collège de notables ?

En 1843, le texte de présentation d’une lettre non signée sur la réforme de l’École centrale rabbinique décrit l’auteur d’une manière si ࠲atteuse qu’elle ne jette aucun doute sur son identité, étant donné les précédentes allusions du journal aux mérites d’Adolphe Franck : Un de nos plus forts penseurs, un coreligionnaire dont le caractère est aussi honorable que sa science est profonde, un homme en࠱n qu’une santé délicate n’empêche pas de conserver une vaste intelligence, un esprit éclairé, un jugement droit, et, ce qui est surtout très méritoire, un grand zèle pour les progrès de notre jeunesse studieuse, a bien voulu nous communiquer ses vues sur l’école rabbinique.

Pour ne pas multiplier les exemples, on citera en dernier lieu l’annonce de l’élection d’Adolphe Franck comme délégué du consistoire de Nancy au Consistoire central, après les élections de 1844 : Le consistoire de Nancy devra être ࠱er d’être représenté au sein du consistoire central par un tel délégué. Nous ajouterons que la nomination de M. Franck aurait honoré un collège de notables même s’il n’avait pas été admis à l’Institut, et il y a déjà plusieurs années que les Archives ont exprimé cette opinion 38.

Quant à ses propres contributions, même s’il en signa un certain nombre, il ne s’agit pas forcément d’articles originaux : la moitié de ces textes, soit une quinzaine, sont la publication, plus ou moins partielle, de quelques-uns de ses cours magistraux au Collège de France, de conférences à la Société des études juives, de 38. A. I. 1840, p. 573 ; 1841, p. 114 et 507-509 ; 1843, p. 714 ; 1844, p. 223-224. Sur les premières années du journal, voir B. P HILIPPE, Les Archives Israélites de France, de leur création en 1840 à février 1848, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.

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Georges Weill notices et de comptes rendus déjà publiés ailleurs, par exemple dans les récentes livraisons de son Dictionnaire des sciences philosophiques ou dans di࠰érentes revues comme la Revue et l’Annuaire de la Société des études juives. Adolphe Franck y exalte en particulier les valeurs civiques et morales du judaïsme, qu’il défend contre les attaques antisémites en France et à l’étranger ; il a࠳rme l’importance de l’intégration des juifs dans la société française, tout en dénonçant les législations antisémites dans plusieurs pays d’Europe, en particulier en Russie. Le journal ne mentionne pas de façon régulière ses nombreuses prises de position au sein du Consistoire central, sur les problèmes religieux qui agitèrent le judaïsme français de cette époque, sauf sur deux sujets précis : d’une part, la réforme de l’École centrale rabbinique, qui fut, comme on l’a vu, l’une de ses préoccupations majeures, d’autre part, les rapports entre la religion et l’État. Dans les années 1880, Adolphe Franck entreprit de combattre la notion de séparation de l’Église et l’État, en a࠳rmant que le républicanisme était le système politique le mieux adapté au judaïsme, malgré les campagnes des partis de gauche contre l’Église 39. Les Archives appuyèrent régulièrement les candidatures successives d’Adolphe Franck aux élections consistoriales de la circonscription de Nancy. En mars 1848, le journal publia, sous le titre « Les Archives et les élections », un long article d’Isidore Cahen, alors encore étudiant à l’École normale, dans lequel celui-ci dénonçait les candidatures de prêtres et de pasteurs aux élections des représentants à l’Assemblée nationale prévues les 23 et 24 avril 1848 et a࠳rmait que les cultes n’avaient pas à être représentés dans une assemblée politique ; en revanche, il défendit vigoureusement la candidature d’Adolphe Franck dans le département de la Meurthe, « non parce qu’il est israélite, mais parce qu’il est bon citoyen et israélite » : Fils de ses œuvres, travailleur infatigable, patriote sincère et démocrate intelligent, M. Franck mériterait d’entrer à l’Assemblée Nationale, quand il ne serait ni de l’Institut, ni de la Faculté des lettres […] Citoyen ferme, israélite éclairé, patriote dévoué, M. Franck n’a pas d’autres titres que ceux-là : il n’a ni la naissance, ni la fortune ; mais il n’a pas non plus la morgue qui les accompagne souvent, surtout chez nous, où l’esprit démocratique a encore tant de progrès à faire, où la richesse oublie si fréquemment que, réduite à elle seule, elle est loin de valoir le talent ou la probité : M. Franck est un plébéien ; ne s’étant pas guindé sur des échasses, il n’aura pas d’e࠰orts à faire pour donner la main aux travailleurs de toute classe, ses futurs collègues. M. Franck est de ces hommes qui ont grandi par leurs propres e࠰orts, qui sont sortis du peuple, ou plutôt qui n’en sont jamais sortis, et n’en sortiront jamais !

À la suite de ce superbe plaidoyer, le journal publia la profession de foi adressée par Adolphe Franck aux électeurs de la Meurthe, dans laquelle il exposait sa 39. A. I. 1841, p. 445-448 ; 1843, p. 714-721 ; 1846, p. 644-645. Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 167-170, 242-259, 307-311. M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 96-99 et 446-447. I. UHRY, Recueil des lois… concernant les Israélites, p. 18-34. A. I. 1885, « L’Église et l’État », p. 217-218 ; 1886, « Rôle du judaïsme dans le mouvement politique contemporain », p. 203-205 et 257-258, article cité par M. MARRUS, Les Juifs de France, p. 135-136.

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Un philosophe engagé conception patriotique et sociale de la République future, très utopique comme le voulait le climat exalté de l’époque, dont plusieurs passages ont encore une résonance très actuelle, mais dont on regrette de ne pouvoir donner que de brefs extraits : La révolution de 1848 sera la dernière […] ; c’est à cette condition qu’elle fera le tour du monde sans nous coûter une goutte de sang et que le génie de la France, nouveau messager de Dieu, marchera à la tête de l’humanité, non comme la nuée qui porte dans ses ࠲ancs la foudre et les orages, mais comme la colonne de feu qui éclaire et vivi࠱e […] J’appellerai un ensemble de fortes institutions destinées à protéger depuis le berceau jusqu’à la tombe tous ceux dont la fortune gît dans le travail. Je demanderai que cette sollicitude de la patrie s’étende sur les campagnes comme sur les villes, et que le moindre village puisse avoir un jour sa crèche, sa salle d’asile (école maternelle, note de l’éditeur), sa caisse d’épargne, sa maison de retraite pour les travailleurs malades ou in࠱rmes… 40.

Quelques mois plus tard, les Archives Israélites signalèrent à leurs lecteurs l’article d’Adolphe Franck paru dans la Liberté de penser, réfutant avec vigueur « les théories dangereuses du communisme », qui fut réédité en brochure par ses amis en 1871. En octobre 1869, le journal relata en détail un entretien entre Adolphe Franck et Charles de Hohenzollern, prince de Roumanie, qu’il venait de rencontrer à Saint-Gratien chez le consul de Prusse et dont le texte ne pouvait que provenir de l’intéressé lui-même. Adolphe Franck reprocha au prince son attitude passive devant les troubles antisémites en Roumanie ; le prince a࠳rma qu’il déplorait ces troubles autant que lui et qu’il espérait au contraire que les juifs formeraient la future classe moyenne de sa patrie adoptive. Adolphe Franck répliqua que la Roumanie devrait respecter la liberté de conscience si elle voulait avoir l’appui de l’Europe occidentale au moment de son indépendance de l’Empire ottoman, une hypothèse qui fut alors jugée comme « hasardeuse » par le rédacteur des Archives Israélites ; ce fut pourtant très exactement la position des Puissances au Congrès de Berlin de 1878 grâce à l’intervention d’Adolphe Crémieux, du banquier juif allemand Gerson von Bleichröder et de l’Alliance israélite universelle. On sait que la Roumanie devenue indépendante ne respecta jamais le traité et entretint, malgré d’innombrables protestations, un véritable antisémitisme d’État. Sauf une in࠱me minorité d’entre eux, les juifs roumains furent considérés comme « étrangers » et ne reçurent les droits de citoyens qu’en 1919, grâce à l’intervention de la France à la Conférence de la Paix. On peut constater que, loin de se réfugier derrière ses fonctions o࠳cielles pour adopter un éventuel « devoir de réserve », Adolphe Franck argua de son titre de vice-président du Consistoire central pour placer le prince sur la défensive, une attitude courageuse qu’il compléta en autorisant la publication des termes de son entrevue 41. 40. A. I. 1848, p. 143-147, 197-213, 246-248. 41. A. I. 1848, p. 537-538. Revue Israélite 34 (7 juillet 1871), p. 540. M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 296-297, 303, 339, 399 et 466. La Liberté de penser, revue républicaine fondée en 1847 par Michelet, Jules Simon, Ernest Renan. – Charles (Carol Ier) de Hohenzollern-Sigmaringen (1839-1914), prince de Roumanie en 1866, roi en 1881. Sur l’attitude de la Roumanie envers les juifs au XIXe s., voir les

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Georges Weill Ce panorama de sa collaboration avec les Archives Israélites serait incomplet sans la mention de trois comptes rendus d’Adolphe Franck, dont un seul semble avoir été rédigé spécialement pour les Archives. Il s’agit de l’édition d’un manuscrit karaïte par le célèbre théologien luthérien allemand Franz Delitzsch (1813-1890), alors professeur à Leipzig. Les deux autres comptes rendus sont des reproductions de textes déjà publiés, l’un extrait des minutes de l’Académie des sciences morales et politiques, l’autre paru dans le Journal des Savants 42. 2. L’ Univers Israélite Fondé en 1845 par Simon Bloch pour défendre la tradition orthodoxe contre les mesures réformatrices du Consistoire central et a࠳rmer la prééminence du rabbinat sur les notables laïcs, l’Univers Israélite ne contient apparemment que très peu de citations concernant Adolphe Franck ; faute de tables annuelles complètes, cette constatation demande à être véri࠱ée par un dépouillement complet de tous les volumes. Nous avons tenté de pallier cette carence en utilisant les références qui le concernent dans les travaux récents sur cette période. On comprendra que les conclusions auxquelles nous sommes arrivé ne sont pas dé࠱nitives 43. Simon Bloch avait été forcé de démissionner de son poste de secrétaire du Consistoire central en raison de son opposition farouche à l’ensemble de sa politique réformatrice ; on a déjà pu constater, à l’occasion des élections consistoriales de 1859, les imprécations qu’il avait lancées contre deux de ses membres, mais surtout contre Adolphe Franck, accusé des pires péchés contre le judaïsme… Michael Graetz cite deux précédentes mentions de Franck et de Salomon Munk au cours des années 1854-1856, qui n’ont pu être retrouvées. Il n’existe apparemment aucune autre citation du savant philosophe avant le 1er août 1878, date à laquelle le journal annonce qu’il a rendu compte les 9 et 16 mars devant l’Académie des sciences morales et politiques de l’ouvrage du grand rabbin d’Épinal Moïse Schuhl, Sentences et Proverbes du Talmud, une information reprise quelques semaines plus tard dans le mensuel publié à Marseille par le rabbin Benjamin Mossé La Famille de Jacob 44. La date de cette information n’est pas anodine, car elle coïncide pratiquement avec le remplacement de Simon Bloch par le grand rabbin Lazare Wogue comme rédacteur de l’Univers nombreux travaux de C. I ANCU, en particulier Les Juifs en Roumanie, (1866-1919). De l’exclusion à l’émancipation, Aix-en-Provence, université de Provence, 1978 et, du même, Bleichröder et Crémieux. Le combat pour l’émancipation des Juifs de Roumanie devant le Congrès de Berlin. Correspondance inédite (1878-1880), Montpellier, université Paul Valéry, 1987. 42. A. I. 1842, p. 173-180 : « François Delitzsch, L’Arbre de vie, manuscrit karaïte du XIVe siècle d’Aron ben Éli, Leipzig, 1841 ». Ibid. 1845, p. 787-792, « Rapport fait par A. Franck à l’Académie des sciences morales et politiques » sur un ouvrage de M. LANCI, Paralipomènes pour servir à l’explication de l’Écriture Sainte par des monuments phéniciens, assyriens et égyptiens. A. I. 1869, p. 363-365, reproduction du compte rendu par A. Franck du livre d’I. WEIL, Philosophie religieuse de Lévi ben Gerson, Paris 1868, paru dans le Journal des Savants. 43. Certaines références citées par M. GRAETZ dans son édition française, Les Juifs de France, p. 72, 79 et 444-445, n’ont pu être retrouvées : U. I. 10 (1854-1855), p. 521 ; 11 (1855-1856), p. 184 ; 14 (1858-1859), p. 60-62. 44. U. I. 33 (1877-1878), 1er août 1878, p. 735. La Famille de Jacob 20 (20 novembre 1878), p. 44-46. É. ROOS-SCHUHL, Patrie-Religion, p. 235 et 565.

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Un philosophe engagé Israélite, en janvier 1879, et marque apparemment la ࠱n de l’ostracisme du journal envers Adolphe Franck, mais pas la ࠱n des désaccords doctrinaux : en 1888, Lazare Wogue critiqua les argumentations développées dans les premiers numéros de La Paix Sociale, l’hebdomadaire de la Ligue contre l’athéisme, dont Adolphe Franck était le principal rédacteur 45. Cependant, au moment de sa mort, le même Lazare Wogue, qui, comme l’on sait, devait à Adolphe Franck sa chaire à l’École rabbinique devenue Séminaire Israélite, rendit un hommage appuyé à l’académicien : L’une des intelligences les plus lumineuses, et en même temps les plus aimables, qui aient honoré le judaïsme et notre siècle […] Ses nombreux articles et conférences contre l’athéisme, qui furent l’honneur de sa vieillesse ; ses discours aux séances des Études juives et à quelques distributions de prix, œuvres exquises dont plusieurs ont orné l’Univers Israélite, sont autant de tributs payés par le vénérable écrivain à la religion de ses pères 46.

3. La Revue Israélite Fondée à la veille de la guerre franco-prussienne, sous le patronage de Zadoc Kahn, Adolphe Franck, Hippolyte Rodrigues et de quelques autres membres de la Société scienti࠱que et littéraire israélite, et dirigé par Isidore Loeb, l’hebdomadaire la Revue Israélite n’eut qu’une brève existence. Après les six premiers mois de 1870, la Revue dut s’interrompre au début de la guerre contre la Prusse et ne reparut qu’un an plus tard, après la Commune, fusionnée avec un autre périodique, la Presse Israélite de Moïse Schwab ; elle cessa dé࠱nitivement de paraître après le mois de décembre 1872. Le premier numéro du 14 janvier 1870 contient, page 16, un avis adressé par le président Adolphe Franck et le secrétaire Hippolyte Rodrigues aux membres de la Société littéraire israélite, les prévenant de la publication du nouveau périodique « qui nous a paru digne de nos encouragements et de nos plus vives sympathies » et leur o࠰rant un abonnement de six mois à ce journal, en compensation d’un ouvrage sur les juifs espagnols, précédemment annoncé aux sociétaires et « qui ne tardera pas à paraître » ; en réalité, cette étude ne vit jamais le jour. Il ne semble pas qu’Adolphe Franck ait publié des articles dans la Revue ; en revanche, celle-ci rendait compte régulièrement, dans un style quelquefois un peu cérémonieux, des événements universitaires, politiques et même familiaux survenus au cours de sa vie publique, par exemple le 10 juin 1870, peu après une invitation d’Adolphe Franck à Compiègne au cours de laquelle il impressionna par son éloquence l’Impératrice Eugénie : « M. Adolphe Franck, l’illustre professeur du Collège de France, vice-président du Consistoire central, sera de la prochaine série des nouveaux sénateurs. Nous espérons qu’elle [cette nomination] n’empêchera pas celle de M. le grand rabbin Isidor », ou le 19 janvier 1872 :

45. U. I. 16 juillet 1888, « La Paix Sociale », p. 650-652. M. M ARRUS, Les Juifs de France, p. 153-154. 46. U. I. 1er mai 1893, « Adolphe Franck », p. 483-486.

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Georges Weill Mardi dernier, l’empereur du Brésil a assisté au cours de M. Franck au collège de France, confondu avec le public. Le professeur ayant trouvé dans le sujet qu’il abordait ce jour-là, l’occasion de faire allusion à la loi qui vient d’abolir l’esclavage au Brésil, l’auditoire a témoigné sa chaleureuse sympathie au souverain qui a pris l’initiative de cet acte de justice et d’humanité.

Ou encore, le 13 décembre 1872 : M. Franck fera cours au Collège de France sur les principes du droit des gens et sur les principales théories du droit naturel les mardi et samedi. Quant à ce dernier cours, nous croyons, quoi qu’en ait dit un journaliste israélite, que ce n’est pas une transgression sabbatique de le faire ni de le suivre, pas plus que nos rabbins ne commettent de péché en exerçant aux jours de fête leurs fonctions pastorales par la prédication, ni les ࠱dèles en allant l’écouter.

En décembre 1872, le journal commenta un article de l’Univers de Louis Veuillot, l’antisémite le plus acharné de l’époque, qui reprochait à Adolphe Franck de citer la Saint-Barthélemy comme l’un des excès du fanatisme religieux catholique dans son cours du Collège de France : M. Franck, juif de naissance, libre penseur par principes, républicain d’occasion, professeur sans talent, cherche à se créer un auditoire en faisant de sa chaire une succursale de la presse révolutionnaire.

Le commentateur de la Revue ajouta : Nous faisons à nos lecteurs grâce du reste ; les insultes de l’organe de Veuillot, sont une consécration de tout talent libéral, de toute science indépendante.

Au-delà de l’admiration justi࠱ée que pouvait susciter la personnalité d’Adolphe Franck auprès de ses lecteurs, on peut s’interroger sur les motivations du rédacteur en chef-gérant, Isidore Loeb, qui venait d’être nommé secrétaire de l’Alliance israélite universelle : espérait-il, par quelques ࠲atteries, convaincre le savant de réintégrer le Comité central de l’Alliance qu’il avait quitté dix ans auparavant ? La trop faible durée de la Revue qui cessa de paraître peu avant la démission d’Adolphe Franck du Consistoire central en 1873, nous prive aussi de ses commentaires sur cet événement. En réalité, ce périodique se présentait plus comme un magazine littéraire de qualité que comme une revue scienti࠱que, faute peut-être de pouvoir disposer de textes savants prêts à être publiés ; sous cette forme un peu mondaine, il pouvait di࠳cilement lutter avec ses concurrents directs, les Archives et l’Univers Israélite, professionnellement mieux organisés, ce qui expliquerait au moins en partie sa disparition. Ses fondateurs comprirent la leçon : dix ans plus tard, la création de la Société des études juives et le sommaire de sa Revue s’appuyèrent sur des soutiens ࠱nanciers solides et des articles uniquement fondés sur des règles éditoriales strictes 47. 47. Revue Israélite 1, p. 16. L’ouvrage sur les juifs d’Espagne avait probablement été con࠱é à Isidore Loeb, gérant de la Revue, travailleur infatigable, mais dont l’emploi du temps avait néanmoins des limites. Sur les candidatures au Sénat impérial, ibid. (10 juin 1870), p. 349. Ibid. 3 (19 janvier 1872), p. 91. Ibid. (13 décembre 1872), p. 779 ; ibid. (27 décembre 1872), p. 804. Sur la nomination au Sénat du grand rabbin Ulmann, A. I. 1861, p. 234. Les sénateurs étaient nommés par l’Empereur selon le

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Un philosophe engagé 4. Autres périodiques On trouvera en annexe quelques références concernant Adolphe Franck, dans des périodiques plus modestes comme La Famille de Jacob, déjà cité, le Lien d’Israël et La Vérité Israélite ; ce dernier publiait dans son supplément une chronique donnant des échos de la vie juive parisienne, mais il cessa de paraître au bout de deux ans, en 1862. Nous avons ajouté les références d’une dizaine de comptes rendus d’Adolphe Franck sur des sujets juifs au Journal des Savants, dont l’un sur le premier numéro de la Revue des études juives, qui témoigne de sa parfaite connaissance de l’histoire et de la littérature juives. Par recoupement, on peut citer aussi au moins quatre comptes rendus lus au cours des séances de l’Académie des sciences morales et politiques. Moïse Schwab signale en࠱n trois comptes rendus parus dans le mensuel allemand de science populaire pour l’enseignement du judaïsme, les Populär Wissenschaftliche Monatsblätter zur Belehrung über Judenthum, publié à Francfort entre 1881 et 1898. Ces références demandent à être véri࠱ées dans les collections. La bibliothèque de l’Alliance conserve le Réveil d’Israël, feuille mensuelle destinée à la conversion des juifs, qui publia en 1893 un éloge d’Adolphe Franck, cité plus haut, assorti d’une lettre adressée en 1886 par Adolphe Franck à son rédacteur sur les conditions d’un rapprochement entre le judaïsme et le christianisme : Saint-Gratien (Seine-et-Oise), le 24 août 1886. Monsieur, […] Sans blâmer en aucune manière le projet auquel vous consacrez votre journal, celui de provoquer la naissance d’une Église judéo-chrétienne, je vous dirai cependant que le succès de vos e࠰orts me paraîtrait plus assuré, si vous proposiez seulement de fonder une alliance entre les deux religions, une alliance judéo-chrétienne, qui ne demanderait aux Juifs ni conversion ni abjuration, et qui laisserait aux chrétiens toute espérance de conquérir à leur foi les générations à venir. […] Il y aurait un rapprochement et une mutuelle sympathie qui laisserait à chacun des deux alliés sa dignité et son indépendance. On s’entendrait, on travaillerait de concert au triomphe de la charité et à la ruine de l’injustice. Le temps ferait le reste de ce que Dieu a décidé… Croyez, monsieur, à mes sentiments de vive sympathie et de profonde estime. Ad. Franck 48.

nombre de sièges restant à pourvoir sur un nombre de 150 à 165 au total. Isidore Cahen, dans son éloge funèbre d’Adolphe Franck, rappelle les réceptions impériales au château de Compiègne « où il avait conquis les bonnes grâces de l’impératrice par la simplicité de sa personne, la profondeur et l’éclat de sa conversation. Porté sur la liste des candidats au Sénat, la révolution de 1870 seule empêcha sa promotion » (A. I. 1893, p. 123). 48. G. NAHON, « Minora scripta judaica », p. 31. Voir infra, annexe I, les références des articles cités.

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Georges Weill IV. Adolphe Franck et l’Alliance israélite universelle : un rendez-vous manqué Les relations entre Adolphe Franck et l’Alliance israélite universelle, dont le manifeste et les ambitions auraient dû satisfaire ses convictions les plus profondes, furent au contraire d’une brièveté surprenante ; elles suscitent encore aujourd’hui chez les historiens diverses interrogations sur les raisons véritables de cette rupture, qu’Adolphe Franck lui-même n’aurait peut-être pas souhaité être aussi rapide ni aussi dé࠱nitive. Il avait accepté dans le courant de l’année 1860 de devenir membre du comité provisoire ; il y côtoyait deux disciples dévoués, Isidore Cahen et Eugène Manuel, tous deux anciens élèves de cette classe de rhétorique du lycée Charlemagne où il avait enseigné la philosophie au début des années 1840, mais aussi disciples de Jules Simon et Michelet. Il y retrouvait les valeurs morales juives qu’il défendait et les principes républicains auxquels, comme les fondateurs de l’Alliance, il était resté ࠱dèle depuis son engagement public de 1848 ; on a pu constater en outre que ces hommes « se reconnaissaient dans le principe d’une “religion spirituelle” à laquelle Jules Simon et Adolphe Franck avaient consacré de nombreuses pages et qui posait l’existence d’un principe supérieur, rappelant le principe de l’immortalité de l’âme 49 ». Tout semblait ainsi réuni pour inaugurer une harmonie supposée parfaite entre le philosophe, maître à penser de toute une génération, et les fondateurs de la jeune société, même s’il n’avait pas pris part publiquement aux longs débats qui précédèrent la rédaction du manifeste de 1860. En fait, rien ne se passa comme on aurait pu l’espérer. Son nom n’apparaît pas parmi les dix-sept personnalités qui assistèrent à la célèbre réunion du 14 mai 1860 à l’origine de la création de l’Alliance, ni dans les premiers comités ; il n’est cité comme membre du Comité provisoire que dans une publication datée de décembre 1860. Le 1er janvier 1861, il accepta de devenir membre de la commission de la future bibliothèque, et il fut désigné le 7 janvier suivant pour en rédiger le règlement avec Fromenthal Halévy – autre membre du Consistoire central –, le baron Louis-Jean Koenigswarter, comme lui membre de l’Institut, et le Dr Salomon Otterbourg 50. Les archives de l’Alliance conservent ensuite deux lettres de lui, toutes deux datées du 25 mars 1861. La première lettre est en fait une sorte de commentaire ajouté au bas d’une lettre adressée à l’Alliance par le Consistoire central ; ce dernier réfutait point par point les arguments des fondateurs de la jeune société qui lui reprochaient de ne pas agir avec su࠳samment de fermeté lors des attaques contre les juifs, en France et à l’étranger ; ces reproches visaient en particulier le manque d’énergie du Consistoire pour défendre la famille Mortara, pour lutter en France contre les menées des convertisseurs et protester 49. Bulletin de l’AIU juin 1860, réédité en décembre 1860, p. 12-16. E. MANUEL, Préface à la nouvelle édition des Nouvelles Études orientales de Franck, Paris, C. Lévy, 1896, p. II-III. P. SIMON-NAHUM, « Aux origines de l’Alliance », dans Histoire de l’Alliance israélite universelle, p. 20, 37 et 40. 50. (Bulletin AIU), Procès-verbal de l’assemblée générale annuelle du 30 mai 1861, 1861, p. 7. Bulletin de l’AIU sans date (1861), Séances du comité provisoire des 1er et 7 janvier 1861. J.-Cl. KUPERMINC, « La bibliothèque », dans Histoire de l’Alliance, p. 429.

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Un philosophe engagé contre la politique discriminatoire de plusieurs cantons suisses. Le Consistoire déclara faire con࠱ance à la justice française dans les cas de conversions forcées et a࠳rma remplir parfaitement et avec toute la discrétion nécessaire, les missions qui lui étaient dévolues par la loi ; cette lettre, soigneusement calligraphiée selon l’usage épistolaire de l’époque, était signée par huit des onze membres du Consistoire central, à l’exception d’Alphonse de Rothschild et de Bénédict Allégri qui étaient absents lors de la réunion du 21 mars 1861 au cours de laquelle fut discutée la réponse à donner à l’Alliance. Adolphe Franck ne signa pas la lettre, mais y ajouta une sorte de post-scriptum : Consistoire Central des Israélites de France N° 8755

Paris, le 25 mars 1861

Messieurs, En réponse à la lettre que vous nous avez fait l’honneur de nous adresser le 15 de ce mois, nous croyons utile, pour faire cesser vos préoccupations, de vous donner l’assurance que le Consistoire Central n’a jamais négligé les intérêts véritables du culte israélite et les devoirs sacrés qui lui sont imposés. Bien que sa position o࠳cielle et ses attributions purement administratives lui imposent une certaine réserve et lui commandent de respecter certaines convenances, il a saisi avec empressement toutes les occasions de se rendre utile à ses coreligionnaires du dedans protégés par nos lois et d’étendre sa protection sur les Israélites du dehors toutes les fois que son intervention auprès du Gouvernement français pouvait avoir des chances de succès. Dans ces occasions, il a toujours agi, sans avoir besoin d’être averti ni encore moins d’être stimulé par un zèle o࠳cieux qui aurait dépassé le sien. Il a usé dans toutes les circonstances, de l’in࠲uence légitime que son caractère o࠳ciel peut seul lui donner et son action, pour s’exercer sans aucun bruit, n’en a pas été moins e࠳cace. Quant à M. Mortara, nous lui avons écrit dès le 23 janvier 1860 pour l’assurer que nous formions les vœux les plus ardents pour la réussite de ses démarches que nous appuierions de toutes nos forces, et nous lui avons promis dès lors de transmettre à Mr le Ministre des A࠰aires Étrangères avec la plus chaleureuse recommandation, le Mémoire qu’il nous disait être en voie de préparation. Bien que la cause de Mr Mortara soit en quelque sorte celle du judaïsme, ce père infortuné a seul tous les titres nécessaires pour invoquer avec énergie la protection du gouvernement français et nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de lui dicter de Paris les paroles que sa douleur doit lui inspirer. Habitant de Turin (sic), personne n’est mieux placé que lui pour connaître le moment opportun et il sait depuis longtemps qu’il peut compter sur nous. En ce qui concerne l’œuvre de Sion, notre intervention nous paraît complètement inutile. Le procès de Douai nous a démontré une fois de plus que nous pouvons compter sur nos tribunaux et que la justice veille sur les citoyens de

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Georges Weill tous les cultes. S’il y a quelque chose à faire dans l’intérieur de notre communauté pour contrebalancer les séductions des convertisseurs, cela ne regarde pas le Gouvernement qu’il ne faut pas fatiguer par des démarches incessantes et sans but. L’a࠰aire de Suisse est depuis plusieurs années l’objet de notre sollicitude ; et c’est à notre intervention et surtout à celle de notre Président, qu’est dû le Mémoire de notre ambassadeur que vous avez pu lire dans le journal Le Nord les 15 février et 20 mars 1860. Le traité de commerce qui va se négocier nous avait déjà préoccupés avant que vous voulussiez bien y appeler notre attention, et nous pensons qu’une intervention autre que la nôtre ne pourrait que la contrarier d’une manière fâcheuse. Veuillez, Messieurs, ne pas perdre de vue que c’est grâce à la modération et à la prudence que notre communion a obtenu maints succès et a grandi dans l’opinion publique. Faible minorité, nous ne devons pas sans une nécessité urgente, occuper de nos a࠰aires le grand public. Nous devons agir sans bruit et porter principalement notre attention sur notre régénération intérieure pour laquelle il nous reste encore beaucoup à faire. La vérité et la justice ࠱niront par l’emporter sur la malveillance de nos détracteurs. Agréez, Messieurs, l’assurance de notre considération la plus distinguée. Les Membres du Consistoire Central S. Ulmann, gr. rab. M. Cerfberr, pt Anspach Léopold Javal Furtado F. Halévy Louis Halphen S. Munk Quoique membre de l’Alliance israélite, je me joins complètement aux sentiments exprimés dans cette lettre par mes collègues du Consistoire Central. J’ajouterais que je regrette profondément que l’Alliance ne consulte pas plus l’opportunité et ne choisisse pas mieux le but de son action dans les e࠰orts d’ailleurs très louables qu’elle fait pour la défense des intérêts israélites. Adolphe Franck 51.

51. Délibération du 21 mars 1861, Archives du Consistoire central, registre des procès-verbaux, 1848-1871, p. 230. La lettre du Consistoire du 25 mars 1861 suivie du post-scriptum d’Adolphe Franck est classée dans les Archives de l’Alliance, dossier de Charles Netter, sous la cote Archives AIU, France II A 6. 03. Les signataires sont : Salomon Ulmann, grand rabbin ; Max Cerfberr, président ; Philippe Anspach ; Léopold Javal ; Auguste Furtado ; Fromenthal Halévy ; Louis Halphen ; Salomon Munk. Éditée en partie par P. SIMON-NAHUM, « Aux origines de l’Alliance », p. 37, n. 4.

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Un philosophe engagé La deuxième lettre, signée du seul Adolphe Franck et datée du même jour, est sa lettre de démission : Paris, le 25 mars 1861 À Monsieur le président de l’Alliance israélite universelle, Monsieur le Président, En entrant dans l’Alliance israélite universelle et en participant aux travaux de son bureau provisoire, je m’étais ࠲atté de l’espérance de pouvoir concilier, avec mes devoirs de membre du Consistoire Central, le dévouement, non plus actif, mais plus étendu d’une société particulière destinée avant tout à exercer une in࠲uence extérieure. L’expérience me prouve que cette espérance est, sinon impossible, du moins très di࠳cile à réaliser. Dans cette situation, ma conscience me conseille de choisir, et mes vieilles a࠳nités ainsi que les su࠰rages souvent renouvelés de mes coreligionnaires m’obligent à donner la préférence au Consistoire Central. Je vous prie en conséquence de vouloir bien accepter ma démission de membre du bureau de la Société de l’Alliance israélite universelle. Mais je n’en reste pas moins pénétré de reconnaissance pour l’accueil bienveillant que j’ai reçu de votre part et de celle de mes honorables collègues. Ad. Franck 52.

Les relations entre le Consistoire central et le Comité provisoire de l’Alliance s’étaient de plus en plus détériorées au cours des semaines précédentes. Le grand rabbin du Consistoire central, Salomon Ulmann, avait fait part de son désir « de rester étranger à cette œuvre qui, toute louable qu’elle est, a pour moi un caractère trop humiliant ». Au cours de sa séance du 18 octobre 1860, le Consistoire avait déclaré : « Cette société agit avec peu de prudence et pourrait quelquefois, par ses démarches inconsidérées, nuire au véritable intérêt du judaïsme ». Pourtant, certains de ses membres, dont le président Max Cerfberr et Adolphe Franck, étaient partisans de nouer des relations de bon voisinage avec l’Alliance, à condition qu’elle accepte les sages conseils de prudence du Consistoire et reconnaisse sa position o࠳cielle de seul représentant du judaïsme français :

52. Les archives de l’Alliance ne conservent aucun dossier à son nom : sa lettre de démission, datée du 25 mars 1861, était adressée à Louis-Jean Koenigswarter, qui venait de remplacer Jules Carvallo à la présidence du Comité provisoire. Elle fut retrouvée en 1960 dans le dossier de Charles Netter et classée sous la cote Archives AIU, France II A 7. M. GRAETZ, Les Juifs en France, l’a éditée en partie p. 418 et la cite sous cette référence p. 472, note 92. Cette lettre a été reclassée récemment à la ࠱n du dossier de Charles Netter sous la cote Archives AIU, France II A 06.10 ; le dossier porte par erreur la date du 29 mars 1861.

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Georges Weill L’Alliance, puisqu’elle existe, doit agir sans ostentation, sans aucun bruit, elle ne doit espérer le concours du Consistoire que pour les projets qui se renfermeraient dans les limites de la convenance 53.

Il est évident que les fondateurs de l’Alliance n’entendaient en aucune façon se plier à de telles exigences qui allaient à l’encontre des principes énoncés par leur manifeste de fondation ; celui-ci récusait également par avance toute rivalité avec les consistoires, désignés par périphrase dans le texte comme « les corps constitués qui gèrent les a࠰aires israélites et constituent le lien nécessaire entre le judaïsme et les autorités politiques […] » : La tâche que se propose l’Alliance est complètement distincte de celle des autorités constituées, des administrations o࠳cielles et éminemment respectables que leurs lumières, leur dévouement et la con࠱ance publique ont appelées à la direction de nos intérêts moraux et religieux. Celles-ci se trouvent naturellement circonscrites dans la sphère où s’exercent leurs fonctions légales. […] Entraînée par l’élan qu’on peut attendre d’une association libre, ne reconnaissant pas d’autres restrictions que celles que lui opposent ses principes et l’objet même de ses e࠰orts, la société dont nous avons posé les bases se consacre à une entreprise qui intéresse l’universalité de nos coreligionnaires 54.

Si la lettre du Consistoire central exprime avec hauteur une dignité outragée, on décèle dans les deux lettres d’Adolphe Franck un certain embarras et aussi comme un regret de ne pouvoir se joindre aux projets de l’Alliance en raison de son programme d’interventions internationales. Ses propres réticences devant des démarches analogues n’étaient pas nouvelles : en 1854 déjà, dans un débat qui l’avait opposé à Alphonse de Rothschild au cours d’une des séances du Consistoire central, il avait exprimé des réserves sur la création d’écoles en Palestine ottomane, de peur que le judaïsme o࠳ciel puisse « se voir reprocher une solidarité nationale pour un autre pays que la France 55 ». Quelques années plus tard, en 1866, un autre membre du Comité central, Michel Bréal, également professeur au Collège de

53. Lettre du grand rabbin ULMANN, Archives AIU, II A 06.04. Correspondance avec le Consistoire, ibid., II A 06.03. L’inaction des consistoires devant les incidents antisémites et les législations européennes hostiles aux juifs est régulièrement dénoncée dans la presse juive et les écrits de l’époque ; voir Ph. COHEN A LBERT, The Modernization, p. 151-169, 205 et passim. Selon S. SCHWARZFUCHS, Du Juif à l’israélite, p. 229, « le Consistoire central devait rester viscéralement opposé à l’éclatement de la communauté et repousser tout doute sur sa représentativité. Il devait d’ailleurs adopter la même attitude envers les tentatives de réforme et de création de communautés supranationales […] et ne cessa de montrer son peu d’enthousiasme pour tout ce qui pouvait avoir un relent de dissidence et de séparatisme ». Sur les di࠰érends entre le Consistoire et l’Alliance, bien connus des historiens, voir par exemple A. CHOURAQUI, L’Alliance israélite universelle et la renaissance juive contemporaine, Paris, PUF, 1964, p. 42-45. 54. Alliance israélite universelle, Paris, 1860. Exposé, p. 14-15 ; il existe plusieurs éditions successives du manifeste originel de l’Alliance. 55. M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 147. Voir par exemple A. I. 22, 1861, p. 213-214 (lettre de l’Alliance au bey de Tunis). La liste des actions internationales entreprises par l’Alliance de mai 1860 à mai 1861 et ses projets sont détaillés dans le rapport moral, non signé, lu à l’assemblée générale du 30 mai 1861 (Bulletin AIU, Compte rendu de l’assemblée générale annuelle du 30 mai 1861, 1861, p. 6-31). Ils font désormais partie de l’histoire juive du XIXe s.

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Un philosophe engagé France, envoya sa démission, mettant en avant « une question de conscience (en raison) des questions de dogme et d’orthodoxie (qui) viennent de temps en temps s’imposer à nos discussions » ; il déclara cependant qu’il « n’en restera pas moins attaché à l’œuvre que poursuit l’Alliance et particulièrement à nos écoles 56 ». En conséquence, le compte rendu de l’assemblée générale de l’Alliance du 30 mai 1861 ne mentionne plus le nom d’Adolphe Franck, ni celui de Fromenthal Halévy, autre membre du Consistoire central qui devait mourir l’année suivante, parmi les membres du nouveau comité provisoire chargé de rédiger les statuts 57. Leur retrait du Comité central et de la société ne fut pas annoncé aux sociétaires, ce qui n’est guère étonnant, car l’Alliance ne signala jamais o࠳ciellement les démissions personnelles. Sauf erreur, celle d’Adolphe Franck ne semble pas avoir été annoncée par les Archives Israélites dont il était pourtant très proche ; en revanche, l’Univers Israélite publia, dans son numéro de mars 1861, une lettre signée Prosper Lunel qui protestait vigoureusement contre le refus du Consistoire central de s’associer aux démarches de l’Alliance dans di࠰érentes a࠰aires ; il mettait en cause sans les nommer deux membres du Consistoire central : […] L’Alliance israélite avait cru devoir appeler l’attention du Consistoire central sur l’A࠰aire Mortara, dont l’opportunité ne saurait être contestée, sur la situation exceptionnelle des israélites dans quelques parties de la Suisse, et surtout les révélations faites devant la Cour d’Assises de Douai, dans le procès scandaleux du chanoine Mallet. Le Consistoire a témoigné le plus profond dédain pour cette communication : il a répondu qu’il n’avait ni avis ni observation à recevoir ; le représentant de la circonscription de Nancy (Adolphe Franck, note de l’éditeur) a retiré sa souscription et son adhésion à l’Alliance ; un autre membre a refusé de signer la lettre du Consistoire parce que cette lettre ne lui semblait pas assez énergique. Nous doutons que les israélites acceptent cette ࠱n de non-recevoir et nous les engageons surtout à ne point l’oublier. Cependant le Consistoire central est chargé de la haute surveillance des intérêts du culte israélite ; c’est l’ordonnance sur l’organisation du culte qui lui impose cette obligation. Il considère sans valeur les faits énoncés par l’Alliance, et lui seul veut avoir le monopole de reconnaître ce qui est important 58.

Le choix d’Adolphe Franck entre la gestion « prudente » du Consistoire central en matière de revendication, et les ambitions a࠳rmées de l’Alliance, créée pour obtenir la reconnaissance des droits civils et politiques des juifs en Europe et dans le monde, fut dé࠱nitif : il ne revint jamais sur sa décision. Sa démission eut quelques échos parmi d’autres membres de certains consistoires, par exemple celui de Paris, et chez un certain nombre de notables et grands rabbins qui se retirèrent également. Cette rupture se révéla d’ailleurs provisoire, car dès l’année 56. P. SIMON-NAHUM, « Aux origines de l’Alliance », p. 37. 57. (Bulletin AIU), Compte rendu de l’assemblée générale annuelle du 30 mai 1861, 1861, p. 16. 58. U. I. mars 1861, p. 421-423. Sur les a࠰aires de conversion Mortara et Mallet, voir G. WEILL, Émancipation et Progrès, Paris 2000, p. 12-51 ; D. DELMAIRE, « L’intégration par la liberté des consciences et l’égalité des cultes. L’exemple de l’A࠰aire Bluth-Mallet », Archives Juives 35 (2002), p. 41-59.

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Georges Weill suivante, Max Cerfberr, président du Consistoire central, Achille Ratisbonne, président du consistoire de Strasbourg et plusieurs notables juifs parisiens assistèrent à la deuxième assemblée générale de l’Alliance, le 10 avril 1862 59. D’autres personnalités provinciales se rallièrent, même en Lorraine, ࠱ef électoral d’Adolphe Franck : ainsi les consistoires de Strasbourg, de Metz et de Nancy, y compris les grands rabbins, publièrent des lettres d’appui et des bénédictions pour l’œuvre future de la société 60. Il y eut de nombreux autres exemples d’adhésions à Paris, en province, et à l’étranger, par exemple celle de Jules Simon, ancien professeur de philosophie d’Eugène Manuel et d’Isidore Cahen, et précieux soutien de l’Alliance dans l’A࠰aire Mortara 61, ou celle de Salomon Munk, l’un des signataires de la lettre du 25 mars 1861, qui devint président de l’Alliance en 1866-1867. L’Alliance obtint aussi la reconnaissance du respectable Board of Deputies of British Jews, présidé par sir Moses Monte࠱ore, au début très réticent devant les propositions du Comité provisoire 62. Mais ni le succès grandissant de l’œuvre de l’Alliance dans de nombreux pays, ni sa propre intervention auprès du prince de Roumanie en 1869, qui tranchait avec sa réserve habituelle, n’incitèrent Adolphe Franck à changer d’avis, même après sa démission du Consistoire central en 1873, qui lui rendait sa liberté d’action. Il est vrai que son disciple Isidore Cahen, l’un des six fondateurs, démissionna lui aussi du Comité central après la guerre de 1870-1871 tout en restant membre de l’Alliance et le plus ࠱dèle appui de son ancien professeur 63. On peut admirer l’honnêteté du philosophe, mais aussi regretter son intransigeance, surtout si on la compare au ralliement à l’Alliance de nombreux membres des consistoires et de tous les grands rabbins de France, à commencer par Lazare Isidor et Zadoc Kahn, ࠱dèles soutiens de toutes ses initiatives humanitaires.

59. Bulletin de l’AIU, 1862, Procès-verbal de l’assemblée générale de l’AIU tenue le 10 avril 1862, p. 94. 60. Archives AIU, II A 06.22 (Strasbourg) ; A. I. 1861, p. 174 (Metz et Nancy). La Vérité Israélite, supplément, 24 janvier 1861, p. 38 (Nancy). 61. Lettre de Jules Simon à Eugène Manuel, 16 octobre 1860 ; remise le 8 juin 1900 par Eugène Manuel à Narcisse Leven. Archives AIU, France II A 06.12 ; citée par M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 401, sous la cote II A 7. Éditée infra, annexe I. – Jules Simon (1814-1896), philosophe, universitaire, homme politique français républicain et conservateur, célèbre pour son opposition à Napoléon III, fut fondateur avec Adolphe Franck de la Liberté de penser (1847). 62. Sir Moses Monte࠱ore avait d’abord refusé de recevoir à Londres les représentants de l’Alliance qui souhaitaient l’entretenir de l’A࠰aire Mortara, sous prétexte que le Board of Deputies of British Jews ne reconnaissait que le Consistoire central comme seul interlocuteur o࠳ciel des juifs de France ; il avait admis ensuite les arguments de Jules Carvallo a࠳rmant les bonnes intentions de l’Alliance et mentionnant sa propre appartenance au consistoire de Paris (Archives AIU, France, dossier Jules Carvallo, I A 03.03 ; ibid., Angleterre, dossier Moses Monte࠱ore, I J 5). 63. Isidore Cahen apparaît comme démissionnaire du Comité central en 1872 dans A. CHOURAQUI, L’Alliance, p. 418 et dans l’Histoire de l’AIU, p. 479, d’après son dossier Archives AIU, I A 02.2 ; il est encore mentionné comme membre du Comité à la page 2 de la couverture des Bulletins de l’AIU jusqu’au 1er trimestre 1875, mais n’est plus cité dans le fascicule du 2e trimestre 1875.

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Un philosophe engagé Conclusion Lorsqu’il eut à choisir d’enseigner la philosophie au lieu d’embrasser la carrière de rabbin comme il l’avait d’abord souhaité, Adolphe Franck ignorait qu’il serait appelé à jouer un rôle déterminant dans la modernisation du judaïsme français et dans la formation d’une école française de critique et de philologie juive. Dans le premier cas, son engagement au Consistoire central fut d’une grande sincérité, mais son libéralisme religieux ne fut pas toujours apprécié à sa juste valeur et fut même sévèrement jugé par les milieux conservateurs. Dans le deuxième cas, sa participation enthousiaste à la Société des études juives, quali࠱ée avec élégance de « passion amoureuse » par Hartwig Derenbourg, prouve que sa contribution à la Science du judaïsme fut très réelle, même si elle n’a pas toujours retenu l’attention ; la recherche actuelle a heureusement entrepris de lui rendre sa place dans l’histoire de la pensée juive du XIXe siècle. Moraliste intransigeant, il sut mettre ses actes en conformité avec sa philosophie, comme le montre sa relation contrariée avec l’Alliance israélite universelle, qui honore certainement son sens du devoir, mais a privé la jeune société d’un conseiller éclairé. Ce refus d’accompagner l’Alliance dans ses combats pour les droits civils et l’éducation des juifs n’est pas le moindre paradoxe de l’engagement sincère, mais sélectif, de ce grand savant envers les organisations juives de son temps 64.

64. Voir p. 76-77 les principales notices biographiques consacrées à la vie et à la carrière d’Adolphe Franck.

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ANNEXES

Annexe 1 1. Extraits de l’article de Simon Bloch paru dans l’Univers Israélite, 14e année, 1859, p. 59-70, intitulé « Un mot sur les prochaines élections consistoriales », à propos du renouvellement de la moitié du Consistoire central […] Le Consistoire central ignore ou transgresse tous ses devoirs, n’a ni la volonté et peut-être ni la capacité ou la puissance de remplir sa tâche ; il laisse tous les jours insulter le judaïsme […] ; il montre un mépris public pour notre culte ; […] il sollicite un règlement despotique sur la Synagogue de France […] ; il veut se substituer à l’autorité religieuse des communautés, enlever aux ࠱dèles leurs droits traditionnels et leur liberté de conscience en nommant directement les ministres de la religion ; […] il désorganise l’École rabbinique de Metz […]. Chacun considérera comme la plus sainte des obligations […] de condamner le Consistoire central dans les prochaines élections… […] Nous demandons seulement le remplacement de deux de ses membres qui exercent une fâcheuse action et une pernicieuse in࠲uence […] parce qu’ils sont fonctionnaires publics et n’ont pas vis à vis du gouvernement l’indépendance désirable… […] M. Franck est devenu impossible. Il n’est pas israélite, non comme beaucoup d’autres qui, par oubli, légèreté, a࠰aires ou plaisir, négligent les commandements divins ; mais M. Franck viole les commandements par principe ; il sait ce qu’il fait ; les a࠰aires et les plaisirs ne le rendent pas impie ; c’est par conviction qu’il n’est pas israélite, c’est par conviction qu’il ne croit pas au judaïsme dont il est un des chefs. De quel droit se mêle-t-il encore à nos a࠰aires religieuses ? C’est lui qui, au détriment et à l’humiliation du grand rabbin, représente, dans le conseil supérieur de l’Instruction publique, le judaïsme français, qui est ainsi mis hors la loi commune, puisque tous les autres cultes sont représentés par les évêques et les pasteurs ; et cette usurpation, qui est un outrage et une honte pour le rabbinat français, M. Franck n’y renonce pas… ; il y persiste par orgueil, par vanité, par haine et mépris du rabbinat et peut-être aussi pour autre chose. Aussi longtemps que M. Franck sera au Consistoire central, il n’y aura dans cette administration d’autre autorité que lui ; il repousse, e࠰ace et annihile le grand rabbin […] (Dans le procès-verbal de la conférence rabbinique) M. Franck s’est arrogé le droit monstrueux de recti࠱er, de dénaturer les travaux de MM. les grands rabbins, de se proclamer le président du Sanhédrin, le souverain pontife du judaïsme français !... (À propos de l’A࠰aire Mortara) M. Franck a adressé un communiqué à un journal politique de Paris, mais pas aux organes israélites auxquels son orgueil

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Un philosophe engagé et son intolérance ne descendent point. Le judaïsme n’existe pour lui que pour lui servir de marchepied et le pousser à de hautes fonctions. (Le journal) recommande aux électeurs de la circonscription de Nancy de voter pour M. Gustave Halphen qui, administrateur loyal, homme modeste et israélite de bien, servira le culte et non ses passions, Dieu et non son orgueil, la Synagogue et non sa vanité. Ibid., p. 109-110 : « Un dernier mot sur les élections consistoriales » : Ce texte comporte de nouvelles critiques contre le Consistoire central et contre deux membres qui ne sont pas nommément désignés, mais que l’on peut identi࠱er avec Max Cerfberr et Adolphe Franck.

2. « Avis à Messieurs les membres de la Société littéraire israélite » paru dans le premier numéro de la Revue Israélite, 14 janvier 1870, p. 16 Un nouveau journal israélite vient d’être fondé sous le patronage de M. Zadoc Kahn, Grand Rabbin de la circonscription de Paris, et avec le concours de ce que nous avons de plus distingué parmi nos pasteurs et nos écrivains. Une telle publication nous a paru digne de nos encouragements et de nos plus vives sympathies ; elle peut être considérée comme un événement dans la France israélite. Nous croyons donc aller au-devant des vœux de nos souscripteurs en leur o࠰rant à la place d’un des volumes que nous leur devons, un abonnement de six mois à ce journal. Ils pourront ainsi juger par eux-mêmes de ce nouvel organe et lui continuer leur adhésion en leur propre nom. Le volume que nous préparons sur les juifs espagnols ne tardera pas à paraître. Paris, le 3 janvier 1870, Le secrétaire perpétuel Le président Hippolyte Rodrigues Ad. Franck, de l’Institut.

3. Lettre de Jules Simon à Eugène Manuel acceptant de faire partie de l’Alliance israélite universelle, 16 octobre 1860 (Archives AIU, France II A 06.12) Mon cher Manuel, Merci mille fois de votre noble et sympathique discours, et de la brochure que vous y avez jointe. Vous faites bien de me compter parmi ceux que votre alliance universelle doit charmer et attirer. Je reconnais tout mon cœur dans vos paroles. Je désire vivement faire partie de votre association, et je vous prie de m’en procurer les moyens. Je suis très ࠱er de trouver parmi les signataires de l’appel les noms de deux de mes élèves, quoiqu’il y en ait un qui paraisse m’avoir oublié. Je pars pour Nice dans une heure ; à mon retour, dans une quinzaine de jours, j’irai vous serrer la main, et vous remettre ma cotisation, si je suis agréé. À vous de cœur Jules Simon Le 16 octobre 1860 10 place Madeleine.

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Georges Weill 4. Lettre d’Eugène Manuel à Narcisse Leven lui remettant la lettre de Jules Simon, 8 juin 1900, et note de Narcisse Leven pour sa remise aux archives (Archives AIU, France II A 06.12, dossier Netter) (En marge : Pour nos archives, N. Leven) Passy, 8 juin 1900 Mon cher Leven, En rangeant mes lettres et papiers, – grosse a࠰aire, rendue plus facile par mes récents loisirs, et aussi par le repos forcé d’une maladie qui me retient encore à la chambre, après m’avoir cloué au lit, – je trouve dans ma volumineuse correspondance avec Jules Simon la lettre ci-jointe, qui vous paraîtra, comme à moi, très bien placée dans les archives de l’Alliance ; c’est un hasard que je l’ai retrouvée et un regret de ne vous l’avoir pas communiquée plus tôt. Les deux normaliens dont parle Simon sont l’un, – bien entendu – votre serviteur ; l’autre est Isidore Cahen qui, sorti de l’Université, n’avait plus donné signe de vie à son ancien maître de philosophie, pour des motifs que j’ignore. Je saisis avec plaisir cette occasion, mon cher ami, pour me rappeler à votre bon souvenir, vous prier d’o࠰rir mes respectueux hommages à Madame Leven, et vous renouveler l’assurance ࠱dèle de ma vieille a࠰ection. Eugène Manuel Ma femme joint toutes ses bonnes pensées aux miennes, de ménage à ménage. (Sur feuillet à part, écriture d’un des secrétaires) : Lettre de M. Jules Simon adressée à M. Eug. Manuel, pour lui donner son adhésion de membre à l’Alliance israélite, en réponse à l’appel qu’il avait reçu de lui, avec la 1re brochure (16 octobre 1860). (Et plus bas) : donné par M. Eug. Manuel aux Archives de l’Alliance israélite.

Annexe 2 Principaux articles concernant Adolphe Franck dans les périodiques juifs français du XIXe siècle 1. Les Archives Israélites T. I, 1840, p. 56, « M. Franck, professeur de philosophie au collège royal de Versailles, a lu à l’Académie des sciences morales et politiques plusieurs mémoires sur la cabbalah et notamment sur le Zohar et Sepher Yetsira. M. Munk est nommé au département des manuscrits de la bibliothèque royale ». Ibid., p. 83, « M. Adolphe Franck, professeur au collège royal de Versailles depuis environ un an, vient d’être nommé vice-président de la Société des sciences morales, lettres et arts de Seine-et-Oise, après avoir fait un cours de philosophie mystique ».

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Un philosophe engagé p. 101-110, « Littérature. Histoire de la philosophie : la Kabale ». Reproduction de plusieurs passages des Mémoires lus par Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques, d’après le texte paru dans L’Institut d’octobre 1839. Annonce de la publication de L’analyse de la philosophie de Philon par Adolphe Franck. Ibid., p. 496, « M. Franck, professeur de philosophie au collège royal de Versailles, vient d’être provisoirement chargé de la chaire de philosophie au collège royal Charlemagne à Paris ». Ibid., p. 573, « Adolphe Franck, docteur ès-lettres, professeur de philosophie au collège royal Charlemagne, vient d’être institué en qualité d’agrégé pour la philosophie, près de la faculté des lettres de Paris ». T. II, 1841, p. 114, « M. Franck, professeur agrégé de philosophie à la Faculté des Lettres de Paris, ouvrira à la Sorbonne, un cours public ». Ibid., p. 242-247, Suite de la publication des « Mémoires sur la Kabale » lus par Adolphe Franck à l’Académie. Reproduction des articles de L’Institut, janvier et février 1840. Ibid., p. 445-448, Compte rendu, signé par la lettre hébraïque ĩ (Tsadé), de la leçon inaugurale du cours de philosophie d’Adolphe Franck à la Sorbonne, et publiée sous le titre « Discours prononcé pour l’ouverture d’un cours de philosophie le 22 avril 1841 par M. Adolphe Franck, professeur agrégé de la Faculté », in-8°, 23 p., (M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 98-110 et 447). Ibid., p. 507-509, Protestation, signée ĩ (Tsadé), sur la nomination d’étrangers sur les listes de notables et vantant les mérites de quatre personnalités, dont Adolphe Franck ; extraits supra, p. 49. T. III, 1842, p. 173-180. Compte rendu par A. Franck de l’ouvrage de Franz Delitzsch, L’Arbre de vie, manuscrit karaïte du XIVe siècle d’Aron ben Eli, Leipzig, 1841. Ibid., p. 573-576. « L’Exégèse biblique ». Reproduction d’un article d’A. Franck paru dans la Revue de l’Instruction publique, réfutant la thèse de P. Leroux sur le panthéisme. T. IV, 1843, p. 390-391, « La Kabbale, ou la philosophie religieuse des Hébreux ». Annonce de la publication de l’ouvrage de M. Ed. (sic) Franck, « un travail plein de savoir et de recherches… M. Franck est du nombre des hommes dont les travaux honorent le nom israélite… ». Le texte est suivi d’un extrait du rapport élogieux de Victor Cousin à l’Académie des sciences morales et politiques sur le livre d’Adolphe Franck, « l’un des professeurs de philosophie les plus distingués de l’Académie de Paris ». Ibid., p. 456, commentaire de l’arrêté désignant M. Franck « comme l’un des juges du concours pour deux places d’agrégés de philosophie auprès de la faculté des lettres de Paris et pour trois places du même ordre près les facultés des lettres

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Georges Weill des départements… une haute mission qui vient d’être con࠱ée à notre savant coreligionnaire ». Ibid., p. 714-721, « Culte. École Centrale Rabbinique ». Publication d’une lettre « d’un de nos plus forts penseurs… » qui communique ses vues sur l’école rabbinique. Il propose de transférer à Paris l’École centrale rabbinique de Metz, qui n’est plus adaptée à la formation des rabbins ni aux besoins spirituels du judaïsme français. Il faudrait fonder une École centrale de théologie du culte israélite ou Séminaire central israélite, assimilée à une faculté de théologie qui enseignerait les matières juives ; les élèves seraient tenus de suivre, sous surveillance, les cours des matières profanes du Collège de France et de la Faculté des Lettres de Paris (cité par Ph. COHEN ALBERT, Modernization, p. 245). T. V, 1844, p. 150, annonce de la nomination d’Ad. Franck comme membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Ibid., p. 223-224, annonce de l’élection d’Adolphe Franck, membre de l’Institut, comme membre du consistoire central en remplacement de M. Vorms (sic) de Romilly, délégué du consistoire de Nancy, démissionnaire, avec 13 voix sur 14 votants. Commentaire approbateur du journal. Ibid., p. 806, annonce de la publication de la traduction de la Kabbale de M. Franck par M. Ad. Gellineck [Jellinek] et extrait de la préface élogieuse du traducteur. Ibid., p. 820-821, « Élections consistoriales. M. Crémieux ne rencontrera aucune opposition sérieuse… MM. Cerfberr, Franck et Halphen seront réélus sans di࠳cultés à Strasbourg, Nancy et Metz ». T. VI, 1845, p. 80-84, « De la création selon les docteurs et les philosophes de la synagogue ». Reproduction de la notice publiée par A. Franck sous le même titre dans le Dictionnaire des sciences philosophiques à l’occasion de la 2e édition du 1er volume de la traduction française de la Bible de Samuel Cahen. Ibid., p. 661, annonce de la réélection d’Adolphe Franck à Nancy le 1er juillet 1845. Ibid., p. 704-705, Adolphe Franck co-signataire de la lettre adressée le 14 août 1845 par le Consistoire central à Adolphe Crémieux pour le prier d’accepter à nouveau la présidence. Ibid., p. 787-792. Reproduction du « Rapport fait par A. Franck à l’Académie des sciences morales et politiques » sur un ouvrage de M. Lanci, Paralipomènes pour servir à l’explication de l’Écriture Sainte par des monuments phéniciens, assyriens et égyptiens. Ibid., p. 974-983, Compte rendu du Dictionnaire des sciences philosophiques dirigé par Adolphe Franck, par L. Schlesinger. T. VII, 1846, p. 110-112. « La Famille ». Reproduction de la notice d’A. Franck sur la famille parue dans son Dictionnaire des sciences philosophiques.

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Un philosophe engagé Ibid., p. 125-127. Appel pour la constitution d’une société israélite d’émancipation universelle « qui serait dirigée par un Crémieux, un Cerfberr, un Anspach, un Salvador, un Franck […] ». (Cité par M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 75 et 444). Ibid., p. 644-645. Lettre du Consistoire central au Consistoire de Paris sur le rapport con࠱é à A. Franck concernant le transfert à Paris de l’École centrale rabbinique de Metz. (M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 96 et 446). T. IX, avril 1848, p. 143-147, 210-213, 246-248. « Cours de philosophie de M. Franck à la Sorbonne. Onzième leçon, 2 mars 1848, la première qui ait suivi la révolution du 24 février ». Sur la victoire des principes qu’il a défendus et ses combats contre les idéologies dangereuses (M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 339 et 466). Ibid., p. 197-202. « Les Archives et les élections ». Exposé d’Isidore Cahen sur la représentativité des di࠰érents cultes à la future Assemblée nationale et présentation de la candidature d’Adolphe Franck à Nancy. Ibid., p. 202-205. Reproduction de la circulaire adressée par A. Franck aux électeurs de la Meurthe (avec la date erronée du 21 mars 1847). Ibid., p. 537-538. Signale l’article d’A. Franck, « Le communisme et l’histoire », paru dans La liberté de penser, 1848 (M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 339 et 466). T. X, 1849, p. 121-134. « Maïmonide ». Reproduction de la notice sur Maïmonide publiée par A. Franck dans son Dictionnaire des sciences philosophiques. T. XVI, 1855, p. 193-204, « Du rôle des Juifs dans le développement de la civilisation ». Résumé, p. 193-196, par Isidore Cahen des quatre premières leçons d’Adolphe Franck au Collège de France et publication de la quatrième leçon, p. 196-204, qui compare les notions de la justice et du droit des gens chez di࠰érents peuples de l’antiquité, dont le judaïsme. T. XIX, 1858, p. 490-497. « Le judaïsme en France ». Traduction française par L. Lévi-Bing d’une lettre de Ludwig Philipson citant les travaux d’A. Franck, Salomon Munk et Joseph Salvador (1re partie). Ibid., p. 688, Adolphe Franck élu au Consistoire central comme représentant du consistoire de Nancy. T. XXX, 1869, p. 363-365. Reproduction du compte rendu d’A. Franck du livre d’Isidore Weil, Philosophie religieuse de Lévi ben Gerson, Paris, 1868, paru dans le Journal des Savants. Ibid., p. 682-684. « Conversation de M. Franck avec le prince Charles de Roumanie ». Récit de l’entretien d’Adolphe Franck avec le prince Charles de Roumanie à Saint-Gratien, chez M. Bamberg, consul de Prusse, le 10 octobre 1869. A. F. reproche au prince son attitude passive devant les troubles antisémites en Roumanie ; le prince proteste de sa bonne foi et a࠳rme qu’il espère que les Juifs formeront la classe moyenne de son pays. A. F. l’avertit que la Roumanie devra

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Georges Weill respecter la liberté de conscience si elle veut avoir l’appui de l’Europe occidentale au moment de son indépendance de l’Empire ottoman, une hypothèse jugée hasardeuse par les Archives Israélites. T. XXXVII, 1876, p. 44-47. « Émile Oulmann ». Allocution d’Adolphe Franck aux obsèques d’Émile Oulmann le 8 janvier 1876 au Père-Lachaise. T. XLIII, 2 novembre 1882, p. 353-355 ; 9 novembre 1882, p. 363-364, « Un puissant témoignage ». Réponse à un article polémique paru dans les Annales de philosophie chrétienne d’octobre 1882, a࠳rmant la décadence actuelle des Juifs par rapport à l’antiquité. Adolphe Franck dénonce la situation actuelle des Juifs et la législation antisémite de certains pays d’Europe comme la Russie ; il décrit ensuite les progrès des sentiments et des mœurs des Juifs de France. T. XLVI, 8 juillet 1885, p. 217-218, « L’Église et l’État ». Publication et commentaire par Isidore Cahen de l’extrait d’un article d’A. Franck sur les Rapports de la Religion et l’État dans lequel il soutient que le rôle de l’État est de ࠱nancer les cultes. T. XLVII, 19 août 1886, p. 257-258, lettre d’A. Franck à Isidore Cahen, datée de Saint-Gratien, 9 août, intitulée « Rôle du judaïsme dans le mouvement politique contemporain ». Il a࠳rme le républicanisme historique du judaïsme. Le républicanisme est le système politique le mieux adapté au judaïsme. (Cité par M. M ARRUS, Les juifs de France, p. 135). T. XLVIII, 5 mai 1887, p. 137-139, « L’athéisme au point de vue israélite ». Extrait d’une conférence d’A. Franck sur « L’idée de Dieu dans l’histoire de l’humanité » présentée le 13 avril 1887 à l’occasion de l’anniversaire de la fondation de la Ligue nationale contre l’athéisme et publiée dans L’Instruction publique, revue des sciences et des arts. T. L, 14 février 1889, p. 49-50, « Monothéisme hébreu et panthéisme oriental ». Conclusion d’une conférence faite par A. Franck à la Société des études juives le 19 janvier 1889. Publiée sous le titre de « Panthéisme oriental et monothéisme hébreu » dans Actes et conférences de la Société des études juives 4, 1889, p. CCCXIIICCCXXII. T. LII, 3 septembre 1891, p. 290-291, « L’idée de Dieu dans ses rapports avec la science ». Résumé d’une conférence d’A. Franck à la Ligue nationale contre l’athéisme. T. LIV, 30 avril 1893, p. 121-122, « Adolphe Franck », éloge funèbre d’Adolphe Franck par Isidore Cahen, suivi p. 122-123 de « Notes sur la vie et les œuvres de M. Ad. Franck ».

2. L’ Univers Israélite T. 10, 1854-1855, p. 521. Cité par M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 79 et 445, non retrouvé.

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Un philosophe engagé T. 11, 1855-1856, p. 184. Cité par M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 79 et 445, non retrouvé. T. 14, 1858-1859, p. 60-62, critique d’Adolphe Franck par le rédacteur. Cité par M. GRAETZ, Les Juifs en France, p. 72, 79 et 444-445, non retrouvé. T. 17, 1861-1862, p. 421-423, lettre de Prosper Lunel critiquant le refus du Consistoire central de collaborer avec l’Alliance israélite universelle et citant deux démissions du Comité provisoire, éditée supra, p. 61. T. 33, 1877-1878, 1er août 1878, p. 735, lecture par Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques, séances des 9 et 16 mars 1878, de son compte rendu de l’ouvrage de Moïse Schuhl, Sentences et Proverbes du Talmud (cité par É. ROOS, Patrie-religion, p. 235). T. 34, 1878-1879, 1er octobre 1878, p. 71-72, annonce d’un article du « Jewish Chronicle » sur l’organisation de l’Alliance. T. 43, 16 juillet 1888, « La Paix Sociale », p. 650-652. Compte rendu très critique signé L. W. (Lazare Wogue) du contenu des premiers numéros de La Paix Sociale, hebdomadaire publié par la Ligue nationale contre l’athéisme depuis le 2 juin 1888, dont Jules Simon est le président d’honneur et Adolphe Franck le rédacteur en chef. (cité par M. MARRUS, Les juifs de France, p. 153-154). T. 48, n° 16, 1er mai 1893, « Adolphe Franck », p. 483-486. Éloge funèbre d’Adolphe Franck, par L. Wogue.

3. Le Lien d’Israël. Feuille populaire pour favoriser les Intérêts religieux et moraux des Israélites français, rédigé par une société de rabbins sous la direction du rabbin Dreyfuss de Mulhouse, bi-mensuel, juin 1855-1860 IIe année, 1856, p. 457. Ad. Franck et plusieurs personnalités assistent à l’inauguration d’un oratoire ouvert par M. Derenbourg, rue de La Tour-d’Auvergne.

