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Bertrand Russell disait que la contemplation d’une image faisait surgir en lui des poèmes, des textes et cette réflexion

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Intégrations des savoirs et savoir-faire

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Sous la direction de Yona Dureau

Directeur de collection Stéphane Mottin

2020

Couverture : œuvre de Marc Pessin, reproduction libre de droit (https://marcpessin.com/quelques-reperes/).

Imprimé en France ISBN : 978-2-7598-2431-1 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2020

Avec ce 28ième ouvrage, la collection Intégrations des Savoirs et Savoir-Faire fête ses 20 ans. Commencée en l’an 2000, la ligne éditoriale de cette collection reste dans sa perspective initiale d'intégration des connaissances dans une intelligence transdisciplinaire. Pour ce travail, Yona Dureau fut inspirée par la réflexion de Bertrand Russell qui affirmait que la contemplation d’une image faisait surgir en lui des poèmes, des textes. Qu’il me soit permis de citer un article de neuroimagerie [Zeki et al, The experience of mathematical beauty and its neural correlates. Front Hum Neurosci. 2014 ; doi: 10.3389/fnhum.2014.00068] qui souligne que la beauté y compris de la vue d’une équation mathématique « textuelle » comme l’équation d’Euler ei2π=1 active les mêmes zones cérébrales que l’expérience du sentiment de beauté issue d’autres sources. Avec mon expérience de mathématicien/physicien et neurobiologiste, une équation associe « l’image » avec ici l’exponentiation et des symboles avec un texte engendrant un imaginaire nommé ici « i » le nombre imaginaire. Cette association où l’espace et le temps interagissent engendre une dynamique avec un imaginaire d’équations. Ces métamorphoses d’imaginaire d’équation/texte/image aboutissent à un signifiant et in fine à la création de nouvelles équations et symboles, et à écrire/voir l’inimaginable d’avant. Nous retrouvons « la géométrie comme interface entre texte et image » comme exposée dans l’article de Raphaëlle Costa de Beauregard. D’une autre façon la lecture musicale avec son cortège de symboles illustre ces approches avec l’article de Jean Duchamp. Ici nous avons vingt communications qui soulignent la richesse des relations texte source d’image et image source de texte. Ayant travaillé sur la neurophysiologie du rêve chez les mammifères et les oiseaux, je fus très surpris par le fait que les fonctions oniriques associées à la mémoire soient si présentes dans ces rapports entre texte/source et image/source. « Dé-chiffrer » un texte qui se réclame fidèle par la description à la beauté de l’œuvre d’art ne serait-il qu’un rêve ? Dans cet ouvrage je tiens à souligner qu’au-delà des aspects « textes » et « images », une expression importante y est « sources de ». Il constitue donc aussi une réflexion originale sur les sources. Souhaitons aux étudiants, aux enseignants-chercheurs et aux lecteurs de rencontrer ce même plaisir à lire cet ouvrage et d’ouvrir de nouveaux horizons.

Stéphane MOTTIN Fondateur et Directeur de la collection Intégrations des savoirs et savoir-faire

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Illustration : texte et palimpseste de l’artiste graveur Marc Pessin (reproduction avec l’autorisation de l’artiste)

Introduction Bertrand Russell disait que la contemplation d’une image faisait surgir en lui des poèmes, des textes, et c’est sans doute cette réflexion qui m’inspira ce colloque. En reprenant le fil d’Arianne des réflexions de Russell sur l’art, ellesmêmes rapportées par Spadoni, je découvris le lien entre Russell et William James The Principles of Psychology, que Russell avait commenté dans la marge. Spadoni décrit à son tour ces marginalia de Russell sur James, texte en marge du texte luimême commentaire de Fechner et de Galton, Russell inspiré, et pour qui les images évoquent des poèmes, propose une réflexion sur deux types d’imagination, auditive et visuelle.1 L’imagination, chez la plupart des êtres humains, serait donc visuelle ou auditive. Faudrait-il entendre que les images engendreraient un imaginaire d’images, et que les mots engendreraient un imaginaire des mots ? Que dire des associations imaginaires nées de mots écrits, qui, en tant que signifiants écrits, participent à l’imagination visuelle, alors que toute lecture, présuppose une mise en corrélation du sème avec un signifiant oral, et donc auditif ? Et surtout, comment Russell, qui opérait une transmutation des images qu’il contemplait en mots et textes pouvait-il simultanément concevoir une telle partition de l’esprit humain ? Plus encore, selon George Edward, Moore, l’expérience esthétique nous fait redécouvrir ce que l’œuvre a en commun avec nous. For whenever we contemplate a thing, then there is in us and in that thing something in common. In so far as we are really contemplating a beautiful thing, the qualities, which in it are beautiful, are also present in our contemplation. Such, at least, is the commonly accepted view.2 « In 1894-95, Russell regarded James's book to be important primarily for two reasons: the treatment of space which Russell refers to and acknowledges in his revised dissertation on non Euclidean geometry; and the view of imagination which provided Russell with a theory to account for his own inability to appreciate the visual arts . According to James, who followed Gustav Fechner and Francis Galton, there is no such thing as a typical human mind where propositions hold universally for all faculties. Hence, there are many individual imaginations but not imagination perse. Galton conducted a series of questions, mainly to scientific people, related to illumination, definition, and colour of mental imagery. Quoted extensively by James, Galton concluded "that an overready perception of sharp mental pictures is antagonistic to the acquirement of habits and abstract thought". James's experiments corroborated Galton's findings that abstract thinking as found in mathematics may be hindered by visual imagination. James himself, for example, was a good draughtsman and had a keen interest in the visual arts. But he admitted to being "an extremely poor visualizer", mentally unable to reproduce pictures just examined. He hypothesized that there are two types ofimagination, the visual and the auditory, and that often a person excels in one type and is deficient in the other » Carl Spadoni, Bertrand Russell on Aesthetics, Russell: The Journal of Bertrand Russell Studies 4 (1):49 (1984), 49-82, p.57. 2 George Edward Moore, "The Elements of Ethics", p. 162, original corrected typescript at Cambridge University Library. 1