Devenu en 1860 : 4. La Vérité Israélite, recueil hebdomadaire d’instruction religieuse, publiée par Joseph Cohen, Paris, 1860-1863 T. I, 1860, p. 299, 319, 343 ; t. II, p. 6, 31, 54, 79, 104 121. Adolphe Franck, « De l’état politique, religieux et moral de la Judée dans les derniers temps de sa nationalité ». Supplément bi-mensuel : 31 mai 1860, p. 25-26, discours de M. Mignet à l’Académie des sciences morales et politiques sur Portalis. « À côté de M. Mignet ne voyait-on pas le savant philosophe, le grand écrivain qu’Israël revendique avec orgueil, ce Franck qui sera l’année prochaine à la tête de l’Académie des sciences morales et politiques et qui en est cette année le vice-président ? ».

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Georges Weill p. 28. Ad. Franck et S. Munk sont nommés membres de la commission administrative du Séminaire israélite.

5. La Famille de Jacob, mensuel. Recueil d’instruction religieuse publié par Benjamin Mossé, rabbin de Marseille. Marseille et Avignon (1859-1891) T. XIV, 1872, p. 225-229, publication de l’étude consacrée par Adolphe Franck à Joseph Salvador, dans le Journal des Débats. T. XX, 20 novembre 1878, p. 44-46, publication du compte rendu du livre du grand rabbin Moïse Schuhl Sentences et Proverbes du Talmud et du Midrasch, lu par Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques.

6. La Revue Israélite. Rédacteur-gérant Isidore Loeb, Paris, n° 1, 14 janvier 1870- n° 31, 12 août 1870. Reparaît le 23 juin 1871, n° 32, fusionné avec La Presse Israélite, directeur Moïse Schwab, rédacteur en chef Isidore Loeb jusqu’au n°[ ?], 15 novembre 1873 1er volume relié, 1re année, n° 1, 14 janvier 1870-2e année, n° 54, 1er décembre 1871. 2e volume, 3e année, n° 4, 8 décembre 1871-n° 53, 27 décembre 1872. 1re année, n° 1, 14 janvier 1870, p. 16, « Avis à Messieurs les membres de la Société littéraire israélite », signé Hippolyte Rodrigues et Adolphe Franck. N° 8, 4 mars 1870, p. 127, « M. Adolphe Franck a été nommé membre de la commission chargée d’étudier la question de la liberté de l’enseignement supérieur ». N° 22, 10 juin 1870, p. 349, « M. Adolphe Franck sera de la prochaine série des nouveaux sénateurs ». 2e année, N° 33, 30 juin 1871, p. 524 (Élections municipales). « Un grand nombre d’électeurs de la rive droite et du quartier des Écoles vient de porter spontanément la candidature de l’honorable M. Adolphe Franck, membre de l’Institut, professeur au Collège de France ». N° 34, 7 juillet 1871, p. 540, « Les amis de M. Adolphe Franck viennent de faire imprimer une étude faite par lui en 1848 sur le communisme. M. Franck y a joint une préface où il parle du communisme actuel et en réfute les théories essentielles ». N° 39, 18 août 1871, p. 618, le Consistoire central a été reçu par la commission sur le projet de loi sur les Israélites algériens. N° 47, 13 octobre 1871, p. 738, dans le Journal des Savants, M. Adolphe Franck reproche à M. de Gobineau, dans son ouvrage sur la Perse, d’avoir omis de mentionner le rôle des Juifs et des Grecs « dans la transmission des dogmes de l’émanation vers les nations d’Occident, les premiers dans le système de la Kabale, les seconds dans les spéculations métaphysiques de l’École d’Alexandrie ».

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Un philosophe engagé 2e volume, 3e année, n° 5, 12 janvier 1872, p. 72, M. Ad. Franck, vice-président du Consistoire central, a prononcé une petite allocution à la réception du 1er janvier chez M. Thiers. N° 6, 19 janvier 1872, p. 91, l’empereur du Brésil a assisté au cours de M. Franck au collège de France. N° 7, 26 janvier 1872, p. 104, annonce de la publication par Ad. Franck « président (sic) du consistoire central », d’un volume intitulé Moralistes et Philosophes, suite aux études parues en 1867 sous le titre de Philosophie et Religion, avec énoncé des principaux sujets. N° 8, 2 février 1872, p. 123. Appel d’Adolphe Franck, président de la Société des Enfants de Japhet, demandant aux membres de se faire connaître a࠱n de reconstituer les listes électorales des israélites de Paris pour le consistoire central. N° 19, 19 avril 1872, p. 280. Ouverture du cours de M. Ad. Franck, professeur de droit naturel et du droit des Gens au Collège de France. N° 32, 19 juillet 1872, p. 473. Mariage de M lle Cécile Franck, ࠱lle de M. J. FranckAlexander, frère de M. Ad. Franck, de l’Institut, avec M. Salomon Polak-Daniels, d’Amsterdam. N° 36, 23 août 1872, p. 535. La Société des Enfants de Japhet, présidée par M. Ad. Franck, ouvrira un oratoire pour les fêtes. N° 37, 30 août 1872, p. 552. « Remarquable allocution » de M. Ad. Franck à la distribution des prix de l’institution nationale des sourds-muets. « Je suis, Messieurs, du nombre de ceux qui pensent qu’une instruction plus répandue et plus solide que celle qui fait la matière de nos écoles primaires, serait un moyen de prévenir bien des révolutions et des crimes. La plupart des maux qui a࠴igent notre patrie ont leur source dans l’ignorance plus que dans la perversité ». N° 40, 20 septembre 1872, p. 593-595. Extrait d’un travail d’Ad. Franck sur des œuvres de Paul Janet, « où il trace un remarquable parallèle entre la philosophie et la religion ». N° 51, 13 décembre 1872, p. 779. « M. Franck fera cours au Collège de France sur les principes du droit des gens et sur les principales théories du droit naturel les mardis et samedis ». N° 53, 27 décembre 1872, p. 804, Reprise du cours de M. Franck sur le droit des gens au Collège de France. Critique du journal L’Univers (de Louis Veuillot) contre son interprétation du fanatisme religieux de la Saint-Barthélemy.

7. Le Bulletin de l’Alliance israélite universelle Juin 1860, p. 16, Adolphe Franck membre du comité provisoire de l’AIU.

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Georges Weill Sans date (1861), Séance du comité provisoire du 7 janvier 1861. Adolphe Franck chargé de rédiger le règlement intérieur de la bibliothèque avec Joseph Halévy, Louis Koenigswarter et Salomon Otterbourg.

8. La Revue des études juives, depuis 1880 T. IV, 1882, p. 162. A. Franck cité comme membre souscripteur de la Société des études juives pour 25 francs. Également cité en 1886 et 1887. T. V, 1882, p. 317-318. A. Franck a accepté de faire une conférence à la séance du 25 novembre 1882 sur la science et le judaïsme. « En raison de l’intérêt spécial que présentera cette séance, les dames et les personnes étrangères à la société, munies de lettres d’invitation, y seront admises ». T. VI, 1883, p. 160. Dans sa séance du 28 décembre 1882, le conseil de la Société des études juives « vote des remerciements à M. Adolphe Franck pour le brillant concours qu’il a bien voulu prêter à la société. Il décide de publier sa conférence dans le prochain annuaire ». T. XVIII, 1895, p. 314. Réédition de Franck (Ad.), La kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, Paris 1895. T. 34, 1910, p. 135. Réédition d’« Adolphe Franck, Nouvelles études orientales », préface d’Eugène Manuel, Paris 1896.

9. Annuaire de la Société des études juives, 1881-1884 IIe année, 1882, p. 76-94, et à part, Versailles, 1883, 18 p. : Adolphe Franck, « La religion et la science dans le judaïsme », Conférence faite à la Société des études juives le 25 novembre 1882.

10. « Actes et conférences de la Société des études juives », publiés à la suite de la Revue des études juives avec pagination en chiࠨre romains, 1886-1914 1re année, 1886, p. V-XIX et XL-XLI, et à part, Paris, 1886. « Le péché originel et la femme d’après le récit de la Genèse », conférence faite par Adolphe Franck à l’assemblée générale de la Société des études juives le 17 décembre 1885. Ibid., p. XLVI-XLVII, Assemblée générale de la Société des études juives. Élection d’Adolphe Franck au conseil de la Société des études juives pour l’année 1886. Ibid., p. XLVI-XLVII. Zadoc Kahn souhaite la bienvenue à Adolphe Franck à la séance du conseil du 4 février 1886. Ibid., p. LXXVIII, Adolphe Franck cité comme membre souscripteur de la Société des études juives.

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Un philosophe engagé 2e année, 1887, p. CCXLII-CCXLIII. Assemblée générale de la Société des études juives. Adolphe Franck élu à l’unanimité au scrutin secret président de la Société des études juives pour l’année 1888. Remerciements d’Adolphe Franck après son élection. 3e année, 1888, p. XIII. Adolphe Franck préside une séance du conseil de la Société des études juives le 25 octobre 1888. Ibid., p. XV. Adolphe Franck et Zadoc Kahn présentent à la société plusieurs nouveaux membres, dont deux étrangers. 4e année, 1889, p. CCCVIII-CCCIX. Éloges funèbres des membres de la Société des études juives disparus dans l’année 1888, par Adolphe Franck, président sortant, lors de la séance du 19 janvier 1889. Ibid., p. CCCXIII-CCCXXII, « Le panthéisme oriental et le monothéisme hébreu », conférence faite par Adolphe Franck à l’assemblée générale du 19 janvier 1889 ; réélu président pour 1889. 5e année, 1890, p. V. A. Franck, Président sortant de la Société des études juives. Discours sur l’attitude à adopter vis-à-vis des antisémites (cité par M. M ARRUS, Les juifs de France, p. 168). 9e année, 1894, p. III-XIII. « Allocution prononcée à l’assemblée générale de la Société des études juives le samedi 27 janvier 1894 par M. Hartwig Derenbourg, président ». Éloge funèbre d’Adolphe Franck.

11. Populär Wissenschaftliche Monatsblätter zur Belehrung über Judenthum, publié par Ad. Brüll, Francfort, 1881-1898. Cité par M. Schwab, Répertoire, p. 112 Comptes rendus d’Adolphe Franck : « René Worms, Drei jüdische Mädchen Gestalten », t. VII, p. 205 ; VIII, p. 153 et 226. « Börne und Böckel, Dialogen », t. XI, p. 241. « R. Liebmann Adler », t. XII, p. 85.

12. Le Réveil d’Israël. Feuille mensuelle publiée par Gustave-A. Krüger, pasteur à Gaubert par Orgères (Eure-et-Loir) VIIIe année, n° 4, avril 1893, p. 91-92, « Nécrologie d’Adolphe Franck » ; extrait d’une lettre d’A. Franck au rédacteur du journal du 24 août 1886 (cité par Lazare Wogue dans l’Univers Israélite 48 [1er mai 1893], p. 486). Édité supra, p. 55.

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Georges Weill Annexe 3 Comptes rendus et communications d’Adolphe Franck intéressant les études juives et notice nécrologique d’Adolphe Franck, dans les revues publiées par l’Institut de France 1. Le Journal des Savants 65 : - 1862, p. 147-163 ; 1863, p. 228-238 ; 1866, p. 681-698, « Salomon Munk, le Guide des Égarés ». - 1868, p. 661-675 et 749-765, « Joseph Derenbourg, Essai sur l’histoire et la géographie de la Palestine d’après les Talmuds et les autres sources rabbiniques ». - 1869, p. 157-171, « Isidore Weil, Philosophie religieuse de Lévi ben Gerson, Paris, 1868 ». - 1869, p. 103-107, « Adolphe Neubauer, La Géographie du Talmud ». - 1871, p. 185-194, 343-354, « Arthur de Gobineau, Histoire des Perses ». - 1872, p. 550-565, « Moïse Schwab (trad.), Traité des Berakhot du Talmud de Jérusalem et du Talmud de Babylone ». - 1874, p. 118-130, « J. M. Rabbinowicz, La Législation du Talmud ». - 1878, p. 659-676, 709-721, « Moïse Schuhl, Sentences et Proverbes du Talmud ». - avril 1881, p. 212-225 et à part, Paris, 1881, « Revue des études juives, publication trimestrielle de la Société des études juives, n° 1 (juillet-septembre) et 2 (octobre-décembre 1880), 321 p., grand in-8°, Paris à la Société des études juives, rue Saint-Germain ». - 1893, p. 250-252, J.-B. HAURÉAU, « Notice nécrologique d’Adolphe Franck » [qui donne la liste de quarante-sept contributions d’A. Franck au Journal]. 2. Les Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. Communications d’Adolphe Franck : - T. XV, p. 129, « Maïmonide ». - T. XXV, p. 271, « Des sectes juives avant le christianisme ». - T. LIV, p. 184, « Les langues sémitiques ». - T. CVI, p. 130, « Le jubilé des Juifs ». Annexe 4 Rappel des notices biographiques citées À la mémoire d’Adolphe Franck. Discours et articles, Paris, impr. de J. Montorier, 1893, 48 p. Brochure contenant les éloges funèbres de Zadoc KAHN, grand rabbin du Consistoire central (p. 3-10) et de Léon de ROSNY, représentant la Société 65. D’après J.-J. TISSIER, Table analytique des articles du Journal des Savants, 1859-1908, Paris, Hachette, 1909, 62 p., qui dénombre bien d’autres interventions de Franck consacrées à d’autres sujets.

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Un philosophe engagé d’ethnographie de Paris (p. 10-11). Comprend aussi la reproduction des articles suivants, parus dans la presse : Gaston DESCHAMPS, Journal des Débats (p. 12-15) ; Jules SIMON, président de la Ligue nationale contre l’athéisme, Le Temps (p. 15-18) ; un article non signé paru dans Le Temps (p. 19-22) ; Jules LEVALLOIS, Le Siècle (p. 22-26) ; un article signé P. D. paru dans La Liberté (p. 26-32) ; un article non signé paru dans Le Matin (p. 32-34) ; Alfred BERL, Le Mémorial diplomatique (p. 34-36) ; un article paru dans Le Rapide (p. 36-37) ; Albert JHOUNEY, L’Étoile (p. 37-41) ; Xavier ROUX, Le Grenoblois (p. 41-44) ; un article non signé dans L’Écho Dunois (p. 44-48). DERENBOURG (Hartwig), « Allocution prononcée à l’assemblée générale de la Société des études juives le samedi 27 janvier 1894 », Actes et conférences de la Société des études juives 9 (1894), p. III-XIII (éloge funèbre d’Adolphe Franck). Encyclopaedia Judaica, t. VI, Berlin, Eschkol, 1930, p. 1066. Encyclopaedia Judaica, t. VII, Jérusalem, Keter Publishing, 1972, rééd. 1973, 1974, 1978, col. 48-49. Encyclopaedia Judaica2, t. VII, Jérusalem, Keter-Detroit (Mich.), Macmillan Reference USA, 2007, p. 175-176. HAURÉAU (Jean-Barthélemy), dans Journal des savants (avril 1893), p. 250-251. (The) Jewish Encyclopedia, t. V, New York, Funk & Wagnalls, 1905, p. 473-474. KAHN (Zadoc), « Adolphe Franck, membre de l’Institut, 13 avril 1893 », dans Id., Souvenirs et regrets, Paris, A. Durlacher, 1898, p. 346-347. [rééd. de À la mémoire d’Adolphe Franck. Discours et articles, Paris 1893 (voir supra)]. LAMIRAULT (Henri) (dir.), La Grande Encyclopédie, t. XVII, Paris, 1891, p. 1174-1175. PRÉVOST (N.), ROMANT D’AMAT (J.-Ch.), TRIBOUT DE MOREMBERT (H.) (dir.), Dictionnaire de biographie française, t. XIV, Paris, Letouzey et Ané, 1979, p. 992. VAPEREAU (Gustave), dans Dictionnaire universel des contemporains, Paris, Hachette, 1893-18956, p. 691. WININGER (S.), dans Grosse Jüdische National-Biographie, t. II, Cernauti (Cernowitz), Orient, 1927, p. 277-278.

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DEUXIÈME PARTIE

ADOLPHE FRANCK, LE PHILOSOPHE

LA CONTRIBUTION D’ADOLPHE FRANCK À L’ÉTUDE HISTORICO-CRITIQUE DE LA KABBALE

Paul FENTON Paris IV - Sorbonne

L’évocation de l’étude historico-critique de la kabbale 1 fait songer automatiquement au grand historien de la mystique juive, Gershom Scholem (1897-1982), considéré par d’aucuns comme son fondateur 2. Loin de nous de vouloir ternir en quoi que ce soit l’éclat de sa prodigieuse contribution à cette discipline, il convient néanmoins de rappeler qu’au moment où le savant berlinois rédigeait ses premiers essais, l’étude historique de la kabbale avait déjà fait un long chemin et que la part des érudits français dans son éclosion n’était point négligeable. Sans remonter aux travaux de l’orientaliste et du théosophe Guillaume Postel (1505-1581), traducteur latin du Zohar (1547) et du Sefer YeӸirah (1552), rappelons que les philosophes mystiques du XVIIIe siècle, puis les occultistes français du XIXe témoignèrent un intérêt précurseur et peu commun pour l’étude de l’ésotérisme juif. Parmi les savants du XVIIe siècle qui s’ingéniaient à mettre surtout en évidence les a࠳nités chrétiennes de la cabale, une place d’exception revient à l’académicien Louis Jouard de la Nauze (1696-1773). Outre sa célèbre défense du système chronologique de Newton, cet historien jésuite de l’Antiquité a été un des premiers à s’interroger sur l’antiquité de la cabale dans un mémoire publié par l’Académie des inscriptions et belles-lettres 3. 1. Sauf dans des citations, l’orthographe « kabbale » est employée lorsqu’il s’agit de la tradition hébraïque, alors que « cabale » désigne la doctrine chrétienne d’inspiration kabbalistique. 2. Dans un entretien publié en 1975, ce dernier est allé jusqu’à a࠳rmer qu’au « dix-neuvième siècle rien de sensé n’a été écrit sur la Kabbale ». Voir « With Gershom Scholem: An Interview », dans G. SCHOLEM, On Jews and Judaism in Crisis, New York, Schocken Books, 1975, p. 17. Cependant, dans l’article « Kabbalah », Encyclopaedia Judaica1, t. X, Jérusalem, Keter, 1974, col. 648, il reconnaît à contrecœur l’importance des contributions à l’étude de la kabbale de Samuel David Luzzatto et Adolphe Franck, entre autres, mais ne montre aucunement qu’il s’en soit servi. 3. « Remarques sur l’Antiquité et l’origine de la Cabale », Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres 9 (1733), p. 37-53. Voir en particulier p. 52-53, où de la Nauze soutient curieusement que les fondements « de la Cabale [furent] jetés par les Sarasins au temps où les Juifs vivaient en Orient sous leur domination... les Sarasins étaient cabalistes, et les Juifs le furent aussi ».

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Paul Fenton Mais c’est au XIXe siècle que s’ouvre une ère nouvelle dans l’étude de la tradition mystique juive avec la naissance de la Wissenschaft des Judentums et son approche historico-critique du judaïsme. Si, outre une solide culture rabbinique et générale, les chefs de ࠱le de ce mouvement disposaient de méthodes scienti࠱ques, ils vouaient souvent une répugnance incoercible à la cabale. À quelques exceptions près 4, les grands savants, tels que Leopold Zunz (1794-1886), Samuel David Luzzatto (1800-1865), Abraham Geiger (1810-1874), Heinrich Graetz (1817-1891) et Moritz Steinschneider (1816-1907), la considéraient comme un corps étranger dans l’organisme juif, incompatible avec les conceptions du rationalisme progressif qu’ils s’e࠰orçaient d’attribuer au génie d’Israël. À l’heure de l’Aufklärung et de la lutte pour l’émancipation des Israélites, il était impératif de représenter la Synagogue arborant l’étendard de la régénération et des idées claires a࠱n de s’intégrer au sein d’une société contemporaine. Ce dédain se ressent encore jusque dans la Philosophie des Judentums de Julius Guttmann (1880-1950) publiée en 1933, considérée comme « l’ultime produit de l’authentique “science du judaïsme” judéo-allemande », où les références à la kabbale sont insigni࠱antes. C’est pourquoi la contribution de l’érudition germanique, abondante mais tendancieuse, fut en substance relativement mince. Elle s’attacha avant tout à minimiser l’importance de l’in࠲uence kabbalistique sur la culture juive et à démontrer la rédaction tardive du Zohar, dont il importait d’a࠰aiblir l’autorité, véhiculée en Europe par un hassidisme considéré comme rétrograde. Toutefois les paradigmes analytiques élaborés par la Wissenschaft des Judentums servirent de charpente épistémologique à la construction de la « science du judaïsme » française et c’est elle qui produira le premier ouvrage critique sur la kabbale. Sans découler directement de la Wissenschaft, l’ouvrage dont il est question ici – La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux d’Adolphe Franck – participe à ce courant d’investigation 5. Publié à Paris en 1843, il ࠱t date dans les annales des recherches kabbalistiques. Dans sa recension de la deuxième édition de ce livre, le rabbin et historien Isidore Loeb (1839-1892), éditeur de la Revue des 4. Notamment Meyer Heinrich Landauer (1808-1841) et Nachman Krochmal (1785-1840), tous deux profondément imprégnés de l’idéalisme allemand, lui-même in࠲uencé par la cabale via des auteurs comme le théosophe allemand Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782). Le premier eut recours aux manuscrits dans ses recherches historiques et bibliographiques sur la kabbale et regardait le Zohar comme un écrit médiéval dont il attribua la paternité à Abraham Abû l-‘A࠱ya, kabbaliste castillan du XIII e s. Le deuxième, notant les similitudes entre kabbale, néoplatonisme et gnosticisme, renvoya la doctrine kabbalistique à une haute antiquité et à une origine orientale. Voir à son sujet D. BIALE, « The Kabbala in Nachman Krochmal’s Philosophy of History », Journal of Jewish Studies 32 (1981), p. 85-97. 5. A. FRANCK, La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, Paris, 1843 (désormais La Kabbale). Sur A. Franck on consultera H. DERENBOURG, « Adolphe Franck (1809-1893) », dans Id., Opuscules d’un arabisant, 1868-1905, Paris, C. Carrington, 1905, p. 245-256 ; A. FOUILLÉE , Le Mouvement idéaliste et la réaction contre la science positive, Appendice I, « M. Adolphe Franck et le mouvement philosophique depuis cinquante ans », Paris, F. Alcan, 18962, p. 281-301, et W. H ANEGRAAFF, « The Beginnings of Occultist Kabbalah: Adolphe Franck and Eliphas Lévi », dans B. HUSS et al., Kabbalah and Modernity, Leyde-Boston, Brill, 2010, p. 107-128.

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La contribution d'Adolphe Franck à l’étude de la Kabbale études juives et auteur de l’article « Cabale » dans la Grande Encyclopédie 6 , dit avec raison : « La Kabbale a fait événement autrefois ; elle a été le point de départ de nombreux travaux sur la matière publiés en France et en Allemagne. L’histoire de la littérature cabalistique de notre époque repose sur elle » 7. L’originalité de ce livre, fondé sur des critères philologiques, historiques et conceptuels, réside également dans la sympathie que l’auteur éprouve pour son sujet. En e࠰et, à la di࠰érence de nombreux maskilim, Franck considérait la kabbale comme un phénomène foncièrement juif et d’une importance spirituelle majeure, quali࠱ant certains exposés du Zohar de monument de la pensée philosophique et religieuse. Avant de résumer les grandes idées d’Adolphe (Jacob) Franck (1809-1893) sur la kabbale, il convient de dresser brièvement son portrait intellectuel. Issu d’une modeste famille juive de marchands de la Moselle, il reçoit un enseignement hébraïque à Alaincourt, lit-on d’habitude, plus probablement à l’école juive de son Liocourt natal 8 (Moselle), puis à Nancy sous la tutelle de Marchand Ennery (1792-1852), futur grand rabbin de France. Ayant d’abord visé le rabbinat, il étudia cependant la philosophie à Nancy et à Toulouse puis, après avoir été reçu premier à l’agrégation, il l’enseigna à Douai, Nancy, Versailles, en࠱n (en 1840) à Paris où il étudia auprès du célèbre philosophe Victor Cousin (1792-1867) qui avait déjà présidé le concours d’agrégation qui l’avait distingué. En plus de l’importance de la philologie, modèle épistémologique emprunté à l’Université allemande, Cousin lui enseigna l’éclectisme inspiré par la raison impersonnelle. Il ne s’agit pas de concilier entre elles toutes les écoles de philosophie mais de « faire sortir de l’étude des systèmes… un système qui soit à l’épreuve de la critique ». Cousin défend une forme de spiritualisme, considéré comme un rationalisme démarqué à la fois de l’empirisme et du mysticisme, qui s’interroge sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien, fondement qu’il appelle Dieu. Il semble aussi que Cousin, lui-même, ait cultivé quelque intérêt pour la cabale sur laquelle il exprima du reste des notions quelque peu confuses 9. Le Dictionnaire des philosophes consacre à Franck une modeste notice signée par Jean Lefranc qui ne manque pas de piquant : [Adolphe Franck] fut le premier Français d’origine juive à être reçu à l’agrégation de philosophie (« La philosophie est sécularisée » aurait dit Victor Cousin qui présidait). Il fut professeur au Collège de France (chaire de droit de la nature et 6. T. VIII, Paris, H. Lamirault et Cie, 1886, p. 587-592. Il est aussi l’auteur de « L’Analyse du Séfer Yeçira », Revue Israélite 1 (1870), p. 40-43, 168-170, 184-186. 7. REJ 18 (1889), p. 315. 8. Voir dans ce volume la communication de M. Jean Daltro࠰. 9. Voir sa traduction de l’allemand de W. G. TENNEMANN, Manuel de l’histoire de la philosophie, t. I, Paris, A. Sautelet, Pichon et Didier, 1829, p. 273-276. On y lit notamment une dé࠱nition de la cabale : « Prétendue sagesse divine perpétuée et propagée parmi les Juifs par une tradition secrète, dont l’histoire est enveloppée de fables… elle fut créée ou mise en ordre par Rabbi Akiba, son disciple Simon Ben Yochaï, étincelle de Moïse… le tout o࠰re un mélange de conceptions exaltées et bizarres qui s’étaient formées surtout sous l’in࠲uence des idées religieuses de la Perse » (p. 275-276). On peut percevoir dans cette dernière a࠳rmation le noyau primitif de la thèse développée plus tard par Franck.

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Paul Fenton des gens 1856-1886). Il se rattache au spiritualisme éclectique et est surtout connu pour avoir dirigé le Dictionnaire des sciences philosophiques (1852, 1875) auquel il fournit de nombreuses notices 10.

En e࠰et, Franck est essentiellement connu en tant que rédacteur du monumental Dictionnaire des sciences philosophiques (1re éd. en six volumes, 1844-1852). Ce projet, alors en cours, concourut peut-être à le faire élever, sur la recommandation de Victor Cousin, à l’Académie des sciences morales et politiques, en janvier 1844, à l’âge de trente-trois ans, mais « son savant ouvrage sur la kabbale l’avait désigné de bonne heure aux su࠰rages de l’Institut » 11. Ce mémoire avait été lu en trois fois devant l’Académie entre 1839 et 1842, avant la parution du livre en 1843. Il est connu qu’il fut dit à Franck à titre de plaisanterie, d’ailleurs amicale, que « d’autres entraient à l’Académie par l’intrigue et que lui-même y était parvenu par la kabbale », trait d’autant plus savoureux qu’il était le premier juif qui allait siéger sous la coupole. Désormais il est voué à une carrière académique impressionnante. D’abord chargé de cours à la Sorbonne, il occupe ensuite au Collège de France la chaire de philosophie ancienne (1849-1852), puis celle du droit de la nature, tout en exerçant les fonctions de conservateur à la Bibliothèque impériale. L’activité qu’il déploie dans le domaine académique ne l’empêcha point de s’identi࠱er volontiers aux causes juives. Vice-président du Consistoire central des israélites de France et plus tard brièvement membre du bureau de l’Alliance israélite universelle 12, il représentait ses coreligionnaires au Conseil supérieur de l’Instruction publique. À Paris, il contribua régulièrement aux Archives Israélites pendant plus d’un demi-siècle, vit plus tard avec bienveillance se développer la Société des études juives dont il accepta la présidence et encouragea la création de la Revue des études juives à laquelle il donna en janvier 1889 une conférence, intitulée « Le panthéisme oriental et le monothéisme hébreu » 13. Dans cette étude et dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans Sur les sectes juives avant le christianisme (Paris, 1853), La Religion et la science dans le judaïsme (Paris, 1882), il prend la défense du judaïsme. Adversaire impitoyable du nihilisme religieux, il perçoit dans le judaïsme l’expression idéale du monothéisme et s’oppose vigoureusement au panthéisme, à l’athéisme, au matérialisme et au communisme. Aussi fait-il partie de la Ligue contre l’athéisme et écrit-il après les événements de 1848 un pamphlet contre le communisme intitulé Le Communisme jugé par l’histoire (Paris, 1848). Dans la lignée de Victor Cousin, il croyait que le mysticisme, avec le naturalisme, l’idéalisme et le scepticisme, faisait partie des quatre tendances fondamentales de la pensée humaine. Il ne fait pas de doute que ce spiritualisme éclectique le situe assez loin du vigoureux idéalisme allemand de ses contemporains juifs 10. D. HUISMAN (éd.), Dictionnaire des Philosophes, t. I, Paris, PUF, 1984, p. 955. 11. A. FOUILLÉE, « M. Adolphe Franck », p. 284. 12. Voir dans ce volume la contribution de G. Weill. 13. REJ 18 (1889), p. CCCXII-CCCXXII, repris dans ses Nouvelles études orientales, Paris, C. Lévy, 1896, p. 367-387.

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La contribution d'Adolphe Franck à l’étude de la Kabbale d’outre-Rhin cités plus haut. Comment expliquer son intérêt intellectuel pour l’étude des rapports entre philosophie et religion, surtout dans son expression mystique, qui constitue un des aspects les plus intrigants de sa personnalité ? « Le goût secret de M. Franck pour le mysticisme, – quoiqu’il ne fût pas lui-même mystique, – l’amena jusqu’à regarder d’un œil favorable certaines tentatives de théosophie plus que hasardées dont nous sommes aujourd’hui témoins », écrit Fouillée 14. En e࠰et, il laissa plusieurs écrits sur ces sujets dont les plus connus sont La Philosophie mystique en France à la ࠩn du XVIIIe siècle : Saint-Martin et son maître Martinès de Pasqually (1866) 15, Philosophie et Religion (1867) 16 et « Paracelse et l’alchimie au XVIe siècle » 17. Même ses Essais de critique philosophique (Paris 1885) incluent un chapitre sur « Le Mysticisme et l’Alchimie au XVIe siècle ». Il faut peut-être se ranger à l’avis d’Eugène Manuel, qui écrit dans son introduction aux Nouvelles études d’orientalisme, Paris, 1896, p. XIX : « Ses études sur la Kabbale lui avaient laissé un goût d’idéalisme poussé parfois jusqu’à l’exaltation ; et s’il n’avait pas été, en somme, essentiellement philosophe, c’est plutôt du côté de la mystique qu’il aurait penché pour fuir certaines aberrations du criticisme ». Ces quelques éléments biographiques et bibliographiques sommaires su࠳sent à situer la singularité de notre auteur. Philosophe formé par l’université française qui s’émancipe de l’Église et se détache de sa théologie, il illustre ce mouvement de sécularisation de la philosophie à l’université. Franck est un modèle d’intégration, dont le portrait est comparable à plus d’un égard à celui de ses contemporains les frères Arsène (1846-1888) et James (1849-1894) Darmesteter, dont l’origine et les carrières universitaires présentent certains parallèles avec les siennes 18. Un premier constat est la non-appartenance de Franck aux institutions rabbiniques comme au domaine strict des sciences du judaïsme. Du reste, quoi qu’on ait pu dire à l’époque, son savoir hébraïque fut assez réduit 19 et il semble qu’il soit demeuré étranger aux cercles des maskilim d’Europe centrale au point où l’on se demande dans quelle mesure il était réellement au courant des publications de la Wissenschaft des Judentums. Dès lors, nous comprenons qu’au lieu de s’intéresser à la pensée de Sa‘adya Ga’ôn ou Maïmonide, comme le ࠱rent les rabbins éclairés du XIXe siècle, ce brillant philosophe porta son regard à la mystique juive. La publication de La Kabbale, quali࠱é comme une « œuvre maîtresse de critique » par l’historien français Jules Michelet (1798-1874) 20, établit dé࠱nitivement sa 14. A. FOUILLÉE, « M. Adolphe Franck », p. 294-295. 15. Rééd. Boston, Adamant Media Corporation, 2002 ; Aubagne, Éditions de la Tarente, 2010. 16. Où il s’intéresse notamment à la religion mystique des bâbis en Perse : A. FRANCK, Philosophie et religion, Paris, Didier et Cie, 1867, « Une nouvelle religion en Perse », p. 281-340 [p. 283, 308-340]. Voir aussi id., Journal des Savants 1865, p. 665-681, p. 767-787, et R. WORMS, « Lettres inédites de Gobineau à M. Adolphe Franck et à sa famille », Revue internationale de sociologie 24 (1916), p. 404-437. 17. Publié dans G. Th. TIFFEREAU, L’or et la transmutation des métaux, Paris, H. Chacornac, 1889 (Collection d’ouvrages relatifs aux sciences hermétiques, dir. J. LERMINA), p. 1-32. 18. Voir dans ce volume l’article de P. Simon-Nahum. 19. Il avait publié une introduction scolaire à l’hébreu : Nouvelle méthode pour apprendre la langue hébraïque. Melammed leshon ‘Ever, Paris, F. G. Levrault, 1834, VIII-47-113 p., passée inaperçue. 20. Cité par A. FOUILLÉE, « M. Adolphe Franck », p. 284.

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Paul Fenton notoriété. Le titre de ce livre est lui-même signi࠱catif de l’approche de son auteur – La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux – : il suppose la reconnaissance de la valeur intellectuelle de la kabbale comme « philosophie ». Victor Cousin, en présentant l’œuvre de Franck à l’Académie des sciences morales et politiques, loue les connaissances linguistiques de Franck, à qui les langues hébraïque et syriaque « sont parfaitement familières », avant de quali࠱er La Kabbale comme un « ouvrage qui sera l’un des plus curieux et des plus importants qu’ait produits la philosophie de notre époque. C’est un honneur à notre Académie d’avoir suscité ce travail et à l’Université de l’avoir produit […] le livre de M. Franck est d’ailleurs rempli de cette sagesse qui est l’esprit de la philosophie enseignée par l’Université » 21. Pour Franck, peu intéressé par ses techniques exégétiques, la kabbale est essentiellement un système universel de métaphysique idéaliste et même de « paix sociale » auxquelles il souscrit lui-même. De la part d’une personnalité marquée par le positivisme d’un Victor Cousin, soucieux de logique et d’esprit encyclopédique, la valorisation de la kabbale en tant que doctrine métaphysique peut paraître surprenante. D’ailleurs, certains, comme Samuel David Luzzatto, ne manquèrent pas de le lui reprocher. De surcroît, au lieu de la regarder comme un phénomène marginal et de minimiser sa portée au sein du judaïsme, Franck s’attacha au contraire à en faire le cœur vivant : II est impossible de considérer la Kabbale comme un fait isolé, comme un accident dans le judaïsme – elle en est au contraire la vie et le cœur. Car, tandis que le Talmud s’emparait de tout ce qui est lié à la pratique extérieure et à l’observance de la Loi, la Kabbale se réserva le domaine de la spéculation et les plus grands problèmes de la théologie naturelle et révélée. Par ailleurs, elle fut capable de provoquer la vénération du peuple en montrant un respect inaltérable pour leurs croyances vulgaires et elle leur ࠱t comprendre que leur foi tout entière et leur religion reposaient sur un mystère sublime 22.

La première des trois parties de son ouvrage est principalement consacrée à l’étude critique du Zohar et aux problèmes littéraires relatifs aux écrits kabbalistiques. Il y plaide en faveur d’une origine ancienne de la kabbale zoharique et tente de prouver l’antiquité et l’authenticité à la fois du Zohar et du Sefer yeӸirah, dans lequel il croit déceler une in࠲uence persane 23 . À ses yeux, la kabbale est un corps de doctrine d’une haute antiquité, antérieur même à l’école philosophique d’Alexandrie et au christianisme. Il est intéressant d’observer que notre auteur commence son exposé sur l’antiquité du Zohar en citant les auteurs chrétiens de la Renaissance, tels que Pic de la Mirandole et Johannes Reuchlin. S’inspirant des vues de Cornelius Agrippa de Nettesheim (1486-1535), selon lequel la 21. « La Kabbale, ou la philosophie religieuse des Hébreux », Archives Israélites 4 (1845), p. 390-391. 22. La Kabbale, p. 382. 23. Dès la ࠱n du XVIII e s. Johann P. K LEUKER, Über Natur und Ursprung der Emanationslehre bei den Kabbalisten, Riga, J. F. Hartknoch, 1786, avait plaidé en faveur d’une in࠲uence persane décisive sur la doctrine kabbalistique.

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La contribution d'Adolphe Franck à l’étude de la Kabbale kabbale exerça une in࠲uence sur des doctrines gnostiques, Franck soutient que « le gnosticisme emprunta beaucoup, sinon précisément au Zohar tel que nous le connaissons aujourd’hui, du moins aux traditions et aux théories contenues en lui 24 ». Il réa࠳rme cette opinion, qui est à l’opposé de la recherche moderne, après sa lecture du Pistis Sophia copte, traduit en français par son collègue au Collège de France l’égyptologue Émile Amélineau (1850-1915) 25. Dans sa deuxième partie, Franck explique la théosophie kabbalistique et traite de sa méthode allégorique. Se fondant principalement sur le système du Zohar, il passe en revue les idées-forces de la kabbale concernant Dieu, le monde et l’âme. Cherchant les sources de sa théosophie, il examine dans la dernière partie de l’ouvrage les systèmes philosophiques qui o࠰rent quelque ressemblance avec la kabbale, tels que le platonisme, l’École d’Alexandrie, la doctrine philonienne, le christianisme, la religion chaldéenne et en particulier la religion zoroastrienne, dont l’in࠲uence, selon lui, est déterminante sur le Zohar. En࠱n, deux appendices traitent la « secte des nouveaux hassidim », puis la « secte des zoharistes », c’està-dire les Frankistes. Re࠲ets d’une mode intellectuelle qui multipliait les analogies avec la Perse, les hypothèses de base de Franck furent rejetées par la recherche postérieure, et il n’y a guère que l’exposition des idées kabbalistiques qui garde sa valeur. De surcroît, le livre de Franck, estimable en son temps, mais assez médiocre dans le fond, contient de nombreuses inexactitudes, engendrées par son impéritie devant le texte original du Zohar. En e࠰et, son recours à une traduction latine incomplète entraîna quelques bévues quant à sa compréhension des problèmes littéraires. Chose surprenante, à en juger par ses citations, son enquête à ce sujet n’avait pas été nourrie par la littérature produite en hébreu ou en allemand en milieu maskil, mais plutôt par ses lectures en latin et en français. En témoigne sa bibliographie : en dehors du Zohar et le Sefer yeӸirah, les sources hébraïques ne sont pas légion et sont même moins nombreuses que les citations grecques. Elles sont souvent de seconde main, empruntées à la Kabbala Denudata (Sulzbach-Francfort, 1677-1684) du cabaliste chrétien Christian Knorr von Rosenroth (1636-1689), aux écrits du bibliste Richard Simon (1638-1712), à l’Archaeologia Philosophica (1692) du Dr Thomas Burnet (c. 1635-1715), ou à l’Histoire des Juifs (7 vol., 1706-1711) du théologien protestant Jacques Basnage (1653-1725). En dé࠱nitive, sur la question fondamentale de l’authenticité du Zohar, il ࠱t preuve de peu d’originalité, se contentant le plus souvent de citer et d’examiner les arguments de ses prédécesseurs. Même les critères philologiques qu’il met en œuvre manquent de rigueur. En࠱n, le discours de Franck n’était pas dépourvu de relents polémiques. Sous l’impulsion du romantisme littéraire de Herder (1744-1803), 24. La Kabbale, p. 101. 25. É. AMÉLINEAU (trad.), Pistis Sophia. Ouvrage gnostique de Valentin, Paris, Chamuel, 1895 (Milan, Archè, 19752), est paru après la mort de Franck, mais il donna le compte rendu de son Essai sur le gnosticisme égyptien dans le Journal des savants avril-mai 1888, p. 207-218, 241-255. Voir aussi A. FRANCK, Nouveaux essais de critique philosophique, Paris, Hachette, 1890, où dans son « Essai sur le gnosticisme mystique », p. 275-319, il rapproche « l’Unité qui n’est rien » de Basilide du « néant » (ayîn) enseigné par la kabbale (p. 289 ; voir aussi p. 313).

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Paul Fenton l’académicien valorisa la spontanéité poétique et l’imagination créatrice des pages du Zohar pour riposter à l’accusation d’aridité législative lancée à l’endroit du judaïsme par ses détracteurs. On trouve aussi dans son livre quelques énormités. En parlant des grands maîtres de la kabbale Moïse Cordovero (1522-1570) et Isaac Lurya (1534-1572), Franck déclare : « Tous deux, malgré l’admiration superstitieuse qu’ils inspirent à leurs disciples, ne sont pourtant que des commentateurs sans originalité » 26. La Kabbale suscita certes un vif intérêt, mais ses importantes carences dues à la faible formation de son auteur en littérature rabbinique lui valurent des critiques très acerbes. Il ne pourra être question dans le contexte présent de les énumérer ou de donner un compte rendu détaillé du contenu de son livre. Aussi nous contenterons-nous dans ce qui suit de relater la postérité de ce dernier. I. Réactions en Europe En dépit de ses insu࠳sances, La Kabbale en tant que première tentative critique de fournir une description globale des origines et du contenu de la kabbale, eut un immense retentissement. Présentée d’abord en 1839 sous forme d’essai 27, elle marque le début de la carrière universitaire de Franck. Une deuxième édition, remaniée et augmentée, paraît à cinquante ans de distance en 1889, trois ans avant sa mort ; ainsi elle enjambe les deux extrémités de la vie de son auteur 28. L’ouvrage suscita deux sortes de réactions – celle des orientalistes et celle des occultistes. Chronologiquement, il convient de mentionner tout d’abord celle d’Éliakim Carmoly (1802-1875) intitulée « Examen critique des Mémoires sur la Kabbale par M. Franck », où le grand rabbin de la Belgique expose quelques faiblesses de l’auteur sur le plan historique 29. Dès sa parution le livre de Franck a été également recensé par un des grands orientalistes de l’époque, le polyglotte Louis Dubeux (1798-1863), disciple d’Antoine Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838) et d’Antoine-Léonard Chézy (1773-1832) 30. Dubeux trouve que Franck exagère l’in࠲uence de la kabbale sur les sciences des XVI e et XVII e siècles. En revanche, il défend la contribution à l’étude de la kabbale des auteurs que Franck avait méprisés, tels que Wolf et surtout Basnage, dont la digression « sur la Cabale, dans son histoire des Juifs, forme, pour l’étendue, environ trois quarts du volume de M. Franck, et, sous bien des rapports, nous paraît supérieure à ce dernier ouvrage ». En outre, il pense que l’exposé de Franck du Zohar est nettement moins complet que celui donné par Knorr von Rosenroth. Aussi estime-t-il que la partie vraiment neuve de son ouvrage est celle qui traite 26. Ibid., p. 4. 27. « Mémoires sur la Kabbale, lus dans la séance du 17 août 1839 », Mémoires de l’Académie des Sciences Morales et Politiques de l’Institut de France 1 (1841), p. 195-348. 28. La deuxième édition comporte aussi une importante préface. Elle sera réimprimée à Paris en 1892 et à Genève en 1981. 29. Revue orientale 1 (Bruxelles 1841), p. 429-431, 2 (1842), p. 159-166, reproduit plus tard dans ses Itinéraires de la Terre sainte, Bruxelles, A. Vandale, 1847. 30. Dans le Correspondant 1 (janvier 1844).

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La contribution d'Adolphe Franck à l’étude de la Kabbale des rapports de la kabbale avec la religion des Chaldéens et des Perses. En e࠰et, les auteurs qui écrivaient sur ce sujet au siècle précédent ignoraient l’existence du Zend Avesta 31. Tout en acceptant la possibilité de l’in࠲uence de ce livre sur le Talmud, Dubeux estime que celle-ci ne saurait être su࠳sante « pour décider si la philosophie cabalistique ou le système d’émanation ont été empruntés par les Juifs aux Perses ». Il conclut que « l’ouvrage de M. Franck n’est guère nouveau que par des paradoxes, et que les faits déjà connus y sont souvent obscurcis par le défaut de la rédaction ». Une indication de l’importance de sa réception fut la parution presque immédiate d’une traduction en langue allemande. Celle-ci, accompagnée d’une introduction critique (p. I-XII) et d’un appendice (p. 289-294), et de nombreuses observations érudites et de corrigenda, est de la plume d’un jeune savant alors inconnu, Adolf Jellinek (1821-1893) 32, qui sera lui-même auteur par la suite de plusieurs études sur l’histoire de la kabbale 33. Plus tard, une traduction russe paraît en 1873, publiée par une maison d’édition ecclésiastique. Une traduction hébraïque paraît en 1909 34, suivie d’une traduction anglaise de la version allemande, publiée en 1921 à New York, cette dernière ayant donné lieu depuis à plusieurs réimpressions 35. Désormais accessible aux maskilim, la traduction allemande ࠱t aussitôt du bruit et d’autres réactions de l’étranger 36 ne tardèrent pas à se faire entendre, notamment celle de l’érudit rabbinique David Heymann Joel (1815-1882). Dans son ouvrage majeur, le Midrash ha-Zohar, qui constitue une des premières approches scienti࠱ques de la kabbale, l’auteur se livre à une critique de l’ouvrage de Franck en essayant de démontrer qu’il n’y a pas de contradiction essentielle entre la kabbale telle qu’elle fut formulée par le Zohar et la théologie juive du moyen âge 37. Concevant la kabbale comme une création juive originale, Joel repousse les thèses

31. Connu depuis l’édition donnée en 1771 par Anquetil-Duperron, citée par Franck. 32. Die Kabbala, oder die Religions-Philosophie der Hebräer, von A. FRANCK aus dem Französichen übersetzt, verbessert und vermehrt von Ad. GELINEK [= JELLINEK], Leipzig, H. Hunger, 1844 ; Berlin, Lamm, 19182. Une recension détaillée de l’édition allemande a été rédigée par Abraham Jakob ADLER dans Jahrbücher für spekulative Philosophie (Darmstadt), 1 (1846), p. 183-198, 211-221, et 2 (1847), p. 175-191, 385-393. Initialement, Jellinek était d’accord avec Franck sur l’antiquité du Zohar, mais plus tard il adopta la méthode historico-philologique de Landauer et démontra dans son Moses ben Schem Tob de Leon und sein Verhältnis zum Zohar, Leipzig, H. Hunger, 1851, la similitude entre Moïse de Léon et des passages du Zohar. 33. Par exemple : Beiträge zur Geschichte der Kabbala, Leipzig, G. L. Fritzsche, 1852 ; Abraham Abulaࠩa’s Sendschreiben über Philosophie und Kabbala, Leipzig, H. Hunger, 1854. Ces études ont paru dans le recueil A. JELLINEK, Kleine Schriften zur Geschichte der Kabbala, Hildesheim, Olms, 1988. 34. Ha-qabbâlâh ô’ ha-pilôsôfîyâh ha-datît, tôledôt ha-Һokmâh ha-nistârâh we-hishtaleshelûtâh, trad. M. R ABINOVITCH, Vilna, impr. Zawadski, 1909. 35. The Kabbala or The Religious Philosophy of the Hebrews by Adolph FRANCK, revised and enlarged translation by Dr. I. SOSSNITZ, New York, Kabbalah Publishing Company, 1926, 19402. 36. Voir en premier lieu le compte rendu d’I. JOST dans Literaturblatt des Orients 49 (1845), p. 776-778 ; 51, p. 818-814 ; 52, p. 818-820. 37. D. JOEL, [Midrash ha-Zohar]. Die Religionsphilosophie des Sohar und ihr Verhältnis zur allgemeinen jüdischen Theologie. Zugleich eine kritische Beleuchtung der « Franck’schen Kabbala », Leipzig, Fritzsche, 1849, Berlin, Lamm, 19182, 394 p.

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Paul Fenton de Franck relatives à l’in࠲uence décisive sur elle de la religion persane, du platonisme, du néoplatonisme et de la gnose. À l’inverse de Franck, S. D. Luzzatto, dont l’antipathie pour la mystique est notoire, cherche à discréditer le Zohar dans son pamphlet hébreu Dialogues sur la Kabbale et le Zohar, en démontrant sa rédaction tardive. Dans son introduction en langue française, il lance allusivement une remarque désobligeante à l’adresse de Franck : II est de l’intérêt du Judaïsme que l’on sache que les préceptes de la Loi tendent, selon les anciens Docteurs, au perfectionnement moral de l’homme, et à l’avantage de la société, dont le bien-être dépend de l’observance des commandements de Dieu, soit comme e࠰et naturel de la moralité des citoyens, soit comme e࠰et surnaturel de la Providence divine, et n’est nullement l’e࠰et d’un commerce mystique de la terre avec le ciel, comme le prétendent les Kabbalistes, et que les textes de ce mysticisme que l’ignorance a appelé la Philosophie religieuse des Hébreux, n’appartiennent point aux auteurs de la Mishna et du Talmud, et ne sont que des pseudonymes, postérieurs de mille ans aux personnages, dont les noms y sont empruntés 38.

Parmi les répliques les plus véhémentes et les plus curieuses il y eut celle du chevalier David Paul Louis Bernard Drach (1791-1865), qui venait d’achever son De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue 39 au moment de la publication de La Kabbale 40. Ce juif apostat avait fait des études rabbiniques dans son Ettendorf natal sous la tutelle du rabbin Gougenheim avant d’être nommé Һaber de Ribeauvillé. Devenu gendre du grand rabbin de France Emmanuel Deutz (1763-1842), il fut nommé directeur de l’école israélite de Paris en 1819. Séduit par le christianisme après son initiation à la doctrine cabalistique, il se ࠱t baptiser en 1823 à la grande consternation du judaïsme français et termina ses jours comme bibliothécaire à la Faculté de théologie de Paris. Pour justi࠱er sa conversion et pour prouver à ses coreligionnaires la vérité de la foi chrétienne, il écrivit un certain nombre de pamphlets d’inspiration cabalistique, qui lui valurent l’ouverture d’un cours sur le Zohar, professé en Sorbonne 41. Excellent hébraïsant, on lui doit, entre autres, un lexique hébreu et chaldéen de

38. Dialogues sur la Kabbale et le Zohar, Gorice, Seitz, 1852, p. IV-V. Dans une lettre privée datant de 1851, l’illustre bibliographe Moritz Steinschneider (1816-1907), qui n’a࠰ectionnait pas non plus la mystique, exprima son mépris pour Franck et reprocha à A. Jellinek d'avoir perdu son temps à traduire la Kabbale en allemand. Voir I. SCHORSCH, « Converging Cognates: the Intersection of Jewish and Islamic Studies in Nineteenth Century Germany », Leo Baeck Institute Yearbook 55 (2010), p. 30. 39. De l’harmonie entre l’Église et la synagogue, ou, Perpétuité et catholicité de la religion chrétienne, qui contient un traité complet de la doctrine de la très-sainte-Trinité dans la synagogue ancienne, Paris, P. Mellier, 1844 (réimp. Gand 19782 et Québec, Scivias, 20103). 40. Sur ce personnage, voir P. CATRICE, L’Harmonie entre l’Église et le judaïsme d’après la vie et l’œuvre de Paul Drach [thèse de l’université de Lille], Roubaix, P. Catrice, 11 rue Vauban, 59100, 1978. 41. Dont la Lettre d’un rabbin converti aux Israélites ses frères sur les motifs de sa conversion, Paris, impr. de Beaucé-Rusand, 1825, suivie d’une Deuxième lettre d’un rabbin converti aux Israélites ses frères, sur les motifs de sa conversion, Paris, chez l’auteur, 1827.

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La contribution d'Adolphe Franck à l’étude de la Kabbale la Bible 42, un abrégé de la Grammaire hébraïque d’Édouard Slaughter 43, diverses odes en hébreu en l’honneur de certaines personnalités ecclésiastiques, y compris le pape Grégoire, ainsi qu’un catéchisme catholique en hébreu 44. Parmi ses contributions à la littérature strictement juive, il a également produit, avant sa conversion, une belle édition commentée de la Haggada de Pâques 45 – avec l’approbation des grands rabbins de Paris – ainsi qu’une traduction du Sefer ha-Yashar 46. Il rédigea contre Franck La Cabale des Hébreux vengée de la fausse imputation de panthéisme 47, diatribe acrimonieuse qui est autant une défense de la cabale qu’une apologie du christianisme. Partant sa publication à Rome par l’Imprimerie de la Propagande ne nous étonnera pas 48. Elle connaîtra même trois éditions et deux traductions en langue étrangère 49. Drach y revendique pour la science ésotérique une haute antiquité, combattant le panthéisme zoharique soutenu par Franck. 42. Catholicum lexicon Hebraicum et Chaldaicum in Veteris Testamenti libros, Paris, Migne, 1848. 43. Grammatica Hebraica, Rome, typis S. Congregationis de propaganda ࠱de, 1861. 44. Pius philohebraeus, Le pieux hébraïsant. Contenant les principales prières chrétiennes et un abrégé du Catéchisme catholique en hébreu ponctué avec le latin en regard. Accompagné de notes critiques sur le texte hébreu, pour l’utilité de ceux qui étudient la langue sainte, par le chevalier D. P. L. B. DRACH, Paris, Gaume, 1853. 45. Cérémoniel des deux soirées de Pâques, par D. DRACH, rabbin, docteur de la Loi, Metz, E. Hadamard, 1818. 46. Sepher haiyaschar, Le livre du juste traduit du texte hébreu rabbinique, avec un avant-propos du chevalier P. L. B. DRACH, édité par Migne en 1856 ; avec une introduction de Robert-Jean VICTOR, Monaco, Éditions du Rocher, 1981. 47. P. L. B. DRACH, La Cabale des Hébreux vengée de la fausse imputation de panthéisme par le simple exposé de sa doctrine d’après les livres cabalistiques qui font autorité, Rome, Imprimerie de la Propagande, 1864. 48. Curieusement elle sera republiée en annexe à la deuxième édition de La Cabbale de Papus : PAPUS, La Cabbale. Tradition secrète de l’Occident, ouvrage précédé d’une lettre d’Ad. FRANCK (de l’Institut) et d’une étude par SAINT-YVES D’A LVEYDRE… suivie de la réimpression partielle d’un traité cabalistique du Chev. DRACH, Paris, Chacornac, 1903, p. [323]-353, qui, comme on le voit, continue à comporter la préface élogieuse de Franck. Cependant les paragraphes incriminant Franck ont été soigneusement élagués, notamment les § 5-8 qui ࠱guraient dans l’édition originale de La Cabale des Hébreux (p. 6-24 et les notes y a࠰érentes p. 47) à l’exception de la phrase (PAPUS, p. 353) : « Qu’on juge maintenant si les philosophes incrédules sont fondés à invoquer cette cabale en faveur du panthéisme » qui est évidemment dirigée contre Franck. Une troisième édition parut dans « Numéro spécial sur la Kabbale », Le Voile d’Isis 161 (mai 1933), p. 203 sqq. Ce volume comporte aussi une brève contribution « Qabbalah » (197-202) de la plume de René Guénon, disciple de Papus. Le Voile d’Isis 164-165 de la même année contient un deuxième article signé de R. GUÉNON, « Kabbale et science des nombres » (p. 325-335), qui voisine avec la traduction commentée d’A. NORREL, L’Aurore de la Foi orthodoxe des anciens cabalistes, par Jean de Pauly. Dans ce deuxième article, reproduit dans le recueil de R. GUÉNON, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Paris, Gallimard, 1970, on lit notamment p. 81 que le livre de Franck, « malgré sa réputation, montrait surtout à quel point son auteur, imbu de préjugés universitaires et de plus complètement ignorant l’hébreu, était incapable de comprendre le sujet qu’il s’était e࠰orcé de traiter ». 49. Signalons une traduction néerlandaise : De kabbalah der Joden, gewroken van de valsche aantijging van pantheisme: door de si veboeken, Paul L. B. DRACH, vertaald en ingeleid door Ton K ERSSEMAKERS, Tilburg, De Gouden Ring, 1934, et anglaise dans PAPUS, The Qabalah, secret tradition of the West: preceded by a letter from Adolphe FRANCK and a study by SAINT-YVES D’A LVEYDRE, and containing new texts by LENAIN [et.al.], and a complete translation of the Sepher Yetzirah : followed by a partial reprinting of a Qabalistic treaty by the Chevalier DRACH, Wellingborough, Thorsons, 1977.

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Paul Fenton Animé d’un zèle missionnaire, il quali࠱e ce dernier de « pseudo-cabaliste » et s’attache à mettre en évidence ses insu࠳sances en matière rabbinique et kabbalistique. Certains aspects de sa critique comportent une valeur scienti࠱que dans la mesure où ils relèvent des erreurs de lecture et d’interprétation. Son deuxième chapitre entend présenter l’idée vraie de la cabale : Les incrédules cherchent à rendre la Cabale complice de l’impie système du panthéisme. Mr Franck, le dernier venu, traite de la Cabale comme un aveugle qui raisonnerait sur les couleurs par ouï-dire. Preuves incontestables que l’auteur de la Kabbale, n’a pas lu les textes des livres cabalistiques et qu’il a travaillé sur des citations inexactes.

L’ouvrage polémique se termine par cette sentence péremptoire : « J’ai bien dûment prouvé que Mr. Franck n’est point cabaliste ; par conséquent son livre ne saurait faire autorité en cette matière » 50. De son côté, Franck quali࠱e les critiques de Drach de « pesants sarcasmes d’un bou࠰on de sacristie » 51, tandis que S. Cahen, rédacteur des Archives Israélites, les nomme « des allusions malveillantes » 52. Or, aucun représentant français de la « science du judaïsme » ne releva le gant jeté par l’auteur de La Kabbale ou le chevalier Drach, à l’exception de Salomon Munk (1803-1867). Ce savant faisait partie du cercle des maskilim français fréquenté par Franck dont il suivait attentivement les travaux. Né à Gross-Glogau (Silésie), il avait fait des études de philologie et de langues orientales à Berlin avant de se ࠱xer à Paris en 1828, où il paracheva sa formation, notamment auprès de Silvestre de Sacy. En 1862, il succéda à Renan à la chaire d’hébreu au Collège de France. D’une érudition juive autrement plus riche que son collègue, Munk tenta comme Joel de situer la kabbale dans les prolongements de la tradition philosophique juive du moyen âge 53. Aussi une partie de son exposé magistral Mélanges de philosophie juive et arabe est-elle consacrée à l’examen d’une in࠲uence éventuelle exercée par la philosophie d’Ibn Gabirol sur la formation de la kabbale spéculative et sur la compilation de certaines parties du Zohar 54 . Parmi les diverses critiques « cabalisantes », il convient de mentionner celles d’un autre juif baptisé, Jean de Pauly. Celui-ci, auteur de la première traduction 50. La Cabale des Hébreux, p. 24. 51. Voir « De la Création selon les docteurs et les philosophes de la Synagogue », Archives Israélites 4 (1845), p. 81. 52. Archives Israélites 4 (1845), p. 762. 53. S. MUNK, Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, A. Franck, 1859, 19552, p. 275-291. Une première étude de Munk fut recensée par Franck dans les Comptes rendus des séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques 4 (1857), p. 45-58. 54. MUNK, Mélanges, p. 490-495. Un ouvrage entier, sans valeur scienti࠱que, avait été consacré à ce sujet par I. MYER, Qabbalah. The Philosophical Writings of Solomon Ben Yehudah Ibn Gabirol or Avicebron, Philadelphie, chez l’auteur, 1888, New York, Ktav Publishing House, 19702. Voir aussi P. VULLIAUD, La Kabbale juive. Histoire et doctrine, essai critique, Paris, É. Nourry, 2 vol., 1923, ch. VII, p. 220-245. G. SCHOLEM reprendra la question dans « ‘Iqbotaw shel Gabirol ba-qabbalah » [traces d’Ibn Gabirol dans la kabbale], dans A. A. K ABAK, E. STEINMANN (éd.), Me’asef sofrey EreӸ Yisra’el, Tel-Aviv, Agudat ha-sofrim ha-‘ibriim be-EreӼ Yisra’el – ha-ҽebrah le-mif‘aley ha-sifrut ha-‘ibrit, 1940, p. 160-178.

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La contribution d'Adolphe Franck à l’étude de la Kabbale du Zohar dans une langue moderne 55, s’était proposé d’écrire un volume sur la Kabbale qui est resté inachevé. Dans un chapitre sur le Zohar, publié d’une manière posthume par P. Vulliaud, il défend l’antiquité de ce livre en présentant neuf réfutations à l’adresse des partisans de sa composition tardive 56. Puis, dans une autre étude, Pauly, dont la formation hébraïque était certainement plus solide que celle de Franck, se livre à une critique systématique du l’ouvrage de ce dernier, page par page 57 : Il y a certains livres dont, après un examen sérieux, on ne saurait se résoudre à dire du bien, malgré la sympathie qu’ils inspirent, au premier abord, et par l’élégance de leur forme, et par la noblesse de leurs tendances. Le livre de M. F[ranck] doit être rangé parmi ceux-ci, quelque grand que soit le plaisir de voir un philosophe de la valeur de M. F., faisant tabula rasa de toutes les doctrines positivistes et évolutionnistes qui dominent de nos jours, revenir à la saine philosophie spiritualiste 58.

Emboîtant le pas de Drach, il met en évidence les citations fautives ainsi que les erreurs littéraires et historiques commises par l’auteur, auquel il reproche une incompétence linguistique : Il est impossible de passer en revue toutes les inexactitudes renfermées dans ce volume. Comme il n’y a pas une seule phrase du Zohar qui soit correctement traduite, il s’ensuit nécessairement qu’à mesure que les citations se multiplient, le nombre des erreurs augmente, de sorte que, pour les relever toutes, il faudrait écrire un volume d’une égale dimension de celui de M. F. On va donc cesser de s’occuper du livre en question et on se bornera à émettre une seule appréciation : M. F. est un excellent kantiste, et encore un meilleur schellingiste, ࠱chtiste et hégéliste, mais il est beaucoup au dessous d’un médiocre hébraïsant. Son livre sur la Cabale est, partant, sans nulle valeur 59.

L’éditeur de ce texte, Paul Vulliaud (1875-1950), se montre également d’une sévérité implacable à l’égard de Franck. Doué d’une grande curiosité intellectuelle et spirituelle, il a compilé une des sommes les plus substantielles de la tradition ésotérique du judaïsme, La Kabbale juive 60 , dont l’importance est encore con࠱rmée par sa réédition il y a une trentaine d’années 61. En milieu occultiste, cet érudit et peintre, ancien admirateur de Sâr Joséphin Péladan (1859-1918), connut une grande fortune et in࠲uença notamment René Guénon et Max Jacob. 55. J. de PAULY, Sepher ha-Zohar, Le Livre de la Splendeur, doctrine ésotérique des Israélites, traduit pour la première fois sur le texte chaldaïque, Paris, E. Leroux, 1906-1912. Sur Pauly, voir notre article « La Cabale et l’académie », Pardès 19-20 (1994), p. 228-229 et notre étude « Qui fut Jean de Pauly, traducteur français du Zohar ? » (sous presse). 56. Études et correspondance de Jean de Pauly relatives au Sepher ha-Zohar, annotées par P. VULLIAUD, Paris, Chacornac, 1933, p. 23-43 : « De l’Antiquité du Zohar ». 57. Ibid., p. 91-132 : « Étude sur La Kabbale de Franck ». 58. Ibid., p. 94. 59. Ibid., p. 129. 60. Voir supra, n. 54. Sur Vulliaud voir J.-P. BRACH, « Paul Vulliaud (1875-1950) and Jewish Kabbalah », dans B. HUSS et al., Kabbalah and Modernity, p. 129-149. 61. Saluée, toutefois, avec des réserves justi࠱ées par le monde universitaire. Voir le compte rendu de G. Vajda dans REJ 136 (1977), p. 243.

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Paul Fenton Son exposition de la doctrine kabbalistique, qui s’appuie néanmoins sur une documentation d’une remarquable érudition, débute par une énumération des chercheurs dignes d’intérêt en matière de cabale. Or, le mépris dans lequel Vulliaud tient Franck est tel qu’il ne daigne même pas y évoquer son nom et il faut attendre les pages 49 puis 213 avant de trouver une référence à Franck, aussi fugace que critique 62. Même dans le chapitre consacré à l’antiquité du Zohar, il le passe entièrement sous silence 63. In࠲uencé par les prises de position de Pauly, sans pour autant les adopter intégralement, il préfère se référer à Michel Aaron Weill (1814-1889) 64, à Élie Benamozegh 65 et à Salomon Karppe 66 plutôt qu’à Franck. Tout au long des 969 pages de son livre, Vulliaud cite Franck à peine une douzaine de fois, le plus souvent pour le fustiger avant de l’accabler dé࠱nitivement dans la troisième partie du chapitre XIX pour « mal situer la tradition secrète des Juifs et la présenter au monde scienti࠱que comme l’antécédent des systèmes de Hégel et même de Schopenhauer » 67. Dans le chapitre XII sur « kabbale et panthéisme » (p. 425-486), malgré la longueur du traitement, il expédie le livre de Franck en une page et demie sans appel où il taxe l’académicien d’avoir été un des propagateurs les plus vigoureux de l’erreur du panthéisme dans la kabbale 68. Sa critique culmine avec cette remarque caustique : Franck n’a pas lu le Zohar. Il en était – chose évidente – incapable. Il a donc traité de ce qu’il ignorait. Ce n’est peut-être pas très délicat, quoique, de son temps, l’on ait estimé que son œuvre valait bien un siège à l’Institut 69.

À l’occasion du livre posthume de Pauly, Vulliaud reprend la plume contre Franck dans un appendice intitulé « Annotation sur l’opuscule précédent de Jean de Pauly » 70. Il y explique que la rudesse avec laquelle il souligne l’insu࠳sance de Franck est inversement proportionnelle aux louanges exagérées et la con࠱ance imméritée avec lesquelles son livre fut salué car « le tort de Fr[anck] est de n’avoir pas mesuré sa modestie d’auteur à la modestie de son savoir ». Vulliaud a raison quand il dit, face aux spéculations de Franck selon lesquelles Hégel aurait été in࠲uencé par la Kabbale, que le philosophe idéaliste allemand

62. Voir aussi t. I, p. 315, 466, t. II, p. 25, 57, 153,162, 205, 303, 336, 343, 348, 359, 372. « L’illustre académicien nous propose une Kabbalah de pacotille », dit-il t. II, p. 25. 63. Ibid., t. I, ch. VIII, p. 249-300. 64. Auteur des Mystères de la Création, Paris, 1855. Voir à son sujet J.-Ph. CHAUMONT et M. LÉVY, Dictionnaire biographique des rabbins…, Paris, Berg International, 2007, p. 737. 65. On consultera avec pro࠱t à son sujet A. GUETTA, Philosophie et Cabale. Essai sur la pensée d’Élie Benamozegh, Paris, L’Harmattan, 1999. 66. Sur Karppe, auteur de l’Étude sur les origines et la nature du Zohar, précédée d’une étude sur l’histoire de la Kabbale, Paris, F. Alcan, 1901, voir notre article déjà cité « La Cabale et l’académie ». 67. P. VULLIAUD, La Kabbale juive, t. I, « Temps Modernes, Franck-Drach », p. 241-246, en part. p. 243. 68. Voir aussi P. VULLIAUD, « Notes critiques sur la Cabale », Les Entretiens idéalistes 3 (1906), p. 101-110 : « mais un accusateur redoutable, redoutable non par sa science mais par son crédit, fut le fameux Franck. Tous les esprits indépendants ne jurèrent plus que par lui ; récemment encore, Karppe se faisait l’écho du professeur universitaire. Or, d’après celui-ci la Cabale serait panthéiste ». 69. La Kabbale juive, t. I, p. 428-429. 70. Études et correspondance de Jean de Pauly, p. 133-140.

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La contribution d'Adolphe Franck à l’étude de la Kabbale la considérait comme « un mélange de magie, de médecine, d’astronomie et de prophétie ». Néanmoins il reconnaît à Franck le mérite d’avoir rendu un certain service aux lettres françaises en produisant la première étude complète, en français, sur la question et en y apportant la preuve de l’antiquité du Zohar : En ࠱n de compte, si F[ranck] n’était point préparé su࠳samment à la composition d’un ouvrage sur la Kabbale, si son insu࠳sance sur les textes n’est que trop établie, si son opinion sur l’origine de la Kabbale est contestable, etc. ; cet ouvrage vaut une introduction aux études kabbalistiques – qu’on doit lire avec prudence, en ayant le souci de contrôler toutes les a࠳rmations, en tenant compte qu’il a été rédigé à l’aide de ces travaux précédents dont F[ranck] conteste la valeur pour rehausser maladroitement la sienne 71.

II. Franck et les occultistes Par un concours de circonstances, la parution de la deuxième édition de La Kabbale correspondit à un moment de renouveau de la cabale chrétienne et de l’essor de l’occultisme 72. Dans l’avant-propos, Franck indique que la republication de son livre a été motivée précisément par l’extension prise par le phénomène d’occultisme populaire. Nonobstant la discordance de leurs perspectives, les occultistes prompts à l’amalgame métaphysique et l’académicien Franck semblaient faire bon ménage. Et pour cause : n’étaient-ils pas opposés comme lui aux « doctrines positivistes, évolutionnistes ou brutalement athées qui dominent aujourd’hui dans notre pays » ? N’avait-il pas fourni une vraisemblance philosophique et un cadre historique à leurs propres spéculations ? Ne se sont-ils pas appropriés, par conséquent, son livre comme leur bien ? Franck lui-même eut l’imprudence de les encourager. Vers la ࠱n de sa vie il semble qu’il se soit lié d’amitié avec le cercle d’occultistes néo-martinistes autour du Dr Gérard Encausse (1865-1916), mieux connu sous le nom de Papus, directeur de l’« École des sciences hermétiques » et premier traducteur français du Sefer YeӸirah (1887) 73. Comme la question de la kabbale est importante pour la science occulte, on ne s’étonnera guère de trouver dans l’Initiation, organe de l’ordre martiniste, une très longue recension fort favorable de cette réédition, signée par Papus 74. Celui-ci se réjouit de la parution de cet ouvrage mené « du point de vue des philosophes contemporains et de la critique universitaire, se plaçant sur le terrain strict des faits établis par une solide érudition ». Cependant, au gré de Papus cette méthode a ses défaillances : Le critique universitaire ne peut s’écarter dans ses travaux de certaines règles établies dont la principale consiste à n’appuyer l’origine des doctrines qu’il étudie

71. Ibid., p. 138-139. 72. Voir sur cette question la contribution dans ce volume de Jean-Pierre Laurant. 73. Voir sur lui M.-S. A NDRÉ et Ch. BEAUFILS, Papus, biographie, Paris, Berg International, 1995. 74. PAPUS, « La Kabbale et le nouveau livre de M. Ad. Franck », L’Initiation 3 (1889), p. 193-225.

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Paul Fenton que sur des documents bien authentiques pour lui, sans s’occuper des a࠳rmations plus ou moins intéressées des partisans de la doctrine étudiée 75.

Pour l’occultiste l’authenticité du symbole prime sur l’historicité du texte. Ce désaccord deviendra la pierre d’achoppement entre traditionnalistes et académiques. D’autre part, suivant l’enseignement de son ami et maître, le marquis JosephAlexandre Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909), Papus a࠳rme que la kabbale est bien plus ancienne que l’époque que lui assigne Franck, puisque son système est dérivé des « sephiroth indous ». Il tire ses preuves, entre autres, de leurs doctrines communes de la réincarnation, de l’involution et du retour ࠱nal au Nirvana ! En revanche, à la di࠰érence de Dubeux, Papus est d’accord avec Franck pour reconnaître une in࠲uence sur la cabale de la tradition zoroastrienne, toujours sur l’autorité de son maître Saint-Yves d’Alveydre. D’une manière inattendue, Franck réagit positivement à la recension de Papus et lui envoie même une lettre qui sera publiée dans l’Initiation pour lui exprimer sa reconnaissance de la manière dont il a rendu compte de son livre : Bien que mon esprit, que vous quali࠱ez d’universitaire, mais qui veut simplement rester ࠱dèle aux règles de la critique, se refuse de vous suivre dans vos magni࠱ques développements, je vois avec plaisir qu’en face du positivisme et de l’évolutionnisme de notre temps, il s’est déjà formé une vaste gnose qui réunit dans son sein, avec les données de l’ésotérisme juif et chrétien, le bouddhisme, la philosophie d’Alexandrie et le panthéisme métaphysique de plusieurs écoles modernes […] la Mission des Juifs, que vous citez souvent dans votre Revue, est un des grands facteurs de ce mouvement 76.

Papus retourne le compliment en lui dédiant La Kabbale tradition secrète de l’Occident, qui arbore en tête une lettre de profonde reconnaissance « à notre doyen » : Vous aviez été le premier, non seulement en France, mais aussi en Europe, à mettre au jour un travail considérable sur la « philosophie religieuse des Hébreux », comme vous la nommez vous-même. – Cet ouvrage, que vous seul pouviez mener à bonne ࠱n, grâce à votre parfaite connaissance de la langue hébraïque, d’une part, et de l’histoire des doctrines philosophiques, d’autre part, a fait, dès son apparition, autorité dans la matière et a justement mérité les traductions et les imitations qui se sont produites depuis cette publication. Les quelques critiques allemands qui ont voulu vous reprendre au sujet de la Kabbale n’ont réussi qu’à donner la mesure exacte de leur insu࠳sance et de leur parti pris. La réédition de 1889 est venue sanctionner le succès de l’édition de 1843 77.

75. Ibid., p. 196-197. 76. L’Initiation 4 (1889), p. 91-92. La Mission des Juifs est le titre de l’ouvrage principal de Saint-Yves d’Alveydre. 77. La Kabbale (tradition secrète de l’Occident). Résumé méthodique, ouvrage précédé par une lettre d’Ad. FRANCK, Paris, G. Carré, 1892.

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La contribution d'Adolphe Franck à l’étude de la Kabbale Cédant à cette ࠲atterie élogieuse, Franck accepte même de dédicacer la somme occultiste de Papus qu’il quali࠱e d’un « livre de la plus grande importance », le considérant comme « la publication la plus curieuse, la plus instructive, la plus savante qui ait paru jusqu’à ce jour sur cet obscur sujet » 78. Plutôt qu’un paradoxe, il est permis de percevoir dans cette attirance pour les sciences occultes l’uni࠱cation des deux dimensions du personnage de Franck, celle du professeur de philosophie au Collège de France du Second Empire, et celle du juif intégré qui, se ressourçant dans ses racines spirituelles, se tourne vers le mysticisme kabbalistique. Comme l’avait suggéré Charles Mopsik, il ne s’agit pas de deux champs d’investigation juxtaposés et sans liens, exprimant deux facettes d’une double appartenance, l’une tournée vers la France et l’autre vers le judaïsme, mais plutôt celle d’un double enracinement permettant de mettre en lumière, sans aucune tension ni contradiction, la portée universelle d’un aspect de la pensée juive 79. Si pour la « science du judaïsme » Franck est un pionnier qui « contribua plus à la connaissance de la kabbale dans l’Europe moderne que tout autre ouvrage avant les recherches de Scholem » 80, il est davantage, sur le plan universel, un véritable symbole, celui d’une fusion entre deux grandes traditions de pensée.

78. Ibid., « Préface ». 79. Ch. MOPSIK, « Quelques remarques sur Adolphe Frank, philosophe français et pionnier de l’étude de la cabale au XXe siècle », Pardès 19-20 (automne 1994), p. 239-244. 80. M. IDEL, Kabbalah, New Perspectives, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 8.

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ADOLPHE FRANCK À L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

Yves BRULEY Chargé de mission à l'Académie des sciences morales et politiques

La carrière académique d’Adolphe Franck est exceptionnelle à plus d’un titre. D’abord parce que le philosophe est devenu membre de l’Institut à trente-trois ans, ce qui, même au XIXe siècle, est singulier. Il a été élu le 20 janvier 1844 dans une Académie qui a à peine douze ans d’existence. Fondée avec l’Institut de France en 1795, sous l’in࠲uence des Idéologues et des sensualistes sous le nom de « classe des sciences morales et politiques », puis supprimée par Bonaparte en 1803, elle n’a été recréée qu’en 1832 par Louis-Philippe, à l’initiative de Guizot alors ministre de l’Instruction publique. Le parcours d’Adolphe Franck est surtout exceptionnel par sa durée. Il aura siégé à l’Académie pendant près de cinquante ans, puisqu’il y a été assidu presque jusqu’à sa mort, survenue le 11 avril 1893. Sa carrière d’académicien se confond presque avec sa carrière de philosophe, ce qui est sans équivalent. Au surplus, Franck ne s’est pas contenté de siéger passivement à l’Académie : il est présent dans tous les volumes des Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques pendant près d’un demi-siècle, soit plus d’une centaine de volumes 1. À y regarder de près, la présence de Franck à l’Académie est même antérieure de cinq années à son élection. En e࠰et, le 17 août 1839, Victor Cousin commence devant ses confrères des Sciences morales et politiques la lecture en séance du premier mémoire d’Adolphe Franck sur la Kabbale. À cette époque, l’usage qui prévalait consistait non pas à inviter un auteur à présenter son œuvre devant l’Académie, mais à écouter l’un des membres lire en séance (et parfois plusieurs séances de suite), en l’absence de l’auteur, un travail jugé digne d’être porté à la connaissance de la Compagnie. La lecture du mémoire de Franck débouche sur le vote d’une publication de ce travail manuscrit par l’Académie. En e࠰et, son œuvre paraîtra dans le tome I des Mémoires de l’Académie royale des Sciences morales et 1. Une étude systématique et complète de ses interventions serait très enrichissante. Dans le cadre de cette modeste communication, il ne peut s’agir que de donner un aperçu.

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Yves Bruley politiques, tome dit des « Savants étrangers » 2 (en fait, étrangers et français). Cette publication est restée éphémère : conçue au départ comme distincte des Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, elle n’a compté qu’une seule série de deux volumes et n’a pas eu de suite. Il est probable que cette initiative de Cousin soit le premier acte d’un plan conçu très tôt en vue de faire élire un jour le jeune philosophe à l’Académie, tactique qui s’inscrit dans le cadre d’une prise de contrôle de la section de philosophie par les « cousiniens ». Le deuxième acte a lieu en 1842. Le 12 mars, Cousin commence la lecture du deuxième mémoire de Franck sur la Kabbale – cette fois sur les origines de la Kabbale. Il poursuit sa lecture les 19 mars, 16 avril et 23 avril. Cousin conclut par des considérations dithyrambiques sur son élève. On le comprend : le 30 avril 1842 a lieu une élection d’un membre de la section de philosophie de l’Académie, au fauteuil laissé vacant par le décès de Théodore Jou࠰roy 3, et Adolphe Franck est candidat. Mais la concurrence est forte. La section de philosophie, comme c’est l’usage, propose un classement des candidats – système purement consultatif et non sélectif, car la liberté de l’Académie reste entière d’élire qui elle veut. Au premier rang, Rémusat 4. Au deuxième rang, ex æquo, Ravaisson 5 et Peisse 6. Au troisième rang, Cardeillac, et en࠱n au quatrième et dernier rang, Franck. Rémusat est élu très largement dès le premier tour. Franck n’a aucune voix. Il n’avait d’ailleurs aucune chance. Mais sa candidature était conçue comme une étape : elle lui a permis de se présenter auprès de tous les membres de l’Académie, qui avaient déjà entendu pendant quatre séances son mémoire lu par Cousin. Le troisième acte suit de peu le deuxième. Dès le 18 juin 1842, BarthélemySaint-Hilaire lit en séance un rapport sur le troisième volet de l’œuvre de Franck sur la Kabbale. Le 27 juillet 1842, décède l’un des membres de la section de Philosophie, William Frédéric Edwards 7. Des candidatures se manifestent immédiatement, mais l’élection sera reportée d’un an par décision du 17 décembre – pour quel motif ? nous l’ignorons – et jointe à celle de la succession du baron Joseph de Gérando, décédé le 10 novembre 1842. Pendant ce temps, Cousin trouve le moyen de faire un long rapport verbal devant l’Académie, dans la séance du 3 juin 1843, sur le livre publié par Adolphe Franck sur la Kabbale. Il en vante la méthode, mais surtout la nouveauté :

2. « Mémoire sur la Kabale lu lors de la séance du 17 août 1839 », Mémoires de l’Académie royale des sciences morales et politiques de l’Institut de France, tome I – Savants étrangers, Paris, Firmin Didot, 1841. 3. Né le 6 juillet 1796, élu le 6 avril 1833, décédé le 1er mars 1842. 4. Charles de Rémusat, né le 14 mars 1797, élu ce 30 avril 1842, décédé le 9 juin 1875. 5. Félix Ravaisson, né le 23 octobre 1813 et alors très jeune, devra attendre le 30 avril 1881 pour être élu en࠱n en section de Philosophie. Il meurt le 18 mai 1900. 6. Louis Peisse, né le 1er janvier 1803, sera élu en section Philosophie le 15 décembre 1877. Il meurt le 13 octobre 1880. 7. Né le 14 avril 1777, élu le 29 décembre 1832 en section Philosophie.

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Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques C’est un travail entièrement nouveau. Il n’existe en Europe aucun ouvrage sur la Kabbale qui soit digne de faire autorité, et en France on n’avait rien écrit jusqu’alors sur cette mystérieuse philosophie. Doué d’un esprit éminemment critique, d’une grande intelligence dans les matières du philosophe, [l’auteur] a pu discuter l’authenticité des pages qu’il déchi࠰rait, rechercher l’origine des opinions dont il s’est fait l’interprète et en apprécier la valeur philosophique. […] C’est un honneur à notre Académie d’avoir suscité ce travail et à l’Université de l’avoir produit 8.

Évidemment, Franck est candidat à l’élection qui a lieu le 20 janvier 1844. Ce jour-là, deux fauteuils doivent être pourvus, celui d’Edwards et celui de Gérando. La commission chargée de classer les candidats présente deux listes. Dans la première, Adolphe Franck est classé au « premier rang et hors ligne ». Au deuxième rang ex æquo, Ravaisson et Bordas-Dumoulin, au troisième rang et ex æquo, Seisset et Simon. Dans la seconde liste, Peisse est au premier rang, et au deuxième rang sont classés ex æquo : Buchez, Dubois d’Amiens, Adolphe Garnier, et Lélut. Parmi ces nombreux candidats, les deux plus importants sont, en réalité, Adolphe Franck et le docteur Lélut 9. Le vote commence. Il y a vingt-six votants ; la majorité est à quatorze voix. S’agissant de deux élections dans la même section, les voix des académiciens peuvent se porter, dès la première élection, sur tous les candidats. Ainsi, au premier tour, Franck obtient 10 voix, Lélut 8, Peisse 4, Buchez 1 ; il y a 3 « billets blancs » comme on disait alors. Au deuxième tour, Franck obtient 12 voix, Lélut 12, Peisse n’en a plus que 2. Au troisième tour, Franck retrouve ses 12 voix et Lélut aussi, Peisse a 1 voix et il y a 1 billet blanc. Aucun des candidats n’ayant réuni la majorité absolue des su࠰rages après trois tours de scrutins, l’Académie, aux termes du règlement de cette époque 10, procède à un scrutin de ballottage entre Franck et Lélut. Au quatrième tour, Franck obtient la majorité la plus courte possible, avec une seule voix d’avance : il a 13 voix, alors que Lélut ne conserve que ses 12 voix, tandis qu’il y a 1 billet blanc. Franck est proclamé membre de l’Académie, au fauteuil laissé vacant par Edwards – le premier fauteuil pourvu étant celui de l’Académicien décédé depuis le plus longtemps. On procède alors à la seconde élection. Au premier tour, Lélut retrouve ses 12 su࠰rages, Peisse en obtient 9 et on compte 5 blancs. Au deuxième tour, Lélut n’a que 11 voix, Peisse 9, Franck a une voix – celle d’un académicien facétieux ou peu attentif – et il y a 5 blancs. Au troisième tour, Lélut a ses 11 voix, Peisse en obtient 10 et on compte 5 blancs. On procède de nouveau au ballottage. En࠱n, le docteur Lélut est élu, avec 14 voix, quand Peisse n’en obtient que 11 ; il y a 1 blanc. 8. Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques (désormais STASMP) 3 (1843), p. 409. 9. Louis-Francisque Lélut, né à Gy (Haute-Saône) le 15 avril 1804, médecin de l’hôpital de Bicêtre puis de la Salpêtrière, auteur de plusieurs ouvrages sur le cerveau et la folie, ainsi que d’un ouvrage paru en 1842, Du siège de l’âme selon les anciens. Il est député de la Haute-Saône de 1848 à 1857. Il meurt le 25 janvier 1877. 10. Règlement du 5 mars 1833, article 12 : « Si les trois premiers tours de scrutin ne donnent point de majorité absolue, on procède à un scrutin de ballotage entre les deux candidats qui ont obtenu le plus de su࠰rages ».

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Yves Bruley Finalement, après tant de péripéties, les deux favoris sont proclamés membres de l’Académie. Les élections sont o࠳ciellement approuvées par ordonnances royales dès le lendemain, 21 janvier 1844. La revue mensuelle des Archives israélites de France commente ainsi l’élection, en faisant allusion au contexte de querelle intellectuelle de l’époque : M. Ad. Franck, professeur agrégé de philosophie à la faculté de Paris, vient d’être nommé membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Cette nomination fort honorable en tout temps, est en ce moment un événement important. Attaqué, dans les journaux et les brochures, par les Jésuites et par les renégats leurs auxiliaires, M. Franck, absent de France 11, a laissé parler pour lui son dernier ouvrage ; l’Académie a répondu aux attaques de ses adversaires en appelant au milieu d’elle l’un des plus savants professeurs de l’Université 12.

Les premières années du jeune académicien sont très riches. Le 3 août 1844, il fait lecture devant ses confrères d’un mémoire sur la Création et d’une notice sur Cardan, présenté sous l’angle philosophique 13. Le 25 janvier 1845 puis le 1er février, il lit un mémoire sur la destinée humaine. Mais c’est surtout à partir de l’été 1845 que Franck est omniprésent dans les travaux de l’Académie. Le 12 juillet 1845, il lit un rapport extrêmement critique sur l’ouvrage de l’abbé Lanci, Paralipomènes pour servir à l’explication de l’Écriture Sainte par des monuments phéniciens, assyriens et égyptiens, un « énorme volume, dit-il, où l’on rencontre à chaque pas des citations qui demandent d’être véri࠱ées et des résultats qui étonnent par la nouveauté et par la hardiesse ». Après quatorze pages de critiques, il ne reste plus rien du livre de l’abbé Lanci, quand arrive le coup de grâce : Me bornant aux observations que j’ai faites à mesure que l’occasion s’en présentait, je n’entreprendrai pas une discussion régulière de ce système. Une pareille tâche n’apprendrait rien à personne, car elle consisterait à rétablir simplement l’histoire, les règles de la critique et le sens grammatical des mots si arbitrairement détournés de leur usage. Nous aimons mieux voir dans le livre de M. Lanci une œuvre d’imagination et d’esprit soutenue par une rare érudition 14.

Le 16 août 1845, il prend part au débat qui suit un rapport du docteur Villermé sur deux ouvrages traitant des lois du travail et des classes ouvrières, sujets de prédilection de l’académicien. Le débat porte sur l’ampleur de l’intervention de l’État, notamment dans les relations entre le père de famille et l’enfant. Franck prend la parole, « se place au point de vue de la morale » qui est le sien et a࠳rme la nécessité de l’engagement de l’État : Toutes les questions sont dominées par un côté moral et politique. L’enfant est mineur ; le gouvernement, chargé de veiller à la conservation de ses sujets, doit protéger la santé de l’enfant, il doit vaincre les répugnances des pères de famille,

11. Il était alors à Pise pour raison de santé. 12. Archives israélites de France 5 (1844), p. 150. 13. Il s’agit en fait d’un extrait du Dictionnaire des sciences philosophiques alors à paraître, dont il a donné la primeur à l’Académie. 14. STASMP 8 (1845), p. 56.

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Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques et donner à l’enfance les bienfaits de l’instruction. […] Il n’est permis au père ni de compromettre la santé de son enfant, ni d’éteindre en lui l’être moral. Le seul moyen d’éviter ce double danger, c’est de permettre à l’État de régler lui-même le temps du travail dans les manufactures, et de protéger ainsi les forces physiques de l’enfance en réservant l’œuvre de l’éducation 15.

Le 18 octobre, il prononce une communication sur la famille. Le 8 novembre, il lit un rapport sur une traduction française de Fichte. Le 20 décembre, il donne lecture d’un mémoire sur « la foi dans les limites de la raison et de la philosophie ». C’est alors que Victor Cousin le charge de mener à bien la grande a࠰aire du moment : le concours de la section de philosophie. Il s’agit d’un concours biannuel. Selon l’usage de cette époque, qui reprenait la pratique des académies d’Ancien Régime, l’Académie ࠱xe un thème, décidé par la section, et un délai. Des mémoires sont déposés anonymement par les candidats ; la section les examine (en général, trois académiciens les lisent), délibère, établit son classement et accorde (ou non) le prix. Dès 1832, à la refondation de l’Académie des sciences morales et politiques, la section de Philosophie avait conçu, sous l’in࠲uence de Cousin, un plan général des concours pour la décennie. Mais les sujets ࠱xés étaient exclusivement de l’histoire philosophique : la métaphysique et la logique d’Aristote, l’École d’Alexandrie, le cartésianisme et la philosophie allemande moderne. Étaient prévus encore la philosophie platonicienne et la scolastique en France du XIIIe siècle jusqu’au concile de Florence. Mais en 1843, face aux critiques faites contre cette approche historique de la philosophie, Cousin ࠱t une concession et la section décida de ࠱xer un sujet théorique : « La Certitude. Y a-t-il quelque chose de certain ? La raison peut-elle arriver à la certitude ? 16 ». Les mémoires étaient à rendre pour décembre 1845. Le moment venu, Adolphe Franck est désigné comme rapporteur du concours. Il se met vaillamment à la tâche et doit examiner pas moins de dix-neuf mémoires, qui sont autant de livres, parfois en plusieurs volumes. Pas un manuscrit qui ne fasse plusieurs centaines de pages. La lecture du rapport commence le 6 juin 1846 et va s’achever le 12 décembre, après neuf séances ! Le rapport de Franck a lui-même la dimension d’un livre et paraîtra en un volume de 316 pages 17. In ࠩne, Franck propose au nom de la section de Philosophie un classement des trois meilleurs. On ouvre alors les enveloppes cachetées contenant les noms des auteurs. Le lauréat est J. Javary, professeur de philosophie au collège royal d’Alençon, et sorti récemment premier de l’agrégation. Malgré l’e࠰ort accompli en 1846, l’activité de Franck ne se ralentit guère en 1847. En juin, il lit au cours de deux séances une communication ayant pour titre : Des devoirs de la philosophie dans l’état actuel de la société. Il y montre le rôle 15. STASMP 8 (1845), p. 189. 16. STASMP 3 (1843), p. 328. 17. A. FRANCK, De la certitude. Rapport à l’Académie des sciences morales et politiques précédé d’une introduction sur les devoirs de la philosophie dans l’état présent de la société, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1847. On y retrouve son sens de la formule critique non exempte de rosserie. Au sujet de l’un des mémoires, il écrit : « Il est hors de doute que l’auteur de ce mémoire s’est inspiré de Kant ; mais il est tout aussi évident qu’il ne l’a pas compris » (p. 24).

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Yves Bruley irremplaçable de la philosophie et sa place singulière parmi les sciences morales et politiques : Ni l’histoire de l’humanité ni la connaissance pratique des hommes ne sont capables de fournir de véritables principes de gouvernement, de législation et d’organisation sociale. […] cependant il faut bien s’appuyer sur quelque chose : c’est l’étude philosophique de la nature humaine 18.

Il poursuit par un thème très cousinien, en montrant les liens entre politique et philosophie : La politique, en donnant à ce mot le sens le plus élevé qu’il comporte, ne peut donc plus rester étrangère à la philosophie, et par cela même la philosophie ne peut rester indi࠰érente à la politique. Il faut désormais que ces deux sciences, trop longtemps séparées, se pénètrent et s’éclairent mutuellement : que l’une, sans quitter un instant le terrain des faits, s’élève un peu plus vers l’idéal, qu’elle fasse une plus grande part à l’intelligence, à la pensée, à la perfectibilité humaine ; que l’autre descende davantage dans la vie réelle, qu’elle montre le côté utile, le côté pratique de ses résultats, et ne néglige aucun problème qui intéresse l’organisation, le gouvernement et le perfectionnement de la société 19.

On comprend qu’avec de pareilles idées, Adolphe Franck ait vécu les événements de 1848 comme un choc profond. Son activité académique dans cette année cruciale, surtout dans sa seconde moitié, mérité d’être quali࠱ée martialement de mobilisation. Lors des séances des 17 juillet et 5 août, il lit une communication sur la morale de Fourier. Dans celles du 8 et du 16 septembre, il donne lecture à l’Académie de son ouvrage intitulé Le communisme jugé par l’histoire, qui paraît ensuite avec les fameux « petits traités » de l’Académie des sciences morales et politiques 20. Le 25 octobre, il lit une notice sur La vie et le système politique et social de Mably, dans laquelle il dénonce le dévoiement intellectuel et le fanatisme des Rouges, les « passions érigées en principe, transformées en droits et s’e࠰orçant de se justi࠱er par le raisonnement » : Devant cette nouvelle invasion de la barbarie, n’imitons pas ces sénateurs romains qui attendirent majestueusement la mort sur leurs chaises curules. La liberté, la civilisation, la patrie, la famille ne se protègeront pas toutes seules contre le ࠲ot qui s’avance. […] La science comme la vie est devenue un combat. Ce ne sont pas seulement les plus instruits, mais les plus braves qui l’emporteront. Pendant 1800 ans la foi n’a jamais manqué de martyrs et d’apôtres ; c’est aujourd’hui à la raison à avoir les siens, et elle les trouvera 21.

Après ce spectaculaire envol, Adolphe Franck se fait plus rare. Les 16 et 23 décembre 1848, il lit un mémoire sur Maïmonide. Les 26 mai et 2 juin 1849, un mémoire sur l’objet et les principes de la morale. Les 2 et 9 février 1850, un mémoire sur les principes et la nature des passions. Et le 31 août 1850, il retrouve 18. STASMP 12 (1847), p. 43. 19. Ibid. 20. Paris, Joubert, 1848. 21. STASMP 14 (1848), p. 283.

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Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques sa fougue anticommuniste en présentant devant l’académie une brochure publiée par un certain Gandon sous le titre Réfutation complète et radicale de l’association universelle basée sur le matérialisme. Gandon est un ouvrier cordonnier de la connaissance de Franck, qui souhaite le proposer en exemple. L’homme a appris à lire tout seul, il est devenu communiste et matérialiste, puis s’est converti en lisant les évangiles, et il a écrit ce petit livre pour brûler ce qu’il a naguère adoré. On retrouve de semblables préoccupations anticommunistes dans le discours qu’il prononce sous la Coupole le 25 octobre 1854, lorsqu’il est choisi comme délégué de l’Académie des sciences morales et politiques dans la séance annuelle de l’Institut. Il décide de parler de Thomas More. Pas question de tomber dans l’apologétique ou de vénérer le martyr de la liberté victime du tyran : le ton est d’emblée tout autre. […] Il faut voir autre chose en lui que le martyr et le saint : il y a le philosophe novateur, un des ancêtres du communisme, qui, dans une composition restée célèbre, attaque les fondements les plus essentiels, non-seulement de la société telle qu’elle existait alors, mais de tout ordre social appuyé sur le travail et la propriété. Il y a l’homme d’État, le chancelier de Lancastre et d’Angleterre, qui, jusqu’au moment où il s’est vu placé entre l’abjuration et la mort, a servi avec le plus entier dévouement un tyran comme Henri VIII. Il y a le controversiste passionné qui, après avoir dans son Utopie devancé Rousseau sur la route du déisme, rivalise d’injures et de fanatiques violences avec Luther, et qui, après avoir réclamé la liberté pour toutes les croyances, au moins celles qui sont compatibles avec l’idée d’une autre vie, se fait gloire d’avoir été, pendant la durée de son pouvoir, l’ennemi le plus acharné des hérétiques 22.

Adolphe Franck est académicien depuis dix ans déjà. Encore quelques années, et il occupera la fonction annuelle de vice-président (en 1859) puis de président de l’Académie des sciences morales et politiques, en 1860. Il aura l’occasion d’énoncer solennellement sa conception de l’Académie dans le discours qu’il prononce sous la Coupole lors de la « séance publique annuelle », au terme de son année de présidence de l’Académie, le 4 janvier 1861 : Considérée séparément, chacune des sciences que cette Académie a l’honneur de représenter au sein de l’Institut de France remonte à une époque déjà très reculée […]. Mais, isolées les unes des autres, ces di࠰érentes branches des connaissances humaines n’avaient qu’une faible in࠲uence sur la société ; car il leur arrivait rarement de s’entendre ; et, livrées sans contrôle à elles-mêmes, elles ajoutaient au spectacle de leur désaccord celui de leurs exagérations et de leurs erreurs. […] Ce fut donc une grande et salutaire pensée de les réunir, je ne dirai pas comme des sœurs, mais comme les membres dispersés d’un même corps, comme des organes dans lesquels circule une même vie et qui doivent obéir à une seule âme. Cette pensée, que le XVIII e siècle a réalisée dans cette enceinte, n’est pas seulement destinée à diriger dans une voie plus sûre et plus large les recherches de la science : elle doit exercer

22. STASMP 28 (1854), p. 291.

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Yves Bruley tôt ou tard une in࠲uence non moins heureuse sur la conscience publique, par conséquent sur les institutions, sur les lois, sur le gouvernement même de la société 23.

De ces premières années d’un jeune académicien dynamique, se dégage une certaine idée de l’Académie des sciences morales et politiques, qui doit être constamment soucieuse du lien qu’elle entretient avec la société, de son utilité, de son engagement dans la vie politique – au sens le plus élevé du mot. Tel était bien le but des fondateurs de l’Académie, notamment lors de sa refondation en 1832. Philosophe, moraliste, juriste, grand lecteur et grand érudit, acteur des débats intellectuels et politiques, Adolphe Franck a une vision très complète non seulement du rôle de l’Académie, mais de sa propre fonction d’académicien. C’est pourquoi une typologie de ses interventions en séance donne un portrait à la fois de Franck et de l’académicien « idéal » comme on pouvait le concevoir au XIXe siècle. Il est possible de classer les interventions de Franck devant ses confrères en quatre catégories. La première, est la présentation de ses propres travaux. Nous avons vu la fréquence de ce type d’interventions dans les premières années de la carrière académique de Franck. À partir des années cinquante, elles se raré࠱ent : une ou deux fois par an, puis moins souvent. En 1851 encore, il lit son Mémoire sur les doctrines religieuses et philosophiques des Perses, en 1852 un Mémoire sur les sectes juives avant le christianisme, en 1853 une Notice sur Machiavel. Devenu professeur au Collège de France, Franck n’a peut-être plus le même « usage » de l’Académie des sciences morales et politiques : il dispose d’un autre lieu pour faire connaître ses propres travaux et il donne désormais la primeur au Collège. En revanche, son activité de rapport des prix et concours de l’Académie ne se ralentit pas. Il reste très actif dans ce domaine pour les prix de philosophie. Franck est rapporteur du concours sur le sujet « de la folie considérée au point de vue philosophique » pour le Prix Bordin, de celui sur l’« examen critique des systèmes compris sous le nom général de philosophie de l’histoire » (prix Bordin), de celui sur « la philosophie d’Origène » (prix Victor Cousin), mais aussi du concours « sur le traité des devoirs de Cicéron » (prix de la section de Morale), et d’un grand nombre d’autres concours 24. La troisième partie de son activité académique concerne les rapports préparés à la demande des pouvoirs publics. Le cas le plus frappant est la demande du ministre de l’Instruction publique faite à l’Institut de France à la ࠱n des années cinquante, d’examiner plusieurs ouvrages récemment parus relatifs à l’instruction des sourdsmuets. Une commission est formée au sein de l’Institut avec un représentant de chaque académie. L’Académie des sciences morales et politiques désigne Adolphe Franck, qui est ensuite choisi comme rapporteur par la commission. Après examen des ouvrages, celle-ci conclut à l’impossibilité de rendre un rapport utile sans une enquête sur l’application des méthodes proposées et sur les leçons tirées de l’expérience. Franck est donc chargé de demander au Ministère les moyens d’une étude plus approfondie. Les ayant obtenus, le rapporteur va visiter successivement 23. « Discours d’ouverture prononcé à la séance publique annuelle du samedi 4 janvier 1862, par M. Ad. Franck, président de l’Académie », STASMP 59 (1862), p. 5. 24. Voir les index publiés des Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques.

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Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques douze institutions de sourds-muets dans une dizaine de villes di࠰érentes : Caen, Nancy, Lyon, Saint-Étienne, Toulouse, Orléans, Bordeaux, Paris. À l’issue de ce tour de France, Franck rédige un rapport où il fait la synthèse de ses observations. Il conclut à l’ine࠳cacité des méthodes qui mêlent les enfants sourds-muets de naissance avec d’autres enfants dans les mêmes classes, et il préconise « partout où cela est possible et surtout dans les grands centres de population, qu’on organise près de l’école primaire une classe particulière à l’usage des sourds-muets déshérités, qui ne sont pas admis dans les écoles spéciales » 25. En e࠰et, cela leur permet de recevoir un certain degré d’instruction sans quitter la maison paternelle. En 1863, cette fois à titre personnel, Adolphe Franck est chargé par le Ministère de l’Instruction publique de tracer les grandes lignes du programme de morale pour l’enseignement secondaire spécial. Il publiera un manuel chez Hachette en 1868 26, dont les dernières lignes réfutent toute idée de morale « indépendante, c’est-à-dire une morale absolument étrangère à la croyance en Dieu » : certes, le bien est désintéressé et ne se fait pas dans le seul but d’une rémunération par la justice divine, mais le bien, conçu par la raison comme « l’expression de l’ordre universel », ne peut se concevoir sans « l’harmonie du mérite et de la récompense, l’harmonie de la vertu et du bonheur, c’est-à-dire la rémunération divine » 27. Mais c’est surtout comme lecteur et critique que Franck a marqué l’histoire de l’Académie, un demi-siècle durant. Pendant toute sa vie académique, il a présenté cent soixante et onze rapports en séance sur des ouvrages parus. Ces rapports étaient d’abord très longs (plusieurs dizaines de pages), ils se sont réduits peu à peu, non à cause d’une diminution de l’intensité des travaux de Franck, mais en raison de l’évolution des usages de l’Académie. Les sujets des livres présentés étonnent par leur très grande variété : d’une biographie de Maine de Biran à une étude sur l’ennui considéré comme cause de suicide, d’une étude sur le Nirvana bouddhique à un livre sur l’esclavage au Brésil. En 1856, il présente l’Histoire générale et système comparé des langues sémitiques qu’Ernest Renan a envoyé à l’Académie. Le rapport tourne à la charge virulente contre l’auteur. Franck s’attaque surtout à la théorie de l’inégalité des races défendue dans le livre par Renan, dans laquelle il voit : […] le fatalisme de la matière, le fatalisme du sang […] qui ressuscite, dans la civilisation la plus avancée, les animosités et les antipathies de la vie sauvage. […] Chacun en peut voir les e࠰ets. Celui-ci se croit issu des Gaulois, aussitôt la race gauloise devient la première du monde ; toutes les conquêtes de la raison, de la religion, de la civilisation, sont ses conquêtes ; […] tandis que le mal dont nous sou࠰rons encore est l’œuvre de ses ennemis et de ses rivaux les Germains, les Francs, les Romains, natures grossières et violentes, contre lesquelles il faut lutter sans ࠱n. Celui-ci, au contraire, d’origine germanique, ne voit rien de méprisable comme les autres peuples, rien d’héroïque, de généreux comme le sang d’où il est sorti : Vivent les Teutons ! L’empire de l’intelligence et celui de la force leur appar25. STASMP 55 (1861), p. 59. 26. A. FRANCK, Éléments de morale, Paris, Hachette, 1868, 200 p. 27. P. 200.

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Yves Bruley tiennent tous deux. Le reste du monde a été fait pour les imiter et les servir. Les fruits de la raison et du temps, le laborieux triomphe du droit sur la force, de la civilisation sur la barbarie, chimères que tout cela ! Il n’y a que la victoire tardive, mais sûre, de la race d’élite sur les races inférieures 28.

Ce qui paraît banal aujourd’hui ne l’était pas en 1856. S’il n’hésite pas à critiquer aussi vertement un auteur comme Renan, il n’hésite pas non plus à vanter les mérites des auteurs qu’il estime et qui partagent ses idées. C’est par exemple le cas du publiciste Paul Pradier-Fodéré, spécialiste de droit international, traducteur et commentateur de Grotius et de Vattel, et auteur de plusieurs ouvrages que Franck ne manque jamais de présenter devant l’Académie à leur parution. Pour l’un d’entre eux, il félicite l’auteur d’avoir fait « profession de spiritualisme » dans son ouvrage, d’y montrer « des convictions libérales », et d’avoir contesté la tendance de certains juristes qui consiste à être indi࠰érents aux principes, aux idées, pour ne considérer que les faits. Or, dit-il, « les faits eux-mêmes, c’est-à-dire les textes et la lettre de la loi, restent incompréhensibles à l’intelligence, s’ils ne sont pas éclairés par le triple ࠲ambeau de la raison politique, de la philosophie et de l’histoire » 29. Jusqu’à la ࠱n de sa vie, Adolphe Franck restera un très actif lecteur au sein de l’Académie des sciences morales et politiques. Les procès-verbaux de sa dernière année sont éloquents. En 1892, le 13 février il présente un livre de René Worms sur la morale de Spinoza, le 27 février un livre de Léon de Rosny sur le taoïsme, le 19 mars un livre de Henry Joly, Le Combat contre le crime. Et le 23 avril il dépose ࠱èrement sur le bureau de l’Académie un exemplaire de la troisième édition de son livre sur la Kabbale, précisant qu’il avait « déposé la première édition à pareil jour il y a quarante-neuf ans ». Le 30 juillet, il présente pour la dernière fois un ouvrage récent. Il s’agit d’une étude d’Amélineau sur La morale égyptienne quinze siècles avant notre ère, d’après le papyrus de Boulaq n° 4. Il précise que ce livre est d’un grand intérêt pour l’Académie des sciences morales et politiques, car le papyrus déchi࠰ré par le savant est plus ancien que tous les textes de la Bible ou de la philosophie grecque, et qu’il expose des préceptes de morale assez proches du Pentateuque, notamment sur l’enfance, le mariage, la pauvreté, la vieillesse. Mais l’âge est venu, et Franck ne peut plus se rendre chaque semaine à l’Institut. À partir du 4 février 1893, le procès-verbal des séances mentionne seulement que le secrétaire perpétuel donne « de bonnes nouvelles de M. Franck », puis « des nouvelles de M. Franck ». C’est encore le cas le 8 avril. Il meurt le 11 avril. Dans la séance suivante, le 15 avril, Jules Simon présente, de la part de la famille de Franck, le dernier ouvrage du philosophe, intitulé Réformateurs et publicistes de l’Europe. Dix-huitième siècle 30. Il saisit cette occasion pour recti࠱er les articles nécrologiques où, en disant que le Second Empire avait o࠰ert à Franck un siège de sénateur, on a omis de dire qu’il avait refusé en disant : « Ma chaire [au Collège de France] me su࠳t, je n’ai pas besoin d’une tribune » 31. 28. STASMP 37 (1856), p. 378. 29. STASMP 90 (1869), p. 167. 30. Paris, Calmann Lévy, 1893. 31. STASMP 139 (1893), p. 904.

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Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques Dans les hommages rendus à l’académicien défunt, ses confrères insistent tous sur sa combativité. Barthélemy Hauréau, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et directeur du Journal des Savants auquel Franck avait donné quarante-huit contributions (articles ou comptes rendus) en trente ans, écrit : Sa personne morale n’avait pas subi les atteintes de l’âge ; et toujours prompt à la riposte, il n’aurait pas, hier encore, redouté la contradiction ; il l’aurait plutôt provoquée. Il était la vaillance même. C’était avant tout un moraliste ; un moraliste, par caractère et par devoir, intransigeant 32.

Si Franck avait vécu quelques mois encore, il aurait été le héros d’une fête exceptionnelle prévue pour le samedi 20 janvier 1894, jour du cinquantième anniversaire de son élection. Une médaille commémorative avait été préparée à son e࠳gie. Elle ne fut pas réalisée 33. Son éloge sera prononcé en 1895 par son successeur à l’Académie des sciences morales et politiques, Alfred Fouillée : Sincère, nul ne le fut plus que lui, d’une sincérité ardente, qui ࠱nissait quelquefois par ressembler à de la passion. Une idée qu’il croyait vraie s’était-elle emparée de son esprit, elle le possédait tout entier, il ne voyait plus qu’elle ; il la soutenait envers et contre tous avec une fougue que les années ne purent jamais abattre ; ses yeux brillaient d’une ࠲amme intérieure ; sa parole saccadée et incisive semblait trancher un nœud gordien 34.

Alfred Fouillée achevait l’éloge par ces mots : La paix et la justice, la paix par la justice, voilà donc quel fut le but de cette existence toute consacrée, non seulement à la méditation, mais à l’action. M. Franck ne fut pas de ceux qui se tiennent renfermés dans les temples sereins de la sagesse : il comprenait qu’à notre époque les plus hautes théories sont en même temps les plus pratiques ; ce sage fut un philanthrope 35.

Mais c’est peut-être dans les paroles et les écrits de Franck qu’il faut chercher le cœur de son attachement à la vie et à l’esprit académiques. En quelques lignes de son ouvrage Philosophie et religion paru en 1867, il donne l’idée qu’il se fait de l’Académie et qui conserve toute son actualité : Les académies […] ne sont pas des conciles. Elles n’ont point pour tâche de rendre des arrêts en matière d’orthodoxie religieuse ou philosophique ; elles ne sont juges que de la science et du talent. Le jour où elles méconnaîtront ce rôle, elles perdront toute in࠲uence sur l’esprit public et assureront la popularité, sinon le prestige de la persécution, aux opinions et aux écrivains qui auront encouru leur disgrâce. Il n’y a que la libre discussion qui puisse désormais séparer la vérité de l’erreur. On ne les fait ni avancer, ni reculer, l’une et l’autre, par des actes de domination 36.

32. Journal des Savants 1893, p. 251. 33. Cf. Revue des études juives 28 (1894), p. III. 34. STASMP 143 (1895), p. 178. 35. Ibid., p. 196. 36. A. FRANCK, Philosophie et religion, Paris, Didier et Cie, 1867, p. 422.

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LE MOYEN ÂGE DANS LA PHILOSOPHIE, LE DICTIONNAIRE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES, ADOLPHE FRANCK ET QUELQUES AUTRES

Jean-Pierre ROTHSCHILD CNRS, Institut de recherche et d’histoire des textes EPHE, Section des sciences historiques et philologiques

I. L’histoire de la philosophie médiévale dans la France du XIXe siècle Le titre requiert de préciser ce que nous entendons par moyen âge et ce que le directeur et les auteurs du Dictionnaire des sciences philosophiques 1 purent entendre par là. Que voulons-nous interroger lorsque nous recherchons la place du moyen âge dans l'histoire de la philosophie ? Le sort fait à une tranche chronologique de l’histoire de la philosophie (mille ans !), mais pas seulement : cet âge, le XIX e siècle et nous le quali࠱ons volontiers de scolastique. Ce mot s’entend de deux façons : si c’est la technique universitaire, elle n’est élaborée qu’au XIIIe siècle ; si c’est « l’ensemble de la philosophie médiévale chrétienne, philosophie à base religieuse… ayant pour base et pour but la foi et le dogme, philosophie de la foi et de l’Église », saint Anselme, au XIe siècle, peut en être regardé comme le point de départ 2 ; cette dé࠱nition permet même de lever la limitation chrétienne car elle autorise aussi bien à parler de scolastique arabe 3 ou pour mieux dire, musulmane, et de scolastique juive (les instaurateurs s’appellent alors al-Kindî et Saadia Gaon [IXe s.]) 4. Comment donc le XIXe siècle qui se veut a࠰ranchi des dogmes juge-t-il et 1. Désormais : « le Dictionnaire ». 2. A. KOYRÉ, L’idée de Dieu dans la philosophie de saint Anselme, Paris, E. Leroux, 1923, p. VIII-IX. 3. Ce que fait Adolphe Franck lui-même, à trois reprises dans l’article « Maïmonide » du Dictionnaire que nous étudions, voulant désigner par là le kalâm et prenant le terme dans un sens péjoratif : « sans se soucier de la vérité philosophique, ils sont à la recherche d’un système qui puisse servir, en quelque sorte, de rempart à la religion » (p. 1002 et 1003). 4. En dépit des di࠰érences dans l’histoire de la pensée et l’histoire tout court des trois civilisations concernées, sur lesquelles insiste G. BENSUSSAN, « Du moyen âge des Lumières aux lumières du moyen

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Jean-Pierre Rothschild intègre-t-il à l’histoire de la philosophie ce millénaire de pensée assujettie à la foi, ancilla theologiae, ou du moins sourcilleusement contrôlée par la norme de pensée, et, dans le cas du moyen âge tardif chrétien, par les institutions religieuses ? 1. Fonctions de l’histoire de la philosophie Selon les historiens du XIXe siècle de la philosophie, il est trois fonctions de l’histoire de la philosophie. L’une (Gérando, Cousin) est d’inventorier et classer une catégorie particulière d’objets : on le fait des idées et des « systèmes » comme des organismes vivants ou des monuments historiques 5 à ce titre, toute période philosophique mérite d’être décrite et classée avec le même soin que les autres. Joseph-Marie de Gérando exprime clairement cette intention taxinomique 6 : « Si donc il y avait en philosophie un petit nombre de questions principales qui, se trouvant à l’origine de toutes les autres… » (p. XIV), on aurait alors « une sorte de méthode naturelle pour leur classi࠱cation… le même moyen qui aurait servi à dé࠱nir chaque système servirait aussi à lui marquer sa place dans la nomenclature et à ࠱xer ses rapports avec tous les autres » (p. XVI) : le modèle est celui des grandes classi࠱cations naturelles depuis la ࠱n du XVIIIe siècle, celles des Linné, Bu࠰on, Cuvier, Lamarck ; mais le théoricien Des signes et de l’art de penser considérés dans leurs rapports mutuels ne s’arrête pas là et conçoit une sorte de double articulation conduisant à une compréhension totale du « monde intellectuel » : « un tableau historique des systèmes relatifs à ces questions essentielles serait donc à la philosophie elle-même ce que la philosophie est à son tour aux sciences et aux arts ; il serait comme une carte géographique des doctrines et des opinions qui composent le monde intellectuel » (p. XVII) ; en࠱n, le classement lui-même assure les conditions du bon jugement : « ce tableau historique, dressé une fois avec exactitude… nous verrions une théorie importante s’élever comme d’elle-même. En e࠰et, il su࠳rait ensuite de rapprocher les e࠰ets des causes… de comparer, par une suite de rapprochements, et les motifs, et la nature, et les conséquences de ces opinions diverses, pour découvrir laquelle de ces opinions est en e࠰et la plus juste, et ce qui peut manquer à chacune d’elles » (p. XVIII). Mais tout cela est ࠱xe, l’histoire est un « tableau ». Pour Cousin, aussi bien, quatre grands systèmes ne cessent de se succéder : sensualisme, idéalisme, scepticisme, mysticisme 7. De même chez âge », dans G. ROUX (éd.), Lumières médiévales, Paris, Van Dieren, 2009, p. 7-10 (8) : la quali࠱cation de « moyen » appliquée à l’âge en question ne vaut que pour l’Occident chrétien et selon une certaine vision historiographique : par exemple, la Haskalah, pendant et émule juif des Lumières, se voulut un retour à Maïmonide, alors que les Lumières (françaises, en tout cas) honnissaient le moyen âge. A. de Libera avant lui a insisté sur ce qu’il y a « plusieurs durées », que le premier siècle de l’Hégire peut di࠳cilement être quali࠱é de « moyen », que les Lumières juives ont vu une continuité entre les deux Moïse – Maïmonide et Mendelssohn (La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993, p. XIII-XIV, p. 4). 5. Ludovic Vitet, normalien et philosophe, libéral qui avait écrit dans le Globe avec Cousin et Rémusat, fut le premier inspecteur des monuments historiques en 1830, Prosper Mérimée le second en 1834. Une première liste en fut donnée en 1840. Toutefois il ne s’agit pas d’« inventaire pur » mais de projets de restauration. 6. Histoire comparée des systèmes philosophiques, Paris, A. Eymery, etc. 18222, t. I, p. XIV-XVIII. 7. V. l’article « Cousin » du Dictionnaire, dû à A. Franck ; J. JOLIVET, « Les études de philosophie médiévale en France de Victor Cousin à Étienne Gilson », dans R. I MBACH, A. M AIERÙ (éd.), Gli studi

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Le moyen âge dans la philosophie son disciple Charles de Rémusat ne s’agit-il pas d’un développement mais d’une récurrence des mêmes problèmes en des langages di࠰érents 8. Une seconde fonction est de retracer l’histoire de la constitution de la pensée humaine comme résultat d’un e࠰ort collectif. La notion dantesque de l’e࠰ort collectif de l’humanité pour penser connaît un avatar chez Cousin avec la « raison impersonnelle » mise en tout homme par Dieu, dont les di࠰érents systèmes sont les approximations complémentaires ; que l’état présent de la pensée en constitue la forme la plus accomplie est sans doute aux yeux de beaucoup une évidence mais Hegel a prouvé aux plus exigeants qu’il l’était nécessairement à titre de récapitulation. Ainsi, chez Auguste Comte (Discours sur l’esprit positif, 1844), le moyen âge appartient au moment monothéiste, apogée de l’âge théologique pendant lequel l’idée surnaturelle du droit divin régit la société ; il est préparatoire et « aussi indispensable qu’inévitable », contre la critique radicale du moyen âge qu’avaient menée les philosophes des Lumières. La troisième fonction est d’illustrer des dispositions et tendances de l’esprit humain qui se retrouvent aussi en chaque individu, donc de comprendre l’esprit : Gérando, Histoire comparée… 9, se réclamant de Francis Bacon qui appelait à une « histoire littéraire complète et universelle », en insistant sur les « principes de liaison », note que « l’histoire de la philosophie… occupe le sommet de cette histoire universelle de l’esprit humain ». Ainsi chez Rémusat : « Et si les mots ne faisaient que rendre des pensées qui ne correspondissent à aucune chose existante, ce qui semble le cas d’une véritable science de mots, cette science enseignerait cependant plus que des mots ; car elle ferait connaître du moins l’esprit humain dans sa nature ou dans son histoire… il y a quelque chose à apprendre même dans une science fausse » ; « ce que l’esprit humain veut dire, c’est ce qu’il pense, et connaître ce que pense l’esprit humain, c’est déjà, à beaucoup d’égards, le connaître lui-même » 10. Renan ne fera ici que les répéter : « L’intérêt de l’histoire philosophique réside moins peut-être dans les enseignements qu’on peut en tirer, que dans le tableau des évolutions de l’esprit humain » 11. Nous pouvons ajouter deux autres fonctions de fait de l’histoire de la philosophie au XIXe siècle : être le théâtre d’ombres sur lequel se projettent les débats doctrinaux ou politiques contemporains ; explorer des régions inconnues, celles di ࠩlosoࠩa medievale fra Otto e Novecento, Rome, Storia e Letteratura, 1991, p. 1-20 (1-2), observe que Cousin peine à faire coïncider avec ce schéma sa périodisation du moyen âge. 8. Ch. DE R ÉMUSAT, Abélard, t. I, Paris, Didier, 18552, p. VIII-IX : « La scolastique produit aujourd’hui l’e࠰et d’une science en désuétude qui étonne et ne persuade plus. Cependant, pour qui ne s’en tient pas à l’apparence… la scolastique contient dans son sein, elle o࠰re dans son cours et les problèmes de tous les siècles et quelquefois les idées du nôtre… le fond est invariable comme l’esprit humain » ; p. X : « Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître [ces idées indestructibles de l’esprit humain], malgré les déguisements dont les revêtent la philosophie et la théologie de nos pères… Depuis quelques années, on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de toutes les doctrines, on les a traduites avec succès dans une langue commune, celle de la critique contemporaine ». 9. 18232, t. I, p. IX-XIX. 10. Ch. DE R ÉMUSAT, Abélard, p. 279-280, 281-282. Il relativise aussi la critique courante de la scolastique comme ne portant que sur les mots, en faisant observer que tel est le cas, en un sens, de toute philosophie. 11. E. R ENAN, Averroès et l’averroïsme, Paris, A. Durand, 1852, p. I.

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Jean-Pierre Rothschild de l’esprit comme celles de l’espace, dont ne pouvaient s’accommoder des esprits curieux, inquiets ou exigeants : la raison au XIXe siècle ne voulait plus admettre de zones de non-droit. L’image cartographique est courante : l’œuvre d’Augustin Thierry inspire au général Foy ce parallèle : Thierry « a pour moi découvert le moyen âge comme Colomb l’Amérique » ; pour Rémusat, « la scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot Érigène jusqu’à Descartes, est tout un monde à explorer » 12 ; même métaphore chez Frédéric Morin, qui note aussi : « Le moyen âge théologique et philosophique est peu connu encore… cet ensemble varié, complexe, agité, ce grand chaos où tant d’éléments divers se sont débattus » 13. Ce souci d’éclairer l’inconnu explique peut-être la paradoxale activité de Barthélemy Hauréau 14, rationaliste devenu expert en philosophie médiévale, ou encore d’Ernest Renan consacrant un épais volume à une philosophie qui n’enseigne selon lui rien de pro࠱table (Averroès et l’averroïsme, entrepris sur les conseils de Victor Cousin et de Le Clerc 15). Il s’inscrit aussitôt dans une perspective historique : « Nous n’avons rien ou presque rien à apprendre ni d’Averroès, ni des Arabes, ni du moyen âge. Bien que les problèmes qui préoccupent aujourd’hui l’esprit humain soient au fond identiques [il partage l’espèce de ࠱xisme des Gérando et des Cousin] à ceux qui l’ont toujours sollicité, la forme sous laquelle ces problèmes se posent de nos jours est si particulière à notre siècle, que très peu des anciennes solutions sont encore susceptibles d’y être appliquées. Il ne faut demander au passé que le passé lui-même… » (p. I). « L’histoire, poursuit-il, est… la forme nécessaire de la science de tout ce qui est soumis aux lois de la vie changeante et successive. La science des langues, c’est l’histoire des langues… » (p. II). Suivent des considérations de « race » 16 trop connues : « ce n’est pas à la race sémitique que nous devons demander des leçons de philosophie. Par une étrange destinée, cette race, qui a su imprimer à ses créations religieuses un si haut caractère d’originalité, n’a pas produit le plus petit essai d’analyse et de philosophie indigène. La recherche ré࠲échie, indépendante, sévère, courageuse de la vérité, semble avoir 12. Ch. DE R ÉMUSAT, Abélard, p. 277. 13. F. MORIN, Dictionnaire de philosophie et de théologie scolastiques, t. I, Petit-Montrouge, J.-P. Migne, 1856, p. 9-10. 14. Une part de son activité dut aux encouragements de Cousin et de ses amis de l’Institut : son Histoire de la philosophie scolastique répondait au concours ouvert en 1845 par l’Académie des inscriptions et belles-lettres. – Voir, sur l’homme et l’œuvre, Y. BRULEY, A. GRONDEUX, J. GRONDEUX, A. R AUWEL (éd.), Barthélemy Hauréau (1812-1896), le bénédictin de la République. Actes de la journée d’étude du 9 mars 2002 à l’Institut de France, Journal des savants juillet-décembre 2003, p. 237-438 ; en part., pour ce qui nous regarde ici, A. R AUWEL, « Barthélemy Hauréau, historien paradoxal de la pensée scolastique », p. 359-373. 15. P. VI. Joseph-Victor Le Clerc (1789-1865), doctrinaire, spécialiste de rhétorique, professeur d’éloquence latine à la Sorbonne puis doyen, co-signataire avec Renan d’un volume de l’Histoire littéraire de la France portant sur le XIVe siècle (Paris, M. Lévy, 1862). 16. Ce mot entre guillemets, avec à l’esprit le caveat de L. R ÉTAT, L’Israël de Renan, Berne, P. Lang, 2005. « Race » veut dire à peu près civilisation, qui dépend de diverses déterminations, historiques, géographiques, linguistiques, anthropologiques tout de même aussi mais de manière nullement dominante. Voir cependant, ici même, dans la contribution d’Y. Bruley, la vive sortie de Franck devant l’Académie, en 1856, contre l’inégalité des races selon l’Histoire générale et système comparé des langues sémitiques de Renan.

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Le moyen âge dans la philosophie été le partage de [la] race indo-européenne » (p. III) 17. Double compartimentation, donc, de la pensée humaine, par l’histoire et par la « race ». « La philosophie, au contraire, chez les Sémites, n’a jamais été qu’un emprunt purement extérieur et sans fécondité, une imitation factice de la philosophie grecque ». Et tout de suite : « Il en faut dire autant de la philosophie du moyen âge », et ce parallèle ou cet amalgame sont assumés : « Tout ce que l’Orient sémitique, tout ce que le moyen âge ont eu de philosophie proprement dite, ils le doivent à la Grèce » (p. IV) 18. 2. L’intérêt pour le moyen âge Aux motivations de la philosophie se combinent diverses causes d’un intérêt général pour le moyen âge et pour la récapitulation du passé en général : continuation ou naissance d’institutions d’érudition médiévale (Histoire littéraire de le France, École des chartes) ; motifs romantiques, patriotiques et politiques du premier XIXe siècle 19, que l’on voit se mêler chez Augustin Thierry (1795-1856) : il veut tout à la fois faire une histoire « nationale », « populaire » – en faisant remonter à la conquête franque la lutte entre le peuple et la noblesse –, écrire en libéral l’histoire des vaincus, se faire le romantique « généalogiste du malheur » 20. La 17. Renan est de nouveau proche de Gérando, qui formulait contre les Arabes cinq critiques (t. IV, p. 181-189) : ils ont appliqué à la philosophie harmonieuse reçue des Grecs un esprit à la fois aride et compliqué, reçu sans préparation et avec soumission (« il leur fallait, en philosophie, moins d’exemples, de guides, qu’un maître et même une sorte de despote ») un corps de doctrine tout fait, limité et altéré le corpus, usé de traductions défectueuses et biaisé pour les accommoder à leur théologie. Gérando ne partage pas le jugement positif de l’Allemand Tiedemann : « entre le moyen âge et la Renaissance des lettres, les Arabes donnent à la philosophie une nouvelle vie, une nouvelle direction vers l’originalité, vers l’exactitude, vers l’examen et la discussion des notions suprêmes, des principes métaphysiques, direction que les scolastiques conservent, tout en la rendant plus étroite et plus incomplète » (Chr. BARTHOLMÈSS, Dictionnaire, art. « Tiedemann »). 18. Au terme de sa préface, ce critique avisé se réfère, pour la scolastique, aux travaux d’Hauréau, pour la philosophie arabe, à ceux de Salomon Munk, les deux savants e࠰ectivement le plus reconnus alors et depuis lors. 19. À nuancer : G. PIAIA, « La “svolta francese” (1800-1820) nell’approccio alla ࠱loso࠱a medievale », dans J. M EIRINHOS, O. WEIJERS (éd.), Florilegium mediaevale. Études oࠨertes à Jacqueline Hamesse à l’occasion de son éméritat, Louvain-la-Neuve, Fédération internationale des Instituts de philosophie médiévale, 2009, p. 451-467, observe qu’il est discutable de voir dans le romantisme une cause de l’intérêt pour la philosophie médiévale en France sous la Restauration. Chateaubriand, qui contribua fort à l’engouement pour le moyen âge, lui-même nourri des idées des philosophes du XVIII e s., s’est exprimé sévèrement sur sa philosophie (Génie du christianisme, 1802 : « et pour comble de maux, vers le XIIe siècle, reparurent les ouvrages d’Aristote. Alors on vit se former cette malheureuse philosophie scolastique, qui se composait de subtilités de la dialectique péripatéticienne, et du jargon mystique de Platon. Bientôt la nouvelle secte se divisa en Nominalistes, Albertistes, Occamistes, Réalistes… » [cité par M. Piaia]) ; il n’a mentionné nul médiéval parmi les penseurs chrétiens. Il serait, d’autre part, erroné d’attribuer, comme on l’a fait, aux traditionalistes Bonald, Maistre, La Mennais un rôle de précurseurs du néo-thomisme de la ࠱n du siècle : La Mennais se montre plus augustinien que thomiste, Bonald ne ࠲atte guère la scolastique (p. 464, n. 32 : « on prit pour de la métaphysique une idéologie obscure et litigieuse ; des règles mécaniques de l’art de raisonner tinrent lieu de raison, et l’on crut trouver dans les universaux et les catégories l’universalité des connaissances humaines ») ; seul Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg (1817, publiées en 1821) semble à M. Piaia s’être exprimé favorablement sur la philosophie médiévale et avoir fait l’éloge de saint Thomas. 20. Ph. CONTAMINE, « Le moyen âge romantique et libéral d’Augustin Thierry », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres 139 (1995), p. 969-981.

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Jean-Pierre Rothschild mode du moyen âge est attestée par exemple par Rémusat, qui parle d’« admiration passionnée » pour le moyen âge, d’« enthousiasme du passé » 21. Le motif patriotique ne doit pas être sous-estimé : lorsque Victor Cousin rappelle le rôle majeur de l’université de Paris dans l’Europe médiévale et désigne en Abélard, auquel il a consacré ses soins, l’autre Descartes 22, c’est une forte manière d’a࠳rmer la place première et décisive de la France après la Grèce dans la philosophie ; peut-être même plus que cela : de poser qu’une certaine forme de clarté, de liberté et de courage dans la pensée serait propre au génie national, ce qui ferait des Français un peuple né pour la philosophie et de la philosophie une activité profondément française. Dans la France de Louis-Philippe où toutes les époques et tendances de l’histoire sont rassemblées et réconciliées à la gloire de la nation, ce n’est pas un faible motif 23. Quant à la sincérité de Cousin lui-même, qui s’était fait le modeste et assez super࠱ciel disciple des Allemands au temps où, comme le disait Hegel, il faisait ses courses philosophiques outre-Rhin, nous ne savons pas en juger. 3. Les précurseurs allemands Les Allemands, les premiers à s’intéresser à l’histoire de la philosophie proprement dite, donnaient un exemple contrasté du sort réservé au moyen âge. Johann Jakob Brucker (1696-1770) avait consacré le tome III des sept mille pages de l’Historia critica philosophiae 24 à la philosophie arabe, à celle du Christ et des apôtres, aux anciens auteurs chrétiens, à la philosophia patrum in specie, en࠱n (p. 532-912) à la philosophia christianorum Medii Ævii. Il notait que nul n’en avait encore écrit l’histoire et que sa première approche ne pouvait qu’être imparfaite. Après la narration chronologique et la revue des auteurs, il procédait à un jugement par parties de la philosophie médiévale d’une grande sévérité, auquel

21. Ch. DE R ÉMUSAT, Abélard, p. VI. 22. V. COUSIN, Ouvrages inédits d’Abélard pour servir à l’histoire de la scolastique, Paris, Imprimerie royale, 1836, p. I : « La scolastique appartient à la France, qui produisit, forma ou attira les docteurs les plus illustres. L’université de Paris est au moyen âge la grande école de l’Europe » ; p. IV : Abélard « est donc le principal fondateur de la philosophie du moyen âge : de sorte que la France a donné à la fois à l’Europe la scolastique au XII e siècle par Abélard, et au commencement du XVIIe siècle, dans Descartes, le destructeur de cette même scolastique et le père de la philosophie moderne… le même esprit qui avait élevé l’enseignement religieux ordinaire à cette forme systématique et rationnelle qu’on appelle la scolastique, pouvait seul surpasser [c’est l’hégélianisme facile de Cousin] cette forme même et produire la philosophie proprement dite [la scolastique n’est donc pas la philosophie « proprement dite »] ». Suit (p. IV-V) un parallèle entre les deux hommes ; le « trait commun qu’ils empruntent à l’esprit français » est d’aller à l’évidence ; c’est la « clarté du langage qui naît spontanément de la netteté et de la précision des idées » [le « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » de Boileau !] ; à quoi se joint, chez ces deux Bretons, « indépendance » et « personnalité ». Une édition complète serait un « travail à la fois patriotique et philosophique » (p. VI). 23. De même chez X. ROUSSELOT, Études sur la philosophie dans le moyen âge, Paris, Joubert, 3 vol., 1840-1842, t. I, p. 6 : « Paris était le centre du mouvement intellectuel, la ville des philosophes, civitas philosophorum, l’Athènes du moyen âge » ; et p. 9 : « la France est le premier berceau de la philosophie au moyen âge ». 24. Sous le titre Ab initiis monarchiae Romae ad repurgatas usque litteras, pars altera, Leipzig, Chr. Breitkopf, 1743.