L’œuvre serait-elle donc conçue pour éveiller en nous la particularité d’une imagination visuelle ou auditive seulement ? Qu’un media priviligie certains sens est une évidence, mais pourtant l’art cherche aussi à nous pousser à établie cette communication des sens de la synesthésie, par les métaphores, par les symboles, par l’intermédialité et l’inter sémioticité.La création artistique serait donc au sein d’une tension entre un idéal et une tendance naturelle, l’idéal étant la synesthésie entre plusieurs sens et la réalité fonctionnelle de notre esprit celle d’une préférence sensorielle dans notre imagination naturelle. Cette tension ontologique se complexifie cependant par l’effet potentiel de la culture et de l’éducation sur les données originelles de notre perception. Cette énigme constitue le cœur de l’enquête que ce colloque se proposait de poursuivre, à la fois par l’illustration des liens intimes de l’inspiration réciproque du domaine visuel et du domaine linguistique, mais aussi par la recherche historique, et parfois archéologique des métamorphoses des signifiants de ces deux domaines sémiologiques. Le travail d’élaboration de ces liens vient nécessairement mettre en lumière la dimension synesthésique de l’imagination, nous poussant ainsi à nous interroger sur la source des liens entre visuel et auditif tout en entrevoyant peut-être les instants déclencheurs de ces transpositions sémiologiques et sensoriels. Les textes ont été organisés selon des axes de ces perspectives d’étude, avec tout d’abord les métamorphoses des images au contact des textes ; puis l’image comme trace mnésique ; puis une troisième partie les textes sources d’images, soit les images commentant les textes; une quatrième partie consacrée à l’image source de texte, l’eksphrasis; une cinquième partie consacrée aux images inspiratrices de textes à travers les âges ; et une cinquième partie centrée sur l’inter-sémioticité et une réflexion théorique sur les rapports entre textes et images, avant de clore ce volume par une partie entière sur les Arts de Mémoire.

Remerciements Je tenais à remercier Anne Béchart-Léauté pour sa relecture patiente et attentive de ces actes. Sans elle, cette publication n’aurait pas pu avoir lieu. Il faut également remercier Christelle Bahier-Porte qui a permis le financement de ce colloque, Myriam Chanudet, pour sa coordination habile et efficace. Je tiens également à remercier Isabelle Furnion, dont le zèle vigilant a permis la tenue d’un colloque international à la fois de très bon niveau scientifique et d’esprit convivial, Catherine Giraud, et Hélène Fortin ainsi que la directrice de la bibliothèque universitaire de Saint-Etienne, qui ont mis en place et en valeur l’exposition de Marc Pessin, transformant ce colloque en évènement culturel. Mes remerciements vont également à M. Zirn qui a aimablement concédé ses droits d’auteur pour la projection de son film lors du colloque, Jean-Pierre Pessin, qui a participé activement à l’animation de ce colloque.

Yona Dureau, Maître de conférences HDR, (IHRIM, St-Etienne) Les métamorphoses de la licorne : une relation texte-image complexe depuis l’Antiquité jusqu’aux Nursery Rhymes.

Qu’est-ce qu’une licorne ? une image, ou un mot, ou bien une lettre dans un mot ? Tout d’abord un symbole, puis une métaphore. À son apparition dans la culture, la licorne est une image, une création particulière et indépendante de texte qui reçoit ensuite un nom, associé à une légende, avant de se transformer en allégorie religieuse. Enfin la licorne reprend un statut ambigu d’image dont on a oublié le sens, illustrant de façon décalée les comptines anglaises pour enfants. La licorne est donc au croisement de systèmes sémantiques, mais aussi de statuts sémantiques différents au sein de chaque système. La première partie de cette étude concernera les changements iconiques de la licorne. La seconde partie se concentrera sur le réseau sémantique qui se développa progressivement autour de la licorne, à la fois dans la tradition hébraïque et dans la tradition chrétienne, et la troisième partie considèrera la dimension, politique d’une part et mystique d’autre part, acquise par la licorne à la Renaissance au sein de la cour élisabéthaine.

I. L’image derrière le mot L’image de la licorne en termes de théorie de la réception, a été si souvent réactualisée et reformulée que nous ne pouvons qu’être surpris de considérer tous ses avatars. La licorne était un taureau à corne unique, puis elle apparut sous la forme d’une chèvre avec une corne unique, d’un bélier avec une corne unique, avant de se transformer progressivement en une biche à corne unique, puis en cheval à corne unique.

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Fig. 1 : Physiologus, Mailand, Bibliothèque Ambros ms. E 16sup.

Fig. 2 : Version grecque du Physiologue Syrne, Schola Evangelica, cod. B 8

Les métamorphoses successives du sème visuel alors que le signifiant verbal ne change pas éclairent la complexité des relations entre le signifant et le signifié. Cette complexité, nous allons le voir, ne se résoud pas avec l’étude des occurrences textuelles de la licorne.

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Fig. 2 : Beatus de Liebana, Apocalypse, Paris, BN, cod. Lat. 8878

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Fig. 3 : Version grecque du Physiologus, Bibliothèque nationale de Vienne, O.N.B. cod. Philos. Graec. 290

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II. Les textes derrière le mot/image A. La tradition hébraïque ancienne L’une des premières occurrences de la licorne dans le monde judéochrétien prend la forme d’un taureau à corne unique. Le Talmud mentionne ainsi, à la fin du traité de Maseret Meguila, kav tet, page aleph, qu’Adam, pendant le shabbat précédant la fête de Yom Kippour (nommé pour cette raison le « grand shabbat » ; « shabbat hagadol ») avait amené en sacrifice un taureau « avec une seule corne. » À ce stade, la licorne est un objet, un animal, un pur symbole, semble-t-il. L’idée de pureté associée à la licorne s’esquisse dans la mention du sacrifice de kippour, jour du pardon, de purification. Le taureau à corne unique incarne la pureté puisqu’il apparaît comme un animal sacrifié pour se purifier. Le sacrifice d’Adam est un sacrifice expiatoire, liant le sème de la licorne au concept de pureté.

Fig. 4 : Taureau d’Avrigney. Musée d’archéologie de Besançon - reproduit avec l’autorisation du Musée

On trouve une autre occurrence de la licorne comme taureau à corne unique dans le livre du Sepher Yetsirah, ce qui nous intéresse à plus d’un titre, car ce livre décrit la création du monde avec des lettres, liant ainsi l’image avec les mots, mais aussi parce que d’un point de vue historique, ce texte fut l’un des premiers textes hébraïques traduits en latin et lu par de nombreux lettrés cabbalistes chrétiens

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dans l’Europe de la Renaissance1. Dans le monde de la kabbale juive, qui est celui du Sepher Yetsirah, le signifiant désignant « le mot » est le même que celui désignant « la chose ». La seconde occurrence de la licorne surgit donc dans un texte où les mots et les choses, et leur image, se confondent. La licorne est donc connotée par ces occurrences, elle est entrée de plein pied dans le monde des signifiants et dans leur polysémie, de sorte que ce signifiant est déjà chargé de ces réseaux de signifiants confondus avec leurs signifiés. La licorne mutative va changer de sens car elle a déjà changé d’images. Mais avant que la tradition hébraïque de la licorne ne devienne un objet d’intérêt mystique après le XIIIe siècle, les sources latines sont restées essentiellement les origines sémantiques de la licorne pour les théologiens et les érudits. Cela explique peut-être pourquoi le taureau à corne unique eut si peu la faveur des artistes et des représentations iconographiques. La tradition sémantique hébraïque de la licorne a pénétré le réseau sémantique associé en Europe à la licorne essentiellement par le biais d’intertextes. Il faut donc revenir aux sources latines originelles, avant de se tourner vers les connections des mots dans la tradition hébraïque telles qu’elles ont été intégrées dans la tradition chrétienne et ses représentations, avant de recentrer l’analyse sur des jeux de mots hébraïques touchant la licorne, à la fois dans les mots qui la désignent et dans leur graphisme.

B. La Tradition latine la plus répandue : le Physiologus La chèvre à corne unique/ le bélier L’une des occurrences le la licorne dans la littérature latine se trouve dans le Physiologus, une série de textes qui nous sont parvenus sous différentes versions2. Dans le Physiologus, la licorne est décrite en ces termes : « c’est un petit animal, qui ressemble à un bébé chèvre (ou un petit bélier) assez sauvage. Le chasseur ne peut l’approcher à cause de sa force. Il n’a qu’une corne au milieu du front. Comment peut-on la capturer ? On va chercher une jeune fille vierge et on l’approche. Elle saute vers la jeune fille vierge et la jeune vierge lui donne sa poitrine à téter, puis on la capture et l’amène au roi. »

Avant la Renaissance italienne et la traduction de ce texte en latin il semble complètement inconnu des cercles lettrés européens. 2 Physiologus Milan : F. Sbordone, Albrighi Segati et Cie, 1936 ; D. Offerman, Der Physiologus nach den Handschriften G und M. Meisenheim : Vg Anton Haim, 1966. 1

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Fig. 5 : Bestiaire, Londres, B.M. Royal MS, 12F XIIIe . Reproduit avec l’autorisation de la British Library

Des fragments plus récents du Physiologus : de la légende païenne à l’introduction de la dimension rédemptrice de la licorne Rien dans la légende originelle latine de la licorne ne pouvait laisser entendre qu’elle deviendrait un symbole de pureté, ormis la présence de la jeune vierge, présentée comme pure mais donnant le sein à la licorne. Dans les fragments plus tardifs de textes reprenant cette légende on retrouve une trame narrative similaire. Une licorne se promène dans la forêt. Les chasseurs veulent la chasser et doivent semble-t-il la tuer pour gagner l’éternité. Une autre version de la légende explique que la corne de licorne est équivalente à la pierre philosophale. Un autre texte parle de sa corne comme d’une corne miraculeuse d’éternité. Cependant la licorne est trop intelligente et échappe toujours aux chasseurs, jusqu’à ce qu’ils admettent que seule une vierge pourra attirer la licorne. Ils demandent alors à une vierge de se joindre à leur chasse, et une fois la licorne approchée par la vierge, ils tuent la licorne.

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Pendant la période romaine et le Moyen Âge, les références culturelles à la licorne ont été limitées à celles de l’iconographie originelle et aux légendes orales. Avec la très large diffusion du Physiologus et sa lecture dans toute l’Europe, le texte devint la source sémantique première de l’image (et d’autres textes poétiques sur la licorne3), de sorte que le symbole de pureté fut progressivement associé aux symboles textuels de la virginité. Les images de virginité associées à la pureté connotant déjà la licorne peuvent expliquer la métamorphose supplémentaire de la licorne en symbole de l’incarnation. Simultanément, on assiste à une représentation progressive de la licorne en petite biche ou en petit cheval4 .

Ceci est vrai quel que soit le pays européen considéré. La source principale demeure le Physiologus. 4 L’importance d’une perspective historique pour comprendre les relations entre mots et images est au cœur du problème de l’analyse des métamorphoses de la licorne. Jürgen W. Einhorn, dans sa contribution majeure sur la licorne semble renoncer à étudier précisément les liens entre mot et image parce que la seul approche historique qu’il envisageait consistait en une juxtaposition des différentes images plutôt qu’une analyse de cette relation, qui seule nous donne une lecture interne de l’évolution de l’image et de la signification du mot qui lui est associé. Zur Methode Eine Schwerigkeit, durch Heranziehen literarischer und bildkünstlerischer Dokumente zu weiterführenden Aussagen zu gelangen, liegt darin, dass die Zeugnisse beider Bereiche in den einzelnen Epochen unterschiedlich stark vertreten sind, ja geledentlich in einem der Bereiche ganz fehlen können ; sie liegt darin, dass vorsichtig abgewogen werden muss, ob es statthaft ist, etwa einer Romanischen Plastik eine bestimmte literarische Aussage zuordnen. Und selbst der Idealfall literarischbildkünstlerischer Konkordanz, die illuminierte Handschrift, gibt ihre besonderen Probleme auf. Dichter und Illuminator sind, was die Einhorn Zeugnisse angeht, nur in einem mir bekannten Falle identisch : Leonardo da Vinci schrieb einen Bestarius une schuf die Zeigenchungen D-135 ABC selbst (Abb.61). Schreiber und Illuminator sind haüfig ein und dieselbe Person, aber dann wird nicht ohne weiteres der vom Autor intendierte Sinn illustriert , sondern der Illuminator setzt sein eigenes Textverständnis um. » (Einhorn, Jürgen, W. Spiritualis Unicornis, München : Wilhem Fink Verlag, 1976, p.19) L’étude d’Einhorn procéda donc par une division de son travail en deux pans, les expressions iconographiques d’une part, et les textes portant sur la licorne d’autre part, sans tenter de joindre ensemble ces deux pans. 3