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Le moyen âge dans la philosophie nous conservons la saveur de son latin intelligible à tous 25 : globalement, cette philosophie « pauca de࠱niuit, et per ambiguae disceptationis labyrinthos incerta decurrere maluit » (p. 891) ; « reliqua vel male Stagiritam exprimant, vel pueriles nugas, et otiantis ingenii somnia exhibent » (p. 892). Dès lors, en philosophie naturelle, « quid inepti philosophi in naturali philosophia valuerint… quilibet intelligit » ; en métaphysique, « nec vera et generalia philosophiae omnis atque primae principia, nec ipsam… metaphysicam Aristotelicam assecuti sunt. Et prius quidem ex ineptis terminis et distinctionibus ac vagis vanisque praecisionibus, etc. » (p. 897) ; « in doctrina vero de spiritibus nugati sunt non minus, quam in reliquis » (p. 898) ; « neque meliora in philosophia morali apud Scholasticos quarenda sunt, in qua coecorum more vagi et palpantes oberrabant » (p. 899). Après quoi (p. 904-912) l’histoire du nominalisme et du réalisme, conduite depuis les Grecs jusqu’après le moyen âge, était donnée comme le seul ࠱l conducteur. C’était fournir un schéma de lecture dont Cousin se souviendrait, en même temps que reprendre les accusations de la Renaissance en leur donnant la caution de l’érudition moderne et en formant ainsi un précédent. La notice que lui consacrera le Dictionnaire, sous la plume de Charles Bénard d’après un jugement de Cousin, notera cependant que, nonobstant son érudition prodigieuse, son ouvrage a les défauts des commencements, et que Brucker, disciple de Francis Bacon et de Descartes, « n’a pas une idée bien nette de l’objet de la philosophie » ni une compréhension profonde des auteurs qu’il a lus. Tout di࠰érent est le Geist der spekulativen Philosophie de Dietrich Tiedemann (1745-1803), dont le tome IV s’étend Von den Arabern bis auf Raymund Lullius 26 et qui se signale par un découpage original, puisque le tome V, Von Raymund Lullius bis auf Thomas Hobbes, aura pour objet le rejet progressif de la scolastique et la mise à l’honneur de l’expérimentation et de l’observation. Il ne regarde pas le moyen âge comme une parenthèse mais comme la longue étape d’un processus (Bartholmèss, dans la notice du Dictionnaire qu’il lui consacre, note qu’il a introduit la notion de progrès dans l’histoire de la philosophie) : aussi s’est-il « risqué à en dire plus de bien qu’on ne fait généralement » (p. V) et peut-il conclure : Se dégager de ce labyrinthe resserré, adapter davantage les concepts à l’expérience, était une entreprise di࠳cile… Au cours des longs siècles de la scolastique la raison y a travaillé et par là, a œuvré de façon signi࠱cative pour la philosophie nouvelle… les e࠰orts des scolastiques ne sont donc pas tant à dédaigner qu’il nous semble en général en raison des grands défauts de leurs traités et du caractère unilatéral de leurs études 27. 25. De même dans l’adaptation anglaise de W. ENFIELD, The History of Philosophy drawn up from Brucker’s Historia critica philosophiae, t. II, Londres, J. Johnson, 1791, p. 317-398, où abondent les « subtelties », « clouds of metaphysic », « terms without meaning », « tri࠲es », violences de l’Église, chimères scolastiques, tout cela pour un « little progress of true philosophy ». 26. Marbourg, Akademische Buchhandlung, 1795, XXIV-649 pages. 27. D. TIEDEMANN, Geist, p. 647-648 : « Aus diesen höchst feinen Labyrinthen sich los zu wickeln, und die Begri࠰e der Erfahrung mehr anzupassen, war ein schweres Unternehmen… Die langen Jahrhunderte der Scholastik hindurch hat die Vernunft an diesem Unternehmen gearbeitet, und eben dadurch der neuen Philosophie wesentlich vorgearbeitet… Die Bemühungen der Scholastiker

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Jean-Pierre Rothschild Ainsi, le moyen âge ouvre la voie au meilleur des Temps Modernes, c’està-dire à la mise en adéquation des concepts à l’expérience (on se souviendra avec Bartholmèss que Tiedemann est un disciple de Locke et de Wolf, un admirateur mais un adversaire de Kant, parfois proche du scepticisme, au total « un éclectique supérieur et digne de foi »). L’Histoire de la philosophie de Wilhelm Gottlieb Tennemann (1761-1819), inachevée, s’arrête au début de la scolastique ; son plus bref Manuel de l’histoire de la philosophie 28 comporte, au tome I, p. 339-392 de l’édition de 1829, un historique rapide, s’étendant d’Alcuin à Raymond Sebond, où n’ont leur place que les événements, les noms et de brèves analyses, en quatre époques ramenées à des moments de la lutte entre réalisme et nominalisme par des sous-titres qui sont déjà dans les éditions allemandes 29 et ne sont pas dus, comme on aurait pu l’imaginer, aux traducteurs français. La ࠱n est désinvolte : « Il serait super࠲u… de rappeler… les opinions propres à chaque scholastique, attendu qu’elles consistent dans une variété in࠱nie de combinaisons dialectiques et de distinctions, souvent frivoles sur des questions constamment les mêmes » 30. 4. Les précurseurs français Nous avons déjà évoqué Gérando, qui avait dû à une période d’exil hors de France pendant la Révolution de connaître les travaux allemands d’histoire de la philosophie qui inspirèrent son Histoire comparée des systèmes philosophiques (an XII/18041) 31. La place qu’il fait au millénaire médiéval est bien mince : des quatre volumes de la première partie de son ouvrage, l’Antiquité occupe plus des trois quarts, la deuxième partie couvre les XVIe-XVIIIe siècles. Il divise le moyen âge en Arabes, « scholastiques », subdivisés en réalistes et nominaux ; lullistes ; reconnaît à la ࠱n « quelques germes de philosophie originale ». Il paraît partagé entre le jugement de Brucker et celui de Tiedemann : « c’est une période de renaissance. Mais cette renaissance est lente… Au lieu de créations hardies, originales, quoique imparfaites, on n’aperçoit guère qu’une imitation servile, un vain étalage de subtilités » 32. Le jugement sur la Renaissance est plus balancé : « Cependant Platon… a reparu avec un nouvel éclat ; tous les anciens systèmes de la Grèce se reproduisent à sa suite ; l’érudition apporte ses tributs à la philosophie, et trop souvent lui impose ses chaînes. Mais des créateurs originaux ne tardent pas à se sind demnach nicht so verachtungswerth, als sie bey den großen Mängeln des Vortrages, und der Einseitigkeit ihrer Studien, uns meisten scheinen ». 28. Trad. V. COUSIN [avec le concours d’Épagomène VIGUIER], 2 vol., Paris, Sautelet, 1829, 18392. 29. Dans l’édition utilisée par Cousin, Grundriss der Geschichte der Philosophie, 4e éd. augmentée par A. WENDT, Leipzig, J. A. Barth, 1825, et dès les éditions de Tennemann seul, ainsi ibid. 1816. 30. Trad. fr., p. 392 ; éd. allemande de 1825, p. 267. 31. Joseph Marie de Gérando, Degérando ou Gérando (1772-1842) ; Tennemann, dont nous avons vu le Manuel être traduit par Cousin, traduisit de son côté Gérando en formulant ce jugement, reproduit dans la préface de la seconde édition de l’Histoire comparée, t. I, p. IV : « Il réunit certaines qualités qu’on ne retrouve pas toujours parmi ses compatriotes, et que l’on attribue à l’étude approfondie qu’il a faite de la langue allemande. On voit qu’il a consulté les sources autant qu’il était possible à un seul homme de faire dans une aussi immense accumulation de documents ». 32. 2e éd., t. I, p. 68.

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Le moyen âge dans la philosophie frayer des routes inconnues ; d’abord leur témérité s’égare ; plus tard leurs e࠰orts, mieux réglés, plus prudents, deviennent aussi plus heureux » 33. À ce précédent dans la récapitulation de la philosophie s’en ajoute un autre, spéci࠱que à l’étude du moyen âge : l’Histoire littéraire de la France, entreprise par les bénédictins de Saint-Maur en 1733 et continuée à partir de 1808 par l’Académie des inscriptions et belles-lettres. On atteint la ࠱n du XIIe siècle avec le quinzième volume en 1820 ; huit volumes se succèdent alors jusqu’en 1856 pour couvrir le XIIIe. En 1862 est abordé le XIVe siècle dont le traitement n’est pas terminé en 2010. Cette publication et les hommes qui l’ont relancée sous l’Empire marquent une continuité entre les savants mauristes et la nouvelle érudition. Pourtant, les discours introductifs « sur l’état des lettres en France » au XIIIe (Daunou, t. XVI, 1824) puis au XIVe siècle (Victor Le Clerc, t. XXIV, 1862) et l’éloge de Le Clerc par Renan au tome XXV en 1869 expriment à la fois le point de vue de classicistes sur une littérature qui n’est qu’un pâle re࠲et de celle de l’antiquité et d’hommes des Lumières à l’égard d’un âge dans lequel la pensée était soumise à l’autorité de l’Église ; c’est à peine si Renan veut bien trouver un peu de « classicisme » dans le XIIIe siècle et Le Clerc accorder au XIVe le mérite d’avoir marqué le début de la ࠱n de l’ancien ordre intellectuel 34. 5. Les études d’histoire de la philosophie médiévale dans la France du XIXe siècle La France produisit au XIXe siècle un nombre élevé de travaux sur la philosophie médiévale (nous avons vu et reverrons ceux de Victor Cousin, Amable et Charles Jourdain, Charles de Rémusat, Saint-René Taillandier 35, Xavier Rousselot 36, Émile Charles, Barthélemy Hauréau, Frédéric Morin, pour l’orientalisme Renan et Salomon Munk, il en fut d’autres 37), exposés doctrinaux aujourd’hui vieillis ou (Cousin, Hauréau, Munk) travaux philologiques dont le béné࠱ce se fait encore sentir. Un point important est que ceux qui s’y sont livrés n’avaient pas tous vocation exclusive d’antiquaires et participaient à la vie philosophique, politique

33. Ibid., p. 68-69. 34. Ch. R IDOUX, « Regards de deux grands clercs du XIXe siècle sur le Moyen Âge. Victor Le Clerc et Ernest Renan juges du XIVe siècle », dans L. K ENDRICK, F. MORA, M. R EID (dir.), Le Moyen Âge au miroir du XIXe siècle (1850-1900), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 27-36, qui note que « les discours de 1862, ainsi que la notice de Renan sur Victor Le Clerc en 1869, sont à replacer dans le cadre d’une attaque en règle portée contre le moyen âge durant cette décennie qui s’ouvre par la publication de la Sorcière de Michelet ». 35. René Gaspard Ernest [Saint-René] Taillandier (1817-1879), futur professeur d’éloquence française, donna en 1843 une thèse sur Scot Érigène. Il collabora au Dictionnaire. 36. Collaborateur du Dictionnaire. Auteur, outre les Études… déjà citées, d’une Étude d’histoire religieuse aux XIIe et XIIIe siècles. Joachim de Flore, Jean de Parme et la doctrine de l’Évangile éternel, Paris, E. Thorin, 18672 (jugé sévèrement par A. R AUWEL, « Barthélemy Hauréau », p. 371). 37. Le seul Gerson donne lieu aux travaux suivants : LEGUY, Essai sur la vie de Jean Gerson ; Paris 1835, 2 vol. ; FAUGÈRE, Éloge de J. Gerson ; Paris 1838 ; JOURDAIN, Doctrina J. Gersonii de theologia mystica ; Paris 1838 ; Ch. SCHMIDT, Über Gersons Predigtweise, Strasbourg 1838 ; id., Essai sur J. Gerson ; Strasbourg 1839 ; BOURRET, Essai historique et critique sur les sermons français de Gerson, Paris 1858 ; JODART, Jean de Gerson, recherches sur son origine, son village natal et sa famille ; Paris 1881 ; Ch. SCHMIDT, Histoire de l’Église d’Occident au Moyen Âge ; Paris 1885.

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Jean-Pierre Rothschild ou mondaine 38 de leur temps ou bien s’intéressaient à d’autres parties de l’histoire de la philosophie, ce qui semblerait à première vue le signe d’un degré élevé d’intégration de la philosophie médiévale. Outre la personne des historiens de la philosophie, les programmes d’enseignement, les histoires de la philosophie et, naturellement, les dictionnaires philosophiques sont des révélateurs privilégiés du degré de cette intégration. 6. Le Dictionnaire comme indice de la place de la philosophie médiévale Adolphe Franck est un israélite sans doute a࠰ranchi comme tant d’autres du rituel incompatible avec une carrière académique et mondaine, mais ࠱dèle en esprit au judaïsme et à sa théologie minimale, donc voué pour ainsi dire par nature au spiritualisme libéral ; en outre disciple de Cousin qui ne séparait pas la philosophie de son histoire ; accédant, outre ce qu’un agrégé de philosophie se doit de savoir – la philosophie, le français et les langues classiques – à l’allemand et à l’hébreu ; ayant écrit sur la kabbale et exploré d’autres con࠱ns de la pensée rationnelle (le martinisme), parcouru dans ses travaux bien des disciplines (de la logique au droit) et bien des époques, d’Aristote à son temps ; maître d’œuvre en࠱n du grand dictionnaire philosophique français du siècle : tout cela fait attendre beaucoup de sa capacité d’intégration des langages et des âges de la philosophie. C’est pourquoi il a paru digne d’intérêt d’interroger de ce point de vue le Dictionnaire des sciences philosophiques qu’il mit en œuvre. II. Le Dictionnaire des sciences philosophiques Le Dictionnaire témoigne de trente ans d’histoire de la philosophie en France et de la place qu’y occupa le moyen âge. Témoigne aussi des positions particulières de sa cheville ouvrière, Adolphe Franck 39. Nous n’avons pas cherché à reconstituer l’histoire interne de l’ouvrage à travers les possibles correspondances, procèsverbaux de réunions, instructions aux auteurs et avons simplement travaillé à partir du Dictionnaire lui-même. Nous en considérons, sauf indication contraire, non la première édition (Paris, Hachette, six volumes 1844-1852) mais la seconde (ibid., 1875, un vol. de XII-1820 pages y compris le supplément des p. 1805-1820), encore suivie d’un « troisième tirage », à l’identique en 1885 (XII-1820 p.). En 1875, nous sommes au terme du développement de l’intérêt de l’Université post-révolutionnaire pour la philosophie médiévale, auquel la laïcité de combat de la République républi38. La tradition, il est vrai, s’en maintint : au XXe siècle, Étienne Gilson, Paul Vignaux eurent des engagements politiques ou syndicaux ; Alexandre Koyré ou, de nos jours, Alain de Libera ou Rémi Brague fut ou sont en mesure d’intégrer la philosophie médiévale à une histoire bien plus vaste de la philosophie. 39. La page de titre de la première édition porte en guise de nom d’auteur « par une société de professeurs de philosophie », la préface n’est pas signée ; mais, au t. I, paru en 1844, p. 621, il est indiqué que « les articles qui ne portent point de signature ont été rédigés par M. Franck… directeur du Dictionnaire… ». Les éditions de 1875 et 1885 portent : « par une société de professeurs et de savants sous la direction de M. Ad. Franck membre de l’Institut », avec à la ࠱n de la liste des collaborateurs la mention : « les articles non signés sont de M. Ad. Franck ».

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Le moyen âge dans la philosophie caine (la laïcisation des écoles, hôpitaux et prétoires se prépare à la ࠱n des années soixante-dix et s’impose dans la décennie suivante) et le programme néo-thomiste promu par le pape Léon XIII (encyclique Æterni Patris, 1879) vont d’ici peu mettre un terme. Œuvre de longue haleine entreprise dans les années 1840, le Dictionnaire de 1875 ne témoigne pas du moment précis de sa parution mais re࠲ète les positions d’une génération, ce qui correspond à la stabilité de la section de philosophie de l’Académie des sciences morales et politiques entre 1844 (élection d’Adolphe Franck) et 1867 (mort de Victor Cousin) dominée par Cousin et ses disciples dans un esprit de gouvernement des études philosophiques en France. Franck ne s’exprime guère sur les conditions de l’édition nouvelle, qui compte cinquante-trois collaborateurs en dehors de lui plus quelques collaborations anonymes signées d’un « X », si ce n’est pour indiquer quels articles ont été refaits, quelle place nouvelle a été concédée aux sciences, quels auteurs (dont Cousin) ont gagné par la mort le droit d’être intégrés. Il note la part éminente dans la nouvelle édition d’Émile Charles, que nous reverrons 40. Il se peut que la « société de professeurs de philosophie », « membres de l’Institut et professeurs de l’Université », qui avait préparé la première édition « sans autre arti࠱ce que l’accord spontané de [leurs] convictions » ait été encore plus que la seconde proche de Victor Cousin ; assurément l’était-elle davantage dans le temps, contemporaine du magistère de celui qui avait introduit Franck, de sa propre autorité, à l’Académie des sciences morales et politiques. Datée de novembre 1843, la préface de cette première édition, quoique moins laconique 41, ne livre rien sur ce point, préférant indiquer ses raisons (une science une fois constituée, doit faire « son inventaire » ; c’est l’objet des encyclopédies ou dictionnaires) et (p. VI-VII) ses principes : 1) philosophie et religion sont choses séparées et l’une ne saurait remplacer l’autre 42 ; 2) on se réclame d’une méthode psychologique qui examine à la clarté de la conscience « tous les faits et toutes les situations de l’âme humaine » ; 3) on pose l’autonomie de l’âme, qui porte cependant l’empreinte de son origine divine, « gage de son immortalité » ; 4) on défend une morale de devoir, étant certain qu’il est légitime devant Dieu de travailler en vue « de la gloire et de la dignité de l’espèce humaine » ; 5) on entend faire en religion une place à la raison et au sentiment, contre le mysticisme qui ne connaît que le second et, sacri࠱ant l’homme à Dieu, se perd « dans les splendeurs de l’in࠱ni » et contre le panthéisme qui ne connaît qu’une divinité vague ; 6) l’histoire de la philosophie est inséparable de la philosophie car les divers débats et positions de la philosophie représentent les divers points de vue que chaque esprit humain est susceptible d’adopter (du pur Cousin). Elle est donc la « contre-épreuve » et

40. « Préface de la deuxième édition », p. I-III de l’éd. de 1875. 41. P. V-XII de la seconde édition. 42. Il s’agit là de la réponse à une o࠰ensive de l’Église catholique visant, selon le mot de Franck, à faire de la philosophie « un appendice de la théologie » ; voir sur ce point J.-P. COTTEN, « Adolphe Franck, maître d’œuvre de l’encyclopédie du cousinisme. À propos du Dictionnaire des sciences philosophiques », dans id., Autour de Victor Cousin. Une politique de la philosophie, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 180-190 (non vidi ; référence due à l’obligeance de M. Joël Sebban).

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Jean-Pierre Rothschild le « complément » nécessaires de la méthode dite psychologique dont Franck se réclame. Par avance, on répond (p. VIII-IX) à trois types de critiques : le refus du libre examen, le matérialisme athée et l’esprit allemand de spéculation anti-empirique et de système, contre quoi Franck s’a࠳rme ࠱dèle à Descartes en prenant comme lui pour point de départ les faits de conscience. Le rejet, posé en 1843 et conservé, donc réassumé, en 1875, du premier et du troisième de ces points de vue, fournit déjà l’indication qu’aux yeux de Franck du moins, la philosophie médiévale représente un moment de fourvoiement de l’esprit humain : le libre examen est le contraire de la pensée scolastique, aussi bien dans les dé࠱nitions déjà rappelées de Koyré et de Franck. Le point de départ du philosopher dans la conscience posé par Descartes est classiquement regardé comme le principe de sa rupture avec la scolastique. En revanche, il est permis de trouver comme une a࠳nité entre le contenu médiéval de la philosophie (qui inclut logique, physique et métaphysique avec leur statut de sciences au sens aristotélicien) et l’idée de « sciences philosophiques » qui nomme, à l’évidence, et qui sous-tend, peut-être, le Dictionnaire. Celui-ci comporte, p. 1797-1804 43, une « table synthétique » qui en expose le plan, par là aussi les intentions. Une « première partie » (logiquement ; mais l’ordre matériel est purement alphabétique) consiste en « théorie et dé࠱nitions » avec pour têtes de chapitres philosophie, psychologie, logique, esthétique, morale, métaphysique, théodicée. La « deuxième partie », « histoire et critique », traite « des systèmes en général » puis des philosophies orientales (sauf arabe), grecque, de l’École d’Alexandrie (traitée à part ; l’une des références constantes, dans le Dictionnaire, renvoyant aux confusions les plus contraires à l’esprit philosophique), des « philosophes chrétiens et pères de l’Église », de la philosophie arabe, contiguë à la philosophie « scholastique » 44, de la philosophie de la Renaissance, de la philosophie moderne divisée par nations en anglaise, écossaise, française, italienne, allemande, pour ࠱nir avec « l’esprit philosophique dans les sciences » (de Newton à Oken). La philosophie médiévale est divisée en trois époques : « du commencement du IXe à la ࠱n du XIIe siècle », « XIIIe et XIVe siècles », avec une sous-section consacrée aux « mystiques et adversaires de la scholastique » (Tauler, Eckhart, Suson, Gerson, Pétrarque, Ruysbroek), « décadence et ࠱n de la scholastique » ; la philosophie de la Renaissance l’est en « Grecs réfugiés en Italie », « lettrés adversaires de la scholastique », « péripatéticiens », « platoniciens et pythagoriciens », « stoïciens », « sceptiques », « mystiques », suivis d’« essais divers de réforme et de restauration » et de « moralistes et philosophes politiques ». 43. Et dès la première édition, t. VI, p. 1029-1043. 44. Indice, malgré A. de LIBERA, Penser au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 98-142, de ce que l’« héritage oublié » n’est pas une redécouverte récente ; certes, la chronologie justi࠱e cette place, mais le point est que cette philosophie ne soit pas hors cadre comme les philosophies orientales (Indiens, Chinois, Égyptiens, Chaldéens, Sabéens, Perses, Phéniciens, Juifs et Syriens). La contiguïté était déjà la même chez Brucker, Tiedemann, Gérando (mais non chez Tennemann). Brucker, qui consacre à la philosophie arabe les p. 3-240 du t. III déjà cité, se montre élogieux : elle a sauvé l’honneur de la philosophie sur le point de périr, formé dans une certaine mesure les juifs et les chrétiens à l’aristotélisme, donné un visage nouveau de la philosophie (p. 4) ; tel traité moral arabe vaut mieux que mille de ceux des scolastiques.

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Le moyen âge dans la philosophie III. La philosophie médiévale dans le Dictionnaire Le corps du Dictionnaire renseignera mieux sur la réalité de l’intégration et de l’évaluation de la pensée du moyen âge qui s’y opèrent. 1. Données générales La philosophie latine médiévale couvre environ 150 colonnes jusqu’au XIVe siècle ; la longueur d’une notice n’est pourtant signi࠱cative ni de l’importance que l’histoire de la philosophie accorda avant et après à l’auteur en question (Cajetan n’a droit qu’à 27 lignes), ni même de celles que les auteurs du Dictionnaire lui prêtaient : ainsi Azaïs (1766-1845) : « Ses premières études le destinaient plutôt à l’enseignement de la musique qu’à la culture de la philosophie, qu’il ne connut jamais » ; Émile Charles, qui écrit ces lignes, lui consacre près de deux colonnes ; Jou࠰roy a droit à 18,5 colonnes, Descartes à 10,5. Il serait oiseux de donner la liste des auteurs et notions traités, qui ࠱gure dans la « table synthétique » ; signalons les collaborations marquantes : Charles Jourdain : Abailard, Adam de Petit-Pont, Alain de Lille, Albert le Grand, Alcuin, Alexandre de Halès, Amaury, Bède, Bérenger de Tours, Bernard de Chartres, Roger Bacon (dans la première édition), David de Dinant, « Gérard (Alexandre) » (Gérard de Crémone), Gerbert, Gerson, Gilbert (de la Porrée), Guillaume de Conches, Guillaume de Moerbeke, Hildebert. Franck rédige pour le moyen âge des notices en général très brèves : Adelger, Ægidius Colonna, Albéric de Reims, Arnaud de Villeneuve, Biel, Buridan (1,5 col.), conceptualisme, Jean Italus (Byzantin), Laurent Justiniani, Ruysbroeck 45, Salisbury, Tauler, « Trivium, quadrivium ». Hervé Bouchitté 46 : Pierre d’Ailly, Anselme, Boèce, Bonaventure, Burleigh, « Clémanges » (Nicolas de Clamanges), Hugues d’Amiens ou de Rome, Pierre Lombard, Richard de Saint-Victor et aussi, dans la première édition, « nominalisme » et Roscelin. Émile Charles 47, dans la deuxième édition seulement : Roger Bacon, Bernard de Clairvaux, Maître Eckhart, « Honoré ou Honorius »,

45. « Son mysticisme est une sorte d’ivresse ». 46. Louis Firmin Hervé Bouchitté (1795-1866), dit l’abbé Bouchitté bien qu’ayant quitté le séminaire pour l’École normale, recteur d’académie départementale, auteur du Rationalisme chrétien au XIe siècle, Paris, Amyot, 1842, spécialiste des preuves de l’existence de Dieu. Franck, qui lui consacre une demi-page dans la seconde édition du Dictionnaire, estime qu’il « défend les vérités religieuses, comme l’école spiritualiste à laquelle il se rattache ; malgré une extrême circonspection, il ne manque pas de l’indépendance nécessaire au philosophe ». 47. Émile Auguste Charles, recteur d’académie, auteur de Roger Bacon, sa vie, ses ouvrages, ses doctrines, d’après des textes inédits. Thèse pour le doctorat ès-lettres auprès de la Faculté des lettres de Paris, G. Gounouilhou : Bordeaux – Hachette : Paris, 1861 (il est alors professeur de logique au lycée de Bordeaux). Sa contribution au Dictionnaire s’étend bien au-delà du moyen âge, pour des notices absentes de la première édition (ainsi saint Bernard, La Boétie) ou refaites : Roger Bacon, Bodin, « bouddhisme », « nominalisme », etc. (liste de ses contributions, sous son nom, sur le site électronique « Philo 19 », qui fait une grande place au Dictionnaire).

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Jean-Pierre Rothschild « nominalisme », Suso. Xavier Rousselot : Duns Scot, Durand de Saint-Pourçain, Guillaume d’Auvergne 48, Henri de Gand. B. Hauréau : Gaunilon, Hugues de Saint-Victor 49, Jean de la Rochelle, Kilwardby, Lambert d’Auxerre, Lanfranc, Marsile d’Inghen, Jean de Monteson 50, Guillaume d’Occam, Nicole Oresme, Paul de Venise, Pierre d’Auvergne, Pierre d’Espagne, Pierre de Mantoue, Raban Maur, Ranulph de Humblières, Raoul le Breton, Remi d’Auxerre 51, Robert de Lincoln [Grosseteste], Roscelin (2e éd.), « scolastique », Michel Scot, Thomas d’Aquin, Thomas de Strasbourg, Guillaume de Champeaux (au Supplément). Christian Bartholmèss 52 : Jean de « Mercuria » ou « Méricour » [Mirecourt], « Mayronis » (François de Mayrones), Vincent de Beauvais (2e éd.). Notices isolées : Scot Érigène est traité par Saint-René Taillandier qui lui a consacré sa thèse 53. Claude-Joseph Tissot, traducteur de l’Histoire de la philosophie (partie ancienne) de Heinrich Ritter en 1835 et de la Critique de la raison pure, traite de « Cusa » (Nicolas de Cuse) et Damien. La notice « espèces » est due à Antoine Charma, les notices Isidore et Lulle à Charles Zévort. Curieusement, Hauréau n’apparaît que dans la seconde partie de l’alphabet, semblant relayer Jourdain qui s’e࠰ace alors. Il y a peu de changements d’une édition à l’autre : les grands contributeurs pour le moyen âge sont les mêmes : Jourdain, Hauréau, Franck, Munk ; quelques notices (Bacon, nominalisme, Roscelin), refaites, sont passées d’auteurs catholiques (Bouchitté, Jourdain) à des libres penseurs (Charles, Hauréau), et Vincent de Beauvais d’« X » à Bartholmèss, mais ce sont des cas isolés. On atteint environ 220 colonnes si l’on inclut les auteurs des XVe et XVIe siècles, parmi lesquels, traités par Franck : Achillini, Agrippa de Nettesheim, « Argyropule », Bessarion, Gémiste Pléthon, Sebond, Reuchlin. La contribution du protestant Bartholmèss, auteur d’un Jordano Bruno en 1847, est cette fois plus considérable : Léonicus Thoméus, Luther, Machiavel, Thomas More, Pétrarque, François Philelphe, Ange Politien, « Pomponace » (Pomponazzi), Guillaume Postel, Laurent Valla. Hauréau est encore présent : Hermolao Barbaro 54, Leonardus Aretinus, Jean Major (John Mair), Agostino Nifo, Nicolaus de Orbellis, Paul de Pergola, Sepulveda. 48. Objet du travail récent d’un jeune philosophe généraliste, Louis-Auguste Javary (1820-1852) qui, mort prématurément, a sa notice dans la seconde édition du Dictionnaire : Guilielmi Alvernii episcopi Parisiensis psychologica doctrina ex eo libro quem de anima inscripsit exprompta, Paris 1851. 49. Signale un travail récent (thèse latine ?) : WEIS, Hugonis de S. Victore methodus mystica, Paris 1839. 50. Personnage assez obscur, mais hérétique ; il n’y a pas de doute que l’imputation médiévale d’hérésie est un gage d’audace philosophique pour les auteurs du Dictionnaire. 51. Il a cette formule : « le véritable fond de l’être est une nature commune que tous les singuliers possèdent en participation… cette doctrine est le spinozisme ». 52. Chr. Bartholmèss (1815-1856), théologien protestant alsacien. Notice complète sur le site électronique « Philo 19 ». 53. Autre travail du temps : MONNIER, De Gottescalki et J. Scotae Erigeni controversia, Paris 1852. 54. Qui rapporte que Tennemann le tenait « au nombre des érudits qui contribuèrent le plus e࠳cacement à détourner les esprits des questions épuisées par la controverse scolastique, et à faire comprendre dans les écoles la vraie doctrine du Stagirite », ce qui exprime deux choses di࠰érentes :

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Le moyen âge dans la philosophie Charles traite de Lefèvre d’Étaples 55 ; Bouchitté, d’Érasme et Paracelse ; Tissot de Contarini, Saint-René Taillandier d’Ulrich de Hutten. On doit à Jacques Matter 56 Pic de la Mirandole et son neveu « François » (Jean-François) Pic. Charles Waddington 57 traite d’Acontius, Agricola et Ramus. La philosophie arabe fait l’objet des notices : « Arabes (philosophie des) », 11,5 colonnes ; al-Farabi, 3,5 ; al-Ghazali, 6,5 ; ibn Badja, 4 ; Averroès, 14 ; Avicenne, 6 ; ibn Tofail, 4, soit 49,5 colonnes, auxquelles on pourrait ajouter les deux colonnes de Franck sur les « so࠱s ». La philosophie (médiévale) juive donne lieu à Avicebron, 9 [Charles] ; « juifs (philosophie chez les) », 16 ; kabbale, 10 (Franck) ; Léon l’Hébreu, 4,5 ; Maïmonide, 19 [Franck] 58), 56,5 colonnes, auxquelles on peut ajouter les 2 colonnes dues à Franck sur les « Sabéens », d’après Maïmonide. Au total, le moyen âge tient moins de 10 % des 3 590 colonnes du Dictionnaire, pour mille ans d’activité philosophique sur une durée totale de l’histoire de la philosophie qui, de Socrate au présent, couvre vingt-trois siècles. En nombre de notices consacrées aux auteurs ou écoles particulières 59, il en va un peu di࠰éremment : sur environ mille notices de cette nature, quatre-vingt-dix-huit sont consacrées au moyen âge, auxquelles on peut en ajouter six pour les notions et auteurs juifs et sept pour les auteurs arabes ; cent neuf portent sur la Renaissance. Au total environ 20 %. 2. Les notices sur les notions et le rôle de Franck Les notices consacrées au moyen âge portent, pour l’essentiel (sauf un petit nombre de notions comme nominalisme, conceptualisme, scholastique, trivium et quadrivium), sur des philosophes, mouvements ou groupes particuliers ; le caractère succinct de beaucoup, la place de la bio-bibliographie et de la bibliographie secondaire, font que la doctrine est souvent réduite à une sèche doxographie, quelle que soit la capacité de tel rédacteur d’aller directement aux points distinctifs. Il se trouve très peu de références ou d’allusions aux philosophes et philosophies du moyen âge dans les articles portant sur des notions, y compris peu liées à des moments particuliers de la philosophie ancienne ou contemporaine, en particulier dans ceux (les plus nombreux) qui, sans nom d’auteur, sont que la scolastique, à quelque moment, avait épuisé ses questions, ce qui ne signi࠱e pas qu’elles n’eussent jamais été des questions ; que l’Aristote de la scolastique (médiatisé par l’arabe et les Arabes) n’avait pas été le véritable Aristote. 55. Une Vie de Lefèvre a été publiée par Graf à Strasbourg en 1842. 56. J. Matter (1791-1864), spécialiste de l’École d’Alexandrie, de la gnose et des illuministes (Swedenborg, Saint Martin) ; objet dans la 2e éd. d’une notice d’É. Charles qui le juge « super࠱ciel avec lourdeur, et souvent peu instructif avec une grande érudition… on admire toujours la noble gravité d’un caractère profondément moral et religieux jusqu’à la mysticité ». 57. Charles Pendrell Waddington (1819-1914). Auteur d’une œuvre diversi࠱ée de philosophe généraliste ; professeur à la faculté des lettres de Paris ; membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 1888 ; auteur de Ramus (Pierre de la Ramée). Sa vie, ses écrits et ses opinions. Paris, C. Meyrueis et Cie, 1855. 58. Il a écrit sur lui dans le Journal Asiatique de 1862, 1863, 1864, 1866 ; textes repris dans Philosophie et religion, Paris, Didier, 1867. 59. À l’exclusion de rubriques plus générales telles que « scholastique » ou « Arabes ».

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Jean-Pierre Rothschild dus à Franck. Ainsi « âme » (10,5 col.), « ascétisme » (2,5 col.) ; « association des idées » (5,5 col.), « athéisme » (5,5 col.), « atomisme » (4,5 col.), « bien » (4 col.), « destinée humaine » (17 col.) ; « devoir » (5 col., dont quatre lignes pour saint Thomas), « Dieu » (19 col.) ; « droit (8 col.) ; « famille » (9 col.), « foi » (11 col.) ; « habitude » (10 col.) ; « identité (3,5 col.) ; « imitation » (3 col.) ; « immortalité » (8,5 col.) ; « induction » (7,5 col.) ; « in࠱ni » (9,5 col.) ; « intuition » (2,5 col.) ; « juste, justice » (4,5 col.) ; « loi » (4 col.) ; « métaphysique » (12 col.), « morale » (16,5 col.) ; « mysticisme » (11 col. ; repris de Cousin) ; « passions » (17 col.) ; « philosophie » (27 col.) ; « prescience » (5,5 col.) (i. e. providence, où le moyen âge n’a pas de place bien que le nom de saint Thomas paraisse une fois), « progrès » (7 col.) ; « substance » (2 col. ; le moyen âge n’apparaît pas), « théodicée » (1,5 col. ; le moyen âge n’apparaît pas) ; « théologie » (2 col. ; le moyen âge n’apparaît pas), « volonté » (Supplément [5 col.]). Même si ces articles sont moins de l’histoire qu’une philosophie qui s’exprime, ils s’appuient sur les auteurs du passé et l’on n’y rencontre guère que les Grecs et les modernes. L’ontologie du moyen âge ou le volontarisme scotiste et franciscain ne sont pas honorés d’un mot ; à l’article « philosophie », sur vingt-sept colonnes, le moyen âge en occupe une demie ; à l’article « Dieu » (19 col.), simple mention des noms d’Anselme de Cantorbéry et Thomas d’Aquin, quelques lignes pour Occam : « Un seul homme, durant ce laps de temps immense [de Socrate à Descartes], a osé dire que l’existence de Dieu, si elle n’était enseignée par la foi, ne pourrait jamais être admise avec certitude… Cet homme, c’est Occam, le défenseur outré du nominalisme, le vrai précurseur de l’école sensualiste du XVIIIe siècle » (où nous retrouvons le « théâtre d’ombres ») ; à « métaphysique », une mention du moyen âge et une autre des « excès de la scolastique » qui « discréditent » le terme de réalisme ; à l’article « morale », le moyen âge n’est évoqué qu’à propos d’une sottise : « la liberté telle qu’elle a été rêvée au moyen âge par Duns-Scott, et au XVIIe siècle par William King, la liberté d’indi࠰érence n’est que la volonté d’un insensé » (p. 1138) ; à l’article « passions », les « clercs du Moyen Âge » sont cités une fois dans le sillage des « philosophes de l’antiquité et, après eux, les moralistes chrétiens ». À ces contributions considérables de Franck, visant à compenser la fragmentation d’un dictionnaire par des dissertations plus longues 60, restituant l’unité des questions et, grâce à la quasi unicité d’auteur, formant un ensemble cohérent, s’ajoute, on l’a vu, une pluralité de notices, dont l’étendue varie de quelques lignes à plusieurs pages, rédigées par lui sur les mouvements et les auteurs les plus divers : de « Grecs » et « Romains » à « Perses », « Sabiens » et « So࠱s », de Bias et Philon à Beurhusius et Jacob Boehme, à Henry More, Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld, à Leibniz puis à Mably, puis à Bautain, Cousin et Pierre Leroux ; et encore un grand nombre de brèves notices techniques : « diallèle », « dibatis », « syndérèse, », etc. On n’aura pris la mesure du labeur de Franck que quand on aura songé qu’il lui fallut aussi, en toute vraisemblance, ࠱xer la liste des notices, solliciter les auteurs, revoir les textes. Du point de vue particulier qui est le nôtre, tout cet e࠰ort a pour résultat que la philosophie médiévale reste en marge de l’histoire générale de la philosophie. 60. Ce procédé est explicité par F. MORIN, Dictionnaire de philosophie, p. 11-12.

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Le moyen âge dans la philosophie De même, une notice comme celle de Charles de Rémusat (mort en 1875), due à Franck, ne dit rien des raisons de ses travaux sur Abélard (1845) et saint Anselme (1854, 18682) qu’elle se contente de mentionner ; si la notice d’Émile Edmond Saisset (1814-1863 ; auteur de la notice « Spinoza ») par Émile Charles intègre ses travaux médiévaux (De varia s. Anselmi in Proslogio argumenti fortuna ; études sur Maïmonide, Roger Bacon) à ses recherches, c’est par la seule énumération ; qu’il ait défendu dans sa chaire de Sorbonne le spiritualisme contre l’« école théologique » et contre le panthéisme, se fâchant avec Michelet – et se montrant bon disciple de Cousin ? – indique dans quel esprit il dut aborder le moyen âge. Un autre aspect de Franck, son adhésion au système cousinien du retour perpétuel dans l’histoire de la philosophie des mêmes ࠱gures de pensée, s’illustre par cet exemple tiré de l’article « kabbale » : « trois principes : l’être absolument un, la raison éternelle ou le Verbe, et la science que la raison a d’elle-même, forment dans le Zohar une trinité invisible… Nous n’accusons pas Hegel d’avoir cherché ses inspirations chez les docteurs juifs ; nous voulons montrer seulement combien le champ de la métaphysique est borné, et à quel point l’esprit humain se ressemble » (p. 852b). 3. Franck et le moyen âge Il est pourtant un livre dans lequel Franck s’intéresse de près à des auteurs médiévaux (Thomas d’Aquin, Gilles de Rome, Dante, Marsile de Padoue, « Guillaume Ockam » et les franciscains du XIVe siècle, Pierre de Cugnière et Raoul de Presle) et qui permet de préciser son approche personnelle : Réformateurs et publicistes de l’Europe. Moyen âge-renaissance, Paris, Michel Lévy 1864, 506 p., ouvrage issu de son enseignement au Collège de France sur le droit naturel. Le jugement général est assez élogieux : « À l’examiner de près [le moyen âge], on le trouve plein de vie, de mouvement et de pensée. La liberté même ne lui manque pas sous une forme et parfois dans une mesure qui nous étonne » (p. 9) ; « Le moyen âge a sa philosophie qui laisse une grande place à la raison et aux libres discussions de l’esprit humain » (p. 10) ; tout en reprenant un grief qu’il a formulé plus d’une fois, Franck se pique de plus de compréhension du moyen âge qu’on n’en a d’habitude : « le moyen âge est bien loin de cette paix de l’esprit, de cette uniformité de doctrine qu’on se plaît à lui attribuer. Il nous o࠰re, dans les seules limites de notre sujet, une variété d’opinions que l’antiquité même n’a pas surpassée, quoiqu’il ose à peine parler en son propre nom, et que, pareil à l’enfant… il ne fasse point un pas sans être appuyé sur un texte » (p. 14-15). Saint Thomas, « le plus grand théologien et le plus grand philosophe du moyen âge » (p. 11), est digne de tous les éloges pour avoir écrit 61 : « La première de toutes les lois, c’est la raison éternelle… ». Mais « le moyen âge est loin d’être d’accord avec lui-même » (ibid.) ; en tout cas, Franck peine fondamentalement à concilier le respect de la raison dont font preuve Thomas d’Aquin et Gilles de Rome 62 avec leur théocra61. Au seuil de son traité des lois, ST Ia IIae, q. 91, aa. 1-2. 62. « Il existe, dit Gilles de Rome, une science humaine complètement distincte de la science divine ou de la révélation, une philosophie entièrement indépendante de la théologie » (p. 72-73).

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Jean-Pierre Rothschild tisme, au point d’écrire à propos du second : « La philosophie n’était alors qu’un exercice de raisonnement sans in࠲uence réelle sur la vie et… on pouvait être à la fois libéral en théorie et ultramontain dans la pratique » (p. 72). Car tel est encore un trait de cet ouvrage, lequel, à vrai dire, se conçoit mieux dans la récapitulation ici opérée d’une idée juridique que dans un dictionnaire qui fait place aux auteurs anciens, considérés, peut-on croire, pour eux-mêmes : les anciennes doctrines sont ramenées aux actuelles ; la théocratie ponti࠱cale du XIIIe siècle, c’est l’ultramontanisme du XIXe ; de même, Amaury de Chartres et David de Dinant sont les précurseurs du saint-simonisme (p. 14) ; Marsile de Padoue (p. 135-151) a anticipé sur Montesquieu, Occam (p. 152-200) sur Locke et Kant ; la doctrine franciscaine de la pauvreté inquiète décidément Franck qui la traite à plusieurs reprises de « chimère » (p. 175, 198, 200) et se lance p. 198 et suivantes dans une défense émue de la propriété. Franck n’est décidément pas historien si être historien, comme l’avancent Renan ou Challemel-Lacour, est mesurer la distance de nos idées à celles du passé. On notera son souci d’équité : ces inquiétants franciscains ont tout de même jeté des principes de l’indépendance du pouvoir civil vis-à-vis du religieux. Point notable, il n’a pas craint de rechercher la cohérence, toujours problématique ou ignorée aujourd’hui, de l’œuvre d’Ockham, le logicien au rasoir et le théoricien du pouvoir civil, et l’a trouvée dans le dépouillement : en théorie de la connaissance, « tout ce que notre docteur enlève à la raison, il le donne à la foi » (p. 194) : il s’agit de défaire l’homme qui pense de ce qu’il croit posséder par la raison, de même que l’homme qui agit, de ses propriétés et pouvoirs matériels. 4. Franck : l’homme lui-même Ce que Franck laisse paraître, non plus des convictions philosophiques qui ont charpenté le Dictionnaire, mais de son histoire et de son tempérament propres, est discret et, si ce n’était de sa plume, on ne songerait pas à le relever : ses accents pour dépeindre la défense par Reuchlin des écrits des juifs et les tribulations qui en résultèrent pour lui ; une sortie contre le Talmud dans l’article « Maïmonide », à propos des travaux de l’Aigle de la Synagogue regardant le droit rabbinique : En introduisant l’ordre et la lumière dans cet immense chaos qu’on appelle le Talmud, en mettant des principes et des règles à la place des sophismes qui l’obscurcissaient encore, et surtout en abrégeant le temps qu’on donnait jusqu’alors à cette stérile étude… ils leur [aux juifs] ont permis de sortir de l’horizon où ils étaient enfermés et de jouer un rôle utile dans la civilisation (p. 998b).

Ne croirait-on pas lire l’abbé Grégoire ? Autrement dit, n’est-ce pas encore ici le théâtre anachronique ? De même pourrait-on interpréter le fait qu’il se soit chargé de la notice à consacrer à Maïmonide, en dépit de la compétence de Munk, comme un signe de l’importance capitale de sa ࠱gure et de sa pensée pour le judaïsme éclairé. La liberté persécutée est un autre thème de prédilection, à quoi semble répondre avec ironie la notice de l’obscur François-Vincent Toussaint : « la persécution donne toujours quelque attrait aux médiocrités prohibées » (p. 1740). Qu’il ait consacré une bonne demi-colonne, bien que ne traitant pas d’ordinaire de philosophie 128

Le moyen âge dans la philosophie allemande, au disciple de Kant oublié aujourd’hui Lazare Bendavid (1762-1832) avec des accents insistants sur les « préjugés étroits » qui lui interdisaient l’enseignement public en Autriche et les « sourdes persécutions » qu’il y subit, aussi bien que sur son « plus grand zèle pour l’instruction de ses coreligionnaires »; que les notices qu’un autre (J. Willm, « ancien inspecteur d’académie », donc personnalité d’importance moyenne peut-être assez docile aux vœux du maître d’œuvre) consacre à Salomon Maïmon (3 col.) et à Moïse Mendelsssohn (6 col.) soient relativement longues et que la biographie de la seconde soit une véritable hagiographie, pourraient être des signes ténus, et qu’on n’interprète comme tels qu’après coup, d’un intérêt particulier de Franck pour la philosophie juive 63. 5. La contribution de Salomon Munk Même si Franck ne l’avait pas côtoyé dans les institutions juives, il est probable que Salomon Munk (1803-1867) aurait été appelé à collaborer au Dictionnaire. Les philosophies non européennes n’en sont pas absentes et Munk, qui accéda entre les deux éditions du Dictionnaire à un statut majeur dans les études orientales, découvreur de l’identi࠱cation de l’Avicebrol/Avincebron latin des médiévaux, auteur du Fons vitae, supposé musulman ou chrétien arabe, avec le poète juif du XIe siècle Salomon ibn Gabirol (Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, A. Franck (!), 1857-1859) 64; éditeur, traducteur et annotateur du texte original arabe du Guide des égarés de Maïmonide (3 volumes, Paris, A. Franck, 1856-1866), membre de l’Institut depuis 1858, professeur au Collège de France en 1864 après l’éviction de Renan, était le collaborateur qui s’imposait. Peut-être parce qu’il n’est pas de formation française, à la di࠰érence de tous les contributeurs ici évoqués, il se borne à une information précise, voire technique, sans se placer dans le cadre cousinien ni dans celui d’aucune idée générale préconçue. Loin de Renan (supra), il évoque, sans s’y attarder, la « tendance scienti࠱que positive des Arabes » qui a pu leur faire privilégier Aristote entre les philosophes grecs. Son idée de la philosophie juive paraît supposer à la fois l’exercice complet de la raison et l’acceptation intégrale de la tradition : après les expulsions de la péninsule Ibérique achevées en 1494, « l’histoire de la philosophie juive (si toutefois il convient d’employer cette expression) est irrévocablement close… Spinoza, sans pitié pour ces hommes qui avaient tant sou࠰ert au nom de leur foi, fut renié par les juifs. Mendelssohn… n’a ni pu ni voulu fonder pour eux une nouvelle ère philosophique ». Par là Munk 63. On signalerait de même, en conclusion de l’introduction aux Réformateurs, qui ouvre le cours de droit naturel au Collège de France en qualité de professeur titulaire, une touche discrète : « Je m’y suis attaché [à ce « noble enseignement »], pour parler comme l’Écriture sainte, de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces » (p. 23), où l’on reconnaît le deuxième verset de la profession de foi bi-quotidienne (« Shema‘, Yisra’el ») de la liturgie juive (Dt. 6, 5) ; et, dans le même ouvrage, cette sortie : « On demeure confondu de voir [Dante] nous représenter le peuple romain, l’oppresseur de la terre, le persécuteur du nom chrétien, comme le peuple saint, comme le peuple de Dieu, au mépris des Écritures qui ont donné ce titre et ce rang à la race d’où est sorti Jésus-Christ » (p. 113-114). On voit donc que même en dehors des ouvrages dans lesquels il traite spéci࠱quement du judaïsme, Franck reste ࠱dèle à lui-même. 64. La notice sur Avicebron a été con࠱ée à É. Charles, la découverte étant postérieure à la première édition du Dictionnaire et Munk étant mort en 1867, bien avant la seconde.

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Jean-Pierre Rothschild endosse et cautionne l’idée de la rupture radicale de Spinoza et ne regarde pas la pensée juive postérieure aux expulsions de la péninsule Ibérique comme philosophique ni la philosophie des juifs sécularisés de la ࠱n du XVIIIe siècle (Bendavid, Salomon Maimon) comme juive. 6. La contribution de Charles Jourdain Charles Marie Gabriel Bréchillet-Jourdain (1817-1886) est le ࠱ls d’Amable Jourdain (1788-1818) 65, orientaliste connu pour un ouvrage fondamental pour les études sur la philosophie et la science latines médiévales, les Recherches critiques sur l’âge et l’origine des traductions latines d’Aristote, et sur des commentaires grecs ou arabes employés par les docteurs scolastiques 66. Charles Jourdain est docteur ès lettres avec une thèse sur L’état de la philosophie naturelle en Occident et principalement en France pendant la première moitié du XIIe siècle, Paris, Didot, 1838, 121 p. ; sa thèse latine porte sur Gerson. Il est agrégé de philosophie en 1840. Chef de cabinet de Falloux en 1849, il participe à l’élaboration de la loi fameuse de 1850. Coéditeur avec Cousin des Petri Abaelardi opera (1849 et 1859), il est l’auteur d’une Philosophie de saint Thomas d’Aquin, 2 vol., Paris, Hachette, 1858, à l’occasion d’un concours ouvert par l’Académie des sciences morales et politiques, donc par Cousin et ses disciples de la section de philosophie, en 1853, pour l’année 1856 : il s’agissait de déterminer la liste des œuvres authentiques, d’étudier la philosophie de Thomas, de faire connaître ses disciples du XIVe et du XVe siècle et de porter un jugement sur sa doctrine 67. Le rapporteur fut Rémusat, 65. Amable Louis Marie Michel, ࠱ls d’Anselme Louis Bernard Bréchillet-Jourdain (1734-1816), célèbre dentiste parisien et auteur dans sa spécialité ; Amable écrivit aussi un Mémoire sur l’Observatoire de Méragah et sur quelques instrumens employés pour y observer, Paris, Bechet, 1810 (il est alors titré élève à l’École spéciale des langues orientales vivantes), VIII-64 p. ; la Notice de l’histoire universelle de Mirkhond, édition et traduction du texte persan, dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque impériale et autres bibliothèques, t. IX, Paris, 1812, 164 p. ; La Perse, ou tableau de l’histoire, du gouvernement, de la religion, de la littérature, etc. de cet empire ; des mœurs et coutumes de ses habitans (5 vol., Paris, Ferra et J. B. Imbert, 1814). 66. Ouvrage distingué dans un concours de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, publié posthume, Paris, Fantin, 1819, X-532 p. ; nouvelle éd. revue et augmentée par son ࠱ls, Paris, Joubert, 1843, XII-472 p. Il étudie les ouvrages d’Aristote connus des scolastiques et leurs versions ; les traducteurs et traductions du grec ; l’entrée de la philosophie musulmane ; les traductions d’Aristote à la Bibl. du Roi ; sa fortune à l’université de Paris ; la transmission des sciences au moyen âge. L’Académie avait proposé les questions suivantes : « Quels sont, parmi les ouvrages des anciens philosophes grecs, et en particulier parmi les ouvrages d’Aristote, ceux dont nous devons la première connaissance aux Arabes? À quelle époque, par quelles voies, cette connaissance a-t-elle eu lieu pour la première fois? Quelles modi࠱cations a-t-elle apportées à la philosophie scolastique » (p. 15). On voit que la question qui a ému récemment les médiévistes français n’est pas neuve et avait été traitée sans passion il y a longtemps. Un « Aristote au Mont-Saint-Michel » avait été signalé dans l’Histoire littéraire de la France (Abélard commentant Aristote) et Ch. Jourdain, dans l’avant-propos (p. X), indique que V. Cousin n’a rien trouvé de tel dans le manuscrit indiqué. Quant à Jacques de Venise (p. 58), le témoignage ancien concernant ses activités de traducteur est bien vague. 67. Signaler encore des Notions de philosophie qui atteignirent leur 18e édition en 1888 ; l’édition des écrits d’Antoine Arnauld, 1843, 1861 ; Histoire de l’Université de Paris au XVIIe et au XVIIIe siècle, 2 vol., Paris, Hachette, 1862 ; Index chronologicus chartarum pertinentium ad historiam Universitatis Parisiensis, ibid., 1862 ; de courtes études : Un ouvrage inédit de Gilles de Rome…, Paris, P. Dupont, 1858, 26 p. ; De l’enseignement de l’hébreu dans l’Université de Paris au XVe siècle, Paris, Durand,

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Le moyen âge dans la philosophie autre proche de Cousin. Jourdain entra à l’Académie des inscriptions et belleslettres en 1863. La préface de la Philosophie de saint Thomas n’est pas d’un cousinien. Elle déplore (p. I-II) que la philosophie soit présentement réduite à la logique ; « Nous ne cachons pas nos sentiments chrétiens » (p. IV) mais on l’avait déjà compris : « Sur les questions qui intéressent leur moralité et leur bonheur… Dieu leur a ménagé [aux hommes] des lumières intérieures… C’est à dégager ces lueurs divines… que consiste, selon nous, toute la mission de la philosophie » (p. III) ; précisant sa pensée, il se montre un peu le disciple de Gerson dont il a étudié la mystique : il n’y a pas deux philosophies, celle des petits et celle des grands esprits ; au contraire, « ces humbles notions, écho de la sagesse vulgaire… c’est le fond nécessaire et l’immuable condition de la science » (ibid.). Thomas d’Aquin était bien approprié à une revendication mesurée des droits de la foi dans un âge assez contraire : les philosophes croient l’homme auto-su࠳sant, les obscurantistes tiennent pour sa dépendance absolue, Thomas montre la possibilité de la conciliation de la raison et de la foi (p. XV-XVI) ; et le chrétien ne s’interdit pas un rien de triomphalisme dans le regard rétrospectif qu’il jette sur la philosophie française : Qui eût dit, il y a soixante ans, lorsque la doctrine de Condillac était acceptée comme le dernier mot de l’esprit humain, et que ses plus habiles interprètes se pressaient sur les bancs de l’Institut de France, nouvellement fondé, qui eût dit qu’un demi-siècle à peine écoulé, l’Ange de le’École, naguère l’objet des risées de Voltaire, serait présenté pour modèle à la génération contemporaine par l’Académie dont la mission particulière est l’avancement des études philosophiques ! (p. XVII).

L’information fournie par Jourdain dans le Dictionnaire est plus précise que déterminée par des schémas a priori ; s’il fait état du réalisme d’Albert le Grand, c’est sans y insister, préférant dé࠱nir son originalité d’esprit universel (qu’il juge, ce sera longtemps le cas, plus laborieux qu’inventif, et dialecticien pénible) ou de commentateur de la morale d’Aristote ; la notice sur Gerbert insiste sur ses liens possibles avec la science arabe, le contenu de son enseignement, son rôle de promoteur de recherches, et analyse brièvement le De rationali et ratione uti comme une mince contribution aux commencements de la logique. La notice sur Gerson, pleine de bienveillance, voire hagiographique, est l’occasion d’une intéressante position de la mystique, voie de l’amour, face à la philosophie, voie de l’intelligence, et de son fondement psychologique en la syndérèse (déjà évoquée, dans un autre sens, à propos d’Albert), aussi bien que d’une condamnation sans équivoque de la dangereuse doctrine de Gerson, d’après Duns Scot et Occam combattus par saint Thomas, selon laquelle la volonté divine serait le fondement du bien, ce qui « ébranle toute certitude, et fournit une excuse aux criminelles folies du fanatisme ». 1863, 16 p. et Mémoire sur les sources philosophiques des hérésies d’Amaury de Chartres et de David de Dinan, Paris, Imprimerie impériale 1870, 32 p. ; un volume posthume d’Excursions historiques et philosophiques à travers le Moyen Âge, Paris, Firmin Didot, 1888 ; sa participation à la nouvelle édition, dirigée par L. Delisle, des nombreux volumes du Recueil des historiens des Gaules et de la France, V. Palmé – H. Welter, Paris 1869-1894.

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Jean-Pierre Rothschild 7. La contribution de Barthélemy Hauréau Bien di࠰érent est Hauréau, anti-chrétien revendiqué, future tête de Turc des médiévistes catholiques en raison même de l’importance de ses travaux 68, principal collaborateur pour les auteurs latins médiévaux à partir de la deuxième moitié du Dictionnaire. Dans l’article « scolastique », il se montre défensif : dans la première période médiévale (Xe-XIIIe s.), « le plus grand malheur des anciens maîtres… fut d’avoir possédé le Timée », qu’ils voulurent concilier avec la Logique d’Aristote. Il appuie son apologie sur quatre arguments : d’abord, ce que d’autres avaient signalé comme des obstacles techniques s’aggrave chez lui en une véritable scission de la méthode intellectuelle : consistant toute en exercices scolaires, oraux et codi࠱és, « la philosophie scolastique devient tout à fait étrangère, par ses procédés, à la philosophie qu’on enseignait au moyen des livres » ; « Dès le XVIe siècle, il y eut entre l’une et l’autre une telle di࠰érence que la méthode scolastique, décriée par tous les beaux esprits, n’eut plus d’autre objet que de préparer la jeunesse à de plus hautes et plus nobles études ». Cependant « la réformation du XVIe siècle eut pour premiers apôtres Guillaume d’Occam et ses disciples ». Puis, la philosophie médiévale fut bien moins conformiste qu’il n’y paraît, ࠱t preuve sous couleur de « gloses » d’une grande inventivité et produisit de fortes critiques d’Aristote ; et « un amas prodigieux de gros et de petits livres » témoigne qu’« en aucun temps l’intelligence n’eut un égal besoin de raisonner, et n’éprouva moins de gêne à se satisfaire ». Le dernier argument distingue un bon et un mauvais moyen âge : du Xe au XIIIe siècle, « cette langue quelquefois solennelle, plus souvent triviale, toujours embarrassée de locutions bibliques, que leur ont enseignée les Pères latins : leur phrase est longue, pesante, et non moins dépourvue d’élégance que de précision ; ils ne discutent pas, ils dissertent et pérorent ». Mais à partir du XIIIe, se met en place une pensée systématique : C’est ainsi que se forma, dans les écoles du XIIIe siècle, cette langue, nette, ࠱ère et pleine d’énergie, qui devait, avec le temps, perdre sa rudesse, mais non sa précision, et devenir, après quelques autres transformations, notre langue nationale.

Ici Hauréau se montre plus proche que tout autre du thème patriotique de Cousin. En dépit de cette division, la période conserve son unité : « il n’y a jamais eu qu’une recherche, la recherche de l’être » ; celle-ci achevée avec succès, « [Francis] Bacon put venir élever sur un terrain solide l’édi࠱ce de la science moderne » : moyennant cette téléologie, voilà la philosophie médiévale désenclavée : elle n’est plus la parenthèse inutile des thuriféraires de la Renaissance, elle est mieux même que la grande période méconnue, ruinée par la régression de la Renaissance selon Cousin. Mais force est de dire, en dépit de cette belle et ingénieuse défense, qu’il n’y paraît guère dans le reste du Dictionnaire. Hauréau lui-même, à la notice de Paul de Venise, a ce jugement signi࠱catif sur Jean Duns Scot, en lequel on a pu voir l’apogée de la méthode scolastique : 68. Par ex. M. DE WULF, « Comment faut-il juger M. Hauréau ? », Revue néo-scolastique 8 (1901), p. 58-65 ; É. GILSON, « La mystique cistercienne et le Iesu dulcis memoria », dans id., Les idées et les lettres, Paris, J. Vrin, 1932, p. 39-57, en part. 39-43.

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Le moyen âge dans la philosophie Duns-Scot ne s’étudie qu’à falsi࠱er le texte [d’Aristote] : aux mots qui l’embarrassent, il en substitue d’équivalents, et il interprète ensuite ceux-ci pour en proposer d’autres… de telle sorte qu’après une seconde, une troisième, une quatrième substitution, Aristote dit le contraire de ce qu’au premier abord il semblait dire (p. 1275a).

Ainsi tout le génie du Docteur subtil serait-il, d’après le meilleur connaisseur de la scolastique (mais gêné par l’état des sources 69), prodigué en une œuvre de duplicité et de pure vanité, la création et le commentaire d’un Aristote qui n’existait pas. L’évocation de ࠱gures aussi diverses que Munk, Jourdain, Hauréau et lui-même montre aussi que Franck, maître d’œuvre, ࠱t preuve d’équité et n’était pas l’otage du parti qui l’avait introduit à l’Institut ni l’ennemi de formes de pensée éloignées de la sienne : les chrétiens déclarés comme Bouchitté et Jourdain sont aussi présents que l’anticlérical et néo-nominaliste Hauréau ou qu’Émile Charles, non moins porté à dénoncer dans l’Église une force d’oppression intellectuelle. IV. Mise en perspective Si le moyen âge est reconnu expressément comme une étape de la pensée (une étape nécessaire, comme on parle d’un mal nécessaire), si Hauréau, dans son article « scolastique », se fait téléologique, ce moyen âge est au total minimisé et enclavé dans le Dictionnaire. Hauréau en a indiqué des raisons de fait : des institutions particulières, des langages extrêmement codi࠱és, la dépendance vis-à-vis de conditions d’enseignement que l’imprimerie changera radicalement, ne rendent pas aisé le « dialogue » de la philosophie médiévale avec d’autres époques de la philosophie 70. Mais bien des formules, échappées aux rédacteurs d’autres notices, par exemple celles qui portent sur le XVe ou le XVIe siècle renaissants, traduisent condescendance ou mépris. Hauréau lui-même, dans l’article en question, se montre, nous l’avons vu, très défensif ; tout cela n’est pas la ligne de Cousin. 1. La scolastique selon Victor Cousin Cousin ne participa pas directement au Dictionnaire (quoique Franck lui donne la parole dans l’article « mysticisme », qu’il tire explicitement de l’Histoire de la philosophie moderne, t. II, 9e leçon 71). Peut-être est-ce dommage pour le moyen âge. Dans l’introduction aux Ouvrages inédits d’Abélard il l’exaltait aux dépens de la période suivante : « Tant qu’il ignore absolument l’antiquité, le moyen âge demeure barbare. Dès qu’il connaît assez l’antiquité pour qu’elle le polisse, sans la connaître assez pour qu’elle le subjugue, alors il porte avec une fécondité admirable les plus belles choses » (p. LVIII), à la di࠰érence de « cet âge 69. A. R AUWEL, « Barthélemy Hauréau », p. 368 et n. 40. 70. Cf. Ch. DE R ÉMUSAT, Abélard, p. 299-300 : « Le nom d’Abélard pâlit auprès de celui d’Aristote, et le soleil de Platon o࠰usque de sa splendeur l’étoile de saint Thomas ; mais en࠱n je dis que l’une de ces philosophies s’est occupée de presque tout ce qui occupait l’autre », mais par une « forme exceptionnelle », « elle en a restreint et surtout dissimulé l’universalité ». 71. Et qui ne comporte pas un mot sur le moyen âge.

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Jean-Pierre Rothschild qu’on célèbre tant sous le nom de renaissance, [où] il n’y a guère en tout genre qu’un commencement d’imitation, qui tue peu à peu l’inspiration et produit l’abâtardissement, et par suite encore la manière, la petitesse et le faux grandiose ». Le moyen âge fut (p. LIX) : […] un mouvement intellectuel d’abord très faible mais qui, s’élevant par degrés, éclate au XIIe siècle et jusqu’à la ࠱n du XVe siècle produit sans relâche des chefs-d’œuvre originaux… On était parti des plus faibles restes de la philosophie ancienne, et on est arrivé au développement le plus original de sa substance et même de ses formes, à part un peu de pédanterie. Cependant, à la ࠱n du XVe siècle, la philosophie ancienne reparaît presque tout entière… on devient platonicien, péripatéticien, pythagoricien, épicurien, académique, stoïcien, alexandrin ; on n’est presque plus chrétien et assez peu philosophe [il semble que, pour lui, la rhétorique ne puisse se faire philosophie]… Le XVIe siècle tout entier n’a pas produit un seul grand homme en philosophie, un vrai penseur, un philosophe original. Toute l’utilité, la mission [formule hégélienne ?] de ce siècle n’a guère été que d’e࠰acer et de détruire le moyen âge sous l’imitation arti࠱cielle de l’antique, jusqu’à ce qu’en࠱n… Descartes enfante la philosophie moderne (ibid.).

Remarquable texte, dans lequel Cousin se démarque du schéma antérieur qui sera repris par ses disciples : si pour lui, la référence est toujours la philosophie antique, ce n’est plus le moyen âge qui en est la pauvre caricature et la Renaissance qui la restaure et la continue, au contraire le moyen âge la développe et la Renaissance l’imite platement 72 ; le terne intermédiaire est devenu celle-ci, entre les hautes réussites du moyen âge et de Descartes. Derrière les sonorités rhétoriques, il est fait quelque place – c’est le trait romantique – à un génie propre, qu’assez de connaissance de l’antiquité met en valeur, que trop ࠱nira par étou࠰er. Cousin, l’un des rares, avec Hauréau, dont les travaux de philosophie médiévale demeurèrent utiles, se montre ainsi bien plus positif à l’égard de la philosophie médiévale que ses élèves Rémusat et Franck, ou que Renan 73. Mais serait-ce là le théâtre d’ombres, ou un rapprochement légitime ? Tout se ramène à la lutte entre nominalisme et réalisme, avec la formation par Abélard d’un tiers parti, le conceptualisme ; Anselme a reconnu dans le premier l’empirisme, « rapport que l’histoire entière démontre » (p. CIV), – et ainsi Cousin peut-il, avantage tactique, s’a࠰ranchir de la paternité de Condillac, Hobbes et Gassendi dans laquelle le

72. A. FRANCK, Réformateurs, proteste, sans nommer Cousin, contre son jugement sur la Renaissance : « On aime, on admire, on adore, à cette époque, l’antiquité classique, mais on est loin de s’y enfermer, comme on l’a prétendu, sans y rien ajouter du sien » (p. 15). 73. Cette apologie du moyen âge di࠰ère du jugement plus convenu du Cours de philosophie de 1818 auquel s’arrête J. JOLIVET, « Les études » ; reconnaissant la valeur de ses études précises et de ses éditions, M. Jolivet concluait (p. 2) : « ce qu’il a fait… lui mérite bien le titre d’introducteur en France des études de philosophie médiévale ». Il faut reconnaître, malgré M. Piaia (« La “svolta francese” »), que M. Jolivet note l’antériorité de Gérando (p. 6) ; mais c’est bien Cousin, et non Gérando, qui a donné des travaux médiévaux qui sont restés, et son rôle institutionnel sous la Monarchie de Juillet lui a permis de faire des émules.