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Fig. 6 : Bestiaire ; Londres , BM MS Harley 32244 D-21. Reproduit avec l’autorisation de la British Libary

Fig. 7 : Esope Vita et Fabulae, par Johann Zainer, Ulm, 1476-77

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C. La rencontre progressive des deux traditions : la licorne devient un symbole de pureté L’histoire du Physiologue introduisit la dimension de pureté avec celle d’un pouvoir purificateur de la licorne. Un autre passage de fragments tardifs de ce texte présente une scène dans laquelle un serpent vient et empoisonne l’eau de la rivière, de sorte que les animaux ne peuvent boire et attendent de l’aide. La licorne arrive alors et trempe sa corne dans l’eau, permettant aux animaux de boire. Il n’en demeure pas moins que la dimension virginale de la licorne n’est encore trouble à moins de concevoir son ambiguïté sexuelle comme une expression psychologique d’un stade pré-pubert. Le second paradoxe de ce schéma mythique concerne le besoin des chasseurs de tuer et de détruire la licorne — un symbole de pureté — pour atteindre l’éternité. Il semble donc impossible de comprendre la licorne comme signifiant sans les liens sémantiques théologiques sous-jacents à ce mythe. La dimension christique de la licorne n’est pas parfaitement opérante précisément parce que la chasse et le meurtre de la licorne dans l’histoire originale sont recommandés comme recette d’éternité. Mon hypothèse est que l’évolution de la légende ancienne de la licorne ne peut être comprise sans référence au sens premier des mots utilisés pour désigner la licorne et en rapport avec leurs échos dans le domaine religieux. Cette hypothèse se fonde sur le fait que les images de licorne ont été progressivement associés à des lieux sacrés chrétiens, à des cathédrales, et firent office de façon explicite d’équivalents sémantiques de l’incarnation, souvent en association avec la vierge Marie. J’interprète cette évolution comme une fusion progressive des deux traditions originelles de la licorne, permise par un jeu iconique sur le mot même de licorne en hébreu.

III. L’actualisation du signifiant verbal A. Les mots originaux et les seconds sens nés des traductions Le mot « licorne » vient du mot latin « unicorna ». Ce mot peut être traduit de trois façons différentes : Unicorna signifie « [l’animal ] avec une seule corne. Unicorna peut s’entendre comme uni-corna et traduit comme « la corne de l’unique » (Dieu, Jésus).

es' enlightenment and designating his rays,12 we can also understand word as meaning 'the ray /the shining' of the unique. Original words and secondary meanings born of tran

t this point, I wish focus on another textual expression of the The word unicorn comes from the Latin Lestométamorphoses de la licorne 23 word unic orn, i.e., the compilation of extremely surprisingly wrongtranslated translations in three different ways: e Bible, including the Psalms. The Septaguint translated seven times * Unicorna means 'the [animal] Puisque « corne » a été une mauvaise traduction traditionnelle du with monta single horn word 'reim' D XT as monokeros, unicorna in Latin. * Unicorna can be heard as uni-corna pour qualifier Moïsemeant à sa descente Sinai, et désignant les « rayons » de and transla he problem utilisé is that reim has never unicorn du orunique monokeros. (god; Jesus) son principle visage (karnaïm/kranim), on peut comprendre terme comme ndly, the basic of a correct translation is toaussi translate one hadce * Since 'horn' been a common mistranslatio le rayon / le rayonnement l’Unique d by anotherdésignant one and «not two words by the samede term. While».enlightenment reim Moses' and designating his rays,12 w translated by unicorn, andjetzvi were also translated as such in the A ceayal stade, voudrais introduire une autre expression textuelle licorne, this word as meaning 'the de rayla/the shining' of the u g James Version of the Bible as in Pico della Mirandola's translations soit la compilation de traductions erronnées et extrêmement surprenantes de la At this point, I wish to focus on another tex ecanati's texts. Bible et des psaumes. unicorn, i.e., the compilation of extremely surprisin Tout d’abord le terme de monokeros,ofunicorna, apparaît sept fois dans la the of Bible, im and unicorns. Thus the iconographic metamorphosis theincluding the Psalms. The Septaguint traduction dethe la Physiologus Septante, pour hébreu » comme word 'reim' D XT «asreim monokeros, unicorna in L nal goat/unicorn close to into atraduire ram maylethe bemot perceived The problem is that reim has never meant u monokeros, unicorna en Latin. result of the textual uses of the word 'unicorn'. We find a series of texts Secondly, the basic principle of a correct translat estword que DXT rem rem(an’a jamais g the word unicornLe to problème translate the rare form signifié of DT licorne, ou monokeros. word by another one and not two words by the s a kind of antelope), example:de Psalm 10: 'But my horncorrecte shall thou De plus,for le principe base92: d’une traduction est de traduire deux termes was translated by unicorn, ayal and tzvi were also tr t like the horn of an unicorn: I shall be anointed with fresh oil' par deux mots différents et non par le mêmeKing mot, James dans laVersion mesureofdu Or,Pico della M thepossible. Bible as in tar hem cireem karni de baloti le terme rembeshemen fut traduitraanan'). par unicorn dansof laRecanati's Bible de texts. Jacques Ier, mais c’est

aussi la traduction des mots ayala, et tsvi, et ce également dans les traductions

l/eyal ( /^K/Ü^X j and the unihorned deer. Another surprising Remim misand unicorns. Thus the iconographic m de Pic the de la Mirandole ou, as lesunicorn textes de MenahemRecanati. word V^K ayal (God's deer, ingoat/unicorn the slation concerned original close to the Physiologus into a g of Songs) and led me to consider both the semantic andasintertextual a result of the textual uses of the word 'unicorn'. W Reim et lesand licornes ts of such a mistranslation a visual graphic pun of the the words using word unicorn to translate the word DXT eyal and ayal. ThisAinsi, mistranslation is a willful mistake. I base les métamorphoses iconographiques demy laoflicorne, depuis une image ram, a kind antelope), for example: Psalm 92: 10: ' pretation both on the fact that another word of the text had been theà horn an unicorn: I shall be an d’une licorne-chèvre proche du Physiologus exalt en unlike bélier corneofunique peut être ('va tar hem cireem karni baloti beshemen mis en rapport avec ces traductions qui les éclairent. Nous trouvons une série de raanan')