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Le moyen âge dans la philosophie siècle ࠱nissant l’a nourri 74 ; plus clairement encore, il ne faut pas prendre le conceptualisme pour l’éclectisme – la philosophie même de Cousin – car il n’a pas vu aussi juste (p. CLXXVIII), et la distinction du nominalisme et du conceptualisme appelle les noms de Hobbes, Condillac, Destutt de Tracy, des « Écossais » Reid, Stewart, en࠱n de Kant (p. CLXXIX-CLXXXIII). Cousin n’est sans doute pas naïvement anachronique, mais une métaphore lui permet de prétendre à l’actualité des débats médiévaux tout en conservant les droits de l’histoire : celle du « berceau », qu’a relevée Jean Jolivet 75 comme un e࠰et oratoire ; nous y verrions une rouerie e࠳cace : le « berceau » donne toute liberté d’apprécier ce qui a changé et ce qui s’est maintenu, le « berceau » est irréfutable : qu’on en ait ou non conservé quelque chose, il a par dé࠱nition été le lieu des commencements. Sur un autre plan, politique, Abélard a incarné, contre saint Bernard, « le côté libéral et novateur du temps » et « la modération [terme d’époque 76] du conceptualisme ࠱t sa fortune » (p. CC). En࠱n, nous gardons à l’esprit le développement, évoqué plus haut, du motif patriotique, en tête de sa longue introduction. Mais Cousin, en bornant après Brucker et Tiedemann la philosophie médiévale au débat entre réalisme et nominalisme dans lequel lui-même donnait la palme à la voie moyenne du conceptualisme, l’avait réduite thématiquement et chronologiquement. Morin fait valoir la continuité de Cousin à Hauréau en dépit d’orientations philosophiques di࠰érentes : la préface de l’Abailard de Cousin contenait un programme qui fut rempli par Hauréau 77 ; relève aussi, en contrepoint de l’apologie du moyen âge dans l’Abailard et plus tard, un jugement plus sévère dans le Cours de philosophie de 1829 : « il faut passer par-dessus la scolastique, quand il s’agit de méthode et d’analyse… la scolastique n’appartient pas à la philosophie proprement dite » et « la scolastique n’est autre chose que l’emploi de la philosophie comme simple forme au service de la foi et sous la surveillance de l’autorité religieuse » ; estimant que ces restrictions plus anciennes valent toujours lors de l’apologie, Morin conclut : « la dépendance de la raison, voilà ce qui caractérise la scolastique, d’après M. Cousin » 78. On l’a suivi et il en est résulté « une sorte de stérilité » : c’est aussi qu’il a relié le moyen âge à l’Antiquité plutôt qu’à la philosophie moderne : par une « double erreur, il voit dans la renaissance une pure et simple imitation de l’antiquité, et dans la philosophie cartésienne quelque chose qui XVIII e

74. Le recours au moyen âge comme antidote à la pensée du XVIII e siècle qui l’avait vilipendé se manifeste aussi dans le rétrospectif, cité plus haut, de Ch. Jourdain au seuil de sa Philosophie de saint Thomas d’Aquin, p. XVII : « Qui eût dit, il y a soixante ans, etc. ». 75. Cité sans autre précision par J. JOLIVET, « Les études », p. 2 : « comme le moyen âge est le berceau de la vie moderne, de même la philosophie qui représente le moyen âge est le berceau de la philosophie moderne ». 76. On pourrait suggérer que l’article « Maïmonide », écrit par Franck en personne, était crucial à ses yeux non seulement pour les raisons avancées plus haut, mais aussi parce que l’auteur en question théorise la « voie moyenne », ce que souligne l’article en l’estimant sur ce plan à la fois plus clair et plus absolu qu’Aristote. 77. Dictionnaire de philosophie, t. I, col. 104 : Hauréau a été « l’exécuteur très-habile, mais un peu passif, du plan de campagne de M. Cousin ». 78. Ibid., t. I, col. 79.

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Jean-Pierre Rothschild semble ne dater que de soi » 79 ; sa philosophie médiévale tiendrait dans la question du nominalisme ou du réalisme, sortie de quelques lignes de Porphyre traduites par Boèce, « un débris de l’antiquité ». Morin cite en symptôme d’une conception de la philosophie comme perpétuel ressassement, opposée à sa propre idée de la philosophie apportant aux sciences le mouvement du progrès, une formule de Cousin, d’une romantique mélancolie, banalité aristotélicienne couverte d’un oripeau hégélien : Ainsi marche l’humanité ; elle n’avance que sur des débris. La mort est la condition de la vie ; mais pour que la vie sorte de la mort, il faut que la mort n’ait pas été entière 80.

2. La scolastique selon les disciples de Cousin Rien d’aussi favorable à la scolastique, nulle part dans le Dictionnaire, que les positions de Cousin dans la préface d’Abailard. Franck, dans le peu de lignes qu’il consacre à la philosophie médiévale dans l’article « philosophie » du Dictionnaire (p. 1325b), la juge « une pupille qui ne fait pas un pas et ne prononce pas un mot sans avoir pris l’autorisation de ses tuteurs. Elle en a deux [l’Église et Aristote]. Cependant, sous cette double tutelle, il lui reste encore une assez grande part de liberté ». La philosophie étant avant tout conçue comme une pensée libre (tradition des Lumières, de Descartes, voire de l’Abélard de Cousin et de Rémusat), la philosophie médiévale n’est philosophie que pour autant qu’elle est libre ; Franck blâme en outre sa « forme » : « la marche pesante, les syllogismes interminables de la scolastique 81 ». Dans le même esprit Charles Jourdain, dans les Notions de philosophie, divise la scolastique en trois périodes : du IXe à la ࠱n du XIIe siècle, subordination absolue de la philosophie à la théologie ; de la ࠱n du XII e au XIVe siècle, « alliance de la philosophie et de la théologie » 82 ; aux XIVe et XVe siècles, séparation progressive, commencée par Occam, de la philosophie et de la théologie 83. Il reprend l’idée de double sujétion : « La philosophie est alors subordonnée à la théologie ; quand elle abandonne la tradition ecclésiastique, elle ne fait que changer de guide ; elle subit l’autorité d’Aristote » 84. Autre grief (Rémusat) : en raison de l’ordre d’apprentissage en philosophie dès l’Antiquité tardive 85, qui lui-même eut pour conséquence une tradition sélective 79. Ibid., t. I, col. 87. 80. Ibid., t. I, col. 90. 81. Réformateurs, p. 15. 82. On ne recevrait plus aujourd’hui une telle chronologie, vu l’importance qu’on accorde aux censures de thèses philosophiques aux universités de Paris et d’Oxford, en particulier à celle de Paris en 1277. 83. Ch. JOURDAIN, Notions de philosophie, Paris, Hachette, 18638, p. 328-333 ; ibid., 18659, p. 341-348. L’ouvrage consacre ses chapitres terminaux (XXX à XXXVII, dont le premier, de considérations préliminaires) à l’histoire de la philosophie, des présocratiques à la postérité de Bacon et de Descartes ; un seul porte sur le moyen âge. 84. Ibid., 18638, p. 297. 85. Ch. DE R ÉMUSAT, Abélard, p. 303-304 : en ces temps on abordait la philosophie par la dialectique, comme aujourd’hui par la psychologie, et cela n’est pas sans conséquences.

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Le moyen âge dans la philosophie des textes 86, la philosophie scolastique s’est bien souvent réduite à la dialectique ou du moins à ses formes 87. Hauréau, nous l’avons vu, lui fait écho dans l’article « scolastique » : dans la première période médiévale (Xe-XIIIe s.), « le plus grand malheur des anciens maîtres… fut d’avoir possédé le Timée », qu’ils voulurent concilier avec l’Organon. Nous avons vu la stratégie défensive de cet article. Hauréau a les apparences d’une liberté par rapport à Cousin dont il refuse la dé࠱nition de la scolastique comme « ni claire ni exacte », excluant les scolastiques hérétiques et pouvant aussi s’appliquer à la période précédente des Pères, qui avaient eux aussi mis la philosophie au service de la foi ; bon nominaliste, il nie que la scolastique soit autre chose que « tout simplement la philosophie d’une époque déterminée qui porte et qui doit porter le caractère de cette époque » 88. Bien qu’ennemi des anachronismes 89, sous l’in࠲uence de Cousin il ramène tout au débat du réalisme, qui subsume tout sous une substance unique, donc un panthéisme, et du nominalisme, qui mène au scepticisme, et, sur trente chapitres de sa Philosophie scolastique, n’en consacre qu’un, de seconde main, aux deux siècles « les plus intéressants et les plus mystérieux du moyen âge 90 » [Morin] (les XIVe et XVe), qu’il a pris pour une simple répétition des XI e et XII e siècles, Duns Scot tenant les positions de Guillaume de Champeaux et Occam celles de Roscelin. Hauréau, comme Cousin, croit au retour des positions philosophiques et son système, plus restreint encore, en connaît non quatre, mais deux : « nos docteurs du moyen âge n’ont pas introduit une seule doctrine que l’antiquité n’ait connue » et tout revient à l’opposition de Platon et d’Aristote, vue comme celle qui existe entre l’a࠳rmation et la négation du « parallélisme des conceptions de l’esprit et des choses » 91. Un homme plus jeune, Émile Charles (1825-1897), se réclame de Cousin au seuil de son Roger Bacon. Mais Bacon est pour lui le révélateur des maux de son temps : « s’il s’est trompé en l’accusant, l’esprit moderne, dont il est comme un précurseur, se trompe depuis longtemps avec lui » (p. X) ; il « a presque toutes les idées qui triomphèrent à la Renaissance » (le retour à l’Antiquité, à la grammaire, le dégoût de la scolastique, une prédilection pour la rhétorique) (p. XII). « Sa plus grande découverte, c’est celle des faiblesses et des défauts de la scolastique ; son originalité, c’est d’appartenir le moins possible à son temps » (p. 162) : cette dernière énormité montre bien que l’on se situe plutôt dans une confrontation intemporelle d’idées, de types d’esprits et d’enjeux, à la Cousin, que dans l’histoire, à la Renan (« Il ne faut demander… »). Charles veut se montrer équitable (la scolastique est « aujourd’hui moins dédaignée parce qu’elle est mieux connue », p. 162-163) mais son héros intemporel en a dénoncé les vices : 86. Ibid., p. 305 : « les hommes supérieurs qui, dans l’Occident à partir du VII e siècle, s’e࠰orcèrent de dissiper les ténèbres de la barbarie », disposèrent surtout de commentaires de la Logique d’Aristote ; on n’avait que la Logique et le Timée. 87. Ibid., p. 300. 88. Cité par F. MORIN, Dictionnaire de philosophie, t. I, col. 98, n. 2. 89. A. R AUWEL, « Barthélemy Hauréau », p. 364, avec des réserves dans la n. 27. 90. Cité par F. MORIN, Dictionnaire de philosophie. 91. F. MORIN, Dictionnaire de philosophie, t. I, col. 105-108.

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Jean-Pierre Rothschild […] respect exagéré de l’autorité, subordination de la philosophie à la théologie, ignorance des systèmes [anciens], abus de la logique et des distinctions verbales, dédain des vérités pratiques, négligence de l’observation, discussions interminables sur des questions oiseuses ou insolubles, discrédit de certaines sciences, oubli des grands monuments de l’Antiquité, forme repoussante des ouvrages (p. 163).

Bacon bien sûr est chrétien mais, « s’il ne sépare pas la théologie de la philosophie, c’est une alliance et non pas un esclavage qu’il propose à la dernière ; il les regarde comme deux rayons séparés d’une même clarté » (ibid.) ; « Respectueux pour Aristote, il ࠱nit, comme Ramus plus tard, par désespérer de lui… il prononce le premier ce mot expérimentation » ; en࠱n il croit au progrès (ibid.) ; et de conclure en péroraison d’une religion nouvelle : « l’esprit moderne ne doit-il pas quelque piété à l’un de ses précurseurs et de ses martyrs ? » (p. 164) ; car Bacon fut persécuté : derrière les prétextes incertains, « l’esprit de liberté et de réforme, voilà le vrai crime qu’on a voulu frapper » (p. 45). En somme, ce qui intéresse en Roger Bacon, c’est sa négation du moyen âge. La contribution de Charles au Dictionnaire est dans cet esprit anhistorique et militant ; à l’article « Honorius », il se désole de ce que « le peu de philosophie… dans ses écrits permet à peine de le ranger avec sûreté dans l’une des écoles » ; il est tout de même réaliste, « spiritualiste excessif », avec un « mysticisme indécis », rentrant ainsi dans les catégories cousiniennes ; saint Bernard est mis du côté du platonisme, bien qu’on reconnaisse son peu d’implication dans la philosophie ; Eckhart et Suso sont des exemples de « panthéisme mystique », le premier du moins avec l’aura d’un persécuté, le second, « plutôt un illuminé qu’un philosophe », ayant appliqué « toutes les pratiques les plus barbares de l’ascétisme ». Son article « nominalisme » reprend la généalogie connue : les quelques lignes du commentaire de Boèce à Porphyre sur une question de grande portée psychologique et métaphysique furent la « porte dérobée » qui introduisit le moyen âge « dans la philosophie pure » ; nominalisme et réalisme sont « deux grandes tendances de l’esprit humain qui vont se retrouver aux prises » ; le réalisme « est un des deux grands partis entre lesquels la pensée philosophique se partage, et c’est un système ou plutôt une tendance qui se retrouve dans tous les temps et dans tous les lieux ». Tout s’explique par là : Occam est le « prédécesseur du positivisme » ; « le nominalisme, souvent déguisé sous le nom de thomisme, triomphe » : proscrit en 1339 et 1340, il « condamne à son tour le réalisme… s’a࠳rme au concile de Constance par la bouche de Pierre d’Ailly » : c’est que l’Église, « d’abord étonnée », y a vu la ruine de la raison philosophique. Plus tard Hobbes sera le seul réaliste conséquent, cependant que Kant revient au conceptualisme « comme jadis Abailard », et l’on voit aujourd’hui les dangers, que « critique tout le Dictionnaire » de son alliance nouvelle avec le scepticisme. Ainsi, l’histoire consiste en retours perpétuels du même. Et le moyen âge de Charles, ce sont des auteurs qui ne sont pas des philosophes, et un philosophe qui, en esprit, n’est pas du moyen âge.

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Le moyen âge dans la philosophie 3. D’autres bases de l’histoire de la philosophie : Challemel-Lacour Une vive opposition aux idées de Cousin s’exprime dans l’agressive préface de Paul Challemel-Lacour 92 à sa traduction de l’Histoire de la philosophie moderne d’Henri Ritter, Paris, Ladrange 1861 ; au-delà de l’attaque personnelle, il blâme le souci de juger en histoire, note que les oscillations de la philosophie entre quatre, trois ou deux invariables « points cardinaux de l’esprit », qui se ramènent à des tempéraments philosophiques, n’en sont pas l’histoire (p. XIII-XIV), demande qu’on renonce à une généralité abstraite et qu’il soit tenu compte du temps et du génie national. Il oppose des philosophies nationales, la française plus soucieuse d’unité, de simplicité et de lumières que de vérité, l’esprit allemand qui « n’a jamais perdu de vue l’in࠱nie complexité des choses » (p. XXV), l’utilitarisme anglais, dénonce la prétention scienti࠱que de la philosophie (c’est le titre même du Dictionnaire) et sa mise au service du pouvoir politique, préfère à l’éloquence une philosophie « jaillissant du plus intime de la vie » (p. LXIX) et invite à une prise en compte de l’histoire qui met à distance les idées anciennes mieux que ne ferait un jugement de valeur : une « sympathique intelligence des doctrines et des institutions qui ont vécu » ; « comprendre les fatalités qui produisent telle institution, ce n’est pas absoudre… trouver aux croyances les raisons qui en expliquent dans le passé l’origine et la durée, n’est-ce pas au contraire les repousser pour le temps actuel ? » (p. LXXXI). Le ࠱xisme des doctrines fait place à un essentialisme des nations, allié à un historicisme qui, comme chez Renan, rend la pensée des temps révolus impensable à nouveau. 4. Un « autre moyen âge » : Frédéric Morin L’abbé Migne, dans son corpus de dictionnaires, a inclus au moins un ouvrage nouveau, celui de Morin 93. Son auteur, que nous avons vu juger Cousin et Hauréau, illustre un point de vue opposé : « C’est que le dogme chrétien, bien loin d’emprisonner l’esprit philosophique dans une psychologie, une logique, une métaphysique, une astronomie et une physique immobiles, ne lui a jamais permis de s’arrêter et l’a contraint de marcher de théorie en théorie jusqu’à celles qui, dans les derniers siècles, ont présidé à la rénovation de ces diverses sciences. La révélation apparaît donc à travers l’histoire comme le grand stimulant, et non comme le joug implacable et la dure servitude de la raison 94 » ; il reconnaît plutôt ces derniers dans l’aristotélisme, sinon celui du Stagirite, du moins celui de ses disciples trop zélés ; ainsi, « il a été souvent renvoyé à la Somme de saint Thomas, sans citer in extenso les belles démonstrations si claires, si lumineuses (sauf quand la tradition péripatéticienne y intervient) qu’elle renferme » (p. 11-12) : ceci annonce aussi bien Pierre Duhem, qui soutiendra que la science moderne est née des objections 92. Normalien, agrégé de philosophie, exclu et exilé après le Deux-Décembre pour républicanisme, Paul-Armand Challemel-Lacour (1827-1896) appartient encore à l’extrême-gauche quand il écrit ces lignes virulentes. 93. Dictionnaire de philosophie et de théologie scolastiques, Petit-Montrouge, t. I, 1856, 1376 col. ; t. II, 1865, 1616 col. 94. Dictionnaire de philosophie, t. I, p. 9-10.

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Jean-Pierre Rothschild des théologiens du moyen âge tardif contre l’aristotélisme, que le néothomisme promu par Léon XIII, mais dont l’aristotélo-thomisme étou࠰era cette potentialité anti-aristotélicienne. Morin a bien vu l’anachronisme ou le théâtre d’ombres du médiévisme de Cousin : l’éclectisme « n’étudie cette curieuse époque qu’à travers les vicissitudes de sa propre lutte contre le sensualisme et les préoccupations de la philosophie grecque » ; sépare de façon illégitime la philosophie, la religion et la science du moyen âge ; ne considère que la question des universaux, regardée comme un legs gréco-romain, en négligeant complètement les XIVe et XVe siècles, c’est-à-dire que son moyen âge est tourné vers le passé et non vers l’avenir, « abstraction faite de l’idée qui donne un sens à l’histoire, l’idée de progrès » (col. 15 et 16). Morin (1823-1874), ancien saint-simonien, n’exonère que les catholiques sociaux Philippe Buchez et Frédéric Ozanam, proches de son propre engagement, de cette mécompréhension, tout en leur attribuant d’autres erreurs. Le moyen âge était ainsi, chez ces catholiques progressistes, utilisé dans une tout autre machinerie historique, peut-être non moins éloignée que l’histoire libérale du pur souci de vérité que manifestait la formule austère de Renan (« il ne faut demander… »), mais qui, du moins, en proposait une lecture plus intéressante. L’histoire subséquente (divorce de la République et du catholicisme, néo-thomisme clérical) allait en décider autrement. L’idée que le dogme chrétien, par son incompatibilité avec les présupposés de la philosophie antique, pousse à l’innovation philosophique, et qu’ainsi le christianisme, loin d’être l’obstacle à la pensée, en est le ferment, et celle du lien entre philosophie et science, sont deux idées promises à un grand avenir. Même si la recherche d’aujourd’hui n’admet plus telle quelle l’hypothèse que Nicolas de Cues ait été l’inspirateur de Copernic et si les continuités proposées depuis entre « l’expérience de pensée » des calculatores d’Oxford au XIVe siècle et les mathématiques modernes ont été abandonnées, il reste que l’idée de Morin de la créativité philosophique du moyen âge tardif agissant sur les sciences allait assurer non plus seulement, comme dans le cousinisme, une réévaluation morale et politique faisant des médiévaux les héros faibles et malheureux de la libre pensée en un âge de contrainte et les ࠱gures de débats intemporels – ou trop contemporains –, mais une intégration de leurs concepts eux-mêmes dans le cours général d’une histoire évolutive et progressive (comme l’était celle de Tiedemann) de la philosophie. Ce contre-exemple fait mieux saisir les limites de l’e࠰ort de promotion de Cousin et de ses disciples. Conclusion En 1875, à la deuxième édition du Dictionnaire dirigé par Franck, à la veille de la séparation des Églises et de l’État et du néothomisme de Léon XIII qui vont précipiter l’exclusion de la philosophie médiévale de l’université française, force est de constater que l’intégration du moyen âge à la philosophie universitaire, libérale et spiritualiste, est partielle et quelque peu condescendante. Récapitulons-en les motifs. Il a été montré que Cousin et ses disciples, en croyant restituer les questions de la philosophie dans leur permanence, faisaient de l’histoire de la philo140

Le moyen âge dans la philosophie sophie le théâtre d’ombres des débats de leur propre temps. Beaucoup d’articles du Dictionnaire sur des philosophes médiévaux reposent sur un petit nombre réducteur d’oppositions binaires : nominalisme-réalisme ; contrainte religieuseliberté de pensée ; spiritualisme-panthéisme. Les auteurs qui se montrent plus techniques, par là plus précis, sont en minorité : les principaux sont Hauréau et Munk. Cependant, derrière les débats explicites, M. Jean-Pierre Laurant le montre ici dans sa contribution, s’en cache au moins un autre : celui d’Adolphe Franck, et avec lui du courant de pensée spiritualiste, avec eux-mêmes, concernant la nature et la place de l’âme. D’où l’importance accordée dans le Dictionnaire à ce que la typologie de Cousin nomme le mysticisme. D’où, aussi, une ambivalence supplémentaire du moyen âge : non seulement la liberté philosophique y apparaît en lutte avec la contrainte théologique, mais encore la théologie elle-même se divise en une scolastique supposée occupée de formalités puériles, et une mystique vivace et créative, mais largement « étou࠰ée », diraient Franck et ceux qui partagent ses vues, par la première. La critique presque contemporaine que Frédéric Morin a faite des conceptions de Cousin et de son école fait mieux comprendre l’enclavement de la philosophie médiévale dans le Dictionnaire. Si, comme l’ont pensé Cousin, Hauréau et Franck, la scolastique ne ramène que des idées de toutes époques, à quoi bon l’étudier plutôt qu’une autre 95, compte tenu de l’e࠰ort que requièrent ses formes rebutantes ? Elle fut pourtant scrutée par cette école au titre qu’un de ses membres, Jules Barthélemy-Saint-Hilaire (1805-1895), a bien formulé : « la scolastique est, dans son résultat général, la première insurrection de l’esprit moderne contre l’autorité », cela étant posé sinon sans l’idée de progrès (ainsi l’entend Morin), en tout cas avec celle que le christianisme est le grand obstacle à l’exercice de la raison. D’où de nombreux travaux, évoqués au ࠱l de ces pages, à l’enjeu plus moral et politique que d’élucidation doctrinale : « On ne saurait dire, s’écrie Morin, combien d’écrivains intelligents, mais égarés, ont fait des enquêtes sur le moyen âge… ils se proposent tout simplement de déterrer de la vieille poussière quelques hommes qui ont dit non ! là où la foi chrétienne dit oui ! », suscitant en retour l’apologie contraire 96. Aussi bien l’enclavement de la philosophie médiévale dans l’histoire de la philosophie est-il, toujours selon Morin, la conséquence d’un enclavement de l’histoire de la philosophie dans l’histoire générale : ces auteurs n’ont pas vu le rapport de la philosophie avec l’ensemble de la civilisation, qui passe par la science : Rechercher la philosophie dans la métaphysique [au lieu de la circonscrire à la logique et à la psychologie], et rattacher la métaphysique elle-même d’une part au mouvement scienti࠱que qu’elle provoque et qui à son tour la détermine, d’autre part au dogme révélé, tel est donc à nos yeux le devoir de l’historien 97.

Les trois voies qu’indiquait Morin seront parcourues avec pro࠱t au siècle suivant et au nôtre : avec la réincorporation de la métaphysique médiévale dans la pensée par Heidegger ; avec, de Duhem, Koyré, Wolfson à Edward Grant, Amos 95. Ibid., t. I, col. 112. 96. Ibid., t. I, col. 119-120. 97. Ibid., t. I, col. 157.

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Jean-Pierre Rothschild Funkenstein, André Goddu et d’autres la recherche des liens entre philosophie, théologie et histoire des sciences ; avec l’étude du rapport des dogmes chrétiens et de la philosophie depuis Gilson et la notion renouvelée de philosophie chrétienne jusqu’aux travaux contemporains sur la physique et l’eucharistie (Paul Bakker 98) ou sur la métaphysique et la trinité (Russell Friedman 99). Les études de logique et de psychologie n’en ont pas moins continué avec de brillants résultats dont les moindres ne sont pas l’intérêt de la philosophie analytique pour les logiciens médiévaux et la révolution qu’opère actuellement Alain de Libera dans l’histoire du sujet 100. Il est piquant de noter pour ࠱nir deux jugements opposés de Franck et, de nos jours, de Jean Jolivet, à propos de Victor Cousin. Le second écrivait : « ce qu’il a fait pour cette philosophie vaut mieux que ce qu’il en a dit », reconnaissant le mérite de ses études précises et de ses éditions 101 : en d’autres termes, les intentions une fois dissipées, demeurent les acquis de l’érudition. Adolphe Franck, dans la notice très défensive qu’il consacrait à Cousin, mort en 1867, dans la deuxième édition du Dictionnaire, l’excusait au contraire d’avoir donné du temps à l’érudition, « qu’il n’a jamais aimée pour elle-même ; il obéissait à la nécessité que lui imposait sa doctrine » 102. On ne saurait mieux exprimer que par ces mots de Franck lui-même son propre tempérament, impatient des minuties de l’érudition, et son déni de l’importance philosophique du moyen âge, car que sont les travaux d’érudition de Cousin ici visés, sinon ses études médiévales ? Il n’y a guère apparence que Franck croie devoir l’excuser d’avoir édité Proclus et Descartes ou traduit Platon. Entre Adolphe Franck et Jean Jolivet, s’est installée, outre la dé࠱ance des systèmes, dont Franck lui-même faisait déjà un mérite à Victor Cousin 103, une autre mé࠱ance, à l’égard de la pérennité des interprétations, de sorte que ce qui seul se transmet d’un âge à l’autre serait l’analyse et l’information érudite.

98. P. J. J. M. BAKKER, La raison et le miracle. Les doctrines eucharistiques (c. 1250-c. 1400). Contribution à l’étude des rapports entre philosophie et théologie, 2 vol., Nimègue, Katholieke Universiteit, 1999. 99. R. L. FRIEDMAN, Medieval Trinitarian Thought from Aquinas to Ockham, Cambridge, Cambridge UP, 2010. 100. A. DE LIBERA, Archéologie du sujet, t. I et II, Paris, J. Vrin, 2007 et 2008. 101. J. JOLIVET, « Les études », p. 2. 102. Dictionnaire, p. 311, col. b. 103. Ibid., p. 313b-314a : « M. Cousin n’a pas fondé un de ces grands systèmes… Mais peut-être n’y a-t-il pas lieu de le regretter. Qu’est-ce qui nous reste de ces Babels métaphysiques… », etc.

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TROISIÈME PARTIE

ADOLPHE FRANCK ET LE RELIGIEUX EN SON TEMPS

ADOLPHE FRANCK ET LE PAYSAGE RELIGIEUX SOUS LE SECOND EMPIRE

Jacques-Olivier BOUDON Université Paris IV - Sorbonne, Centre de recherches en histoire du XIXe siècle

Le sentiment religieux est inséparable du respect de la loi morale. Le culte que nous devons à Dieu et les devoirs que nous avons à remplir envers nos semblables et envers nous-mêmes, le sentiment religieux et le respect de la loi morale sont des choses absolument inséparables, comme l’idée de Dieu et l’idée de devoir. Ainsi que nous l’avons déjà remarqué, l’existence du devoir, si énergiquement proclamée par la conscience du genre humain, est une des preuves les plus irrécusables sur lesquelles on puisse appuyer l’existence de Dieu ; car comment concevoir une loi sans un législateur ? […] Une loi éternelle et absolue, une loi qui nous commande de tendre sans cesse et de l’e࠰ort de toutes nos facultés à la perfection, ne peut émaner que d’un être éternel et parfait. « La loi morale en moi, le ciel étoilé au-dessus de moi », voilà, pour nous servir des expressions d’un philosophe moderne, ce qui nous révèle le plus clairement l’existence de Dieu et la grandeur de l’homme 1.

Ces propos, extraits des Éléments de morale qu’Adolphe Franck publie en 1868, résument la philosophie o࠳cielle du régime du Second Empire en matière de religion. Napoléon III, ࠱dèle en cela à la pensée de son oncle, auteur du système des cultes reconnus, considère en e࠰et que la religion est essentielle à la vie en société, qu’elle est un facteur d’ordre social 2. Pourtant, on garde l’image d’un Second Empire, régime d’alliance du trône et de l’autel. L’image n’est évidemment pas dénuée de fondement mais elle doit être nuancée, en prenant en compte l’attachement de Napoléon III au pluralisme religieux. Ce dernier a en e࠰et tout à la fois cherché à recréer une monarchie 1. A. FRANCK, Éléments de morale. Ouvrage rédigé conformément aux programmes oࠫciels de 1866 pour l’enseignement secondaire spécial, Paris, Hachette, 1868, 200 p. 2. Voir J.-O. BOUDON, « La politique religieuse d’un Napoléon à l’autre », dans B. BÉTHOUART (dir.), Napoléon III, Boulogne et l’Europe (= Les Cahiers du Littoral 2/2), Boulogne-sur-Mer 2002, p. 11-23.

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Jacques-Olivier Boudon chrétienne et à préserver le système des cultes reconnus fondé sur le pluralisme religieux, conduisant même à faire du Second Empire une période d’âge d’or pour les minorités religieuses. I. L’âge d’or du judaïsme parisien Adolphe Franck appartient à une communauté qui n’a cessé de se développer depuis un demi-siècle 3. Les juifs étaient moins de 600 à Paris à la veille de la Révolution française ; ils sont 8000 en 1840, 20 000 en 1853 et 25 000 en 1861 selon les chi࠰res fournis par le consistoire (21 000 en 1866 selon le recensement). Désormais la communauté parisienne est la plus importante de France ; elle réunit près de 28 % des juifs de France. Cette croissance est due à une forte immigration en provenance de l’Est, laquelle a tendance à marginaliser les juifs comtadins qui formaient l’essentiel de la communauté initiale. La particularité de la communauté parisienne tient à sa composition sociale : un quart de ses membres environ appartient à la bourgeoisie, mais il existe aussi un petit peuple pauvre 4. 20 % des juifs parisiens sont secourus par le Comité de bienfaisance en 1856 5. Paris est le siège du Consistoire central depuis les décrets d’organisation de mars 1808, mais la capitale abrite aussi l’un des sept consistoires régionaux, à l’aire d’in࠲uence large. Un décret du 15 juin 1850 a ࠱xé à cinq dont quatre laïques le nombre des membres des consistoires départementaux ; ils sont désormais élus au su࠰rage universel, ce qui provoque la crainte chez les libéraux d’être balayés ; en 1862 un nouveau décret limite le su࠰rage aux juifs de nationalité française, âgés de plus de vingt-six ans, exerçant une profession stable et cotisant aux œuvres, ce qui élimine nombre d’orthodoxes au pro࠱t de la frange bourgeoise de la communauté juive dont Adolphe Franck fait partie. En 1865, il verse ainsi 30 francs à deux œuvres juives : 20 francs au Comité de bienfaisance et 10 francs à l’Œuvre des femmes en couches 6. L’essor de la communauté parisienne a en outre conduit à la création de nouvelles structures d’encadrement tant spirituelles que sociales. Au temple initial, situé rue Notre-Dame de Nazareth, et siège du consistoire départemental, s’est ajoutée une nouvelle synagogue, située rue Lamartine, dans un quartier populaire de la capitale, selon le vœu émis par le consistoire de Paris dans son rapport de 1858 : Si dans le temple consistorial, nous éprouvons le besoin de rehausser le culte par une certaine pompe, il n’en serait pas de même dans le temple secondaire que nous

3. Dans une ample bibliographie, on retiendra D. FEUERWERKER, L’émancipation des Juifs en France de l’Ancien Régime au Second Empire, Paris, Albin Michel, 1976 ; P. GIRARD, Les Juifs de France de 1789 à 1860. De l’émancipation à l’égalité, Paris, Calmann-Lévy, 1976 ; et surtout D. COHEN, La promotion des Juifs en France à l’époque du Second Empire (1852-1870), Publications de l’université de Provence : Aix-en-Provence – Champion : Paris, 1980, 2 vol. 4. D. COHEN, La promotion des Juifs de France. 5. P. GÉRARD, Les Juifs de France, p. 130-131. 6. Consistoire israélite de la circonscription de Paris, Compte rendu général des travaux du consistoire et de la situation des établissements de son ressort, années 1858-1859 et 1860, Paris, impr. Wittersheim, 1861.

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Adolphe Franck et le paysage religieux sous le Second Empire espérons élever au centre de nos quartiers populeux. Ce temple, simple et vaste, o࠰rirait, tout en laissant à l’administration une grande latitude pour la gratuité et pour la modicité du prix des places etc., des ressources certaines 7…

Le nombre de rabbins reste toutefois limité, Paris n’abritant alors qu’un grand rabbin et trois rabbins adjoints, sur les 61 rabbins salariés sur le budget des cultes en France 8. Les œuvres se sont également développées en même temps que le budget qu’elles gèrent. En 1861, le budget géré par le consistoire de Paris s’élève au total à 367 321 francs, répartis comme suit 9 : Consistoire et temple de la rue N.-D. de Nazareth, recettes

48 262

Temple de la rue Lamartine

28 648

Comité de bienfaisance Orphelinat S. de Rothschild Écoles Séminaire israélite Caisse de secours et de retraite Hôpital J. de Rothschild

132 307 32 744 1 500 34 750 8 774 44 737

Société de Patronage pour les garçons

7 474

Société de Patronage pour les jeunes ࠱lles

9 257

Œuvre des Femmes en couches

18 868

Parmi ces œuvres domine le Comité de bienfaisance, dirigé depuis 1843 par Albert Cohn, délégué des Rothschild qui l’alimentent très généreusement, son budget étant passé de 50 820 francs en 1842 à 132 307 vingt ans plus tard. Mais, pendant ces années du Second Empire, Paris renforce également son caractère de capitale du judaïsme français en accueillant le séminaire rabbinique naguère installé à Metz et qui se transforme en École centrale rabbinique ; ce caractère central se traduit aussi par la publication de deux journaux, lancés dans les années 1840, Les Archives israélites fondées en 1840 et l’Univers israélite en 1844. Tous ces éléments contribuent à manifester la vitalité du judaïsme parisien, dans un contexte pourtant marqué par l’union de l’Église catholique et du régime impérial.

7. Id., Compte rendu moral et ࠩnancier de l’administration du temple consistorial de la caisse spéciale de la communauté et du consistoire, Paris, impr. Wittersheim, 1858, p. 7. 8. J.-Ph. CHAUMONT et M. LÉVY (dir.), Dictionnaire biographique des rabbins et autres ministres du culte israélite, Paris, Berg International, 2007. 9. Consistoire israélite de la circonscription de Paris, Compte rendu général… 1858-1859 et 1860, Paris, impr. Wittersheim, 1861.

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Jacques-Olivier Boudon II. L’union du trône et de l’autel Au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte est d’abord à la recherche du soutien des catholiques qui forment la grande majorité de la population française 10. Il reçoit du reste l’adhésion de la plupart des évêques, à l’exception notable de quelques prélats notamment bretons, de tendance légitimiste, ou encore de Monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans. Quant à l’archevêque de Paris, Monseigneur Sibour, évêque républicain nommé en 1848 après la mort de son prédécesseur A࠰re, tué sur une barricade du faubourg Saint-Antoine, il hésite avant de se rallier ࠱nalement au nouveau régime, au grand dam de Victor Hugo qui fustige ce ralliement dans les Châtiments. De manière très symbolique, cette union du trône et de l’autel est clairement manifestée par la cérémonie du Te Deum organisée au début du mois de janvier 1852 en la cathédrale Notre-Dame de Paris 11. Même des catholiques libéraux, à l’instar de Montalembert, ont accepté ce ralliement par crainte de la contagion révolutionnaire. En ce sens les insurrections qui se développent dans certaines régions françaises, notamment le Sud-Est, ont contribué à renforcer le lien entre les catholiques et le régime, alors qu’au même moment certaines de ces insurrections recevaient le soutien des populations protestantes. L’union du trône et de l’autel se traduit en mesures concrètes dès le début de l’année 1852, avec tout d’abord l’augmentation du budget des cultes, qui passe de 42 465 628 francs en 1852 à 44 268 011 francs dès 1853, pour ࠱nalement atteindre 49 134 031 francs en 1870, avec ensuite la décision, inscrite dans la constitution du 14 janvier 1852, de faire entrer les cardinaux au Sénat, avec également le rétablissement des honneurs rendus aux évêques 12. Le clergé béné࠱cie d’une protection particulière, les propos anticléricaux étant désormais bannis d’une presse sous contrôle. Le Panthéon est rendu au culte. Dans ce contexte, Napoléon III, proclamé empereur le 2 décembre 1852, ne pouvait que souhaiter, comme son oncle, être sacré par le pape. De fait, des négociations s’engagent avec Pie IX, d’autant plus attentif à contenter le nouvel empereur que celui-ci a contribué à le rétablir dans Rome en aidant à la chute de la république romaine et en maintenant sur place une garnison française. Pourtant les négociations achoppent, le pape restant intransigeant sur la question des articles organiques dont il veut obtenir la suppression, tandis que Napoléon III ne veut pas céder sur ce point. Le sacre n’a donc pas lieu, mais la cérémonie du baptême du Prince Impérial en juin 1856, quelques semaines après la conclusion du congrès de Paris qui a mis un terme à la guerre de Crimée, en tient lieu. Toutes les personnalités importantes du régime sont présentes, y compris la quasi-totalité des évêques français, qui entourent le légat du pape, lequel a accepté d’être le parrain de l’enfant.

10. Sur la politique religieuse du Second Empire, on peut toujours se référer à la thèse de J. M AURAIN, La politique ecclésiastique du Second Empire de 1852 à 1869, Paris, Alcan, 1930. 11. J.-O. BOUDON, Paris, capitale religieuse sous le Second Empire, Paris, Éditions du Cerf, 2001. 12. Id., Religion et politique en France depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, 2007, chap. 7 et 8.

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Adolphe Franck et le paysage religieux sous le Second Empire Les relations entre la France et la papauté sont alors au beau ࠱xe, ce que manifeste le triomphe du courant ultramontain dans les années 1850 13. La plupart des évêques alors nommés appartiennent à ce courant, qu’incarne aussi la toute-puissance du journal l’Univers, dirigé par Louis Veuillot, dont le ralliement à l’Empire a entraîné celui de tout un clergé acquis aux idées romaines. L’Église catholique béné࠱cie aussi de la législation très favorable aux congrégations religieuses de femmes dont le nombre ne cesse de s’accroître, tandis qu’une grande tolérance à l’égard des congrégations masculines favorise également leur essor. En 1860, il y a en France 108 000 congréganistes femmes et 21 000 congréganistes hommes, ce qui représente au total un congréganiste pour 286 habitants. Ces religieux se répartissent entre 72 congrégations masculines et 1200 congrégations féminines 14. Ces congrégations accompagnent le développement du réseau d’écoles catholiques, en particulier des collèges ouverts à la suite de la loi Falloux sur la liberté de l’enseignement secondaire. Les œuvres catholiques sont en plein essor, à commencer par la Société de Saint-Vincent de Paul, fondée en 1833, qui connaît un essor remarquable 15. L’Église catholique a࠳rme aussi sa puissance par la construction d’églises. Le Second Empire est une grande période de construction d’édi࠱ces religieux, à la fois parce que le régime aide au développement de paroisses et donc d’églises, mais aussi parce que le contexte économique est favorable. S’impose alors, dans les campagnes, le modèle de l’église néogothique, plus rarement néoromane, alors qu’une ville comme Paris, où l’on reconstruit près du quart des églises paroissiales, voit s’a࠳rmer des styles plus di࠰érents, avec Saint-Augustin ou la Trinité par exemple. Dans tous les cas, l’église se voit. Elle doit à dessein imposer l’image d’une Église triomphante, même à Paris, conçue comme une « cité sacrée », malgré la faiblesse de la pratique religieuse. Ce triomphalisme s’accompagne aussi d’une tentative de la part des catholiques de s’imposer face aux autres religions, notamment par le prosélytisme. L’œuvre de Notre-Dame de Sion fondée par les frères Ratisbonne en est un exemple, tandis que persiste un courant d’antijudaïsme traditionnel dont le journal l’Univers se fait volontiers l’interprète 16. Louis Veuillot relaie ainsi la position o࠳cielle de l’Église à propos de l’a࠰aire Mortara. À l’égard du protestantisme également, la controverse renaît, favorisant le regain de l’antiprotestantisme 17. Pour autant la prétention de l’Église catholique à imposer sa suprématie ne signi࠱e pas que le régime impérial abandonne les autres confessions.

13. A. GOUGH, Les catholiques français et le pape, Paris, l’Atelier, 1997. 14. C. LANGLOIS, Le catholicisme au féminin. Les congrégations françaises à supérieure générale au XIX e siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1984. 15. M. BREJON DE LAVERGNÉE, La Société de Saint-Vincent de Paul au XIXe siècle. Un ࠪeuron du catholicisme social, Paris, Éditions du Cerf, 2008. 16. D. COHEN, La promotion des Juifs de France, p. 615. 17. M. SACQUIN, Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870, Paris, École des chartes, 1998.

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Jacques-Olivier Boudon III. Le respect du pluralisme religieux Encore une fois ࠱dèle aux préceptes de Napoléon Ier qui avait inclus les protestants dans la réorganisation des Églises en 1802, avant d’accorder aux juifs le statut de culte reconnu en 1808, Napoléon III entend lui aussi préserver le pluralisme religieux en France. Cette attitude le conduit à ࠱xer des limites au poids de l’Église catholique. Il refuse de sacri࠱er les articles organiques, mais au contraire les utilise, par exemple pour faire condamner par le Conseil d’État plusieurs évêques ayant contrevenu à la législation en vigueur 18. De même le régime favorise, grâce à l’augmentation du budget des cultes minoritaires, la construction de lieux de cultes et l’augmentation du nombre des pasteurs et des rabbins, (de 502 à 545 pasteurs réformés entre 1851 et 1859 et de 248 à 256 pasteurs luthériens). En 1858, l’a࠰aire Mortara provoque l’irritation de Napoléon III pour qui cette a࠰aire illustre l’intransigeantisme de la Papauté 19. Il a été informé de l’a࠰aire par son cousin, le marquis Gioaccino Pepoli, qui réside à Bologne d’où est originaire la famille Mortara. Il fait connaître son courroux à Pie IX par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, le duc de Gramont. Celui-ci sollicite du pape la remise d’Edgardo Mortara à ses parents, soulignant qu’en cas de refus, les conséquences pourraient être graves pour la papauté. Napoléon III a aussi reçu une pétition du consistoire central. « Le Consistoire central des Israélites de France vient implorer l’appui de Votre Majesté en faveur d’une famille étrangère, victime d’une violence odieuse qui s’est produite il y a deux mois, presque à l’ombre de notre glorieux drapeau et sous les yeux de nos braves soldats ». La réaction de Napoléon III est d’autant plus vive que la même année, il est confronté à la question des « apparitions » mariales à Lourdes, défendues avec la même vigueur par Louis Veuillot et l’Univers. La concomitance de ces deux événements contribue à modi࠱er la position de l’empereur désormais prêt à prendre ses distances avec le Saint-Siège. C’est au même moment qu’il prend langue avec Cavour. De son côté, Adolphe Franck, invité par le couple impérial à Compiègne, a relaté l’intérêt de l’impératrice à l’égard du judaïsme : J’ai été invité, en même temps que huit ou dix autres personnes, à prendre le thé avec l’impératrice, dans son salon particulier. Elle m’a adressé une foule de questions sur la langue hébraïque et sur la religion juive. Je lui ai cité des maximes du Talmud qu’elle a beaucoup admirées, qu’elle a même fait retranscrire devant moi sur un album ; puis nous avons parlé de la religion en général et je ne lui ai pas dissimulé la hardiesse de mes opinions. Mais comme je lui ai cité pour justi࠱er ma manière de voir, un beau passage de l’Évangile, elle en parut enchantée 20.

En engageant la guerre d’Italie, avec le Piémont, Napoléon III n’hésite pas à a࠰ronter le pape, provoquant en retour la réaction des catholiques français qui prennent leurs distances avec le régime. La crise s’accentue après 1860, quand 18. B. BASDEVANT-GAUDEMET, Le jeu concordataire dans la France du XIXe siècle, Paris, PUF, 1988. 19. Voir D. K ERTZER, Pie IX et l’enfant juif. L’enlèvement d’Edgardo Mortara, Paris, Perrin, 2001 ; G. DA SILVA, L’aࠨaire Mortara et l’antisémitisme chrétien, Paris, Syllepse, 2008. 20. Cité par D. COHEN, La promotion des Juifs de France, p. 114.

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Adolphe Franck et le paysage religieux sous le Second Empire pour avoir pris position en faveur du pape le journal l’Univers est interdit, tandis que les mesures à l’encontre de l’Église se multiplient. À l’inverse, l’anticléricalisme a désormais droit de cité dans la presse, et s’observe dans le Siècle, mais aussi désormais dans l’Opinion nationale, journal progouvernemental fondé par Adolphe Guéroult en 1859. De son côté, l’Église réagit par la voix du pape qui publie en décembre 1864 le Syllabus, catalogue d’erreurs à travers lequel il condamne toutes les doctrines issues de 1789. Pie IX veut réa࠳rmer la force de l’Église catholique et a࠳che par là même son intransigeantisme, c’est-à-dire, au sens premier du terme, son refus de transiger avec la société moderne. Le face à face est tendu, mais pour autant Napoléon III, tout en faisant interdire la publication du Syllabus en France, s’attache à conserver le soutien des catholiques et ne rompt donc pas avec le pape. L’empereur peut alors compter sur une frange de catholiques, quali࠱ée de néogallicans, certes minoritaires mais in࠲uents parce qu’ils tiennent plusieurs des postes clefs au sein de l’Église à commencer par l’archevêché de Paris. Monseigneur Darboy, archevêque de Paris depuis 1863, cherche à animer une opposition gallicane aux prétentions ponti࠱cales, ce qui lui vaudra de se voir refuser le chapeau de cardinal 21. Il n’en exprime pas moins des positions libérales, dans la mesure où il accepte l’héritage de 1789, dont le principe constitutionnel. Dans le même ordre d’idées, il est ouvert au dialogue avec les juifs, côtoie du reste Adolphe Franck au sein du Conseil Impérial de l’Instruction Publique, et accepte de rencontrer, pendant le siège de Paris, le président du consistoire réformé et le grand rabbin, qui intervient également en sa faveur quand l’archevêque est pris en otage par les Communards. L’image d’un Second Empire incarnation de l’union du trône et de l’autel doit être nuancée. À aucun moment Napoléon III n’a remis en cause le pluralisme religieux. Au contraire, le régime a permis l’essor des cultes minoritaires. De plus si l’alliance avec l’Église catholique est indéniable dans la première moitié du régime, après le déclenchement de la guerre d’Italie, la situation devient plus complexe, une partie des catholiques reprochant à Napoléon III sa politique italienne et l’accusant d’avoir sacri࠱é le pouvoir temporel du pape, tandis qu’une minorité appuie au contraire son action. Pour le courant anticlérical qui se développe dans le pays, notamment parmi les républicains, le changement n’est guère perceptible. Ils retiennent uniquement le lien tissé entre l’Église catholique et l’État et la forte présence du religieux dans la société, d’où les clauses du programme de Belleville, défendu par Gambetta en 1869, qui demandent la laïcisation de l’école et la séparation de l’Église et de l’État, programme en partie repris par la Commune. Dans ce contexte, Monseigneur Darboy incarne aux yeux des communards l’alliance de l’Église et de l’État, d’autant mieux que l’archevêque de Paris était en même temps grand aumônier, c’est-à-dire l’évêque de la cour. C’est aussi à ce titre qu’il est fusillé le 24 mai 1871, apothéose d’une expression d’anticléricalisme qui clôt en quelque sorte le Second Empire, tout en annonçant la mise en place, retardée par la réaction d’ordre moral, de la politique de laïcisation des républicains à partir de 1879. 21. J.-O. BOUDON, Monseigneur Darboy, archevêque de Paris, entre Napoléon III et Pie IX, Paris, Éditions du Cerf, 2011.

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ADOLPHE FRANCK ET LE CHRISTIANISME

Joël SEBBAN Universités Paris I - Paris IV Centre de recherches en histoire du XIXe siècle

J’aimerais commencer cette présentation par une con࠱dence livrée en ces lieux par Alfred Fouillée le 13 octobre 1894 lors de l’hommage rendu à son prédécesseur à l’Académie des sciences morales et politiques, Adolphe Franck. Fouillée évoque un entretien entre Victor Cousin, le maître d’Adolphe Franck, et son disciple en 1832, au moment de sa nomination au collège royal de Douai. Le jeune agrégé israélite craignait que ses croyances religieuses lui attirent les foudres du clergé catholique, si prompt à dénoncer les professeurs « déviants », en particulier ceux de philosophie. Victor Cousin lui adresse alors ce conseil : « Si, dans votre enseignement, vous rencontrez sur votre chemin ce grand personnage historique qu’on nomme le fondateur du christianisme, n’éprouvez aucun scrupule à lui tirer votre chapeau ». Et Fouillée poursuit : M. Franck donna si bien raison à Victor Cousin que, peu de temps après, l’aumônier du collège de Douai disait à son évêque : « notre meilleur chrétien, et le plus ardent, est un israélite, c’est notre professeur de philosophie 1 ».

À vrai dire, les rapports entre le clergé et le professeur juif furent loin d’être aussi idylliques : dans sa correspondance, l’épouse d’Adolphe Franck, Pauline, se plaint des entraves faites par « l’inspecteur de Douai » et par ces « Messieurs les jésuites » à son cher mari 2. Le conseil de Cousin semble pourtant avoir été ࠱dèlement suivi. Le jeune enseignant trouvera très souvent sur sa route l’illustre fondateur du christianisme et ne cessera pas de lui tirer sa révérence : du haut de sa chaire de la Sorbonne ou du Collège de France, il martèle son amour pour la 1. A. FOUILLÉE, « Notice sur la vie et les travaux d’Adolphe Franck », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 143 (n. s. 43) (1895), p. 179. L’anecdote est racontée, quasiment à l’identique, par H. DERENBOURG dans un hommage prononcé au nom de la Société des études juives (Revue des études juives 28, 1894, p. IV) et par J. LEVALLOIS, du journal Le Siècle, dans À la mémoire d’Adolphe Franck. Discours et articles, Paris, Montorier, 1893, p. 29. 2. P. FRANCK, Une Vie de femme, lettres intimes de Pauline Franck, Tours, P. Bousrez, 1898, p. 109.

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Joël Sebban fraternité évangélique qu’il oppose à cette pitié toute terrestre que les philosophes du XVIIIe siècle ont appelée philanthropie ; de même, dans ses hautes fonctions au Consistoire central pendant près de trente ans, il défend la conception du rabbinat comme d’« un ministère de charité » 3 et suscite la colère des conservateurs qui l’accusent de « christianiser » ; et, jusque dans son intimité, Franck doit répondre à une épouse qui le presse de questions sur le christianisme et lui confesse « souhaiter parfois vivement être chrétienne » 4. Néanmoins, au-delà de ce qu’on pourrait appeler avec le publiciste israélite Simon Bloch des « galanteries à l’égard de la religion de la majorité » 5, la pensée de Franck sur le christianisme ne se laisse pas facilement saisir. Il n’aborde cette question en profondeur qu’avec une in࠱nie réserve et, hormis peut-être à la ࠱n de sa vie, on pressent que sa liberté à ce sujet n’est pas entière ; ses positions académiques élevées, en tant que professeur mais surtout en tant que représentant du judaïsme à partir de 1850 au Conseil supérieur de l’Instruction publique, ne lui permettent pas une pleine indépendance. À plusieurs reprises, il exprime ses réticences à engager une véritable ré࠲exion sur le culte majoritaire 6. Ainsi, dans son maître ouvrage La Kabbale de 1843, il écarte la comparaison entre la doctrine kabbalistique et les dogmes chrétiens : « il n’entre pas dans notre plan » d’examiner cette question, note-t-il simplement 7. De même, à propos d’un exposé sur l’ouvrage de l’historien Théodore Henri Martin La vie future, Franck s’interrompt au moment de traiter des sujets théologiques : « À Dieu ne plaise, écrit-il, que je veuille le suivre sur ce terrain en࠲ammé ou mettre aux prises l’Ancien et le Nouveau Testament » 8. Et Franck refusera toujours ce chapitre sur le christianisme que lui réclame son épouse. À la di࠰érence d’autres savants israélites comme Joseph Salvador ou James Darmesteter, il ne commet pas d’essai historique ou romanesque sur la vie de Jésus 9 ; il ne se lance pas davantage dans des controverses publiques qui ont fait la réputation d’un Adolphe Crémieux. Le célèbre avocat n’hésitait pas à corriger, en séance parlementaire, un député qui avait parlé de la « civilisation chrétienne »

3. Cette formule se trouve dans un questionnaire de 1846 élaboré par Adolphe Franck et adressé aux rabbins candidats à la succession de Marchand Ennery au grand rabbinat du Consistoire central des israélites de France (Archives du Consistoire central, 1 C 8, Copie des lettres, 12 mars 1846). 4. P. FRANCK, Une Vie de femme, p. 140. 5. Univers Israélite 3 (1846), p. 32. 6. En e࠰et, quand Franck évoque le christianisme, c’est davantage à la religion de la grande majorité des français, le catholicisme, qu’il fait référence. 7. A. FRANCK, La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, Paris, Hachette, 1843, p. 339. 8. Id., « Rapport sur un ouvrage de M. Henri Martin intitulé La Vie future », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques 46 (1858), p. 423. 9. L’historien Joseph Salvador, autre ࠱gure remarquable du judaïsme français de la première moitié du XIXe siècle, est l’auteur d’une vie de Jésus qui a suscité la polémique sous la Monarchie de Juillet, l’auteur y justi࠱ant en particulier la condamnation de Jésus à mort par le Sanhédrin (J. SALVADOR, Jésus-Christ et sa doctrine. Histoire de la naissance de l’Église et de ses progrès pendant le premier siècle, Paris, Michel Lévy frères, 1838) ; l’orientaliste James Darmesteter, professeur au Collège de France, imagine le retour d’un Jésus impuissant dans un monde qui a oublié jusqu’à son propre nom (J. DARMESTETER, La légende divine, Paris, A. Lemerre, 1890).

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Adolphe Franck et le christianisme et à demander que l’on parle « de la civilisation tout court » 10. Si Franck a pensé dans ses jeunes années écrire une réfutation de la Philosophie du christianisme de l’abbé Bautain 11, il y a vite renoncé. Sa ré࠲exion sur le christianisme se devine au détour de ses cours sur les rapports entre la religion et l’État, sur la famille et le droit naturel, de ses nombreux rapports et comptes rendus d’ouvrages pour l’Académie des sciences morales et politiques, ou encore de ses études sur le judaïsme dans la presse confessionnelle et devant la Société des études juives… Se dégage alors une ré࠲exion riche, profonde, singulière sur le christianisme qui porte autant sur la morale et sur la théologie que sur la mission des Églises chrétiennes de son temps. I. Adolphe Franck, le chantre juif du christianisme 1. La réhabilitation des sources juives du christianisme Adolphe Franck s’évertue d’abord, à l’image des penseurs juifs de sa génération, à montrer la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, au regard du dogme monothéiste comme de la morale. Lors d’innombrables cours et conférences, il rappelle que le précepte évangélique d’amour du prochain est déjà présent dans l’Exode et le Lévitique : « voudrait-on soutenir que par le mot prochain, l’auteur du Pentateuque n’a entendu parler que de l’Hébreu ? », demande-t-il. « Il complète sa pensée en ajoutant presque aussitôt : « Aime l’étranger car tu as été toi-même étranger en Égypte […] Il n’y a pas jusqu’au précepte évangélique de tendre la joue aux outrages qui ne se trouve dans ces paroles de Jérémie : “il est bon pour l’homme de porter le joug dès sa jeunesse, de présenter la joue à celui qui le frappe”, et dans la prescription de l’Exode de veiller sur le troupeau de son ennemi » 12. Le christianisme ne peut être pensé indépendamment de ses sources juives. L’Ancien Testament n’est pas que l’augure du Nouveau Testament, il est imprégné de son esprit et de son langage : cette idée maîtresse, Franck la prêche inlassablement aux élèves juifs, souvent ignorants de leurs propres livres, mais aussi non-juifs. Ce philosophe reconnu, désireux de di࠰user le savoir au plus grand nombre 13, est conscient qu’en dehors d’un cercle extrêmement restreint d’érudits de la critique biblique, l’opinion générale oppose l’esprit du Pentateuque à celui de l’Évangile, le Dieu jaloux de l’Ancien Testament au Père miséricordieux qui a donné son ࠱ls pour racheter les péchés des hommes. Ainsi, dans un discours à Lyon devant un public chrétien reproduit par les Archives Israélites en janvier 1870, où sont présents quelques pasteurs mais aucun prêtre, Franck commence de manière quelque peu provocatrice son discours : « tu aimeras ton prochain comme

10. Lors de la séance de la Chambre des députés du 5 février 1846, Crémieux s’oppose à la référence à la « civilisation chrétienne » évoquée par le député conservateur Monier de la Sizeranne (cité dans D. A MSON, Adolphe Crémieux : l’oublié de la gloire, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 190). 11. Rapporté par P. FRANCK, Une vie de femme, p. 324. 12. A. FRANCK, Philosophie et religion, Paris, Didier, 1867, p. 222. 13. Il fait partie des initiateurs des conférences populaires de l’Association polytechnique sous la Monarchie de Juillet.

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Joël Sebban toi-même », lance-t-il à son auditoire, en ajoutant, « nous enseigne Moïse dans le Pentateuque » 14. Mais, c’est surtout au sein du monde universitaire, face à d’éminents spécialistes du christianisme primitif, qu’il répète ces mêmes maximes. À son collègue au Collège de France Ernest Havet qui démontrait, à l’image de Cousin, la ࠱liation entre la philosophie platonicienne et l’idée chrétienne de Dieu, Franck rappelle l’ancienneté et la radicalité du monothéisme hébreu 15. C’est en revanche l’héritage moral du judaïsme qu’il doit défendre contre Ernest Renan. Renan, dans sa célèbre Vie de Jésus de 1863, ne met pas en doute la croyance mosaïque en l’unicité du créateur mais fustige le particularisme ethnique des israélites, auquel Jésus aurait substitué l’universalisme chrétien 16. Franck concède que dans le Pentateuque, les Hébreux croient encore très largement en un Dieu national mais, selon lui, le judaïsme n’a cessé de se modi࠱er depuis la révélation mosaïque et le Dieu des prophètes est devenu décidément le Dieu du genre humain tout entier. Il se réfère en particulier à deux versets d’Isaïe : « ton Rédempteur, le Saint d’Israël sera appelé le Dieu de la terre. Et l’Éternel, prenant lui-même la parole, annonce que sa maison sera appelée la maison de prière de tous les peuples » 17. Jésus apparaît pleinement, aux yeux de Franck, comme le continuateur de la parole des prophètes hébreux. Il s’en explique longuement dans une critique sévère de l’ouvrage de Joseph Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, qui paraît en 1838 18. À l’inverse de Salvador qui accusait le fondateur du christianisme d’avoir dévoyé la morale mosaïque en prêchant l’avènement du royaume des cieux, le philosophe israélite dresse un vibrant éloge de cet « homme-Dieu » qui a su briser « le lien qui unissait l’une à l’autre la religion et la nationalité ». Jésus n’admettait pas, avec les prophètes et les pharisiens prosélytes, que la « connaissance du vrai Dieu et la délivrance promise à ceux qui croyaient en lui demeurassent comme le patrimoine de la maison de Judas ». Il ne s’est donc pas opposé à la religion de son temps, mais à sa politique, et en particulier à la caste sacerdotale saducéenne. Sa condamnation 14. Propos rapporté dans Archives Israélites 31 (1870), p. 20. 15. A. FRANCK, Nouvelles études orientales, Paris, Michel Lévy frères, 1896, « Le christianisme et ses origines. À propos du livre d’Ernest Havet (1871) », p. 225-268 (recueil d’études qui paraît à titre posthume avec le concours du poète et ancien inspecteur général de l’Éducation nationale, Eugène Manuel). Havet prenait notamment prétexte du pluriel « Elohim » désignant l’Éternel dans la Bible pour prouver que les Hébreux reconnaissaient plusieurs dieux. Suivant l’exégèse traditionnelle, Franck invoque un pluriel de majesté qui désigne le maître des puissances. 16. E. R ENAN, Vie de Jésus, Paris, M. Lévy frères, 1863. Dès 1849, Renan écrit dans un article consacré à l’exégèse critique du Nouveau Testament : « dans le Christ évangélique, une partie mourra, c’est la forme locale et nationale, c’est le Juif, c’est le Galiléen ; mais une part restera : c’est le grand maître de la morale, c’est le juste persécuté, c’est celui qui a dit aux hommes : vous êtes ࠱ls d’un même père céleste » (« Les historiens critiques de Jésus », La Liberté de penser, 3, 1849, p. 470, reproduit dans Œuvres complètes d’Ernest Renan, Paris, Calmann-Lévy, t. VII, 1955, p. 116-167). Sur le regard de Renan à l’égard du judaïsme, nous renvoyons à L. R ÉTAT, L’Israël de Renan, Berne, P. Lang, 2005, qui développe les thèses esquissées dans ead., « Ernest Renan. Vers une philosophie du “Juif moderne” », Romantisme 125 (2004), p. 103-115. 17. Isaïe 54, 5 et 56, 7. A. FRANCK, Nouvelles études orientales, p. 253. 18. A. FRANCK, Philosophie et religion, « Les travaux bibliques et la nouvelle religion de M. Salvador », p. 191-264.

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Adolphe Franck et le christianisme par le Sanhédrin ne saurait être justi࠱ée comme le pensait Salvador. Franck n’a pas de mots assez durs à l’encontre du procureur de l’Assemblée, Caïphe : ce n’était qu’« un prêtre ignorant, un courtisan à la solde des Romains ». Néanmoins, le philosophe modère l’admiration qu’éprouve Renan à l’égard de la ࠱gure du Christ : il se contente de noter, et cette position, nous le verrons, ne cessera de s’a࠳rmer par la suite, qu’en certains points, la morale de Jésus con࠱ne au mysticisme. À vrai dire, cette lecture des rapports entre le christianisme et le judaïsme est largement partagée au sein des milieux juifs réformateurs français et allemand. L’insistance sur les sources vétéro-testamentaires du christianisme et le portrait d’un Jésus juif sont une savante manière de légitimer la présence du judaïsme au sein d’une société chrétienne 19. 2. Un philosophe spiritualiste amoureux de la morale et de la philosophie chrétiennes Mais Franck se veut philosophe avant d’être israélite, disciple du spiritualisme cousinien. À sa mort, Jules Simon ira jusqu’à le dépeindre comme un « dévot de l’orthodoxie cousinienne » 20. Suivant l’enseignement de son maître, Adolphe Franck ne voit pas le Nouveau Testament comme une simple réplique de l’Ancien ; l’originalité de la morale évangélique est, à ses yeux, incontestable. Cette position lui vaut les réprimandes les plus sévères de personnalités juives de son temps, du camp conservateur comme réformiste, même si la plume est alors plus clémente. Ainsi, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques qu’il dirige à partir de 1844, Franck commet un article sur la « famille » qui retient l’attention de la presse israélite. Il y retrace les origines de l’institution du mariage et conclut : « c’est l’honneur de toutes les religions d’avoir consacré le mariage en général : c’est l’honneur du christianisme de l’avoir conduit le plus près de la perfection, en abolissant la polygamie et la répudiation » 21. Dans le journal conservateur l’Univers israélite, Simon Bloch relève des erreurs manifestes : la polygamie, loin d’avoir été supprimée par le christianisme, était tolérée dans les temps évangéliques parmi les laïcs. Saint Paul ne recommandait-il pas aux évêques seulement de n’épouser qu’une seule femme ? 22 Et l’orientaliste Salomon Munk, ami proche de Franck et partageant ses convictions progressistes, lui répond sans le citer dans son ouvrage sur La Palestine de 1845 en soulignant que « la monogamie était

19. Nous renvoyons aux ouvrages de M. HOFFMAN, From Rebel to Rabbi. Reclaiming Jesus and the Making of Modern Jewish Culture, Stanford, Stanford University Press, 2007 et de S. H ESCHEL, Abraham Geiger and the Jewish Jesus, Chicago, Chicago University Press, 1998. Abraham Geiger est l’une des ࠱gures majeures de la science du judaïsme allemande (la Wissenschaft des Judentums rassemble des intellectuels juifs allemands cherchant à ériger le judaïsme en objet scienti࠱que a࠱n de déterminer un savoir juif susceptible d’être en accord avec la société de son temps). 20. J. SIMON dans Le Temps du 13 avril 1893, reproduit dans À la mémoire d’Adolphe Franck, p. 18. 21. A. FRANCK, article « Famille » dans Dictionnaire des sciences philosophiques, Paris, Hachette, t. II, 1845, p. 374. 22. Univers israélite 3 (1846), p. 32 (référence à la Première Épître de Paul à Timothée, III, 2).

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Joël Sebban déjà la règle générale chez les Hébreux », la polygamie ne se rencontrant que par exception 23. Cette controverse renaît avec des accents bien plus virulents près de trente ans plus tard à l’occasion du décès de Joseph Salvador le 17 mars 1873. Dans le Journal des débats du 1er avril, Franck rend hommage à un historien « mort avec une humilité toute chrétienne, refusant d’avance par une disposition de son testament, les honneurs qui pouvaient entourer son cortège funèbre » 24. Isidore Cahen, rédacteur des Archives Israélites et invariable soutien de Franck depuis son élection au Consistoire central en 1844, ne peut que « regretter ces mots sous la plume d’un écrivain israélite », « Monsieur Franck sachant plus que quiconque, que l’humilité pas plus que la charité n’est d’invention chrétienne » 25. Quant à Simon Bloch, il réclame désormais publiquement qu’après « une telle manifestation anti-israélite », le savant démissionne de ses fonctions consistoriales 26. À vrai dire, Franck n’a pas utilisé le mot d’« humilité » légèrement et Cahen ne comprend pas sa pensée lorsqu’il confond la charité, amour du prochain, et l’humilité, impliquant une certaine forme d’abnégation. Franck n’a jamais écrit que la charité prenait sa source dans le christianisme ; bien au contraire, il proteste de manière véhémente au sein du Conseil supérieur de l’Instruction publique en 1867, en présence du ministre Victor Duruy, lorsque l’archevêque de Paris, Monseigneur Darboy, a࠳rme que « la grande idée de la charité était une idée chrétienne ». L’ecclésiastique dut d’ailleurs ࠱nalement reconnaître que « la charité est d’origine juive et qu’elle descend du décalogue de Moïse » 27. Néanmoins, il lui semble manifeste que l’humilité est une vertu chrétienne qui dépasse la conception israélite de la charité. Dans une conférence publique prononcée cette même année 1867, intitulée De la vraie et de la fausse égalité, le philosophe distingue deux conceptions de l’égalité présentes dans l’Ancien et le Nouveau Testament : à l’égalité par la naissance énoncée par la Genèse qui commande l’amour du prochain, chaque être étant une créature d’un même père divin, l’Évangile a substitué le devoir d’être humble de cœur, « celui de sacri࠱er tout ce qui est purement humain ». Ce n’est plus, poursuit-il, l’égalité par la naissance, c’est une égalité plus haute, d’un ordre purement spirituel, et que j’appellerai l’égalité par l’abnégation et par l’amour divin 28.