textes utilisant le mot unicorna/unicorn pour traduire le mot ‫ םיאר‬reim (une forme Ayal/eyal ( /^K/Ü^X j and the unihorned deer. A to you by | une De Gruyter TCS rare du mot ‫ םר‬Brought ram, désignant sorte /d’antilope), parconcerned exemple, dans le psaume the word V^K ayal as unico translation Authenticated 92, verset 10 : « But my horn shall thou exalt like the horn of a unicorn : I shall beboth the sem Song of Songs) and led me to consider Download Date | 3/29/17 1:41 PM of such a mistranslation anointed with fresh oil. » (Va tarhem cireem effects karni baloti beshemen raanan »).and a visual grap Ayal/ Eyal et la biche à corne unique V^X eyal and ayal. This mistranslation is a willf

interpretation both on the fact that another word

Une autre faute significative dans les traductions de la Renaissance concerne le mot ayal comme licorne (le cerf de Dieu, dans le Cantique des Cantiques). Elle nous amène à considérer à la fois les effets sémantiques Broughtetto you by | De G A intertextuels d’une telle faute de traduction, et le jeu graphique sur les mot eyal et Download Date | 3/2 ayal. Il devient progressivement évident que cette faute de traduction est une faute volontaire, d’autant plus qu’en ce qui concerne la Bible de Jacques Ier, le Roi avait donné pour instructions de traduction de procéder à la traduction la plus littérale possible. D’autre part on trouve encore un autre mot traduit par le même terme de unicorn dans le texte anglais, alors que ce terme avait été traduit correctement par « cerf » auparavant. Cette mauvaise traduction est d’une part fondée sur un jeu graphique. Elle explique la dimension religieuse et religieuse prise progressivement par la licorne.

Yona Dureau

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Fig.8: Isaac Ben Solomon Ibn Sahula, Meshal Hakadmoni, par Gershon Ben Moses Soncino Brescia, vers 1491

B. Le jeu graphique associé aux termes hébraïques originaux La traduction des termes différents par un terme unique attire notre attention sur les termes originaux hébraïques. Les deux premiers mots sont les termes de eyal/ayal désignant respectivement le cerf ou le bélier, selon une graphie avec un ou deux youds, cette lettre hébraïque qui ressemble à une petite corne. Une licorne désignerait ainsi un cerf dans sa relation au bélier. L’image de la licorne comme animal composé des parties du corps d’une chèvre ou d’un cheval pourrait être en partie être expliquée par ce jeu. La graphie prévalant sur le rapport original du signifiant avec le signifié. Le jeu des mauvaises traductions volontaires établit au sein du texte biblique un réseau d’équivalences sémantiques étranges qui mérite d’être étudié. B. L’équivalence textuelle : rem/ayal/eyal (les métaphores d’autres mots)

mots comme

La première équivalence établie concerne la correspondence entre reim (la chèvre sauvage) comme équivalent sémantique du point de vue symbolique, de ayal ; et eyal. Le cerf du Cantique des Cantiques et le bélier du sacrifice d’Abraham.

Les métamorphoses de la licorne

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ayala est le cerf, dans le Cantique des Cantiques, métaphore du fidèle eyal est le bélier du sacrifice d’Abraham, l’agneau du sacrifice d’un point de vue chrétien. Reim, l’antilope, était communément utilisé comme symbole associé à Jésus dans les traductions des psaumes, dans la tradition chrétienne, et enfn, les « cornes » de Moïse (mauvaise traduction de « karnaïm », les rayons) constitue un écho au niveau visuel avec les différentes « licornes » du texte biblique, associant les cornes aux rayons, et à la dimension de sainteté. Les traductions, avec le travail de connotation et d’équivalence, expliquent, si on les considère, la valeur messianique acquise progressivement par la licorne et absente du texte original latin du Physiologus. L’importance mystique de la traduction erronée volontaire : l’actualisation mystique du signifiant, Pic de la Mirandole Conclusio XVI Omnes ante Moysen prophetarunt per cervam unicornem (Pic de la Mirandole, 1557 Conclusiones) Tous, avant Moïse, prophétisaient par la licorne. Concernant la conclusion de Pic de la Mirandole, Chaïm Wirszubsky a montré que la licorne désignait la dixième sephirah, c’est-à-dire le dixième niveau d’élévation spirituelle et de perception de la divinité, mais aussi un point astrologique associé à une partie du corps. The thesis is a commonplace expressed in unusual language, and what it states is merely that unlike the prophecy of Moses (which was inspired by a higher sefirah), the prophecy of the Patriarchs before him was inspired by the last sefirah in descending order. Cerva unicornis, as I have suggested elsewhere is simply Ayalah, the Hind, which is an appelation of the tenth sefirah. […] And as for the notion that « All before Moses », namely the Patriarchs, prophesied by the tenth sefirah, see recanati, fol. 83 va-b :

(qui était inspiré par une sephirah plus élevée), la prophétie des Patriarches avant lui était d'une élévation supérieure.

Yona Dureau

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Fig. 9 : livre de Psaume de Theodor MS ADD 19352 S.63 Reproduit avec la permission de la British Library

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Fig. 10 : Arbre des sephirot extrait du Paamon Harimon de Ytsrak Luria

Dans la représentation traditionnelle ci-dessus, la sefirah de Tiferet est située au milieu, en bas du dessin, et correspond à la plus haute sefirah accessible par l’homme depuis fin du tempsof thedes les Harimon sephirot supérieures Plate 1. la Traditional representation sefirot prophètes, drawn after the Pa'amon ofltshak Luna. (In the traditional representation above, the sefira Tiferet is situated in the middle at the désignant les qualités ducorresponds mondeto the divin. bottom ofproches the drawing and highest sefirah reachable by man, the top sefirot designating qualities closer to the divine world.)

Though the prophecy of Moses was by the property of Compassion [rahamim, the sixth sefirah, commonly called Tiferet, Glory, or Beauty], everything was nevertheless by the Shekinah [tenth sefirah] … as it is written [Job 33 :14 « For ‘El speaks with the prophets through the Diadem [‘Atarah, the tenth sefirah], which is one of the sefirot … And lthough the Patriarchs conducted themselves each with the property peculiar to him, they prophesied by the last.’ (Wirszubski, Pico dela Mirandola’s Encounter with Jewish Mysticism 34).

Pic de la Mirandole utilisa le mot « unicorna » par allusion intertextuelle au texte de Récanati en ce qui concerne les sephirot. La dixième séphirah correspond au plus haut niveau de perception de la divinité, etbypour Pic /de Brought to you | De Gruyter TCSla Mirandole, il était Authenticated 5 et important de relier ce niveau séphirotique avec Jésus avec le réseau intertextuel Download Date | 3/29/17 1:41 PM Voir à ce sujet Wirszubski (1989: Ch. 9, 'Christianizing interpretations'). Another remarkable interpolation occurs in the Liber de Radicibus (fols. 249v-250r): memxala rixona id est Imperium uel potestas prima indicat tres superiores que sunt corona supprema sapiencia et intelligencia. memxala xnia id est imperium uel potestas secunda indicat pietatem et timorem. memxala xlixith id est potestas tercia indicat eternitatem decorem fundamentum et regnum et homo id est tiphereth habeat eas et tune machria rixon id est arbiter primus. Sicut arbiter secundus est fundamentum. Aliter Arbiter primus est decor. Wirszubski montre que son « erreur » de traduction permit à Mithridates d’introduire l’idée de Ecce homo dans un passage qui utilisait le terme « homme » à un niveau 5

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de la Bible, Le Cantique des Cantiques, le Sacrifice d’Abraham, et la messianité elle-même, implicitement présente dans la notion de l’esprit de prophétie. Les réseaux de sens fondés sur des images pour les Cabbalistes chrétiens La traduction faite par Mithridates pour Pic de la Mirandole modifia les textes et établit ainsi une autre série de liens sémantiques qui ne figuraient pas dans les textes originaux. Il est important d’étudier ces liens dans leurs effets de sens fondés sur l’intertextualité pour comprendre que ces erreurs ne sont pas dues au hasard. ayala est interprété comme « la licorne » parce que la dixième sefirah désignait le niveau spirituel le plus haut, et parce que la dixième sefirah avait déjà été associée par Mithridates dans sa traduction interprétant cette dixième sefirah comme la sefirah du Sauveur ou ayala est Jésus le Messie. Cela nous explique pourquoi il était essentiel, du point de vue des Cabbalistes chrétiens, de traduire ayala comme licorne, Unicorna (ainsi que les élèves de Guillaume Postel traduisaient ce mot dans la Bible Polyglote d’Antwerp) dans le Cantique des Cantiques, et ainsi d’établir un lien entre deux images, deux représentations symboliques, soit celle de la licorne et celle des sephirot. Tout ceci nous explique la dimension messianique progressivement associée à la licorne6. Ces significations peuvent être soutenues par un autre jeu hébraïque selon une interprétation fondée sur une représentation iconographique d’un manuscrit illuminé et selon un principe développé par un mystique juif du XIVe siècle, Abraham Aboulafia, dans son ouvrage Tsirouf Otiot7.

IV. Le Jeu Hébraïque

Dans sa perspective mystique, Aboulafia hérita du point de vue cabbalistique selon lequel les mots et les choses sont confondues en un seul signifiant et unique signifié. Les mots sont des choses et les choses sont des mots. De plus, Aboulafia établit des liens entre des concepts selon les lettres qui composent les mots les désignant, en les considérant comme sémantiquement

symbolique. En plus de cet effet, nous voyons que cette traduction lui permit de souligner à nouveau ce lien. Concernant l’équivalence du cerf avec une image christique, le grec proposait déjà un jeu de mots, et en numérologie grecque, ainsi que mis en évidence Anne Machet (1996: 72) : Le cerf εΛαφοσ 806 exprime la misericorde, la tendresse, lapitie (το ελεοσ = 370 + 310 = 680). Dieu en tant que Fils (υτοσ 680). 7 Voir à ce sujet l’étude remarquable de Moshe Idel sur Abraham Abulafia (1989a). 6

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équivalents. À ce titre, le manuscrit illuminé du Mahzor de Dresde (voir fig. 8) semble faire allusion au jeu entre le mot ayalim, le cerf – et elim/elohim (dieu). Les lettres utilisées pour écrire le mot elim constituent une combinaison différente de celles utilisées pour ayal. La forme plurielle exigerait normalement une lettre supplémentaire, un Youd, mais l’allusion verbale est soutenue par la représentation iconographique d’une licorne sous le mot. Mon hypothèse est qu’il y a dû y avoir une tradition mystique dans la kabbalah elle-même, liant le cerf et la licorne à une image représentable de la perception d’une essence divine.

Fig. 11 : Mahzor de Dresde, Bibliothèque du Land, MS A 46a

Le cerf et le cheval, la licorne et l’âne Un autre jeu de mots en hébreu et en araméen permit la correspondence entre Hamorh et homehr (l’âne et la matière) aboutissant à la représentation classique du messie assis sur un âne comme métaphore de l’esprit assis sur la matière. Nous pouvons donc proposer deux interprétations des représentations de la licorne comme d’un petit cheval. Soit l’image de la licorne comme cerf ou biche

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avec une seule corne a été mal lue, transformant la licorne en cheval, ou bien l’image de la licorne fut à nouveau modifiée pour inclure l’allusion messianique et christique associée à l’âne. (voir illustration ci-dessous)

Fig. 12 : Bestiaire ; Londres , BM MS Harley 32244 D-21 Reproduit avec l’autorisation de la British Libary

Les connections intertextuelles permirent une lecture horizontale de la Bible, liant le Cantique des Cantiques, le Sacrifice d’Abraham, et les Psaumes. Ce système sémantique ouvrit une autre dimension verticale ou une relecture des textes bibliques, talmudiques, et cabbalistiques dans un sens de relecture issu du Nouveau testament.

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Fig. 13 : La fontaine aux licornes, devant la cathédrale, place de la Canourgue, Montpellier

Ce reformatage des formes verbales et iconiques du signifiant modifia la licorne en la transformant en symbole représentant l’incarnation/Jésus, et prenant la forme d’un cheval/d’un âne avec une corne unique. Progressivement la licorne est lue comme une métaphore de la messianité, et cette métamorphose explique l’engouement de la Renaissance pour ce symbole.