Franck se distingue encore davantage des penseurs juifs de son temps par son appréciation des dogmes chrétiens. Ces penseurs ne tarissaient pas d’éloges sur la morale de l’Évangile, héritière des livres juifs, mais ils dénonçaient, en revanche, à mots plus ou moins couverts, un monothéisme chrétien, altéré par les dogmes de l’incarnation et de la trinité. Les savants israélites français les plus reconnus, 23. S. MUNK, La Palestine, Paris, Firmin Didot, p. 202. 24. A. FRANCK, « Nécrologie », Le Journal des débats 1er avril 1873. 25. I. CAHEN, « Nécrologie », Archives israélites 37 (1876), p. 23. 26. S. BLOCH, « Nécrologie de M. Salvador », Univers Israélite 15 avril 1873, p. 492-493. 27. Cité dans Archives Israélites 50 (1889), p. 2. 28. A. FRANCK, La vraie et la fausse égalité, Paris, Hachette, 1867, p. 11.

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Adolphe Franck et le christianisme comme les orientalistes Munk, Joseph Derenbourg ou James Darmesteter, voyaient ainsi dans les ࠱dèles de la loi mosaïque les garants véritables du monothéisme 29. Et Samuel Cahen, le premier traducteur de la Bible en français, n’hésitait pas à l’occasion d’une controverse avec Louis Veuillot à quali࠱er le catholicisme de « trinitarisme » 30. Pour Franck, en revanche, l’incarnation, ce prodige du Verbe fait chair, scelle la grandeur historique du christianisme car ce dogme tempère l’interdiction juive, toute rationnelle, de la représentation divine. La personnalité humaine et la personnalité divine sont a࠳rmées sans aucun doute dans l’Ancien Testament, écrit-il, mais par quel lien sont-elles unies l’une à l’autre, ou quel terme intermédiaire est destiné à nous faire comprendre ce qu’il y a de divin dans l’homme et ce qu’il y a d’humain […] Le christianisme vint et, incarnant le Verbe dans Jésus-Christ, ࠱t du Verbe lui-même, une personne, un médiateur visible, un être historique, qui, pour avoir vécu quelques années sur la terre, n’en reste pas moins en possession de l’éternité. Le monothéisme sévère des enfants d’Israël a pu s’en a࠴iger, mais la conscience morale et religieuse du genre humain a pu trouver une lumière qui lui manquait jusqu’alors 31.

Mais, ne nous y trompons pas, cette admiration pour le dogme chrétien est d’ordre purement philosophique ; elle puise toute sa substance dans la doctrine spiritualiste de Cousin. Cousin cherchait à maintenir un fondement religieux à la morale et posait comme principes théologiques la croyance en un Dieu créateur, en l’immortalité de l’âme et en la liberté de la conscience humaine. Il identi࠱ait le Verbe de la théologie chrétienne au « logos », à la raison 32. À l’image de Cousin, Franck interprète le prologue de l’Évangile selon saint Jean, « au commencement était le Verbe », comme un magni࠱que hommage rendu à la puissance créatrice de la raison. La raison est ici l’image même de la divinité en l’homme. Le directeur des Annales de philosophie chrétienne, Xavier Roux, se souvient du « commentaire en࠲ammé » que « le philosophe juif » lui ࠱t de l’idée renfermée dans le prologue de Jean à l’occasion de leur première rencontre en 1879. « Je pense 29. Nous renvoyons à P. SIMON-NAHUM, La cité investie. La « science du judaïsme » français et la République, Paris, Éditions du Cerf, 1991, en particulier le chapitre « Universalisme du judaïsme », p. 79-108. 30. S. CAHEN, « De l’état actuel et de l’avenir du judaïsme en France », Archives Israélites 4 (1843), p. 257. 31. A. FRANCK, Philosophie et religion, p. 241-242. 32. Paul Janet a relevé que dans ses cours, Cousin empruntait au christianisme ses expressions et ses formules pour caractériser la raison : « il l’appelle le Verbe » (P. JANET, Victor Cousin et son œuvre, Paris, F. Alcan, 1893, p. 137) ; ce qui suscite les critiques acerbes des penseurs catholiques. Augustin Bonnety dénonce une nouvelle o࠰ensive de « l’école rationaliste » et souligne que le « Verbe » de Cousin n’a rien de commun avec « le Dieu de la tradition », « le Dieu de la parole », celui des Évangiles et de l’Église (Annales de philosophie chrétienne, 31 [1845], p. 302). La philosophie cousinienne a également déconcerté un socialiste comme Pierre Leroux qui consacre tout un chapitre de sa Réfutation de l’éclectisme à dénoncer ce qu’il appelle les « confusions » de Victor Cousin (Paris, Charles Gosselin, 1839, § 14, « De l’ontologie de Monsieur Cousin », p. 205-233). Sur la pensée de Victor Cousin, nous renvoyons à Claude Bernard, Victor Cousin ou la religion de la philosophie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1993 et au mémoire d’habilitation encore inédit de J. GRONDEUX, « Raison, politique et religion au XIXe siècle : le projet de Victor Cousin », soutenu le 18 novembre 2008 à l’université Paris IV - Sorbonne.

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Joël Sebban encore aujourd’hui », écrit-il plus de dix ans plus tard, « que le grand spectacle du Verbe éternel Dieu, communiquant sa vie […] par l’enseignement et se faisant homme, n’a jamais été montré avec une si étonnante magni࠱cence de langage » 33. Répondant à l’appel de Xavier Roux, Franck collabore brièvement aux Annales de philosophie chrétienne : il y dénonce en particulier les thèses de Jean-Marie Guyau dans son étude sur la morale utilitariste anglaise 34. Guyau y accuse les spiritualistes de prolonger les errements des philosophes scolastiques médiévaux qui recherchaient des principes invariables à la morale. Adolphe Franck réplique en condamnant l’idée d’une morale indépendante de toute origine religieuse et défend les immuables sentences du Décalogue 35. L’analyse de Guyau ne manque pourtant pas de justesse. Franck voit bien dans le thomisme un appui précieux pour le spiritualisme, tous deux appelant à la conciliation des vérités révélées et des vérités rationnelles. Il tient à manifester dans le Journal des Débats son enthousiasme lorsque Léon XIII promulgue en 1879 l’encyclique Aeterni Patris qui remet à l’honneur dans les séminaires l’œuvre de saint Thomas 36. Le philosophe contribue également dans son grand âge à promouvoir l’enseignement thomiste dans l’Université : c’est ainsi grâce à son appui que le Provençal Joseph Gardair peut ouvrir un cours libre sur saint Thomas à la Sorbonne en 1890 37. 3. La « dignité » des cultes chrétiens, modèles du judaïsme émancipé Cette admiration pour la théologie chrétienne in࠲uence durablement la vision qu’a Franck du judaïsme, en particulier sa ré࠲exion sur la Kabbale et l’œuvre de Philon d’Alexandrie 38. Alors que Munk, autrement plus savant sur les sources 33. X. ROUX dans Le Grenoblois du 26 avril 1893, reproduit dans À la mémoire d’Adolphe Franck, p. 42-43. 34. J.-M. GUYAU, La morale anglaise contemporaine, morale de l’utilité et de l’évolution, Paris, Baillière, 1879. Guyau, parfois surnommé le « Nietzsche français », est surtout l’auteur de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris, F. Alcan, 1885. Sur la philosophie morale de Guyau, voir Ph. SALTEL, La puissance de la vie, essai sur l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Jean-Marie Guyau, Paris, Les Belles Lettres, 2008. 35. A. FRANCK, « La morale anglaise contemporaine d’après le livre de M. Guyau », Annales de philosophie chrétienne, 1879/1, p. 418-421, 539-540. 36. Selon les dires de Xavier Roux, Franck a tenu alors à exprimer sa joie dans le Journal des Débats mais « un de ses confrères de l’Institut » avait retenu la faveur : le philosophe israélite demande même à Roux de transmettre au pape toute l’admiration qu’il lui porte (À la mémoire d’Adolphe Franck, p. 43). Franck consacre également plusieurs études à saint Thomas : Essais de critique philosophique, Paris, Hachette, 1885, « La philosophie au Moyen Âge », p. 59-120, dans lequel une grande place est accordée à la philosophie thomiste, et surtout Réformateurs et publicistes de l’Europe, Paris, Michel Lévy frères, 1863, « Saint Thomas d’Aquin », p. 39-70. Dans ce dernier ouvrage, Franck se dit heureux de pouvoir opposer saint Thomas « à ces prétendus défenseurs de la religion qui n’ont pour la raison, pour la conscience, pour la philosophie, que des paroles de haine et de dédain » (p. 46). 37. J. GUIEU, « La philosophie de Saint Thomas d’Aquin à la Sorbonne », Annales de philosophie chrétienne mars 1890, p. 610-613. 38. Franck est l’auteur en 1843 d’une étude sur la Cabale (La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, Paris, Hachette, 1843) qui lui vaut, sous le patronage de Cousin, son élection à l’Académie des sciences morales et politiques. Sur la place de Franck dans l’exégèse critique de la Cabale, nous renvoyons à la communication de Paul Fenton dans cette publication (ainsi que, du même auteur,

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Adolphe Franck et le christianisme hébraïques que Franck, ne voit dans la Kabbale qu’une compilation de croyances hétérogènes remontant à l’époque talmudique, peu en harmonie avec l’essence du judaïsme 39, Franck l’érige en une véritable théologie juive, cœur vivant de la tradition spéculative des Hébreux. La haute antiquité qu’il lui attribue – elle serait apparue avant la naissance du christianisme – fait d’elle l’inspiratrice de la théologie et de la mystique chrétiennes. Franck retrouve ainsi la source du dogme de l’incarnation dans la métaphore kabbalistique des deux Adam, l’Adam terrestre et l’Adam céleste 40. Quant à Philon, il serait « le premier des Pères de l’Église », comme l’écrit Ernest Havet : le christianisme aurait puisé dans sa pensée l’idée de la trinité, de la grâce, de la foi ou encore celle du sacri࠱ce du juste pour le rachat des impies 41. Franck en vient à réclamer une « clari࠱cation des dogmes israélites », à l’instar des confessions chrétiennes 42. Munk lui rappelle que le judaïsme n’a jamais pris dans son histoire la forme d’une théologie savante et qu’aucun des grands noms de la Synagogue n’a ࠱xé de manière dé࠱nitive une orthodoxie : […] le mosaïsme, en sa partie théorique, ne nous présente pas une théologie savante, ni un système philosophique, souligne-t-il, mais une doctrine religieuse à laquelle on donnait pour fondement la révélation. Les Hébreux ne cherchèrent pas à pénétrer dans le secret de l’Être, l’existence de Dieu, la spiritualité de l’âme ; la connaissance du bien et de l’âme ne sont pas la conséquence d’une série de syllogismes 43.

Les cultes chrétiens sont en࠱n, aux yeux de Franck, un modèle pour le judaïsme émancipé. Au sein du Consistoire central, il appelle à maintes reprises les rabbins, docteurs de la loi selon la tradition talmudique, à devenir « pasteurs d’âmes » et à se porter au secours des faibles et des a࠴igés 44. Le grand rabbin de Strasbourg, Arnaud Aron, se plaint ouvertement et rédige une circulaire où il précise la nature di࠰érente du rabbinat et de la prêtrise 45. Franck insiste sur la nécessité d’une meilleure instruction religieuse des enfants en donnant en exemple l’enseignement à « La cabale et l’Académie », Pardès 19-20 [1994], p. 216-238) et à Charles Mopsik, « Quelques remarques sur Adolphe Franck, philosophe français et pionnier de l’étude de la cabale au XIXe siècle », Pardès 19-20 (1994), p. 239-244. 39. S. MUNK, Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, A. Franck, 1859, p. 468-469 et 490-493. 40. A. FRANCK, La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, p. 230-231 et id., Nouvelles études orientales, p. 275-276. 41. Ibid., p. 264. 42. Archives israélites 4 (1843), p. 715. 43. Archives israélites 9 (1848), p. 169. 44. Dans le questionnaire qu’il soumet en 1846 aux candidats au grand rabbinat du Consistoire central, Franck se fait fort explicite : il réclame que le futur grand rabbin œuvre « pour répandre de plus en plus chez tous les rabbins de France la conviction que leur ministère est un ministère de charité aussi bien que d’enseignement ; que leur devoir n’est pas seulement de faire connaître du haut de la chaire la loi de Dieu et de résoudre les questions douteuses, mais de visiter les malades et les a࠴igés, soit dans les hôpitaux, soit dans les maisons particulières, de porter la consolation et le bienfait de leur parole dans les prisons et les maisons de détention » (Archives du Consistoire central, 1 C 8, Copie des lettres, 12 mars 1846). 45. Reproduit dans Ph. COHEN A LBERT, The Modernization of French Jewry. Consistory and Community in the Nineteenth Century, Hanover (New Hampshire), Brandeis University Press, 1977, p. 262-263.

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Joël Sebban chrétien du catéchisme. Les rabbins doivent s’inspirer du « prêtre catholique qui cherche à implanter aux enfants dès le plus jeune âge les principes du christianisme » 46. Pour ramener la jeunesse vers les temples et rendre toute sa solennité au culte public, le philosophe est très tôt partisan de l’introduction de l’orgue dans les o࠳ces 47, cet instrument dont les airs enthousiasment tant son épouse sous les « arceaux gothiques » de la cathédrale de Strasbourg 48. Il joue également un rôle prépondérant dans la formation rabbinique en proposant dès 1841 de substituer à l’école de Metz un séminaire à Paris 49 et d’y créer une chaire d’éloquence sacrée et de théologie 50. Franck ne cherche pas ici à faire de la synagogue une « annexe de l’Église » comme le lui reprochent ses détracteurs 51 ; bien au contraire, il tient à promouvoir une prédication spéci࠱quement juive et repousse des réformes trop radicales comme l’abandon de l’hébreu, auquel le judaïsme doit son « cachet si particulier » 52. Néanmoins, c’est sur les canons du christianisme, et plus encore du catholicisme, que la Synagogue doit s’édi࠱er dans le ciel français ; l’œuvre de régénération engage ses dirigeants à hisser le culte juif à la hauteur du culte majoritaire. Cette conviction, partagée par une grande partie des réformateurs, témoigne de la séduction mais aussi de la force normative qu’exerce le catholicisme auprès de l’élite intellectuelle israélite au XIXe siècle. II. Le christianisme dans les limites du droit 1. Contre les égarements de l’amour chrétien : la crainte du prosélytisme Mais, tous les charmes de l’Église seront impuissants à pousser Franck au baptême et, contrairement à sa femme 53, il ne songe jamais à se convertir ; non par 46. Lettre d’Adolphe Franck du 11 octobre 1846 reproduite dans l’Univers israélite 3 (1846), p. 158-159. 47. Au nom du Consistoire central, Franck encourage le président du Consistoire israélite de Nancy à poursuivre les « innovations religieuses » (la prédication, l’introduction de l’orgue) a࠱n de donner au culte juif une dignité égale à celle du culte catholique : « une prédication persuasive et intelligente, un chant grave et solennel, exécuté avec un rare talent, les magiques accords d’un instrument qui est de toutes les religions, leur montrent notre antique croyance sous un aspect plus auguste, sans lui ôter sa simplicité, et développent dans le cœur des émotions auparavant inconnues » (Archives israélites 7 [1846], p. 657-658). 48. P. FRANCK, Une vie de femme, p. 162. 49. En 1841, Franck propose pour la première fois dans une lettre adressée au rédacteur des Archives Israélites de changer la dénomination de l’école rabbinique en séminaire, en ajoutant « si on ne craint pas d’utiliser ce mot » ; dix-huit ans plus tard, l’école rabbinique de Metz est déplacée à Paris et prend le nom de séminaire israélite de France (cité dans Ph. COHEN A LBERT, The Modernization of French Jewry, p. 245). 50. Rapport de Franck sur l’école rabbinique recommandant la création d’un cours spécial d’éloquence sacrée et d’un cours de théologie proprement dite (Archives du Consistoire central, 1 B 4, Procès Verbaux 1832-1848, Séance du 17 janvier 1847). 51. Univers Israélite 11 (1856), p. 436. Simon Bloch quali࠱e l’introduction de l’orgue de « rapprochement impossible » et de « mariage mixte avec un culte étranger ». 52. Archives du Consistoire central, 1 B 4, Procès Verbaux 1832-1848, séance du 8 mars 1846. Franck, alors vice-président du Consistoire central, s’oppose ainsi à une demande du Consistoire de Paris d’introduire la langue française dans les o࠳ces. 53. P. FRANCK, Une vie de femme, p. 140.

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Adolphe Franck et le christianisme attachement à une communauté de sou࠰rance comme plus tard Henri Bergson, autre philosophe juif fasciné par le christianisme 54, mais au nom d’un principe plus haut à ses yeux que tout autre : celui du respect du droit naturel et de la liberté des consciences. L’exclusivité de l’amour chrétien lui semble en e࠰et responsable des pires violations du droit. Dans son ouvrage Philosophie et religion qui paraît en 1867, il réfute sévèrement cette maxime célèbre de saint Augustin, « aime et fais ce que tu veux », extraite du Commentaire de la Première Épître de saint Jean 55. Non, s’insurge-t-il, l’amour tout seul ne su࠳t pas à la direction de notre conduite, il peut même devenir une règle dangereuse, dont les applications sont d’autant plus funestes que nous aimons avec plus d’ardeur. […] Ôtez le droit, l’amour se change en violence, et la charité s’exercera de la même manière que la plus odieuse tyrannie ». Et l’auteur poursuit en donnant l’exemple de saint Augustin lui-même, si grand et si charitable, mais qui n’hésita pas à appeler à la persécution contre les donatistes 56.

Cinq années plus tard, dressant le compte rendu d’un essai de Paul Janet, disciple ࠱dèle de Cousin comme lui, Franck dénonce un même péril. Janet a࠳rmait que la charité, pratiquée idéalement, su࠳rait seule à la paix sociale. « La charité dévore le droit », disait-il. Franck qui avait d’abord loué l’ouvrage sort de sa traditionnelle réserve : […] j’en demande pardon au savant auteur de l’Histoire de la philosophie morale et politique, écrit-il, je n’ai aucune idée d’une morale qui n’est faite que pour des anges, pour de purs esprits, pour Dieu lui-même peut-être, c’est-à-dire pour des natures qui n’en ont pas besoin. La seule morale que nous puissions comprendre et dont il nous soit permis de parler, c’est celle qui s’adresse à la nature humaine. Comment la charité pourrait-elle se passer de droit, […] de manière qu’il n’y aurait plus rien pour la régler ni la contenir 57 ?

Le droit est au contraire pour Franck la condition même de l’exercice de la charité. En imposant le respect des libertés individuelles, il subordonne la charité à l’exigence de responsabilité, à l’autorité de la conscience ; sans cela, la charité est réduite à n’être qu’un instinct, un sentiment arbitraire et contraire à la dignité humaine. Franck ne condamne pas ici seulement les errements de l’Église des premiers temps ; il s’élève contre un prosélytisme chrétien encore vivace au cœur du libéral XIX e siècle. Ainsi, comment ne pas reconnaître une allusion à l’enlèvement du jeune Edgardo Mortara par la gendarmerie ponti࠱cale en 1858 lorsque Franck accuse cette toute-puissante charité qui, « sous prétexte d’enlever une âme aux ténèbres

54. Nous renvoyons à G. CATTAUI, « Témoignage », dans Henri Bergson. Essais et témoignages inédits recueillis par A. BÉGUIN et P. THÉVENAZ, Neufchâtel, La Baconnière, 1941, p. 121-131. 55. SAINT AUGUSTIN, Commentaire de la Première Épître de saint Jean, Paris, Éditions du Cerf, 1984, Traité VII, 7-8. 56. A. FRANCK, Philosophie et religion, p. 445. 57. Id., Moralistes et philosophes, Paris, Didier, 1874, p. 406-408.

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Joël Sebban de l’erreur, arrachera l’enfant des bras de sa mère » 58 ? Le philosophe laisse alors libre cours à sa colère : « vous m’aimez, dites-vous ? Mais, avant de me témoigner votre amour, épargnez-moi le plus sanglant des outrages, ne substituez pas votre responsabilité à la mienne et ne commettez pas sur moi un meurtre moral, aussi coupable que celui qui trancherait la vie ». Comme toute l’administration consistoriale, Franck craint la multiplication des abjurations, perçues comme autant de désertions ; c’est d’abord pour faire face à des campagnes de prosélytisme particulièrement agressives sous la Monarchie de Juillet qu’il plaide pour une réforme du rituel 59. Le philosophe est durablement marqué par plusieurs scandales qui a࠰ectent la réputation de membres éminents du Consistoire central au moment où il fait ses premiers pas dans cette institution : en novembre 1843, le président Olry Worms de Romilly est contraint à la démission après la conversion de sa petite-࠱lle au catholicisme, puis en juillet 1845, c’est au tour d’Adolphe Crémieux, vice-président, de se retirer après le baptême secret de ses deux ࠱lles 60. Quelques mois auparavant, la Synagogue s’était émue de la conversion suspecte du docteur Lazare Terquem, sur son lit de mort, par l’abbé Théodore Ratisbonne, juif converti au catholicisme. Avec le soutien de Crémieux, Franck rédige une plainte auprès de l’archevêque de Paris, Monseigneur A࠰re 61 ; l’ecclésiastique ne prend la peine de répondre qu’après l’intervention du ministère des Cultes 62. Son épouse Pauline est elle-même approchée au milieu des années 1830 par un ecclésiastique, ami de l’abbé Bautain qui avait déjà « ramené » dans le giron de l’Église des membres éminents de l’élite juive strasbourgeoise 63. Lorsque Pauline avoue goûter avec plaisir les conversations « de ce disciple du Christ », Franck ne peut s’empêcher quelques réprimandes. « Vous allez peut être me faire l’honneur de croire, réplique Pauline, que j’ai été séduite par quelques phrases bien harmonieuses, par quelques raisonnements sentimentaux comme il en faut pour attirer les dames, pas du tout, Monsieur, et vous aurez tort de me croire sous l’in࠲uence de ces séductions-là » 64. La correspondance si tendre entre les deux 58. Id., Philosophie et religion, p. 445-446. Cet enlèvement a suscité un émoi considérable en Europe et même aux États-Unis, particulièrement dans les communautés juives. La création de l’Alliance Israélite Universelle à Paris en 1860 est en grande part une conséquence de l’A࠰aire Mortara. Sur l’A࠰aire Mortara, voir D. K ERTZER, Pie IX et l’enfant juif : l’enlèvement d’Edgardo Mortara, Paris, Perrin, 2001. 59. Nous renvoyons en particulier à une étude de cas : É. SZAPIRO, « Le prosélytisme chrétien et les juifs à Toulouse au XIXe siècle », Archives Juives 15 (1979), p. 52-57. 60. Ph. E. LANDAU, « Se convertir à Paris au XIXe siècle », Archives juives 35 (2002), p. 27-43. 61. Lettre du 1er avril 1845 d’Adolphe Franck, au nom du Consistoire central, adressée au ministère des cultes (Archives Nationales, F/19/11030). 62. Lettre du 22 novembre 1845 de l’archevêque de Paris au ministre de la justice et des cultes : Monseigneur A࠰re juge le baptême tout à fait valide, l’israélite ayant manifesté sa volonté de se convertir, et se plaint en revanche de « ce que les juifs insultent la religion catholique en donnant des bals masqués et publics dans la nuit du Samedi saint et qu’ils y sont autorisés par la police » ; il se trouve simplement que cette année-là, la fête de Pourim avait coïncidé avec la nuit du Samedi saint (Archives historiques de l’archevêché de Paris, 1er registre de copie de lettres, p. 147). 63. Ph. E. LANDAU, « Les conversions dans l’élite juive strasbourgeoise sous la Restauration », Archives Juives 40 (2007), p. 131-139. 64. P. FRANCK, Une vie de femme, p. 235-239.

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Adolphe Franck et le christianisme époux ne connaîtra que cette dissonance ; ce n’est sans doute pas un hasard si, au même moment, Franck mûrissait un projet de réfutation de l’œuvre de Bautain qui ne verra ࠱nalement jamais le jour, à la satisfaction de Pauline. 2. Le cléricalisme condamné au nom de l’Évangile Le penseur israélite aspire en l’avènement d’un christianisme libéral, peu en phase avec l’intransigeance romaine de son temps. Du haut de sa chaire de philosophie du droit naturel et du droit des gens au Collège de France, il fustige l’encyclique Mirari Vos promulguée par Grégoire XVI en 1832 qui condamne la liberté de conscience en la quali࠱ant de « délire » : « quelle insulte à l’humanité, s’exclame-t-il, que d’appeler la liberté de conscience un délire ! ». Et c’est au nom de l’Évangile et de l’histoire de l’Église primitive que l’esprit clérical est dénoncé : « le délire, c’est de méconnaître ce droit sacré [la liberté de conscience] que les premiers chrétiens invoquaient contre les païens » 65. Aux yeux de Franck, le modèle de la religion d’État est en contradiction avec les principes fondamentaux du christianisme : la religion d’État était à sa place chez les nations païennes où la divinité était la puissance tutélaire de la patrie mais elle est incompatible avec le dogme biblique et évangélique de la fraternité humaine, « avec l’idée d’une société spirituelle qui embrasse toutes les nations et toutes les races » 66. Franck est régulièrement pris à partie par la presse catholique en tant que philosophe spiritualiste, israélite de surcroît. Au moment de son élection à seulement trente-trois ans 67 à l’Académie des sciences morales et politiques, le journal légitimiste La Quotidienne raille « ce Juif » que Monsieur Cousin a été chercher, on ne sait où, pour l’amener à l’Institut : « ce Juif », ajoute-t-on, « n’a d’autre titre à pareil choix que son titre de Juif ». Rappelons qu’au même moment, le Constitutionnel rendait hommage à « un des esprits les plus éminents et les plus distingués de son époque » 68. Au sein du Conseil supérieur de l’Instruction publique, Franck subit les attaques incessantes de la presse catholique : ainsi, dans un article du 10 avril 1868 de la Revue du monde catholique, Léopold Giraud l’accuse, en tronquant honteusement des passages de ses œuvres, de blasphémer la religion chrétienne 69. Franck n’a aucun mal à se disculper de ces accusations et à être lavé de tout soupçon 70. Il se contente de défendre l’indépendance de la ré࠲exion philosophique à l’égard de toute chapelle religieuse : dans la préface du Dictionnaire des sciences philosophiques écrite en 1844, dans un moment d’intense con࠲it avec l’Église catholique 65. A. FRANCK, « Conférence sur le droit naturel et ses rapports avec la famille » dans É. THÉVENIN (éd.), Association polytechnique. Entretiens populaires, 6e série, Paris 1866, p. 129. 66. Id., Philosophie du droit ecclésiastique, des rapports de la religion et de l’État, Paris, Germer Baillière, 1864, p. 9. 67. En e࠰et, Jean Daltro࠰ démontre dans ce volume qu’Adolphe Franck n’était pas né en 1809 comme on le pensait mais en 1810 ! 68. Cité par P. FRANCK, Une vie de femme, p. 477. 69. Revue du monde catholique, 10 avril 1868. 70. Débat ouvert au Sénat le 19 mai 1868 sur l’enseignement matérialiste à l’université : mis en cause par Giraud, Franck se justi࠱e si bien qu’il est chaleureusement salué par les sénateurs, en particulier par Gustave Louis Chaix d’Est-Ange qui le décrit comme « l’un des hommes les plus honnêtes qui se puissent rencontrer » (Moniteur Universel, 22 et 23 mai 1868).

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Joël Sebban autour de la liberté de l’enseignement 71, Franck tient à se démarquer tout autant des « matérialistes », ennemis de toute religion, que de ceux « qui ont entrepris une croisade » pour faire de la science philosophique un simple appendice de la théologie chrétienne 72. À la manière d’un Cousin, le philosophe juif refuse d’ôter à la raison son rôle premier dans la connaissance de la vérité. Le Verbe divin du prologue de l’Évangile de Jean est donc en premier lieu la lumière des philosophes avant d’être celle des théologiens. 3. « Cette douce et consolante poésie qu’est le christianisme » 73 Dès lors, si les chrétiens ne doivent pas prétendre à la domination politique et si la vérité révélée est d’abord une vérité philosophique, quelle est, aux yeux de Franck, la vocation de l’Église au sein de la nation ? Dans sa Philosophie du droit ecclésiastique qui paraît en 1864, il assigne à la religion une fonction essentiellement morale : […] la liberté et la religion sont inséparables quand la religion reste ࠱dèle à sa mission divine, quand elle se propose uniquement d’instruire et de consoler, lorsqu’au lieu de frapper avec le glaive, elle guérit par la parole, lorsqu’elle dit comme le Christ : je ne suis pas venu pour juger les hommes, je suis venu pour les sauver.

Le message consolateur semble être davantage porté par le Nouveau Testament que par l’Ancien, par le christianisme que par le judaïsme : l’État, demande-t-il, « refuserait du pain et un abri à ceux qui annoncent de la part de Dieu la bonne nouvelle aux pauvres et aux malades ; car nous avons tous besoin d’être guéris et consolés » 74. Les Filles de la charité présentes dans les hôpitaux et les asiles incarnent ces « martyrs de la civilisation morale » 75. Le philosophe se réjouit en࠱n de la ࠱n des controverses théologiques qui avaient scandé, de manière souvent tragique, l’histoire des relations judéo-chrétiennes au Moyen Âge. Dans un rapport présenté à l’Académie des sciences morales et politiques en 1847, intitulé De la certitude, il note un changement radical dans l’apologétique catholique à partir du siècle des Lumières : […] durant les premiers siècles de l’Église, au Moyen Âge et pendant le dix-septième siècle, la religion, c’était avant tout une a࠰aire de salut, la rédemption spirituelle. On s’inquiétait peu de savoir si elle était utile ou non aux intérêts de ce monde, c’était assez d’être sauvé par elle dans l’autre. Aujourd’hui, les arguments théologiques sont entrés dans l’ombre […] et l’on emploie de préférence les raisons politiques, philosophiques et morales 76.

71. Sur le rôle d’Adolphe Franck dans l’élaboration de ce dictionnaire, voir J.-P. COTTEN, « Adolphe Franck, maître d’œuvre de l’encyclopédie du cousinisme. À propos du Dictionnaire des sciences philosophiques », dans id., Autour de Victor Cousin. Une politique de la philosophie, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 180-190. 72. A. FRANCK, « Préface », Dictionnaire des sciences philosophiques, t. I, 1844, p. X. 73. Ces mots sont de l’épouse d’Adolphe Franck (P. FRANCK, Une vie de femme, p. 107). 74. A. FRANCK, Philosophie du droit ecclésiastique, p. 43-48. 75. Id., La vraie et la fausse égalité, p. 26. 76. Id., De la certitude : rapport à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, Ladrange, 1847, p. XCVIII.

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Adolphe Franck et le christianisme L’esprit philosophique du XVIIIe siècle a mis un terme aux vaines querelles sur l’au-delà : la religion s’est désormais fondue en une morale susceptible de prétendre à l’universel au-delà de la diversité des dogmes. III. Le vieux philosophe et le christianisme : de l’anticléricalisme à l’antichristianisme ? 1. L’antisémitisme et la critique de l’enseignement chrétien sur le judaïsme Les années 1880 marquent un tournant dans la pensée de Franck à l’égard du christianisme. Xavier Roux le note sommairement en remarquant que, dans ses dernières années de vie, le philosophe juif ne montra plus jamais la même ardeur en parlant de l’Évangile 77. Il semble que la naissance de l’antisémitisme racial et la vigueur jamais éteinte du cléricalisme aient mis à mal ses espoirs en l’avènement d’un christianisme libéral. Certes, Franck n’identi࠱e jamais l’antisémitisme à l’hostilité religieuse au judaïsme ; au contraire, dans un court article de 1886 qui paraît dans les Archives Israélites, il a࠳rme que la haine raciale « n’a rien de commun avec le sentiment religieux » puisqu’on la rencontre également chez les athées et chez les fanatiques. L’antisémitisme est fondamentalement antichrétien ; il est contraire autant à l’Ancien qu’au Nouveau Testament qui enseignent tous deux « le dogme de la fraternité humaine et l’unité originelle du genre humain » 78. Néanmoins, Franck s’indigne de voir une partie du clergé catholique et un grand nombre de chrétiens épouser ces doctrines. Sa protestation contre l’antisémitisme laisse place à une critique profonde du cléricalisme, désormais perçu comme indissociable de l’histoire chrétienne. Avec une virulence inconnue jusqu’alors et toute la liberté de ton que permet le nouveau régime, le vieux philosophe dénonce un enseignement chrétien méprisant à l’égard d’Israël qui s’est imposé jusque parmi les hommes les plus éloignés de l’Église. Ainsi, dans le Journal des Débats, il s’en prend à Ferdinand Brunetière, auteur d’une critique de La France Juive de Drumont dans la Revue des deux mondes, jugée « aussi injuste que le livre contre lequel elle est dirigée » 79. Brunetière, qui s’a࠳che alors comme un libre penseur, y opposait l’idéal charnel du judaïsme à l’idéal mystique du christianisme. Franck prend prétexte de cet article pour dénoncer la vision du matérialisme juif propagée par la théologie chrétienne : « si le judaïsme ne nous présente qu’un caractère charnel, le christianisme est absolument dans le même cas », martèle-t-il. C’est un fait contre lequel, aucun parti pris, aucune idée préconçue, aucune habitude de langage ne saurait prévaloir, que tous les éléments essentiels et caractéristiques de la première de ces deux religions ont passé dans la seconde et se conserveront tant qu’elle durera.

Mais, à vrai dire, cette insistance sur les sources juives du christianisme n’est que de circonstance. La ࠱liation entre les deux religions n’est désormais invoquée 77. À la mémoire d’Adolphe Franck, p. 43. 78. A. FRANCK, « Du rôle du judaïsme dans le mouvement politique contemporain », Archives israélites 47 (1886), p. 257-258. 79. Journal des débats 18 juin 1886.

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Joël Sebban que dans la lutte face à l’antisémitisme. Dans ses conférences publiques et ses derniers écrits, Franck oppose désormais de plus en plus nettement les fondements du judaïsme et du christianisme, tant sur le plan politique que social : […] la place que tant de peuples chrétiens ont donné ou laissé prendre à l’Église, écrit-il, le judaïsme la donne à la science, à l’instruction religieuse […] si nous devons être républicains, dans le sens le plus large et le plus élevé du mot, il nous est interdit d’être des cléricaux 80.

Selon Franck, le judaïsme est amené à épouser la cause de la République nouvelle de la même manière que le christianisme a uni son histoire à celle de la monarchie de droit divin. Cette idée, chère à Joseph Salvador dès les années 1820, reprise triomphalement dans la presse israélite par Isidore Cahen au moment de l’avènement des républicains de 1848, est au cœur même de l’idéologie franco-juive qui prend corps dans ces années 1880, notamment dans l’œuvre de James Darmesteter. Je renvoie ici aux travaux de M. Cabanel sur cette nouvelle religion politique qu’est le prophétisme républicain à la ࠱n du siècle 81. 2. Le « péché originel » du christianisme Franck se fait encore plus explicite dans une conférence prononcée devant la Société des études juives le 30 novembre 1882, intitulée « la religion et la science dans le judaïsme ». Il a࠳rme en substance que le judaïsme est la religion de la science, de la raison ; le christianisme, celle de la foi, celle du mystère 82. Le même homme qui écrivait en 1866 dans le Journal des débats que la religion ne pouvait subsister sans mystère 83, pense désormais que l’idée de la foi, si centrale dans le christianisme, n’a pas son équivalent dans l’hébreu de la Bible. Un fait remarquable entre tous, relève-t-il, c’est que la langue hébraïque, je veux dire la langue de la Bible et des prophètes, ne possède pas un mot équivalent à celui de foi. Celui que, plus tard, en quelque œuvre de controverse théologique [il fait référence au mot ėģĘġē, emunah], on a traduit de cette façon signi࠱e la constance, la fraternité, la ࠱délité, la vérité.

Franck reprend la traduction du verset d’Habacuc (2, 4) cité par saint Paul dans l’Épître aux Galates (3, 11) pour lui donner un caractère éminemment moral : « c’est par la vertu que subsiste le juste » 84. 80. A. FRANCK, « Du rôle du judaïsme dans le mouvement politique contemporain », Archives israélites 47 (1886), p. 258. 81. P. CABANEL, « La République juive. Question religieuse et prophétisme biblique en France au XIX e siècle », dans Ch. BORDES-BENAYOUN (éd.), Les juifs et la ville, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2000, p. 133-157. 82. A. FRANCK, La religion et la science dans le judaïsme : conférence faite à la Société des études juives le 30 novembre 1882, Paris, Cerf et ࠱ls, 1883. 83. Journal des débats 26 août 1866. 84. A. FRANCK, La religion et la science dans le judaïsme, p. 7-8. On peut souligner que la Bible de Samuel Cahen comme celle du Rabbinat traduisent pourtant « emunah » par des expressions proches du mot « foi », celles de « con࠱ance » pour la première et de « loyauté » pour la seconde. Dans la Bible de Cahen, le verset d’Habacuc est ainsi traduit : « le juste se soutient par sa con࠱ance » (S. CAHEN

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Adolphe Franck et le christianisme L’adage de Tertullien « je crois parce que c’est absurde » aurait excité « en Israël une sainte horreur », conclut-il 85. Franck surenchérit en janvier 1889 dans une nouvelle conférence à la Société des études juives portant sur les rapports entre le monothéisme hébreu et le panthéisme oriental. Il ne craint pas désormais d’opposer des versets de l’Ancien et du Nouveau Testament dont il avait auparavant souligné la parenté : La religion biblique [le judaïsme], ce qu’on oublie trop facilement, recommande le pardon des injures et veut qu’on se porte au secours de son ennemi […] L’Évangile prescrit de tendre la joue gauche après qu’on a été frappé sur la joue droite. Je ne fais pas la critique de ce commandement, je ne demande pas s’il est possible ou utile de s’y conformer ; je me borne à souligner la di࠰érence qui le sépare de la loi biblique 86.

Plus loin, il met en cause le caractère élitiste et ascétique de la morale christique pour faire l’éloge du culte domestique dans le judaïsme. Néanmoins, selon Franck, le divorce entre les deux religions ne naît pas de la parole de Jésus. Il apparaît avec la croyance dans le dogme du péché originel, issue de la pensée paulinienne et consacrée plus de trois siècles plus tard par saint Augustin 87. Cette idée n’aurait aucun fondement dans la Bible et serait même en contradiction avec plusieurs de ses plus essentiels principes. La Chute de l’état d’innocence, « d’ignorance » dit Franck, est une bénédiction pour l’humanité car elle lui accorde la liberté et la connaissance. L’homme ne naît pas souillé par le péché et n’a pas, par conséquent, à être sauvé par la grâce. Comme Michelet avant lui dans la Bible de l’humanité 88, le vieux philosophe dénonce une conception tyrannique de la grâce qui ruine le libre arbitre. Il n’est pas plus tendre à l’égard de la théologie catholique que des di࠰érentes théologies protestantes : […] la doctrine de saint Augustin, sauf quelques adoucissements dans les conséquences qui en découlent et que lui-même a tirées, a triomphé dans l’Église catholique, écrit-il. Elle a passé sans les adoucissements dans les Églises de Luther et de Calvin 89.

Au terme de cet exposé, j’aimerais revenir sur la question, ou plutôt la suspicion, que nous jetions sur l’œuvre de Franck dans notre introduction. L’admiration que le philosophe juif manifeste très longtemps pour le christianisme n’est-elle qu’une « galanterie » à l’égard de la religion de la majorité, galanterie oubliée lorsque l’âge (dir.), La Bible : traduction nouvelle avec l’hébreu en regard, Paris, rue Pavée (à compte d’auteur), t. XII, 1843, p. 246) ; dans la Bible du rabbinat, on lit « le juste vivra par sa ferme loyauté » (Z. K AHN (dir.), La Bible, traduite du texte original par les membres du rabbinat, Paris, [A. Durlacher], 1899, rééd. Tel Aviv, Éditions Sinaï, 1994, p. 1099). Franck choisit volontairement le terme de « vertu » pour accentuer l’antagonisme entre les doctrines juive et chrétienne. 85. A. FRANCK, La religion et la science dans le judaïsme, p. 7-8. 86. A. FRANCK, Panthéisme oriental et monothéisme hébreu : conférence faite devant la Société des études juives le 19 janvier 1889, Paris, Durlacher, 1889, p. 12. 87. Id., Le péché originel et la femme d’après le récit de la Genèse, Paris, Alcan Lévy, 1886. 88. J. M ICHELET, La Bible de l’humanité, Paris, Chamerot, 1864. Nous renvoyons à M. E. JOHNSON, Michelet et le christianisme, Paris, Nizet, 1955. 89. A. FRANCK, Le péché originel et la femme, p. 9.

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Joël Sebban avancé et les libertés du nouveau régime assurent une entière indépendance à sa pensée ? Rien ne permet de l’a࠳rmer. Franck n’a jamais cessé d’admirer la valeur bienfaisante de la morale chrétienne ; il regrettera ainsi profondément l’expulsion des Filles de la Charité des hôpitaux parisiens dans les années 1880. Ce sont davantage les luttes incessantes livrées contre le cléricalisme sous le Second Empire qui ont conduit Franck, comme Michelet avant lui, à une critique de plus en plus radicale des Évangiles et de la théologie chrétienne. Mais, contrairement à Michelet, Franck ne sera jamais antichrétien. Jusqu’à la ࠱n de sa vie, le christianisme demeure à ses yeux « cette douce et consolante poésie » qui guérit les âmes, pour reprendre les mots de son épouse. Le philosophe fait donc porter le christianisme entièrement sur sa morale, sur sa conception de la charité, et les querelles sur le dogme sont rejetées dans les siècles obscurs. Cette pensée témoigne d’un changement considérable dans le rapport au religieux en cette ࠱n du XIXe siècle. La génération de philosophes spiritualistes à laquelle Franck appartient n’a connu que les cadres de la France concordataire et ne peut croire en une morale déliée de sa source religieuse. Incontestablement, ces hommes ont œuvré à la restauration des lois morales du Décalogue après l’ébranlement révolutionnaire ; mais, dans le même temps, ils ont contribué à une profonde remise en cause des religions révélées en célébrant leur valeur sociale davantage que leur valeur religieuse proprement dite, la morale davantage que la foi et le dogme. Franck est parfaitement conscient de ce changement de paradigme : il constate qu’à l’âge libéral, « les arguments théologiques supportent la foi davantage qu’ils la font naître » 90 et évoque une révolution religieuse comparable à celle qui a précédé la naissance du christianisme 91. Le fossé est désormais creusé entre la morale et son fondement théologique : s’y engou࠰rent tout autant les partisans d’une morale indépendante de toute religion que les défenseurs d’une morale pluri-confessionnelle, dite « spiritualiste », fondée sur l’héritage biblique commun au judaïsme et aux di࠰érentes Églises chrétiennes. La Ligue nationale contre l’athéisme dont Franck est l’un des fondateurs en 1886 peut ainsi réunir, aux côtés du grand rabbin de France Zadoc Kahn, le pasteur Edmond de Pressensé et le cardinal François-Désiré Mathieu au nom de la défense des valeurs spiritualistes 92. Étienne Vacherot, autre disciple de Cousin, est alors l’un des premiers à désigner cette morale du nom de morale « judéo-chrétienne » 93. La ré࠲exion de Franck sur le christianisme porte en࠱n témoignage des déchirements de l’élite intellectuelle du judaïsme français au XIXe siècle. Désireux de parfaire leur intégration dans une société encore profondément catholique, les savants israélites ont tendance à ne regarder le judaïsme qu’à travers l’ombre imposante de la confession majoritaire. Aussi, convaincus de sa mission présente, s’e࠰orcent-ils 90. Id., De la certitude, p. XCVIII. 91. Id., Philosophie et religion, p. 261-262. 92. F. MARTIN, « La ligue contre l’athéisme », Revue néo-scolatisque 7 (1900), n° 27, p. 335. Il faut néanmoins souligner que les protestants se trouvent en majorité dans cette ligue. 93. É. VACHEROT, Le nouveau spiritualisme, Paris, Hachette, 1884, p. 227-250. Je me permets de renvoyer à une étude personnelle intitulée « La genèse de la “morale judéo-chrétienne”. Étude sur l’origine d’une expression dans le monde intellectuel français », à paraître prochainement dans la Revue de l’histoire des religions.

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Adolphe Franck et le christianisme tantôt de se démarquer du cléricalisme en scellant l’avenir du judaïsme à celui de la République, tantôt de se faire reconnaître de ses héritiers chrétiens en rappelant la dépendance étroite qui unit le Nouveau à l’Ancien Testament.

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LE REGARD SAVANT D’ADOLPHE FRANCK SUR LE MARTINISME ET LES SCIENCES OCCULTES

Jean-Pierre LAURANT EPHE, Section des sciences religieuses

Le monde occultiste Belle Époque, en quête de légitimité scienti࠱que 1, a considéré Adolphe Franck comme l’un des siens, non pas à la façon dont le « Maître Jacques » des sociétés occultes parisiennes, le Dr Papus (Gérard Encausse, 1865-1916), un grand admirateur du professeur au Collège de France, avait tenté de s’intégrer aux expériences de Charcot à la Salpêtrière, mais comme une pièce maîtresse du système. De son côté Franck était sans illusions sur la valeur de bien des travaux de ses contemporains occultistes. I. L’annexion, une pratique familière au XIXe siècle Le Manuel bibliographique des sciences psychiques ou occultes d’Albert Louis Caillet 2 consacrait, en 1913, une douzaine de références à l’illustre universitaire présenté en ces termes : « Philosophe français, de famille israélite, né à Liocourt (Meurthe), 1809, académicien, professeur au Collège de France, vice-président du consistoire israélite de Paris, commandeur de la Légion d’honneur ». Son maître livre, La Kabbale, était annoncé comme « l’ouvrage le mieux fait sur la question, avec celui de Papus ». L’article consacré à l’historien Jacques Matter (1791-1864) 3 comportait cette mention à propos du théosophe Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) : « M. Franck a eu l’avantage d’avoir eu à sa disposition et d’avoir pu donner les premières pages du traité de Martinez de Pasqually »… l’auteur espérait que le pasteur Matter, ࠱ls, publierait le complément. 1. Le débat engagé dès le XVIII e s. autour du magnétisme animal s’est poursuivi tout au long du suivant autour des « sciences occultes », nourri par l’émergence de la question de « l’inconscient ». 2. Paris, Dorbon, 1913, 3 vol. Le titre est révélateur de l’état d’esprit qui animait l’éditeur. 3. Issu d’une famille de pasteurs luthériens alsaciens, Jacques Matter avait connu à Strasbourg le monde des théosophes chrétiens de langue allemande et s’était intéressé à Swedenborg et SaintMartin. Son Histoire critique du gnosticisme, Paris, Levrault, 1828, ࠱t autorité.

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Jean-Pierre Laurant Par la suite, dans les années trente, les historiens des courants ésotériques, comme René Le Forestier, dans L’Occultisme en France aux XIXe et XXe siècles 4, lui ont rendu hommage. Commentant la gnose de Valentin présentée par Jules Doinel (1842-1902) 5 dans une « Première homélie sur la sainte gnose », à l’Église du Paraclet, il écrivait : « l’illustre Franck a justement remarqué que la gnose prétend être une synthèse complète et dé࠱nitive de toutes les croyances et de toutes les idées dont l’humanité a besoin pour se rendre compte de son origine, de son passé, de sa ࠱n, de sa nature, de son avenir, des contradictions de l’existence et des problèmes de la vie ». Tout récemment, Nicole Jacques-Lefèvre précisait dans une biographie du même théosophe : « La plupart des biographes de SaintMartin situent sa pensée politique à l’intérieur, sinon à la source, d’une lignée de théoriciens contre-révolutionnaires : on l’associe, entre autres à Cazotte et J. de Maistre poussant à l’extrême Saint-Martin » 6 ; Franck, pour sa part, s’était attaché à analyser dans sa complexité la pensée du « Philosophe Inconnu ». Tous ont insisté sur l’importance du Dictionnaire des sciences philosophiques, œuvre maîtresse de l’académicien, et sur ce qui la di࠰érenciait des précédents ouvrages sur ce thème. II. La sympathie active de Franck pour l’ésotérisme La sympathie apparaît, avec ses limites mais de façon explicite, dans sa réponse à la demande de préface de Papus, pour son Traité méthodique de science occulte 7 ; la lettre préface était signée : Adolphe Franck, membre de l’Institut, Paris, le 15 février 1891. L’académicien s’y déclarait heureux de donner son opinion dans la mesure où la science occulte ne se révélait pas di࠰érente de la science ordinaire : « Si, sous le nom de science occulte, vous entendez parler des premiers e࠰orts et des premières découvertes de la science qui reposent sur l’analogie plutôt que sur le raisonnement et sur l’analyse, qui ont été provoquées par l’intuition qu’a l’homme de l’ordre universel de la nature et par la similitude des lois de l’univers avec sa propre pensée, je vous donne complètement raison ». L’Antiquité avait eu des notions vraies de toutes les sciences, non démontrées mais devinées intuitivement, tel avait été le cas des pythagoriciens. Si la notion « d’âges du monde » au sens du positivisme d’Auguste Comte lui paraissait fallacieuse, celle de l’unité de l’esprit humain était évidente : « Vous avez fait justice du positivisme, dommage que vous ayez appuyé vos raisonnements sur des auteurs dont l’érudition est plus aventureuse que solide » 8. Il approuvait la recherche d’un sens caché, d’un ésotérisme, 4. Milan, Archè, 1990, inédit publié par Antoine Faivre. 5. Savant archiviste, fondateur d’une Église gnostique universelle (1890) qui « navigua » entre la gnose, la franc-maçonnerie et l’Église catholique. 6. Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu, Paris, Dervy, 2003, p. 139-140. 7. Paris, Carré, 1891. 8. Papus mêlait dans le cours du texte des citations de Franck aux occultistes Fabre d’Olivet (1767-1825) ou Éliphas Lévi (1810-1875) et, plus près de lui, S. de Guaïta (1861-1897) ou Albert Jounet (1863-1923) dont la compétence en la matière était quasiment nulle.

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Adolphe Franck, le martinisme et les sciences occultes pris comme une variante du mysticisme. Reprenant Pascal, il ajoutait : « Mon Dieu a toujours été sensible au cœur… » ; là se trouvait le moteur secret de nos pensées ; sinon, en lieu et place du Dieu vivant, le Dieu pensé « se réduit à une formule algébrique ou logique telle que l’inconnaissable de Spencer, l’inconscient de Hartmann ou même les postulats de la raison pure inventés par Kant ». On ne connaissait pas Dieu sans s’être colleté à lui au fond de soi-même. En conclusion si les occultistes s’égaraient souvent, leurs e࠰orts étaient sympathiques et corrigeaient la myopie du positivisme ou de la science athée. La distorsion peut être analysée à deux niveaux : 1) le statut des sciences au XIXe siècle, revu à la lumière du renouveau religieux postrévolutionnaire ; 2) le vécu personnel de Franck 9. III. Sciences occultes et ésotérisme au XIXe siècle Si le terme « occultisme » est mentionné comme d’usage courant en 1842 dans le Dictionnaire des mots nouveaux 10 , ceux de « sciences occultes » et « ésotérisme » avaient fait l’objet d’une théorisation savante dans les années 1830. La naissance des premières était liée à l’égyptomanie en vogue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; les textes de William Warburton (1698-1779) et de Dom Antoine Pernety (1716-1796) 11 avaient nourri les théorisations du savant administrateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Ferdinand Denis (1798-1890), dans son Tableau analytique et critique des sciences occultes 12 . L’objectif était de réenchanter le monde, de réconcilier la raison et la foi face aux dé࠱s d’un nouvel environnement où la science était devenue l’ultima ratio. Les hommes de génie, en avance sur leur temps, l’avaient toujours su mais, menacés de persécution, ils avaient caché dans le secret des sanctuaires, en Égypte comme en Grèce avec les Pythagoriciens, et sous le voile des symboles et des allégories, les vérités découvertes… 13 Ce produit de l’individualisme postrévolutionnaire a traversé en l’état les croyances populaires du XIXe siècle et inspire encore de nos jours des courants « Nouvel Âge ». Jacques Matter est l’inventeur du mot « ésotérisme », dans l’Histoire critique du gnosticisme… 14 ; il voyait dans cette approche intellectuelle un espace de liberté dans un débat de société bloqué par l’étroitesse des cadres théologiques, de l’Église catholique en particulier. L’ésotérisme était rapproché de la gnose et les gnostiques du second siècle quali࠱és de « théosophes ». La famille Matter avait été liée aux milieux révolutionnaires et Jacques aux théosophes allemands à Strasbourg ; admirateur de Swedenborg, il avait écrit un Saint-Martin, le philosophe inconnu 9. Papus avait, de plus, tenté de donner vie à un Ordre Martiniste, en qualité de successeur autoproclamé de Saint-Martin. 10. Richard de Radonvilliers, Paris, Pilout. 11. W. WARBURTON, Essais sur les hiéroglyphes des Égyptiens, traduit de l’anglais, Paris, H.-L. Guérin, 1744 ; A.-J. P ERNETY, Fables égyptiennes et grecques dévoilées…, Paris, Delalain, 1786. 12. Paris, Encyclopédie Portative, 1830. 13. Denis faisait référence à G. NAUDÉ, Apologie pour les grands hommes soupçonnés de magie, Paris, J. Cottin, 1669. 14. Paris, Levrault, 1828.

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Jean-Pierre Laurant (1862) et La mystique en France au temps de Fénelon (1865) 15. La conjonction des deux courants dans l’ambiance occultiste « Belle Époque » a favorisé l’idée d’un corpus transmis par Martinez de Pasqually à Saint-Martin dans le cadre d’une société organisée… Une page entière du « Caillet » est consacrée à l’approche de Saint-Martin par Matter. Tout au long du siècle, les utilisateurs d’« ésotérisme » se sont rangés dans le camp des contestataires de l’ordre établi, contre tout « Ordre moral », du socialiste Pierre Leroux (1797-1871) au « communard » Maurice Lachâtre (1814-1900) 16. IV. Martinisme et martinézisme Dans La philosophie mystique en France au XVIIIe siècle, Saint-Martin et son maître Martinez Pasqualis 17, Adolphe Franck a livré le fond de sa pensée sur les questions du mysticisme en général et de ses rapports avec la philosophie et la religion en partant d’une approche biographique de ses deux héros. Il soulignait la modestie de celui qui se disait « Philosophe Inconnu », inspirateur de Joseph de Maistre, cité par Mme de Staël, ami de la duchesse de Bourbon et familier de son « cercle éclairé » au début de la Révolution 18. Le mystère demeurait entier en revanche pour Martinez de Pasqually et ses sources ; pourquoi se jeter à la ࠱n de sa vie sur Jacob Boehme alors qu’il était allé plus loin que lui ? Il insistait particulièrement sur la communauté de vue avec Jacques Matter : ce « […] grand historien du gnosticisme et de l’école d’Alexandrie, c’est-à-dire du mysticisme ancien, semblait désigné pour écrire l’histoire du mysticisme moderne ». Le mysticisme ajoutait la passion à la philosophie rationnelle 19, il était universel, inscrit au plus profond de l’âme humaine, de l’Inde brahmanique et bouddhiste à Fo Hi et Lao Tseu. Platon et « toutes les races païennes et nations chrétiennes de l’Occident » l’avaient pris en compte aux plus forts moments de crise, à l’apparition du christianisme comme au temps de la tourmente révolutionnaire 20. Saint-Martin était un ࠱ls spirituel de Martinez, ce dernier descendait d’une famille israélite portugaise, il avait appris tardivement le français et restait « juif à l’intérieur bien que catholique à l’extérieur » 21, d’où son approche intellectuelle à la manière des kabbalistes. Ses commentaires du Traité de la réintégration 22 s’apparentaient à des midrashim « ou commentaires allégoriques et mystiques de l’Écriture sainte ». 15. Le Manuel… de Caillet quali࠱e Fénelon de « prélat Templier ». 16. P. LEROUX, De l’humanité, Paris, Perrotin, 1840 ; M. LA CHÂTRE, Dictionnaire universel…, t. I, Paris, Administration de Librairie, 1853, première mention dans un dictionnaire de grande di࠰usion. 17. Paris, Germer-Baillière, 1866. 18. Franck appréciait que Maistre « le plus implacable ennemi de la libre pensée lui a rendu hommage » pour son antimatérialisme absolu ; les sarcasmes de Voltaire et de Chateaubriand ne pesaient pas bien lourd en face de ces témoignages. 19. « La religion est au mysticisme ce que le mariage est à l’amour » (p. 7), ajoutait-il familièrement. 20. Il donnait en exemple la présence, à l’approche de la crise révolutionnaire, de Cagliostro à Lyon, du physiognomoniste Lavater à Zurich, de Swedenborg à Copenhague, de Martinez à Bordeaux, du convent maçonnique des Philalèthes et de Mesmer à Paris. 21. Il serait venu en France pour échapper à l’Inquisition. 22. Matter avait été le dépositaire du manuscrit du Traité.

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Adolphe Franck, le martinisme et les sciences occultes La prudence des explications des principaux kabbalistes espagnols renvoyait aux théories du secret nécessaire telles que les sciences occultes les avaient développées. Martinez n’était pas un converti, toute sa vie s’était passée dans le secret des Loges ou dans les associations secrètes fondées par lui. Il s’y présentait non comme un disciple mais comme un maître, cultivant un goût certain du pouvoir, et pensait être reconnu comme « le hiérophante suprême de toutes les sectes d’Europe ». Le Traité découlait entièrement du principe kabbalistique de l’émanation conservé par Saint-Martin comme la partie la plus précieuse de son enseignement (il présentait la création comme le contraire de l’amoindrissement dans l’émanation), y compris le dogme de la chute commune à toute la création qui renvoyait au Zohar 23. Chacun pouvait s’élever au niveau spirituel de Jésus-Christ, « être consommé en Trinité » ; ce thème était certes commun à tous les mystiques et présent dans le Zend Avesta, mais il était raisonné chez Martinez qui « tenait ses connaissances de sa race » 24 : la kabbale constituait la seule origine possible. De son côté le Christ était identi࠱é à l’Adam Kadmon : le Verbe réparateur « que nous ne pouvons atteindre par nos seules forces », d’où la nécessité d’user du « remplacement » ; Martinez savait donner des signes du « réparateur », Christ lui-même, cruci࠱é et ressuscité, dans des visions décrites par l’abbé Fournié (1738 ?-1827 ?) 25. Franck enchaînait avec les visions de disciples, de M. d’Hauterive ou du baron de Liebisdorf, sur « la cause active et intelligente », entreprises malgré les dangers de l’opération 26 : la mystique spirituelle était une science universelle. Saint-Martin rapportait les faits de façon plus modeste, expliquant que l’âme, inséparable du corps jusqu’à la mort, pouvait étendre son champ d’action hors du corps. Martinez avait développé deux éléments essentiels de doctrine : 1) une spéculation spirituelle intérieure, rattachée à la kabbale, 2) des pouvoirs extérieurs et des pratiques symboliques, ordonnés à « une hiérarchie de vertus, de puissances ou degrés du monde spirituel interposée entre Dieu et l’homme ». La même doctrine était présente dans le gnosticisme alexandrin. Le rôle de Saint-Martin comme directeur spirituel des dames de la haute noblesse, la duchesse de Bourbon en particulier, « princesse excellente mais d’une intelligence médiocre, plus superstitieuse que religieuse, plus occupée de pratiques magnétiques et somnambuliques que de mysticisme », avait été important, il avait écrit un livre pour la détourner du magnétisme animal, « ce merveilleux grossier qui couronne si dignement le matérialisme du XVIIIe siècle ». Il ne lui avait pas fait lire Boehme. Un long développement sur l’in࠲uence de Boehme et sur le mariage du théosophe Gichtel (1638-1710) avec la « Sophia » céleste suivait. Joseph de Maistre avait emprunté directement au « Philosophe Inconnu » l’idée que la Révolution française était un acte surnaturel destiné à régénérer le monde et 23. Le thème est présent dans saint Paul, Rm 19-22. 24. Le mot « race » revient à plusieurs reprises sous la plume de Franck. Il rappelait que le Zend Avesta était inconnu en son temps. 25. Un disciple inconditionnel de Martinez ; voir A. FAIVRE, « Un martinésiste catholique, l’abbé Pierre Fournié », Revue de l’histoire des religions 172 (1967), p. 32-73, 131-172. 26. Avec un renvoi savant à Hermotime de Clazomènes qui aurait eu le pouvoir de garder la conscience de ses métempsychoses et se serait réincarné en Pythagore.

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Jean-Pierre Laurant à l’instruire : une ère nouvelle allait commencer où l’homme ne reconnaîtrait plus d’autre puissance que celle de Dieu, où la politique se confondrait avec la religion, et où la religion elle-même serait renouvelée comme la société 27. L’exposé de la doctrine de Saint-Martin s’appuyait sur l’origine du langage dont il avait pressenti la source unique, au-delà des deux groupes indo-européen et sémitique. Il se moquait de l’Académie des sciences quand elle se voulait omnisciente sans savoir s’élever au-dessus de la nature à l’image de ce siècle qui avait voulu se passer de Dieu et surtout des Églises établies. Sa démarche n’était pas d’ordre surnaturel mais centrée sur un retour à la nature d’avant la chute ; la lumière intérieure du sens moral pouvant seule rétablir le contact avec le divin. L’analyse des idées politiques de Saint-Martin venait ensuite, elles s’opposaient à Rousseau, à cet état de nature qui n’avait jamais existé ; l’auteur du Contrat social, comme Helvétius, avait méconnu l’altération profonde de la nature humaine. Le théosophe avait tenté de concilier la liberté nécessaire avec son hostilité à la souveraineté du peuple : la volonté générale ne pouvait s’exprimer dans une société corrompue comme la nôtre : la souveraineté populaire menait à la dictature et toute délégation était un non-sens ; l’homme dans sa chute avait perdu le pouvoir législatif. Saint-Martin avait accueilli la Révolution avec un religieux respect (Lettre sur la Révolution) 28 comme un signe du jugement dernier, amorce de la Rédemption. La théocratie naturelle et spirituelle était le seul gouvernement possible, le reste n’était que contrefaçon. En tant que théosophe, il avait voulu être le « Descartes de la spiritualité », sans toutefois abuser de la symbolique et des apparitions : c’était un gnostique des temps modernes et non pas un panthéiste. L’Homme-Esprit était « la mesure de l’universel », opérant une géométrie divine 29. Ses idées en matière de création ou d’émanation étaient plus ࠲ottantes, l’in࠲uence de Boehme lui avait fait substituer à « l’Ancien des jours » de la Kabbale chez Martinez, la « teinture divine » alchimique de Boehme. V. Les médiations, bases de la pensée ésotérique, la question de l’âme au XIXe siècle La démarche de Franck, centrée sur une approche « mystique », est d’autant plus intéressante que l’incertitude sur le statut de l’âme au XIXe siècle a placé ce thème au cœur des débats sur le « religieux ». La religion naturelle de Jules Simon, en 1856, posait la question de son immortalité dans la préface et lui consacrait la troisième partie de son livre 30 ; des notions connexes comme le « corps astral » de

27. Les Considérations sur la France de Maistre venaient directement de lui bien que les conclusions sur la légitimité du pouvoir eussent été diamétralement opposées. 28. L.-C. DE SAINT-M ARTIN, Lettre à un ami ou considérations politiques, philosophiques ou religieuses sur la Révolution française (1794-1795), rééd. Nicole JACQUES-LEFÈVRE, Grenoble, J. Millon, 2005. 29. Le Ministère de l’Homme-Esprit, Paris, 1802 ; il se mé࠱ait des visions de Swedenborg et des opérations théurgiques en général. « Géométrie » est pris dans le sens ancien de science absolue. 30. Paris, Hachette, troisième édition en 1857.

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Adolphe Franck, le martinisme et les sciences occultes Paracelse ou le « médiateur plastique » de Cudworth 31 avaient envahi le vocabulaire des occultistes aussi bien que des philosophes avec Paul Janet et son Essai sur le médiateur plastique de Cudworth 32, en 1860. Les di࠰érentes dé࠱nitions récentes de l’ésotérisme, en milieu universitaire, ont repris dans leurs critères fondamentaux la valorisation des états intermédiaires depuis « l’imaginal » de Corbin à Antoine Faivre 33. Ce qui est susceptible d’éclairer la nature des liens de l’académicien et de l’ésotérisme. La préface, de la main de Franck, du Dictionnaire des sciences philosophiques 34, est une profession de foi antimatérialiste, focalisée sur la notion d’âme dans une approche fondée à la fois sur la science et l’histoire de la philosophie : «… nous accordons à la raison le pouvoir de nous démontrer l’existence du créateur, de nous instruire de ses attributs in࠱nis… mais par le sentiment nous entrons en commerce plus intime avec lui ». Il s’élevait contre la croisade contemporaine pour soumettre la philosophie à la théologie 35. L’article « Âme » éclaire le raisonnement en s’appuyant sur le De Anima d’Aristote et ses catégories du vivant qui démontrent, selon Franck, la complémentarité du matérialisme et du spiritualisme, l’âme constituant une sorte de « médiateur plastique », une « substance intermédiaire ». Après avoir analysé le problème du siège des âmes chez Pythagore et Platon et passé en revue les modernes de Descartes à Bichat en passant par Leibniz, il s’attaque à l’empreinte des vies antérieures, chez les Orientaux, Platon et des Pères de l’Église comme Origène, à la préexistence de l’âme chez Tertullien. La question de l’Âme du monde, notion clef de l’ésotérisme de la Renaissance, clôt l’analyse : « force immatérielle confondue avec la nature », elle se trouve chez Pythagore qui l’a tirée des philosophes de l’Orient, « certains philosophes la substituent à Dieu, pour d’autres elle est un intermédiaire entre le monde créé et Dieu ». Si « Ésotérisme » 36, « Sciences occultes » ou « Occultisme » manquent, il existe un développement sur les rapports de la philosophie et des livres hermétiques 37. Dans une courte plaquette, en 1888 38, Franck est revenu sur la question de l’âme et l’on trouve une allusion au « médiateur plastique » dans la préface à la seconde édition de la Bible traduite et annotée par Samuel Cahen, en 1847 39. Il devait 31. The True Intellectual System of the World…, Londres, R. Royston, 1678. 32. Paris, Ladrange ; c’était le sujet de sa thèse en latin en 1848. 33. Accès de l’ésotérisme occidental, Paris, Gallimard, 1996. 34. 1re éd. Paris, Hachette, 1844-1852, sous la direction d’Adolphe Franck. 35. Le Dictionnaire comporte un article : « (Philosophie et livres) Hermétiques ». 36. Il y a un article « Ésotérique, exotérique », dû à J. Barthélemy-Saint-Hilaire, mais il se borne à un point d’histoire de la philosophie grecque, à savoir : si Pythagore, Platon ou Aristote avaient eu une doctrine secrète, sans aborder la question de leur postérité éventuelle. 37. J. Matter était l’auteur de l’article « Gnosticisme » : « On désigne sous ce nom un certain nombre de doctrines religieuses et philosophiques qui ont été professées au nom de la gnose dès les premiers siècles du christianisme ; c’est un éclectisme et ce sont des théosophes ». 38. A. FRANCK, L’Âme, Paris, Ligue contre l’athéisme, 1888 (« Bibliothèque populaire de la Ligue nationale contre l’athéisme »), 28 p. 39. Traduction avec texte hébreu en regard, dédiée au roi Louis-Philippe. Cahen était directeur de l’École israélite de Paris ; la première édition datait de 1833. Franck est présenté avec ses titres de membre de l’Académie des sciences morales et politiques et membre du Consistoire central israélite.