V. L’Histoire derrière le mot L’imagerie cabbaliste chrétienne élisabéthaine Dans le cadre de la propagande royale élisabéthaine, la licorne fut utilisée à la fois pour son association à la virginité de la Reine mais aussi dans sa dimension messianique, et enfin historique, puisque la licorne, dans les armes de l’Ecosse, entra dans les armes anglaises avec le rattachement de l’Ecosse à l’Angleterre.

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Fig. 14 : Emblême d’une famille lyonnaise

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Fig. 15 : Licorne sur une façade Vénitienne à la Ca’ d’Oro

Deux textes de licorne Les deux textes que je vais citer appartiennent à la période élisabéthaine. Tout d’abord, un passage de la pièce de Shakespeare Jules Caesar dont une lecture première révèle rapidement la dimension ésotérique : Desius (to Cassius): Never think of that: If he be so resolv'd I can o'ersway him; for he loves to hear That unicorns may be betrayed with trees And bears with glasses, elefants with holes; Lions with toils, and men with flatterers. (Julius Caesar, act II, scene 1)

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Fig. 16 : Vitrail de la Cathédrale St-Jean, à Lyon, montrant la Vierge assise sur une licorne, symbole de l’Incarnation

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Un critique (Maguin 1994: 172) a démontré les connections intertextuelles de ce texte avec le Fairy Queen de Spenser (livre II, canto V, strophe X; Spenser 1983 [1912]) : Like as a Lyon, whose imperiall powre A prowd rebellious Unicorne defies, T'avoide the rash assault and wrathfull stowre Of his fiers foes, him to a tree applies, And when him running in full course he spies, He slips aside; the whiles that furious beast His precious home, sought of his enemies, Strikes in the stocke, ne thence can be releast But to the mighty victour yields a bounteous feast.

La lutte entre le lion et la licorne dont parle ce passage avec l’arbre protégeant le lion de la licorne semble clairement désigner une allusion historique au combat entre l’Écosse et l’Angleterre, le lion représentant l’Angleterre et la licorne l’Écosse. Le nom de licorne était un des noms souvent utilisés pour la Reine (je fais ici allusion à l’article de Yvan Loskoutoff sur « Les Tragiques d’Agrippa d'Aubigne » montrant que celui-ci fut le premier à nommer la Reine Elisabeth « licorne » [Loskoutoff 1992]). La dimension politique L’allusion à une lutte entre deux licornes est donc une allusion à la lutte entre Mary Stuart et la Reine Elisabeth. Le lien entre l’association de la Reine Elisabeth avec la dixième sephirah peut se lire dans ce portrait de la reine par John Case (1588). La Reine est représentée en dehors des cercles séphirotiques ce qui signifie qu’elle est parvenue à ce degré de perfection associé à ayala, la biche, la licorne, associé à Jésus. La sefirah de Malhout, par exemple, est désignée en latin par 'MAIESTAS', le royaume. À chaque sephirah correspondait un signe astral, comme on peut le voir dans chacun des cercles. La Reine en majesté est présentée comme un messie, puisqu’elle se tient à la plus haute sphère.

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Fig. 17. Emblême de la famille royale anglaise

Les étoiles et la licorne Lorsque la Reine Elisabeth établit le culte de la personnalité autour de sa personne, il est intéressant de noter que les dates des festivités dites des « Tilts » correspondaient non pas à la constellation de la vierge, mais à celle de la licorne, en janvier, février, mars et avril. La licorne devint alors une étoile.

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Fig. 18 : of John Case : PortraitbydeJ.laCase, ReineSphaera Elisabeth ; Sphaera Civitatis , 1588by, Plate 10. Portrait Queen Elizabeth, Civitatis, 1588. Reproduced Reproduit permission of the British Library avec l’autorisation de la British Libray

Conclusion Brought to you by | De Gruyter / TCS Authenticated Download Date | 3/29/17 1:41 PM

L’oubli de tous ces liens explique sans doute que seules les images soient demeurées, sans les textes ni leur connotation, comme le montre la comptine pour enfant mettant en scène la lutte du lion et de la licorne.

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Fig. 19 : Constellation de la Licorne

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The Strife of Love in a Dream / Le Songe de Poliphile

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Raphaëlle Costa de Beauregard, Université Toulouse Jean Jaurès The Strife of Love in a Dream (1592) /Le Songe de Poliphile (1546) : du texte à l’image Le Songe de Poliphile1 et l’interface texte-image/image-texte Le récit cadre du Songe allégorique2 s’adresse à un public cultivé curieux de découvrir une antiquité perdue, antiquité dont la poursuite est représentée dans la poursuite amoureuse par Poliphile de la belle Polia (Songe 85). Il s’agit d’un voyage en songe, qui se termine avec le réveil de Poliphile en amoureux éconduit se demandant encore « Si l’amour n’est jamais égal, comme est-il possible d’aimer cela qui n’aime point ? » (Songe 17). Ce sont les jeux entre texte-image et imagetexte qui nous intéresseront ici, dans la mesure où ces jeux participent de l’élaboration d’un univers merveilleux, voire fantastique, où s’épanouissent les Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile, édition de Gilles Polizzi, Paris : Imprimerie nationale, 1994. Traduction française de J. Martin, parue en 1546, sous le titre Discours du songe de Poliphile déduisant comme amour le combat à l’occasion de Polia, du texte de Francesco Colonna Hypnerotomachia Poliphili publié à Venise chez Alde Manuce an 1499. L’édition de 1994 comporte des reproductions des gravures par Jacques Kerver de 1546 (Source Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2200005d?rk=42918;4--consulté 20/01/2019), ainsi qu’une importante Présentation par Gilles Polizzi, suivie d’une Bibliographie et d’un appareil critique : nombreuses notes explicatives indispensables, glossaire, index, et table des matières. C’est cet ouvrage que nous utiliserons : toutes les références aux pages sont indiquées par le mot clef Songe. La traduction anglaise moderne par Joscelyn Godwin Hypnerotomachia Poliphili- The Strife of Love in a Dream, New York : Thames and Hudson, (1999) 2005, utilise les gravures sur bois du texte de Colonna, Hypnerotomachia Poliphili (Francesco Colonna, Venise, 1499). Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2200005d?rk=42918;4--consulté 20/01/2019. En 1592 est parue à Londres The Strife of Love in Dreame, une traduction libre et abrégée, (édition facsimile, New York, 1969), et avec une préface de Lucy Gent, (1973), 1976. Voir aussi http://architectura.cesr.univ-tours;fr où le livre de Colonna est classé parmi les livres d’architecture. 2 Le songe allégorique qui sert de cadre à l’ensemble, se déroule quatre ans après la période évoquée au début du récit de Polia, genèse imaginaire de l’œuvre. La chronologie interne semble placer l’épisode des retrouvailles en 1463, un an après que Poliphile l’ai vue pour la première fois, soit en 1462. Le songe se termine en 1467, lorsque Poliphile se réveille et doit admettre qu’il lui faut renoncer à Polia pour de bon. 1