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Jean-Pierre Laurant osciller, au ࠱l de ses publications, entre la parfaite orthodoxie des kabbalistes et le soupçon de panthéisme : création ex nihilo ou matière première « coexistante » ? V. Un éclectisme religieux ? Par son approche critique, opposée à tout dogmatisme, Adolphe Franck a participé également du grand courant ésotérique et occultiste de réconciliation de la foi et de la raison, opposé en même temps aux Lumières du XVIIIe siècle et héritier de l’individualisme qu’elles avaient promu ; il entendait ouvrir la voie à la synthèse dé࠱nitive, ce temps de l’Esprit annoncé par les Révélations successives. Les Écritures sacrées constituaient le meilleur témoignage collectif de l’état de perfection que tout homme pouvait personnellement atteindre en « conformité aux textes divins que nous portons en nous ». Le jugement personnel se substituait à l’autorité extérieure 40 à la façon dont le platonisme biblique que l’on trouvait chez Philon d’Alexandrie s’était répandu chez les gnostiques et plus tard chez « nos cabalistes », il formait la partie mystique du christianisme, c’est-à-dire la religion de demain. L’histoire des courants ésotériques a été marquée au long du XIXe siècle par des séries de confrontations et de ruptures entre les tenants de l’héritage judéo-chrétien et ceux que fascinait la découverte des grands textes sacrés orientaux. Franck a choisi son camp et l’a exprimé de façon véhémente dans Le panthéisme oriental et le monothéisme hébreu 41 : la religion et la science constituaient les piliers des sociétés, à l’Orient la religion et la mystique, à l’Occident la science. Le premier conscient de son immobilisme se tournait vers le second mais l’Occident desséchait son âme et une renaissance orientale a succédé à la renaissance classique gréco-romaine. Les savants orientalistes contemporains connaissaient certes les langues, mais tout cela nous restituait le panthéisme antique, alors que Dieu seul comptait. Les limites du bouddhisme étaient évidentes : « heureux ceux qui ne vivent pas » dans ce nirvana où l’on n’est ni libre, ni responsable. La maïa était une magie universelle faite d’illusions gommant la distinction entre le bien et le mal, les Béatitudes à l’envers. À Schopenhauer revenait la responsabilité d’avoir introduit le bouddhisme en Occident où le pessimisme faisait désormais des ravages. L’académicien de conclure par une assimilation risquée : Cependant, au moment où nous nous apprêtons à célébrer le centenaire de 1789, de cette révolution qui a proclamé les droits de la conscience, et qui s’imposera toujours au respect tant qu’elle échappera aux usurpations des Jacobins, des communards et des césars ; dans ce moment même nous assistons à une renaissance des passions antisémitiques ; c’est le produit d’une certaine science qui vise à ramener l’homme vers l’animalité… l’évolutionnisme n’est au fond que la maïa indienne, une métamorphose perpétuelle, une des formes du panthéisme…

Le spiritualisme hébreu avait tracé la route au vrai christianisme. 40. Le pape Grégoire XVI le déplorait déjà à propos des Sociétés bibliques qui prétendaient se passer de tout guide en matière d’interprétation. 41. Conférence à la Société des études juives, 19 janvier 1889, publiée à part, Paris, A. Durlacher, 1889.

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Adolphe Franck, le martinisme et les sciences occultes Conclusion En réponse à l’annexion des occultistes, Franck s’est trouvé englobé dans le rejet de l’ésotérique et cela jusque dans le discours d’Alfred Fouillée (1838-1912), son successeur à l’Académie des sciences morales et politiques (1894), qui lui reprocha d’avoir développé outre mesure la mystique après avoir souligné ses faiblesses en matière de science expérimentale et de criticisme : […] le goût secret de M. Franck pour le mysticisme […] l’amena jusqu’à regarder d’un œil favorable certaines tentatives de théosophie plus que hasardées dont nous sommes aujourd’hui témoins. Ne voyons-nous pas, de nos jours, de fausses sciences subsister encore en face des vraies… quelques-uns voudraient ressusciter les prétendues sciences occultes… théosophie, magie, spiritisme… Le prétendu mysticisme de nos jours ne nous présente souvent, sous le nom usurpé de spiritualisme, qu’un matérialisme grossier 42.

Face à ces falsi࠱cations de la psychologie, les savants trouveraient des lois à tout cela… Le Dictionnaire de biographie française regrette également curieusement « sa mystique ». Du côté des ésotériques, Paul Vulliaud (1875-1950), auteur remarqué de La Kabbale juive 43, se montra sévère pour l’académicien ࠲ottant entre judaïsme et christianisme 44. René Guénon (1886-1951), dont les conceptions traditionalistes dominèrent jusque dans les années soixante, dé࠱nit l’ésotérisme en l’opposant à la mystique et en rejetant tout apport de la philosophie universitaire « profane » ; à ce titre il s’en est pris à Franck dans son compte rendu du livre de Vulliaud… En revanche, Charles Mopsik (1956-2003) a montré dans « Les formes multiples de la cabale en France au vingtième siècle » l’apport de la pensée ésotérique, englobant les sciences occultes, dans le paysage culturel francophone des XIXe et XXe siècles : […] la cabale apparaît comme un élément accessible aux multiples combinaisons et bricolages savants, d’autant plus aisément qu’elle a depuis longtemps fait l’objet d’approches et d’interprétations très diverses motivées par des raisons sans aucun lien entre elles. L’avenir dira si cette tendance n’est que transitoire ou si elle représente une direction durable 45.

42. A. FOUILLÉE, « M. Adolphe Franck et le mouvement philosophique depuis cinquante ans », dans id., Le mouvement idéaliste et la réaction contre la science positive, Paris, F. Alcan, 18962, p. 281-301 (294-295). 43. Paris, Nourry, 1923. 44. Les Entretiens idéalistes 2 (1906), « Note critique sur la cabale » ; il revint en 1908 sur les positions de Franck (Vulliaud avait été condisciple au Lycée Ampère de Lyon de Paul Loewengard, juif converti au catholicisme, il lui consacra un article dans sa revue). Il présenta la kabbale comme « la tradition ésotérique des Hébreux ». 45. C. MOPSIK, « Les formes multiples de la cabale en France au XXe siècle », dans P. GISEL, L. K AENNEL (éd.), Réceptions de la cabale, Paris-Tel Aviv, Éd. de l'Éclat, 2007, p. 255-282.

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QUATRIÈME PARTIE

ADOLPHE FRANCK ET LA POLITIQUE

PHILOSOPHIE ET SCIENCE DU JUDAÏSME : LA PLACE D’ADOLPHE FRANCK DANS LE PAYSAGE INTELLECTUEL FRANÇAIS DU XIXe SIÈCLE

Perrine SIMON-NAHUM CNRS, École des hautes études en sciences sociales, Groupe « Approches historiques des mondes contemporains »

Dans son livre sur « la conception néo-romaine de la liberté civile » consacré à l’Angleterre du XVIIe siècle, l’historien des idées Quentin Skinner dédie un chapitre à « la liberté et l’historien » 1. Il y dé࠱nit l’historien intellectuel comme une sorte d’archéologue qui œuvre pour « ramener à la surface des thèmes intellectuels ensevelis, pour les dépoussiérer et nous permettre de reconsidérer ce que nous en pensons » : D’une époque à l’autre, écrit-il, nous voyons des valeurs taillées dans le roc s’évanouir en fumée […] il nous su࠳t de regarder par exemple les noms des compositeurs gravés avec tant d’assurance sur la façade de l’opéra Garnier à Paris : Bach, Mozart, Beethoven, Spontini 2.

Il ne s’agit pas de proposer une lecture relativiste de l’histoire mais de saisir à travers cette mise en garde la manière dont le cadre donné au tableau in࠲uence le regard du spectateur, pour ࠱ler cette fois une métaphore picturale. L’étude de la place d’Adolphe Franck dans le paysage intellectuel français rencontre cette volonté de s’écarter des idées reçues dans le ࠱l d’une histoire qui nous conduirait de la Révolution française à la République de façon parfois trop linéaire pour tenter de reconstituer les espaces et les horizons de débat en demi-teinte, faisant ainsi ressurgir certains des protagonistes dont le nom a depuis longtemps disparu et qui ont parfois joué un rôle de passeur dont une histoire envisagée depuis une perspective trop 1. Cf. Q. SKINNER, « Freedom and historian », dans id., Liberty before liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 2. « We need look no further than, for example, the names of the great composers carved with such con࠱dence on the façade of the Opéra Garnier in Paris: Bach, Mozart, Beethoven… Spontini. As with our cultural heroes, so with many of our values and practices: they too are liable to become buried in the sands of the time, and stand in need of being excavated and reconsidered », Q. SKINNER, « Freedom », p. 111.

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Perrine Simon-Nahum surplombante a perdu le souvenir. Ce que soulignait Charles Mopsik dans un magistral article consacré à la personne d’Adolphe Franck dont le long titre même contenait déjà tout un programme 3. La ࠱gure d’Adolphe Franck, qu’on ne saurait se contenter de dé࠱nir comme l’un des plus proches disciples de Victor Cousin, béné࠱cie précisément de ce changement de focale. Parmi les intellectuels et savants juifs du XIXe siècle, il est sans doute l’un de ceux qui menèrent le plus loin la confrontation du judaïsme et d’une nouvelle doctrine sociale, non seulement en raison de sa longévité publique, puisqu’il apparaît dans la vie publique autour du début des années 1840 et anime encore la Ligue contre l’athéisme, dans laquelle on trouve notamment Jules Simon ou le grand rabbin de France Zadoc Kahn, en 1892, à plus de quatre-vingt-deux ans, mais aussi en raison de l’importance de la ré࠲exion qu’il produit sur le droit. Dans l’articulation qu’elle met en place entre l’histoire et le droit, et l’interprétation directement politique de la doctrine cousinienne, celle-ci met en lumière à mon sens le rôle d’un chaînon souvent absent de l’historiographie, l’élément religieux, contribution du judaïsme à la modernité, dans la fondation des futures sciences de l’homme. Adolphe Franck contribue ainsi à la double dé࠱nition qu’on voit se dessiner tout au long du siècle de la démocratie à la fois comme fonctionnement des institutions et méthode d’organisation sociale. I. Adolphe Franck disciple de Victor Cousin C’est dans le cadre de l’entourage de Cousin et de la doctrine spiritualiste qui l’inspire qu’Adolphe Franck trouve au départ à s’épanouir comme disciple et secrétaire de Victor Cousin au sujet duquel Jules Simon, un autre de ses élèves, écrivait que « ceux qui n’ont pas vécu de son temps ne sauraient imaginer quel bruit il faisait en ce monde pendant qu’il y était », ajoutant, « il aimait cela, il cherchait cela » 4. Reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1832, « premier Français d’origine juive à être reçu à l’agrégation de philosophie », comme le rappelle le Dictionnaire des philosophes publié en 1984 qui lui consacre une courte notice 5, sans être passé par l’École Normale, alors qu’il s’était d’abord destiné au rabbinat, Adolphe Franck fut en e࠰et nommé professeur de philosophie en 1840 au collège Charlemagne avant d’enseigner à partir de 1847 la philosophie sociale à la Sorbonne puis d’entrer en 1856 au Collège de France où il occupera la chaire du droit de la nature et des gens jusqu’en 1886 6. L’un de ses principaux titres de gloire est d’avoir été le maître d’œuvre du célèbre Dictionnaire des sciences

3. Ch. MOPSIK, « Quelques remarques sur Adolphe Franck, philosophe français et pionnier de l’étude de la cabbale au XIXe siècle », Pardès 19-20 (1994), p. 239-244. 4. J. SIMON, Victor Cousin, Paris, Hachette, 1891, p. 4. 5. J. LEFRANC, « Franck, Adolphe », Dictionnaire des philosophes sous la direction de D. HUISMAN, Paris, PUF, 1984, t. I, p. 955. 6. Voir le portrait qu’Eugène Manuel consacre à Adolphe Franck dans ses Mélanges en prose, Paris, Hachette, 1905.

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Philosophie et science du judaïsme philosophiques publié autour de 1848 7 qui trace dans les thèmes comme dans la méthode employée le programme que l’éclectisme ࠱xe à la philosophie, modèle du Vocabulaire technique et critique de la philosophie publié sous la direction d’André Lalande 8, lequel y fera référence comme au « Franck ». C’est à Cousin en࠱n qu’il dédiera en 1843 sa Kabbale ou philosophie des Hébreux 9. L’éclectisme se dé࠱nit comme une philosophie appliquée aux faits de conscience qui éclaire l’histoire de la philosophie dans la mesure où aucun système n’épuise à lui seul les faits de conscience 10. Mais la doctrine cousinienne, si elle construit une histoire de la philosophie, est loin de dessiner une méthode, encore moins un système. C’est plutôt une triple aporie que Cousin lègue à ses disciples les plus proches, Barthélemy-Saint-Hilaire, Franck, puis à la génération suivante Vacherot, Caro ou Janet, aporie que chacun tentera à sa manière de dépasser. La question qui concerne le plus directement Franck est celle du mode de connaissance et de la place qu’y tiennent respectivement la raison et la Révélation. Adolphe Franck appartient en e࠰et à la génération des juifs nés après l’Émancipation qui vont avoir à cœur de donner à celle-ci un contenu concret tout en demeurant attachés à leurs convictions religieuses. Le judaïsme n’échappe pas en e࠰et aux di࠳cultés rencontrées par l’ensemble des reformulations religieuses après la Révolution et la pensée de la régénération se doit de tenir compte à la fois de l’évolution permise par l’entrée dans la société civile mais aussi des assauts que subissent les formes d’identité religieuse. Le risque est alors grand de voir les juifs se détourner du judaïsme non seulement sous la pression d’un projet social mais tout simplement par ignorance. C’est ce paysage accidenté qui sert d’arrière-plan aux ré࠲exions de Franck comme à celles de ses contemporains et amis, Gerson Lévy ou Samuel Cahen. Ceux-ci placent au centre de leur vision de l’homme et de la société une religion sous des traits modernisés, à laquelle conduisent indistinctement la Révélation et la raison. Franck aurait pu, en un sens, s’accommoder sans peine du programme tracé par Cousin et de la dé࠱nition que celui-ci donne de la raison, qui « descend de Dieu et s’incline vers l’homme », « pont jeté entre la psychologie et l’ontologie, entre la conscience et l’idée ; elle pose à la fois sur l’une et sur l’autre », « elle apparaît à la conscience comme un hôte qui lui apporte des nouvelles d’un monde inconnu dont il lui donne à la fois l’idée et le besoin » 11. Le cadre qui sous-tend cette ontologie interdit pourtant que Franck vienne y couler la mission qu’il réserve au judaïsme. Avant Cousin déjà, Constant et Quinet avaient évité le dilemme philosophique consistant à choisir entre raison et Révélation mais c’était en se situant, qui au plan d’une histoire universelle, qui au plan de la morale. Les traditionalistes catholiques a࠳rmaient l’existence d’une raison anticartésienne, tirant sa légitimité de la Révélation mais également du sens commun. La pensée kantienne, elle, o࠰rait aux 7. Dictionnaire des sciences philosophiques, sous la direction d’A. Franck, Paris, Hachette et Cie, 6 vol., 1844-1852. 8. A. LALANDE (dir.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1960. 9. A. FRANCK, La Kabbale ou philosophie des Hébreux, Paris, Hachette, 1843. 10. P. VERMEREN, Victor Cousin : le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, L’Harmattan, 1995. 11. Cité par J. SIMON, Victor Cousin, p. 36.

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Perrine Simon-Nahum yeux du fondateur de l’éclectisme une voie médiane entre une position irrationnelle, le salto mortale de Jacobi, et un rationalisme a࠳rmant la possibilité de saisir les notions supérieures telles que Dieu ou le monde grâce au travail du concept. Reste que chez Cousin, à la di࠰érence du constructivisme kantien, tout est en quelque sorte donné d’emblée. Il dé࠱nit la raison comme une forme d’empirisme dans la mesure où c’est l’introspection de l’âme qui permet d’accéder à la connaissance. La raison rencontre ainsi la Révélation dans le mouvement ascensionnel qui la conduit à la connaissance. Il y a donc deux sources de la vérité, l’une est la raison, l’autre est la Révélation qu’il ne saurait être question de discuter et qui trouve son prolongement dans la tradition. Raison et Révélation sont donc les deux bornes que ࠱xe le fondateur de l’éclectisme à une conception métaphysique du religieux sans en proposer de réelle synthèse qui entérinerait un usage épistémologique. Première aporie léguée par Cousin à ses disciples. La seconde a trait à la dé࠱nition que Cousin donne du principe d’intervention du divin dans le monde. On ne peut concevoir Dieu en dehors des deux grandes catégories de la connaissance que sont la substance et la causalité. Pour que quelque chose existe, il faut qu’il soit e࠰et d’une cause et trouve son origine dans une substance. Le Dieu posé par Cousin, présent dans chaque acte intellectuel, substance et cause de tout, Dieu quali࠱é de vrai et réel et non de Dieu abstrait, est dans un tel rapport au monde qu’on ne voit plus en réalité ce qui le distingue de la natura naturans de Spinoza. Ce qui explique d’ailleurs que l’idée de Création soit pratiquement absente de la représentation qu’il en donne. Et la réponse apportée par Cousin consistant à a࠳rmer que toute pensée contient l’aperception inséparable du moi et du non-moi, de l’in࠱ni et du ࠱ni, ne fait que renforcer en réalité la di࠳culté, comme le souligneront plusieurs de ses exégètes. Si religion et philosophie sont deux irréductibles comme le pensait Cousin, elles doivent pourtant se rencontrer pour fonder l’ordre social. « Sans l’idée de Dieu, écrit Franck, nous ne pouvons croire ni à la vérité, ni à la justice, ni au devoir, ni au droit, ni à la beauté dans les œuvres de la nature et de l’art » 12. La croyance en l’existence d’un principe supérieur, qui ordonne l’univers et assure l’équilibre social, traduit un libéralisme conservateur qui place le régime des libertés publiques, garantie de l’égalité, sous l’égide de l’État et assure à celui-ci le respect de ses citoyens. C’est ici que Franck se singularise parmi le cercle des disciples de Cousin. Car si un certain nombre d’entre eux vont chercher du côté de la psychologie à lever les apories du maître ou, à l’image de Jules Simon, dans la dé࠱nition des contours d’une « religion naturelle », Franck dispose du cadre que lui fournit la loi juive, proche en cela des convictions qui animent le groupe des régénérateurs, pour reprendre le terme par lequel Jay Berkovitz désigne ceux qui, au sein de la communauté juive, cherchent autour des années 1840 à renouveler l’idée d’un judaïsme redessiné aux couleurs de la modernité 13. « L’idée d’un Dieu 12. Manifeste de la ligue contre l’athéisme dont Franck fut président, cité dans À la Mémoire d’Adolphe Franck, Discours et articles, Paris, Imprimerie J. Montosier, 1893, p. 46-47. 13. J. BERKOVITZ, The Shaping of Jewish Identity in Nineteenth-Century France, Detroit, Wayne University Press, 1989.

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Philosophie et science du judaïsme unique tel qu’on le trouve dans le judaïsme n’est que l’idée même de la liberté ou de la liberté de la personne morale élevée à la plus haute perfection » écrit-il dans ses Études orientales qui rassemblent l’ensemble des cours à la chaire de droit naturel du Collège de France 14. Comment fonder alors la société sur le principe du religieux ? Comment réaliser ce passage entre un judaïsme qui évolue au gré de la modernité même s’il demeure ancré dans une tradition, et le nouvel ordre social que le philosophe appelle de ses vœux, garant de la poursuite de l’émancipation et de l’égalité des citoyens ? C’est ici à la source du libéralisme de Benjamin Constant que Franck puise directement. Or il est intéressant de voir comment c’est en réalité en se servant du droit et non de l’histoire qu’il va puiser les arguments de sa démonstration. Franck reprend l’enquête depuis le départ, c’est-à-dire l’analyse de la connaissance psychologique des phénomènes, dans un article consacré au « mysticisme chez les Grecs » 15. Discutant de la philosophie de Plotin, dont il fait dans un premier temps un philosophe spiritualiste avant qu’il ne verse dans le mysticisme, il se range à la dé࠱nition que donne Plotin de l’âme comme principe séparé du corps. Mais à la di࠰érence de Plotin, Franck se refuse à tout rapporter à l’âme. Marquer ses limites c’est en même temps en souligner la grandeur. C’est en e࠰et dans la dé࠱nition de l’âme que réside la personne humaine. D’où l’intérêt que prend à l’autre bout Adolphe Franck pour la doctrine de Maïmonide qui pose la question de l’origine du monde et de la connaissance de Dieu. C’est dans l’a࠳rmation du dualisme entre l’âme et le corps que Franck va ancrer le rapport à l’histoire, et à travers lui, à un corps de doctrines particulier qu’est le judaïsme. L’âme se distingue du corps qui est un renouvellement perpétuel, là où l’âme possède un principe de stabilité, de permanence, la mémoire. Celle-ci, témoin de mon passé, se fait garante incontestable de mon identité. Franck en tire un double principe. Dans le rapport de l’individu à lui-même, le fait que l’âme possède un principe d’action propre, apporte la preuve qu’elle obéit à une volonté et a࠳rme sa liberté à mesure qu’elle s’émancipe du corps pour s’élever dans la sphère du sentiment et de la pensée. La seconde conclusion conduit la conception d’ensemble de l’anthropologie historique de Franck. Elle établit en e࠰et un rapport d’homothétie entre l’âme et le corps dans le rapport que l’individu entretient à la société à laquelle il appartient. Ainsi s’établit en quelque sorte un rapport entre l’individu et le collectif selon le schéma des facultés naturelles dont on peut penser qu’il est propre à chaque société ou religion. Le rapport à la mémoire pour l’individu et à l’histoire pour le groupe, en même temps qu’il renvoie à l’histoire du judaïsme, résout le rapport de la raison à la Révélation en historicisant celles-ci, révélant la divinité non seulement dans son rapport singulier à l’homme mais dans le dessein des sociétés dans leur ensemble. Il n’est donc pas surprenant de voir Adolphe Franck reprendre à son compte les développements présentés par Joseph Salvador dans son Histoire des institutions

14. A. FRANCK, Études orientales, Paris, Michel Lévy frères 1861, p. 115. 15. Id., « Le mysticisme chez les Grecs », Philosophie et religion, Paris, Didier et Cie, 1869, p. 1-55.

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Perrine Simon-Nahum de Moïse 16 . Il ne s’agit pas de déduire de l’histoire biblique une inspiration directe dont une société républicaine contemporaine tirerait les leçons à la manière des recommandations que l’on trouve sous la plume des saints-simoniens comme Léon Halévy, ou chez Salvador lui-même qui fait de la Constitution mosaïque l’ancêtre du régime parlementaire britannique, mais de montrer comment de façon indirecte le judaïsme, à travers son histoire et la mémoire que répercute des temps anciens une pratique religieuse, fournit non seulement le fondement d’une éthique individuelle mais aussi l’un des modèles possibles d’organisation sociale. Les conclusions de Salvador permettent à Franck d’écarter le modèle de monarchie absolue décrit par Bossuet ou l’interprétation du régime des Hébreux comme une théocratie antique. Mais ce qu’il met en évidence au-delà même des propos de Joseph Salvador, c’est que les liens qui unissent entre eux les enfants d’Israël sont en même temps ceux qui les constituent en tant que peuple – c’est-à-dire sur un plan religieux – et société – sur un plan politique. C’est sur cette identi࠱cation du religieux et du politique propre au judaïsme antique, et que viendra briser la condition médiévale imposée aux communautés juives, que repose la contribution du judaïsme à la société moderne et au libéralisme. Il est un second point pour lequel Franck s’appuie sur les travaux de Salvador : la réinterprétation juridique de la tradition à laquelle il se livre et qui souligne la singularité de ses travaux au sein de la science du judaïsme à travers le domaine du droit, à première vue éloigné des disciplines propres à cette science. Ce qui nous intéresse ici, c’est que la tradition se dédouble, a࠳rmant à la fois sa validité comme mode d’une incorporation des usages du passé dans la modernité en construction – c’est la jurisprudence, autrement dit une forme de technique herméneutique d’interprétation – mais aussi en tant que processus désignant l’avenir, c’est-à-dire en ࠱xant un point de départ au progrès mais en montrant en même temps les potentialités d’évolution qui sont autant d’étapes vers la réalisation de l’individu. C’est dans ce double espace historique que Franck va réinscrire le judaïsme. Adolphe Franck aborde la question du droit en philosophe et en moraliste. L’enjeu politique que représentait le droit au début du siècle était lié à la pérennité du Code Civil et au mode de jurisprudence. La notion de tradition est en e࠰et réintroduite dans la pratique du droit au début du XIXe siècle, rompant ainsi avec l’idée de la table rase qui avait inspiré les révolutionnaires mais en référence au droit romain. Dans son Cours de 1819-1820, Cousin avait eu à cœur de montrer que les maximes générales du droit civil étaient en réalité la même chose que les maximes du droit naturel, mises sous une forme plus positive 17. Désireux de préserver le Code contre toute o࠰ensive réactionnaire, Cousin rétablit la prépondérance du droit naturel. Le pouvoir adéquat sera non pas celui qui édicte le droit mais celui qui le respecte. Le droit est donc établi dans une sorte de supra-historicité et le Code, refondé sur le droit naturel rationnel, échappe ainsi à l’histoire. 16. Cf. J. SALVADOR, Histoire des institutions de Moïse et du peuple hébreu, 1re éd. Paris, Ponthieu, 1828, 3 vol. 17. On se reportera au Cours d’histoire de la philosophie morale au dix-huitième siècle, Paris, Librairie de Ladrange, 1840, 2 vol., t. II.

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Philosophie et science du judaïsme Le chemin suivi par Adolphe Franck est d’une certaine façon analogue à la solution trouvée à travers la fondation du lien social dans le sentiment religieux. À la di࠰érence de Cousin, il replace au contraire le droit naturel dans l’histoire, comme en témoigne la double série de cours au Collège de France sur le droit civil puis sur le droit pénal, qui passe en revue les institutions juridiques dans les di࠰érentes civilisations. Là où les juristes héritiers de Cousin comme Athanase Jourdan ou Eugène Lerminier iront chercher du côté de la prééminence du droit romain a࠳rmée par l’École historique allemande du droit, c’est encore du côté des institutions juives et de leur articulation avec la morale que Franck explore la possibilité d’un dépassement. II. Une politique de la religion Se distinguant à la fois des philosophes cousiniens et du courant de la science du judaïsme français auquel il appartient, la ré࠲exion d’Adolphe Franck nous permet de restituer une étape de la construction d’une histoire des institutions libérales, ce moment des années 1850-1860 où la démocratie n’est pas encore une formation politique mais perce à l’horizon de l’organisation de la société. Or, dans ce moment, le thème religieux, souvent évacué de l’historiographie politique et intellectuelle, retrouve pleinement son rôle, incarnant chez certains penseurs comme Franck, précisément, l’un des lieux où se produit la rencontre de l’individu et du collectif, où se construit le sujet démocratique. Trouvera-t-on la comparaison osée si on a࠳rme que, dans la ré࠲exion qu’il mène sur le droit et les institutions juridiques, par laquelle il dépasse les thèmes cousiniens, Adolphe Franck élabore une anthropologie historique analogue à celle que propose Tocqueville au sujet des mœurs et des passions démocratiques ? Travaillant sur le lien entre l’individu et la société, et bien que référant celui-ci à la transcendance divine, c’est au sein de ses semblables qu’il établit la relation juridique comme relation sociale. Ce faisant, il s’inscrit dans la ligne des penseurs qui, au XIXe siècle, dé࠱nissent le droit comme l’une des composantes de la société politique libérale. On voit parallèlement se dessiner à partir de la ࠱n des années 1860 la rupture qui se produit entre ceux qui maintiennent envers et contre tout que la société des hommes trouve encore son inspiration au ciel, comme Adolphe Franck, et ceux pour lesquels la dissociation est désormais consommée. Ainsi la pensée d’Adolphe Franck marque-t-elle non seulement une étape dans la pensée d’une société démocratique mais également dans le statut scienti࠱que donné à travers le thème religieux aux sentiments de l’homme et à l’intérêt progressif que vont mettre en œuvre les di࠰érentes disciplines pour, passant du religieux au droit et à l’histoire, construire les disciplines sociales qui, à la ࠱n du XIXe siècle, formeront le socle de la société républicaine. Le problème de la démocratie, celui du rapport entre l’organisation sociale et le fonctionnement politique, implique en e࠰et que l’on ait une réponse à la question qu’il pose : qu’est-ce que la nature de l’homme ? Ainsi la boucle est-elle en quelque sorte bouclée chez Franck puisqu’il y revient dans ses derniers ouvrages. Il se situe dans les années 1870 au croisement de l’évolution de la science du judaïsme, au moment où celle-ci va prendre le visage 191

Perrine Simon-Nahum d’une histoire des religions en con࠱ant la dé࠱nition de l’ordre social à la société extérieure, et de l’avènement de la société républicaine. Avec Franck, l’homme n’a pas encore totalement accédé à la modernité. S’il a des droits et des devoirs, il ne fabrique pas encore complètement ses notions morales. Lorsque Franck écrit que l’homme a des droits parmi lesquels le premier, celui de se conserver, c’est encore dans la mesure où il tend vers des ࠱nalités naturelles. Ainsi ancre-t-il toujours la liberté politique dans la liberté morale, comme le rappelle le compte rendu qu’il donne de l’ouvrage d’un Elme Caro, autre disciple de Cousin, sur l’idée de Dieu 18. Cela n’empêche pas que se produise progressivement dans ses travaux une dissociation entre l’étude des sociétés historiques et de leur fonctionnement juridique et les leçons à en tirer pour la société démocratique, et des écrits plus idéologiques, produits notamment dans le cadre de son activité à la tête de la Ligue nationale contre l’athéisme et qui réa࠳rment avec constance la présence divine au fondement de la nature sociale de l’homme. Une rupture, pourrait-on dire, entre l’égalité conçue comme principe moral premier et l’équité dé࠱nie comme principe universel du droit. La Révélation, comme l’écrit Marcel Gauchet, est toujours à l’œuvre mais de manière sous-jacente. « Elle fournit imperturbablement le moule où se coulent la physionomie des collectifs, l’économie des rapports sociaux et l’organisation de la pensée » 19. C’est dans ce hiatus qui se crée, peut-être même parfois à l’insu de son auteur, que se dessine le glissement vers les sciences de l’homme. Dans la mesure en e࠰et où il s’agit de retraduire dans les institutions sociales et politiques les dispositions intellectuelles dont est grati࠱ée l’âme humaine, ce sont les modalités de ce passage qui vont ici intéresser l’homme de science. En ceci, Franck s’a࠳rme plus moderne que certains de ses contemporains comme James Darmesteter ou Théodore Reinach qui continuent de prôner une inspiration directe entre le judaïsme des prophètes et la société démocratique ; et son œuvre illustre à merveille ce moment libéral où les organisations humaines s’émancipent des formes de pouvoir transcendantes. C’est ce cheminement qui explique le rôle que l’on peut attribuer à ses travaux dans l’avènement d’une science de l’homme dans le dernier tiers du siècle et l’articulation d’une science juridique sur la psychologie d’un côté, la science des sociétés de l’autre. On peut ainsi nuancer la conclusion de M. Gauchet qui voit dans la « déthéologisation de l’histoire » une forme de déliaison entre la morale et l’individu en montrant comment, grâce à des travaux comme ceux d’Adolphe Franck, la relation qui les unit n’est plus d’inclusion, de référence de l’individu à une morale transcendante mais d’appropriation, à travers l’élévation de l’individu moral au rang de valeur transcendante. Ainsi s’explique par exemple que son enquête se soit très vite étendue non seulement à d’autres modes de croyance comme le bouddhisme ou le christianisme, mais également à d’autres formes d’organisations 18. A. FRANCK, « L’Idée de Dieu et l’athéisme contemporain », dans id., Philosophie et religion, p. 409-422 (421). 19. M. GAUCHET, L’Avènement de la démocratie, t. II, La crise du libéralisme, Paris, Gallimard, 2007, p. 13.

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Philosophie et science du judaïsme sociales. Reste que, et c’est ce qui distingue Franck de penseurs comme Durkheim, le basculement ne se fera jamais du côté d’une logique de l’individu de droit détaché de la mystique de la société dans laquelle il s’inscrit. C’est en tant que science morale et non comme science politique qu’il s’intéresse au droit. La question morale comprise non pas comme le rapport qui s’établit entre liberté et nécessité mais bien comme les relations qui unissent l’individu aux diverses formes de collectivité (nation, société, race) occupe à partir des années 1870 le centre des débats. C’est l’époque où la morale néo-kantienne qu’incarne en partie Adolphe Franck est battue en brèche. Ainsi peut-on voir dans les théories d’un Jean-Marie Guyau 20 dénonçant le déplacement du religieux dans le domaine de l’éthique les positions de l’un des adversaires les plus percutants de cette vision des choses. C’est ce qui explique que les théories de Franck paraissent rapidement surannées face aux réponses que les néo-kantiens devront fournir aux di࠰érentes attaques dont ils sont l’objet. Ce n’est plus le devoir qui ࠱xe les règles d’une vie en commun mais la vie elle-même, l’énergie qui participe de l’élan vital. On trouve alors chez Frédéric Rauh un dépassement du point où Adolphe Franck avait porté la morale. Mais en même temps il s’en sépare dé࠱nitivement puisqu’il montre que l’action morale est expérimentale dans la mesure où elle invente ses propres normes en s’e࠰ectuant. Il peut être intéressant pour conclure de reprendre le thème de la constellation dé࠱ni par le spécialiste de l’histoire de l’idéalisme allemand Dieter Henrich 21 pour montrer comment, à travers l’in࠲uence de constellations intellectuelles et au-delà de ce qu’on a coutume de mettre en scène comme les réseaux de sociabilité, la question du religieux apparaît transversale à la fois dans les problématiques intellectuelles et les réseaux de sociabilité. Ainsi la pensée d’Adolphe Franck permet-elle non seulement de montrer comment le problème qui se pose aux élites juives du XIX e siècle n’est pas unique mais exprime un questionnement plus large sur la mise en forme de l’ordre social, mais également de mettre en lumière une des étapes cruciales dans l’histoire de la pensée d’un individualisme démocratique dans la France du XIXe siècle. On pourrait ainsi envisager de retracer dans une enquête sur les fondements juridiques de la société libérale qui émerge à la ࠱n du XIXe siècle une généalogie qui mettrait en regard Adolphe Franck au début du XIXe siècle et le Bergson des Deux sources de la morale et de la religion à l’autre bout 22, passant par James Darmesteter ou certains des fondateurs de la Revue de Métaphysique et de Morale comme Xavier Léon, Élie Halévy et Léon Brunschvicg.

20. J.-M. GUYAU, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris, F. Alcan, 1885. 21. Voir M. MULSOW, « Qu’est-ce qu’une constellation philosophique ? Propositions pour une analyse des réseaux intellectuels », Annales histoire, sciences sociales 64 (2009), p. 81-110. 22. H. BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, F. Alcan, 1932.

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ADOLPHE FRANCK ET LA CRITIQUE SOCIALE

Paola FERRUTA Universität Halle-Wittenberg Leopold Zunz Zentrum zur Erforschung des europäischen Judentums, Université Paris IV - Sorbonne, Centre Roland-Mousnier

I. Juillet 1830 et ses con࠳its irrésolus La présente contribution se propose d’éclaircir la relation d’Adolphe Franck au saint-simonisme et, en particulier, à la critique sociale élaborée autour de 1830 par ce mouvement à la fois religieux et politique. Déterminer la nature de ces rapports permet de saisir des con࠲ictualités plus profondes qui marquèrent en France l’écart entre vie institutionnelle et société au XIXe siècle. On ne s’attardera pas ici sur la biographie intellectuelle d’Adolphe Franck, ni sur son rôle dans le contexte des institutions et des politiques culturelles à cette époque, amplement discutés dans cet ouvrage. Pour autant, a࠱n de résumer la situation politique entre la période qui va de 1830 à 1835, la « phase créatrice de la Monarchie de Juillet » 1, il est à propos, tout d’abord, de citer un adversaire célèbre de Franck – et surtout de son maître Victor Cousin : Pierre Leroux. Leroux thématise les contradictions de la « phase nouvelle » inaugurée par la récente révolution : Cela est si vrai que Juillet a balayé en un seul jour toute la vieille monarchie, et n’a vu ensuite qu’une ridicule parodie de la résistance que l’Ancien Régime ࠱t il y a quarante ans. On pouvait donc hardiment et sans guerre civile traiter l’Ancien Régime en ennemi. Quelle di࠰érence avec la phase nouvelle où nous entrons ! Certes, nous ne ferons pas l’honneur à la monarchie intruse après Juillet de la regarder comme l’Ancien Régime. La classe bourgeoise, la classe propriétaire, la classe qui tient par intérêts et par sentiments au système d’individualisme pur, 1. Ph. RÉGNIER, « Introduction », dans id. (éd.), Études saint-simoniennes, Lyon, PUL, 2002, p. 7-12, ici p. 8.

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Paola Ferruta voilà donc l’adversaire ! Et, en e࠰et, la Quasi-Restauration est le gouvernement des prolétaires par les bourgeois, comme la Restauration était le gouvernement des prolétaires et des bourgeois par la noblesse 2.

Véritablement, Juillet 1830 fut, tout comme l’a été ensuite Mai 1968, une « formidable révolution culturelle » dont le saint-simonisme constitue, comme le remarque Philippe Régnier, « l’expression synthétique la plus poignante 3 ». Cette révolution culturelle, « fondatrice du siècle », ne ferme pas son horizon, comme Juin 1848 le fera 4, et se répercute en forgeant une « idéologie neuve », voire une « solution globale » qui semble synthétiser le mieux les « aspirations libertaires » du XIXe siècle 5. Il ne s’agira donc pas de se borner à considérer le saint-simonisme en tant que tel, mais dans la mesure où il peut être vu comme un « laboratoire de l’invention » de cette époque 6. Si le saint-simonisme constitue un point nodal et considérablement problématique dans l’histoire de France, catalyseur des forces les plus créatrices et les plus hétérogènes, il est aussi constitutif de l’identité française, dont il demeure une sorte de concentré de la mémoire collective. Ce mouvement politico-religieux o࠰rait dans les années 1830 une réponse aux inquiétudes multiples de l’époque, exprimant les revendications de di࠰érentes couches de la société, marginalisées depuis les dernières mutations économiques et sociales. Le saint-simonisme prônait, d’un côté, une dévalorisation du politique, remplacé par une « religion du monde industriel » 7, et de l’autre, il multipliait les invectives contre le libéralisme économique incontrôlé, perçu comme étant à l’origine de la misère sociale. L’antagonisme entre les libéraux, donc les cousiniens, et les activistes du mouvement saint-simonien annonce, au demeurant, la désillusion et donc l’hostilité des mouvements politiques qui avaient promu des instances de réforme de la société, envers le libéralisme à peine installé au pouvoir. Le cas particulier d’Adolphe Franck est à plus forte raison intéressant pour discerner comment sa ࠱délité aux tenants académiques du libéralisme triomphant entraîne une critique du saint-simonisme, paradigmatique du discours libéral. L’attaque contre la propriété privée et l’héritage forme le noyau de l’incompatibilité du saint-simonisme avec le libéralisme. D’autre part, la critique de Franck envers le mouvement saint-simonien a des traits communs avec les protestations des saint-simoniens juifs contre la gouvernance autoritaire et le personnalisme politique qui caractérisent le mouvement à partir de 1831. Les saint-simoniens juifs, principalement les frères Rodrigues, les frères Pereire, Gustave d’Eichthal

2. P. LEROUX, « De la philosophie et du christianisme », Revue encyclopédique (août 1832). 3. Ph. R ÉGNIER, « Le saint-simonisme : approches nouvelles et actuelles », Textes et documents pour la classe (TDC), 855, L’Utopie (1er mai 2003), Paris, SCEREN-CNDP, p. 16-19, ici p. 1-2. 4. Pour un aperçu di࠰érent de Juillet 1830, voir P. M. P ILBEAM, The 1830 Revolution in France, Londres, Macmillan, 1991. 5. Ph. R ÉGNIER, « Introduction », p. 8. 6. Ibid. 7. P. MOUSSO, La religion du monde industriel : analyse de la pensée de Saint-Simon, Paris, Éditions de l’Aube, 2006.

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Adolphe Franck et la critique sociale et Léon Halévy, ont collaboré signi࠱cativement, à partir de 1825, à l’élaboration théorique du saint-simonisme. Pour introduire à l’analyse des écrits d’Adolphe Franck, en particulier aux passages consacrés au saint-simonisme, quelques éléments au sujet du saint-simonisme et de sa critique sociale peuvent aider à la compréhension des préjugés des milieux politico-institutionnels à son égard. II. Doctrine et physiologie sociale des saint-simoniens Le saint-simonisme est un mouvement politico-religieux qui compta en France de nombreux disciples et qui, à partir de 1825, acquit une forte réputation en tant qu’école philosophique. « Le messie aristocratique » Claude-Henri de Saint-Simon (1760-1825) avait déjà dressé des plans pour la reconstruction de la société après la Révolution française et les guerres napoléoniennes, des plans qui étaient alors révisés et remis à jour par ses disciples. Saint-Simon refusa de séparer la religion de la science et le mythe de la réalité. C’était au moyen de la religion, en pro࠱tant en particulier de sa force, que la créativité triompherait des forces critiques et de l’esprit aride de la seule déduction. La politique était transformée en religion et la religion était circonscrite à la physique et au développement industriel. La rédemption prit la forme séculière du socialisme, institutionnalisant l’opposition entre politique et société. De surcroît, les saint-simoniens défendaient l’idée d’une limitation de la propriété privée et de la disparition de l’héritage 8. Saint-Simon avait déjà distingué entre deux modes de direction, « le mode social ou d’administration et le mode politique ou de gouvernement » 9. La société, attendu qu’elle est organisée, serait caractérisée par l’être administré, l’État par l’être gouverné 10. Les saint-simoniens demeurèrent critiques à l’égard des discours politiques libéraux et républicains, revendiquant une restructuration de l’essence même du pouvoir et non une simple redistribution de celui-ci 11. Le gouvernement signi࠱ait à leurs yeux une « administration », sans pourtant devenir une technocratie, et non un « exercice du pouvoir » limitant la solidarité sociale 12. Déjà, avec Saint-Simon, l’entreprise prend la place de l’État, la première déployant un exemple de cohésion qui comporte l’association du ࠲ux de la production, du savoir et de la ࠱nance. L’industrie et la science morale fonderont, unies, une société nouvelle, qui inaugurera un « âge d’or » à venir de l’humanité. Après 1830, le mouvement saint-simonien, dirigé alors par le polytechnicien Prosper Enfantin (1796-1864), radicalise, d’un point de vue politique, sa position antilibérale et anti-républicaine. Néanmoins, les disciples de Saint-Simon développèrent le corpus théorique ébauché par leur maître et appliquèrent les lois scienti࠱ques de l’attraction universelle à l’univers physique et moral des êtres humains, 8. M. BUBER, Utopie et socialisme, Paris, Aubier, 1977 [Der utopische Sozialismus, 1952, 19672], p. 41, 251. 9. Ibid. 10. Ibid. 11. P. MOUSSO, La religion du monde industriel, p. 59. 12. M. BUBER, Utopie.

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Paola Ferruta les plaçant dans un nouveau système, c’est-à-dire dans un « industrialisme rêvé ». L’inspiration saint-simonienne peut paradoxalement être dé࠱nie à la fois comme scienti࠱que et anti-positiviste. Ce penchant scienti࠱que constituait l’expression d’une nouvelle philosophie de la nature, inspirée par les récentes découvertes en physique et représentant une transposition de celles-ci dans la sphère sociale. Le domaine social devint ainsi plus complexe et autonome ; le corps humain était considéré comme un corps naturel soumis aux lois de l’attraction et de la répulsion, ressemblant à tout autre corps physique. Enfantin compléta la théorie de la société de Saint-Simon lorsqu’il revendiqua l’émancipation des femmes ou, plus précisément, l’« émancipation de la chair ». En e࠰et, à partir de l’été 1831 – au point même de contredire sa rigueur « paulinienne » de 1829 –, Enfantin préconisa un « couple-prêtre » destiné à gouverner l’humanité future, usant de moyens tant charnels que spirituels pour sauvegarder ses a࠳liés. Une lecture ésotérique de la Genèse l’avait amené, lui et ses ࠱dèles, à discerner dans le couple adamique le modèle anthropologique idéal pour l’humanité future, en charge d’un pouvoir politique absolu. Une partie considérable du groupe saint-simonien percevait cependant la promiscuité comme un renforcement de l’exploitation de la femme. La théorisation de ce sensualisme était corrélée à la hiérarchisation extrême de la « famille saint-simonienne », selon l’expression employée par les adhérents du mouvement, et au style totalitaire de la direction d’Enfantin. III. Adolphe Franck, le despotisme universel et la sancti࠲cation des passions communistes Pour revenir à l’opinion d’Adolphe Franck sur le saint-simonisme, elle est déterminée en premier lieu par sa relation au communisme. En second lieu, sa dépréciation de l’hybris humaine, spécialement si celle-ci a࠳che des prétentions divines, l’empêche de succomber au pouvoir de fascination du messianisme saintsimonien. Il faut le dire, les temps avaient changé ; dans les années 1840 le saintsimonisme et sa sacralisation de la société industrielle avaient dé࠱nitivement été identi࠱és comme des anachronismes ridicules et incompréhensibles. Autour de 1848, les événements historiques amenèrent Franck à approfondir une ré࠲exion qu’il avait entamée précédemment. Cette même année, il publia une première brochure intitulée « Le communisme jugé par l’histoire », brochure qu’il compléta et republia plus tard à plusieurs reprises. Franck est alors un ennemi déclaré du communisme dont il veut dévoiler les incohérences idéologiques et les faux mythes concernant son enracinement dans la religion chrétienne. Il tient à préciser que : […] le christianisme et le communisme, loin de se confondre, sont donc complètement opposés l’un à l’autre. Le premier se fonde sur l’amour et par conséquent sur la liberté, le second sur la contrainte ; le premier commande la résignation, le sacri࠱ce ; le second, la spoliation 13.

13. A. FRANCK, Le communisme jugé par l’histoire, Paris, Joubert, 18492 (18713), p. 28-29.

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Adolphe Franck et la critique sociale Il se livre à une interprétation spiritualiste du « progrès de la civilisation et de la science » en associant le communisme à l’« esprit de contradiction et de révolte, de singularité et d’aventure » qui ramènerait tout progrès à son point de départ. La misère du monde et la déraison de l’espèce humaine seraient dues à cette « sancti࠱cation des passions », à cette proximité à la « chair » ainsi qu’au « despotisme universel » qui les gouverne. Dès le début, Franck mentionne clairement la tâche qu’il se propose d’accomplir : Je parlerai d’abord du communisme, parce que là est le fond et pour ainsi dire le noyau des systèmes que je voudrais faire connaître. Tous les socialistes, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, qu’ils le dissimulent ou l’avouent, les phalanstériens, les philosophes humanitaires, les prétendus organisateurs du crédit et du travail, sont nécessairement communistes 14.

Les arguments de Franck se déploient au moyen d’une logique cohérente dont la terminologie est marquée par des concepts récurrents dans toute son œuvre. En e࠰et, les passions et leur despotisme y sont partout thématisés et les passages sentimentaux où la critique des passions humaines se mêle à leur exaltation abondent. À ce propos, une digression s’impose concernant la terminologie des passions et du mysticisme en général, que l’on retrouve encore en 1866 dans l’ouvrage de Franck intitulé La philosophie mystique en France à la ࠩn du XVIIIe siècle. Saint-Martin et son maître Martinez Pasqualis. Franck se penche sur un « mystérieux personnage » venu d’on ne sait où et qui eut une in࠲uence décisive sur l’« esprit de Saint-Martin ». Dès les premières pages de cet ouvrage, Franck s’attache à préciser le rôle de la passion au sein du mysticisme et de la religion : Pour se faire une idée du rôle que joue Saint-Martin dans l’histoire du mysticisme, il faut savoir quel est celui du mysticisme lui-même dans l’histoire de la religion et de la philosophie. On peut dire que la religion est au mysticisme ce que l’amour réglé par le mariage est à l’amour libre et passionné. Assurément le mariage a été calomnié par la comédie et la satire. Le mariage n’exclut pas l’amour ; il le suppose, au contraire, et ne peut se comprendre sans lui. Mais il lui impose des règles et des devoirs ; il le place sous l’autorité des lois, et ne lui permet pas de s’écarter des conditions sur lesquelles repose l’ordre social. Telle est précisément l’action de la religion sur l’amour divin […] 15.

En 1867 Franck précisera : « Le mysticisme est l’excès opposé au matérialisme, Celui-ci supprime l’esprit, celui-là la matière » 16. La législation disciplinée serait, selon Franck, inséparable d’une « société spirituelle » qui, comme la société civile, aurait son gouvernement. Le mysticisme, au contraire, est absolu et intransigeant : […] le mysticisme, comme la passion, comme l’amour humain, quand il a envahi tout notre être, ne connaît ni règle, ni frein, ni limite […] la tradition et le texte […]

14. Ibid., p. 8. 15. Id., La philosophie mystique en France à la ࠩn du Martinez Pasqualis, Paris, Baillière, 1866, p. 6. 16. Id., Philosophie et religion, Paris, Didier, 1867, p. 41.

XVIIIe

siècle. Saint-Martin et son maître

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Paola Ferruta se changent, sous son regard, en symbole et en ࠱gure […] de là, l’a࠳nité qu’on a toujours remarquée entre le mysticisme et le panthéisme 17.

Au travers de Saint-Martin, Franck peut se permettre une exaltation des passions et ࠱nalement admettre que : […] le mysticisme, c’est la passion […] il a ses racines dans les profondeurs de l’âme humaine, on le voit éclore dans toutes les races, sous l’empire des croyances et des civilisations les plus opposées 18.

Il y aurait donc chez Franck un double registre dans son approche de la question du mysticisme. En e࠰et, une fois le mysticisme séparé de la sphère politique, Franck, engagé dans la voie tracée par la kabbale, ne montre plus le même rejet des passions et de leurs conséquences. Parallèlement, Saint-Martin lui sert d’antidote aux passions. C’est en e࠰et par Saint-Martin qu’il parvient à anoblir le mysticisme en a࠳rmant que celui-ci avait joué « un rôle considérable dans l’histoire de la philosophie, Saint-Martin prenant le nom de philosophe inconnu ». L’estime de Franck pour Saint-Martin provient du fait qu’« il a été vraiment, comme il en avait l’ambition, le Descartes de la spiritualité, c’est-à-dire le défenseur de la conscience humaine au milieu des entraînements et des illusions du mysticisme 19 ». Dans cet éloge de Saint-Martin, on peut cerner Franck lui-même aux prises avec les courants culturels et politiques de son époque. On pourrait même y percevoir sa relation au patriotisme français, à la tradition juive et à la science allemande du judaïsme. Il écrit sur Saint-Martin : […] il est resté de son pays, en dépit des sacri࠱ces qu’il a pu faire à l’esprit oriental et à l’esprit germanique, le premier représenté par Martinez Pasqualis, le second par Jacob Boehm 20.

Le mysticisme ne parvient pas seulement à sublimer et à diriger les passions, mais il joue de surcroît un rôle politique. Il y aurait un mysticisme qui se laisse déborder par la passion politique et un autre qui l’apaise. Saint-Martin représenterait chez Franck l’aspect modéré du mysticisme ; ce faisant, Franck oublie que les œuvres du « philosophe inconnu » avaient été assimilées par les fondateurs de la doctrine saint-simonienne. IV. Les conséquences de la philosophie de Rousseau, « père du socialisme et de la démagogie » Franck se sert de Saint-Martin principalement pour approcher un thème qui lui est cher, à savoir le rôle de Rousseau dans l’histoire de la pensée politique :

17. Id., La philosophie mystique, p. 6-7. 18. Ibid., p. 8. 19. Ibid., p. 202. 20. Ibid.

200

Adolphe Franck et la critique sociale […] et en e࠰et, n’a-t-il pas combattu avec les armes de la raison et du bon sens le sensualisme, le matérialisme de son temps, les chimères de Rousseau sur l’origine de la société 21 ?

Avec Rousseau, on parvient à un élément fondamental de la biographie intellectuelle de Franck. Sa relation à Rousseau est des plus complexes et porte en elle l’ambivalence qui caractérise son évaluation des passions humaines. En outre, le jugement de Franck au sujet du communisme est strictement dépendant de sa relation à Rousseau. À la recherche d’un équilibre di࠳cile, Franck combat jusqu’à la ࠱n de sa vie le communisme et le socialisme. Les raisons sont multiples et l’ambivalence de son attitude complique les choses. Il faut revenir à Rousseau pour saisir les motivations à la fois politiques et philosophiques qui sont à la base de cette aversion. En 1893 encore, dans le troisième volume de son ouvrage Réformateurs et publicistes de l’Europe, Franck fait remonter à Rousseau l’essor de « cette philosophie spiritualiste, profondément émue et pleine d’humanité, dont nous sommes redevables à lui, et non à l’école écossaise ou à l’école allemande 22 ». Rousseau incarne l’esprit français, opposé à la xénophilie culturelle caractérisant l’empirisme écossais, dominant alors à la Sorbonne, ainsi que l’idéalisme allemand se répandant sous une forme vulgarisée au sein de l’Université. Par ailleurs, Rousseau est quali࠱é de « père du socialisme et de la démagogie ». Ici, Franck se réfère en particulier au saint-simonisme qui à ses yeux incarne l’aspect le plus agaçant de la tyrannie de la passion, c’est-à-dire, le totalitarisme des passions. Franck conclut son ouvrage en prenant nettement position contre la toute-puissance de l’État, déjà en germe chez Rousseau : Toutes les variétés de l’école socialiste sont sorties de sa doctrine, comme les branches d’un arbre sortent du même tronc. Il a appelé sur ses pas le communisme, en soutenant que la propriété n’est pas dans la nature et qu’elle seule a enfanté les iniquités et les vices de la société. Il a fourni au saint-simonisme le dangereux principe de la toute-puissance de l’État ; il lui a montré, comme l’idéal de la justice et du bonheur, comme le seul fondement d’une bonne organisation politique, l’absorption de l’individu dans le corps social 23.

Toutefois, on trouve dans la conclusion des Réformateurs et publicistes la dé࠱nition la plus claire de l’enchaînement conceptuel mysticisme/passion/ suppression de la liberté, qui prend racine dans l’œuvre de Rousseau et mène à la condamnation du communisme : Il n’est pas jusqu’au système abject de Fourier dont il n’ait posé la base, en soutenant la bonté native de l’homme et en mettant l’instinct, par conséquent la passion, au-dessus de la raison ; en déclarant la passion infaillible, souveraine, jusqu’au

21. Ibid., p. 198. 22. A. FRANCK, Réformateurs et publicistes de l’Europe, Paris, Lévy, p. 378. 23. Ibid., p. 378-379.

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Paola Ferruta moment où les lois de la civilisation sont venues la pervertir. Il [Rousseau] a donc fait à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal 24.

Dans le schéma de Franck, l’antithèse entre passion et raison semble ne pas considérer l’analogie précédente passion/mysticisme qui valorisait la passion. Ici, au contraire, la passion acquiert une connotation purement négative. L’infaillibilité de la passion deviendrait ainsi celle de l’homme et, en conséquence, justi࠱erait le principe de toute-puissance de l’État. Chez Tommaso Campanella par exemple, Franck distingue le germe totalitaire ; l’auteur de la Cité du Soleil supprimerait la liberté : action, sentiment et pensée des sujets imaginaires sont soumis à « une autorité absolue ». Une vision si illibérale inspire à Franck dans son ouvrage sur le communisme une comparaison avec le saint-simonisme : Le chef du peuple solarien est quelque chose comme le Père-Suprême dans le système saint-simonien, c’est-à-dire tout à la fois un monarque et un pontife infaillible, un homme revêtu des attributions de Dieu 25.

Le « Père Enfantin », le chef charismatique divinisé par ses ࠱dèles depuis 1830, s’était e࠰ectivement montré dédaigneux du simple « nom d’homme ». Plus tard, certains des ex-adeptes juifs étendirent l’accusation de « fatuité », autrefois proférée à l’égard du même Enfantin par le procureur général Delapalme pendant le procès intenté aux saint-simoniens en 1832, à la chrétienté en son ensemble. Ce narcissisme masculin caractérisant Enfantin représentait de ce fait aux yeux de l’activiste du mouvement Gustave d’Eichthal « le crime occidental de lèseféminité, la fatuité, création du Christ 26 ». V. Propriété privée et question sociale au cœur du con࠳it entre libéraux et socialistes Par-delà la matrice juive de la critique d’Adolphe Franck au sujet de l’hybris humaine, le problème fondamental concernant le communisme et le socialisme est pour lui l’abolition de la propriété et de l’autorité paternelle ; abolition que Franck considère comme une attaque dirigée contre les bases de la société. Franck reconnaît que […] Campanella a parfaitement compris que la liberté, la propriété et la famille sont étroitement liées entre elles, et que si l’on sacri࠱e l’une, il faut nécessairement abandonner les deux autres 27.

Encore une fois, Rousseau est considéré comme le responsable de cette critique de la propriété :

24. Ibid., p. 379. 25. Ibid., p. 45. 26. G. D’EICHTHAL, « Lettre au Père sur les juifs et sur la fatuité », janvier 1838, ms. Paris, Bibliothèque Dosne-Thiers, IV Q3. 27. A. FRANCK, Réformateurs, p. 46.

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Adolphe Franck et la critique sociale Tout le monde a dans la mémoire ces paroles éloquentes de Jean-Jacques Rousseau : « le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » 28.

Selon Franck, dans ce passage, se trouve le principe de toutes les idées socialistes sur la propriété et, particulièrement, des idées communistes. Néanmoins, le triomphe du communisme ne peut pas se fonder sur un tel appui théorique. Rousseau lui-même est bien conscient du fait qu’en condamnant la propriété, il condamne la société. Il peindrait un tableau « des plus noires couleurs de son imagination » en raison de sa préférence marquée pour « la solitude, l’ignorance, les privations de la vie sauvage [face] à toutes les splendeurs de la civilisation 29 ». Rousseau, tout comme Pufendorf et Montesquieu, ne reconnaît pas la propriété en tant que droit ; il la considère comme étant une institution purement civile à laquelle l’État impose des limites jugées convenables. Robespierre ébaucha cette même idée dans la Constitution de 1793. Robespierre, Babeuf, les saint-simoniens ainsi que beaucoup d’autres distinguaient la révolution politique de la révolution sociale ; l’égalité réelle se rapportant à cette dernière. À cet égard, il convient ici de mentionner Pierre Leroux, auteur de l’article « De la tendance nouvelle des idées » publié en 1832 dans la Revue Encyclopédique – un vrai manifeste quant à « la grande question du prolétariat » : Depuis la grande expérience de Juillet, renouvelée avec de funestes résultats par la Belgique, l’Italie et la Pologne, depuis les déceptions nombreuses, les cruels désenchantements qu’elle a laissés dans les cœurs, il s’y est heureusement gravé une conviction profonde : c’est qu’il n’y a de révolutions durables et fécondes, de révolutions accomplies sans retour, que celles qui intéressent directement la classe nombreuse et laborieuse, qui améliorent radicalement sa condition morale et matérielle. Le peuple ne gagne rien e࠰ectivement aux mouvements politiques qui n’ont d’autre résultat que celui de transporter le pouvoir d’une fraction à une autre de la classe privilégiée. […] La grande question du prolétariat s’agite aujourd’hui, comme au terme de la société romaine s’agitait la grande question de l’esclavage 30.

Nous voyons déjà clairement ici à quoi visait le socialisme « utopique », surtout sa volonté de limiter la propriété privée, d’abolir l’héritage et de remplacer le principe politique par le principe social. Leroux et les saint-simoniens avec lui exprimaient leur critique sociale en rompant dé࠱nitivement avec le vieux libéralisme qui, selon eux, o࠰rait alors « le triste spectacle de la décrépitude raisonneuse », ils s’opposaient à « l’éclectisme doctrinaire » qu’ils jugeaient en bout de course 31. Ils étaient pleins de foi, allant vers un avenir où la politique ne devait plus se réduire à « un échange de transactions mensongères, de garanties dérisoires 32 ». 28. Ibid. et J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, IIe partie, Amsterdam, chez Marc Michel Rey, 1755. 29. Ibid., p. 48. 30. P. LEROUX, « De la tendance nouvelle des idées », Revue Encyclopédique janvier 1832. 31. Ibid. 32. Ibid.

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Paola Ferruta Ils déclaraient que le travail était le fondement de l’état social, où l’intelligence aurait occupé le rang qui lui revenait et où la fortune n’aurait pas été autre chose que « la récompense de la capacité ». Au même titre, ils demandaient à la liberté de les conduire à ces conquêtes, car c’était en son nom que le peuple s’était levé. Voilà énoncées toutes les raisons des con࠲its avec le libéralisme, l’éclectisme et, donc, avec Adolphe Franck lui-même. En réponse, Franck n’épargnera pas Leroux, même cinquante ans plus tard, condamnant son adhésion au saint-simonisme et sa croyance fantasque à la métempsychose, critiques qui re࠲étaient l’opposition de Cousin à ce sujet. Il le stigmatisa sobrement : « de telles opinions ne se discutent pas, car elles ne s’appuient sur aucune preuve 33 ». Tout comme le sensualisme (saint-simonien aussi) représentait une cible primordiale du cousinisme, le mysticisme et la métempsychose le devenaient au même titre dans l’ouvrage de Franck Philosophie et religion (1867). Il rejeta ici tant l’« in࠱nithéisme » panthéiste que la métempsychose, deux doctrines professées par Joseph Salvador, pionnier de la « science du judaïsme » en France et maître à penser du saint-simonisme 34. Et voilà que saint-simonisme, judaïsme, ࠱délité au libéralisme, cousinisme et christianisme se croisent à nouveau en s’opposant. Par « ࠱délité au christianisme », on entend la « sécularisation de la philosophie », opérée victorieusement par Victor Cousin. C’est grâce à lui que Franck fut reçu premier au concours de l’agrégation de philosophie en octobre 1832. Selon une anecdote, Cousin aurait déclaré à l’issue du concours : « La philosophie est en࠱n sécularisée » 35. On lit encore : « M. Franck donna si bien raison à Victor Cousin que, peu de temps après, l’aumônier du collège de Douai », la ville où Franck enseignait après avoir obtenu l’agrégation, « disait à son évêque: ‫ڇ‬Notre meilleur chrétien, et le plus ardent, est un israélite, c’est notre professeur de philosophie” 36 ». Dans Philosophie et Religion et plus tard dans Philosophes modernes, étrangers et français (1879), Franck formula des mots tranchants concernant le saint-simonisme, mots qui devinrent paradigmatiques de la critique libérale face au saintsimonisme et sont, aujourd’hui encore, cités par les chercheurs : S’il est vrai, comme on ne cesse de le répéter, que l’esprit religieux manque à notre siècle, on conviendra du moins que les religions ne lui ont pas manqué. Saint-Simon, Charles Fourier, l’abbé Châtel, l’Allemand Ronge, les deux Polonais Wronski et Towianski, l’Américain Joseph Smith et le chef actuel de l’Utah, Brigham-Young, autant de messies, de prophètes qui ont voulu régénérer à la fois les âmes et les corps, la politique et les mœurs, la foi et la raison ; qui ont voulu inaugurer pour

33. A. FRANCK, « Pierre Leroux », dans id., Philosophes modernes, étrangers et français, Paris, Didier, 1879, p. 343-359, ici p. 359. 34. A. FRANCK, Philosophie et Religion, p. 227. 35. « 1832. V. Cousin et A. Franck : La sécularisation de la philosophie », à http://pages.textesrares. com/index.php/Philo19/Lelection-du-philosophe-Adolphe-Franck-aux-Sciences-morales-1844.html (20 oct. 2011). 36. Ibid.

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Adolphe Franck et la critique sociale le genre humain tout entier une ère de vérité et de bonheur, d’union, de paix, de dévouement devant laquelle devait s’évanouir l’éclat des siècles passés 37.

La critique de Franck investit aussi la restructuration du pouvoir envisagée par Auguste Comte et, avant lui, par Saint-Simon. Selon Franck, il demandait : […] la création d’un pouvoir spirituel uniquement fondé sur la science, d’un ponti࠱cat philosophique qui soit pour les générations à venir ce que la papauté fut pour la société du Moyen Âge : un frein contre l’anarchie des intelligences, une force morale destinée à contenir les dérèglements de la richesse et de la force 38.

Pour conclure, il convient de rappeler qu’une telle vision aurait donc fait à la fois « beaucoup de bien et beaucoup de mal », dans la lignée de Rousseau lui-même qui en jeta les bases. Franck s’abstient de prévoir ou de juger si le bien ou le mal l’emportera ࠱nalement. Comme il avait fait l’éloge de la profondeur d’esprit de Salvador, de même, il honore la mémoire de Rousseau, voire des hommes de génie qui, à son dire, déchirés par l’antagonisme entre passion, conscience et instinct divin, ont su beaucoup aimer et beaucoup sou࠰rir.