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sens, la vue d’abord, mais aussi l’ouïe par les jeux sur l’écriture, et d’une manière plus générale, une esthétique plastique inspirant l’émotion autant que l’admiration. L’importance de la présence d’une dialectique de l’énigme se fera rapidement jour, ajoutant à ces émotions primordiales vécues par le narrateur du récit à la première personne, autant d’interrogations et interprétations diverses qui prennent en charge par la fiction notre confrontation ordinaire avec un Autre, lequel nous ignore tout en se livrant à de multiples activités. I/ Ecriture et tradition Le récit que nous fait Poliphile peut se lire « comme une libre reconstitution des étapes des ‘mystères d’amour’ auxquels Diotime faisait allusion dans le Banquet, depuis l’éveil de Poliphile à la vie amoureuse jusqu’à ‘l’époptie’, c’est-àdire le dévoilement de Vénus dans sa fontaine de Cythère » (Songe, Présentation, p. vii). L’œuvre se divise en deux parties : le voyage imaginaire dans l’antiquité qui est raconté sur le mode du cheminement au gré des différents épisodes d’un songe dans le livre 1 est suivi de l’évocation plus vraisemblable des amours contrariées du héros dans la Trévise du Quattrocento au livre 2. Résumons rapidement les étapes de ce voyage initiatique en songe : « Poliphile dit avoir vu des choses admirables », (Songe 7-8) dont quelques-unes seront commentées ici car elles sont à la fois décrites et représentées par des images, ce qui pose la problématique du rapport texte-image, et inversement image-texte. Après s’être endormi, il rêve qu’il traverse une forêt et arrive au palais de la reine Eleuthérilide où se dresse une pyramide, et où se déroule un festin. Il rencontre cinq nymphes qui figurent les cinq sens, puis part en voyage vers Télosie (la fin, le destin) avec deux nymphes, Logistique (la raison) et Thélémie (la volonté). Il y trouve son amie Polia qui lui montre les personnages de la mythologie classique. Ils vont ensuite en barque à l’île de Cythère où se trouve Vénus. Ils arrivent à la sépulture d’Adonis où les voyageurs font une pause, toujours en compagnie des nymphes. Le livre 2 commence : Polia devient narratrice à son tour et raconte d’un point de vue différent comment ils se sont connus et aimés, tout en restant dans l’espace-temps du songe par le montage en parallèle du récit de Poliphile lui-même. Le discours du narrateur à la première personne emprunte un ensemble d’images appartenant à différentes traditions, construisant ainsi des références intertextuelles à d’autres récits imaginaires comme s’il s’agissait de valider le caractère invraisemblable des lieux et des personnages par de tels échos. Les topoï médiévaux, tout d’abord, sont reconnaissables par le lecteur du XVe siècle car ils abondent dans la littérature, tel le Roman de la Rose où « l’art d’amour est toute enclose » (XIIIe siècle) et où il est question d’un songe comme le montre la première enluminure du narrateur couché dans son lit. Plus près de l’ouvrage de

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Colonna, on trouve Le Livre de Cuer d’Amour épris de René d’Anjou (1547).3 Pour signifier la terreur, on retrouve des motifs narratifs tels que celui du ‘val périlleux’ (Songe 30), et ceux du dragon et de la Méduse, ou encore celui de la rivière ténébreuse, frontière symbolique de l’autre monde (Songe 22). Concernant l’émotion amoureuse du voyageur, elle est figurée par des motifs tels que la soif, ou, plus répandue dans la poésie amoureuse, l’image de l’aimée gravée dans son cœur : cette image le hante et le pousse à poursuivre son voyage comme une quête amoureuse. Que dire alors de la tradition consacrée par l’exégèse biblique à quatre niveaux de lecture des topoï littéraires: lecture littérale, lecture allégorique, lecture morale et lecture anagogique ?4 Il semble que cette méthodologie soit à l’œuvre dans le deuxième livre, comme s’il fallait chercher dans ce livre les clefs des énigmes du livre I, car le lecteur s’intéresse désormais à la signification littérale des amours contrariés des amants à Trévise au Quattrocento, puis à la lecture allégorique qui en est faite. Un jour à sa fenêtre en se séchant les cheveux au soleil, Polia a attiré le regard de Poliphile par sa beauté. Mais elle est restée indifférente à l’amour que lui a manifesté Poliphile, au point que celui-ci en est mort de désespoir. Deux avertissements l’invitent à reconsidérer son indifférence : une hallucination et un cauchemar nocturne. Dans les deux cas, la souffrance infligée aux femmes qui ne connaissent pas l’amour la terrifie; la nourrice fait une lecture morale de ces images allégoriques qui hantent Polia, en racontant à son tour une histoire similaire qu’elle explique par un manque de morale. Par la suite, ayant embrassé Poliphile et ayant été chassée avec lui du temple de Diane, Polia a une nouvelle vision, heureuse cette fois (Songe p. 378) car des roses vermeilles jonchent le sol de sa chambre. Or pour le lecteur lorsque Poliphile raconte les mêmes événements de son point de vue, faisant l’expérience de l’amour jusqu’à la mort, puis grâce à l’amour de Polia faisant l’expérience de la vie, la concordance des deux récits confirme la victoire de l’Amour. Nous oublions tout à fait qu’il s’agit toujours d’un songe dont il se réveille pour constater l’énigme de l’amour non partagé qui s’impose à lui dans la vie réelle, question introduite dès le début du roman : « comment est-il possible d’aimer cela qui n’aime point » (Songe, p. 17). René d’Anjou Le Livre du cœur d’amour épris (1547) Consulté en ligne (mai 2018) https://www.wdl.org/fr