37. A. FRANCK, Philosophie et religion, p. 358. 38. Ibid., p. 361.

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LE LIBÉRALISME D’ADOLPHE FRANCK : L’EMPREINTE DE VICTOR COUSIN

Jérôme GRONDEUX Université Paris IV - Sorbonne

Le libéralisme politique est un objet paradoxal pour l’historien : par certains côtés, il est aisément identi࠱able, et les grands auteurs, les textes classiques, les principes fondamentaux viennent tout de suite à l’esprit. Mais ce courant devient beaucoup moins saisissable dès que l’on s’approche. Les libéraux ne sont que très occasionnellement regroupés politiquement ; leur prédilection pour le régime représentatif, voire parlementaire, s’accommode de choix di࠰érents face à la forme que doit prendre l’exécutif : certains sont monarchistes, d’autres républicains ; en࠱n, il est rare que des penseurs ou des hommes politiques soient idéologiquement dé࠱nis tout entiers par le libéralisme. On trouvera chez eux d’autres soucis, d’autres tendances : ils sont plus ou moins désireux de se concilier les autorités traditionnelles, plus ou moins sensibles aux requêtes démocratiques, plus ou moins con࠱ants même dans l’action de l’État, plus ou moins conscients des problèmes sociaux. Et somme toute, cela est logique dans une famille d’esprits qui accorde au pluralisme une importance toute particulière. La philosophie politique va cependant plus loin dans l’inventaire de cette pluralité interne, et en suggère une vision plus systématique, qui peut guider l’investigation historienne. I. Une tension interne dans le libéralisme Il y aurait en e࠰et, selon John Gray 1, deux traditions dans le libéralisme, et ce depuis le XVIIe siècle – avant même donc que le terme ne fût forgé : celle du « consensus rationnel » et celle du modus vivendi. La première de ces deux traditions vise à mettre en place une société conforme aux exigences de la raison, et se présente donc comme une œuvre de rationalisation sociale ; elle cherche à dégager un consensus portant sur des principes

1. J. GRAY, Two Faces of Liberalism, Cambridge, Polity Press, 2000.

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Jérôme Grondeux fondateurs, accessibles à la raison et démontrés par elle. Par exemple, les physiocrates ou Condorcet voient le progrès de l’humanité comme une rationalisation progressive et continue, permettant aux individus de trouver l’harmonie sociale en suivant leur intérêt bien compris, guidés par la di࠰usion de l’instruction. La seconde tradition, celle du modus vivendi, est fondée sur la préoccupation de faire coexister paci࠱quement des familles spirituelles dont les convictions peuvent di࠰érer sur des points fondamentaux. Ce modus vivendi est une assise du pluralisme, il est avant tout pratique et se passe volontiers de fondement métaphysique. Selon John Gray, il s’exprimerait aujourd’hui dans le communautarisme. Toujours selon ce philosophe, le second aurait aujourd’hui le vent en poupe, alors que le premier appartiendrait au passé. L’historien est sans doute moins friand de distinction contextuelle, et aussi plus sensible aux tensions internes qui structurent une tradition intellectuelle ou politique, sans forcément la faire éclater. Nous avancerions plutôt l’idée que nous sommes face à une tension interne du libéralisme, profondément lié au projet des Lumières, et tentant d’allier au rationalisme un goût vif pour la liberté. La tension signalée par John Gray demeure cependant très utile pour caractériser le libéralisme d’Adolphe Franck, qui relève incontestablement de la première tendance. Si le libéralisme peut être dé࠱ni, classiquement, comme l’ensemble des doctrines et des sensibilités qui privilégient d’une part la liberté de l’individu garantie par le droit, et d’autre part le nécessaire respect par l’État de l’autonomie de la société civile, alors, sans nul doute, Adolphe Franck est au cœur de ce courant. D’ailleurs, l’adjectif vient tout naturellement sous la plume du jeune Émile Ollivier quand il rencontre notre homme. Le 25 décembre 1852, juste après le rétablissement de l’Empire, il note : Worms de Romilly m’a conduit chez Franck, professeur de philosophie. Homme instruit, platonicien passionné, républicain libéral. Nous avons parlé de beaucoup de sujets 2.

Libéral, Franck l’est comme l’ensemble des disciples du philosophe Victor Cousin, parmi lesquels, et même au premier rang desquels il se situe 3. Ce libéralisme spiritualiste français 4 a dû s’a࠳rmer d’abord contre le traditionalisme, en particulier celui du premier Lamennais 5, avant d’être remis en question par le socialisme 6. Il dut progressivement s’allier, avec plus ou moins de réticence, et

2. É. OLLIVIER, Journal, sél. et annot. Th. ZELDIN, A. TROISIER DE DIAZ, t. I, 1846-1860, Paris, Julliard, 1961, année 1858, p. 139. 3. Il a d’ailleurs rédigé un beau texte d’hommage consacré au célèbre philosophe : « Victor Cousin », dans A. FRANCK, Moralistes et philosophes, Paris, Didier, 18742, p. 291-321. 4. Cf. L. JAUME, L’Individu eࠨacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1998, qui consacre d’importants développements au cas de Victor Cousin. 5. Un bon témoignage de cette polémique libérale est le texte inédit de Ch. de R ÉMUSAT, « Dissertation sur la nature du pouvoir à l’occasion du second volume de l’Essai sur l’indiࠨérence en matière de religion par M. l’abbé de Lamennais », rédigé sous la Restauration et publié de nos jours dans D. ROLDAN (éd.), La Pensée politique sous la Restauration, Charles de Rémusat, textes choisis, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 103-152. 6. Voir dans ce recueil la communication de Paola Ferruta.

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Le libéralisme d’Adolphe Franck sans s’y confondre totalement, avec le républicanisme. Nos travaux 7 ambitionnent de montrer que le « modèle républicain » français repose en fait sur la mise en tension permanente du libéralisme et du républicanisme. Étudier le libéralisme d’Adolphe Franck, c’est donc étudier aussi la genèse de ce modèle. Mais revenons à John Gray. Si Adolphe Franck relève indiscutablement de l’école du « consensus rationnel », c’est que sa pensée est exempte de tout relativisme. Le relativisme est même pour lui un adversaire privilégié, en bon disciple de Victor Cousin qu’il est. Les axes directeurs du projet philosophico-politique de Cousin se retrouvent chez Franck, quand bien même celui-ci, comme tous les disciples, est en partie in࠱dèle, complète, modi࠱e voire critique ici ou là la pensée de son maître. II. L’héritier de l’entreprise cousinienne Victor Cousin, grand professeur de philosophie, intellectuel libéral en vue sous la Restauration, a régenté l’enseignement de la philosophie en France sous la monarchie de Juillet, qui vit l’apogée de son in࠲uence intellectuelle. Membre du Conseil royal de l’Instruction publique, un temps ministre en 1840 dans le gouvernement Thiers, il défendait une philosophie résolument spiritualiste, fondée sur un rationalisme ferme mais tempéré (œuvre de la raison classique au moins autant sinon plus que de la raison critique), dans les grands axes de laquelle Franck se retrouve, quand bien même il l’adapte en fonction d’une expérience et d’une culture di࠰érentes. Ce spiritualisme a une portée politique, clairement assumée : aux yeux de Victor Cousin, la Charte de 1814, révisée en 1830, est une œuvre de raison, qui met en place le régime suprêmement équilibré de la monarchie constitutionnelle. Ce que Guizot justi࠱e par l’histoire, Cousin le justi࠱e par la philosophie. La génération d’Adolphe Franck a dû, en 1848, faire le deuil de cette idée, pour ne garder que celle selon laquelle la politique doit être fondée sur la raison, en une quête permanente d’équilibre et de stabilité. Mais ce deuil n’a pas dû être trop di࠳cile, dans la mesure où Franck, comme tous les cousiniens de sa génération, ne partage pas l’hostilité profonde du maître envers la démocratie. Ce spiritualisme a une portée morale, dont témoigne le titre du plus célèbre ouvrage de Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien 8. Traducteur de Platon (c’est d’ailleurs cette traduction annotée que lit et apprécie Tocqueville), Cousin pense que les idées, et donc les valeurs morales, ont une existence en elles-mêmes, indépendamment des contextes historiques et sociaux. Rien de durable ne peut se construire en les négligeant et, en matière politique, les idées de Machiavel sont condamnées.

7. En particulier un volume à paraître aux Presses de Sciences po sur Le projet politique de Victor Cousin et un essai projeté sur le modèle républicain en France. Les considérations sur Victor Cousin qui suivent résument plusieurs passages de cet ouvrage. 8. Ce texte avait été publié une première fois dans l’édition en trois volumes des Œuvres de Cousin parue en 1828-1829, puis repris chez Hachette en 1836 dans le Cours de Philosophie. Il est publié à part chez Didier en 1853, et connaît ensuite une dizaine de rééditions du vivant de Cousin.

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Jérôme Grondeux Ce spiritualisme a en࠱n une portée religieuse, qui l’associe à la sécularisation, alors même qu’il ambitionne de limiter les e࠰ets de celle-ci. Associé à la célèbre loi scolaire de 1833, Victor Cousin avait, comme François Guizot, souhaité que l’instituteur abordât ensemble les instructions morale et religieuse ; mais il voulait que l’enseignement de la philosophie, au niveau secondaire, restât strictement laïque et indépendant. Le spiritualisme philosophique, convergeant avec certaines grandes idées du christianisme, et un respect a࠳ché envers le catholicisme devaient su࠳re à rassurer les milieux religieux. Ce dernier point pesa fortement sur la mémoire de Cousin ; pénétré d’une éthique de responsabilité, désireux de défendre l’Université d’une manière toute politique, il fut partagé entre sa modération diplomatique et ses convictions laïques. Pair de France, il s’éleva en 1844 contre un projet de liberté de l’enseignement secondaire qui ne lui semblait pas garantir assez les droits de l’État enseignant. Il prit alors à partie les Jésuites et le rassemblement politique des catholiques autour de Montalembert, invoquant les droits de l’enfant et évoquant le péril d’une France divisée entre deux jeunesses, et ses discours sont demeurés un « classique » de la tradition laïque française. Mais quelques années plus tard, pensant qu’il fallait à tout prix sauver l’Université, il accepta de siéger à la commission préparant la loi Falloux et de participer ainsi à l’élaboration d’une loi qui ࠱t contre elle l’unité du camp laïque. Malgré cet aspect très politique du personnage, il ne faut pas oublier que son libéralisme se présentait comme très fondé philosophiquement. Il en va ainsi du libéralisme d’Adolphe Franck. Sous le Second Empire et dans les débuts de la Troisième République, notre homme poursuit cette tradition cousinienne. Quand, en 1868, il publie chez Hachette sa Morale pour tous, son spiritualisme apparaît à nu. Mais il est un autre domaine où cette philosophie spiritualiste platonicienne, très fortement remise en question au sein de la communauté des philosophes, est plus opérante en raison de son aspect universaliste : celui de la philosophie du droit. Adolphe Franck s’y adonne dans ses cours du Collège de France, qui donneront matière à trois ouvrages, la Philosophie du droit pénal (Paris, Baillière, 1864), la Philosophie du droit ecclésiastique – des rapports de la religion avec l’État (Paris, Baillière, 1864), et en࠱n la Philosophie du droit civil (Paris, Alcan, 1886). III. Une philosophie politique spiritualiste et libérale La philosophie juridique développée dans ces livres est d’un libéralisme qui se veut à la fois ferme et modéré. Adolphe Franck s’y montre un partisan du système concordataire 9, dans la lignée de Royer-Collard et de Victor Cousin, en insistant sur le fait que l’État n’y prend plus parti sur le plan de la véracité revendiquée par 9. « Le temps, malgré quelques instants d’arrêt et quelques tentatives de retour, telles que le concordat avorté de 1817 et la loi du sacrilège, n’a fait que développer et féconder ces institutions bienfaisantes. C’est grâce à elles que, dans l’ordre moral comme dans l’ordre civil et politique, nous formons ce peuple de frères, cette grande nation vivi࠱ée par une seule âme, échau࠰ée par un seul cœur, dominée par une seule pensée, et qui, non contente de posséder au milieu d’elle ce doux foyer de fraternité humaine, voudrait l’étendre à tout l’univers », Philosophie du droit ecclésiastique, p. 111-112.

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Le libéralisme d’Adolphe Franck les di࠰érents cultes. En matière de droit pénal, il refuse l’idée que la sanction soit fondée sur l’expiation : l’autorité judiciaire représente la société. Il prend également parti en faveur de l’abolition de la peine de mort, qui ne lui paraîtrait justi࠱ée que dans l’optique de l’expiation qu’il récuse. Dans la conclusion de sa Philosophie pénale, il explique qu’il faut surtout compter sur les progrès de l’éducation pour lutter contre la criminalité, et dit son espérance que l’instituteur remplacera le bourreau. Quant à la Philosophie du droit civil, elle représente l’état le plus achevé de sa pensée juridique, celui aussi où cette pensée con࠲ue le plus clairement avec le courant de la ré࠲exion politique libérale. Au-delà même des considérations de carrière, le tropisme juridique d’Adolphe Franck, qui depuis 1844 et le début de la parution du Dictionnaire des sciences philosophiques préparé sous sa direction peut apparaître comme le chef de ࠱le de l’école cousinienne 10, est en lui-même révélateur : dans le courant de démocratisation qui traverse les sociétés occidentales, et face aux régimes autoritaires qui parviennent à l’endiguer ou à le canaliser, le droit apparaît bien souvent comme le sanctuaire et la source d’une in࠲uence maintenue des idées libérales. Alors contestée philosophiquement et par la montée du positivisme et des sciences humaines, la philosophie anti-relativiste de Franck fournit un substrat philosophique commode à une vision libérale de l’État de droit. Franck est un philosophe du droit naturel, un peu à la manière de ce que sera Leo Strauss au XXe siècle, et avec un souci politique voisin ; comme Strauss, il s’inquiète de tout ce qui, dans la culture, lui semble susceptible de saper les bases du libéralisme politique et de la démocratie. En bon spiritualiste cousinien, notre philosophe dé࠱nit « l’idée du droit » en distinguant le droit du pouvoir, donc de la force, et s’ancrant dans l’héritage des premiers temps de la Révolution. Libéral, il choisit de camper sur l’héritage de la révolution politique de 1789 pour éviter une révolution sociale qui ne serait selon lui que le transfert à l’État de « tous les droits, toutes les responsabilités, toutes les obligations aussi de l’individu 11 ». Il lie fortement une défense de l’individu et de ses droits avec celle de la philosophie spiritualiste, puisqu’à ses yeux la révolution sociale niant la personne humaine au pro࠱t de l’État serait en politique l’équivalent de la philosophie positiviste 12. Ce libéralisme à fort contenu métaphysique rejoint d’ailleurs l’optique de certains catholiques libéraux, comme Anatole Leroy-Beaulieu qui le cite à l’appui de l’idée classique selon laquelle le matérialisme théorique et pratique (entendre : la morale de l’intérêt), mènerait tout droit à l’acception du despotisme 13.

10. Cf. P. MACHEREY, « Adolphe Franck », dans F. LAPLANCHE (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine. 9. Les sciences religieuses, Paris, Beauchesne, 1996, p. 252 ; A. FRANCK (éd.), Dictionnaire des sciences philosophiques par une société de professeurs de philosophie, 6 vol., Paris, Hachette, 1844-1852, et la communication de Jean-Pierre Rothschild dans le présent volume. 11. A. FRANCK, Philosophie du droit civil, Paris, F. Alcan, 1886, p. VI. 12. Ibid. 13. A. LEROY-BEAULIEU, Les Catholiques libéraux. L’Église et le libéralisme, Paris, Plon, 1885, p. 10, n. 1.

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Jérôme Grondeux La référence révolutionnaire est la principale pour le libéral Franck. Il cite ainsi d’emblée Mirabeau : « La force est le tyran du monde, le droit en est le souverain 14 ». Soucieux de constituer un bloc moral, notre philosophe refuse ensuite l’opposition du droit au devoir, car « le droit que je revendique sur les autres, c’est le devoir qu’ils ont à remplir envers moi, et le devoir que j’ai à remplir envers eux, au moins les plus impérieux et les plus importants, c’est le droit qu’ils ont à revendiquer sur moi 15». Notre libéral s’inscrit ici dans l’héritage d’une longue polémique contre la pensée contre-révolutionnaire et conservatrice, laquelle voyait dans la proclamation des droits de l’homme un ferment d’anarchie. En somme, Adolphe Franck prend au sérieux l’autolimitation de la liberté proposée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, selon laquelle la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. La démarche de Franck repose donc sur l’individu sujet du droit, mais il ne s’agit pas de l’individu des utilitaristes, uniquement guidé par la recherche du bien-être, comme chez Jeremy Bentham, ou par un calcul coût/avantage, à la manière de l’homo œconomicus de Stuart Mill. Le droit ne doit pas reposer sur l’intérêt, quand bien même ce serait l’intérêt général, comme chez le même Stuart Mill ou chez Herbert Spencer 16. Une telle conception du droit ne permettrait pas de fonder une liberté durable, car elle ne permet aucun arbitrage justi࠱able entre les di࠰érents intérêts. Rien ne garantit en e࠰et que les intérêts particuliers et l’intérêt général coïncident toujours et, sans le recours à des principes moraux universels, on ne peut trancher entre eux que par la force. On reconnaît là le cauchemar de libéraux comme Tocqueville : faute d’un consensus métaphysique minimal, dans un monde matérialiste et où les individus ne sont guidés que par leurs intérêts et donc s’opposent entre eux, le risque du despotisme d’État surgit. Les spiritualistes héritent ici de la polémique de Pierre-Paul Royer-Collard et de Victor Cousin contre les idéologues, devenue polémique contre les positivistes : pour eux, dès lors que les libéraux renoncent à une philosophie spiritualiste, ils mettent en danger la liberté. Via la philosophie ou via la religion, une doctrine mettant hors de toute contestation la dignité inconditionnelle de l’être humain et de ses droits, et plaçant cette dignité sur le même plan que les principes d’une morale universelle, est indispensable à la fondation durable d’un régime libéral. Cependant, on se tromperait en pensant que la polémique contre les conservateurs ne subsisterait dans le libéralisme de Franck que comme un héritage, et qu’il convergerait totalement avec les catholiques libéraux, dont il a été proche dans le climat d’« Union libérale » des années 1860. Son rationalisme se veut plus constructif que critique, ambitionne de refonder les valeurs qui lui paraissent 14. A. FRANCK, Philosophie du droit civil, p. 3. 15. Ibid., p. 3-4. 16. À la critique des conceptions d’Herbert Spencer et de John Stuart Mill, Franck joint celle du philosophe positiviste écossais Alexander Bain (1818-1903) et du français Hippolyte Taine dont il dénonce la vision du moi comme un « polypier d’images », Philosophie du droit civil, p. 5. Cette dé࠱nition se trouve dans l’ouvrage de Taine, De l’intelligence, 2 vol., Paris 1870, ibid., L’Harmattan, 20052. Taine s’y inspire de Condillac, mais aussi de Stuart Mill et de Bain.

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Le libéralisme d’Adolphe Franck indispensables à la vie en société, mais il reste un rationalisme qui se pense comme universel face au particularisme des traditions religieuses. Ainsi Adolphe Franck est-il conduit, dans sa Philosophie du droit civil, à prendre des positions qui contredisent celles de l’Église catholique – et nous touchons ici aux limites de sa bonne entente avec les catholiques libéraux. Notre philosophe est ainsi favorable à l’existence du mariage civil, qui est « une conséquence nécessaire de ces deux principes de la société moderne : la séparation de l’Église et de l’État, et la liberté de conscience 17 ». De même, Franck approuve globalement la loi de 1884 sur le divorce. Le divorce, précise-t-il, « ne fait pas violence aux croyances religieuses qui le condamnent, car il n’est pas obligatoire 18 ». Ces positions s’expliquent car aux yeux de Franck une philosophie toute laïque su࠳t à fonder le droit de manière universelle et donc théoriquement incontestable. Le sujet du droit est dans cette perspective la « personne humaine », qu’il faut distinguer de « l’individu variable et soumis aux aléas de l’histoire ». La personne n’appartient à aucune caste, aucune nationalité, aucune religion. Douée du libre arbitre, nature humaine en mouvement, elle est le lieu où l’individuel et le collectif se concilient dans l’universel. IV. Faire du libéralisme une doctrine : un échec intellectuel Arrêtons-nous un instant sur cette charnière de l’individuel et du collectif. Tout comme Victor Cousin, Franck ne pense pas spéci࠱quement le social mais envisage la société à partir des individus. Si les droits ne s’opposent pas aux devoirs, l’a࠳rmation des premiers su࠳t à faire société, nul besoin donc d’un autre fondement supra-individuel pour le droit que l’a࠳rmation juridique de principes fondés sur des valeurs elles-mêmes fondées rationnellement par la philosophie spiritualiste. Ni Cousin ni Franck ne pensent vraiment le social comme une réalité largement indépendante des individus, parce que pour eux, l’harmonie sociale naît du respect par les individus et par l’État d’un certain nombre de principes universels se rattachant à la personne. La société n’est ni objet de science, ni objet de droit, et on ne peut raisonner à son propos que par un transfert du discours tenu sur la personne. Il nous su࠳ra ici de citer un passage où Adolphe Franck, dans le chapitre IX de sa Philosophie du droit civil consacré à la paternité, essaie de montrer que le père ne peut transférer à la société les obligations qui lui incombent : La société, prise en elle-même, est une abstraction ; elle n’a rien que ce qu’on lui donne, que ce que lui donnent les individus dont elle se compose. Chargez-la des devoirs et des soucis de la paternité, consommez, si vous le voulez, cette œuvre de votre déchéance et de votre honte, au pro࠱t de sa toute-puissance ; elle sera obligée d’observer précisément les règles de prudence que vous observeriez vous-même si vous étiez resté à votre place 19.

17. A. FRANCK, Philosophie du droit civil, p. 64. 18. Ibid., p. 71. 19. Ibid., p. 85.

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Jérôme Grondeux Il en va ainsi de l’harmonie entre nations. Dans la Philosophie du droit civil, Adolphe Franck écrit : […] le droit naturel doit appeler les peuples à reconnaître entre eux les mêmes principes […] que la loi civile, si elle est bonne, maintient au-dessus des citoyens 20.

Franck est donc un penseur de l’universalité des droits de la personne humaine. Ces droits ne seront bornés par la loi que pour que l’État puisse assurer sa mission, qui est de les faire respecter. Ces droits sont : la vie, inviolable ; la liberté des actions et des pensées ; la propriété ; la liberté de conscience ; la liberté intellectuelle. Pour établir cela, Franck n’hésite pas à polémiquer, par exemple avec Proudhon dans trois chapitres (XV, XVI et XVII) de son traité. Au travers de cette pensée juridique, nous saisissons un des traits fondamentaux du spiritualisme cousinien, qui explique en grande partie sa marginalisation philosophique. Des penseurs comme Victor Cousin et Adolphe Franck sont essentiellement préoccupés par leur responsabilité politique. La philosophie qu’ils cherchent est avant tout une sagesse, avec tout l’aspect pratique que cela comporte. La tradition philosophique, et même les traditions religieuses, les intéressent à ce titre, et voilà pourquoi ils ne sont pas vraiment des érudits. Ils travaillent beaucoup, leur culture est vaste, mais la nouveauté de la découverte n’est pas leur but. Ils se font une très haute idée de la responsabilité sociale du philosophe. Si nous revenons à notre objet premier, qui était de situer Franck dans l’histoire du libéralisme, nous constatons que l’échec de la philosophie cousinienne, qui ne passe ࠱nalement pas la génération des premiers disciples, est aussi celui de la fondation philosophique d’une doctrine libérale. Si la pensée de Franck donne son e࠳cace dans la philosophie du droit et dans l’écriture d’un manuel de morale, cela ne compense pas une marginalisation dans l’ordre philosophique, mais cela en donne peut-être la clef. Revenons au point de départ de l’entreprise intellectuelle de Victor Cousin : il s’agit, par une relecture critique de la tradition philosophique, de donner à la France postrévolutionnaire la philosophie dont elle a besoin. De ce point de vue, l’entreprise de Victor Cousin, comme l’a bien relevé Paul Bénichou, est assimilable à celle des « religions de l’avenir » que tentent d’élaborer ou qu’attendent les saintsimoniens, Michelet, Quinet, ou encore Auguste Comte 21. Avec des di࠰érences marquées : Cousin est un libéral, c’est un rationaliste, et c’est un universitaire. Libéral, il veut rester ࠱dèle à l’héritage de 1789 et ne compte que sur l’universalité de la raison pour faire le lien entre l’individu et la société. Libéral encore, il ne cherche pas à remplacer les religions existantes, et en particulier le catholicisme, par une nouvelle ; il recherche les bases d’une entente entre la philosophie spiritualiste et le catholicisme. Rationaliste, c’est sur la tradition philosophique qu’il entend s’appuyer et sur elle seule. Universitaire, il compte sur les enseignements supérieur et secondaire pour di࠰user parmi les élites des conceptions qui permettent d’asseoir la liberté moderne. 20. Ibid., p. 11. 21. P. BÉNICHOU, Le Temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, 1977, rééd. dans id., Romantismes français, t. I, ibid., 2004.

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Le libéralisme d’Adolphe Franck L’assise universitaire et la modération de Cousin lui permettent de ne pas rester dans la position du prophète entouré de quelques disciples, ou dans l’impuissance relative d’un Edgar Quinet. Proche du régime de Juillet, il peut ainsi développer le projet d’une philosophie raisonnable, conciliante et ferme sur les principes essentiels qui lui paraissent fonder la dignité de l’homme. Il n’a pas donné de véritable synthèse philosophique ? Qu’importe, il a donné les principaux axes, et ses disciples vont extraire de chaque tradition philosophique ou religieuse les matériaux qui compléteront et a࠳neront l’ensemble : ainsi, Jules Simon étudie l’École d’Alexandrie, Barthélemy-Saint-Hilaire l’hindouisme et le bouddhisme, Ernest Bersot saint Augustin ; Cousin lui-même publie Abélard, tandis que son ami et disciple Charles de Rémusat s’intéresse à Anselme de Cantorbéry. Adolphe Franck lui-même, qui y participe par sa thèse sur la Kabbale, a évoqué ce grand projet : Quand on le voyait distribuer entre ses disciples et ses amis les di࠰érentes parties de cette science [l’histoire de la philosophie], assignant à celui-ci l’étude de l’Inde, à celui-là celle de la Grèce ou d’une des nombreuses écoles enfantées par le génie hellénistique, à un troisième le système du Moyen Âge, à un quatrième ceux de l’Orient sémitique représenté par les Juifs et les Arabes, on aurait dit le conquérant d’un vaste empire désignant aux lieutenants les provinces qu’ils devaient occuper. Mais, en agissant ainsi, M. Cousin […] obéissait aux devoirs que lui imposait sa doctrine 22.

Finalement, Victor Cousin apparaît comme celui qui peut faire du libéralisme une doctrine – de ce point de vue, son entreprise évoque bien celle des doctrinaires dont il se distingue par un sens plus fort de la spéci࠱cité nationale et aussi une plus grande ࠱délité à l’héritage administratif napoléonien. Dans une version plus républicaine, et pour cause, Adolphe Franck en est bien l’héritier. Mais l’assise universitaire, qui fait la force des cousiniens, fait également leur faiblesse ; les disciples de Victor Cousin sont tous (Franck compris) en partie in࠱dèles, du fait même de cet ancrage institutionnel. On peut dire que l’aspect dogmatique de la philosophie cousinienne est victime de ce passage de relais, quand bien même des hommes comme Franck essaient d’en sauvegarder l’essentiel. Cousin a beaucoup fait pour l’enseignement de la philosophie dans le secondaire et le supérieur, mais ce faisant, il a contribué à mettre en place l’outil même qui rend la synthèse impossible : la spécialisation universitaire et la remise en question constante des théories précédentes sont dans la logique même d’un enseignement universitaire de la philosophie, et ceux-là même qui sont ࠱dèles à l’optique spiritualiste vont vouloir la fonder sur d’autres bases. Les impasses de la philosophie cousinienne sont ainsi mises en relief. Franck lui-même en signale une dans le texte qu’il a consacré à son maître : la non-intégration d’une critique historique du développement religieux. D’autres mettront en avant la non-prise en compte du développement des sciences. D’une certaine manière, Ernest Renan, aidé par Victor Cousin au début de sa carrière, fait la synthèse de ces deux reproches. 22. A. FRANCK, « Victor Cousin », dans Moralistes et philosophes, p. 291-321 (308).

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Jérôme Grondeux Quand, en 1848, Renan écrit le gros manuscrit de L’Avenir de la science, qui ne sera publié qu’en 1890, il a࠳rme : Un des services que M. Cousin a rendus à la philosophie a été d’introduire parmi nous cette distinction et de l’exposer avec son admirable lucidité. Mais ce sera la science qui la démontrera dé࠱nitivement et l’appliquera à la solution des plus beaux problèmes 23.

On pourrait dire que la doctrine de Victor Cousin, qui se voulait une instrumentalisation philosophique de l’histoire (partir de l’étude de ce qui varie pour arriver à une synthèse ࠱xe), est rattrapée par l’histoire et en partie engloutie par elle. Dès lors, la perspective de la fondation d’une véritable doctrine libérale s’éloigne. Adolphe Franck lui donne ࠱nalement la forme, quand bien même il voudrait sauvegarder une perspective plus vaste, d’une philosophie du droit. Certes, il estime encore, par sa doctrine du droit naturel, pouvoir rattacher cette philosophie du droit à une philosophie plus vaste, mais il ne peut ignorer que cette philosophie doit toujours combattre, et qu’elle ne fait plus consensus. D’où une certaine impatience face à la contestation, aussi érudite soit-elle, une impatience qui ࠱nit par se tourner contre l’érudition elle-même. Dans la préface de la Philosophie du droit civil, datée du 3 octobre 1885, il écrit ces lignes révélatrices : La passion de l’inédit qui nous dévore depuis quelque temps n’est à sa place que dans les recherches de pure érudition. Introduite dans le domaine de la morale, de la politique, du droit naturel, de l’économie sociale, et même de l’histoire, quand elle l’envahit sans mesure et sans respect pour les idées de justice et de liberté, [elle] n’est propre qu’à rétrécir l’intelligence, à falsi࠱er le jugement, à tenir en échec les principes. Si on ne se hâte de la faire rentrer dans ses limites naturelles, elle fera de nous des scribes, comme ceux de l’ancienne loi, des pédants bou࠳s d’arrogance et hérissés de paradoxes à qui les choses de l’esprit et les nobles soucis de l’humanité sont devenus étrangers 24.

23. E. R ENAN, L’Avenir de la science, dans L. R ÉTAT (éd.), Renan. Histoire et parole. Œuvres diverses, Paris, La࠰ont, 1984. 24. A. FRANCK, Philosophie du droit civil, p. VII.

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INDEX DES ACTEURS ET TÉMOINS DE L’HISTOIRE ÉTUDIÉE

A Adler, Abraham Jakob 89 Adler, Bernard 21 Adler, Liebmann 75 A࠰re, Denys 148, 164 Alcan, Félix 27 Alcan, Moïse 26, 27 Allégri, Bénédict 57 Amélineau, Émile 87, 108 Anquetil-Duperron, Abraham-Hyacinthe 89 Anspach, Mayer 36, 69 Anspach, Philippe 58 Arié Loeb b. Asher 14 Aron, Arnaud 161 Astruc, Élie-Aristide 46 B Bain, Alexander 212 Bamberg (consul de Prusse) 69

Bloch, Simon 41, 52, 64, 154, 157, 158, 162 Böckel 75 Bonald, Louis de 115 Bonaparte, Louis-Napoléon : v. Napoléon III Bonaparte, Napoléon : v. Napoléon Ier Bonnety, Augustin 159 Bordas-Dumoulin 101 Börne, Ludwig 75 Bouchitté, Hervé 123, 124, 125, 133 Bourret 119 Bréal, Michel 60 Brucker, Johann Jakob 116, 117, 118, 122, 135 Brüll, A. 75 Brunetière, Ferdinand 167 Brunschvicg, Léon 193 Buchez, Philippe 101, 140

Barthélemy-Saint-Hilaire, Jules 37, 100, 141, 179, 187, 215 Bartholmèss, Christian 115, 118, 124 Bastien-Lepage, Jules 6, 7

C Cahen, Abraham 46 Cahen, Aron 22 Cahen, Bernard 22 Cahen, Isaac 22

Bautain, Louis Eugène Marie 126, 155, 164, 165 Benamozegh, Élie 94 Bénard, Charles 117 Bentham, Jeremy 212 Bergson, Henri 163, 193 Berl, Alfred 77 Bernard, Pauline : v. Franck, Pauline Berr, Berr Isaac 16, 25 Berr, Cerf 16 Bersot, Ernest 215 Birier, Oury 21 Bleichröder, Gerson von 51

Cahen, Isidore 23, 33, 34, 37, 39, 40, 42, 48, 50, 55, 56, 62, 66, 69, 70, 158, 168 Cahen, Jacob 22 Cahen, Lion 21 Cahen, Salomon 22 Cahen, Samuel 40, 48, 49, 68, 92, 159, 168, 179, 187 Cahen, Sara 21 Caillet, Albert Louis 173 Cain (Vve Eug.) 31 Cardeillac 100 Carmoly, Éliakim 88 Caro, Elme-Marie 187, 192

217

Index des acteurs et témoins de l’histoire étudiée Carvallo, Jules 34, 59, 62 Cavour, Camillo Benso, comte de 150 Cerfberr, Max 36, 38, 58, 59, 62, 65, 68, 69 Chaix d’Est-Ange, Gustave Louis 165 Challemel-Lacour, Paul 128, 139 Charcot, Jean-Martin 173 Charles de Hohenzollern-Sigmaringen (Charles Ier de Roumanie) 51, 62, 69 Charles, Émile 119, 121, 123, 124, 125, 127, 129, 133, 137, 138 Charleville, Meir 38, 39 Charma, Antoine 124 Châtel, Ferdinand-François 204 Chézy, Antoine-Léonard 88 Coblentz, Gotschot 21 Cohen, Joseph 43, 71 Cohn, Albert 43, 147 Comte, Auguste 113, 174, 205, 214 Constant, Benjamin 187, 189 Cousin, Victor 5, 8, 9, 20, 35, 67, 83, 84, 86, 99, 100, 103, 106, 112, 114, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 126, 127, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 139, 140, 141, 142, 153, 156, 159, 165, 166, 170, 186, 187, 188, 190, 191, 192, 195, 204, 208, 209, 210, 212, 213, 214, 215, 216 Créhange, Anne 22 Créhange, Moïse 20, 21, 22, 28 Créhange, Simon 22 Crémieux, Adolphe 33, 34, 36, 37, 39, 46, 51, 68, 69, 154-155, 164 D Daltrophe, Joseph 22 Daltrophe, Louis 22 Daltroph(e), Marie (Marion) 17-18, 19 Daltrophe, Nanette 22 Daltrophe, Paquin 17 Daltroph(e), Sara 18, 19 Daltrophe, Victor 19 Darboy, Georges 151, 158 Darmesteter, Arsène 44, 46, 85 Darmesteter, James 85, 154, 159, 168, 192, 193

218

Daunou, Pierre 119 David (rabbi) 14 David, Seligmann 21 Delapalme 202 Delisle, Léopold 131 Delitzsch, Franz 52, 67 Denis, Ferdinand 175 Derenbourg (fondateur d’un oratoire) 71 Derenbourg, Hartwig 6, 7, 35, 41, 43, 44, 47, 63, 75, 77, 82 Derenbourg, Joseph 44, 46, 76, 159 Deschamps, Gaston 77 Deutz, Emmanuel 90 Deutz, Pauline 9 De Wulf, Maurice 132 Doinel, Jules 174 Drach, Paul Louis Bernard (David) 90, 91, 92, 93 Dreyfus, Abraham 46 Dreyfus, Alfred 9 Dreyfuss, Samuel 71 Drumont, Édouard 167 Dubeux, Louis 88, 89, 96 Dubois d’Amiens 101 Duhem, Pierre 139, 141 Dupanloup, Félix 148 Durkheim, Émile 192 Duruy, Victor 5, 158 E Edwards, William Frédéric 100, 101 Eichthal, Gustave d’ 196, 202 Éliézer (rabbi) 14 Élisabeth de Lorraine, régente 14 Encausse, Gérard 91, 95, 96, 173, 174, 175 Enfantin, Prosper 197, 198, 202 En࠱eld, W. 117 Ennery, Marchand 20, 22, 23, 25, 28, 83, 154 Eugénie (l’impératrice) 53 F Fabre d’Olivet, Antoine 175 Falloux, Alfred de 130

Index des acteurs et témoins de l’histoire étudiée Faugère 119 Fouillée, Alfred 7, 9, 10, 35, 36, 82, 84, 85, 109, 153, 181 Fourier, Charles 104, 201, 204 Foy, Maximilien Sébastien (général) 114 Franc : v. Franck Francfort, Catherine 17, 18, 19, 20, 28, 29 Francfort, Gabriel 22 Francfort, Samuel 15, 17, 18, 19, 22 Franck, Abraham 17, 28 Franck, Adèle 17, 19, 29 Franck, Adolphe passim Franck, Amélie 19, 29 Franck, Amélie (II) 20, 29 Franck, Benjamin 19, 29 Franck, Catherine 18 Franck, Cécile 73 Franck, Cerf 17, 18, 22 Franck, Gabriel 17, 19, 29 Franck, Isidore 19, 22, 29 Franck, Jérôme 19, 29, 73 Franck, Joseph 17, 18 Franck, Jules-Emmanuel 20, 29 Franck, Marguerite 20, 29 Franck, Minette 17, 19, 29 Franck, Pauline 20, 29, 153, 154, 162, 164, 165, 166 Franc(k), Salomon 17, 18, 19, 20, 22, 28, 29 Franck, Samuel 15, 17, 18, 19, 28 Franck-Alexander, J. : v. Franck, Jérôme Fribourg, Bernard 17 Fribourg, Brunette 18 Fuhr, Charles-Jérémie 7 Furtado, Auguste 58 G Gandon 105 Gardair, Joseph 160 Garnier, Adolphe 101 Geiger, Abraham 82, 157 Gérando, Joseph-Marie de 100, 101, 112, 113, 114, 115, 118, 122, 134 Gershom b. Juda de Mayence 14

Gilson, Étienne 120, 132, 142 Girardin, Pierre 16 Giraud, Léopold 165 Gobineau, Arthur de 20, 72, 76, 85 Gormand, Charles Joseph 18 Graetz, Heinrich 82 Graf 125 Gramont, Agénor, duc de 150 Grégoire XVI 91, 165, 180 Guaïta, Stanislas de 175 Guénon, René 91, 93, 181 Guéroult, Adolphe 151 Gugenheim, Baruch 22, 90 Guizot, François 24, 26, 99, 209, 210 Guizot, Guillaume 46 Guttmann, Julius 82 Guyau, Jean-Marie 160, 193 H Halévy, Élie 193 Halévy, Fromenthal 56, 58, 61 Halévy, Joseph 45, 46, 74 Halévy, Léon 190, 197 Halphen, Guittele 17 Halphen, Gustave 65, 68 Halphen, Louis 58 Hauréau, Barthélemy 6, 76, 77, 109, 114, 115, 119, 124, 132, 133, 134, 135, 137, 139, 141 Havet, Ernest 156, 161 Hayem, Charles 6, 20 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 94, 113, 116, 127 Heidegger, Martin 141 Henri II 14 Hesse, Ollick 17, 28 Hesse, Samuel 17 Hirsch, Élias 17 Hohenzollern-Sigmaringen : v. Charles de Hohenzollern Honoré, Claude 16, 19 Horwiller, Daniel 22 Hugo, Victor 148

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Index des acteurs et témoins de l’histoire étudiée I Isaac, Isaac 25 Isidor, Lazare 36, 41, 42, 46, 53, 62 J Jacob, Max 93 Janet, Paul 73, 159, 163, 179, 187 Javal, Léopold 58 Javary, J. 103 Javary, Louis-Auguste 124 Jellinek, Adolf 37, 68, 89, 90 Jhouney, Albert : v. Jounet, Albert Jodart 119 Joel, David Heymann 89, 92 Joly, Henry 108 Jost, I. 89 Jou࠰roy, Théodore 5, 48, 100, 123 Jounet (Jhouney), Albert 77, 175 Jourdain, Amable 119, 130 Jourdain, Anselme 130 Jourdain, Charles 119, 123, 124, 130, 131, 133, 136 Jourdan, Athanase 191 Juda (rabbi) 14 K Kahn, Zadoc 35, 36, 40, 41, 43, 44, 45, 46, 47, 53, 62, 65, 74, 75, 76, 77, 169, 170, 186 Karppe, Salomon 94 Kerssemakers, Ton 91 Kleuker, Johann P. 86 Koenigswarter, Louis-Jean 34, 56, 59, 74 Koyré, Alexandre 111, 120, 122, 141 Krochmal, Nachman 82 Krüger, Gustave-Auguste 35, 75 L Lachâtre, Maurice 176 Lacroix, André 9 Lalande, André 187 Lamennais, Félicité de 115, 208 Lamirault, Henri 77 Lanci, Michele Angelo 52, 68, 102 Landauer, Meir Heinrich 82

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Landaux, Joseph 17 Lando, Joseph 15 Lazard, Christophe 18 Lazard, Marie-Françoise 18 Le Clerc, Joseph-Victor 114, 119 Le Forestier, René 174 Leguy 119 Lélut, Louis-Francisque 101 Lenain 91 Léon XIII 121, 140, 160 Léon, Xavier 193 Lerminier, Eugène 191 Leroux, Pierre 67, 126, 176, 195, 203, 204 Leroy-Beaulieu, Anatole 211 Levallois, Jules 77 Leven, Manuel 46 Leven, Narcisse 62, 66 Levi, Éliphas (Alphonse Louis Constant) 82, 175 Lévi-Bing, L. 69 Levy, Alvarez 49 Lévy, Aron 21 Lévy, Gerson 187 Lévy, Lazare 21, 22 Loeb, Isidore 43, 45, 53, 54, 72, 82 Loewengard, Paul 181 Louis-Philippe (roi des Français) 99, 116, 180 Lunel, Prosper 61, 71 Luzzatto, Samuel David 81, 82, 86, 90 M Mallet (chanoine) 61 Manuel, Eugène 27, 56, 62, 65, 66, 74, 85, 156, 186 Martin, Théodore Henri 154 Marx, Mayer 15, 16 Maspéro, Gaston 46 Mathieu, François-Désiré 170 Matter, Jacques 125, 173, 175, 176, 177, 179 May, Moïse 14 Mayer, Samuel 25 Mendelssohn, Moses 15, 112

Index des acteurs et témoins de l’histoire étudiée Mérimée, Prosper 112 Michelet, Jules 51, 56, 85, 127, 169, 170, 214 Migne, Jacques Paul 91, 139 Mignet, François-Auguste 71 Mirabeau, Honoré-Gabriel Riquetti de 212 Monier de la Sizeranne, Paul Ange Henri 155 Monnier 124 Montalembert, Charles de 148 Monte࠱ore, sir Moses 62 Morin, Frédéric 114, 119, 126, 135, 136, 137, 139, 140, 141 Mortara, Edgardo 150, 163 Mossé, Benjamin 52, 72 Munk, Salomon 5, 36, 37, 38, 43, 52, 58, 62, 66, 69, 72, 76, 92, 119, 124, 128, 129, 133, 141, 157, 159, 160, 161 Myer, I. 92 N Napoléon Ier 99, 148, 150 Napoléon III 145, 148, 150, 151 Napoléon, prince impérial 148 Nathan, Simon 21 Netter, Charles 59, 66 Neubauer, Adolphe 76 Noël, J. 21 Norrel, A. 91 O Oetinger, Friedrich Christoph 82 Ollivier, Émile 208 Oppert, Jules 44, 46 Otterbourg, Salomon 56, 74 Oulmann, Émile 70 Ozanam, Frédéric 140 P Papus : v. Encausse Paris, Gaston 46 Pauly, Jean de 91, 92, 93, 94 Peisse, Louis 100, 101 Péladan, Joséphin 93 Pepoli, Gioaccino 150

Pereire (frères) 196 Pernety, Antoine 175 Pétavel, Abraham 43 Pétavel, Emmanuel 36, 43 Philipson, Ludwig 69 Picard, Goudechaux 18 Pie IX 148, 150, 151 Pierre II (empereur du Brésil) 54, 73 Poinsignon, Jean-François 18 Polak-Daniels, Salomon 73 Pradier-Fodéré, Paul 108 Pressensé, Edmond de 170 Prévost, N. 77 Proudhon, Pierre-Joseph 214 Q Quinet, Edgar 187, 214, 215 R Rabbinowicz, J. M. 76 Rabinovitch, M. 89 Rachel (tragédienne) 26 Ratisbonne (frères) 149 Ratisbonne, Achille 62 Ratisbonne, Théodore 164 Rauh, Frédéric 193 Ravaisson, Félix 100, 101 Reinach, Joseph 9 Reinach, Salomon 9 Reinach, Théodore 9, 192 Rémusat, Charles de 100, 112, 113, 114, 116, 119, 127, 130, 134, 136, 208, 215 Renan, Ernest 46, 51, 92, 107, 108, 113, 114, 115, 119, 128, 129, 134, 137, 139, 140, 156, 157, 215, 216 Richard (de Radonvilliers), Jean-Baptiste 175 Ritter, Heinrich 124, 139 Rodrigues (frères) 196 Rodrigues, Hippolyte 43, 53, 65, 72 Romant d’Amat, J.-Ch. 77 Ronge, Johannes 204 Rosny, Léon de 76, 108 Rothschild, Alphonse de 57, 60

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Index des acteurs et témoins de l’histoire étudiée Rothschild, James-Édouard de 44 Rousselot, Xavier 116, 119, 124 Roux, Xavier 77, 159, 160, 167 Royer-Collard, Pierre-Paul 210, 212 S Sacher-Masoch, Leopold von 46 Saint-Paul, Victor 46 Saint-René Taillandier : voir Taillandier Saint-Simon, Claude-Henri de 197, 198, 204, 205 Saint-Yves d’Alveydre, Joseph-Alexandre 91, 96 Saisset, Émile Edmond 127 Salvador, Joseph 49, 69, 72, 154, 156, 157, 158, 168, 189, 190, 204, 205 Scheuer, Hirtz 22, 23 Schlesinger, L. 68 Schmidt, Ch. 119 Schuhl, Moïse 38, 52, 71, 72, 76 Schwab, Moïse 47, 53, 55, 72 Seisset (= Saisset?) 101 Sibour, Marie Dominique Auguste 148 Sigaud 5 Silvestre de Sacy, Antoine Isaac 88, 92 Simon 101 Simon, Jules 35, 37, 48, 51, 56, 62, 65, 66, 71, 77, 108, 178, 186, 187, 188, 215 Slaughter, Édouard 91 Smith, Joseph 204 Sossnitz, I. 89 Spencer, Herbert 212 Stauben, Daniel 39 Steinschneider, Moritz 82 Stuart Mill, John 212 T Taillandier, René, dit Saint-René 119, 124, 125 Taine, Hippolyte 212 Tennemann, Wilhelm Gottlieb 118, 122, 124 Terquem, Lazare 164 Thierry, Amédée 43

222

Thierry, Augustin 114, 115 Thiers, Adolphe 73, 209 Tiedemann, Dietrich 115, 117, 118, 122, 135, 140 Tissot, Claude-Joseph 124, 125 Tocqueville, Alexis de 191, 209, 212 Towianski, Andrzej 204 Tranchant 5 Turmel (de) 24 U Ulmann, Salomon 23, 39, 54, 58, 59, 60 V Vacherot, Étienne 170, 187 Vaillant, Isaac 22 Vapereau, G. 77 Vattel, Emer de 108 Veil, Odile 22 Vernes, Maurice 46 Veuillot, Louis 54, 73, 149, 150, 159 Vigny, Alfred de 20 Viguier, Épagomène 118 Villaume, Jean-Pierre 16 Villermé, Louis René 102 Vitet, Ludovic 112 Vormus, Catherine 18 Vormus, Marianne 17 Vulliaud, Paul 92, 93, 94, 181 W Waddington, Charles 125 Warburton, William 175 Weil, Isidore 52, 69, 76 Weill, Alexandre 22, 39 Weill, Michel Aaron 94 Weis 124 Wendt, A. 118 Widal, A. 39 Willm, J. 129 Wininger, S. 77 Wogue, Lazare 23, 40, 43, 48, 52, 53, 71, 75 Worms de Romilly, Olry 35, 37, 68, 164, 208

Index des acteurs et témoins de l’histoire étudiée Worms, René 46, 75, 85, 108 Wronski (Hoëné), Josef 204 Y Young, Brigham 204 Z Zévort, Charles 124 Zotenberg, Hermann 5 Zunz, Leopold 82

223

INDEX DES AUTEURS, OBJETS DES TRAVAUX ET RÉFÉRENCES D’ADOLPHE FRANCK ET DE SES CONTEMPORAINS 1 A Abélard : v. Pierre Abélard Abraham Abû l-‘A࠱ya 82 Achillini, Alexander 124 Acontius 125 Adam de Petit-Pont 123 Adelger 123 Ægidius Colonna 123 Agricola 125 Agrippa de Nettesheim, Henri-Corneille 86, 124 Akiba, Rabbi 83 Alain de Lille 123 Albéric de Reims 123 Albert le Grand 123, 131 Alcuin 118, 123 Alexandre de Halès 123 Al-Farabi 125 Al-Ghazali 125 Al-Kindi 111 Amaury de Chartres (de Bène) 123, 128, 131 Anselme de Cantorbéry (du Bec) 111, 123, 126, 127, 134, 215 Aretino, Leonardo 124 Argyropoulos, Jean 124 Aristote 115, 120, 124, 125, 130, 131, 132, 133, 135, 136, 137, 138, 139, 179 Arnaud de Villeneuve 123 Arnauld, Antoine 130 Aron b. Élie 67 Augustin d’Hippone 163, 169, 215 Averroès 125

Avicebron/ ibn Gabirol : v. Salomon ibn Gabirol Avicenne 125 Azaïs, Pierre-Hyacinthe 123 B Babeuf, François Noël (Gracchus) 203 Bacon, Francis 113, 117, 132, 136 Balthasar 45 Barbaro, Hermolao 124 Basilide 87 Basnage, Jacques 87, 88 Bède le Vénérable 123 Bendavid, Lazare 129, 130 Bérenger de Tours 123 Bernard de Clairvaux 123, 125, 135, 138 Bernard de Chartres 123 Bessarion, Jean 124 Beurhusius, Fridericus (Friedrich Beurhaus) 126 Bias de Priène 126 Bichat, Xavier 179 Biel, Gabriel 123 Bodin, Jean 123, 125 Boèce de Dacie 123, 136, 138 Boehme, Jacob 126, 176, 177, 178, 200 Bonaventure de Bagnoregio 123 Bossuet, Jacques-Bénigne 190 Bourbon, Louise-Marie-Thérèse-Bathilde, duchesse de 176, 177 Bu࠰on, Georges Louis Leclerc de 112 Burnet, Thomas 87

1. Selon l’usage bibliographique courant, les auteurs antérieurs au XVe siècle ࠱gurent sous l’entrée alphabétique de leur nom personnel (Dante Alighieri ; François Pétrarque), les auteurs du XVe siècle et au-delà, sous leur patronyme ou second nom (Bessarion, Jean ; Bodin, Jean).

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Index des auteurs traités par A. Franck et ses contemporains C Cagliostro, Alessandro de (Joseph Balsamo) 176 Cajetan, Thomas : v. Vio, Thomas de Calvin, Jean 169 Campanella, Tommaso 202 Cardan, Jérôme 102 Caro, Joseph 23 Cazotte, Jacques 174 Chateaubriand, François-René de 115, 176 Cicéron 106 Colomb, Christophe 114 Condillac, Étienne Bonnot de 131, 134, 135, 212 Condorcet, Nicolas de 208 Contarini, Gaspard 125 Copernic, Nicolas 140 Cudworth, Ralph 179 Cuvier, Georges 112 D Dante Alighieri 127, 129 David de Dinant 123, 128, 131 Descartes, René 10, 114, 116, 117, 122, 123, 126, 133, 134, 136, 142, 179 Destutt de Tracy, Antoine 135 Durand de Saint-Pourçain 124 E Eckhart de Hohenheim (Maître Eckhart) 122, 123, 138 Érasme, Désiré 125 F Fénelon, François de Salignac 176 Fichte, Johann Gottlieb 103 Fo Hi 176 Fournié, Pierre 177 François de Mayrones 124 François Pétrarque 122, 124 G Gassendi, Pierre 134 Gaunilon 124

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Gautier Burley 123 Georges Gémiste Pléthon 124 Gérard de Crémone 123 Gerbert d’Aurillac 123, 131 Gersonide : v. Lévi b. Gerson Gichtel, Johann Georg 177 Gilbert de la Porrée 123 Gilles de Rome 127, 130 Giustiniani, Lorenzo 123 Grégoire, Henri (l’abbé) 128 Grotius, Hugo 108 Guillaume d’Auvergne 124 Guillaume d’Ockham 124, 126, 127, 128, 131, 132, 136, 137, 138 Guillaume de Champeaux 124, 137 Guillaume de Conches 123 Guillaume de Moerbeke 123 H Habacuc 168 Hartmann, Eduard von 175 Hauterive, Jean-Jacques Du Roy d’ 177 Helvétius, Claude Adrien 178 Henri Suso (Seuse) 122, 124, 138 Henri VIII d’Angleterre 105 Herder, Johann Gottfried von 87 Hermotime de Clazomènes 177 Hildebert de Lavardin (de Tours) 123 Hobbes, Thomas 134, 135, 138 Honorius Augustodunensis 123, 138 Hugues d’Amiens (de Rome) 123 Hugues de Saint-Victor 124 Hutten, Ulrich von 125 I Ibn Bajja 125 Ibn Tofail 125 Isaac Lurya 88 Isidore de Séville 124 J Jacobi, Friedrich Heinrich 188 Jacques de Venise 130 Jean, évangéliste 159, 166

Index des auteurs traités par A. Franck et ses contemporains Jean Buridan 123 Jean de La Rochelle 124 Jean de Mirecourt 124 Jean de Monteson 124 Jean de Salisbury 123 Jean Duns Scot 124, 126, 131, 132-133, 137 Jean Gerson 119, 122, 123, 130, 131 Jean Italus 123 Jean de Ruusbroec 122, 123 Jean Scot Érigène 114, 124 Jean Tauler 122, 123 Jérémie 155 Joseph le Zélateur 45 Jouard de la Nauze, Louis 81 Juda Abrabanel : v. Léon l’Hébreu K Kant, Emmanuel 103, 118, 128, 129, 135n 138, 175, 187, 188 King, William (archevêque de Dublin) 126 Knorr von Rosenroth, Christian 87, 88 L La Boétie, Étienne de 123, 125 La Bruyère, Jean de 126 La Rochefoucauld, François, duc de 126 Lamarck, Jean-Baptiste de 112 Lambert d’Auxerre 124 Lanfranc du Bec 124 Lao Tseu 176 Lavater, Johann Caspar 176 Lefèvre d’Étaples, Jacques 125 Leibniz, Gottfried Wilhelm 126, 179 Léon l’Hébreu 125 Léonicus Thoméus 124 Lévi b. Gerson 69, 76 Liebisdorf, Nicolas Antoine Kirchberger, baron de 177 Linné, Carl von 112 Locke, John 118, 128 Luther, Martin 105, 124, 169 M Mably, Gabriel Bonnot de 104, 126

Machiavel, Nicolas 106, 124, 209 Maimon, Salomon 129, 130 Maïmonide 20, 23, 69, 76, 85, 104, 111, 112, 125, 127, 128, 129, 135, 189 Maine de Biran, Pierre 107 Maistre, Joseph de 115, 174, 176, 177-178 Major, Jean (John Mair) 124 Malebranche, Nicolas 10 Marsile d’Inghen 124 Marsile de Padoue 127, 128 Martinez de Pasqually, Joaquim 173, 176, 177, 178, 200 Mendelssohn, Moses 129 Mesmer, Franz-Anton 176 Michel Scot 124 Moïse 83, 156, 158 Moïse Cordovero 88 Moïse de Léon 89 Montesquieu, Charles-Louis de 128, 203 More, Henry 126 More, Thomas 105, 124 N Naudé, Gabriel 175 Newton, Isaac 81, 122 Nicolas de Clamanges 123 Nicolas de Cues 124, 140 Nicolaus de Orbellis 124 Nicole Oresme 124 Nietzsche, Friedrich 160 Nifo, Agostino 124 O Oken (Ockenfuss), Lorenz 122 Origène 106, 179 P Paracelse 85, 125, 179 Pascal, Blaise 126, 175 Paul, apôtre 168, 177 Paul de Pergola 124 Paul de Venise 124, 132 Philelphe, François 124 Philon d’Alexandrie 126, 160, 161, 180

227

Index des auteurs traités par A. Franck et ses contemporains Pic de la Mirandole, Jean 86, 125 Pic de la Mirandole, Jean-François 125 Pierre Abélard 116, 123, 127, 130, 133, 134, 135, 136, 138, 215 Pierre d’Ailly 123, 138 Pierre d’Auvergne 124 Pierre d’Espagne 124 Pierre Damien 124 Pierre de Cugnière(s) 127 Pierre de Mantoue 124 Pierre Lombard 123 Platon 115, 118, 133, 137, 142, 176, 179, 209 Plotin 189 Politien, Ange 124 Pomponazzi, Pietro 124 Porphyre 136, 138 Portalis, Jean Étienne Marie 71 Postel, Guillaume 81, 124 Proclus 142 Pufendorf, Samuel von 203 Pythagore 177, 179 R Raban Maur 124 Ramus (Pierre de la Ramée) 125, 138 Ranulph d’Homblières 124 Raoul de Presle 127 Raoul le Breton 124 Raymond Lulle 124 Raymond Sebond 118, 124 Reid, Thomas 135 Rémi d’Auxerre 124 Reuchlin, Jean 86, 124, 128 Richard de Saint-Victor 123 Robert Grosseteste 124 Robert Kilwardby 124 Robespierre, Maximilien de 203 Roger Bacon 123, 124, 125, 127, 137, 138 Roscelin 123, 124, 137 Rousseau, Jean-Jacques 105, 178, 200, 201, 202, 203, 205

228

S Sa‘adya Ga’ôn 85, 111 Saint-Martin, Louis-Claude de 125, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 199, 200 Salomon ibn Gabirol 92, 125, 129 Schopenhauer, Arthur 94, 180 Sepúlveda, Juan-Ginés de 124 Simon b. Yochaï 83 Simon, Richard 87 Socrate 125, 126 Spencer, Herbert 175 Spinoza, Baruch 108, 129, 130, 188 Staël, Germaine de 176 Stewart, Dugald 135 Swedenborg, Emmanuel 125, 173, 175, 176, 178 T Tertullien 169, 179 Thomas d’Aquin 115, 124, 126, 127, 130, 131, 133, 139, 160 Thomas de Strasbourg 124 Toussaint, François-Vincent 128 V Valentin 174 Valla, Lorenzo 124 Vincent de Beauvais 124 Vio Cajetan, Thomas de 123 Voltaire 131, 176 W Wolf, Christian 88, 118

INDEX DES AUTEURS POSTÉRIEURS À 1950 ou cités à titre strictement bibliographique

A Amson, D. 38, 155 André, M.-S. 95 Ayoun, R. 38, 39, 42 B Bakker, P. J. J. M. 142 Basdevant-Gaudemet, B. 150 Bauer, J. 23 Beau࠱ls, Ch. 95 Benbassa, E. 15 Bénichou, P. 214 Bensussan, G. 111 Berkovitz, J. 188 Bernard, C. 159 Bernard, J.-P. 20 Biale, D. 82 Bloch-Raymond, A. 25, 26 Boudon, J.-O. 8, 145, 148, 151 Brach, J.-P. 93 Brague, R. 120 Brejon de la Vergnée, M. 149 Bruley, Y. 5, 8, 114 Bruter, A. 24 Buber, M. 197 C Cabanel, P. 168 Cahen, G. 27 Catrice, P. 90 Cattaui, G. 163 Chaumont, J.-P. 21, 40, 45, 94, 147 Chouraqui, A. 60, 62 Cohen, D. 40, 146, 149, 150 Cohen Albert, Ph. 36, 37, 38, 39, 41, 42, 50,

60, 68, 161, 162 Contamine, H. 24 Contamine, Ph. 115 Corbin, H. 179 Cotten, J.-P. 121, 166 D Da Silva, G. 150 Daltro࠰, J. 6, 8, 16, 23, 25, 33, 83, 165 Danan, A. 33 Delmaire, D. 61 F Faivre, A. 174, 177, 179 Faustini, P. 20 Fenton, P. 8, 9, 160, 208 Ferruta, P. 8, 208 Feuerwerker, D. 146 Freudenthal, G. 5 Friedman, R. 142 Funkenstein, A. 141-142 G Gauchet, M. 192 Geslot, J.-Ch. 5 Girard, P. 146 Goddu, A. 142 Gough, A. 149 Graetz, M. 36, 37, 39, 45, 50, 51, 52, 59, 60, 62, 67, 69, 70, 71 Grant, E. 141 Gray, J. 207-208 Grondeux, A. 114 Grondeux, J. 9, 114, 159 Guetta, A. 94 Guieu, J. 160

229

Index des auteurs postérieurs à 1950 H Halphen, A.-E. 37 Hanegraa࠰, W. 82 Helphand, J. 36, 39 Henrich, D. 193 Héricher, L. 5 Heschel, S. 157 Ho࠰man, M. 157 Huisman, D. 84 I Iancu, C. 33, 52 Idel, M. 97 J Jacques-Lefèvre, N. 174, 178 Jaume, L. 208 Johnson, M. E. 169 Jolivet, J. 112, 134, 135, 142 K Kahn, L. 34 Katz, P. 17, 21 Kertzer, D. 150, 164 Kuperminc, J.-Cl. 45, 56 L Lalande, A. 187 Landau, Ph. 23, 25, 33, 164 Lang, J.-B. 21, 22 Langlois, C. 149 Laurant, J.-P. 8, 95, 141 Lefranc, J. 83, 186 Lemalet, M. 16 Lepage, H. 13 Lévy, M. 21, 40, 94, 147 Lévy, P. 26 Lévyne, R. 33 Libera, A. de 112, 120, 122, 142 M Macherey, P. 211 Marrus, M. 34, 50, 53, 70, 71, 75 Maurain, J. 148 Meyer, A. 15

230

Mopsik, Ch. 97, 161, 181, 186 Mousso, P. 196, 197 Mulsow, M. v. 193 N Nahon, G. 48, 55 Neher-Bernheim, R. 21 P Philippe, B. 49 Piaia, G. 115, 134 Pilbeam, P. M. 196 Posener, S. 36, 38 R Rauwel, A. 114, 119, 133, 137 Régnier, Ph. 195, 196 Rétat, L. 114, 156, 216 Ridoux, Ch. 119 Roldan, D. 208 Roos-Schuhl, É. 38, 52, 71 Rosenfeld, C. 21, 22 Rothschild, J.-P. 6, 8, 211 S Sacquin, M. 149 Saltel, Ph. 160 Scholem, G. 81, 92, 97 Schorsch, I. 90 Schumann, H. 15, 22 Schwarzfuchs, S. 14, 34, 36, 43, 44, 60 Sebban, J. 8, 9, 121 Simon-Nahum, P. 8, 23, 40, 42, 43, 47, 56, 58, 61, 85, 159 Skinner, Q. 185 Strauss, L. 211 Szapiro, É. 164 T Tissier, J.-J. 76 Tribout de Morembert, H. 77 Troisier de Diaz, A. 208 U Uhry, I. 37, 50

Index des auteurs postérieurs à 1950 V Vajda, G. 93 Vermeren, P. 187 Victor, R.-J. 91 Vignaux, P. 120 W Weill, G. 7, 8, 9, 43, 45, 46, 47, 61, 84 Wolfson, H. A. 141 Wright, V. 20 Z Zeldin, Th. 208

231

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos ....................................................................................................................... 5 Première partie : Adolphe Franck, un israélite français ........................................... 11 La formation initiale d’Adolphe Franck de Liocourt dans le contexte de la Lorraine du XIXe siècle Jean DALTROFF ................................................................................................................... 13 Un philosophe engagé : Adolphe Franck et les organisations juives de France Georges WEILL .................................................................................................................. 33 Deuxième partie : Adolphe Franck, le philosophe ...................................................... 79 La contribution d’Adolphe Franck à l’étude historico-critique de la kabbale Paul FENTON ....................................................................................................................... 81 Adolphe Franck à l’Académie des sciences morales et politiques Yves BRULEY ...................................................................................................................... 99 Le moyen âge dans la philosophie, le Dictionnaire des sciences philosophiques, Adolphe Franck et quelques autres Jean-Pierre ROTHSCHILD ................................................................................................. 111 Troisième partie : Adolphe Franck et le religieux en son temps ............................. 143 Adolphe Franck et le paysage religieux sous le Second Empire Jacques-Olivier BOUDON ................................................................................................ 145 Adolphe Franck et le christianisme Joël SEBBAN ...................................................................................................................... 153 Le regard savant d’Adolphe Franck sur le martinisme et les sciences occultes Jean-Pierre LAURANT ...................................................................................................... 173

Quatrième partie : Adolphe Franck et la politique ....................................................... 183 Philosophie et science du judaïsme : la place d’Adolphe Franck dans le paysage intellectuel français du XIXe siècle Perrine SIMON-NAHUM ......................................................................................................... 185 Adolphe Franck et la critique sociale Paola FERRUTA ...................................................................................................................... 195 Le libéralisme d’Adolphe Franck : l’empreinte de Victor Cousin Jérôme GRONDEUX ............................................................................................................... 207 Index des acteurs et témoins de l’histoire étudiée........................................................... 217 Index des auteurs, objets des travaux et références d’Adolphe Franck et de ses contemporains..................................................................... 225 Index des auteurs postérieurs à 1950................................................................................ 229

BIBLIOTHÈQUE DE LˎÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES

vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition “rNying ma pa” 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, XVIe-XIXe siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1

vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) XVIII + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze IV + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës X + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de déࠩnition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacriࠩce dans les Brahmanas XVI + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux VIII + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5

vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion XII + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes VIII + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse XII + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7 vol. 124 S. Georgoudi, R. Koch-Piettre, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacriࠩces en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne XVIII + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1 vol. 125 L. Châtellier, P. Martin (dir.) L’écriture du croyant VIII + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-8

vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale II + 536 p., 9 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie” n° 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières VII + 592 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du XVIIe siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52584-6 vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52666-9 vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de « Maures et Chrétiens ». Conࠪits politiques et dispositifs de reconciliation (Espagne, Sicile, XVIe-XXIe siècle) 240 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shåɷisme im»mite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-53114-4 vol. 138 R. Koch-Piettre (dir.) Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures 430 p., 155 x 240, 2009, PB, 978-2-503-53172-4

vol. 139 M. Yahia Š»ࠩɷå et les deux sources de la loi islamique 552 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 306 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-53173-1 vol. 141 (Série “Sources et documents” n° 1) C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 155 x 240, 2010, PB, ISBN 978-2-503-53183-0 vol. 142 (Série “Histoire et prosopographie” n° 5) M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien (éd.) Pensée grecque et sagesse d’orient. Hommage à Michel Tardieu 752 p., 2009, 156 x 234, 2009, ISBN 978-2-503-52995-0 vol. 143. B. Heyberger (éd.) Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664) 240 p., 156 x 234, 2010, ISBN 978-2-503-53567-8 vol. 144. F. Laplanche (éd.) Alfred Loisy. La crise de la foi dans le temps présents (Essais d’histoire et de philosophie religieuses) 735 p., 156 x 234, 2010, ISBN 978-2-503-53182-3 vol. 145 J. Ducor, H. Loveday Le sĥtra des contemplations du buddha Vie-Inࠩnie Essai d’interprétation textuelle et iconographique 474 p., 156 x 234, 2011, ISBN 978-2-503-54116-7 vol. 146 N. Ragot, S. Peperstraete, G. Olivier (dir.) La quête du Serpent à Plumes Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich 491 p., 156 x 234, 2011, ISBN 978-2-503-54141-9

À paraître vol. 147 C. Borghero Les cartésiens face à Newton Philosophie, science et religion dans la première moitié du XVIIIe siècle 164 p., 156x234, 2012, ISBN 978-2-503-54-177-8 vol. 148 F. Jullien, M. J. Pierre (dir.) (Série “Histoire et prosopographie” n° 6) Monachismes d’Orient. Images, échanges, inࠪuences. Hommage à Antoine Guillaumont 348 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54144-0 vol. 149 P. Gisel, S. Margel (dir) Le croire au cœur des sociétés et des cultures. Diࠨérences et déplacements. 242 p. env., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54217-1 vol. 150 J.-R. Armogathe Histoire des idées religieuses et scientiࠩques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École pratique des hautes études 227 p., 156 x 234, 2012 vol. 151 C. Bernat, H. Bost (dir.) Énoncer / Dénoncer l’autre. Discours et représentations du diࠨérend confessionnel à l’époque moderne 451 p., 156 x 234, 2012 vol. 152 N. Sihlé, Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La ࠩgure du tantrisme tibétain 156 x 234, 2012

Réalisation : Anna Waide Service des publications de l’EPHE